Things Ain't What They Used to Be

Souvenirs du Duke et de quelques autres

Guy de Longevialle – Décembre 2013

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Souvenirs du Duke et de quelques autres

J'avais 13 ans et j'écoutais Caravan Page 3

Le tour du en 78 tours Page 5

14 rue Chaptal Page 7

Pleyel sous haute tension Page 10

Louis et son All-Stars Page 12

Un grand festival, toujours à Pleyel Page 13

Et voici le Duke Page 15

Petits ensembles en club Page 17

Grands orchestres en concert Page 19

Jazz à Juan Page 21

Pour Page 22

Sous le regard d'Auguste Page 25

Jazz in Marciac Page 26

Duke Ellington le plus grand Page 28

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I'm Beginning to See the Light J'avais 13 ans et j'écoutais Caravan

Qu'est-il devenu ce vieux phono à aiguille grâce auquel j'ai découvert la musique de ? C'était en 1941, j'avais treize ans, et, comme Yves Montand l'a chanté, j'écoutais Caravan. J'écoutais Caravan avec Serge, un bon copain du lycée Janson. Sa tante Rose-Marie lui avait prêté quelques disques de jazz d'avant la guerre sur lesquels les jeunes dansaient alors le fox-trot. C'était, je me souviens, des disques du "Hot Five" de , et surtout du "Famous Orchestra" de Duke Ellington.

Ellington quarante et one / Yves Montand (1981)

Pourquoi cette musique, qui datait déjà d'un certain temps, des années 1925/1930, nous attirait-elle alors autant ? Peut-être bien par ce sentiment de liberté que représentait alors l'improvisation, improvisation collective pour les musiciens de la Nouvelle-Orléans et de Chicago, improvisation individuelle pour les solistes du Duke. La liberté a toujours été un bien précieux, mais c'était encore plus vrai à cette époque, durant les quatre années de l'occupation allemande à Paris.

On imagine d'ailleurs assez mal aujourd'hui la vigueur de la censure qui régnait alors, dans la presse et aussi dans les radios existantes, Radio Paris, Radio Cité. Le jazz américain était totalement banni des ondes de la radio française. Mais il y avait chez nous d'excellents musiciens auxquels le quintette du "Hot Club de France" de et Stéphane Grappelli avait montré le chemin. Alix Combelle au saxo ténor, Aimé Barelli à la trompette, Hubert Rostaing à la clarinette et quelques autres se produisaient d'ailleurs de temps à autre à la radio, interprétant alors les standards américains sous des titres francisés. On a raconté que le célèbre Saint-Louis Blues était ainsi devenu La tristesse du roi Saint-Louis !!

3 Pour ce qui est du jazz, c'était l'époque du "swing", ce mot magique qui avait traversé l'océan à la fin des années trente et qui évoquait maintenant non seulement le subtil balancement propre au jazz, mais aussi un certain comportement de la jeunesse. La mode de ce qu'on a appelé les "zazous" (les jeunes qui portaient une veste et des cheveux trop longs) traduisait déjà une sérieuse prise de distance avec l'ordre établi. Mais le jazz, le swing, étaient en quelque sorte le fruit défendu. A tel point qu'au lycée les disques de Fats Waller circulaient sous le manteau, entre les initiés...

Ce n'est qu'après la libération de Paris que nous arrivèrent non seulement les films américains mais aussi cette musique vivante que représentait le jazz. C'est l'orchestre du Major Glenn Miller qui se tailla le grand succès du moment, avec le fameux In the Mood, spécialement écrit pour la danse.

De mon côté, je m'efforçais d'écouter le plus souvent possible la radio des troupes américaines, l'AFN, l'American Forces Network. J'ai en particulier le souvenir d'une émission à ne pas rater, "Off the record", une heure consacrée aux enregistrements récents de toutes les formations en vogue. C'est donc là que j'ai vraiment fait connaissance avec l'orchestre de Duke Ellington, celui de 1945/1946. Ce n'est évidemment qu'un peu plus tard que j'allais découvrir ce que beaucoup considèrent comme sa plus grande période, celle de Ben Webster et de Jimmy Blanton, celle des années 1940/41.

Pour le moment, en 1946, je trouvais cette musique d'une richesse et d'une somptuosité qui m'enchantaient. Ces disques de 1946 étaient tout à fait représentatifs car l'orchestre avait alors réenregistré la plupart de ses succès des années trente. Quant au succès de l'année, c'était incontestablement I'm Beginning to See the Light :

I'm Beginning to See the Light / Ella Fitzgerald & The Ink Spots (1945)

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Sepia Panorama Le tour du jazz en 78 tours

Qui connaît Baden Baden, aux portes de la Forêt Noire ? C'était devenu, après la guerre en 1945, le siège de l'administration de la zone française d'occupation en Allemagne. Pour des raisons familiales, j'y ai passé plusieurs vacances et cette charmante ville d'eaux a beaucoup compté dans mon parcours d'amateur de jazz. Car c'est à la bibliothèque installée dans les locaux du Casino que j'ai dévoré Le , livre qu'avait écrit , président fondateur du "Hot Club de France". Grâce à Panassié, que l'on appelait le "Pape de Montauban", j'ai ainsi fait la connaissance de l'histoire du jazz avant 1940, depuis sa naissance à la Nouvelle- Orléans jusqu'au règne des grands orchestres noirs, Fletcher Henderson, Jimmy Lunceford, Count Basie et bien entendu Duke Ellington.

Hugues Panassié, qui n'était pas avare de superlatifs, avait un vrai talent pour faire partager au lecteur sa passion pour cette musique. II racontait fort bien la vie des musiciens noirs, si difficile à l'époque de la ségrégation, le rôle joué par les deux créateurs exceptionnels qu'étaient Louis Armstrong en tant que soliste et Duke Ellington en tant que compositeur et chef d'orchestre. Il avait également une émission régulière à la radio, émission dont l'indicatif était le fameux Cornet Chop Suey du premier Hot Five. C'est alors que je pris deux décisions "majeures !" pour progresser dans ma connaissance de cette musique.

La première était de me procurer le plus vite possible des disques enregistrés par ces deux musiciens dont je venais de découvrir l'importance. La seconde était de chercher où rencontrer d'autres amateurs, où écouter de la musique vivante.

Jusqu'à l'irruption récente de la consommation de musique sur Internet, les bacs des disquaires étaient pleins à craquer, œuvres originales, rééditions ou compilations, on ne savait comment faire son choix. Dans les années d'après guerre, le choix était vite

5 fait. On était encore en pleine période de restrictions de tous ordres et l'on ne trouvait que quelques nouveaux disques de jazz chaque mois. Encore fallait-il se rendre dans de rares magasins spécialisés. Pour ma part, je me souviens d'un magasin situé à l'étage aux Champs-Elysées, le Broadway, ainsi que du Discobole, dans la galerie marchande de la gare Saint-Lazare.

C'est là que je venais régulièrement chercher les "78 tours" d'Armstrong ou de Duke Ellington que je possède encore aujourd'hui. Les jeunes, nés avec les CD, voire les microsillons, les vinyles, n’ont pas connu ces disques cassables dont la durée était limitée à trois minutes. On les lisait avec une aiguille, en acier ou en bois, qu'il fallait changer très souvent. Dans les années d'immédiat après-guerre, on ressortait au compte-gouttes des disques enregistrés avant le lock-out décidé en 1942 par les grandes compagnies. Pour l'orchestre d'Ellington, il s'agissait d'abord de la période "jungle" (Black and Tan Fantasy, The Mooche, Creole Love Call), des succès populaires tels que Solitude, Mood Indigo ou Caravan.

Puis nous eûmes droit aux enregistrements des années 1940 et 1941. J'avoue que je fais partie de ceux qui estiment qu'il s'agit là de la période parfaite de l'orchestre. Quel orchestre que celui où Ben Webster était venu donner un impressionnant volume à la section de saxophones où brillaient déjà Johnny Hodges, Harry Carney, Otto Hardwick et ! Quel orchestre que celui où le très jeune Jimmy Blanton imposa la contrebasse comme un instrument décisif du swing dans une grande formation ! Quel orchestre auquel le modeste Billy Strayhorn était venu par ses arrangements apporter une couleur toute nouvelle ! Je ne vais pas citer des morceaux en particulier, il y en aurait trop ! Sepia Panorama peut-être ?

On l'écoute, sur mon vieux phono… :

Sepia Panorama / Duke Ellington & his Famous Orchestra (1940)

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Hot House 14 rue Chaptal

1948, j'avais 20 ans, j'étais en deuxième année d'HEC. Dans ma quête d'un lieu d'échanges sur le jazz, j'ai découvert l'existence du Hot Club de Paris et je m'y suis présenté un samedi. Au 14 de la rue Chaptal, dans le quartier de la "Nouvelle Athènes", juste à côté du Musée de la Vie Romantique, se trouvait un joli petit hôtel particulier. J'y fus accueilli par la cheville ouvrière du club, , le fils du peintre Robert Delaunay. Il me recommanda d'acheter Jazz Hot, la revue qu'il avait créée en 1935 avec Hugues Panassié et m'invita à rester pour l'audition de disques qui avait lieu tous les samedis après-midi.

Chaque samedi nous étions une quinzaine à nous réunir, assis par terre dans le bureau de Charles Delaunay pour découvrir les nouveautés de la semaine ; Il y avait là, entre autres, les membres du Comité de rédaction de la revue, André Hodeir, Jacques Souplet, Frank Ténot et Boris Vian, lequel assurait une féroce revue de presse et dont l'humour décapant était un régal. Charles Delaunay, qui avait une quarantaine d'années à l'époque, était le plus âgé d'entre nous. Contrairement à Hugues Panassié qui était un personnage entier, passionné et supportant mal la contradiction, c'était un homme très doux, curieux de tout et assez diplomate pour rassembler les tenants de toutes les tendances du jazz. Jamais je ne le vis répliquer durement aux violentes polémiques lancées par Panassié avec qui, pendant des années, il avait travaillé au développement du jazz en France. Charles Delaunay intervenait peu au cours des auditions de disques. Il se contentait, le plus souvent, d'exprimer ses préférences et leurs raisons de manière très simple. André Hodeir réagissait en pur théoricien de la musique, Frank Ténot en amateur prêt à tout apprécier et Boris Vian en pamphlétaire qui "connaissait la musique" puisqu'il jouait lui-même du cornet au Tabou, un club de la rue Dauphine.

7 On écoutait naturellement tous les rares disques récemment parus en France. Mais Charles Delaunay avait de nombreuses relations aux Etats-Unis, ce qui lui permettait de recevoir directement les vraies nouveautés, celles qui avaient été enregistrées au cours des mois précédents. Enregistrées par les grands "anciens", Armstrong, Ellington, Basie, Hampton, Hawkins, que je commençais à tous bien connaître.

Enregistrées aussi par les nouveaux venus sur la scène du jazz. C'est ainsi qu'en 1946 je découvris la musique que l'on a appelée le "be-bop", une musique en rupture complète avec les règles traditionnelles de la mélodie et du rythme, avec des improvisations devenues assez complexes. Il y avait cinq ans déjà que, dans une boîte de New York, le Minton's Playhouse, à Harlem, le pianiste , le batteur et le guitariste Charlie Christian avaient élaboré les bases de cette nouvelle musique. Mais elle n'était pas parvenue jusqu'à l'Europe en guerre.

Le premier disque qui nous fit prendre conscience, rue Chaptal, du talent exceptionnel et de l'originalité créatrice de ces musiciens fut Hot House, un morceau composé sur les harmonies d'un célèbre standard, What Is This Thing Called Love?, et enregistré en 1945 par le quintet de et de . Et peu après, c'était la révélation de Night in Tunisia et de son fameux break exécuté au saxo alto par Charlie Parker, puis Ko-Ko, d'après Cherokee, un autre témoignage, peut-être plus marquant selon moi, du génie si particulier du Bird.

Hot House / Charlie Parker & Dizzy Gillespie (1951)

Au début, nous fûmes surpris par le style et la technique révolutionnaires de ces musiciens et par la liberté de leur musique. Cette surprise se traduisit chez certains amateurs de jazz par un refus pur et simple : "Cette musique là, ce n'est pas du jazz". Déjà, dans le passé, la musique, comme d'autres formes d'art, avait donné lieu à une telle querelle des anciens et des modernes. Selon les meilleures traditions, nous eûmes droit à une véritable guerre où le clan des anciens, animé par Hugues Panassié, excommuniait tous ceux qui osaient considérer le "bop" comme une évolution naturelle de la musique qu'ils aimaient.

8 De leur côté, les modernes, en particulier les activistes du "Hot Club de Paris", ne juraient que par leurs nouveaux dieux, considérant Charlie Parker et Dizzy Gillespie comme les plus grands jazzmen de tous les temps. Charles Delaunay ne prenait pas trop au sérieux ces disputes entre "figues moisies" et "raisins aigres" (mouldy figs et sour grapes !). Dans Jazz Hot, il s'efforçait de tenir la balance égale entre les deux camps.

C'est à ce moment que l'on assista au "revival", c'est-à-dire à un nouvel engouement pour le jazz des débuts, celui que l'on jouait dans les années vingt à la Nouvelle- Orléans. Un certain nombre d'orchestres "vieux style" se formèrent et acquirent une très grande popularité, grâce à cette musique plus joyeuse et moins intellectuelle que le "be-bop".

A Paris, le haut lieu de cette musique était le Lorientais, une minuscule cave de la rue des Carmes, où chaque fin d'après-midi se produisait la formation du clarinettiste Claude Luter avec Guy Longnon au cornet, Mowgli Jospin au trombone, Eddie Bernard au piano et le fameux Moustache à la batterie. J'ai de ces séances d'excellents souvenirs. Malgré le côté un peu dépassé de cette musique, elle était toujours très vivante car ces jeunes musiciens la jouaient avec énormément de ferveur. Dans cette cave du Lorientais se serraient une centaine de personnes, debout mais enthousiastes, qui laissaient devant l'orchestre une toute petite place pour qu'un couple, à tour de rôle, puisse danser. Dans son film Rendez-vous de juillet, sorti en 1949, Jacques Becker a parfaitement restitué l'atmosphère de cet endroit magique.

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Salt Peanuts Pleyel sous haute tension

Claude Luter et ses musiciens étaient les premiers que je voyais jouer "en direct". Mais j'allais éprouver bientôt des émotions encore plus fortes avec la venue à Paris des géants du jazz. Cela a commencé le vendredi 20 février 1948, jour mémorable pour moi. Ce soir-là, à la salle Pleyel, le Hot Club de Paris présentait – j'ai encore la carte postale qui m'avait été adressée – "Un festival de Jazz Be-Bop, avec Dizzy Gillespie et le plus sensationnel orchestre noir (17 musiciens) depuis Duke Ellington". Pour un choc ce fut un choc, cette musique d'avant-garde (Things to come) ! Quel bonheur que cette exceptionnelle section de cinq trompettes ! Cet art consommé de la scène et cette joie de vivre chez Dizzy ! J'étais au deuxième balcon, là où les places étaient à 90 francs. A l'orchestre, il en coûtait 500 francs, la moitié de mon argent de poche mensuel. Le spectacle valait bien la dépense car c'était quand même autre chose que nos jeunes et sympathiques "lorientais".

Pourtant, les musiciens de Dizzy jouaient ce soir là dans des conditions un peu difficiles. Mon appartenance au Hot Club m'avait permis d'être au courant de tous les détails de leur tournée et j'avais appris qu'ils devaient arriver de Bruxelles juste avant le concert. J'étais donc à la Gare du Nord pour l'arrivée de leur train, vers 20 heures. Avant de rejoindre Pleyel, ils devaient encore se rendre à la douane pour récupérer leur gros matériel. Pendant qu'il allait effectuer les formalités, Dizzy m'avait confié le magnifique étui de cuir rouge dans lequel se trouvait sa trompette.

Le temps passait et j'étais toujours là avec ma trompette. Qu'arrivait-il ? C'était tout simplement la première fois que les douaniers parisiens avaient à résoudre le problème posé par le dédouanement d'une grosse caisse et d'une contrebasse. Il fallait donc un certain temps à ces fonctionnaires zélés pour consulter le règlement et résoudre ce problème difficile. Il n'était donc pas loin de 22 heures lorsque l'orchestre, les responsables du Hot Club et moi arrivâmes à la salle Pleyel. Vous

10 pouvez imaginer l'atmosphère surchauffée qui régnait dans cette salle impatiente. On avait frôlé l'émeute. Et pas pour des raisons artistiques car nos adversaires, les "figues moisies" avaient l'esprit ailleurs.

Salt Peanuts / Dizzy Gillespie & his Big Band (1947)

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Do You Know What It Means to Miss New Orleans? Louis et son All-Stars

Ce concert de Gillespie se déroulait en effet alors qu'allait s'ouvrir à Nice le premier Festival de jazz de l'après-guerre, un festival organisé par le Hot Club de France, donc par les tenants du jazz traditionnel. Je ne pouvais m'y rendre mais j'en garde tout de même un grand souvenir. Car ce même jour, ce 20 février 1948, débarquèrent à Paris, en provenance directe des Etats-Unis, par avion, Louis Armstrong et son All-Stars. J'étais à l'aérogare des Invalides, vers midi, pour accueillir le grand "Satchmo" et ses glorieux compagnons, , Barney Bigard, Jack Teagarden, Arvell Shaw et Big Sid Catlett. Quelle journée !

Ce All-Stars, je ne devais l'entendre qu'un peu plus tard car il ne jouait à Paris qu'à la fin de cette tournée en Europe qui débutait par Nice. Cette musique sans surprise, jouée par des musiciens qui avaient enregistré leurs chefs-d'œuvre dix ou vint ans auparavant, dégageait cependant une très forte émotion, due, en partie, à la présence, en chair et en os, de ces prestigieux anciens. Et Armstrong n'avait rien à envier à Gillespie pour ce qui est du spectacle. Dès qu'il se mettait à parler pour annoncer les morceaux, on était conquis. Quel talent dans l'art d'utiliser ses mouchoirs ! Pour la qualité de la musique, Louis Armstrong et Earl Hines étaient assez loin de la simplicité et de l'émotion du West End Blues de 1928. Il faut dire que les disques de cette année-là, de Tight Like This à No One Else But You, ont pour moi marqué le sommet du génie de Louis.

Mais ce concert de 1948 fut une grande satisfaction. Tous ces musiciens du All-Stars étaient encore en pleine forme. On avait d'ailleurs pu voir la plupart d'entre eux dans le film New Orleans, où figurait aussi Billie Holiday. Allez-voir ce film, un vrai régal. En voici un extrait : Do You Know What It Means to Miss New Orleans? / Louis Armstrong & Billie Holiday (1947)

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Parker, Miles et Bechet Un grand festival, toujours à Pleyel

Je ne vais pas évoquer ici tous les concerts auxquels j'ai eu le bonheur d'assister. Mais dans mes souvenirs, la série des concerts du printemps 1949, à Pleyel, tient une belle et grande place. C'est la seule fois, je crois, où Charlie Parker vint jouer à Paris. "Bird" était déjà affaibli, il ne créait plus de chefs d'œuvre comparables à ceux qu'il avait enregistrés jusqu'en 1947. La drogue et l'alcool l'avaient conduit à subir une cure de désintoxication de plusieurs mois à l'hôpital de Camarillo. Mais, accompagné de Kenny Dorham à la trompette, d'Al Haig au piano, de Tommy Potter à la basse et de Max Roach à la batterie, il joua une musique de rêve. Cependant il paraissait bien triste. Triste sans doute de ne pas voir son talent suffisamment reconnu alors que son compère Dizzy, qui avait mené sa carrière et sa vie avec beaucoup plus de sagesse, récoltait davantage les faveurs du public. "Bird" sait-il aujourd'hui que l'histoire lui a rendu justice ? Je l'espère.

Ce festival de 1949 fut également l'occasion de ma première rencontre avec Miles Davis qui jouait lui aussi en quintet. Il était encore très jeune, 23 ans, mais il jouissait déjà d'une belle réputation car il avait enregistré, en compagnie de Charlie Parker, quelques superbes plages, Embraceable You, Scrapple From the Apple, Donna Lee et d'autres… Son jeu très sobre, avec une absence presque totale de vibrato, attirait immanquablement l'attention. Quand l'habilité technique et la mobilité de la pensée permettaient à ses contemporains de réaliser des prouesses, lui cultivait plutôt l'art du silence. On ne savait pas, lors de ces concerts de Pleyel, que Miles, quelques semaines plus tôt, venait de créer pour la marque Capitol, dans des séances d'enregistrement devenues légendaires, une musique et une atmosphère qui lui étaient propres.

Les grandes figures du jazz ont souvent été des solistes très inspirés, dotés d'une technique brillante mais peu se sont révélés capables d'innover vraiment. Comment

13 imaginer que le jeune homme si sage de 1949 allait nous procurer pendant quarante ans tant d'émotions diverses et chercher jusqu'à la fin à toujours renouveler son langage.

En ce printemps béni, nous fîmes aussi la connaissance d'un personnage de légende que l'on allait bien connaître ensuite car il finit par rester en France, où il obtint un grand succès populaire en développant sur son saxo soprano de nombreux thèmes faits pour la danse (Petite fleur, Les oignons, Dans les rues d'Antibes,...). De nombreux jeunes de ces années-là ne connaissent du jazz que ce cher Sidney Bechet. Je l'ai entendu très souvent car il jouait pratiquement en permanence au Vieux Colombier, à Paris ou à Juan-les-Pins, accompagné par l'orchestre de Claude Luter ou par celui d'André Reweliotty.

That Good Old Sidney / Sidney Bechet & André Reweliotty (1957)

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Take the "A" Train Et voici le Duke !

En avril 1950, j'allais vivre au Palais de Chaillot un des plus grands moments de ma vie d'amateur de jazz : mon premier concert avec Duke Ellington et son grand orchestre. Les premiers disques que j'avais écoutés, l'évolution de sa musique que les faces enregistrées lors des sessions Musicraft de 1946 laissaient entrevoir, tout cela faisait pour moi de Duke Ellington un musicien à part dans le monde du jazz. C'était à la fois un très grand compositeur et le seul à savoir aussi bien utiliser cet instrument rare qu'est un orchestre comprenant autant de solistes au talent exceptionnel. Quelques-uns avaient disparu ou avaient quitté l'orchestre en 1950. Les temps commençaient à être durs pour les grands ensembles et l'orchestre subissait un relatif passage à vide qui allait durer jusqu'à sa fameuse prestation du Festival de Newport en 1956.

Parmi les solistes, on pouvait admirer en direct Johnny Hodges qui faisait preuve d'autant de qualités dans le blues que dans les ballades, Harry Carney, solide comme un roc, le pilier de la troupe du début à la fin. Ray Nance, lui, savait tout faire: soliste à la trompette – c'est lui qui avait pris le solo de Take the "A" Train en 1941 –, jouer du violon, chanter, danser… Je l'ai croisé à New York en 1970 et nous avons évoqué ces bons moments.

Comme je l'ai dit, ce concert eut lieu dans une période intermédiaire pour l'orchestre, ce qui a sans doute dérouté quelque peu certains spectateurs qui en étaient restés aux prestations de 1940 et avaient mal suivi la suite. Quelques mouvements divers provoqués aussi par les apparitions du chanteur de l'orchestre. Ce chahut là est devenu par la suite une tradition. Néanmoins, je fus personnellement comblé par ce concert de Chaillot.

15 D'autant plus qu'à la sortie je pus parler à Duke Ellington. Il faut dire que j'étais à l'époque un bon chasseur d'autographes, j'avais déjà ceux d'Armstrong, Parker et Miles. Je possédais une excellente technique pour pénétrer dans les coulisses en esquivant les barrages du service d'ordre. Mais c'est la première fois que je m'attaquais à tous les membres d'un grand orchestre. Comment les retenir à la sortie pour n'en manquer aucun ? C'est le Duke lui-même qui me tira d'affaire. Voyant mon embarras, il me prit des mains ma grande photo et la fit passer lui-même à tous ses musiciens. Aucun ne put échapper au pensum !

L'indicatif de l'orchestre :

Take the "A" Train / Duke Ellington & his Orchestra & Joya Sherrill (1943)

Take the "A" Train / Duke Ellington & his Orchestra (1962)

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Jammin' the Blues Petits ensembles en club

Les années cinquante furent une période faste pour les amateurs de jazz. A Paris, deux clubs furent alors les hauts lieux de cette musique. Le Club Saint-Germain d'abord, dans la rue Saint-Benoît, à Saint-Germain des Prés, qui vit passer du beau monde dans ces glorieuses années. Parmi mes souvenirs marquants : Art Blakey et ses Jazz Messengers (Kenny Dorham, Hank Mobley et Horace Silver, puis Lee Morgan et Benny Golson, enfin Wayne Shorter et Bobby Timmons). Quelle joie de jouer, quel punch dans cette atmosphère surchauffée. Art Blakey, batteur à la vitalité prodigieuse, était un sacré bonhomme et un formidable découvreur de talents.

Un des grands moments du Club Saint-Germain fut la venue, en 1958, d'un trio sans piano, conduit par quelqu'un qui allait s'affirmer comme un nouveau grand du saxophone ténor, . Sa puissance, sa sonorité et son originalité me firent une impression énorme que j'ai rarement retrouvée par la suite. Il était magnifiquement soutenu par Oscar Pettiford à la contrebasse et Max Roach à la batterie. On ne pouvait rêver mieux.

A la fin des années cinquante, un autre club accueillit de grandes vedettes du jazz, le Blue Note de la rue d'Artois, près des Champs-Elysées. C'est cet endroit que Bertrand Tavernier a reconstitué dans son film Autour de minuit qui raconte le séjour à Paris d'un saxophoniste et qui fut inspiré par la vie de deux musiciens dont la drogue rendit les dernières années très difficiles : le pianiste Bud Powell et le ténor Lester Young. J'ai eu la chance de les entendre tous les deux au Blue Note.

Je me souviens, Lester Young, c'était en février 1958. Il était très affaibli par l'abus d'alcool et la drogue, et ne jouait plus avec l'aisance dont il faisait preuve vingt ans plus tôt au sein de l'orchestre de Count Basie. Mais sa musique dégageait une émotion extraordinaire et je n'oublierai jamais cette soirée.

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Lester Young mourut quelque temps plus tard, à peine rentré aux Etats-Unis, d'une crise cardiaque. Sa mort précédait de peu celle, en juillet 1959, de son amie, la chanteuse Billie Holiday pour qui il avait éprouvé une si grande affection et à qui le liait une affinité musicale exceptionnelle. Billie Holiday, souffrant plus que d'autres du mépris subi par sa race, s'était adonnée dangereusement à la drogue et à l'alcool. Elle fut emprisonnée plusieurs fois pour trafic de stupéfiants et fut même inculpée une dernière fois sur son lit de mort. Je l'avais entendu dans un concert à l'Olympia, l'année précédente, en 1958. Elle était vraiment très mal. Il fallut l'accompagner jusqu'au micro. Ce ne fut pas un récital comme les autres. Plus qu'un chant, son corps et sa voix brisés exhalèrent une longue plainte à laquelle on ne pouvait être sensible que si l'on savait ce que Billie avait enduré tout au long de sa vie. Une partie de la salle, ignorant tout de cela, se mit à siffler. Billie, plus éprouvée encore, quitta la scène. On passa au numéro suivant.

Fine and Mellow / Billie Holiday (1957)

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One O'Clock Jump Grands orchestres en concert

Chacun sait combien l'écoute du jazz en club est différente de celle que l'on peut avoir dans une salle de concert. La proximité physique des musiciens, le fait de pouvoir manifester sans être rivé à son fauteuil, le cadre même, font que l'on garde un souvenir assez précis de chacune de ces soirées. Cela ne signifie pas que l'on oublie les concerts auxquels on a assisté car ces années furent aussi très riches de ce côté là. Et d'abord les grands orchestres, celui de Duke Ellington, bien entendu. J'allais l'écouter pratiquement à chacun de ses passages à Paris. Chez les trompettes, Clark Terry, Cat Anderson après Rex Stewart, Cootie Williams, Ray Nance, montraient que Duke Ellington savait attirer ceux qui pouvaient donner leur meilleur au sein de cette formation. A partir de 1956, c'était un régal de voir combien avait apporté à cette formation la présence de , parfois quelque peu somnolant pendant que d'autres solistes intervenaient mais diablement réveillé lorsque c'était son tour. Et celle de Sam Woodyard, pour moi le prototype du batteur de grand orchestre. Et par la suite, si l'orchestre avait parfois tendance à devenir un peu routinier dans son répertoire, une nouvelle section de trombones venait booster l'ensemble.

De bons moments passés aussi avec l'orchestre de Count Basie, super machine à swing toujours impulsée par une section rythmique de haut niveau. Basie avait un certain mérite alors à maintenir en activité, tout au long de l'année, une grande formation, difficile à entretenir financièrement. De bons ténors : Eddie Davis, puis Frank Wess et Frank Foster, Joe Newman à la trompette, parvenaient à faire oublier les anciens d'avant la guerre. Ces concerts n'avaient qu'un grave défaut, ils étaient bien trop courts. Lorsque l'on entendait l'orchestre entamer le One O'Clock Jump, l'indicatif de fin, la signature, on trouvait que le temps avait passé trop vite.

One O'Clock Jump / Count Basie (1943)

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L'orchestre de vint plusieurs fois à Paris et, à chaque fois, c'était un spectacle un peu tout fou qui se terminait généralement par une déambulation de tout l'orchestre à travers la salle ! Quel dynamisme, Hampton, dont il faisait preuve aussi bien avec son vibraphone que derrière la batterie. Je pense que la première fois, c'était en 1953 à Chaillot avec une sacrée section de trompettes : Clifford Brown, Quincy Jones, Art Farmer. A ce propos, s'il est une formation que je regrette de ne pas avoir vue, c'est celle de Clifford Brown avec Max Roach. Mais la carrière de Clifford fut bien trop brève puisqu'il mourut en 1956, à 25 ans ! Sans doute serait- il devenu un très grand dans l'histoire du jazz.

Flying Home / Lionel Hampton (1957)

Parmi les concerts les plus réjouissants de ces années-là et des suivantes, il y avait ceux de la tournée du Jazz at the Philharmonic (le JATP), la troupe de musiciens de haut vol managée de main de maître par Norman Granz. En les présentant au public, celui-ci savait les mettre en valeur comme personne. Et il savait aussi, connaissant la fatigue engendrée par une longue tournée, les protéger en abrégeant les concerts de façon parfois un peu brutale, malgré les protestations du public. Mais je ne vais pas énumérer ici tous les musiciens – et Ella Fitzgerald – que j'ai pu écouter au cours de ces joyeuses et sympathiques jam-sessions, ils sont trop nombreux…

JATP et le blues :

Blues For Greasy / Jazz at the Philharmonic (1950)

C Jam Blues / Jazz at the Philharmonic (1956)

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Duke's Place Jazz à Juan

Les années soixante furent marquées pour moi par un partage de ma vie entre Paris et Juan-les-Pins. J'ai donc pu assister à la plupart des concerts organisés chaque année en juillet dans le cadre de la fameuse pinède, en plein air au bord de la mer. Là aussi, c'était l'occasion d'écouter et d'admirer toutes les grandes vedettes du jazz. Un rendez-vous à ne pas manquer. Les amateurs étaient d'ailleurs particulièrement gâtés puisqu'à quelques pas de là se déroulait un intéressant festival à Nice, sur la colline de Cimiez, où l'on jouait sur trois scènes simultanément (arènes, Matisse et jardins), de quoi ne plus savoir où donner de l'oreille…

Revenons à notre pinède. La plupart des grands noms du jazz ont été programmés à Juan au cours de ces années-là. On pouvait assister librement, dans l'après-midi, à la "balance", sorte de répétition permettant de mettre au point la sono. L'orchestre de Duke Ellington s'est produit à Juan plusieurs fois. Je me souviens notamment des concerts avec Ella Fitzgerald qui n'a jamais été meilleure que mise en valeur par l'accompagnement d'une grande formation, et là, malgré le grillon intempestif qui lui fit concurrence un soir et l'amena à improviser son fameux Cricket Song ! Je ne sais pas, au fond, si l'orchestre de Count Basie ne correspondait pas un peu mieux à son tempérament que celui d'Ellington. Ceci dit, aussi bien les concerts que les enregistrements avec les deux se sont avérés de véritables réussites.

Ella and the Duke :

Duke's Place (C Jam Blues) / Ella Fitzgerald & Duke Ellington (1966)

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Kind of Blue – So What Pour Miles Davis

Après Duke Ellington, Miles Davis est sans doute le musicien de jazz que j'ai le plus apprécié. Sans être un révolutionnaire comme le fut Charlie Parker et plus tard John Coltrane, Miles, tout au long de sa carrière, a créé un univers musical n'appartenant qu'à lui. J'ai déjà évoqué à ce propos les séances "Birth of the Cool" de 1949, où ses qualités de leader – celui qui ouvre un chemin et vous conduit – se sont affirmées avec détermination. En 1954, ses enregistrements avec Thelonious Monk ont confirmé cette autorité. On cite toujours cet enregistrement historique du thème de Gershwin, The Man I Love, où, devant un silence un peu trop prolongé de Monk, Miles a en quelque sorte sauvé les meubles par son intervention.

Mais je pense que c'est à partir de la constitution de son premier quintet régulier, avec John Coltrane, et de l'enregistrement de l'album Kind of Blue que Miles Davis est devenu progressivement une star en France. J'ai eu la chance de pouvoir assister à chacun des concerts donnés par Miles à Paris ou à Juan, et d'admirer cette musique alors très originale. Le comportement sur scène de Miles Davis, toujours impeccable dans sa veste de velours, était d'ailleurs en lui-même assez surprenant : il tournait en effet carrément le dos au public et à ses musiciens pendant que jouaient ses compagnons, et notamment pendant les longues interventions de Coltrane.

J'étais pour ma part assez fasciné, non seulement par le climat musical créé par Miles Davis mais aussi par la nouveauté apportée par John Coltrane, au ténor et au soprano. La suite allait prouver, lorsque Coltrane a quitté Miles dans des conditions un peu difficiles et a constitué son propre quartet, avec McCoy Tyner, Elvin Jones et Jimmy Garrison, qu'une nouvelle page allait s'ouvrir dans l'histoire du jazz. La musique de Coltrane, cette liberté et ce déluge de notes, n'était pas toujours comprise par les amateurs parisiens et j'ai le souvenir d'un concert à l'Olympia

22 passablement chahuté. Il faut dire que le public des concerts de jazz n'était guère tolérant, même à l'égard des plus grands. Monk lui-même, à Pleyel, a été très contesté. Il avait certes sans doute bu avant le concert deux ou trois whiskies de trop, mais sa musique était tout de même passionnante.

Pour en revenir à Miles Davis, j'ai naturellement été tout aussi assidu aux prestations de son nouveau quintet avec Wayne Shorter, le bassiste Ron Carter et un très jeune batteur de 17 ans, Tony Williams. Wayne Shorter était apparemment le ténor qui convenait le mieux à Miles, à qui il allait rester fidèle pendant une longue période. Quelle entente parfaite avec le jeu très dynamique de Tony Williams. Lorsque Chick Corea a remplacé , on est passé au piano électrique et c'était là l'annonce d'un nouveau changement.

En 1970, je m'étais rendu à San Francisco, la plus européenne des villes américaines, pour un congrès et pour une étude des méthodes en vigueur dans les banques de la place. J'ai découvert par hasard en feuilletant la presse locale que Miles Davis se produisait alors dans un club, le "Both And". Un soir où nous avions fait un bon dîner dans le petit port de Sausalito, le Saint-Tropez californien, je décidais quelques-uns de mes confrères banquiers à m'accompagner. J'ai alors réussi à convaincre un chauffeur de taxi un peu réticent de nous conduire dans cette lointaine banlieue.

Imaginez alors un peu ces six ou sept messieurs débarquant en costume cravate dans ce club extrêmement populaire. C'était un loft, genre New Morning, occupé par un très nombreux public, cent cinquante à deux cents personnes, toutes noires de peau. On a fait rapidement passer notre petit groupe devant la scène où jouaient les musiciens, ce qui n'a pas trop plu à Miles, et l'on nous a installés à la mezzanine. De là, nous avons pu écouter sa nouvelle musique, celle de Bitches Brew. Intéressant, mais on avait besoin de s'habituer.

A l'occasion de ce séjour à San Francisco, je suis allé un soir au Jazz Workshop, en plein centre-ville, assister à un set de la formation dirigée par Charles Mingus.

23 Terriblement sympathique, mais c'était déjà un peu la fin pour cet autre grand créateur…

So What – Miles et les siens :

The Sound of Miles Davis / Miles Davis (1959)

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Rockin' in Rhythm Sous le regard d'Auguste

Juillet 1970 : les Chorégies d'Orange. Tout le monde connaît sans doute le théâtre antique et son fameux mur dominé par l'empereur Auguste. C'est, je pense, le plus beau monument romain de la Provence. Mais tout le monde n'a pas eu la chance d'y assister à ces deux soirées exceptionnelles que furent les concerts donnés en ce mois de juillet par l'orchestre de Duke Ellington. Quel souvenir, ce vigoureux Rockin' in Rhythm en ouverture du premier ! C'était la première représentation en public de la New Orleans Suite que l'orchestre venait d'enregistrer au printemps. Johnny Hodges était encore là à ce moment. Il a disparu malheureusement très peu de temps après. Ellington avait dit alors : "It is a great loss, our band will never sound the same". Mais l'orchestre était encore formidable et Paul Gonsalves s'employa avec bonheur à faire oublier l'absent.

Le problème, à Orange, c'est le mistral. Et ce soir-là, il était particulièrement violent, si bien que Duke Ellington était souvent obligé d'aller ramasser les partitions de ses musiciens, emportées par le vent. Cela ne gâtait nullement le plaisir des 8.000 spectateurs présents qui eurent droit, à minuit et après que l'orchestre se fut retiré, à un supplément imprévu : Ellington, son bassiste et son drummer, plus Wild Bill Davis et son orgue. Quel bonus ! Nous étions tous encore là à deux heures du matin.

Le second concert, le dimanche, était annoncé comme "de musique sacrée" mais il démarrait de la même façon que celui de la veille. J'ai malheureusement été obligé de partir à l'entracte pour attraper à Avignon le train de nuit qui me ramenait à Paris. C'était la dernière fois que j'entendais ce fabuleux orchestre. Le Duke nous a quittés en mai 1974… Duke Ellington "et son fameux orchestre" :

Rockin' In Rhythm / Duke Ellington & his Famous Orchestra (1958)

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Autumn Leaves Jazz in Marciac

Ah, le Gers, pays de cocagne où l'on vit centenaire grâce à son foie gras et à son armagnac ! Il se trouve qu'à la fin des années quatre-vingt, un de mes neveux était sous-préfet dans cette charmante petite ville de Mirande, alors célèbre par son équipe féminine de basket. Ce n'est pas le désir d'assister avec lui à un match de ces demoiselles qui m'a amené à répondre à son invitation de passer quelques jours dans cette sous-préfecture. Je m'étais rendu compte depuis quelque temps qu'il se passait chaque année au mois d'août des choses très intéressantes dans un chef- lieu de canton voisin, Marciac. Un jeune professeur d'anglais, devenu principal du collège, puis par la suite maire et vice-président du Conseil régional, Jean-Louis Guilhaumon, avait réussi grâce à l'aide de Guy Laffitte et de , installés dans le coin, à y monter progressivement un festival où venaient, pendant une semaine, se produire des musiciens de jazz réputés.

Marciac, petite bourgade d'un bon millier d'habitants, est devenue aujourd'hui, la première quinzaine d'août, la capitale européenne du jazz. Il faut absolument aller à Marciac pour voir comment une équipe enthousiaste, appuyée par de très nombreux bénévoles, à réussi à attirer chaque année dans cette bastide gasconne des dizaines de milliers d'amateurs de jazz. Le festival consiste principalement en une suite de grands concerts se déroulant en soirée sous un immense chapiteau (6.000 places) installé sur le terrain de rugby. Et toute la journée se produisent sur la place du village bordée d'arcades, des petites formations de grande qualité. Sans oublier les concerts de jazz "traditionnel" qui ont lieu dans les arènes !

Une organisation magistrale de la part de cette équipe qui a su faire évoluer au fil des années la programmation du festival. Et qui a su développer des produits dérivés, comme on dit. Il existe maintenant une classe de jazz au collège, un musée faisant découvrir l'histoire du jazz, musée qui a été inauguré par ,

26 devenu un habitué de Marciac. En outre, depuis peu une nouvelle salle de concert, l'Astrada, abrite régulièrement au cours de l'année concerts de jazz et manifestations culturelles de haut niveau. Quel bel exemple de dynamisme du monde rural.

Ayant été présenté par mon neveu à Jean-Louis Guilhaumon, nous avons rapidement sympathisé. J'ai pu l'aider un peu à mieux faire connaître "Jazz in Marciac" et je suis devenu un habitué privilégié et fidèle de cette rencontre annuelle. Je n'ai pas dû en manquer beaucoup depuis 25 ans. Je ne vais pas ici énumérer tous les musiciens que j'ai pu entendre à Marciac. Je retiendrai seulement deux moments qui m'ont particulièrement ému.

Oscar Peterson, ce géant du piano, s'est produit une première fois à Marciac en 1990. Bien que les années commençaient à peser un peu plus lourd, c'était toujours un virtuose extraordinaire, d'une imagination débordante vous entraînant vers les sommets du swing. Quelques années plus tard, Oscar Peterson était à nouveau à l'affiche mais ce n'était plus le même homme. Il avait subi une attaque, il se déplaçait avec peine et sa main gauche était pratiquement paralysée. Sa main droite fonctionnait malgré tout encore parfaitement et le bassiste, NHOP, se tenait tout près de lui, sur sa gauche. Le concert fut tout à fait satisfaisant. Mais quelle émotion !

Une autre très forte émotion fut pour moi la prestation de , toujours en 1990. Il était amaigri et bien fatigué par ce cancer qui devait l'emporter au printemps suivant. Mais Stan Getz, accompagné par Kenny Baron, n'a jamais mieux joué, à mon avis, que dans ses dernières années. Ce concert de Marciac était de la même veine que les enregistrements live effectués à la même époque au Danemark. J'aime toujours énormément écouter le "son" de Stan Getz. Je l'avais souvent déjà entendu à Paris au Blue Note, à Nice et à Juan-les-Pins. Mais c'est évidemment cette dernière prestation qui restera dans mon souvenir.

Pour un moment avec Stan Getz et les feuilles mortes :

Autumn Leaves / Stan Getz (1952)

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Things Ain't What They Used to Be Duke Ellington le plus grand

Eh oui, les choses ne sont plus ce qu'elles étaient ! Ils ne sont plus là, ils ont presque tous définitivement rangé leurs instruments, ces musiciens que j'ai pu écouter en direct. Il nous reste les disques et les DVD,… et YouTube… Si je devais partir dans une île déserte – ce qui n'est pas prévu pour l'instant ! –, j'emmènerais avec moi Duke Ellington. Pas tous ses disques, car j'en ai plusieurs mètres, mais ceux de l'année 1940.

Sans doute aussi l'enregistrement live – bien qu'imparfait techniquement – de la "performance" de l'orchestre au ball-room de Fargo (North Dakota), le 7 novembre 1940. Il jouait ce soir-là pour la danse et chaque morceau pouvait durer bien au-delà des fatidiques trois minutes imposées par les disques 78 tours de l'époque. Les vedettes de l'orchestre, Ben Webster, Johnny Hodges, Harry Carney, Laurence Brown, Rex Stewart... pouvaient ainsi donner libre cours à leur inspiration. J'ai entendu par la suite un entretien radio de Duke Ellington avec Willis Conover (Voice of America) qui montrait bien en quelle estime le chef tenait ses musiciens.

Une des raisons pour lesquelles je place personnellement Duke Ellington tout en haut de l'échelle, est la façon dont il savait écrire ses compositions afin de mettre en valeur ses prestigieux solistes. Les subtils arrangements de son compère Billy Strayhorn y contribuaient largement aussi. Merci à Claude Carrière de nous avoir aidés, au cours de ses émissions de radio, à devenir nombreux des fanatiques de cette merveilleuse phalange. Et merci aujourd'hui aux animateurs de la Maison du Duke, et à Laurent Mignard (Duke Orchestra), pour perpétuer si intelligemment son souvenir.

Mais je ne voudrais pas terminer cette évocation de ce merveilleux orchestre sans rendre un hommage tout particulier à celui que je considère comme le plus grand de

28 ses solistes, le saxophoniste alto Johnny Hodges, celui que l'on surnommait, je ne sais plus très bien pourquoi, "the rabbit". Je ne suis sans doute pas le seul à en faire mon chouchou, car chacun peut être séduit pas sa sonorité à la fois ferme et voluptueuse et par cette approche si indéfinissable de ce qu'on appelle le swing. Rarement, à mon avis, l'orchestre de Duke Ellington n'a constitué un écrin aussi adapté à un tel talent.

Pour Duke Ellington avec Johnny Hodges :

Things Ain't What They Used to Be / Duke Ellington & his Orchestra (1962)

Voilà, ainsi s'achèvent ces souvenirs en forme de récit illustré. Souvenirs à travers lesquels j'ai essayé de transmettre et de partager toutes les joies que m'ont apportées les fantastiques créateurs de cette musique. Musique de l'instant où l'improvisation joue un si grand rôle, musique de la joie aussi. C'est cette joie que donne le jazz, celui de ces musiciens disparus, qui amènera toujours les générations à venir à l'apprécier autant que moi.

Et s'il en est un qui savait encore mieux que d'autres communiquer sa joie de jouer, c'est bien celui que je n'ai pas connu – il est mort en 1943 – le pianiste Thomas "Fats" Waller. Je vous propose pour finir de regarder avec moi un extrait du film Stormy Weather où Fats crève littéralement l'écran :

Ain't Misbehavin' (Stormy Weather) / Fats Waller (1943)

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