Carnets de géographes

5 | 2013 Géographie humanimale

Jean Estebanez, Emmanuel Gouabault et Jérôme Michalon (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/cdg/1041 DOI : 10.4000/cdg.1041 ISSN : 2107-7266

Éditeur UMR 245 - CESSMA

Référence électronique Jean Estebanez, Emmanuel Gouabault et Jérôme Michalon (dir.), Carnets de géographes, 5 | 2013, « Géographie humanimale » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2013, consulté le 03 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/cdg/1041 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdg.1041

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SOMMAIRE

Carnets de débats

« Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale » Jean Estebanez, Emmanuel Gouabault et Jérôme Michalon

L’animal : entre urbanité, esthétique, et politique Entretien avec Nathalie Blanc, Directrice de recherche au CNRS - LADYSS Jérôme Michalon

Penser les communautés hybrides Entretien avec Dominique Lestel, Maître de Conférences à l’ENS-Ulm Jean Estebanez

« Fai[re] vibrer l’humain en nous » Entretien avec Nicole Mathieu, Directrice de recherche émérite au CNRS Jean Estebanez

Carnets de recherches

La corporéité cynégétique Une démarche territoriale entre symbolique locale et spatialité animale Christophe Baticle

Les relations humains/animaux De l’espace protégé à l’espace partagé, une géographie physique et sensible Stephanie Chanvallon

La peur chronique des chiens chez les enfants Une question d’empiétement de l’espace personnel ? Bénédicte De Villers

Entangled in language The Linguistic Terrain of Human-Animal Relations Connie Johnston

Les animaux sauvages au village Entre sources de conflits et attractions touristiques (Bornéo, , ) Clotilde Luquiau

Les conflits hommes/animaux sauvages sous le regard de la géographie Cadre territorial, perceptions et dimension spatiale Guillaume Marchand

Le protocole du jabiru Agentivités animales et animalières au zoo de Barcelone Bastien Picard

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Carnets de terrain

Penser avec le corps Comment une panthère a transformé ma thèse Jean Estebanez

Pour qu’ici soit ailleurs Des animaux dans les murs d’une institution de soin Jérôme Michalon

Varia

Critique du terrain ou terrain critique : de la construction d’un positionnement éthique de recherche dans l’altérité Judicaëlle Dietrich

Carnets de lectures

« Aux frontières de l’animal. Mise en scène et réflexivité. » Edité par Annick Dubied, David Gerber et Juliet J. Fall. Travaux de Sciences Sociales (TSS 218), Librairie Droz, 2012 Emmanuel Gouabault

Carnets de soutenances

Le rôle du chemin de fer en Afrique Les cas du Mozambique et du Kenya Chantal Béranger

La publicisation des espaces agricoles périurbains : du processus global à la fabrique du lieu Camille Clement

« Unclear Occupation » La filière des plantes ayurvédiques : Paradoxes et limites de la gestion publique des ressources forestières au Kérala (Inde) Lucie Dejouhanet

L’habitat spontané : une architecture adaptée pour le développement des métropoles ? Le cas de Bangkok (Thaïlande) Fanny Gerbeaud

Les espaces publics au prisme de l’art à Johannesburg (Afrique du Sud) quand la ville fait œuvre d’art et l’art œuvre de ville Pauline Guinard

La Guyane et le brésil, ou la quête d’intégration continentale d’un département français d’Amérique Stéphane Granger

La prospective territoriale au service de la conservation durable des aires protégées en Côte d’Ivoire : Les exemples comparés des parcs nationaux de Tai et de la Marahoué Kouamé Sylvestre kouassi

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Le paysage, levier d’action dans la planification territoriale Essai d’évaluation de la politique paysagère du SCOT de l’aire métropolitaine de Bordeaux Didier Labat

Conditions et apports du paysage multisensoriel pour une approche sensible de l’urbain Mise à l’épreuve théorique, méthodologique et opérationnelle dans 3 quartiers dits durables : WGT (Amsterdam), Bo01, Augustenborg (Malmö) Théa Manola

Le système des villes moyennes du sud du chili, vers la construction de nouveaux espaces de relations ? Francisco Maturana

Matérialisations du souvenir en montagne les enjeux identitaires des places et des placements Emmanuelle Petit

Pour une géographie de la gestion de crise : de l’accessibilité aux soins d’urgence à la vulnérabilité du territoire à Lima Jeremy Robert

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Carnets de débats

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« Où sont les animaux ? Vers une géographie humanimale »

Jean Estebanez, Emmanuel Gouabault et Jérôme Michalon

1 Si on accordera facilement que les animaux n’ont pas (encore ?) une position centrale en géographie, on remarquera cependant qu’ils n’ont jamais réellement été absents (par exemple Hartshorne, 1939 ; Newbigin, 1913 ; Prenant, 1933 ; Sorre, 1943 ; Veyret, 1951) et que le champ commence à être bien structuré et de plus en plus visible, que ce soit autour de groupes de recherche spécialisés (Animal Geography Research Network en Grande-Bretagne, Animal Geography Specialty Group aux États-Unis) et de figures de proue dont les travaux ont fait date (Wolch, Emel, 1998 ; Philo, Wilbert, 2000). Ce corpus contemporain, dont nous déclinons les références au fil du texte, ne s’intéresse pas aux animaux en tant que tels – et c’est ici la nouveauté, mais bien aux relations entre humains et animaux. Il ne s’agit pas d’une géographie des animaux – qui pourrait être une branche de la biologie des populations mais plutôt d’une géographie partagée, que nous appelons « humanimale ». Cette appellation pourra surprendre, mais elle vise surtout à inscrire la géographie dont il sera question ici dans une perspective relationniste. Si la géographie qui pense la dimension spatiale de la société est une géographie humaine, celle qui considère que la société ne s’arrête pas aux humains, mais intègre d’autres acteurs –tout spécialement des animaux –pourrait être une « géographie humanimale ». Cette perspective rapproche les travaux cités plus haut d’un ensemble plus vaste de recherches en sciences humaines, avec lesquels les connexions sont nombreuses, que ce soit du côté de la sociologie (Guillo, 2009 ; Latour, 1991 ; Mauz, 2005 ; Porcher, 2011 ; Sociétés, 2010), de la philosophie (Singer, 2009 [1975] ; Haraway, 2008) ou de l’anthropologie (Descola, 2005).

2 À l’instar de ces recherches, les textes qui composent ce numéro essaient de prendre la mesure de la construction spatiale de l’humanimalité en faisant l’hypothèse que l’enjeu de cette relation n’est pas tant dans la distinction ou la séparation, ni même dans le lien entre humains et animaux, mais dans le partage d’un temps et d’un espace commun.

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Vivre ensemble

3 Dominique Lestel, dans l’entretien qu’il nous a accordé, souligne que ce qui se joue entre nous et les animaux relève non pas tant d’une relation que d’une vie en commun. Plutôt qu’une situation dans laquelle deux entités humaines et non humaines se rencontrent de façon ponctuelle, et préexistent à cette rencontre, elles émergeraient d’un temps et d’un espace commun, où elles s’influencent et se transforment mutuellement. Parler de communautés hybrides, c’est ainsi penser que l’humain n’existerait pas comme il est sans sa vie partagée avec les autres non-humains. Le partage ou la vie en commun se retrouvent chez Bastien Picard qui montre combien la position des soigneurs auprès des Jabirus – de grands oiseaux colorés dont ils s’occupent – dépend d’un temps et d’un espace partagé. Pour Christophe Baticle, la chasse est d’abord la pratique commune d’un territoire par les chasseurs, les chiens et les proies. Stéphanie Chanvallon, pour des animaux charismatiques comme les dauphins et les orques, ou Nathalie Blanc et Nicole Mathieu, pour les cafards, soulignent elles aussi l’importance de la coexistence, du vivre-ensemble ou du partage de l’espace, qu’il soit ou non désiré. Géographes, philosophe, sociologues et anthropologues, sous des modalités diverses, s’entendent donc pour considérer que c’est d’abord à travers un temps et un espace partagé – une co-extension pour reprendre la terminologie de D. Lestel – qu’existent les communautés humanimales.

4 Dans ce cadre, et sans que ce soit le cœur du numéro, D. Lestel ou encore N. Blanc soulignent que la vie en commun ne s’arrête pas aux animaux mais qu’il est par exemple possible de réfléchir au rôle des plantes ou des machines. Pour N. Blanc, les animaux, s’ils peuvent être analysés comme des sujets, doivent bien être compris dans un ensemble plus vaste avec lequel nous avons des continuités fortes, qu’on peut appeler « environnement » ou communautés hybrides, pour reprendre le terme de D. Lestel. Celui-ci signale ainsi, dans une pensée qui peut rappeler les travaux d’Augustin Berque (2000), que les limites entre le vivant et le non vivant, le corps et l’environnement, sont beaucoup moins nets qu’on ne les pense habituellement. Lorsqu’un vers marin utilise des chenaux de sable pour filtrer l’eau dont il se sustente, créant un rein non organique, pourtant indispensable à sa survie, il rend manifeste les liens charnels et vitaux des êtres avec les lieux, le vivant débordant des limites de son corps. Au final, pour rendre compte de ce qui fait sens pour le vers marin, les relations et les réseaux qui le constituent et qu’ils constituent sont des entrées plus pertinentes que son corps indivisible.

Agentivité

5 Pour autant, cette ontologie extensioniste ne doit pas amener à négliger les capacités d’actions des êtres (humains et non-humains). Ne plus se fier à leurs limites habituelles pourrait en effet conduire à ne plus bien savoir d’où viendrait l’action, tellement distribuée qu’elle en serait diluée dans une forme de vie réticulaire et totalisante. À trop remettre en cause les limites ontologiques, c’est l’idée d’action même qui se trouve redéfinie, et souvent quelque peu occultée. C’est précisément l’écueil que les textes de ce numéro tentent d’éviter, en s’attachant à indexer l’action aux êtres, humains et non- humains. Il s’agit notamment de redistribuer équitablement les capacités d’actions entre eux. En effet, dans la vie en commun, le débordement des humains sur les

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non‑humains et des non‑humains sur les humains, modifie les positions réciproques des uns par rapport aux autres. Notre regard sur les animaux change, les animaux changent et nous-mêmes sommes transformés.

6 Les animaux ont pendant longtemps été considérés dans le cadre de pratiques et de représentations sociales comme des révélateurs symboliques ou comme des indicateurs statistiques. En géographie, on les pense comme des variables localisables et quantifiables, des indicateurs de biodiversité, des vecteurs de requalification des espaces (classements en zone de protection), des objets de conflits avant tout humains, des symboles du pouvoir ou des images de la société et de sa façon de penser. Sans qu’il ne soit jamais question d’eux, ni des relations qui les unissent aux humains, les animaux servent alors de miroirs dans lesquels la société se reflète.

7 L’agentivité (la capacité à prendre des décisions de manière autonome) est venue aux animaux, à la fois par des études anthropologiques et sociologiques déconstruisant les dichotomies qui servent à séparer le monde des humains et des animaux et proposant de nouvelles façons de penser les collectifs vivants (Descola, 2005 ; Latour, 1991 ; Haraway, 2008), ainsi que par des travaux en éthologie proposant une approche du terrain et des animaux radicalement nouvelle, en privilégiant le temps long et les méthodes classiquement réservées à l’ethnographie (Goodall, 1986). Enfin, hors des mondes académiques, la multiplication des animaux familiers et l’engouement autour de certains mammifères charismatiques, comme le dauphin, contribuent à modifier les relations entre humains et animaux. Si les grands singes sont les premiers à en bénéficier, Despret (2002) montre combien le spectre s’élargit avec certaines recherches qui donnent de plus en plus d’espace et de latitude aux animaux pour exprimer leurs potentialités : chiens, vaches, corbeaux voire moutons ne sont plus les mêmes aujourd’hui du fait des dispositifs scientifiques à travers lesquels ils ont été étudiés.

8 Leur agentivité commence à faire l’objet d’un large consensus dans la communauté scientifique : les animaux ont des intentions, occupent un rôle d’acteurs en situation. Dans une perspective sociologique, cette agentivité peut également être appréhendée sans prendre part sur sa réalité. Elle est alors un élément que les acteurs attribuent aux animaux. On peut par exemple observer ce qui est transformé pour des acteurs humains quand ils disent que l’animal a une intention, qu’il a des envies, qu’il fait des choix.

9 Jean Estebanez et Bastien Picard choisissent d’organiser leur analyse autour de ces questions, le premier pour montrer, au-delà des représentations, la capacité d’action d’une panthère au zoo et comment elle a pu l’amener par la pratique – en l’obligeant à changer de place – à transformer la façon dont il pouvait envisager l’exotisme. B. Picard analyse comment les jabirus du zoo de Barcelone, malgré leur situation de dépendance, ne sont pas passifs. Les soigneurs qui en ont la charge favorisent ainsi leurs initiatives, créant les conditions d’un véritable échange.

10 D’autres auteurs du dossier, sans centrer leur propos sur la question, prennent néanmoins position. L’article de Clotilde Luquiau sur la mise en tourisme de certains animaux, comme les éléphants à Bornéo, repose sur l’agentivité des animaux, notion essentielle pour comprendre ce qui attire les touristes et, en même temps, ce qui provoque des conflits avec certains villageois. Les éléphants ont ici une histoire et un rôle actif, au même titre que les humains. En observant la proposition qui leur est faite, de limiter leur territoire d’évolution à des zones qui ne sont pas cultivées, on constate

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qu’ils prennent position en décidant de la franchir, apprenant différentes techniques pour passer outre les clôtures électrifiées. De la même manière, Guillaume Marchand, dans son article sur les conflits entre humains et animaux sauvages, souligne que les techniques de protection du bétail en Amérique du Nord contre les loups, d’abord fondées sur l’expérience acquise en Europe, ont dû être réajustées, quand il est apparu que les loups nord-américains ne se comportaient absolument pas comme ceux installés en Europe. Dans la lignée des travaux de Van Schaik et al. (2003) avec des groupes d’orangs outangs de Bornéo et de Sumatra ou d’Heinrich (2000) avec les corbeaux, il apparait qu’il y a des cultures animales variables selon les lieux et, par- delà, des comportements individuels.

11 Si ces auteurs cherchent à montrer que les animaux se transforment pour et par eux- mêmes, Connie Johnston ne prend pas position sur leur agentivité. Plus précisément, elle analyse la façon dont le langage, à travers le vocabulaire disponible et les définitions, façonne notre image de ceux-ci – notamment leur proximité ou leur différence d’avec les humains –, et influe directement sur les pratiques qui engagent humains et animaux. Ce faisant, elle interroge la façon dont nous avons changé, et comment ce changement fait lui-même changer les animaux. Nos représentations sur les animaux suffiraient-elles à les transformer ?

Les dispositifs spatiaux de l’humanimalité

12 Où sont les animaux ? Où leur est-il permis d’aller ? Où sont-ils vécus comme une gêne voire une menace ? Où nous emmènent-ils ? Si l’espace ne crée pas les qualificatifs attribués aux animaux (ce lion est-il sauvage parce qu’il vient d’Afrique ? de la savane ?), l’attribution des places a beaucoup à voir avec la façon dont nous envisageons nos relations avec eux (les chiens sont interdits au supermarché sauf s’il s’agit de guides d’aveugles). En étudiant les discours des habitants du Parc de la Vanoise, Isabelle Mauz (2005) a bien montré que, pour les humains, les animaux devaient avoir une place. Une « juste » place, qui pouvait certes évoluer, mais dont la définition devait être stabilisée à un moment ou à un autre pour que la cohabitation puisse se faire. Si les animaux doivent être à leur place, on s’imagine bien quels types de réactions ils suscitent quand ce n’est pas le cas. Dans ce cadre, les conflits entre humains et animaux seraient liés à la transgression de ces limites : que fait ce rat sur le quai du métro ? Cette blatte dans mon salon ? Ce loup dans mon alpage ? Le discours sur la séparation humain-animal associé à l’exclusion progressive d’une grande partie d’entre eux de la ville (Philo, Wilbert, 2000 ; Vialles, 1995) est ainsi largement développé.

13 On peut au contraire défendre l’idée que la mise à l’écart des animaux n’est pas ce qui caractérise le mieux la relation qui nous lie à eux puisqu’elle renvoie à la séparation et au détachement. Si, ce qui fait leur intérêt pour nous est bien leur statut d’Autres signifiants, c’est alors sans doute la continuité qui compte (Porcher, 2011). Cette continuité étant du domaine du sensible, elle tend à passer à travers une série de dispositifs spatiaux qui permettent de négocier une juste distance entre les acteurs (Espace et Société, 2002 ; Estebanez, 2011). Le zoo n’est pas fait pour séparer mais au contraire pour permettre une rencontre qui n’est possible, dans les mêmes conditions, nulle part ailleurs : c’est un instrument de médiatisation. De la même manière, les laisses et les muselières, les parcs, les friches urbaines transformées en corridors

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écologiques et aménagés d’observatoires sont autant de dispositifs qui nous permettent concrètement et symboliquement d’être en relation, à travers une négociation constante des usages et des normes. Cette relation peut aller jusqu’à la sexualité (zoophilie), dans laquelle la distance semble disparaître totalement, et qui reste ainsi une sorte de dernier tabou des relations anthropozoologiques (Brown et Rasmussen, 2010).

14 Cette question de la « juste place » des animaux est donc bien marquée par une profonde ambivalence, dans une négociation qui joue sur la séparation et la continuité (Arlucke et Sanders, 1996). Analyser des dispositifs spatiaux permet de rendre compte de la façon dont les relations sont rendues possibles et mises en œuvre.

15 La vie en commun est loin d’être toujours vécue positivement comme le rappelle N. Blanc à propos des cafards. Dans son article sur la phobie des chiens chez les enfants et de son traitement, Bénédicte de Villers souligne que le dispositif thérapeutique inventé est d’abord spatial. Le problème de la peur des chiens est celui d’un espace partagé menaçant, se traduisant par des techniques d’évitement et de positionnement du corps chez les enfants. L’auteur montre comment le traitement consiste à donner corps à l’espace et rendre palpable la distance en la peuplant d’objets ou en marchant pas à pas, en enfonçant les pieds dans le sol. Il s’agit ainsi simultanément de découper la distance et de créer des jonctions afin d’éviter la peur panique.

16 Une autre situation thérapeutique, dans laquelle les chiens ne sont pas le problème mais un élément du traitement, grâce à leur mobilité et leur disponibilité, est rapportée par Jérôme Michalon. Dans une maison de retraite médicalisée, Raya, une chienne d’assistance, fait le lien entre l’ici de l’institution, dont ne peuvent sortir les résidents, généralement atteints de déficiences cognitives et intellectuelles, et l’extérieur, à travers une présence qui rappelle le quotidien et la vie en dehors de la maison de retraite.

17 C’est également dans l’analyse de la micro-distance que Stéphanie Chanvallon montre notamment la lente construction d’un territoire partagé entre des cétacés et des passionnés, qui plongent régulièrement à leur rencontre dans une forme de quête dont le fondement est l’expérience de la rencontre. Elle explore les modalités de ces rencontres qui aboutissent dans un espace de liberté pour les deux espèces : « l’entre- deux animal ».

18 Clotilde Luquiau présente quant à elle la mise en scène d’éléphants, qui est au fondement de l’émergence du tourisme dans les villages de la Kinabatanga qu’elle étudie à Bornéo. S’il existe en principe une distinction entre lieux destinés aux rencontres et zones dévolues à d’autres fonctions, tous les acteurs s’ingénient à brouiller des limites, souvent pourtant marquées par des clôtures et des zonages. Le fait de vivre ensemble, dans un espace commun recompose ainsi de nouvelles alliances entre ONG, habitants, animaux et institutions locales. L’efficacité pratique des dispositifs mis en place pour organiser les relations entre humains et animaux dépend étroitement de la prise en compte ou non de l’agentivité animale et de sa capacité à prendre position, qu’il s’agisse de méthode d’observation ou de cartographie descriptive, comme les présente Guillaume Marchand, de système de contentions ou au contraire de rencontre.

19 En suivant le vocabulaire de Latour (1991), on peut avancer l’idée que ces dispositifs spatiaux obéissent à la double fonction de purification ontologique et catégorielle : par le biais d’agencements spatiaux spécifiques, les animaux sont rendus radicalement

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différents des humains. Tout autant, ces agencements produisent des hybrides et les font proliférer de telle façon qu’ils perturbent les grandes catégories par lesquelles le naturalisme fonctionne (Descola, 2005).

20 C’est en particulier ce point que développe Bastien Picard dans son analyse de la vie partagée des soigneurs et des jabirus. Le zoo est un dispositif spatial dont la fonction est de montrer, en les enfermant, des animaux qui deviennent fondamentalement différents, par ce fait même, des visiteurs : c’est un lieu qui ne fonctionne que dans une ontologie naturaliste ou analogiste. Pour autant, les pratiques des soigneurs, mais aussi des chercheurs eux-mêmes, comme le note Jean Estebanez dans son carnet de terrain, s’inscrivent dans une posture autre, dans laquelle les animaux ne sont pas définis par une intériorité différente de celle des humains et pour lesquels le dispositif de l’institution prend un sens clairement marqué par la circulation entre les catégories..

21 Enfin, si la focalisation sur les dispositifs spatiaux est cruciale, les articles présents dans ce numéro nous permettent d’envisager la mobilité partagée des animaux et des humains. Plus précisément, la question de savoir où nous emmènent les animaux apparaît de nombreuses fois. La recherche du contact direct, de l’expérience de l’agentivité animale, fait faire de longs voyages aux humains. Par exemple, la passion des cétacés (S. Chanvallon) créé des mobilités touristiques importantes qui elles-mêmes sont indexées sur les déplacements des animaux (les routes migratoires des mammifères marins). De la même façon, la volonté de voir des éléphants (C. Luquiau) amène à de grands déplacements de population humaine et animale, ponctuels ou durables. Une géographie de l’attraction interspécifique devient alors possible, qui prendrait comme point d’entrée la reconfiguration des territoires générée par cette envie (commune ?) de rencontre humanimale. Sa conséquence première serait de ne plus nécessairement considérer le partage des territoires humains et animaux sous l’angle unique du conflit ou de l’appropriation excluante. Peut-on encore dire que l’humain étend son territoire aux dépens de celui des animaux ? Ou alors a-t-on affaire à ce régime de co-extension entre humains et animaux dont nous parlions plus haut ?

Méthodologie

22 Bien que ce numéro des Carnets de Géographes ne soulève pas frontalement la question, il s’inscrit dans le tournant de la théorie plus-que-représentationnelle (pour une courte synthèse de ce vaste champ, voir Lorimer, 2005), qui vise à mettre l’accent sur les pratiques, la performance et le corps. Nous l’avons noté, la thématique « humains/ animaux » a longtemps été explorée par le biais des représentations uniquement. Or, si l’on prend au sérieux la question de l’agentivité animale, selon les modalités que nous avons présentées, les représentations ne peuvent suffire et le recours à un travail de terrain fin, fondé sur une symétrie d’attention et de distribution de compétences, s’impose. On pourra lire ici quelques-unes des conséquences méthodologiques que cette posture centrée sur le terrain peut avoir lorsqu’il s’agit d’observer les pratiques humanimales.

23 Si seul le carnet de terrain de Jean Estebanez est orienté autour d’une question méthodologique – penser avec le corps – plusieurs textes mettent en avant le fait que la recherche humanimale ne peut pas se faire sur mais avec les animaux. Cette question qui renvoie à celle de l’engagement du chercheur avec ce qui l’intéresse est explicitement revendiquée par Bénédicte de Villiers, dont l’expérience comme

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fondatrice du centre de traitement des phobies canines des enfants est l’objet du texte qu’elle propose. De la même façon, Stéphanie Chanvallon souligne qu’aux récits de vie qu’elle analyse se juxtapose son vécu.

24 Cet engagement n’est pas seulement celui du chercheur : Christophe Baticle montre que la chasse oblige les participants, et lui-même qui les accompagne, à être plus « animal ». Ils essayent de penser comme les animaux qu’ils recherchent ou en tout cas de penser ce que peuvent être leurs pratiques. Les représentations ne suffisent pas à rendre compte de l’efficacité pratique de la chasse, qui passe par des sensations, des émotions et la connaissance d’un territoire commun. La chasse est ainsi présentée comme une intuition en acte qui institue un rapport charnel à la nature. Stéphanie Chanvallon, dans une démarche proche, montre qu’il s’agit de devenir plus animal, ici en l’occurrence orque, pour pouvoir les approcher. Cette démarche, que Bastien Picard qualifie d’anthropomorphisme expert, renvoie à la fois à une connaissance intime d’animaux bien précis mais également à une tentative de faire comme eux. Car il s’agit bien de pratiques corporelles avant tout, qui permettent de rendre compte de ce processus d’animalisation.

25 L’article de Connie Johnston pointe par ailleurs les limites méthodologiques des sciences, humaines ou non, lorsqu’il s’agit de décrire les animaux et notre rapport à eux. L’omniprésence du verbal pour parler de relations qui sont essentiellement corporelles est assez frappante et peut s’avérer problématique. Dans la mesure où les mots utilisés pour nommer les animaux, dire ce qui nous unit à eux, ont nécessairement une influence sur notre devenir commun, comment en témoigner sans étouffer les animaux dans des cadres et des propositions qui ne leur conviendraient pas ? Enchevêtrés que nous sommes dans le langage, C. Johnston nous invite à repenser nos modes de production de connaissance et leur mise en visibilité. L’image et le film, notamment utilisés dans les travaux de Jocelyne Porcher, sont sans doute des outils et des méthodologies qui posent de nouvelles questions, dans lesquelles les pratiques sont centrales.

26 À Jérôme Michalon se demandant si la géographie n’avait pas déjà connu un moment inaugural, au moins dans le champ francophone, d’une approche des relations humains/animal avec le numéro d’Espace et Société (2002), Nathalie Blanc répondait que si le numéro avait le mérite d’exister, les choses s’étaient un peu arrêtées là. Espérons que la lecture des textes rassemblés ici pourra les faire repartir.

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INDEX

Thèmes : Carnets de débats

AUTEURS

JEAN ESTEBANEZ Géographe, UPEC, Lab’Urba jean.estebanez[at]u-pec.fr

EMMANUEL GOUABAULT Sociologue, HESSO, Genève gouabault[at]bluewin.ch

JÉRÔME MICHALON Sociologue, Université Jean Monnet, Centre Max Weber, Saint-Etienne jerome.michalon[at]gmail.com

Carnets de géographes, 5 | 2013 14

L’animal : entre urbanité, esthétique, et politique Entretien avec Nathalie Blanc, Directrice de recherche au CNRS - LADYSS

Jérôme Michalon

Réalisé par Jérôme Michalon, le 17 septembre 2012

Ayant travaillé en tant que géographe sur les relations humains/animaux, Nathalie Blanc nous semblait être une interlocutrice privilégiée pour évoquer la thématique de ce numéro des Carnets de Géographes. Publié en 2000, « Les animaux et la ville », reprise de la thèse de doctorat de Nathalie Blanc, reste à ce jour l’un des rares ouvrages francophones entièrement dédié aux interactions entre humains et animaux dans l’espace urbain. À ce titre, revenir sur le parcours de Nathalie Blanc, sur les raisons qui l’ont amené à travailler sur un thème encore peu orthodoxe, sur les réactions suscitées à l’époque, nous paraissait important. Tout autant que son regard sur l’état actuel des recherches sur la question animale en géographie, et en sciences humaines et sociales. Nous évoquerons ensemble toute une pensée, construite patiemment autour d’un parcours singulier, qui aura permis à Nathalie Blanc de combiner des registres souvent dissociés : l’animal et la ville, l’art et l’environnement, l’esthétique et la politique. Une pensée riche et originale, dans laquelle l’interagentivité occupe une place centrale, pour comprendre comment différentes entités, humaines, animales, végétales, spatiales, symboliques, se construisent réciproquement.

De l’art à la géographie, du déchet à l’animal

Jérôme Michalon : Pour commencer, on pourrait retourner en arrière sur « L’animal en ville », sur ce sujet de thèse, et sur la manière dont il est venu à toi, et quelles ressources et quelles difficultés, s’il y en a eu, tu as rencontrées pour le travailler. Nathalie Blanc : Il y a deux choses. La première c’est que je venais des Beaux-Arts. Je suivais l’atelier de Christian Boltanski, à Paris. J’avais fait de la géographie, mais j’étais plutôt artiste. Je peignais, et notre association exposait dans une galerie, et je

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travaillais sur le déchet. J’accumulais des objets qui me paraissaient des bribes : des petites cuillères en plastique, dont je faisais des tas immenses, et des morceaux de paroles. J’allais d’un endroit à l’autre dans la ville et tout ce que mon oreille pouvait capter, j’en refaisais un discours. Ce genre d’expérimentation n’était pas un métier. Un des membres de ma famille m’a dit : « pourquoi tu n’essaierais pas de faire une thèse ? » Des lors, j’ai un peu démarché à droite à gauche. J´étais cadre dans l’administration, dans la politique de la ville ; je m’occupais des grands ensembles. J’étais chargée de mission et rédactrice en chef de la revue de cette administration de mission. J’ai commencé à faire ma thèse alors, dans ce cadre-là, avec ce passé d’artiste. Quand on m’a proposé de travailler sur le cafard, je me suis dit « ça colle parfaitement : le cafard est un déchet et correspond à ma vision de la ville. » À l’origine, ce n’est pas tant l’animal que le cafard qui m’intéressait. Je ne crois pas aimer la généralité, même si j’ai des propos parfois un peu philosophiques. Cet animal-là m’intéressait... en relation avec l’imaginaire qui lui était attaché. Le cafard était un véhicule parfait pour penser les relations sombres, d’infiltration, furtives. J’ai fait ma thèse en deux ans, en travaillant, avec un seul jour par semaine pour mon terrain de thèse, dans les escaliers des grands ensembles de Rennes. Je faisais des enquêtes dans les appartements dans des quartiers un peu difficiles, auprès de gens de toutes origines. J’allais voir les gens chez eux pour parler de leurs cafards. Bien sûr, il était admis qu’il n’était pas bien d’en avoir chez soi. Il faut s’introduire chez les gens, parvenir à valoriser leur parole en dépit du sujet. De ce point de vue, l’animal est extraordinaire, c’est un nœud dans l’intimité des gens. Cela m’a fasciné très vite : tu commences à parler d´un insecte, ou du chat qui a constitué mon deuxième cas d’étude, et puis finalement tu obtiens des propos de l’ordre de l’intime, d’une finesse qui sont très intéressantes. Dans mon dernier ouvrage sur l’esthétique environnementale, je dis que « l’animal est un récit. » C’est vraiment ça : il fait défiler des choses. C’est une façon de mettre en scène sa vie. Quand j’entends « récit », c’est une manière de dérouler le temps. Et du coup l’espace. Évidemment quand tu parles du cafard et de la manière dont tu l’as chassé, dont tu t’es levé la nuit, tu l’as cherché dans ta chambre etc. tu déroules un espace, et donc un récit, un drame, une façon d’échouer, de ne pas échouer. C’est pour ça je pense que les géographes ont toujours eu du mal avec l’animal. Cette dimension de l’espace intime et temporelle était peu prise en compte par la géographie. Et je pense que la question du développement durable, qui réintroduit une forte dimension temporelle, force la géographie à aller sur d’autres types de réflexions.

De l’animal à l’environnement : une nécessaire politisation

JM : C’est ce qui fait que tu t’es déplacée de la question de l’animal stricto sensu, pour aller du côté des rapports entre environnement et ville ? NB : C’est un peu plus compliqué que ça. Ma famille était communiste, et très impliquée dans la vie politique. Donc, par tradition, je voulais penser un problème qui intéressait tout le monde d’une façon qui obligeait à penser le vivre ensemble. Le

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structuralisme en anthropologie a également joué un rôle : ma mère était anthropologue du monde arabe. J´ai cherché à penser comment tout ça arrivait à fonctionner ensemble, à la fois le structurel et l’événement. C’est plus complexe que certaines approches systémiques. Donc, je suis passée de l’animal à l’environnement : il me semblait qu’il y avait une urgence, alors que des problématiques environnementales étaient en train de se construire, d’avoir une question politique, une vraie question politique contemporaine. Et l’environnement me semblait être une vraie question politique contemporaine qui ne pouvait pas être laissée aux seules sciences de l’ingénieur, aux naturalistes. Dans le milieu francophone, on a du mal à sortir de la pensée du sujet, de l’animal comme sujet ; il est difficile de considérer penser le rapport à l’animal aussi comme un rapport à l’environnement. Ce sont deux champs totalement dissociés. Et je trouve ça dommage que les personnes qui traitent de l’animal, en France, n’aillent pas vers la question de l’environnement. Par exemple, quand on parle de biodiversité, on parle de l’animal, on ne fait même que parler de l’animal, sans jamais le mentionner. Que les sociologues de l’environnement ne voient pas cette question-là comme une réduction de la sociologie de l’animal, moi ça me frappe. Je trouve problématique que ce nœud soit ignoré des uns et des autres. La biodiversité pourrait représenter un point de jonction entre l’animal et l’environnement. Aborder la question de l’environnement d’un point de vue technico-naturaliste n’a pas de sens pour moi. Inversement, ne voir l’animal que par le prisme du « sujet », à l’image de l’être humain, sans rapport à la globalité environnementale n’est pas plus pertinent.

JM : Si je résume, il y aurait deux positions dans lesquelles tu ne te retrouverais pas : celle d’une question environnementale uniquement vue comme relevant des champs de compétences des naturalistes, et celle d’une sociologie de l’animal qui ne verrait les animaux que comme des entités anthropologiques en devenir, en tant que « sujets ». Personnellement, j’avais plutôt l’impression qu’il y avait peu de sociologues qui travaillaient sur cette question-là, alors que la sociologie de l’environnement existe bel et bien, en occultant un peu l’animal sujet, en dehors de son rôle écosystémique. NB : Tu reposes la question du départ. Quand j’ai commencé à travailler en géographie, les travaux de Xavier De Planhol (Le paysage animal : L’homme et la grande faune : une zoogéographie historique, Paris, Fayard, 2003) n’avaient pas encore publiés. Il existait ceux de Jennifer Wolch (Wolch, J., Emel, J. (Eds) Animal Geographies, London and New York, Verso, 1998). D´ailleurs Jennifer Wolch travaille aujourd’hui sur les questions d’environnement. Les travaux sur l’animal provenaient plutôt des philosophes ou des anthropologues... Il y avait peu de sociologues, mais plus que de géographes.

JM : j’avais justement tendance à penser que la sociologie, contrairement à l’histoire et à la géographie, n’avait pas encore vécu son « moment animal. » J’avais l’impression que la géographie, avec les travaux sur la « place de l’animal » (le numéro d’Espaces et Sociétés), sur la distance avec l’animal, avait déjà connue les prémices d’un moment inaugural de l’approche des relations humains/animaux, un acte où l’on affirme la compatibilité entre la discipline et la thématique. NB : C’est possible. Mais là, c’est parce que tu te limites au champ français. Le numéro d’Espaces et Sociétés a le mérite d’exister, mais d’une certaine manière, ça s’est un peu arrêté là. En quoi l’animal est constitutif d’une distance n’a pas été discuté.

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JM : Du coup, on peut repartir un peu sur ton parcours. Tu me disais que les ressources théoriques n’étaient pas encore légion à l’époque, que le « champ » n’était pas encore bien institué. Et du coup j’aurais aimé savoir comment avais été reçu ton travail à l’époque. NB : Heureusement que je ne visais pas le CNRS à l’époque ! Pendant ma thèse, je me faisais appeler "Madame Cafard", ce n’était pas très agréable. Mais j’étais contente. J’expérimentais, j’osais, j’essayais de nouvelles choses : ça me rend toujours assez joyeuse. Ma thèse a été très bien reçue. J’ai envoyé mon manuscrit à Odile Jacob, sans aucune introduction, et j’ai été rappelé très vite. Apres ma thèse, j’ai candidaté au CNRS et j’ai été reçue. Les gens se disent qu’avec une thèse sur le cafard, il n’est pas évident de rentrer au CNRS. Mais c’était plus qu’une thèse sur le cafard, c’était une thèse sur le cafard comme nature : de nombreuses questions étaient soulevées. Depuis, on ne cesse d’essayer de la réduire. Certains me disent « tu as fait une thèse sur le cafard », d’autres « tu as fait une thèse sur l’environnement. » Mais c’est rare que ce soit le cafard comme environnement, alors que c’est précisément la question que déjà j’abordais.

« L’espace est un rapport »

JM : Il y avait une idée très intéressante dans « Les animaux et la ville », c’était l’idée des animaux désirés et des animaux non désirés... NB : Je ne sais pas comment est née cette idée. Quand tu m’en parles, je resonge à ces personnes que j’ai rencontrées, et qui me disaient mettre leur chat dans leurs lits : de là peut être vient la question du « désir. » Il y a aussi la question de l’invitation, de l’accueil, de l’hospitalité vis-à-vis de l’animal. Tu désires avoir quelqu’un chez toi ou non. C’est vrai que si tu parles du cafard, la ville entière se réduit quelque part à être un espace, non seulement humain, mais domestique : tu désires plus ou moins que ces insectes pénètrent chez toi. C’est une réduction de l’espace de proximité à un « chez soi », dont tu ne peux te rendre compte qu’à condition de travailler sur l’invasif. Une réduction de l’espace de proximité à un « chez soi » se doit d´être filtré pour véritablement se constituer.

JM : L’idée serait que la domesticité se construit aussi par la relation avec l’animal, avec le fait que l’on accepte ou non certains animaux, avec du coup le problème que cette domesticité rentre en concurrence d’autres qui n’ont pas les mêmes critères d’inclusion (l’exemple du cafard est très parlant). Ce qui permet de revenir sur la question de l’espace, sur la construction de l’espace habité, les limites entre privé et public etc. NB : L’espace est essentiel dans la construction de ce rapport. C’est l’espace qui permet ce rapport d’une certaine manière. Il y contribue tout autant..., c’est l’un et l’autre. C’est pour ça que je n’appelle pas ça de la géographie au sens propre. Je sais que j’ai été classée à la fois comme sociologue, anthropologue, philosophe, peu importe. L’espace pour moi est un rapport. Et du coup, l’espace est très élastique. Et c’est un rapport qui n’est jamais objectivable totalement. Quand j’ai fait ma thèse sur la nature dans la cité, on m’a demandé de définir la nature, mais je m’y suis toujours refusé, car c’est l’élasticité du rapport à la nature qui m´intéresse. Je pense aux travaux de Karen Barad, sur l’interagentivité : elle ne décrit pas l’élasticité, mais elle dit qu’il y a élasticité. C’est important.

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JM : Du coup, il y a un espace qui est construit par ces personnes et ces relations et inversement un espace qui construit ces personnes et ces relations. Il y a une dynamique que l’on peut observer mais dont on ne sait pas ce qui lui préexiste. NB : Oui, oui tout à fait. Ce n’est pas l’espace tel qu’il est perçu par les géographes classiquement.

L’animal comme une manière de se raconter l’environnement

JM : Comment passe-t-on de l’animal à l’environnement ? La protection de l’animal version S.P.A., très individualisante, n’a pas grand-chose à voir avec la protection des espèces animales en danger, vues en tant que ressources. NB : Quand on protège l’environnement, on protège l’animal. Dans les réserves naturelles, il y a des animaux protégés. Et ceux-ci ne sont pas uniquement appréhendés comme des ressources. Dans des parcs naturels comme Yellowstone, les animaux n’étaient pas que des ressources : les premiers arguments ont été esthétiques à vrai dire.

JM : J’entends bien que les animaux n’étaient pas des ressources, mais en tout cas ils n’étaient pas des individus... NB : ils n’étaient pas individualisés. Mais cela peut se discuter. Si tu prends Aldo Leopold, dans l’Almanach du Comté des Sables, à défaut d’individualiser les loups, il individualise la montagne. La construction de l’environnement comme représentation, comme pratique, comme agenda même, je sais intimement que c´est une histoire que l’on se raconte. On se raconte l’environnement par différents moyens. Différents éléments de l’environnement entrent en ligne de compte dans cette histoire. Autrement dit, l’animal est une manière de se raconter l’environnement, qui n’est pas la même que le végétal, qui n’est pas la même que l’eau, qui n’est pas la même que le vent etc.

Penser la continuité entre environnement, humains et animaux

JM : Pour toi l’environnement pourrait inclure les relations sociales, que l’on oppose généralement aux relations à la nature ? NB : Oui, tout à fait. Il y a vraiment une continuité pour moi entre l’être humain et l’environnement. Quand je ferme les yeux, je vois des choses qui crépitent d’un bout à l’autre du continuum, une ligne de tension qui construit continuellement nos rapports et que je m’efforce d’analyser. Je suis une femme de mon époque et je pense, par exemple, que les images numériques nous renvoient aussi à ces choses-là. Par exemple, Matrix, le film, tel notamment qu’il a été analysé par Slavoj Zizek (Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2009) dit d’un besoin de se délester dans le cours des choses, de leur obéir. C’est vrai que je ne vois que ça : de la continuité. Et cette représentation te permet de réfléchir de manière différente, ce qui est intéressant. Par exemple, elle me permet d’être en empathie avec des éléments naturels un peu surprenants : ça me permet de ne pas être dégoutée par le cafard. Cela change aussi certaines façons de négocier avec ce qui est inclus et ce qui ne l’est pas, ce qui est qualifié de sale, d’impur et ce qui ne l’est pas.

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Il est frappant de voir que ces réflexions, sur le cafard, sur l’esthétique environnementale ont eu plus de succès en Chine, aux États‑Unis et au Canada qu’en France. Ici, j’ai été bien reçue, mais j’ai le sentiment que là-bas, ce que j’écris paraît plus facile d’accès.

JM : Du coup, ce qui est assez paradoxal, c’est que là-bas, je pense aux États‑Unis et au Canada, ce qui a donné sa légitimité à la question animale dans la sphère académique, en sciences humaines et sociales, c’est justement l’animal sujet. C’est le fait qu’il y ait tout un maillage associatif autour de la protection de l’animal domestique, et de l’animal de compagnie, organisé et pourvoyeur de fonds, qui a permis au milieu académique autour de ces questions de se développer de façon importante. NB : Derrida et d’autres ont eu plus d’importance là-bas qu’ici, plus d’impact. Il faut dire qu’il n’y probablement pas la même compréhension du sujet. Il faut être prudent : derrière le mot « sujet », on place toutes sortes de choses. Les droits des animaux, par exemple, là-bas ne sont pas compris de la même manière qu’ici. Pour revenir sur mes travaux actuels, je m’efforce aujourd’hui de déconstruire une problématique de la biodiversité. Pourquoi ? En effet, cela représente une façon de la faire entrer dans le débat public, de lui donner sens au niveau des pratiques. En somme, ce sont les modes de coexistence des êtres humains entre eux et avec les éléments vivants de leur environnement qui m’intéressent. Cela renvoie à ce dont on a parlé tout à l’heure, à savoir le rapport à l’espace géographique : les modes de vivre- ensemble, de partage de l’espace. C’est très français pour le coup, et je ne sais pas si ce genre d’idées pourrait avoir un écho là-bas ; on verra si elles ont un écho.

L’esthétique environnementale : une nouvelle conception du rapport à la nature

JM : Après avoir parlé du passage de l’animal à l’environnement, on pourrait parler de la notion d’esthétique environnementale. Est-ce que tu pourrais développer un peu cette idée- là, et nous parler de la réception qu’elle a eue.

1 NB : En fait, c’est né d’une rencontre avec Jacques Lolive, à l’occasion d’un numéro spécial de Cosmopolitiques. Il cherchait une idée pour ce numéro, m’a demandé de faire une proposition. Je m’intéressais à l’art, à l’esthétique ; je lui ai dit « on va lancer ça. » C’est ainsi que ça a commencé. Nous avons eu un financement du Ministère de l’Écologie, nous sommes partis aux États‑Unis faire des recherches concernant les artistes qui travaillent dans le champ de l’environnement ou sur l’environnement, qui étaient engagés comme activistes, etc. De par mon passé, j’avais des liens, des connaissances, des connexions avec des personnes dans ce champ, et cela facilitait le travail. À ce moment-là, je me suis rendue compte que les artistes travaillant dans le champ de l’environnement étaient discriminés. On les disait instrumentalisés au service d’une cause. Cela rejoint ta remarque sur la séparation entre environnement et animal : la même distinction est faite par les artistes là-bas, entre l’environnement et l’art. L’environnement serait une préoccupation militante extérieure à la problématique artistique. Dès lors, tu repenses à l’autonomie de l’art, soit l’idée moderne que l’art ne doit se référer qu’à lui-même. Les enjeux sont trop nombreux pour pouvoir l’ignorer. Dans un deuxième temps, je me suis dit que cette question de l’esthétique, de l’image, de l’imaginaire, du récit, de la médiatisation qui permettent de se représenter l’environnement est globalement ignorée ». Les êtres humains protègent

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aussi l’Amazonie, les bébés phoques, l’Arctique en fonction de dimensions sensibles, sensorielles, esthétiques et imaginaires. La question environnementale est sur- rationnalisée.

JM : « Sur‑rationnalisation » dans le sens d’un argumentaire de protection qui s’appuie uniquement sur le nombre d’espèces qui disparaissent, les menaces sur les écosystèmes. Mais de l’autre côté, le côté charismatique de certaines espèces végétales ou animales n’était pas invoqué comme étant potentiellement un argument. NB : Oui, c’est ça. Et c’est problématique. Quand tu vois le panda, le phoque, beaucoup d’exemples mettent en évidence l’importance de l’esthétique dans les causes protectrices. Le film « La Terre vue du ciel » est un effort esthétique. Encore une fois, on nous faisait passer des vessies pour des lanternes.

JM : ça n’avait jamais vraiment été abordé cette affaire-là ? NB : Il commence à y avoir quelques travaux épars, mais ce n’est pas encore un champ construit. Et c’est ce que j’ai eu envie de faire avec l’esthétique environnementale, construire comme un champ de questionnements. Pour moi, la question de l’environnement ne peut être uniquement un problème scientifique.

JM : Chez les environnementalistes, d’un côté, on a conscience des dérèglements liés à l’activité humaine, et donc d’un combat à mener pour les enrayer, et de l’autre côté, on utilise un marketing fondé sur des espèces mascottes (le panda du WWF, le macareux de la LPO), qui mettent à l’écart le reste du vivant. Ce serait une sorte de mal nécessaire. NB : La question esthétique ne se limite pas à la mascotte. Prenons un exemple. Les environnementalistes se sont aperçus qu’ils n’arrivaient pas à convaincre sur la question de l’adaptation aux changements climatiques et s’interrogent sur les messages à employer. Mais est-ce une question de message ou de langage en commun ? Je pense que c’est une question de langue, de traduction et de récit entre des interlocuteurs qui n’ont pas les mêmes fins (certains habitent et d’autres exercent une profession). Parler ensemble suppose de construire un langage commun ce qui prend du temps. J’avais travaillé sur la pollution atmosphérique. Nous avions des témoins asthmatiques, avec des problèmes respiratoires. Nous avons fait un travail pour savoir comment ces populations se représentaient la pollution urbaine, quelles images ils construisaient de cette pollution. Or ça se jouait au niveau esthétique : les murs sont noirs, la ville est toute noire, etc. Ces représentations empruntaient à la perception de l’environnement immédiat. Même le groupe d’asthmatiques malades ne cherchait pas à avoir recours à l’information scientifique. C’était une information compliquée et qui ne leur parlait pas. Le WWF, par exemple, parlant du panda, joue sur l’esthétique, et ça marche : ces calculs sont ainsi faits, mais on y réfléchit peu.

JM : N’y a-t-il rien qui est écrit sur cette question de l’impact de l’esthétique utilisée par les environnementalistes ? NB : Pratiquement rien. Je suis allée voir les philosophes de l’esthétique anglais et américains, et en fait la manière dont ils procèdent n’a rien à voir avec la mienne. Ces arguments et ces questions sont réappropriés en fonction des traditions culturelles et intellectuelles. Il existe une tradition cognitiviste de l’esthétique environnementale aux États‑Unis : ce courant explique que les gens apprécient l’environnement, en fonction de ce qu’ils savent. Un autre courant est plutôt basé sur la sensibilité, l’imaginaire : l’expérience de l’environnement est une expérience première, qu’on commence à avoir quand on est enfant, et qu’on renouvelle par moments, etc.

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JM : Une lecture un peu psychanalysante ? NB : Pas psychanalysante, plutôt pragmatique. Arnold Berléant, philosophe américain qui a beaucoup écrit sur l’esthétique environnementale, était l’élève de John Dewey. Je me suis réappropriée ces éléments, en les réinscrivant dans une réflexion un peu systématique sur les rapports à l’environnement. J’ai essayé de pousser au maximum ; l’environnement est un construit esthétique qui procède d’un tissus de relations, constamment renouvelées, constamment réactivées en fonction des interactions de ses composantes.

De l’agentivité de l’animal à l’interagentivité

JM : En t’écoutant, j’ai l’impression qu’il y a un côté un peu constructiviste dans cette approche là justement : tu citais Karen Barad (Meeting the Universe Halfway : Quantum Physics and the Entanglement of Matter and Meaning, Duke University Press, 2007) tout à l’heure, et même si c’est réducteur, on peut la situer grosso modo dans cette tradition-là. Je voulais justement parler de certaines critiques que l’on entend dans le milieu des relations humains/animaux version SHS, à savoir un reproche souvent fait aux travaux classiques sur la question : parler des animaux serait un prétexte pour parler des humains. Finalement, on ne s’intéresse pas vraiment à eux, à leur agentivité, à leur point de vue. Les animaux seraient des sortes d’écrans sur lesquels les humains projetteraient des choses qui ne les concernent pas directement. C’est quelque chose qu’on entend beaucoup et j’aurais aimé avoir ton avis là-dessus. Comment faire des sciences sociales sans se servir des animaux comme prétextes ? NB : Tu ne peux pas échapper à l’infamie sociale aussi facilement ! (rires). Je me rappelle que quelques chercheurs disaient en France que ces femmes qui s’occupaient des chats étaient en manque d’enfants, qu’elles avaient besoin d’un substitut etc. C’était une proclamation d’infamie sociale. Comme sociologue, tu vois bien comment se construisent ces façons de discriminer, ces discours qui amènent à partitionner ; où d’un seul mouvement tu disqualifies le scientifique qui s’intéresse à ça, la femme qui s’occupe des chats, et l’animal qui n’en vaut pas la peine. Quand je dis « c’est politique », c’est ainsi que je l’entends. J’en veux à certains universitaires de ne pas aller dénoncer ces pratiques-là : au nom de quoi le rapport femmes/chats serait-il un substitut d’enfants ? Quelle est cette science qui ose qualifier ces rapports de cette manière-là ? Dès lors, il faut avoir le courage de son infamie sociale….

JM : Dans notre appel à communications, nous mettons en avant la question de l’agentivité. On peut la considérer comme quelque chose d’acquis : les animaux ont des intentions, occupent un rôle d’acteurs en situation : Qu’est-ce que cette agentivité vient perturber ou mettre en lumière ? On peut sinon la présenter comme quelque chose que les acteurs attribuent aux animaux, sans prendre parti sur sa réalité et du coup observer ce que ça change pour des acteurs humains de dire que l’animal a une intention, qu’il a des envies, qu’il fait des choix etc. J’ai l’impression que tu serais plutôt d’accord avec la seconde version (ce sont plutôt les relations qui importent), mais j’aurais quand même aimé avoir ton impression sur la première, sur cette histoire d’agentivité des animaux, bien reprise en éthologie et en sociologie. NB : Je choisirais l’interagentivité plus que l’agentivité. Nous prêtons des pouvoirs aux animaux autant qu’ils nous autorisent à être d’une certaine façon avec eux. C’est déjà un jeu au moins à deux. C’est important. Et c’est vrai aussi des plantes et d’autres entités non animales. C’est pour ça que j’ai mon côté environnementaliste : ça m’a permis de penser la question du ré-enchantement à la Marcel Gauchet. Si je pense que l’herbe est sale, je ne m’assiérais pas dessus, et inversement si je vois que l’herbe

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est verte et pure, ça m’autorisera d’autres mouvements. Je préfère donc le terme d’interagentivité. On le retrouve chez Alfred Gell, l’anthropologue de l’art, à propos du dispositif artistique et patrimonial (Art and Agency : An Anthropological Theory, Clarendon Press, 1998). Il décrit les environnements comme des dispositifs agentifs dont le rôle est établi et a une fonction temporelle, dont rendent compte les idées de mémoire, de tradition, de patrimoine, etc. Cette lecture de l’environnement en relation avec l’art, le temps et l’espace m’a fortement interpellée. L’agentivité de l’animal ne peut se limiter à « faire de l’animal, un acteur ». S’il devient acteur, c’est grâce à des co-constructions permanentes, des tissus de relation qui lui permettent d’être acteur et qui nous permettent de voir en lui un acteur, et de l’actualiser ainsi. Je n’ai pas besoin de l’origine, si tu veux.

JM : Donc ça clarifie le positionnement entre constructivisme et naturalisme : ce n’est ni l’un ni l’autre. NB : C’est un entre deux. Comment nommer cette position ? Des auteurs ont proposé « réalisme agentif », « nouveau matérialisme » ou autres expressions. Est-il souhaitable de nommer les choses ? Un jour quelqu’un les nommera, et aura beaucoup de succès, et basta. C’est un talent d’être publicitaire (rires).

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Thèmes : Carnets de débats

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Penser les communautés hybrides Entretien avec Dominique Lestel, Maître de Conférences à l’ENS-Ulm

Jean Estebanez

Réalisé le 9 août 2012 par Jean Estebanez

Dominique Lestel est un philosophe de terrain à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Influencé au départ par Bruno Latour et par Isabelle Stengers, il essaie de penser l‘humain et l’animal à travers les communautés humains/non humains – en particulier les animaux1. Cet entretien s’articule autour de trois points principaux : les communautés hybrides et l’existence en commun ; les limites entre le vivant/le non vivant et la question de l’environnement ; l’agentivité et l’étude des animaux, enfin.

Jean Estebanez : Peux-tu te présenter en deux mots ? Dominique Lestel : Actuellement, je suis Maître de Conférences au sein du département de philosophie de l’École Normale Supérieure, où j’enseigne la philosophie des communautés hybrides, humains/autres qu’humains. Une partie de mon enseignement porte sur des philosophes de l’écologie encore inconnus en France, comme Paul Shepard ou Val Plumwood, qui proposent des approches originales. Je fais aussi partie des Archives Husserl, où j’essaie de développer une phénoménologie de terrain, concrète, écologique et évolutionniste. J’essaie de penser l’homme comme ‘débordé’, c’est-à-dire en osmose avec son milieu naturel ou technologique. L’existence partagée homme/animal m’intéresse tout particulièrement ainsi que la façon dont les technologies les plus nouvelles transforment cette situation.

JE : Qu’est-ce qu’on apprend en s’intéressant aux animaux ? DL : On peut considérer qu’en s’intéressant aux animaux, on apprend des choses sur les humains. Par exemple, si on dit que le propre de l’homme c’est d’utiliser des outils, on peut se demander si les animaux utilisent des outils, de quel type, s’ils sont différents de ceux qu’utilisent les humains. Mais à mon avis, procéder ainsi est peu satisfaisant. Je me suis donc plutôt engagé dans l’étude des communautés hybrides homme-animal. L’humain ne se conçoit pas sans sa vie partagée avec les autres

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qu’humains, en particulier les animaux. Il s’agit moins de savoir ce qui distingue l’homme de l’animal que de se demander dans quelle mesure nous débordons sur les non-humains et dans quelle mesure ils débordent sur nous.

JE : C’est tout ce qui fait qu’on est humain mais qui n’est pas humain ? DL : C’est dire qu’on devient humain dans nos relations avec les autres qu’humains.

JE : Est-ce qu’on peut présenter ces hypothèses comme une façon de redéfinir la société ? DL : Ce n’est pas uniquement repenser ce que c’est une société mais définir ce qu’est une existence. Une existence est notamment sociale, personnelle ou phylogénétique et elle est avant tout relationnelle. Il s’agit bien d’existence et pas d’ontologie. La question n’est pas comment distinguer ceci de cela mais de savoir comment ceci et cela peuvent vivre ensemble. C’est une problématique complètement différente. Les entités sont définies à partir de leurs relations et non l’inverse.

JE : C’est la question du lien ? DL : Non, c’est la question de la coexistence. Quand tu dis lien, tu considères que tu as déjà des existants, qu’ils vont établir des liens entre eux et constituer ainsi la société. C’est une vision classique de la société.

JE : Est-ce que l’environnement transforme le vivant ? DL : J’ai l’impression que l’environnement est un terme piégé. Il n’y a pas l’être vivant et son environnement mais un continuum entre tous les niveaux de réalité et d’espace. Scott Turner est un écophysiologue qui m’a beaucoup marqué2. Il se demande ce qu’est un organisme, dans une perspective écologique. Par exemple, il existe de petits vers marins, sur les plages, qui construisent des dispositifs de canaux qui leur servent de filtres d’eau, pour leur corps. Qu’est-ce qu’un dispositif qui filtre l’eau du corps pour un physiologue ? Un rein. Alors, où commence le vers et où commence son environnement ? On ne peut pas limiter le vers à son organisme à base de carbone parce qu’au fond, il métabolise ce avec quoi il est en contact : l’environnement est l’organisme.

JE : Les limites entre vivant et non‑vivant ne sont donc pas aussi nettes qu’on pourrait l’imaginer. Ça me fait penser aux travaux d’un géographe, Augustin Berque3. Il a notamment travaillé sur la façon dont le corps humain se projette dans l’environnement, par exemple par le biais d’un satellite, et comment il y a ensuite un mouvement de rapatriement technique et symbolique dans ce même corps. DL : Ce n’est pas uniquement une extension du corps, mais un débordement du corps. Il n’est pas simplement plus grand mais il est habité différemment et il est poreux à plein de choses ou d’entités. Une partie de ce qu’est ton existence est conditionnée par ce à quoi tu es prêt à te laisser déborder et ce contre quoi tu vas établir une résistance.

JE : Quelle différence fais-tu entre la vie en commun et les relations ? DL : C’est celle qui existe entre partage et débordement. Tu partages des espaces, tu partages des temps. La relation, c’est une situation ponctuelle dans laquelle deux entités vont se rencontrer de façon ponctuelle. Mais chaque être vivant est plutôt dans une situation dans laquelle il va partager sa vie avec de multiples autres entités aux ontologies très diverses. Avec l’existence, tu n’es plus dans une relation, mais tu es dans une co-extension.

JE : Je vois bien ce que tu veux dire mais est-ce qu’on ne pourrait pas dire que dans la relation, il y a aussi cet effet de pointillé. On est ensemble, on n’est plus ensemble, mais sur

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un laps de temps plus bref. Je suis d’accord que ça va avoir une ampleur beaucoup plus large dans le cadre du vivre ensemble, mais est-ce que la différence est si radicale ? DL : D’une certaine façon, tu as raison, la différence n’est pas aussi radicale mais quand tu dis relation, tu penses qu’il y a deux entités qui préexistent et la relation est a posteriori. Dans la vie en commun, tu as d’abord la relation et ensuite les entités qui se développent à partir d’elle. Par contre, comment est-ce qu’on rentre en relation, ça reste une question qui mérite d’être plus explorée.

JE : On entend beaucoup parler d’agentivité, à propos des animaux. Comment est-ce qu’elle nous permet de penser les autres qu’humains ? DL : On peut prendre en compte l’autre de manière ontologique ou de manière pratique. En Occident, dès qu’on veut aborder la question de l’autre, on se place toujours dans une perspective ontologique : « Qu’est-ce que l’autre ? En quoi l’autre est différent de moi ? ». Du coup, on ne progresse pas énormément. Il y a un autre niveau, celui de l’action et celui de l’effet, c’est-à-dire des conséquences et des résultats. La question est alors : « qu’est-ce qu’il peut faire ? Qu’est-ce que je peux faire sur lui ». Ici, on peut parler d’agentivité. Par exemple, on peut définir les spectres comme des intelligences désincarnées. Pour autant, les spectres ont un effet sur le monde physique puisque des humains agissent en fonction d’eux. Ce qui est intéressant, c’est qu’ils sont capables de faire quelque chose et que nous sommes –ou au moins les chamans et les sorciers- capables de faire quelque chose sur eux et avec eux.

JE : On accorde rarement l’agentivité aux animaux dans le monde occidental. Les choses changent cependant si on regarde les travaux de certains chercheurs. Je pense à Vinciane Despret4, à toi-même, et bien sûr à Jane Goodall5 et aux gens qui ont travaillé avec elle. Qu’est-ce qui a permis une telle mutation ? DL : Tout d’abord, dans notre culture, on a toujours tendance à donner trop peu d’autonomie aux animaux, et trop d’autonomie aux humains. On est beaucoup plus déterminés qu’on ne l’imagine, notamment par la classe sociale dans laquelle on vit, comme l’a bien montré Bourdieu. Dire quel fromage tu manges et quel sport tu pratiques est très révélateur de ta classe sociale. Deuxième point, pourquoi est-ce que les animaux deviennent de plus en plus intéressants aujourd’hui ? On imagine mal la chape de plomb qu’a été le behaviourisme dans les sciences comportementales occidentales, au moins jusqu’aux années 80. L’idée centrale était que les animaux ne pensent pas et ne fonctionnent que par un système de réflexes et de stimulis. Penser autrement, ce n’était pas scientifique. Il ne faut pas oublier que Goodall n’a jamais été acceptée dans le milieu universitaire et qu’elle n’a jamais eu de poste. Il y a encore dix ans, le jury de thèse d’une de mes étudiantes, qui travaillait sur les orangs outangs lui a dit que ce n’était pas sérieux de parler de culture animale. L’essor contemporain des neuroscience est d’ailleurs un gain énorme pour le behaviourisme. Si tout est dans le cerveau, on a des modèles mécaniques simples qui peuvent expliquer les comportements sans avoir réellement besoin de pensée. Avec les études proposant une approche différente des animaux, sur le modèle des travaux de Goodall, la plupart des éthologues sont quand même prêts aujourd’hui à admettre qu’il peut y avoir quelque chose comme des cultures animales. Enfin, il existe un mouvement populaire en faveur du droit de l’animal, qu’on peut beaucoup critiquer, mais qui contribue à redonner une certaine pertinence à l’idée d’un animal complexe.

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JE : Oui, c’est assez frappant de voir que les mêmes qui vont faire des études behaviouristes dans leur laboratoire vont avoir leur chat à la maison… DL : L’éthologie et la psychologie comparée sont des disciplines schizophréniques. Tu es dressé à penser correctement dans le cadre de ton travail. On accepte d’ailleurs parfaitement que tu penses différemment au laboratoire et en dehors du laboratoire. Au laboratoire, ton chat est purement behaviouriste et chez toi, c’est un vrai membre de la famille. Ça ne pose pas de problème. Ce qui en pose, c’est si tu essaies de voir en laboratoire le chat comme tu le vois dans ta famille. Les éthologues vont dire que les animaux ont de vraies personnalités mais, ce qu’il faut voir, ce sont les projets qui sont financés, les chercheurs qui ont des postes et des promotions. Là, on voit que dominent ceux qui ont des postures très mécanistes, très cartésiennes, très rationalistes et fondamentalement behaviouristes.

JE : Une dernière question : quelles sont aujourd’hui les pistes de recherches qui te semblent les plus intéressantes ? DL : Il y a plusieurs choses très intéressantes. La question du post-humain et du post- animal m’en semble une. Le devenir de l’humain, en particulier dans des environnements et des écologies qui sont artificielles, en est une autre.

JE : Donc, la transformation de ce qu’est l’humain ? DL : Oui, et de ce qu’est l’humanisme. Ce qu’on met toujours en avant, c’est l’égalité de tous les humains. Mais ça signifie également que tout ce qui n’est pas humain n’a aucune importance et ça, ce n’est plus tenable. Pour moi, l’homme est devenu humain dans ces agencements avec l’animal, mais c’est quelque chose qu’on est en train de perdre. Par contre, on est en train de développer des agencements, extrêmement intéressants d’ailleurs, avec les artefacts et les machines. Est-ce qu’on peut, par exemple, retourner à l’animal à travers la technologie ?

JE : Pourtant, de plus en plus de gens ont des animaux qui les entourent. Ce ne sont pas les mêmes qu’il y a un siècle, mais les animaux domestiques ont une place manifestement majeure dans nos sociétés. DL : Oui, c’est vrai, mais ce sont des membres de la famille, c’est-à-dire que leur altérité s’érode énormément. Ensuite, il y a des pays comme le Japon, où les artefacts sont en train de remplacer les animaux. Dans quelques années on aura moins d’animaux que de machines de compagnie. Une troisième voie qui me semble très intéressante à développer est celle des spectres et des fantômes. Tout ceci permet de repenser ce qu’est l’espace du vivant et l’écologie en tenant compte de tous les autres qu’humains.

NOTES

1. Dans la riche bibliographie de Dominique Lestel on pourra notamment noter Lestel D. (2010), L’animal est l’avenir de l’homme, Paris, Fayard, 192 p. ; Lestel D. (2009), Les origines animales de la culture, Paris, Flammarion, 414 p. ; Picq P., Lestel D., Despret V., Hertzfeld C. (2005), Les grands singes. L’humanité au fond des yeux, Paris, Odile Jacob, 123 p.

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2. Turner S. (2000) Extended Organism, Cambridge, Harvard University Press, 256 p. 3. Berque A. (2000) Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 272 p. 4. Despret V. (2012), Que diraient les animaux si …on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte, 325 p. Despret V. (2002), Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 284 p. 5. Goodall J. (1986), The Chimpanzees of Gombe, Boston, Harvard University Press, 674 p.

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Carnets de géographes, 5 | 2013 28

« Fai[re] vibrer l’humain en nous » Entretien avec Nicole Mathieu, Directrice de recherche émérite au CNRS

Jean Estebanez

Réalisé le 9 août 2012 par Jean Estebanez

Nicole Mathieu est directrice de recherche émérite au CNRS, dans la section géographie. Menant un travail interdisciplinaire, elle s’emploie à faire dialoguer les sciences sociales et celles de la nature, notamment à travers les « cultures de la nature ». Dans cet entretien, nous revenons sur l’émergence de cet objet de recherche : les animaux dans son parcours personnel et les disciplines qu’elle fréquente. D’abord confinés à une présence latente, y compris dans les enquêtes du début de sa carrière, à Plozévet, ils deviennent une clé de lecture des enquêtes menées avec Nathalie Blanc, que nous interrogeons également dans ce numéro. Elle fait actuellement partie d’un groupe de travail « Éthique des relations homme/animal » élaborant un rapport cosigné par l'Académie d'Agriculture et l'Académie Vétérinaire de France.

Jean Estebanez : Pouvez-vous nous dire deux mots de votre parcours1 ? Nicole Mathieu : J’ai un parcours qui est marqué dès le départ par plusieurs initiations scientifiques : l’histoire, la philosophie mais également les langues et les lettres. Par contre, je n’avais pas fait de géographie. J’ai commencé par faire mon mémoire sur la fiabilité des statistiques agricoles. Après l’agrégation, je me retrouve dans le centre de recherche économique dirigé par Pierre Coutin à Science-Po. J’ai alors fait partie d’une des premières enquêtes pluridisciplinaires, sur Plozévet, sur lequel j’ai fait ma thèse. Dans mon jury, il y avait Ernest Labrousse, Robert Mandrou, Pierre Coutin, bien entendu, et puis Philippe Pinchemel. Il a été très intéressé par les transformations sociales et économiques de cette commune rurale de Plozévet. Nous avions fait une attention extrêmes aux données du cadastre, parcelles par parcelles depuis la Révolution jusqu’à nos jours. Pour moi, il fallait que je comprenne la relation des gens à leurs lieux. Où allaient-ils, avec qui se mariaient-ils, qu’est-ce qu’ils avaient comme animaux, quel rapport avaient-ils

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avec les animaux mais aussi avec leur vieux parents ? Par exemple, dès qu’ils étaient un peu trop vieux, ils les mettaient dans la souille à cochon et eux occupaient la partie habitation de la ferme. Ensuite, sur les conseils de Pinchemel, j’ai choisi la géographie. Ce que j’aimais c’était voir les gens vivants, les gens dans leur lieu de vie.

JE : D’où vient votre intérêt pour les relations humain-animal, dans ce cas ? NM : Dans le fond, ce n’est pas un choix. Cette géographie possible, je la pense rétrospectivement. Au fond, j’aurais dû aimer De Planhol, bon évidemment Mariel Jean-Brunhes Delamarre, je savais qu’ils travaillaient sur le berger et la vie pastorale. Mais je n’avais pas de goût pour m’engager dans une question spécialisée. Donc la relation homme-animal, elle est chez moi latente. Elle n’est pas explicitée. Dans mon travail, elle existe : je sais distinguer telle race sur le Méjean, telle race de mouton… Et puis, après 68, quand on a eu des relations politiques avec des groupes de paysans-travailleurs dans la Nièvre, j’ai curé les cochons, gardé les moutons, aidé à nourrir les charolaises à l’écurie. Tout ça, c’était comme un terrain, ça en faisait partie mais ce n’était pas du tout pour moi un objet de travail. Peut-être que le tournant vient à la fin des années 1980, quand la question environnementale monte en puissance et qu’elle produit des déplacements théoriques, notamment en géographie. Cette question environnementale, elle nous a fait reprendre la question de la nature2. La relation avec la nature avait été abandonnée du fait de l’émergence et de l’hégémonie de la notion d’espace, de la polarisation, des nœuds, etc., notamment à partir de la fondation de L’espace Géographique en 1972. Le déclencheur pour moi a été quand on a commencé à parler d’écologie urbaine. Je ne comprenais pas pourquoi tout ce que nous avions fait du point de vue du rural, en montrant qu’il fallait penser le rapport des agriculteurs à la terre, à la végétation, à leurs animaux, nous ne le faisions pas avec l’objet ville.

JE : Y a-t-il un moment ou un échange qui a été particulièrement important dans ce cadre pour vous ? Oui, justement dans le colloque de Mions3, j’entends des écologues nous faire un exposé tout à fait extraordinaire sur les blattes, en utilisant les concepts de la géographie. Colette Rivault et Ann Cloarec parlent de la ville, de blattes urbaines, elles interrogent la relation entre la pullulation des blattes et le sexe des habitants, leur caractère d’immigrés. Je me mets en contact avec elles et on dépose un appel d’offre, à ce moment c’était le PIR‑Ville4. Notre rencontre a été extraordinaire parce que, dans une certaine mesure, elles n’avaient jamais travaillé avec des sciences sociales. Au moment où on obtient le contrat, je me demande si j’ai vraiment la compétence pour travailler sur la relation homme-animal. Je me suis tourné vers des sociologues et je leur ai demandé s’ils voulaient se joindre à nous. Eh bien, ils m’ont dit non ! Ils ne voulaient pas travailler avec une écologue… La division disciplinaire, elle reste assez forte chez certaines personnes.

1 C’est à ce moment que se présente à moi Nathalie Blanc qui voulait faire un mémoire de DEA sur les espaces publics dans la ville. Elle travaillait à mi-temps dans la cellule « politique de la ville » de l’époque.

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JE : Pouvez-vous revenir sur les enjeux de ce programme de recherche ? NM : Nous avons mené une enquête dans les trois tours sud de la Zup de Rennes. Il s’agissait de savoir pourquoi dans certains appartements il y avait pullulement de blattes alors que dans d’autres il n’y en avait pas. On se demandait aussi pourquoi les écologues, qui avaient un protocole de désinsectisation, n’arrivaient pas à les éliminer. Nous sommes rentrés dans cette question par le rapport à l’animal : aux blattes et aux cafards en fait. Inutile de vous dire que ça a été absolument extraordinaire.

JE : Cette étude a-t-elle changé votre façon de penser les relations aux animaux ? NM : Oui, c’est devenu une des dimensions très importantes du rapport à la nature et des pratiques de lieux. Ça m’a aussi montré que LE rapport à la nature ne peut pas être décrit de façon abstraite. À travers la relation hommes-animaux, on comprend ce que veut dire tuer, aimer, soigner, souffrir.

JE : Dans cette question de la relation, est-ce que vous pensez que les animaux ont leur rôle à jouer ? NM : Bien sûr. Je reviens aux blattes. C’est un animal terriblement intéressant parce qu’il est autonome. En plus, leur pullulation nous renvoie à notre place d’humain. Les animaux ainsi semblent nous dire : vous avez beau essayer de nous maîtriser et de faire de nous des bons citoyens et bien, vous savez, nous sommes des rebelles, nous vous échappons et ne sommes pas à votre service. Les éleveurs sont capables d’apprécier le degré d’autonomie des animaux, y compris de rente. Il faudrait d’ailleurs essayer de travailler sur la relation à travers les mots qui sont utilisés : animaux de rente, animaux domestiques, ce n’est pas indifférent. Les éleveurs vous disent d’ailleurs que ce n’est pas parce que les animaux n’ont plus de nom qu’ils n’ont plus d’autonomie. Les normes et les règles de plus en plus nombreuses qui régissent l’élevage non plus. Donc ce qu’il faut faire, ce sont des études de cas. Comprendre une relation de manière abstraite, ce n’est pas possible.

JE : Effectivement, on peut dire que ça devient intéressant à partir du moment où on s’occupe de cas précis. Ce qui compte ce n’est pas la relation des humains et des animaux mais la relation d’une personne avec un animal en particulier. NM : Dans « La nature en ville, un enjeu pour la géographie »5, je dis justement que l’enjeu c’est que la géographie ose revenir à l’individu. C’est ce que j’ai retenu de mon expérience de géographe rurale. On ne m’interdisait pas de travailler avec les individus mais la restitution prenait la forme des « exploitation agricoles ». On avait en réalité une pratique de la connaissance individuelle du rapport à la nature, ce qui a été, à mon avis, totalement éliminé dans la géographie urbaine.

JE : Pourtant, on peut dire que la ville transforme le vivant. On ne trouve pas les mêmes animaux en ville que dans les espaces ouverts, certes parce qu’on n’a pas toujours les mêmes espèces mais aussi parce que les animaux, en tant qu’individus, changent selon les contextes et les autres vivants qu’ils fréquentent. NM : En fait, les gens refusaient de dire que les blattes étaient des animaux, comme ils refusaient à la pelouse le caractère de nature. Comprendre ce qui fait ou non relation peut amener à comprendre pourquoi les gens sont bien là où ils sont ou non. C’est important, par exemple pour les urbanistes.

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JE : On peut dire que l’un des intérêts du vivant, c’est que l’on ne le contrôle pas totalement. De ce fait, on peut être déçu quand on est face à un animal, s’il ne fait rien ou nous ignore, mais en même temps extrêmement heureux, s’il décide de nous considérer. Si on était face à un objet qui nous répondait toujours de la même manière, on n’aurait plus aucun plaisir à cette relation. NM : Oui, au fond, ça fait vibrer l’humain en nous. C’est ça que j’appelle la culture de la nature. Il faut d’ailleurs comprendre les cultures de la nature parce que les gens ne vibrent pas tous de la même façon. Il y a une très grande sensibilité chez certains et une fermeture manifeste chez d’autres.

JE : Comment pensez-vous que le travail sur ces questions doive s’organiser ? NM : La géographie devrait retravailler avec les anthropologues, des gens comme Isabelle Mauz, par exemple. Il faut aussi baliser les directions, donner un cadre, une grille et que les gens s’inscrivent dans cette grille. Il y a un temps de liberté, de construction d’une identité scientifique mais ensuite le travail doit être construit collectivement, sinon ça restera une spécialité ou une école.

NOTES

1. Pour plus de détail voir Orain O. & Robic M.-C. (2007) « Nicole Mathieu, un itinéraire en interdisciplinarité », La revue pour l’histoire du CNRS, 18. En ligne http://histoire- cnrs.revues.org/4481, consulté le 15 novembre 2012 2. Mathieu N. & Jollivet M. (dir.) (1989) Du rural à l’environnement : la question de la nature aujourd’hui, Paris, ARF/L’Harmattan 3. Septembre 1991, Mions, Colloque National d’Écologie urbaine, organisé par J.M. LEGAY. Ce colloque a donné lieu à une publication. Voir en particulier Mathieu N. (1992) « L’environnement dans la géographie urbaine actuelle, diagnostic et perspective » in Actes du Colloque national d’Écologie urbaine, Mions, 27-28 septembre 1991, Lyon, Université Cl. Bernard, Lyon 2/IASBSE, pp. 124-131. 4. Programme Interdisciplinaire de Recherche 5. In Robic M.-C., Tissier J.-L., Pinchemel P. (2011), Deux siècles de géographie française. Une anthologie, Paris, CTHS, 560 p.

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Thèmes : Carnets de débats

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Carnets de recherches

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La corporéité cynégétique Une démarche territoriale entre symbolique locale et spatialité animale

Christophe Baticle

1 La pratique cynégétique convoque le corps à bien des égards : chasseurs à la billebaude déambulant sur la plaine, nemrods statiques maîtrisant leurs moindres gestes à la corne d’un bois, tireurs dépeçant les pièces de leur tableau après la mise à mort, ou même guetteurs perchés à la cime des arbres comme dans le cas des palombières du Sud-ouest hexagonal. L’approche consistant à étudier cette démarche de prédation sous l’angle de ses pratiquants, mais ici entendus en tant que corporéités autant agies qu’agissantes, rencontre plusieurs manières d’appréhender le corps spatialisé, soit en l’occurrence pour nous celui du porteur de fusil, mais encore la spatialité incorporée du territoire de la pratique, à savoir une manière d’habiter la nature sur un mode prédateur spécifique (Baticle, Mazzéi, 2011), le tout orienté par une variable incertaine, la ruse de l’animal chassé.

2 Il s’agit tout d’abord du corps centre de la perception, et par là moyen de rendre perceptible l’environnement physique. On se situe à ce niveau dans la construction d’un être-là au monde, ici et maintenant (hic et nunc pour reprendre les termes de la phénoménologie), au cours d’un processus ouvert qui implique la présence. Le chasseur de lièvre, par exemple, apprend par corps (et non par cœur, ce qui renverrait à un apprentissage intellectualisé) à se comporter de façon à débusquer le petit mammifère dont il a progressivement intégré certaines manières de faire au sein d’un biotope donné. Il est ensuite, ce corps, la matière sensible à une histoire du déchiffrage, aussi bien sociale que culturelle, dont la corporéité est cette fois le réceptacle, un dépositaire grandement involontaire. Le déjà construit domine dans cette seconde manière de concevoir le sens des signes perçus ou au contraire laissés dans le magma de l’imperceptible, du hors‑sens.

3 Surtout, l’espace sécant entre cet agir cynégétique (l’extériorisation du corps par l’action) et l’ensemble des dispositions héritées dont le corps devient le siège privilégié (l’intériorisation charnelle d’une socialisation à être chasseur) offre une potentialité heuristique pour proposer une lecture dans un très ancien débat sociologique sur le déterminisme. Afin de résumer succinctement, posons que la dynamique entre individu et société, personnalité et groupe d’appartenance, ne peut se limiter à une

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détermination univoque de l’un des pôles sur l’autre, ce à quoi la plupart des sociologues adhèrent désormais (Maggi, 2011). Une concession quasi unanime qui se trouve corrélée à la prise en considération d’un tiers acteur dans l’analyse des interactions, soit justement le contexte interactif, la situation, en bref l’environnement dans lequel se déroule la relation entre le Moi et l’Autrui, dont au premier rang ici l’animal. Reste néanmoins que ce milieu, son ambiance, le climat qui y règne, ou l’aire morale (Hall, 1971) dont il relève, nous reporte à l’alternative précédente : soit on estime avoir affaire à un pré-formatage social qui encadre l’interrelation au travers d’une élaboration matérielle emplie de significations socioculturelles, soit on privilégie le possible renouvellement des schèmes perceptifs et interprétatifs à partir d’une configuration physique laissant la place à la réinterprétation. En d’autres termes, les cadres de l’expérience humaine se réalisant dans des espaces significativement socialisés, peut-on attendre du corps placé dans cette forêt de symboles autre chose que des innovations socialement ad hoc. Pour illustrer, la sociologie de l’espace s’est heurtée à ce choix cornélien : tout dispositif spatial reflète bien l’ordre sociétal qui lui a donné naissance et dispose ainsi à un mode de socialisation pré-formaté, alors que réciproquement les usages qu’il est fait de n’importe lequel de ces agencements ne répondent jamais exactement aux attendus de leurs inventeurs, ce qui fait qu’on ne puisse pas incriminer aussi facilement les grands ensembles dans le malaise des dites « banlieues » (Chamboredon, Lemaire, 1970). Espace socialisé et socialisant (Bordreuil, Ostrowetsky, 1984) en quelque-sorte, mais relevant d’une socialisation imprévisible, « l’homme spatial » (Lussault, 2007) s’y meut en découvreur du monde et de lui-même, mais équipé d’une boussole dont on ne sait si elle lui donne la direction qui fait sens afin de ne pas « perdre le Nord », ou si elle permet d’imaginer de nouvelles cosmogonies.

4 Dans ce cadre réflexif, l’apport d’une activité comme la pratique cynégétique tient dans son originalité a priori extra-sociologique. Même s’il est question d’un exercice physique proprement social, certains discours cherchant d’ailleurs à en faire un loisir « comme un autre », son objet nous éloigne des interactions habituellement étudiées entre acteurs sociaux (ou agents selon le parti-pris théorique adopté). Les adeptes de Diane, sauf à les observer dans leurs seules relations hors action de chasse, sont mus par des logiques comportementales qui constituent des formes d’adaptations culturelles aux attitudes du monde animal, non réductibles donc à l’équation courante des sciences sociales, dans laquelle la symbolisation joue un rôle essentiel. En conséquence, si le nemrod contemporain est loin d’être un sauvage en puissance (Dalla‑Bernardina, 2011), il doit fait montre d’une forme d’ensauvagement s’il veut espérer ne pas rentrer systématiquement bredouille. Nous verrons dans un premier temps que cette acquisition incorporée passe par des mécanismes qui empruntent au langage du corps à travers l’espace, mais aussi et dans un second temps qu’une forme langagière directement cynégétique se dégage de cet apprentissage, qu’elle se traduit par des attitudes physiques et par des manières de se mouvoir sur le territoire. En définitive, la médiation de la nature dans ce jeu avec l’animal amène à s’interroger sur une possible renégociation des schèmes perceptifs, et ce via l’introduction d’un « partenaire » (involontaire) qu’il convient d’incorporer dans son schéma de perception, alors que l’on se situe en dehors de toute forme de rationalité humaine et donc a fortiori sociale.

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L’apprentissage par corps d’une pratique de nature

5 Il n’existe pas de chasse au singulier, ce que Marcel Mauss avait déjà suffisamment montré en affirmant que « L’individu ne va pas à la chasse, il va à la chasse au lièvre » (Bromberger, Lenclud, 1982 : 20), et d’ajouter utilement « et non pas à la chasse au lièvre mais à la chasse de tel lièvre, qu'il connaît bien. » Précision essentielle qui nous réinstalle dans la vision d’une faune socialisée par la connaissance quasi chirurgicale que l’on acquière sur ses habitudes de vie. Motif supplémentaire pour poser d’emblée que les pratiques cynégétiques forment un univers où règne la diversité, tant en termes de méthodes, d’instruments de capture, de saisonnalité, qu’en termes d’espèces considérées comme « gibiers ». Vouloir recenser cette variété relève de la gageure, tant les régions apportent pour une seule forme de pratique autant de modalités d’exercice que ne le permettent les spécificités écosystémiques locales, les interdits culturels ou encore la panoplie des situations compétitives dans l’accès aux territoires.

6 La mise en place d’un « sens pratique » (Bourdieu, 1980) implique pour la chasse que l’on s’attache d’abord à bien relever l’importance de la topographie sociale des lieux, avant de revenir sur les procédures d’apprentissage corporel dans un deuxième temps, pour en troisième lieu tenter de rapprocher ces deux perspectives.

Un espace socialisé qui prédispose les démarches corporelles

7 En premier lieu donc, il convient d’insister sur ce que la nature a de profondément social, à commencer par la cartographie des groupes qui s’en sont appropriés tout ou partie. Pour reprendre notre exemple lagomorphique, l’adjonction d’un partenaire de chasse comme le chien, et jusqu’au type de chien, modifie radicalement la tournure que prendra la quête. Nous entrons ici dans une autre antithèse, formée des deux conséquences à attendre du comportement canin : la fuite ou l’immobilisation du gibier. Aux chiens courants va répondre la fuite des animaux, que ce soit le petit ou le grand gibier, au bois ou en plaine. Dans les plaines françaises où l’on pratique ce type de course, il convient de disposer du droit de chasse sur de vastes étendues. Plutôt que d’être « forcé », comme dans la battue, le gibier se trouve « mené » à parcourir une longue distance ; plus le territoire est vaste et, implicitement, plus grande est l’importance des chasseurs. La différence avec la vénerie va se situer dans la ligne de tireurs postés à proximité d’un passage souvent emprunté et vers lequel poussent les chiens lancés dans une poursuite qui se situe entre la battue et le laisser-courre. Dans les zones boisées, renards, sangliers et cervidés subissent la même poursuite, mais cette fois on parlera de « coulée » pour qualifier les chemins de fuite empruntés, leurs poursuivants aux trousses. Victor Scherrer (2002) commente ainsi ce type de course potentiellement génératrice de conflits territoriaux : « C’est un mode de chasse très convivial et modéré quant au prélèvement ; le plaisir du chasseur réside essentiellement dans la beauté et la gaieté de la poursuite, et dans la musique des chiens (sic.). Mais ce mode de chasse peut être très perturbant pour d’autres espèces de gibier, lorsque les chiens ne sont pas créancés, c’est-à-dire dressés à pister une espèce donnée, ce qui pousse parfois certains grands propriétaires dans les régions où se pratique cette chasse à clore leur territoire d’un grillage » (p.II.26).

8 À l’opposé, ce n’est absolument pas le comportement que l’on attendra des chiens d’arrêt (braques, épagneuls, pointers, setters, griffons etc.), lesquels ont pour mission

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et instinct (travaillé) de repérer l’émanation olfactive d’un gibier, de l’approcher en toute discrétion et de lui assigner l’immobilisme, comme pétrifié par le « marquage » que lui impose cette aphasie délibérée. On comprend ici que c’est davantage la disposition des lieux qui rend précieuse cette capacité à fixer la faune, car lorsque la plaine est vaste et le gibier rapide, la chasse peut rapidement se conclure par le renoncement du chasseur, si bien sûr celui-ci ne maîtrise pas le droit de chasse sur un périmètre suffisant. Or, ce fractionnement de l’assise foncière correspond bien aux régions du Nord de la France, où cette méthode ne règne indubitablement pas par hasard. L’arrêt détient encore un autre avantage, beaucoup plus psychologique et valorisant pour le maître, qui n’a à la bouche bien souvent que les expressions les plus emphatiques pour le « travail de son chien », lequel l’a attendu et fait décoller le gibier au meilleur moment.

9 À mi-chemin entre les courants et les chiens d’arrêt maintenant, les « leveurs » sont de vifs et très ardents springers ou cockers qui ont pour fonction de trouver lapins, lièvres, faisans et bécasses, de les faire se lever, mais sans les poursuivre, afin que le fusil puisse tirer sans risquer de les blesser. Là encore, c’est une caractéristique physique du terrain, à savoir la présence de broussailles, fourrés et ronciers qui font tout l’intérêt de ces leveurs. On comprend aisément que dans ce genre de milieux, l’arrêt n’aurait pour effet que d’éterniser l’attente, le chasseur n’ayant pas les moyens d’accéder facilement à sa proie, alors que la poursuite provoquerait de nombreux accidents sur les chiens dissimulés par la végétation.

10 On peut conclure de ces usages que l’organisation sociale d’un terroir associée à la parcellisation du foncier, lesquelles conditionnent pour une grande part la possibilité pour les chasseurs de disposer d’un territoire plus ou moins vaste, orientent encore les méthodes retenues pour la pratique. Toujours et encore, la chasse représente un manège qui met en scène la spatialité toute sociologique de la nature. Selon que le droit de chasse d’un groupe de pratiquants s’exerce sur un territoire unifié ou a contrario émietté, certaines techniques s’imposent d’elles-mêmes. Pour autant, se maintenir sur cette posture épistémologique holiste, dont la sociologie des années 80 s’est largement faite l’écho (Études rurales, 1982), ne permet aucunement de rendre totalement compte des manières dont le corps cynégétique en action actualise son savoir-faire au travers des expériences vécues in situ. Si son ancrage théorique nous informe quant à l’hexis corporelle du chasseur (Kedzierska, 2006), sa façon d’exprimer les valeurs inculquées par ses groupes de référence, il ne dit rien des effets du terrain sur sa manière de réviser son ethos, soit les dispositions éthiques et pratiques communes à un même groupe social.

L’indicible « plaisir » du corps en action

11 Pierre Bourdieu l’explicite on ne peut plus clairement : « La force de l'ethos, c'est que c'est une morale devenue hexis, geste, posture » (1992 : 133). À l’opposé de ce structuralisme génétique des liens socio-territoriaux, où domine le monde des représentations entre groupes en présence via leur emprise spatiale, une anthropologie du corps propose cette interprétation pragmatique du sens pratique dont les chasseurs font la preuve dans leurs actes concrets. En se rapprochant des sciences cognitives, les spécialistes de l’homme dans sa dimension transversale, tant sur le plan culturel que géographique, établissent le distinguo entre deux types de connaissances : celles

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verbalisées, bien connues des disciplines du social, et les connaissances procédurales, moins prises en compte. Ces dernières passent par l’intégration physique, comme le fait d’apprendre à marcher dans un champ de labour sans se fouler le pied. Si la première forme de savoir relève de l’instruction, ce qu’on pourrait ramener à la pensée, la seconde en revanche mobilise le corps dans ses multiples facettes : l’aspect sensitif du perçu, le côté moteur de la réaction, la coordination également entre une multitude de muscles. La spécificité de ces procédures, et ce n’est pas la moindre, c’est de se tenir très largement dans un stade qui ne nécessite pas la conscience de ce que l’on fait au moment de le faire. En d’autres termes, il n’est pas utile de connaître dans le détail l’ensemble des facultés sollicitées par la parole pour parler, et il serait même paralysant d’y réfléchir à chaque fois que nous émettons un son. C’est en ce sens que les savoirs procéduraux s’enracinent profondément dans le registre du cela va de soi. Le ressenti par rapport à un paysage n’a par exemple pas besoin pour exister de passer par ce processus rationnel. Un inconscient cognitif puissant nous permet de l’apprécier ou au contraire de le détester sans refaire le parcours de la vie d’un œil et des schèmes d’appréciations qui permettent d’émettre un jugement esthétique.

12 Or, l’anthropologue Jean-Pierre Warnier, qui a fortement contribué à cet axe de réflexion en développant ses travaux sur la culture matérielle (1999), n’a pas manqué de faire le lien entre initiation à la prédation et apprentissage par corps (2009). Faisant référence à des sources aussi diverses dans leurs objets que la danse étudiée par Sylvia Faure (2000) ou le processus de civilisation en Occident chez Norbert Elias (1975), il relève cette étroite analogie : « En considérant la pratique cynégétique dans un territoire sous l’angle des connaissances procédurales plutôt que des représentations dont elle est l’objet, il est possible de montrer qu’elle mobilise une culture sensori-motrice et matérielle complexe accompagnée d’émotions spécifiques qui s’inscrivent dans la subjectivité du chasseur (p.1). »

13 On pourrait étendre cette proximité à d’autres approches, comme celle de la boxe par Loïc Wacquant (2001), la tauromachie vue par Christophe Traïni (2003) ou encore la marche observée chez David Le Breton (2000). Nous avons rencontré la même énigme autour des terrains de jeux de balle tirant leurs règles complexes de la phaeninde des grecs anciens, telle que la confidentielle longue paume en Picardie, les paumistes affirmant avec force l’impossibilité de comprendre les mouvements des équipes sans entrer soi-même dans une formation.

14 Ce que Warnier cerne parfaitement, c’est également le caractère profondément indicible des « Plaisirs de la chasse », pour reprendre la formule maints fois utilisée par les thuriféraires de la prédation armée et que l’on retrouve dans l’intitulé d’une revue cynégétique contemporaine. A la question de savoir ce qui constituerait l’attraction fondamentale contenue dans cette démarche, le chasseur est bien en mal de fournir une réponse personnelle, se limitant souvent à reproduire la doxa des notables du milieu quant au rôle gestionnaire que la chasse jouerait dans une nature radicalement anthropisée. La logorrhée des porteurs de fusil n’est pourtant pas en cause, bien qu’elle reste sans effet sur le fond d’une motivation devenue suspecte pour nos sociétés : un rapport charnel à la nature, fait d’un ambivalent, mais non contradictoire rapport de domination suprême et de considération respectueuse.

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Une nature « bonne à penser » ?

15 A défaut des représentations sociales, le moteur de cette culture matérielle repose ainsi dans des acquis qui s’incorporent via la répétition gestuelle, à la manière dont s’apprend l’usage d’un vélo par la maîtrise de l’équilibre. Il n’est ainsi pas envisageable de simuler l’exercice par un dispositif virtuel : abattre des plateaux d’argile lors d’un ball-trap ne prépare que de très loin au tir en situation réelle, sur un être vivant qui évolue en terrain connu, usant de ses aspérités autant que de l’ensemble des conditions du moment.

16 Le premier des rabatteurs venus perçoit sans difficulté toute la différence qui sépare le promeneur d’un pisteur avisé. Pour prolonger l’inspiration maussienne, suivre un amateur de lièvre s’apparente à une lecture du topos, à défaut de quoi le cheminement risque fort de passer pour un zigzag ésotérique. Dans la chasse dite « devant soi » au chien d’arrêt, le pratiquant se présente généralement seul à l’entrée d’une plaine retenue pour ses qualités et sa réputation à accueillir le gibier convoité. Seul avec néanmoins l’indispensable compagnon canin, dont le flair sera essentiel pour débusquer l’animal qui se fond aisément dans la couleur d’un labour. Il est véritablement possible à un homme peu expérimenté de passer à quelques dizaines de centimètres sans que ne bronche la proie. Il existe indéniablement une initiation oculaire qui passe par un savoir regarder, d’où l’intérêt de cette complicité avec le nez auxiliaire du chien dressé à cet effet. Commence alors pour le porteur de fusil une étrange déambulation, faite de progressions apparemment désordonnées, reproduisant globalement une succession de crochets sans objectif apparent, ponctués d’éphémères haltes. C’est au redémarrage que l’attention se doit d’être maximale, l’animal étant susceptible d’engager sa fuite à cet instant, entamant la plupart du temps une très large trajectoire demi-circulaire, entrecoupées de subites bifurcations. Auparavant son traqueur aura pris soin de repérer les emplacements susceptibles de l’abriter, en fonction de l’humidité ambiante, de la température, mais aussi des conditions climatiques des jours précédents, du dénivelé, des raies de labour plus prononcées entre la fourrière et le reste du champ et moult autres infimes détails. Sans entrer dans tous les méandres quasi savants de cette intuition en actes, notons que très rapidement on discerne la matière à des théorisations : sortes de théorèmes que le chasseur fait siens. « Tu vois, là je verrais bien un lièvre remisé. » L’argumentation tourne pourtant court : « Si j’étais un lièvre, je me poserais là, dans ce sillon, aux trois quarts de la pente ; comme ça je verrais arriver de loin et je resterais au soleil, tout en étant invisible. » Arrivés à ce point de l’ascension, un gîte abandonné depuis peu, à peine perceptible au contact visuel mais encore légèrement tiède, vient conforter la prédiction. « Tu vois, je t’avais bien dit. Ça se sent ça. »

17 S’ensuivent, quelques soient les formes de chasse, des enseignements prenant la tournure de micro philosophies, qui peuvent parfois servir de modèles allégoriques pour orienter son comportement dans la vie sociale. La disparition du lapin de garenne devient le symbole victimisé d’une recherche de productivité agronomique à tous crins et au sein du conseil municipal l’on s’oppose pied à pied au remembrement en cours au nom de la sauvegarde du paysage. Les chasseurs de gibier d’eau sont probablement les plus prolixes dans ce domaine, véhiculant des doctrines sur l’intelligence animale qui dictent leur vision du monde : à la manière des anatidés qui pâtissent de la rétraction des zones humides, ils développent une conception hostile de la société à leur égard,

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allant jusqu’à générer un syndrome obsidional. Dans leurs cités assiégées donc, les sauvaginiers comme ils s’appellent eux-mêmes, ont constitué des fiefs politiques puissants autour de leur parti : le CPNT, rempart territorial (Bussi, Fourquet, 2002) parfois efficace contre leurs ennemis jurés : les « escrologistes » (sic.).

18 À partir donc d’une activité aussi anecdotique en apparence que la chasse, en retenant d’elle sa permanence dans les sociétés humaines et à la fois son extrême diversité selon les lieux et les époques, il apparaît une dynamique circulaire entre deux postures : d’une part le corps dans l’espace perçu comme reflet d’une position dans la société, et d’autre part un espace pensé, support de situations dans lesquelles l’acteur physique puise la matière à sa réflexion au travers de son corps. Pour évoquer ces images véhiculées par les chasseurs, comme leur représentation d’une fin annoncée les concernant, conséquence du désamour que leur porterait le reste du corps social, leur posture corporelle les pousse aussi à se considérer comme les « derniers des Mohicans », dans la mesure où ils ressentent physiquement leur « mise en réserve ». Faudrait-il préférer une interprétation de cet état de fait qui se cantonne à considérer la rétraction des biotopes favorables au sauvage comme la simple métaphore du déclin cynégétique ? La nature se décrypte comme un réservoir de signes dans lesquels on peut penser reconnaître des messages ou des préfigurations de l’actualité qui anime les champs sociaux. Pour autant, la disparition de haies bocagères, l’arasement de talus, l’agrandissement du parcellaire ou encore le drainage et l’assèchement de marais sont des observations tangibles. Rien n’interdit d’imaginer la finitude de la chasse à partir de la minéralisation des espaces verts, sans que cela ne vienne contredire le divorce consommé entre les hommes en kaki et une part substantielle de leurs co-sociétaires.

19 Il importe ainsi de se pencher sur ces territoires « bons à penser », et ce au travers d’une expression langagière centrale pour le corps cynégétique, à savoir le mouvement, ou à défaut la position statique, laquelle revient à la même expressivité par la négative.

Langage spatialisé : la feuille de route du chasseur et ses imprévus

20 « Un chasseur c'est d'abord son territoire » relève l’anthropologue Bertrand Hell (1985 : 194). Pourtant plus proche d’un culturalisme s’inspirant des flux corporels, il relève avec force l’importance du rapport à la spatialité pour le nemrod. Mais cette territorialisation peut ici encore s’interpréter par deux grilles de lecture qui se contredisent l’une l’autre. La première met l’accent sur la dimension politique d’un espace disputé et dans lequel les corps sont contraints par un ordonnancement déjà donné, symbolisant l’ordre en place (Boiral, Brouat, 1984). La seconde grille cherche à réhabiliter la liberté de manœuvre que la subjectivité peut trouver au travers d’un corps qui transforme et produit l'espace, notamment en mobilisant son imaginaire (Ostrowetsky, 1983).

21 Chez les uns le local n’est que l’expression stratégique d’une idéologie issue de la petite bourgeoisie intellectuelle et culturelle, qui trouve dans le territoire une réponse à la globalisation. La socio-sémioticienne voit en revanche dans le travail des architectes- urbanistes en charge des villes nouvelles françaises des années 60 un « imaginaire bâtisseur ». Le raccordement entre ces deux perspectives semble voué à l’échec, bien

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que l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss laisse transparaître une voie en filigrane des hésitations de l’auteur dans l’analyse qu’il fait du village Bororo.

« Je pense, donc je suis… de quelque-part »

22 Les chapitres de Tristes tropiques consacrés à l’organisation socio‑spatiale des Bororos (1955 : 229‑284) fournissent une magistrale démonstration de cette matérialité « bonne à penser ». Rappelons succinctement les traits structurants qui en forment l’armature pour la socio-anthropologie de l’espace, sachant que ce modèle a été suffisamment discuté pour en rester à son noyau dur : l’efficience performative de l’agencement spatial.

23 Dans les années 30, les populations tribales d’Amazonie parvenaient à reproduire leur stratification sociale en la gravant littéralement dans le plan de leurs villages. Ces derniers étaient organisés sur un mode circulaire, le long d’un cours d’eau, une ligne médiane virtuelle séparant selon un axe parallèle à la rivière la partie de la phratrie tugare de celle des cera. Division binaire capitale, car cette première dichotomie sociale permet de régler le principe exogamique des règles matrimoniales, obligeant les hommes des deux sous-groupes à la résidence matrilocale, dans un système de filiation matrilinéaire. En surface donc les femmes détiennent le pouvoir sur la dévolution des biens matériels et le contrôle du lignage. En revanche la partie immergée de l’iceberg sociographique montre une survalorisation des droits accordés aux hommes dans l’utilisation des ressources naturelles, dont les plumes de volatiles qui permettent de s’embellir par la confection de diadèmes perfectionnés : distinction suprême dans le système de valeurs des bororos qui accordent la primauté à l’esthétique, lui consacrant la majeure partie de leur temps. Par ailleurs, si les huttes d’habitation échappent au masculin, a contrario ce dernier règne sur la Maison des hommes, le Baitemannanage. Pivot du camp, cette Maison des hommes s’ouvre sur la partie cera par la porte tugare, soit celle fréquentée par les habitants des huttes cera issus de la phratrie tugare, et réciproquement sur la partie tugare par la porte cera.

24 Mais derrière l’apparente égalité entre tugare et cera, Lévi-Strauss le premier s’interroge quant à la prégnance de cette catégorisation, derrière laquelle se profilerait en réalité une autre structuration, triadique celle-là, fondée sur des clans qu’on pourrait qualifier de « supérieurs », « moyens » et « inférieurs », auxquels étaient associés des droits exclusifs, dressant un portrait beaucoup plus contrasté des communautés bororos. Ainsi, l’espace villageois socialise aux règles de l’organisation sociale, tout en servant insidieusement un ordre social bien établi.

25 Ces considérations spatiaux-organisationnelles ne prennent toute leur portée néanmoins qu’en vis‑à‑vis de la spiritualité dont se réclament les chasseurs-cueilleurs amazoniens, à savoir une pensée religieuse relevant du totémisme, dont Lévi-Strauss propose une interprétation originale (1962). En se bornant encore une fois aux seules idées directrices, le structuralisme range en deux ordres de réalité d’un côté les groupes humains qui se revendiquent d’un totem, et de l’autre les êtres et les choses totémisés, soit de façon figurée les éléments d’une série culturelle directement en relation avec ceux d’une série naturelle, lesquels servent d’intermédiaire aux premiers pour se classer entre eux. Si donc les bororos se considèrent comme des araras (les perroquets qui offrent les parures les plus recherchées chez eux), leur finalité

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totémique vise bien à se placer sur l’axe culturel de leurs congénères humains, en mettant en avant les qualités attribuées à leur alter-ego du monde naturel.

26 Un tel système classificatoire se retrouve chez les adeptes de la sauvagine (Baticle, 2007), l’hexagone présentant un véritable réseau des chasseurs de gibier d’eau, fortement structurés en associations que chapeaute la plus importante d’entre elles en Europe, l’ANCGE. En formant un réseau d’interconnaissance qui passe par la revue officielle de leur regroupement (« La sauvagine »), mais également et de plus en plus souvent via les sites internet spécialisés, les hommes des marais et des grèves (qui s’attribuent des pseudonymes associant faune et territoire : « Colvert.80 » par exemple) font valoir leur emblème, diffusé au travers d’un anatidé fétiche, la plupart de temps symbolique de leur territoire de pratique. Ce marquage permet non seulement de s’identifier dans les nombreuses manifestations revendicatives qui émaillent l’espace public français depuis le début des années 80, mais il est encore l’objet d’une revendication qui emprunte au chauvinisme micro-régional. À titre de révélateur, La « tête d’Oigne », à savoir le profil stylisé d’un canard Siffleur, est dressé partout comme la bannière des plus célèbres sauvaginiers, entre 2 et 4 000 porteurs de fusils affiliés à la puissante ACDPM de la Baie de Somme, connue depuis 1975 pour rassembler les plus viscéralement acquis à la cause d’un mode de vie se revendiquant en tant que « culture de la nature » (Baticle, 2009). Sur les cantons côtiers du département de la Somme, où l’on compte quelques 8 % de pratiquants au sein de la population, on avance qu’« ici la chasse n’est pas une passion, c’est une religion. »

Le corps pour dépasser le binôme nature versus culture

27 Cette emphase doit bien-sûr se comprendre comme une extrapolation stratégique de la « passion », visant à affirmer la primauté de cette activité au « pays des chasseurs. » Un Jean-Pierre Warnier estimerait vraisemblablement qu’avec un paradigme inspiré de l’analyse structurale l’on en reste au stade de la symbolique des connaissances verbalisées. Le « carré identitaire », conceptualisé par Sylvia Ostrowetsky (1995) sur le principe du carré sémiotique d’Algirdas Julien Greimas, ne nous aiderait pas davantage à nous situer hors d’une perspective du signe, donc d’un dialogue entre le signifiant et le signifié. Maintenant, l’intellectualisme distant reproché à la théorisation de Lévi- Strauss gagnerait désormais à être revisité à la lumière de la lecture qu’en fait Philippe Descola (2005), pour qui on a beaucoup exagéré la césure taxonomique par laquelle les éléments de la série culturelle ne feraient que jouer des éléments de la série naturelle. Pour l’anthropologue des modes de socialisation de la nature, il existe au contraire dans l’ontologie totémique une indifférenciation très forte entre le monde des humains et celui des non-humains quant à la manière dont ces sociétés établissent un continuum entre les choses et les êtres au sein du vivant. Cette identité de nature posée vaut ici tant sur le plan physique que psychique, corporel que spirituel. Autrement dit, pour la pensée totémique, hommes et totems ne se différencient pas, par essence, que ce soit dans leurs « physicalités » ou dans leur intellectualité, au-dehors comme au dedans.

28 L’avantage fourni par cette perspective qui relativise l’antinomie entre nature et culture, produit de l’anthropocentrisme européen, c’est de réinjecter le corps au centre de l’analyse, à la fois comme enveloppe charnelle et siège de l’intentionnalité. Ici peut intervenir utilement l’anthropologie du corps, en ce qu’elle relie la psyché à la matérialité extérieure.

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« Descola estime qu’à tout prendre, la dichotomie occidentale du corps et de l’âme, de la matière et de l’esprit, est une « variante locale » d’une opposition universelle présente dans les vocabulaires du monde entier. On échapperait donc à l’eurocentrisme en se contentant de relâcher le dualisme de l’âme et du corps (ou celui du mental et du physique) en un dualisme du dedans et du dehors (Héran, 2007 : 798). »

29 À partir de cette critique larvée, le sociologue remarque avec justesse qu’on n’échappe pas aussi facilement au schème binaire cher à la réflexion structurale. On a remplacé le couple nature/culture par un autre : matière/esprit ou corps/âme. Si ce n’est que le binôme proposé se présente sous la forme d’un Janus, le corps représentant autant un contenant qu’un contenu, une matière à la fois placée dans le registre du physique et du psychique, sauf à considérer que les fonctions neurologiques ne seraient pas ancrées également dans de la matière. Cette faculté à assumer les deux faces en même temps correspond à la façon dont les anthropologues du corps définissent les apprentissages procéduraux, si on accepte l’idée que l’incorporation des manières de faire ne sont pas sans effet sur les manières de penser. De plus, bien qu’il s’agisse d’une image encore une fois, l’intérieur et l’extérieur sont affaire de perspective. Je peux vivre mon corps comme extérieur à moi-même, le rejeter en tant que bon représentant de mon identité telle que je me la suis élaborée en pensée, en percevoir des éléments étrangers avec la tumeur, tout comme il m’est possible inversement de ressentir les questionnements de ma psyché dans certaines parties de mon corps, en somatisant. Il y a ainsi avec le corporel un contenu-contenant : une pensée corporelle qui n’est duelle que par abstraction, car la pensée passe par le corps et le corps exprime la pensée. On perçoit par son biais que je suis mal‑à‑l’aise, tout autant que mon malaise est lié à ce corps dont je ne sais que faire dans cet espace.

30 Surtout, et dans un second périmètre, la corporéité est un contenu dans un autre contenant : l’environnement justement. Or, c’est par ce dernier que nous réfléchissons, dans la mesure où il nous offre des occasions de questionnements : le soleil se lève à l’Est pour se coucher chaque jour à l’Ouest. Pour revenir ainsi avec la même périodicité, la circularité du soleil autour de la terre est une figure explicative crédible. Afin de renverser la perspective, je dois détacher mon regard de ma corporéité en m’imaginant observer ce corps de la stratosphère. À partir de là il m’est possible d’envisager que c’est mon corps « enterrestré » qui tourne autour du soleil. Mais les exemples de projection peuvent se trouver dans des expériences plus prosaïques.

31 Enfin, avons-nous besoin que les schémas métaphoriques dont se dotent les sciences soient valides dans les faits pour qu’ils aient une efficience à réfléchir le réel ? Que les métaphores comportent des dangers, comme avec le darwinisme social, n’enlève rien à la pertinence de l’idée générée par le processus de mise en parallèle : il existe aussi des « prédateurs » dans le corps social. La nature peut donc bien être une hypostase de la société, cette société construit également une conception hypostasiée d’elle-même à partir de la nature. Raison qui nous pousse à voir chez les chasseurs des entités bien sociales qui s’inspirent aussi de la nature.

Le parcours du corps cynégétique : entre espace, compétition et logique faunistique

32 Imbriquer l’incorporation cognitive à la symbolique des lieux nécessiterait de longs développements et impliquerait d’investir de vastes configurations socio‑spatiales, qui

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ne peuvent qu’être évoquées à grands traits dans le cadre de cet article. Dans la perspective que nous tentons de brosser ici, ce rapprochement aurait pour intérêt de s’inscrire dans le débat sur le déterminisme social. Ce champ théorique émergent, sur lequel s’essaient les auteurs réunis par Bruno Maggi (op. cit.), mérite à notre sens que les sciences sociales intègrent les connaissances nouvelles sur le cerveau, autant que sur le fonctionnement corporel. Philippe Perrenoud nous rappelle que la tentative n’est pas si récente. « Pour Piaget il y a continuité entre l’action sensorimotrice, observable, et l’action mentale qui se constitue progressivement avec l’apparition de la fonction symbolique, et porte non plus sur les objets eux-mêmes, mais sur les signes ou images mentales qui en permettent la représentation (…) La représentation du réel est toujours la résultante d’une activité mentale du sujet épistémique (1976 : 455-456). »

33 Ce n’est certainement pas céder à l’engouement pour la génétique ou d’autres savoirs développés par les sciences dites « dures » que d’accepter le dialogue en affirmant l’angle d’approche de la socio-anthropologie, de l’économie politique ou de la linguistique. Il est possible d’y contribuer sur un axe inspiré par la sémiotique sociologique de l’espace, tout en tenant compte des acquis d’une anthropologie du corps qui intègre les processus de cognition.

34 Dans le cas de la chasse, instructif parce qu’il s’insère dans des dispositifs qui nécessitent de prendre en compte le comportement de l’animal, le jeu social avec le territoire local peut constituer une porte d’entrée particulièrement riche en enseignements pour expliquer les motivations à s’inscrire dans la pratique. Pour autant, l’attrait en direction de cette sociabilité virile à déambuler s’imprègne au cours d’un long processus exigeant le dépassement du dégoût inspiré tant par la mise à mort, la souffrance animale, que par le dépeçage des cadavres, les odeurs qui en émanent, la vision des tripes jetées aux chiens. C’est en ce sens que Jean-Pierre Warnier voit dans l’initiation précoce le plus puissant moteur de la reproduction sociale du groupe prédateur, justement parce qu’elle rend possible un apprentissage physique du corps à corps homme/animal en amont des imprégnations, désormais socialement dominantes, qui amènent à réprouver la « bestialité » à l’égard du « sauvage ». Or, sur cet aspect de l’initiation cynégétique, la précocité ne se comprend comme facilitatrice à l’adhésion que dans la mesure où elle nous plonge dans un bain familial et localiste qui en dit long sur les manières d’entrer dans la « fraternité des tueurs » (Hell, 1994 : 32).

Réponse à choix multiples (Baticle, 2005 : 32).

Initiateurs Nb. cit. Fréq.

Non réponse 7 0,1 %

Grands-parents 1045 19,9 %

Oncles/Tantes 1241 23,7 %

Père/Mère 2967 56,6 %

Frères/Sœurs 729 13,9 %

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Beaux-Frères 420 8,0 %

Cousins 508 9,7 %

Époux/Épouse 64 1,2 %

Autres liens de Parenté 218 4,2 %

Amis d’Enfance 913 17,4 %

Voisins 592 11,3 %

Collègues de Travail 322 6,1 %

Gendres/Belles-Filles 23 0,4 %

Seul(e) 272 5,2 %

Autres :[Précisez SVP : …… 214 4,1 %

TOTAL OBS. 5240

35 Ainsi, parmi les 5 240 répondants du département de la Somme (Picardie), à savoir 1/5ème des effectifs d’une région connue pour sa cynégéphilie, l’intronisation dans ce rôle passe essentiellement par les ascendants directs et indirects, voire par l’environnement amical et professionnel ou le voisinage. De la sorte, ils ne sont que 5 % à déclarer s’être auto-initiés, sachant que leur première expérience s’est réalisée en moyenne aux alentours de leur dixième année, et ce comme accompagnateur.

36 Devenus des porteurs de fusils actifs, les manières dont on peut saisir chez eux la réalisation d’un entre soi microsocial via l’apprentissage par corps de la démarche, réside justement dans le fait des déambulations sur un territoire de chasse qui matérialise la métaphore du corps social. Si l’on retient l’organisation la plus courante dans le Nord de la France, à savoir l’association communale de chasse, on observe qu’il existe non seulement un souci de faire correspondre entité locale et territorialisation de la chasse, mais qui plus est une volonté d’intégrer dans le collectif les postulants qui peuvent faire valoir une appartenance au village, qu’elle soit résidentielle ou liée à la naissance, voire à la primo-socialisation.

37 Les collectifs (« sociétés de chasse ») qui en découlent rayonnent donc la plupart du temps sur la majeure partie du territoire de la commune au travers des pressions sociales que ressentent les propriétaires du foncier, et à ce titre détenteurs du droit de chasse. Des sociétés qui ont d’autant plus de facilités à réunir les surfaces nécessaires à leur exercice qu’il s’agit de plaines, dont la possession est disséminée entre une multitude de propriétaires. En revanche, pour les zones boisées, ce sont plutôt les petits massifs et les zones tampons, limitrophes des grandes forêts, qui tombent dans leur giron. Sur le terrain, les premières journées de chasse en plaine témoignent plus souvent d’une primauté du groupe, lequel s’impose aux individualités en prescrivant la battue collective. Des groupes en partance de la place communale sont envoyés aux extrémités du territoire afin de rabattre le gibier vers le centre (méthode parfois appelée « le chaudron »). Cette figure spatiale exprime assez bien le sentiment de la

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collectivité des chasseurs locaux, lesquels considèrent le gibier comme produit de leurs efforts à maintenir les conditions d’une bonne giboyeusité. Ce n’est que dans les semaines suivant « l’ouverture » qu’une plus grande latitude est laissée aux personnalités. Selon le calendrier des espèces autorisées au tir, les coureurs des plaines s’orientent préférentiellement vers un gibier. Pour la perdrix grise par exemple, très commune dans ces régions, de petites équipes se constituent selon les affinités et le voisinage résidentiel dans la commune. Ces groupes restreints vont embrasser le territoire en décrivant de larges mouvements qui, dans un premier temps, sont fonction de la connaissance qu’ils détiennent sur la présence des volatiles, mais aussi des habitudes prises à partir du point de départ privilégié. Car ces lignes de fusils vont être amenées à se frotter les unes aux autres, donc à se contourner pour éviter le face- à-face dangereux. Des règles vont ainsi et tacitement se mettre en place, selon la disposition des équipes au moment de la rencontre, leur orientation générale et la configuration des lieux détenus, le tout sous l’influence des animaux poursuivis. Il conviendra en règle générale de renégocier sa stratégie spatiale afin d’éviter de pousser le gibier vers les territoires des sociétés environnantes. De la sorte, on peut percevoir dans le groupe local des hommes en kaki une cohorte de patrouilleurs du territoire qui défend jalousement son gibier à l’encontre des groupes rivaux. Mais les mêmes pourront à l’inverse viser à profiter des erreurs commises par leur voisinage.

38 Quoiqu’il en soit, les critiques fusent dès que ces principes ne sont pas respectés. Paradoxalement, les difficultés commencent sitôt qu’une compagnie de perdrix est prise en chasse, car dès-lors ce sont ses habitudes comportementales qui priment : le vallon emprunté pour se dérober, le boqueteau qui rendra invisible, l’usage du rase- motte. Généralement, les oiseaux s’enfuient alors qu’ils sont encore hors de portée, ce qui induit une technique : poursuivre la compagnie afin de l’éclater en plusieurs sous- groupes et retenir les animaux les moins robustes au vol afin d’espérer les rattraper. Groupés entre approximativement huit et quinze membres, la formation des perdrix n’est fragilisée que divisée (ou lorsqu’on lui assigne la battue collective). Leurs poursuivants se doivent alors de composer avec l’attitude pressentie du gibier, en s’adaptant aux contraintes inhérentes à la physionomie spatiale du droit de chasse, donc à la présence mitoyenne des concurrents, tant interne au groupe territorial que directement adjacente.

39 Il leur faut encore considérer l’extériorité au sein même du territoire, certaines de ses portions pouvant être « réservées » par des propriétaires désireux de faire valoir un droit de chasse pour eux-mêmes ou pour des « rattindeux » qui auraient échoué à se faire intégrer. La « rattente », désigne en picard la posture qui consiste à se tenir embusqué sur une position stratégique en attendant de pouvoir profiter du travail de traque des chasses attenantes. Un aplomb rendu possible par la dispersion de la propriété foncière, spécialement dans les bouquets d’arbres isolés au milieu des terres arables, détenus par des propriétaires locaux en rupture de banc ou par des héritiers extérieurs à la sphère locale, échappant ainsi à sa contrainte morale.

Conclusion

40 Au travers de ce dernier exemple, se distinguent plusieurs dimensions dans le savoir- être cynégétique. S’impose au regard d’abord des configurations sociales spatialisées, faites de rivalités entre groupes d’acteurs, d’une compétition pour le gibier selon un

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cadre juridique et coutumier des bonnes manières de faire. Ensuite, l’espace apparaît comme chargé d’une puissance d’évocation symbolique qui fournit des signes évocateurs pour le groupe ou partie de ses membres. C’est pour l’individu une localisation qui joue le rôle de borne évocatrice dans son vécu personnel de chasseur. Les rencontres avec l’animal fondent une cartographie subjective propre à chacun. Mais on retrouve également une sémiotique du territoire avec les déambulations types, comme la principale en régions de plaines qui consiste à réaliser le « tour du territoire. » À suivre d’ailleurs les sociologues de l’imaginaire, les circumambulations vaudraient suffisamment le détour pour que l’on s’y attarde, car ces « trajets concentriques sont plus que la simple conscience géographique d’un espace approprié : par eux se déroulent les rites des retrouvailles » (Sansot, op. cit. : 57). Pour autant, et au-delà de la rotondité comme forme prise dans le jeu d’une symbolisation culturelle spécifique, de nouvelles perspectives se dessinent quant à la manière dont l’activité symbolique se trouve impactée par une corporation à jouer de l’espace. « les trajets concentriques permettent l’imprégnation, lente ou rapide, dans un espace et dans les pratiques qu’il autorise et développe. De ce fait, les rencontres qui émaillent ces promenades précisent d’autant mieux les spécificités locales. Le terme promenade implique une caractéristique générale des trajets concentriques : ils se font à pied. Seule la marche offre une vitesse propice à cette sédimentation imaginaire (…) Le lieu tire sa légitimité de lui-même, et non d’une référence à son utilité sur un mode productif. » (Le Breton, op. cit. : 57).

41 À la manière des circumambulations d’appropriation, portions du corps social local réinscrivant leur exercice prédateur dans l’espace du territoire détenu pour le droit de chasse, il n’est pas étonnant de constater que les chasses, loin de n’être qu’une quête de gibier, sont avant toute chose des démarches inscrites dans les espaces socialisés, et porteurs de socialisation. Jean Jamin (1988) n’hésitait pas, de son côté, à voir dans la tenderie aux grives des ardennais une véritable « éducation sentimentale. »

42 Ce faisant, les interactions entre corporéité et spatialité trouvent dans la « passion de Diane » deux entrées concordantes : primo l’incorporation des modus operandi nécessaires à l’exercice et secundo l’expressivité des corps virilisés, dans une extériorisation valorisant la résistance physique, mais encore un utopique espoir de faire corps avec la nature. Car au-delà de leur volonté de faire de la chasse un réceptacle idéal de leur identification au monde local, les porteurs de fusil laissent apparaître un imaginaire foisonnant, qui emprunte autant à l’espace onirique de l’enfance et de la nostalgie, qu’à une mystique de la ruralité passablement fantasmatique.

43 En d’autres termes, en se détachant de la finalité explicite qui consisterait uniquement à capter une part du cheptel dont recèle un territoire, on en arrive à questionner d’autres dimensions, plus implicites, qui font de la chasse une manière d’activer son corps dans un périmètre plus ou moins large, visant à exprimer une position légitime dans un espace social défini d’abord par l’appartenance au local. Une lecture de certaines déambulations révélatrices de ces « corps métonymes » (Lupu, 1982), qui par un mode de déplacement ou d’occupation de l’espace rural donnent à voir un statut social, détient l’avantage de ne pas avoir à correspondre à la position occupée dans la société globale.

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RÉSUMÉS

L’exercice de la chasse exige tant une initiation symbolique, relevant du social, qu’un apprentissage par corps qui se trouve médiatisé au travers du territoire. Si ce n’est que la finalité reste ici la ruse à l’égard du gibier, lequel fait aussi montre de sa propre logique comportementale. Ainsi, dans l’observation des stratégies cynégétiques, on perçoit que le jeu avec l’animal ne peut pas être cantonné au statut de reflet des représentations sociales, dont pour autant il fait également l’objet. De surcroit, les attitudes de la faune sauvage jouent comme de puissants vecteurs de l’agir cynégétique. Bonnes à penser, les postures animales provoquent des interprétations humaines qui interrogent le débat sur le déterminisme social lorsque se trouve introduit un tiers-acteur entre l’homme et son espace : un gibier obligeant à une forme de réflexivité.

The practise of hunting requires a symbolic initiation linked to the social side of things, as well as an initiation through the body which itself finds its place in the territory. We must keep in mind that the finality here is the crafty tactics you use facing the game, this very game having its own logical behaviour. So while studying the strategies related to hunting, you can easily discover that playing with the animal can’t be reduced to the mirror image of social representations. Moreover, the way wild life behaves, acts as powerful vector in the hunting scene. The way animals behave lead to human interpretations that induce questions related to social determinism when a third acting party intervenes between the human being and his territory; a wild animal inducing a reflexivity of some sort.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

AUTEUR

CHRISTOPHE BATICLE Socio-anthropologue - Université de Picardie Jules Verne, Amiens. EA Habiter le Monde/UMR- CNRS CURAPP cbaticle[at]aol.com

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Les relations humains/animaux De l’espace protégé à l’espace partagé, une géographie physique et sensible

Stephanie Chanvallon

NOTE DE L'AUTEUR

Par souci de simplification, j’emploie ici le terme « animaux » pour parler des « animaux non humains », vocable largement utilisé aujourd’hui dans la littérature scientifique. Le terme « Homme » désigne par ailleurs l’être humain au sens large, hommes et femmes confondus.

1 Les animaux font parler d’eux alors qu’ils sont nombreux à disparaître de leurs espaces naturels. En France, ils reconquièrent des territoires et les voici arrivés dans la Cité. Au sens propre par leur présence croissante aux abords et au cœur des villes et au sens figuré au travers des différentes problématiques scientifiques, tout particulièrement en sciences humaines. Le statut de l’animal évolue et encourage la mise en place d’études sociologiques sur la puissance des interactions Homme/Animal. Les expériences personnelles de rencontres et de côtoiements d’animaux sauvages ouvrent un espace de perception, qu’il soit géographique ou psychique. Observer, s’imprégner de la nature, rencontrer l’animal, c’est déjà le découvrir vraiment et l’apprendre, accepter de le voir autrement et se laisser surprendre. Mais si nous pouvons écrire sur les animaux, nous ne pourrons jamais exprimer à leur place. Quoi qu’il en soit, nous sommes spectateurs et toujours participants de cet « immense chantier vivant où forme et territoire s’entrecroisent et proposent à chaque espèce et à chaque individu la pente de sa signature » (Bailly, 2007 : 96).

2 Pour répondre à ce numéro spécial des Carnets de géographes cet article s’appuie sur des recherches en anthropologie sociale et pluridisciplinaires analysant spécifiquement les relations de l’Homme à la Nature et à l’Animal sauvage, menées à partir « d’entretiens au long cours » (Chanvallon, 2009). Le texte sera ainsi illustré de propos d’enquêtés (en italique dans le texte) et du vécu de l’auteur2. Les relations anthropozoologiques seront

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abordées sous l’angle spatial. À partir d’expériences de terrain, l’espace géographique, territoire propre à chaque être vivant et lieu des rencontres Homme/Animal, est exposé dans l’ordre successif des espaces protégés aux espaces partagés, entre distance de fuite et contacts physiques. Différentes situations viendront témoigner de comportements atypiques qui interpellent. En derniers lieux cet article présentera ce que nous appelons l’« entre-deux animal », puis une approche de l’espace comme zone de rencontre motivée par le désir « d’être en relation ».

3 Nous focaliserons essentiellement sur les relations avec les animaux sauvages3. « Sauvage » sera employé à propos des animaux qui vivent sur leur territoire naturel et qui décident ou non de rencontrer l’espèce humaine. Il ne faut pas voir ici une vision idéalisée et idyllique de l’animal ni de la rencontre entre un être humain et un animal – potentiellement dangereuse. Dans ces mondes animaux, il y a des temps pour s’alimenter, se reproduire, se protéger, se reposer, jouer, et puis il y a des interstices ouverts pour la curiosité (Lorenz, 1985). Nombre d’espèces témoignent d’un intérêt pour l’espèce humaine, se rapprochent et créent des interfaces. « Je pense qu’ils cherchent aussi à interagir avec nous. Les orques invitent les hommes », souligne Marc, plongeur apnéiste d’une quarantaine d’années, organisateur de croisières à la rencontre des orques dans les eaux de Norvège.

Une méthodologie entre sciences et expériences

Une anthropologie sociale qualitative et réflexive

4 Les enquêtés sont des professionnels et des passionnés de nature choisis parce qu’ils étaient susceptibles de « fournir les informations importantes qui ne [pouvaient] pas être aussi bien obtenues en suivant d’autres choix » (Maxwell, 1999 : 128). Ils sont par exemple biologiste, cinéaste, ethnologue, navigateur professionnel, plongeur apnéiste. Vingt-deux récits de vie ont été analysés dans une approche sensible et réflexive (Céfaï, 2003), valorisant ainsi la part de singularité de ces femmes et de ces hommes (Cuche, 2004 ; Héas, 2010), leurs « stratégies identitaires ». Dans cette perspective, les mots et leurs résonances, notamment affectives, importent plus que le nombre d’entretiens ou la fréquence des vocables utilisés. Ce qui est recherché dans leurs témoignages est l’expression de leur vécu, ce qui fait sens pour eux dans leurs relations privilégiés avec la nature et l’autre animal, initie une autre « façon » de les regarder (Gould, 2001) et amène un retour bénéfique sur soi (Ormiston, 2003). Les subjectivités et l’implication du chercheur auprès de ces informateurs privilégiés et sur le terrain agissent ici comme « levier et instrument de connaissance » (Lavigne, 2007). Pour Le Grand (2006), il s’agit de reconnaître dans l’engagement du chercheur et ses propres expériences une « potentialité heuristique ».

A propos des anecdotes

5 A propos des animaux, « The « anecdotal method » is gaining momentum in animal behaviour » ( Bates & Byrne, 2007). Pour que les anecdotes soient utilisées comme données scientifiques, ces auteurs posent plusieurs conditions4. Mais la qualité d’une anecdote ne peut être sous-estimée parce que rapportée par un informateur privilégié et non par le chercheur lui-même, d’où l’investissement réalisé dans « les entretiens au

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long cours » et la compréhension de l’agencement des expériences parfois extraordinaires. Un comportement anecdotique, aussi singulier soit-il, est un témoignage privilégié d’un vaste réservoir de possibles (Gould, 1997). « L’utilisation d’anecdotes nous permet d’appréhender l’étendue des comportements des espèces qui se déroulent en milieu naturel, leurs aptitudes les plus créatives, plutôt que de nous restreindre aux paradigmes déjà répandus sur l’étude des autres espèces animales et humaines »5 (Bates & Byrne, 2007). Il semble judicieux que le chercheur qui relève l’anecdote ou l’enquêté qui en témoigne aient des connaissances sur l’espèce observée mais à condition qu’elles ne soient un frein en termes de comportements attendus. Comme le souligne Cardonne, « C’est le milieu qui détermine son occupant. Car, cela est certain, beaucoup de changements interviendront d’une population à une autre même si la latitude et les conditions nous paraissent identiques » (2004 : 109).

« Chacun chez soi »

6 Le territoire est un espace vital, lieu de nourriture, de protection, de séduction, de reproduction, de socialisation, un espace où se jouent de multiples relations avec ceux de la même espèce ou d’une espèce différente. Les limites du territoire, ces zones à ne pas franchir lorsqu’on est un intrus, une menace potentielle, sont signifiées par des marques, des odeurs, par le comportement de l’animal qui peut attaquer ou prendre la fuite (Hall, 19666). Dans les rencontres fortuites entre des êtres humains et des animaux sauvages, en dehors des comportements de prédation, les attaques sont souvent liées à notre incapacité à identifier ou comprendre la situation et les signes en présence : nous avons pénétré dans un espace où nous n’étions pas invités. Pourtant, bien des espèces adoptent des attitudes qui peuvent nous interpeller, que ce soit les rapaces, les chiens de troupeaux, les ours, les requins, etc.

7 Nous ne partageons pas avec les animaux le même mode d’expression. L’absence de compréhension est d’ailleurs réciproque, or nous avons tendance à ne voir que leur manque : ils sont dénués de parole. Mais depuis leur place, la situation est similaire : nous ne pouvons-nous faire comprendre. Cependant, il existe un lieu commun dans les cris, les postures particulières, les mouvements du corps et les rythmes, les vibrations peut-être. La communication non-verbale (Hennel‑Brzozowska, 2008) – déjà décrite par Darwin en 1872 - est ainsi un mode d’échange que les humains peuvent avoir avec les animaux. L’animal qui n’est pas sur son territoire où s’y sent menacé, à une distance de fuite ou de sécurité, celle subtile dont nous pouvons faire l’expérience quotidiennement dans nos relations avec autrui (de l’espace proche à l’espace intime). Il faut pouvoir la respecter et ne pas enfreindre cette règle naturelle. Souvent, l’être humain montre son ignorance, son incompréhension. Nous sommes tellement habitués à vivre dans des espaces supra-codés, qu’il semble que nous nous comportions comme si les espaces sauvages étaient vierges de signes, dénués de sens, tels des « taupes monomaniaques » (Picq, 2005). La transgression des limites est parfois volontaire. L’empiètement sur le territoire de l’autre, l’espace qu’il s’est approprié, peut déclencher un combat. Perdu par le « tenant du titre », une redéfinition du territoire se fera en faveur du « vainqueur ». Parfois, l’être humain provoque et met l’autre au défi. Il sait qu’il n’est pas chez lui mais il veut affronter l’animal sur son territoire. Inconscience, volonté de puissance ou jeu instinctif ? La distance de sécurité se transforme alors en distance critique qui peut mener à l’attaque-défense.

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« Au cours d’une plongée en Mer de Cortez, j’avais remarqué qu’un groupe de femelles otaries était rassemblé au loin. Je continuais mon exploration sous-marine tout en gardant mes distances. Le matin même, un mâle de taille conséquente était venu vers moi en poussant des cris mais sans agressivité : je ne devais pas m’approcher davantage. J’étais donc à l’écart, et quelle ne fut pas ma surprise quand une otarie – sans nul doute très curieuse – vint vers moi, progressivement, par une approche prudente et douce. Au bout de quelques minutes, nous étions là face à face, tranquilles, jouant à nous imiter l’une l’autre. Soudain, j’ai entendu les cris du mâle : il venait chercher la femelle qui avait quitté le « harem ». Par deux fois elle a tenté une nouvelle escapade pour me rejoindre et par deux fois le mâle est venu la chercher. N’étant pas sur leur territoire, je ne me suis pas sentie menacée, ce n’était pas moi la rebelle, je n’avais pas à m’éloigner. »

8 Le « chacun chez soi » est une limite donnée pour assurer l’intégrité physique et psychique. Mais la frontière entre l’individu et le monde est mouvante. Comme le précise Serres : « La première [limite], intérieure, protège l’habitant de sa douceur ; à l’extérieur, la dernière menace, de ses duretés, les envahisseurs possibles. En celle du milieu se percent des pores, des passages, portes ou porosités par lesquelles, et souvent par semi-conduction, tel vivant ou telle chose entre, se verrouille, sort, transite, attaque, attend sans espoir… (…) Défendre, protéger, interdire ou laisser passer : ainsi, triplement, fonctionne une frontière » (2008 : 45). Ces frontières peuvent être poreuses et ouvrir à des voies d’échanges où les espaces sont confondus pour en créer un nouveau.

9 Pour préserver les animaux sauvages menacés de disparition, il semble aujourd’hui important d’éviter toute mise en présence (Bériot, 2012). Toute rencontre peut en effet développer une sorte de familiarité et réduire l’espace de sécurité de l’animal par habituation à la présence humaine. La pratique du braconnage en devient ainsi facilitée. Pour exemple, les tigres sont chassés de leur territoire et amenés à vivre sur des espaces de plus ou en plus réduits, ou bien ils sont exterminés et même importés dans des espaces clos : des élevages pour alimenter un commerce alimentaire, aphrodisiaque et ornemental (Bériot, 2012). Du sauvage au domestique d’élevage, il n’y a qu’un pas : la violation des frontières du vivant et le non-respect de la vie dans sa dimension même symbolique et sacrée. Ne pas habiter des espaces naturels pour protéger des espèces, c’est aussi accepter de ne pas céder à la tentation d’être les privilégiés de telles rencontres sous couvert d’un éco-tourisme.

Chez eux et pourtant nuisibles

10 L’espace naturel d’un animal sauvage est parfois incompatible avec les activités humaines. À côté d’une nomenclature biologique pour la classification du vivant, une liste définit les espèces dites emblématiques, celles à protéger (Liste Rouge internationale), celles sans valeur patrimoniale, animaux de laboratoire, etc. Pour les espèces dites nuisibles, il s’agit dans la majorité des cas d’animaux qui vivent sur leur territoire naturel et que nous partageons avec eux : renards, fouines, geai des chênes, etc. Ils ne sont nuisibles que par rapport à nos pratiques et bien souvent il est question d’un conflit de territoire décrété par l’Homme : ces animaux des champs et des plaines ont les mêmes proies que celle des chasseurs, ils leur font concurrence et se nourrissent de surcroît de leur gibier élevé à grand frais. Pourtant, pour le bon déroulement des affaires de la chasse, des animaux à l’origine sauvage : faisans, perdrix, sont élevés dans des espaces évidemment non sauvages, pour être ensuite relâchés dans leur milieu

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naturel. Mais imprégnés par l’Homme, nombre d’entre eux ont perdu leurs instincts, en l’occurrence la fuite ou le camouflage. « Je me souviens de cette perdrix – une rescapée de la chasse amputée d’une patte - et tout juste recueillie dans un centre de soins de la faune sauvage. Son comportement était celui d’un animal domestique : elle venait spontanément vers l’être humain et restait près de lui ».

11 Ainsi, introduire un animal d’élevage dans un espace naturel, c’est bien évidemment le condamner à plus ou moins long terme. Cette pratique de la chasse, pour certains simulacres de retour vers la nature (Dalla Bernadina, 1996), n’est pas appropriation sensible d’un espace pour y sentir la vie sauvage où il s’agit de suivre des pistes animales, flairer, identifier des traces, se courber, faire silence, débusquer.

Un territoire partagé et les « borderline »

12 Sur un grand espace, les territoires humains et animaux s’entrecroisent parfois. La capacité de l’Homme à comprendre et à respecter les limites, à se faire respecter aussi, témoigne d’une possibilité de vivre dans un monde non artificiel où chacun peut avoir sa place. En Colombie Britannique, sur l’Ile de Vancouver, quelques campings – très sommaires – permettent aux adeptes des espaces peu fréquentés de vivre dans un environnement entre océan pacifique et forêt primaire. Les animaux tels que loups, ours noirs ou couguars évoluent aussi sur ce territoire. Dans cet espace partagé, la réglementation est stricte et vise à protéger tant les êtres humains que les animaux (caissons en métal pour la nourriture afin de ne pas attirer les animaux, se déplacer en faisant du bruit pour ne pas les surprendre, etc.). Tout animal observé est à signaler. Si la cohabitation se déroule apparemment sans tensions ni accidents, les possibilités de croiser un de ces mammifères restent faibles de toute façon. Mais les limites de la cohabitation sont nettes. Sont « hors-la-loi » ceux qui ne les respectent pas : pour les êtres humains, des gardes interviendront pour fautes de comportements (nourriture abandonnée sur une table par exemple), et comme personne ne tient nécessairement à se retrouver face à un ours, l’autodiscipline fonctionne. Les animaux ont eux, « droit à l’erreur » parce qu’ils ne savent pas – ou presque – les conditions particulières exigées dans cet espace. Mais si la marge de manœuvre est plus grande quant au périmètre dans lequel ils peuvent évoluer, l’intervention à terme peut être radicale : un ours trop souvent à proximité humaine devient potentiellement dangereux et risque d’être abattu. Sur les panneaux de recommandations, il est rappelé que nos erreurs peuvent leur coûter la vie : « A fed bear is a dead bear »7 nous invite à la responsabilité. Dans d’autres régions de l’île de Vancouver, les « choses » sont prises avec plus de légèreté et autorisent de fait une présence presque journalière de l’ours. Il est alors important pour l’être humain de réaffirmer avec force sa présence et les limites de son territoire : l’ours n’a pas à être sur la poubelle blindée du camping ou près d’un logement tout en étant observé par les humains et sans être inquiété par eux. En effet, dans une telle situation de vis-à-vis, il prend ses aises et acquiert confiance. Il faut agir pour le faire fuir, en lui fonçant dessus et en criant (et ça fonctionne !). L’ours sait fort bien qu’il n’a pas à être là, et repart tête basse et résigné en attendant un moment propice.

13 Dans ces espaces réduits où vivent êtres humains et animaux sauvages, les rencontres sont rares. Cependant, des règles de bonne conduite et de prudence sont fondamentales. À la périphérie d’un groupement de maisons, l’entrée d’un bois est

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habillée de cet écriteau temporaire improvisé sur un morceau de carton et qui invite à la vigilance : « Be careful. Mum and cubs in area »8. Les animaux sont protégés dans le sens où l’on considère que la forêt est leur territoire. On ne criera pas vengeance si un homme paie de son imprudence ou de son intrépidité9. De la même façon, pour les ours trop présents en ville des sanctions peuvent être prises. Les « borderline » peuvent être abattus, mais ce n’est jamais un acte apprécié pour les gardes à qui incombe la tâche de tuer l’animal.

14 Comme évoqué précédemment, êtres humains et animaux savent poser les limites de leur territoire respectif, et comme pour tous les individus inter ou intra espèces, le « chacun chez soi » est à affirmer presque quotidiennement au risque d’un empiètement et d’une menace. Mais l’espèce humaine, colonisatrice, considère ne pas avoir de limites et pille constamment en presque toute impunité le territoire des autres êtres vivants. Pour Serres, l’appropriation de l’espace par l’être humain se manifeste par ailleurs sous forme de pollutions : « La croissance même de l’appropriation devient le PROPRE de l’Homme. Les animaux, certes, s’approprient leur gîte par leurs saletés, mais de manière physiologique et locale. Homo s’approprie le monde physique global par ses déchets durs (…) » (2008 : 55). Et ces pollutions, indirectement, détruisent des habitats naturels et réduisent l’espace vital des autres espèces.

Des cétacés et des Hommes : d’un espace de rencontre à un lieu de conflits

15 Irlande, Bretagne, Caraïbes, Nouvelle-Zélande… qui n’a pas entendu parler de ces dauphins solitaires qui viennent à notre rencontre ? Il en est ainsi de Jean‑Floch venu côtoyer les ports bretons au début des années 200010. La rencontre entre un humain et un animal sauvage peut-être surprenante, furtive, mais aussi s’installer dans la durée. Ce dauphin venait rechercher une sorte de compagnie et beaucoup de contacts physiques ; il a fait de ce petit port finistérien son territoire de jeux et de repos. La première saison, le port était rempli d’observations et de moments de partage : nage et descente au fond de l’eau avec le dauphin, imitation de ses acrobaties, caresses, etc. Initialement, ce lieu était celui des pêcheurs qui ont donc accepté la présence du dauphin dont ils appréciaient initialement la compagnie, puis d’un nombre de plus en plus important de personnes jouant autour des embarcations. Mais progressivement des signes de détérioration dans la relation sont apparus jusqu’au conflit allant à l’atteinte de l’intégrité physique et psychique des protagonistes humains et animal.

16 L’échec de cette relation renvoie entre autres à la façon de concevoir et de comprendre l’animal sauvage qui justement échappe à l’Homme, à ce qu’il veut s’approprier. Le mythe de Flipper, la romantisation orchestrée dans le film Le Grand Bleu, le rêve de nager avec un dauphin a déclenché des comportements passionnés où l’envie du contact passait outre le respect de l’animal et des conseils avisés, comme si toucher le dauphin et s’accrocher à sa nageoire dorsale étaient un droit, un « à tout prix » que rien n’aurait pu empêcher. Sautant dans l’eau, surexcités, attendant parfois désespérément que le dauphin viennent à eux et au final, frustrations, tensions même entre les individus. Pierre, âgé d’une cinquantaine d’années, naufragé sauvé par des dauphins, a été témoin privilégié de la rencontre entre des hommes et des femmes qui « se précipitaient » sur l’animal :

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« Je disais aux gens qu’il fallait l’observer avant de faire quoi que ce soit, parce que s’ils n’étaient pas invités, ils allaient se faire sortir de l’eau plus vite qu’ils n’y étaient rentrés, « Mais ça, ça nous regarde » me répondaient-ils. Je savais exactement ce qui allait arriver : le dauphin a foncé sur eux en émettant des sons agressifs, les gens ont paniqué et il les a fait sortir ! ».

17 Et puis le non-respect des règles élémentaires de sécurité, l’empiètement sur l’espace maritime des pêcheurs. La conséquence de tout ceci fut l’interdiction pour quiconque de se mettre dans l’eau en présence du dauphin devenu « une bête étrange…, monstrueuse…, vraiment là pour attaquer »11.

18 Les limites d’une telle relation sont complexes. Il est question d’un territoire momentanément partagé où s’imbriquent des motivations différentes, que ce soit celles de l’animal ou des humains. Apparaissent alors des empiétements et des violations d’espaces à plusieurs niveaux : non-respect de celui du dauphin, des pêcheurs, appropriation du port par le dauphin qui manipulait les nageurs à sa guise – il en faisait sortir certains de l’eau et en gardait d’autres de force – et au final des tensions multiples inter et intra-espèces (Héas, 2010). Ces échecs dans les relations humains/ animaux ne peuvent que nous interroger sur nos propres comportements souvent inappropriés et nos représentations mystifiées, dans la version « Bambi » ou « Les dents de la mer », sur nos volontés de domination et d’appropriation du monde sauvage, nos représentations inadéquates pour traduire une intelligence de toute façon différente.

De la distance respectée à la relation intime : « l’entre- deux animal »

19 Plus loin que ces traques animales où l’Homme maintient une distance physique, cherche à observer sans être observé, vouloir rencontrer c’est croiser le regard, se sentir existant aux yeux de l’autre, c’est établir un lien avec des conséquences émotionnelles et psychiques d’une autre teneur, entre pensée rationnelle et intuition, contrôle et laisser-faire. Existent-ils des conditions pour la rencontre, tout particulièrement en termes d’espace ? Comment et sur quoi se constitue cet échange voire cet agir ensemble ? Quel est donc cet animal ? Ou plutôt qui est-il, qui est-elle, celui ou celle qui vient rencontrer l’être humain ? Il est indéniable que cette relation est construite sur un attrait commun entre les deux espèces mais la motivation de cet autre reste insondable, au-delà d’une curiosité évidente : « Par le biais de leur attitude les orques cherchent aussi à communiquer avec nous, ils sont ouverts aux autres espèces, ils ont des interrogations », souligne Marc. Les questionnements sont nombreux. Présentons ici ce que peut être une relation extraordinaire avec un animal sauvage, aux portes de la complicité et de l’intime, en montrant comment l’espace est investi par l’humain, comment il peut entrer en osmose avec lui puis progressivement en symbiose avec l’animal pour basculer ensemble dans cet « entre‑deux animal ».

20 En tout cas, espérée ou fortuite, peut-être risquée, souvent bouleversante, cette rencontre est bien décidée par l’animal qui accepte de se montrer et d’entrer en contact, et ce, tout particulièrement en mer. Imaginez cet instant : vous êtes seul(e) en maillot de bain avec un masque et tuba à la surface d’une mer chaude qui ouvre sous vos pieds plusieurs centaines de mètres de profondeur, du bleu sans fin et de plus en plus dense. Vous avez observé un souffle d’évent dans le lointain, la grande baleine est là-bas. Vous attendez que cet animal géant vienne se présenter à vous. Attendre.

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Espérer. Entre cœur qui bat la chamade et sentiment de confiance qui s’impose. Et puis le surgissement, à quelques mètres de vous…

Les temps de la rencontre : être à l’écoute de soi, du milieu, de l’autre

21 Comme un besoin impérieux, la rencontre, parfois renouvelée12 vient ponctuer l’existence de ces moments où l’individu est en quête d’une nourriture sensorielle, voire cognitive, entre sentiment d’une « intégration au cœur même de la nature », émerveillement, excitation, et puis et surtout ce qui instaure ce lien privilégié entre soi et l’animal, « ce pont invisible entre deux univers sensoriels différents »13. Ainsi, pour Marc qui rencontre annuellement les orques en Norvège : « Il n’était pas envisageable que je puisse arrêter là. Donc, tous les ans j’y retourne. Je me transforme dès que je pars là-haut, il faut que j’y aille ». Comme il le précise, les conditions mêmes du milieu vont être déterminantes : « Le gros avantage de ce milieu rude, c’est qu’il est extrêmement sélectif. Tout le monde n’a pas forcément envie de vivre ça : une houle d’enfer, des journées où on ne voit pas le soleil, vivre le gros temps et les orques pas là, donc de la désespérance. On en a conscience, on sait où on est ».

22 À côté de ceux qui partent et osent l’aventure, sur le lieu même de l’expédition les attitudes divergent encore, une autre étape s’installe : « Tout le monde ne ressent pas le besoin de se mettre à l’eau. Certains préfèrent observer les orques depuis le bateau et ça leur suffit ». Être immergé dans un milieu relativement inconnu, loin de tout repère, va instaurer une nouvelle relation à l’environnement. Notre éducation et notre culture conditionnent en partie notre sensorialité et notre mode perceptif puis interprétatif (Le Breton, 2007), « dès qu’on naît on est cloisonné dans plein de choses, au niveau du toucher par exemple », précise Jean-François, vétérinaire de formation et cinéaste animalier. Or, pour accéder à ces expériences hors du commun, les enquêtés entrent dans une perception inhabituelle.

23 Les transformations que la relation avec l’animal sauvage engendrent et créent se situent déjà dans l’instantanéité de la rencontre, dans le face à face, où suivre son instinct et faire confiance sont d’importance. Les capacités d’adaptation au milieu, la façon de s’y immerger et d’y être sont essentielles. Bartabas parle de notre rôle dans notre « relation à l’autre, à la terre, au ciel et à notre animalité, de cet équilibre entre l’action et l’instant, notion fondamentale de l’être, qui nous échappe, à peine sorti de l’enfance, du mouvement dans son amplitude, sa rondeur »14. À propos des orques, Marc décrit : « J’ai adopté immédiatement l’axe de nage du groupe et là, ils infléchissent et ils viennent. Ça s’enroule et ça vient ». L’observation comportementale et le ressenti aident à la prise de décision, à ce qui, non plus dans l’instantanéité, mais dans l’expérience des rencontres se construit progressivement et se précise : « Au fil de mes expériences, de mes erreurs, je me suis affiné dans mes trajectoires, mes positions de corps, ce qui me différencie un petit peu des débutants ». Un réel apprentissage se met ici en place, dicté par le désir d’être présent et signifiant pour l’autre, jusqu’à pouvoir interagir, un apprentissage qui dit l’intensité de l’engagement et l’envie de communiquer, d’échanger dans un même espace proche.

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S’imprégner du milieu et « se déshabiller »

24 Dans ces contextes particuliers, détachés de certaines contraintes sociales, il semble que des hommes et femmes soient disposés15 à une écoute d’informations plus subtiles venant de l’environnement (Varvoglis, 1992). Progressivement s’installerait un état d’esprit, un état d’être contemplatif, accueillant – accueillir des paysages, des sons, des odeurs, des sensations. Les enquêtés témoignent d’une mise en phase avec le milieu, à son rythme pour « être sur la même longueur d’onde ». Une syntonie si aboutie qu’elle éveille ce sentiment d’appartenance, de « fusion ».

25 Il est également nécessaire de ne pas être parasité par un environnement, entourage compris, qui viendrait « brouiller » les échanges. Pour Marc : « Là-bas, on pense orque, on mange orque [soit des harengs], on dort orque, on nage orque… Chacun est un peu dans sa bulle ». Il semble se profiler ici un état modifié de conscience tels que décrits par Varvoglis : l’être dans une situation loin du stress qui bloque une « conscience plus subtile » (1992) entre en interconnexion avec le monde environnant. « Lâcher le mental » , c’est se libérer de ses repères habituels, ses représentations, pour rester seul et au cœur de l’action. Il s’agit d’un agencement spatial et humain, unique, dont l’issue est inconnue. Tout est ainsi question d’attitude, de disposition à et de prédisposition. Le rôle des sens est primordial et prépare le « terrain ».

26 Dans ses rencontres avec les orques, Marc précise : « Ce qui rend ce moment très fort, c’est que ça s’est passé sous l’eau et que tu étais dans son univers. Donc tu es obligé de te déshabiller et de laisser beaucoup de choses sur le bateau pour pouvoir accéder à ça. Tout le monde n’en a pas la capacité. Il y en a qui passent à côté, même quand ils vont dans la flotte, ils restent terriblement humains ».

27 Se mettre ainsi à nu, psychiquement, est une des conditions de la rencontre, avec soi et avec l’animal. On se débarrasse de ce qui encombre, on se rend disponible pour être profondément dans l’instant, dans cet ici et maintenant. Cela nécessite de faire confiance, de dépasser des peurs. Pour exemple, Bartabas explique : « Les chevaux te voient l’intérieur. Tu peux te représenter à eux affublés d’un grand chapeau et d’un manteau, dès que tu auras fait trois mouvements, ils t’auront parfaitement identifié par ton aura, ton rythme intérieur, la manière dont tu te déplaces »16. On ne peut de la même façon tricher face à un animal tel que l’orque.

Du respect à la réciprocité

28 Les « tours operators » qui vendent des prestations pour rencontrer les mammifères marins sont soumis à des chartes, conditions pour approcher le mammifère, obligations du navigant et des observateurs afin de ne pas nuire. Si ce code de bonne conduite institue un « savoir » faire, pénétrer physiquement dans l’univers de l’animal sauvage est exigeant en termes de respect et de capacité à appréhender l’autre, sinon l’animal prend la fuite. « Quand on dérange les orques, ils disparaissent sans rémission. Ils nous privent de leur présence, c’est principalement la punition qu’ils nous infligent », souligne Marc. Respecter c’est reconnaître celui qui est en face en tant qu’être désirant ou non, accepter qu’il ait ses limites, un espace à ne pas franchir et si un contact par les corps est possible, il ne sera pas volé mais échangé. La liberté est un concept propre à l’être humain mais non applicable à lui seul. L’animal sauvage a le pouvoir de ne pas être

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« sous la main de l’Homme », il est important de le reconnaître et de l’accepter comme entité, existence pleine et entière, dans son libre accomplissement. « J’ai eu l’immense bonheur de vivre une expérience hors du commun avec une raie manta17. Un profond respect était là comme prélude, la connexion s’est faite dès la première plongée, dès le premier regard, mais avec cette distance maintenue entre nous, quand nous nagions dans l’œil l’une de l’autre, à la même vitesse, dans cette douceur extrême, entre fluidité des mouvements et harmonie. Je l’ai laissée venir, après plusieurs heures de mise en présence, jusqu’à cette ultime plongée où un long contact physique s’est installé ».

29 Avec les orques la situation est nécessairement plus précipitée, plus dans l’urgence, l’excitation. Parfois la rencontre se fait sur un intervalle de quelques secondes seulement, le temps d’un regard. Et puis les conditions du milieu, l’incertitude même de leur présence participent de cette atmosphère, de cette tension. Si apprivoisement il y a, il se construit aussi d’années en années – ce sont les mêmes familles d’orques qui reviennent – comme pour Marc qui accomplit ce voyage depuis plus de dix ans : « Maintenant, avec l’expérience, on a appris à décrypter dans leur comportement à partir de quand ils acceptent un peu la pression, l’approche non intrusive, à partir de quand ils nous acceptent et quand ça les dérange. Là, on recule et on attend ».

30 Cet « à partir de quand » définit une échelle de précision de l’ordre du sensible. C’est en observant par exemple des détails dans les mouvements du corps, les sons émis, les distances imposées mais aussi dans un sentiment subtil que l’on ressent le jeu de la rencontre, le possible ou non, l’accord ou la dysharmonie avec l’animal.

Des rencontres, des « entrecroisements » et au seuil regarder

31 L’animal a cette capacité de nous mettre en mouvement au travers de champs de forces émotionnelles que nous partageons avec lui et qui induisent et façonnent nos comportements : étonnement, curiosité, excitation, plaisir, etc. Les communications non verbales inter espèces s’entourent d’une expérience des affects presque indicible et d’une nature délicate à objectiver pour ce qui concerne l’animal : l’expérience n’est pas reproductible et nous ne pouvons parler à sa place. Mais avons-nous seulement à la rendre intelligible pour la rendre légitime ? « Je souhaitais pouvoir être seule avec la raie manta, l’effleurer même du bout des doigts. J’ai décidé de quitter le groupe de plongeurs. Je n’osais pas imaginer le bonheur d’une autre rencontre et vivais dans un sentiment confus entre désir et espoir. J’ai finalement contourné le massif rocheux pour glisser doucement dans le bleu. Et puis elle est apparue devant moi. Avait-elle de la même façon quitté les autres raies pour me retrouver ? ».

32 Si pour Collot « la communication entre inconscients nécessite un contexte affectif et un état de disponibilité mentale (…) une communication silencieuse d’une structure inconsciente à une autre » (2009 : 148), je peux penser qu’au vu de l’agencement et du déroulement progressif de la journée, nous étions toutes deux engagées et tendues vers cette relation. Nous étions là, loin des autres, seules mais ensemble. Alors quand elle m’est passée au-dessus, m’offrant sa face inférieure, je n’ai eu qu’à poser mes mains, et elle nous a emmenées dans une des clairières sous-marines où elle s’est mise à tourner avec lenteur. Je suis restée suspendue sous ses ailes de longues minutes. Il y a eu un accord complet de nos deux entités, une totale fluidité. Alors, que cette aventure soit

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extraordinaire et unique n’enlève rien à sa réalité : elle a eu lieu, et je peux donc maintenant ouvrir un espace d’interrogations. J’ai pu communiquer avec cet animal sauvage, partager avec lui un long moment qui n’est pas que l’instant furtif d’une rencontre et d’un regard. Nous avons évolué ensemble plusieurs heures jusqu’à cette douce complicité. Pour ce qui lui appartient, je peux seulement dire qu’elle est venue me chercher. Pour ce qui me concerne, cette relation participe de fait, au creux de et par-delà l’expérience, à l’évolution de ce qui me constitue comme sujet. Ces émotions, ces ressentis, tout ce qui m’a fait vibrer dans ma subjectivité, c’est cet autre animal qui l’a initié.

« L’entre-deux animal ». Un espace de liberté pour les deux espèces

33 Au sujet de ces rencontres entre l’Homme et l’animal, Bailly souligne avec justesse : « Ce qui est en jeu ici, ce n’est pas l’imitation, par les animaux, de processus mentaux humains, mais c’est une ressemblance étale dont les regards justement sont l’écho – un peu comme si en deçà des particularités développées par les espèces et les individus existaient une sorte de nappe phréatique du sensible, une sorte de réserve lointaine et indivise, incertaine, où chacun puiserait mais dont la plupart des hommes ont appris à se couper totalement, si totalement qu’ils n’imaginent même plus qu’elle puisse exister et ne la reconnaissent pas quand pourtant elle leur adresse des signes » (2007, 46).

34 Dans l’espace de cet entre-deux, être humain et animal ont juste à exister ensemble. Qu’elle soit de dix secondes ou de quelques minutes, cette zone acquiert une propriété toute particulière : elle se crée au sein de cette rencontre et de ce partage entre les deux espèces où, pour l’humain, se vit à la fois une attente et un « complètement là », plein et subtil, presque naïf. Il est même préférable que ce temps ne soit pas trop long car l’esprit aurait alors tôt fait de tergiverser sur ce qui n’est pas si important dans l’instant : qui est cet animal ? Trop court parce qu’il est un moment d’extase rare et précieux. Il ne s’agit pas ici d’une expérience conforme à une conception du monde, telles les modalités ontologiques que sont l’animisme ou le naturalisme mais d’une expérience non prédictible, unique, profondément intime et d’une force incroyable, « (…) quelque chose de sacré… », « (…) quelque chose qui dépasse notre entendement », confient respectivement Pierre et Marc. Vient ensuite le temps de l’étonnement devant ce croisement de vies, puis les premières questions qui surgissent et l’ébranlement, si on l’accepte. Marc témoigne : « Cette expérience-là m’a enrichi énormément. Après, tu perçois les choses qui t’entourent avec un autre regard. Ces expériences ne modifient pas que ton échelle de valeurs, mais aussi ton fonctionnement ».

35 Ces hommes et ces femmes sont aux aguets dans leurs explorations en nature, dans la traversée des mondes animaux : ils sont dans le désir d’une rencontre, d’un quelque chose qui pourrait les surprendre. Il y a donc cet « être aux aguets » qui est tension vers, prélude à. Mais, si être animal, c’est être aux aguets dans le sens d’une tension quasi permanente d’écoute et de vigilance dans un monde de prédateurs et de proies, cet entre-deux de la rencontre offre aussi un répit existentiel pour ces deux espèces : pour l’être humain car il échappe dans un espace-temps aux contraintes et aux tensions d’une société de vivants hautement organisée et complexe qui attend que chacun réponde en permanence de sa position. Je ne parlerai pas au nom de l’animal qui reste sauvage et repart dans sa vie, auprès de ses congénères.

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36 Cet « entre-deux animal », ce mouvement suspendu, est enfin espace de création, presque un art dans l’être lié, l’aboutissement d’une façon d’être au monde. Homme et Animal auront quitté leur territoire pour en découvrir et en partager un nouveau et, nourris de cette expérience, ils repartiront vers leur territoire d’origine qui sera alors enrichi et transformé. Les territoires se dessinent et se redessinent, indéfiniment. Et si ces territoires humains et animaux – qu’ils soient géographiques ou psychiques – se mélangent parfois, il n’y a pas de perte d’identité mais une expérience de l’altérité où percevoir et éprouver produisent du sens par-delà les affects et deviennent une force d’enracinement.

Ce qui est en marge de… Des singularités et des potentialités

37 Les faits sont en eux déjà « quelque chose », ils font sens. Même si nous ne pouvons à partir de quelques rencontres, à caractère somme toute exceptionnel, avancer une réalité du monde animal, nous montrons déjà que les enquêtés, par leurs capacités réceptives et sensibles, perçoivent celui-ci en bousculant les connaissances. Pour exemple, tel animal rencontré se définit selon une nomenclature qui permet de le situer dans l’échelle du vivant : la raie manta, Manta birostris, de l’embranchement des vertébrés, poisson cartilagineux de la famille des Mobulidae, etc. Ainsi est reconnu à tel être vivant telle capacité motrice, perceptive… Ce qui est intéressant est le vécu, les comportements des protagonistes, ce qui s’est passé dans cet instant de la rencontre et qui de toute façon dépasse pour l’animal les considérations liées aux sciences naturelles. « Dis-moi comment tu conçois le composé humain, et je te dirai ta position sur les phénomènes paranormaux » nous dit Meinrad (1998 : 7). Il me semble que nous pouvons transférer cette remarque aux conceptions du monde animal.

38 Dans ces rencontres tellement surprenantes et inattendues, soudaines, dans ce surgissement, c’est un autre mode d’« être avec » qui s’impose. Les relations singulières entre un être humain et un animal sauvage poussent les limites de l’altérité, brouillent nos repères et bousculent nos représentations du monde vivant, mais pas seulement. Elles sont aussi vectrices de transformations pour celles et ceux qui les vivent (Ormiston, 2003) et soulèvent nombre d’interrogations quant aux potentialités humaines et animales. Chacun, en fonction de son parcours de vie, de son histoire, de la trame familiale, sociale dans laquelle il s’inscrit et évolue, vit profondément et intimement sa relation à la Nature, à l’Animal.

39 Parmi ces expériences en nature, des situations inhabituelles, atypiques se présentent et viennent semer le doute : la perturbation a en effet quelque chose à nous dire. Au sujet de la diversité en tant que réalité naturelle, Gould souligne : « Nous pensons une tendance comme le mouvement d’une entité dans une certaine direction, alors qu’elle peut être la conséquence secondaire d’un accroissement ou d’une diminution des variations au sein d’un système, de l’ouverture ou de la fermeture de l’éventail des possibles » (1997 : 49). Il s’agit de considérer les variations du système entier et non de se focaliser systématiquement sur des mesures abstraites que reflète la tendance centrale. Tout ce qui sort de l’ordinaire, ce fameux contre-exemple, nous pousse à relativiser et à penser le multiple, l’imprévisible. L’hétérogénéité des vivants montre ses variations, ses mélanges et ses inattendus. A la notion de développement nous préférons celle de déploiement avec son amplitude et son ouverture. Certains se

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distinguent par une singularité, un quelque chose d’étonnamment différent, voire de résistant, et ceux-là même, indirectement, infléchissent un mouvement (Moscovici, 1996).

Un espace défini par le désir. Des variables entre appropriation et acceptation, fermeture et ouverture

40 Est-ce notre intention dans la relation qui dessine un éventuel espace, ses contours, ou est-ce la prédétermination d’un espace choisi en fonction de notre conception du monde qui définit le type de relation ? Dans le premier cas la marge de manœuvre est plus grande, tout espace reste possible et se construit, l’espace n’est pas prioritaire, il est habité en fonction de l’intentionnalité de l’animal et de l’être humain, du niveau de la relation, et du type d’échange. C’est l’exemple des explorations en nature motivées par le souhait d’une rencontre, souvent fortuite. S’il peut y avoir une déception, elle est largement compensée par ce que l’individu aura mis en œuvre et déployé pour tenter d’atteindre un objectif : déplacement, engagement physique, sensations corporelles, émotions ressenties en étant au cœur de la nature, attente, écoute, espoir, tout ce qui participe de l’avènement ou non de la rencontre. Soit une figure du concept de désir énoncé par Deleuze : « On désire un ensemble et non quelqu’un ou quelque chose (…) désirer c’est construire un agencement »18. Ainsi, désirer rencontrer un animal sauvage c’est s’installer dans un contexte ouvert à tout changement, dans un ensemble d’éléments qui ne sont pas seulement l’animal, mais tout ce qui est agencé et s’agence à la mesure que se déroule le temps : les conditions du milieu, l’humain en évolution corporelle, sensible et psychique. Si la rencontre n’a pas lieu, l’homme ou la femme aura de toute façon apprécié le temps vécu : un paysage, des odeurs, des lumières, etc. Il n’y aura pas de grande déception.

41 Parfois ces rencontres, lorsqu’elles sont renouvelées, comme dans l’exemple des dauphins solitaires, induisent des sentiments liés à la frustration ou à la déception, soit parce qu’il y a une sorte d’apprivoisement réciproque avec ses tensions, soit parce que l’être humain est dans un imaginaire, ou bien le contexte dans lequel se déroule la rencontre n’est pas appréhendé, il y a focalisation sur l’animal et lui seul, il n’y a pas d’agencement vécu. A-t-on seulement apprécié la nature tout autour ? Nos idéaux, nos projections sur le monde animal nous éloignent parfois de la réalité et quand nous pensons atteindre un moment de félicité dans une rencontre somme toute un peu atypique et magique, nous pouvons aussi nous retrouver face à un grand décalage entre relation fantasmée et vécu. « L’objet » de notre motivation se transforme alors en source de mécontentement, d’incompréhension, voire de colère. Nous pensions avoir droit à, comme un dû, et nous nous en sommes déçus ou privés. L’animal réagit, lui aussi.

42 Dans l’exemple du zoo ou du parc animalier aquatique, l’espace est immuable et défini une fois pour toute – à l’exception des transgressions aux conséquences souvent catastrophiques (une main passée à travers un grillage, un animal qui s’échappe). Il est ici question d’une totale maîtrise de l’espace (Ost, 1995 ; Staszak, 1999) dans lequel est introduit un animal initialement sauvage et donc une maîtrise de la relation avec l’animal : on pourra l’observer à sa guise – à moins que l’animal soit cloîtré dans son refuge – une certaine proximité peut-être rendue possible avec des cloisons en plexiglas par exemple, il sera photographié, voire touché, etc. Le visiteur paye pour une

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prestation et le gérant souhaite bien sûr qu’il ne soit pas déçu. L’espace du zoo est un espace fermé malgré les apparences d’ouvertures et de possibles mouvements tant pour les animaux que pour les humains qui y sont guidés, un espace conquis par avance où l’incertitude n’a pas sa place. Mais dans une société qui nous dit que tout est accessible à moindre coût financier, temporel, en termes d’engagement physique ou émotionnel, le monde sauvage nous renvoie à la non accessibilité, à la non immédiateté relationnelle, si toutefois celle-ci est possible. Patience, efforts sont alors conjoints à ces moments d’extase. Parce que le photographe amateur qui saisit des instants du brame des cerfs aura passé des heures à l’affût, parce que ce plongeur aura affronté l’eau glaciale pour peut-être vainement croiser le regard d’un orque, parce qu’aucune certitude ne peut nous assurer de ce que nous voulons jouir, alors il nous faut accepter la vie sauvage, la rencontre éphémère, la Nature, avec ses lois qui limitent nos champs d’actions et de succès.

Conclusion

Intériorité et extériorité, et les nouveaux territoires

43 Les rencontres et les relations avec l’Animal, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’un être sauvage encore peu imprégné par l’Homme, s’inscrivent dans un espace aux multiples dimensions et natures. À côté de l’espace géographique, du jardin à l’océan, se dessine parallèlement l’espace intime qui interfère avec celui-ci autour des notions du ressenti, de l’approche, de la distance de fuite jusqu’à la proximité. En effet, l’individu peut découvrir et s’imprégner d’un nouvel espace, le faire sien comme espace identifié de sécurité, le faire évoluer dans la rencontre en fonction de ces appréhensions ou du comportement de l’animal, craintif ou curieux, du retrait au rapprochement. Évoluer dans un espace de rencontre, c’est donc jouer plus ou moins consciemment avec un ensemble de facteurs qui appartiennent aux deux protagonistes tout en gardant moult incertitudes au sujet de l’animal.

44 « L’entre-deux animal » est lui l’aboutissement d’une intimité entre deux êtres, d’une « complicité », d’où les contraintes extérieures, pour un temps, sont exclues. Cet entre- deux est la conjugaison d’un agencement et d’un désir partagé, et de fait il ne peut se définir qu’en référence à une situation et une seule. Chaque être humain et chaque animal crée ainsi de nouveaux territoires et de nouvelles modalités de relations.

45 Le sens de l’intériorité et de l’extériorité devient ainsi fondamental parce qu’il est potentiellement communication avec soi et avec l’autre, communion avec un milieu. Corps, intimité, espace, extériorité, et l’autre. Ce nouvel espace d’interactions sera garant de cette capacité à renverser les valeurs et à voir l’autre autrement, par une ouverture à une autre conscience, différente. C’est pourquoi nous privilégions dans le discours des informateurs l’émotionnel, les affects, la perception et la sensorialité dans le vécu corporel (André et al, 2002), l’imaginaire (Durand, 1992), l’inédit, tout ce qui participe de l’expérience humaine, tout ce qui crée du sens au sein et autour des réalités vécues. L’intuition (Gladwel, 2006), le sens du mouvant, apportent flexibilité à la pensée rationnelle. Elle est associée à une logique bien particulière car : « C’est une logique de l’aléatoire et de l’incertain dont nous avons dès lors besoin pour penser les systèmes ouverts et complexes » (Ost, 1995, 246). Entre rationalité et interprétation subjective, de nouvelles voies d’exploration sont à entreprendre. Pour une

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interprétation du monde animal, l’agencement des rencontres, nombre de questions sont à poser. Nous ne pouvons exposer ici notre méthodologie de la rencontre animale mais soulignons : « Quand nous étudions l’intelligence et la créativité des animaux, il est évidemment nécessaire qu’en tant que scientifiques nous soyons créatifs avec nos méthodes » (Bates & Byrne, 2007)19.

46 La synergie des relations, leurs richesses et leurs complexités, nous donnent ainsi la possibilité de créer des agencements aux résonances multiples. Ce qui altère, crée un mouvement d’involution et d’évolution. L’expérience radicale de l’altérité qui bouscule nos acquis, interroge nos certitudes comme nos manques mais surtout la façon que nous avons d’habiter le monde et d’être changé par lui. Les conflits pour l’espace sont des problèmes inhérents à nombre d’espèces vivantes. À côté de la loi du plus fort et du « struggle for life » qui servent à bon compte nos dogmes socio-économiques, apparaissent les phénomènes de symbioses, d’entraides comme voies d’évolution. La question n’est pas de savoir quel monde sauvage nous voulons, ce serait encore faire preuve d’une volonté de domination et de maîtrise, mais si nous sommes capables et sur quels modes, de cohabiter avec des animaux sur lesquels nous n’aurons pas d’emprise. L’autre animal n’est plus ce qui est à bannir, détruire, ou à transformer à notre convenance, mais ce qui partage notre existence sur cette terre, à sa place, à un moment donné de l’évolution.

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NOTES

2. Peut-être est-ce un avantage en tant qu’anthropologue du social qui explore ce domaine d’être soi-même acteur dans une telle aventure pour en entrevoir tant l’intérêt, la richesse que la difficulté à évoluer entre objectivité et subjectivité, implication et mise à distance de son sujet d’étude. 3. Mais qu’est-ce qu’un animal sauvage ? Est-ce un animal qui n’a jamais côtoyé l’espèce humaine ? Comment qualifier alors ces dauphins solitaires qui viennent partager du temps avec l’être humain ? 4. L’observateur doit être expérimenté, il « sait » de quoi il parle, il connaît l’espèce dont il a observé un comportement anecdotique. - Pour se préserver de l’anthropomorphisme et de tout autre mésinterprétation, il faut s’en tenir à ce qui est observé. - Sont utilisées des versions initiales des descriptions (non transformées avec le temps) qui ont elles-mêmes été réalisées juste après l’événement. 5. Traduction personnelle: “Using anecdotal records allow us to consider the full range of behaviour that occurs naturally in a species, including their most creative aptitudes, rather than restricting the focus to paradigms already familiar from systematic study of other animal species and humans”. 6. Cité in Henri Galinié (07/02/01), « Utiliser la notion de « distance critique » dans l’étude de relations socio-spatiales », Les petits cahiers d’Anatole, n° 7. 7. Traduction personnelle : « Un ours nourri est un ours mort ». 8. Traduction personnelle : « Soyez prudents. Une mère et ses petits dans le secteur ». 9. Tel ce photographe des grizzlis qui a été frappé mais non tué par l’un d’entre eux. Il avait déjà été verbalisé pour n’avoir pas respecté la distance minimale avec les grizzlys prévue par la loi canadienne. Pour plus d’informations, voir le site : http://blog.photojpl.com/attaque-par-un- grizzly/ 10. À la fois spectatrice et participante, j’ai passé de longues heures avec ce dauphin et observé mes homologues. Au final, un film et des témoignages qui facilitent une mise à distance face à une expérience riche de d’enseignements et de questionnements. Je n’en évoquerai ici que l’aspect difficile et complexe. 11. Extrait d’un article de presse dans le journal Ouest-France du 11/08/06. 12. C’est le cas avec ces familles d’orques qui d’une année sur l’autre s’installent dans les mêmes régions, lieux de migration de bancs de poissons dont elles se nourrissent. 13. Propos d’une jeune femme au sujet d’une femelle dauphin, in Matignon (2000 : 191). 14. Cité in Matignon (2000 : 206). 15. Il y a des parcours de vie depuis l’enfance où peut se construire et siéger une relation à la nature préférentielle, et puis ces « traits de personnalités » à la recherche de sensations variées et nouvelles. La théorie de la recherche de sensations se fonde sur des concepts psychophysiologiques comme celui de niveau optimum de stimulation caractérisant chaque individu est défini comme « un trait de personnalité ». In André et al (2002). 16. Cité in Matignon (2000 : 207). 17. Cette rencontre a eu lieu en 2001, en Mer de Cortez. 18. In Boutang (2004). 19. Traduction personnelle: “When studying the intelligence and creativity of animals, it is surely necessary that we as scientists are creative with our methods”.

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RÉSUMÉS

Les relations de l’Homme à l’animal sont appréhendées avec la notion d’espace : espace vital comme distance de sécurité, espace de proximité sous contrôles, jusqu’à l’espace intime et privilégié lors de rencontres parfois extraordinaires. Si dans certaines conditions l’espace est défini par avance, structuré et limitatif, il peut être en perpétuelle construction et évolution en fonction des représentations et intentions d’agir, en fonction aussi de cet autre animal qui fuit ou se rapproche, qui décide ou non de rencontrer l’humain. Quand l’espace partagé entre ces deux espèces s’est établi sur une communication et une confiance réciproque, il acquiert une autre dimension, celle d’un « entre-deux animal » dont l’agencement unique témoigne des potentialités relationnelles.

Man’s relationship with animal are apprehended with the notion of space: space as a vital safety distance, space proximity under controls, to the intimate and exclusive space during sometimes extraordinary meetings. So under certain conditions space is defined in advance, structured and restrictive, it may be in perpetual construction and development according to the representations and intentions to act, according also to this other animal which flees or approaches, which or not decides not meet the human. When the space shared between these two species is established on a communication and a mutual trust, it acquires another dimension, that of an “animal interval” whose single fitting reflects the relational potentialities.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

AUTEUR

STEPHANIE CHANVALLON Anthropologue, Chercheur associé - Laboratoire Violences, Identités, Politiques et Sports (VIPS) - Université européenne de Bretagne stephanie-chanvallon[at]netcourrier.com

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La peur chronique des chiens chez les enfants Une question d’empiétement de l’espace personnel ?

Bénédicte De Villers

1 Depuis la fin des années 1990, des études scientifiques paraissent, qui insistent sur le nombre de morsures canines sur les enfants. Une étude belge réalisée en 2002 et parue en 2003 dans The Journal of Pediatrics constitue une étape importante dans la mesure où elle montre que le nombre d’enfants victimes de morsures, admis dans des services d’urgences, équivaut à un quart de tous les accidentés de la route et à un tiers des victimes de brûlures domestiques. Qui plus est, cette étude est le fruit d’une enquête pluridisciplinaire qui a mis l’accent sur les conséquences, non seulement physiques, mais aussi psychiques de ces morsures. Le risque semble accru, pour ces jeunes victimes, de développer un « syndrome post-traumatique » (PTSD dans la nomenclature anglo-saxonne ; Kahn et al., 2003 ; Peters et al., 2004) qui peut inclure des reviviscences, des troubles du sommeil ou encore le développement d’une phobie des chiens.

2 Par-delà la question de l’« empreinte psychologique » qu’une morsure de chiens peut laisser sur des enfants, s’ouvre aussi la question de la sensibilité croissante des personnes vis-à-vis de l’occupation, par les chiens, de l’espace social partagé : ainsi, les chiens doivent-ils être tenus en laisse en agglomération, dans les parcs et la plupart des forêts, porter une muselière pour certains d’entre eux, comme si l’intégration des chiens dans nos espaces humanisés devait passer d’abord par un contrôle accru de leur circulation et de leurs mouvements.

3 Cette question du partage, par les humains et les chiens, de l’espace social commun, j’ai choisi de l’aborder sous l’angle de la peur suscitée par des chiens auprès d’enfants. Pour ce faire, je me fonde sur une expérience professionnelle menée entre 2003 et 2011, au sein d’une association qui se présente comme un « centre éducatif, thérapeutique et d’apprentissage des relations entre les enfants et les chiens ». Ce centre, j’en ai été la fondatrice, accompagnée de psychologues et d’un éleveur/éducateur de chiens. L’un des objectifs que nous poursuivions, en créant un lieu visant de manière générale à « l’harmonisation des relations entre enfants et chiens », a été notamment de créer un dispositif thérapeutique spécifique, destiné aux enfants qui ont une peur intense et

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chronique des chiens. À partir de 2008, j’ai entamé un travail ethnographique au sein de cette association. Le but de cette enquête de terrain était à la fois de cerner la singularité de cette peur intense (par rapport à d’autres peurs enfantines), mais aussi de donner une voix1 à des enfants prêts à témoigner de leur façon de vivre « le partage de l’espace social » avec des chiens qui les effraient. Il ne s’agissait donc pas, dans cette enquête, de recueillir des éléments pour mesurer l’efficacité ou non de cet abord thérapeutique, mais plutôt de décrire les façons dont les enfants vivent leurs rencontres quotidiennes avec des chiens, et de rendre compte de la façon dont s’est inventé un dispositif thérapeutique qui aborde la peur des chiens sous l’angle du problème de l’espace partagé.

4 Pour l’heure, sur la base de cette enquête de terrain, je souhaite donner à voir comment les chevauchements de territoires humains et canins sont problématiques pour les enfants qui ont une peur intense et chronique des chiens. Mon propos va s’articuler en quatre parties : d’abord, j’exposerai comment a été recueilli le matériel ethnographique. En un deuxième temps, j’indiquerai pourquoi une approche ethnographique de la peur des chiens me semble intéressante et en quoi elle diffère d’une approche psychologique, fréquemment en quête d’une origine de la peur, elle- même considérée comme symptôme. Troisièmement, j’aborderai la question de savoir comment la phobie des chiens chez les enfants renvoie au problème du partage de l’espace social et, du coup, comment, en tant qu’intervenants dans les séances, nous sommes partis de ce problème spatial pour mettre au point notre dispositif thérapeutique. L’hypothèse serait ainsi que la peur des chiens engage une forme de relation sans espace et, réciproquement, qu’un traitement possible de cette peur pourrait passer par un travail du corps visant à la réappropriation d’un espace personnel et de relations. En conclusion, je risquerai quelques considérations plus générales sur les façons dont sont censées s’agencer, dans notre société moderne occidentale, les territorialités humaines et canines.

1. Éléments de méthode

5 Mon idée est de montrer comment la peur des chiens chez les enfants peut renvoyer au problème du partage de l’espace public et constituer une façon de réagir au sentiment d’être envahi dans son « espace personnel » au sens que Goffman a pu donner à ce concept (Goffman, 1973). Je m’appuierai pour ce faire sur l’étude de 46 enfants ayant une peur intense des chiens. J’ai reçu en consultation certains de ces enfants, ou bien ai été observatrice, appareil photo et carnet de notes à la main, d’un travail mené par d’autres intervenants. À l’époque, pour organiser ces consultations, nous sommes partis de l’idée que la phobie des chiens peut se traiter en s’exposant à l’objet de sa peur de façon contrôlée, progressive et dans un cadre sécurisé (dans une perspective qui trouve ses racines dans la thérapie comportementale et cognitive). Dans la foulée, nous avons choisi, en équipe, des chiens à mettre à contribution dans nos séances. Ceux-ci ont été sélectionnés chiots, socialisés aux autres chiens et aux enfants, puis éduqués et, pour le dire vite, « modelés » pour rester paisibles et stables en face d’enfants phobiques dont la réactivité est fréquemment émoussée. Au sein de l’équipe, nous aimions à répéter que nous voulions des chiens « qui n’avaient peur de rien », sous-entendant par-là que nous voulions avoir avec nous des chiens qui ne réagissent

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pas au moindre bruit, qui ne se méfient ni des autres chiens, ni des humains quels qu’ils soient, y inclus des personnes qui présenteraient des réactions vives en les voyant.

6 Les 46 enfants reçus en consultation ont entre 3 et 16 ans et sont issus de milieux sociaux variés. La proportion de filles est la même que celle des garçons. Il est à noter que 12 de ces enfants ont été mordus, ou poursuivis, ou agressés, ou simplement témoins d’une agression par des chiens. Au sens strict, un quart de ces enfants peuvent donc être dits présenter un « syndrome post‑traumatique ».

7 Néanmoins, je fais le choix de regrouper l’ensemble de ces 46 enfants et d’évoquer leur phobie des chiens. Leur peur présente en effet des caractéristiques communes, qui justifient, me semble-t-il, l’usage du mot « phobie » : pour l’ensemble de ces enfants, la peur des chiens est chronique, systématique (1) ; l’adaptabilité de ces enfants aux situations qui incluent des chiens est perturbée (2) ; bien souvent, la peur de ces enfants vis-à-vis des chiens qu’ils rencontrent paraît disproportionnée et excessive à l’entourage (3) ; enfin, les capacités d’évitement des chiens par les enfants sont sophistiquées, élaborées, jusqu’à parfois devenir si envahissante qu’elles deviennent difficiles à gérer par les parents ou la famille (4). En conséquence, le terme de phobie me semble approprié, même dans les cas où l’enfant n’aurait pas eu à subir de traumatisme. Dans cette optique, plutôt que de me focaliser sur l’origine de la peur, sur l’événement qui en est la source, j’ai voulu être attentive à la façon dont une personne vit ses rencontres avec les chiens, la façon dont elle ressent leur présence. Ici, la question « qu’est-ce qui s’est passé » laisse donc place, dans cet article, à celle de savoir « comment cela se passe-t-il actuellement pour celui qui a peur ».

8 Lorsque des enfants ne parviennent plus à éviter les chiens dans leur parcours quotidiens, leurs parents se renseignent, par exemple sur internet, pour savoir comment l’enfant peut guérir de sa phobie. Ainsi, par exemple, d’une mère qui prend contact avec moi trois semaines avant que sa fille parte en camp de vacances, elle‑même effrayée à l’idée qu’il arrive quelque chose à sa fille, tant la peur des chiens chez celle‑ci est forte, pouvant la conduire à être imprudente, à échapper à la vigilance du groupe, à s’enfuir et à traverser n’importe où, n’importe comment. D’un côté, l’on est touché par l’angoisse d’une mère pour sa fille ; de l’autre, surpris du délai imparti à la « résolution » de cette phobie intense des chiens. Lors du premier rendez-vous avec la jeune fille, j’explique que l’objectif du traitement thérapeutique, qui sera seulement entamé avant son départ en vacances, est qu’elle puisse commencer à « se débarrasser de l’excès de peur » que traduit son inconfort et sa souffrance, mais qu’elle puisse garder néanmoins « la prudence vis-à-vis des chiens en général ». On le devine, la peur se donne d’ores et déjà à voir à travers différentes nuances, différentes intensités qui, à mon sens, dénotent un enjeu ethnographique que je me propose de clarifier.

2. Approche ethnographique de la phobie des chiens

9 L’approche ethnographique de la peur des chiens chez les enfants peut effectivement mettre en lumière sa variabilité : peur des chiens sans laisse qui courent dans les parcs, peur des chiens de races prétendument dangereuses, peur des petits chiens qui aboient ou à l’allure nerveuse. Il est des peurs qui perturbent le cours ordinaire des actions, d’autres qui pétrifient et paralysent, d’autres encore qui provoquent la fuite, qui font crier, hurler, qui suscitent panique et colère. À quoi il faut ajouter les peurs qui rendent

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les enfants plus vulnérables : il peut arriver qu’une fuite ou un mauvais geste suscite chez un chien une agression voire une morsure.

10 Sur la variabilité de ces vécus de peur viennent se greffer une diversité de représentations sociales de la peur, symptomatique à mon sens d’une ambivalence qui entoure la peur des chiens et qui peut se résumer ainsi : avoir peur des chiens est-ce un manque de courage ou une nécessité ?

De la faiblesse à la revendication

11 D’un côté, la peur des chiens est en effet fréquemment considérée comme une faiblesse, un manque de courage. Leur peur est traitée avec impatience et agacement par l’entourage. « Fais un effort », « tu as 7 ans maintenant », sont des propos qui sortent ci et là. Je me propose ici de relater des extraits d’une séance avec Madeleine, 13 ans, venue avec son père. Madeleine est une jeune fille polie, timide, qui fait du latin et du grec à l’école. Elle hésite à parler, cherche du regard l’approbation de son père pour avancer ses propos. Un souper festif a été organisé par son mouvement de jeunesse où circulait un chien « qui n’avait plus que trois pattes ». Elle raconte s’être déplacée en fonction de la circulation du chien. Pour elle, il s’agit là d’un progrès. Avant le travail que nous avons entrepris, elle se serait immédiatement réfugiée à la maison. Elle précise que le chien était « quand même grand », ce que son père conteste. Le ton de celui-ci est vindicatif : « C’était un chien à 3 pattes qui cherchait de l’amitié ! Madeleine ne fait pas la différence entre un chien qui marque des signes agressifs et un chien amitieux. Je ne comprends pas. Un chien en liberté, là, je comprends, mais pas là (…) Il n’y a pas de raison de se méfier. C’était un demi-chien ! » (octobre 2008)

12 D’un autre côté, la peur des chiens peut également être revendiquée, quasi brandie comme une nécessité. Ainsi de cette adulte qui se fait fort de dénoncer des relations qu’elle estime « déviantes » entre certains propriétaires et leur animal de compagnie. Elle dit nourrir « une méfiance par rapport au manque de civilité des personnes » qui ont des chiens, et en veut pour preuve cet événement qui l’a marqué au point de « vouloir consulter » : elle roule en vélo et un chien lâché arrive à sa hauteur. Elle a « voulu filer », explique-t-elle, mais se fait quand même attraper le mollet faute d’avoir été assez rapide. « J’ai hurlé sur le maître, j’étais furieuse. Et le maître : ‘y’a pas l’feu !’ Mais c’était bleu ! On voyait les crocs à travers le jean ! Et le maître, il a parlé d’une lèche ! J’étais outrée ! » (octobre 2008).

13 Dans la même perspective, certaines personnes soutiennent qu’il serait inconscient de ne pas au moins se méfier des chiens de races dites dangereuses ; pour d’autres, il y aurait chaque année assez de morsures et d’agressions de chiens sur des enfants, à domicile ou ailleurs, pour témoigner soit de la dangerosité intrinsèque des chiens, soit de l’inconscience des propriétaires, ou des deux conjointement.

14 Ainsi, la peur des chiens se déploie en fonction de représentations individuelles particulières. Ajoutons qu’en fonction de ces représentations, cette peur peut être incorporée, apprise, elle peut aussi se transmettre à d’autres de façon plus ou moins consciente. L’apprentissage de la peur des chiens se décline, dans sa version « raisonnable », en méfiance ou prudence vis‑à‑vis d’eux. Mais que l’émotion soit trop forte, qu’elle émeuve de façon trop visible, de manière involontaire et non-contrôlée,

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voilà qui sera moins bien admis. Ce constat empirique pourrait ainsi venir étayer l’idée que notre culture moderne occidentale privilégie l’illusion d’un contrôle mental sur le vécu de chacun : il conviendrait de se contrôler, de gérer ses émotions et de se maîtriser (Elias, 1975 ; Fassin & Memmi, 2004).

S’accommoder de sa phobie des chiens

15 Dans un contexte de contrôle de soi, la phobie des chiens dès lors « fait tâche ». Et je risquerais l’idée qu’elle peut constituer un « stigmate », une singularité particulièrement apparente, dont on tente de s’accommoder. Goffman analyse les stratégies qu’un sujet peut mettre en place pour « gérer un stigmate » (Goffman, 1975). Effectivement, chez les enfants comme chez les adultes, il est possible de repérer différentes stratégies ou tactiques d’accommodation pour gérer cette « marque » que peut représenter pour eux la peur intense et chronique des chiens. Parmi elles, je citerais l’évitement d’une part, et ce qu’on pourrait nommer la manipulation de l’environnement, d’autre part : Les enfants sont redoutables d’ingéniosité pour éviter de croiser des chiens. Pour cette adolescente, reçue en consultations à l’âge adulte, cela signifiait « plaquer ses petits copains » sans explication aucune, si elle avait dû apprendre que l’un d’eux possédait un chien (carnet 2010).

16 Pour cet enfant de 4 ans, éviter les chiens est un « art » qui a fini par « épuiser » sa maman qui s’est décidée à consulter : « Si Adonis croise un grand chien dans la rue, il faut faire demi-tour. Changer de trottoir ne suffit pas, il faut changer de rue ! Adonis crie, hurle, réclame les bras. Je voudrais que les chiens redeviennent vivables pour lui. » (Carnet 2003)

17 Que la peur constitue une marque ou un stigmate difficile à porter, j’en voudrais encore pour preuve des indications tirées, cette fois, d’observations de comportements manifestés par des propriétaires de chiens, dès lors qu’ils doivent gérer, non pas leur propre peur, mais bien la peur de leur chien. Peut-être que ce petit détour par des observations relatives à des peurs manifestées par des chiens, et difficilement assumées par leur propriétaire, pourraient venir appuyer l’idée que la peur est décidément une émotion mal-aimée dans notre société. J’appuierai cette fois mon propos sur des observations faites lorsque j’étais « maître-chien » et donnais des séances de dressage.

La stigmatisation des chiens peureux

18 Sans aller jusqu’à affirmer que les propriétaires des chiens n’admettent que très difficilement la peur de leur chien, j’ai néanmoins pu constater que certains d’entre eux engagent eux aussi des stratégies pour atténuer ce stigmate constitué par l’image du chien peureux2. Cette minimisation de la peur du chien peut aller d’une forme d’euphémisation avec humour, au déni, en passant par le silence. J’ai entendu ainsi des propriétaires traiter gentiment leur chien de « couillon », d’autres prétendre que leur chien « n’aime pas les enfants » (ce qui semble préférable à l’aveu qu’il en a peur et risquerait d’être agressif), ou encore d’autres taire des morsures qui se sont produites auparavant.

19 Mais une séance de dressage donnée en tant que « maître‑chien » en 2010 me semble particulièrement révélatrice des « tactiques d’accommodation » que peuvent élaborer des propriétaires de chiens.

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Nous sommes en septembre, sur un terrain de dressage, en présence d’une petite dame et de ses deux grands fils. Au bout de la laisse, un chien croisé noir de type berger. Ce jour-là, il y a du vent et je porte une veste bleue électrique à l’effigie d’une grande marque de nourriture pour chiens, ainsi qu’un bonnet. À mon arrivée, le chien nommé Charly recule, queue immobile et basse. Il gronde puis aboie à plusieurs reprises. Comme les propriétaires ne disent rien, je m’étonne. La dame rétorque : « Charly a bien le droit d’avoir des affinités avec certaines personnes plutôt qu’avec d’autres. »

20 Cette séquence est intéressante à plus d’un titre. Elle met en lumière la difficulté dans laquelle se trouve cette dame à devoir s’accommoder de la peur manifestée par son chien. Partons en effet de l’hypothèse que mon accoutrement (veste voyante et bonnet) ait impressionné Charly et l’ait fait réagir. Voilà qui est difficilement acceptable par sa propriétaire : pas question pour elle d’avoir un chien peureux pour si peu, car elle est venue au dressage pour que son chien fasse du « mordant », pour qu’il puisse la défendre et la protéger, car elle se sent en insécurité en ville. Reconnaître la méfiance de son chien risquerait donc de mettre en échec son projet. Vues sous un autre angle, la peur du chien et l’agressivité qu’il manifeste à mon endroit peuvent être considérées comme un problème : si ce chien grogne et aboie sur tout ce qui porte un bonnet ou une veste bleue, les risques d’accident sont évidents. Mais ce point-là non plus, la propriétaire de Charly ne peut l’admettre. Selon elle, le fait que son chien soit « un peu agressif » est un gage d’efficacité : il la « défendrait » d’autant mieux en cas d’agression par un tiers. Ainsi, prise dans ces dilemmes, la propriétaire préfère soutenir que c’est le chien lui-même qui n’a pas d’affinité avec moi. Mais cette séquence renvoie encore à un autre point important : les peurs canines peuvent se muer en agressivité quand elles sont laissées à elles-mêmes, quand elles ne sont pas identifiées ou pas traitées. Comme évoqué plus haut, la peur chez les chiens peut aussi s’inculquer, se développer, voire se construire de façon consciente ou inconsciente. Elle peut se transformer en « agressivité instrumentalisée », c’est-à-dire en une forme d’agressivité construite et renforcée – même involontairement – par les humains.

21 Ceci m’amène à constater, comme précédemment à propos de la phobie des chiens chez les enfants, que la peur chez les chiens se manifeste de façon multiple, avec plus ou moins de force, mais aussi qu’elle renvoie à diverses représentations (notamment une faiblesse avec laquelle on tente, tant bien que mal, de s’arranger). Il reste maintenant à articuler le thème de la peur avec celui de l’espace.

Cette peur qui révèle des territorialités humaines et canines

22 Comment la phobie des chiens chez les enfants renvoie-t-elle à la question du territoire ? Plus précisément, comment ces enfants se sentent-ils concrètement envahis dans leur territoire personnel par la présence des chiens ? De quelle façon est-ce précisément ce lien entre peur et espace qui a mobilisé l’équipe d’intervenants que nous formions à l’époque pour mettre au point un dispositif d’aide pour ces enfants ? Telles sont les questions que je souhaite aborder à présent.

23 Pour commencer, et afin de donner du relief aux descriptions des manifestations phobiques d’enfants, qu’on me permette de revenir à la position professionnelle qui était la mienne à l’époque, et qui me faisait passer du statut d’intervenante dans une association dédiée aux relations entre enfants et chiens, à celui de « maître-chien » dans un club de dressage. Ainsi, ai-je procédé en « zig‑zag », observant tour à tour des

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chiens avec leur propriétaire, et des enfants dans leurs interactions avec des chiens. Or, parmi les chiens qui se rendaient au dressage, des chiens « peureux » ont retenu particulièrement mon attention. C’est à leur propos que je voudrais encore dire quelques mots.

24 À côté des chiens qui ont peur des bruits soudains, des chiens sensibles à des climats de stress, il y en a qui sont très réceptifs aux formes d’intrusion dans leur « espace personnel » au sens goffmanien, c’est‑à‑dire aux formes d’approche de cette portion d’espace qui entoure le corps et où toute pénétration sera ressentie comme un empiètement (Goffman, 1973 : 44). En 2006, j’observe ainsi un grand chien d’allure molossoïde, présenté par son jeune propriétaire comme « peureux » vis-à-vis des êtres humains qui lui sont inconnus. Je récolte les clichés du chien et de son maître soucieux, dit-il, de « booster (son) chien, de lui faire confiance, de lui donner du crédit ». Sur une photo, le chien est immobile, les muscles du corps et de la queue sont raides, comme s’il freinait des quatre fers, front vers le bas, regard au sol, un filet de salive coulant de ses babines. Sur une autre, le jeune homme est accroupi à côté de son chien qui a cette fois la tête légèrement dirigée vers l’avant. Il lui parle manifestement à l’oreille, un bras posé sur l’encolure du chien qui halète. Sur un troisième cliché, le chien est assis, regard horizontal, l’arrière-train collé aux jambes de son maître qui se penche vers lui, qui lui parle et le caresse dans une attitude de soutien, alors qu’en face de ce duo, à environ un mètre de distance, un autre propriétaire et son chien circulent tranquillement.

25 De ces clichés, je retire que ce grand chien ne souhaite pas être approché par l’objet (ou le sujet) de sa peur, et encore moins touché par lui. C’est bien l’approche ou la distance qui décident soit d’une attitude de recul et de repli chez le chien, ou soit d’une attitude légèrement exploratoire, museau en avant. De façon plus générale, qu’un chien se sente acculé, coincé, et sa peur pourrait se muer en une agressivité qui, soit surgira de façon brusque et soudaine – ce qui fait le côté subit et l’aspect anarchique des morsures par peur –soit sera annoncée par des signes de peur et de menaces : recul, grognements, retroussement de babines, aboiements, voire morsures.

26 En regard de ce type d’observations me paraissent répondre d’autres séquences observées, où ce sont cette fois des enfants qui sont émus, fragilisés et touchés par les propos de certains propriétaires de chiens qui les invitent à venir toucher et caresser leur chien. Comme le disait une femme phobique des chiens, certains maîtres peuvent se transformer en « véritables missionnaires » : ils veulent convaincre que leur chien est gentil, qu’avec leur chien, il n’y a rien à craindre.

27 Des enfants et des adolescents témoignent également d’une impression d’être touchés dans leur espace personnel, alors que le chien est a priori à une distance socialement acceptable. Curieusement, ces enfants, jeunes et moins jeunes, se sentent menacés par un chien qui les regarde, la gueule ouverte et la langue pendante, assis à plusieurs mètres d’eux. Quoique la posture soit perçue par la plupart des personnes comme « relax », ces enfants expliquent, non pas que le chien a chaud, soif ou qu’il se repose, mais qu’ils ont l’impression que le chien va leur aboyer dessus, qu’il va se jeter sur eux, voire les « dévorer »3. Bien entendu, il est possible de proposer une lecture psychologique de ce vécu et de convoquer par exemple l’image archétypale du « grand méchant loup » pour expliquer l’origine de cette peur. Cela dit, tant l’âge de certains jeunes qui relatent un tel vécu, tant le fait qu’ils essayent de faire part d’autre chose que de cette peur archaïque, me paraît, non pas mettre en échec cette lecture

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psychologique, mais la rendre insuffisante. Pour ma part, je fais le choix d’une lecture que l’on pourrait peut-être qualifier de « géographique » : car tout semble se passer, pour ces enfants et ces adolescents, comme si la distance, entre eux et le chien, ne faisait plus le poids. C’est d’ailleurs ainsi qu’une part non négligeable du traitement thérapeutique de la phobie des chiens, mis sur pied par l’association, a pris son point de départ dans ce vécu subjectif d’absence de distance physique vis-à-vis de l’animal.

Le traitement thérapeutique de la phobie des chiens

28 Comme annoncé plus haut, j’ai proposé de rassembler l’ensemble des enfants et adolescents qui avaient peur des chiens – notamment au nom de l’intensité de leur peur et de son aspect chronique – et d’évoquer pour eux quelque chose comme une « phobie » des chiens, en mettant provisoirement entre parenthèses l’origine effective de leur peur (une morsure, une agression, etc.). En ce sens, mon idée est de décrire comment cela se passe pour ces enfants, plutôt que de poser la question de savoir ce qui s’est ou non réellement produit. Par conséquent, qu’il y ait eu accident ou non, j’aborde le traitement de la phobie de ces enfants à partir de ce qu’ils peuvent dire de leurs vécus, comme à partir des façons dont ils considèrent vivre leur peur. Ce faisant, je m’intéresse à leur perception d’une absence de distance entre eux et le chien. Un jeune de 12 ans, Fabien, vient en consultation avec son jeune frère et son père. Tous trois arborent un look assez sportif. Son père est agacé par la phobie des chiens de son fils ainé et s’étonne de façon véhémente de l’aspect irrationnel de cette peur. Mais Fabien est incapable de soutenir le regard de la chienne qui est avec moi, assise et détendue (comme en témoigne le fait qu’elle s’appuie sur ma jambe alors que je me tiens à ses côté). Fabien craint d’être mordu au visage, même si le chien est loin (4-5 mètres), assis et tenu en laisse.

29 On le voit, cette phobie des chiens se déploie dans des situations banales. Elle relève d’un régime d’interaction avec les chiens qui n’a rien d’« extra‑ordinaire » (Servais, 2012). Pourtant, cet adolescent sur-interprète chaque indice émanant du corps de l’animal (notamment si celui-ci baille, le regarde ou halète), il produit un excès de significations qu’il croit provenir de l’animal lui-même. En ce sens, la phobie produit un « effet d’agrandissement » ou un « effet-loupe » (Remy, 2009) sur les façons dont les humains et les chiens peuvent « mal s’entendre ». Cette idée s’inscrit, je crois, dans la perspective de V&C Servais (2009) qui montrent que « le malentendu est la structure même de la communication, au sens où la compréhension est un cas particulier du malentendu et non pas l’inverse. Une conception ordinaire de la communication fait de la compréhension un échange de messages envoyés et reçus. On suppose qu’elle est réussie si le message reçu est « identique » à celui qui a été envoyé, si aucun écart ni aucune altérité ne se glisse dans le processus. Dans cette perspective, il n’y a pas de désaccord fondamental ni de malentendu structurel, mais simplement des cas de « mauvaise compréhension », qui sont susceptibles d’être corrigés par des arguments plus convaincants et/ou plus contraignants. Dans une tout autre optique, faire du malentendu quelque chose de structurel dans la communication revient à prendre en compte, d’emblée, l’altérité des sujets en situation d’échanges et à accepter qu’autrui ne comprenne pas nécessairement, loin s’en faut, ce que le premier a voulu signifier. Dans ce cas, la communication ne repose pas d’abord et essentiellement sur l’envoi et la réception d’un message qui, dans des conditions idéales, pourra être intégralement décodé et compris, mais elle suppose plutôt des manières irréductiblement différentes d’organiser des relations au monde. Du même coup, l’essentiel du propos de cet

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adolescent ne réside pas pour moi dans le fait qu’il commet une erreur d’interprétation du comportement du chien ; plus important à mes yeux est la difficulté qu’il éprouve, et qu’il a bien du mal à partager avec autrui4, à vivre une interaction qui suppose un échange de regards avec un chien, une interaction qui signifie pour lui l’abolition de l’espace qui le sépare de l’animal, ainsi qu’une mise en danger.

30 En tant qu’intervenante, je propose donc à Fabien de bouger doucement son regard de gauche à droite, et de constater qu’il ne se produit rien. Cela constitue pour lui une façon d’exercer une première forme de mobilité par rapport au chien. Au cours des séances, il s’agit d’acquérir certains mouvements, certaines positions en face d’un chien immobile. Pour lui faciliter la tâche, je demande à ma chienne de se coucher, ce qu’elle fait volontiers, parfois allant jusqu’à s’affaler, yeux mi-clos. En proposant à Fabien d’avancer, au moment où il le souhaite, pas à pas et en enfonçant les pieds dans le sol, vers la chienne et moi, mon but est de découper la distance qui sépare le jeune du chien, de la rendre palpable, bref, de lui donner du poids. Il m’arrive aussi de placer des objets entre lui et le chien, par exemple une chaise, un bâton, et nous les énumérons, afin encore de donner de la consistance à la distance. Avec d’autres objets, comme une laisse ou une corde, il est par ailleurs possible de créer des jonctions entre les territoires humain et canin. Comme dans le cas où je me place entre le chien et le jeune, en tenant d’abord la laisse avec celui-ci ; puis en la lâchant mais en me tenant toujours entre les deux ; puis en m’éloignant progressivement, laissant le duo s’organiser seul, mais en restant une « bouée de secours ».

31 Le traitement de la phobie des chiens implique ainsi l’acquisition de certaines « techniques du corps », de positionnements et de conduites dans une approche graduelle et progressive des chiens – une approche qui se déroule, faut-il le préciser, dans un espace thérapeutique et sécurisé, et avec les chiens de l’association. Ces enchaînements de gestes et de postures sont, comme le dit Mauss, des « engrenages » où se mêlent le corps et le mental, l’un entraînant l’autre, et réciproquement. À force d’entraînements, ces engrenages forment un « habitus » que l’on cherche ensemble à rendre mobilisable dans des situations où il y a effectivement des chiens. Mauss note que ces techniques du corps valent aussi comme « une éducation au sang-froid » ou une technique de « résistance à l’émoi envahissant » (Mauss, 1950 : 385). C’est une manière de retarder l’envahissement par la panique, pour permettre des mouvements qui soient en accord avec la situation rencontrée. Ainsi, ces techniques du corps valent comme une étape pour faire reculer l’excès de peur que traduit la phobie, tout en permettant d’être prudent vis-à-vis du chien rencontré. Il ne s’agit donc pas, dans cet abord thérapeutique, de prôner une « morale de l’effort » (Diamantis, 2003), mais plutôt de donner des outils à des enfants qui croisent immanquablement des chiens dans leur vie quotidienne, afin qu’ils puissent retrouver un certain confort de vie.

32 L’absence de distance évoquée par les enfants et les jeunes phobiques des chiens n’est donc pas une métaphore, une représentation ou une façon de parler. Elle traduit un vécu d’empiètement par les chiens et un sentiment d’envahissement de l’espace propre. Du même coup, le traitement de la peur, dans son aspect technique et corporel, se décline en deux phases essentielles : une première phase où l’enfant apprend à dire « non » à l’empiètement de son espace personnel et à faire respecter le « contour » de celui-ci (Goffman, 1973 : 52). Concrètement, l’enfant peut ainsi apprendre à se protéger d’un chien qui saute sur lui pour dire bonjour, à parer les mouvements d’un chien qui vient le renifler de trop près, à rendre légitime l’exercice d’une mise à distance de

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chiens qui occupent le même espace qu’eux. Suit une deuxième phase où l’enfant peut apprendre à circuler en présence de chiens, tout en faisant respecter son enveloppe corporelle, dont Goffman disait qu’elle valait comme une territorialité égocentrique minimale et qu’elle ne se superposait pas nécessairement à l’« espace personnel » qui, lui, peut être plus large et revendiqué comme tel.

33 Les techniques du corps sont ainsi des enchaînements de gestes et/ou de mouvements qui doivent permettre, soit de faire face à un chien, soit de se (con)tenir dans d’éventuelles situations critiques où l’enfant aurait envie de fuir (ce qui constitue une façon pour l’enfant de rester « neutre » aux yeux de chiens qui peuvent eux-mêmes être dans une situation de peur, en conflits, etc.), soit de circuler en présence de chiens qui vaquent à leurs propres occupations. Une fois légitimée et exercée la possibilité des enfants phobiques à ne pas se laisser envahir par les chiens, peut-être qu’ils accepteront de se laisser toucher ou de se laisser attendrir par eux. Peut-être auront-ils même envie de les caresser. Quoiqu’il n’y ait là rien d’obligatoire.

Conclusion

34 Sur la base d’une expérience professionnelle passée, et d’observations récoltées alors, j’ai tenté de montrer que le sentiment d’être envahi dans l’espace personnel a constitué une pierre angulaire de notre travail avec des enfants phobiques des chiens. C’est en ce sens que j’ai envisagé l’idée que cette phobie peut produire un « effet d’agrandissement » sur la question des territorialités humaine et canine : la peur des chiens chez les enfants (comme d’ailleurs la peur chez les chiens) donnerait à voir « en grand » les façons dont sont censées s’agencer quotidiennement les spatialités respectives des uns et des autres : s’il semble ainsi aller de soi que l’enfant qui a peur doive « prendre sur lui », « faire un effort », se contrôler et s’adapter à la présence des chiens (quitte à modifier son territoire), il pourrait en aller différemment pour les chiens : ceux-ci paraissent pouvoir protéger leur « place » (parfois rendue visible par l’usage de panier pour chien ou de couverture), leur « espace personnel » (certains chiens ne se laissent pas approcher ou toucher), leur « territoire » (le chien est, dans ces conditions, considéré comme « un bon gardien »), voire leurs « effets personnels » comme un coussin, des jeux, une gamelle, un os, etc. Ces derniers objets pourraient ainsi être considérés comme des « territoires de la possession », toujours au sens que Goffman a donné à ces concepts dans Les Relations en public.

35 Pour rappel, Goffman a croisé les perspectives éthologiques et sociologiques afin d’observer et de décrire la manière dont s’agencent les « territoires du moi » dans la vie quotidienne et les relations en public. Or, du croisement de telles perspectives, j’ai voulu m’inspirer ici pour tenter, modestement, d’illustrer l’ambivalence des relations humaines avec les chiens. En effet, qu’on se souvienne que les chiens ont longtemps été quasi ignorés par l’éthologie du vingtième siècle, dont l’objet était d’étudier les espèces animales dans leur « milieu naturel ». Dans ce contexte, le chien, en tant qu’animal domestique, semblait trop dénaturé pour mériter une étude approfondie. Or, aujourd’hui – il s’agit là d’un curieux renversement des choses –, ce sont précisément des arguments de type éthologiques qui sont utilisés pour justifier certaines formes d’organisation spatiale et sociale : ainsi, le chien est parfois décrit comme « un loup civilisé » (Teroni & Cattet, 2004), comme un animal vivant encore dans une « meute » dont le propriétaire devrait d’ailleurs être le « chef ». En clair, c’est le concept même de

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naturalité du chien qui est actuellement convoqué pour justifier des cadres sociaux d’interaction, ainsi que des agencements de territoires. Mais l’aspect problématique de ces cadres est visible dans les propos du père d’une fille de 9 ans, reçue en consultation : « En fait, les gens choisissent le confort de leur chien plutôt que celui d’un enfant. Nous avons été invités chez des amis qui ont un chien, jeune, depuis à peine 6 mois. J’ai expliqué combien Élise a peur des chiens. Alors ils ont mis le chien derrière une barrière. Mais ça dure une demi-heure, et après, comme le chien pleure, alors ils le lâchent. En fait, ils préfèrent le confort de leur chien à celui d’Élise… Pour elle ça a été des heures de stress ! Tout ça, parce que le chien pleure…. »

36 Ainsi, j’espère avoir pu indiquer que la phobie des chiens chez les enfants est une clé d’entrée intéressante pour qui se penche sur des phénomènes la plupart du temps implicites d’organisation des relations entre humains et chiens. La peur rend visible des attentes sociales rarement exprimées en tant que telles, comme elle montre l’articulation problématique des notions de nature et de société. In fine, les peurs dénotent des problèmes de territorialités et de frontières entre l’homme et l’animal : des frontières malléables et diversement justifiées selon les circonstances ; des territorialités humaines et canines qui se croisent et se chevauchent – ce qui est bien le nœud du problème dans la phobie.

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NOTES

1. Cf. Beaud & Weber (2008 : 8) : « L’ethnographie a pour vocation originaire de rendre la parole aux humbles, à ceux qui par définition n’ont jamais la parole : tribus isolées en terrain exotique, peuples colonisés (ethnologie traditionnelle), classes dominées ou groupes en voie de disparition dans les sociétés développées (ethnologie chez soi) ». 2. Sur l’idée que l’identité du « couple » humain/animal subit les conséquences de comportements canins inappropriés pour la sphère publique, comme les morsures, le fait de sauter sur les inconnus, etc. Cf. Sanders, 2003 : 413 et Sanders, 1990. 3. Cet échange de regards qui fragilisent les enfants est fort différent du « regard mutuel » évoqué par Sanders dans le contexte d’interactions amicales entre des propriétaires et leur compagnon à quatre pattes (Sanders, 2003 : 415). 4. Je remercie Véronique Servais et ses étudiants d’avoir particulièrement attiré mon attention sur ce point.

RÉSUMÉS

Dans cet article, est posée la question du partage, par les humains et par les chiens, de l’espace social commun. La phobie des chiens, vécue par des enfants et des adolescents, constitue l’angle par lequel je propose de traiter cette question. Je m’appuie sur une enquête ethnographique menée dans une association qui vient en aide à ces enfants phobiques des chiens. Le but de cette enquête est de décrire les façons dont les enfants vivent leurs rencontres quotidiennes avec des chiens, comme de rendre compte de la façon dont s’est inventé un dispositif thérapeutique qui aborde la peur des chiens sous l’angle du problème de l’espace partagé.

In this article, the question of sharing the common social space by humans and dogs is raised. Phobia of dogs experienced by children and adolescents is the angle by which I propose to address this issue. I draw on an ethnographic fieldwork conducted in an association that helps these children with a phobia of dogs. The purpose of this survey is to describe the ways children live their daily encounters with dogs, as to relate how a therapeutic device that addresses the fear of dogs in terms of shared space problem was invented.

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INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

AUTEUR

BÉNÉDICTE DE VILLERS Docteure en philosophie - Assistante et Doctorante en anthropologie de la communication homme/animal, LASC, Université de Liège benedictedevillers[at]gmail.com

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Entangled in language The Linguistic Terrain of Human-Animal Relations

Connie Johnston

Introduction

1 In this article I extend an exploration into the role of language in human-animal relationships and engage with the idea of linguistic or discursive borders in those relationships. We cannot separate the role of language and discourse from societal concepts of and attitudes toward non-humans. This is not an inherently new observation and has been explored in depth, especially from a post‑structuralist perspective both inside geography (e.g., What more 2002, Hinchliffe et al.2005, Lulka 2009) and outside the discipline (in particular, e.g., see Derrida 2008, Wolfe 2003). In this article, I would like to further this scholarship by suggesting viewing the connection between language and human-animal relations and, importantly, ethics in terms of two linked manifestations, with Western science connecting to each and mediating them in the production of human-non-human borders. I classify the two manifestations as 1) definitions and, 2) available vocabulary within a dominant discourse. “Definitions” relates to the understanding of certain terms and concepts that have been/are important in constructing ethical frameworks and the border between humanity and animality. “Available vocabulary” indicates limitations imposed on verbal expression by dominant social discourses, particularly in the context of science. I will present information that demonstrates these manifestations of language in human-animal relations and I will draw on analyses of Western science and knowledge by Foucault and Lyotard to highlight the connections between language, science, and these relations. Finally, I will draw together the examples I present with Lyotard’s analysis of language and the human social bond to suggest that the language processes of Western science work to demarcate human society and exclude the animal “other”. This paper suggests that, in Western society, decision-making about human moral obligations to non-humans is significantly infused with these aspects of language and with substantial influence from Western (often English-dominated) science. I ultimately conclude that the relationship between science and language in the two

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manifestations that I present produces a powerful framework that entangles non- human species and plays a significant role in often positioning them in a distant region, or at times completely outside the borders, of our human realm of moral consideration.

Definitions

Scientific – animal language

2 Many of the debates over the qualities that distinguish humans from other animals hinge on non-humans’ linguistic capacities. Determining these capacities further hinges on how one defines language. There is very little doubt that animals communicate with conspecifics (members of the same species). However, human language has been defined as more than a means of basic communication. The first level of distinction from simple communication is that human language is a system in which a significant function is the representation of abstract concepts and for which the use of symbols is constitutional (Bickerton 1990). Humans were long assumed to be the only species capable of using symbolic language, but when apes were successfully taught American Sign Language in the late twentieth century, humans’ unique ability to grasp symbolic representation was severely challenged. Therefore, syntax was put forth as a new defining element of language (de Waal 2005). Not surprisingly, the issue of non-humans’ syntactical ability is, therefore, now also much debated (e.g., Bickerton 1990; Savage-Rumbaugh et al. 1993; Wise 2000.) The other-than-human species that can be considered capable of using language (as opposed to mere communication) has become a critical point in many debates over humans’ ethical obligations to some species, with language - defined as a symbolic system with complex syntactical structural rules - often being used as an appropriate “dividing line” relative to the granting of more comprehensive legal and moral rights. Indeed, a number of legal and ethical arguments are based on such a linguistically-defined line (see e.g., Wise 2000.)

Scientific—animal culture

3 Another long-held boundary of human-ness - culture - is also important, again because (some) animals’ having this quality would erode this once bright dividing line between humans and non-humans. Questions about how culture might be defined (and identified) in animal societies have taken their place alongside the language debates (e.g., see Laland and Galef 2009). As with language, arriving at a “true” definition of culture is often accomplished within an anthropocentric framework. For example, in their study of the transmission of primate foraging techniques at the Yerkes National Primate Research Center at Emory University in the United States, Horner et al. (2006) note that “[h]uman culture provides an inevitable benchmark against which to evaluate animal studies” (13879). Even assuming the familiarity of human benchmarks, the means by which culture in non-humans is proved are often difficult, as indicated by comments from another set of researchers at Yerkes who discussed the merits of being able to use a captive (as opposed to wild) chimpanzee population to do a study of a particular social grooming practice (Bonnie and de Waal 2006). This 12-year study attempted to identify the means of transmission of what is considered to be a unique chimpanzee social custom and, therefore, could be defined as a form of culture. The importance of a captive population, the researchers note, is that studying such

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behavior transmissions in the wild is extraordinarily difficult due to lack of both observational access and the ability to control variables. For these reasons, the study of behaviors such as this grooming practice in captive populations is important in identifying what may be reasonably defined as culture in non-humans.

4 What these accounts from the Yerkes researchers suggest is that, first of all, the standard for culture (as that for language) among animals will be defined with reference to what we humans do, and that procedures for proving culture will have to hold true to that standard. Therefore, unrestricted observational access and experimental controls are necessary so that possible alternate explanations (e.g., ones that indicate that behaviors are instinctive and/or exist throughout the species and consequently do not demonstrate human-like culture in a sub-population) can be ruled out. The researchers in the social grooming study note that there is a “relative absence of rigorous analysis” (Bonnie and de Waal, 28) of observed chimpanzee behaviors and that this is partially attributable to the inability to control natural, non-captive settings. Therefore, the control of research environments in these types of cases contributes directly to the ability to make sufficiently rigorous scientific claims.

5 Foucault is instructive here in his analysis of scientific knowledge claims. In Power/ Knowledge (1980), Foucault discusses the “governing” of scientific statements and refers to “the politics of the scientific statement” (112). He describes the notion of each society’s “‘general politics’ of truth,” saying that this is: …the types of discourse which it accepts and makes function as true; the mechanisms and instances which enable one to distinguish true and false statements, the means by which each is sanctioned; the techniques and procedures accorded value in the acquisition of truth; the status of those who are charged with saying what counts as true (131).

6 Foucault’s description of the “politics of the scientific statement” parallels Lyotard’s (1979) discussion of the manner in which scientific statements are formed. Lyotard says that such statements are legitimated by the degree to which they conform to “stated conditions,” which “determin[e] whether a statement is to be included in that discourse for consideration by the scientific community” (8). In much of Western science, control of settings and, therefore, variables is one of those conditions. The Yerkes researchers acknowledge the standards that must be met before their writing about chimpanzee culture (defined against a human benchmark) will be considered legitimate (“true”) scientific statements.

Scientific and societal - animal experiences

7 In addition to the more anthropocentric concepts of language and culture, there is lack of scientific agreement on the definition of terms related to experiential welfare - terms such as “pain,” “distress,” or “suffering”. Disagreement on these types of definitions can be mystifying outside of science because these experiential states are often seen as self-evident. Allen and Bekoff (2007) report that definitions of such terms “will be more or less convincing” depending both on what one wants to do with an animal and one’s pre-existing opinions or ideology (313-4.) Regarding the definition of pain and animals’ experience of it, the philosopher and animal scientist Rollin (2007a) gives a survey of opinions that prevailed throughout much of the twentieth century. These views of many individuals in the Western scientific community, following the Cartesian paradigm (i.e., that animals are non-feeling automata) had in many cases

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denied that non-humans (as well as neo-natal humans) can feel pain. This denial had even been codified (until the mid-1980’s) by the International Association for the Study of Pain in its definition of pain, which included a requirement for linguistic competence in order to be able to experience it (Rollin 2007a).

8 Language and definitions are not only important with respect to things experienced, such as pain, but also to acts. Rollin (2004, 2007b) argues that language for human- animal interactions, especially with regard to institutional uses of non-humans, is inadequate in this present historical moment. He says that for much of history, before modern-day animal research and industrial agriculture, an injunction against cruelty was sufficient to protect animals against the rare person who had a sadistic bent and would perpetrate egregious, violent acts. However, the present mistreatment of animals in research and on industrial farms is not, according to Rollin, due to the actions of sadists. Therefore, the language of “cruelty,” which was sufficient for earlier, minimal requirements for animal treatment to protect them from wanton acts, no longer fits with present-day realities in which individuals are not seeking to gratuitously harm animals but, rather, harm them only as a means of purportedly achieving benefits for humankind. This lack of distinction between purposeless, sadistic cruelty, and acts that may cause similar harm but are nonetheless pursued for often ostensibly laudable goals, has effectively squelched productive dialogue between those who utilize animals in their work and those who seek to protect them from harm. In this view, language has not changed commensurately with social changes in human- non-human relationships.

Societal-legal

9 These social changes in practices have brought about some interesting changes in legal definitions, however. Two significant ones bear discussion. The first is the definition of the word “animal” itself. Remarkably, in 2004, the US Department of Agriculture amended the Animal Welfare Act to reflect a new definition of “animal.” This definition (part of the 2002 Farm Bill) “…specifically exclude[es] birds, rats of the genus Rattus, and mice of the genus Mus, bred for use in research” (USDA 2007). Perhaps not coincidentally, these three species comprise more than 90% of the animals currently used in research in the US (AAVS 2011). This act has effectively created an uneven geography of animality: a mouse in the field is an animal, but a mouse in a research laboratory is something else.

10 In contrast to this narrow legal definition of “animal” is the broadening definition, in US law, of “terrorism.” In late 2005, President Bush signed into law the Animal Enterprise Terrorism Act (AETA), which has expanded the prosecutorial impact of the Animal Enterprise Protection Act (enacted in 1992). AETA can effectively define as terrorists animal protection advocates who solely cause profit loss (without harming any individuals) to a business that uses animals in its operations (e.g., research institutions, fur farms, agricultural enterprises, etc.) (Boghosian 2006). Therefore, a successful Internet or boycott campaign against a business could be defined and prosecuted as an act of domestic terrorism.

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Available vocabulary

11 As discussed above, inherited language related to the mistreatment of non-humans uses a concept of cruelty that may be too blunt to address present-day issues in a way that contributes to bettering animals’ lives or even a social dialogue about their well- being. In this respect, there is not sufficient vocabulary available to adequately deal with what is, in many ways, a more complex relationship between humans and other animals in Western society today than has existed in earlier times or that may presently exist in other societies. Rollin (2005) says that, because of humans’ primarily utilitarian relationship with non-humans, we are conceptually limited in our views of them. This conceptual limitation can be seen as hampering our ability to discuss animals in terms that might allow for their increased inclusion in our moral sphere. For example, in the United States, dogs and cats are broadly referred to as being owned and, of course, they are legally considered to be property. It is for this reason that animal advocates have tried to introduce terms such as “guardian” instead of “owner” and “companion animal” instead of “pet” in order to create a new conceptual category for these animals not only to better reflect their increasingly familial status in many households, but also to discursively challenge their status as property (IDA 2012).

12 The vocabulary available can of course change depending on social context. The US ecologist and evolutionary biologist Bekoff (2008) recounts a situation, as an exemplar of the attitude of many animal scientists, in which a researcher discussed a dog in qualitatively different terms in two different contexts - one personal, the other professional. In the personal account, the researcher used anthropomorphic language and ascribed mental states and emotions to the dog. In the professional context, he levelled the dreaded charge of anthropomorphism at the notion that animals’ subjective mental states or their experience of emotions can actually be known. This example illustrates the available vocabulary with respect to both context and ideology. As the Allen and Bekoff quotation in the previous section states, one will be more disposed toward certain definitions depending on one’s ideology. The literary critic Eagleton (1991) has stated that “exactly the same piece of language may be ideological in one context and not in another” (9). Bekoff’s account of the scientist suggests a corollary to this statement. Rather than “the same piece of language,” the same concept or entity may be represented ideologically differently “in one context and not in another.” In Bekoff’s example, the researcher’s scientific ideology with respect to a presumably contextually stable entity (a dog) was not exhibited in one speech act (the personal) but was fully represented in another (the professional). He did not use “the same piece of language” in the two situations, but drew on different available vocabularies with respect to the same concept to reflect an ideology.

13 This example also illustrates an adherence to Western science’s positivist tradition of reporting solely on observable phenomena. Würbel (2009), a scientist of animal welfare and ethology in Germany, says that scientists use terms such as “normal bodily function” and “full expression of the behavioural repertoire” as “proxies for well- being” when speaking about animals (119). According to Würbel, they use these “proxies” in order to maintain the objective nature of scientific language. Use of this language can also be seen as a way to avoid the scientific sin of anthropomorphizing. Returning to Lyotard, he says that scientific language is comprised of denotative statements and that, further, both what is stated must pertain to referents that are

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open to repeated examination and that the statement must conform to a “language judged relevant by the experts” (18). Because this language must conform to the standards of observability and (alleged) objectivity, the vocabulary legitimately available for use in scientific discourse about non-humans is limited.

14 Würbel justifies this limitation (and certainly others do as well), but this of course begs the question of what is being left out of statements. The Dutch ethologist (animal behaviorist) Frans de Waal (2001) gets at this point in a commentary on the hegemony of Western science and its effective elision of different cultural perspectives. De Waal points out that Western dualistic notions of human/animal and nature/culture have shaped how Western scientists have practiced and continue to practice their trade. Many non-Western cultures, in contrast, have not historically embraced these same dualisms and therefore scientific practice, especially in the life sciences, emerged differently outside the West. De Waal (2000/2001) also suggests that typical non- Western beliefs in the interconnectedness of all life, human and non, as well as less hierarchical views of species taxonomies, have facilitated several identifiably different cultural perspectives outside the West that are significant for the life sciences. These perspectives include the ready acceptance of the theory of evolution, early openness to ideas about animal culture and individual animals’ distinct personalities, and scientists’ not having to guard against the charge of anthropomorphism in their scientific work. Cultural attitudes are of course inseparable from language and de Waal has stated that linguistic hegemony has had an effect on the practice of science worldwide, noting that “it is hard for non-English speakers to make themselves heard in an English-speaking world” (3). He says that although having the common language of English for sharing scientific work is beneficial, many English speakers take the utility of shared communication to a level of domination through their often dismissive attitudes toward non-native speakers at conferences and in the “re-packaging” or ignoring of ideas expressed in non-proficient English. Therefore, what may be seen as a globally unified scientific perspective actually bears the marks of the particular Western perspective that tends toward a dualistic view of human and non-human life. These comments by de Waal and Würbel support the idea that Western science, the practice of which includes rules for speech, contributes to the conception of an objective, non- human world that exists separate from humans.

15 Finally, the sanctioning of certain forms of scientific language affects not only how something can be stated, but also if something can be said in a professional context at all. For example, students and professors at Colorado State Veterinary School in the US had kept silent for many years about the school’s usual practices in canine surgery training (e.g., multiple surgeries on one dog, little surgical aftercare, etc.). After one surgeon finally spoke out against the practices, a number of other faculty and students joined him and, significantly, expressed that they had held very strong views about the issue for a long time (Rollin 2005). Another example comes from Marino (2009), a biologist at Emory University (also in the US), who encourages students to express their concerns about animal welfare, but says that this is difficult because stating such concerns is seen as a form of activism by the scientific community, which generally considers this type of behavior inappropriate and even actively discourages it. Lyotard is useful here in his observation of the ways in which one comes to be considered “learned” in the scientific community. He says that this is achieved by (paralleling Foucault) producing “true” statements that are verifiable or falsifiable. Therefore, making statements that are not considered verifiable or falsifiable, but instead express

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a value judgment may not contribute to one’s status as “learned” and, as indicated by the two examples just given, may in fact be seen as unprofessional.

Language and the “social bond”

16 Reflecting on the above examples of the linked manifestations of language, I will now discuss an application of a particular point of analysis by Lyotard. In The Postmodern Condition (1979), Lyotard examines knowledge (scientific and non) and language in Western society. He employs Wittgenstein’s (1958) concept of “language games” (Lyotard 10), which are defined as categories of speech acts that have rules for their use, much like the moves in a chess game, saying that these language games are the “minimum relation required for a society to exist…. The question of the social bond, insofar as it is a question, is itself a language game, the game of inquiry” that positions the one asking a question, the one being asked, and the person or thing asked about (15). In this statement, Lyotard is referring to the knowledge-making that humans who share a linguistic culture do with their everyday speech acts. He contrasts the knowledge, which he calls “narrative”, made in this way through the social bond, with knowledge created through present-day Western science. He says that scientific discourse is separate from the language games that comprise the social bond, and that it is not “a direct and shared component of the bond” (25). Here I would like to suggest, however, that scientific discourse, as it relates to non-humans, does function as a component of the social bond and that, recognized or not, science mobilizes the aspects of language that I have discussed - definitions and available vocabulary - to further and solidify a human social bond.

17 Lyotard says that scientific discourse must adhere to rules of acceptability and that these rules are communicated through “meta-prescriptive” language (65). I contend that the prescribed descriptive (or “denotative,” per Lyotard) language employed by Western science in discussing non-humans actually functions to contribute to the social bond of a human society. As the specific examples in this paper have illustrated, the dualism between human and animal is maintained and reproduced through the restrictions on the language deemed permissible in discussing what we know (or can know) about non-humans and also in discussing the ways in which they might or might not be like us. This denotative language of science can be seen as producing an “other” while at the same time producing knowledge about the other. Similar to the everyday, non-scientific, narrative speech that, according to Lyotard, is part of the social bond, I contend that the rules and constraints of scientific language in Western society, and the ways in which these rules and constraints shape what we believe to be known and knowable, have become comparably mundane as scientific norms and discourse are communicated to the wider society through popular media. Science ostensibly allows us to know increasingly more about other species, but also keeps them discursively separate, even if what we are learning shows them to be similar to ourselves. I suggest that by creating linguistic difficulties in defining both basic experiential states and more complicated concepts such as culture in non-humans, and placing constraints on the statements that scientists themselves may make, the parameters of scientific discourse function as one of the language games that are “direct and shared components” of the human social bond. In other words, scientific discourse is a normative framework that has extended beyond the scientific community and to which non-scientists are increasingly exposed. This framework enrolls us as a community of

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knowers, engaged in a very specific type of knowledge acquisition. This in turn affects society at large in the ways that we collectively think and talk about the non-human world, although this is not a totalizing framework, as illustrated by Bekoff’s example of the researcher’s personal statements about a dog, which very much did not adhere to scientific speech norms. However, according to Bekoff, when the researcher (in his role as professional scientist) was reminded of the anthropomorphizing language he had used in the personal context, he effectively repudiated his earlier statements, saying that they were merely “stories” about the dog, told in a non-professional setting, and not actually knowledge claims of any sort at all. This suggests that the scientist was perhaps conscious that he had transgressed a normative linguistic line and decided to recant these non-scientific statements rather than validating an alternate form of truth-telling. Therefore, though not all-encompassing, I am suggesting here that boundaries between the human and other species are drawn, demonstrated, and reproduced linguistically, with significant influence from scientific discourse, thus contributing to the Lyotardian social bond as described above.

Conclusion

18 What should be clear from the foregoing discussion is the multiple role of language in creating the ethical terrain of human-non-human relationships. I argue that language and its uses suffuse these relationships and their mediation, even, as exemplified in the extreme case of AETA, in restricting forms of contestation and protest. In terms of my two categories, I began with several important definitions. As other animals have been taught to use (certainly at a much less sophisticated level) a representational system similar to human language, previous definitions of language have been refined and new debates have emerged. Possible animal culture is also debated and defined by human standards. Defining concepts is a fraught process even with respect to our own individual experiences, and becomes even more complicated in attempting to define something such as an emotional or experiential state in another living being. These definitions become crucial, however, in animals’ lives. The positivist tradition places limits on how these states in non-humans might be understood or described. Connected to experiential states, cruelty in many cases is defined by intent, location, or the category of recipient (both animal and human). The definition of cruelty becomes elusive, contingent on the geography and context of an act.

19 As stated in the introduction, the observation that language is a factor in human- animal relationships is not new. This article’s contribution is examining and connecting two aspects of language that are dispersed throughout our human relationships with animals in Western society. I have touched on many issues that could be further problematized but have left much uninterrogated. I believe further analysis using Lyotard’s ideas about the prescriptive meta-language of science and its role in strengthening the human social bond is warranted, as science’s narrative alter- ego continues to affect the discursive rules that define the ways in which we believe we can know and discuss animal “others”. Although in this article I have not intended to portray Western science and its practitioners as monolithic, the examples I have used indicate that there are positivistic and dualistic ways of thinking that still wield significant influence on views toward non-human species.

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20 Writing about the history of positivism, Giddens (1978) tells us that Comte predicted that science and technology would move beyond the realm of the purely physical into the “‘political and moral’” as well (246). I doubt that Comte was considering the role of non-humans in this prediction, but surely this expansion into the political and moral is evidenced by the examples presented in this paper. Science is also firmly in the rhetorical in its self-conscious monitoring of its language and the wielding of language to include and exclude. Communicators, language-users, or neither, non-humans are entangled in our human language, and they fare better or worse depending on its use.

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ABSTRACTS

Drawing on analyses of scientific knowledge and language from Foucault and Lyotard, this article explores the role of language in human-animal relations and human-animal ethics. The author examines several ways in which two linked manifestations of language—definitions and available vocabulary within a dominant discourse—aid in the production of linguistic or discursive borders

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between humans and other animals. Definitions of words such as “culture” or “cruelty” shape, among other things, our perceptions of animals as more or less like ourselves and what we consider reasonable to be done to them. Western scientific processes contribute to the vocabulary that is available to make legitimate knowledge claims about animals. Lyotard proposes the concept of “the social bond” that is created between humans through their everyday language and makes a distinction between this everyday language and scientific language. Using the examples presented in the article, the author contends that Western scientific language, as it relates to animals, also functions to contribute to the human social bond.

INDEX

Subjects: Carnets de recherches

AUTHOR

CONNIE JOHNSTON Doctoral Candidate - Graduate School of Geography - Clark University Worcester, MA mailto:cojohnston[at]clarku.edu

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Les animaux sauvages au village Entre sources de conflits et attractions touristiques (Bornéo, Sabah, Malaysia)

Clotilde Luquiau

Introduction

1 Le tourisme animalier de vision consiste en la rencontre pacifique entre êtres humains et animaux « sauvages » dans leur habitat « naturel ». Dans l’état malaisien du Sabah, au nord de Bornéo (figure 1), le sanctuaire faunistique de la basse Kinabatangan (figure 2) a été créé pour protéger l’habitat d’orang-outang, d’éléphants pygmées, de singes nasiques, de calaos, etc. Habitants et touristes ne peuvent pas pénétrer dans cette zone sans autorisation spéciale. Malgré les clôtures électriques et les chenaux de drainages des plantations alentours (figure 3), la faune reste libre de se déplacer hors de la zone protégée. Cette autonomie représente un atout pour la mise en scène du produit touristique mais une menace pour les agriculteurs. Pour assurer le succès du produit touristique, les animaux doivent fréquenter l’espace liminaire entre la zone protégée et l’espace habité et cultivé : le bord du fleuve Kinabatangan, les rives des étangs et surtout les abords des hôtels. Le tourisme participe à la protection de l’environnement en lui apportant une justification économique mais tours opérateurs et environnementalistes ont des conceptions différentes de la nature et de l’espace à protéger (Dalla Bernardina, 1996). Les premiers défendent la préservation d’un paysage à forte densité de macrofaune tandis que les seconds visent la protection d’un habitat assurant la pérennité des espèces menacées, quitte à ce qu’elles ne soient plus visibles.

2 La faune est à la fois un produit touristique, un patrimoine constitutif de la biodiversité et une nuisance. Sa place est donc en perpétuelle négociation. Quels sont les enjeux sociaux et spatiaux de la mise en tourisme d’un espace protégé, dans lequel la rencontre avec l’animal est à la fois facilitée par la conservation, recherchée par les touristes et évitée par les habitants ?

3 Cet article prend source dans une recherche portant sur les liens entre développement, protection de l’environnement et tourisme dans la plaine de la Kinabatangan. De 2006 à

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2011, une cinquantaine d’entretiens formels et informels ont été menés auprès d’acteurs clés de la conservation, du tourisme et de l’administration du Sabah, 118 questionnaires ont été effectués auprès de touristes et 160 auprès des habitants. Ces données sont complétées par une observation participante, d’abord en tant que touriste puis en tant que géographe enquêtrice hébergée chez l’habitant et enfin comme guide accompagnatrice d’un groupe de touristes francophones. Des courriels ont été exploités pour compléter les données.

4 Après avoir situé notre position scientifique, nous montrons en quoi la logique de conservation s’articule avec la mise en tourisme du territoire. Ensuite, nous analysons les modalités des conflits entre la société locale et la faune pour explorer la notion de territoire et de collectif humanimal (Baratay, 2010). Enfin, nous montrons que la mise en scène de la nature sauvage sert avant tout l’intérêt économique des opérateurs et assure la satisfaction des touristes.

L’animal, un acteur de l’écosystème

5 Une partie des opérations de conservation de la zone protégée de la basse Kinabatangan est financée par la vente d’œuvres peintes par les animaux du zoo de Houston. Cette opération est, à bien des égards, emblématique. Le site du zoo présente un à un ses pensionnaires en les nommant, en décrivant leur caractère et leurs techniques d’artistes. « Parmi les plus productifs des artistes (…), Cheyenne [une femelle orang-outan], peint avec ses doigts mais en général, elle manie son pinceau d’une façon caractéristique en traçant des rayures d’un côté à l’autre. Parfois, elle ajoute de l’eau avec sa bouche en créant une technique de peinture mixte ». Cette description présente un primate agissant suivant son inspiration, individualisé des autres et réalisant un produit culturel. Dans le tourisme animalier de vision, nombreux sont ceux qui adhèrent cette conception des animaux.

6 Il n’est pas question de trancher le débat entre les comportementalistes, qui considèrent que les bêtes n’agissent qu’en réponse à des stimuli pour satisfaire leurs besoins, et les défenseurs de l’éthologie cognitive qui soutiennent que l’animal est un sujet capable d’apprendre, possédant une culture (Lestel, 2001 : 10). Les stratégies des animaux nous viennent de la description faite par les scientifiques et les habitants. Force est de constater que nos informateurs décrivent la faune, surtout les primates et les éléphants, en les dotant d’« intelligence », de « liberté ». Des scientifiques affirment qu’ils possèdent une « culture » (Van Schaik & Ancrenaz, 2003). Ce champ lexical rejoint la notion d’agentivité, qui désigne la capacité d’agir de façon intentionnelle et imprévisible d’un sujet démontrant des capacités d’apprentissage et de réflexivité. Nous admettons ici que les non-humains peuvent être considérés comme des « actants » (Lussault, 2007) et même comme des acteurs, dans la mesure où ils peuvent transformer le système auquel ils appartiennent (Baratay, 2010 ; Mounet, 2007 :18). En effet, les animaux ne se confinent pas à l’espace qui leur est assigné par les hommes. L’incursion d’une nouvelle espèce comme le loup en Vanoise, bouleverse l’ordre préexistant en favorisant la création de réseaux entre des mondes auparavant fermés (Mauz, 2005).

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Figure 1 : Les principales aires protégées du Sabah

Réalisation : Clotilde Luquiau 2012 Source: Sabah Forestry department 2007, Wendy Hutton 2002

Le succès du tourisme animalier de vision dans la basse Kinabatangan : la requalification de l’espace animal

7 Le tourisme animalier désigne la visite d’une faune non domestiquée dans son habitat « naturel » ou reconstitué, en captivité ou non, dans le cadre de la plongée, la chasse, la pêche ainsi que la visite de parcs zoologiques. L’engouement pour ce secteur résulterait du « besoin de nature » ressenti par les classes urbaines (Estebanez, 2006). Selon les estimations de Higginbottom, le tourisme animalier représente 20 à 40 % du tourisme et 600 millions de personnes visitent des parcs où les animaux sont en captivité. Les zones protégées totalisent 12 % des terres émergées (Higginbottom, 2004). En général, ce sont à la fois des aires récréatives pour les touristes qui s’affranchissent des normes sociales de leur vie professionnelles (Mowforth et Al., 2008) et des aires contraignantes pour les habitants dont les usages quotidiens sont encadrés et subordonnés à la conservation de la nature (Dalla Bernardina, 1996).

8 La « nature sauvage » est une notion construite, un espace idéalisé où l’anthropisation apportée par les peuples locaux, peu visible, est oubliée, voire niée par l’utilisation de termes tels que « vierge », « primaire », « intouchée » (Héritier, 2008 ; Mowforth & Munt, 2008 ; Michaud 2011 b ; Mittman, 1999). Cette représentation conduit parfois à l’éviction de peuples autochtones (Gunnell, 2009 :173). Et pourtant, les travaux d’anthropologues, de géographes et d’agronomes prouvent que les sociétés humaines

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participent à la richesse de la biodiversité (Dove et Al., 2005) et tout particulièrement les habitants de Bornéo (Padoch et Al., 2003 ; Sellato, 1998 ; De Koninck, 2007).

9 Avec la « reforestation », il est même évident que l’homme participe à la reconstitution d’écosystèmes artificiels. Les degrés de « naturalité » des paysages sont variables (Godet, 2010) et l’appréciation du caractère naturel d’un lieu dépend d’un ensemble de représentations (Michaud, 2011 a ; Zeppel & Muloin, 2008 :117) : là où les scientifiques voient une forêt secondaire dégradée, l’habitant voit les vergers plantés par ses ancêtres et le touriste accompagné par un guide peu scrupuleux est invité à admirer une forêt vierge.

10 Le tourisme animalier introduit de nouveaux acteurs : les opérateurs touristiques et leurs clients qui veulent admirer les animaux. Comme le montre Isabelle Mauz, chaque groupe d’acteurs a sa conception de leur place : pour les habitants, la place des espèces domestiques est proche de la maison, celle des espèces « sauvages » est dans les endroits éloignés et même inaccessibles (Mauz, 2002). Au contraire, dans une logique touristique, pour des raisons d’accessibilité, la place idéale de la faune est dans l’espace liminaire entre l’espace fréquenté par les touristes et l’espace « naturel » où a lieu la rencontre homme-animal. Il est donc préférable que la population animale soit dense pour augmenter sa visibilité. Les opérateurs « vendent » en effet un paysage constitué d’une végétation d’apparence naturelle et peuplée d’une faune photogénique. En pratique, le secteur touristique bénéficie donc des contraintes qui restreignent l’habitat animal.

11 Grâce à sa forêt tropicale, ses fonds marins et la relative qualité de ses infrastructures, le Sabah vient régulièrement en tête des destinations du tourisme animalier d’Asie (Revolinski, 2012). Les sites phares sont la réserve de forêt « primaire » de Danum Valley, la fosse marine de l’île de Sipadan, le centre de réhabilitation des orangs-outans de Sepilok, le parc du mont Kinabalu et le sanctuaire de la basse Kinabatangan (figure 1). Cette dernière est l’objet d’un tourisme animalier de vision concernant une faune sauvage en liberté dans une zone protégée et officiellement non-clôturée.

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Figure 2 : Le projet de couloir écologique présenté par WWF Malaysia en 2001

NB : Le sanctuaire est constitué des parcelles vert clair, la surface jaune est le couloir que WWF appelle à reboiser. Il est constitué de villages et de plantations. C’est majoritairement là que les conflits entre la faune et les humains sont rapportés.

12 Une dizaine de villages sont situés à la lisière du sanctuaire. Les habitants, nommés Orang Sungai (gens de la rivière) possèdent en général un petit potager attaché à leur maison et de petites parcelles de palmiers à huile. Anciens chasseurs-cueilleurs semi- itinérants vivant principalement du commerce des nids d’hirondelles jusque dans les années cinquante, puis de la coupe du bois, ils tirent aujourd’hui leurs revenus de petites plantations de palmiers à huile, de la pêche et de modestes activités liées à l’économie résidentielle. Abai, Sukau, Bilit et Batu Puteh, totalisant environ 500 foyers, sont les quatre villages disposant d’hébergements touristiques marchands et d’un homestay : une association d’habitants proposant des chambres aux touristes.

13 Les hôtels, nommés lodges, sont une quinzaine et offrent près de 400 chambres. Il y aurait environ 50 000 touristes par an dans la partie touristique de la Kinabatangan, de Sungei Lokan à Abai (figure 2). Même si les retombées directes sont limitées, le tourisme offre désormais des revenus complémentaires à quelques villageois qui travaillent dans les lodges, aux propriétaires qui louent une parcelle aux opérateurs touristiques et enfin aux soixante-dix familles des homestays (estimations 2010).

14 Cette forme de community based tourism a été accompagnée par les ONG environnementales locales : le Fond Mondial pour la Nature (WWF-Malaysia), présent au Sabah depuis les années 80 (Payne 1989) et l’ONG Hutan, créée en 1997 par deux Français, une biologiste, Isabelle Lackman et un vétérinaire, Marc Ancrenaz (ainsi que d’autres ONG et bailleurs de fond qui eux, ne sont pas implantés directement dans le sanctuaire). Enfin, Hutan et Danau Girang Field Center, la station scientifique liée à l’université de Cardiff, ouverte en 2008, accueillent chercheurs et étudiants. Les ONG et les scientifiques travaillent en collaboration avec le Sabah Forestry Department et avec le Wildlife Department, lui-même rattaché au Ministry of Tourism, Culture and Environment

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Sabah, comme en témoignent les publications communes et les projets cofinancés (Ambu & Al., 2012).

15 En 2005, les réserves forestières bordant la Kinabatangan et gérées par le Sabah Forestry Department, sont transformées en wildlife sanctuary. Le « sanctuaire » est constitué de parcelles boisées disjointes totalisant 26 100 ha (Sabah State, 2005) (figure 2). Il est coupé en son sein par deux routes, les habitations et le fleuve. La protection de la jungle locale établit un rempart plus sûr à l’extension des plantations de palmier à huile. Cela sécurise les tours opérateurs existants et attire de nouveaux concurrents. La loi les oblige à choisir des parcelles jouxtant les zones habitées ce qui valorise les terrains situés entre villages et forêt.

Figure 3 : carte des obstacles au passage des éléphants (légende traduite d’Estes et Al., 2012)

Un territoire humanimal au-delà de la rhétorique du conflit

16 Une première approche consiste à lire les relations homme animal sous le prisme du conflit. En effet, la majorité des petits planteurs autochtones et des propriétaires terriens d’origine urbaine considère que la faune est nuisible. Entretenir un potager revient à attirer des singes et des troupeaux de sangliers à barbe (Sus barbatus) qui les saccagent (entretiens Abai, Bilit, Sukau, 2008-2009). Dans la Kinabatangan, entre 1990 et 2000, Lee Shan Kee rapporte 75 conflits avec des plantations, 41 avec des villageois et une dizaine d’éléphants abattus illégalement, les éléphants causant en moyenne 15 000 RM de dommages (env. 3000 € de l’époque) sur une même plantation. Depuis 1995 le Sabah Wildlife Department s’assure que les espèces protégées ne sont pas abattues mais transportées vers des réserves (Ambu & Al., 2002 :16). Ne pouvant plus légalement tuer les animaux, les grandes compagnies ont progressivement ceinturé leurs plantations de

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clôtures électriques. Même si leur efficacité est limitée (figure 4), cette mise en défens a pour effet de fermer le sanctuaire d’un côté et de reporter les nuisances sur les terroirs villageois de l’autre (figure 3).

17 Parallèlement, l’augmentation de la conversion des forêts non protégées en plantations de palmiers à huile (Bissonnette, 2011 :142) force les bêtes à se réfugier dans le sanctuaire (Ancrenaz & Al., 2005 ; SWD, 2011). La densité y augmente donc régulièrement : les éléphants sont passés de 100 à 300 individus au cours des années 2000 (Estes et Al., 2012), les orangs-outans sont environ 1100 dans le sanctuaire (Ancrenaz & Al., 2005). Par conséquent, la fréquentation des terroirs villageois par la faune est de plus en plus fréquente. Or, les déplacements des animaux hors du sanctuaire les rendent vulnérables : ils menacent les cultures et suscitent des conflits avec les habitants et les planteurs (SWD, 2011). De plus, les pièges tendus pour le gibier blessent sans distinction, que l’espèce soit protégée par la loi ou non (Sabah State, 1997). 20 % des 300 éléphants du sanctuaire ont des blessures (SWD, 2011 :6). Les ONG et le Sabah Wildlife Department invoquent ces faits pour promouvoir la création d’un couloir végétal continu qui engloberait les villages en élargissant les voies de contournement (Ancrenaz & Al., 2005 ; SWD, 2011). Le projet du fonds mondial pour la nature fait environ 120 kilomètres d’est en ouest et 10 à 20 kilomètres de large (WWF, 2001) (figure 2). Or, même si ce projet se concrétise, les terroirs villageois seront toujours ouverts à la faune.

18 En outre, les portes et les barrières n’arrêtent pas les animaux les plus agiles. Nurzhafarina Othman, biologiste, prouve que les éléphants élaborent des stratégies complexes pour franchir les clôtures (figure 4), (Bucknell, 2012). Dans les villages, les singes ouvrent les fenêtres des maisons et mangent la nourriture conservée dans les placards (observations personnelles, Sukau, Avril 2009). Les entretiens révèlent que le problème principal réside dans l’ « intelligence » de ces mammifères. La capacité de l’animal à produire des solutions pour détruire ou contourner un obstacle complique les modalités de la conservation. Leur comportement force les décideurs à penser des solutions au-delà de la protection des animaux et des limitations des conflits. Il s’agit de créer les modes de cohabitation entre espèces animales et humaines (interview de Marc Ancrenaz, Mongabay, 2010).

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Figure 4 : Éléphants franchissant une clôture électrique de façon individualisée (Nurzhafarina Othman, in Bucknell, 2012) :

« Sandy, le plus grand, s’électrocute, se recule, évalue la situation, et prend le temps de franchir lentement la clôture sans la toucher. Le second éléphant, plus petit, trouve un creux qu’il approfondit avec ses défenses pour se faufiler sous la clôture » (ma traduction) (Bucknell, 2012).

19 Ce partage de l’espace, qui est un problème pour les habitants, est en revanche un atout pour le tourisme. Or, si les habitants n’acceptent pas la faune, le conflit homme-animal autour des cultures risque de glisser vers un conflit entre habitants et touristes.

20 Avant la création du sanctuaire, les villageois étaient nombreux à pratiquer le braconnage et à faire des coupes illégales dans les réserves forestières (Vogel, 2005). En 1999, l’un d’eux déclare « Pourquoi les tours opérateurs peuvent-ils gagner de l’argent à nos dépens ? Si nous ne pouvons pas bénéficier du tourisme, nous irons tuer le dernier singe nasique, comme ça, les tours opérateurs n’auront plus rien à montrer à leurs touristes ! » (ma traduction) (Schulze et Al., 1999). Le tourisme suscite l’incompréhension chez de nombreux habitants, surtout les plus âgés (Hussin, 2006). Les raisons de coopérer à la protection de l’environnement sont minces. Dans le but de susciter l’adhésion des habitants, Hutan, puis WWF prennent en compte l’intérêt des populations sur trois plans : ils offrent des emplois à des villageois (une quarantaine d’emplois permanents chez Hutan, des emplois temporaires chez WWF), tentent d’apaiser les conflits et utilisent le tourisme pour faire accepter leur présence (Lackman, 2003 ; Ancrenaz, 2007). Tout d’abord, Hutan investit dans une clôture électrique pour le cimetière de Sukau dont le saccage régulier est le plus grand sujet de colère chez les habitants. Ensuite, ils développent des systèmes peu coûteux et inoffensifs pour les animaux. Par exemple, ils protègent le tronc des arbres avec des plaques de zinc pour empêcher les orangs-outans d’y grimper et d’en manger les fruits (Lackman, 2003). Un réseau de gardes de la faune, les « wildlife wardens » et un dispositif d’alerte sont créés en 2001 par quelques habitants, des institutions locales, des membres d’ONG et des scientifiques. Quand un troupeau d’éléphants approche, des pétards sont lancés pour les effrayer et les détourner des villages et des plantations. La liberté de déplacement des grands mammifères hors des zones protégées est ici considérée comme une donnée avec

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laquelle les habitants doivent apprendre à vivre ce qui suscite la constitution de structures englobant plusieurs groupes d’acteurs aux intérêts à priori divergents.

Les récits des rencontres hommes-animaux : l’émergence d’un collectif

21 Malgré les désagréments encourus, le regard des habitants sur les bêtes est respectueux. Un villageois de Bilit possédant de petits étangs artificiels, saccagés près d’une fois par an par les éléphants, les désigne sous le nom affectueux de Nenek, grand- parent, et de Raja Binatang, roi des animaux. Il personnifie leur comportement en expliquant qu’ils aiment jouer dans l’eau et qu’il est impossible de les faire fuir car « ils n’ont pas peur et préfèrent s’amuser » (entretien 18/01/2009, n° 9, Bilit).

22 Ce discours est révélateur de l’attitude de nombreux habitants. Au cours d’épisodes dramatiques comme les inondations de février 2010, la vie du collectif homme-animal devient visible. « Je pense que la rencontre la plus inoubliable a été celle d’un adulte orang outan qui était coincé en haut d’un arbre en raison de la crue (…) il était déjà là depuis plusieurs jours et (…) les villageois lui avaient donné de la nourriture pour l’aider » (courriel 2012, touriste anglophone, cadre, séjour janvier février 2010). Au-delà de l’anecdote valorisante pour le touriste qui la raconte, c’est une manifestation de la relation riche et complexe entre humains et animaux, spécifique à la plaine alluviale de la Kinabatangan. Celle-ci semble jouer un rôle dans l’atténuation des conflits hommes- animaux.

23 Cette attitude rejoint la proximité symbolique existant entre les habitants et leur milieu. Des légendes du Sabah mettent en scène un collectif homme-animal. Elles font référence « au temps où les animaux parlaient » (ma traduction), leurs héros sont des hommes et des bêtes qui appartiennent à la même fratrie. Selon une légende de la basse Kinabatangan, les crocodiles de rivière descendent des humains et respectent les orangs sungai. Ils ne les attaquent pas et ceux-ci les respectent (Shim, 2002 : 50). Malgré ce pacte symbolique, les habitants pêchent toujours en bateau et quand ils se baignent dans la rivière, ils restent peu dans l’eau. Les dernières personnes qui ont été attaquées par des crocodiles sont des travailleurs immigrés qui pêchaient dans un lac, le corps à moitié immergé dans l’eau (terrain, 18/05/09). La proximité romancée existant entre les sociétés et la faune locale se double d’habitudes qui consistent à ne pas s’exposer aux risques représentés par les prédateurs. Cet ensemble favorise leur cohabitation en minimisant les conflits homme-animal.

24 Le collectif « humanimal » actuel hérite également de pratiques anciennes. Des vergers plantés par les habitants, mais passés inaperçus aux yeux des premiers explorateurs, enrichissent la jungle en aliments comestibles. Cette particularité de l’écosystème local explique en partie pourquoi les primates survivent malgré les fortes densités rencontrées (entretien avec I. Lackman 10/01/2008). La « capacité de charge » du sanctuaire a donc été augmentée grâce à l’action humaine.

25 En outre, les habitants, musulmans dans leur immense majorité, respectent de nombreuses espèces en raison des interdits de leur religion. L’Islam les autorise à chasser le cerf sambar (cervus unicolor) mais la viande des primates, celles des éléphants bien d’autres encore, est strictement interdite (Boubakeur, 2001 ; entretiens). Ces

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interdits religieux sont invoqués par les habitants qui se présentent comme responsables de la forte densité actuelle de primates dans leur région (entretiens).

26 L’évolution du collectif société-animaux a donc donné naissance au paysage actuel. L’irruption du tourisme revalorise rétroactivement ces liens. Comme le dit le chef du village de Bilit : « la forêt est vraiment belle, s’il n’y a pas de forêt, il n’y a pas de touristes » (Bilit, Janvier 2009). Pour un homme dont le fils travaille en collaboration avec WWF et dont plusieurs enfants et neveux sont employés dans le tourisme, l’utilité de la jungle comme produit touristique est évidente.

La mise en scène de la rencontre homme-animal par les opérateurs touristiques

27 La faune étant libre de se déplacer où bon lui semble à l’intérieur voire à l’extérieur du sanctuaire, chaque séjour comporte le risque de voir peu d’animaux iconiques tels que les orangs‑outans et les éléphants. Comme le relate un touriste au sujet des éléphants « les guides sont généralement de type à prévenir les touristes que la rencontre de l'animal (…) est possible mais qu'il ne faut pas y compter » (courriel, 2012, cadre français, séjour en septembre 2006). Pour voir des orangs‑outans, ils leur conseillent d’aller au centre de réhabilitation de Sepilok ; des itinéraires intègrent d’ailleurs les deux destinations (figure 1). Les guides gratuits édités par le Sabah Tourism Board ne mentionnent pas les orangs-outans et les éléphants dans les pages concernant la Kinabatangan (STB, 2005). Celle-ci est présentée comme l’habitat des singes nasiques, des calaos et autres oiseaux car ils sont beaucoup plus faciles à voir. Et pourtant, comme le déclare un touriste : « mon objectif en venant sur l'ile de Bornéo était avant tout d'avoir la chance d'observer l'orang- outan dans son milieu naturel, mais sans connaitre avec précision cet animal (…). J'étais également très désireux de visiter la jungle et son ambiance si particulière(…) Je n'étais pas franchement [intéressé] de voir les animaux dans des parcs type Sepilok » (courriel 2012, touriste français, cadre, séjour en juin 2008). En effet, les touristes nomment l’orang- outan en tête des espèces qui motivent leur visite dans la Kinabatangan (entretiens auprès de 73 touristes qui ont visité la zone d’étude, mai 2009). Les opérateurs ont deux choses à gagner en présentant le risque de ne pas voir beaucoup d’animaux. D’une part, comme la satisfaction des touristes est étroitement liée à la rencontre de l’un de ces mammifères (Chan et Al., 2007), les touristes seront moins déçus. D’autre part, ils peuvent vendre des séjours de trois jours et deux nuits, au lieu d’une nuit. Avec les quatre croisières sur la rivière, les deux marches de jour et deux marches de nuit, les chances d’admirer la faune sont doublées ainsi que les profits des tours opérateurs, dans une optique gagnant-gagnant.

28 L’espace qui prend de la valeur est là où la rencontre homme-animal peut être maitrisée. Dans la Kinabatangan, cela correspond majoritairement au fleuve qui offre une discontinuité dans l’espace semi-opaque de la forêt où la faune est difficile à discerner. Sur la terre ferme, la lisière de la forêt et les lacs offrent des ruptures dans le couvert végétal. C’est près de ces discontinuités que les opérateurs cherchent à construire les hébergements.

29 La liberté d’action et de déplacement des bêtes est mise en scène par les opérateurs touristiques. Ils reprennent les habitudes des villageois en plantant des arbres fruitiers, non pas pour leurs besoins alimentaires mais pour attirer les animaux. Au lodge d’Abai

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en août 2010, les touristes ont pris leur petit déjeuner dehors en admirant les circonvolutions d’une femelle orang-outan dans les arbres situés au-dessus de leurs assiettes. Le soir, un écureuil volant a fait une démonstration de vol plané entre les bungalows. Après le dîner, un loris paresseux de Bornéo a attiré tous les convives auprès d’un petit bosquet situé au centre des bungalows.

30 Pour maximiser les possibilités de rencontre, les lodges se dotent de passerelles de bois qui surplombent le sol marécageux et offrent ainsi un parcours de promenade à l’abri des crocodiles. En termes de conservation, la plate-forme fixe semble plus respectueuse de la liberté de l’animal. Les touristes aiment constater que c’est l’animal qui s’approche d’eux, « librement ». Au contraire, la plate-forme mobile constituée par le bateau effectue une intrusion sur le territoire de l’animal où l’homme maîtrise la distance (Higham, 2008). L’animal peut intimider les visiteurs comme le relate ce touriste au sujet d’une ballade en barque : « il [l’orang-outan] ne fût pas content de nous voir, […] il nous a lancé des baies, des branches […] pour tenter de nous effrayer et de nous faire fuir ! » (courriel 2012, touriste anglophone, cadre, séjour Batu Puteh, janvier-février 2010). Parfois des touristes se sentent trop près des animaux et se plaignent au guide (observations personnelles, Abai, 2010). En revanche, d’autres proposent de l’argent pour inciter le guide à se rapprocher, ce que les professionnels ont pour consigne de refuser (entretiens Sukau, décembre 2007). La conception de la distance idéale varie selon le type de plate-forme, la perception du danger, le désir de faire une bonne photo mais aussi l’attitude de l’animal.

31 Des discours compensateurs sont aussi utilisés. À une touriste qui n’a vu ni éléphants, ni orang‑outans, le guide de Batu Puteh lui indique qu’elle a vu plusieurs espèces de calaos en insistant sur la rareté du phénomène (entretien informel 27 mars 2012). Voici comment elle relate son expérience par courriel : « Et alors que la promenade s'axait sur la recherche de l'orang outang qui resta caché, j'ai été surprise par la diversité des animaux qui m'entourent, et qui, sans l'œil avisé de mon guide, me seraient restés invisibles. Si l'observation des singes étranges que sont les nasiques et le rire qu'a provoqué la voltige des macaques étaient le plus recherché mais aussi le plus accessible, mon guide m'a aidé à prendre conscience de la chance que j'avais de voir des spécimens d'oiseaux rares » (courriel 2012, étudiante française, séjour avril 2012). Pourtant, les observations menées lors d’autres croisières dévoilent que, quand les orangs-outans ou les éléphants sont en vue, les guides s’arrêtent à peine devant les calaos et les nasiques. Dans ce cas, il est clair que les guides parviennent subtilement à prévenir la déception de la touriste en insistant sur des particularités qu’ils ne mentionnent pas quand les espèces les plus charismatiques sont présentes.

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Figure 5 : Démonstration de l’intelligence pratique d’une éléphante nageant en aval de son petit.

Photo de l’auteur : Septembre 2006

32 L’intelligence pratique des animaux fait sensation. « Oh, il utilise un bâton… c’est génial » s’extasie une touriste qui admire un macaque cherchant à capturer un crabe (observations personnelles, Août 2010). Lors d’une croisière à Bilit, l’ingéniosité d’une mère éléphant pour protéger son petit rend les voyageurs béats. « La vue lors du deuxième jour d'une femelle traversant la rivière ainsi que sa façon de protéger son petit du courant m'a rendu complètement frénétique (…) de même que les autres touristes dans l'embarcation, et [a] ainsi laissé un souvenir indélébile dans mon esprit (…). Cet instant a peut- être été le moment le plus marquant du séjour en Malaisie » (cadre supérieur français, séjour en septembre 2006). En effet, la mère nageait en aval ce qui empêchait que l’éléphanteau ne soit emporté par le courant (Bilit, septembre 2006). La traversée du fleuve par les éléphants est le point culminant du séjour pour beaucoup de touristes, or, non seulement c’est un signe de l’insuffisance de la taille du sanctuaire mais en plus, c’est un facteur de stress pour les pachydermes (Estes et Al., 2012).

33 La fascination exercée par les animaux sur les touristes a donné naissance à Red Ape Encounter, le tour opérateur villageois de Sukau, monté avec le soutien de Hutan. Chaque année, un maximum de trois-cents touristes passionnés par les primates s’offre une expérience en éthologie appliquée. Ils ont l’autorisation d’accompagner des assistants de recherche dans un site scientifique situé dans le sanctuaire. Ils suivent les orangs-outans dans leurs déplacements et décrivent leur comportement par écrit. Ils repèrent les outils utilisés pour la construction des nids, les modes d’interactions sociales, la nourriture choisie etc. Les primates sont désignés par un prénom et les touristes qui participent à cette expérience expriment une sorte d’attachement pour eux (entretiens, Sukau 2009). La présence humaine cause un niveau de stress moins élevé aux orangs-outans fréquentant le site qu’à leurs comparses (Muehlenbein, 2012).

34 L’habituation des primates signe une perte du « sauvage » souvent considérée comme négative (Shelton et Al. 2007), or il s’agit peut-être d’une évolution caractérisant une nouvelle forme de collectif homme-animal incluant les touristes et redéfinissant les paradigmes de la cohabitation entre la faune et la société locale à moyen terme, ceci, en raison du changement de comportement des orangs-outans et du regard des habitants. En effet, certains habitants adoptent parfois un comportement similaire à celui des touristes. A plusieurs reprises, nous avons vu des éléphants pénétrer dans les jardins des homestays où nous logions, les parents sont allés chercher les enfants, et se sont postés à une fenêtre pour profiter du spectacle en famille, sans chercher à les faire fuir (observations personnelles, Bilit, 2008 et 2009).

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Conclusion

35 Le sanctuaire est un espace refuge dans lequel l’augmentation de la densité des mammifères est bénéfique au tourisme. Dans le cadre de leur mise en scène de la nature, les opérateurs touristiques sont ceux qui ont le plus intérêt à ce que les villageois ne s’opposent pas à la proximité des bêtes sauvages. En retour, c’est grâce à ce secteur qu’une partie de la population accepte les animaux et les mesures de protection de l’environnement.

36 Les acteurs locaux et les touristes attribuent aux animaux un statut d’individus libres et intelligents, dont le comportement est source d’admiration. Or, ces caractéristiques leur permettent de contourner les obstacles et force les groupes humains à redéfinir les modes de préservation des espèces et de cohabitation entre habitants et animaux. En tant qu’acteurs, les animaux suscitent donc de nouvelles alliances entre institutions, habitants, ONG environnementalistes, scientifiques et opérateurs touristiques comme le montre la création de nouvelles associations telles que les gardes de la faune, le tour opérateur villageois Red Ape Encounter, le homestay etc… La fréquentation des espaces villageois par les animaux réactive les symboles du collectif homme-animal hérités d’une période où les animaux sauvages étaient hors des villages. Progressivement, les sociétés et la faune locale inventent un nouveau collectif homme-animal.

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RÉSUMÉS

Cet article traite du tourisme animalier de vision dans le « sanctuaire » faunistique de la plaine alluviale de la Kinabatangan, une zone protégée du nord de Bornéo, en Malaysia. Fondé sur des données collectées au gré de plusieurs séjours entre 2006 et 2012, il explore la question de la reconnaissance de l’animal comme acteur. Le récit et la mise en scène de la rencontre avec l’animal (non-humain) sont mis en perspective grâce à la prise en compte du rôle de l’homme dans l’espace dit « naturel » et à l’analyse de la concurrence entre acteurs pour l’organisation de ce territoire. L’observation de la zone protégée montre que la place de la faune est en permanente négociation et que le tourisme animalier opère un glissement spatial en requalifiant l’espace liminaire entre forêt et terroir villageois. Le travail de terrain démontre que la liberté de déplacement de la faune est reconnue par les acteurs pour servir leurs propres intérêts. La fréquentation des bordures du « sanctuaire » par les animaux est un vecteur de conflits avec les sociétés locales mais elle compose également le cœur du produit touristique.

This article is about wildlife watching tourism in the Lower Kinabatangan Wildlife Sanctuary of the state of Sabah, Malaysia. It is based on a research project through which data was collected during several fieldtrips from 2006 to 2012. It aims at assessing the potential for recognising the “agency” of animals. It also explores the concept of “humanimal collective” in order to qualify the existing relationship between human society and local fauna in Lower Kinabatangan. The narrative and the staging of the encounter of humans and (non-humans) animals is put into perspective through the analysis of human interactions with the so-called “wilderness” and through the examination of competition for the organisation within this territory. Observations carried out in respect to the protected area reveal that wildlife habitat is continuously being negotiated. It also shows that wildlife-tourism is in itself the precursor of a spatial shift that now causes a requalification of the space that exists between the village and the forest. Indeed, animals increasingly frequent the margins of the sanctuary and this is creating conflicts with the local people. And yet wildlife is the core of the tourism product. This article argues that animals are given more liberty when it serves the interests of the stakeholders.

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INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

AUTEUR

CLOTILDE LUQUIAU Université Paris Ouest Nanterre - Doctorante en géographie, Centre Asie du Sud-Est, UMR 8170 [email protected]

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Les conflits hommes/animaux sauvages sous le regard de la géographie Cadre territorial, perceptions et dimension spatiale

Guillaume Marchand

Introduction

1 Au cours des années 1990, la biologie de la conservation s’est intéressée sérieusement aux problèmes inhérents à la coexistence de groupes humains et d’espèces animales sauvages sur un même espace, les regroupant sous le terme de human/wildlife conflicts (Woodroffe et al., 2005). L’idée était que les préjudices subis par les populations humaines (destructions de cultures, attaque de bétail, risques de blessure ou de décès…) pouvaient avoir un impact non négligeable sur la protection des espèces problématiques, notamment à cause des risques d’abattage qui pesaient sur des spécimens menacés à divers degrés d’extinction. Dès lors, les études autour des conflits hommes/animaux sauvages n’ont eu de cesse de se multiplier, mobilisant un grand nombre de disciplines en raison de la diversité des facteurs sociétaux et environnementaux entrant en ligne de compte1. Parmi ces différentes disciplines, figure, certes encore de façon modeste, la géographie. L’objectif de cet article est de montrer pourquoi cette discipline peut intégrer la question des conflits hommes/faune sauvage dans son champ d’étude et quels peuvent être ses apports dans ce domaine. Notre propos sera organisé en deux parties. La première reviendra sur les éléments permettant de justifier l’inscription des conflits hommes/faune sauvage dans le champ de la géographie. La seconde abordera dans le détail les types d’analyses que cette science peut fournir autour de trois questions identifiées comme fondamentales dans la littérature scientifique consacrée au sujet : l’analyse du cadre territorial dans lequel s’inscrivent les conflits, la façon dont ils sont perçus par les populations locales et leur dimension spatiale (conditions géographiques favorables aux interactions négatives

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entre espèces ou à leurs résolutions). Le choix de ce triptyque sera justifié au cours du développement de notre propos.

Les conflits hommes/animaux sauvages : une nécessaire appréhension conjointe des dimensions humaines et animales

2 Les conflits hommes/animaux sauvages suscitent un intérêt croissant dans nos sociétés. Au niveau international, la FAO constatant une augmentation de ces conflits à travers le monde pose un certain nombre de questions sur leurs causes/conséquences et les moyens à mettre en œuvre pour une cohabitation plus pacifique (Distefano, 2005 ; Lamarque et al., 2010). Autant de questionnements auxquels les différentes disciplines scientifiques sont invitées à répondre.

Les conflits hommes/faune sauvage : définition d’un conflit environnemental presque comme les autres

3 Avant toute chose, même si nous avons esquissé en introduction une définition des conflits hommes/faune sauvage, il semble utile d’expliciter davantage ce terme pour la suite de notre propos. Selon Madden (2004 : 2) : « Il y a conflit quand les besoins et le comportement de la faune sauvage ont un impact négatif sur les objectifs des humains ou quand les objectifs des humains ont un impact négatif sur la faune » (notre traduction).

4 Du côté des impacts négatifs de la faune sur les sociétés humaines, on recense généralement les attaques de cultures agricoles ou forestières par des herbivores/ frugivores mais aussi des attaques de carnivores sur les animaux d’élevage ou sur des personnes. Ces interactions négatives sont alors considérées comme directes dans le sens où ces différentes espèces détruisent du capital humain (surfaces agricoles, habitations) et/ou portent atteinte à l’intégrité physique des hommes et des animaux sous leur protection. Il existe également des interactions négatives indirectes ou plus insidieuses. C’est le cas lorsque la faune sauvage se voit reprochée (à tort ou à raison) de surconsommer les ressources naturelles normalement utilisées par des groupes humains (poissons, gibier, fruits et semences) ou de perturber leur prélèvement. Enfin, il est important de garder à l’esprit que la seule présence d’animaux dangereux ou difficilement contrôlables à proximité d’installations humaines provoque des réactions plus ou moins vives de contestation en raison de la gêne et des risques qu’ils occasionnent. Du côté des impacts négatifs sur la faune, les mesures portant atteinte à l’intégrité physique de l’animal sont les plus souvent citées. Les solutions les plus prisées par les populations locales pour empêcher, réduire ou résoudre les conflits étant d’empoisonner, de blesser ou d’abattre soit de manière sélective (poursuite de l’individu fautif) soit de façon aléatoire (un quelconque représentant de l’espèce problématique). La dégradation des habitats et le prélèvement de ressources naturelles par les hommes au détriment des autres espèces entrent également dans la définition donnée précédemment.

5 Pour Johansson (2009), les conflits naissent généralement de deux types de transgression. Dans un premier temps, lorsque l’animal sort de la place réelle (une aire protégée, une réserve, un enclos) ou symbolique (une espèce X doit « normalement » se

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trouver dans tel ou tel type d’espace) que la société lui a assigné. Dans un second temps, lorsque l’homme envahit ou s’aventure dans les espaces occupés par les animaux sauvages, surtout que certaines espèces les défendent farouchement contre divers types d’intrus (d’où l’utilisation du terme « territoire »2). Au vu de ce que nous avons écrit auparavant, il semble opportun de rajouter que les conflits peuvent également émerger en dehors de ces transgressions. Les animaux peuvent être pourchassés, abattus, déplacés, contrôlés ou faire l’objet de réclamations sans avoir véritablement commis de forfait, mais en raison des menaces potentielles qu’ils représentent. La situation de conflit peut donc être la conséquence de dommages matériels et de compétitions inter-espèces avérés, mais la façon dont les animaux sont perçus et le ressenti jouent également un rôle de premier plan.

6 Les conflits hommes/faune sauvage peuvent être intégrés à la famille des conflits environnementaux (Torre, 2010) dans le sens où un facteur environnemental, ici la présence d’espèces pouvant potentiellement porter préjudice aux sociétés humaines, provoque des réactions plus ou moins violentes en leur sein (revendications et demandes d’intervention auprès des pouvoirs publics, débats entre acteurs, mesure de représailles envers les espèces incriminées). Dans bien des cas, les conflits hommes/ animaux sauvages sont considérés comme de simples « conflits entre hommes au sujet des animaux ». On insiste alors sur le faits que les affrontements entre différents groupes d’acteurs (personnalités politiques, associations, citoyens lambda, ONGs…) sont liés à de vives divergences quant à la manière de penser la protection de l’environnement, de vivre ou d’utiliser un espace donné mais aussi de percevoir les espèces à problèmes (Luxereau, 2004 ; Collomb, 2009). Toutefois, ils ne sauraient se limiter à cette vision qui relègue au second plan le versant animal du problème. L’une des principales originalités des conflits hommes/animaux sauvages est que l’animal est un protagoniste à part entière avec des stratégies qui lui sont propres dans sa manière d’occuper l’espace et de se jouer, avec une fréquence et une intensité variables, d’une part, des frontières imposées par les groupes humains et, d’autre part, des représentations à son égard (Philo et Wilbret, 2000 ; Emel et Urbanik, 2010).

Enjeux sociaux et environnementaux des conflits hommes/sauvages

7 Nous avons insisté dans la définition donnée dans la partie précédente sur la dimension humaine et animale des conflits environnementaux, nous présenterons ici de façon concise quelques-uns des problèmes sociaux et environnementaux qui leur sont inhérents.

8 Du point de vue social, lesdits conflits ont de nombreuses incidences sur les conditions de développement humain. Une fois cumulées, les destructions de surfaces cultivées et les attaques de bétail par la faune sauvage se chiffrent souvent en millions d’euros à l’échelle d’une nation (Lamarque et al., op.cit). Si ces conflits concernent tant les grands producteurs fortement capitalisés que les petits paysans, les incidents ont souvent un impact plus important dans le second groupe. Cela est dû au manque de moyens pour se prémunir des attaques mais aussi à la vulnérabilité économique ambiante : production sujette à des aléas divers, capacité de réaction aux crises limitée (absence de liquidités, impossibilité d’investissement). Dans un grand nombre de pays, surtout ceux en développement, le problème est accentué par l’absence de mesures compensatoires

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(indemnisations) ou d’aides à la prévention (système d’assurance, clôture des parcs et réserves). Que ce soit pour les zones rurales de l’hémisphère Nord ou celles de l’hémisphère Sud, ces espaces sont soumis à une multitude de problèmes : difficultés à vendre la production, concurrence d’autres formes d’occupation de l’espace, difficultés d’accès à certains services fondamentaux etc. Par conséquent, les sommes investies pour protéger les espèces problématiques ou pour réparer leurs dégâts sont mal vécues ou considérées comme injustes car elles pourraient être utilisées pour résoudre les problèmes des populations locales (Benhammou et Dangléant, 2009). Enfin, il est important de garder à l’esprit que certaines espèces portent atteinte à la vie humaine. Selon Thirgood et al. (2005), les décès liés aux méga-herbivores (éléphants et hippopotames3) sont à peu près équivalents à ceux liés aux carnivores. À titre d’exemple, au Kenya, on dénombre 221 victimes de l’éléphant entre 1990 et 1997 contre 250 pour les félins (Panthera leo et Panthera pardus) et les crocodiles (différentes espèces du genre Crocodylus). D’une manière générale, les décès liés aux animaux sont plus nombreux dans les pays en développement que dans les pays développés, outre une plus forte proportion d’espèces potentiellement dangereuses, les densités de population rurale, la présence de vastes aires protégées et les formes d’agropastoralisme pratiquées peuvent expliquer ces différences.

9 Du point de vue environnemental, certaines des espèces classées comme nuisibles et dûment combattues par les populations locales sont également menacées d’extinction, comme l’once (Uncia uncia) ou les différentes branches asiatiques de Panthera tigris (Inskip et Zimmermann, 2009). Ces espèces sont déjà fragilisées par la disparition de leur habitat, par leur utilisation par la médecine traditionnelle chinoise ou encore par la raréfaction de leurs proies habituelles. Ainsi, l’utilisation généralisée du contrôle létal pour résoudre les problèmes qu’elles provoquent (attaque de bétail pour l’once, attaque humain/bétail pour le tigre) accroît la menace qui pèse sur elles. Il est utile de rappeler que même si elles s’avèrent gênantes, les espèces problématiques offrent « gratuitement » de nombreux services (agro)écosystémiques pour les territoires qu’elles occupent. Les carnivores évoqués ci-dessus régulent les rongeurs et herbivores qui s’attaquent aux cultures. Par conséquent, leur disparition peut avoir des conséquences directes sur les productions agricoles puisque les nuisibles devront être éliminés par des moyens plus coûteux (pesticides, poisons).

10 Le dernier enjeu (et de taille) a trait à la cohabitation hommes/espèces sauvages en minimisant les impacts évoqués jusqu’à présent. Une bonne partie de la littérature technico-scientifique est consacrée à la recherche de solutions alternatives au contrôle létal qu’elles soient préventives (clôtures, répulsifs, cloisonnement des troupeaux, système d’assurance contre les attaques), éducatives (sensibilisation aux enjeux de protection) ou compensatoires (indemnisations des préjudices subis, projets de développement socioéconomiques4…). Ces solutions sont éminemment liées aux conditions locales dans le sens où ce qui fonctionne dans un endroit donné et pour une espèce donnée ne vaut pas forcément ailleurs et pour une autre espèce. Par exemple, les clôtures balisées de drapeaux (fladry barriers) ont été mobilisées pour éviter les attaques des loups nord-américains (Canis lupus) sur les animaux d’élevage, partant du principe que les représentants européens de l’espèce étaient intimidés par les bouts de tissus en mouvement. Toutefois, les résultats obtenus par Shivik et al. (2003) sur le territoire américain ont été mitigés. Des loups faméliques ou téméraires n’hésitaient pas à franchir cet obstacle voyant que celui-ci ne présentait pas de réel danger pour leur propre existence. Ils furent rapidement imités par leurs semblables, ce qui a

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ralenti les prédations sur le bétail seulement pendant quelques mois. De même, les solutions proposées n’ont pas la même acceptation en fonction des populations humaines rencontrées, celle-ci dépendant de nombreux critères tels que les revenus (les méthodes utilisant des répulsifs sonores, visuels ou tactiles sont très coûteuses) ou encore la sensibilité individuelle au monde animal.

11 Le zonage fait partie de ces solutions souvent mises en avant mais controversées (Larson, 2008). Ces plans d’aménagement consistent à implanter une ou des « zones cœur » où les espèces animales sont strictement protégées et, à leurs périphéries, des zones où les espèces problématiques peuvent potentiellement être abattues (en fonction du statut de l’espèce et des autorisations particulières fournies par les autorités). Ce type de proposition suscite des réactions diverses (Mauz, 2002a ; Bobbé, 2006). D’un côté, les partisans des espèces problématiques perçoivent négativement l’autorisation du contrôle létal et craignent que les zonages ne prennent pas en compte les besoins spatiaux des animaux. Rappelons que certaines espèces nécessitent une aire vitale de plusieurs milliers de km², ce qui est souvent impossible à mettre en œuvre en raison des besoins humains (terres de parcours, expansion urbaine, fronts pionniers agricoles). D’un autre côté, les détracteurs des espèces problématiques ne sont pas toujours satisfaits des autorisations d’abattage (qu’ils souhaiteraient plus permissives) et du fait de voir leurs propres usages de l’espace contraints, en partie, selon des critères biologiques et écologiques. Enfin, les zonages soulèvent de nombreuses questions quant à l’efficacité réelle d’un partage de l’espace. L’idée que les animaux transgressent les frontières qui leur sont imposées est unanime (Emel et Urbanik, op.cit), il en va de même avec les populations humaines. Si l’on prend l’exemple des invasions de terres protégées, celles-ci sont monnaies courantes dans le monde entier et pour des motifs divers. En Afrique, les aires protégées constituent des refuges en cas de sécheresse (pacage des bêtes) ou de troubles politiques (Binot et al., 2006). Au Brésil, celles-ci sont occupées par les mouvements de réforme agraire radicaux et des latifundiaires, considérant qu’elles nuisent au développement socio-économique du pays (GTA, 2008). Par conséquent, de nombreuses questions demeurent en suspens quant à l’efficacité de cette partition de l’espace afin de réduire les conflits hommes/ faune sauvage. Questions auxquelles la géographie peut apporter des réponses à travers ces différents outils cartographiques et d’analyse spatiale.

12 Au vu de ce qui a été évoqué précédemment, la géographie possède de nombreux atouts à faire valoir dans l’étude des conflits hommes/animaux sauvages. Premièrement, parce que ces derniers renvoient à des questions intégrées à son champ disciplinaire, telles que les interactions hommes/environnement ainsi que leurs variations dans le temps et l’espace. Deuxièmement, parce que les sciences naturelles qui ont tenu pendant longtemps le monopole des études sur ces conflits multiplient les appels au dialogue interdisciplinaire afin d’améliorer les connaissances sur leurs dimensions sociales, culturelles, politiques, économiques et spatiales. La géographie peut aisément répondre à cet appel à la collaboration, étant par essence une « science d’interface » habituée à l’étude systémique de facteurs de différentes natures ainsi qu’aux échanges avec les autres disciplines (Bertrand, 2002). La partie suivante de notre propos est destinée à montrer comment cette question a été traitée jusqu’à présent dans les travaux géographiques et quels sont les éléments à approfondir ou à explorer.

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La géographie au service de l’étude des conflits hommes/animaux sauvages

13 Depuis la publication du livre de Philo et Wilbret (2000), les études géographiques traitant de façon directe ou indirecte de la question animale se sont multipliées, particulièrement en Angleterre, en Amérique du Nord et en Australie (Emel et Urbanik, op.cit.). En France, malgré une réticence ancienne des géographes à parler des animaux (Milhaud, 2005), un dossier spécial de la revue Espaces et Sociétés publié en 2002 (sous la direction de Staszak) a réaffirmé la légitimité de cet objet d’étude dans le champ disciplinaire et a ouvert la voie à d’autres initiatives. Dans cet univers, on retrouve un certain nombre de travaux traitant directement ou indirectement5 des conflits hommes/animaux sauvages. L’objectif de cette partie est de montrer comment ces recherches et celles portant sur d’autres domaines peuvent contribuer à améliorer les connaissances autour de cet objet d’étude. Au vu de la littérature parcourue, nous avons identifié trois champs de compétence qui peuvent s’avérer utiles, le premier fait référence à l’étude des conditions territoriales des conflits, le second à l’analyse des perceptions et des représentations liées à l’animal et le troisième à la mise en évidence du volet spatial des conflits et à leur cartographie.

La géographie des conflits : replacer les problèmes liés à l’animal dans une dynamique territoriale

14 Des auteurs comme Madden (op. cit.) ont souligné la nécessité de replacer les conflits hommes/animaux sauvages dans une perspective territoriale en s’intéressant aux particularités locales ou aux traits communs pouvant être rencontrés d’une région à l’autre. Nous avons vu dans la partie précédente que les configurations territoriales influencent grandement la nature des conflits, leur gravité et les méthodes à mettre en place pour les résoudre. Par « configuration territoriale » nous faisons référence à la combinaison de facteurs aussi divers que : l’état de l’environnement (disponibilité des ressources pour humains et animaux), le type d’espèce rencontrée (les herbivores ne provoquant pas les mêmes problèmes que les carnivores), les activités humaines pratiquées (les conflits sont en général plus vivaces lorsque le secteur primaire est important), la façon dont sont perçus les animaux ainsi que les formes d’intervention pour faciliter la cohabitation. Cette mise en perspective des conflits selon les configurations territoriales est une pratique régulière de la géographie dédiée à l’étude des conflits environnementaux (Guyot 2003 ; Laslaz 2005 ; Goeury 2010 ; Torre, 2010). En faisant une synthèse des réflexions développées dans ces différents articles, il est possible de définir les contours d’une grille de lecture quant aux conditions territoriales des conflits avec la faune sauvage qui serait articulée en quatre points.

15 Le premier point invite à s’intéresser aux dynamiques territoriales qui sont à l’origine des conflits ou qui ont été révélées par ces derniers. Par exemple, les créations d’aires protégées en divers endroits du globe se sont accompagnées d’un accroissement démographique des populations animales et conséquemment d’une augmentation des risques d’interactions négatives avec les groupes humains vivant en leur sein ou à proximité (Sogbohossou et al., 2011). En France, les opinions négatives à l’encontre du

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loup dans les régions montagnardes sont exacerbées par les difficultés rencontrées localement (crise de l’élevage ovin, problèmes d’accès à certains services).

16 Le deuxième point traite de l’analyse des jeux d’acteurs, ce qui revient à étudier les jeux d’alliances et d’oppositions mais aussi les discours et les stratégies qui les sous-tendent. En France, Mounet (2007) a mis en évidence que les agriculteurs et les chasseurs se rencontraient dans leur opposition au loup (respectivement inquiets pour les brebis et les populations d’ongulés sauvages) mais s’opposaient autour du sanglier6 (les destructions de cultures provoquées par ce dernier étant imputées à l’incapacité des chasseurs à gérer l’espèce). En faisant référence aux jeux d’acteurs, il est nécessaire de considérer l’animal comme un protagoniste à part entière qui possède des logiques qui lui sont propres et dont les actions résultent de choix face à divers stimuli, tels que les changements paysagers ou climatiques ainsi que les contraintes spatiales imposées par l’homme (zonages et autres méthodes de contention). Si l’on reprend l’exemple du comportement des loups américains face aux clôtures à drapeaux évoqué précédemment, certains individus ont pu faire le choix délibéré de les franchir à partir d’une analyse coûts/bénéfices (autrement dit en comparant le risque d’être abattu ou blessé à la possibilité de se nourrir sans grand effort). Des travaux récents sur les relations anthropozoologiques cherchent à faire état de l’agentivité de l’animal (Gouabault et Michalon (dir.), 2010 ; Kohler (dir.), 2012). Les méthodes sont diverses et variées : Baratay (2012) se propose d’interpréter les récits mentionnant les faits et gestes de l’animal à la lumière des découvertes éthologiques ; Lescureux (2010) s’intéresse aux savoirs des populations locales quant au comportement des espèces ; Campbell (2008, 2009) et Kohler (2012) privilégient l’observation directe des animaux (individuellement ou en groupe) à la lumière de grilles de lecture appliquées normalement aux humains. Les trois méthodes se valent, bien que chacune présente des risques d’erreur d’interprétation7, et peuvent être mobilisées collectivement. Elles sont toutes applicables à des réflexions d’ordre géographique notamment lorsqu’il s’agit d’analyser la façon dont les animaux se meuvent dans l’espace et se comportent vis-à-vis des propres mouvements humains.

17 Le troisième point concerne l’étude des effets spatiaux et scalaire des conflits. Dans le premier domaine, cela revient, par exemple, à s’intéresser aux aménagements spécifiques produits par les conflits, comme, par exemple, la « clôture à dingos » (Canis lupus dingo) coupant l’Australie en deux afin d’éviter son incursion dans les zones d’élevage (souhait des éleveurs) et lui laisser le droit d’exister loin d’elles (souhait des associations de défense des animaux : Arnould et Simon, 2007). En ce qui concerne les jeux d’échelles, il est intéressant de replacer un conflit localisé dans des perspectives plus générales. Le conflit qui oppose les éleveurs d’ovins des alpes françaises aux loups s’inscrit dans une dynamique européenne, le retour de l’espèce est favorisé par des décisions communautaires (Convention de Berne, programmes Life…) et les difficultés de l’élevage ovin sont en partie liés à la réforme de la Politique Agricole Commune.

18 Le quatrième point a trait à l’analyse de la temporalité des conflits. Torre (op. cit) part du principe que plus un conflit s’inscrit dans la durée, plus il est important et donc potentiellement difficile à résoudre. La lutte contre les loups sur le territoire français s’inscrit dans un temps long et marquée par des épisodes plus ou moins sanglants, encore très présents dans la mémoire collective (De Planhol, 2004 ; Moriceau, 2007). Aller à l’encontre de cette animosité séculaire pour faire en sorte que le loup trouve à nouveau sa place sur le territoire français risque donc de s’avérer difficile.

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La prise en compte des perceptions : les travaux sur la « juste place » des animaux

19 De nombreux auteurs évoquent un écart entre les dommages réels que provoquent les animaux et la façon dont ils sont vécus par les populations humaines, soulignant l’importance d’étudier les filtres culturels, religieux ou idéels à l’origine de cette altération de la perception (Madden, op. cit ; Dickman, 2010). La manière dont les humains perçoivent leur environnement et ses différentes composantes a fait l’objet de nombreux travaux en géographie dite culturelle. Actuellement, la branche culturelle des travaux géographiques consacrés aux animaux est la plus développée avec des recherches portant sur des sujets très divers tels que : la construction sociale de la frontière entre (animaux) humains et animaux (non humains) ; les valeurs symboliques et identitaires liées à certaines espèces (Lassiter, 2002) ; et, enfin, la façon dont les sociétés réservent, autorisent ou refusent l’accès de certains espaces à certaines espèces. Comme nous l’avons évoqué précédemment, les conflits hommes/animaux sauvages sont éminemment liés à cette dernière composante, le conflit naissant lorsque l’animal sort ou s’apprête à sortir de l’espace réel ou symbolique qui lui a été alloué par un individu ou un groupe d’individus.

20 Cet espace octroyé à l’animal a été conceptualisé sous le terme de « juste place » (Mauz, 2002b). Cette « juste place » est définie en fonction de la nature de l’espèce (« une espèce montagnarde doit se trouver en montagne et non en plaine »), son comportement (« une espèce sauvage doit être craintive et par conséquent loin des hommes et de leurs établissements ») mais aussi la nature de l’espace (« une montagne sera d’autant plus authentique que l’on y observera des espèces montagnardes en pleine possession de leurs moyens). La question des représentations occupe une place importante dans la définition de cette « juste place », si bien qu’elle est souvent stéréotypée et ne correspond pas au comportement réel de l’espèce ou à l’avancée des connaissances scientifiques dans ce domaine. Mauz cite l’exemple d’ongulés sauvages (chamois, bouquetins8) que les populations des Alpes françaises assignent à la haute montagne car des années de chasse et de conduite des troupeaux les y ont circonscrits. Or, depuis quelques années, la réduction des activités humaines dans les étages inférieurs et les mesures de protection à leur égard les ont rendues moins craintives, d’où des sorties en dehors de ce que l’on considérait être leur « habitat naturel ». Si ces incursions en vallée ou à proximité des exploitations agricoles peuvent sembler logiques aux yeux des écologues et des naturalistes (processus de conquête d’une niche écologique laissée vacante), elles sont moins bien perçues par les acteurs locaux qui y voient une « déviance » de l’animal et une multitude de problèmes (risque de collision sur la route, consommation de la végétation normalement destinée aux animaux d’élevage). Même si tous ne font pas référence à l’expression de « juste place », de nombreux travaux géographiques se sont intéressés aux discours et représentations liés à l’animal, notamment pour analyser les jeux d’acteurs entre les défenseurs et les opposants à différentes espèces problématiques (Mounet, op. cit ; Benhammou, op. cit, Boussin, 2008, Poinsot, 2008). D’autres recherches ont insisté davantage sur les filtres formant ou déformant la perception des espèces animales en tentant d’analyser le poids des trajectoires socioprofessionnelles et éducatives, de la culture locale (religion, folklore) mais aussi des sensibilités collectives et individuelles (Naughton-Treves, 2002).

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21 Bien que de nombreuses disciplines mènent des recherches sur la façon dont les conflits et les espèces sont perçus (anthropologie, psychologie, philosophie) et que le traitement géographique de la question soit relativement développé, de nombreux éléments restent à découvrir dans ce domaine. À titre d’exemple, au Brésil, les études sur la perception des animaux problématiques et leur « juste place » sont pour l’instant assez lacunaires et limités à quelques espèces emblématiques comme le jaguar9 (Zimmermann et al., 2005). S’intéresser aux opinions en circulation sur les espèces problématiques est fondamental afin de pouvoir cibler les actions d’information et de sensibilisation qui permettront peu à peu de désamorcer les conflits. Cela revient notamment à relativiser les attaques de carnivores sur des humains à la lumière de statistiques diverses (données environnementales ou historiques) afin d’en souligner le caractère exceptionnel et d’écorner l’image abondamment répandue de « machines à tuer » (Thirgood et al., op. cit ; Moriceau, 2007 ).

L’analyse de la dimension spatiale des conflits et leur mise en carte

22 Si la question des représentations liées à l’animal a bien été analysée par les géographes, paradoxalement, leur engagement dans l’analyse de la dimension spatiale des conflits et les réalisations cartographiques à cet égard demeurent limités. Ces travaux sont pourtant d’une importance capitale que ce soit pour mettre en exergue les facteurs géographiques pouvant expliquer les causes d’un conflit ou pour aider à sa résolution (orienter la mise en place d’aménagements spécifiques comme des couloirs à faune, des clôtures ou des zonages…).

23 L’importance et la gravité des conflits varient en fonction de différents critères ayant une dimension spatiale. Les densités humaines et animales, la distance entre les établissements humains et les zones occupées par les animaux tout comme l’existence de ressources ou de portions d’espace convoitées par les deux parties (points d’eau, forêts parcourues pour l’extractivisme) constituent des facteurs souvent mis en avant par la littérature technico-scientifique pour expliquer les causes d’un conflit. Les dynamiques paysagères et les formes d’occupation du sol ont également leur importance : certaines cultures comme le piment ou le poivre repoussent un grand nombre d’herbivores problématiques, la présence d’une clairière régulièrement nettoyée entre un fragment forestier et une zone cultivée peut dissuader les espèces forestières d’y pénétrer. D’autres facteurs doivent être pris en compte comme la qualité des habitats. Par exemple, la raréfaction des proies naturelles ainsi que la dégradation de la végétation ou des cours d’eau sont considérés comme des facteurs explicatifs des attaques de félins sur le bétail et les humains (Löe & Roskaff, 2004). Il est également primordial de considérer les formes d’occupation de l’espace des espèces problématiques. Certaines sont fortement attachées à des lieux particuliers : les bandes de babouins10 qui s’attaquent aux plantations sylvicoles ou aux ovins en Afrique occupent les mêmes sites de repos d’une nuit à l’autre. Ainsi pour éviter les conflits, on peut choisir de les déloger ou de maintenir les activités humaines à une distance raisonnable déterminée en fonction du rayon d’éloignement moyen de ces sites de repos (Lamarque, op. cit). Les jeux de compétition entre espèces peuvent également fournir des informations utiles pour la résolution des conflits. Au Kenya, les éléphants et les babouins s’évitent soigneusement (Buard, 2005), par conséquent, il est possible de

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choisir l’espèce avec laquelle la cohabitation demeure la plus aisée et tenter de faciliter son maintien sur la zone afin de résoudre indirectement le conflit avec la seconde. Enfin, il est important de noter que les changements saisonniers ont également leur importance : les lions du Kenya semblent davantage s’attaquer au bétail et aux humains lors des époques de haute précipitation, le contraire est observé pour les crocodiles.

24 Ces différents critères ont été mis en évidence majoritairement par les sciences naturelles, surtout ceux qui ont trait aux effets des conditions d’habitat sur les stratégies animales, et par quelques géographes (Naughton‑Treves, op. cit ; Campbell, 2008, 2009). L’intérêt de la géographie est de pouvoir mettre en carte les conflits afin de souligner les configurations spatiales à l’origine des tensions, mais aussi de définir des éventuelles zones de vulnérabilité aux conflits. Le travail de Master de Buard (op. cit) constitue un des rares exemples ayant cherché à croiser dans un SIG différents critères (densité humaine, accès à une source d’eau, types d’habitat privilégié par les espèces animales) afin de cartographier les risques de conflits entre humains, éléphants, porcs sauvages et babouins. Cette relative discrétion des géographes dans ce domaine est regrettable. Si la cartographie des conflits hommes/faune sauvage est jugée ardue par certains auteurs (Arnould, 2009), l’exemple donné par Buard prouve que cela n’est pas impossible. Comme les sciences naturelles montrent un intérêt certain pour la mise en évidence de la dimension spatiale de ces conflits (Smith et Kalski, 2000), il est possible que la participation de la géographie croisse dans les années à venir. Comme cette question a également trait à la manipulation de données écologiques (définition de la qualité de l’habitat ou des compétitions entre espèces) et éthologiques (comportement de l’animal dans un espace donné), cette contribution de la géographie ne pourra être réalisée sans un étroit dialogue avec ces disciplines.

Conclusion

25 L’objectif de cet article était de montrer que les conflits hommes/animaux sauvages connaissaient de nombreuses variations en fonction des configurations territoriales rencontrées et que, par conséquent, cet objet d’étude pouvait être de l’intérêt de la géographie. Les différentes sciences s’intéressant auxdits conflits sont à la recherche de méthodes et de grilles d’analyse afin d’en expliquer les causes profondes et proposer des solutions viables sur le plan social et écologique. Nous avons alors mis en évidence les différents apports de la géographie des conflits environnementaux, de la géographie culturelle et les potentialités de l’analyse spatiale dans ce domaine. Ces apports ont été présentés de façon cloisonnée pour les besoins de la démonstration, cependant, il est évident que pour une appréhension globale des conflits, une analyse conjointe des configurations territoriales, des perceptions et de leurs critères spatiaux doit être privilégiée. Cette étude globale des conflits hommes/animaux sauvage présente de nombreux défis pour la discipline géographique. Le premier est d’opérer un rapprochement entre des branches disciplinaires qui ont eu dans le passé des tendances à se séparer et qui, aujourd’hui encore, éprouvent des difficultés à dialoguer. Il est par exemple primordial que la géographie culturelle et la biogéographie se rencontrent, car, comme le souligne Campbell (op. cit), les idées circulant sur les espèces ont un impact direct sur leur répartition dans l’espace et le temps. En France, des siècles d’opinions négatives à l’encontre du loup n’ont-elles pas conduit son éviction du territoire français et aux tentatives de contention actuelles ? Le second est

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de réussir à cartographier les conflits, autrement dit, réussir à mettre en exergue les zones de tension entre les territoires humains et ceux des animaux, ces derniers ne pouvant être appréhendés qu’avec le concours d’autres disciplines telles que l’écologie ou l’éthologie. Le troisième est de parvenir à considérer les stratégies individuelles et collectives des animaux pour en faire un acteur à part entière et non un simple élément contextuel. Ce qui revient par exemple à se demander comment l’animal adapte son comportement aux faits et gestes des humains et comment il peut, en retour, influer sur ces derniers. À titre d’exemple, dans un article de 2008, Campbell évoquait la capacité de certains oiseaux de petite taille à s’attirer les faveurs des humains qui les nourrissent afin de renverser l’ordre naturel des choses (infériorité face aux oiseaux de plus grande taille ou plus agressifs). Pour l’instant, le point de vue et les stratégies de l’animal sont quelque peu délaissés dans les travaux des sciences humaines portant sur les conflits hommes/faune sauvage, mais cela peut constituer un nouveau pan de recherche dans les années à venir.

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NOTES

1. Pour avoir une idée des ressources bibliographiques disponibles dans ce domaine consulter la page web : http://www.peopleandwildlife.org.uk/biblio.shtml 2. Pour les sciences naturelles, le territoire d’un animal correspond à une portion d’espace délimitée par différents marqueurs biologiques (urine, fèces, sécrétions glandulaires…) protégée contre des individus de la même espèce (sauf ceux du sexe opposé lors de saisons de reproduction) mais aussi souvent contre d’autres espèces (défense des petits, compétitions pour l’usage de certaines ressources). Ce territoire regroupe différents espaces (zones d’alimentation, de repos, de reproduction) qui peuvent être distincts (configuration en archipels) ou confondus (superposition des différentes fonctions sur un même espace). Voir Milhaud (2005). 3. Pour l’éléphant, il s’agit des espèces du genre Loxodonta, pour l’hippopotame Hippopotamus amphibius 4. L’ONG Snow Leopard Trust dédiée à la protection de la panthère des neiges vend sur sa page internet des produits fabriqués par des communautés cohabitant avec ce grand félin. Il s’agit principalement d’artisanat réalisé à partir de laines ou de peaux d’animaux domestiques. Pour que les produits soient vendus par l’ONG, les populations doivent s’engager à ne pas abattre de panthères sous peine de voir le partenariat être rompu : http://www.snowleopard.org/ programs/communitybasedconservation/sle 5. Par indirectement, nous faisons référence aux travaux qui n’emploient pas telle quelle l’expression « conflits homme/faune sauvage » mais qui abordent des problèmes qui entrent dans cette catégorie (oppositions quant au partage de l’espace, perturbations des conditions de vie par les animaux, affrontements d’acteurs autour de certaines espèces jugées problématiques…). 6. Sus scrofa 7. Les éthologues ne sont pas toujours d’accord quant à la façon d’interpréter un même phénomène comme cela a été démontré par Despret (1996). Du côté des populations locales, des interprétations erronées ou stéréotypées du comportement animal sont fréquentes, surtout pour les espèces jugées inutiles ou peu attractives (travaux personnels de terrain en Amazonie, 2011, 2012). Enfin, l’observation directe selon des grilles de lectures normalement dédiées à l’homme fait courir le risque d’une projection anthropomorphique. 8. Respectivement Rupicapra rupicapra et Capra Ibex. 9. Panthera onca. 10. Papio hamadyras

RÉSUMÉS

Les conflits entre les hommes et la faune sauvage se révèlent par un ensemble de nuisances (destruction de cultures, attaques d’animaux d’élevage, compétitions pour les ressources naturelles, atteintes à la vie humaine) provoquées par différentes espèces animales. En réponse à ces nuisances ou pour tenter de les prévenir, les espèces responsables sont le plus souvent blessées ou tuées par les populations locales, même si d’autres solutions sont explorées avec l’aide des pouvoirs publics et des ONG (délocalisations, compensations, investissements dans la prévention). Dans plusieurs rapports publiés au cours des années 2000, la FAO a souligné une augmentation de ces conflits à l’échelle mondiale, faisant état de la diversité des cas de figure

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rencontrés d’une région du globe à l’autre. Actuellement, les sociétés confrontées à ces problèmes se posent de nombreuses questions sur leurs causes, leurs impacts sociaux et environnementaux mais aussi sur les solutions à mettre en œuvre pour obtenir une cohabitation plus pacifique. L’objectif de cet article est de montrer que ces interrogations peuvent être intégrées au champ de la géographie et de présenter les réponses que cette discipline peut apporter. Nous verrons alors que cette science a des atouts à faire valoir, que ce soit par ses méthodes d’analyse développées autour des conflits environnementaux, ses travaux sur la représentation des animaux ou son savoir-faire dans l’étude des facteurs spatiaux d’une grande variété de phénomènes.

Conflicts between humans and wildlife refer to a range of nuisances (destruction of crops, livestock attacks, competition for natural resources, damage to human life) caused by different species. In response to these disturbances or in on order to prevent them, responsible species are often injured or killed by local populations, even if other solutions are explored with the help of government and NGOs (translocations, compensations, investments in prevention). In several reports published in the 2000s, the FAO noted an increase in conflicts around the world and the diversity of local situations. Human societies facing these issues work on causes, social and environmental impacts and solutions to reach a more peaceful coexistence. This paper shows how geography can be used to deal with human-wildlife conflicts through environmental conflict analysis, work on animal representation or study of spatial factors.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

AUTEUR

GUILLAUME MARCHAND Géographe - Professeur visitant étranger à l’Université Fédérale de l’Amazonas, Boursier de la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior (CAPES) gaelmarch[at]yahoo.fr

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Le protocole du jabiru Agentivités animales et animalières au zoo de Barcelone

Bastien Picard

Figure 1 : Jabirus d'Afrique (Ephippiorhynchus senegalensis), Zoo de Barcelone

Février 2012, photo B. Picard1

Introduction

1 Comme le soulignent Mullan & Marvin (1999 : xxi) et Estebanez (2010), les parcs zoologiques et leurs animaliers ont fait l'objet de très peu d'études en sciences humaines et sociales. Pourtant, la captivité des animaux de zoo fait de ce dernier un lieu privilégié pour observer des relations étroites entre des hommes, les soigneurs

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animaliers, et des animaux présentés comme sauvages. À partir d'une analyse comparative des lieux de confinement, Mullan & Marvin (1999 : 38-39) caractérisent la relation entre gardiens et captifs par la soumission des seconds aux premiers. Ainsi le « contrôle direct » des soigneurs engendrerait « manque d'initiative » et « docilité » chez les animaux de zoo. Au sein de ces institutions, cette relation de soumission serait considérée comme « à la fois nécessaire et appropriée. » En ce sens l'agentivité serait très inégalement répartie au sein des relations entre animaux et animaliers. À l'agentivité forte voire totale des gardiens répondrait l'« attente passive » (Berger, 1980) des animaux captifs.

2 Plus largement, l'attitude des animaliers serait la manifestation de la nature anthropocentrique du zoo qui, en dominant des animaux à des fins humaines (Mullan & Marvin : 160), exprime « la supériorité et la distance [de l'homme] envers le monde naturel » (ibid. : 31). En effet, en tant que lieu de présentation de la « nature », le zoo moderne semble lié à une ontologie particulière, celle que Descola (2005) nomme naturalisme (Servais, 2009 ; Estebanez & Staszak, 2012). L'ontologie naturaliste est caractérisée par un continuisme des physicalités et un discontinuisme des intériorités (Descola, 2005 : 242-243). Les humains y sont distingués des non-humains par « la conscience réflexive, la subjectivité, le pouvoir de signifier, la maîtrise des symboles », « le langage », ou encore la « culture ». Or, en définissant les non-humains par leur « défaut d'humanité », le naturalisme est la seule ontologie qui soit réellement anthropocentrique (ibid. : 355). En suivant l'analyse de Mullan & Marvin, on pourrait donc considérer que les relations entre animaux et animaliers ne font qu'exprimer un rapport plus général entre une « nature », objectivée et passive, et une « culture », objectivante, seul véritable lieu de la subjectivité et de l'agentivité. En exerçant un « total contrôle » (Pellegrini, 1995) sur l'animal sauvage, le zoo et son personnel manifesteraient au plus haut point l'attitude anthropocentrique de l'ontologie naturaliste.

3 Au sens large, l'agentivité peut être définie comme le « pouvoir d'un affectant sur un affecté » (Fontaine, 2010). La biologie phénoménologique et la psychologie écologique ont montré l'existence de l'agentivité animale dans ses relations à l'environnement (Uexküll, 1934/1965 ; Merleau-Ponty, 1995 ; Gibson, 1979 ; Warkentin, 2009). Cet article cherche à préciser les modalités d'action des agents animaux et animaliers lors de leurs interactions, ainsi qu'à examiner la manière dont ces agentivités « s'agencent » (Despret, 2012 : 15). L'analyse portera sur les interactions spatiales entre des soigneurs et une espèce d'échassier : le jabiru d'Afrique.

Éthologie et ethnologie

4 Il a été souligné que la présence des non-humains au cœur de la vie sociale des hommes rendait nécessaire une modification des outils de l'anthropologie afin de pouvoir les y intégrer (Descola, 2005 : 15 ; Latour, 1991). Afin de ne plus réduire les animaux à une fonction d'entourage, et de permettre leur appréhension comme « agents en interaction avec des hommes dans des situations données » (Descola, 2011 : 100), une double approche est devenue nécessaire, mêlant ethnologie et éthologie (ibid. : 102 ; Brunois, 2005 ; Lestel et al., 2006). Cette approche hybride est rendue d'autant plus indispensable dans le zoo qu'il est marqué par une double spécificité.

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5 La première de ces spécificités réside dans la visibilité et la proximité d'animaux dont la principale fonction est d'être exposée. Même si certains enclos sont conçus de telle manière que les animaux puissent se dissimuler, le zoo reste un lieu de clôture et d'exposition qui rend ses animaux presque toujours visibles et proches. C'est aussi vrai des espaces non accessibles aux visiteurs, les « coulisses » où l'observation de l'animal permet de s'assurer de son état de santé ainsi que de la sécurité des lieux. Cette situation singulière rend possible l'observation à faible distance d'interactions rapprochées entre des hommes et des animaux « sauvages ».

6 La seconde spécificité du zoo qui nous intéresse ici est liée à la temporalité. Les animaliers côtoient quotidiennement et le plus souvent durant des années des animaux dont ils ont une connaissance fine et souvent individualisée. Par ailleurs, avec le temps, les animaux de zoo développent aussi certaines connaissances, qu'elles soient liées aux horaires du personnel ou à la reconnaissance individuelle des soigneurs. Enfin, soigneurs et animaux développent parfois des relations affectives qui ne sont pas sans lien avec les savoirs constitués (Despret, 2007 ; Rémy, 2007 ; Estebanez, 2010).

7 Autrement dit, le caractère étroit des interactions entre animaux de zoo et animaliers est à prendre ici en deux sens : un sens strictement spatial et un sens relationnel et cognitif. Ce caractère étroit a pour conséquence méthodologique de rendre impossible toute occultation du comportement de l'animal de zoo. Afin d'étudier les relations entre animaux et animaliers, il est donc nécessaire d'allier science de l'homme et science de l'animal, ici ethnologie et éthologie. Il ne s'agit pas de considérer l'éthologie comme une voie d'accès objective au comportement animal qui permettrait de décider de la valeur de vérité des savoirs animaliers. Il s'agit plutôt d'utiliser un outil supplémentaire pour comprendre des interactions dans lesquelles le comportement animal est producteur d'effets. Par sa perception détaillée des comportements, l'éthologie permet de rendre manifestes les manières d'agir animales. Cependant, la frontière entre éthologie et ethnologie devient parfois ténue lorsqu'il s'agit d'observer des interactions dans lesquelles la communication, y compris humaine, est non-verbale (Joulian, 1999 ; Leblan, 2011 ; Servais & Servais, 2009), s'effectuant « de corps à corps » (Vialles, 2004).

8 Cet article s'appuie sur une enquête ethnographique effectuée au zoo de Barcelone de juillet 2011 à mars 2012. L'essentiel du travail de terrain a consisté à suivre plusieurs animaliers durant leur journée de travail. Les informations ont été collectées à partir d'observations notées par écrit et de discussions informelles qui se sont déroulées durant le temps de travail ou peu de temps après. Durant les interactions entre animaliers et jabirus d'Afrique, la méthode d'observation a finalement été la même pour l'homme comme pour l'animal. Elle a consisté à noter chaque action, geste, déplacement ou position des protagonistes. Bien que se focalisant systématiquement sur la dyade en interaction, ce type de notes s'apparente à la méthode d'échantillonnage ad libitum (ad libitum sampling) (Altmann, 1974), dans la mesure où le flux comportemental n'a pas été segmenté en unités de base visant une étude quantitative. Ce mode de description qualitatif des comportements a été utilisé dans les travaux éthologiques les plus proches de l'ethnographie (Goodall, 1986).

9 Malgré son manque de systématicité d'un point de vue quantitatif, ce type de description reste adapté lorsqu'il porte sur des interactions sociales (Nakamura, 2009), en particulier si le nombre de protagonistes est réduit. D'abord parce que l'interaction, en tant qu'action réciproque, ne peut se décomposer en actions alternées, ce qui rend la

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catégorisation des actions plus difficile. Ensuite, parce qu'une interaction sociale changeant de manière dynamique, il est nécessaire d'éviter tout schématisme rigide. Lors de l'observation, la description qualitative permet d'approcher cette dynamique en notant le détail des interactions, bien qu'elle soit déjà une manière de figer le flux comportemental en en extrayant des fragments.

Situation d'interaction

10 Fondé en 1892, le Parc Zoologique de Barcelone est un zoo municipal situé au cœur de la ville. Recensant 2208 animaux et 318 espèces pour 13 hectares, c'est un zoo à forte densité animale. Le personnel animalier y est réparti en cinq sections : Primates, Mammifères marins, Collection générale (mammifères autres que primates et mammifères marins), Terrarium, et Aviaire. Chaque section est divisée en un certain nombre de services qui consistent à faire la tournée de plusieurs installations afin de les nettoyer et de nourrir les animaux. Durant la matinée (7h30-14h30), la section Aviaire comporte quatre services. Deux d'entre eux se consacrent aux animaux situés à l'intérieur des bâtiments, les deux autres se partageant les oiseaux exposés à l'extérieur. Le jabiru d'Afrique, auquel nous allons ici nous intéresser principalement, appartient à l'un de ces deux derniers services.

11 Le jabiru d'Afrique (Ephippiorhynchus senegalensis) est un échassier de la famille des Ciconiidés. Mesurant de 1,45 m à 1,50 m de hauteur pour une envergure de 2,40 m à 2,70 m, il pèse environ 5 kg. Habituellement solitaire ou en couple, il forme parfois des groupes comprenant jusqu'à une douzaine d'individus (Hoyo et al., 1992 : 463). La volière des jabirus du zoo de Barcelone est occupée par un couple, cohabitant avec un petit groupe d'ibis sacrés (Threskiornis aethiopicus) ; elle consiste en un enclos grillagé de forme rectangulaire, dont le sol herbeux est ponctué de quelques arbustes et de deux plates-formes.

12 Les animaliers que nous avons pu observer ont des profils contrastés. La première, E., est une jeune soigneuse qui effectue des remplacements dans la section Aviaire depuis deux ans. Elle a par ailleurs une formation en biologie. Le second soigneur, D., travaille depuis quarante-cinq ans au zoo de Barcelone, dont trente années comme titulaire du service qui comprend aujourd'hui les jabirus d'Afrique. On nous a rapporté par ailleurs les manières d'agir d'autres animaliers non identifiés.

13 Les interactions entre animaliers et jabirus ont été observées durant les mois de juillet et décembre 2011, ainsi que durant le mois de janvier 2012. Lors de la matinée (7h30-14h30), les situations d'interaction sont au nombre de deux ou trois selon les journées. Elles coïncident avec l'entrée de l'animalier dans la volière afin d'y déposer de la nourriture. La durée totale de l'intervention du soigneur se situe entre cinq et dix minutes, avec une moyenne de huit minutes par intervention. La nourriture (viande hachée, vers de farine) est généralement déposée dans des bacs placés sur le sol à l'entrée de la volière. Cependant, certains jours l'animalier doit atteindre le centre de l'installation afin de déposer des anguilles, vivantes, dans un petit bassin. Pour cela, il doit suivre un chemin détourné car la zone centrale étant occupée par le couple de jabirus, celle-ci n'est pas approchée. L'animalier qui entre dans la volière doit donc en longer le bord sud et passer à la gauche du nid, pour ensuite revenir vers le centre et le bassin. La difficulté réside dans l'attitude parfois agressive du mâle jabiru, y compris en dehors des périodes de nidification. En effet, si la femelle se contente d'observer la

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progression du soigneur depuis l'espace central, le mâle, lui, le suit à distance, l'approche, jusqu'à parfois le menacer. Or, le long bec aigu du jabiru d'Afrique peut constituer un risque tout à fait sérieux. Malgré l'incrédulité des visiteurs devant la pancarte « animal dangereux » apposée à la volière, le péril existe bien. L'EAZA, l'association européenne des zoos et aquariums, classe d'ailleurs Ephippiorhynchus senegalensis parmi les animaux dangereux (EAZA, 2008).

14 L'agent animal principal des interactions qui nous occupent ici est donc le mâle jabiru. Cette focalisation est moins l'effet d'une moindre attention portée à la femelle (Despret, 2002 : 169) que la conséquence du moindre impact de son comportement sur le déroulement des interactions avec les animaliers. En effet, si la femelle est parfois la plus active (notamment lorsqu'il s'agit de chasser les ibis), durant l'entrée du soigneur son unique action consiste à se tenir immobile au centre de la volière, et à l'observer à distance. Sa présence a probablement plusieurs effets, dont la défense du centre de la volière par son partenaire et son évitement par l'animalier. Cependant, le soigneur interagit principalement avec le mâle, celui-ci accaparant toute son attention une fois la position de la femelle identifiée. De même, s'il est fait très peu mention des oiseaux qui partagent la volière avec les jabirus, ce n'est évidemment pas pour nier qu'ils puissent être des agents, mais parce que leur présence n'induit pas d'interactions. Perchés sur les arbustes ou les plates-formes, les ibis attendent que la nourriture soit déposée, et l'animalier semble les ignorer totalement lorsqu'il entre dans la volière. De manière générale, les animaliers semblent n'avoir qu'un faible intérêt pour les ibis, ceux-ci n'étant que très rarement mentionnés dans les conversations portant sur les oiseaux de l'installation.

Actions du mâle jabiru : observation et agression

15 Face à l'animalier, le mâle jabiru peut adopter deux types de comportement. D'abord un comportement d'observation, mobile ou immobile. Si le soigneur vient du sud et longe la volière de l'extérieur, le mâle le suit en marchant à sa hauteur. Lorsque l'animalier arrive à la porte d'entrée de l'installation, le jabiru le suit du regard et s'approche. Une fois le soigneur entré, l'oiseau entame un suivi à distance en empruntant un chemin parallèle passant par le centre de l'installation. Lorsque l'animalier atteint le bassin, le jabiru s'arrête généralement à quelques mètres pour l'observer. L'animal peut également adopter un comportement d'agression. Ce dernier peut être défini comme un comportement relationnel ayant « pour fonction la mise à distance ou le maintien d'une distance entre des individus appartenant ou non à la même espèce » (Deputte, 2007). Dans ce cas, le jabiru commence généralement par s'approcher beaucoup plus près, ce qui suffit parfois à faire reculer l'animalier. Si ce dernier ne fuit pas, l'oiseau entame une démonstration (display). Il se positionne face à sa cible et tente de l'intimider en déployant ses ailes. Comme le souligne E. : « Ça signifie : "Regarde comme je suis grand !" ». Un troisième type de comportement agressif consiste en un claquement de bec avec mouvement de ce dernier dirigé vers la cible. Ce mouvement d'attaque incomplet correspond à un « mouvement d'intention » (ibid.), une ébauche de comportement à but communicationnel. L'ensemble de ces manifestations d'agressivité constitue des « signaux de communication permettant de moduler l'expression [de la] motivation [agressive] en fonction de la réponse » du protagoniste (ibid.). Les interactions entre jabirus et animaliers sont donc sociales, au moins en un sens

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minimal. D'abord parce que ces relations impliquent une certaine réciprocité. « Il y a société là où il y a action réciproque de plusieurs individus » (Simmel, 1908/1999 : 43 ; Goldberg, 1998 : 32). Ensuite parce qu'elles supposent la communication (Bateson, 1936/1986 : 221 ; Servais & Servais, 2009).

16 Deputte souligne que « les comportements d’agression s’inscrivent [...] fondamentalement dans une relation triangulaire, l’individu, le protagoniste, et la "ressource" », celle-ci pouvant être « d’ordre alimentaire, spatial (la compétition pour un site de sommeil ou de nidification), ou sexuel ». De fait, pour les animaliers, le mâle jabiru marque par là son territoire. Ils font ainsi écho à la définition éthologique la plus commune du territoire comme « aire défendue » (Maher & Lott, 1995). Cette fonction territoriale des communications est d'ailleurs souvent mentionnée par les soigneurs, qu'il s'agisse d'une territorialité intraspécifique ou interspécifique. Selon les animaliers, l'agressivité du jabiru est donc distincte de celle des oiseaux imprégnés, qui n'ont aucune peur de l'homme et n'hésitent pas à entrer en contact avec lui. L'échassier, au contraire, évite toujours le contact physique. Il menace à distance. L'éthologie en parcs zoologiques fait écho au point de vue des animaliers en soulignant que « l'animal en captivité est enclin à considérer l'espace qui lui est assigné comme son territoire personnel » (Hediger, 1953 : 99 ; Goldberg, 1998 : 143). L'espace joue donc un rôle essentiel dans les interactions entre échassiers et animaliers. En constituant la volière comme son territoire, le comportement du jabiru va directement agir sur la manière dont vont répondre les animaliers.

Actions animalières : annonce, observation et protection

17 Annonce. L'interaction avec les jabirus commence dès le premier contact visuel, avant même que l'animalier soit entré dans la volière. Le premier type d'action consiste à s'annoncer pour ne pas effrayer les oiseaux en les surprenant. Des sifflements préventifs sont les plus courants et sont fréquemment utilisés par les animaliers de toutes les sections du zoo. D. a aussi développé des actions qui lui sont propres. Il choisit par exemple d'effectuer des détours lors de sa ronde afin d'arriver par le côté où l'animal a la vue la plus dégagée. L'hiver, il attend que le jour soit suffisamment levé pour se présenter devant la volière. Une fois devant, il effectue des gestes lents afin de permettre à l'oiseau d'anticiper son entrée.

18 Observation. Que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la volière, l'animalier ne cesse d'observer les indices corporels du jabiru afin d'anticiper une agression. Aux expressions comportementales déjà mentionnées, il faut ajouter une particularité anatomique d'Ephippiorhynchus senegalensis : le poitrail de l'échassier présente une petite zone de peau rouge dénuée de plumes dont la couleur s'intensifie plus ou moins en fonction de son état d'excitation (sexuelle ou agressive). Le soigneur peut ainsi mesurer son niveau d'agressivité, ou de « colère », de façon permanente.

19 Protection passive. Cette protection peut être continue, comme un balai maintenu au niveau du visage ou un col relevé, ou ponctuelle, par exemple en se positionnant de dos lorsque le jabiru s'approche.

20 Protection active interruptive. Il s'agit de se protéger en accomplissant une action visant à désamorcer l'agression. Il est possible que le positionnement de dos fasse partie de ce

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type de protection. En effet, bien que le contexte soit interspécifique, on peut penser que la position du soigneur agisse comme un signal d'interruption (cut-off signal) : « Le regard, la face et/ou l’ensemble de la posture sont détournés de leur direction vers le protagoniste. L’expression même de l’agression, orientation vers l’adversaire et préparation à l’attaque, se trouve donc éliminée, abaissant ainsi la probabilité de la poursuite du conflit. » (Deputte, 2007). On observe que l'oiseau stoppe souvent son approche lorsque l'animalier se détourne pour lui présenter son dos. Ce positionnement semble donc agir de deux manières : comme signal d'interruption (pour l'animal), et donc comme protection (pour l'animalier). Lors d'une conversation avec E., D. mentionne un autre moyen de protection interruptive : « Quand je versais les anguilles, je tenais les anguilles de la main droite et le seau de la main gauche, de son côté. Comme ça, s'il s'approchait, je levais légèrement le seau. Pas le rapprocher de lui, mais le lever un peu, de manière que cela le surprenne. » Un autre moyen pour interrompre une approche et conserver une distance de sécurité est de surprendre l'animal. Ce qui nous intéresse ici, c'est que la réduction de la distance entre l'animal et l'animalier n'est pas envisagée. Il ne s'agit pas d'avancer vers l'animal, ce qui signifierait un affrontement, mais de « lever un peu » le seau pour le surprendre. Il ne s'agit pas non plus de le faire reculer ou de l'éloigner, mais de le maintenir à une distance minimale. Désarçonner plutôt qu'affronter. Nous verrons qu'il s'agit là d'un choix entre deux attitudes possibles envers les animaux de zoo.

21 Protection spatiale. Les moyens de protection précédents avaient rapport à l'espace, mais il s'agit ici d'un type de protection entièrement tourné vers la gestion de zones ayant des significations différenciées. Ainsi D. conseille à E. de disposer les bacs destinés à la nourriture « plus à l'intérieur de l'installation », pour deux raisons : d'abord parce que c'est « plus dans son espace », ce qui permet à l'échassier de manger sans être inquiété par les déplacements du soigneur. Pour D., la zone la plus intérieure de l'installation appartient au jabiru. C'est pourquoi l'animalier doit effectuer un détour pour atteindre le bassin. L'utilisation du comparatif « plus » signifie aussi que la différenciation spatiale de la volière s'opère graduellement à partir d'un centre d'appropriation, et donc d'exclusion des intrus, le cœur du territoire jabiru, jusqu'à une périphérie accessible sans danger aux animaliers. La seconde raison, c'est que « ça laisse plus d'espace » à l'animalier pour effectuer sa sortie.

Configuration spatiale des interactions entre jabirus et animaliers

22 À partir des éléments précédents, nous pouvons commencer à dessiner la configuration spatiale de la situation décrite. Nous mettons de côté l'espace aérien, réservé aux ibis, car il n'a pas d'effet observable sur les interactions entre jabirus et animaliers : nous avons déjà mentionné que les ibis restaient immobiles durant toute l'intervention du soigneur.

23 Un premier espace, situé au centre de la volière et incluant le nid, correspond au cœur de l'espace propre des jabirus. Cette zone a toujours été contournée par les animaliers. C'est aussi le lieu d'observation de la femelle. Un second espace est constitué par la périphérie du territoire jabiru, qui comprend la zone intérieure à proximité de la porte d'entrée ainsi que le chemin qui contourne le premier espace jusqu'au bassin. C'est le seul espace situé à l'intérieur de la volière qui soit parcouru par les animaliers. C'est

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aussi là qu'ont lieu les démonstrations d'agressivité. Un troisième espace correspond à l'entourage extérieur immédiat de la porte d'entrée. L'animalier doit retirer doucement le cadenas de la porte tout en évaluant l'attitude du jabiru, qui peut tenter de donner des coups de bec à travers la grille ; c'est donc la première zone de contact potentiel entre l'animal et l'animalier. Un quatrième espace se situe autour de la barrière empêchant les visiteurs de s'approcher de la volière. C'est là que D. commence à préparer lentement son entrée. Le jabiru, immobile, l'observe depuis la zone intérieure située près de la porte d'entrée. Enfin, un cinquième espace est constitué par le chemin emprunté par les visiteurs et l'animalier. Lorsque ce dernier arrive devant la volière, il est déjà observé et suivi par l'échassier.

24 Autrement dit, l'espace intérieur de la volière n'est pas homogène. Plus précisément, et comme nous le soulignions plus haut, l'intérieur de l'installation s'organise à partir d'un centre appartenant au couple de jabirus (espace 1), centre qui irradie en s'affaiblissant jusqu'à une périphérie accessible aux animaliers (espace 2). Que ce soit du point de vue animal ou du point de vue animalier, on a donc affaire à une différenciation graduelle de l'espace, et non à une juxtaposition de zones dont les frontières seraient aisément déterminables. C'est pourquoi le soigneur peut entrer plus avant dans l'espace du jabiru pour y déposer la nourriture. Cependant, bien que les limites ne soient pas invariablement fixées, il existe toujours une zone inaccessible pour l'animalier.

25 Il faut souligner que cette différenciation graduelle de l'espace s'étend au-delà de la volière. En effet, l'espace 3 s'apparente à l'espace 2 en ce qu'il peut déjà y avoir contact et agression. D'autre part, l'espace 4 s'apparente aux espaces 2 et 3 en ce qu'il y a déjà interaction entre le jabiru et l'animalier. Ce dernier se sait observé et prépare, par ses gestes lents, son entrée dans la volière. Enfin, l'espace 5 est déjà le lieu d'un contact visuel et d'une anticipation de la part des protagonistes. Cela signifie que la distinction intérieur/extérieur ne suffit pas pour rendre compte des interactions que nous avons décrites. Certes, de manière évidente, l'animal ne peut sortir de l'installation par lui- même, ce qui suffirait à reconnaître l'existence d'une limite à la fois stable et nettement dessinée, limite qui correspondrait à la clôture. Pourtant, dans les interactions observées, on ne peut distinguer un espace intérieur, animal, et un espace extérieur, humain, comme s'ils étaient homogènes et clairement séparables l'un de l'autre. Du point de vue des animaux de zoo et des animaliers, l'espace est beaucoup plus différencié.

26 La configuration que nous venons de décrire est restée relativement stable au cours de nos observations. La présence du public, par exemple, n'a pas eu de réel impact. De même, entre l'été 2011 et l'hiver 2011-2012, nous n'avons pas observé de modifications majeures en dépit des variations de l'environnement (température, heure du lever du soleil). Nous n'avons malheureusement pas pu observer ces interactions dans des conditions météorologiques variées (pluie, vent), ces dernières ayant été clémentes durant chaque session d'observation. Si le cadre spatial est resté relativement stable, les interactions qui se sont déroulées au sein de ce cadre ont néanmoins fluctué sous l'effet de plusieurs facteurs.

27 D'abord, la disposition du mâle jabiru semble jouer un rôle important. Pour les soigneurs, son comportement est sujet à des variations dont la cause souvent leur échappe. « On ne sait pas pourquoi aujourd'hui il est plus agressif. » Si la faible fréquence des entrées dans la volière semble expliquer un fort niveau d'agressivité,

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l'oiseau déçoit régulièrement les attentes, y compris parfois par sa faible animosité. Loin de réagir de manière identique aux attitudes des animaliers, le jabiru peut ainsi créer la surprise. Comme le souligne D., « c'est pas automatique ».

28 Ensuite, l'identité de l'animalier joue peut-être un rôle. En effet, certains oiseaux du zoo reconnaissent les soigneurs de manière individuelle et on observe que E. a beaucoup plus de difficultés que D. pour gérer l'agressivité du jabiru. L'individualité de l'animalier perçue par le jabiru est probablement liée à sa démarche, à ses gestes (assurés ou craintifs), ou à sa vitesse. Cependant, dans la mesure où l'individualité de l'animalier est fortement liée à sa manière d'agir, à son « style », il est difficile de la séparer du type d'approche adopté. Il convient donc de se pencher plus en détail sur ces approches animalières.

« C'est comme un protocole. »

29 D. décrit les différentes activités assurant le bon déroulement de ses interactions avec le jabiru (lenteur des gestes, laisser du temps, …) d'une manière toute particulière. Dans une conversation avec E., il répète deux fois que pour lui : « c'est comme un protocole. » « Comme un protocole », ça signifie que ça y ressemble sans y être identique. Examinons le sens de cette comparaison.

30 Dans un premier sens, un protocole est une convention, ou le contenu de cette convention. Dans cette acception, un protocole nécessite une délibération entre au moins deux parties, délibération aboutissant à l'adoption de résolutions. Rien ne venant supporter l'idée d'une délibération entre jabirus et animaliers, il convient d'écarter cette acception du terme.

31 Dans un second sens, un protocole est une prescription précise des conditions et du déroulement d'une opération. Suivre le protocole, c'est s'assurer de répéter l'opération dans les meilleures conditions en reproduisant chacune de ses étapes à l'identique. En ce sens, D. souligne l'efficacité de la reproduction des mêmes gestes : « Je ne sais pas si c'est pour ça, mais ça fonctionne pour moi. » Au scepticisme relatif à la nature des causes qui sont en jeu répond la certitude de l'efficacité du protocole. Le protocole a une valeur pragmatique. En outre, le fait qu'il fonctionne montre qu'il entre en cohérence avec ce que l'animalier sait et perçoit de l'animal, et avec ce que l'animal, de son côté, semble percevoir de l'animalier, mais sans la certitude que cette cohérence s'ancre dans la réalité de causes sous-jacentes. Le protocole pourrait ici être dit « phénoméniste »2.

32 Enfin, dans une troisième acception, un protocole c'est d'abord un recueil de règles à observer en matière d'étiquette, de préséances, dans les cérémonies et les relations officielles. Il s'apparente alors à un cérémonial, à l'énoncé des formes imposées dans la vie en société. Cette acception sociale du protocole ne peut être écartée. Les animaliers ont bien conscience d'établir une relation sociale avec un animal qui se comporte selon certains usages. Par ailleurs, D. emploie ce terme dans un contexte qui suggère qu'il l'utilise aussi dans son acception sociale. Alors que nous sommes en train d'observer la parade nuptiale d'un groupe de flamants de Cuba (Phoenicopterus ruber), il commente : « Tu vois comme ils baissent le cou, comme s'ils allaient s'arranger les plumes. Mais ils ne le font pas. Disons que ça fait partie du protocole de la danse. » Si D. compare les différentes étapes assurant le bon fonctionnement de ses interactions avec le jabiru à un protocole, c'est donc aussi parce qu'il est nécessaire de suivre des règles qui ont une

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signification sociale pour l'animal. Lorsqu'il pénètre dans son territoire, D. suit certains de ces usages : il s'annonce et évolue lentement. S'il doit se protéger, il le fait en se positionnant de dos, ou en levant légèrement le seau, et non pas en le rapprochant, ce qui pourrait apparaître comme une manifestation d'hostilité. Même le retrait, ultime recours, est adapté et réglé, puisqu'il s'effectue lui aussi de manière lente, afin d'éviter d'apparaître comme une « proie » facile et de subir une agression.

33 Heini Hediger, alors directeur du zoo de Zurich, rappellait que le dresseur doit se conformer au « cérémonial » de l'espèce (Hediger, 1953 : 215). Ainsi le dompteur de grands carnivores doit comprendre le fonctionnement de la hiérarchie sociale des espèces auxquelles il est confronté afin d'utiliser ces règles sociales à son avantage. Il doit notamment se maintenir au sommet de la hiérarchie interspécifique en assurant sa domination territoriale (ibid. : 64). Pour Hediger, la situation du dresseur est telle parce que l'animal dressé le considère et le traite comme un membre de son espèce. Si ce type de zoomorphisme existe chez les oiseaux et peut être utilisé (Pellegrini 1995), il n'y a ici aucune évidence de ce que le jabiru considère les animaliers comme des membres de sa propre espèce. S'il les intègre dans son « monde » social, il est peu probable qu'il tolère qu'un membre de son espèce entre dans son territoire trois fois par jour. Il est possible d'entretenir des relations sociales interspécifiques et d'accepter le « cérémonial » de l'espèce sans être nécessairement considéré par l'animal comme un membre de sa propre espèce.

34 Pour D. donc, si sa manière d'interagir avec le jabiru est « comme un protocole », c'est d'abord parce qu'elle assure une efficacité relationnelle minimale. Mais c'est aussi parce qu'elle ressemble au respect des formes dans la vie en société. De même que le dresseur peut suivre le « cérémonial » de l'espèce, et l'éthologue ses « bonnes manières » (Joulian, 1999) ou ses « bons usages » (Despret, 2012 : 178), le soigneur peut suivre le protocole, c'est-à-dire les usages sociaux de l'animal avec lequel il interagit. Si néanmoins cette approche est « comme un protocole », c'est que la sociabilité interspécifique n'implique pas le même type d'engagement que la sociabilité interhumaine (Vialles, 2004). On peut donc établir une première distinction chez les animaliers selon que leur approche est plus ou moins protocolaire. Si E. essuie plus d'échecs que D., c'est parce qu'elle manque d'expérience et maîtrise moins les usages jabirus. Bien qu'imparfaite, son approche reste néanmoins protocolaire dans sa visée.

Approche oblique et approche en face-à-face

35 Si D. et le dresseur décrit par Hediger ont en commun d'adopter une approche protocolaire, leur mode d'acceptation du « cérémonial » de l'espèce diffère. Alors que le dompteur accepte un minimum de règles afin de s'assurer une position de domination, D. évite soigneusement le conflit et rebrousse chemin si la situation s'envenime. Cette différence pourrait s'expliquer par le fait que, à la différence de la situation du dompteur, l'animal est ici le premier occupant de l'espace d'interaction : l'animalier entre dans une volière que l'oiseau ne quitte jamais. Elle pourrait aussi s'expliquer par la nature des espèces (Hediger, 1953 : 66). Pourtant, la situation n'impose aucun déterminisme et l'attitude de D. n'est pas la seule possible. En effet, pour E., « il y a deux théories ». Face à une menace du jabiru, « D. est partisan [...] de revenir plus tard. L'autre théorie, c'est de faire face car sinon c'est lui qui a gagné. »

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36 Comme le suggère E., on peut distinguer deux « théories », ou deux approches : une approche en face-à-face, frontale, et une approche oblique. Selon la première, les animaliers choisissent d'affronter le jabiru afin de ne pas lui laisser l'exclusivité de l'espace constitué par la volière. On retrouve là une attitude plus proche de celle du dompteur décrit par Hediger. L'idée, c'est que battre en retraite renforce l'échassier dans son agressivité.. Selon la seconde approche, au contraire, si on fait face, « ça peut être une boucle. Car il peut aussi devenir plus agressif. » « On ne sait pas pourquoi aujourd'hui il est plus agressif. C'est mieux de revenir plus tard. » (E.) Cette approche oblique est aussi utilisée par D. pour réduire l'agressivité des manchots de Humboldt (Spheniscus humboldti) envers les animaliers, agressivité liée à la « défense du territoire ». Pour cela, D. enjambe la barrière de l'installation afin d'entrer dans l'espace des animaux. Puis, il pose le seau contenant la nourriture, s'agenouille, et saisit deux ou trois manchots, toujours les mêmes, qu'il place autour de lui. L'autre manière de nourrir les manchots consiste à le faire de face. L'animalier reste sur le bord du bassin, seul, et les oiseaux sont disposés face à lui. D. choisit au contraire de s'entourer des animaux et, s'il choisit toujours les mêmes, c'est que pour lui « ils aiment bien monter ». Autrement dit, dans ce type d'interaction, il n'y a pas d'affrontement. L'agressivité potentielle est bien présente, puisqu'il s'agit de la baisser. Mais par le biais de l'habituation, on agit sur elle sans lui faire face.

37 Or, dans les situations décrites ici, cette différence d'approche est exprimée spatialement. Lorsque D. nourrit les manchots, il en a certes en face de lui, mais il en a aussi qui sont disposés à ses côtés. Dans la volière des jabirus, si l'échassier fait mine de s'approcher, il le surprend en levant un peu son seau, mais évite de le rapprocher davantage. Si l'oiseau est déjà proche, il se positionne de dos, mais légèrement de biais, afin de pouvoir l'observer. En dernier recours, il bat en retraite. Au contraire, si l'animalier choisit l'approche frontale, il doit faire reculer l'échassier et avancer sur lui. Il y a donc ici face-à-face en un double sens : un sens spatial (animaux et animaliers sont l'un devant l'autre, chacun vis-à-vis de l'autre) et un sens agonistique (l'affrontement).

38 La différence entre l'approche en face-à-face et l'approche oblique repose sur une différence de hiérarchisation des volontés. La première privilégie la volonté des hommes. En effet, si le dresseur épouse certains usages de l'animal, c'est pour pouvoir diriger l'interaction. Les soigneurs-entraîneurs d'éléphants (Loxodonta africana) et de dauphins (Tursiops truncatus) que nous avons rencontrés confirment cette idée. S'ils distinguent des actions « volontaires » chez leurs animaux, ces volontés doivent néanmoins être subordonnées. D'autre part, s'ils reconnaissent des styles d'entraînement au contrôle plus ou moins important (Servais & Servais, 2009), à la fin « il faut qu'on ait toujours le contrôle, qu'ils fassent ce qu'on demande. » De même, l'animalier qui choisit d'affronter le jabiru cherche à imposer sa volonté en décidant de ne pas revenir plus tard. Au contraire, l'approche oblique privilégie les volontés animales. Critiquant des ornithologues bredouilles venus capturer des oiseaux non- captifs, D. relève qu'ils se sont trompés en croyant que les oiseaux allaient venir à l'heure choisie sans avoir pris en compte leur point de vue. Il souligne alors une caractéristique commune au traitement des oiseaux captifs et non-captifs. « Ils [les ornithologues] disent : "quand moi je veux." Mais c'est pas comme ça. C'est quand les animaux veulent. […] C'est pas automatique. » D. décrit les volontés animales comme des volontés d'être à une certaine place à un certain moment. C'est quand ils veulent

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que les goélands descendent, et c'est quand il veut que le mâle jabiru accepte la présence de l'animalier sur son territoire. Et si l'échassier ne veut pas, comme le rappelle E., il faut « revenir plus tard ».

39 On peut donc établir une seconde distinction au sein des approches animalières en fonction de leur caractère frontal ou oblique. On peut alors la combiner avec la première et distinguer plusieurs profils. L'animalier qui affronte le jabiru a une approche non-protocolaire et frontale. Il ne s'adapte pas aux usages de l'animal et impose sa volonté. Le dresseur a une approche protocolaire et frontale. S'il adopte certains usages, c'est pour mieux subordonner la volonté animale à la sienne. E. a une approche imparfaitement protocolaire et oblique. Enfin, D. a une approche protocolaire et oblique. Il suit les usages et les volontés animales. Ce profil reste néanmoins général dans la mesure où les circonstances peuvent imposer un certain type d'approche plutôt qu'un autre. C'est le cas de la capture, qui consiste à plier la volonté des animaux aux exigences spatiales et temporelles des hommes. Les animaux doivent se situer à tel endroit (la cage, la clinique) au moment où les hommes (les vétérinaires, les animaliers) le veulent. Le zoo reste un espace de confinement organisé par les hommes.

40 Cela montre cependant que là où il y a une marge de manœuvre, les animaliers peuvent choisir de ne pas exercer un « contrôle direct » sur les animaux. Carole Ferret (2012) distingue les actions directes, qui conduisent sans détour à leur objectif, et les actions indirectes, qui atteignent leur objectif par une voie détournée. L'approche protocolaire est indirecte en ce qu'elle passe par l'acceptation de certains usages animaux pour atteindre son objectif. L'approche que nous avons qualifiée d'oblique est également indirecte en ce qu'elle passe par l'adaptation aux volontés animales, et non par l'accomplissement immédiat des volontés humaines. En ce sens, cette dernière approche peut être qualifiée de participative. « L'action sera dite participative si l'objet [de l'action] participe activement à l'action et s'il aurait pu ne pas y participer. » (Ferret, 2006 : 44). Si Ferret retient le critère de la non nécessité afin d'« éviter d'avoir à parler d'intention chez les animaux » (ibid. : 43), en utilisant le vocabulaire des animaliers on pourrait dire que l'action participative requiert la collaboration des volontés animales. Ce qui se vérifie a contrario lorsque l'action échoue du fait du refus de l'animal. En ce qui concerne le jabiru, ses actions sont directes lorsqu'il agresse l'animalier, et passives lorsqu'il le laisse entrer. À la différence de l'action active qui consiste à « faire », l'action passive consiste à « ne pas faire », à laisser faire (ibid. : 26). Il est difficile de savoir si cette action passive est aussi participative dans la mesure où l'objectif du jabiru nous reste inconnu. Ce serait le cas si l'objectif de son action passive était le dépôt de nourriture au centre de la volière. On voit donc que le lieu constitué par le parc zoologique ne détermine totalement ni les attitudes animalières ni les attitudes animales (Rémy, 2007). La situation de captivité ne condamne pas les animaliers au contrôle direct ou total, comme elle ne condamne pas les animaux à la passivité : « s'adapter aux animaux, c'est accepter de ne pas avoir d'eux une maîtrise absolue et immédiate » (Porcher, 2003).

Anthropocentrismes et anthropomorphismes

41 Si l'approche en face-à-face est anthropocentrique, les approches protocolaire et oblique peuvent être qualifiées de zoocentriques. En ce sens, l'attitude du dresseur occupe une position intermédiaire entre l'animalier frontal et les animaliers D. et E.. Il

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combine en effet le zoocentrisme de l'adaptation aux usages animaux et l'anthropocentrisme lié au privilège de sa volonté. Quant à E. et D., leur approche est doublement zoocentrique puisqu'elle vise à s'adapter au protocole et à la volonté des animaux avec lesquels ils interagissent. L'attitude des animaliers peut donc échapper dans une certaine mesure à l'anthropocentrisme. On peut en effet distinguer deux types d'anthropocentrismes. Le premier désigne le fait que l'homme pense et perçoit depuis une perspective humaine. Malgré le caractère en un sens indépassable de cet « anthropocentrisme incarné » (Karlsson, 2012), les approches protocolaire et oblique sont relativement peu anthropocentrées. Le second type d'anthropocentrisme consiste à positionner l'homme au sommet d'une hiérarchie axiologique. En ce sens, l'approche oblique n'est pas anthropocentrique puisqu'elle subordonne la volonté humaine à la volonté animale.

42 En attribuant protocoles et volontés aux animaux, les animaliers font preuve d'une certaine forme d'anthropomorphisme, non pas au sens restreint d'une projection, nécessairement erronée, de caractéristiques propres à l'homme sur des non-humains, mais au sens large d'une attribution de propriétés humaines à des non-humains. Cet anthropomorphisme zoocentrique correspond à ce que de Waal (1999) nomme anthropomorphisme animalocentrique (animalcentric). Celui-ci cherche à comprendre, autant que possible, les animaux dans leurs propres perspectives. Il est donc empathique au sens où il cherche à se mettre à la place de l'autre. Il nécessite pour cela certaines connaissances des habitudes de l'espèce voire des individus. Tout en reconnaissant la différence des perspectives animales, il se distingue de l'« anthropodéni » (anthropodenial) en ce qu'il ne nie pas l'existence chez les animaux de caractéristiques similaires à celles de l'homme. « Nous sommes parfaitement capables de dresser des parallèles avec notre propre expérience sans nier de possibles différences. […] Lorsqu'une soigneuse animalière dit "délicieux" alors qu'elle nourrit un singe-écureuil avec des vers de farine, elle parle pour l'animal, non pour elle-même. » (ibid.)

43 De Waal distingue cet anthropomorphisme de l'anthropomorphisme anthropocentrique. Celui-ci consiste à projeter des caractéristiques humaines sur les animaux sans s'appuyer sur aucune connaissance. Lorqu'elle privilégie les besoins des visiteurs et du personnel au détriment de ceux des animaux, la conception des installations zoologiques manifeste ce type d'anthropomorphisme sous la forme d'un « anthropomorphisme par omission », c'est-à-dire une « incapacité à considérer que les animaux ont des mondes différents du nôtre » (Rivas & Burghardt, 2002). C'est ce même type d'anthropomorphisme qui consiste à affirmer la supériorité de l'homme du fait de l'absence d'une caractéristique proprement humaine chez l'animal. L'anthropomorphisme anthropocentrique est aussi répandu parmi les visiteurs de zoo (Baratay & Hardouin-Fugier, 1998 : 199 ; Marvin, 2008). On prend ainsi le sourire du macaque rhésus pour une manifestation de joie alors qu'il signale sa soumission. Il est souvent purement métaphorique, au sens où l'attribution de propriétés humaines n'est pas prise au sérieux (Servais, 2009). En ce sens, loin de remettre en cause l'anthropocentrisme naturaliste, cet anthropomorphisme le conforte en entretenant l'idée que l'attribution d'états mentaux à des animaux captifs ne peut être qu'un jeu (ibid.). Servais (1999) montre que cet anthropocentrisme est lié au mode de présentation des animaux. En exposant l'animal en tant qu'objet offert au regard et non en tant que sujet d'actions (Hediger, 1953 : 227), les zoos présentent des animaux

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« étroitement contrôlés » (Servais, 1999) dont le public ne peut percevoir que difficilement l'agentivité (Warkentin, 2009).

44 Si l'anthropomorphisme métaphorique est parfois présent chez les soigneurs, ils peuvent néanmoins concevoir les animaux comme les sujets de leurs actions. Certes, le naturalisme est toujours présent : D. parle d'« une belle collection » et déclare que la femelle jabiru est « un bel exemplaire ». Cependant ce naturalisme semble se replier au second plan lorsqu'il s'agit d'interactions. En entrant en relation avec des animaux dont la volonté n'est pas subordonnée à la volonté humaine, D. fait l'expérience d'une véritable intersubjectivité qui l'éloigne du naturalisme (Descola, 2005 : 397). La psychologie cognitive suggère que l'anthropomorphisme se manifeste essentiellement dans les interactions (Airenti, 2012). Plus précisément, l'anthropomorphisme animalocentrique est lié à des interactions marquées par l'expérience et la connaissance, le savoir et la familiarité. « On les connaît bien, y'a une vraie interaction », souligne une animalière (Estebanez, 2010). Ni « profane » ni « scientifique » (Hochadel, 2011), l'anthropomorphisme animalier est un anthropomorphisme expert (Despret, 2007).

Conclusion

45 Si le parc zoologique constitue un espace où l'animal dépend de l'homme, cette dépendance ne signifie pas sa passivité. En effet, si la captivité réduit l'activité animale et peut conduire à certaines pathologies (Joulian & Abegg, 2008), l'animal de zoo peut manifester une véritable agentivité. C'est notamment le cas lorsqu'il interagit avec des animaliers, a fortiori si ceux-ci lui ménagent des possibilités d'action. En effet, loin de toujours exercer un « contrôle direct » sur les animaux captifs, les soigneurs ont parfois l'occasion de choisir une approche favorisant les initiatives animales. Les animaliers peuvent ainsi développer des relations sociales avec des animaux dont la « volonté » acquiert une sorte de priorité. Cet anthropomorphisme zoocentrique les éloigne de l'anthropocentrisme du zoo et de la plupart de ses visiteurs. En reléguant provisoirement le naturalisme au second plan, il renforce l'agentivité des animaux captifs et donne tout son sens à la notion d'interaction. En effet, si l'agentivité peut être définie comme le « pouvoir d'un affectant sur un affecté », dans le cadre d'une interaction la distinction entre agent et patient n'est que relative. « Il ne s'agit plus […] de l'opération d'un agent sur un objet inerte, ni de l'action en retour d'un objet, promu au rôle d'agent, sur un sujet qui se serait dépossédé en sa faveur sans rien lui demander en retour, c'est-à-dire de situations comportant, d'un côté ou de l'autre, une certaine dose de passivité : les êtres en présence s'affrontent à la fois comme des sujets et comme des objets » (Lévi-Strauss, 1962/1990 : 266).

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NOTES

1. Il est possible de consulter photographies et vidéos par Josep del Hoyo sur The Internet Bird Collection. http://ibc.lynxeds.com/species/saddlebill-ephippiorhynchus-senegalensis 2. Ce terme est ici utilisé en référence au positionnement philosophique couramment appelé « phénoménisme » (Protagoras, Sextus Empiricus, Pierre Duhem). Selon celui-ci, connaître, c'est « sauver les apparences ». La connaissance se construit en accord avec les phénomènes observables, sans se demander si cette connaissance atteint le cœur du réel.

RÉSUMÉS

En s'appuyant sur une enquête ethnographique effectuée au zoo de Barcelone ainsi que sur l'éthologie, cet article se propose d'examiner l'articulation entre agentivités animale et animalière au sein des parcs zoologiques. L'analyse des interactions spatiales entre échassiers et animaliers montre que loin d'être toujours passifs, les animaux captifs ont différents moyens d'agir sur leurs soigneurs. D'autre part, ces derniers peuvent choisir d'éviter tout contrôle « direct » et opérer suivant un anthropomorphisme non-anthropocentrique qui les éloigne de l'attitude naturaliste. L'agentivité des animaux captifs s'en trouve renforcée.

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Based on an ethnographical survey in Barcelona Zoo and ethology, this article examines how animals’ and keepers’ agency are attuned in zoos. Analysis of spatial interactions between wading birds and keepers shows that far from being always passive, captive animals display a large panel of actions. Keeper may choose to avoid direct control and act on the ground of a non- anthropocentric anthropomorphism that helps them to move away from a naturalistic attitude, thus strengthening captive animals’agency.

INDEX

Thèmes : Carnets de recherches

AUTEUR

BASTIEN PICARD Anthropologie Sociale LAS/EHESS bastien.picard[at]ehess.fr

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Carnets de terrain

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Penser avec le corps Comment une panthère a transformé ma thèse

Jean Estebanez

1 C’est le milieu de l’après-midi, lors de ma deuxième journée de stage au zoo de Pont Scorff, pendant l’été 20071. J’accompagne Stéphanie, une soigneuse d’une vingtaine d’années, dans sa tournée quotidienne de nettoyage des enclos et de distribution de nourriture. Occupé à suivre les étapes de mon protocole de recherche, que je commence à bien connaître, je la photographie dans son travail en lui demandant de m’expliquer ce qu’elle fait. Je note consciencieusement ses réponses en l’encourageant à me parler de son parcours scolaire et professionnel, des raisons et des contingences qui l’ont amenée ici ; bref, je cherche à dresser son portait social (Estebanez, 2010).

2 Nous abordons le secteur des félins par l’enclos d’une panthère, que je n’avais guère remarquée les jours passés, tant elle se tenait en retrait, dans un renfoncement de son habitat. Il faut se rendre dans le réduit à l’arrière de la cage, là où la panthère passe la nuit et prend son repas. Il est nettoyé quotidiennement, avant qu’on y dépose des quartiers de viande. Le public n’y accède jamais et n’en soupçonne pas même l’existence, puisqu’il est masqué par la déclivité du terrain.

3 Nous abandonnons donc le sentier principal, où circulent les visiteurs, pour emprunter une volée de marches mal fixées au flanc de la colline. J’abandonne un instant mes questions et referme mon carnet de notes pour me concentrer sur la pente.

4 Arrivés derrière l’enclos, Stéphanie contourne une série de câbles, ouvre une porte et me glisse quelques recommandations : « Alors, quand tu rentres, tu te plaques bien contre le mur […] fais attention aux fils, c’est les commandes de la porte, si tu tires, ça ouvre… je ne veux pas mourir »

5 Bon, voilà qui est engageant... Je suis loin d’être rassuré. Le réduit, qui doit faire moins de deux mètres de profondeur, est séparé du reste de l’enclos par une grille simple, mince et au maillage lâche.

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Figure 1 : Une panthère au zoo de Pont Scorff, 27 juillet 2007

6 Nous entendant arriver, la panthère vient immédiatement s’installer devant la trappe par laquelle elle pourra entrer quelques instants plus tard. Elle rugit en nous regardant, puis passe une patte à l’intérieur du réduit, agrippe la palette en bois qui lui sert de couchage, la soulève et la fracasse contre la grille.

7 Stéphanie, qui a dû en voir d’autres, commence à balayer le réduit. Pour ma part, je me colle contre la paroi et ne bouge plus. S’engage un échange entre elle et la panthère, par l’intermédiaire du balai que celle-ci chasse, dès qu’il passe à portée de patte. Stéphanie balaye plus longuement qu’il ne serait nécessaire, la panthère ne brise pas l’ustensile : elles jouent ensemble.

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Figure 2 : Le jeu du balai, zoo de Pont Scorff, 27 juillet 2007

8 Pendant ce temps, je m’installe avec de grandes précautions dans la partie gauche de la cage pour prendre un portrait de la panthère. Je m’accroupis pour me mettre à son niveau, dos au mur. Immédiatement, la panthère abandonne le balai pour se concentrer sur la porte.

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Figure 3 : La sale bête du zoo de Pont Scorff, 27 juillet 2007

9 Son corps est tendu vers la grille et elle rugit en me regardant. Manifestement, le jeu du balai ne l’intéresse plus. Je ne suis vraiment pas rassuré et à peine mon cliché pris, je sors du réduit. Cette sale bête est en train de me faire rater une partie de mon travail de la matinée, je n’ai pas posé les questions que je voulais à Stéphanie et me voici désormais condamné à l’attendre dans les allées du zoo. Décidément, le mieux que j’aie à faire est encore d’oublier l’épisode et d’être plus prudent à l’avenir.

10 C’est bien ce que je pense faire jusqu’au moment où, pour les besoins de ma thèse (Estebanez, 2010), je cherche à rendre compte de ce qu’est l’exotisme. Curieusement, cette scène me revient à l’esprit, non parce qu’elle illustrerait parfaitement le phénomène, mais au contraire, parce que je me rends compte qu’il en est totalement absent. C’est pourtant essentiel au zoo, l’exotisme (Estebanez, 2008).

11 Au moment où je vis la scène, la panthère est menaçante, effrayante, féroce même, mais pas exotique. Il y a, dans l’exotisme, la transformation de quelque chose en objet de désir. Or ce qui m’effraye réellement, par exemple parce que je crains pour ma vie - et à la différence de la peur qu’on peut jouer à ressentir derrière une solide grille- ne peut pas être objet de désir, au moins sur le moment. Retravaillé dans une discussion avec des amis, par des photographies, dans un reportage ou dans un livre, l’épisode qui m’a pétrifié peut gagner en exotisme. Il suffirait par exemple que je change le discours accompagnant les deux photographies, effaçant la réelle peur qui me saisit, insistant sur la majesté de l’animal, la chance que j’ai d’être aussi proche d’elle, mon courage manifeste, pour que son sens change. L’exotisme est un processus qui rend l’altérité attirante (Staszak, 2008 ; 2011), transformant objets, vivants et lieux, afin d’en réduire la radicalité.

12 Ce qui est en jeu dans cet épisode, c’est la possibilité d’une pratique sensible dans laquelle on peut penser à partir d’une expérience corporelle. Ici, au fond, j’apprends

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avec la vulnérabilité de mon propre corps, qui me permet de produire une critique de l’exotisme, sans passer par la déconstruction culturelle de la notion. L’exotique ne peut faire –vraiment- peur.

13 Partant de ce point, j’essaye de penser autrement ce qu’il s’est passé. En me faisant peur, la panthère m’a obligé à la penser autrement. Pour commencer, elle m’a forcé à la considérer. Simple arrière-plan de mon dispositif, elle faisait partie des animaux, cet élément générique abstrait qui m’intéresse essentiellement parce qu’il importe aux humains. Je fais des sciences sociales, après tout. Or, ce ne sont pas les animaux mais bien elle, avec sa présence singulière et menaçante qui me regarde et rugit. Comme je ne peux la mettre à l’écart, je suis obligé de sortir. Cette panthère ne se confondra plus avec aucune des dizaines d’autres panthères que j’ai croisées dans mes visites, elle est devenue la sale bête, pauvre qualification de ses compétences, mais qui l’individualise définitivement pour moi.

14 On peut considérer que c’est un fâcheux imprévu, qui ne fait que corrompre ou retarder le déroulement de mon protocole de recherche avec les soigneurs. On peut aussi considérer que c’est une chance. Alors que mon dispositif est bien établi, ce que j’apprends m’offre de moins en moins de possibilités de transformation des idées, et de changement de mes habitudes de recherche et de pensée. Avec la disparition du risque –je sais grosso modo ce que je vais apprendre- c’est aussi la possibilité d’être surpris par ce que j’apprends qui s’efface.

15 En s’imposant à moi, la panthère brise le dispositif appauvrissant -au moins à son égard- que je comptais déployer. Rien dans celui-ci qui puisse l’intéresser puisque je ne m’adresse pas à elle. Ce que je questionne, ce sont les visiteurs et le dispositif spectaculaire du zoo –notamment sa capacité à modeler une image des animaux, qui deviennent sauvages et exotiques. Par contre, à propos des animaux singuliers (Lestel, 2004), rien. La panthère n’a ainsi pas vraiment d’occasion de faire preuve de ses compétences. À vrai dire, selon la belle formule de Vinciane Despret (2002), dans mon dispositif de terrain, je ne lui ai laissé aucune chance de me laisser une chance de saisir ses compétences.

16 Mais allons plus loin : s’il se passe quelque chose, c’est que la panthère me fait, elle, une proposition. J’ai certes dans l’instant l’impression qu’elle veut me dévorer –et j’ai du mal à penser qu’il s’agisse d’une bonne façon de faire connaissance- mais elle est, à la réflexion, parfaitement consciente qu’il y a entre elle et moi une grille, dont elle connait exactement les capacités. Après tout, elle habite ici depuis des années. Elle sait bien qu’il y a peu de chances que je fasse office d’amuse-gueule. Pour autant, elle s’adresse à moi, et quitte pour cela le jeu du balai.

17 Si, malgré les apparences, il y a une certaine « politesse du faire connaissance » (Despret, 2002) dans la proposition de la panthère, c’est que je peux y prendre position et ainsi signaler si oui ou non elle m’intéresse. En sortant, je la refuse, mais en restant marqué par l’épisode, par ce que la panthère m’a fait faire, je lui laisse une chance d’agir, que je saisis bien après l’avoir vécu.

18 Au zoo, les visiteurs sollicitent continument les animaux qu’ils préfèrent par des cris, des gestes voire des jets de nourriture ou d’objets auxquels ceux-ci répondent le plus souvent par de l’indifférence, alors que le simple passage, au loin, de leur soigneur suffit parfois à faire bondir un lion dont on aurait juré qu’il dormait. Ne rien faire est une forme de réponse. Quand le chimpanzé Sarah (ibid.) refuse de former des phrases avec des lettres en plastique, comme elle sait habituellement le faire, c’est que les

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chercheurs qui s’occupent d’elle la laissent seule. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas de parler, mais de parler avec quelqu’un. Si on peut sans doute par la contrainte empêcher quelqu’un de parler, on pourra difficilement lui permettre de développer de nouvelles compétences par les mêmes méthodes. Poser des questions polies, c’est intéresser ceux à qui on s’adresse, en leur offrant la possibilité de résister à la proposition, et en nous offrant ainsi la possibilité de transformer notre question.

19 Les animaux posent-ils des questions ? On peut au moins avancer qu’ils font des propositions. Wattana (voir à son sujet Herzfeld, 2012), une des orangs-outangs de la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris, avait pour habitude de déchirer de grands sacs de jute déposés dans son enclos en longues lanières. Se hissant dans la partie haute de l’enclos, formée de barreaux, elle faisait pendre la lanière à l’extérieur de la cage, pour « pêcher le public », d’après la description des soigneurs. Elle proposait ainsi au public de jouer avec elle, dans une version renouvelée du pompon des fêtes foraines qu’on décroche pour gagner un tour de manège gratuit.

20 Cette orang-outang -véritable surdouée, il est vrai (Herzfeld & Lestel, 2005)- évite ainsi l’ennui en jouant avec la clôture du zoo et le public. Elle rend ainsi manifeste une fonction majeure du zoo, qui n’est pas tant de séparer les vivants humains et non humains, que d’organiser leur proximité. Il s’agit certes de voir les animaux, mais mieux encore de faire quelque chose avec eux. On restera quelques secondes devant un lion qui semble dormir, quelques minutes peut-être devant des babouins qui se toilettent mutuellement mais beaucoup plus si Wattana joue avec nous. Ce qui fascine les visiteurs qui assistent à la scène est d’ailleurs bien qu’elle soit à l’initiative de l’action, manifestant ainsi son autonomie et son goût pour la vie en commun.

21 La proposition que la panthère me fait est certes moins explicite mais elle s’adresse bien à moi et sollicite mon attention.

22 Certes –et bien que Wattana et ses cordes puisse nous faire douter- ce sont les animaux qui répondent à nos questions. Si les perroquets gris, dont on savait déjà qu’ils parlaient, comprennent ce qu’ils disent, expriment leur désirs et manipulent des catégories abstraites, c’est grâce aux travaux d’Irène Pepperberg (1995). Les moutons ne sont plus seulement des gigots en puissance depuis les travaux de Thelma Rowell (2001), qui ont montré qu’ils avaient de réelles compétences sociales. Les babouins qui vivaient dans une société rigidement hiérarchisée jusque dans les années 70, deviennent, dans les travaux de Strum et Fedigan (2001), des sociologues à fourrure, aux comportements flexibles et qui savent nourrir l’amitié des femelles afin d’accroitre leur influence.

23 Les animaux ne peuvent toujours pas se passer de porte-parole humains pour acquérir une biographie plus riche. Pourtant, comme le signalent Isabelle Stengers (2011) et Vinciane Despret (2002), à sa suite, ce n’est pas parce qu’ils existent dans nos histoires qu’ils sont moins réels. Ces histoires où ils acquièrent de nouvelles compétences renvoient toujours à eux : ils en sont une condition de possibilité. Ce ne sont d’ailleurs pas des histoires sur eux, mais avec eux. Elles ne portent pas sur la transformation de l’un ou de l’autre (est-ce la panthère qui change ? Sont-ce mes représentations de la panthère ?) mais sur une existence commune pour laquelle il faut inventer, à chaque fois, des propositions spécifiques.

24 Si nous suivons la proposition de Dominique Lestel2, il est sans doute plus habile de ne pas poser la question sous sa forme ontologique -» qu’est-ce que l’autre ? » voire, dans

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une version appauvrissante, « en quoi l’autre est-il différent de moi ? »-, mais de se demander, de manière pragmatique : « que fait l’autre ? ».

25 En passant dans le registre des pratiques, des résultats et des conséquences et donc, en premier lieu, du corps, la question devient « qu’est-ce que l’autre (ne) peut-il (pas) faire sur moi ? » et inversement « qu’est-ce que je (ne) peux (pas) faire sur lui ? ». C’est bien d’ailleurs ce que je note alors : la panthère me fait quelque chose. Elle me pousse à quitter le réduit dans lequel j’étais, alors même que j’avais la ferme intention de suivre le travail de Stéphanie, et elle me force à la considérer, elle.

26 À la suite de cet épisode, mon travail se transforme, faisant émerger des choses qui étaient là -dans mes notes, mes photographies, mes souvenirs- mais que je n’avais pas vues. Les animaux acquièrent des compétences et la visite au zoo prend un intérêt neuf –même s’il est souvent déçu, tant on peut s’ennuyer, quand on est ignoré- autour de la vie en commun.

27 Cette capacité à agir sur les autres, qu’on peut nommer agentivité3, dessine un monde dans lequel, au gré des propositions saisies ou non, nous composons avec eux, sans qu’il soit d’abord question de nos représentations et des problématiques images mentales auxquelles elles renvoient.

28 S’intéresser aux communautés hybrides humains-non humains (Lestel, 2007 ; 2004) amène à penser le corps et avec lui. Bien loin de réactiver la dichotomie classique avec l’esprit, il s’agit plutôt de s’interroger sur une pensée débordant le cerveau, qui n’est plus son unique moteur, pour aussi se nourrir des lieux et des contextes. On peut proposer ici trois éléments pour imaginer ce qu’on peut faire du corps.

29 Par sa capacité à toujours réintroduire le trouble et la surprise, du fait de sa disponibilité et de sa vulnérabilité, le corps se présente comme un outil de recherche voire une exigence méthodologique.

30 Le corps s’impose pour penser la vie en commun, qui ne passe pas que par le langage parlé et articulé – et ce, d’autant plus nettement qu’on s’intéresse aux communautés humanimales. C’est un élément de traduction majeur qui nous propose de suivre les pratiques et nous engage ainsi sur la voie d’une symétrie croissante des acteurs.

31 Enfin, en permettant une convergence avec les travaux sur la performance et la théorie plus-que-représentationnelle, l’entrée par le corps permet aux études humanimales de ne pas être cantonnées dans une position de niche disciplinaire mais plutôt comme une façon de redéfinir la société voire ce qu’est l’existence.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. C’est une période pendant laquelle j’effectue les premiers terrains dans le cadre de ma thèse (Estebanez, 2010). Je passe en particulier cet été dix jours au zoo de Pont-Scorff, une semaine à Zoodyssée, à proximité de Niort et deux semaines à la Ménagerie du Jardin des Plantes de Paris. Je cherche alors à comprendre le fonctionnement de l’institution et de ses acteurs, les modèles sur lesquels elle s’appuie (le découpage du monde ; l’exotisme ; la mise en scène du sauvage) et à en suivre le public. 2. Voir l’entretien dans ce numéro, dans la rubrique Carnets de Débats. 3. Le terme d’agency n’a pas de réel équivalent en français. Il est traduit, selon les auteurs, par capacité d’agir, puissance d’agir, agence, agentivité, agencéité… Après les travaux exploratoires de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu, ce concept central dans les premières théories anglophones féministes à été assez largement repris en sciences sociales, au point qu’on à pu parler pour les années 1990 d’un agency turn (Hoskin in Tilley et al., 2006). Pour un aperçu sur la complexité du concept d’agency et son usage, en particulier dans les études de genre, champs dans lequel il est encore majoritairement mobilisé, on peut voir Montenach (2012).

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INDEX

Thèmes : Carnets de terrain

AUTEUR

JEAN ESTEBANEZ Lab’Urba - Université Paris-Est Créteil jean.estebanez[at]u-pec.fr

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Pour qu’ici soit ailleurs Des animaux dans les murs d’une institution de soin

Jérôme Michalon

1 Dans le cadre d’une thèse portant sur le développement du soin par le contact animalier1, j’ai été amené à observer le travail d’une éthologue, Angélique, et de sa chienne, Raya, dans une maison de retraite médicalisée. Après avoir effectuées des études d’éthologie appliquée, Angélique s’intéresse au soin par le contact animalier, comme objet de recherche et comme pratique de stimulation cognitive auprès de différentes populations (notamment les enfants autistes et des personnes âgées). Pour cela, elle mobilise sa chienne, Raya, golden retriever, couleur caramel. Éduquée comme chien d’assistance pour les personnes handicapées moteurs (en fauteuil notamment), Raya fait partie des chiens « réformés », n’ayant pas trouvé de maître handicapé à assister, mais possédant les qualités relationnelles et la docilité nécessaires pour intervenir dans un travail de soin. En 2005, Angélique et Raya ont été contactées par la maison de retraite dont il est question ici, à la fois pour faire du suivi psychologique des résidents, les accompagner dans leur projet de vie et pour proposer des séances de stimulation cognitive avec sa chienne. Le politique de l’établissement est clairement d’intégrer la présence animale dans l’environnement de soin : ici, les résidents viennent souvent de milieux ruraux, et sont habitués à côtoyer des animaux quotidiennement. La présence animale témoigne donc d’une volonté de limiter la coupure que représente pour les résidents l’entrée en institution. Angélique a été engagée par l’établissement pour proposer des séances de travail à des groupes de résidents présentant des déficiences cognitives et intellectuelles. Ces déficiences peuvent être légères ou sévères, allant de petits problèmes de mémoire aux démences type Alzheimer. Les séances s’organisent en deux temps. Un travail autour de l’animal : brossage, caresses et communication autour de Raya. Un travail cognitif plus classique : une série de jeux, d’exercices sollicitant la mémoire, la réflexion ; dans lequel Raya n’intervient pas directement.

2 Entre avril et mai 2009, je me suis rendu plusieurs jours dans l’établissement pour observer à la fois ces séances et le cadre dans lequel elles prennent corps. J’aimerais montrer ici comment la présence animale prend place dans cet univers institutionnel, ce qu’elle introduit comme reconfigurations en termes d’occupation et de déplacement

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dans l’espace, et comment elle est mobilisée pour articuler certaines exigences contradictoires propres à cet univers, en servant tour-à-tour de point de fixation pour les résidents dans l’ici et maintenant, et d’échappatoire dans l’ailleurs. Je vais dans un premier temps décrire les espaces de l’institution auxquels j’ai eu accès, puis dans un second temps détailler le déroulement d’une séance de travail impliquant Angélique et Raya.

Dans les murs de l’institution

3 L’établissement dont il est question se situe dans une petite ville du centre de la France. Construit au XVIIIe siècle, le bâtiment a été longtemps un hôpital avant de devenir un EHPAD (Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes). Le lieu garde de sa cette fonction hospitalière un aspect asilaire : une institution fermée, « enveloppante » pour les résidents (Goffman, 1968), dérobée à la vue des habitants de la ville. Les rénovations successives font cohabiter plusieurs styles d’architectures : la structure historique côtoie des réaménagements plus modernes. L’institution étant immense, je prends le parti de présenter uniquement les espaces dans lesquels j’ai pu effectuer des observations. Et ce, sur le mode du cheminement que j’ai moi-même suivi pour les découvrir.

4 Derrière le large portail qui donne sur la cour de l’établissement, on se trouve devant un bâtiment central de trois étages, avec des ailes à gauche et à droite. L’entrée principale se trouve au milieu de ce bâtiment « historique. » Le hall d’entrée frappe par la présence d’une fontaine assez ancienne, toujours en fonctionnement. Ce hall d’entrée est contigu des espaces fumeurs ; (je me souviens y avoir vu un chat lors de ma première visite des lieux). Si l’on continue son chemin, on aboutit dans un autre hall, plus étroit avec, sur les côtés, des bureaux vitrés ; plusieurs textes, photos et panneaux d’instruction sont affichés sur ces vitres. On trouve dans ce hall, contre les vitres des bureaux, des bancs et des chaises sur lesquels les résidents se reposent, ou discutent. Si l’on continue encore, on emprunte un couloir plus large, qui monte légèrement, et qui semble être le lien entre le cœur « historique » et les bâtiments plus récents. Au fond de ce couloir, à droite, on emprunte un escalier qui mène un étage plus bas, au service « animation. » C’est là que je retrouverai Angélique et Raya lors de mes observations, mais les séances à proprement parler se déroulent dans d’autres espaces : je ne m’attarde donc pas sur la description de ce service.

5 Le premier service dans lequel j’ai pu suivre l’éthologue et sa chienne est une unité de vie qui reçoit essentiellement des personnes souffrant de démences assez lourdes, dont Alzheimer. Situé dans un bâtiment séparé des autres, il faut traverser un petit espace extérieur pour l’atteindre. Un code est nécessaire pour y entrer et pour en sortir ; quand j’entre dans le service, je comprends assez vite la raison de cette fermeture : beaucoup de patientes (je n’ai vu que des femmes) ont l’air vraiment perdues dans ces couloirs, ce qui laisse imaginer qu’elles pourraient facilement, pour le coup, littéralement être « égarées » par l’équipe si elles venaient à sortir du bâtiment. Une fois cette porte passée, on débouche sur un hall, où convergent plusieurs couloirs ; quelques chaises sont posées contre un mur, sur lesquelles sont assises plusieurs dames. Je remarque que partout sur les murs, il y a des photos des résidentes, en dehors de l’institution, prises lors de « sorties » (sorties à la ferme, balades…) ou d’activités exceptionnelles (repas de fêtes etc.). On retrouve ces photos dans de nombreux services

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de l’établissement. Je pense qu’elles correspondent à une politique de l’établissement visant à faire que les résidents se sentent comme chez eux. Si l’on s’engage dans le premier couloir en face de la porte, on tombe sur une sorte de salon/salle à manger, où les résidentes mangent, discutent, reçoivent leurs visites etc.… Il règne dans le service une odeur que je trouve un peu dérangeante, mélange d’odeur de nourriture type purée, odeurs d’excréments, ajoutées à cette odeur caractéristique des hôpitaux, institutions de soin, que je ne pourrais pas décrire, mais qui est spécifique à ces lieux. Murs pastel et lumières néons sont de mise ici. Sur la gauche de la porte d’entrée, on trouve une salle qui semble être une salle collective de loisir, ou plus simplement une salle télé. Les murs sont jaunes pâles. Et les meubles sont en bois recomposé et de couleur saumon. Une grande table ovoïde trône au centre de la pièce. Deux des côtés de la pièce ont des fenêtres, avec vue sur les autres bâtiments de l’établissement, mais avec assez d’espace pour voir le ciel. Une rangée de plusieurs chaises est disposée le long d’un côté du mur sans fenêtre. Et, bien entendu, la télévision occupe une place de choix, placée en hauteur, sur un meuble dans l’angle où se rejoignent les deux murs avec fenêtres. C’est dans cette pièce qu’aura lieu l’activité d’Angélique et Raya.

Le mouvement des uns

6 Plusieurs choses me marquent. D’abord le côté blanc, parfois immaculé, de l’endroit. Nous sommes vraiment dans une institution médicalisée : tout le monde porte une blouse blanche, le carrelage est blanc. Même si la couleur n’est pas absente, des murs notamment, on sent l’ambiance hospitalière un peu partout. De ce point de vue, les lieux paraissent assez impersonnels, mais si on sent les efforts pour les rendre familiers. Ensuite, le fourmillement de l’endroit est impressionnant : c’est un environnement de vie et qui plus est de vie collective. Beaucoup de monde s’affère (femmes de ménage, médecins, infirmières etc.) et il y a du mouvement en permanence. Le décalage entre les mouvements incessants du personnel et la fixité et la relative lenteur des résidents est saisissant : deux manières d’habiter l’espace complètement différentes cohabitent ici. Et elles sont censées rentrer en interaction. Dans cette fourmilière, la présence de Raya (lorsqu’elle ne travaille pas) prend en gros deux formes : soit elle se balade dans l’établissement ; soit elle se couche et dort vers le bureau de sa maîtresse, dans le service animation. Angélique n’est jamais inquiète quand Raya n’est pas là. Raya va notamment assez souvent se promener du côté du salon de coiffure qui est à côté du service animation. Elle se fait nourrir par les résidents qui se font couper les cheveux, et/ou par les coiffeurs eux-mêmes. Ce qui ne manque pas d’irriter gentiment Angélique. Pas de laisse pour Raya donc. Mais il suffit à Angélique de l’appeler, ou de siffler pour que celle-ci se montre au bout de quelques minutes. Cette absence de lien matériel met en avant l’existence d’un lien immatériel entre l’animal et sa référente. Et c’est précisément ce lien qui permet la circulation de Raya dans l’institution, et sans doute la normalisation de sa présence – si ce n’est son assimilation à un membre du personnel « comme un autre2 ». Et d’autre part, ce lien comme nous le verrons, sera largement mis à contribution et médiatisé lors des séances. La liberté de Raya au sein de l’institution semble ainsi faire écho à la mobilité permanente des membres du personnel, qui s’affairent sans cesse. Cette liberté résonne également avec la présence des chats dans les différents services : eux aussi se déplacent dans les espaces comme ils l’entendent. Si bien qu’on ne sait jamais quand on pourrait en croiser un. Seules leurs petites écuelles, posées dans un couloir, témoignent

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d’une présence régulière. Cette libre circulation des animaux est en fait assez frappante3. Elle contraste en effet de l’image que l’on peut se faire de la présence animale en institution : faire entrer un animal dans un établissement de soin est souvent présenté comme un réel challenge, tant les contraintes sanitaires, légales et managériales (l’investissement du personnel dans le projet) semblent importantes. La situation que j’observe est sans doute, si ce n’est exceptionnelle, du moins peu commune. Du moins, elle rentre dans le cadre d’une politique de l’établissement axée sur une prise en charge « comme à la maison » : l’entrée en institution ne doit pas signifier une coupure radicale avec la vie d’avant. Les habitudes des résidents doivent être prises en compte, et l’environnement de soin doit s’attacher à reproduire un univers familier : les animaux présents ont notamment cette fonction de reconstruire de la domesticité dans ce contexte un peu impersonnel.

La fixité des autres

7 Car en effet, la description qui vient d’être faîte à la fois des espaces, des ambiances, des interactions et des activités évoque les caractéristiques propres aux « institutions totalitaires » analysées par Goffman : concentration sur un même espace de personnes « recluses », coupées à des degrés divers de leur passé et du monde extérieur, dont la vie entière (sommeil, nourriture, toilette, distraction) est encadrée par un personnel, plus mobile, qui assure le lien avec l’extérieur. L’espace et le temps de la vie des « reclus » sont totalement pris en charge : « Toute institution accapare une part du temps et des intérêts de ceux qui en font partie et leur procure une sorte d’univers spécifique qui tend à les envelopper. Mais parmi les différentes institutions de nos sociétés occidentales, certaines poussent cette tendance à un degré incomparablement plus contraignant que les autres. Signe de leur caractère enveloppant ou totalitaire, les barrières qu’elles dressent aux échanges sociaux avec l’extérieur, ainsi qu’aux entrées et aux sorties, et qui sont souvent concrétisés par des obstacles matériels : portes verrouillées, hauts murs, barbelés, falaises, étendues d’eau, forêts ou landes.4 »

8 L’établissement que j’ai observé, de par son passé d’hospice, conserve cet aspect enveloppant et totalisant. L’espace porte encore certains stigmates de cette sectorisation des espaces, de leur fermeture, du contrôle des sorties et des entrées (cf. : la porte à verrouillage électronique du service pour les démences avancées). Mais le contraste entre des patients vivant reclus et un personnel mobile, connecté avec l’extérieur, n’apparaît plus tellement aujourd’hui à travers les dispositifs physiques contraignants : il y a une liberté de circulation assez importante dans les locaux. Cette liberté rend la condition de « reclus » des résidents encore plus prégnante : ils ne semblent pas « empêchés » par les murs ou par les règles strictes de l’établissement, mais par leur difficultés à se déplacer seuls, à se repérer dans les lieux, et, parfois, à savoir ce qu’ils font là, à se connecter à une réalité ici et maintenant. Si leur condition les empêche de sortir de l’établissement, il y a donc un double enjeu à faire « bouger » ces résidents. D’une part, on cherche à les faire se déplacer physiquement dans l’établissement (les faire changer d’espace, de salle ou de service pour participer aux moments de vie collective). D’autre part, on souhaite qu’ils puissent de s’extraire mentalement de leur quotidien de reclus et d’être en lien avec un « ailleurs ». Avec une volonté de ne plus reproduire les mécanismes asilaires, l’EHPAD cherche à limiter la coupure entre l’extérieur et l’intérieur de l’établissement : il faut les aider à s’évader

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hors des murs de l’institution, à rester « connectés » au monde extérieur, à leur vie passée, à leur famille. Mais dans cette entreprise, l’institution se heurte à l’état des résidents : pour pouvoir les aider à s’extraire de leur condition recluse, il faut arriver à rentrer en relation avec eux, ce qui passe par un ancrage dans le présent de la réalité qu’ils expérimentent, qui est celle de l’institution. Pour qu’ici soit vivable, il faut qu’il y ait un ailleurs. Et pour qu’il y ait un ailleurs, il faut un ici. De cette tâche complexe, le travail d’Angélique et de Raya est exemplaire.

Le déplacement partagé : rassembler/accompagner

9 Du fait de la distance entre le service animation et les autres, le premier élément récurrent des séances c’est la mobilité d’Angélique et de Raya : partant de leurs locaux, il leur faut se rendre dans les différents espaces où elles exercent. Avant cela, l’éthologue prépare l’équipement dont elle aura besoin lors de la séance. Cet équipement se compose à minima de plusieurs brosses à chiens, d’un tapis en plastique et d’un support de jeu de société (boite en carton). Selon ce qui va être fait, on pourra ajouter d’autres objets comme un poste C.D., ou bien une brosse à dent et du dentifrice pour chiens. Rien qu’à travers cette description on a une petite idée de comment va s’organiser la séance. C’est donc avec tous ces objets que l’éthologue, arborant une blouse blanche, se rend dans le service où l’activité aura lieu. Mais le caractère mobile de ce début de séance ne se résume pas à ce trajet : une fois dans le service, Angélique doit rassembler toutes les personnes censées participer à l’activité. Parfois aidée des aides-soignantes, il va s’agir pour l’éthologue d’aller tour à tour saluer chacune de ces personnes à l’endroit où elle se trouve à ce moment-là : dans leur chambre, dans la salle à manger commune, ou dans le couloir. Elle leur rappelle que c’est l’heure de l’activité, et les invite ensuite à la suivre. Assez souvent, ces allers-retours prennent un certain temps au regard des capacités motrices limitées de ces personnes âgées, certaines étant atteintes de handicaps moteurs. Il faut donc pousser des fauteuils roulants, aider à se lever des chaises, tenir par le bras, soutenir à droite les corps trop penchés à gauche, et inversement…Il faut accompagner individuellement les personnes dans la traversée de ces espaces ; action qui nécessite une implication physique de la part des soignants et une attention particulière à ne pas les brusquer, à respecter leurs rythmes et leurs difficultés. Délicatesse et fermeté, qui rappellent que les soignantes doivent conjuguer, selon l’analyse Goffmanienne, la nécessité de « l’homme comme une chose » et « l’homme comme une fin ». Ce moment de rassemblement rend particulièrement visible le contraste entre la fixité des résidents et le mouvement constant du personnel : c’est comme si lors de cet accompagnement, un ajustement de rythme s’effectuait. Les soignants ralentissent et les résidents accélèrent ; chacun influençant la cadence habituelle de l’autre. Ce contraste rend encore plus évident le statut de Raya dans l’institution : son rythme est celui des soignants ; toujours à droite à gauche, dans différents espaces. On remarque que pendant ce temps où elle rassemble et accompagne les résidents, Angélique ne se soucie aucunement de ce que fait Raya. Comme à son habitude, la chienne se promène dans le service, entre le personnel et les résidents. Ce qui ne l’empêche nullement d’avoir un rôle dans l’accomplissement de cette séquence d’accompagnement et de rassemblement. En effet, l’intérêt des résidents pour l’animal (qui est un critère de sélection des participants à l’activité) est

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un levier, une stimulation qui a un effet pratique relatif à l’ajustement des rythmes entre résidents et soignants : « L'intérêt de l'animal doit déjà être de motiver les personnes à me suivre en salle d'activités, dans un endroit calme, pour qu'on puisse être posés, tranquilles et ne pas être perturbés par l'environnement extérieur. Les personnes que je prends c'est forcément des personnes qui sont attirées par l'animal, donc déjà rien que le fait de voir le chien, ça va les éveiller, ça va... Elles vont apprécier. Donc elles vont me suivre beaucoup plus facilement.5 »

10 On le voit, cette présence libre, versatile et mouvante de Raya est malgré tout active dans l’accomplissement de la séance. Mais dès que sa maîtresse l’appelle, la voilà qui accourt. La séance peut alors commencer.

11 Ce moment de rassemblement me permet en outre d’observer les réactions des autres résidents à la vue de Raya : beaucoup de sourires naissent sur les visages, très peu d’indifférence. Lorsque nous sommes dans cette salle, je constate la manière dont elle se fait caresser par les résidents qui sont là. Ce sont des caresses très furtives dans le sens où les gestes des mains ne sont pas très assurés : ce sont des caresses en passant. Intéressant également d’observer l’attitude de Raya, toujours très papillonnante, très volontaire pour aller à la rencontre de ces personnes ancrées à leur fauteuil, à leur table, et dont il n’est pas évident de savoir si elles désirent ou non être approchées par la chienne. Peu importe, Raya va assez régulièrement à leur rencontre, laisse traîner sa truffe, agite sa queue, et offre des regards à qui veut bien les attraper au vol. Les réactions du personnel sont aussi remarquables : sourires et petite caresse sur la tête de l’animal, quand elle croise une infirmière, une aide-soignante ou un médecin ; parfois un petit « comment ça va Raya ? » Là encore, l’indifférence est assez rare.

L’ici et maintenant : l’activité autour de l’animal

12 Après avoir été rassemblés dans la pièce dédiée à l’activité, les résidents s’installent autour d’une table. La porte est fermée, et Angélique dit « bonjour » au groupe, en parlant fort et distinctement pour se faire comprendre6. Elle lance un « comment ça va ? » général également. Sans nécessairement attendre la réponse, elle installe le tapis en plastique au centre de la table. D’un geste furtif de la main accompagné d’un « allez Raya », elle demande à la chienne de monter sur la table ; elle s’exécute immédiatement, aidée d’une chaise disposée par Angélique à cet effet. Voilà donc Raya sur le tapis en plastique, qui s’allonge directement. Posée comme un sphinx, elle offre son flanc aux résidents, qui, armés de brosses, commencent donc à brosser l’animal. Avec la vigueur que leur condition leur permet, elles (les femmes sont majoritaires) s’appliquent, non pas à nettoyer la chienne (qui n’en a pas vraiment besoin) mais à enlever ses poils excédentaires. Vu qu’il n’y a pas assez de brosses pour tout le monde, certaines utilisent leur main pour caresser l’animal, en attendant qu’on leur confie l’ustensile. Raya changera plusieurs fois de position, pour que les résidentes puissent s’occuper de son corps entièrement. Ce moment de brossage, de caresses, implique donc un rapport corporel à l’animal : c’est un exercice qui fait travailler un tant soit peu la motricité des personnes. Mais c’est aussi l’occasion pour Angélique de poser des repères temporels avec les résidentes : elle leur demande si elles connaissent la date du jour, le mois, et l’année. Elle demande également si elles se rappellent du nom de la chienne, si elles- mêmes ont eu un animal dans leur vie etc. Bref, il n’y a pas que du corporel dans cette partie de la séance : la parole est présente, sous la forme de ces questions adressées aux

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résidentes, et également à travers le fait qu’Angélique leur donne des nouvelles de la chienne : Raya a grossi, elle doit aller chez le vétérinaire, il faudra la mettre au bain etc. Pour leur part, les résidentes répondent aux questions (selon leur état encore une fois) et commentent la beauté et la docilité de Raya : « qu’elle est jolie », « qu’elle est sage », « qu’elle est gentille » etc. Souvent en boucle d’ailleurs. L’expression « activité autour de l’animal » est vraiment adaptée ici : au centre de la pièce, la chienne, objet des soins corporels, des gestes d’affection et également l’objet de tous les commentaires. L’animal est là pour canaliser l’attention, ou plutôt pour la « dynamiser » pour reprendre les termes d’Angélique qui me décrit la manière dont elle envisage ce premier temps : « Il y a toujours deux temps d'activité lors des séances en fait : une première avec l'animal pour dynamiser l'ambiance collective, et ensuite je me sers de cette dynamique pour les faire travailler entre guillemets, au niveau cognitif. […] elles gardent - c'est souvent des dames -vraiment l'ambiance qui a été mise en place autour de l'animal, ça crée une familiarité entre les personnes, crée une écoute, un respect, et c'est vrai que du coup elles sont dans cette dynamique, et elles le restent. 7 »

13 Cette première partie de séance, autour de l’animal, dure en général une vingtaine de minutes. Angélique repère le moment où il faut arrêter de solliciter Raya : elle se lève, elle cherche à changer de position sans qu’on lui ait demandé. C’est le signe qu’il faut la faire descendre de la table et passer à la seconde partie de la séance. Pendant celle-ci, Raya se couche dans un coin de la pièce, dort ou attend tranquillement la fin de la séance. Elle n’est plus le centre de l’activité et se retire quelque peu de la dynamique créée autour d’elle. Elle passe dès lors sur un mode de présence mineur, bien connue des propriétaires de chien domestique et qu’a très bien décrit Marion Vicart : « […] une « présence-absence » dont on sait qu’elle est là, pas loin, qu’il ne faut pas lui marcher dessus, mais qui n’attire pas pour autant notre attention.8 »

L’ailleurs : stimulation cognitive et émotionnelle

14 La seconde partie de la séance est dédiée à des activités ludiques, destinées à stimuler les résidentes cognitivement et intellectuellement. Ces jeux prennent la forme de jeux de société « classiques », plutôt type « quizz. » Le premier que j’ai observé consiste, à partir d’une carte de France, à trouver un élément caractéristique (spécialité culinaire ou autre) pour chacune des régions représentées. Angélique se sert également de la carte en elle-même : « qu’est-ce que c’est ? » leur demande-t-elle en désignant la carte. Une fois qu’elles ont identifié l’objet, elle poursuit : « où est-ce que vous habitez ? » Ensuite, commence le jeu en lui-même. À partir d’indices que donne Angélique, il s’agit pour les résidentes de trouver l’élément correspondant : par exemple, pour la Normandie, l’indice est « je pousse sur un arbre, et on fait du cidre avec mon jus ? Je suis …. ? » J’ai observé une partie de ce jeu avec les résidentes les plus atteintes cognitivement, et malgré l’aspect enfantin des questions, peu d’entre elles sont arrivées à y répondre. Avec ces jeux, Angélique essaie donc de leur faire travailler la mémoire, la réflexion, la logique. Mais c’est également la mémoire émotionnelle que tente de toucher l’éthologue : « C'est vraiment divers et varié, hier je travaillais des comptines. J'ai une petite fille, donc je leur ai dit voilà j'ai piqué les chansons à ma fille et on va retravailler ça ensemble, voir si vous vous en rappelez, parce qu'il faut travailler des mémoires

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anciennes, et les mémoires affectives. L'intérêt des comptines, c'est que tout le monde les connaît. Donc voilà, on a repris, on a écouté, on a chanté, et c'est vrai qu'elles sont restées très investies, parce que là aussi je faisais appel aussi à la mémoire émotionnelle. Comme l'animal. C'est vrai que la musique peut être aussi comparée à l'animal. Pour tout ce qui est affect, quand on travaille avec des personnes démentes, ce qui leur reste en dernier c'est l'affect. C'est vrai que toutes ces choses-là généralement ça marche bien9. »

15 Dans cet extrait d’entretien, lorsque l’éthologue évoque « l’animal » on ne sait s’il s’agit de Raya, ou de l’animal en général. Il me semble qu’elle parle des deux. La comparaison de l’animal avec les comptines que « tout le monde connaît », renvoie en effet à l’idée que les résidentes ont une histoire personnelle impliquant l’animal, et qu’aussi bien le contact avec Raya, que l’évocation de souvenirs ayant trait à une relation passée avec un animal, met en branle cette mémoire émotionnelle. En effet, si pendant la première partie de la séance, la relation directe et tactile qui se crée autour de Raya permet l’évocation de relations passées avec d’autres animaux, la seconde partie n’est pas nécessairement en reste à ce niveau-là. Il arrive assez souvent que les questions soient en lien avec le monde animal, voire que le jeu lui soit même entièrement consacré. J’ai pu assister ainsi à ce type de jeu en deux parties : dans un premier temps, l’éthologue distribue à chacune des résidentes une carte représentant neuf photos d’animaux, elles doivent dire à quelle espèce correspond chaque image. Ensuite, selon le même principe, c’est à partir d’un CD que les résidentes entendent des cris d’animaux et doivent attribuer le son à l’animal qui l’émet. J’ai eu tendance à ne pas forcément comprendre le lien entre les deux parties de la séance, au-delà du fait que Raya servait à canaliser et dynamiser l’attention pour préparer la seconde partie ; autrement dit : à faire figure d’ ici et maintenant. Et dans cette seconde partie, les jeux me semblaient peu en rapport avec la question qui m’intéresse : à savoir la mobilisation de l’animal dans des pratiques de soin. Et puis, en observant ce jeu précis des cris d’animaux, l’articulation des deux parties m’est apparue plus clairement et l’idée que l’animal devait être également pensé comme un ailleurs, a émergé. Comment ? Intéressons‑nous au déroulement de ce jeu, tel que je l’ai décrit dans mes notes : « - Pour le son de chèvre, la dame 4 commente « elle rouspète ! » ; les résidentes disent « chèvre. » En fait c’était l’agneau [je me suis trompé aussi]. - Son « chouette » : « ça me fait peur » dit la dame 2. Personne ne trouve. « Elle a mauvaise réputation la chouette. Pourtant elle est inoffensive. Moi j’aime bien la chouette ! » Commente Angélique. - Son « petit oiseau » : c’est un « poussin » en fait. Personne ne trouve. - « Pigeon » : l’attention décline, et encore une fois, personne ne trouve. - Lorsque c’est un chaton qui miaule dans le poste, la dame 3 se lève pour aller ouvrir la porte au chat : « vous allez où ? » demande Angélique « Vous cherchez le chat ? Il est là le chat…dans le poste. Sur le disque. » La dame associe un son (le chaton), à une action (ouvrir la porte). - « coucou » : personne ne trouve. Angélique donne la réponse. « C’est quoi un coucou ? » demande une des dames. « Y en a plus ». « Faut connaître » commente une autre. - « éléphant » Silence. Quelqu’un propose « une vache ? » Non. « Un éléphant ? » Oui ! La dame 3 parle de ses souvenirs avec les éléphants : au jardin des plantes à Lyon, elle en avait vu. - « dindon » : tout le monde trouve tout de suite. On parle de la dinde de Noël, et la dame 5 dit que c’est bientôt Noël. Du coup Angélique, qui n’a pas commencé la séance par les questions sur les repères temporels, doit rectifier et demande « quel mois sommes-nous ? » Personne ne sait. « En mai » précise-t-elle. - « Lion » : Quelqu’un trouve. « C’est un animal sauvage ! Une bête féroce, on le

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croise pas souvent par chez nous, dans les zoos ou dans les cirques » commente Angélique. - « âne » Angélique : « pas très féroce celui-là. » Personne ne trouve. - « Coq » : « c’est très très difficile » ironise Angélique. « Cocorico » : Angélique imite le cri du coq. « Qui avait des coqs chez elle ? » demande-t-elle. - « Cheval » : une dame propose « un chien ? » ; « non ce n’est pas un chien ! C’est plus gros » répond Angélique. « C’est un hennissement. Qui est l’animal qui hennit ? Ce n’est pas l’âne. » Les dames ne trouvent pas. Donc Angélique demande « qui avait des chevaux ? Vous montiez les chevaux ? »10 »

16 Que ce soit au niveau des indices donnés par Angélique, ou bien des commentaires qu’elle peut faire après que la réponse a été trouvée, il y a toujours une reprise par l’éthologue : elle fait le lien entre l’animal de la séance, l’animal ici et maintenant, (physiquement présent ou représenté par les images et/ou les sons) et l’animal comme ailleurs, dans le temps (si la personne a eu un animal – ou un souvenir impliquant l’animal) ou dans l’espace (si l’entrée en maison de retraite a fait que la personne n’a pu garder son animal). Mais l’ailleurs que représente l’animal ne concerne pas uniquement la vie individuelle d’une personne : il désigne la vie hors institution, et plus globalement, la vie « hors pathologie », la vie « normale » (par opposition à la « vie recluse »), avec ses repères spatio-temporels, et culturels. Que les jeux intègrent des animaux ou non, ils sont dans tout les cas un rappel de « ce qui se passe dehors », à la fois à l’échelle de la vie quotidienne de personnes proches des résidentes ; mais également à une échelle plus éloignée et transversale : celle d’un fond culturel commun, dont les animaux font aussi partie : leur juste place (Mauz, 2005), leur réputation, leur banalité, ou leur exceptionnalité sont évoqués lors du jeu par Angélique. L’ailleurs que représente l’animal renvoie donc également à cet ensemble de connaissances relatives aux animaux, censé être possédé par toutes les personnes en dehors des murs de l’institution. C’est un rappel de l’ordinaire qui est à l’œuvre dans ces séances : quand Angélique parle de sa vie quotidienne avec Raya, elle souligne le caractère ordinaire de cette présence animale dans sa vie en dehors de l’institution. De la même manière, les liens qu’elle peut établir entre des cris d’animaux et leur représentation sociale (« la chouette a mauvaise réputation » - « le coq c’est très très difficile à trouver [ironie] » - « l’âne n’est pas très féroce » - « le lion est féroce » - « on le trouve dans les cirques ») renvoient à un savoir commun, ordinaire, à propos des animaux. Pour les résidentes, ces séances sont donc l’occasion d’un double rappel : celui d’une existence ordinaire qu’elles ne partagent plus du fait de leur hébergement en institution ; et celui d’un fond culturel commun auquel leurs capacités cognitives déclinantes les empêchent de plus en plus d’avoir accès. L’exemple du travail d’Angélique et de Raya engage les résidentes dans un déplacement : après avoir mobilisé l’animal comme point d’ancrage dans l’ici et maintenant, il ambitionne de faire sortir les résidents des murs de l’institution : l’activité autour de l’animal (physiquement présent et/ou représenté) vise donc également un ailleurs.

17 En définitive, on voit que les trois temps de la séance ont un rapport avec la question de la fixité et du mouvement : dans un premier temps, il s’agit de faire déplacer les résidentes physiquement, de les concentrer dans un espace, puis, dans un second temps, de fixer leur attention grâce au contact avec Raya, et enfin, de les faire se déplacer mentalement, à travers les jeux. On pourrait dire que le travail avec l’animal est une charnière dans ce processus : engageant à la fois le contact physique et la parole, il permet de faire le relais entre les deux temps de la séance, pendant lesquelles le déplacement est soit physique, soit mental. Il permet donc de conjuguer la nécessité

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de produire un ici pour qu’il y ait un ailleurs, et d’articuler les exigences contradictoires d’une institution souhaitant tout à la fois assumer sa spécificité de lieu de prise en charge et se considérer comme un espace ordinaire de la vie sociale.

BIBLIOGRAPHIE

Goffman, E. (1968). Asiles, études sur la condition sociale des malades mentaux. Paris, Les Éditions de Minuit.

Mauz, I. (2005). Gens, cornes et crocs. Paris, Inra.

Michalon, J. (2011) « L’animal thérapeute » Socio anthropologie de l’émergence du soin par le contact animalier, Thèse de doctorat en sociologie et anthropologie politique. Université Jean Monnet – Saint Etienne/Centre Max Weber – UMR 5283. Dirigée par Isabelle Mauz.

Vicart, M. (2008). "Regards croisés entre l'animal et l'homme : petit exercice de phénoménographie équitable." Ethnographiques.org(17). Voir : www.ethnographiques.org

NOTES

1. Michalon, J. (2011) « L’animal thérapeute » Socio anthropologie de l’émergence du soin par le contact animalier Thèse de doctorat en sociologie et anthropologie politique. Université Jean Monnet – Saint Etienne/Centre Max Weber – UMR 5283. Dirigée par Isabelle Mauz. 2. Une personne membre de l’équipe de direction me dira d’ailleurs de Raya qu’elle est « une vraie professionnelle ». 3. Angélique m’a également informé de la présence de daims dans le parc attenant l’établissement. Les résidents leur rendent visite de temps en temps. 4. Goffman, E. (1968). Op. cit. PP 45-46. 5. Angélique. Entretien # 9. 6. Là encore, on pense aux descriptions d’Erving Goffman à propos des manières dont les infirmières psychiatriques s’adressent aux patients. 7. Angélique. Entretien # 9. 8. Vicart, M. (2008). "Regards croisés entre l'animal et l'homme : petit exercice de phénoménographie équitable." Ethnographiques.org(17). P 20. Voir : www.ethnographiques.org 9. Angélique. Entretien # 9. 10. Notes du jeudi 14/05/2009.

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INDEX

Thèmes : Carnets de terrain

AUTEUR

JÉRÔME MICHALON Centre Max Weber - Université Jean Monnet-Saint Etienne jerome.michalon[at]gmail.com

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Carnets de terrain

Varia

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Critique du terrain ou terrain critique : de la construction d’un positionnement éthique de recherche dans l’altérité

Judicaëlle Dietrich

1 Pourquoi travailler sur la pauvreté, et en particulier à Jakarta ?1 J’ai toujours eu l’impression que ce sujet et ce terrain se sont imposés à moi. Entre un questionnement intérieur qui me taraude depuis plusieurs années et la découverte d’une ville tentaculaire à laquelle je me suis de plus en plus attachée à chaque séjour, il me faut formaliser ce qui dépasse la simple genèse de ma thèse tout en en étant profondément constitutif.

2 Quand on aborde la bibliographie des études urbaines dans les villes en développement s’intéressant aux inégalités et aux conditions de vie des populations « en marge », on observe une majorité de travaux portant sur les métropoles d’Amérique latine ou d’Afrique, par rapport à l’Asie. Ces espaces fortement marqués par la colonisation ont fait l’objet d’études dont les héritages marxistes et postmarxistes sont identifiables dans les méthodes et les analyses2. À l’échelle internationale d’ailleurs, les analyses globales pointent le fait que le phénomène de pauvreté est beaucoup plus rural qu’urbain (bien que ce dernier pose des problèmes de concentration dans des espaces restreints) ; l’Indonésie appuie cette thèse à l’aide de statistiques nationales démontrant que sa capitale n’est pas une ville pauvre et que cette question concerne principalement les zones périphériques du pays, en particulier ses îles dites « sous- développées »3. Ainsi, les villes d’Asie du Sud-est ne seraient pas un terrain habituel lorsque l’on interroge ces thématiques et les travaux actuels ont tendance à se concentrer sur les organisations de l’espace à l’échelle régionale en insistant sur les aspects fonctionnels4. Jakarta est néanmoins une ville qui a connu des évolutions comparables à de nombreuses autres villes des Suds : capitale coloniale, développement démographique et économique rapide suite à l’Indépendance et ouverture actuelle à la mondialisation néolibérale confirmant la volonté des acteurs dominants (publics et

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privés) d’insérer la métropole dans le groupe restreint des villes considérées comme globales (Sassen, 2009) ou en passe de le devenir.

3 Je vais retracer dans ces « carnets de terrain » les trajectoires de mon expérience personnelle et du contexte de construction de mon objet de recherche, en lien avec le terrain et le monde social qu’il implique. Le « terrain » envisagé comme l’espace d’une pratique du chercheur (Volvey, 2003) permet alors d’intégrer une approche réflexive, qu’il me faudra d’abord comprendre afin de faire apparaître le processus d’élaboration de mon sujet. Ensuite, je reviendrai sur quelques expériences de terrain qui révèlent l’intérêt et les limites des analyses dialectiques de la géographie critique dans la compréhension des rapports sociaux observés. Tout cela participe donc à la question plus globale de mon engagement personnel en tant que chercheuse face à des enjeux éthiques, professionnels et personnels mais aussi en tant que personne avec des convictions dont il faut comprendre les implications. L’enjeu ici serait alors de comprendre le rôle de la démarche critique dans la recherche en géographie et ses apports. Elle permet de décrypter les dimensions spatiales des inégalités, les décalages entre discours et pratiques, et ainsi révèle les rapports sociaux en œuvre et les dogmes dont sont issues les actions. Enfin, elle permet de concilier une éthique personnelle avec les exigences méthodologiques d’une recherche en définissant le degré d’engagement du chercheur.

De l’expérience personnelle à la construction d’un objet de recherche : pourquoi travailler sur la question de la pauvreté à Jakarta ?

4 Arrivée adolescente, j’ai pu connaître la ville progressivement en apprenant la langue et en y vivant quotidiennement durant une année. Au-delà d’un « choc du tiers- monde », ce serait plutôt la rencontre inattendue avec un Ailleurs marquée par les incompréhensions et interrogations liées à la nouveauté, la différence et l’inconnu. Les premières impressions au moment de la découverte seraient alors un moyen de contextualiser notre approche, de comparer avec le connu, identifiant finalement tout autant ce qui s’en rapproche de ce qui s’en éloigne. L’évocation de ce qui marque, choque ou interroge permet de confronter notre regard à la différence sans que cela puisse être considéré comme objectif. Et Jakarta m’est apparue avant tout comme incompréhensible, insaisissable, ce que l’on retrouve dans de nombreux textes de scientifiques fraichement débarqués dans la mégapole comme Nigel Barley (anthropologue) ou Christopher Silver (aménageur) qui sont pourtant des chercheurs confirmés habitués à la découverte d’un « autre monde ». Sans que ce soit un cas à part, ce serait ainsi une ville qui s’expérimente, qui doit se vivre avant de se comprendre. Mais cela a permis la création d’un lien personnel avec ce terrain, limitant ma perception de cet espace comme étranger. Ma relation avec Jakarta s’est ensuite précisée grâce à un stage en entreprise associé à un travail de recherche dans la filiale de la multinationale qui gère le traitement et la distribution de l’eau propre dans la partie ouest de Jakarta. Entre anecdote et facteur déclencheur5, un événement m’a projetée dans mon statut d’Autre : Au début de mon stage, lors d’une mission de prospection pour l’entreprise, j’ai suivi mon directeur dans un quartier où l’entreprise devait installer de nouveaux réseaux au nord-ouest de la ville, aux limites de la municipalité. Avec une équipe

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(très identifiable au badge mis en évidence), nous nous sommes rendus à Kalideres. En tenue de bureau, nous voilà en pleine chaleur à arpenter des rues étroites afin de repérer la zone et notamment les espaces libres qui doivent permettre l’installation de compteurs individuels. Comme à chaque fois et malgré les demandes répétées de mon chef (en charge de programme « Water for all ») de se rendre dans de « vrais slums » (il n’utilise jamais le terme français), les agents techniques nous emmènent dans un quartier « ex-illégal », dont la légalité a été reconnue par la municipalité donc, par extension, là où l’entreprise a le droit de desservir la population. Les heures passent, mon chef prend des photos, les agents prennent des mesures, je prends des notes relevant les activités des populations, le type d’habitat et la forme des rues, l’accès à l’eau apparent… (…) Suite aux observations réalisées pendant quelques heures, nous retournons vers le véhicule de l’entreprise, mais nous nous sommes fortement éloignés. Un agent décide de prendre un raccourci et de passer le long d’un petit canal à ciel ouvert, réceptacle des eaux de pluie et des eaux usées. Le passage se fait de moins en moins praticable, des vêtements qui sèchent « débordent » des maisons, un pas mal calculé et … je tombe (mes notes et mon appareil photo avec). On me hisse hors de l’eau opaque, intégralement trempée, j’y retourne pour aller chercher mon carnet. Cet événement a alors déclenché nombre de réactions : le visage de ceux qui m’entourent s’affole, mon chef, mes collègues mais aussi celui des habitants. Un attroupement se forme en un rien de temps. Tout le monde semble se mobiliser alors que tout va bien, je suis mouillée certes, sale certainement, mais des enfants jouaient le matin dans ce même kali6. Je ris de gêne face à l’ampleur que prend ma maladresse. Les voisins m’apportent un verre d’eau en réconfort, mon chef en demande la provenance : « l’eau du réseau municipal monsieur » (l’eau qu’il leur distribue donc) et il refuse qu’on me serve cela et demande qu’on m’apporte une bouteille d’eau fermée.7

5 Ainsi, c’est la réaction des personnes présentes face à ce qui m’apparaissait comme un non-événement (ou que je souhaitais le plus discret possible) qui est particulièrement signifiante. Et c’est ce moment qui a participé à ma prise de conscience approfondie des inégalités : ce qui arrivait tous les jours aux locaux ne pouvait voire ne devait pas m’arriver à moi car en plus d’être stagiaire de la compagnie des eaux, j’étais occidentale8. Cette opposition radicale entre « eux » et « moi » s’est ainsi imposée. Par ma personne, je représente un grand nombre de différences non négligeables dans les relations qui se tissent entre le chercheur et la population étudiée même dans sa diversité. L’altérité prime dans l’échange. C’est un fait que dans le modèle scientifique positiviste on a tendance à vouloir nier ou à ne pas vouloir voir. Ayant été marquée par ce type d’approche, l’idée d’un point de vue objectif dans la recherche pousse à la négation ou à l’omission du rôle de la personne du chercheur ou de sa subjectivité (Renganathan, 2009). Or la reconnaissance de ce rôle est primordiale pour intégrer la nature située de cette recherche (Pillow 2003). Accepter donc l’altérité et faire accepter ma présence régulière dans leur quotidien n’a pu être possible que par la mise en œuvre de quelques stratégies. Sans prétendre à une intégration, l’idée est de prendre conscience des moyens pour une familiarisation dans leur cadre de vie et ne pas être seulement vue comme l’étrangère potentiellement touriste.

6 En parallèle, l’enjeu de l’accès aux services urbains élémentaires s’est alors inséré dans la compréhension de la ville et de la société urbaine. Ce stage professionnel de trois mois était conduit dans une démarche de recherche pour mon mémoire de Master 1ère année. L’idée d’une pratique de recherche critique sur les inégalités d’accès à l’eau propre tout en étant responsable dans l’entreprise m’est apparue d’abord contradictoire (pour ne pas dire schizophrène), surtout pour une étudiante peu aguerrie tant au travail dans le privé qu’à la recherche. Il m’a donc fallu m’adapter au

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fonctionnement de la filiale d’une multinationale et intégrer ses objectifs de rentabilité. La transparence du discours de mon tuteur du fait de mon statut interne à l’entreprise m’a permis de comprendre les implications de sa volonté de distribuer et vendre légalement de l’eau en plus grande quantité aux urbains : derrière l’affirmation de desservir une plus grande partie de la population urbaine à travers leur « mission de service public », il y a la nécessité de réintroduire les connexions illégales dans le réseau de distribution officiel afin de comptabiliser l’eau consommée, donc d’en tirer un revenu pour l’entreprise. J’ai pu ainsi observer dans les discours de mon employeur, appuyé par de nombreuses ONG, la stigmatisation systématique des réseaux informels de revendeurs d’eau (comparés directement à des « mafias » locales), y compris dans les zones où le réseau municipal n’est pas encore présent. Ils dénoncent alors en chœur les prix élevés pratiqués et les profits réalisés par ces vendeurs informels aux dépens des plus faibles, des « marginalisés ». D’après leurs analyses, l’absence du service officiel dans ces quartiers n’en serait qu’une conséquence, du fait du vandalisme par ces « organisations illégales ». Au départ, il m’était d’ailleurs fort difficile de critiquer le discours humaniste de mon tuteur dont la bonne volonté est sûrement sincère. Mais au-delà, c’est bien une conception capitaliste de l’eau comme ressource économique qui est mise en œuvre, participant à la diffusion des processus marchands dans la société et produisant de nouvelles inégalités intra-urbaines. Entre l’assimilation nécessaire du point de vue de l’entreprise et l’analyse des rapports de domination en œuvre dans l’accès à l’eau, la démarche de la géographie critique s’est imposée comme moyen de faire apparaître les systèmes de relations qui se construisent du fait des failles de ce service et de la structuration d’organisations parallèles pour en pallier les lacunes.

7 Ainsi est née ma réflexion sur les perceptions des inégalités, les discours de la pauvreté et sur leurs interrelations. Cette impossibilité de détourner mon regard de ces disparités et la volonté de comprendre le maintien de la pauvreté dans cette ville riche, témoin de la réussite économique d’un pays plein de ressources sont ainsi les moteurs de ce choix de recherche permettant d’interroger l’éloignement identitaire qui s’impose avec tous ceux que je fréquente là-bas. De la découverte d’un lieu de manière conjoncturelle s’est élaboré un questionnement constituant alors un terrain.

La construction d’une démarche critique de recherche

8 Pour répondre à mon incompréhension quant à l’incapacité d’une ville riche à répondre aux besoins fondamentaux de ses résidents et à ma révolte personnelle face aux insuffisances des initiatives menées au nom du traitement de la pauvreté, l’analyse critique de ces actions à partir de l’entrée spatiale, comme une clef de compréhension de la diversité des rapports politiques et sociaux, m’est apparue pertinente pour mettre en lumière les limites structurelles et politiques de ces actions.

9 À cette fin, c’est ma démarche de chercheuse qu’il m’a fallu construire afin de déceler les perceptions de tous les acteurs, populations, gestionnaires ou décideurs. C’est donc l’observation et l’entretien qui doivent être au cœur de ma méthodologie en intégrant l’éloignement culturel comme une donnée fondamentale et en même temps un biais dans la production des résultats. C’était pour moi le meilleur moyen de mettre en perspective des données statistiques officielles abondantes en Indonésie qui, de par leur questionnement, plaquent des conceptions du Nord sur leur pays. Leur objectif est en effet de répondre aux critères du développement humain de l’ONU et à ceux de la

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Banque mondiale. Le choix de cette méthode qualitative est donc un moyen d’éviter une nouvelle fois la reproduction de ces biais et d’affirmer une approche différente face à l’accumulation des recensements à Jakarta. Cette approche méthodologique s’explique aussi par le contexte de la recherche liée à mon acceptation dans les quartiers étudiés9. Je n’insisterai pas sur la question évidente et permanente d’un chercheur occidental dans une ville du Sud, régulièrement évoquée et traitée, notamment dans le premier numéro des Carnets par Pauline Guinard (Guinard, 2010). En effet, l’idée d’assimilation de ma personne dans des quartiers défavorisés n’est pas pertinente : ce n’est pas parce que l’on vit comme un pauvre qu’on est pauvre et qu’on en éprouve les conséquences. Il faut donc se faire accepter avec nos différences, ce que l’on projette.

10 Le véritable défi a finalement été d’essayer de changer d’image. Comment ne pas passer pour une touriste10 qui vient regarder le pittoresque bidonville (un Indonésien organise justement ces tourist tours dans le quartier pour des occidentaux) alors que j’utilise le même « attirail » visible comme l’appareil photo ; comment ne pas être simplement un « porte‑monnaie » pour dépanner des personnes qui sont, en effet, dans la misère la plus profonde ; comment ne pas être non plus une ONG qui pourrait apporter éventuellement un changement dans cette communauté ; de l’autre côté, comment, moi, puis-je venir observer ces situations sans honte, sans voyeurisme, sans culpabiliser de leur prendre du temps en discutant avec eux alors que chaque minute peut être comptée comme un revenu (récupération des déchets souvent) ; et enfin, comment leur faire accepter cette discussion : Ne pas imposer une image et éviter ces images-là afin d’avoir une démarche acceptable et identifiable pour chacun.

11 Il m’a donc fallu mettre au jour des aspects de mon identité que je n’estimais pas être publics : une religion (impensable de ne pas en avoir en Indonésie11), une vie familiale, en plus de mon origine alors qu’au départ tous ces éléments étaient des biais méthodologiques que je ne voulais pas ajouter à un statut déjà lourd de perceptions. Sans compter que moi-même, je ne concevais pas l’idée que mes croyances et mon état marital pourraient participer à la mise en conformité de ma personne avec les catégories sociales. Et finalement, c’est ce qui a permis la réalisation de ces entretiens : pour avoir de l’information sur leur vie, il faut leur en donner sur la mienne. L’échange est là, l’information est là. C’est un besoin de savoir à qui l’on s’adresse et satisfaire une forme de curiosité. Après une question, la réciproque est souvent de mise. Il y a souvent une volonté de comparaison des situations avec celle de mon pays d’origine : « et comment cela se passe-t-il là-bas ? »

12 En parallèle, dans ma démarche d’acceptation par les familles et de conviction personnelle, j’ai pris l’initiative de participer à l’enseignement dans une petite école informelle. Cela a eu beaucoup plus d’impact que je ne l’aurai pensé. En plus d’être connue par les mères et les enfants, c’était pour moi le moyen de leur apporter quelque chose d’essentiel (ou que je considère comme tel), qui ne s’échange pas contre de l’argent (expliquant sûrement le fait qu’on ne m’en ait jamais demandé), de faire partie de leur quotidien dans lequel je ne suis ni oubliée, ni invisible, mais dans lequel il n’est plus étonnant de me voir12. C’était aussi l’occasion de m’investir dans un projet dans lequel je crois personnellement et le moyen d’accéder à d’autres informations que celles que peuvent obtenir des Indonésiens, du fait de la perception de ma personne comme différente, extérieure mais pas étrangère à leur quotidien.

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13 De plus, la présence quotidienne sur le terrain permet de prendre en compte la diversité de la population d’un quartier (dont sa qualification de pauvre ou d’informel masque une réalité bien plus complexe) et de dépasser les contraintes de l’altérité. Des observations et des entretiens, l’enjeu est de faire apparaître les faits urbains à partir des situations individuelles. En fait, c’est bien nos différences qui permettent de faire apparaître toutes les discontinuités intra-urbaines, voire les fragmentations qui limitent l’accès à la ville à une partie de la population. Expérimenter la ville avec eux en circulant dans le quartier et les alentours à travers les espaces publics (ou qui apparaissent comme tels), les transports, les services me montre des limites qu’ils ont que je n’ai pas. Alors que je rentrais chez moi en fin de journée, un petit groupe d’enfants auquel j’enseigne m’emboite le pas. Je ne réfléchis plus au trajet que j’effectue quotidiennement : je traverse la voie ferrée et me dirige vers la route principale afin de prendre le bus. Le chemin le plus court me fait passer par le bord du marché et j’entre dans le centre commercial voisin ; l’arrêt est de l’autre côté. Deux enfants s’arrêtent net, l’un part en courant sans rien dire. Ce dernier a voulu éviter un agent de sécurité qui l’a déjà identifié comme un anak payung : un enfant parapluie. Lorsqu’il pleut, il se précipite à l’entrée avec de nombreux camarades et des parapluies pour abriter les chalands contre une pièce. Le garde (un habitant du même quartier d’ailleurs) lui, a comme mission de maintenir éloigner la présence de ces « emplois informels » qui attirent des pauvres trop près du mall13. De même, il nous rappelle qu’il est formellement interdit d’entrer pieds-nus pour le garçon à côté de moi.

14 Ainsi émergent les barrières invisibles différenciées selon la population dues aux distances, aux interdictions, et parfois aussi aux coûts qui imposent des restrictions d’accès à l’espace urbain aux plus défavorisés. La ligne de rupture qui sépare le monde informel du formel perd ainsi de son sens lorsqu’on la confronte au terrain montrant ainsi les limites de cette « catégorie » de l’informalité. Les liens et interrelations sont permanents dans l’espace urbain. Mais l’intégration de ces normes – ou plutôt leur internalisation – par la population et les services produit de nouvelles formes de domination que l’analyse critique14 m’a permis de déceler et de comprendre. Les concepts de « droit à la ville » (H. Lefebvre, 1968) et d’injustice spatiale sont ainsi assez opératoires pour faire apparaître ces rapports de force à l’intérieur de la population urbaine et en dépassant l’opposition riche/pauvre, formel/informel. Bien qu’il faille intégrer dans nos réflexions ces représentations binaires qui dominent les perceptions des acteurs, il nous faut faire apparaître les implications de ces catégories d’appréhension des relations sociales. Ainsi, la démarche critique nous permet de mettre en valeur ces conceptions duales : de l’analyse qui en est faite par les acteurs découlent des actions spécifiques qui ne remettent pas en cause ces dualités ; mais cette analyse ne rend pas compte de la complexité des forces qui participent à la production de la ville, ce que le chercheur se doit alors de mettre en évidence.

15 Enfin, mon statut de chercheuse a poussé certains à vouloir instrumentaliser mon travail, utiliser mes résultats voire les influencer afin d’assurer la promotion de leur action. Que ce soit des ONG, des entreprises ou des opérateurs de politiques publiques, ma présence était un moyen de valoriser leur action voire de la légitimer. Ainsi certains ont cherché à limiter ou plutôt à encadrer mon travail d’enquête de différentes manières : au nom de la protection de ma personne et pour me faciliter le travail, un membre d’une ONG a cherché à me diriger vers des personnes « de confiance », « qui vont me parler » qui étaient ainsi en mesure de montrer le bon travail qu’ils ont

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effectué dans le quartier. Des fonctionnaires et élus locaux ont voulu m’accompagner sur le terrain et être présents lors des entretiens et autres échanges informels. Que ces pratiques soient parties d’un bon sentiment n’est peut-être pas inconcevable mais la réalité est que ce mode de fonctionnement impose un discours spécifique aux interviewés qui se plient plus ou moins consciemment au rapport de domination qu’exerce cet individu par sa présence. Ce dernier le met en œuvre grâce à son réseau d’interconnaissances et son rôle dans l’organisation sociale et spatiale du quartier (en tant que chef de quartier, gestionnaire des politiques publiques locales, ou généreux donateur qui aide financièrement mais ponctuellement les personnes en difficulté). Sortir de ces pratiques n’est d’ailleurs pas évident, et ma simple présentation aux côtés de ces acteurs participe aux projections que les habitants se font. Dans le même temps, il m’était impossible d’entrer dans un quartier sans respecter les coutumes locales qui veulent que l’on aille se présenter (avec nos autorisations) aux chefs de quartiers et personnes de confiance de la communauté (cadres sociaux plus ou moins officieux, chefs religieux, …), sans quoi les habitants restent soupçonneux ou simplement inquiets de nos intentions. L’analyse critique de ces entretiens et de la perception de ces volontés de manipulation montre ainsi l’enjeu de ces quartiers pauvres dans la ville et l’importance des rapports de domination en œuvre dans la question du traitement de la pauvreté à Jakarta.

Conclusion : La recherche critique comme réponse à notre utilité sociale : la quête d’une posture éthique

16 Entre la mise en lumière des structures sociales, des rapports de domination qui s’expriment frisant souvent la dénonciation de politiques inadaptées et la non- intervention du chercheur dans ces politiques par choix méthodologique pour les analyser, comment accepter notre participation au système quand on ne le combat pas ? La rédaction d’une thèse qui sera peu lue globalement ou d’articles scientifiques peu accessibles et les quelques interactions avec les décideurs sont-ils suffisants pour un chercheur face à l’urgence des besoins et la précarité extrême de ceux qu’il observe ? Sans condescendance ni misérabilisme, comment sortir de cette séparation entre le savant et le politique, simplement en tant que citoyen acteur du lieu où il vit, travaille (au moins une partie de l’année) et interagit ? Don Mitchell par exemple est notamment revenu15 sur la construction de son positionnement critique en lien avec le contexte de la production de ses recherches. L’enjeu est bien ici, à partir d’expérience de terrain, de comprendre les rapports de domination en œuvre qui vont bien au-delà de relations interpersonnelles. À partir de ces réflexions, c’est bien la critique de l’État qui est en jeu (Sassen, 2009).

17 Au-delà, le terrain dépasse la production du savoir et ses conditions. Ce sont les échanges et les rencontres avec les personnes qui en font la richesse. L’accueil, les sourires et le regard de reconnaissance réciproque montrent l’acceptation de l’autre tel qu’il est.

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NOTES

1. Titre provisoire de ma thèse : « Inscription spatiale de la pauvreté et production de l’inégalité à Jakarta – Indonésie » ; Contrat doctoral sous la direction Olivier Sevin, dans le laboratoire ENeC – Espaces Nature et Culture – UMR 8185. 2. Les exemples sont nombreux, mais on peut penser aux recherches marquantes de Marianne Morange ou Jean-Fabien Steck respectivement sur l’Afrique du sud et l’Afrique de l’Ouest. Marie Morelle à Antananarivo et Yaoundé a développé la situation des enfants des rues. En Amérique latine, l’importance des mouvements révolutionnaires et les circulations scientifiques majeures participent à la compréhension de la forte présence des études radicales et critiques dans le contexte urbain en particulier. La récupération des conceptions lefebvriennes entre autres a été mise en valeur lors du colloque « La ville compétitive, à quel prix ? » à Nanterre en septembre 2011 et par l’intervention de Claire Revol (2011).

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3. Propos tirés de l’entretien effectué auprès du fonctionnaire du bureau central des statistiques à Jakarta en août 2011. En effet, Jakarta n’aurait que 3,75 % de sa population en dessous du seuil de pauvreté (BPS, 2011), mais ce seuil est établi par ce même bureau à 0,82 dollar par jour, bien en dessous du niveau minimum identifié par la Banque mondiale à 2 dollars, limitant ainsi le nombre de personnes et de ménages concernés. 4. Ce traitement différencié de l’information par la communauté scientifique a été notamment mis en évidence dans le colloque international Transiter, en février 2012. Cette manifestation scientifique clôturant l’ANR du même nom, cherchait à comparer les dynamiques transnationales et recompositions territoriales en Méso-Amérique et en Asie du Sud-est continentale et insulaire. Lors des synthèses des différents ateliers, les différences d’approches et de méthodologies ont été identifiées, relevant les traditions intellectuelles de ces régions du monde qui ont ainsi des conséquences sur les productions scientifiques. Les travaux de Manuelle Franck et de Nathalie Fau, entre autres, font ainsi la part belle aux structures organisationnelles de l’espace supra- régional et aux hiérarchies urbaines qui en découlent. http://transiter.univ-paris-diderot.fr/ index.php Cependant d’autres références nuancent ces analyses en particulier les travaux de la Banque Asiatique du Développement (Perception of the poor, 2001, Urban poverty in Asia, 1994). 5. Phénomène mis en évidence souvent par les récits de vie analysés selon les méthodes de sociologie. 6. Petit canal ou égout large à ciel à ouvert. 7. L’eau distribuée par le réseau municipal en gestion privatisée est officiellement reconnue comme eau « propre » et non potable. En pratique, elle est utilisée comme eau de consommation par la majorité des ménages desservis après ébouillantage. 8. Ces deux aspects faisaient se cumuler les représentations liées aux rapports de domination avec les personnes du quartier 9. Les tentatives d’un questionnaire ne se sont pas révélées pertinentes pour aborder les perceptions et pratiques spatiales des personnes en situation de pauvreté à Jakarta. C’était encore moins évident pour prendre en compte les rapports sociaux en place dans les quartiers liés aux positions de pouvoir et à l’exercice de la domination. 10. Le problème pour moi n’est pas d’être ou non une touriste dans un pays étranger ni de dévaloriser la démarche du touriste. L’enjeu est de ne pas être perçu comme telle dans le quartier par les habitants. L’assimilation possible de ma personne à un touriste aurait des retombées sur la possibilité de faire mes enquêtes et observations, car, face aux touristes, j’ai observé une accentuation des comportements misérabilistes par la population elle-même, en particulier des enfants, qui demandent alors de l’argent « pour aller à l’école demain ». Il ne m’était pas possible de mettre en place de telles relations avec eux au quotidien. 11. Cet aspect est en effet un élément obligatoire qui figure sur la carte d’identité de tous les Indonésiens. 12. L’enseignement chaque matin a permis la mise en place d’une régularité de ma présence dans le quartier ce qui a facilité la demande d’entretiens auprès des ménages et je suppose aussi l’acceptation de ces discussions permettant l’instauration d’une relation de confiance et de réciprocité. D’un point de vue méthodologique, cela m’a permis aussi d’identifier les familles dont les enfants n’ont pas accès à l’école formelle. 13. Propos issus de mes entretiens, juillet 2011. 14. Cécile Gintrac (2012) présente une synthèse de la pensée critique. Elle met ainsi en valeur la combinaison de l’analyse évaluative des catégories avec l’acception marxienne qui cherche à « mettre au jour les formes cachées de domination et d’exploitation » (Wacquant, 2001). 15. Conférence plénière du colloque « Espace et rapports sociaux de domination : chantiers de recherche » à Marne la Vallée : « On Becoming and Being a Radical Geographer in the United States », septembre 2012.

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RÉSUMÉS

Du terrain à l’élaboration d’un sujet, la production d’un travail de recherche est issue de choix, de biais méthodologiques, de contextes culturels et situationnels que le chercheur se doit de faire apparaître. C’est l’objet de cet article qui cherche à retranscrire des trajectoires empiriques sur mon terrain de thèse à Jakarta et leurs implications dans la production des informations. À partir d’extraits de mes carnets de terrain, je souhaite montrer pratiques et posture qui participent à la construction de ma démarche soulignant ainsi les enjeux du rapport à l’altérité.

INDEX

Thèmes : Carnets de terrain Mots-clés : démarche empirique et critique, éthique, inégalité, pauvreté, réflexivité, terrain

AUTEUR

JUDICAËLLE DIETRICH Doctorante en géographie - Université de Paris-Sorbonne, Laboratoire ENEC judicaelle.dietrich[at]gmail.com

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Carnets de lectures

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« Aux frontières de l’animal. Mise en scène et réflexivité. » Edité par Annick Dubied, David Gerber et Juliet J. Fall. Travaux de Sciences Sociales (TSS 218), Librairie Droz, 2012

Emmanuel Gouabault

RÉFÉRENCE

« Aux frontières de l’animal. Mise en scène et réflexivité. » Edité par Annick Dubied, David Gerber et Juliet J. Fall. Travaux de Sciences Sociales (TSS 218), Librairie Droz, 2012.

NOTE DE L'AUTEUR

Un autre compte-rendu de lecture a été rédigé par Bastien Picard (2012), « David Gerber, Juliet J. Fall, Annick Dubied, Aux frontières de l'animal. Mises en scène et réflexivité », Lectures [En ligne], « Les comptes rendus », mis en ligne le 20 août 2012, consulté le 17 décembre 2012. URL : http://lectures.revues.org/8969

1 Cet ouvrage collectif a été publié suite à l’organisation de deux évènements internationaux, de septembre à décembre 2008, par les départements de sociologie et de géographie de l’Université de Genève ; d’une part un forum hebdomadaire intitulé « La frontière humain-animal. Un enjeu de société » ; d’autre part, une pré-conférence à la Minding Animal Conference qui concluait le forum précité. La participation d’une variété de chercheurs du champ des sciences humaines assura une réflexion pluridisciplinaire : sept sociologues, quatre géographes, deux spécialistes de littérature, une philosophe, un ethnologue, un historien et même un vétérinaire dont la fonction est plutôt là celle du juriste.

2 Concernant le contexte de création de cet ouvrage collectif, j’ajouterai que les évènements cités ci-avant s’inscrivent dans une dynamique de recherche novatrice en

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Suisse. En effet, sous l’impulsion de l’Office Vétérinaire Fédéral (OVF), les professeures de sociologie Claudine Burton-Jeangros et Annick Dubied ont obtenu un financement permettant d’engager une équipe de sociologues afin de mener une étude portant sur les médias suisses d’information sur trente années (Burton-Jeangros et al., 2009). Pour l’OVF, il s’agissait d’aboutir à une meilleure compréhension des relations humains- animaux dans un contexte où l’Office devait faire face à une nécessité de communiquer au public en situation de crise (vache folle, chiens mordeurs…). L’ouvrage collectif en question, issu indirectement de cette initiative, contribue au développement du champ des « études animales »2par les sciences humaines francophones.

3 Le volume se centre sur la thématique des « frontières de l’animal » et largement dans le sens de notre rapport de proximité (personnification des animaux) et/ou de distance (les animaux pensés en termes de risque), à des degrés variables, avec ces animaux. Le volume répond donc à la question de la (re)négociation de la frontière entre humains et animaux. Il pose aussi celle de la» bonne » distance, des dispositifs qui la soutiennent et des acteurs, humains et non-humains, qui participent à ces négociations. Ces questions sont adressées tant au niveau des représentations sociales que des pratiques, sachant qu’un des postulats de départ est le fait que « la définition de la frontière entre l’humain et l’animal est essentiellement culturelle » (p. 10).

4 Pour répondre à ces questions, l’ouvrage est divisé en trois parties. Tout d’abord une introduction conséquente composée de trois textes : le premier par les responsables de la publication qui la présentent dans son ensemble, rappelant que les études animales en sciences humaines en sont encore à leurs débuts et nécessitent une pluralité d’approches pour rendre compte de la complexité des relations humains-animaux. Le 2e texte est signé Vinciane Despret dont l’approche originale de philosophe des sciences, et de l’éthologie en particulier, insiste sur « les expériences partagées », notion qui invite à prendre au sérieux le fait que les animaux participent activement à la construction du savoir qui est élaboré à leur sujet. La frontière humain/animal renvoie donc dans ce texte plutôt à la transgression de celle-ci ainsi qu’aux enjeux épistémologiques qui y sont liés. Le 3e texte de cette partie introductive est le premier de trois courts textes du vétérinaire Andreas Steiger. Celui-ci est consacré aux lois européennes et suisses sur la protection des animaux avec quelques dates-clés.

5 La première partie de l’ouvrage s’ouvre alors sur le thème des « représentations et mises en scène » de la frontière. On y retrouve Eric Baratay, historien, qui s’intéresse aux « mises en scène savantes de la frontière » (p. 49) à travers le développement du discours naturaliste moderne dès le XVIIe jusqu’au XXe siècle. Il va ensuite illustrer les évolutions de ce discours à travers « deux lieux de la vulgarisation scientifique : les zoos et les planches d’histoire naturelle » (p. 54). La lecture des zoos proposée passe par la déconstruction d’un discours colonial qui hiérarchise les humains eux-mêmes, des primitifs aux plus civilisés, jusqu’aux zoos actuels, reflets d’une société marquée par l’évolution du discours naturaliste et éthologique. Les planches des naturalistes du XIXe siècle seront à leur tour des lieux politiques où une frontière, malgré tout poreuse, sépare l’humain des animaux.

6 Sergio Dalla Bernardina, quant à lui, interroge la notion de frontière à travers une étude dynamique des taxinomies, offrant des exemples de classements, reclassements et déclassements à travers des récits de chasse, la littérature du militantisme antispéciste et les documentaires animaliers. Ainsi certains humains se retrouvent bestialisés lorsque certains animaux sont humanisés. L’auteur ne s’arrête pas à ces

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niveaux ontologiques puisqu’en s’interrogeant sur les Tamagotchi il fait émerger le niveau des choses et des processus de chosification. L’ethnologue incite ses collègues à être attentifs, en cette période de renégociation des statuts, aux « mobiles subjectifs » (p. 74) des classificateurs et aux conséquences possibles de ces remaniements pour ceux qui en sont la cible.

7 Le sociologue André Micoud s’intéresse à son tour à la question de l’articulation de catégories, mais cette fois dans le cadre d’un ordre symbolique chrétien occidental. Il recourt ainsi à deux couples de notions pour interroger la frontière élaborée entre « le vivant humain et le vivant non-humain » (p. 100) : « le couple corps et âme (qui oppose le sensible et l’intelligible) et le couple chair et parole (qui articule le vivant et la signification) » (idem). Ces couples lui permettent d’articuler une analyse entre distance et proximité à travers le texte de la Genèse, rappelant l’importance d’une ouverture transdisciplinaire vers la psychanalyse et la théologie, l’éthologie et la physiologie.

8 Les deux contributions suivantes sont celles de deux spécialistes de littérature. Anne Simon, la première, plus difficile à mettre en lien avec les autres contributions, montre comment, dans un corpus de romans francophones du XXe siècle, les animaux ne sont pas des allégories mais incarnent une véritable altérité irréductible que certains auteurs proposent d’explorer par le moyen de métamorphoses. Jennifer MacDonell, quant à elle, se focalise sur une analyse des correspondances de deux poétesses l’Angleterre victorienne, afin de rendre compte de leurs relations avec leur chien. Cette contribution met en évidence comment l’identification à un animal peut engendrer la remise en cause des frontières d’espèce et de genre, non loin des réflexions de S. Dalla Bernardina.

9 Vient ensuite le 2e texte d’Andreas Steiger portant cette fois sur l’évolution de la protection des animaux de compagnie au sein de la législation suisse en particulier. Le texte de deux géographes, Jean Estébanez et Jean-François Staszak, conclut cette première partie en reprenant un objet interrogé par E. Baratay : les zoos. Ils sont ici présentés comme des lieux permettant d’expérimenter des relations aux animaux à travers un ensemble de dispositifs matériels et symboliques présentés dans une perspective chronologique. En conclusion de cette analyse, les auteurs s’interrogent sur les fondements de cette recherche de la rencontre avec un alter ego, évoquant la recherche du « sentiment océanique » de Romain Rolland (p. 168), forme de fusion avec quelque chose qui nous dépasse. Cette notion n’est pas sans rappeler la notion de « mimétisme » ou de « complexe de nirvâna » de Roger Caillois (1938 : 86-122) ou celle de « numineux » de Rudolph Otto (1917). Pour conclure cette 1ère partie, le questionnement sur la rencontre de l’alter ego offre un écho inattendu aux contributions de S. Dalla Bernardina, qui s’intéresse aux mobiles subjectifs des acteurs, et d’A. Simon, qui observe, en littérature, des rencontres avec les « animots » 3considérés comme de véritables alter ego.

10 La seconde partie de l’ouvrage vise à s’interroger plus précisément sur les « résistances et la réflexivité » en relation à ces frontières entre humains et animaux. C’est à Juliet Fall, une autre géographe, qu’il revient d’ouvrir cette partie avec la thématique des espèces invasives. Celles-ci opèrent des transgressions de multiples frontières, tant géopolitiques qu’ontologiques. L’auteure attire l’attention des lecteurs sur les « compositions de systèmes d’acteurs hétéroclites » (p. 187) que génèrent ces animaux transgressifs ou « animaux-problèmes » (p. 179). S’intéressant à une thématique similaire, les sociologues Isabelle Mauz et Céline Granjou montrent comment

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l’invention de la notion de « biodiversité » conduit à une renégociation des frontières tant physiques que conceptuelles. Deux exemples sont donnés : la protection des loups et le cas d’une population de marmottes dans un parc national. Ceux-ci permettent aux auteurs de montrer la capacité des animaux à se jouer des dispositifs de contrôle que les humains entendent mettre en place.

11 Le sociologue Phil Macnaghten s’intéresse quant à lui aux représentations sociales concernant les « animaux génétiquement modifiés, les embryons chimériques humains-animaux et les xéno-transplantations » (p. 203). Il apparaît globalement une tendance à mobiliser une frontière humain/animal dans les discours comme frein à un progrès technique ressenti comme menaçant.

12 Vient ensuite le dernier texte d’Andreas Steiger dans lequel il fait un bilan de l’expérimentation animale en Suisse. Puis les sociologues Annick Dubied et Claudine Burton‑Jeangros questionnent elles aussi les représentations sociales à travers les déclinaisons médiatiques de la notion de frontière, qu’il s’agisse de frontières tracées entre « nous » et une « altérité menaçante », lors de crises médiatiques, ou de frontières atténuées avec les animaux personnifiés.

13 Pour finir, le géographe Steve Hinchliffe s’intéresse aux pratiques de protection de la nature développées en lien à des populations non-humaines urbaines. Cet article renoue avec le tout premier texte (introduction exceptée), celui de V. Despret, lorsqu’il invite à une prise en compte de « l’être avec » à travers le fait « d’être affecté par les animaux » (p. 247), situations qui ont été constatées précédemment, d’une certaine manière, comme dans le cas des espèces invasives.

14 À noter que l’ouvrage est doté d’un index original mêlant noms propres d’humains, noms d’espèces non-humaines et noms propres de non-humains comme Knut l’ours polaire ou encore Flipper le dauphin. Ces derniers sont dans cet index assez peu nombreux et reflètent cette tendance qui est de personnifier des animaux dont le rôle est celui de la « brave bête », au contraire d’autres animaux au rôle « d’altérité menaçante » (Gouabault et al., 2011).

15 Pour finir, le champ des études animales qui est en plein développement, surtout pour ce qui est de la sociologie et de la géographie humaine, peut se nourrir ici de pistes qui méritent d’être approfondies comme le rôle des affects dans les relations aux animaux, l’importance des dimensions spatiales et historiques, les enjeux sous-jacents à la dynamique des taxinomies, ou encore les figures animales médiatiques. Les textes présentés dans cet ouvrage offrent tous une réflexion stimulante et jouent tous le jeu de se focaliser sur cette notion centrale de frontière humains/animaux. Le pari de la pluridisciplinarité quant à lui est tenu mais se cantonne néanmoins au périmètre sciences humaines. De plus ces contributions dialoguent bien entre elles, pour la plupart ; le fait que les perspectives portent toutes sur des objets occidentaux y participe d’ailleurs certainement. Les spécialistes des études animales comme les non spécialistes devraient donc trouver dans cet ouvrage matière à penser et à construire.

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BIBLIOGRAPHIE

Burton‑Jeangros C., Dubied A., Gouabault E., Gerber D., Darbellay K. et Gorin V. (2009), « Les représentations des animaux dans les médias suisses d’information, 1978-2007. De la « brave bête » à « l’altérité menaçante » », Rapport final, Genève, Département de Sociologie.

Caillois R. (1938), Le mythe et l’homme, Paris, Gallimard.

Derrida J. (2006), L'Animal que donc je suis, Paris, Galilée.

Gouabault E., Dubied A. et Burton‑Jeangros C. (2011), « Genuine Zoocentrism or Dogged Anthropocentrism? On the Personification of Animal Figures in the News », Humanimalia, 3/1, 77-100, en ligne: http://www.depauw.edu/humanimalia/

Otto R. (1917 ; 1995), Le sacré, Paris, Payot.

Picard B. (2012), « David Gerber, Juliet J. Fall, Annick Dubied, Aux frontières de l'animal. Mises en scène et réflexivité », Lectures [En ligne], « Les comptes rendus », mis en ligne le 20 août 2012, consulté le 17 décembre 2012. URL : http://lectures.revues.org/8969

NOTES

2. Expression en relation à l’intitulé du Groupe de Travail (GT 20) créé au sein de l’AISLF en 2012 : http://w3.aislf.univ-tlse2.fr/crgt/activites5.php 3. D’après l’expression développée par le philosophe Jacques Derrida dans son livre « L'Animal que donc je suis.“

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Thèmes : Carnets de lectures

AUTEURS

EMMANUEL GOUABAULT Socio-anthropologue - Enseignant-chercheur HES-SO Genève Gouabault[at]bluewin.ch

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Carnets de soutenances

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Le rôle du chemin de fer en Afrique Les cas du Mozambique et du Kenya

Chantal Béranger

1 Cette thèse se situe dans l'articulation entre les thématiques du transport et du développement durable, par le biais du concept de congruence. Elle aborde plus spécifiquement la question du rôle du chemin de fer dans l'amélioration de la vie des populations rurales et particulièrement dans deux états africains, le Mozambique et le Kenya. La question était de savoir, dans quelle mesure le transport offre des circulations qui répondent aux attentes des populations, puisque nous avons la conviction que le chemin de fer peut contribuer à des dynamiques socio-économiques dans les zones rurales qu’il traverse.

2 L’objectif a été de comprendre vers quel type d’articulation des modes de transport, il faudrait s’orienter, pour un aménagement du territoire conciliant un développement social, économique et environnemental durable dans le temps, pour l’ensemble des populations et des entreprises. La démarche scientifique employée a été d’abord de faire un état de la question du XIXè au début du XXI è siècle par une recherche bibliographique et de statistiques tant en France qu’en Afrique. Un colloque international a été organisé pour compléter l’état de la question par des communications récentes. Dans le même temps, des observations et des entretiens ont pu être effectués sur le terrain, au Mozambique et au Kenya. Nous avons notamment recueilli la demande et l’expérience de la population.

3 Ces éléments ont conduit à une introduction théorique établissant l’environnement conceptuel. Nos analyses ont porté notre choix sur la circulation, l’aménagement du territoire et le développement durable, en utilisant trois éléments principaux. Il s’agit des échelles, de la congruence et des coûts. Les relations campagne-ville ont été étudiées sous l’angle des solidarités et des relations entre les ruraux et les urbains.

4 La première partie traite du contexte et de l’état du chemin de fer africain. Ce contexte participe aux interrogations sur le développement durable. Une mise en relation des principaux éléments permet d’établir un modèle global de congruence négative. C’est- à-dire d’un processus qui conduit à la pauvreté. Cette partie permet de mettre en perspective les deux cas.

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5 La seconde partie permet de décrire et d’analyser les deux cas très différents, du Mozambique et du Kenya. • au Mozambique depuis la remise en service de la ligne de Nacala fin 1992, jusqu’à sa privatisation en 2003 ; • au Kenya, de 1995 où une interdiction de porter des petites marchandises aux petites gares a été instaurée, jusqu’à la privatisation de la ligne de Mombasa en 2005.

6 Cette partie repose sur la mise en valeur du cas de la ligne de Nacala. Les analyses aboutissent à la construction d’un modèle qui autorise une troisième partie prospective.

7 La troisième partie interroge sur le chemin de fer comme instrument du développement durable et sur les éléments complémentaires nécessaires. Nous nous attachons à proposer des apports pour une organisation de l’espace, dans un couloir de développement traversé par un chemin de fer, sans route parallèle.

8 La comparaison des cas du Mozambique et du Kenya a démontré que la complémentarité rail-route pouvait être à la base d’un processus pouvant conduire au développement durable pour les populations rurales, dans un couloir de développement. À contrario, la concurrence rail-route, la fermeture des gares ou de lignes ferroviaires, et la suppression de trains mixtes omnibus sont négatives pour la vie socio-économique des ruraux. Ces éléments négatifs contribuent à l’augmentation du prix du panier de la ménagère. En revanche, le chemin de fer peut permettre une répartition de la population tout au long de la ligne de façon linéaire, faciliter l’aménagement du territoire et en réduire le coût, tout autant que participer à la réduction de l’effet de serre. Le train facilite la vie socio-économique des ruraux. Il permet l’organisation des sociétés et des dynamiques spatiales qui contribuent aux avantages comparatifs nécessaires à l’abaissement des coûts. Il concoure au processus conduisant au développement durable. Le rôle du chemin de fer se pose comme décisif dans la gouvernance.

Lien électronique https://sites.google.com/site/berangergeographie/

Discipline Géographie

Directeur Benjamin Steck

Université Université du Havre

Membres du jury de thèse, soutenue le 12 octobre 2012 - Bernard Calas, Professeur, Université de Bordeaux 3 - Bernard Charlery de la Masselière, Professeur, Université de Toulouse - Benjamin Steck, Professeur, Université du Havre - Jean Varlet, Professeur, Université de Savoie - Chambéry - Pierre Zembri, Professeur, Université de Cergy-Pontoise

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Courriel de l’auteur berangerc191[at]gmail.com

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 184

La publicisation des espaces agricoles périurbains : du processus global à la fabrique du lieu

Camille Clement

1 Face à l’urbanisation du monde, un nombre croissant d’espaces agricoles se trouvent sous l’influence des villes. Leur multifonctionnalité se renforce : production, réserve foncière, paysage, réservoir de loisirs, ceinture verte… Les espaces agricoles périurbains sont l’objet de pratiques et de débats ce qui brouille les frontières entre le public et le privé d’où l’émergence de la notion de publicisation des espaces agricoles périurbains. L’objectif de ma thèse a été de définir et de tester la pertinence de cette notion pour la géographie et pour l’action grâce à une démarche exploratoire (figure 1) faite d’allers et retours entre théories empruntées à plusieurs disciplines et terrains en France (Lunellois) et au Portugal (aire métropolitaine de Porto).

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Figure 1 : La démarche « hypothético-inductive » conduite pendant ma thèse

2 La première partie de ma thèse vise à définir la publicisation des espaces agricoles périurbains et à déterminer une démarche de recherche.

3 Ma définition de cette notion met en lien deux processus souvent étudiés de manière distincte (figure 2). Premièrement, le débat public se renforce à propos des espaces agricoles périurbains : faut-il les préserver, les protéger, faut-il les urbaniser ou encore faut-il les intégrer au système urbain en créant de nouvelles modalités de fonctionnement ? Toutes ces questions se posent à plusieurs échelles : aux échelles nationales et européennes pour élaborer une politique commune de gestion et aux échelles locales (région, EPCI, commune…) pour mettre en œuvre localement cette politique globale. Deuxièmement, les pratiques spatiales se développent. Dans les espaces agricoles périurbains elles vont de la simple fréquentation des espaces agricoles pour les loisirs à des pratiques plus innovantes comme les fermes de cueillette.

4 L’originalité de mon approche tient dans le rapprochement de ces deux processus qui désigne la publicisation des espaces agricoles périurbains. Mon objectif a été d’étudier et d’évaluer ce processus général dans des espaces agricoles périurbains précis.

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Figure 2 : La définition de la publicisation des espaces agricoles périurbains

5 Deux temps ont animé ma démarche de recherche sur le terrain.

6 Premièrement, j’ai voulu comprendre comment le développement durable mettait en débat les espaces agricoles périurbains et renouvelait les pratiques spatiales (deuxième partie de ma thèse). Pour cela j’ai étudié un type de dispositif : l’Agenda 21 Local. Leur étude comparée en France et au Portugal a montré que cet outil de politique publique était surtout urbain. L’étude approfondie de la région Nord du Portugal puis d’un Agenda 21 en particulier, celui de Mindelo1, m’a permis de mettre en évidence la place des espaces agricoles dans ces documents. Traités en marge, ils sont soit transformés en patrimoine (création d’un musée consacré aux anciennes pratiques agricoles) soit abordés par la problématique environnementale (pollution de l’eau et de l’air que l’agriculture génère). A Mindelo, l’analyse des débats initiés dans le cadre de l’Agenda 21 m’a permis de saisir l’importance de l’échelle micro-locale dans le processus de publicisation des espaces. A cette échelle pratiques et débats se mêlent créant parfois des lieux agricoles.

7 Cette étude d’un débat m’a permis de confirmer et de compléter le deuxième temps de ma démarche de recherche : l’étude de la communauté de communes du pays de Lunel située entre Montpellier et Nîmes. Constituée d’un diagnostic de territoire résumant ses principales caractéristiques sociales politiques et agricoles puis d’une étude approfondie de six zones micro-locales, cette troisième partie de ma thèse se focalise sur l’échelle du lieu agricole. D’abord, la combinaison de plusieurs études cartographiques (cadastre pour la propriété foncière, occupation du sol…) m’a permis de construire une représentation chorématique pour chaque zone (figure 3).

8 Puis, j’ai rempli une grille de lecture de la publicisation des espaces agricoles périurbains. Constituée de cinq dimensions (juridique, social, politique, historique et économique) et de 17 critères (renseignés par de multiples indicateurs), cette grille, élaborée dans la première partie de ma thèse, permet de saisir les caractéristiques de la publicisation d’une zone micro-locale (figure 3).

9 Enfin, la comparaison des six zones m’a permis de faire une typologie de lieu agricole : • type 1 : l’espace agricole est au centre de la zone et l’origine de la publicisation est liée au projet politique, aux traditions anciennes ou au marketing territorial ; • type 2 : l’espace agricole jouxte un espace naturel qui est l’objet de la publicisation (la publicisation de l’espace agricole dépend de l’intensité des interactions entre le naturel et l’agricole) ; • type 3 : l’espace agricole n’est ni au centre ni à l’extérieur mais périphérique, dans ce cas c’est un objet intermédiaire comme un fleuve qui est l’objet de la publicisation.

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Figure 3 : Étude comparée des six zones micro-locales de la communauté de communes du Pays de Lunel

10 Au final, cette recherche exploratoire pose de nouvelles connaissances : • La publicisation est un processus multi-échelle : du global (débat sur le développement durable, politiques publiques…) au local (lieu agricole, appropriations territoriales…). • Ce processus anime l’espace agricole périurbain alors que la privatisation domine l’espace périurbain résidentiel. • La publicisation n’est pas qu’un processus général, elle peut s’étudier de manière concrète grâce à une grille de lecture en cinq dimensions….

11 Elle ouvre aussi de nouvelles pistes de recherche : quels liens existent-ils entre débat public, action publique et pratiques spatiales ? Comment étudier la publicisation en entrant par les spatialités ? Comment prendre en compte l’émergence de lieux agricoles dans la planification urbaine ?

Lien électronique prochainement disponible sur HAL

Discipline Géographie et aménagement de l’espace

Directeur Lucette Laurens

Université Université Montpellier III Paul Valery Laboratoire à l’origine du sujet de thèse et laboratoire d’accueil durant la thèse : UMR Innovation 951 et équipe innovations territoriales (thèse financée par l’INRA- SAD et SupAgro).

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Membre du jury de thèse soutenue le 7 décembre 2012 - Mayté BANZO, professeure à l’Université Bordeaux 3 (rapporteur) - Lucette LAURENS, professeure à l’Université Montpellier 3 (directrice) - Michel LUSSAULT, professeur à l’ENS de Lyon (président) - Monique POULOT, professeure à l’Université Paris Ouest - Nanterre (rapporteur) - Margarida QUEIROS, professeure à l’Université Nouvelle de Lisbonne - Christophe SOULARD, ingénieur de recherche et directeur d’unité à l’INRA (co- encadrant)

Situation professionnelle actuelle ATER à temps plein à l’Université d’Artois (site d’Arras) / membre de l’UMR Innovation 951 (Inra – SupAgro – Cirad) de Montpellier.

Courriel de l’auteur camilleclement[at]laposte.net

NOTES

1. Une freguesia (plus petit échelon administratif portugais) de l’aire métropolitaine de Porto.

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 189

« Unclear Occupation » La filière des plantes ayurvédiques : Paradoxes et limites de la gestion publique des ressources forestières au Kérala (Inde)

Lucie Dejouhanet

1 « Unclear Occupation » : deux mots écrits en lettres capitales sur un dossier placé sur un bureau du département pour le Développement des Tribus Répertoriées aujourd’hui appelées adivasi, de Nemmara, modeste bourg situé au pied des montagnes des Ghâts occidentaux au Kérala. S’ils introduisent finalement cette recherche, c’est qu’ils traduisent bien le flou entourant les activités des populations adivasi, la réalité de la cueillette des produits forestiers non ligneux, leur activité « traditionnelle », et les circuits de commercialisation de ces produits. Ces deux mots évoquent la complexité des relations entre les acteurs d’une filière qui relie les cueilleurs de plantes des montagnes boisées aux industries pharmaceutiques ayurvédiques des plaines. Ils résument la méconnaissance générale de l’identité de ces acteurs, de leurs activités et, pour les producteurs pharmaceutiques, de l’origine des plantes : méconnaissance sans doute aussi entretenue et voulue, feinte et arrangeante, dans une filière d’approvisionnement organisée par l’État, cadrée, contrôlée, qui fait pourtant la part belle au secteur informel.

2 Le Kérala, État souvent gouverné par une coalition communiste depuis sa création en 1956, est connu pour son mode de développement social, qui insiste sur l’éducation de sa population, l’accès aux structures de santé et un fort contrôle de l’État sur les secteurs productifs. Dans les années 1970 il met en place une filière intégrée et administrée de commercialisation des produits forestiers non ligneux, composée d’un réseau de coopératives récupérant les produits auprès des cueilleurs adivasi pour approvisionner les industries pharmaceutiques. Imposant une approche linéaire, cette filière exclut du système une grande partie des acteurs engagés dans la commercialisation des produits, rendant illégale leur activité.

3 En étudiant le fonctionnement de cette filière administrée, sont interrogées les politiques publiques de gestion des ressources forestières et de développement local. Cette étude s’intègre dans un contexte de remise en cause par la libéralisation du

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modèle politico-économique post-Indépendance indien qui donne à l’État un fort pouvoir de contrôle sur les activités économiques.

4 Trois entrées permettent d’aborder la filière des plantes médicinales utilisées dans la médecine ayurvédique (fig. 1).

5 - Enjeux pharmaceutiques

6 La première entrée concerne l’importance croissante des plantes médicinales dans le commerce et les politiques internationales (recommandations de l’OMS), ainsi que dans l’économie régionale avec le développement du secteur de l’Ayurveda. Cette médecine fait partie des systèmes de santé traditionnels indiens et connaît au Kérala depuis les années 1980 une croissance sans précédent de sa production de médicaments, consommés par les classes moyennes indiennes et de plus en plus destinés à l’exportation (Dejouhanet, 2009). Ce phénomène entraîne une augmentation de la demande en produits médicinaux, dont la majorité (65 à 70 %) provient de la forêt.

7 - Conservation de la biodiversité

8 La deuxième entrée est celle de la protection de la biodiversité, enjeu d’autant plus important que la forêt des Ghâts occidentaux appartient aux hotspots mondiaux de la biodiversité (Mittermeier et al., 1999). Les produits forestiers non ligneux sont certes des ressources renouvelables mais une forte demande peut induire une surexploitation et contredit l’objectif des politiques de gestion forestière de diminuer l’accès des populations aux forêts pour en favoriser la régénération.

9 - Développement socio-économique

10 La troisième entrée est ainsi sociale : l’activité de cueillette des produits forestiers non ligneux concerne les populations habitant en forêt ou en lisière de forêt, souvent adivasi ; dans le cadre de la réflexion sur les services écosystémiques, les politiques de développement actuelles encouragent cette activité comme moyen de développement pour ces populations (Banque Mondiale, 2006).

11 Les politiques de gestion forestière se trouvent alors confrontées à une contradiction entre limitation des usages, demande en produits forestiers et développement local.

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Figure 1. Approche du sujet

12 L’approche géographique, en abordant la filière par l’espace, apporte une dimension originale et novatrice à un sujet dont les études se concentrent souvent sur les rationalités économiques, sur la dimension ethnographique des pratiques de cueillette ou sur leurs conséquences écologiques.

13 Mon travail de terrain dans les montagnes du Kérala et sur leur piedmont s’est étendu sur trois ans (2004-2007). La mise en évidence des rapports entre les acteurs des filières et des réseaux parallèles de commercialisation, ainsi qu’une cartographie efficace des lieux de cueillette, du partage de l’espace forestier entre les groupes de cueilleurs et des flux de produits, nécessitaient un croisement important des données et la couverture par les enquêtes d’un nombre maximal de villages. J’ai ainsi réalisé des enquêtes dans une centaine de villages situés dans toute la région, soit plus de cent quatre-vingts entretiens semi-directifs de cueilleurs, auxquels Il faut ajouter des visites auprès des intermédiaires commerciaux et dans les industries pharmaceutiques.

14 Nos enquêtes et leurs résultats cartographiques ont permis d’analyser l’organisation de la cueillette. Plusieurs facteurs déterminent cette organisation et l’investissement des cueilleurs dans l’activité : l’existence ou l’absence d’autres opportunités d’emplois, l’abondance ou la rareté des produits, la concurrence d’autres cueilleurs, autorisés ou non, ou la présence de braconniers dans les mêmes lieux, l’existence de débouchés commerciaux ou d’une demande sur le marché. Aujourd’hui, les déplacements pour la cueillette ont tendance à se réduire avec la disponibilité d’emplois salariés à proximité des villages et avec la transformation de la société forestière. Les cueilleurs, nombreux et aux statuts variés, sont soumis à diverses formes d’insécurité qui empêchent une pratique durable de leur activité : insécurités foncières, d’accès à la forêt ou à des débouchés commerciaux, de statut social, d’avenir de leur activité, etc. De son côté, le département des Forêts cherche à réduire la pression anthropique sur les forêts sans toujours proposer de solutions alternatives pour les populations, ce qui conduit à des situations de tensions sociales et de dégradation des ressources forestières par les habitants. Ces observations ont donné lieu à l’exploration des idées de participation des populations, de gestion des « biens communs » (Ostrom, 2010), de capacité de résilience

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des cueilleurs aux conditions du marché et à la limitation de leurs droits d’accès à la ressource.

15 Si les coopératives d’État offrent une garantie de prix et de débouchés aux cueilleurs autorisés et remplissent ainsi un rôle social, elles manquent de compétitivité sur un marché dominé par le secteur privé. En évaluant l’attractivité de ce dernier, j’ai mis à jour les critères de choix des cueilleurs pour leurs débouchés commerciaux : accessibilité à des débouchés concurrents, comparaison des prix, coûts de transport, absence de transformation du produit, urgence du besoin d’argent. Autant d’arguments économiques auxquels il faut ajouter les rapports entretenus avec les marchands. Si certains cueilleurs sont dans des relations de clientélisme et de dépendance envers ces derniers, d’autres ont acquis une connaissance du marché et un pouvoir de négociation sur lesquels les marchands privés doivent compter.

16 Enfin, l’organisation de l’approvisionnement des industries ayurvédiques montre une architecture complexe, où les échanges ne suivent pas une linéarité entre amont et aval de la filière. La filière officielle des produits non ligneux a peu de poids : elle est négligée par les industries ayurvédiques dans leur approvisionnement et une grande partie de ses produits est détournée vers le marché privé, à l’initiative d’un nombre limité de grossistes. Le système gouvernemental qui se voulait régulateur et garant d’un prix juste pour les cueilleurs a donc dérivé vers une situation d’oligopole régie par un petit groupe de marchands. C’est le secteur privé, non reconnu par l’État, qui organise réellement l’activité. L’opacité croissante des itinéraires des produits et l’augmentation de la distance entre les unités de transformation et le lieu d’origine des matières premières tendent à déresponsabiliser les acteurs industriels vis-à-vis de la pérennité de la ressource et interrogent la durabilité économique et écologique du secteur.

Discipline Géographie

Directeur Frédéric Landy

Université Université Paris Ouest – Nanterre La Défense

Membres du jury de thèse, soutenue le 12 janvier 2012 - Martine DROULERS, Directrice de recherche au CNRS, CREDAL - Claude GARCIA, Chercheur au CIRAD, CIFOR - Jean-Paul GAUDILLIÈRE, Directeur de recherche à l’INSERM, Cermes3 - Sylvie GUILLERME, Chargée de recherche au CNRS, GEODE - Frédéric LANDY, Professeur, Université de Paris Ouest Nanterre La Défense - Laurent SIMON, Professeur, Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne

Contact de l’auteur lucie.dejouhanet[at]orange.fr

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BIBLIOGRAPHIE

BANQUE MONDIALE. 2006. India: Unlocking Opportunities for Forest-Dependent People. New Delhi: Oxford University Press, 96 p.

Dejouhanet L. 2009. « L’Ayurveda. Mondialisation d’une médecine traditionnelle indienne ». EchoGéo, n° 10. [Disponible sur : http://echogeo.revues.org/11349].

Mittermeier R.A., Myers N., Mittermeier C.G. 1999. Hotspots: Earth’s Biologically Richest and Most Endangered Terrestrial Ecoregions. México : CEMEX S.A., 432 p.

Ostrom Elinor. 2010. Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles. Bruxelles : De Boeck Université, 301 p.

[Traduction de Governing the Commons. Evolution of Institutions for Collective Action. 1990. Cambridge: Cambridge University Press].

WORLD HEALTH ORGANISATION (ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ).1978. The Promotion and Development of Traditional Medicine: Report of a WHO Meeting, 44 p. [Disponible sur http:// apps.who.int/medicinedocs/en/m/abstract/Js7147e/].

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Thèmes : Carnets de soutenances

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L’habitat spontané : une architecture adaptée pour le développement des métropoles ? Le cas de Bangkok (Thaïlande)

Fanny Gerbeaud

1 La croissance des bidonvilles interroge les modalités de production de la ville, notamment dans les pays en développement. Ce phénomène global demeure majoritairement prégnant dans les métropoles des pays émergents et en développement, où il pose des problèmes sanitaires, environnementaux et urbains notamment (Davis, 2006). C'est ainsi un défi majeur de développement qui illustre les inégalités et une certaine non-maîtrise de la croissance urbaine. À Bangkok, outre la flexibilité de leur architecture, de tels ensembles cristallisent souvent des pratiques sociales et une histoire commune propres au lieu. Bien que rarement pris en compte dans la métropole et victimes d'une image négative, ils font preuve d'un dynamisme économique et associatif stimulant et représentent un enjeu fort face aux notions de développement durable et de droit à la ville, à l'échelle locale comme internationale. Généralement qualifiés de « communautés denses » ou « slum communities », nous avons privilégié ici le terme « habitat spontané » parce que directement lié à la question spatiale et au processus constructif qui le caractérise.

2 Cette thèse s’intéresse d'une part aux raisons de la persistance de l'habitat spontané dans l'espace métropolitain, et d’autre part à sa potentielle capacité à mieux répondre que l’espace planifié, ou conçu par les professionnels de l’espace, à certains besoins. L'objectif de cette recherche était donc de caractériser le lien entre ce phénomène et la ville, puis de déterminer dans quelle mesure ce peut être une production adaptée pour le développement métropolitain.

3 Notre première hypothèse devait établir à quel titre – et sur le plan spatial – l'habitat spontané fait partie de l'espace métropolitain. Nous supposions ensuite que part ses configurations spatiales, puis par les transformations que cela suscite dans la fabrication de la ville, ce processus constructif apporte une plus-value dans la

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métropole et représente une opportunité pour repenser le développement urbain et ses orientations.

Une approche spatiale de l'habitat spontané

4 Notre recherche prend l'espace pour focale, en tant que révélateur d'enjeux, de pratiques sociales, de représentations mentales, et d'une manière pour les individus de prendre place dans la société. Nos analyses se basent d'une part sur l'observation : les représentations graphiques mettent en évidence les défis posés par notre objet de recherche dans la métropole et ont valeur de démonstration. Nous mobilisons d'autre part des champs disciplinaires connexes tels que la sociologie, l'économie, l'urbanisme ou l'histoire.

5 Au travers d'une analyse spatiale, d'entretiens d'acteurs et d'observations de terrain, nous abordons l'habitat spontané comme un processus de construction incrémentale issue d'une appropriation individuelle.

6 Nous étudions le cas unique de Bangkok où les ensembles d'habitat spontané logeaient en 2000 près de 20 % de la population de la capitale et remettent en cause les mécanismes de la production urbaine par la diversité de leurs configurations. Cette métropole – ville primaire qui concentre les richesses et les opportunités pour les plus démunis – fait l'objet de tensions locales et internationales (Ascher, 2010), mais représente aussi un lieu « où de nouvelles revendications, de la part des puissants comme des défavorisés, peuvent se matérialiser » (Sassen, 2004).

7 L'habitat spontané fait émerger les enjeux et conflits autour du développement urbain tandis que l'espace métropolitain permet de le comprendre comme une première réponse au manque de logements et de services abordables. L'habitat spontané et son environnement urbain s'influencent mutuellement ce qui invalide la dichotomie communément admise que la production illégale et spontanée de l'espace gangrène la « ville planifiée ». Cette approche métropolitaine de l'habitat spontané offre enfin l'occasion d'appréhender les mécanismes de conception et de fabrication de l'espace urbain en considérant la métropole dans son entièreté.

La dimension processuelle comme méthode d'investigation

8 Nous avons analysé l'habitat spontané dans sa dimension processuelle : il s'agissait d'identifier les contextes d'apparition de l’habitat spontané dans l'espace métropolitain, les facteurs qui en expliquent la consolidation et l'évolution, ainsi que le changement de son image au fil du temps. Cette méthodologie transversale peut être employée pour d'autres métropoles, et met en exergue à Bangkok trois grands contextes d'émergence – ou « configurations » – chacun proposant des enjeux et un intérêt propre pour la conception urbaine : l'habitat spontané « ancien », « pur » et « greffé » (voir figure 1).

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Figure 1 : Les trois contextes d'émergence

9 La première configuration que nous avons nommée « habitat spontané ancien », s'attache aux constructions datant des origines de l'urbanisation de la capitale thaïe. Elle montre que ces ensembles peuvent s'affirmer comme un patrimoine vernaculaire populaire attractif pour le tourisme, ainsi que comme une opportunité de concevoir l'espace urbain conjointement avec les autorités.

10 La deuxième, le « spontané pur », correspond à des ensembles qui n'ont pas ou peu fait l'objet de transformations de la part des autorités ou d'ONG. Avec le temps, les constructions deviennent de véritables quartiers résidentiels concurrentiels pour loger les classes moyennes.

11 Dans la dernière configuration, l'habitat « spontané greffé », les anciens bidonvillois relogés dans des ensembles de logements sociaux datant des années 1960-70 pratiquent des ajouts architecturaux qui viabilisent les appartements exigus et amènent des commerces à l'intérieur des ensembles résidentiels (voire figure 2).

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Figure 2 : Principe d'évolution d'une greffe spontanée sur un immeuble de logement social

12 Par leur évolution spatiale et par la réflexivité qu'ils suscitent auprès des acteurs et spécialistes de l'urbain, les ensembles d'habitat spontané à Bangkok proposent des alternatives stimulantes pour repenser l'action sur l'espace et la participation des citadins à sa création. L'habitat spontané devient peu à peu un outil de développement et une source d'inspiration.

Discipline sociologie, mention architecture

Directeur Monsieur Guy Tapie

Université Université Bordeaux Segalen

Membres du jury de thèse, soutenue le mardi 4 décembre 2012 - M. Eric CHARMES, Directeur de Recherche – HDR, ENTPE (Rapporteur) - M. Yankel FIJALKOW, Professeur – HDR, ENSAPVS (Rapporteur) - M. Eggarin ANUKULYUDHATHON, Professeur – PhD, Université de Kastsart (Examinateur) - M. Thierry OBLET, Maître de Conférences, Université Bordeaux 2 Victor Segalen (Examinateur) - Mme Claire PARIN, Professeur – HDR, ENSAPBx (Examinateur) - M. Guy TAPIE, Professeur – HDR, ENSAPBx (Directeur de thèse)

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Situation professionnelle actuelle Membre associé du Laboratoire PAVE (ENPSA Bordeaux), architecte d'intérieur

Courriel Fgerbeaud[at]gmail.com

BIBLIOGRAPHIE

Ascher, François, 2010, Métapolis ou l'avenir des villes, Odile Jacob, réédition (première édition : 1995).

Davis M., Le pire des mondes possibles (de l’explosion urbaine au bidonville global), éditions La Découverte, septembre 2006.

Sassen, Saskia, 2004, « Introduire le concept de ville globale », Raisons politiques, volume 3 numéro 15, pp. 9-23, consulté le 10/02/2011, URL : http://www.cairn.info/revue-raisons- politiques-2004-3-page-9.htm.

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 199

Les espaces publics au prisme de l’art à Johannesburg (Afrique du Sud) quand la ville fait œuvre d’art et l’art œuvre de ville

Pauline Guinard

1 Cette thèse porte sur les espaces publics à Johannesburg, capitale économique de l’Afrique du Sud. Dans le contexte post-apartheid, l’utilisation de la notion d’espaces publics pose problème : d’une part, du fait des ségrégations passées qui ont eu tendance à faire de ces espaces des lieux de séparation et de mise à distance des différents publics ; et d’autre part, du fait des taux de violence élevés et du fort sentiment d’insécurité, qui tendent à encourager la sécurisation et la privatisation de ces espaces. Faut-il alors en conclure qu’il n’y a tout simplement pas d’espaces publics à Johannesburg, ce qui remettrait d’ailleurs en cause la capacité même de Johannesburg à faire ville ?

2 Cette conclusion, sans doute trop hâtive, peut être nuancée si l’on adopte, comme nous nous proposons de le faire, une lecture dynamique et en trois dimensions des espaces publics. En distinguant : • les espaces juridiquement publics, c'est-à-dire les espaces relevant de la propriété publique, • les espaces socialement publics, au sens d’espaces de côtoiement et de possible rencontre d’individus dans leur diversité, • et les espaces politiquement publics, compris comme espaces de libre expression de tout un chacun, il est en effet possible de mettre en évidence que le sentiment – particulièrement sensible pour un européen – d’un déficit d’espaces publics à Johannesburg s’explique non par une absence totale de ces espaces dans toutes leurs dimensions, mais par l’absence d’une des dimensions de leur publicité (au sens de caractère public), voire par un déphasage de ces trois dimensions. Les espaces juridiquement publics ne s’identifieraient pas systématiquement aux espaces socialement publics, lesquels, à leur tour, ne correspondraient pas spontanément aux espaces politiquement publics,

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produisant un déphasage tel qu’il parviendrait à anéantir la perception même de l’existence des espaces publics en général.

3 C’est dans ce contexte que nous entendons comprendre les espaces publics « au prisme de l’art ». En effet, l’art qui se déploie dans les espaces publics se rapporte à toutes leurs dimensions, que ce soit : sur le plan juridique, en tant qu’installé dans les espaces appartenant à la puissance publique ; sur le plan social, en entendant favoriser la diversification des publics présents dans ces espaces et leur interaction ; ou encore sur le plan politique, en promouvant l’expression de tous, y compris des personnes généralement sous-représentées. Dans cette perspective, l’art, en agissant potentiellement sur les espaces publics aussi bien juridiques que sociaux et politiques, est envisagé comme une clef de lecture permettant de rendre visibles et de distinguer les différentes dimensions qui composent ces espaces. De surcroît, en agissant sur les différentes dimensions des espaces publics, l’art pourrait également favoriser un mouvement de « re-phasage » de ces différentes dimensions qui paraissent, de fait, presque inconciliables à Johannesburg. L’utilisation de l’art comme d’un prisme ouvre une double perspective, en ce qu’elle permet : • d’un côté, de mieux saisir ce qu’est et peut être un espace public à Johannesburg, en mettant à jour les différentes dimensions de leur publicité ; • et de l’autre, de participer à la (re)construction de leur caractère public dramatiquement affaibli par les précédents régimes politiques, en renforçant l’une de ses dimensions éventuellement défaillante ou en faisant coïncider, le cas échéant, toutes les dimensions à la fois.

4 Selon une approche dynamique, qui appréhende les espaces publics comme des processus et non comme des objets définis une fois pour toutes, l’enjeu de cette recherche est de mettre en lumière et de comprendre, par l’art, les processus actuels de construction ou de déconstruction du caractère public des espaces johannesburgeois, aussi bien dans leur dimension juridique que sociale et politique.

5 Adoptant une démarche qualitative, notre étude se base à la fois sur des observations de terrain et des entretiens conduits auprès des producteurs mais aussi des récepteurs de cet art qui a lieu dans les espaces publics johannesburgeois. Six espaces ont plus particulièrement été choisis pour mener nos enquêtes, et ceci afin d’envisager à la fois différents contextes urbains (centre-ville, banlieues aisées et townships – anciens espaces de relégation des populations de couleur) et différentes formes d’art (permanent et temporaire, hérité des périodes antérieures ou récemment créé, financé par des acteurs publics ou privés, etc.). Une telle approche n’est toutefois pas sans poser des difficultés d’ordre méthodologique, non seulement parce qu’elle implique de trouver des procédés susceptibles de saisir l’impact de ces arts sur la publicité des espaces, et notamment sur les pratiques et représentations de leurs usagers, mais aussi parce qu’elle suppose de fréquenter ces espaces réputés – et ce particulièrement pour une jeune femme blanche – dangereux.

6 En dépit mais aussi du fait de ces contraintes, cette thèse permet de mettre à jour trois grandes tendances quant au rôle de l’art dans les espaces publics et, avec eux, dans la ville de Johannesburg (voir photographies ci-dessous), à savoir : 1. un art qui participe à la mise en normes de la ville, celles d’une ville qui se veut africaine et globale ; 2. un art qui tend à rendre normal le passé conflictuel de la ville, en le commémorant pour mieux le mettre à distance et le mettre en vente ;

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3. un art qui prétend au contraire résister à cette double normalisation de la ville par l’art, en proposant une autre conception des espaces publics, plus fluide, mouvante et moins empreinte de peurs.

L’art à Johannesburg, entre normalisation des espaces publics et résistance à la normalisation

1 – L’Eland à Braamfontein (centre‑ville), symbole d’une Johannesburg africaine et globale ?

2 - Commémorer les émeutes de 1976 à Orlando West (Soweto) pour mieux mettre le township en tourisme

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3- Le spectacle des Grandes Marionnettes à Joubert Park (centre-ville) : de l’art pour dépasser ses peurs ?

© Pauline Guinard, 2011

7 À la croisée de la géographie urbaine et de la géographie culturelle, nous réexaminons donc la notion d’espaces publics au prisme de l’art à Johannesburg en vue de saisir quelle ville est aujourd’hui à l’œuvre non seulement à Johannesburg, mais aussi, à travers elle, dans d’autres villes du monde.

Discipline Géographie

Directeur Philippe Gervais-Lambony

Université Université Paris Ouest Nanterre la Défense

Membres du jury de thèse, soutenue le 28 novembre 2012 - Marie-Hélène Bacqué, Professeure d'urbanisme, Université Paris Ouest Nanterre la Défense – Présidente - Guy Di Méo, Professeur de géographie, Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3 - Philippe Gervais-Lambony, Professeur de géographie, Université Paris Ouest Nanterre la Défense – Directeur - Maria Gravari-Barbas, Professeure de géographie, Université Paris 1 Panthéon Sorbonne – Rapporteure - Myriam Houssay-Holzschuch, Professeure de géographie, Université Joseph Fourier, Grenoble – Rapporteure

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Cynthia Kros, Directrice adjointe de l'École d'Art de l'Université du Witwatersrand, Johannesburg

Situation professionnelle actuelle Agrégée Préparatrice à l’École normale supérieure de Paris

Courriel de l’auteur pauline.guinard[at]gmail.com

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 204

La Guyane et le brésil, ou la quête d’intégration continentale d’un département français d’Amérique

Stéphane Granger

1 Seule collectivité française d’outre-mer continentale, la Guyane, département français sur la côte septentrionale de l’Amérique du sud, est davantage perçue comme caraïbe, et connaît encore un grand isolement au sein de son continent d’appartenance géographique. Pourtant, les accords de coopération se multiplient depuis une quinzaine d’années avec ses voisins amazoniens, et un pont va bientôt franchir le fleuve-frontière Oyapock pour la relier au Brésil, rompant des siècles de conflits ou d’indifférence entre la Guyane et ce dernier.

2 Cela suscite plusieurs interrogations, au sujet de la reconnaissance tardive de cette situation frontalière entre deux États, la France et le Brésil, qui ont toujours eu par ailleurs des relations privilégiées, mais aussi sur les intérêts pour les différents partenaires, locaux, nationaux et supranationaux, ainsi que le rôle du Brésil, toujours soupçonné d’expansionnisme par ses voisins, dans ce repositionnement guyanais. D’autre part, on peut se demander si les statuts, écarts de développement et enjeux trop différents ne risquent pas d’entraver l’intégration continentale de la Guyane, en provoquant des tensions multiples entre les différents acteurs.

3 Ces questions nous ont amené à poser, comme problématique générale, les enjeux et les moteurs de ce repositionnement tardif de la Guyane en Amérique du sud, et le rôle qu’y joue le Brésil en tant que grande puissance régionale et frontalière.

4 La politique de coopération qui se met en place en Guyane, relayée par l’État et l’Union Européenne, se doit à une nouvelle territorialité, à l’initiative d’élus régionaux désireux d’assumer une identité amazonienne jusque-là négligée. Ce repositionnement du département français d’Amérique, partiellement provoqué par la pression brésilienne qui s’y exerce, amène sa « continentalisation », un processus que le juriste Jean-Michel Blanquer définit comme une association croissante à des projets d’intégration sous‑continentaux1. En somme, un processus d’intégration régionale découlant de la

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mondialisation des échanges, déjà étudié pour le Québec par Dorval Brunelle2, dans un continent duquel la Guyane était exclue tant physiquement que par son statut de département français, mais aussi par ses propres représentations. Encouragé et récupéré par la France, l’Union Européenne, le Brésil, et la périphérie de ce dernier constituée par l’État d’Amapá, frontalier de la Guyane mais non relié par voie terrestre au reste du Brésil, ce repositionnement amazonien d’un territoire en même temps français, caraïbe et européen se voit tiraillé par des enjeux contradictoires, des tensions et des représentations qui risquent de freiner cette continentalisation.

5 Aussi, la première partie, après avoir présenté le cas atypique d’une région française et européenne en Amérique du Sud, prétend étudier la réalité de la pression et de l’influence brésiliennes en Guyane, du fait de la porosité de la frontière, et qui s’oppose à cet apparent isolement, une pression néanmoins bien moindre que celle exercée par le Brésil à ses frontières méridionales.

6 Ensuite, la deuxième partie veut montrer les facteurs historiques et géopolitiques de cet isolement. Malgré les intenses relations qui ont toujours caractérisé la France et le Brésil, celles-ci ne sont jamais passées par la Guyane, du fait des rancœurs découlant de l’histoire mouvementée de la frontière, qui a mis trois siècles pour être définitivement fixée, puis des craintes causées par la géopolitique brésilienne de l’époque de la Guerre froide et sa tonalité apparemment expansionniste.

7 Enfin, l’objectif de la troisième partie est d’étudier la réalité et les difficultés du repositionnement de la Guyane comme un territoire également amazonien et sud- américain. L’intérêt désormais manifesté par l’Union Européenne, la France et surtout le Brésil pour le monde amazonien dans le cadre de la mondialisation et le rôle que peut y jouer la Guyane pourraient permettre une meilleure intégration dans le monde sud-américain, mais les enjeux identitaires des Guyanais et de leurs partenaires de l’État d’Amapá au Brésil s’opposent aux fantasmes migratoires et aux logiques de puissance régionale des États nationaux.

8 Ces enjeux identitaires et les volontés locales d’affirmation des pouvoirs locaux en Guyane et en Amapá sont donc à l’origine d’une coopération originale qui rompt l’isolement des régions concernées, mais elle est récupérée par les États nationaux, France et Brésil, qui découvrent le nouvel intérêt de cette frontière dans leurs relations bilatérales et mettent souvent les élus locaux à l’écart. Le pont de l’Oyapock consacre également une amorce de continentalisation incontestable en raccordant, en théorie, la Guyane aux nouveaux réseaux de transports sud-américains (IIRSA)… Mais le département-Région français reste à l’écart – et lui seul – des schémas d’intégration politique et économique régionaux : Traité de Coopération Amazonien, Mercosud, Unasud3 ou encore CELAC4.

9 D’autre part, la permanence des logiques Nord-Sud et de rentabilité à court terme, ainsi que les statuts politiques, renforcent une coupure que la coopération était censée dépasser : la frontière est ainsi de plus en plus fermée aux immigrants notamment brésiliens et la présence policière renforcée du fait de l’ouverture prochaine du pont. De l’autre côté, la Guyane était rejetée autrefois parce qu’européenne, et c’est maintenant parce qu’elle est européenne que son partenariat est recherché, mais ce statut européen freinera malgré tout son intégration dans le monde amazonien et sud- américain du fait de la persistance de méfiances mutuelles. Une Amérique du Sud qui a de toute façon moins à lui offrir pour le moment que l’Union Européenne, mais dont l’actuelle émergence risque une fois de plus de laisser la Guyane à l’écart.

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10 Cet exemple de coopération régionale transfrontalière d’initiative locale et ses avatars montrent les difficultés de l’échelon régional à s’insérer dans la mondialisation indépendamment des intérêts d’un échelon national qui veut garder la main malgré l’apparent affaiblissement du rôle des États. La mondialisation induit des recompositions affectant les associats, mais les logiques nationales et Nord-Sud sont encore les plus fortes.

Illustrations - Croquis 1 : la pression brésilienne en Guyane

Lien électronique si la thèse est disponible en ligne http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00707041

Discipline Géographie

Directeur M. Hervé THERY

Université IHEAL Paris 3 Sorbonne-Nouvelle, ED 122

Membres du jury de thèse, soutenue le 16 mai 2012 - Mme Marie-France PREVOT-SCHAPIRA (présidente, Université Paris 8) - Mme Françoise GRENAND (rapporteur, CNRS) - M. André CALMONT (Université des Antilles et de la Guyane) - M. Sébastien VELUT (Université Paris 3)

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- M. Hervé THERY (directeur de recherche, CNRS et universités de Paris 3 et de São Paulo)

Situation professionnelle actuelle Professeur d’Histoire-Géographie au lycée Melkior‑Garré de Cayenne (Guyane), responsable de la classe franco-brésilienne dans la section à vocation internationale.

Courriel de l’auteur granger.stephane[at]orange.fr

NOTES

1. J.M. Blanquer, « Les Guyanes et les Amériques entre continentalisation et "océanisation" », Études de la Documentation Française, Amérique Latine, pp. 69-79. 2. Dorval Brunelle, Continentalisation et continentalisme, UQAM, 1989, pp. 3-4. http:// www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html 3. Union des Nations d’Amérique du Sud, constituée en 2006. 4. Communauté des États d’Amérique Latine et des Caraïbes, constituée en 2010 comme une alternative à l’OEA.

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Thèmes : Carnets de soutenances

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La prospective territoriale au service de la conservation durable des aires protégées en Côte d’Ivoire : Les exemples comparés des parcs nationaux de Tai et de la Marahoué

Kouamé Sylvestre kouassi

Les aires d’étude

1 Les parcs de Taï et de la Marahoué font partie du large réseau d’aires protégées judicieusement réparties sur l’ensemble du territoire ivoirien. Ils sont situés sur ce qu’il est convenu d’appeler la diagonale écologique de la Côte d’Ivoire avec le parc de la Comoé qui la complète à l’extrémité Nord‑est.

2 Le parc national de Taï est situé au Sud-ouest de la Côte d’Ivoire entre les latitudes 5°08’ et 6°24’Nord et les longitudes 6°47’ et 7°25’ Ouest. D’une superficie d’environ 537.000 hectares, le massif forestier de Taï représente aujourd’hui plus de la moitié de la superficie des zones forestières ouest-africaines placées sous le statut de haute protection. Sa diversité biologique inestimable lui a valu son classement en réserve de la biosphère en 1978 et patrimoine de l’humanité depuis 1982. Au niveau de l’état de la végétation, 3.000 hectares de plantations représentant moins de 1 % de la superficie totale du parc sont acceptés sur la rive Est pour respecter son statut de réserve de la Biosphère. Avec ce taux d’infiltration, le parc de Taï constitue l’aire protégée la mieux conservée du pays.

3 Le parc de la Marahoué est quant à lui situé au centre Ouest du pays entre les latitudes 6°55 et 7°20 Nord et les longitudes 5°45 et 6°10. Sur une surface totale de 101.000 hectares, la forêt occupait en 2003 moins de 60.000 hectares. Cette dégradation s’est accentuée au fil des ans sous le regard impuissant des gestionnaires du parc. Le

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parc de la Marahoué connaît à l’heure actuelle une situation alarmante car chaque année ce sont 3000 hectares, soit la superficie totale du parc du Banco, situé au cœur de la métropole Abidjanaise, qui disparaît du parc. Ces deux parcs aux niveaux de conservation quasiment opposés sont représentatifs de la politique de gestion des aires protégées ivoiriennes et constituent les deux sites d’étude de cette thèse.

Figure 1 : Localisation des parcs nationaux de Taï et de la Marahoué

Problématique

4 La Côte d’Ivoire dispose d’un remarquable réseau d’aires protégées né de la volonté des pouvoirs publics de préserver un échantillon représentatif de son patrimoine naturel. Pour ce faire, de nombreuses mesures administratives et législatives ont été prises. Mais au fil du temps, hormis les progrès réalisés dans la gestion de certaines d’entre elles comme Taï qui a réussi, pour le moment, le pari de sa conservation, la majorité des aires protégées de Côte d’Ivoire ne peut prétendre respecter les normes de bonne conservation. L’un des traits structurants qui caractérisent les aires protégées de la Côte d’Ivoire est leur ingouvernabilité.

5 En effet, en 1988 à la faveur de l’année de la forêt et face à la dégradation avancée du parc de la Marahoué, la note ministérielle instituant la création de la zone agroforestière soulignait la nécessité de conserver la capacité de production des exploitations agricoles présentes dans le parc tout en le conservant. L’incapacité de l’État à mettre entièrement à exécution cette décision a favorisé la colonisation humaine du parc aux proportions actuelles et à en faire l’aire protégée la plus dégradée et la plus conflictuelle du pays. À l’inverse, le parc de Taï qui, au regard de sa dégradation avancée, avait suscité l’alarme de la communauté internationale il y a de

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cela seulement une vingtaine d’années par Bonny (1989), est aujourd’hui considéré comme étant dans un bon état de conservation. Il est l’exemple réussi de gestion des aires protégées ivoiriennes. Il apparaît donc important, aux vues du déséquilibre constaté dans la conservation de ces deux parcs qui est caractéristique de la situation nationale en dépit des efforts réalisés de porter un autre regard sur la gouvernance de nos aires protégées. Au regard de l’écart entre les dispositions prises par les autorités et les résultats, comment remédier aux insuffisances de la gouvernance dans les politiques de gestion des parcs nationaux ? S’inspirant de l’expérience Taï, quelle approche de gouvernance peut-on promouvoir pour parvenir à rattraper le gap de la conservation de nos aires protégées ?

Méthodologie

6 L’objectif que s’assigne cette thèse est d’expérimenter la méthode et les outils de la prospective qui a fait ses preuves dans les pays du Nord dans des domaines aussi divers que ceux de la technologie, du social et de l’environnement pour comprendre la dynamique des systèmes Taï et Marahoué. En effet, la prospective se définit comme « un regard sur l’avenir destiné à éclairer l’action présente » (Hatem, 1993). La prospective territoriale doit quant à elle être entendue comme la forme localisée de la prospective générale. Cette étude exploite donc la démarche de la prospective territoriale qui s’inspire de la méthode des scénarios qui met davantage l’accent sur un examen systématique des futurs possibles, les « futuribles spatiaux » pour les géographes (Cf. Figure 2). Selon Godet (2007), sept étapes sont communes aux travaux de prospective territoriale. Mais notre thèse cherche à répondre aux deux premières questions de la prospective à savoir « Qui suis-je ? » (Q0) et « Que peut-il m’advenir ? » (Q1).

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Figure 2 : La phase exploratoire de la prospective territoriale (Godet, 2007)

7 La rétrospective a permis de s’enfoncer profondément dans le passé car, comme écrit Mamadou Diouf (2001), « il s’agit de rechercher dans ce lointain passé des éléments explicatifs pertinents à la compréhension d’attitudes, de comportements, d’événements qui informent notre vécu contemporain ». L’audit territorial ou diagnostic territorial est le tableau de bord du parc. Il présente de façon exhaustive la situation actuelle des parcs en partant des ingrédients de la grammaire prospective. La dynamique territoriale s’est intéressée à la compréhension de l’évolution des systèmes Taï et Marahoué à travers l’analyse structurelle avec le logiciel MICMAC et l’analyse du jeu des acteurs avec le MACTOR pour respectivement identifier les variables qui conditionnent l’évolution des parcs d’une part et mieux comprendre la dynamique des acteurs dans les systèmes étudiés d’autre part. Sous l’intitulé de la prospective exploratoire, il faudra lire la construction des scénarios. Il s’est agi à la lumière des tendances observées et des incertitudes majeures identifiées, d’écrire des scénarios à l’aide de la méthode de l’analyse morphologique. En somme, le traitement de nos données par le biais de ces outils neufs a mis à notre disposition des matrices, des graphes, des histogrammes et des plans dont l’interprétation a permis de réaliser ce travail. Au-delà des résultats issus de ces outils, des cartes sont venus donner un caractère géographique à travers la spatialisation de certains faits.

8 Les principaux résultats montrent premièrement que les objectifs de la conservation de nos parcs sont menacés par les mesures d’ingouvernabilité de la puissance publique elle-même. Deuxièmement, la volonté politique de l’État soutenue par les importantes opportunités offertes par la coopération internationale peut contribuer efficacement à inverser les tendances en faveur de la protection des parcs. Enfin, un système de gestion basé sur des scénarios peut aider à éclairer la mise en œuvre des plans d’aménagement de ces espaces pour le futur. En somme, la démarche de la prospective

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territoriale qui fonde cette recherche lui donne un caractère innovant en ce sens qu’elle a été très peu utilisée sur le continent africain en général et dans les études d’aménagement du territoire en particulier.

Discipline Géographie

Directeur Koby Assa Theophile, Maître de Conférences à l’Institut de Géographie Tropicale (IGT).

Université Université Félix Houphouët Boigny d’Abidjan.

Membres du jury de thèse, soutenue le 29 Octobre 2012 - Hauhouot Asseypo Antoine, Professeur Titulaire Emérite des Universités, Président - Koby Assa Theophile, Maître de Conférences à l’Université Félix Houphouët Boigny Rapporteur - Anoh Kouassi Paul, Professeur Titulaire à l’Université Félix Houphouët Boigny, examinateur - Ibo Guehi Jonas, Maître de Recherches à l’Université Nangui‑Abrogoua d’Abidjan, examinateur

Situation professionnelle actuelle Assistant à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké-Côte d’Ivoire.

Courriel de l’auteur mailto:kouamsylvestre[at]yahoo.fr

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 213

Le paysage, levier d’action dans la planification territoriale Essai d’évaluation de la politique paysagère du SCOT de l’aire métropolitaine de Bordeaux

Didier Labat

1 L’évolution réglementaire des années 1990 à 2000 a positionné le paysage comme élément fondant le cadre de vie dans les outils de planification territoriale. Les acteurs sont incités à les mobiliser dans un contexte territorial concurrentiel et de gouvernance multi-niveaux. Dès lors, se pose la question de l’identification des ressources de ces territoires de projet pour en développer l’attractivité. L’hypothèse principale de cette thèse a été de considérer que le paysage est mobilisé par les acteurs comme un levier d’action publique pour induire des logiques d’aménagement et justifier les fondements du projet de planification. Pour la démonter, nous avons voulu comprendre comment les acteurs d’un instrument de planification s’emparent du paysage pour organiser leur développement territorial sur l’aire métropolitaine de Bordeaux.

2 C’est à partir de l’analyse de l’action publique et de l’évaluation des politiques publiques que nous avons construit notre corpus méthodologique (schématisé en figure 1). Il nous fallait expérimenter une démarche d’évaluation adaptée à un document d’urbanisme.

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Figure 1 : Synoptique de la démarche de recherche et de l'évaluation engagée.

Source : D. Labat – 2011

3 Nous avons sélectionné le schéma de cohérence territoriale de l’aire métropolitaine de Bordeaux pour expérimenter cette évaluation construite selon quatre étapes :

4 - une analyse historique des politiques paysagères mises en œuvre dans le cadre de la planification métropolitaine. Depuis les années 1960, les acteurs de cette planification ont fait sensiblement évoluer leur démarche paysagère d’une politique des espaces verts à une politique paysagère intégrée dans le projet de territoire. Le paysage est investi par les collectivités territoriales à partir de l’atlas des paysages en 1997. Il entraîne une évolution significative des représentations du territoire de projet. Une nouvelle recherche d’équilibre entre préservation des paysages et développement métropolitain est construite. La structure du projet fait appel à la formulation d’un véritable projet de paysage dans lequel des objectifs de qualité paysagère sont définis et illustrés dans un niveau de détail inhabituel pour des outils stratégiques de ce type.

5 - la reconstitution des théories de l’action pour identifier les types de mobilisation des acteurs (méthodes, réseaux, formulations). Le paysage sert de levier pour introduire les enjeux de l’économie viticole et un discours axé sur le marketing territorial. Le document contient des concepts paysagers innovants favorisant l’articulation entre les politiques urbaines et rurales. Il sert de médiation pour sensibiliser l’ensemble des acteurs sur la maîtrise de l’étalement urbain et sur les rapports urbain/périurbain, sur les franges agricoles/naturelles/forestières de la métropole. Le paysage devient une ressource pour la révélation d’une identité métropolitaine.

6 - l’étude de la compatibilité des orientations entre les échelles d’action métropolitaine et communale. Trois plans locaux d’urbanisme ont été analysés pour identifier les correspondances et les ruptures entre les échelles métropolitaines et locales. La comparaison entre les échelles et les outils d’action montre plusieurs éléments qui participent d’une réelle difficulté de mise en œuvre des objectifs métropolitains à l’échelle communale. Les concepts paysagers métropolitains ne sont que partiellement repris dans le PLU. Parfois, leur traduction fait l’objet d’une

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simplification qui en édulcore le sens initial, voire le détourne à des fins contraires. Les documents locaux sont en réalité construits selon une forte indépendance vis-à-vis du SD 2001 en ce qui concerne le paysage. Si les limites des enveloppes urbanisables sont respectées, l’élaboration des orientations paysagères est trop étroitement liée à la motivation des élus locaux d’un urbanisme pragmatique et répondant aux enjeux sociaux locaux.

7 - l’analyse des représentations via deux enquêtes aux deux échelles d’action pour identifier les points de blocage et la cohérence entre les orientations paysagères et les attentes des échantillons. Le regard porté sur les dynamiques urbaines est parfois catégorique quant à la capacité des élus de maîtriser les impacts les plus négatifs. Les idées de projet sont nombreuses et mettent en scène un paysage à la fois protégé dans sa configuration « naturelle » selon les représentations, et à la fois vivant, dans sa configuration sociale lorsqu’il s’agit des espaces publics et habités. Ces représentations traduisent le souhait d’une structure urbaine qui favorise les rencontres, le lien social. Cependant, leur expression témoigne également d’un discours qui se trouve mobilisé à des fins politiques et sociales (concurrence électorale, contestation idéologique, conflits interpersonnels, effet nimby, etc.) et des fins économiques (rentes foncières). Les contradictions identifiées dans le discours de ces personnes montrent le besoin d’une participation qui s’appuie sur des démarches pédagogiques entre expertises techniques et profanes.

8 Notre expérimentation participe d’un approfondissement des connaissances sur l’évaluation des documents d’urbanisme et des politiques paysagères non contractuelles dans un contexte grandissant d’une demande évaluative des politiques d’aménagement du territoire. Nous avons également mobilisé l’analyse des représentations comme matériau d’évaluation dans un objectif de définition de la pertinence du projet de schéma de cohérence territoriale et face à une demande sociale plus affirmée. Les résultats permettent de sensibiliser les élus au contenu de leurs documents d’urbanisme, de mieux comprendre les ressorts de ce type d’action publique, et de mieux cerner le rôle de l’expertise dans la formulation de ces documents d’urbanisme. Au-delà des conclusions issues de l’évaluation, la démarche permet d’identifier les leviers d’action les plus pertinents pour améliorer l’efficacité des documents d’urbanisme dans un objectif de gestion partagée des paysages.

Discipline Sciences et architecture du paysage

Directeur Pierre Donadieu, Hervé Davodeau

Université AgroParisTech – École doctorale ABIES École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles-Marseilles

Membres du jury de thèse, soutenue le 09/11/2012 - M. Hervé Davodeau, Maître de conférences, INHP/AgroCampus-Ouest - M. Pierre Donadieu, Professeur, UPR MA LAREP/ENSP Versailles - Mme Sophie Le Floch, Chargée de recherche HDR, CEMAGREF - M. Yves Luginbuhl, Directeur de recherche, UMR LADYSS, CNRS

Carnets de géographes, 5 | 2013 216

- M. Patrick Moquay, Directeur de recherche, CEMAGREF - M. Michel Périgord, Professeur, ICOTEM, Université de Poitiers.

Situation professionnelle actuelle Chargé de recherche ‘paysage et aménagement’ au Centre d’Études Techniques de l’Équipement du Sud-Ouest

Courriel de l’auteur mailto:labatdidier[at]yahoo.fr

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 217

Conditions et apports du paysage multisensoriel pour une approche sensible de l’urbain Mise à l’épreuve théorique, méthodologique et opérationnelle dans 3 quartiers dits durables : WGT (Amsterdam), Bo01, Augustenborg (Malmö)

Théa Manola

1 L’action urbaine est en pleine (r)évolution. Les rapports sensoriels à la ville commencent à intéresser de plus en plus la recherche en Sciences Humaines et Sociales, mais aussi, plus timidement et difficilement, les métiers de la conception architecturale et urbaine, proposant d’aborder l’espace selon une nouvelle manière, plus sensible, plaçant l’être humain au centre des préoccupations... En parallèle, le paysage apparaît de plus en plus comme une préoccupation récurrente, faisant notamment écho à la montée en puissance des problématiques environnementales. Cette installation discrète du paysage dans l’actualité n’est pas étrangère du tournant auquel se trouve aujourd’hui la théorie du paysage. Dans ce cadre, sont en voie d’être dépassés les découpages entre d’une part le paysage perçu comme un objet matériel extériorisé, et d’autre part, le paysage considéré comme une création imaginaire intériorisée. Le paysage peut alors être considéré comme un système relationnel entre l’homme (être sensible, situé et actant) et son environnement physique, et nous servir comme lunette interprétative du monde et être ainsi une approche de l’action urbaine intégrant du matériel, du situé, du sensible (sensoriel et signifiant), du politique...

2 Malgré cet intérêt croissant respectivement pour les rapports sensoriels et le paysage, ces deux domaines restent « étanches » et ne se croisent pas : peu ou prou de recherche traite directement de paysage multisensoriel. Et ce, malgré les travaux plus ou moins anciens sur les paysages monosensoriels. Dans ce contexte, l’objectif de notre travail a été d’essayer de comprendre pourquoi cette rencontre entre sensible et paysage est si difficile, notamment dans son opérationnalisation, et surtout de voir sous quelles conditions (théorique, méthodologique) ce rapprochement pourrait être fait et pour quels résultats opérationnels, ou du moins opérationnalisables.

Carnets de géographes, 5 | 2013 218

3 Afin de répondre à notre questionnement, nous avons mis en place une démarche méthodologique emboitée (combinant plusieurs méthodes dans le temps et par leur protocole), en recourant tout autant aux méthodes dites qualitatives qu’aux méthodes habituellement utilisées dans les champs plus opérationnels de l’architecture, du paysagisme et de l’urbanisme opérationnel. Cette démarche méthodologique articule de manière séquencée et progressive : • Un diagnostic urbain et paysager intégrant une approche et analyse sensible du site ; • Des investigations de terrain auprès d’acteurs impliqués dans la conception, réalisation et/ ou gestion des projets (9 entretiens) ; • Des investigations de terrain auprès d’habitants : entretiens ouverts courts (30/quartier) ; « parcours multisensoriels » (10/quartier), « baluchons multisensoriels »1 (8 environs/ quartier).

4 Cette démarche a été réalisée sur des terrains spécifiques, des quartiers dits durables2 : le Wilhelmina Gasthuis Terrein à Amsterdam (Pays-Bas) ; les quartiers d’Augustenborg et de Bo01 à Malmö (Suède).

5 En termes de résultats, cette thèse montre que le paysage multisensoriel (PM), par sa consistance spatiale, sociale et sensorielle, peut être un terrain d’échange et de dialogue entre les acteurs professionnels de l’urbain et les habitants. Ce potentiel médiateur est d’autant plus renforcé que la multisensorialité traite non seulement des rapports sensoriels eux-mêmes mais nous renseigne sur bien d’autres thématiques et permet aux sentiments et affects de se libérer.

6 Concernant plus spécifiquement les rapports sensoriels, cette thèse met en évidence que, malgré la primauté de la vue, les autres sens sont fortement présents dans les discours, à des proportions différentes selon les contextes. Cependant, si nous constatons des différences « quantitatives » entre les différents rapports sensoriels et leur présence dans les quartiers étudiés, il ressort une uniformité sensorielle (autre que visuelle) « qualitative », avec des marqueurs sensoriels relativement communs aux 3 quartiers. Cette uniformité questionne alors la sensorialité des quartiers dits durables ainsi que la reconnaissance de ceux-ci.

Figure 1 - Hiérarchie des rapports monosensoriels dans les quartiers durables étudiés –

WGT Bo01 Augustenborg

Sens / occurrences

Vue 89 Toucher 94 Ouïe 77

Ouïe 79 Vue 88 Vue 75

Odorat 43 Ouïe 80 Odorat 54

Toucher 26 Odorat 43 Goût 29

Goût 11 Goût 22 Toucher 20

Source : Manola, 2012

Carnets de géographes, 5 | 2013 219

7 Il ressort aussi que par les thématiques dont il est porteur (écologie ; esthétique ; pratiques et usages de l’espace ; mise en lien de la nature et de l’urbain…), le PM peut être un outil d’action sur les « impensés » de la durabilité urbaine (à l’échelle du quartier et comme celle-ci a été définie par les habitants). Il peut notamment être une approche pour considérer : les aspects esthétiques de la durabilité (et ses retombés sur la qualité du cadre de vie et le bien-être) ; les (changements des) modes de vie et comportements qui l’accompagnent (ou pas) ; l’implication des habitants dans le processus de projet dans la décision et la gestion de leurs territoires de vie. In fine, le PM peut participer à une (re)considération du développement urbain durable plus sensible et qui le positionnera bien plus en termes d’habitabilité que d’éco‑gestion technique de l’urbain.

8 D’un point de vue méthodologique, le test de la démarche dans son ensemble a permis de montrer que, sous certaines conditions (adaptabilité, complémentarité des méthodes, innovation méthodologique…), le sensible habitant peut être libéré et exprimé. De plus, notre objectif de tester la méthode inédite des baluchons multisensoriels a été un succès. En effet, les baluchons se complètent avantageusement avec les autres méthodes mises en place et apportent des résultats inédits (accès à des espaces et à des moments de la journée rarement abordés ; discours poétiques et libération des affects et des émotions…).

Figure 2 - Les méthodes, les discours, les lieux associés, les rapports sensoriels exprimés

Méthode Entretiens Parcours Baluchons

Discours Discours plus spontané Récit conventionnel Représentations Discours Expériences sensorielles Représentations collectives et vécus Avis, jugements collectives personnelles

Paysages symboliques communs intimes

Vue – 144 Ouïe – 139 Odorat – 74 Vue – 95 Sens Toucher – 86 Vue – 13 Ouïe – 86 Goût - 38 Ouïe – 11 Odorat – 59 + Odorat – 7 Toucher – 54 A ects Toucher – 9 Goût - 15 ff Goût - 0

Source : Manola, 2012

9 Enfin, par la formalisation cartographique3 de nos résultats sur un des trois quartiers, nous avons souhaité proposer un type de support qui peut servir tout aussi bien comme système d’analyse sensible d’un territoire et de ses potentialités, mais aussi et surtout comme moyen de débat, de discussion et d’implication de la totalité des acteurs intéressés, et qui permettrait à terme, une réelle considération sensible de l’urbain.

Carnets de géographes, 5 | 2013 220

Lien électronique http://hal.archives-ouvertes.fr/index.php? halsid=fe2p03brh727d3tdcjfodh1ri5&view_this_doc=tel-00732261&version=1

Discipline Urbanisme, aménagement et politiques urbaines

Directeur Chris Younès et Guillaume Faburel

Université Institut d’Urbanisme de Paris – Université Paris-Est

Membres du jury de thèse, soutenue le 4 avril 2012 - Mme Younès Chris, Docteure et HDR en philosophie, Psycho-sociologue, Professeure des écoles d’architecture (ENSA de Paris la Villette, ESA), Directrice et chercheure au Gerφau – UMR CNRS 7218 LAVUE – co-directrice de thèse - M. Faburel Guillaume, Docteur et HDR en Urbanisme et Aménagement, Géographe et Urbaniste, Maître de Conférence (Institut d’Urbanisme de Paris, Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne), Chercheur au Lab’Urba – co-directeur de thèse - M. Luginbühl Yves, Docteur et HDR en Géographie, Directeur de recherche émérite (Section CNRS 39) – rapporteur - M. Thibaud Jean-Paul, Docteur et HDR en Urbanisme et Aménagement, Sociologue, Directeur de recherche – CRESSON (ENSA de Grenoble)/UMR CNRS 1563 – rapporteur - M. Paquot Thierry, Docteur et HDR en philosophie, Professeur des universités (Institut d’Urbanisme de Paris, Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne), Chercheur au Lab’Urba – examinateur - Mme Lemercier Evelyne, Chargée de mission - Ministère de l’Écologie, du Développement Durable, des Transports et du Logement (MEDDTL) - Direction Générale de l'Aménagement, du Logement et de la Nature (DGALN) - Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA) – examinatrice

Situation professionnelle actuelle Attachée Temporaire d’Enseignement et de Recherche à l’Institut d’Urbanisme de Paris – Université Paris-Est Chercheure associée au Lab’Urba – Institut d’Urbanisme de Paris Chercheure associée à l’Atelier de recherche Politopie

Courriel de l’auteur thea.manola[at]gmail.com

Carnets de géographes, 5 | 2013 221

NOTES

1. Cette méthode spécialement créée à l’occasion de ce travail, consiste pour le participant à tenir une sorte de journal multisensoriel pendant une semaine environ, dans lequel il raconte ses expériences sensorielles et ses ressentis, au contact de ses cheminements et pratiques quotidiens. Pour l’y aider, plusieurs supports accompagnent le journal : un appareil photo jetable, un enregistreur numérique, une enveloppe permettant de recueillir différents objets qui feraient sens pour les habitants. 2. Les résultats de notre travail sur ces quartiers ont ainsi pu nourrir une autre recherche à laquelle nous avons participée – Cf. Faburel G. (resp. scient.), Manola T., Geisler E., avec Davodeau H. et Tribout S., 2011, Les quartiers durables : moyens de saisir la portée opérationnelle et la faisabilité méthodologique du paysage multisensoriel ?, –PIRVE 2008, pour le CNRS et le PUCA, 185 p. 3. Cf. http://preview.pa-th.com/thea_manola/

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 222

Le système des villes moyennes du sud du chili, vers la construction de nouveaux espaces de relations ?

Francisco Maturana

1 La question des villes moyennes ou intermédiaires a été largement débattue, en raison de la difficulté à établir leur définition. Les différentes recherches sur les villes moyennes et intermédiaires montrent que le débat sur les concepts est très ouvert et très développé en géographie. Les appréciations des concepts varient selon les pays et selon le rôle que possède chaque ville moyenne à l’intérieur de l'armature urbaine.

2 Il est possible en reliant le concept de ville intermédiaire aux « fonctions territoriales », que nous pourrions définir comme : l’ensemble des activités d’une ville qui ont un impact sur l’organisation spatiale du système, ainsi que sur le flux des personnes et des marchandises. Il s’agirait d’interactions entre différentes villes (ou territoires) qui provoqueraient des liens de dépendance ou de concurrence, ce qui se traduit par une articulation particulière de la hiérarchie urbaine, selon l’impact occasionné par la fonction spatiale de la ville et les rapports entre les villes.

3 Un système particulier de villes moyennes se trouve situé au sud du Chili, qui est constitué par les régions La Araucanía, Los Ríos et Los Lagos (voir figure 1). Du point de vue de l'organisation spatiale, même si le paradigme de la place centrale semble dominer, certaines caractéristiques du paradigme du réseau sont visibles, spécialement là où la taille démographique d'une ville ne détermine pas la dynamique et l'influence hiérarchique que peut avoir le centre urbain dans son territoire. De toute façon, bien que les villes de cette région ne présentent pas de dépendance capitale envers un centre urbain de plus grande taille, leur autonomie, en termes de services ou d'infrastructure, est encore peu développée. En effet, ce système présente une configuration spatiale plutôt monocentrique, où les interactions entre villes se développent à l'intérieur de chaque région, et les liens transfrontaliers sont faibles voire inexistants.

Carnets de géographes, 5 | 2013 223

Figure 1 : Le système des villes moyennes du sud du Chili

Source : Élaboration personnelle

4 Les centres urbains du sud du Chili à l'intérieur de chaque région entretiennent trois types de relations (voir figure 2). Le premier type, que nous avons nommé de forte domination, possède une dominance par sa taille et par la présence d'aspects fonctionnels. En effet, il s'agit de deux centres urbains où l'un d'entre eux est de plus grande taille que l'autre. La dominance du centre de plus grande taille est liée aux aspects économiques et administratifs, la concentration de biens et de services, d'infrastructure, d'éducation et d’emploi sont des caractéristiques de cette domination. La proximité ne serait pas déterminante dans cette configuration, car le centre dominant de grande taille pourrait gérer un rayon de domination presque à échelle régionale sur un autre centre urbain. Des exemples en sont la ville de Temuco et sa dominance sur les centres urbains de Nueva Imperial ou Lautaro, mais c'est aussi le cas de Puerto Montt et son effet sur la ville de Llanquihue, ou, sur des distances géographiques plus éloignées, l'influence de la ville de Temuco sur Victoria.

5 Dans le deuxième type (domination moyenne), il s'agit de deux centres urbains de tailles similaires ou parfois différentes (sans présenter une grande disparité), où l'un d'eux a une dominance sur l'autre, du fait de leur proximité géographique, d’une activité économique ou d'aspects fonctionnels. C'est le cas des villes de La Unión et Río Bueno ou de Castro et Ancud.

6 Dans un troisième type, nous trouvons une « relation d'équivalence » où il est possible d'observer des villes de taille similaire ou non, géographiquement proches ou non, mais qui entretiennent un grand nombre de flux égaux sans présenter de dominance entre elles. Généralement, ces deux centres sont dominés par un troisième nœud supérieur dans la hiérarchie, des exemples en sont Paillaco et Río Bueno, Victoria et Curacautín.

Carnets de géographes, 5 | 2013 224

Figure 2 : Les types de relations des villes du sud du Chili

Source : Élaboration personnelle

7 À l’échelle régionale, nous pouvons constater trois types de configurations (voir figure 3), la première organisation est de type étoile, elle est constituée de plusieurs villes dominées par un grand centre urbain. Il s'agit d'un réseau monocentrique à forte relation hiérarchique verticale. Les flux se dirigent plutôt vers le centre et dans ce cas l'attraction est liée à l'emploi, l'éducation, à l’infrastructure et aux services. Par la disposition géographique des villes dans l'espace nous pourrions dire que cette organisation est présente dans la région de La Araucanía.

Figure 3 : Trois types de configurations dans l'espace régionale au Chili

Source : Élaboration personnelle

8 Le deuxième type d'organisation est du type connecteur de nœuds linéaire, qui présente une dépendance moyenne entre villes dans l'ensemble urbain et qui montre, en dépit de l'existence d'un grand centre urbain et son rôle concentrateur, que d'autres nœuds du réseau ont une certaine autonomie de relations réciproques sans la capitale régionale. Les flux sont établis dans un sens est-ouest et vice versa (géographiquement). Il s’agit notamment de l'organisation des villes qui se développent dans la région de Los Ríos.

9 La troisième configuration possède un grand centre à forte hiérarchie. Les relations entre villes se font dans un sens géographique, plutôt situé nord-sud et vice versa, avec une caractéristique de connexion linéaire où la communication entre les nœuds est un grand axe qui les connecte tous de façon continue. Fonctionnellement, les relations entre centres urbains se font plutôt de façon verticale et hiérarchique. Par ailleurs, il existe un deuxième nœud d'importante taille, mais dont l'influence est limitée. À

Carnets de géographes, 5 | 2013 225

l'intérieur de l'organisation, des nœuds s'organisent certains territoires fermés ou isolés. Il s’agit de la région de Los Lagos.

Lien électronique http://geografia.udec.cl/fmaturana/These_MATURANA/

Discipline Géographie

Directeur Robert, Jean

Université Université Paris-Sorbonne Paris IV

Membres du jury de thèse, soutenue le 12 mars 2012 - M. ARENAS, Federico Professeur à l'Université Pontificale Catholique du Chili - MME BRETAGNOLLE Professeure à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne - M. CARRIERE Professeur émérite à l'Université de Tours - M. ROBERT Professeur à l'Université Paris-Sorbonne Paris IV

Situation professionnelle actuelle Assistant professor à Universidad de Concepción, Chile

Courriel de l’auteur mailto:franmaturana[at]udec.cl

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 226

Matérialisations du souvenir en montagne les enjeux identitaires des places et des placements

Emmanuelle Petit

1 Cette thèse s’intéresse à un ensemble d’objets qui matérialisent différents types de souvenirs au sein des Alpes Occidentales. L’originalité de ces artefacts réside dans leur nature même : ils figurent tous l’idée de montagne sous diverses formes et pour différents motifs. Il s’agit tout aussi bien de monuments érigés au détour d’une rue ou sur une place centrale pour commémorer un exploit, une catastrophe ou l’œuvre d’un homme en relation avec la montagne, que de stèles funéraires, profilées à l’image de sommets, érigées çà et là dans les cimetières, ou encore de plaques scellées à même le roc de la montagne.

2 À partir d’une réflexion sur le façonnement de ces artefacts qui jouent avec la figure de la montagne, cette recherche interroge le rôle de l’espace dans les processus mémoriels et identitaires. Elle propose une lecture interobjective par l’identification, la spatialisation et la généalogie des différentes manières de mettre en scène le souvenir au sein des Alpes Occidentales. Elle aborde également à partir de récits produits dans deux contextes spécifiques (Bessans en Haute-Maurienne (Savoie), Chamonix en Haute- Arve (Haute-Savoie)), selon une approche intersubjective cette fois, les relations que les hommes nouent avec ces artefacts, qu’ils vivent quotidiennement au contact de ces derniers ou qu’ils les contemplent de manière tout à fait occasionnelle. Cette démarche et ce terrain permettent de dégager les enjeux identitaires de la mise en visibilité des souvenirs et de souligner le rôle de l’espace dans ces processus.

3 Cette thèse défend l’idée que les artefacts sont centraux dans l’établissement des rapports sociaux. Ils participent à la construction des mondes de chacun et jouent un rôle actif dans les relations à soi et à l’autre autour d’un ensemble de jeux d’échelles et de métriques. Les artefacts du souvenir seraient donc à la fois un ferment et un révélateur du fonctionnement identitaire de la société.

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4 Cette recherche repose à la fois sur un recensement et une description des figurations de la montagne concernant différents types d’artefacts du souvenir, sur un travail d’archives reconstituant leur généalogie et enfin sur une soixantaine d’entretiens « focalisés » avec des acteurs institutionnels, des habitants des communes enquêtées et des touristes. Elle a aussi bénéficié des apports d’une recherche-action menée parallèlement dans le contexte chamoniard.

5 Elle se déroule en sept chapitres.

6 Le premier chapitre pose les fondements conceptuels nécessaires à l’appréhension des artefacts érigés pour se souvenir en des lieux spécifiques et des constructions qui prennent forme à leur contact. Ce cheminement théorique, construit en confrontation avec le terrain, a pris forme autour de plusieurs nécessités. La première nécessité est conceptuelle : expliciter la conception de l’objet défendue dans cette démarche et l’intérêt du recours au terme d’artefact en définissant le rôle social attribué aux objets. La seconde nécessité relève du l’ordre du disciplinaire. Mener une recherche sur des objets fabriqués pour se souvenir n’est pas une thématique habituelle en géographie. Aussi est-il apparu incontournable de positionner cette recherche dans le champ disciplinaire tout en exposant les apports de l’ensemble des sciences sociales et en dégageant les enjeux spatiaux autour de la mémoire, de l’identité et des objets les matérialisant. Le premier temps de ce premier chapitre témoigne de l’ancrage des objets dans la discipline. La géographie s’intéresse à eux dès ses débuts institutionnels avec une conception extrêmement matérialiste. Les objets sont considérés comme des témoins permettant de prouver la véracité de l’analyse. Abandonnés dans les années 1960 au profit soit d’une géographie quantitative soit au profit d’une géographie humaniste tournée sur le sujet, les objets peuvent retrouver leur place dans la discipline grâce aux apports de l’ensemble des sciences humaines et sociales. Le deuxième temps invite à passer de l’objet témoin figé d’une histoire à l’objet social actif dans les configurations sociales et les constructions identitaires dont le sens est sans cesse renégocié, toujours ou parfois cristallisé, sédimenté justement. Cette conception est un moyen de renouveler les recherches autour de ce que certains nomment la culture matérielle. Un dernier temps aborde enfin la spécificité mémorielle des objets concernés, leur incontournable dimension spatiale et identitaire, et justifie l’emploi du terme d’artefact du souvenir comme un moyen de ne pas enfermer par avance les objets dans des catégories déterminées a priori, par avance.

7 Le second chapitre propose une scénarisation du dispositif méthodologique. Scénarisation dans le sens où cette présentation méthodologique est a posteriori une mise en cohérence d’une pratique du terrain qui s’est effectuée à tâtons par des allers et retours incessants entre observations, inductions, hypothèses, déductions. Au fil des découvertes, les attendus ont parfois changé de forme, modifiant en retour le fil de la recherche. Il insiste sur la nécessité de croiser un ensemble de techniques pour cerner toutes les dimensions de l’artefact et appréhender les constructions/déconstructions/ reconstructions dont ils font l’objet. Ainsi, de manière imbriquée, observations, entretiens, recherche-action, et recherche documentaire ont donné lieu à des moments de terrain bien distincts. Ce chapitre vise aussi à rendre accessible la subjectivité du chercheur active sur le terrain, en concevant cette mise à jour comme un moyen de maîtriser les cadres d’interprétations de cette recherche qualitative. C’est donc pour partie un retour réflexif sur le cheminement de cette thèse au fil des découvertes.

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8 Les troisième et quatrième chapitres s’attèlent à l’une des facettes de l’identité en tentant d’exciper ce qui distingue ces artefacts, ce qui permet de le définir. L’artefact est dans ce cas analysé de façon objective. Les artefacts sont minutieusement décrits pour dresser leurs caractéristiques identitaires respectives. Où se situent-ils ? Quand et pourquoi ont-ils été érigés ? À quelles mises en scène a-t-on affaire ? À qui ces mises en scène sont-elles destinées ? Sur quels attributs la figuration de la montagne est-elle construite ? Répondre à ces questions a permis d’établir en quelque sorte une carte d’identité et de dégager les différentes façons d’afficher une singularité ou une appartenance. Cette forme de description ethnographique de l’artefact est une mise en évidence des différentes rhétoriques spatiales identitaires mises en place, dans chacun des contextes socio-culturels étudiés, pour se différencier et/ou se reconnaître membre d’un collectif plus ou moins vaste. Cette description se déroule en deux temps et avec deux types d’approche. Le troisième chapitre propose une analyse morphologique des artefacts à partir de décomptes statistiques. Il s’intéresse plus particulièrement à la question de la localisation et à l’identification de différentes manières de mettre en scène le souvenir, d’où résulte une spatialisation de différentes formes de mise en visibilité du souvenir. Le quatrième chapitre traite quant à lui de la question des temporalités d’édification des artefacts et des acteurs en jeu. Il propose une reconstitution généalogique des différentes manières de faire, tel un récit inaugural sur lequel et avec lequel les constructions identitaires prennent aujourd’hui forme.

9 Les cinquième, sixième et septième chapitres reconsidèrent la question de l’identité à partir de l’artefact, en ne l’interrogeant non plus à partir de l’objet même, mais à partir de la relation que les individus nouent avec ces objets fabriqués. Ils permettent ainsi de montrer que cette relation est aussi créatrice d’identité, que l’artefact ainsi que l’emplacement qu’il occupe font sens pour ceux qui le pratiquent. Au travers de l’analyse des récits, ces chapitres révèlent tantôt comment l’artefact est un moyen pour les individus de définir leur face d’acteur social inséré dans un collectif, tantôt un moyen de se distinguer de l’autre. L’artefact est cette fois envisagé de façon intersubjective puisqu’il s’agit, non pas d’établir l’état descriptif des significations produites par les différents acteurs concernant les mises en scène du souvenir, mais bien de mettre en évidence comment leurs récits construisent et reposent sur différents dispositifs, différents agencements spatiaux du souvenir qui règlent pour partie les constructions identitaires. Les cinquième et sixième chapitres s’intéressent tout particulièrement aux questions d’emplacement et de place, alors que le septième chapitre s’attèle à l’importance de la mise en scène quant à l’attribution de la place.

10 Au bout du compte, cette thèse tente de prouver qu’à partir d’un tout petit objet, il est possible de saisir de nombreux enjeux du fonctionnement de la vie en société, qui s’expriment entre autres par la recherche, l’octroi, la tenue, la défense d’une place. Elle constitue en cela une invitation au développement d’une micro-géographie attentive aux individus, à ce qu’ils disent, à ce qu’ils font, et à ce qui légitime leur place, celle qu’ils veulent tenir et celle qu’on leur fait tenir, à travers les rapports sociaux qui se nouent et se dénouent autour de ces artefacts.

Lien électronique http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00752857

Carnets de géographes, 5 | 2013 229

Discipline Géographie

Directeur Guy Di Méo

Université Université Bordeaux 3

Membres du jury de thèse, soutenue le 28 septembre 2012 - Vincent Veschambre, Professeur de géographie, École Nationale d’Architecture de Lyon (Rapporteur) ; - Michel Lussault, Professeur de géographie, Université de Lyon, École Normale Supérieure de Lyon (Rapporteur) ; - Patrick Baudry, Professeur de sociologie, Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne (Examinateur) ; - Béatrice Collignon, Maître de conférence de géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Examinatrice) ; - Isabelle Sacareau, Professeure de géographie, Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne, (Présidente du jury)

Situation professionnelle actuelle Membre associé de l’UMR ADES 5185 CNRS

Courriel de l’auteur mailto:emmanuellepetit[at]laposte.net

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Thèmes : Carnets de soutenances

Carnets de géographes, 5 | 2013 230

Pour une géographie de la gestion de crise : de l’accessibilité aux soins d’urgence à la vulnérabilité du territoire à Lima

Jeremy Robert

1 L’agglomération urbaine de Lima et Callao (9 millions d’habitants) se prépare à un séisme de grande magnitude susceptible de provoquer une crise majeure. Face à cette crise à venir, quelles connaissances peut-on produire sur la vulnérabilité du territoire urbain ?

2 Cette recherche a été menée au sein du laboratoire EDYTEM de l’Université de Savoie, et de l’Institut Français d’Études Andines (IFEA) à Lima. Elle s’insère dans les travaux du programme PACIVUR de l’IRD sur les vulnérabilités urbaines dans les pays andins et s’inscrit dans un contexte opérationnel, à travers d’étroites collaborations avec les institutions locales, principalement l’Institut National de Protection Civile (INDECI) et le ministère de la Santé péruvien.

3 La recherche propose de poser les jalons d’une géographie de la gestion de crise à partir de la question de l’accessibilité aux soins à Lima. C’est une géographie urbaine à la croisée des problématiques du risque, de la crise et de la santé d’urgence, qui aborde frontalement les dimensions spatiales et territoriales de la gestion des situations de crise.

4 Plusieurs facteurs justifient le choix de Lima où la question d’un séisme de grande magnitude occupe une place majeure sur l’agenda des pouvoirs publics. La préoccupation dont elle fait l’objet s’est vue exacerbée suite au séisme de Pisco en 2007 (200km au sud de Lima), qui provoqua plus de 500 morts, questionnant l’efficacité du dispositif de protection civile péruvien. La catastrophe d’Haïti en 2010, suivie par le séisme du Chili puis du Japon en 2011, ont maintenu le sujet au sein de l’actualité, mais les interrogations sur une crise à venir restent nombreuses. En effet, alors qu’elle fut détruite dans sa presque totalité par un séisme en 1746, la capitale péruvienne n’a plus

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connu de crise majeure depuis. Aujourd’hui, la ville s’est agrandie, densifiée, fragmentée, complexifiée, favorisant les inégalités sociales et la construction de nouvelles vulnérabilités qu’il s’agit d’identifier.

5 Dans ce contexte, l’objectif est de démontrer l’intérêt d’une analyse des dimensions spatiales et territoriales de la gestion de crise pour la compréhension des vulnérabilités du territoire urbain. Pour ce faire, la recherche s’appuie sur un panorama de grandes crises urbaines et propose une analyse critique des paradigmes de gestion des risques et des catastrophes. Innovante, cette approche géographique impose de saisir conjointement la complexité des situations de crises et la vulnérabilité des grandes agglomérations urbaines.

6 Elle part de l’idée que la gestion de crise consiste à mettre en relation des ressources utiles au moment de l’évènement et des espaces vulnérables à secourir en priorité. Une mauvaise adéquation entre ressources et besoins est source de difficultés. Suivant cette logique, une base de données géoréférencées des ressources de santé d’urgence à Lima a été construite et sert de base pour l’analyse des dimensions spatiales et territoriales de la gestion de crise. Différentes vulnérabilités sont mises en évidence : celles des hôpitaux majeurs, celles du dispositif de soins, et celles de la population à travers l’accessibilité aux soins d’urgence. Elles contribuent toutes à la compréhension de la vulnérabilité du territoire.

7 Cette recherche propose de faire de la gestion de crise un véritable objet de recherche de la géographie, capable d’éclairer les questions urbaines au-delà de la problématique des risques. Elle formalise un cadre conceptuel et méthodologique alors même que les dimensions spatiales des crises ne sont que très peu explorées par les géographes. Elle propose ainsi de décrypter la vulnérabilité à partir d’une lecture conjointe des dimensions spatiales et territoriales de la gestion de crise au moment de l’événement et des processus de construction de la ville sur le temps long. Cette géographie de la crise dépasse le clivage entre prévention des risques et préparation aux situations d’urgence en s’inscrivant dans un continuum risque / crise, et réintroduit le territoire et le politique au cœur de la problématique des risques et des crises en milieu urbain.

8 Cette approche originale soulève nécessairement une série d’interrogations, allant du positionnement du chercheur, des choix conceptuels et de leurs implications, de la reproduction de la méthodologie, jusqu’aux champs de recherche dans lesquels elle s’inscrit.

9 Le contexte de travail se répercute en effet sur la recherche réalisée, qui se situe au carrefour entre la recherche et la recherche-action. Cela se traduit dans la méthode de travail, favorisant la collaboration avec les institutions locales et la production de données directement utiles pour les gestionnaires. Répondre aux besoins de ces derniers implique en retour une remise en question des cadres conceptuels classiques et la formulation de nouvelles approches plus cohérentes avec la réalité du terrain. Aussi, la démarche proposée s’appuie sur un cadre conceptuel original, plaçant les enjeux du fonctionnement urbain au cœur de la définition des risques, et ouvre des pistes pour la réduction des vulnérabilités, inscrites dans un ensemble cohérent allant de la préparation aux situations d’urgence à la prévention des risques, voire du gouvernement urbain en général.

10 La démarche proposée, si elle est construite en confrontation avec le terrain particulier qu’est la ville de Lima, ne s’y limite pas. Les vulnérabilités du fonctionnement urbain de Lima renvoient en effet à des phénomènes plus globaux qui marquent l’évolution des

Carnets de géographes, 5 | 2013 232

sociétés contemporaines. Aussi, la philosophie et la démarche de cette recherche sont exportables à d’autres agglomérations urbaines, du Sud comme du Nord.

11 Enfin, cette géographie de la gestion de crise propose un angle d’approche original pour la compréhension des vulnérabilités urbaines. Elle dépasse et critique les discours sur la résilience focalisés sur le renforcement des capacités locales. Elle propose au contraire de porter un regard nouveau, détaché et critique, non seulement sur les politiques de gestion des risques et des crises, mais aussi sur les modes de gouvernements, le rôle de l’État et les politiques publiques. Elle ouvre ainsi des pistes de réflexion, discutant le positionnement de la recherche sur les risques souvent trop enclavé, et plaidant pour une ouverture des questionnements.

Lien électronique http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00766252

Discipline Géographie

Directeurs Patrick Pigeon et Robert D’Ercole

Université Université de Savoie

Membres du jury de thèse soutenue le 26 octobre 2012 Patrick Pigeon (Université de Savoie, directeur), Robert D’Ercole (IRD, co-directeur), Alain Musset (EHESS, président), Frank Lavigne (Paris 1, rapporteur), Freddy Vinet (Montpellier 3, rapporteur), Christina Aschan‑Leygonie (Lyon, examinatrice) Virgina Garcia Acosta (CIESAS, examinatrice).

Situation professionnelle actuelle Chercheur associé au laboratoire EDYTEM de l’Université de Savoie et à l’Institut Français d’Études Andines. Consultant de l’ONG COOPI dans le cadre d’un projet de recherche / coopération menée avec l’IRD à Port-au-Prince (Haïti).

Courriel jeremy.robert[at]univ-savoie.fr / robert.jeremy2013[at]gmail.com

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Thèmes : Carnets de soutenances

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