Recherches & Travaux

68 | 2006 Fictions biographiques et arts visuels, XIXe-XXIe siècles Actes du colloque Fictions biographiques, XIXe-XXIe siècles. Université Stendhal-Grenoble 3, 11-14 mai 2004

Brigitte Ferrato-Combe et Agathe Salha (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/73 DOI : 10.4000/recherchestravaux.73 ISSN : 1969-6434

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée Date de publication : 15 avril 2006 ISBN : 2-9518254-8-X ISSN : 0151-1874

Référence électronique Brigitte Ferrato-Combe et Agathe Salha (dir.), Recherches & Travaux, 68 | 2006, « Fictions biographiques et arts visuels, XIXe-XXIe siècles » [En ligne], mis en ligne le 31 octobre 2008, consulté le 28 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/recherchestravaux/73 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ recherchestravaux.73

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Des Portraits imaginaires de Walter Pater aux recueils de vies de peintres de Pierre Michon ou de Christian Garcin, la littérature moderne et contemporaine achève le processus de métamorphose de l’ancienne tradition biographique. S’emparant de personnages authentiques pour en faire des êtres de rêve et de fiction, elle révèle le pouvoir évocateur de toute vie, obscure ou glorieuse, infâme ou célébrée. Dans cette relecture de l’histoire par la fiction, de la tradition par l’imagination, les arts visuels occupent une place centrale que le présent volume s’attache à mettre en valeur et à préciser. Qu’il s’agisse de poursuivre le secret de la création à travers le destin des peintres ou de confronter le récit de vie à l’art du portrait, de l’instantané photographique ou du cinéma, la rencontre du texte et de l’image ouvre l’un des territoires les plus féconds de l’imaginaire biographique.

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SOMMAIRE

Présentation Agathe Salha

Les Vies authentiques de peintres imaginaires de Beckford L’imagination pittoresque à l’œuvre Luc Ruiz

Discours critique et fiction biographique dans les Portraits imaginaires de Pater et les Vies imaginaires de Schwob Agathe Salha

Anna Banti et Artemisia « Roman » et récit de vie Enza Biagini Sabelli

Portraits d’un inconnu illustre Biographies fictives du Caravage Patrice Terrone

Déplacements du modèle dans la fiction biographique de peintre Christian Garcin, Guy Goffette, Pierre Michon Brigitte Ferrato-Combe

Le Rimbaud de Carjat Une photofiction biographique Martine Boyer-Weinmann

Adamov rêvé par Planchon A.A. Théâtres d’Arthur Adamov ou la réhabilitation des fantômes Alexandra Marié

« Rosebud » : le motif du secret dans la fiction biographique chez Welles et Davies Julie Wolkenstein

La fiction biographique mise en question par deux expériences cinématographiques singulières Alain Cavalier (Thérèse, 1986), Maurice Pialat (Van Gogh, 1991) Didier Coureau

Entretien avec Christian Garcin

Finale

Le violoniste

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Présentation

Agathe Salha

1 Ce volume rend compte des relations multiples entre biographie et arts visuels. En explorant tout d’abord la tradition revisitée des vies de peintres dans la production littéraire, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à la période contemporaine, les différentes contributions réunies ici montrent comment la fiction biographique moderne annexe un domaine historiographique, le genre des vies d’artistes tel qu’il a été simultanément créé et défini par l’œuvre monumentale de Vasari au XVIe siècle. Dans ce mouvement de reprise et de réécriture, la fin du XVIIIe siècle marque une rupture : l’histoire de l’art se constitue en discipline autonome et le genre des Vies s’affranchit du domaine de l’histoire pour rejoindre celui de la fiction1. Il s’agissait donc, d’envisager les conséquences d’un tel changement, à la fois dans les représentations de l’artiste – essentiellement du peintre – et dans les enjeux de l’écriture biographique. Les contributions réunies dans la seconde partie du volume ouvrent la réflexion à d’autres arts visuels – photographie, scénographie, cinéma –, envisagés dans leur relation avec la biographie2.

2 Si les rapports entre peinture et écriture ont déjà fait l’objet de nombreux travaux, la perspective adoptée ici est différente : en prenant pour point de départ le genre ancien des Vies d’artistes, elle s’intéresse en effet aux relations de la biographie avec la peinture, avant de voir comment cette forme littéraire est à son tour utilisée, mise en question et enrichie par sa rencontre avec d’autres arts visuels. Tenter une synthèse entre ces deux problématiques amène à soulever une série de questions : quelle est l’originalité des représentations littéraires de l’artiste ? y a-t-il un apport spécifique de la fiction à de telles représentations ? quelles sont les relations entre l’invention biographique le discours critique sur l’œuvre d’art ? y a-t-il eu un renouvellement de la biographie depuis l’apparition de la photographie et du cinéma ? Ce volume prolonge ainsi les réflexions de l’équipe É. CRI. RE sur la crise de la représentation et sur les liens entre critique et fiction, mais en les centrant sur la forme biographique.

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Le modèle vasarien

[…] L’histoire est vraiment le miroir de la vie humaine […]. C’est vraiment cela l’âme de l’histoire, le véritable apprentissage de la vie, l’enseignement de la prudence. Avec le plaisir de voir revivre le passé, c’est le vrai but de l’histoire3.

3 Ces formules de Vasari, dans la préface de la seconde partie des Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, assignent à son œuvre une visée à la fois mémorielle – faire revivre les artistes – et éducative – enseigner la sagesse à partir d’exemples réels. Le modèle implicite est donc celui des historiens antiques qui utilisent les ressources de l’ornementation rhétorique et de l’invention pour ressusciter les grands hommes du passé4. Une telle référence justifie a priori que Vasari recoure à son tour à l’invention pour donner plus de vivacité à ses biographies et pour incarner des figures à la fois individuelles et exemplaires. Mais s’il ne s’agit pas pour lui, comme il l’affirme dans la même préface, de se borner à présenter un simple « inventaire des artistes avec le catalogue de leurs œuvres5 », il n’en reste pas moins que les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes sont aussi un ouvrage écrit par un artiste à l’intention des artistes de son temps : En hommage donc aux disparus, et pour le profit de tous ceux qui s’adonnent aux trois arts éminents ARCHITECTURE, SCULTURE et PEINTURE, je vais écrire les vies des maîtres de chacun de ces arts, en suivant l’ordre chronologique depuis Cimabue jusqu’à nos jours6.

4 Il existe donc une tension entre un propos moral et exemplaire et la volonté de s’adresser en artiste à des artistes, en donnant dans chaque biographie un catalogue exact et complet des œuvres du peintre et un aperçu des techniques7. Une deuxième tension oppose l’intérêt porté aux figures individuelles et l’ambition de mettre en valeur le mouvement de renaissance des arts en Italie, depuis Cimabue au XIVe siècle jusqu’aux trois phares du XVIe siècle : Léonard de Vinci, Raphaël et Michel-Ange. Cette vision n’interdit pas de prendre en compte des figures excentriques ou des œuvres marquées par l’échec, mais celles-ci restent intégrées à la perspective générale sur le progrès des arts. Vasari fixe ainsi pour longtemps les caractéristiques des Vies de peintres : elles se définissent comme un mélange admis de vérité et de fiction visant à reconstituer l’univers pictural des artistes – l’anecdote biographique reste subordonnée à l’évocation des œuvres et du processus de création8 – et à l’inscrire dans une trame historique. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, l’œuvre de Vasari fait autorité, même si certains contestent ses choix esthétiques. Mais les progrès de l’érudition et l’émergence d’une nouvelle conception de la critique d’art9contribuent alors à discréditer le biographe florentin en tant qu’historien. La voie est désormais ouverte pour une tout autre lecture de son œuvre comme recueil d’anecdotes et source de fiction.

5 Un terme en particulier témoigne de ce changement, celui de « légende », employé par Walter Pater à la fin du XIXe siècle et qui revient curieusement chez un auteur contemporain comme Pierre Michon : Sa « légende » [Walter Pater évoque ici la Vie de Léonard de Vinci], comme on dit en France, toute remplie d’anecdotes célèbres, a fourni à Vasari un de ses plus brillants chapitres. Les écrivains postérieurs se sont contentés de la recopier jusqu’à ce qu’en 1804 Carlo Amoretti l’ait soumise à une critique qui a ébranlé toute sa datation et qui n’a épargné aucun détail. Les diverses questions qui ont alors surgi ont fait l’objet depuis ce temps d’études spécialisées, et la simple érudition n’a plus grand- chose à faire. […] Mais l’amateur d’âmes étranges peut toujours analyser pour lui-

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même l’impression que lui font ses œuvres, et tenter ainsi de définir les éléments essentiels de son génie10. L’incipit de la Vie de Lorentino par Pierre Michon dans le recueil Maîtres et serviteurs fait écho à ce texte de Pater : Vasari, c’est-à-dire la légende, raconte que Lorentino, peintre d’Arezzo et disciple de Piero, était pauvre […]. Et Lorentino, nous dit Vasari écrivant à l’aise cinquante ans plus tard dans son palais échevelé de ce même Arezzo, son petit Vatican né de sa main aussi débile à peindre qu’elle excelle à écrire, Lorentino répondait aux enfants que quelque saint y pourvoirait11.

6 Désignant à l’origine le récit de la vie d’un saint, la légende – au sens de ce qui doit être lu – en vient assez rapidement à définir « tout récit merveilleux d’un événement du passé fondé sur une tradition plus ou moins authentique12 ». Mais c’est en 1853, dans l’Histoire de la Révolution française de Michelet, que le terme est utilisé pour la première fois dans l’acception qui va devenir la plus courante de « représentation déformée des faits ou personnages réels13 ». C’est à cet usage, encore récent au moment où il écrit, que fait sans doute allusion Walter Pater en évoquant le sens que les Français donnent à ce mot de « légende ». Michon l’utilise à son tour, mais en lui restituant toutes ses nuances : la légende de l’artiste, c’est à la fois un récit fictionnel, voire mensonger, et un récit merveilleux qui exalte les hauts faits d’un saint ou d’un prince ; c’est enfin, au sens strict cette fois, le texte qui accompagne une image et qui en indique le sens, acception qui implique des relations de complémentarité, voire de concurrence, entre écriture et peinture. La main de Vasari « aussi débile à peindre qu’elle excelle à écrire » suggère en effet une forme de compensation dans l’écriture de la vie d’artiste14. Quant à l’image du « palais échevelé » issu de cette même main, si elle évoque allusive-ment la carrière d’architecte de Vasari, c’est moins pour légitimer un discours de spécialiste, que pour figurer l’extravagance de son imagination. On rapprochera donc cette vision romantique de Vasari dans son palais des songes de « l’amateur d’âmes étranges » qui incarne pour Pater le critique imaginatif et passionné par opposition à l’érudit moderne. Rendue aux droits souverains de l’imagination, l’œuvre de Vasari est devenue le modèle paradoxal des fictions modernes de l’artiste.

Des Vies aux fictions biographiques

7 Les Vies modernes témoignent en effet d’une lecture sélective et d’un réagencement du modèle de Vasari. Elles privilégient des figures excentriques, peintres oubliés ou victimes d’une ambition chimérique, artistes en marge de la société par leur caractère ou leurs mœurs et tendent à isoler l’artiste de son contexte pour mettre en valeur l’éclat de sa singularité. Elles effacent donc le point de vue traditionnel qui érigeait le grand homme en modèle et, plus encore, la vision historique de Vasari qui intégrait l’œuvre de l’artiste au progrès et au développement de son art. La composition en recueil de ces fictions biographiques confirme visiblement ce phénomène : même lorsqu’ils s’ordonnent chronologiquement (Beckford, Schwob), ces recueils interdisent en réalité toute lecture historique et s’inspirent plutôt du modèle de la collection, de la galerie de portraits, voire du cabinet de curiosités. L’écriture parodique de William Beckford dans ses Vies authentiques de peintres imagi naires ramène ainsi l’histoire du progrès technique des arts à une controverse burlesque sur l’utilisation des vernis à l’huile de noix ou au blanc d’œuf (voir Luc Ruiz, infra) ; Schwob rassemble dans les Vies imaginaires des figures étranges apparemment soustraites à toute volonté d’exemplarité

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ou de classification et inscrit la destinée singulière de Paolo Uccello dans un recueil où se mêlent des vies de philosophes, de romanciers, de pirates et d’assassins ; Michon dans Maîtres et Serviteurs explore un modèle atemporel de relation binaire tandis que Christian Garcin, dans L’Encre et la Couleur, présente en alternance peintres chinois et peintres italiens de la Renaissance (voir Brigitte Ferrato-Combe, infra). Cette achronie délibérée des vies imaginaires permet d’abolir la distance qui sépare l’artiste de son biographe et d’instaurer entre eux de multiples reflets. Michon, par exemple, montre le mélange d’ambition et de renoncement, de désir et de frustration qui fonde toute destinée créatrice, allant jusqu’à incarner en Lorentino, obscur disciple de Piero della Francesca et figure par excellence du serviteur, un modèle possible de sa propre vocation littéraire : « C’est encore quelqu’un qui tôt ou tard doit faire son deuil des maîtres, de l’art et de son histoire, et apprendre que tout artiste pour sa part est de nouveau seul, face à un commanditaire écrasant et peu définissable15[…] ».

8 Les auteurs de ces recueils créent ainsi une nouvelle forme de Vie d’artiste : le recours à la fiction n’y est plus subordonné à l’évocation ou à l’explication de l’œuvre du peintre, il semble au contraire que ce soit l’œuvre elle-même qui serve de prétexte à l’invention d’une figure unique et singulière dont le portrait littéraire devient un équivalent du tableau. Révélatrice est la manière dont est mise en valeur la mort de l’artiste. Présentée comme l’achèvement véritable, voire le couronnement, de sa vocation, cette mort semble en effet réaliser, parfois même sublimer, l’intention créatrice première. Si Beckford traite ce motif avec ironie, Schwob saisit Uccello mort d’épuisement, mais « les yeux fixés sur le mystère révélé16 ». Dans les Portraits imaginaires de Pater, la mort prématurée de Watteau confirme l’intuition secrète de son œuvre qui exalte la grâce funèbre d’un monde aristocratique moribond. Au XXe siècle, ce puissant biographème inspire également les Vies fictives du Caravage publiées par Dominique Fernandez et Christian Liger, qui s’ouvrent sur le récit de la mort énigmatique du peintre. En choisissant pour titre La Course à l’abîme, Dominique Fernandez place d’emblée cet événement en clé de voûte de la vie et de l’œuvre du peintre. La perspective psychanalytique qui est la sienne met au jour une pulsion de mort dont témoignerait la sexualité masochiste du Caravage comme l’ambiguïté de la plupart de ses tableaux (voir Patrice Terrone, infra). Or cette association, plus ou moins explicite et consciente, du génie créateur à une pulsion de mort semble bien constituer un trait fédérateur des fictions de l’artiste et témoigne d’une contradiction qui leur est propre : visant le génie dans sa singularité,elles manquent l’œuvre ou plutôt ce qui dans l’œuvre relève d’une inscription concrète dans la réalité et dans l’histoire. Le catalogue qui rendait compte de la production de l’artiste dans sa variété, son évolution et ses contingences s’efface au profit de la mise en valeur d’une idée unique, d’une intention originelle qui échappe parfois au créateur lui-même (voir Agathe Salha, infra). Mais en enfermant ainsi l’artiste dans un idéal souvent chimérique, la biographie fictive échoue du même coup à restituer la dimension positive et libératrice du processus créateur ; elle tend à donner de l’artiste une vision désincarnée, construisant sa destinée comme une sorte de drame mental dans lequel l’art ou l’esprit s’opposent irrémédiablement à la vie. En bref, elle produit du mythe plutôt que du biographique.

9 On observe donc parallèlement, surtout dans les textes contemporains, une tendance inverse qui cherche à restituer la réalité de l’artiste et de son œuvre en leur donnant de la chair et du corps17. Un travail sur la forme du récit, jouant du décalage des points de vue ou de la multiplication des instances narratives, restitue à la figure tout son relief.

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En choisissant, par exemple, le point de vue décentré du modèle (Pater déjà dans sa vie de Watteau, Goffette, Michon), du rival et ami ou du critique contemporain du peintre, la fiction biographique introduit le lecteur dans un espace de familiarité avec l’artiste. Elle cherche surtout à effacer le mythe au profit d’une vision de l’œuvre et de l’artiste parfois naïve, parfois aveuglée, mais toujours en situation. L’écriture polyphonique, qui mêle par exemple la voix du peintre à celle de son modèle ou de son commanditaire (Walter, Le Caravage, peintre), permet de multiplier les discours sur l’œuvre et de rendre compte du long processus de recherches et de tâtonnements que constitue sa genèse. Elle peut aller jusqu’à faire dialoguer, ou simplement se croiser, les voix du peintre ou du modèle et de leur biographe moderne (Banti, Goffette, Walter). Désignant la fiction comme telle, ce jeu méta-narratif souligne la distance qui sépare l’interprète de son objet et surtout l’effort d’empathie, de construction imaginaire, qui permet de lui donner vie. En privilégiant le point de vue de modèles obscurs, en dialoguant fictivement avec le peintre, voire en décrivant des œuvres imaginaires ou disparues, le biographe exhibe donc moins « des défaillances de la mémoire » que des « marques de création littéraire » (voir Enza Biagini-Sanelli, infra) ; de même, les emprunts marqués de certains auteurs aux techniques du roman moderne témoignent de la littérarité des fictions biographiques.

10 Reprenant les célèbres analyses de Michel Foucault, on conclura donc que les fictions biographiques contemporaines jouent ainsi d’un dispositif similaire à celui du miroir représenté à l’arrière-plan des Ménines de Vélasquez, en s’efforçant de donner à voir tout ce qui du tableau « reste nécessairement invisible » : non seulement « les figures que regarde le peintre » et « les figures qui regardent le peintre », mais encore la figure de l’artiste en train de peindre et celle du spectateur contemporain : « le visage anonyme du passant et celui de Vélasquez18». A l’instar du miroir, la fiction biographique cherche ainsi à révéler ce qui est intimement étranger au tableau : « le regard qui l’a organisé et celui pour lequel il se déploie ». Si la question de la représentation est bien au centre du tableau de Vélasquez, elle explique sans doute aussi la fécondité de ces vies de peintres qui associent l’écriture et la peinture dans un rapport qui est moins de compensation que de confrontation infinie. On trouvera une confirmation de cette relation dans la manière dont les autres arts visuels – photographie, cinéma ou scénographie – mettent à leur tour en question la fiction biographique, en jouant avec les formes littéraires, mais aussi parfois picturales.

Fictions biographiques en images

11 La séquence de Rimbaud le fils de Michon qui reconstruit fictivement l’épisode au cours duquel Rimbaud posa devant le photographe Carjat éclaire très justement ces relations (voir Martine Boyer-Weinmann, infra). En adoptant provisoirement le point de vue de Carjat et en esquissant une « biographie parallèle » de l’artiste et de son modèle, incarné ici par le poète, Michon désigne et assume partiellement les enjeux du « photo- biographe » : immortalisation de l’objet, mais aussi « invention », mise en question, voire légitimation réciproque, de deux formes artistiques. La dramatisation symbolique de l’épisode montre en effet comment l’objectif de Carjat, devenu l’un des premiers et des plus efficaces agents de la construction du mythe Rimbaud, élève du même coup la photographie au rang des arts en transformant un simple cliché en véritable « photofiction biographique ».

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12 Le spectacle théâtral de Roger Planchon, consacré en 1975 à la vie et à l’œuvre du dramaturge Arthur Adamov, conjugue également un geste de célébration – ou de réparation – et une approche réflexive du théâtre et de la mise en scène. Entièrement construit à partir d’extraits de l’œuvre d’Adamov, il cherche en effet à saisir la psyché intime, à évoquer les secrets et les fantômes de la conscience du dramaturge (voir Alexandra Marié, infra). C’est donc autour de la frontière du visible et de l’invisible, de la révélation et du secret, mais aussi de l’œuvre réelle et de l’œuvre rêvée ou de l’imaginaire, que se noue ici la confrontation entre fiction biographique et forme théâtrale. Elle donne lieu à un « objet scénique hybride et inédit », explorant les paradoxes féconds de l’écriture biographique : œuvre seconde créée à partir d’un montage kaléidoscopique de textes d’Arthur Adamov, le spectacle de Roger Planchon confond la vie et l’œuvre du dramaturge, la « biographie imaginaire » et la « biographie de l’imaginaire ».

13 Au cours de son siècle d’histoire, le cinéma fait d’abord figure d’héritier dans sa relation avec la tradition biographique. Un article récent, consacré aux biographies de peintres dans le cinéma américain des années 40, rappelle ainsi à quel point ces œuvres sont tributaires d’une vision de l’artiste issue de la tradition littéraire19. Dans la perspective plus vaste des récits de vie filmiques, les choix de la mise en scène et les partis pris esthétiques témoignent cependant d’une réflexion cinématographique approfondie sur les relations entre fiction et biographie et, plus largement, entre fiction et recherche de la vérité. Formellement révolutionnaire, Citizen Kane est ainsi construit comme une enquête biographique dont le réalisateur montre les erreurs et les tâtonnements plutôt que l’aboutissement, réservant finalement au seul spectateur la révélation du secret de la personnalité du magnat de la presse (voir Julie Wolkenstein, infra). La forme même du film suggère cependant la fragilité de cette hypothèse et l’impossibilité de trouver une clé unique du personnage : la construction éclatée, proche de la narration moderne, multiplie en effet les angles de vue et les éclairages différents sur Kane tandis que l’esthétique de la photographie évoque la vision déformée de l’expressionnisme. Le film se développe donc en contrepoint du pastiche des actualités documentaires de l’époque présenté en son début, et d’une pratique à la fois didactique et naïve de la biographie. Dans les œuvres plus récentes d’Alain Cavalier et de Maurice Pialat, consacrées respectivement à Thérèse de Lisieux et à Van Gogh, la fiction biographique exploite conjointement deux pôles esthétiques apparemment antagonistes : une approche documentaire ou réaliste vise à déconstruire la légende de l’artiste ou du saint pour ramener la vision à plus d’exactitude historique, mais aussi à plus de proximité avec le sujet (le film de Pialat évoque ici très nettement l’œuvre contemporaine de Michon dans son refus du mythe Van Gogh) ; en revanche, l’influence de la peinture – Manet chez Cavalier, l’impressionnisme chez Pialat – permet de dépasser la simple exactitude de la reconstitution pour tenter de rendre apparente une vérité de la spiritualité ou de l’œuvre du biographié (voir Didier Coureau, infra). De manière significative, les deux films mettent d’ailleurs en abyme le regard du peintre ou du portraitiste face à son modèle, regard qui renvoie à leur propre projet de construire une « biographie audiovisuelle » qui soit en même temps « portrait filmique ».

14 Au terme de cette présentation, on rappellera que les articles réunis ici reprennent une partie des communications proposées dans le cadre du colloque Fictions biographiques, XIXe-XXIe siècles qui s’est tenu à Grenoble du 11 au 14 mai 200420. Dans la diversité de leurs

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approches et de leurs corpus, tous font apparaître les liens qui se tissent entre récits biographiques et arts visuels. Présentés dans l’ordre chronologique des œuvres étudiées, ils mettent surtout en évidence la plasticité d’une tradition littéraire hybride : inscrite dès l’origine entre histoire et fiction, la biographie évolue de plus en plus vers la synthèse des genres, mais aussi des formes et des médiums artistiques.

15 Un entretien écrit avec Christian Garcin, auteur de nombreuses vies d’artistes, ainsi qu’un texte de Yann Gaillard consacré à Marc Chagall, qui témoigne d’une pratique originale de la fiction biographique de peintre, complètent cet ensemble en donnant à entendre directement la voix des écrivains.

NOTES

1. Voir l’introduction par M. Waschek des Actes du colloque sur Les Vies d’artistes, organisé au musée du Louvre les 1eret 2 octobre 1993, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1996, « Les Vies d’artistes, une fiction ? » p. 21 et suivantes. Ce colloque dont la perspective est celle de l’histoire de l’art accorde cependant une place privilégiée à la question de la fiction dans la représentation de l’artiste. 2. Cette double perspective était déjà celle du colloque sur Les Vies d’artistes, qui s’achevait sur une communication consacrée aux vies de peintres dans le cinéma américain des années 1940 (T. Holert, « La ruine du génie : rêves et traumatismes d’artistes dans le cinéma américain des années 1940 », ibid., p. 273-290). 3. G. Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, traduction et édition commentée sous la direction d’A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 1981-1989, préface de la deuxième partie, vol. 3, p. 17. 4. Sur les rapports de Vasari avec la tradition historique, voir l’ouvrage dans Julius Von Schlosser, La littérature artistique : manuel des sources de l’histoire de l’art moderne (1924), traduit de l’allemand par J. Chevy, Flammarion, « Idées et recherches », 1984, p. 307-356. 5. Op. cit., vol. 3, p. 17. 6. Introduction générale, ibid., vol. 1, p. 54. 7. Voir la préface d’A. Chastel aux Vies de Vasari, ibid., vol. 1, p. 16 : « L’originalité des Vite, comme tous les auteurs l’ont reconnu à l’envi, est d’avoir systématiquement associé, dans le cadre d’une doctrine à la fois historique et esthétique, la narration et le catalogue. » Voir également l’article de M. Fumaroli, « Des Vies à la biographie : le crépuscule du Parnasse » (Diogène, n° 139, oct. 1987), qui rappelle l’importance de la profession dans les biographies antiques et montre l’articulation très nette entre un propos général et philosophique et un propos particulier adressé aux aspirants à une confrérie professionnelle : « Elles ont pour destinataires, outre le philosophe attentif à la variété des choses humaines, le professionnel soucieux d’orienter son itinéraire propre en tenant compte de celui qu’ont suivi les plus représentatifs de ses prédécesseurs » (ibid., p. 7-8). Chez Vasari, l’opposition entre ces deux points de vue est également accentuée par l’émergence d’une conception moderne de l’artiste qui tend à le distinguer de l’artisan et annonce le sens que les romantiques donneront à ce terme (voir l’introduction au colloque sur Les Vies d’artistes, op. cit., p. 14-16). 8. Sur les sources de ces anecdotes, leur fonction et la reprise d’un certain nombre d’entre elles d’une vie à l’autre, voir l’ouvrage de J. Von Schlosser, Livre cinquième, chapitre II, « Les sources

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de Vasari » (op. cit., p. 313-318) et chapitre III, « Orientation historique et méthode de Vasari » (p. 319-327). Voir également l’ouvrage célèbre d’E. Kris et O. Kurz, L’image de l’artiste, légende, mythe et magie, un essai historique [1934], traduit de l’all. par M. Hechter, Paris, Rivages, 1979. Les auteurs de cet essai recensent dans les vies de peintres depuis l’Antiquité un certain nombre d’anecdotes et de légendes stéréotypées, véritables « constantes thématiques » qu’ils expliquent par les invariants du psychisme humain. 9. En particulier avec les travaux Winckelmann qui prône « une histoire de l’art ; et non une histoire des artistes » (cité par E. Pommier dans un article qui fait le point sur cette question : « Winckelmann : des vies d’artistes à l’histoire de l’art », Les Vies d’artistes, op. cit., p. 205-222). 10. W. Pater, Essais sur l’art et la Renaissance, textes présentés et traduits par Anne Henry, Paris, Klincksieck, 1985, p. 74. 11. P. Michon, Maîtres et serviteurs, Lagrasse, Verdier, 1990, p. 87-88. 12. Nous utilisons ici la définition donnée par le Dictionnaire historique de la langue fran çaise, sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaire Le Robert, 1995. 13. Ibid. 14. Voir un peu plus loin : « […] Vasari, peintre sans génie et adorable écrivain, était romanesque » (op. cit., p. 88). On notera ici l’adjectif « adorable » dont l’emploi archaïque renvoie au contexte hagiographique de la vie de Lorentino et suggère par contamination la sainteté littéraire de Vasari que Michon consacre par la même occasion. 15. Maîtres et serviteurs, quatrième de couverture. 16. M. Schwob, Vies imaginaires [1896], Gallimard, « L’Imaginaire », 1957, p. 101. 17. Le titre de l’ouvrage récent de J.-P. Antoine, La Chair de l’oiseau, vie imaginaire de Paolo Uccello (Gallimard, « L’Un et l’Autre », 1991) est exemplaire de cette tendance. On pourrait d’ailleurs retracer l’histoire des différentes versions de la vie de ce peintre, depuis le texte initial de Vasari jusqu’à celui de J.-P. Antoine, en passant par les Vies imaginaires de Schwob. Une telle histoire devrait aussi prendre en compte les deux textes d’Artaud consacrés à Uccello qui mettent précisément en question l’opposition de la vie et de « l’esprit ». Sur ce point et dans la perspective d’une histoire des Vies de Paolo Uccello, nous renvoyons à l’article d’A. Lhermitte, « Paul les oiseaux : Paolo Uccello au miroir de Marcel Schwob et d’Antonin Artaud », mis en ligne le 20 octobre 2004 . 18. M. Foucault, Les Mots et les Choses : une archéologie des Sciences humaines, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 1966, p. 24 et suivantes. 19. T. Holert, « La ruine du génie : rêves et traumatismes d’artistes dans le cinéma américain des années 1940 », dans Les Vies d’artistes, op. cit., p. 273-293. 20. Ce colloque a été organisé par Anne-Marie Monluçon, Brigitte Ferrato-Combe et Agathe Salha de É. CRI. RE (Équipe de recherche sur la Crise de la Représentation), en collaboration avec Alexandre Gefen du groupe de recherche en ligne Fabula.org, le CESR, l’ILCEA et le CEDILIT. Les autres communications seront publiées dans un volume à paraître fin 2006 aux Presses universitaires du Mirail.

AUTEUR

AGATHE SALHA Université Stendhal-Grenoble 3

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Les Vies authentiques de peintres imaginaires de Beckford L’imagination pittoresque à l’œuvre

Luc Ruiz

1 La première chose qui frappe lorsqu’on commence à s’intéresser aux Vies authentiques de peintres imaginaires [VAPI]1 que Beckford publie en 1780, à vingt ans, c’est l’aura de mystère qui entoure le texte. L’œuvre constitue une sorte d’énigme. On en trouve la manifestation la plus nette dans la rareté des commentaires relatifs aux VAPI, y compris chez des critiques qui se sont attachés, pourtant de manière approfondie, à la vie de Beckford ou à ses productions. Pour l’illustrer, il suffit de prendre pour exemple quelques études qui appartiennent à la critique française : ni Didier Girard, dans une biographie assez récente (William Beckford. Terroriste au palais de la raison), ni Marc Chadourne (Eblis ou l’enfer de William Beckford), ni André Parreaux, dans un essai qui a fait date il y a plus de quarante ans (William Beckford, auteur de Vathek)2, n’accordent beaucoup de place à la première œuvre de celui que Byron qualifie d’« England Wealthiest son ». C’est évidemment le chef-d’œuvre, Vathek, conte arabe – qui plus est rédigé en français – qui éclipse le reste des écrits de celui qu’on a plaisamment (et significativement) surnommé de son vivant « le calife de Fonthill ».

2 Les VAPI ont ainsi un statut particulier : elles apparaissent comme le premier fruit du talent d’un écrivain génial, mais dont l’œuvre majeure reste à venir (Vathek paraît en 1787) ; elles ne sont que le premier crayon d’un auteur de dix-sept ou dix-huit ans. De là à n’en faire qu’une pochade, il n’y a qu’un pas. Ainsi, selon le premier biographe de Beckford, Cyrus Redding, l’œuvre aurait été écrite dans l’intention de fournir un guide destiné à la domestique chargée de commenter les tableaux paternels aux visiteurs – plaisanterie qui est à double détente puisqu’elle a pour objet de multiplier les dindons de la farce3. Il se serait également agi de décalquer un des ouvrages de la bibliothèque paternelle, La Vie des peintres flamands de Jean-Baptiste Descamps4, en surenchérissant sur le ridicule de certaines biographies de peintres5. S’il est évident que les VAPI ne sont pas dénuées d’intentions malicieuses, et même d’un certain sens de la facétie (elles sont souvent fort comiques), il est tout aussi indéniable qu’elles reprennent le modèle déjà constitué au XVIIIesiècle de la Vie de peintres ; toutefois, on fait l’hypothèse que l’œuvre

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va très largement au-delà de ces données premières. On tentera de l’illustrer en montrant d’abord que les VAPI sont composites et reposent sur une esthétique du mélange, ensuite qu’en dépit de cette caractéristique, elles tissent des réseaux et constituent un ensemble cohérent ; enfin qu’elles inventent un mode d’écriture en jouant, à leur manière, avec l’univers pictural qu’elles représentent.

Le statut composite des Vies authentiques : une esthétique du mélange

3 L’« Avertissement » qui précède les cinq biographies – semble-t-il de la main du précepteur de Beckford, le révérend John Lettice6– n’installe pas l’ouvrage dans une fiction préalable, comme le font certains romans-mémoires du XVIIIesiècle, ceux de Marivaux par exemple, dans lesquels un récit fictif vient justifier l’histoire à venir. Tout au contraire, l’éditeur joue habilement de l’ambiguïté, dans la continuité du titre anglais de l’ouvrage7, et, pour l’essentiel, insiste sur la jeunesse et les mérites d’un auteur (termes author et writer) qui garde l’anonymat. Mais cet auteur n’en reste pas moins potentiellement un véritable biographe (Biographical Memoirs dit le titre original).

4 La toute fin de l’« Avertissement », cependant, en arrive à définir le texte par rapport au roman. Il s’agit en effet pour l’écrivain, signale l’éditeur, de recourir à « un moyen plus original que celui habituellement suivi par les auteurs de romans. » [VAPI 16]. On notera au passage que le vocabulaire français ne permet de rendre qu’une partie de la phrase : « roman » recouvre en fait deux termes anglais, novel-writing et romance [BMEP s.p. (II)]. Quoi qu’il en soit, l’éditeur, in fine, reconnaît le caractère fictif de l’œuvre qu’il présente, mais il l’exclut dans le même mouvement du champ du romanesque, que celui-ci soit à tendance réaliste ou d’inspiration plus fabuleuse (Novel et Romance). Bref, la mention du roman apparaît sur le mode de l’exclusion. Dès lors, on peut légitimement se poser la question suivante : si le texte n’a rien de romanesque, quel est alors le « moyen plus original (a more original medium) » inventé par l’auteur ? En un mot, quelle est la véritable nature de l’œuvre ?

5 La question, on s’en doute, n’a pas de réponse simple. Le cadre général des VAPI est emprunté aux biographies de peintres sur le modèle de Descamps ; mais cela suppose une double dimension perceptible dans le titre d’un ouvrage antérieur de Du Bois de Saint-Gelais, à la technique différente : Description des tableaux du Palais-Royal, avec la vie des peintres à la tête de leurs ouvrages8. Il s’agit donc, chez Beckford comme pour Descamps dans une bien moindre mesure, d’intégrer le descriptif au narratif et non plus de les séparer comme chez Du Bois de Saint-Gelais qui privilégie la forme du catalogue. Mais là s’arrête la ressemblance dans la mesure où les VAPI ne s’en tiennent pas au factuel ou à l’examen de la technique des peintres ; bref il y a un véritable travail d’écriture littéraire.

6 Beckford utilise des matériaux d’une grande diversité : la biographie cède parfois la place au récit de voyage (Og de Basan et ses compagnons faisant route vers la Sicile [VAPI 66-70]), à l’histoire de brigands (la vie du père de Blunderbussiana est évoquée avant celle du peintre, dans ce qui pourrait relever de la Rogue Literature [VAPI 83-85]), à la scène de drame bourgeois ou de tragédie domestique (les reproches de sa femme au père d’Aldrovandus qui veut l’envoyer commercer avec les pays du Levant [VAPI 18-21]). L’auteur décrit des situations qui semblent tout droit sorties d’histoires

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comiques du XVIIesiècle (le goût qu’éprouve Mierhop pour les poissons et les pièces de viande, aussi bien pour les peindre que pour les manger [VAPI 97]), de la plume du satiriste (la description de la politesse ridicule du cercle de Monsieur Baise-la-main [VAPI 105-107]) ou du conte de fées (l’édit interdisant de conserver de la toile rappelle la prohibition des fuseaux dans La Belle au bois dormant de Perrault – et il est tout aussi inefficace [VAPI 31]). Cette variété s’accompagne d’une multitude de notations ou de situations incongrues (le squelette de Blunderbussiana est canonisé par la faculté ! [VAPI 92]) qui ne manquent pas de déclencher l’hilarité : l’humour fait très fréquemment dériver le texte vers l’extravagance.

7 En termes génériques (ou sub-génériques), les VAPI constituent un assemblage très complexe ; on sent à la lecture que l’œuvre est pétrie de références, qu’elle est dans un flottement perpétuel entre diverses tentations ou différents possibles.

8 Une telle description des VAPI peut donner l’image d’une œuvre discontinue, hétéroclite, d’un collage d’éléments disparates, bref d’une « insipide rhapsodie » – pour reprendre les termes utilisés par le lecteur fictif devant la narration de Jacques le fataliste9. Il semble bien que Beckford, d’ailleurs, ait facétieusement inscrit cette possibilité dans le patronyme d’un de ses peintres. Le nom de Blunderbussiana, héros de la quatrième vie, semble bien associer « lourdaud, maladroit » et « ana », l’affixe qui signale les collections de pensées détachées, de bons mots, d’anecdotes diverses – sur le modèle de « Virgiliana ». Le terme serait alors l’équivalent de Maladroitiana, à entendre comme un recueil de pensées sur une série de lourdauds, pire comme un recueil compilé par un auteur balourd…

9 Or, il n’en est rien, les VAPI sont à mille lieues d’un texte maladroit ; elles semblent au contraire une entreprise très concertée dans la mesure où elles font de ces cinq récits composites et indépendants un univers cohérent.

Un tissage de réseaux : relations et entrecroisements

10 À première vue, les cinq vies de peintres sont indépendantes : des parcours bien distincts sont présentés au lecteur. Les cinq sections, dotées d’un titre spécifique, en témoignent. De même, chacun des cinq peintres est ancré dans un lieu d’origine : successivement Bruges, Basan (en Poméranie), Vienne, la Dalmatie, Amsterdam. Chaque parcours, enfin, est assez nettement individualisé par le talent singulier de chaque peintre. Le récit le plus long, toutefois, déroge à cette règle générale : il s’agit de la seconde biographie qui est double, puisqu’elle rapporte l’histoire de deux parents, André Guelph et Og de Basan dont les récits de vie sont entrelacés. On peut se demander si la structure de cette deuxième vie, unique dans le recueil, n’a pas en quelque sorte valeur d’indice.

11 En effet, on s’aperçoit aisément que les récits sont loin d’être imperméables les uns aux autres ; au contraire, toute une série d’éléments constitue autant de ponts entre eux. C’est ce qu’indique le biographe lorsqu’il affirme que la parenté d’André et Og n’est qu’une relation superficielle, que ce qui les lie est beaucoup plus fort (en l’occurrence, il s’agit du désir de représenter)10. Mais l’œuvre met en avant un autre lien entre les protagonistes, il s’agit de la relation entre maître et élève. Prenons un seul exemple parmi bien d’autres11 : le premier récit nous apprend qu’Aldrovandus Magnus refuse tout enseignement, sauf à André Guelph et Og de Basan qui prolongeront son œuvre [VAPI 30]. Autre exemple de lien : la confrontation entre peintres. Héritiers de la

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technique d’Aldrovandus, Og et André vont s’opposer à deux de leurs pairs, Sucrewasser de Vienne et Soorcrout, qui préconisent des moyens artistiques différents : Beckford en tire l’épisode savoureux de la controverse sur l’utilisation des vernis à l’huile de noix et au blanc d’œuf ; à Venise, une assemblée de spécialistes reconnaîtra la supériorité de l’huile de noix [VAPI 42-46]. La cohérence d’ensemble des trois premières vies est ainsi assurée par la rencontre des personnages (les peintres apparaissent dans un récit antérieur avant que leur vie soit racontée dans le récit suivant) et par la nature de leurs relations : affinité entre Aldrovandus et ses élèves André et Og ; rivalité entre ces derniers et le couple formé par Sucrewasser et Soorcrout.

12 Ainsi, les deux derniers récits se situent en marge : les quatrième et cinquième biographies ne croisent aucune autre, elles sont par conséquent autonomes. Blunderblussiana, l’ancien bandit des montagnes dalmates, bien qu’il s’installe à Venise, ne fréquente pas les autres peintres ; Watersouchy, quant à lui, passe toute sa carrière à Amsterdam, Leyde et Anvers. Cependant Beckford prend soin de les relier aux autres artistes d’une manière subtile. La vie de Sucrewasser commence par un discours du biographe sur l’organisation du recueil et la personnalité des peintres qui vaut la peine d’être cité : Nous allons à présent évoquer des faits et des circonstances largement différents de ceux que nous venons de décrire. Nous ne représenterons plus des artistes consumés par la flamme du génie ou égarés par l’ardeur de l’imagination. Nos lecteurs, tout au moins les plus sages et les plus avisés, vont pouvoir admirer maintenant la conduite rangée et pleine de bon sens d’un Sucrewasser, en opposition flagrante avec les extravagances d’un Og. [VAPI 77]

13 Deux catégories semblent être mises en place ici : les excentriques et les raisonnables. Il est suggéré que le recueil repose sur ces deux types de caractères, qu’il est bipartite. D’un côté les génies en proie à leur imagination (Aldrovandus Magnus, André Guelph et Og de Basan), de l’autre des peintres à l’attitude moins extrémiste, plus régulière (Sucrewasser de Vienne et son ami pour un temps Soorcrout, Blunderbussiana, et enfin Watersouchy).

14 Or, le lecteur avisé qui fait bien son travail (c’est le biographe qui lui suggère de le faire) constate, pour plusieurs raisons, que cette division est erronée, qu’elle ne correspond pas au texte. Par exemple, un peintre comme Blunderbussiana, par ses excès, mais sans doute aussi par la thématique de ses œuvres (des paysages sauvages, des scènes saisissantes, [VAPI 90-91]), est beaucoup plus proche du premier groupe de peintres, notamment de Og. De son côté, André Guelph apparaît en bien des occasions raisonnable : il tempère à plusieurs reprises les ardeurs du fougueux Og. Enfin, l’extravagance est bien loin d’être étrangère aux artistes du second ensemble, il semble seulement qu’elle se trouve ailleurs : par exemple, dans un soin particulier attaché au détail qui fait de chacun d’eux un génie en son genre. Ainsi, Sucrewasser se distingue comme peintre de blasons, il y excelle dans les pattes de lions, les queues de dragons et les plumages d’aigles [VAPI 78] ; Blunderbussiana produit des œuvres « d’un dessin miraculeux » en représentant les tendons et les artères des cadavres disséqués de ses propres victimes [VAPI 87-88] ; Watersouchy s’épuise à mettre « les dernières touches aux doigts de sa protectrice » dont il fait le portrait : cette opération, pour porter à la perfection la représentation des doigts, dure à elle seule un mois… [VAPI 119].

15 Les remarques du biographe font donc ici office de trompe-l’œil puisqu’elles sont partielles, sinon erronées. L’attention n’est pas moins attirée sur les rapports et sur les contrastes entre les peintres. On peut se demander si à travers la structure du recueil

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indiquée par le biographe, Beckford ne propose pas une sorte de jeu au lecteur : la recherche d’éléments susceptibles d’établir des rapprochements.

16 Parmi ces indices, les jeux onomastiques occupent une place de choix. Certains noms permettent de constituer une série, celle de la nourriture : tout le monde comprend que Sucrewasser peut se traduire par « eau sucrée », Soorcrout par « choucroute », quant à Watersouchy, signale Roger Kann, il renvoie au « waterzootje » néerlandais, une sorte de poule en ragoût ; mais le « water souchy » est également un plat de poisson cuit et servi dans un peu d’eau12 – ce qui est un comble pour un peintre né sur les canaux d’Amsterdam13. Ces noms ridicules correspondent aux peintres obsédés par le détail et très exactement à ceux que le biographe se permet de critiquer ouvertement, ce qui est assez rare dans l’œuvre, pour leur « bassesse » dans le cas de Sucrewasser et Soorcrout [VAPI 42], pour sa « prétention insupportable » dans celui de Watersouchy [VAPI 117]. Les ranger du côté de la nourriture revient à les placer du côté de la matérialité, de la matière première – ce qui n’est pas sans rapport avec leur peinture, comme dans le cas du portrait à l’exactitude extrême du bourgmestre Van Gulph réalisé par Watersouchy (ibid.).

17 À l’opposé, les patronymes des autres peintres jouent sur des connotations différentes : Aldrovandus14 se voit accorder le titre de Magnus et est comparé, dans une épitaphe, à Alexandre le Grand (au demeurant, le passage est fort comique) [VAPI 31-33] ; le nom d’André Guelph rappelle l’opposition des guelfes et des gibelins dans l’Italie des XIIIeet XIVesiècles15 ; quant à Og de Basan, les sonorités de son nom suffisent à lui conférer une certaine noblesse. Mais Og de Basan (ou de Bashân) est en outre un roi biblique, exterminé avec son peuple par Moïse sur l’ordre de Dieu16. Ces noms, on le voit, ne manquent pas d’allure ; en renvoyant à l’histoire, aussi bien réelle que biblique, ils assurent d’emblée ces personnages d’une destinée grandiose et presque tragique.

18 Cette double série de patronymes, qui oppose plaisamment matière alimentaire à matière historique, transpose à l’échelle des noms la distinction entre peinture d’histoire et peinture de genre17. Bien sûr, cette division ne recoupe pas exactement les tableaux réalisés par les peintres : André, spécialiste de botanique, peint des plantes et des paysages [VAPI 39], genre qu’Og pratique aussi [VAPI 41] ; Sucrewasser, de son côté, réalise son chef-d’œuvre avec Salomé mère des Macchabées [VAPI 82]. Il n’en reste pas moins que Beckford semble vouloir jouer à établir, dans la sphère littéraire, des équivalences avec l’univers pictural.

19 L’ambition est non seulement de présenter un monde cohérent, régi par des règles de composition (ressemblances et oppositions), mais encore de brosser un tableau complet de l’univers pictural avec des moyens littéraires.

L’invention d’un mode d’écriture : un récit qui joue avec le style pictural

20 Au total, on peut se demander si les VAPI ne sont pas, en quelque sorte, un cabinet de peinture comme ceux que Beckford décrit parfois dans Voyage d’un rêveur éveillé, son œuvre suivante. Pour que la métaphore soit pertinente, il faudrait peut-être dire, une galerie, non de peintures, mais de peintres. La galerie est agencée dans des séries, on l’a vu précédemment. Elle s’organise également dans un ordre chronologique. Dans ce recueil de vies, où, à dessein, les dates sont rarement précisées18, quelques indices nous

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montrent que les récits se succèdent à peu près chronologiquement : Aldrovandus naît en 1473, Og est baptisé en 1519, les parents de Watersouchy se marient en 1640… La période couverte est donc d’environ deux cents ans.

21 Le lecteur objectera sans doute qu’il est un peu facile d’utiliser le vocabulaire pictural pour qualifier le texte des VAPI, à quoi on pourra répondre que l’« Avertissement » lui- même ne se prive pas de le faire : l’éditeur y annonce que « l’écrivain a d’ailleurs eu pour dessein (design19) de montrer des exemples caractéristiques de la nature et de l’art tout en les accompagnant de quelques esquisses (sketches) de nos mœurs » [VAPI 16]. Si l’éditeur fait de l’auteur un peintre par le vocabulaire employé, le biographe, dont les interventions font presque un personnage à part entière, ne manque pas de mettre en relation son écriture et la peinture en certaines occasions. On en a un exemple, avec une formule comme : « Que mes lecteurs se représentent (figure to themselves) Monsieur Baise-la-main menant l’obséquieux Watersouchy à travers de vastes salles et de longs couloirs […] » [VAPI 106-107]. L’imagination picturale du lecteur est sollicitée, il est amené à se figurer la scène par des images. Mais cet appel montre peut-être également les limites du texte qui ne peut vraiment donner à voir. Le biographe le signale en plusieurs occasions. À propos d’un tableau réalisé par Watersouchy, la « maison de banque » de Monsieur Baise-la-main, il indique : « Il serait vain de donner par des mots une juste idée de ce chef-d’œuvre. Il faudrait l’avoir vu pour pouvoir l’admirer. » [VAPI 115]. Ailleurs, il déplore le manque d’espace pour décrire un tableau magistral : « […] voilà qui demanderait au moins une cinquantaine de pages. Dans un aussi vaste espace on pou[rr]ait sans doute fixer autant de détails mais les mots manquent pour donner une idée juste de l’atmosphère de fête qui régnait sur l’ensemble (surpasses the power of words). » [VAPI 101]

22 La peinture serait-elle alors impossible à rendre par les mots ? Il semble bien que ce soit le cas. Toutefois, on mesurera l’humour sous-jacent des VAPI : ces toiles sont d’autant plus indescriptibles qu’elles n’existent pas. Plus sérieusement, il ne s’agit pas, pour l’écrivain, de rivaliser avec la peinture, mais de dresser une composition spécifique qui embrasse l’œuvre picturale et son exécutant. Une galerie de peintres, c’est-à-dire de personnages et pas seulement de toiles, constitue un magnifique support pour la satire : aussi sublimes que soient les œuvres des peintres, ils n’en sont pas moins hommes et susceptibles d’être satirisés pour leurs manies [VAPI 99-100], leur goût de l’argent ou leur vanité [VAPI 117]. Beckford joue ainsi à merveille sur les deux tableaux du pictural et du biographique.

23 Les VAPI traitent en fait chacun des récits comme une entité qui réunit dans un même tableau la biographie du peintre et son œuvre ; mais c’est la vie des peintres elle-même qui est élevée au rang d’œuvre d’art. C’est visible, par exemple, dans l’unité profonde des récits qui non seulement constituent en destinée les biographies, mais cherchent également à épouser, jusque dans le ton et le style employés, la nature des événements vécus. Ainsi, Sucrewasser se définit en grande partie en conformité avec son nom : il est fils d’épiciers, se caractérise par sa douceur (« [il] ne désobéissait jamais » [VAPI 79]), sa peinture elle-même est douceâtre, y compris lorsqu’il doit représenter les Furies (« les serpents enroulés autour de leurs têtes avaient l’aspect inoffensif des anguilles » [VAPI 81]), il est qualifié de « pittore amabile » et sa mort, résultat « d’un refroidissement contracté lors d’une fête sur l’eau » à Venise, illustre bien que le sucre se dissout dans le milieu aqueux [VAPI 82]. Radicalement à l’opposé, Blunderbussiana, dont le nom renvoie à « blunder buss » à la fois « maladroit, lourdaud », on l’a dit, et « tromblon, espingole », mène une vie irrégulière et sauvage dans un milieu hostile ; peintre

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autodidacte, il se spécialise dans la représentation de corps disséqués et de scènes violentes et torturées [VAPI 90-91] ; cela le conduit à une agonie fiévreuse et frénétique durant laquelle il se croit au milieu de la danse macabre de tous les « membres mutilés qu’il [a] disséqués » [VAPI 92] ; le biographe rapporte évidemment les événements avec le plus parfait humour noir.

24 Presque immanquablement, dans le recueil, la mort des artistes vient couronner leur vie, mais également leur œuvre qu’elle parachève en quelque sorte : Aldrovandus, privé de toile par un incendie, ne peut peindre comme il l’a prévu les exploits du prince Drahomir (englouti par un tremblement de terre) et expire un peu à la manière de ce héros, en prononçant les ultima verba : « Drahomir ! de la toile et saint Luc !20» [VAPI 32]. À cette fin épique s’opposent, à l’autre bout des VAPI, les dernières productions de Watersouchy, un fromage avec ses acariens (des cirons, et non des « vers » comme le dit la traduction française) et « le portrait d’une puce » [VAPI 120]. À ce resserrement extrême du sujet pictural correspond la mort du peintre qui s’étiole jusqu’à, littéralement, disparaître : « Il maigrit jusqu’à paraître transparent (he almost shrunk away to nothing) » (ibid.). On notera que ces deux vies de peintres donnent la structure globale de l’ouvrage : s’ouvrant en fanfare sur la démesure, la vigueur du trait, le grand (qu’on pense à Aldrovandus Magnus), il se clôt sur le minuscule, l’extinction et l’effacement.

25 Au total, il y aurait là deux formes de pittoresque : l’une renvoyant à l’idée de peinture bien caractérisée, frappante (sens 2 du Littré), l’autre insistant davantage sur les oppositions et les contrastes (sens 3 du Littré21) – on rejoint en ce point certaines remarques de la partie précédente.

26 Mais Beckford va sans doute plus loin. Au cœur de l’œuvre se trouve la question de la représentation. En quelques occasions, les VAPI signalent le pouvoir d’illusion de la peinture, qui peut tromper le spectateur jusqu’à lui faire prendre pour réelle une simple image. Le biographe le laisse entendre lorsque, après avoir indiqué le sujet des deux premières toiles de Watersouchy, un fauteuil de velours et un tapis de Turquie, il ajoute : « On rêvait de s’asseoir dans le premier et les chiens de se rouler sur le second22 » [VAPI 102]. Ailleurs, c’est une anecdote qui traduit la même idée : devant un Moïse et le buisson ardent qu’Aldrovandus est en train de peindre, une jeune princesse s’écrie : « Oh ! Maman, je ne veux pas toucher au buisson de peur de me brûler les doigts » [VAPI 26]. Sous la remarque du biographe ou cette scène, qui sont des variations humoristiques sur l’histoire des raisins de Zeuxis chez Pline l’Ancien, se dessine la question sérieuse des frontières du réel et de la représentation.

27 L’illusion que produit la peinture, Beckford la reproduit dans ses récits, à sa manière. Bien sûr, les vies de ses peintres sont imaginaires, mais des êtres de fiction y croisent des personnes qui ont existé : Jean Hemmeline23voisine avec Joseph Porta, Benboaro Benbacaio côtoie Jules Romain, Insignificanti est à trois pages du Titien. La référence picturale, déjà riche (ce sont non seulement des peintres, mais également des sujets de toiles, ou encore des techniques) se complique de références historiques et littéraires (par exemple à Virgile [VAPI 69] ou à l’Arioste [VAPI 48-51]). Bref, les modèles, et par conséquent les lectures, sont multiples. Un exemple suffira, espérons-le, à le montrer : Og de Basan, sans doute un des plus complexes personnages de peintre dans l’œuvre, emprunte son nom à un roi qui apparaît fugitivement dans l’Ancien Testament. Mais « Bassan », cette fois avec deux « s », est la traduction française de Bassano qui renvoie à une famille de peintres originaire de cette ville italienne, les Da Ponte. Francesco

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Bassano (~1549~1592) est, comme Og, l’auteur d’une œuvre ayant pour sujet L’Arche de Noé (palais ducal, Venise). Par ailleurs, le suicide d’Og, qui se jette dans l’Etna, rappelle la mort d’Empédocle, ce qui confère à ce peintre, également auteur de divers écrits, dont une dissertation sur la pluralité des mondes [VAPI 52], une aura philosophique… Mais comment meurt donc le bien réel Francesco Bassano ? Louis-François du Bois de Saint-Gelais nous le rapporte : le cerveau attaqué par la mélancolie, sujet à des craintes continuelles, reclus dans sa maison, un jour, « il se jeta par la fenêtre, & s’étant cassé la tête, il mourut peu de temps après24 ».

28 Beckford se plaît à multiplier les références et, surtout, à les brouiller avec une telle virtuosité qu’on ne sait plus où arrêter le jeu, qu’on ne sait même pas si l’on est parvenu au bout de l’interprétation.

29 À l’issue de ce parcours, on voit bien pourquoi la fiction biographique de Beckford est si complexe : elle croise l’univers pictural et, tout en en exhibant les codes, elle s’amuse à les transposer. Élever la vie imaginaire au rang d’œuvre d’art, voilà bien le projet. Mais un des mérites de ce petit livre réside dans sa manière : à la fois parodie, satire et conte extravagant, il est en permanence animé par un humour roboratif. Si Beckford pose des questions sérieuses, il le fait toujours avec légèreté ; s’il avance des réponses, elles sont évasives.

30 Le lecteur, finalement, se retrouve devant le texte des VAPI comme le biographe devant la façade de l’hôtel particulier de Monsieur Baise-la-main. Il peut se dire : « je demeure confronté à “ses nombreuses figures allégoriques dont je ne suis jamais parvenu à comprendre l’exacte signification” » [VAPI 106]. Toutefois, cela ne l’empêche en rien de goûter le spectacle.

31 On comprend pourquoi Borges admirait Beckford25 : tous deux sont amateurs de labyrinthes et autres impossibles architectures26.

NOTES

1. Toutes les citations du texte proviennent de William Beckford, Vies authentiques de peintres imaginaires, traduction, préface et notes de Roger Kann, José Corti, « Bibliothèque romantique », n° 24, 1990. Nous renvoyons à ce texte par l’indication VAPI suivie du numéro de page. Les citations en anglais viennent de William Beckford, Biographical Memoirs of Extraordinary Painters (fac-similé de l’édition de 1780, introduction de Philip Ward), Londres, The Oleander Press, 1977, abréviation BMEP. 2. D. Girard, William Beckford. Terroriste au palais de la raison, José Corti, 1993 ; M. Chadourne, Eblis ou l’enfer de William Beckford, suivi d’une Anthologie de l’œuvre en ses meilleures pages [dans laquelle ne figure aucun extrait des VAPI – ce qui en fait, du même coup, des pages « moins bonnes »], J.- J. Pauvert, 1967 ; A. Parreaux, William Beckford, auteur de Vathek (1760-1844). Étude de la création littéraire, Nizet, 1960. Il existe toutefois un remarquable article qui explore la complexité des VAPI : André Parreaux, « Les “peintres extraordinaires” de Beckford sont-ils une satire des écoles flamande et hollandaise ? », Revue du Nord, n° 169, janvier-mars 1961.

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3. C. Redding, Memoirs of William Beckford of Fonthill, Author of Vathek, 2 vol., Londres, Charles J. Skeet Publisher, 1859, vol. 1, p. 96-98. 4. J.-B. Descamps, Vie des peintres flamands, allemands et hollandois, Paris, 1753-1764. Voir la référence explicite de Beckford, en note, à la vie de Gérard Dou dans cet ouvrage [VAPI 119], Roger Kann montre ailleurs l’emprunt de l’auteur à Descamps [VAPI 99, note 1]. 5. C. Redding, op. cit., p. 96. 6. Voir la « Préface » de RogerKann [VAPI 12]. 7. Le titre anglais, Biographical Memoirs of Extraordinary Painters joue sur la polysémie du terme « extraordinaire » (qui relève de l’exception/du prodige, du fabuleux), là où le titre français installe un paradoxe (« authentiques »/« imaginaires »). En anglais, le titre est énigmatique, en français il dévoile d’emblée les cartes puisqu’il exhibe la fiction. 8. L.-F. Du Bois de Saint-Gelais, Description des tableaux du Palais-Royal, avec la vie des peintres à la tête de leurs ouvrages, d’Houry, 1727. Beckford connaît probablement cet ouvrage. 9. Diderot, Jacques le fataliste, Librairie générale française, « Le Livre de Poche classique », 2000, p. 285. 10. « L’étroite parenté entre Og et André leur donnait maintes occasions de se rencontrer mais bien plus que les liens du sang, un même naturel les unissait et un même état les amenait souvent à se rendre aux champs. Le plaisir mutuel qu’ils prenaient à contempler la nature leur fit très tôt désirer d’en représenter les beautés » [VAPI 36]. 11. La relation entre maître et élève apparaît dans chacune des vies. Aldrovandus Magnus a pour maître Hemmeline ; Og de Basan aura à son tour un élève, Benboaro Benbacaio (qui a abandonné l’enseignement de Jules Romain pour cause de divergence) ; Sucrewasser est le disciple d’Insignificanti (avant de se brouiller avec lui), Blunderbussiana de Joseph Porta, enfin Watersouchy de Mierhop, puis de Gérard Dou. 12. « A dish consisting of small fish stewed and served in a little water. [Written also water sou chet]. », Webster Dictionary, édition 1913, p. 1633. 13. Dans Voyage d’un rêveur éveillé de Londres à Venise (t. 1), les lettres qu’il rédige durant son Grand Tour sur le continent, Beckford développe une théorie très amusante sur « le côté ichtyologique des Hollandais », José Corti, « Bibliothèque romantique », n° 17, 1988, p. 65. 14. Un médecin, naturaliste et botaniste du XVI e siècle porte ce nom : Ulisse Aldrovandi (ou Aldrovandus, 1522-1605). Il serait l’auteur, entre autres, d’une Histoire naturelle des ser pents et des dragons. Or Aldrovandus (qui se prénomme Antoine) est l’auteur d’un tableau qui raconte « la pieuse histoire de La Belle et du Dragon » [VAPI 24], en anglais « the sacred story of Bell and the Dragon » [BMEP 11]. C’est là, sans doute, une erreur de traduction. Beckford s’amuse à introduire une référence biblique. Il fait ici une allusion à un épisode de l’Ancien Testament, l’histoire de Bel et du dragon, parfois appelée « Bel et le serpent » (Daniel, 14). 15. L’analogie est d’autant plus frappante que l’orthographe anglaise de « guelphe » coïncide avec le nom du personnage. 16. Deutéronome 3, 3-4 : « Yahvé notre Dieu livra aussi en notre pouvoir Og, roi du Bashân, et tout son peuple. Nous le battîmes si bien que pas un n’en réchappa ». Le premier discours de Moïse résume le parcours des tribus d’Israël depuis le départ du Sinaï. Le royaume de Bashân (avec l’Arnon et Heshbon) fait partie des divers territoires de la rive orientale du Jourdain qui ont été conquis par Moïse. Il est donc inscrit dans le nom même du peintre d’être voué à la destruction par une sorte de volonté divine. C’est d’autant plus vrai que le Og biblique est le dernier des Réphaïm (Deutéronome 3, 11 ; il s’agit de géants), peuple que Yahvé a exterminé. 17. Voir la définition de Diderot dans l’Essai sur la peinture (1765) : « On appelle du nom de peintres de genre, indistinctement, et ceux qui ne s’occupent que des fleurs, des fruits, des animaux, des bois, des forêts, des montagnes, et ceux qui empruntent leurs scènes de la vie commune et domestique […] », dans Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1951,

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p. 1159. Diderot conteste d’ailleurs dans la même page la distinction entre peintres d’histoire et peintres de genre et tente de la redéfinir. 18. Il faut parfois procéder par recoupements pour situer des dates ou des plages temporelles, par exemple en se fiant aux dates de naissance et de mort des véritables peintres évoqués dans le texte. 19. L’étymologie du terme, « desseigner » (de l’italien disegnare) renvoie à l’idée de dessiner. 20. On convient habituellement que saint Luc était médecin, peut-être est-ce une manière de demander le secours d’un homme de l’art. Mais il est beaucoup plus probable qu’Aldrovandus invoque saint Luc en qualité de patron des peintres. 21. Littré (1872), article « pittoresque » : « 1) Qui concerne la peinture. La composition pittoresque a ses règles. 2) Il se dit de tout ce qui se prête à faire une peinture bien caractérisée, et qui frappe et charme tout à la fois les yeux et l’esprit. Virgile est plein de ces expressions pittoresques dont il enrichit la belle langue latine, VOLT. Dict. phil. Imagination. Les effets pittoresques et le bon goût du dessin, J.-J. ROUSS. Ém. […]. 3) Plus particulièrement se dit, depuis un demi-siècle, de ce qui résulte, en peinture, de l’opposition des lignes et du contraste brusque de la lumière et des ombres./Il se dit dans un sens analogue des œuvres littéraires. Style pittoresque […] ». 22. Même jeu dans Voyage d’un rêveur éveillé où, évoquant la visite d’un cabinet, Beckford dit : « […] son principal ornement était un chardon des plus sublimes peint par Snyders, d’une taille si héroïque, d’une imitation si fidèle qu’il mettrait un âne au comble de l’émotion », op. cit., p. 50. Ce peintre (1579-1657) est « la figure majeure de la peinture d’animaux et de natures mortes de chasse si florissante en Flandre au XVIIe siècle », Encyclopaedia universalis, art. « Frans Snyders ». 23. Le nom, ici, est simplement altéré, Descamps rapporte la vie d’un Hans (Jean) Hemmelinck. Certains détails confirment qu’il est bien le Hemmeline de Beckford, par exemple sa naissance à Damme, près de Bruges. 24. L.-F. du Bois de Saint-Gelais, op. cit., p. 138. 25. Voir « Sur le Vathek de William Beckford » dans Autres inquisitions, J.-L. Borges, Œuvres complètes, t. 1, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 771-774. Ce texte bref débute par une réflexion magistrale – et vertigineuse – sur la nature de toute entreprise biographique. 26. Nous nous permettons de renvoyer à un de nos articles qui reprend et développe certaines perspectives de cette contribution : « Comment rendre le biographique extraordinaire ? Sur les Vies authentiques de peintres imaginaires de Beckford », Otrante, n° 17, « Théâtre & fantastique. Une autre scène du vivant », printemps 2005, p. 205-217.

AUTEUR

LUC RUIZ Université de Picardie Jules Verne

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Discours critique et fiction biographique dans les Portraits imaginaires de Pater et les Vies imaginaires de Schwob

Agathe Salha

1 En 1887 paraissent Imaginary Portraits de l’écrivain et critique d’art anglais Walter Pater. Ce recueil de quatre récits biographiques mêle des personnages authentiques comme le peintre Antoine Watteau et des figures imaginaires comme Denys l’Auxerrois ou Sébastian Van Storck. En 1896, Marcel Schwob publie les Vies imaginaires, recueil de biographies fictives consacrées à des êtres authentifiés par la tradition historique ou littéraire.

2 Les critiques ont souvent rapproché ces deux textes tout en opposant la démarche de leurs auteurs. Ainsi pour George Trembley, dans Marcel Schwob faussaire de la nature, les personnages de Pater seraient l’incarnation d’idées abstraites et, « sous le déguisement de la biographie », l’auteur ferait en réalité « de la critique esthétique ». Watteau symboliserait donc la peinture « dans son essence éternelle » alors que Schwob chercherait à montrer dans les Vies imaginaires « le visage unique de Paolo Uccello1». Autrement dit, et pour reprendre les termes de la préface des Vies imaginaires, les Portraits de Pater illustreraient plutôt le point de vue généralisant de l’histoire, alors que la démarche biographique de Schwob serait axée sur la recherche du particulier et de l’individuel. Si tout sépare l’intention des deux auteurs d’après Georges Trembley, on trouve ailleurs l’idée d’un lien parodique entre leurs textes. Anne Henry affirme ainsi, dans la préface de sa traduction française des Essais sur l’art et la Renaissance de Pater : Quant à Marcel Schwob […], il s’est contenté de pasticher avec esprit dans ses Vies imaginaires les Portraits imaginaires dans lesquels Pater fixe sa définition de la subjectivité par les seules idiosyncrasies, les singularités d’un caractère2.

3 On tentera ici d’inscrire la comparaison dans une perspective plus large et de montrer comment, à travers la fiction biographique, ces deux auteurs témoignent d’un moment

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de l’évolution de la réception et de l’interprétation des œuvres, et de l’activité critique. À une époque où l’histoire de l’art s’est constituée en discipline scientifique en se séparant de la tradition littéraire, Pater cherche à dépasser l’approche érudite et revendique une critique intuitive ou imaginative. Les Vies imaginaires de Schwob procèdent, semble-t-il, d’un même mouvement, mais elles le dépassent et le radicalisent : proposant la biographie imaginaire ou rêvée comme la réelle expression de la poésie originelle de l’artiste, elles marginalisent l’œuvre et la réduisent à un symptôme voire à un épiphénomène.

De la critique à la fiction : Imaginary Portraits et Studies in Art and Poetry de Walter Pater

4 Le recueil des Portraits s’ouvre sur une vie de Watteau, intitulée « A prince of court painters3». Cette vie est singulière à plus d’un titre. Il s’agit d’abord du seul texte du recueil consacré à un peintre et ainsi manifestement lié à l’œuvre critique et historique de Walter Pater, en particulier aux Studies in Art and Poetry. La biographie de Watteau est également la seule à mettre en scène un personnage réel, les trois autres figures étant imaginaires. Ces deux éléments, comme la place liminaire du portrait de Watteau, incitent donc à l’interpréter comme un texte de transition qui permet de mieux cerner les rapports entre histoire et fiction dans l’œuvre de Pater. L’invention est très limitée dans ce portrait qui n’évoque que des personnages ou des événements authentifiés par les biographes contemporains de Watteau4. Le passage à la fiction est uniquement marqué par le recours à un narrateur distinct de l’auteur. Le texte se présente en effet sous la forme d’un journal fictif écrit par une narratrice anonyme que l’on identifie aisément comme la sœur de Jean-Baptiste Pater, lui-même peintre et disciple de Watteau et par ailleurs ancêtre supposé de Walter Pater. La fonction autobiographique du journal intime est cependant démentie par la chronologie interne du texte qui se limite strictement à la biographie de Watteau puisqu’il commence en septembre 1701, au moment où le Watteau entre comme apprenti chez le père de la narratrice, et s’achève à la mort du peintre, en 1721. La voix de la diariste imaginaire ne survit donc pas à son unique fonction : l’exploration passionnée du mystère de Watteau et de sa peinture.

5 Ce journal fictif évoque une œuvre et un personnage absents ou visibles par intermittences et une relation à sens unique puisque la narratrice, secrètement amoureuse de Watteau, est constamment ignorée par lui. La fiction revendiquée par le titre, Imaginary Portraits, ne donne jamais directement accès au monde intérieur du peintre ; elle consiste uniquement en une mise en scène du regard du spectateur ou du critique symboliquement incarné par la narratrice amoureuse. Cette interprétation est confirmée par le point de vue anachronique de la narratrice dont les jugements sur la peinture de Watteau évoquent la tradition littéraire française du XIXesiècle, en particulier l’essai des frères Goncourt sur l’art du XVIIIe siècle, paru en 18565. Elle souligne, par exemple, le caractère profondément mélancolique de cette peinture, qui dévoilerait la grâce d’un monde aristocratique brillant, mais fragile et menacé. Elle y décèle également le pressentiment d’une époque révolutionnaire, marquée par une nouvelle ère « de fraternité, de liberté, d’humanité, d’une espèce inconnue de liberté sociale6 ». Dans les dernières pages de son journal, peu avant la mort du peintre, elle livre en ces termes la clé, la formule, de la vie et de l’œuvre de Watteau :

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Il ne surmontera jamais l’influence de ses premières années, et toutes ces choses légères conserveront toujours, à ses yeux, une sorte de valeur représentative ou empruntée, et caractériseront ce monde impossible ou défendu que le fils du maçon contemplait à travers les portes closes du jardin enchanté. Ces grâces futiles et mièvres, symboles à ses yeux d’un noble monde d’aspirations et d’idées, ressuscitent pour lui, par le pouvoir de l’association, – et même maintenant qu’il en a compris la vraie insignifiance, – toute la vieille griserie magique de son rêve, de son rêve d’un monde meilleur que le monde réel7.

6 Le regard aimant de la narratrice remonte à la source, à l’intention originelle et découvre dans l’œuvre un sens qui échappe à son créateur lui-même. La contemplation est donc pleinement une création : elle révèle la vision intérieure de l’artiste et donne accès à sa conscience qui paraît marquée par une forme d’obsession et de transformation onirique de la réalité. La biographie apparaît ainsi comme la forme naturelle de cette critique intuitive et imaginative.

7 Le portrait imaginaire de Watteau montre donc les apports spécifiques de la biographie d’une part et de la fiction d’autre part comme contribuant à l’expression d’une nouvelle forme critique : la biographie introduit le lecteur dans un espace de proximité avec l’artiste ; quant à la fiction, entièrement cristallisée sur la figure de la narratrice, elle permet de s’affranchir des contraintes de l’objectivité et de projeter une libre interprétation de sa vie intérieure. La vision de la narratrice évoque d’ailleurs celle de Pater lui-même, étant largement anachronique par rapport à la réception de Watteau au XVIIIe siècle. Cet anachronisme explique que Walter Pater s’évade finalement vers les vies imaginaires car, comme le souligne Mario Praz dans la postface de l’édition française du recueil, « À la longue, le personnage historique se révèle incapable de supporter le contenu dont il [l’auteur] a voulu l’investir et qui a pourtant été à ses yeux la chose la plus importante8 ». Les autres portraits font donc surgir des personnages imaginaires de la contemplation d’un vitrail ou d’une série de tableaux par le narrateur. Toutes les fictions biographiques de Pater exhibent ainsi leur origine critique et montrent comment la projection de l’imaginaire du spectateur dans l’œuvre d’art fait surgir une vie rêvée de l’artiste.

8 Ce mélange de figures authentiques et imaginaires illustre l’ambiguïté profonde du portrait littéraire. Sainte-Beuve, qui revendique l’invention de cette nouvelle forme, en souligne d’ailleurs le caractère hybride. « Contrairement à l’opinion répandue », écrit-il en 1844 dans Portraits de femmes, « la critique n’y occupe qu’une place secondaire » et le portrait est davantage un moyen pour « produire nos propres sentiments sur le monde et sur la vie, pour exhaler avec détour une certaine poésie cachée ». Mais s’ils permettent « de continuer l’élégie interrompue », les Portraits s’apparentent également au genre romanesque et à la fiction puisqu’ils choisissent de préférence « des noms peu connus ou déjà oubliés » et forment ainsi « de petites nouvelles à un seul personnage9». Cette dissolution de la critique dans l’essai personnel et dans la fiction évoque exactement les Portraits imaginaires de Walter Pater. Elle s’amorçait déjà nettement dans ses essais historiques et critiques antérieurs consacrés aux artistes et aux poètes de la Renaissance française et italienne10.

9 Publié pour la première fois en 1873, le recueil de Pater intitulé The Renaissance, Studies in Art and Poetry regroupe plusieurs textes consacrés à des peintres et à des sculpteurs italiens des quinzième et seizième siècles comme Léonard de Vinci, Michel-Ange ou Botticelli. Ces textes sont à la fois des commentaires et des réécritures des Vies de

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Vasari auquel Pater se réfère d’ailleurs explicitement dans les premières lignes de l’essai sur Léonard de Vinci : Sa « légende », comme on dit en France, toute remplie d’anecdotes célèbres, a fourni à Vasari un de ses plus brillants chapitres. Les écrivains postérieurs se sont contentés de la recopier jusqu’à ce qu’en 1804 Carlo Amoretti l’ait soumise à une critique qui a ébranlé toute sa datation et qui n’a épargné aucun détail. Les diverses questions qui ont alors surgi ont fait l’objet depuis ce temps d’études spécialisées, et la simple érudition n’a plus grand-chose à faire. […] Mais l’amateur d’âmes étranges peut toujours analyser pour lui-même l’impression que lui font ses œuvres, et tenter ainsi de définir les éléments essentiels de son génie11.

10 L’idéal critique ici défini est celui de l’amateur et du passionné, du curieux qui perçoit dans l’œuvre « l’intuition d’un secret12», la porte qui doit donner accès au génie du peintre. Ainsi, contrairement aux exigences de l’érudition, il importe peu à Pater de distinguer l’œuvre du maître lui-même de celle d’un élève qui aurait subi son influence. Il s’agit davantage pour lui, en s’appuyant sur les éléments figuratifs du tableau, de reconnaître le sentiment qui s’incarne dans l’œuvre, d’identifier une forme particulière de conscience, de dégager une individualité. Cette critique impressionniste et psychologique se présente comme l’aboutissement d’une double tradition puisqu’elle s’appuie sur les acquis de l’érudition moderne et sur la littérature biographique. Pater ajoute en effet que la « légende » pourra « de temps à autre intervenir pour corroborer les résultats de l’analyse ». Revendiquant un procédé déjà implicitement utilisé par Vasari, il assume donc l’invention biographique dans la mesure où elle contribue à la compréhension des œuvres.

11 La biographie de Vinci illustre bien cette double polarité de la vie et de l’œuvre, de la légende et du tableau. Les premières pages introduisent ainsi l’image traditionnelle de l’artiste assimilé à un mage et à un voyant : Son idéal de beauté est si exotique qu’il nous fascine davantage qu’il nous séduit : plus que chez tout autre artiste, cet idéal semble refléter les pensées et presque les catégories d’un monde intérieur. Aussi ses contemporains le croyaient-ils détenteur d’un savoir caché, de source suspecte, tandis que Michelet et d’autres ont vu en lui un précurseur. Il a fait peu de cas de son propre génie et n’a produit ses chefs- d’œuvre que dans ses dernières années, si tourmentées ; pourtant, ce génie le tient si bien qu’il a pu traverser sans s’émouvoir les événements les plus tragiques qui accablaient sa patrie et ses amis ; c’est comme s’il les croisait par hasard au cours de sa mission secrète13.

12 La première partie du texte de Pater est une mise en forme biographique de cette image romantique, ordonnée dans la perspective des chefs-d’œuvre ultimes dont la description occupe la fin de l’essai. Pater mêle au récit de la jeunesse et des errances du peintre à travers l’Italie, des traits psychologiques divers qui se font écho tout en reprenant certains lieux communs de l’esthétique romantique. La personnalité de Vinci est ainsi marquée par l’insatisfaction, le goût de l’étrange, les recherches désordonnées dans tous les domaines du savoir ; le peintre est obsédé par certaines images comme le sourire des femmes ou le mouvement des eaux où se joignent la beauté et la terreur ; son œuvre exprime enfin « l’idéal du beau auquel se mêle inextricablement un élément de dérision ». Dans cette première partie de la vie du peintre, Pater accumule les anecdotes invraisemblables sans jamais les accompagner d’un commentaire explicatif. Il accentue ainsi la fantaisie des Vies de Vasari déjà marquées par l’ellipse et la rupture, le goût de l’étrange et du romanesque. L’errance hallucinée du peintre culmine lors de son arrivée à Milan qui est décrite comme un rêve, mais cet épisode fantastique et dont

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le caractère fictif est évident livre en même temps la clé de l’univers intérieur et de l’art de Vinci : Curiosité, désir de beauté – les voilà bien, les deux forces élémentaires du génie de Léonard : une curiosité souvent en conflit avec son désir de beauté, mais capable d’engendrer, quand ils s’unissent, un modèle de grâce étrange et subtile. Le mouvement qui anime le quinzième siècle est double […] Raphaël représente le retour à l’Antiquité, Léonard celui à la nature. Et par ce dernier, il cherchait à satisfaire une curiosité infinie pour les surprises perpétuelles que cette nature pouvait lui offrir […]14.

13 Par un curieux retournement, la singularité du peintre devient emblématique de la Renaissance. C’est que la contradiction intime de Léonard traduit en réalité une appréciation esthétique de son œuvre et le catalogue qui suit le récit biographique confirme ce phénomène de miroir entre la vie et l’œuvre. Le travail d’écriture de Pater consiste donc à reprendre les éléments épars de la tradition et à les réordonner à la lumière d’une tension intérieure de Vinci, elle-même emblématique d’une idée générale puisqu’elle révèle la continuité entre la Renaissance et l’époque moderne. Il n’y a donc pas lieu d’opposer ces deux objectifs de Walter Pater dans son essai sur Vinci : mettre en valeur la singularité de l’artiste et les idiosyncrasies du génie et donner à sa vie une dimension exemplaire et historique. Si l’accumulation de traits divers et variés s’ordonne autour d’un centre qui donne sens et exemplarité à la vie de l’artiste, Pater souligne que cette formule, cette clé de l’artiste, naît de la seule intuition du regard critique qui s’apparente à une sorte de divination.

14 De Studies in Art and Poetry à Imaginary portraits, Pater tente de résoudre l’opposition entre critique érudite et critique imaginative, en les subordonnant à la valeur absolue de l’expérience esthétique. Ce point de vue subjectiviste autorise le critique à s’appuyer sur la légende de l’artiste et inspire un jeu dialectique avec la distance historique qui sépare l’œuvre de son interprète. Cette démarche annonce celle de Schwob dans les Vies imaginaires qui projette également son imaginaire sur la tradition et fait surgir la fiction d’une méditation sur l’histoire. Mais Schwob dépasse Pater et radicalise sa vision de la critique imaginative. Les Vies imaginaires sont donc moins un pastiche, au sens formel de ce mot, qu’une interprétation littérale et une mise en œuvre systématique des présupposés de l’historien anglais.

Vies imaginaires de Marcel Schwob

15 Comme les études de Pater sur les peintres de la Renaissance, la Vie de Paolo Uccello est une réécriture de Vasari. Schwob mentionne d’ailleurs sa source, ce qui est rare dans les Vies imaginaires, et il lui emprunte l’essentiel de ses anecdotes. Mais cette fidélité apparente masque une déformation importante du texte initial et de son propos psychologique et historique. Pour Vasari en effet, Uccello illustre l’exemple récurrent de l’artiste victime d’une chimère, ici les recherches dans le domaine de la perspective, et dont le talent est finalement gâché par son obsession. Cependant, la description précise des œuvres du peintre et la conclusion de la biographie montrent bien que, malgré l’échec personnel d’Uccello, ses recherches sur la perspective ont contribué aux progrès de son art. La réécriture de Schwob modifie radicalement ce propos en adoptant implicitement la vision romantique de l’artiste telle qu’elle apparaît notamment dans les fictions de peintres au XIXe siècle. Il semble en fait que Schwob réécrive Vasari à travers le prisme déformant du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac selon

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un jeu de superposition des sources typique des Vies imaginaires et qui permet de faire flotter les destins individuels entre plusieurs époques historiques. Ainsi, les recherches sur la perspective, présentée comme un progrès technique indispensable à l’imitation du réel par Vasari, traduisent chez Schwob une ambition démiurgique : Uccello se détourne de l’imitation et, comme Frenhofer, le héros de Balzac, il cherche à découvrir le secret de la création à travers celui de la forme. À la fin de la nouvelle, Uccello dévoile à son ami Donatello une toile représentant saint Thomas : alors que le sculpteur n’y perçoit qu’un « fouillis de lignes » et conseille à Uccello de cacher sa toile, le peintre fou se méprend sur le sens de ses paroles croyant « qu’il a [avait] accompli le miracle15 ». La figure de saint Thomas, dénoncé dans les Évangiles parce qu’il a besoin de voir pour croire, symbolise implicitement celle de Donatello qui n’a peut-être pas su voir le chef-d’œuvre du peintre. Mais cette erreur de jugement est curieusement redoublée par celle d’Uccello sur le sens de ses paroles. Cette ambiguïté évoque la fin de la nouvelle de Balzac qui s’achève également sur le dévoilement et l’échec du chef- d’œuvre de Frenhofer.

16 La biographie d’Uccello est ainsi entièrement construite sur le thème du secret : Schwob décrit d’abord le peintre caché au fond de sa maison et cherchant comme un alchimiste à percer les arcanes de la nature. Plus loin, Uccello est comparé à un ermite : « Ainsi vivait l’Oiseau, et sa tête pensive était enveloppée dans sa cape ; et il ne s’apercevait ni de ce qu’il mangeait ni de ce qu’il buvait, mais il était entièrement pareil à un ermite16 ». Quant au chef-d’œuvre rêvé, inachevé ou invisible, il est investi d’un pouvoir immense au plan de la fiction puisque tout l’univers du peintre, depuis ses richesses jusqu’à sa maison et sa femme, lui est progressivement sacrifié. Ce fil conducteur du secret ou du trésor caché montre que la Vie de Paolo Uccello est centrée, comme la nouvelle de Balzac, autour d’un même phénomène de non-réception de l’œuvre d’art. L’aveuglement de Donatello, ami de Paolo Uccello et premier spectateur de son œuvre, suggère que la proximité et la familiarité avec l’œuvre et même avec l’artiste ne garantissent pas l’accès à la vérité et à la beauté cachées. Au contraire, c’est la tâche du biographe de découvrir, par le biais de la fiction, l’intuition originelle et la source dont les œuvres ne sont que des étapes ou des traces. Si Paolo Uccello se définit mieux par ce qu’il a voulu faire que par ce qu’il a fait, son rêve ou sa chimère donnent donc la vraie perspective sur son œuvre et sur sa vie.

17 Dans cette perspective, la Vie des peintres et des artistes n’est plus subordonnée à l’évocation de leur production, mais se confond avec l’œuvre chimérique qui figure une sorte de destin. Schwob supprime ainsi le catalogue descriptif des œuvres du peintre à l’exception de quelques tableaux mentionnés au début et à la fin de la nouvelle. L’élément descriptif traditionnel des Vies d’artistes est en fait directement intégré à la narration à travers d’innombrables allusions au cercle et à la ligne qui désignent l’obsession d’Uccello. Le peintre semble vivre dans son œuvre, selon le procédé que Schwob utilise aussi dans les vies d’écrivains comme Pétrone ou Cyril Tourneur.

18 La Vie de Paolo Uccello se comprend finalement par rapport à l’ensemble plus vaste des Vies imaginaires d’artistes, de philosophes ou d’écrivains qui parsèment le recueil de Schwob. Placées en tête de l’ouvrage, les Vies d’Empédocle et de Cratès exploitent un phénomène comparable de dévalorisation ou de marginalisation de l’œuvre par rapport à la vie de l’artiste. Le pur magicien et le philosophe cynique dont l’enseignement se limite à de rares maximes illustrent l’idéal antique d’une philosophie incarnée et d’une sagesse vécue dont l’éclat se passe du témoignage d’une œuvre. Si la Vie du

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thaumaturge grec est manifestement écrite sur le modèle de celle de Jésus, on peut voir de même en Cratès une sorte de Socrate radicalisé. Or, Socrate et Jésus, sources inspiratrices de la tradition occidentale que revisitent les Vies imaginaires, n’ont jamais rien écrit. Ces deux figures invisibles mais dont l’ombre plane sur l’ensemble du recueil de Schwob justifient implicitement l’art du biographe pour qui la vraie poésie est dans la vie des hommes.

19 Dans la préface des Vies imaginaires, Schwob définit l’art du biographe par la recherche de l’individuel et du particulier. Il affirme par exemple que la forme du nez ou les manies vestimentaires de Socrate l’intéressent plus que « ses interrogatoires de morale » et que « l’idéal du biographe serait de différencier infiniment l’aspect de deux philosophes qui ont inventé à peu près la même métaphysique17». Cette apologie provocatrice du détail et de l’idiosyncrasie masque en fait un déplacement plus essentiel de l’interprétation critique des œuvres vers une tentative d’appréhension plus intuitive d’une vie spirituelle, d’une intention poétique ou philosophique. La fiction biographique apparaît alors comme un nouveau genre hybride qui permet de saisir cette intention. De Pater à Schwob, l’œuvre se subordonne progressivement à la vie de l’artiste et à son monde intérieur. Ultimement, cette nouvelle forme de critique qu’est la fiction biographique peut tenter de s’affranchir de l’univers des artistes et des œuvres. Elle peut explorer de nouveaux mondes poétiques, ceux des hommes d’action qui n’écrivirent pas : Vies d’incendiaires, Vies de pirates, Vies d’assassins.

20 On soulignera, pour conclure, le paradoxe des Vies imaginaires, œuvre érudite, nourrie de la tradition artistique et littéraire, mais qui illustre la fascination de l’expérience vécue, et promeut un idéal d’action et d’aventure. Patient compilateur enfermé dans sa bibliothèque, le biographe rêve d’évasion à travers des vies de pirates et de criminels. Cependant, au fur et à mesure du recueil, on voit se multiplier les figures d’aventuriers ou de pirates sous influence qui n’agissent que par l’impulsion de fantasmes livresques. Le modèle de Don Quichotte court ainsi tout au long du livre et accentue la nostalgie d’une impossible évasion. Les Vies de Schwob s’inscrivent ainsi pleinement dans l’imaginaire littéraire de la fin-de-siècle qui multiplie ces libérations impossibles : départ avorté de des Esseintes pour l’Angleterre dans À Rebours, réincarnation de Durtal dans la figure de Gilles de Rais, grand soldat et grand criminel du Moyen Âge ou, plus modestement, embardée banlieusarde du narrateur de Paludes. On comptera au nombre de ces tentatives le voyage de Schwob presque agonisant aux îles Samoa, sur les traces de Stevenson.

NOTES

1. G. Trembley, Marcel Schwob faussaire de la nature, Genève-Paris, Librairie Droz, 1969, p. 104. 2. « Walter Pater ou le plaisir esthétique », préface de A. Henry dans Walter Pater, Essais sur l’art et la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1985, textes présentés et traduits par A. Henry, p. 15-16. L’ouvrage ne reprend que partiellement l’essai de Pater dont il ne retient que les chapitres les plus significatifs. Le titre anglais du recueil est : The Renaissance, Studies in Art and Poetry. Cet ouvrage ainsi que Imaginary Portraits a fait l’objet d’une réédition à laquelle nous nous référerons

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désormais pour les citations en anglais (Walter Pater, Three major texts The Renaissance, Appreciations and Imaginary Portraits, New York and London, New York University Press, 1986, edited with an Introduction by William E. Buckler.) 3. « Un prince des peintres de cour » dans la traduction de Philippe Neel que nous citerons désormais (Portraits imaginaires, Christian Bourgois éditeur, 1985, avant-propos de P. Neel, postface de Mario Praz). 4. Voir Vies anciennes de Watteau, textes réunis par Pierre Rosenberg, Hermann, 1984, ou l’ouvrage plus ancien de Pierre Champion, Notes critiques sur les vies anciennes d’Antoine Watteau, Champion, 1921. 5. E. et J. de Goncourt, L’Art du XVIIIesiècle et autres textes sur l’art réunis et présentés par J.- P. Bouillon, Hermann, 1967. Sur la réception de l’œuvre de Watteau au XIXesiècle, voir en particulier, D. Posnar, « Watteau mélancolique : la formation d’un mythe », Bulletin de la société de l’histoire de l’art français (1974), p. 345-361 et J. Shirley, « Vues sur Cythère : Watteau et la critique romantique du XIXesiècle », Revue des Sciences humaines, n° 157 (1975), p. 5-21. 6. « Un prince des peintres de cour », op. cit., p. 43-44. 7. Ibid. p. 45. [« He will never overcome his early training ; and these light things will possess for him always a kind of representative or borrowed worth, as characterising that impossible or forbidden world which the mason’s boy saw through the closed gateways of the enchanted garden. Those trifling and petty graces, the insignia to him of that nobler world of aspiration and idea, even now that he is aware, as I conceive, of their true littleness, bring back to him, by the power of association, all the old magical exhilaration of his dream – his dream of a better world than the real one. » Imaginary Portraits, op. cit., p. 255 et 256.] 8. Op. cit., p. 209. 9. « Madame de Charrière », Portraits de femmes dans Œuvres de Sainte-Beuve, Gallimard, « Pléiade », 1951, texte présenté et annoté par M. Leroy, p. 1353. Sur « l’invention » du portrait littéraire par Sainte-Beuve, voir également l’introduction de G. Antoine aux Portraits lit téraires de Sainte-Beuve (Robert Laffont, « Bouquins », 1993), en particulier, « Une nouveauté : le portrait littéraire » (p. LXII à LXXIII). 10. Ce rapprochement entre les portraits de Sainte-Beuve et les essais critiques de Pater est confirmé par plusieurs allusions de ce dernier au critique français dans son ouvrage sur la Renaissance. Dans la préface de l’ouvrage en 1873, Pater le présente comme « a recent critique » et le cite en français, comme s’étant fixé le même but que lui dans son ouvrage : « De se borner à connaître de près les belles choses et à s’en nourrir en exquis amateurs, en humanistes accomplis » (The Renaissance, op. cit., p. 72). Pater cite encore Sainte-Beuve à plusieurs reprises dans l’étude qu’il consacre à Du Bellay dans le même ouvrage : « This impress M. de Sainte-Beuve thought he found in the Antiquités de Rome and the Regrets, which he ranks as what been called poésie intime, that intensely modern sort of poetry in which the writer has for his aim the portraiture of his most intimate moods and to take the reader into his confidence » (ibid., p. 180). [Cette empreinte que monsieur de Sainte-Beuve pense avoir trouvée dans les Antiquités de Rome et dans les Regrets, qu’il classe au rang de ce que l’on a appelé poésie intime, cette forme de poésie intensément moderne dans laquelle l’auteur se donne pour but de dépeindre ses états d’âme les plus intimes et de faire du lecteur son confident.] Nous traduisons. 11. Traduction d’A. Henry, op. cit., p. 74. [« His legend, as the French say, with the anecdotes which every one remembers, is one of the most brilliant chapters of Vasari. Later writers merely copied it, until in 1804, Carlo Amoretti applied to it a criticism which left hardly a date fixed, and not one of those anecdotes untouched. The various questions thus raised have since that time become, one after another, subjects of special study, and mere antiquarianism has in this direction little more to do. […] But a lover of strange souls may still analyse for himself the impression made on him by those works, and try to reach through it a definition of the chief elements of Leonardo’s genius. », op. cit., p. 135.]

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12. J’emprunte cette expression et les analyses qui suivent à la préface d’Anne Henry (« Walter Pater ou le plaisir esthétique », op. cit., p. 37-38.) 13. Op. cit., p. 73-74. [« His type of beauty is so exotic that it fascinates a larger number than it delights, and seems more than that of any other artist to reflect ideas and views and some scheme of the world within ; so that he seemed to his contemporaries to be the possessor of some unsanctified and secret wisdom ; as to Michelet and others to have anticipated modern ideas. He trifles with his genius, and crowds all his chief work into a few tormented years of later life ; yet he is so possessed by his genius that he passes unmoved through the most tragic events, overwhelming his country and friends, like one who comes across them by chance on some secret errand. », op. cit., p. 134-135.] 14. Op. cit., p. 80. [Curiosity and the desire of beauty – these are the two elementary forces in Leonardo’s genius ; curiosity often in conflict with the desire of beauty, but generating, in union with it, a type of subtle and curious grace./The movement of the fifteenth century was two-fold […]. Raphael represents the return to antiquity, and Leonardo the return to nature. In this return to nature, he was seeking to satisfy a boundless curiosity by her perpetual surprises […]. Op. cit., p. 140-141]. 15. « Paolo Uccello, peintre » dans M. Schwob, Vies imaginaires, Gallimard, « L’Imaginaire », 1957, p. 101. 16. Ibid., p. 99. 17. Ibid., p. 11-12.

AUTEUR

AGATHE SALHA Université Stendhal-Grenoble 3

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Anna Banti et Artemisia « Roman » et récit de vie

Enza Biagini Sabelli

Une nouvelle façon d’approcher, de faire coïncider la vie d’autrefois et la vie d’aujourd’hui ; un nouveau mode de connivence historico-littéraire ; la tentative d’introduire dans les eaux troubles de l’italien littéraire actuel, les vieilles et limpides sources de notre parler populaire : telles étaient les ambitions du récit intitulé Artemisia, dont j’achevais les dernières pages au printemps mille neuf cent quarante- quatre. Cet été-là, en raison d’événements liés à la guerre, qui n’ont, hélas, rien d’exceptionnel, le manuscrit fut détruit. Anna Banti, Artemisia [Florence, Sansoni, 1947], trad. fr. Christiane Guidoni, POL, 1989. Artemisia raconte l’aventure de l’une des premières grandes femmes peintres de l’histoire, une femme qui brisa toutes les lois de la société afin de conquérir la gloire et la liberté. Alexandra Lapierre, Artemisia, Laffont, 1998. Un roman historique ou un roman qui ait pour sujet un personnage historique est et ne peut pas être qu’une œuvre d’imagination, fidèle au temps et au personnage, certes, mais fidèle aux faits seulement dans la mesure où les faits peuvent offrir un canevas vraisemblable. Susan Vreeland, La passione d’Artemisia, tr. it. de Francesca Diano, Venise, Neri Pozza, 2002. L’art du biographe consiste justement dans le choix. Il n’a pas à se préoccuper d’être vrai : il

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doit créer dans un chaos de traits humains. Marcel Schwob, Vies imaginaires, Gallimard, 1957.

1 Si la biographie est par définition un récit de vie, cela signifie que quelqu’un a vraiment existé et a porté ce nom, c’est le cas d’Artemisia Gentileschi, une des premières femmes « peintre d’exception » de l’histoire de l’art. Elle est née à Rome le 8 juillet 1593 et mourra à Naples en 1653. Son père, Orazio Gentileschi, est un peintre déjà célèbre dans cette Rome pontificale (celle de Scipione Borghese) qui attire désormais beaucoup d’artistes en mal de renommée. Artemisia, aînée de six enfants (dont cinq garçons), est la seule qui montrera un authentique penchant pour la peinture, elle perd sa mère autour de l’âge de douze ans et grandit dans un milieu d’artistes ; très vite, elle va commencer à travailler dans l’atelier de son père, via della Croce, à des compositions maniéristes : c’est elle qui exécute la finition des traits, des chevelures, des auréoles, les couleurs vives des étoffes, les draperies des voiles et des rubans des saintes. En 1612, un procès pour viol, que son père intente au peintre Agostino Tassi, met fin à la jeunesse d’Artemisia, il n’y aura pas de noces réparatrices avec Agostino – il est déjà marié et ne sera condamné qu’à une peine légère – mais la vocation pour la peinture n’est pas compromise : Artemisia continuera à peindre ses grandes allégories bibliques et profanes (dont le célèbre autoportrait intitulé La Peinture, de 1629-1630) en choisissant souvent les thèmes forts et sanglants de la vengeance, selon les traits réalistes, les couleurs et les jeux de lumière, du maître du moment, le Caravage. Le célèbre tableau, Judith décapitant Holopherne (un sujet repris plusieurs fois), qui ne manqua pas de bouleverser les tendres goûts des dames florentines fréquentant son atelier, attirées par la nouveauté et la maestria d’une femme peintre, deviendra (surtout après Anna Banti) le symbole d’un véritable acte de compensation existentielle par l’art, face à l’humiliation du viol et la torture des cordes, qu’elle a subies lors du procès à Corte Savella. Elle vivra à Florence de 1614 à 1620, mariée à un peintre, Pierantonio Stiattesi. À Florence, Artemisia aura le privilège d’être la première femme à entrer à l’Académie de dessin ; elle deviendra, entre autres, l’amie de Michel-Ange Buonarroti le Jeune et de Cristoforo Allori. Plusieurs de ses enfants furent enterrés dans une église maintenant désaffectée (et transformée en boucherie) : on ne lui connaît qu’une fille vivante (qui porta le même nom que sa mère, Prudentia), et qui n’aura aucun talent artistique. Artemisia après des séjours de travail à Gênes, à Venise, Mantoue, à Londres – à la cour d’Henriette d’Angleterre, où elle se trouve au moment de la mort de son père – et puis de nouveau à Rome, s’installera à Naples, après 1640. À sa mort, en 1653, Artemisia a 60 ans : sa tombe n’est pas retrouvée, mais on suppose qu’elle est enterrée dans la paroisse des Florentins à Naples 1. Sa renommée de femme de talent n’a peut-être jamais été séparée de celle de femme « scandaleuse », si l’on en croit les vers de ce Tombeau composé à sa mort par Loredano et Michiele, deux poètes marinistes : « Gentil’esca de cori a chi vedermi/Poteva fui nel cieco Mondo ;/Hor, che tra questi marmi mi nascondo,/Son fatta Gentil’esca de vermi2 ».

2 Ce n’est certes pas ce calembour macabre qui a inspiré le précoce intérêt de Roberto Longhi (le grand spécialiste du Caravage qu’Anna Banti connaît en 1914, comme professeur dans sa dernière classe de Lycée à Rome et qui, dix ans après, deviendra son mari). En revanche, ce qui est possible, c’est que l’article de Roberto Longhi, Gentileschi padre e figlia, daté de 19163, soit à l’origine de l’intérêt et de la passion que Lucia Lopresti éprouvera pour cette histoire. Lucia Lopresti Longhi devient Anna Banti à partir de 1937, lorsqu’elle publie son premier roman (ses écrits d’historienne de l’art,

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remontant aux années vingt, sont encore signés Lucia Lopresti). Si les données de l’article de Longhi expliquent la référence matérielle aux documents, déclenchant l’inspiration première, on peut se demander d’où vient la légende, ou l’interprétation, de la vocation d’Artemisia pour la peinture, destinée à souligner non seulement son rôle de véritable incarnation de l’esprit d’un Caravage au féminin, mais surtout sa volonté d’affirmer le « droit de travailler selon ses aptitudes et la reconnaissance d’une égalité intellectuelle entre les deux sexes4 ». Ce « biographème » vient sûrement d’Anna Banti5. Dans son cours de 1914, pour revenir au point de départ, les notes de Longhi ne citent qu’en passant le Caravage et le style luminiscent6 et même l’article de 1916, mentionné plus haut, ne contient qu’un précis historique sur les deux artistes, père et fille ; par ailleurs, Anna Banti, en tant que telle, a signé d’autres monographies. Il est vrai, aussi, que la plupart de ses « profils » sur l’auteur et sur les œuvres, à la manière de Benedetto Croce (entre autres sur Lorenzo Lotto, sur Matilde Serao), viennent après Artemisia, et, en tout cas, ces monographies font plutôt partie du genre des biographies, disons, critiques.

3 Mais quelle est la démarcation entre ces écrits qu’on peut classer dans le cadre, assez répandu, du biographisme critique (en italien on parle de mono grafia) et Artemisia ? La réponse est facile : en 1947, les lecteurs du livre d’Anna Banti7, n’ont pas eu de doute, ce n’était pas un spécimen d’un « genre mineur8 », c’est-à-dire une vraie biographie, qu’Anna Banti avait voulu faire en publiant un livre inspiré de la vie d’Artemisia Gentileschi, mais, selon sa propre définition, un « roman », ou plutôt, selon la terminologie actuelle, une « biographie fictive » ou une « fiction biographique ». Cette considération vient du fait que toute biographie traditionnelle s’approche, de très près, de la monographie critique : là, il s’agit de ne pas trahir les documents historiques, ici, il s’agit de ne pas trahir les enjeux critiques ; dans les deux cas, c’est, de toute manière, de la vérité qu’il est question.

4 La vérité, justement, ou plutôt une fiction à partir du vrai, c’est-à-dire, du vraisemblable ? On sait qu’Anna Banti reprendra pour soi, même en la contestant quelque peu, l’idée de Manzoni sur les rapports entre le « fait advenu » et le « fait inventé ». Mais ce sera entre 1951 et 1956, après Artemisia. Cela signifie qu’Artemisia aura été aussi l’occasion concrète pour reprendre la question, longuement débattue, de l’art et de sa relation avec le vécu : une question bien fondée, surtout quand on fait du vécu un point de départ. Manzoni et AnnaBanti répondent en choisissant la « fiction du vrai » comme unique possibilité de « faire vrai » dans la création artistique ; cependant, cet aspect d’ordre poétique, qui paraît chez Anna Banti pour la première fois dans Artemisia, renvoie, comme il a été noté, à un problème d’ordre herméneutique9. L’ordre référentiel, l’existence des « biographèmes », et de l’histoire, appelle en effet à poser et à résoudre les questions que les philosophes de la compréhension se posent à propos de ce qu’on appelle la « confusion des horizons » des temps10, qui séparent l’interprète de son objet. Anna Banti aurait pu éviter de se poser cette question, car elle choisit de faire de la vie d’Artemisia une « fiction11 ». Mais, d’une façon originale, elle fait de cette question un élément de création, en introduisant un niveau franchement métanarratif qui donne lieu, dans la « fiction biographique », à la mise en scène des rapports entre l’imagination, les défaillances de la mémoire, les données de l’histoire, et, très vite, de l’infranchissable cloison des siècles. Les lieux de cette mise en scène sont fréquents dans le livre, notamment dans les pages où Artemisia, imaginée jusqu’alors comme une présence concrète, rentre dans l’abyme des temps :

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Depuis quand m’a-t-elle quittée ? […]. Je ne l’entendrai plus protester et refuser […]. Elle est rentrée dans la lumière lointaine des trois siècles passés, et elle me l’envoie en pleine figure en m’aveuglant […]. Artemisia ne répond pas, son éloignement est incommensurable, stellaire. À la fin je reconnais sa suggestion muette dans ma répugnance pour sa vie à Naples […]. Je l’ai poussée à adopter le comportement d’une mère seule et imparfaite, d’un peintre à la valeur douteuse, d’une femme altière mais faible, d’une femme qui voudrait être un homme pour échapper à elle- même. Et je l’ai traitée de femme à femme, sans discrétion, sans respect viril. Trois cents ans supplémentaires d’expérience ne m’ont pas appris à racheter les erreurs humaines d’une compagne ni à lui reconstruire une liberté idéale, celle qui l’émancipait et l’exaltait au cours des heures de travail si nombreuses […]. On ne peut, je l’admets, rappeler à la vie et comprendre un geste exprimé il y a trois cents ans : à plus forte raison un sentiment, et ce qu’était alors tristesse ou joie, remords ou tourment soudain, pacte de bien et de mal. Je me repens : et après un an où les ruines sont ruines […] je m’en tiens à ma courte mémoire pour condamner cet arbitraire présomptueux qu’est le partage, avec une femme morte trois siècles auparavant, des terreurs de mon temps. Il pleut sur les ruines que j’ai pleurées […]. Les deux tombes d’Artemisia, la vraie et la fictive, sont maintenant identiques, poussière respirée. Pour cette raison, non plus exaltée, mais secrètement expiée, l’histoire d’Artemisia continue12.

5 Voilà que, en-deçà de ces cloisons, le temps, le présent, le passé deviennent les mobiles concrets du récit : le personnage qui raconte ne tentera pas de se défaire de son propre temps, théâtre de la dévastation de la guerre où la première version d’Artemisia a été perdue. De là, les sanglots de la narratrice, qu’Artemisia tente de calmer. Et les larmes sur le désastre des bombardements à Pitti concernent aussi la perte de l’autre récit (l’« autre tombe ») de la vie d’Artemisia, écrit auparavant et détruit dans l’incendie des maisons de Borgo San Jacopo : « Ne pleure pas ». Dans le silence qui sépare mes sanglots, cette voix est celle d’une gamine, qui serait montée en courant et voudrait s’acquitter aussitôt d’une mission urgente. Je ne lève pas la tête. « Ne pleure pas » : le glissement rapide rebondit maintenant comme un grêlon, message, dans la touffeur estivale, d’un ciel haut et froid. Je ne lève pas la tête, il n’y a personne à mes côtés. Peu de chose existe pour moi en cette aube blanche et difficile d’un jour d’août [Florence a été libérée le 11 août 1944, quelques jours auparavant ; épargnant le Ponte Vecchio, les Allemands font sauter les ponts de Florence, dont Ponte Santa Trinita] où je suis assise par terre, sur le gravier d’une allée de Boboli, en chemise de nuit, comme dans les rêves. La tête sur les genoux, je pleure toutes les larmes de mon corps, vraiment, je ne peux pas me retenir. Sous moi, parmi les cailloux, mes pieds nus et gris ; au-dessus de moi, comme les vagues sur un noyé, le morne va-et- vient des gens qui montent et descendent la côte d’où j’arrive, et qui ne peuvent s’occuper d’une femme accroupie en sanglots. Cette foule, à quatre heures du matin, se pousse comme un troupeau effrayé, pour contempler la défaite de la patrie et confronter ce spectacle aux terreurs d’une longue nuit où les mines allemandes, l’une après l’autre, s’employèrent à bouleverser la croûte terrestre. […] Sous les décombres de ma maison, j’ai perdu Artemisia, ma compagne d’il y a trois siècles ; elle respirait doucement sur les cent pages où je l’avais couchée par écrit. J’ai reconnu sa voix, tandis que des arcanes de mon esprit blessé jaillit un tourbillon d’images : c’est en même temps, Artemisia brûlée, désespérée, convulsée, avant de mourir comme un chien écrasé13.

6 La « confusion des horizons » est assez systématique dans presque toute la première partie du roman, à partir de cette intrusion du présent : mais l’évocation des ruines de la guerre, de la perte du manuscrit, est aussi le moyen qui fait passer la construction (ou la reconstruction) du roman : ce sont-là des éléments qui appartiennent à la

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structure du texte, mais qui, en fait, passent à travers une déconstruction de la continuité biographique, par le ressouvenir qui s’ajoute au souvenir : Sans larmes, sous la cendre des bombardements, je me mets à lui parler : Et la fenêtre de Borgo San Jacopo, le portrait de ton amie, la cantatrice enterrée à Santa Felicita ? Mais Artemisia m’échappe, ou bien elle est devenue trop petite, c’est un bébé, mêlée aux enfants des réfugiés qui sous les arcades, recommencent à hurler de faim […] je vois au niveau de sa tête, et avec une précision à laquelle je ne suis jamais parvenue, un petit visage verdâtre de fillette négligée, des yeux qui tirent sur le gris, des traits fatigués, d’une délicatesse altière. Artemisia à dix ans. Pour mieux me blâmer et se faire regretter, elle baisse les paupières […]. Je ne me suis pas encore relevée, et maintenant mes sanglots ne sont plus que pour elle et pour moi : pour elle, née en mille cinq cent quatre-vingt-dix-huit, ancienne dans la mort qui nous entoure, et désormais ensevelie dans ma mémoire fragile […]14.

7 Pourtant, à un niveau plus profond du « roman », la tentative de représenter la vérité est bien tangible : il y a l’effort de la mémoire, la description des traits, des gestes, il y a les dates, les traces de la lecture des actes du procès de Corte Savella, la chronologie des événements en succession ordonnée, de l’enfance à l’âge mûr, les voyages et, surtout, étonnamment vivante et détaillée, la description de tous les chefs-d’œuvre d’Artemisia. Rien ne paraît manquer et la quête de la véridicité est souvent poussée jusqu’à des effets mimétiques de sa voix, comme dans ce dialogue d’Artemisia avec Cecilia Nari, la petite amie d’enfance, imaginée par Anna Banti : Quand elle parle de son père, de ses peintures, de ses succès, entre les inventions naïves et la brutale vérité, Artemisia se gave à toute allure de sons et de sens. « Il y a le bandit, la bouche ouverte, les dents serrées, on sent l’air vibrer sous le coup de son épée. Il y a sainte Madeleine, c’est Caterina la lavandière, belle, les cheveux blonds, elle se fatigue en restant à genoux, papa ne veut pas qu’elle nous parle. Moi, je fais l’ange avec les ailes. » « Comment les ailes ? » dit Cecilia, cédant à la magie. « De vraies ailes en plumes, c’est Vincenzo des religieuses qui les a cousues. Un de ces jours je m’envole. » Comme toujours, quand le mensonge est scandaleux, le visage d’Artemisia se durcit […]. Cecilia ne réplique pas […]. L’une en miroir de l’autre, il semble que les amies ne se connaissent plus […] jusqu’à ce qu’un murmure s’élève, c’est Artemisia qui pense à haute voix. Menica reprend la couverture de laine et Cecco a froid […]. Ou en chantonnant : Papa est le plus fort de tous, même compère Cosimo, qui est fourrier, l’a dit. Maintenant il peint pour les moines./ M’être rappelée qu’à dix ans Artemisia disait : « pou’les moines », avec cet accent d’emprunt qui altérait la fluidité héréditaire du parler toscan, me paraît un succès, une preuve de confiance en son histoire. Je continue à me souvenir du soleil qui allonge les ombres, car c’est déjà le crépuscule […]. Si je pense aux pages détruites, à l’abitraire prudent avec lequel je concevais un personnage aujourd’hui si réel, je ne sais plus quoi regretter15.

8 Ce retour au présent, la voix à la première personne – paradoxale dans un récit de vie – qui raconte l’histoire du roman détruit (ce qui renvoie au mécanisme métanarratif du roman in progress, déjà noté), se double donc d’une présence et d’une autre voix : celle du personnage dialoguant avec son narrateur, qui le pousse à refaire sa biographie : Je la retrouve à la hauteur du Belvédère, dans le pré où l’on s’étend sur l’herbe chaude, malgré la menace des mitrailleuses. « Je bravais les commérages de tous les voisins, à Santo Spirito, à sant’Onofrio. Je marchais raide, les yeux fixés droit devant, sans regarder personne. Par mépris je sortais seule. » Le pli amer de sa bouche imite celui de Cecilia, la grimace qui la blessa. « Qui la blessa » : ces mots étaient écrits sur une feuille à peu près au milieu de la page, et une goutte avait délavé la ligne. Voici qu’Artemisia – mais pas seulement Artemisia – succombe au souvenir. […] Recommence l’enfer de la nuit […] une nouvelle présence veut être satisfaite à tout prix. Pour l’écarter, je l’interroge avec une certaine ironie

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méchante […]. Dans le bruit, dans le violent fracas de la guerre, sous mes paupières obstinément closes, le visage d’Artemisia s’enflamme comme celui d’une femme querelleuse : je pourrais le toucher, et je vois au milieu de son front cette ride verticale qu’elle eut très tôt […]. Somnambule furibonde, elle se met à hurler dans mes oreilles : elle a le débit haché, la voix rauque des filles de Borgo, les armes éculées mais inépuisables des désespérés quand ils s’expriment, se justifient. Et qu’a-t-elle fait d’autre, Artemisia, depuis l’âge de ses quatorze ans, si ce n’est se justifier16 ?

9 En effet, comme dans la pièce qu’Anna Banti écrira quelques années plus tard (Corte Savella, 1960), c’est sans cesse de cette voix que le narrateur va se servir dans le moments les plus durs pour son personnage, comme cela arrive dans le récit où l’on apprend les circonstances du viol. Là aussi ce sera toujours Artemisia, qui, dans une sorte de tribunal phantasmatique, préparera et fera ses aveux : « Agostino venait tous les jours, n’est-ce pas ? Habillé tantôt en Turc, tantôt en chevalier, le collier sur la poitrine, il prenait de grands airs. […] Agostino s’approcha pour regarder ce que je dessinais sur ma table, il dit « Voulez-vous apprendre la perspective ? » Nous demeurions via della Croce, dans une maison avec deux entrées […] : je cuisinais, je lavais aussi, je gardais les enfants, n’est-ce pas ? Ils étaient petits […]. Papa voulait m’envoyer chez les religieuses, et quand le fourrier Cosimo venait, nous partions tous à l’auberge dans son carrosse, Agostino s’asseyait près de moi. Je pleurais, je riais, je voulais me marier […]. Agostino surgissait d’on ne savait où, il me faisait descendre pour la leçon. Tuzia nous suivait et fermait la porte… J’avais quatorze ans. » Le langage d’Artemisia est délicat, modulé : calqué sur des expériences de toutes sortes, expériences d’une histoire obsédante et douloureuse […]. « Quatorze ans ! Je me défendis mais sans succès. Il avait promis de m’épouser […]. » Vacillante elle prolonge le souvenir troublé de ce que j’écrivis, de ce que je voulais deviner, ou sacrifier à la fidélité de l’histoire. […] Artemisia m’avoue : « Il est laid Agostino, il est trapu et jaune […], il ne me plaisait pas, il ne m’avait jamais plu17 ».

10 De nouveau, la « fidélité de l’histoire », évoquée ici, n’a pas seulement un sens référentiel mais tout à fait imaginaire : Artemisia, dans cette sorte de vie fictive revécue, est poussée à se souvenir de celle qui était déjà « couchée par écrit » sur les pages détruites : C’est pour moi seule qu’Artemisia récite maintenant sa leçon, elle veut me prouver qu’elle croit tout ce que j’ai inventé et elle apparaît si docile que même ses cheveux changent de couleur, ils deviennent presque noirs, et son teint, olivâtre. C’est ainsi que je l’imaginais quand j’ai commencé à lire le rapport de son procès sur le document couvert de moisissures. Je ferme les yeux et pour la première fois je la tutoie. « C’est sans intérêt, Artemisia, sans intérêt, de se rappeler ce que le juge pensait des femmes, ce qu’il écrivit sur elles : c’est faux. » Elle baisse la tête, elle retrouve ce blond presque opaque des fillettes malsaines, à la sueur acide, mais elle insiste. « De la fenêtre de Corte Savella : bouffées de chaleur, mouches, mendiants qui braillent dans la rue et se disputent les restes de soupe des prisonniers. Les deux sbires étaient à côté de moi, tenant encore dans leurs mains les intruments de torture, cordes et bois. L’un deux versait quelques larmes, apitoyé. […]. Ce fut alors que je racontai tout ce qui était arrivé, tout : dans le moindre détail… » Plus fatiguée qu’elle, je dois l’aider. « Ce n’est pas au deuxième, mais au premier examen, que tu racontas tout. Ton père qui avait écrit sa dénonciation sous le coup de la colère, partit pour Frascati, il ne voulait pas te voir. Tu étais aux mains des voisins, des Stiattesi geignards, de Dame Tuzia l’entremetteuse, du fourrier Cosimo : qui te suggérait une chose, qui une autre, toi tu voulais agir à ta guise et faire des aveux. » Elle me coupe la parole, elle acquiesce d’un signe de tête18.

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11 On voit bien que toutes ces instances instrusives du « récit qui est en train de se faire (et de se refaire) », sont à proprement parler des blanks (dont a parlé Wolfgang Iser)19, c’est-à-dire, les endroits visibles qui font résistance au sens, ou du moins qui empêchent le lecteur de croire à l’instance traditionnelle du récit de vie. Alors que, on l’a déjà remarqué, malgré quelques écarts (comme les dates de la naissance d’Artemisia, l’invention du mari petit commerçant – alors que Pierantonio aussi était peintre –, le nom de sa fille), la « fiction » du roman ne trahit pas totalement le statut de la biographie. En tout cas, tous ces éléments d’intrusion, dominants dans toute la première partie du texte, apparaissent désormais comme des traits qui ne font plus de résistance au sens ; car à côté des exemples de la biographie traditionnelle, les modes de construction excentriques caractérisent même l’écriture autobiographique qui ne semble plus obéir à des critères de continuité et de vérité (chez Marguerite Yourcenar, même Hadrien paraît douter de la certitude du récit de sa propre vie). D’ailleurs, en relisant le passage où Daniel Madelénat explique la nature des formes modernes de la biographie, on serait vraiment tenté d’employer ses réflexions comme commentaire à Artemisia d’Anna Banti : L’écriture biographique s’apparente étroitement à celle du roman moderne, avec ses jeux sur les points de vue et les temps, ses plongées dans l’intériorité, sa disposition convergente des intrigues secondaires, ses leitmotive ; elle s’inspire aussi de la poésie, du journalisme et du cinéma (avec leur prédilection pour le spectaculaire et le sensationnel). Le biographe, moins soumis aux bienséances et à la lettre des documents, se donne des libertés : artiste à part entière, metteur en scène d’une existence, il raccourcit, s’attarde, manipule le « tempo ». L’expérience empirique et intuitive d’une personne se projette, littérairement, en déploiement dramatique d’une personnalité en action : « Une simulation de la vie, par les mots, jaillit d’un rapport vital simulé »20.

12 Dans le cas d’Anna Banti, néanmoins, la date à laquelle elle écrit sa « fiction biographique » doit être soulignée. En 1947, le nouveau roman est encore à venir. Bien sûr, les romanciers italiens ont lu Proust, Gide, Joyce… Lors de la publication du livre, le critique Gianfranco Contini a vite remarqué quelque parenté avec la forme du « théâtre à faire » de Pirandello et avec la structure de ce « roman à faire » qu’est la Lettera all’Editore (paru en 1946) de Gianna Manzini ; mais, justement, dans les deux cas cités par M. Contini, il ne s’agit pas de personnages historiques21. Bien entendu, la contamination a pu jouer sur d’autres plans : Anna Banti, ces mêmes années-là lisait Virginia Woolf, dont elle publiera, en 1950, la traduction de The Jacob’s Room. Reste le fait que ce personnage « vrai » d’Artemisia, (re)construit par une forme si complexe, ne pouvait que marquer, à l’époque, une date dans les modalités de « création mélangeant histoire et imagination » (c’est le mot d’Alessandro Manzoni). Car il est évident que toutes les « libertés » qui font d’Artemisia un personnage fictif viennent non pas des défaillances de la mémoire mais de l’imaginaire : il s’agit, justement, de « simulations de la vie », de marques de la création littéraire : les dates, les faits, les lieux existent, ils ramènent et peuvent ramener à des documents, mais chaque fois qu’Artemisia pense, sa vérité intérieure, comme dans toute « fiction biographique », passe par l’imagination. C’est le tissu du vécu qu’il faut inventer, à partir de l’événement historique ; c’est l’invention du « fait advenu » évoqué à propos du récit inspiré de Marguerite Louise d’Orléans. Là, Anna Banti a parlé de l’histoire comme d’un domaine où : « des pas perdus, des traces labiles que le temps n’a pas retenus indiquaient des lacunes qu’il fallait combler, les toiles à retisser par le fil des jours apparemment sans événements. Il en résultait des tapisseries historiées, des gestes fugitifs, des sentiments

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inexprimés, des propos délaissés ; des secrets restant dans l’ombre ou jamais proférés si, un jour de 1661 une petite fille de quinze ans, de sang royal, n’avait pas dit, en faisant sa révérence : “Sire, je veux bien”22 ». La reconstruction de l’histoire d’Artemisia, comme celle de Marguerite d’Orléans, ne fait donc que renvoyer au caractère inévitable de l’invention, même pour le statut de la biographie.

13 C’est pourquoi je ne crois pas qu’il soit tellement utile de continuer à lire Artemisia selon le crible des écarts par rapport à un miroir référentiel et à un « canon » biographique ; je pense plutôt qu’il est préférable de réexaminer quelques motivations de cette biographie excentrique qui, cependant, n’est ni « romancée », ni « romanesque ». Tout d’abord, il faut considérer la volonté de l’auteur : si Anna Banti, on l’a rappelé, est experte de par sa formation en « monographies » critiques, elle choisit pourtant de traiter le sujet en romancière (et la deuxième fois, en dramaturge). De plus, il faut aussi tenir compte de l’histoire de la création romanesque d’Anna Banti et des événements saillants du panorama littéraire contemporain : grosso modo, c’est l’époque de ce qu’on appelle les « romans de la mémoire transposée » et de la nouvelle tendance au réalisme (le « néo-réalisme »). Anna Banti semble tremper, bien entendu avec son style inimitable (car c’est elle le vrai Caravage de l’écriture) dans toutes ces eaux : elle a déjà publié des romans qu’on a qualifiés d’« autobiographie indirecte » (et donc d’« autofiction » : Itineraio di Paolina, 1937 ; Sette Lune, 1941 ; Le monache cantano, 1942) et des récits, dont le sujet dominant tourne autour de la représentation des « vies minuscules » (P. Michon)23 de femmes aux prises avec un « mal de vivre », bien réel (Il coraggio delle donne, 1940). À la sortie du désastre de la guerre, et même pendant la guerre, Anna Banti se tourne donc à nouveau vers le passé, le passé d’une femme célèbre, qui elle aussi, avait dû compter sur son propre courage pour relever le défi de l’exclusion et les interdits contre les aspirations de la femme à la création artistique. Je veux dire que par-dessus toutes les motivations possibles, c’est le sujet qui a éveillé l’imagination d’Anna Banti, à double titre : Artemisia est une femme qui réussit à affirmer sa passion et c’est aussi un exemple de « victime » de la violence des hommes, d’un homme en particulier, Agostino Tassi. En fait, à bien y regarder, ces traits rentrent bien dans le domaine classique de la biographie : le sujet est suffisamment grand, mémorable (selon le précepte de Plutarque) et il est digne de faire appel à la postérité pour rétablir des vérités quelque peu trahies. Je veux dire qu’à partir de là, il n’est plus question de biographie ou de roman : Artemisia devient en quelque sorte une allégorie et un véritable plaidoyer en faveur du droit des femmes à accéder à l’art. C’est un plaidoyer d’autant plus libre qu’il est à l’abri des contaminations du présent (c’est le « pas en arrière par rapport à la chronique », dont Anna Banti parlera par la suite). L’attrait de l’histoire d’Artemisia consiste donc dans la volonté de mettre en mots le courage, le geste de défi, adressé à ses contemporains ; son propre cri de défi : « Vedranno chi è Artemisia » sera le point de départ du rachat par des œuvres immortelles. Bien entendu, le thème de la femme offensée est un de ces thèmes qui ont permis de parler du caractère féministe de l’œuvre d’Anna Banti, ce dont elle s’est à plusieurs reprises défendue, même à l’occasion de son dernier livre, considéré par ses critiques comme autobiographique, Un grido lacerante, où son héroine dément toute intention féministe24. Là aussi il faut songer aux dates : en 1947, Simone de Beauvoir est en train d’écrire son Deuxième sexe (paru en 1949) ; Anna Banti n’a pas de modèles immédiats, ceci est aussi valable pour Maria Bellonci, l’auteur de la saga de la famille Visconti, amie des époux Longhi. Certes, il y a l’exemple de Virginia Woolf, qu’Anna Banti connaît ; cependant Artemisia est un « Orlando » qui figure dans les annales de

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l’art. En tout cas, le plaidoyer de la condition féminine est fortement présent et il double constamment celui de la femme artiste : Artemisia sera capable de relever le défi lancé aux hommes (« ils verront qui est Artemisia »), à la société et surtout à son père, envers qui elle se sentira toujours fautive et mineure ; mais elle paiera ce défi lancé par sa solitude : Antonio Stiattesi la quittera, sa fille ne saura que faire d’une mère artiste (« ma fille, toi qui es femme tu ne comprends pas ta mère » : cette pensée d’Artemisia résume parfaitement l’éloignement entre mère et fille). Cependant, il faut remarquer que même les motifs qui conduisent tout droit au thème de la femme passent par le biais d’une vraisemblance en quelque sorte intériorisée. J’entends par là que la plupart du temps, ces motifs ne sont pas le fait d’un commentaire, mais plutôt d’une vérité d’ordre psychologique, intérieure à un personnage imaginé de façon complexe. Artemisia est une femme tantôt forte et hautaine, tantôt larmoyante et faible, mais réfléchie et consciente, comme on dirait actuellement, de son « identité de genre ». Je veux dire que ce regard « de femme à femme », dont parle Anna Banti, naît le plus souvent d’un mouvement autoréférentiel : des souvenirs, des sentiments, des pensées qui expriment le malaise de la femme, dans la vie, dans la société et dans la pratique de l’art. À ce propos, on pourrait vraiment citer de nombreux exemples ; je ne signale que la scène en mouvement, très colorée, de la promenade d’Artemisia dans les rues de Naples. Elle débute par une de ces notes d’ironie, si fréquentes dans la façon dont l’auteur traque son personnage (« C’est ainsi qu’on laisse sortir sur la voie publique celle qui se considère comme l’artiste la plus importante d’Italie »), au moment où Artemisia découvre, avec étonnement, le fait que « personne ne fait attention à une femme de quarante ans si elle n’est pas connue » et où, sous le choc de cette constatation, elle fait pour elle même la liste des « malheurs avouables » : « sa fille ingrate et peu affectueuse, son père au loin et qui ne donne pas de ses nouvelles, son mari disparu. Oui son mari disparu25 ». Souvent donc, l’imaginaire de l’artiste et l’imaginaire de l’univers de la femme se superposent, toujours en vue d’une vraisemblance intérieure. L’imagination paraît constamment aux prises avec un mimétisme, qui aboutit tantôt à une véritable biographie artistique (la description des toiles et des sujets d’Artemisia est tellement exacte qu’elle remplace la reproduction des documents)26, tantôt à la fidélité d’un discours de genre : la solitude d’Artemisia est la solitude de la femme en général, ce n’est pas seulement le malaise d’une femme artiste au XVIIe siècle. En définitive, on pourrait dire que ce plan autoréférentiel aboutit à une trahison de la biographie tout en poursuivant des effets de mimétisme du récit de vie très réussis : Artemisia est convaincante quand elle parle, quand elle pense ou révèle ses idées d’artiste et ses sentiments.

14 Cependant, les lecteurs des œuvres d’Anna Banti se sont très vite aperçus que ces motifs du discours autoréférentiel relient entre eux tous les personnages de ses romans : ce sont des personnages qui, souvent, se reconnaissent à cette même volonté d’auto-affirmation qui est le propre d’Artemisia, ainsi qu’à cet étrange « goût de la malchance » et à une propension à se raconter. Je veux dire que le personnage d’Artemisia trouve de nombreuses répliques dans la création romanesque d’Anna Banti et terminer par là en évoquant un dernier palier qui constitue aussi un dernier blank : celui de l’autobiographie (ou mieux, de l’« autofiction ») qui double la fiction biographique. Il y a, en effet, de nombreuses traces dans Artemisia, qui ramènent à une sorte de récit premier, celui qu’Anna Banti a conçu dans son livre, Itinerario di Paolina, où se manifeste pour la première fois un personnage (une petite fille, Paolina) qui s’avoue intérieurement une attitude hautaine et faible tout aussi marquée, un goût

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accentué « du mauvais sort », un penchant pour la solitude – avec des phantasmes de noces sans joie et sans maternité – et la vocation de raconter et de se raconter des histoires (tout comme Artemisia et beaucoup d’autres héros d’Anna Banti, jusqu’à la dernière incarnation, celle d’Agnese Lanzi). Ces liens autobiographiques, ou d’autofiction, ont été remarqués très tôt, et les critiques ont, surtout, souligné les analogies qui existent entre l’exceptionnel rapport de maître à élève qu’Artemisia entretient avec son père et celui qu’ont vécu Anna Banti et Roberto Longhi : tous deux baignent dans l’univers de l’art et tous deux sont des êtres d’exception. Artemisia arrivera à égaler son père sur le même plan, tandis qu’Anna Banti choisira de ne plus s’occuper d’histoire de l’art, cédant en quelque sorte la primauté sur le terrain à Roberto Longhi, mais elle deviendra pour toujours Anna Banti. C’est à partir de cette « fiction biographique », si riche et si spéciale, que les critiques ont pu continuer à suivre les renvois autoréférentiels disséminés dans ses œuvres. Une de ces traces apparaît dans le texte même d’Artemisia, lorsque le geste d’Orazio Gentileschi, devenu enfin accueillant envers sa fille, se double d’une voix au présent, comme par une véritable fusion des horizons de la compréhension : Existe-elle encore ? [on vient d’évoquer une toile londonienne d’Artemisia] Ce n’est pas l’instrument incorruptible, la voix glacée d’une impénétrable immortalité qui distinctement, scanda : « Ne pleure pas. » Plus qu’une voix, c’est un mouvement intérieur de piété historique […]. Mille neuf cent trente-neuf, un palais royal anglais, morne et terne, sauf le dimanche, quand par rangs, par grappes d’une continuité presque végétale, la foule le remplit […]. Mais là-haut, accrochée au- dessus des reines et des guerriers, une jeune femme boudeuse continuait à peindre comme si elle était vivante ; et dessous, on lisait un nom, écrit dans une inscription administrative : Artemisia Gentileschi. […] Avec quelle difficulté les Anglais en visite dominicale déchiffraient-ils ces lettres ! Et à diverses occasions, ils faisaient et ils firent de même, ceux de mille six cent quarante, quarante et un, et ainsi de suite, répétant, relisant ce nom étranger, chaque fois que la toile fut collectée, raccrochée, exposée, méprisée, admirée, retrouvée. Le thème est plaisant en vérité : une jeune personne qui peint, une femme du Sud, et, avec ces longs cheveux noirs défaits, on peut l’aborder sans cérémonies. « La peinture », dirent, un certain jour, les gardiens des appartements royaux. « Autoportrait d’Artemisia Gentileschi » déclara le fameux descendant de Lady Arabella, passionné d’archives […]. Et sous les traits de cette brune ardente, Artemisia s’enfonce dans la légende méridionale et passionnelle de sa jeunesse scandaleuse. « Elle fut violée par Agostino Tassi, et elle eut de nombreux amants », c’est ce qui est répété en caractères d’imprimerie, en anglais aussi. Mais la main d’Artemisia est forte […] portrait ou pas, une femme qui peint en mille six cent quarante accomplit un acte de courage, cela vaut pour Annella comme pour une centaine d’autres, jusqu’aujourd’hui. « Cela vaut également pour toi », conclut, à la lueur d’une bougie, dans la chambre que la guerre a rendue sombre, un claquement sec et brutal. Un livre s’est refermé, brusquement27.

15 Enfin, cette image de la « confusion des horizons » renferme aussi une sorte de raccourci référentiel de l’origine même de l’histoire d’Artemisia : c’est à Londres, après un voyage avec Roberto Longhi en 1939, qu’Anna Banti a conçu, paraît-il, l’idée d’écrire cette « fiction biographique », afin de démentir les préjugés qui ont terni la réputation de cette femme artiste.

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NOTES

1. Voir A. Lapierre, Artemisia, Laffont, 1998, p. 415. 2. [« Gentil appât (jeu de mots à partir du nom de famille esca = appât) des cœurs j’ai étépour ceux qui m’ont vue/Étant dans ce monde aveugle/À présent cachée sous ce tombeau,/Je suis devenue le Gentil appât des vers »]. Vers cités par Luciano Berti, « Un profilo per Artemisia », Artemisia Gentileschi nostra contemporanea, Florence, NICOMP L.E., 2002, p. 17. Voir aussi, L. Berti, « Artemisia da Roma tra i fiorentini », Artemisia, catalogue de l’exposition de Roberto Contini et Gianni Papi, Rome, Leonardo-De Luca Editori, 1991, p. 16. Ce volume contient de précieuses notes de bibliographie. À ces notes, qui font mention de tous les écrits sur Artemisia, j’ajouterai deux références récentes : le film d’Agnès Merlet, Artemisia, passion extrême, de 1997 ainsi que la biographie de Susan Vreeland, The Passion of Artemisia, citée en exergue. 3. R. Longhi, « Gentileschi, padre e figlia », L’Arte, XIX, 1916, p. 245-314. 4. A. Banti, Au lecteur, Artemisia, trad. fr. par Christiane Guidoni, POL, 1989, p. 15 (nous citerons toujours cette édition). 5. C’est Roberto Longhi lui-même, qui reconnaîtra le mérite de cette interprétation à Anna Banti (voir L. Berti, « Artemisia da Roma tra i fiorentini », op. cit., p. 15-17). 6. Voir R. Longhi, Caravaggio e lo stile luministico, Breve ma veridica storia della Pittura italiana, éd. par Cesare Garboli, [1988], Milan, Rizzoli, 1997, p. 101-103. 7. Traductions françaises des œuvres d’Anna Banti : Artemisia, trad. Christiane Guidoni, POL, 1989 [Artemisia (Florence, Sansoni, 1947) [éd. citée, Milan, Mondadori, 1953]. Les Jardins de Boboli (La camicia bruciata, Milan, Mondadori, 1973), trad. Françoise Liffran, Balland, 1991. Histoire d’Arabella (Arabella e affini, Campi Elisi, Milan, Mondadori, 1963), trad. Maurice Javion, postface de Jean-Yves Masson, Aralia, 1996. Lavinia disparue (Lavinia sfuggita, Le donne muoiono, Milan, Mondadori, 1951), trad. Odette Kahn, postface de Jean-Yves Masson, Aralia, 1996. Les Mouches d’or (Le mosche doro, Milano, Mondadori, 1963), trad. Rose-Marie Desmoulière, Plon, 1996. Nous y avons cru (Noi credevamo, Milan, Mondadori, 1967), trad. Monique Baccelli, Aralia, 1997. 8. Voir D. Madelénat, La Biographie, PUF, 1984, p. 9-12. 9. Je renvoie, à ce sujet, aux questions abordées aussi par Dominique Viart, « Dis-moi qui te hante », Paradoxes du biographique, textes réunis par D. Viart, Revue des Sciences humaines, n° 263, juillet-septembre 2001, p. 15. 10. Voir notamment : H.-G. Gadamer, La Compréhension dans les Sciences humaines, Verité et méthode [1960], éd. du Seuil, 1976, p. 144 et suiv. ; E. Betti, Interpretazione storica, Teoria generale dell’interpretazione [1955], Milan, Giuffré, 1990, Vol. I, p. 390 et suivantes. Dans ces ouvrages, bien entendu, on renvoie aussi à Schleiermacher, à Heidegger, à Dilthey, etc. 11. D’une façon générale, le domaine critique italien, qui se pose bien la question du roman historique, voire de la biographie ou des formes autobiographiques, me paraît moins sensible aux thèmes que se posent les théoriciens français à propos des définitions et des rapports entre « biographies fictives » et « fictions biographiques », qui font l’objet de ce colloque. Je veux dire que le contexte italien manque, par exemple, d’études approfondies et spécifiques, comme celles qui sont proposées dans les textes réunis par D. Viart dans Paradoxes du biographiques, op. cit. 12. Artemisia, p. 128-131 ; éd. it., p. 120-124. 13. Ibid., p. 15-16 ; éd. it., p. 11-12. 14. Ibid., p. 16-18 ; éd. it., p. 12-13. 15. Ibid., p. 20-24 ; éd. it., p. 15-20. 16. Ibid., p. 25-26 ; éd. it., p. 21-22. 17. Ibid., p. 27-29 ; éd. it., p. 22-23. 18. Ibid., p. 29-30 ; éd. it., p. 24-25.

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19. W. Iser, The Act of Reading. A Theorie of Aesthetic Reponse, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1978 (L’atto della lettura. Una teoria della risposta estetica, trad. Rodolfo Granafei, rév. Chiara Dini, Bologne, Il Mulino, 1987, p. 278). 20. D. Madelénat, La Biographie, PUF, 1984, p. 65. Voir aussi, P. Lejeune, L’Autobiographie en France [1971], Armand Colin, 2003, p. 30-32. 21. Je me permets de renvoyer à mon étude, Anna Banti, Milano, Mursia, 1978, p. 64. 22. A. Banti, La camicia bruciata, Milano, Mondadori, 1973, p. 9 (je traduis). À noter au passage le rapport avec cette pensée de D. Viart : « Comme l’écrivait déjà Marcel Schwob dans la préfaces des Vies imaginaires : la science historique nous laisse dans l’incertitude sur les individus ». Ce que dit alors le biographique c’est le manque dans le biographème, et son inaccessible vérité. Douleur de ne pas savoir vraiment, mais espace possible des projections imaginaires ; fascination des rêveries de vies, mais lucidité critique envers toute tricherie mythifiante, entre « fiction » et « témoignage » (D. Viart, « Dis-moi qui te hante », dans Paradoxes du biographique, op. cit., p. 16). 23. À voir aussi, G. Pontiggia, Vite di uomini non illustri, Milan, Mondadori, 1993. 24. A. Lanzi, l’alter ego d’Anna Banti, dit : « Ils avaient donc raison ceux qui l’avaient accusée de féminisme, ce mot qu’elle détestait […]. Non, elle avait seulement réclamé la parité de l’esprit et la liberté de travail, ce qui la tourmentait encore maintenant, dans son état de contestataire âgée. Ella avait aimé très peu les hommes, voire un seulement, mais très peu les femmes, et le peu d’entre elles réunies dans un récit, toujours le même : celui du mythe de l’exception contre la norme du conformisme » (A. Banti, Un grido lacerante, Milano, Rizzoli, 1981, p. 112-113). C’est Cesare Garboli qui, dans sa préface, relève le ton de « tormentata confessione » de ce livre. 25. Artemisia, p. 139-142 ; éd. it., p. 132-134. Le trait ironique du début s’accentue, car Anna Banti réserve une vilaine surprise à Artemisia : chez elle elle trouvera son frère, Francesco, qui annonce la volonté d’Antonio Stiattesi de se remarier. D’une façon plus générale, l’ironie, chez Anna Banti, représente un véritable stylème dans la création de ses personnages. 26. Là aussi les exemples foisonnent ; je citerai seulement ce trait qui relève les touches du peintre à propos du portrait de Virginia, la duchesse espagnole : « Sur la toile, se sont épanouies des chairs blanches et pleines, cadeau habituel de la maestra aux femmes, qu’elles soient modèles de métier ou dames de cour… » (Artemisia, p. 137-138). Par ailleurs, c’est aussi grâce à la force de cet imaginaire que nous sont rendues de véritables scènes de vie des peintres : les ateliers, l’usage des couleurs, la citation de noms des peintres contemporains – dont celui de Sofonisba Anguissola –, les villes et les voyages (le retour de Londres est une véritable traversée de la France, de ses villes et des goûts artistiques représentés à travers la perception et le commentaire autoréférentiel). 27. Artemisia, p. 222-224 ; éd. it., p. 211-213. Pour finir, je tiens à exprimer ma reconnaissance et mes remerciements à Monique Baccelli et à Jean-Yves Masson qui ont pu me procurer le texte, bien rare, de la traduction française d’Artemisia.

AUTEUR

ENZA BIAGINI SABELLI Université de Florence

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Portraits d’un inconnu illustre Biographies fictives du Caravage

Patrice Terrone

1 Signe du temps, on a vu fleurir ces dernières années de nombreuses œuvres de fiction dans des genres très variés qui placent l’œuvre d’art ou la peinture au centre de leur thématique et qui donnent lieu à un discours sur l’art. Certaines s’appuient parfois sur des vies d’artistes dont l’histoire est relativement connue et notamment sur des artistes des XIXe ou XXe siècles (Pierre Michon et Van Gogh dans Vie de Joseph Roulin, 1988 ; Guy Goffette et Pierre Bonnard dans Elle, par bonheur et toujours nue, 1998), d’autres ont choisi des artistes dont on ne sait rien ou presque, et qui, par là, sont revêtus d’un profond mystère au point d’en devenir des personnages mythiques ou plus « simplement » des personnages romanesques, voire cinématographiques. C’est notamment le cas de Vermeer et du Caravage dans des romans récents : Tracy Chevalier, La Jeune Fille à la perle, Quai Voltaire/La Table ronde, 2000, très vite adapté au cinéma ; Dominique Fernandez, La Course à l’abîme, Grasset, 2002 ; Christian Liger, Il se mit à courir le long du rivage, Robert Laffont, 2001 ; Guy Walter, Le Caravage, peintre, éditions Verticales/Le Seuil, 2001.

2 Toutes les œuvres citées se rangent dans le genre romanesque et s’ancrent donc dans la fiction. C’est ce choix précis d’un artiste dont la vie est méconnue qui doit être interrogé ; est-ce en raison de cette ignorance ouvrant sur une complète liberté d’invention que le peintre acquiert ce statut de personnage romanesque ? Est-ce la présence réelle, impressionnante, de l’œuvre picturale qui amène à rechercher la présence de son créateur absent ? La biographie fictive est prétexte au roman mais comment, avec quels matériaux, avec quels outils, se construit-elle ? Pour Tracy Chevalier, il semble que ce soit moins la biographie de Vermeer qui importe que le modèle féminin qui devient personnage de roman et surtout l’œuvre picturale qui sert à reconstituer une atmosphère, une époque pour un roman à coloration historique, – il suffit de consulter le site internet de l’auteur pour s’en convaincre : . C’est davantage la démarche du romancier biographe et son but (caché ou non) qui vont nous intéresser ici. Nous avons donc délibérément laissé de côté Tracy Chevalier pour mieux mettre en perspective les trois ouvrages qui placent la figure du Caravage au centre de la fiction biographique1. Nous évoquerons ainsi dans un

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premier temps les questions d’énonciation et d’ordre qui président à la création. Nous verrons ensuite comment, à partir de ces approches différentes, c’est la peinture elle- même qui est créatrice de fiction. Enfin, et surtout au regard du roman de Dominique Fernandez, nous nous interrogerons sur la finalité de cette biographie fictive, finalité qui correspondrait à une visée critique : valider une approche critique psychobiographique et faire de la fiction critique.

Les choix narratifs

Brouillage des genres par l’énonciation

3 Dans les trois biographies fictives du Caravage, le choix de l’énonciation est important puisqu’il modifie évidemment la perspective que l’on a des faits qui nous sont racontés : Fernandez charge Caravage de raconter sa propre histoire, récit à la première personne ; le roman se présente donc sous la forme d’une autobiographie justificatrice de l’œuvre (une autobiographie curieusement posthume et sans pacte) qui permet à l’écrivain de se confondre avec le personnage et de lui faire assumer ce qui relève de son propre discours critique sur l’art et la création (critique de la tradition, appel à une rupture, à une révolution de la peinture). En réalité, derrière l’unique je énonciateur, il y en a deux : celui du récit, personnage romanesque classique qui égrène les événements, les rencontres jalonnant sa vie, et l’autre je, celui du discours sur la peinture, celui du critique historien d’art, essayiste se situant à rebours de tout (ou presque) ce qui a été dit sur son œuvre, conviant à une nouvelle lecture. On est ainsi frappé par le discours iconoclaste du Caravage sur la peinture religieuse, et sur la lecture des Écritures, sur la sexualité ou l’absence de sexualité du Christ par exemple). On verra donc en quoi la biographie fictive du peintre sert à corriger le discours critique traditionnel sur l’œuvre picturale et on verra quel éclairage nouveau elle apporte. C’est peut-être dans la juxtaposition de ces deux je que s’effectue le croisement entre autobiographie et biographie, ou entre roman et biographie.

4 Christian Liger de son côté accorde à l’architecte Onorio Longhi, compagnon avéré du Caravage, la charge du récit : le choix de ce narrateur vise à renforcer la crédibilité de la biographie, à l’authentifier au même titre d’ailleurs que les personnages historiques qui côtoient les personnages de fiction. Le roman se présente donc comme un long monologue qui introduit le « tu » et les nombreuses adresses au peintre, opérant une mise à distance plus critique, mais on peut dire que là encore c’est l’œuvre picturale qui est le support principal et le fil conducteur de la biographie. Les démarches de Liger et de Fernandez sont semblables. C’est donc sa lecture et son interprétation différentes des œuvres par Liger qui débouchent sur une autre fiction romanesque, d’une facture assez classique. Liger lui-même définit son livre comme un roman (4ede couverture).

5 Guy Walter, quant à lui, mêle les voix narratives : – le je du Caravage : « Je ne me retire pas de ce que j’ai peint. Je me retourne sur ce que j’ai fait. Je reviens. » (Walter p. 9) ; – le je du modèle : « Dehors il fait jour et derrière moi ce n’est pas noir du tout. Il fait chaud et s’il ne s’excitait pas comme un furieux, à m’obliger de tenir ce cheval que je n’ai pas, je quitterais cet atelier, je n’ai plus l’âge de jouer et cette histoire de Paul commence à me lasser » (L. p. 69) repris par le je du palefrenier représenté dans La Conversion ;

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– le il ou le on indéfinissable de l’historien, du romancier, du biographe et du critique d’art (chapitre II). On notera d’ailleurs au passage le jeu des temps verbaux, le passage du présent au passé simple ou à l’imparfait qui accentue la polyphonie. Guy Walter s’appuie certes sur des références précises aux œuvres sans s’attacher forcément à leur contenu, à leur représentation ; il établit sans cesse un dialogue du peintre avec le tableau ou encore avec le modèle ou un monologue du sujet représenté à propos de la peinture, monologue intérieur du modèle à propos du tableau qu’il ne comprend pas. C’est à partir de cette polyphonie des voix que se construit la biographie. C’est moins l’histoire du tableau, son lieu et les circonstances de sa création que son envers qui importe : Guy Walter travaille dans la profondeur, l’épaisseur du tableau, il recrée le tableau dans les interactions du peintre et du modèle, dans les tourments du peintre avec la peinture, dans les conflits du peintre avec les institutions religieuses et l’académisme, l’ensemble dans une rhétorique violente et provocatrice de manifeste, à l’image de la peinture. Plus que du créateur, le romancier parle de sa peinture. Plus qu’une relation factuelle, le roman de Guy Walter apparaît comme un discours ou des discours, il relève ainsi souvent de l’essai.

6 Mais quel que soit le choix de la voix narrative, il semble que l’œuvre picturale (bien réelle) soit paradoxalement créatrice de fiction ou miroir de la fiction. C’est elle qui donne à écrire.

L’ordre du récit

7 Une biographie fictive du Caravage conduit évidemment à inscrire le récit dans l’Histoire qui, d’un certain point de vue, lui apporte caution. En même temps, elle est affirmation que la peinture du Caravage est créatrice d’Histoire, d’histoire de l’art. Le roman apparaît donc comme historique au delà de son cadre événementiel, du décor et des personnages référentiels (peintres, musiciens, papes, cardinaux, chevaliers, Giordano Bruno) qui le peuplent. Se pose donc la question de l’ordre qui régit le récit.

8 Après un premier chapitre consacré à la mort énigmatique du peintre (aussi bien chez Fernandez que chez Liger), La Course à l’abîme adopte l’anachronie rétrospective qui va de l’origine familiale du peintre à la scène finale élucidée par le personnage/peintre lui-même (évidemment fantasmée par l’écrivain) pour former une boucle. Ce qu’il fallait démontrer… Fernandez cherche à remonter aux origines de la création picturale du Caravage, aux œuvres d’art qu’il aurait pu voir dans son enfance et sa jeunesse à Caravagio (les gravures déterminantes de Giotto, les anges de Fra Angelico), à Milan, puis à Rome. Manière de démontrer, s’il en était besoin, en quoi l’œuvre du Caravage s’inscrit en rupture avec la tradition (le Martyre de saint Jean-Baptiste). Le récit s’organise autour de la seule peinture de l’artiste, dans l’ordre chronologique qui a pu être établi par les historiens et donne à voir non seulement les toiles de l’artiste mais ce qui a présidé à leur création. C’est d’abord l’œuvre picturale qui est biographique : c’est de toile en toile que se construit le personnage et que s’élabore la fiction. L’œuvre est biographique parce que Fernandez y voit, quel que soit le sujet, la présence physique et morale de l’artiste, présence dans l’autoportrait (le Martyre de saint Matthieu, le Martyre de saint Jean-Baptiste), mais aussi présence implicite dans le choix des modèles (amants) et dans leur permanence.

9 Dans Il se mit à courir le long du rivage, Christian Liger choisit de remonter le temps, de la mort du peintre en juillet 1610, jusqu’à son séjour romain, de 1592 à 1606. Les

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références à l’origine lombarde, familiale, du peintre sont très limitées puisque c’est seulement à vingt ans que démarre l’aventure picturale du Caravage. La biographie en remontant vers l’origine de la peinture occulte presque complètement la zone obscure de l’enfance et de l’adolescence que Fernandez s’efforce à dessein de faire renaître. Le Caravage n’existe vraiment qu’à partir de la première œuvre connue, manière d’ancrer la biographie fictive dans le réel.

10 Guy Walter de son côté joue avec l’ordre du récit et se focalise sur des œuvres clés et d’abord sur le Martyre de saint Matthieu qui lui semble être l’œuvre majeure du Caravage, celle dans laquelle s’expriment la maîtrise d’un art destiné à faire école et un fondement de sa peinture : l’ombre. C’est de l’ombre, du noir à percer et à peindre dans sa confrontation avec la couleur, mais aussi de cette zone d’ombre que constitue la vie de Caravage, que part Guy Walter dans une démarche analytique et psychanalytique qui rend compte des tribulations du parcours psychique, pictural, philosophique, sexuel du peintre. Ainsi se mêlent le romanesque, la recherche des modèles, la turbulence de la vie du peintre, et la lecture des œuvres soumises à ce déchiffrement philosophique de l’ombre : Dans les Tricheurs, il y a aussi des bouts de noirceur et l’ombre se sépare plus nettement de la lumière comme un soleil qui se retire, mais on n’y prête pas vraiment attention. On s’enchante des affetti. […] Regardez les ongles de la main retournée, la main tricheuse qui va chercher dans le dos les trèfles et les cœurs, le sang et la noirceur, une drôle d’herbe qui ne porte pas bonheur. Il y a de la crasse au bout de sa main, un liseré de poussière grasse. Michelangelo est un peintre qui vient du Nord. Il s’est couché avec les pauvres dans des auberges de fortune et parfois, contre les chevaux il a trouvé la chaleur qu’il ne trouvait pas auprès des hommes. C’est une chaleur qui ne vous demande rien. C’est une chaleur grasse qui sent l’urine. Il s’est aussi couché avec des hommes moins empuantis, très riches, avec des noms. Mais tous voyaient de l’or dans ses cheveux qu’il avait fort sombres et batailleurs. Ils ont raison, les pauvres et les riches. Il y a de l’or dans tout ce qui est sombre. (W. p. 43)

11 Le récit, si récit il y a, est discontinu, il saute de toile en toile, il brouille les temps, il ne s’attache parfois qu’à un personnage de tableau autour duquel s’organise la fiction de vie. Pour Guy Walter, la fiction biographique se confond avec la recherche, par le peintre, du sens sa propre peinture : une réflexion sur la mort, sur sa propre mort qu’il illustre dans le David et Goliath ou dans la Décollation de Jean-Baptiste, mais aussi à travers toutes ses œuvres dans l’association des vivants et des morts.

12 L’empathie du romancier biographe, son adhésion à l’œuvre et à la personnalité du peintre s’expriment par cette recherche du créateur en même temps que s’effectue la recherche du créateur lui-même. D’où ce refus d’un ordre chronologique.

La peinture créatrice et miroir de fiction

13 Partant des rares éléments biographiques du peintre qu’ils ont pu trouver chez les historiens de l’art (lieu de naissance, inventaires de collection, condamnation pour le meurtre de Ranuccio Tomassoni, élévation dans l’ordre des Chevaliers de Malte), reconstituant une époque à travers un incontestable travail d’érudition, les romanciers ne peuvent s’appuyer que sur l’œuvre picturale pour créer la fiction. Ceci d’autant plus que le sujet du tableau est doublement fictionnel : dans sa représentation il est le résultat d’une création de l’esprit, il revêt une apparence toujours renouvelée d’un même sujet (exemple des représentations de martyres), mais il est aussi le résultat,

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pour le biographe, d’une histoire personnelle à découvrir. Le tableau a une histoire associée à celle du peintre, histoire qu’il s’agit d’écrire.

14 Le peintre se trouve ainsi face à deux types d’œuvres : celles dont le sujet émane de son propre désir, et les œuvres de commande qui doivent répondre à des visées précises, religieuses, mythologiques, historiques, décoratives. Au-delà de la seule performance esthétique, formelle, technique – le clair-obscur –, le réalisme par exemple, c’est l’interprétation du sujet par le peintre qui préoccupe le romancier biographe. La fiction tend à expliquer l’œuvre, non tant dans la représentation donnée et le sens lisible par tous, mais plutôt dans le mystère de sa genèse et dans ses significations cachées qui relèveraient d’événements biographiques.

15 Le modèle est un personnage essentiel dans la construction de la fiction : ainsi en va-t-il de Mario Marin, premier modèle du Caravage qui traverse toute l’œuvre du peintre. Matteo, premier amant fictif du narrateur et condamné par l’Inquisition à la charrette d’infamie, devient un personnage de Fernandez qui justifie la représentation postérieure du Martyre de Saint Matthieu.

16 Le sujet du tableau n’est pas moins significatif : au-delà de l’œuvre de commande, la multiplication des Martyres, des décollations, sont pour le biographe des signes à décoder. Ainsi la lecture, par le jeune Michelangelo, de sainte Thérèse d’Avila, citation à l’appui, cette lecture présumée par le romancier biographe, fait-elle dire à l’autobiographe Caravage : […] la tête coupée se dressait devant moi. […] Ma propre tête, je me figurais que je la tenais entre mes mains, tandis que du cou tranché net le sang jaillissait à flots écarlates. Ma tête me regardait, un œil grand ouvert, l’autre à demi clos sous la paupière affaissée. » (Fernandez p. 53).

17 Ce motif réapparaît – « Thérèse m’avait enseigné qu’Amour conduit la personne qu’il embrase à courir se faire décapiter » (F. p. 124) –, motif obsessionnel lors de la conception du David et Goliath, filé jusque dans la scène finale de la plage de Porto Ercole où Mario et Caravage accomplissent la scène : la fiction rejoint la réalité tout en restant fiction romanesque.

18 Le détail est aussi créateur de fiction : à propos du Garçon à la corbeille de fruits, la représentation du modèle (Mario) torse nu prêtant au scandale, le narrateur crée un épisode romanesque : il fait rajouter un drap qui ne manque pas de révéler les fantasmes de l’auteur : Cette étoffe blanchâtre qui couvre, dans la version définitive du tableau, l’épaule, le bras, et le sein gauches, fait le tour du modèle dans son dos et reparaît sous son bras droit en tas désordonné, n’est autre qu’un drap de lit. Un drap de notre lit, que j’envoyai Mario chercher au palais Firenze. « Prends celui qui nous sert actuellement, eus-je soin de préciser. Nous le remplacerons ce soir par un propre. » J’avais outrepassé la limite, en montrant mon amant torse nu ? Eh bien ! on verrait si j’étais homme à me laisser intimider par le danger. Ce drap, instrument, témoin et confident de nos ébats, encore tout maculé de la nuit précédente, n’était-ce pas commettre un plus insigne blasphème, que de l’utiliser comme un voile de pudeur et caution de la vertu ? (F. p. 237)

19 La lecture d’un tableau et le discours sur l’œuvre peuvent aussi entrer dans la fiction : le romancier biographe tend alors à justifier l’œuvre selon la doxa en vigueur à l’époque en prêtant à des personnages secondaires le discours des historiens de l’art (le cardinal Del Monte), alors que le héros narrateur affirme avoir peint tout autre chose :

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Pour désarmer les censeurs du Saint Office, si tu abordes un sujet trop libre pour ces Monsignori, déguise le en thème mythologique. Ils sont si vétilleux… mais si faciles à tromper ! Et même, garde cette confidence pour toi, si heureux qu’on les trompe… Contre un petit mensonge, avoir la permission d’admirer ce qu’il leur est défendu de regarder ! Mario, pour qu’il n’ait pas trop l’air de mon petit ami, je l’ai donc mis à distance, en le peignant sous les traits de Bacchus. (F. p. 235)

Une approche psychobiographique

20 Avec La Course à l’abîme,Dominique Fernandez récidive dans cette approche de la biographie fictive qu’il avait inaugurée vingt ans plus tôt avec Dans la main de l’ange, roman consacré à une figure finalement très proche de celle du Caravage, Pier Paolo Pasolini. Dans ce roman, Fernandez plaçait en exergue ces mots de Chateaubriand : « On ne peint bien que son propre cœur, en l’attribuant à un autre », tout un programme qui laisse entrevoir ce qui, à terme, motive Fernandez. Pasolini, Caravage, deux figures particulières de la création : la même subversion de l’art et de la morale, des morts violentes mystérieuses sur une plage, des personnages en clair-obscur. À relire l’autobiographie fictive de Pasolini on retrouve curieusement, mais sans doute à dessein, dans La Course à l’abîme, des éléments biographiques qui se croisent : même opposition du père (figure autoritaire) et de la mère (lettrée, à la base de l’éducation du fils, exprimant seule la censure de la sexualité), même rapport conflictuel avec le frère, mêmes réflexions sur certaines figures obsédantes (opposition des apôtres Pierre et Paul), même vision traumatisante de la circoncision, ou fascinante et fascinée de la décollation. Il y a dans La Course à l’abîme une forme de réécriture de Dans la main de l’ange qui n’est pas sans interpeller non plus lorsqu’on connaît l’approche critique favorite de Fernandez que l’on peut lire dans L’Arbre jusqu’aux racines à propos d’un autre Michel-Ange. Hasard ?

21 En effet, on peut se demander si la fiction biographique n’offre pas à Dominique Fernandez l’occasion rêvée de mettre en application les principes de la critique psychobiographique qui lui est si chère et même si l’ensemble du roman n’est pas une « fabrication » destinée à illustrer cette démarche critique. À l’intérieur même du roman, le débat critique est ouvert entre le Caravage et le Prieur de San Martino : « il est certain que ce qui a marqué notre vie marque aussi notre œuvre », dit le Caravage qui se voit rétorquer : Faudrait-il être d’un esprit assez plat, pour voir entre le crime que j’ai commis et la musique que j’ai inventée le moindre lien ! Où serait la liberté du créateur, s’il devait puiser dans les accidents de sa vie privée ce qui nourrit son œuvre, ni plus ni moins que le cheval arrachant à la mangeoire sa ration de paille ? […] Il continua pendant je ne sais combien de temps à développer cette idée, que chercher à voir dans l’œuvre un reflet de la vie, expliquer ce qu’on crée par ce qu’on a subi, était d’une âme mesquine et basse. Je comprenais parfaitement ses raisons, tout en me demandant pourquoi il les défendait avec cette intransigeance passionnée. Pour ma part, j’aurais eu une position plus mitigée… (F. p. 549-550)

22 On perçoit donc très souvent l’exercice. Notamment dans la reconstruction des figures du père, de la mère : mystère autour du père (faussaire) assassiné, mort violente et mystérieuse du fils, expression de l’absence et du manque, manquements à la loi, rixes et port d’arme prohibé du jeune Merisi, recherche inconsciente de la figure du père en la personne de ses protecteurs toujours plus ou moins sexuellement ambigus.

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23 Fernandez attribue d’abord à Michelangelo Merisi la dénégation de l’origine : Ni ascendance ni descendance : n’exister que par mes tableaux. […] Briser cette chaîne. Renoncer à cette estampille. Refuser de m’appeler d’un nom qui avait servi à tant d’autres. En prendre un qui ne serait qu’à moi. (F. p. 313).

24 Il raille les pseudonymes adoptés par d’autres peintres et si son choix se porte sur Caravaggio, cela tient moins à la volonté de s’ancrer dans le passé que pour les sons, allitérations, rimes avec selvagio et avec malvagio. On lit l’écriture du roman familial dans cette affirmation d’être sans racine, sans origine familiale, en quelque sorte bâtard. Mais le personnage se reprend, s’interroge sur cette dénégation de l’origine et exprime sa culpabilité : Plusieurs nuits de suite, l’embuscade qu’on avait tendue à mon père revint hanter mes rêves. La rue, la porte cochère, le cadavre poussé du pied et abandonné dans le caniveau, tout était pareil, sauf que j’avais pris la place de la victime et que c’était moi qu’on tuait. Seule la voix qui me parlait dans ce cauchemar était celle de mon père. Il m’ordonnait de me livrer sans défense aux coups de mes assassins, en m’énonçant d’un ton sévère les obligations qui incombent à un fils. (F. p. 412-413)

25 Le motif de ce rapport problématique au père est repris à propos du Martyre de saint Jean le Baptiste réalisé à Malte que le narrateur définit lui-même comme une « scène d’amour entre le bourreau et la victime » (F. p. 575) et interprété d’abord comme une identification à Jean puis comme une reproduction du meurtre du père.

26 Mais c’est d’abord dans la mise en regard des œuvres choisies par l’écrivain et du discours critique de son personnage et interprétatif de l’écrivain qu’il faut chercher ; c’est aussi dans la comparaison et l’écart entre les différents textes romanesques sur le même tableau et le discours critique des historiens de l’art.

27 À propos de la première œuvre, Corbeille de fruits, Fernandez prête ces propos au Caravage : Il me fallait, dès mon premier tableau, poser mes repères. Il fallait qu’un ensemble de signes négatifs, bizarres, inquiétants, des flétrissures aux feuilles, un trou dans le fruit, manifestât ce que serait mon destin. Il fallait que la toile avec laquelle j’entamais ma carrière, l’œuvre inaugurale, exprimât sous cette forme symbolique ce que je sentais gronder en moi. Secrètement, déjà, j’étais en rébellion contre l’optimisme de la nature, et je n’avais guère foi dans le pouvoir de la Rédemption. Alliance avec l’autre côté des choses, engagement précoce avec les forces de destruction, pacte occulte avec ce qui dévaste et ruine, mon tableau contient le sens que j’y mettais à mon insu. (F. p. 193)

28 La biographie du Caravage semble donc un prétexte : il s’agit surtout pour Fernandez d’apporter une autre lecture, la sienne, de l’œuvre du peintre et de s’inscrire en faux contre la critique traditionnelle.

29 Toute la biographie fictive de Caravage par Fernandez repose sur la volonté de montrer à partir de l’œuvre picturale « la mythologie intérieure » (F. p. 573) du peintre, la dualité qui l’anime, Éros et Thanatos indissociables et peut-être surtout, à travers l’affirmation/revendication de l’homosexualité, le fantasme dominant/dominé, une fascination sado-masochiste. À propos de la Flagellation, Fernandez reprend le motif : Mais le Seigneur lui-même, comment réagit-il ? Où sont les signes qu’il souffre le martyre ? À part un linge étroit noué autour des hanches, il est nu. Légèrement affaissé sur sa gauche, la tête penchée sur son épaule, il offre son corps à la lumière, et se laisse aller à… Comment le dire, sans avouer l’énorme indécence du tableau ? Oui, c’est au plaisir qu’il se donne, au plaisir d’être nu sous cette coulée blonde et au milieu de ces brutes qui vont faire gicler son sang.

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Enveloppante comme une caresse, chaude comme un soir d’été, sensuelle comme l’huile dont se frottaient les athlètes dans l’Antiquité grecque et romaine, la lumière couleur or patiné descend de l’épaule vers la poitrine, elle s’étale sur le ventre, elle glisse le long de la jambe, elle s’alanguit sur la cuisse, elle recouvre d’une chaude émulsion le torse et d’un baume engourdissant les membres pâmés. […] Est-il encore martyr, celui que ses tourments ravissent ? Si l’extrême volupté qui l’absorbe ne dévorait toutes les forces de son âme et lui laissait la liberté de parler, quelles prières inattendues s’échapperaient de ses lèvres ! Frappez plus fort, que je jouisse plus intensément… Vous croyez me faire souffrir ? Vos fouets me sont plus tendres que des caresses. Plus délicieux que des baisers je reçois vos coups… Frappez, déchirez-moi, acharnez-vous… Plus vous serez violents, plus j’en éprouverai de plaisir… Si vous ne m’aviez attaché à cettecolonne, je me laisserais glisser à terre. Ô douce extase, ô épuisement heureux… Voyez, je défaille, la conscience est prête à me manquer… (F. p. 538-539)

30 Même si le Christ revendique ensuite son essence divine, cela n’empêche pas de lire le plaisir masochiste…

31 Les madrigaux composés à Naples par le prieur de San Martino, prince de Venosa, confirment cette inclination : « l’amour qui tue mais en apportant la félicité suprême […], la dévotion à la souffrance, source de toute grandeur […], l’équivalence entre la douleur et la joie […], l’intrépide attente de nouvelles épreuves (F. p. 546-547) ». Toute l’œuvre, y compris les toiles ou fresques religieuses, tendrait à résoudre cette intuition d’un destin tragique, de la mort violente sous les coups de l’aimé. Le martyr représenté, quels que soient son nom et son visage, n’est autre que le peintre lui-même. À propos du Martyre de saint Matthieu, Caravage déclare : J’avais le pressentiment que le sujet historique que j’avais à traiter ne m’était qu’un prétexte pour me dévoiler moi-même et dire sur moi ce qu’il n’était pas bon que je sache. […] Peindre ce que je n’avais pas le projet de peindre mais qui s’était imposé à mon insu, était-ce anticiper de dix ans sur ce qui m’arriverait en réalité ? (F. p. 374) Il en va de même du David et Goliath : David a eu quatre visages, au cours des quatre versions successives du tableau. Goliath n’a jamais varié. Dès cette première version, c’est moi que j’ai peint sous les traits du géant. On veut ma tête : je vous la livre. Un œil est éteint, morne, sous la paupière relevée. L’autre continue à vivre, sous la paupière qui tombe. À moitié mort, je suis ; à moitié seulement : un mort de mort violente n’est pas mort complètement. Il a pour lui la gloire d’avoir été assassiné. (F. p. 518)

32 La lecture de certains tableaux (Garçon mordu par un lézard) donne lieu à des interprétations contradictoires ; Fernandez, sous couvert de la défense de Caravage dans une lecture conforme à l’orthodoxie, dévoile la face symbolique cachée de certains détails : cerises qui pendent par deux et fraise par exemple, sexuellement très connotées. Le lierre, kissos, lié à la débauche, kis sein, se retrouve ainsi symbole d’éternité.

33 Le romancier accentue les traits érotiques et à dessein l’homosexualité du Caravage : la figure de l’Ange, construction fanstasmatique de l’enfant et qui le conduit à la première masturbation, est éminemment masculine. Elle s’établit sur un texte de sainte Thérèse d’Avila, Vie, écrite par elle-même, comme pour trouver une justification dans l’iconoclasme.

34 La reconstruction de l’acte de création, réduite parfois à des circonstances romanesques (scène de ménage, expression de la jalousie du modèle), banalise en même temps l’œuvre et donne lieu à l’expression des propres fantasmes de l’écrivain.

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Au-delà de l’approche psychobiographique…

35 On constate à l’évidence que la peinture du Caravage flatte les goûts de l’écrivain et que finalement la biographie fictive du peintre n’aboutit qu’à une auto-justification de ses propres désirs et pulsions. « Je souhaite que la peinture, comme déjà la musique, nous en montre l’exemple, se dégage de la convention historique et revienne à une conception plus simple et plus populaire de l’art » (F. p. 159). Suit un long passage critique de la peinture de ses prédécesseurs justifiant le réalisme du peintre : Les fresques et les tableaux, grand livre où j’ai appris à lire le monde, ne m’avaient présenté que des visages reposés, des corps intacts, des ongles curésavec minutie. […] Les martyrs de l’Église ? Livrés aux supplices les plus atroces, eux-mêmes s’en tirent sans dommages physiques apparents. Roués écartelés, lapidés, empalés, écorchés, étripés, carbonisés, ils planent inaccessibles au mal. Saint Laurent rôtissant sur le gril a l’air de cuire au soleil. Sainte Agathe à qui on arrache les seins avec une paire de tenailles garde la même dignité que si elle était assise devant sa table de toilette. (F. p. 163-164)

36 On peut encore lire l’affirmation des préférences artistiques de Fernandez dans la confrontation de Florence la sophistiquée et de Naples l’authentique. Il y a enfin la volonté de Fernandez de rectifier, de corriger les clichés, la légende qui s’est constituée autour de l’inconnu.

37 Un dernier détail montre à quel point les biographies fictives divergent et, qu’à partir du réel, elles reflètent les partis pris esthétiques et critiques de leurs auteurs : les œuvres du Caravage ne sont pas signées à l’exception d’une seule : La Décollation de saint Jean-Baptiste que l’on peut voir dans la cathédrale Saint-Jean à La Valette. Le peintre a signé dans le sang du martyr qui coule du cou sur le sol « F. Michelangelo ».

38 Pour Christian Liger, c’est tout simplement « Frate Michelangelo » – frère Michel-Ange – et sa lecture est plutôt politique, peut-être l’expression d’une revanche sociale : « Frère, malgré eux, de ces orgueilleux chevaliers de Malte qui avaient eu l’imprudence de te consacrer. […] Dans ce tableau trop vaste et trop sage, c’est ton nom qui crie sur cette trace de sang » (Liger p. 158)

39 Pour Dominique Fernandez, cette signature est plus complexe : cette signature d’un tableau dédié à son père est pour le Caravage un acte d’allégeance : Nul autre nom que mon simple prénom, Michelangelo, que j’avais reçu de mon père, quand il m’avait tenu sur les fonts baptismaux. Ce geste d’amour qu’il m’avait témoigné ce jour-là, je le lui rendais, en quelque sorte, en dessinant pour lui ces cinq syllabes, le don le plus personnel qu’il m’eût jamais fait, et le seul que je gardais de lui. Ton fils, père, se souvient. Il ne t’a pas oublié. Ton enfant. (F. p. 579) La boucle est bouclée. CQFD. Quant à la place de cette signature dans le sang : Signer dans le sang du Baptiste, c’était m’identifier complètement à la victime. […] Me voici à la première personne, mais la tête détachée du corps. Le moi que j’affiche est un moi décapité. Ne m’accusez pas de vanité : ce peintre qui attire sur lui l’attention n’est déjà plus de ce monde. Le double sépulcral de celui que j’ai été reste seul à parader en mon nom. Autoportrait, mais d’outre tombe. Le front blanc, l’œil éteint, la bouche entrouverte appartiennent au cadavre de feu Michelangelo. Pour souligner cette intention, je rajoutai, devant Michelangelo, un F. Le F de feu, « il fut », le sceau de la mort sur le prénom que m’avait donné mon père. (F. p. 580)

40 De là aussi le sens de cette autobiographie fictive… et sa justification.

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41 C’est donc davantage à une lecture de l’œuvre picturale et à une réflexion sur la création que nous conduisent ces romans. La biographie n’est qu’un prétexte, le romancier s’exprime davantage dans son érudition ou dans la construction d’un personnage romanesque que dans la biographie elle-même, trop entachée précisément de romanesque. Les trois romanciers participent à leur tour à la construction d’un mythe qui revêt toutefois des formes différentes et qui ressortit davantage à la construction du mythe personnel de l’écrivain qu’à celui du Caravage.

42 On émettra aussi l’hypothèse que le biographe, en reconstituant ou en créant le personnage du peintre, se substitue à lui ; étranger au langage pictural, il invente un langage littéraire mimétique qui le « concurrence », il dit en mots ce que la peinture dit en couleurs, en formes, en symboles : la littérature se veut peinture. Certes il s’appuie pour ce faire sur des œuvres réelles, mais il crée une autre œuvre qui cherche à se superposer à l’œuvre picturale source.

NOTES

1. Les références et citations seront données dans le texte selon les modalités suivantes : Fernandez : (F. p. 53) ; Liger : (L. p. 69) ; Walter : (W. p. 9).

AUTEUR

PATRICE TERRONE Université Stendhal-Grenoble 3

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Déplacements du modèle dans la fiction biographique de peintre Christian Garcin, Guy Goffette, Pierre Michon

Brigitte Ferrato-Combe

1 Le peintre et son modèle… beau sujet de tableau, mais aussi de fiction ou de récit biographique. Les anecdotes illustrant la nature et la complexité de leurs relations – amoureuses, sexuelles, conflictuelles, vénales ou autres également passionnelles – constituent un topos des Vies de peintres depuis l’Antiquité – Apelle et Campaspe – et des romans de peintres depuis Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac. Elles sont au premier rang des stéréotypes à propos desquels Ernst Kris et Otto Kurz ont montré de façon convaincante, dans leur ouvrage sur L’Image de l’artiste paru à Vienne en 19341, qu’ils se retrouvaient presque à l’identique d’un récit à l’autre, de l’Antiquité à l’époque contemporaine en passant par la Renaissance, et jusqu’en Chine, prouvant ainsi qu’ils devaient davantage aux archétypes de l’inconscient humain qu’à la vérité biographique2.

2 Ce n’est pas la place du modèle dans la vie, réelle ou fictive, du peintre qu’il s’agit d’analyser ici mais bien son emplacement dans une configuration narrative. Certaines fictions biographiques contemporaines consacrées à des peintres opèrent en effet un déplacement dans la position du modèle, le situant au centre de la fiction ou du dispositif narratif, pour ne réserver à l’artiste qu’une situation légèrement décalée, voire en retrait. Il semble que ce déplacement, en faisant apparaître l’artiste dans ce que Christian Garcin appelle des « perspectives décentrées », permette de formuler d’une manière inédite certaines interrogations sur sa vie ou sur la création artistique.

3 Le terme « modèle », éminemment polysémique, est employé ici dans son acception propre aux arts mimétiques, « personne ou objet dont l’artiste reproduit l’image », en limitant même cet emploi aux modèles vivants, aux personnes qui posent pour un peintre ou un sculpteur, qui exposent devant lui leur visage, leur corps nu ou vêtu, pour qu’il les dessine, les peigne, les grave ou les sculpte. Au « peintre » pourrait en revanche se substituer un sculpteur ou tout autre plasticien, voire un photographe. Mais ce sont des peintres que les textes retenus mettent en scène (Van Eyck, Piero della Francesca, Watteau, Goya, Van Gogh et Bonnard) et l’expression « fiction biographique

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de peintre » présente donc le double avantage de la précision et d’une – relative – légèreté.

4 Décentrement de la fiction, en premier lieu : le modèle, habituellement placé au second plan par rapport au peintre, vient occuper dans les récits étudiés ici une place centrale.

5 Les titres rendent ce déplacement immédiatement perceptible. Christian Garcin ne reprend pas pour son court récit l’une des dénominations généralement retenues pour le tableau de Van Eyck3(« Le Mariage de Giovanni Arnolfini » ou « Le Mariage Arnolfini » ou « Giovanni Arnolfini et son épouse ») ; en l’intitulant « JanVanEyck/ Giovanna Arnolfini4 », il suggère l’éclipse, même provisoire, du mari et la formation d’un nouveau couple : le peintre et son modèle. Guy Goffette, avec Elle, par bonheur, et tou jours nue5, ne mentionne même pas le nom du peintre6, ni d’ailleurs celui du modèle, mais il met l’accent sur l’omniprésence du corps féminin, créant ainsi une attente en partie déçue, celle d’un récit érotique ou amoureux. Que ce pronom « elle » renvoie à Marthe, modèle et compagne du peintre Pierre Bonnard et représentée par lui dans une multitude de nus, rien ne permet de le deviner immédiatement, du moins dans l’édition originale7. Enfin, dans le texte de Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin8,le déplacement est manifeste et explicite puisque c’est le nom du modèle (Joseph Roulin, le facteur) et non celui du peintre (Vincent Van Gogh) qui est mentionné9. Michon inaugure ici la formule du récit de vie double, du portrait indirect, où l’homme illustre (Van Gogh) est présenté à travers le regard d’un inconnu, d’un humble, formule qu’il reprend ultérieurement dans presque tous les textes consacrés à des peintres (Watteau, Le Lorrain, Piero della Francesca/Lorentino, Goya)10, où le « minuscule » est souvent le modèle du peintre illustre.

6 Le déplacement opéré dans les titres se confirme au niveau diégétique, le modèle devenant le centre de gravité de la fiction. Christian Garcin opère une translation par rapport au tableau : alors que Jan Van Eyck accorde aux deux époux une importance égale, en les représentant sur le même plan et dans une identique frontalité, de part et d’autre d’une ligne médiane, c’est la jeune femme qui devient le personnage central du texte : c’est pour la revoir que le peintre a accepté la commande ; c’est pour figurer leur amour qu’il la représente enceinte11. Liée dans le tableau à son époux, Giovanni Arnolfini, par leur position réciproque et l’union de leurs mains, elle apparaît dans la fiction comme essentiellement liée au peintre, l’écrivain s’autorisant des regards fuyants entre les époux pour réorganiser le réseau relationnel entre les personnages12.

7 Dans le récit de Guy Goffette, le modèle vient également occuper le premier plan. Le prologue et l’épilogue, rédigés à la première personne et imprimés en italiques, sont consacrés au récit de la rencontre dans un musée du narrateur – lui-même écrivain – avec une jeune femme prénommée Marthe. En jouant sur l’ambiguïté sémantique de la phrase liminaire « Pardonnez-moi, Pierre, mais Marthe fut à moi tout de suite », le narrateur semble placer cette relation dans l’éternel triangle de la rivalité amoureuse : l’amant/la maîtresse/le mari, Moi/Marthe/Pierre, avant de laisser entendre qu’il s’agit d’une femme peinte, et d’un tout autre triangle, celui de la rivalité esthétique, qui réunit l’écrivain/le modèle/le peintre. Dès ce prologue, le mystère de Marthe, sa double identité Marthe/Marie, sont des données essentielles du récit. Cet élément biographique authentique13devient élément structurant d’un récit où s’articulent le révélé et le caché, la vérité et le mensonge, et, par-delà, la biographie et la fiction. Formulée dès le prologue : « Marie ou Marthe, Marthe ou Marie, de quelque nom qu’on la nomme, c’est son nom, c’est elle » (p. 16), cette double identité est mise en scène

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dans le premier chapitre : « c’est elle et ce n’est pas elle, cette jeune femme, là, au bord du trottoir, qui hésite. […] Un pas en avant, deux pas en arrière, c’est déjà Marthe et c’est encore Marie » (p. 19). L’hésitation au bord du trottoir, si elle est empruntée à la légende biographique de Bonnard14, symbolise ici le moment où une vie bascule, où se joue un destin, par le hasard d’un accident ou d’une rencontre. La double identité sert de fil conducteur aux chapitres suivants ; elle fournit notamment la clé de l’interprétation proposée par Goffette pour un des tableaux de Bonnard, La Fenêtre : Le montant de la fenêtre les sépare et les oppose. Au dehors, dans la familiarité, Marthe. Au-dedans, dans l’intimité, Marie. Marthe pour tous, Marie pour lui seul, Marthe révélée, Marie refermée. Il n’y a pas de fenêtre innocente. (p. 119)

8 Certes, le récit de Goffette est indéniablement, et beaucoup plus qu’il n’y paraît à première lecture, une Vie de Bonnard, où l’on retrouve tous les éléments constitutifs d’une vie de peintre : depuis son enfance et sa vocation précoce – contrariée par son père – jusqu’à sa mort où on le voit encore hanté par le désir de peindre et de retoucher son dernier tableau, Amandier en fleurs. Tout y est, comme dans les meilleures monographies, que Goffette a sans nul doute lues attentivement15. Mais tout y est disposé selon un ordre et un angle de vue qui ne sont pas exactement ceux d’une Vie de peintre, sauf à préciser Vie de peintre avec son modèle. Les chapitres consacrés à la vie de Bonnard avant sa rencontre avec Marthe et après sa mort sont assez brefs (et sont indéniablement les moins éloignés des monographies). L’essentiel du récit est centré sur leur rencontre et sur leur vie commune. Le texte de Goffette est aussi, dans une certaine mesure, une Vie de Marthe : il prend en compte ses origines mystérieuses, sa jeunesse laborieuse, sa personnalité controversée, sa santé fragile, sa mort. Surtout, il adopte un point de vue radicalement différent de la plupart des biographes ou critiques : Marthe n’apparaît pas dans son récit comme l’intrigante qui séduit un fils de famille (malgré l’importance qu’il accorde au secret de son identité), ni surtout comme la mégère acariâtre, hypocondriaque, totalement névrosée dont il est souvent question. Le récit de leur rencontre est un exemple assez net de ce choix : Goffette évoque cet événement comme un « miracle », non seulement pour Marthe, sauvée de l’accident et trouvant un beau parti – ce qui est le point de vue mesquin des biographes –, mais avant tout pour Pierre, pour qui « plus rien n’existe soudain que ce miracle de l’autre dans son champ, qui l’exile de la terre et du ciel tout ensemble » (p. 32)16. Le regard du narrateur suit celui du peintre sur son modèle et de l’amant sur sa compagne. Marthe dans le texte de Goffette, même s’il suggère sa transformation au fil du temps, c’est d’abord la femme « éternellement jeune », « et toujours nue » que nous donnent à voir les tableaux de Bonnard.

9 Dans la Vie de Joseph Roulin de Pierre Michon, il s’agit plus nettement encore d’une Vie du modèle : certes, si Joseph Roulin nous intéresse, c’est parce qu’il a croisé le peintre sur sa route – et en ce sens il n’est pas un minuscule comme les autres. Certes, l’essentiel du récit est consacré aux quelques mois que les deux hommes ont passés ensemble ; mais le narrateur n’en perd pas pour autant le fil d’une vie de Roulin dont il évoque la jeunesse, l’idéal républicain, l’utopie personnelle se heurtant à la vie quotidienne, la famille – « cette sainte famille prolétaire comme l’Autre, généreuse et souffrante » (p. 29) –, le penchant pour la boisson, la mutation à Marseille, les dernières années de la vie. La mort, enfin, à propos de laquelle se formule lumineusement la tension entre biographie et fiction : Roulin mourut en septembre 1903, date qu’attestent les livres savants, avant Augustine, avant Armand et les autres, comme il était normal. Il mourut peut-être

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dans l’hôpital et la chambre même où Rimbaud dix ans auparavant était mort, puisque nous sommes romanesques. (p. 64-65.)

10 Tout est dit sur la liberté de l’écrivain par rapport à l’érudition biographique et sur les exigences de l’imaginaire, que confirme l’envolée lyrique des dernières pages, donnant à voir à travers la mort de Roulin celle de Van Gogh dans la lumière de ses derniers tableaux : « C’est vous, chemins. Ifs qui mourez comme des hommes. Et toi soleil ». (p. 66.)

11 C’est bien la vie de Joseph Roulin que Pierre Michon a racontée, et non celle de Van Gogh, réalisant ainsi le projet résurrectionnel et réparateur qu’il assigne à ses fictions biographiques17. À partir des portraits peints par Van Gogh, à partir de ces images qui sont « comme des apparitions18», il a fait exister à son tour un personnage, il a donné vie à ce qui n’était qu’« un sujet d’icône » (p. 11). Cette vie ne prend sa pleine signification, cependant, que dans la rencontre avec l’artiste. C’est la vie d’un témoin, d’un apôtre.

12 Mais justement, le témoin, l’apôtre, c’est celui par qui la vérité des faits est connue. C’est là sans doute l’intérêt principal de ce décentrement du récit : le modèle n’est plus seulement objet de regard, il devient sujet, regarde le peintre à son tour et nous le donne à voir sous un jour nouveau.

13 Le récit consacré par Michon à Watteau dans Maîtres et Serviteurs sous le titre « Je veux me divertir » constitue un cas extrême, puisque le modèle s’y fait biographe et portraitiste19. Le narrateur y est en effet le Curé de Nogent20, qui après avoir posé pour le Gilles21se trouve être, quelques années plus tard, le témoin des derniers mois de vie du peintre, son ami, confident, confesseur, et exécuteur des dernières volontés. Au début, la voix du modèle se donne à entendre comme un substitut de celle du peintre : Dans sa jeunesse, ne pas avoir toutes les femmes lui avait paru un intolérable scandale. Qu’on m’entende bien – lui, on ne peut plus l’entendre : il ne s’agissait pas de séduire. (p. 51) Il se fait le porte-parole du peintre disparu et plaide à sa place, avec véhémence (« qu’on m’entende bien », « qu’on m’entende encore »), même s’il édulcore ses propos : C’est bien là ce qu’il me dit, ce soir de juillet, entre deux quintes, et plus crûment que je ne le rapporte. (p. 52)

14 Son avis personnel est d’abord passé sous silence, disqualifié, neutralisé : « mon état ne me permet guère d’en juger et d’ailleurs je vis retiré » (p. 52). Mais au cours du récit, la voix du modèle s’affirme davantage pour elle-même et le point de vue qu’elle adopte est bien celui d’un témoin attentif de la vie du peintre, jusqu’à formuler à la fin l’émotion de l’ami devant l’agonie et la mort de Watteau : « Cette dernière coquetterie m’émut plus que je ne saurais le dire » (p. 84). La mélancolie qui s’empare du curé de Nogent semble être celle du Gilles, ce personnage auquel il a prêté son visage et qui révèle peut-être sa vérité intime, et ultime : Maintenant, je suis seul au monde ; je mourrai un de ces automnes. L’automne vient, les choses jaunissent ; des processions de filles partent le matin avec des paniers à fruits, des projets amoureux, elles ont des robes et du rouge, elles rient, elles se frottent à des habits écarlates ; plus tard dans la journée, elles restent défaites au pied des arbres ; moi, à la traîne de cette procession, largué, trop fatigué pour continuer, je ne marche plus, je baisse les bras et je regarde vers vous. (p. 85. Fin)

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15 La voix du modèle se confond alors avec celle du personnage qu’il incarne, ce Gilles aux bras écartés qui regarde le spectateur. Le modèle devenu peinture demeure le seul témoin de l’existence du peintre.

16 Prenant en charge le récit, le modèle assume également les descriptions, et se fait portraitiste. Michon donne à voir une scène de rencontre entre Watteau et le curé de Nogent, où s’opère un parfait renversement des rôles : c’est le modèle futur qui fait le portrait du peintre, et non l’inverse : Dans cette fin de nuit, sa dégaine m’étonna. […] Dans ce paquet de fringues, la maigreur de mon homme se perdait. J’avais mal dormi peut-être, je trouvai qu’il n’avait pas l’air vrai ; on doutait qu’il y eût un corps là-dedans ; mais sous l’amas considérable des cheveux faux, on ne pouvait douter de la véracité du visage que se disputaient le désir de séduire et l’envie plus vertigineuse de déplaire ; cela donnait une figure stupéfaite, fiévreuse, offusquée : je me dis qu’un spectre au lever du jour n’est pas plus satisfait de son sort, et fait peut-être de la sorte bonne figure pour regagner ses lugubres pénates. Le vent soulevait un peu sa perruque, il avait les cheveux noirs, il était jeune. Il avait le nez trop grand. Là, sur les marches, les mains croisées dans le dos, me considérant de son haut, le mannequin me parla, avec la voix aimable et coupante à la fois que son visage annonçait. (p. 53-54)

17 Le curé fait preuve ici d’une acuité de regard digne d’un peintre, et donne de Watteau une image fantomatique et théâtrale, entre « spectre » et « mannequin », à mi-chemin entre réalité et illusion, entre vie et mort, ce qui peut se lire à la fois comme préfiguration du destin de Watteau, mort jeune de consomption, et comme représentation symbolique de son activité de peintre, aux prises avec l’apparence des choses. À l’inverse, le regard du peintre sur son modèle nous reste énigmatique, et il n’y a pas de description de la « figure » du curé de Nogent, dont seule est affirmée la banalité : Il insista […] en me flattant de ce que j’étais déplorablement banal ; il m’enjôlait en me dévaluant ; je ne pouvais décider s’il se payait ma tête, si elle le consternait ou s’il l’admirait. (p. 54)

18 On ne saura comment le peintre voyait son modèle qu’en contemplant le tableau achevé tel qu’il est décrit par le curé de Nogent. Encore la ressemblance n’est-elle pas entièrement fiable puisque la description superpose la figure du modèle et celle du peintre, marquée par la mélancolie : J’y vis ma terne gueule pour les traits ; la sienne pour l’hébétude, même plus la surprise, la démission de qui a peint pour rien, encore ; celle de n’importe qui quand il croit qu’on ne le regarde pas. Cela ne parlait pas, c’était spectre ou imbécile, tout blanc, avec de grosses mains d’homme22. (p. 58)

19 Chez Goffette, il en va tout autrement, mais l’enjeu est le même. Le modèle ne parle pas. Marthe se tait mais elle est une interlocutrice possible : à plusieurs reprises, le narrateur abandonne la narration à la troisième personne pour s’adresser directement à Marthe, la faisant exister au premier plan de la fiction, comme dans ce passage où le modèle devenu peinture est pris à témoin de la vie intime du peintre : Ô songeuse, les bras posés sur la nappe à carreaux rouges, songeuse aux cheveux d’organdi et de sainfoin, qui ne voyez plus rien autour de vous, ni Black qui mendie un sucre blanc, ni que le café fume, ni même vos mains qui tournent du bout des doigts la pierre de quel chagrin, si vous saviez comme vous êtes belle pourtant et combien nue dans cette blouse jaune qui montre votre cou et donne à vos lèvres le velours du baiser, le pourpre hardi d’un mamelon dressé, si vous saviez de quel amour déchiré et battu à grands vents vous aime celui qui, là-haut, trempe son pinceau dans la lumière des lampes et des hautes fenêtres. (p. 106)

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20 Le narrateur ne regarde pas les tableaux de l’extérieur comme le ferait un critique d’art, ou même un authentique biographe, pour illustrer le style de Bonnard, sa technique, son génie, sa place dans l’histoire de l’art. Tout en les décrivant très précisément, et sans en ignorer les aspects techniques, il considère les toiles comme les moments d’une existence : la vie d’une femme, d’un couple, d’un peintre et de son modèle, dont il partage l’intimité. La description donne à l’image peinte du modèle valeur d’indice : elle est la trace d’un amour, d’un regard passionné, de la présence vivante du peintre face à son modèle.

21 Le peintre face à son modèle devient à son tour, et à égalité avec celui-ci, modèle de l’écrivain. Ce n’est pas au peintre seul que s’attachent ces récits mais bien à l’ensemble d’une configuration : d’un côté, les personnes, les objets, le monde sur lesquels l’artiste porte son regard, d’un autre, l’œuvre née de cette confrontation. C’est le peintre au travail qui intéresse l’écrivain : la mise en abyme de son activité créatrice, avec ses splendeurs et ses misères, est un lieu privilégié d’interrogation sur la création artistique, – cela a été suffisamment analysé pour qu’on n’y revienne pas. Un seul détail retiendra l’attention : dans les fictions biographiques de peintres étudiées ici, le modèle, par sa présence ou ses déplacements, est partie prenante dans la formulation de cette interrogation.

22 Dans les textes de Michon, elle s’exprime à travers le regard que le modèle, Roulin ou le Curé de Nogent, porte alternativement sur le monde extérieur – le paysage, la réalité des choses – et sur le peintre et ses tableaux : Roulin regarde la grande étendue jusqu’aux Alpilles, vingt kilomètres au moins, […] il connaît les noms de ceux qui vivent dans ces mas, quelles parentèles dans l’ombre s’y soustraient au soleil et avec l’aide du soleil font lever les blés ; il sait qui a construit le petit mur de clôture, combien de temps il faut pour aller à pied à Montmajour, qu’on voit d’ici […]. Roulin regarde maintenant cet homme de médiocre volume, debout et occupé, incompréhensible, qui ne connaît pas les noms de ces endroits et qui à la place de ces lieux cadastraux met sur une toile de dimension médiocre des jaunes épais, des bleus sommaires, un tissu de runes illisibles […]. (VJR, p. 35) Je regardais par les fenêtres le parc défeuillé ; je regardais sur le mur, sur les meubles, d’autres parc, mais feuillus, peints, des automnes et des étés dans des charmilles, des bords-de-l’eau, des éclaircies soudaines et des ombres recluses, comme scellées, sous des futaies où l’on n’entre pas ; là-devant de belles femmes vous tournaient le dos, très droites, la nuque longue et nue, la robe volante retombée jusqu’aux pieds, fermée comme l’ombre des bois. Quelque chose comme le monde. (MS p. 55)

23 Le regard de Roulin, pas plus que celui du curé de Nogent, n’est celui d’un spécialiste, d’un homme familier des arts, ni même d’un modèle professionnel. Ils sont naïfs devant la peinture, affirmant leur incompétence (au moins avant leur rencontre avec le peintre).

24 Et ce qu’ils observent les stupéfie. Le motif de l’étonnement, au sens très fort du terme, revient avec insistance dans chacun des deux textes : Je veux croire qu’une fois de plus il s’étonne ; je veux que ce qui l’étonne soit une question peut-être aussi grave, aussi superflue et plus opaque que celle de l’avenir du genre humain, qu’il appelait dans sa langue à lui république. (VJR, p. 35) Je m’étonnai qu’on vouât sa vie à cela, feindre les choses et ne pas y parvenir tout à fait, et quand on y parvient on n’ajoute que le fugace au fugace, ce qu’on ne peut avoir à ce qu’on n’a pas ; à ce jeu de vessies et de lanternes, on s’épuise. (MS p. 55-56)

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25 Chacun à sa manière, le curé ou le facteur républicain, à partir d’une foi religieuse ou d’une conviction laïque, qu’il croie en la vie éternelle ou en un avenir meilleur, chacun affirme initialement la vanité de la peinture. Mais devant la passion du peintre, sa gravité, son emportement, chacun met de côté ses propres convictions et s’interroge sur ce qui se passe sous ses yeux, sur ce « mirage plus fort que le Grand Soir » (VJR, p. 36-37). Cet étonnement n’est pas dû à une incompréhension liée à un manque de culture ; il est la marque d’une interrogation légitime, d’une révélation et d’une authentique compréhension du drame de l’artiste moderne : Depuis que je l’ai fréquenté, les besognes de l’art m’intimident ; je les devine épuisantes, ténues, plus fragiles que ce qui vit. (MS p. 80) Joseph Roulin, qui n’entendait rien aux beaux-arts et ne trouvait pas la peinture de Van Gogh bien jolie en somme, y entendait tout s’il avait aperçu que les arts de cette fin de siècle, l’art comme on dit, ajoute à l’opacité du monde et agite jusqu’à la mort ses trop crédules serviteurs, dans une danse violente, peut-être enjouée, féroce, dont le sens fait défaut. (VJR, p. 37)

26 Pareille compréhension passe par la relation d’empathie (sympathie) qui s’établit avec le peintre. Les modèles du peintre l’assistent dans son aventure, dans sa passion. Michon met en place une relation binaire, que glose le titre Maîtres et Serviteurs, et qui se décline en une série de comparaisons – Dom Juan et Sganarelle, Le Christ et les apôtres, le barine et le moujik, etc. – dont une au moins est commune aux deux textes : Don Quichotte et Sancho Pansa. Watteau, dans sa gestuelle même de peintre, évoque le combat de Don Quichotte contre les moulins à vent, tout comme Van Gogh dans son emportement : Il y avait bien de quoi avoir l’air étonné, se battre avec rien comme un Quichotte, jeter toute couleur, les éclatantes, les boueuses, dans l’air, sur ses bas, sur les meubles, et pour finir s’arrêter soudain comme il le faisait devant l’œuvre en cours, offusqué. (MS p. 56-57) Et Roulin, qui ne connaissait pas la théorie23mais en voyait l’incarnation, en était baba ; car cela ne se voit pas tous les jours ; de même Sancho, devant le Chevalier de la Manche, se posait des questions. (VJR, p. 37)

27 Le regard à la fois empathique et naïf que le modèle porte sur le peintre, ce regard de « quelqu’un qui ignore ce qu’est une œuvre24 », permet à Michon de prendre ses distances par rapport aux biographies, par rapport à la « légende » de Van Gogh, et surtout à certaines interprétations quasi mystiques : Considérons-le, Roulin, un dimanche matin en août, suivant l’énergumène dans un chemin du bout d’Arles, quand ce n’étaient pas des portraits que celui-ci peignait, mais que sur le motif il allait préparer le travail de ses biographes, faire le coup de la liturgie solaire, le face à face aztèque avec la source de toute lumière ; et certainement il ne voyait rien là de liturgique ni d’aztèque, mais de pictural oui, et audacieusement, puisque ce qu’il faisait, les impressionnistes même l’osaient peu ; et s’il portait le galurin jaune, c’était parce que ça tapait dur, Roulin ni moi n’y voyons rien de sacrificiel. (VJR, p. 33)

28 Il s’agit de casser la légende élaborée par les biographes pour édifier son mythe personnel25, dans lequel la création artistique est le seul drame et la seule valeur : il n’y a de lumière que picturale.

29 Dans le texte de Goffette, cette interrogation sur la création n’est en aucun moment formulée par le modèle, ni même attribuée à celui-ci. Marthe ne semble pas s’étonner de voir Bonnard à l’œuvre. Elle ne lève jamais les yeux sur le peintre : comme dans les tableaux de Bonnard, elle a toujours les yeux baissés, ou fermés, ou cachés, le regard

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tourné vers son propre corps, ou vers l’intérieur d’elle-même. Cependant, le prologue, dont on a déjà vu l’ambiguïté, signale un mouvement, fictif, bien sûr, mais pleinement symbolique, qui déclenche le désir créateur : « […] je vis une jeune femme venir à moi dont j’ignorais tout, sinon qu’elle était nue, sinon qu’elle était belle […] ». (p. 13-14)

30 C’est cette rencontre du narrateur et de Marthe peinte par Bonnard, redoublant celle du peintre et de son modèle, qui devient le support d’une méditation du narrateur sur la beauté et sur le bonheur de la création artistique. Comme elle a sauvé Bonnard en lui offrant son corps à peindre inlassablement26, Marthe sauve le narrateur de « la solitude et de l’ennui » et lui rend le bonheur d’écrire. En racontant la vie de Bonnard avec Marthe, le narrateur s’efforce de retrouver le cheminement du peintre depuis la réalité, parfois mensongère ou décevante, jusqu’à l’œuvre : Entre la beauté que vous m’avez jetée dans les bras, sans le savoir, et celle que vous avez aimée au long de quarante-neuf années, il y a un monde, ou ce n’est pas de la peinture. Il y a un monde et c’est l’aventure du regard […]. (p. 155)

31 Il s’agit d’apprendre à voir. Non seulement, selon le vœu de Bonnard, pour « mieux comprendre la peinture » (p. 129) mais aussi pour savoir mieux vivre et surtout pour écrire. La formule qui définit l’attitude que doivent adopter les spectateurs face à un tableau peut en effet se lire aussi comme un projet d’écriture : « Dépasser le sujet de la toile, sa forme et ses couleurs, pour entrer dans le tableau, rejoindre le peintre, et continuer sa vision avec leurs moyens propres. » (p. 130)

32 L’omniprésence de Marthe dans le récit de Goffette pourrait réactiver le topos de la rivalité entre la femme et la peinture pour l’amour du peintre. Il suffirait pour cela de suivre certains biographes, qui laissent entendre que Bonnard s’est retrouvé isolé, à l’écart des courants picturaux de son temps, séparés des peintres qui avaient été ses amis par la faute de Marthe, solitaire et jalouse. Il n’en est rien, on l’a vu, et dans cette méditation sur l’amour, l’art et l’écriture, la femme est bien davantage celle qui donne accès à l’œuvre, au bonheur de la création.

33 Le texte de Goffette ne situe d’ailleurs pas le peintre et son modèle dans la configuration habituelle, qui est rappelée dans le texte par la description d’une photo de Matisse : Une photo de Brassaï montre Matisse en 1939 dans son atelier. Il est assis, la cravate sage et le gilet boutonné sous un grand tablier blanc, largement ouvert. N’étaient la pose déhanchée de la belle patiente debout devant lui et toute nue, le tableau sur le chevalet abandonné dans son coin, le pinceau, la palette et le canapé en désordre, on dirait un médecin de campagne dans son cabinet, prenant des notes. Le regard du peintre sur le modèle est impressionnant de précision. Un scalpel pointé sur le pubis et la jointure des cuisses. Longuement, Matisse concentré sur la forte toison rêve, tandis que la main dessine toute seule, comme si les yeux étaient au bout des doigts. (p. 74) À cette scène d’atelier, Goffette oppose la solitude silencieuse du peintre entouré de ses seules esquisses : Cette photo, personne n’aurait pu la faire avec Bonnard. Parce qu’il peignait debout, seul, enfermé dans son atelier, d’après ces petits croquis qu’il avait pris à la dérobée. Chasseur, sauvage et silencieux, il ne s’assied que pour contempler son butin pendu au mur ou jeté sur le sol : toiles, dessins, esquisses, les unes punaisées côte à côte, les autres jonchant le parquet, pêle-mêle, ouverts ou roulottés. (p. 74-75)

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34 Bonnard le « chasseur » se distingue de Matisse le « médecin » au regard « scalpel » mais tout autant des innombrables représentations – picturales, littéraires ou photographiques – du peintre avec son modèle, représentations souvent fortement érotisées comme la photo de Brassaï. Le modèle, omniprésent dans sa vie, est absent de son atelier.

35 Que la réflexion sur la création artistique soit liée au modèle, et particulièrement au modèle féminin, on en trouvera un ultime exemple dans les vies de peintres rassemblées par Christian Garcin dans le recueil L’Encre et la Couleur27bien que le modèle comme personnage soit quasiment absent de ces textes. Il s’agit, en effet, d’une méditation sur la nécessité de l’incarnation, de l’acceptation de la réalité terrestre, pour atteindre l’idéal du beau pictural. Le refus ou le choix du modèle féminin devient la pierre de touche de ce « consentement » à la chair et à la finitude qui permet à l’œuvre de vivre. Deux figures de peintres s’opposent sur ce point dans le recueil : le jeune peintre Lorenzo, disciple de Piero della Francesca, traumatisé par la mort en couches de sa jeune épouse et de son enfant, rêve d’un tableau où « le temps serait figé, suspendu, immobile », ce qui exclut la représentation des femmes « car par elles croît la vie et la vie est désordre. Lui voulait que régnât sur sa toile un ordre immuable et exempt de souillures » (p. 68). Il fuit toute présence féminine jusqu’à en mourir. À l’opposé de son disciple, Piero della Francesca accepte pleinement cette finitude, comme l’indique le titre du récit, « Piero ou le consentement ». Il n’existe dans son œuvre, selon l’écrivain : Nul décalage entre l’homme et le réel. Le temps n’est plus un fardeau dont l’issue est la mort. Il est comme immobilisé dans un paysage ensoleillé avec, tout au fond, des collines qui s’entrelacent sous un ciel vert. Il est accepté, car l’homme est sa finalité. (p. 127) Et cela le conduit à peindre des visages de femmes : Piero n’a pas peint que des perspectives idéales, des hommes immobiles ou des anges impassibles. Il a peint des femmes aussi et ces femmes sont belles. (p. 128)

36 Christian Garcin, comme on a pu le montrer ailleurs28, prend ses distances par rapport à la vision de Piero « meilleur géomètre de son temps » imposée par Vasari, et il célèbre avant tout, suivant en cela Longhi ou Focillon, un art de la plénitude. Dans les descriptions qu’il propose de plusieurs tableaux, la figure féminine devient métaphore d’un accord avec le monde. À partir d’un détail emprunté aux historiens d’art – « Pour cette représentation de la divine maternité [la Vierge de l’enfantement], on dit que Piero aurait choisi le visage de sa propre mère » (p. 129) –, Garcin allie le doute inhérent à la fiction biographique à la certitude née de l’observation des tableaux : La Madonna del Parto, Marie-Madeleine, la Vierge de la Miséricorde : les trois visages témoignent d’une même vigueur hautaine et sensuelle. Les gestes, les moues, les attitudes se répondent. Il est possible que Francesca mère de Piero, disparue en 1460, ait été un modèle. Il est possible aussi que Piero n’ait jamais su que sa mère lui était un modèle. (p. 130)

37 Il s’abandonne ensuite à une rêverie matricielle, et cette méditation sur le modèle féminin est jugée suffisamment significative pour être reprise dans son ensemble en deuxième page de couverture du volume L’Encre et la Couleur : Il est même possible que toujours nous ne peignions, écrivions, composions, qu’autour des mêmes visages d’enfance, des mêmes terreurs, des mêmes émois rejetés dans les limbes de nos mémoires. Peut-être ne cessons-nous de rêver qu’une femme de ses cheveux nous frotte les pieds, une femme dont le visage serait comme le reflet d’un visage lointain. Peut-être sommes-nous à la fois l’être qui croît sous le

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manteau d’une vierge et les fidèles rassemblés sous ce même manteau. La vierge alors fait signe, ouvre ses bras, et nous courons nous agenouiller – car l’agenouillement est la position verticale la plus proche du blotissement, et le blotissement la seule position vivable de toute éternité. (p. 130-131)

38 L’interrogation sur l’identité du modèle n’est pas ici préoccupation d’historien, mais investigation de l’écrivain dans les arcanes de la création, dans ses ressorts inconscients.

39 C’est sans doute là un des enjeux essentiels de ces fictions biographiques de peintres.

NOTES

1. E. Kris et O. Kurz, L’Image de l’artiste. Légende, mythe et magie, un essai historique [1934], préface de E.H. Gombrich, traduit de l’anglais par M. Hechter, Rivages, 1979. 2. Encore qu’il ne faille jamais exclure que les vies individuelles en viennent inconsciemment à se conformer aux canons proposés par les récits de vies des artistes illustres ou par les récits fictionnels : la réalité finit toujours par ressembler à la fiction. 3. Le Mariage de Giovanni Arnolfini, 1434, huile sur bois, 81,8 cm x 59,7 cm, Londres, The National Gallery. 4. Ch. Garcin, « Jan Van Eyck/Giovanna Arnolfini », Vidas, Gallimard, « L’Un et l’Autre », 1993, p. 51-55. 5. Gallimard, « L’Un et l’Autre », 1998 (les références de pages seront données dans l’édition « Folio » de 2002). 6. Il prépare cependant à un jeu ultérieur sur la paronomase Bonnard/bonheur, lorsque cette formule réapparaît comme titre d’un des chapitres, avec une variante : « Elle, par Bonnard, et toujours nue » ou lorsqu’elle est reprise, au cours d’une longue séquence poétique qui évoque les multiples nus pour lesquels Marthe a servi de modèle, sous la forme « Nue par bonheur, par Bonnard nue » (p. 84) : paronomase à nouveau, soulignée par le chiasme et la structure rythmique, qui suggère à la fois le bonheur qu’a eu Bonnard à peindre Marthe (et peut-être à vivre en sa compagnie) et celui qu’éprouve le spectateur devant cette peinture. 7. L’édition de 1998 comportait la fameuse couverture bleu nuit de la collection « L’Un et l’Autre », dépourvue d’illustration. Bien entendu, la reprise dans la collection « Folio » en juin 2002 (n° 3671) réduit cette part d’énigme puisque figure en couverture une reproduction du tableau intitulé L’eau de Cologne ou Nu à contre-jour, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, qui impose Marthe comme référent du pronom « elle ». Et la récente réédition dans la collection « l’Un et l’Autre » propose une allusion immédiate à Bonnard par un dessin stylisé d’après un de ses tableaux ajouté sur la couverture bleue. 8. P. Michon, Vie de Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1988. 9. Il s’agit là, comme certains critiques l’ont montré, d’une nouvelle « vie minuscule » (voir l’article de Jacques Chabot, « Vie de Joseph Roulin : une “vie minuscule” », dans Pierre Michon, l’écriture absolue, textes rassemblés par Agnès Castiglione, Publications de l’Université de St- Étienne, 2002, p. 22-37). À cette différence près, cependant, qu’en arrière-plan (ou peut-être même au premier plan) apparaît la figure de Vincent Van Gogh, le plus célèbre des peintres, qui a réalisé plusieurs fois son portrait.

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10. P. Michon, Maîtres et Serviteurs, Lagrasse, Verdier, 1990, comprend trois récits : « Dieu ne finit pas », p. 11-49, consacré à Goya ; « Je veux me divertir », p. 51-85, consacré à Watteau et « Fie-toi à ce signe », p. 87-131, consacré à Lorentino disciple de Piero della Francesca. Un autre ouvrage de P. Michon, Le Roi du bois, Lagrasse, Verdier, 1996, est entièrement consacré à Claude Gellée dit Le Lorrain et à son disciple, Gian Domenico Desiderii. 11. Christian Garcin utilise de manière à la fois scrupuleuse et fantaisiste les analyses des historiens d’art, dans lesquelles chaque détail du tableau fait l’objet d’une interprétation iconographique et symbolique, et notamment cette « grossesse » très controversée, où les uns ne voient qu’une promesse de fertilité, les autres une simple posture à la mode. 12. Le dessin apparu sur la couverture de la collection « L’Un et l’Autre » reprend ce dispositif diégétique, inversant celui du tableau : le peintre est vu de face et les époux de dos, comme ils le sont dans le célèbre miroir, mais le deuxième personnage qui s’y reflète a disparu et le peintre porte une palette et se trouve face à ce qui paraît bien être une toile sur chevalet. La relation du peintre et de son modèle est ainsi mise au premier plan. On remarquera que ce dessin a été retenu pour illustrer un volume, Vidas, dans lequel il y a peu de vies de peintres, le dispositif ainsi figuré ayant pu paraître emblématique de la relation entre « l’un et l’autre » qui est le principe même de la collection, et peut-être aussi de la relation entre le biographe et son « biographié ». 13. On sait que la compagne de Bonnard se nommait en réalité Maria Boursin, était d’origine paysanne, berrichonne, mais s’est présentée à lui lors de leur rencontre sous le nom de Marthe de Méligny, et comme la fille naturelle d’un aristocrate italien, Bonnard n’ayant probablement découvert son identité réelle qu’au moment où il l’a épousée, après quelque trente années de vie commune. 14. Goffette reprend l’anecdote colportée par les biographes, même si elle est mise en doute par les plus sérieux : Bonnard aurait rencontré Marthe en lui évitant de se faire renverser par un autobus. 15. On retrouve de nombreuses informations sur la vie et l’œuvre du peintre, depuis sesannées de formation à l’Académie Julian et à l’École des Beaux-Arts, la période Nabi, son amitié avec Vuillard, Denis, le développement de son style personnel dans la solitude du couple, dans les lieux familiers – la maison du Cannet – jusqu’aux problèmes de la succession, sans oublier des analyses sur la réception de l’œuvre, le jugement des contemporains, Picasso ou Matisse, les anecdotes célèbres et les écrits de Bonnard. 16. Cette métaphore du « miracle » est filée jusqu’à la fin du chapitre de la rencontre : « Quand ils se lèvent enfin, la nuit est tombée. Il prend sa main et marche sur les eaux. » (p. 37) 17. « Lorsque j’écris, je pense toujours au mythe de la résurrection des corps dans le christianisme. J’anticipe le jour du Jugement dernier. Ces hommes qui ont eu de la chair – Roulin, le facteur peint par Van Gogh, Rimbaud, Watteau et toute la confrérie des Vies minuscules, je m’efforce de les faire revivre. Qu’ils se lèvent, qu’ils sortent du tombeau. » (P. Michon, entretien avec C. Argand, Lire, déc. 1998-janv. 1999.) 18. La quatrième de couverture cite un extrait célèbre de la correspondance de Van Gogh – «Je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions » – avant de conclure que « le facteur Roulin se tient nécessairement devant qui l’évoque à la façon d’une apparition, comme le voulait celui qui le fit exister ». 19. Dans « Dieu ne finit pas », la narration est assumée par un « nous » collectif, féminin, une pluralité de voix féminines qui ont connu de près ou de loin Goya ou ont entendu parler de lui. Personnages très secondaires, témoins parfois lointains ou de seconde ou troisième main, dont certaines cependant ont pu être ses modèles et/ou ses maîtresses. 20. Il se présente ainsi p. 52 et se nomme plus loin : « moi, Charles Carreau, par hasard curé de Nogent » (p. 65). 21. J.-A. Watteau, Gilles, vers 1717-1719, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre. 22. Cette « figure » revient lors de l’agonie, et se substitue à celle du Christ (p. 84).

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23. C’est-à-dire « la théorie des beaux-arts telle que les romantiques la concoctèrent » (VJR, p. 37). 24. 4e de couverture de Vie de Joseph Roulin. 25. […] « lorsque j’écris sur des grands noms, Rimbaud, Watteau, Goya, je casse des mythes pour mieux les reconstruire. » P. Michon, entretien avec C. Argand, art. cit. 26. En témoigne le chapitre qui décline toutes les versions des nus de Bonnard, en une longue énumération poétique (p. 82-84). 27. Ch. Garcin, L’Encre et la Couleur, Gallimard, « L’Un et l’Autre », 1997. 28. B. Ferrato-Combe, « La réécriture de Vasari dans les fictions biographiques contemporaines », à paraître en 2007 dans un numéro « Littérature et peinture » de la revue Europe.

AUTEUR

BRIGITTE FERRATO-COMBE Université Stendhal-Grenoble 3

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Le Rimbaud de Carjat Une photofiction biographique

Martine Boyer-Weinmann

1 De tous les passants considérables qui auront traversé ces journées grenobloises, nul doute que Rimbaud n’ait été à la fois le plus inévitable et le plus intermittent. On l’a vu passer en maraude chez Guy Goffette1 où il opposait à un Verlaine d’ardoise et de pluie son « visage d’enfant de chœur qui aurait trop dormi dans les foins », quand il ne posait pas à l’Époux Infernal. On a évoqué son ombre en Rimbaud voyou, « contre l’art », dans les Vies écrites de Javier Marias2 ; mais aussi, atteint de la « pulsion négative des agraphiques », c’était toujours lui qui emmenait la compagnie nombreuse des bartlebys dans le récit éponyme d’Enrique Vila-Matas3. On l’a même rêvé, rêveur hanté par Antonio Tabucchi4 dans une dernière anabase de l’Hôpital de la Conception de Marseille à l’Ardenne du grenier de Roche. Et je me borne ici aux croisements de la figure avec la programmation de ce colloque, auxquels on pourrait ajouter d’autres réincarnations plus récentes, comme cette variation sur le double que présente Philippe Claudel, dans une nouvelle, intitulée « L’Autre », tirée du recueil Les Petites Mécaniques5.

Fictions Rimbaud : faux procès d’un excès ?

2 De façon quasi archétypale, et ce carrefour des « fictions biographiques » visait à le rappeler, Rimbaud emblématise et internationalise un triple « topos littéraire » : celui de la figure romanesque du poète moderne, celui du mythe, et désormais, celui du mythe du mythe. Depuis Julien Gracq et Un beau ténébreux, Aragon et Anicet ou le Panorama, Kundera dans La vie est ailleurs, nous savons en effet que la puissance générative de la matrice fictionnelle Rimbaud s’alimente à la condensation d’une vie brève, d’une œuvre brève, d’une herméneutique du silence, d’une liquidation vécue/ écrite (illustrée par le poème « Solde »), de traces bio-trafiquantes et bio-traficotées. En un mot, pour le meilleur et pour le pire, Rimbaud apparaît comme « le bon objet » de fiction d’auteur par excellence, une œuvre-vie exemplairement dense et trouée, le support imaginaire idéal pour tout biographe (on ne les compte plus), antibiographe (les mêmes parfois, et quelques autres…), tout mythographe (presque tous), autobiographe par figure d’auteur interposée (chacun sans doute à des degrés divers),

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tout romancier, plasticien, iconographe, cinéaste (variante biopic hollywoodienne dans Total Eclipse, avec Leonardo Di Caprio en Rimbaud) et même tout musicien, comme l’atteste une récente création à l’Opéra Bastille dédiée au poète (« L’Instant dernier », mars 2004).

3 Pour illustrer cette « passion Rimbaud » à la limite de la surchauffe ou de la « biurgie » (Daniel Madelénat), chacun se souvient de la tempête rimbaldologique soulevée par les fictions d’Alain Borer6 ( Rimbaud en Abyssinie, Un sieur Rimbaud se disant négociant, Rimbaud d’Arabie). Mais ce sont sans doute les années 1990-1992, avec notamment la parution du Rimbaud le fils de Pierre Michon7 et un centenaire très médiatisé, qui furent les plus fécondes en variations biographiques aussi diverses formellement que qualitativement. Au plan de la nomenclature, on a recensé une « fable romanesque » de Bernard Guégan8, un « essai-fiction » de Dominique François, Aséroé9, un roman de science-fiction, Par tous les temps de Colette Fayard10. Quant à hasarder un terme pour désigner Rainbow pour Rimbaud deJean Teulé11 ou Le Mariage de Rimbaud de Noël Tuot12, je ne m’y risquerai pas ici, sauf à dire que le premier représentait à la vulgate hagiographique ce que le second était à la vulgate de démolition. Une telle prolifération plus ou moins induite par l’effet commémoratif des « années Rimbaud » (rééditées, sur un mode moins spectaculaire, en 2004) n’a pas manqué d’irriter, à juste et à moins juste titre, les Gilles de la Vulgate (pour parler comme Michon), et notamment Olivier Bivort, qui a réagi violemment dans la revue Sud13. Dans un numéro spécial Rimbaud, il s’en prend indistinctement à une vaste nébuleuse, un nouveau genre, écrit-il, de textes au statut incertain, rangés sous sa plume sous l’appellation générique (au sens quasi- médical du terme !) de « paralittérature », qu’il rend responsables des métastases du topos littéraire Rimbaud. En vrac, fiction biographique, essai, canular littéraire (Les Trois Rimbaud de Dominique Noguez), pur artefact de circonstance, servent, au mieux, je le cite, de « paravent de la critique », au pire, de parasites de la fiction-fiction, sans béquille biographique. En amalgamant ainsi typologiquement tous les « univers possibles » créés par la fiction d’auteur pour les opposer aux discours de véridicité, en préférant la polémique à l’étude des conditions de possibilité d’un récit doué d’invention critique, Olivier Bivort semble dénier toute vertu heuristique à l’approche biographique fictionnelle. Celle-ci se caractériserait par ce qu’il nomme « l’autonomie subjective qui s’est créée autour de la figure de Rimbaud » et l’exégète de s’emporter contre la déhistoricisation paradoxale du biographique et son corollaire, le « glissement du personnage vers une existence atemporelle ». Nous sommes bien là au cœur d’une tension fondamentale exemplaire entre deux régimes juridictionnels du « vrai » en biographie, d’une opposition entre « monde possible » et discours de véridicité qui sous-tend la thématique de ce colloque.

Une fiction critique : « par la grâce des halogénures d’argent » (Michon)

4 Mon propos serait alors de montrer, à rebours de la polémique réductrice d’Olivier Bivort, qu’une fiction biographique, loin d’être le cache-sexe un peu honteux de la critique, pourrait être un des lieux de son ressourcement, l’écriture dramatisée d’une question théorique, en clair, une fiction critique. Je m’appuierai plus précisément sur une des fictions Rimbaud désormais classicisées et parmi les plus réussies : le Rimbaud le fils de Pierre Michon. À l’intérieur de ce récit, j’ai choisi d’évoquer une scène triplement

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anthologique (biographiquement, littérairement, et visuellement) : la séance de pose de Rimbaud, en octobre 1871, chez le photographe, journaliste, poète et citoyen Étienne Carjat, d’où devait sortir l’un des portraits les plus reproduits, glosés, paraphrasés, décalqués de l’iconographie littéraire. Cette séquence narrative d’une douzaine de pages (p. 81-93), qui déconstruit l’image-produit pour soumettre l’icône au processus de son invention, occupe l’avant-dernier chapitre du récit, le sixième. Elle met en scène un rapport de double captation entre deux « fils », un fils mineur et un fils prodigue, deux langages artistiques en mutation interne et en conflit réciproque d’influence, deux instants de basculement : de la poésie du Parnasse à l’« heure de littérature nouvelle », de la photographie « humble servante des sciences et des arts », comme la désignait Baudelaire (Salon de 1859), à la photographie d’art. Cette sainte relique de la rimbaldolâtrie, ce « loup blanc » (Michon), je l’appelle ici « le Rimbaud de Carjat », en laissant provisoirement pendantes les questions de l’authenticité de son attribution, de sa datation, de sa chronologie par rapport à une première, de l’écart temporel de l’une à l’autre (du même jour à trois mois), toutes questions pour lesquelles je renvoie aux mises au point de Jean-Jacques Lefrère14 dans sa récente et ultra-positiviste biographie.

5 J’ai parlé de double captation et je m’en explique. Le fait même de dire « le Rimbaud de Carjat », comme on dirait « le Baudelaire de Nadar », ou « le Rimbaud de Fantin- Latour », instaure un rapport de filiation, un titre de propriété, un droit de regard de l’un sur l’autre, une signature auctoriale, fût-elle modeste, comme l’évoque Michon, (« et parfois même son nom à lui, Carjat, est écrit sous le portrait ovale, mais en dessous de l’autre nom, entre parenthèses, ou en plus petit » p. 86). Pour un peu, le génie céderait devant l’ingénieur, l’opérateur photographique, comme on disait de ce temps. Car n’en déplaise à la photophobie toute relative de Baudelaire15, nul artiste, nul « orphelin » (Michon) ne résiste à la promesse de postérité contenue dans la boîte noire : En attendant, ils se faisaient photographier. Car tous avaient senti qu’au-delà des sonnets obscurs, de ces petits poings fermés de quatorze vers brandis vers le futur, au-delà de la poésie, tout près des poses d’exil prises deux doigts dans le gilet, toute crinière dehors, de sous la cagoule noire la postérité accourait ; et sur le tabouret des photographes ils tremblaient devant la postérité : le Vieux devant Nadar, devant Carjat, regarda la cagoule noire et ne respira plus ; Baudelaire devant Nadar, Carjat ne respira plus […] (p. 83).

6 Car c’est bien une petite mort qu’il s’agit de franchir, en provision de la vie immortelle, avant que le mort ne fasse lui-même retour dans le portrait. Une mort donnée « à distance de la main », à la lettre acheiropoiétiquement, une définition esthétique du geste photographique pour lequel Michon trouve une expression narrative : Carjat est cet allié du soleil dont la célébrité « vient d’avoir prêté la main à la lumière, aux clapets qui la rejettent, vite la font entrer, aux chlorures qui la fixent, lors de la venue au jour du portrait ovale de 18 sur 12 et demi dont je vais parler ».

7 Carjat est saisi par Michon comme « un pur agent du Temps, irresponsable et fatal comme Monsieur de Paris. Il regarde son modèle ». Et ce regard dessaisit partiellement l’ingénieur de son invention : en devenant opérateur du visible, il subit l’empreinte (ou l’impression) de la photo-génie du sujet. Cet autre regard, qui impressionne la plaque, capte en retour son observateur. En relatant la séance de pose dans tout son protocole chirurgical, ou plutôt obstétrical (derniers réglages, technique menaçante, cagoule), Michon métaphorise la scène comme une parturition parallèle, un double travail du modèle sur le photographe et du photographe sur le modèle. « Carjat déclenche. La

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lumière se rue sur les halogénures, les brûle » (p. 90) ; simultanément, mimétiquement, Rimbaud se délivre des strophes du Bateau ivre, ou plus exactement la mère en lui se délivre, il obéit et n’obéit pas, est ici et ailleurs, fait basculer le présent photographique dans l’antériorité et dans l’avenir, dans ce futur antérieur qui est toujours le temps de la réception des œuvres : De sous la cagoule noire Carjat dit de bouger un peu la tête, comme ceci, puis comme cela. Il fait comme on lui dit, dans la tête qui bouge à peine les strophes impeccables, les strophes impassibles vers sur vers tombent, comme des vagues, comme du vent. (p. 91)

8 Résumons-nous. Je vois dans cette scène une invention critique « vraie » de la part de Michon, qui est le produit remotivé d’une fusion entre deux moments référentiellement distincts quoique chronologiquement très rapprochés : l’écriture du poème comme rupture avec l’imitation poétique, dont lecture venait d’être faite aux réunions des Vilains Bonshommes par Rimbaud, l’installation du poète dans son image de voyant via la photo de Carjat. La scène joue sur la concentration de trois effets de sens : 1) le photographe saisit l’irruption du moment poétique et métamorphose la personne civile de Rimbaud en artiste entrant dans sa galerie des contemporains illustres, il en est donc l’auteur – la cravate qui penche est à la fois corporative, elle penche toujours chez les poètes, comme l’attestent les portraits de Baudelaire, et singularisante – ; 2) le sujet coopère à l’élaboration iconique de son portrait pour en programmer la réception, c’est une forme d’auto-portrait aidé, l’auteur devenant son propre garant ; 3) le sujet Rimbaud co-invente l’auteur de son portrait.

9 Le texte de Michon, qui est simultanément une « photographie écrite » et une « écriture de la photographie », peut se lire donc comme une « biographie oblique » de Carjat. Je dirais même qu’à ce jour (et, pour avoir cherché à en savoir plus sur cet artiste, je puis attester de la parfaite information référentielle de Michon sur la question) son texte constitue l’unique esquisse biographique tout court et comme par défaut, hormis quelques catalogues d’exposition, sur un artiste éclipsé par la réussite industrielle et commerciale de Nadar. C’est aussi une fiction d’auteur parallèle (plutôt que secondaire) à celle de Rimbaud, comme le suggère Michon lui-même en recourant à propos de Carjat à l’image du puits, dont on sait, depuis les remarquables analyses de Jean-Pierre Richard, combien elle est fondatrice, pour Michon, du lien maternel : On sait – les livres savent – qu’il était de petite famille […] mais on ne sait pas s’il avait fait en lui pour recevoir sa mère un puits à la mesure de cette cour, les minces préfaces des catalogues qu’on lui a consacrés n’ont pas cherché aussi loin : car c’est un fils mineur. Il n’a pas de légende dorée. On le voit passer en coup de vent dans celle des autres, […] à cause de la boîte noire aussi dans laquelle il les a mis par la grâce des halogénures d’argent. (p. 85)

10 J’avoue avoir été troublée par l’intuition juste de Michon sur la symétrie des deux trajectoires rompue par une brouille célèbre, en lisant dans la correspondance de Carjat à Courbet une phrase dans laquelle Carjat affirme qu’il se tue au travail… comme « un nègre blanc ». L’échec commercial de Carjat, artiste dispersé et poète refoulé (qui exprime son amertume dans le Lamento du photographe), n’est pas sans évoquer également les fiascos de l’aventurier du Harar et, comme en un chiasme biographique, la tentation photographique éphémère et plus ou moins avortée du philomathe impénitent : nous possédons 7 clichés de Rimbaud-photographe, presque autant que de poèmes de Carjat !

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11 Moins anecdotiquement, il m’apparaît que l’épisode analysé ressortit pleinement à ce que Jérôme Thélot, dans un ouvrage récent, appelle, d’un titre à double entente, « les inventions littéraires de la photographie » : « D’un côté, la littérature invente la photographie (la littérature est cette invention quand elle soutient le regard de cette image sans regard) : elle en imagine les fictions vraies ; et d’un autre côté la photographie invente la littérature : elle la redétermine de part en part, l’oblige à une expérience inédite16 ». Le Rimbaud de Carjat (et j’ajouterais, de Michon) est bien une photo-fiction biographique et critique, en ce que, à mon sens, la scène répond au double enjeu de l’invention : « que fait la photographie à la littérature ? […] et inversement que fait la littérature à la photographie ?17»

Fictions sémantiques, fictions plastiques : tribulations d’une icône

12 Conduire Rimbaud chez Carjat, c’était, pour ses amis parisiens, les comparses des Vilains Bonshommes, une manière de l’adouber. En accomplissant ce rite initiatique, Rimbaud, le « jeune potache ayant grandi trop vite » (Mathilde Verlaine), avec « un je ne sais quoi fièrement poussé, de fille du peuple, j’ajoute de son état blanchisseuse, à cause de vastes mains, par la transition du chaud au froid rougies d’engelures » (le Mallarmé du Chap Book repris par Michon), se transfigure en « ange en exil », ou en « Casanova gosse » (Verlaine, Les Poètes maudits, 1884). La photo a perdu de sa fonction indicielle, d’authentification et de preuve pour acquérir une valeur de médium : le cliché de Carjat permet à Rimbaud d’accomplir son destin social de poètevoyant-voyou. Et il entre aussi dans le circuit de la transmission et de la transmutation des images, dans l’échange et la communication des regards portés sur lui. Dans une lettre adressée à Forain, Verlaine évoque « mon Rimbaud de Carjat », et le possessif revêt ici au moins deux sens : le sens discriminant d’une épreuve en circulation de la photo de Carjat (dite ici la seconde photo de décembre 1871) qui servira de modèle pour le frontispice des Poètes maudits mais aussi le sens d’une appropriation symbolique et affective. C’est bien signifier que l’invention photographique d’un auteur n’est pas un simple jeu binaire ; c’est une partie à trois bandes, dans laquelle le spectateur devient à son tour opérateur et commutateur de fiction. La position de Verlaine est ici évidemment paroxystique : témoin impliqué et inventeur du poète, c’est par son entremise que le nouveau talisman, in absentia et véritable « tenant-lieu » du disparu silencieux, va circuler et parler à sa place, dans le champ de la représentation graphique et plastique. Techniquement retouchée, manipulée, fantasmée, suspectée, l’icône photographique devient à son tour une machinerie à produire des histoires, un moteur à fictions sémantiques et plastiques.

13 Mais d’abord, à chaque chapelle son icône, son vrai fragment de la Vraie Croix, auquel une multitude d’artistes vont prêter une interprétation, une glose plastique. Si la comparaison des deux clichés attribués à Carjat témoigne effectivement d’une métamorphose physique stupéfiante18 en un court séjour parisien (septembre- décembre 1871), les commentateurs, d’Isabelle Rimbaud jusqu’aux auteurs de l’album en Pléiade (Petitfils/Matarasso, 1967), ont des avis encore plus surprenants pour des esprits dessillés. Pour eux, le premier Rimbaud, c’est l’hirsute à la cravate qui penche, le second, c’est le boudeur décravaté. Pour Isabelle, la bouderie est un signe de maturité

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et elle recommande ce cliché à pour servir de modèle au buste de Charleville (surnommé par les méchantes langues le « Tintin »).

14 Soyons juste : Fernand Léger, Pablo Picasso, Valentine Hugo, Loffredo, Ernest Pignon- Ernest n’ont pas attendu un examen au carbone 14 ou une enquête anthropométrique pour se laisser inspirer par ce que les derniers résultats de l’historiographie ont authentifié comme le véritable deuxième portrait de Rimbaud par Carjat, quitte à l’accessoiriser un peu à leur main : paletot et musette « beat generation » pour Ernest Pignon-Ernest, lit de roses très kitsch pour Valentine Hugo, coup de cisailles pop pour le sculpteur César. Le plus souvent, la figure représentée de Rimbaud est un produit de synthèse entre la photo de Carjat et le Coin de table de Fantin-Latour, comme en témoigne la sculpture très controversée de Jean Ipoustéguy placée devant la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris en 1984 et intitulée « L’Homme aux semelles devant ». Le calembour sur le titre, qui prétendait au trait d’esprit plastique ou en marquait la limite, n’a pas manqué d’ailleurs de réveiller une énième guerre picrocholine entre philologues et « fictionnaires », à la recherche d’une traduction plastique à l’injonction (beuvienne pourtant) de « rêver l’auteur ».

15 Ce qui me frappe enfin et pour conclure, et cette observation souligne le contraste entre le cas Rimbaud et celui de la plupart des poètes de la génération suivante (marquée par le dialogue texte-illustration), c’est combien c’est la figure du poète (et sa vie rêvée) plutôt que son œuvre qui devient source d’illustration plastique, comme si devant l’impossibilité d’« enluminer les enluminures » (pour reprendre une formule du critique André Guyaux), il restait à la corpographie du poète à s’inscrire dans l’imaginaire pictural et architectural de la ville.

16 Il y a des écrivains sans visage ou des partenaires invisibles (Maurice Blanchot, Thomas Pynchon), et ceux au contraire dont le visage accompagne automatiquement l’évocation du nom (Rimbaud, Kafka, Beckett). Soutenir la fable critique (ou le canular) par une fiction iconographique, comme s’y est amusé Dominique Noguez dans Les Trois Rimbaud, en créditant le poète d’une longévité personnelle et académique, c’est ajouter encore une composante à la fiction biographique, et c’est prouver qu’une certaine invention critique se joue dans l’entre-deux, dans le chien et loup des formes indécidables.

NOTES

1. G. Goffette, Verlaine d’ardoise et de pluie, Gallimard, « L’Un et l’autre », 1996, p. 48. 2. J. Marias, Vies écrites, trad. fr. par Alain Kéruzoré, Rivages, [1992], 1996. « contre l’art », p. 99-104. 3. E. Vila-Matas, Bartleby et compagnie, trad. par Éric Beaumatin, [2000], Christian Bourgois, 2002, p. 18, 24-27, 121-122, 183 notamment… 4. A. Tabucchi, Rêves de rêves, trad. par Bernard Comment, [1992], Christian Bourgois, 1996, « Rêve d’Arthur Rimbaud, poète et vagabond », p. 97-99. 5. P. Claudel, Les Petites Mécaniques, Mercure de France, 2003, p. 81-107.

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6. A. Borer, Rimbaud en Abyssinie, Le Seuil, « Fiction et Compagnie », 1984 ; Un sieur Rimbaud se disant négociant, Lachenal et Ritter, 1983-84 ; Rimbaud d’Arabie, Le Seuil, « Fiction et Compagnie », 1990. 7. P. Michon, Rimbaud le fils, Gallimard, « L’Un et l’autre », 1991, repris en « Folio ». C’est à la pagination de cette édition que je me réfère désormais. 8. Parue dans le n° 30 de la revue L’Infini, été 1990. 9. D. François, Aséroé, figures de l’oubli, POL, 1992. 10. C. Fayard, Par tous les temps, Denoël, 1991. 11. J. Teulé, Rainbow pour Rimbaud, Julliard, « L’Atelier Julliard », 1991. 12. N. Tuot, Le Mariage d’Arthur Rimbaud, Climats, 1991. 13. O. Bivort, « Arthur Rimbaud (?) (1650-2891) », Sud, numéro hors série, Rimbaud, bruits neufs, 1991. 14. J.-J. Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001. 15. Lettre de Baudelaire à Carjat (6 octobre 1863) : Baudelaire fait référence à son portrait par Carjat dit « Baudelaire aux gravures » : « Je vous félicite et vous remercie. Cela n’est pas parfait, parce que la perfection est impossible, mais j’ai rarement vu quelque chose d’aussi bien. » 16. J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, PUF, « Perspectives littéraires », 2003, p. 2. 17. Ibid. p. 3. 18. J.-J. Lefrère ironise : « Si vraiment ces deux clichés de Carjat ont été pris à peu de jours de distance, voire, comme le pensait Berrichon, le même jour, on ne peut même plus parler d’évolution physique rapide, mais d’un phénomène à propos duquel les noms du docteur Jekyll et de Mr Hyde sont d’ordinaire évoqués. », Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p. 349-350.

AUTEUR

MARTINE BOYER-WEINMANN Université Lumière-Lyon 2

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Adamov rêvé par Planchon A.A. Théâtres d’Arthur Adamov ou la réhabilitation des fantômes

Alexandra Marié

Il faut absolument, si déjà le monde continue – et je crois qu’il continuera (mais oui, malgré…) et si le théâtre aussi continue (et il continuera lui aussi…) que celui-ci se trouve contraint de se situer toujours aux confins de la vie dite individuelle, et de la vie dite collective. Tout ce qui ne relie pas l’homme à ses propres fantômes, mais aussi, mais encore à d’autres hommes, et partant, à leurs fantômes, et cela dans une époque donnée et, elle, non fantomatique, n’a pas le moindre intérêt, ni philosophique, ni artistique. Arthur Adamov, Ici et Maintenant, Gallimard « Pratique du théâtre », 1964, p. 240.

1 Convié en 1951 au festival de la Lorelei, Adamov entend parler pour la première fois de celui qui, promouvant sur une scène théâtrale un style audacieux et détonant, fera de Lyon l’épicentre d’un séisme artistique : « Jean-Marie Boëglin me dit qu’un jeune Lyonnais nommé Planchon vaincra sa timidité et « montera » à Paris pour me voir, me parler, me demander de lui confier une de mes pièces1 ». Une fructueuse collaboration, mâtinée d’une réelle complicité, naîtra de leur prochaine rencontre. Le jeune fondateur du Théâtre de la Comédie programme en mars 1953, sur la scène de la rue des Marronniers, deux œuvres inédites du dramaturge, Le Sens de la marche et Le Professeur Taranne. S’ensuivent la mise en scène de pièces adaptées par Adamov (Edouard II de Marlowe, La Cruche cassée de Kleist, Les Âmes mortes de Gogol) et la représentation, en 1957, de son Paolo Paoli qui déclenche de vives polémiques et révèle Planchon au public parisien – d’abord jouée à Lyon en mai 1957, la pièce est reprise l’année suivante au Théâtre du Vieux-Colombier.

2 Le 25 mars 1970, quelques jours après la mort du dramaturge, Planchon rend hommage à son insatiable quête de nouvelles fragrances théâtrales, à cette exigence qui le poussa

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à ne jamais s’enfermer dans l’autosatisfaction ou la facilité : « Certains écrivains s’accoudent sur leurs œuvres pour prendre une pose. Adamov s’est toujours présenté à nous démuni2 ». A.A. Théâtres d’Arthur Adamov représente toutefois l’hommage le plus vibrant que le metteur en scène lyonnais ait rendu à l’auteur auquel il demeura lié tout au long de sa carrière. Créé au TNP de Villeurbanne le 28 janvier 1975, le spectacle partit en tournée au cours de la même année dans plusieurs villes de France (Lille, Nice, Tours…). Pour le Théâtre de Chaillot, une nouvelle version de ce Work in Progress fut jouée du 14 décembre 1976 au 22 janvier 1977. C’est ce spectacle-collage, hymne à l’imaginaire adamovien et à l’exemplarité d’une vie arrimée à la souffrance, que nous voudrions ici évoquer.

Le roman familial adamovien

3 En amont de la création de A.A. Théâtres d’Arthur Adamov, une lecture décisive cristallise le désir de Planchon. Depuis longtemps taraudé par l’envie de monter à nouveau les pièces d’Adamov, il ne trouve cependant pas l’impulsion nécessaire, jusqu’à ce que l’ouvrage de Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, ensemence de manière fulgurante son projet, en détermine l’esprit et la forme : « Ce fut un spectacle à la naissance heureuse. Je lisais un soir Le Roman familial, de Marthe Robert. Je me suis demandé qui en théâtre avait réalisé cela. Adamov me vint à l’esprit. En une minute je décidai de monter ce spectacle3 ». Le dessein de Roger Planchon, peaufiné et remanié tout au long de l’été 1974, s’enracine dans cette tentative de captation du roman familial adamovien.

4 Force est de constater que ce dramaturge, rivé à son histoire personnelle et à ses incurables tourments, ressasse le drame du conflit familial et effeuille inlassablement le récit d’une impossible maturité, portant sur scène la destinée de héros coincés dans le giron d’une Mère étouffante ou écrasés par l’ordre du Père. Ses premières productions théâtrales arpentent les invisibles espaces du désordre psychique et débusquent, dans l’espoir de les exorciser, les angoisses ou les fantasmes, sources du profond désarroi qui agite son être : « Toutes les premières pièces, jusqu’en 1956, traitent la même matière : le jeune homme aux prises avec le royaume des pères, avec l’affection maternelle dévorante, avec l’injustice sociale, avec la vie affective trouble, avec les inhibitions, avec l’impuissance sexuelle, avec le désir de destruction, d’anéantissement4 ». En compilant l’ensemble des œuvres du dramaturge qui, de La Parodie à Si l’été revenait, offrent une vision kaléidoscopique de sa vie mentale et imaginaire, Roger Planchon tâche alors de restituer l’itinéraire intérieur d’un écrivain qui a redessiné et rêvé au fil de ses propres créations les contours de son histoire intime. Conservée dans les archives du TNP au théâtre de Villeurbanne, une correspondance entre Planchon et Bataillon retrace une partie de la genèse de ce spectacle-collage. Autour du Sens de la marche, pièce dont la résonance autobiographique est la plus patente (« C’est une pièce « à la première personne », et le héros, un jeune homme, Henri, n’est autre qu’Adamov5 »), notre metteur en scène et un de ses plus fidèles acolytes assemblent les bribes éparses du discours intime, tous ces passages issus de l’œuvre dramatique où Adamov transpose et matérialise les incurables et prégnants tourments personnels. Dans une lettre adressée à Planchon, Bataillon sélectionne ainsi selon cinq axes (les filles, la sœur, la Mère, la fiancée et la révolution) les extraits du théâtre d’Adamov les

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plus alimentés par le terreau autobiographique ou les plus empreints du complexe névrotique.

5 Nonobstant cette démarche de découpage et de montage, A.A. Théâtres d’Arthur Adamov forme un ensemble dramatique cohérent et autonome, reproduisant ce que l’initiateur de ce spectacle nomma lui-même « l’histoire spirituelle d’Adamov6 ». Loin d’exhumer un cadavre, cette création conçue autour d’Adamov désirait mettre à l’honneur l’intimité d’un auteur dont l’œuvre, vivante et vitale, sommeille dans l’obscurité du purgatoire littéraire.

Hommage et réhabilitation

6 A.A. Théâtres d’Arthur Adamov fut l’occasion de ressortir le dramaturge d’une ombre dans laquelle il ne méritait ni de sombrer ni de séjourner. En accordant à Adamov, écrivain « maudit », un lieu où seraient évoqués son esprit et sa singularité, Planchon témoigne de l’actualité d’un auteur qui, d’effervescences en efflorescences, puis de doutes en volte-face, forait et creusait sa propre voie, traquant la juste distance entre une dramaturgie onirique, d’inspiration intime, et un théâtre social et politique – combinant l’incurable et le curable, comme aimait le dire Adamov. Pour Planchon, la courbe sinueuse que dessine l’ensemble de sa production dramatique, ses successifs revirements, forment une roborative réflexion, recèlent un fécond vivier de questionnements sur la nature et la nécessité de l’art théâtral : « Adamov est une des balises du théâtre moderne, pas pour sa réussite, mais pour le point qu’il vise et qu’il éclaire. C’est suffisant pour justifier son inscription au répertoire. Et cela n’a rien à voir avec un hommage académique7 ». C’est cette figure de formidable passeur, éclaireur lucide du théâtre de son temps, que Planchon veut saluer : « il traquait les « secrets » du théâtre moderne. Nous étions là bouche bée à recueillir les miettes. Il exerça une influence occulte sur tout un secteur du théâtre contemporain. Pour ma part, je sais ce que je lui dois8 ».

7 Loin d’être un conventionnel mémorial, A.A. Théâtres d’Arthur Adamov honore donc une dette, esquisse un geste de réparation et de réhabilitation à l’égard d’un auteur injustement oublié, victime des amnésies du panthéon littéraire. En créant un spectacle autour d’un écrivain maudit, Planchon comble les lacunes d’une histoire théâtrale qui enfouit sous les plis de sa mémoire des œuvres à l’aura sous-estimée et dont l’énergie pourrait innerver notre actuelle conception de l’écriture dramatique. Dans le bulletin du théâtre de Chaillot9, distribué aux spectateurs qui viennent assister à la nouvelle version de A.A. Théâtres d’Arthur Adamov, une note rédigée par Michel Bataillon fait encore allusion à la place occulte, souterraine et pourtant active qu’occupe Adamov dans le répertoire théâtral. Œuvre excavatrice par excellence, elle charrie de fertiles sédiments, précieux ferments d’un théâtre à venir : D’autres auteurs contemporains, auxquels on l’associe volontiers quand on évoque la naissance du « théâtre de l’absurde » vers les années 50, connaissent aujourd’hui la notoriété, la gloire, les honneurs académiques, la consécration universitaire. Eugène Ionesco entre en 1970 à l’Académie française. Samuel Beckett, prix Nobel 1969, laisse une œuvre pleine, lisse, d’apparence parfaite. Arthur Adamov, peu connu et peu joué de son vivant, semble déjà tombé dans l’oubli. On l’a trop vite enterré. Son œuvre, quoique inachevée et parfois imparfaite, creuse des galeries souterraines qui minent le vieux théâtre : elle est inspirée et inspirante. La destinée humaine et littéraire d’Adamov fait songer à J.M.R. Lenz, éclipsé par ses glorieux

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contemporains Gœthe et Schiller, mort en 1972 à l’âge de 41 ans dans la misère et la démence, et dont les œuvres – Le Précepteur, Les Soldats – influencèrent Büchner, Wedekind et Brecht et furent l’une des sources authentiques du théâtre d’aujourd’hui 10.

8 Mais A.A. Théâtres d’Arthur Adamov ressuscite d’autres fantômes que le visage et les écrits oubliés d’Adamov : parce qu’il s’appuie sur les extraits de son œuvre où sont transposés ses peurs et ses fantasmes, il nous plonge dans les arcanes de la psyché du dramaturge, met à nu l’univers mental et labyrinthique d’un homme encerclé par un brasier de maux et d’incurables névroses. Dans cet iconoclaste spectacle dédié à la mémoire de l’écrivain, Planchon donne à voir la part invisible et intangible d’une vie : offrant à la fois une biographie imaginaire et une biographie de l’imaginaire, A.A. Théâtres d’Arthur Adamov nous tend une radiographie des fantômes intérieurs du dramaturge.

9 Alors qu’on l’interrogeait sur ce père dont il brosse, à travers ses pièces, un portrait terrifiant et autoritaire, Adamov évoqua d’ailleurs le caractère dominant et lancinant des réalités psychiques : C’est-à-dire qu’il y a deux choses : il y a la vérité réelle, enfin, il y a l’authenticité. Mon père n’était nullement autoritaire, c’était au contraire, un homme tout à fait incapable de gérer ses affaires. C’était d’autres qui s’en occupaient à sa place, c’était un homme extraordinairement mou, mais moi je le voyais toujours, comme du reste tout enfant, comme le père tyrannique, l’espèce à abattre. Mais ceci est très fréquent dans toutes les familles et Freud en a assez parlé pour que je ne m’exprime pas davantage à ce sujet11.

10 De son propre aveu, sa perception des choses ou des êtres est sensiblement déterminée par des structures inconscientes archaïques : atrophiant, voire supplantant une appréhension plus objective et visible de la réalité, la vie imaginaire tient incontestablement la barre de sa conscience ou de sa perception du monde. L’optique biographique empruntée par Planchon s’avère dès lors idoine et pertinente ; en peignant le paysage mental du dramaturge, il reste fidèle à l’esprit et aux convictions adamoviennes : rendre visible l’invisible. Dans une belle et percutante formule (épigraphe de notre étude), Adamov ne présente-t-il pas le théâtre comme l’exhibition sur scène des fantômes ?

L’écrivain et son double

11 Le 28 janvier 1975, soir de la première de A.A. Théâtres d’Arthur Adamov, les spectateurs purent assister à une manifestation éphémère. La puissance évocatoire d’un « musée A.A. », conçu par Planchon dans les couloirs du théâtre de Villeurbanne, invitait le public à déambuler dans l’univers onirique et étrange d’Adamov. L’exposition d’objets emblématiques de son théâtre (la machine à écrire, la bicyclette sans barre, les papiers, les cadrans d’horloge sans aiguilles, la table de ping-pong…) côtoyaient des objets relatifs au vécu de l’auteur – comme ces pierres noires disposées sur le sommier d’un lit d’enfant, allusion à un épisode relaté par Adamov dans son récit autobiographie L’Homme et l’Enfant : « Mon père venu spécialement me voir pour m’annoncer que mon sexe était une pierre noire, que cela voulait dire que je me masturbais. Si je continuais, je deviendrais fou12 ». Ce musée fétichiste et le magnétisme de son atmosphère décalée intronisaient le spectateur dans l’imaginaire adamovien. Cette installation fut malheureusement annulée dès le lendemain pour des raisons de non conformité à des

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règles de sécurité : des branchages, un tas de charbon ou encore des projecteurs qui n’étaient pas sous câble d’acier auraient fait courir le risque d’un incendie. Dans un programme distribué aux spectateurs du théâtre de Villeurbanne, cet incident est judicieusement récupéré et interprété comme une donnée de plus à inscrire dans la biographie de l’écrivain maudit : Les pompiers de Lyon ont ainsi enrichi la biographie d’A.A. d’un chapitre inédit. […] Chacun sait que toutes les pièces d’Arthur Adamov, de son vivant, connurent des mésaventures diverses : absence de public, fermeture de théâtre, incidents. Paolo Paoli fut même censuré durant de longues semaines. Arthur Adamov aurait donc découvert une suite logique dans cette mesure qui frappe le « Musée A.A. ». On imagine le sourire triste qu’il nous adresse ce soir de sa tombe du cimetière d’Ivry où il repose aux côtés des Communards qu’il aimait et admirait tant. Le « Musée A.A. » est donc éteint et clos. Mais cette péripétie, pour qui sait la déchiffrer, constitue une parfaite introduction à notre spectacle, inattendue, mais exemplaire de la vie du grand auteur maudit que nous présentons.

12 Malgré la suppression de ce prélude, le spectacle comportera toujours deux volets, l’un mettant en scène l’écrivain et l’autre son double, Henri, le héros central du Sens de la marche. Un même acteur incarne les deux figures : pour le TNP, ce sera Patrick Chesnais et pour Chaillot, Laurent Terzieff. Jouées dans le hall du théâtre, des saynètes tirées de La Parodie, de La Grande et la Petite Manœuvre et de Tous contre Tous illustrent les qualités des premières créations du dramaturge tandis que, sous les traits d’Adamov lui-même, l’acteur qui incarnera Henri dans la deuxième partie du spectacle commente ces extraits et expose son désaveu : « Pourquoi s’est modifiée ma conception du théâtre ? Pourquoi, abandonnant le théâtre métaphysique, j’en suis venu à défendre et à essayer de faire un théâtre situé ? Les raisons de cette évolution sont multiples et peut-être difficiles à déterminer. Essayons13 ». Sans autre transition, le public se déplace jusqu’à la salle où commence le second volet du spectacle, éclairage de ces interrogations ; A.A. Théâtres d’Arthur Adamov expose alors la trajectoire d’Henri, son inaptitude à se dégager de l’étau paternel pour rejoindre ceux qui luttent contre l’ordre établi ou pour s’inscrire, tout simplement, dans la vie affective et sociale. L’enlisement du personnage dans le marasme névrotique et sa lutte pour s’en extirper seraient la transposition dramatique d’un conflit intimement vécu par Adamov.

13 D’autres emprunts à l’œuvre du dramaturge enrichissent la trame centrale que constitue Le Sens de la marche : c’est ainsi qu’Henri, sorte de ventriloque aux yeux de celui qui identifie le travail de collage, recueille la parole d’autres doubles adamoviens, notamment Edgar (Les Retrouvailles), André (Comme nous avons été) ou encore N. (La Parodie). Par touches successives se construit le tableau d’une vie assiégée par les troubles psychiques : ce n’est plus seulement le conflit avec l’autorité paternelle, asphyxiante et régressive, qui compromet l’insertion dans la vie sociale ou politique, c’est aussi l’amour castrateur de la Mère ou l’impossible union avec la femme, l’attraction pour le masochisme et l’humiliation, qui parachèvent l’échec d’une « normalisation14 ». Des passages tirés du récit autobiographique L’Homme et l’Enfant viennent encore alimenter le drame exposé, confondant toujours davantage la silhouette d’Henri à celle d’Adamov : Au début du Sens de la marche, le héros est sur son lit quand la porte s’ouvre, laissant passer deux révolutionnaires qui l’exhortent à se joindre à eux. Il temporise, leur dit qu’il a encore quelques petites choses à régler… J’utilise cette scène, mais je lui accole, en guise de prologue, cette phrase d’Adamov : Mes parents possé daient une bonne partie des pétroles de la Caspienne. Sur scène on voit le père, au milieu des

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derricks. Arrive un train de révolutionnaires de 1917, avec drapeau rouge et mitrailleuse. La chambre anonyme du Sens de la marche a éclaté. La révolution n’est plus abstraite15.

14 Le lit de l’enfance où se déroulent les superstitieuses cérémonies de la nuit, le défilé des servantes (autant d’allusions à des anecdotes maintes fois relatées par notre dramaturge) ou encore « un chant très doux et nostalgique de l’ancienne Russie16 » plantent le décor de cette ouverture du spectacle-collage de Planchon et déplacent un peu plus la fiction dans le champ de la biographie. En représentant le Père « entouré de derricks de pétrole » et avec « une petite roulette de casino17 », le metteur en scène identifie ce personnage terrifiant du Sens de la marche à la figure paternelle d’Adamov : ce qui fut une transposition allégorique du matériau intime est rechargé de sa dimension biographique.

15 C’est alors dans un entre-deux, à mi-chemin de la biographie et de la fiction, que se meut le drame déployé dans A.A. Théâtres d’Arthur Adamov. En exergue du programme distribué aux spectateurs de Villeurbanne ou de Chaillot, un propos rédigé par Michel Bataillon orchestre savamment l’hésitation, jouant sur le flottement entre optique biographique et récit imaginaire : Le héros de notre spectacle est-il Arthur Adamov ? Non. Il se prénomme Henri. L’histoire d’Henri n’est en rien semblable à celle d’Arthur Adamov. Les épisodes de cette histoire d’Henri sont en fait diverses scènes tirées de la totalité des œuvres d’Arthur Adamov. Elles ont un caractère commun : toutes nous semblent avoir une forte charge autobiographique. […] L’histoire d’Henri que nous présentons est un rêve. Henri se débat au milieu des fantômes. Pourquoi la présenter ? Parce que nous cherchons à faire venir, à appeler un fantôme plus lointain : le rêveur inspiré d’Henri et à offrir à cette ombre tourmentée un lieu apaisé, amical.

16 Pourquoi alors, si Henri n’est pas Adamov, choisir un même acteur pour les incarner ? Nourrissant encore le paradoxe, Planchon déclare : « Aucune référence explicite à sa vie, et pourtant toutes les références y seront18 ». Dans un entretien mené par Bataillon, le metteur en scène souligne finalement le caractère inédit et hybride de son objet scénique, optant pour le terme d’« essai » : M. B. – Quelle forme prend cet hommage ? Une anthologie ? Une biographie ? R. P. – Le texte de la deuxième partie du spectacle n’a pas été conçu comme une biographie d’Adamov, mais ce n’est pas non plus rigoureusement une œuvre defiction puisqu’il renvoie constamment à un centre très précis : Adamov. À ma connaissance, on n’a jamais essayé de parler de la vie et de la personnalité d’un auteur en assemblant entre elles les scènes de son œuvre les plus chargées d’autobiographie. Il faut appeler cela d’un nom nouveau. C’est un « essai » comme il en existe en littérature, mais cette fois, c’est à la scène19.

17 Nous pourrions, plagiant le titre d’un texte d’Antonio Tabucchi, voir dans ce séduisant spectacle-collage un rêve de rêves (de l’imaginaire au carré) : Planchon rêve Adamov et ce portrait onirique est façonné à partir des fantasmes et des hantises dévoilés dans les propres créations du dramaturge.

Une biographie exemplaire

18 Toutefois, loin d’être un spectacle nombriliste, simple réceptacle des tourments intérieurs d’un écrivain maudit, A.A. Théâtres d’Arthur Adamov se révèle un formidable sismographe des tremblements de la destinée humaine : les élans velléitaires d’Henri,

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ses aspirations ou ses trébuchements en font une figure archétypale et frappante de l’homme écrasé, tiraillé par des forces contradictoires et invincibles.

19 Des allusions historiques confèrent bien à chaque tableau une teinte et un décor spécifiques : le drame s’ouvre sur une évocation de la Russie tsariste et de la révolution de 1917, tandis que le deuxième tableau recrée l’atmosphère de l’Allemagne militariste et nazie. Le cinquième tableau suggère quant à lui, conformément aux vœux de Planchon, « une secte à la Gurdjeff ou à la Krishna Murti20 » et le onzième tableau, essentiellement bâti sur des emprunts à la pièce la plus politique d’Adamov (Le Printemps 71), fait brusquement basculer le spectateur dans l’univers de la Commune de Paris. Pourtant ces références historiques s’inscrivent dans un récit largement modelé par la labilité et le caractère discontinu du rêve : le parcours d’Henri n’est nullement inséré dans une chronologie linéaire et cohérente mais dévide les fils d’une aventure humaine immémoriale et universelle. Les paroles inaugurales du spectacle brouillent ouvertement le cadre spatio-temporel du drame d’Henri : « Les voix sont amorties, assourdies, tout se passe très loin. Il y a longtemps, pas longtemps, on ne sait pas21 ». Au final, reprise comme en écho, cette phrase resurgit et affirme l’origine nébuleuse, indéterminée de l’histoire déroulée sous les yeux du spectateur : « Tout se passe très loin. Il y a longtemps, pas longtemps, on ne sait pas22 ». De toute évidence, la trajectoire d’Henri recoupe d’autres voies et son visage évoque d’autres figures humaines, archétypales ou anonymes. Fasciné par la révolution mais enlisé dans les terres fangeuses de son histoire personnelle, le double adamovien, image de l’intellectuel tenté par l’engagement politique, arpente des contrées qu’un grand nombre de ses contemporains ont traversées : « On évoque à nouveau le caractère « exemplaire » de la vie d’Arthur Adamov. Lui rendre hommage car il pousse au paroxysme ce qui est commun à bien des intellectuels petits bourgeois, occidentaux des années 30 à 50 – Le parricide, marque du siècle – devenir adulte, responsable – Les mères – et puis la révolution bolchévique, et la troublante locution : « prendre le train en marche23 ». » Empruntant une notion proposée par Jean-Pierre Sarrazac, nous pourrions qualifier Henri d’« impersonnage » ; le destin de ce protagoniste, qui « ne cesse de jouer – et de jouir – de cette distance, de cet écart, de cette tension entre le plus personnel et le plus commun24 » paraît à la fois singulier et emblématique, unique et exemplaire.

20 Lors de la création du spectacle, la presse ne manqua pas de décrypter la dimension universelle du drame d’Henri : « Roger Planchon, qui a connu Adamov mieux que personne, a préféré rêver sur une enfance et une adolescence qui, en fin de compte, ressembleraient à beaucoup d’autres25 ». Dans Le Progrès du 3 février 1975, Jean-Jacques Lerrant décrit comment, par le truchement d’un travail de collage et de décapage des textes dramatiques adamoviens, Planchon présente l’emblématique portrait d’un personnage écrasé et coupable, digne héritier du héros kafkaïen : « C’est une sorte de thèse sur Adamov en tant que type d’un anti-héros à la Kafka, intérieurement ligoté, noué, héritier d’une angoisse fondamentale, d’une culpabilité incurable. À la Kafka et à la Strindberg, deux auteurs qui ont, en effet, compté pour Adamov à ses débuts. » Une métaphysique de l’échec, corollaire d’une impossible évasion hors du cercle névrotique, colore effectivement le drame itinérant (Stationendrama) exposé dans A.A. Théâtres d’Arthur Adamov : le parcours d’Henri, ponctué d’évasions manquées, calque les mécanismes implacables de ce que la psychanalyse nomme la « névrose de destinée », cette forme d’existence caractérisée par le retour constant, selon un immuable et fatal scénario, d’événements déplaisants. Victime de l’image obsédante d’un père qui s’est

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suicidé, Henri trébuche et lutte vainement contre une double contrainte, sociale et psychique. Corseté dans un univers de privilèges, sous la coupe d’un père tyrannique, il rate d’abord le train de l’Histoire ; des wagons destinés à emporter le héros vers l’action révolutionnaire traversent alors symboliquement la scène, figurant l’appel et la fuite manqués. Protégé par le Commandant et le Prédicateur de la secte (figures, sans cesse retrouvées, du père suicidé), Henri est ensuite libéré de la Caserne, avant même d’avoir pu mettre à exécution son plan d’évasion. La rencontre du protagoniste avec l’histoire de la Commune de Paris laisse encore présager un geste libérateur, mais, au douzième tableau, la victoire de la Mère marque le signe flagrant et final d’une destinée frappée du sceau de l’échec et de l’impuissance : « La dame s’approche d’Henri et brusquement l’enfonce dans le lit. Alors l’image de la famille russe du début se reforme, identique26 ». L’écrasement du héros dans ce combat contre les déterminations psychiques et sociales paraît d’ailleurs inéluctable : la présence de l’enfant Henri aux côtés de l’adulte Henri illustre la rémanence du fantôme autant que la peur de grandir ; les entrées impromptues d’une Dame qui cherche son enfant, image de l’amour carnivore de la Mère, introduisent également un rythme répétitif, dénoncent l’enfermement d’Henri dans les étouffantes chambres de l’enfance.

21 Les fantômes contre lesquels notre protagoniste se débat évoquent finalement le difficile accès à l’âge adulte, cette lutte ancestrale et éternelle, enjeu existentiel fondamental que nul n’ignore. Somme toute, les fantômes d’Henri/Adamov sont encore les nôtres.

22 L’ambition adamovienne pleinement honorée, cette mise en lumière du caractère exemplaire d’une vie imaginaire permettait très certainement d’esquiver le délit d’élite, sauvait le spectacle du danger de la confidentialité – quoi qu’en ait pensé Pierre Marcabru, peu réceptif aux qualités du texte ou de la mise en scène : « Je crains que le spectateur soit perdu, sollicité par toutes ces références, ces bizarreries, ces fantaisies aux frontières du surréalisme, ce bric-à-brac de cauchemars sortis de la cervelle d’Adamov. […] Nous avons assisté à une soirée confidentielle atteinte de gigantisme27 ». Ce prisme n’évita pourtant pas un autre écueil : en portant l’accent sur les cuisants échecs et l’impuissance d’un héros emblématique, Planchon transforme la vie du dramaturge en destin et néglige, par ricochets, la figure d’un auteur pour qui l’écriture, antidote et antidestin, représentait une promesse de délivrance : Ce qui disparaît alors, en même temps que le statut d’écrivain d’A.A., c’est le pouvoir libérateur de l’écriture : l’écriture est le lieu de la souveraineté de l’écrivain sur sa misère, elle est une ascèse ; occulter l’écrivain dans sa parole théâtrale, ce n’est pas seulement le réduire à l’individu, c’est figer en destin ce qui est le contraire du destin, la créativité de l’écriture : c’est évacuer pour une part le sens de l’aventure adamovienne, le dépassement du fatal […]28.

23 Gageons qu’en éclairant l’exemplarité de son « histoire spirituelle », Planchon aurait séduit le dramaturge ; cette exploitation du roman familial adamovien rejoint sensiblement les préoccupations de celui qui confia dans L’Aveu : « Je n’aurais jamais livré ces pages en pâture à tous si je n’étais sûr que chacun pût y reconnaître son tourment. La névrose étant, par nature, grossissement et exagération d’une tare universelle qui existe à l’état embryonnaire en tout être humain, mais dont elle multiplie et renforce les effets, mon mal, de par son caractère propre, devient exemplaire29 ».

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NOTES

1. A. Adamov, L’Homme et l’Enfant, Gallimard « Folio », 1968, p. 108. 2. R. Planchon, article sans titre, Les Lettres françaises, n° 1327, 25 mars 1970, p. 5. 3. Propos de Planchon recueillis par Jean-Pierre Léonardini, « Roger Planchon : A.A. ou l’histoire spirituelle d’Arthur Adamov », ATAC Informations, n° 63, décembre 1974, p. 4. Notons que si Marthe Robert s’attache essentiellement au genre romanesque et exclut de ses analyses les représentations théâtrales du « roman familial », elle dédie son essai à « la mémoire d’Arthur Adamov ». 4. Remarque tirée du carnet de bord tenu par Michel Bataillon et publié dans ATAC Informations, op. cit., p. 6. 5. Ibid. 6. Formule de Roger Planchon rapportée par Jean-Pierre Léonardini, ATAC Informations, op. cit., p. 4. 7. Entretien de Michel Bataillon avec Roger Planchon, « Le sens de la marche d’Arthur Adamov par lui-même », La Nouvelle Critique, n° 100, janvier 1977, p. 34. 8. R. Planchon, Les Lettres françaises, op. cit., p. 5. 9. Les programmes que nous citons sont tous, évidemment, conservés aux archives du TNP de Villeurbanne. 10. M. Bataillon s’inspire très largement d’un propos de Roger Planchon : « D’autres auteurs contemporains ont laissé une œuvre plus lisse, d’apparence plus parfaite, mais celle d’Adamov est inspirée, et inspirante. Il est l’auteur de l’avenir. On l’a trop vite enterré. La plupart des jeunes dramaturges, s’ils l’avaient lu, s’épargneraient des tâtonnements. Adamov a creusé une galerie souterraine qui mine le vieux théâtre. Dans les trente années qui viennent, il aura autant d’influence que Lenz, d’où sortirent des gens comme Büchner, Wedekind, Brecht » remarque recueillie par Jean-Pierre Léonardini, ATAC Informations, op. cit., p. 4. 11. Entretien avec André Laude et Chaleil pour France Culture, diffusé en janvier 1969 et retranscrit dans la Revue du Théâtre national de Strasbourg, n° 7, février 1985, p. 10. 12. Adamov, L’Homme et l’Enfant, op. cit., p. 18. 13. Extrait de l’exposé par Planchon de son propre projet, La Nouvelle Critique, op. cit., p. 36. 14. A. Adamov commente dans un texte qui préfigure L’Aveu sa difficile insertion dans la vie sociale ; son espoir résidait dans l’amour salvateur d’Irène (le premier amour, celle qui le surnomma « Ern ») : « Grâce à vous, je puis songer avec moins de terreur aux démarches à tenter afin de gagner de l’argent, me normaliser dans ce domaine comme dans tous les autres. » Ern Adamov, Fernand Lumbroso, Claude Sernet, Mises au point, Éditions Discontinuité, 1929. Ces confessions du jeune Adamov sont publiées dans Lectures d’Adamov, Actes du col loque international de Würzburg 1981, Jean-Michel Place, Études littéraires françaises, 1983, p. 164. 15. R. Planchon, ATAC Informations, op. cit., p. 4. 16. Extrait du premier tableau de A.A. Théâtres d’Arthur Adamov, version Palais de Chaillot, octobre 1976, consultable aux archives du TNP de Villeurbanne. 17. Ibid. 18. R. Planchon, ATAC Informations, op. cit., p. 4. 19. Id., La Nouvelle Critique, op. cit., p. 34. 20. M. Bataillon, ATAC Informations, op. cit., p. 6. 21. A.A. Théâtres d’Arthur Adamov, version Palais de Chaillot, octobre 1976. 22. Ibid. 23. M. Bataillon, ATAC Informations, op. cit., p. 4. 24. J.-P. Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, Belval, Circé « Penser le théâtre », 2004, p. 84.

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25. G. Dumur, « Un rêve de Planchon », Le Nouvel Observateur, 24 février 1975. 26. Extrait de A.A. Théâtres d’Arthur Adamov, version Palais de Chaillot, octobre 1976. 27. Pierre Marcabru, « A.A. Théâtres d’Arthur Adamov, une biographie rêvée », Le Figaro, 18 décembre 1976. 28. A. Ubersfeld, « A.A. ou le lieu du fantasme », Travail théâtral, n° 20, juillet-octobre 1975, p. 103. 29. A. Adamov, Je… Ils, Gallimard, 1969, p. 19.

AUTEUR

ALEXANDRA MARIÉ Université Stendhal – Grenoble 3

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« Rosebud » : le motif du secret dans la fiction biographique chez Welles et Davies

Julie Wolkenstein

1 Les deux œuvres associées ici ne bénéficient pas d’une notoriété équivalente : le roman de l’auteur canadien anglophone Robertson Davies est beaucoup moins célèbre, en France du moins, que Citizen Kane ; je vais donc tenter d’en résumer les enjeux, en les rapprochant du film de Welles1. Il existe certaines similitudes entre les biographies respectives de Welles et de Davies : ils appartiennent à la même génération (le premier est né en 1915, le second en 1913) et grandissent à l’écart des grandes métropoles, l’Ontario pour Davies, le Wisconsin pour Welles. La carrière de Davies présente une variété, une mobilité qui rappelle celle de Welles : comme lui, il est acteur à la fin des années 1930, puis écrit pour la scène, avant de devenir chroniqueur, critique, essayiste, rédacteur en chef d’une revue canadienne, professeur de littérature anglaise à Toronto, et enfin romancier dans les années 1970. Ce sont tous deux des caméléons, dont les multiples facettes (de son côté Welles s’est illustré non seulement comme cinéaste, mais aussi comme scénariste, comédien, directeur de troupe, et s’est fait connaître par une émission de radio) se retrouvent dans les personnages dont ils inventent la vie et interrogent l’identité, en suggérant qu’une clef unique la résume et l’élucide.

2 Le titre français du roman de Davies, Un homme remarquable, publié en 1985, ne tient aucun compte de l’original, What’s bred in the bone, c’est-àdire littéralement « ce qui a été mis dans la moelle », lui-même traduction médiévale d’un proverbe latin qui dit ceci : « Ce qui a été mis dans la moelle ne sort plus de la chair. » Cette citation tronquée propose au lecteur de découvrir les ressorts secrets et déterminants d’une personnalité, celle de Francis Cornish, figure fictive dont le roman retrace la biographie.

3 Les parentés entre ces biographies fictives, celle de Cornish et celle de Kane sont nombreuses : tout d’abord, il s’agit dans les deux cas d’inventer une vie singulière, mais chargée d’incarner plus généralement le destin d’une civilisation récente, de dépasser le portrait d’un Américain pour dessiner une histoire collective, celle du Nouveau Monde dans la première moitié du XXe siècle.

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4 Toutes deux se présentent comme une enquête, une investigation, recourent au genre biographique sous une forme problématique, donnant à voir, non le résultat du travail du biographe, mais les difficultés qu’il rencontre dans la mise en œuvre des sources, les limites et les contradictions de son travail préparatoire, ses déficiences, son impuissance.

5 Enfin, elles jouent avec l’hypothèse – illusoire ? – d’un principe secret, d’une énigme, d’un motif souterrain qui permettrait de saisir l’essence du personnage, et, ce faisant, réfléchissent aussi au statut de la fiction, à sa possible réduction à une interprétation univoque.

6 Le statut du personnage, individu ou type, figure particulière ou incarnation d’un destin national, se complique chez Welles dans la mesure où Charles Foster Kane peut être – et l’a d’ailleurs été – identifié à un homme réel : William Randolph Hearst. Au plus fort de la polémique qui suit la réalisation de Citizen Kane, l’auteur exprime ainsi cette ambiguïté : « Ce film n’emprunte rien à la biographie de M. Hearst ni à la vie de qui que ce soit d’autre. D’un autre côté, s’il n’y avait pas eu M. Hearst et un certain nombre de barons de la finance, jamais Kane n’aurait existé2». Dans la monographie qu’il consacre à Citizen Kane, Dominique Château commente ces propos en soulignant que « le film était censé renvoyer à la réalité davantage par son discours sur un type que sur un individu3» et il ajoute aussi : le récit des conquêtes et des frasques du magnat ne veut pas se limiter au portrait d’une seule personne, à la pure et simple exactitude d’une biographie fidèle. […] Welles amalgame les références à William Randolph avec des traits extrinsèques qui procèdent souvent du renvoi à d’autres figures – par exemple, Susan Alexander rappelle Marion Davies, la fiancée de Hearst, mais, d’une part, celle-ci était réputée talentueuse et, d’autre part, c’est un autre milliardaire qui fit construire l’opéra de Chicago pour un motif comparable. Par-delà l’anecdote donc, le personnage façonné par le cinéaste représente un rôle social caractéristique de l’époque [et] atteint incontestablement ce degré de généralité. Au moment où la réalisation du film commence, ce profil est en voie de disparition ; au pouvoir personnel […] succède la loi impersonnelle des corporations bancaires et des holdings qui travaillent sous le couvert de l’anonymat4.

7 La vie de Francis Cornish, le héros de What’s bred in the bone, peut aussi se lire de manière extensive comme une réflexion sur l’identité canadienne dans la même période, et sa biographie converge en plusieurs points avec celle de Kane : les deux personnages sont des immigrés de la seconde génération au moins ; les origines de leur famille, installée dans une communauté rurale reculée, dans des conditions matérielles et climatiques difficiles, sont modestes ; l’accès spectaculaire de leurs ascendants à la fortune est dû à des facteurs typiquement territoriaux : le commerce du bois pour Cornish, et, plus mythique, la mine d’or pour Kane ; tous deux sont donc les premiers héritiers des pionniers, disposant de moyens considérables, mais que leurs goûts personnels détourneront de la finance et porteront vers des carrières plus créatives ou du moins récréatives (la peinture pour Cornish, le journalisme pour Kane). Produits du rêve américain devenu réalité, ils sont aussi représentatifs des relations du Nouveau Monde avec la culture et le patrimoine européens : les alliances que concluent Kane, par son premier mariage avec la nièce du Président des États-Unis, séduite à l’occasion d’un séjour à Paris, et la mère de Cornish avec un officier britannique, rencontré lors d’un bal à Buckingham Palace, révèlent la nécessité fantasmatique d’un lien avec l’aristocratie de l’Est pour devenir un héros américain. Tous deux consacrent une grande partie de leur fortune à la collection d’œuvres d’art importées de l’Ancien

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Continent et s’inscrivent dans la lignée du personnage d’Adam Verver, dans La Coupe d’or de Henry James, accumulant des acquisitions dont la valeur n’est pas toujours reconnue par leurs compatriotes (à propos d’une statue de Vénus achetée par Kane, un observateur s’étonne qu’on puisse payer « si cher pour une femme sans tête »). Leur besoin de saturer, sinon leur pays, du moins leur espace personnel de spécimens étrangers est inscrit dans une perspective internationale stéréotypée : l’Amérique rachète ainsi la jeunesse de sa culture ; « L’Europe produit des chefs-d’œuvre depuis deux mille ans et je n’en achète que depuis cinq ans », déclare Kane. Sa puissance financière lui assure aussi l’asservissement des Européens – les deux seuls personnages qui viennent d’Europe sont le maître de chant de Susan et le majordome. Chez Davies, c’est un Italien qui explique cette volonté de s’approprier, sinon les Européens (et encore, la famille de Cornish achète-telle un beau parti anglais pour sa mère), du moins leurs objets, par l’effondrement et la nostalgie de la spiritualité des hommes de la Renaissance : « La passion moderne pour les œuvres d’art du passé fait partie de ce terrible désir de certitude. […] Pourquoi de riches Américains paient-ils des sommes fabuleuses pour des tableaux de maîtres anciens qu’ils comprennent ou non, qu’ils aiment ou non, si ce n’est pour importer dans leur pays la certitude dont je vous parle ? Leur vie publique est un cirque, mais la National Gallery de Washington recèle peut- être une parcelle du divin, une parcelle du confort de la splendeur divine5».

8 La collection est chaque fois présentée comme pléthorique, démesurée : Cornish achève son existence « dans un lieu qui ressemblait à la réserve d’un antiquaire à laquelle il ajoutait sans cesse le contenu d’autres caisses, cartons et paquets6». On songe aux derniers plans de Citizen Kane : les innombrables caisses empilées dans le hall de Xanadu, filmées comme des gratte-ciel, qui disent à la fois le gigantisme propre à l’urbanisme américain et la construction de cette nation sur un butin artistique d’origine européenne. Le mécénat est le corollaire de leur passion à tous deux, mais toujours entaché d’escroquerie : Kane fait construire un opéra parce que c’est le seul moyen pour que sa seconde femme, Susan Alexander, totalement dépourvue de talent, se produise comme cantatrice, dans une adaptation de Salammbô ; Cornish, pris à son propre piège, renonce de justesse à financer l’acquisition par le musée d’Ottawa d’un tableau attribué à un maître allemand du gothique tardif, mais dont il est en fait l’auteur.

9 La biographie fictive est donc bien, avec des traits communs, l’instrument d’une représentation plus large : une nation et une culture émergentes se dotent, comme dans l’épopée, d’une figure symbolique, à cette différence près, essentielle, que l’épopée américaine de Welles ou de Davies, tournée vers l’Est, inverse et pervertit les valeurs héroïques du genre antique. La spécificité géographique, historique et culturelle de leurs pays se reflète exactement dans la trajectoire personnelle des héros : Kane proclame à plusieurs reprises qu’il se définit avant tout et exclusivement comme « un Américain » et Davies superpose au portrait de Cornish une allégorie du Canada, « un pays introverti qui essaie désespérément de se comporter comme un extraverti7». Ou encore : le Canada, ce garçon de ferme aux grands yeux innocents, était en train de devenir un citadin déluré. […] le petit pays au grand corps qui avait toujours été introverti – introversion qui s’était manifestée par le préjugé loyaliste, c’est-à-dire le refus de se faire libérer par la force militaire de son puissant voisin de ce que ce dernier jugeait être un intolérable joug colonial – s’efforçait maintenant d’adopter l’extraversion dudit voisin. Parce que le Canada ne pouvait pas vraiment

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comprendre l’extraversion américaine, il en imitait les éléments les plus voyants, et le résultat était souvent d’un goût douteux8.

10 Le fait que ces héros américains soient un faussaire (Cornish) et un falsificateur (Kane) n’a pas pour seule conséquence la représentation critique d’une nation culturellement condamnée au plagiat (à leur époque du moins), mais complique aussi la tâche de leurs biographes et la réflexion sur vérité et mensonge qu’engage le recours à la forme de la fiction biographique.

11 La biographie, comme la fiction, et surtout la fiction moderne, met en jeu, en relation et quelquefois en opposition, deux champs d’une expérience humaine, la vie privée et la vie publique. Les frontières de l’intime reculent et la surface sociale projette avec plus ou moins d’authenticité les pensées et désirs profonds du sujet. Dans les deux œuvres qui nous intéressent, cette tension est fondamentale. Kane et Cornish sont impliqués dans les destins politiques de leur pays : Kane manipule l’opinion dans ses journaux, brigue un poste de gouverneur, rêve de la Maison Blanche. Homme public, il voit sa carrière brisée par la révélation médiatique de son adultère. « Sa vie privée appartenait au public », commente un journaliste. Welles n’anticipe pas seulement, pour s’en défendre, les accusations qu’on fera à son propre film, mais aussi les risques de l’exhibition de soi, ses revers, dans un système où la démocratie doit composer avec une nécessité d’absolue transparence, entretenue par les médias. L’enjeu dramatique de Citizen Kane repose d’ailleurs significativement sur l’élucidation d’un secret, ultime noyau qui résiste au harcèlement intime des observateurs, mais pas au regard du spectateur, pas vraiment un noyau, mais presque : un bouton de rose, « Rosebud ». Chez Davies, le héros introverti œuvre aussi pour son pays, mais dans l’ombre : comme son père, il est agent secret au service de l’Angleterre et cette version obscure de l’activité politique trouve un écho dans la dissimulation, les mensonges, la clandestinité qui entourent sa vie privée. Lui aussi exhibe son intimité, mais de façon travestie : le tableau allégorique qu’il manque céder au musée d’Ottawa, intitulé Les Noces de Cana, réserve au seul lecteur le privilège d’une interprétation fiable.

12 La réflexion sur les domaines privé et public, amplifiée par les fonctions respectives de Kane et de Cornish, rencontre dans les deux cas l’écart entre vérité et mensonge : le premier, manipulateur d’opinion, falsificateur – tous les journaux qu’il possède célèbrent unanimement le talent de sa femme Susan – est aussi obsédé par la recherche de la vérité (en témoignent : la profession de foi qu’il publie lorsqu’il reprend, à ses débuts, le New York Inquirer ; le choix de laisser éclater le scandale qui compromet définitivement sa carrière politique en révélant sa liaison ; et surtout la critique qu’il publie lors de la première de Salammbô : commencée par son meilleur ami Leland comme un éreintement, elle est achevée « dans le même esprit » par Kane lui-même, et paraît signée par Leland). La rupture entre eux est consommée par cette collaboration ambiguë, où se mêlent la fidélité spectaculaire de Kane à la vérité (il sait bien que sa femme chante mal) et le faux manifeste : le moment de vérité se solde par la publication d’un mensonge. Cornish, lui, éclaire d’une autre manière cette confusion du vrai et du faux : son tableau, sa seule création, Les Noces de Cana, est admiré et analysé par un public d’experts qui authentifient son appartenance au gothique tardif et finit par occuper « une place d’honneur dans un grand musée des États-Unis, regardé par des amoureux de la peinture et d’innombrables étudiants des Beaux-Arts dont les diplômes garantissaient l’infaillibilité de leur savoir et de leur goût9». Cette mystification, cette imposture n’enlève rien à la vérité d’un tableau où « il avait assumé son âme10», qui est « l’allégorie de sa propre vie11», qui lui a permis de découvrir « (sa)

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légende, (son) mythe personnel12». Le roman se conclut sur cette contradiction et évoque pour finir un autre tableau, L’Allégorie de l’amour, de Bronzino : Dans ce tableau qu’il aimait tant, le Temps et sa fille la Vérité dévoilaient le spectacle de ce qu’était l’amour, tout comme un jour ils dévoileraient Les Noces de Cana. Et quand ce jour viendrait, on parlerait d’abord très durement de duperie et de falsification. Mais Bronzino n’avait-il pas dit beaucoup de choses pertinentes à ce sujet dans son personnage, magnifiquement peint, de la Tromperie, à la fois jeune fille au doux visage qui offre un rayon de miel et scorpion dont la partie inférieure est pourvue des griffes du dragon chtonien et de la queue cinglante du serpent13?

13 Pour conclure sur ce point, il faudrait rappeler que le dernier film de Welles, réalisé en 1973, en anglais F for Fake, traduit en français par Vérités et mensonges, développait une réflexion sur le vrai et le faux à partir de plusieurs exemples de faussaires.

14 Les objets ambigus que sont les vies fictives de Kane et de Cornish nous sont présentés indirectement, sous le regard d’un enquêteur. D’emblée, le travail du biographe est donné comme contexte de l’histoire racontée, qui affectera profondément la forme du récit : juste après la séquence d’ouverture, consacrée au dernier soupir de Kane, le film de Welles insère un assez long pastiche des actualités de l’époque, « News on the March », que Dominique Château commente ainsi : Les détails véridiques, concernant l’histoire des États-Unis ou la vie de Hearst, et les faits inventés s’étayent les uns les autres dans un tissu serré qui veut nous faire accroire qu’il a valeur de biographie. […] Maquillée mais latente au niveau élémentaire, la fiction redevient manifeste dès lors que « l’Actualité en marche » entre en rapport avec le reste du film. Or, les faits donnés pour actuels dans cette portion et les faits donnés pour fictifs dans le reste se recoupent, se chevauchent ou se complètent. […] S’opère un entrecroisement indécidable entre les deux modes de conditionnement filmique (actualité/fiction) et les deux catégories de faits (empruntés/inventés)14.

15 Cette nécrologie « indécidable » est aussitôt disqualifiée, c’est un brouillon qui suscite un débat dans la salle de rédaction où il vient d’être projeté : « Ce qui lui manque, c’est un angle valable […] Indispensable, cet angle. […] Pas de doute, il nous faut un angle. » Tout en ironisant sur le jargon et les pratiques journalistiques, Welles fait sienne cette nécessité, comme le démontre, non pas tant l’acharnement du reporter-détective, qui sera désormais le fil conducteur entre les récits successifs des principaux témoins de la vie de Kane, à justifier « l’angle » retenu (« Rosebud » ! Qu’est-ce que ça peut signifier ? »), mais le dispositif narratif choisi, cette fois, par le cinéaste, qui consiste à porter sur le même objet (Kane) des éclairages divergents, différents « angles de vue ». Le film met donc à l’épreuve conjointement deux genres à un moment donné de leur histoire : le genre biographique tel que les supports populaires d’information de l’époque le pratiquent, avec didactisme et indiscrétion ; et la fiction, engagée depuis James dans un processus de rénovation qui suppose une déconstruction de la narration traditionnelle et la multiplication des points de vue, processus qui concerne aussi bien le cinéma que la littérature (on a d’ailleurs comparé Citizen Kane à Rashomon de Kurosawa, tourné dans la même décennie).

16 Le roman de Davies commence, quant à lui, par mettre en scène trois personnages dont l’un, Simon Darcourt, s’est proposé d’écrire la biographie de Cornish et s’ouvre à ses amis des difficultés qu’il rencontre. Ce prologue, nettement distinct du reste (Simon Darcourt ni ses comparses ne réapparaîtront par la suite), et au cours duquel Simon lit à haute voix la notice biographique publiée par le Times à la mort de Cornish, s’interroge sur la possibilité même de l’écriture du roman qu’il introduit. La première

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phrase est provocatrice : « Il faut abandonner ce projet de livre15». Elle est vite nuancée par cette question : « L’esprit de Francis Cornish s’oppose-t-il à ce qu’on écrive sa biographie16? » Suit la transcription de l’article du Times qui, comme « L’Actualité en marche » dans Citizen Kane, donne au lecteur les principales informations factuelles, et ainsi authentifiées, relatives à la vie du sujet. Mais, là encore, le pseudo compte rendu journalistique se révèle décevant, inapte à restituer la vérité du personnage. Simon conclut donc ainsi : Évidemment, je pourrais inventer. Si seulement j’osais le faire, si seulement j’avais l’indécence d’un si grand nombre de biographes ! Je ne vous parle pas de grossiers mensonges, mais d’une sorte d’affabulation qui peut atteindre à l’art et, d’une certaine manière, correspondre à la vérité. Rappelez-vous ce qu’a dit Browning : « L’art reste le seul moyen possible de dire la vérité, du moins pour des voix comme la mienne ». Je servirais Francis tellement mieux si j’avais la liberté d’expression d’un romancier17.

17 Plus loin, Davies attribue une opinion identique à un personnage de faussaire, initiateur de Cornish, qui dit ceci : « L’art est une façon de dire la vérité18», et cite une formule de Matisse : « L’exactitude, ce n’est pas la vérité19», qui fait d’ailleurs écho à la conclusion de F for Fake : « L’art est un mensonge qui fait comprendre la réalité. » C’est logiquement dans cette voie que s’engage formellement le roman, c’est-à-dire dans celle de la fantaisie : en effet, la défection de Simon est relayée, compensée, par l’apparition de deux compères, qui regardent défiler la vie de Francis Cornish : l’un est son ange gardien, le petit Zadkiel, qui occupe officiellement, dans la hiérarchie céleste, la fonction de biographe ; son interlocuteur est le daimôn de Francis, Maimas, son démon au sens mythologique du terme, génie plus protecteur que malfaisant. Leur dialogue scande régulièrement la progression du récit, l’interrompt, la commente, un récit qui par ailleurs obéit conventionnellement à la forme biographique.

18 Chez Davies, comme chez Welles, la fiction biographique met en cause la biographie et la fiction : Cornish commence sa collection de livres d’art en achetant un exemplaire d’occasion des Vies des plus excellents peintres, sculp teurs et architectes de Vasari, qui devient sa lecture de chevet, mais il remarque, au moment de mourir, que si l’identité du Maître Alchimique, auteur supposé des Noces de Cana, venait à être découverte, « on écrirait des vies du Maître Alchimique, mais celles-ci approcheraient-elles jamais de la vérité, voire des faits20 ? ».

19 Dans les deux cas, c’est donc la fiction seule qui permet d’approcher cette vérité – ce qui, en tout cas, passe pour la vérité – et qui le permet au lecteur ou au spectateur seulement : l’avant-dernier plan de Citizen Kane réserve au spectateur la révélation de l’énigme « Rosebud », après que le journaliste a quitté Xanadu ; chez Davies, le sens caché du tableau allégorique de Cornish, Les Noces de Cana, n’est accessible qu’au lecteur et renvoie, comme la luge de Kane, à l’enfance du personnage, relevant d’une conception freudienne du psychisme. Il reste théoriquement caché à Simon Darcourt, à moins de supposer (ce que le roman ne confirme ni ne dément) qu’il est l’auteur du livre, que ce que nous lisons est le résultat de la conversation préliminaire au cours de laquelle il regrettait les pouvoirs du romancier, le résultat aussi du whisky qu’il a bu ce soir-là et des rêves qu’il aura faits. Ce jeu avec le récepteur est fondé sur un postulat confortable, un contrat préalable, qui donne à l’enquête biographique une tonalité policière : il y aurait dans toute vie, dans toute identité, un élément fondamental, une clef, un sens unique. Les deux œuvres satisfont cette promesse : le sens de « Rosebud » et « ce qui a été mis dans la moelle » sont finalement révélés.

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20 Mais les œuvres elles-mêmes démentent cette élucidation réductrice : Kane et Cornish sont partout caractérisés par leur duplicité, leur multiplicité. Le premier est à la fois décrit comme communiste et fasciste, pacifiste et belliciste, capitaliste et anarchiste, et il est encadré par les figures de Bernstein, le Juif, et de Leland, le Puritain. Le dernier plan du film dans lequel il apparaît est explicite : après que Susan l’a quitté, il saccage tout dans sa chambre à l’exception de la petite boule de verre enneigée, prononce le mot magique, « Rosebud », puis traverse le hall sous les yeux de tout son personnel et passe entre deux miroirs qui réfléchissent ainsi sa silhouette à l’infini. C’est sur cette vision démultipliée que Kane, prétendument monolithique, quitte la scène. Cornish, objet du double regard de Zadkiel et Maimas, est canadien et anglais, catholique et protestant, mercurien et saturnien, masculin et féminin, essentiellement ambivalent.

21 L’équivoque ne se limite pas à l’identité des héros, elle contamine évidemment le récit, qui reproduit formellement leur ambiguïté et interdit toute interprétation exclusive. Dans Citizen Kane, c’est le journaliste, l’investigateur, qui nous le dit. À peine esquissée, son ombre apparaît presque toujours de dos, en amorce ; les verres de ses lunettes seuls accrochent la lumière, réduisant le personnage à sa fonction et l’identifiant au spectateur, et ses derniers commentaires sont ceux-ci : « Aucun mot ne peut suffire à expliquer la vie d’un homme. Non, pour moi, « Rosebud » ça n’est qu’un morceau du puzzle… une pièce manquante. » Il est possible d’en dire autant de la solution dont cet œil est privé : comme le rappelle Dominique Château, on a souvent discuté pour savoir si le film de Welles répondait à l’énigme qu’il posait ou bien s’il la laissait pendante. La déception des téléspectateurs devant le film amputé montre au moins que l’absence de la fin laisse le récepteur dans un état de frustration21. Mais on semble également fondé à objecter que cette révélation en dernière instance ne fait porter sur l’énigme qu’un éclairage partiel. Le « No Trespassing » (défense d’entrer) qui inaugure le film entier, et que l’on revoit tout à la fin, signifierait-il effectivement, comme le dit, par exemple, Jean Mitry, « qu’on ne peut pénétrer à l’intérieur d’une conscience »22?

22 Ou encore, que la révélation du secret n’épuise pas les significations du film. L’échec de la transgression biographique ou critique, manifesté par le retour de cette interdiction, « No Trespassing », est décelable rétrospectivement dans l’ambiguïté de la scène d’ouverture : ce n’est qu’après le dernier mot de Kane (« Rosebud »), que l’infirmière ouvre la porte et pénètre dans la pièce, et pourtant ce mot est su, répété, publié, devient le moteur d’une enquête. De même, nous savons tous ce qu’il signifie, et pourtant nous continuons d’explorer, de questionner le film.

23 Le statut réflexif du secret est encore plus net chez Davies, qui choisit de faire de son héros un peintre, qui s’exerce au portrait, débute précisément comme caricaturiste et dont les premiers modèles – involontaires – sont des cadavres, observés et croqués dans une morgue. À l’instar du biographe, il tente de redonner vie à leurs traits et de nombreux propos tenus dans le roman au sujet de la peinture pourraient s’appliquer à la fiction biographique telle que la pratiquent Davies, et, ce qui est plus étonnant, Orson Welles : « Un portrait exprime un jugement de l’artiste tout autant qu’il offre une image ressemblante23» ; « un tableau est plusieurs choses : ce que voit l’artiste, mais aussi ce qu’il pense de ce qu’il voit, et, de ce fait, c’est dans une certaine mesure un portrait de lui-même24» ; ou encore, à propos de Cornish, « c’est un homme qui adore peindre sous forme de devinettes et de clins d’œil au spectateur25». Les spéculations des experts sur le sens des Noces de Cana ne sont pas disqualifiées en elles-mêmes mais pour leur prétention à réduire la vérité de l’œuvre à un « code », qu’il soit alchimique ou

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politicoreligieux. « Personne ne connaît jamais tous les aspects d’une histoire26», commente le narrateur quelques lignes avant la fin, ouvrant l’œuvre à toutes les lectures, y compris à celle, internationale, esquissée pour commencer : est-ce un hasard si Cornish décide d’exprimer sa « légende », son « mythe personnel » en peignant Les Noces de Cana ? ou est-ce, entre autres, par association avec le nom de son pays, « Cana »/da, de Kanata, qui voudrait dire, en Iroquois : « Il n’y a rien là » ? Le tableau, dans cette perspective, dirait l’ambition fondatrice du roman, la nécessité d’inventer la fiction du Nouveau Continent.

NOTES

1. Ce dernier a sans doute exercé une influence sur son écriture, comme le confirme la lecture d’une autre fiction de Davies, cinéphile averti, Fantômes et Cie, qui dresse la généalogie d’un personnage par l’intermédiaire d’une projection publique de séquences cinématographiques inspirées du cinéma soviétique de l’entre-deux guerres, soit contemporaines de Welles et pratiquant des innovations formelles comparables, notamment sur le plan du montage. 2. Cité par Barbara Leaming, Orson Welles, New York, Viking, 1985 ; trad. par Jean-Pierre Carasso et Bruno Monthureux, Éditions Mazarine, « Biographie », 1986, p. 224. 3. D. Château, Citizen Kane, L’Interdisciplinaire, 1993, p. 24. 4. Ibid., p. 20. 5. R. Davies, Un homme remarquable, trad. par Lisa Rosenbaum, Points/Seuil, 1992, p. 400. 6. Ibid., p. 492. 7. Ibid., p. 374. 8. Ibid., p. 487. 9. Ibid., p. 512. 10. Ibid. 11. Ibid. 12. Ibid., p. 275. 13. Ibid., p. 513. 14. D. Château, Citizen Kane, op. cit., p. 21-23. 15. R. Davies, Un homme remarquable, op. cit., p. 11. 16. Ibid., p. 13. 17. Ibid., p. 27-28. 18. Ibid., p. 391 19. Ibid., p. 399. 20. Ibid., p. 512. 21. La diffusion à la télévision américaine d’une version de Citizen Kane tronquée pour obéir au rythme imposé des coupures publicitaires et privée du dernier plan aurait déclenché l’indignation des téléspectateurs. 22. D. Château, Citizen Kane, op. cit, p. 60. 23. R. Davies, Un homme remarquable, op. cit, p. 110. 24. Ibid., p. 286. 25. Ibid., p. 477. 26. Ibid., p. 510.

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AUTEUR

JULIE WOLKENSTEIN Université de Caen

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La fiction biographique mise en question par deux expériences cinématographiques singulières Alain Cavalier (Thérèse, 1986), Maurice Pialat (Van Gogh, 1991)

Didier Coureau

« Seulement, rien n’exige plus de vérité que la fiction1. » Jean COCTEAU

1 J’ai réuni deux cinéastes, Alain Cavalier (né en 1933), et Maurice Pialat (né en 1925), qui se caractérisent par leur singularité, leur solitude créatrice de moins en moins bien acceptée par Pialat, de plus en plus recherchée par Cavalier. Si je les ai fait se rencontrer, c’est aussi pour aborder deux œuvres qui me semblent autoriser une réflexion sur la notion de fiction biographique, et sur deux manières de penser de manière filmique une corrélation originale entre ces termes.

2 Thérèse constitue un tournant dans le cinéma de Cavalier qui, par la suite, radicalisera sa pratique pour aboutir à une forme presque expérimentale. Van Gogh est un sommet dans le cinéma de Pialat qui, par la suite, ne réalisera plus qu’un film mineur, avant d’être handicapé par la maladie et de mourir en 2003. Ces deux films sont nés d’un long mûrissement intérieur. Cavalier dit avoir pensé à ce projet une quinzaine d’années avant sa réalisation en 1986. Pialat situe l’origine du sien une vingtaine d’années avant sa réalisation en 1990-1991, tandis que son intérêt pour Van Gogh remonte aux années 1940, même s’il déclare souvent lui préférer, au sein de l’histoire de l’art, Nicolas Poussin. De 1942 à 1947, il fut lui-même peintre, et étudiant aux Arts décoratifs. En 1965, passé à la réalisation de films documentaires, il consacra déjà un court métrage à Van Gogh dans son ultime période d’Auvers-sur-Oise.

3 Traiter, dans des films de la fin du XXe siècle, de Vincent Van Gogh mort en 1890 à 37 ans, et de Thérèse Martin disparue en 1897 à 24 ans, c’est pour les cinéastes effectuer une traversée dont l’origine se situe non loin de la naissance du cinématographe des

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frères Lumière en 1895 – et de ces premiers films, admirés par Pialat, où se mêlaient déjà vision documentaire et mise en scène de la réalité.

4 Il est aussi possible de trouver des raisons autobiographiques à ces choix biographiques. Les relations conflictuelles entre financier et créateur, le doute perpétuel sur la valeur de son propre travail, sont des aspects qui rapprochent Pialat de Van Gogh. Cette définition du peintre par Pierre Michon correspondrait également au cinéaste : « […] Van Gogh, qui ne trouvait son compte ni dans les beaux-arts ni dans ses semblables, était tout de même violemment entraîné vers les deux2». Cavalier, de son côté, est assez proche du mysticisme de Thérèse, et évoque à son propos une « innocence fondamentale3 » qu’il souhaiterait atteindre dans son cinéma. Pialat, dans son énergie à la fois créatrice et destructrice, qui frôle souvent l’accident, et Cavalier dans son attitude réflexive, méditative, dans une quête d’harmonie, ont cependant pareillement « partie liée avec ce qu’on peut appeler la souffrance du monde », selon les termes qu’employa le cinéaste Pascal Thomas pour rendre hommage à Pialat4.

5 Si les styles des deux réalisateurs diffèrent, leurs postulats et leurs travaux préliminaires présentent quelques similitudes. « Le parti pris du film [dit Cavalier] est de parler de Thérèse comme d’une inconnue, il ne s’agit pas […] de construire un monument à une sainte […]. Il s’agit pour moi d’une petite carmélite, un peu bizarre, exceptionnelle par rapport aux autres, qui meurt de tuberculose5». Le titre du film, qui se résume au seul prénom Thérèse, suggère cet éloignement de la figure légendaire de sainte Thérèse de Lisieux. Quant à Pialat, qui pourrait s’accorder à l’idée de Cavalier de parler de son personnage comme d’un inconnu, il pouvait dire avec une certaine brusquerie qui le caractérisait : « Le cas Van Gogh était très simple : c’était un mec qui peignait, point6», ce qui rejoint assez Antonin Artaud lorsqu’il écrit : « Rien qu’un peintre, Van Gogh, et pas plus, pas de philosophie, de mystique, de rite, de psychanalyse ou de liturgie7». Un bref dialogue du film peut aussi illustrer cette idée d’une simplicité dans la perception du personnage, et dans le caractère même de celui- ci. Le docteur Gachet (interprété par Gérard Sety) demande à Van Gogh (Jacques Dutronc) : « J’aimerais connaître votre technique du roseau taillé », le peintre lui répond : « On taille un roseau ». Il souligne ainsi l’évidence, et le caractère presque naturel de la création.

6 Il ne s’agit pas de partir d’un personnage secondaire, comme le fait Michon dans son choix d’évoquer le facteur Joseph Roulin, mais de partir d’un Van Gogh ou d’une Thérèse débarrassés de leur dimension figée de mythes, de se rapprocher de leur vie passée pour les ramener à la surface de la vie présente et, pour ce faire, comme le dit Cavalier, de « réunir ces deux extrémités-là, le monde vécu et le monde imaginé8».

7 La partie documentaire consiste déjà, pour Pialat comme pour Cavalier, à faire le vaste travail de recherche que doit faire tout biographe consciencieux, fût-il écrivain ou cinéaste.

8 Pour Pialat, ce travail a été amorcé avec son court métrage sur Van Gogh qui se fondait sur les rapports entre vie, lieu et œuvre, en accord avec cette phrase du peintre : « L’art, c’est l’homme ajouté à la nature9». Dans son film À nos amours (1983), Pialat cite l’une des dernières phrases dites par Vincent à Théo sur son lit de mort : « La tristesse durera toujours » – phrase qui s’accorde à sa propre tristesse fondamentale. Mais Pialat a aussi une connaissance approfondie de la peinture de Van Gogh et de ses lettres, qu’il a écartées finalement de son projet de long métrage, si ce n’est quelques bribes qui refont ça et là surface, sans qu’aucune voix-off ne vienne les lire en se surajoutant à

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l’image. Il a consacré plusieurs cahiers de notes au peintre, avant d’effectuer un volumineux travail d’écriture personnelle qui a abouti à un scénario d’environ sept cents pages. Il ne s’agit pas d’une construction narrative classique, mais de moments de vie, de scènes qui peuvent changer de place au fur et à mesure de l’avancée du film, comme certains dialogues peuvent être attribués en cours de route à des personnages différents. Une matière textuelle évolutive en quelque sorte, jusqu’à la réalisation finale et, surtout, au montage qui peut encore réorganiser ces matériaux.

9 Cavalier a d’abord lu un petit livre sur Thérèse, puis a abordé son Journal (Histoire d’une âme, qui regroupe trois cahiers manuscrits rédigés entre janvier 1895 et janvier 1896) dont l’écriture lui fut imposée par le Carmel, et qui demeura très longtemps partiellement censuré. Il a ensuite acquis une publication, dans laquelle le Carmel avait décidé de rendre publiques des informations sur la vie quotidienne au couvent du temps de Thérèse. Une somme que Cavalier considère comme « un véritable reportage qui complétait le Journal10». Au-delà de ces lectures, il a mené une enquête personnelle, rencontrant d’anciennes nonnes qui ont quitté le Carmel de Lisieux, et parvenant à visiter les lieux encore relativement peu enclins cependant à s’ouvrir au monde extérieur. Mais c’est surtout un livre de photographies qui a déclenché son désir de matérialiser son projet : « Ce qui est très émouvant [dit-il de ce livre] c’est qu’on a l’histoire de la souffrance physique de Thérèse dont le visage se décharne progressivement11». Cavalier se confronte souvent, dans son travail, à des documents photographiques qui montrent la douleur des hommes (guerre, torture…), et leur résistance à celle-ci dans des conditions extrêmes (documents dont on retrouve l’influence dans Libera me, en 1993).

10 Cavalier, à partir de Thérèse, se consacre de plus en plus à la biographie, par exemple entre 1988 et 1990, sous la forme de ses 24 portraits (de femmes au travail). Ces courts métrages saisissent des femmes dans les gestes de leurs activités artisanales quotidiennes : la fileuse, l’archetière, et même la romancière Béatrice Beck (écrire nécessitant aussi des gestes et du matériel). Il faut signaler que Thérèse avait en quelque sorte préparé sur le plan fictionnel le tournage de ces documentaires puisque plusieurs nonnes sont définies dans le générique par le terme qui correspond à leur fonction : la chanteuse, l’infirmière, la peintresse, les relieuses, la brodeuse… Un autre de ses films, consacré à des biographies d’inconnus, s’intitule simplement Vies (2000) et pourrait rejoindre le projet de Pierre Michon dans ses Vies minuscules.

11 Le scénario de Thérèse ne comporte que cent pages, « la corde du récit12» selon Cavalier, qui avoue les difficultés qu’il éprouve face à la fiction, et déclare dans le film que lui a consacré Jean-Pierre Limosin (Alain Cavalier. 7 chapitres. 5 jours. 2 pièces cuisine, 1996) que « la réalité humaine, le fait que ça ait existé [le] soutient ». Propos qui font songer à cette phrase de la fin du Quintette d’Avignon de Lawrence Durrell qu’aimait citer un autre cinéaste, qui se situait pareillement entre documentaire et fiction, Jean-Daniel Pollet : « Et c’est alors que la réalité première vint au secours de la fiction et que l’imprévisible eut lieu13».

12 Ces recherches préparatoires, menées par les deux cinéastes, aboutissent à des méthodes de tournage et de montage différentes.

13 Pialat tourne énormément de rushes, souvent de longues séquences ou des plans séquences, dans lesquels il effectue des coupes au montage. Pour Van Gogh, il pensa d’abord faire un film qui durerait six heures. La seule séquence du repas, où Van Gogh imite Toulouse-Lautrec, et où les convives chantent Le Temps des cerises, donna lieu à six

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heures d’enregistrement, réduites à cinq minutes dans le montage final. Le film dure finalement deux heures trente-huit minutes, pour évoquer les soixante-dix derniers jours de la vie de Van Gogh à Auvers-sur-Oise – sans que soient jamais précisées les dates exactes des événements.

14 À l’inverse, Cavalier a tourné toutes les scènes primordiales qui lui étaient nécessaires, dans un ordre chronologique, et afin de parvenir à une durée standard, il a dû puiser dans ce qu’il nomme « la série des plans flottants14», c’est-à-dire des plans tournés en marge de l’action principale, qui montrent des personnages de nonnes du Carmel en train de réciter des vers du Cantique des Cantiques. En quatre-vingt-dix minutes sont évoqués plus de neuf ans de la vie de Thérèse, avec comme moments privilégiés, ceux de son entrée au Carmel, et les mois durant lesquels eut lieu son agonie – sans, là non plus, donner de datation précise des faits.

15 Où Pialat voudrait montrer un maximum de la vie enregistrée au tournage, Cavalier travaille beaucoup plus sur l’ellipse, tout en privilégiant cependant aussi le moment vivant du tournage, lors de la rencontre avec les comédiens.

16 L’analyse de quelques extraits va nous permettre de mieux définir les conceptions de la biographie filmique de Cavalier et Pialat. Le premier extrait est issu du film de Jean- Pierre Limosin consacré à Cavalier dans le cadre de la série « cinéma de notre temps », le second de Thérèse, les troisième et quatrième de Van Gogh.

Geste créateur

17 J’ai choisi des passages qui permettent tout d’abord de mettre en valeur des gestes symboliques des cinéastes eux-mêmes, montrant le rapport direct du créateur à sa création.

18 Dans le film de Limosin, nous voyons Cavalier faire un arrêt sur image, lors du visionnement des essais de comédiennes filmés chez lui en vidéo (comme le peintre se trouve seul face à ses modèles) pour le casting de Thérèse, et recadrer avec sa main – geste de création et de pensée –, au sein du cadre télévisuel, le regard de Catherine Mouchet, en prononçant la phrase : « Voilà, là vous avez tout […]. Là, je vais faire vraiment une heure et demie de film. La certitude. » Il évoque ailleurs l’impression ressentie face à sa future comédienne, et affirme que lorsqu’une révélation semblable se produit « vous avez l’impression de toucher la vie, de pouvoir faire de la vie avec quelqu’un15».

19 Le premier extrait de Van Gogh montre le passage de Dutronc/Van Gogh au très gros plan de la peinture, qui vient occuper l’intégralité du champ filmique. Cette peinture bleue est d’abord vue dans le générique, puis elle est revue au sein de cette séquence. Ce bleu sera la couleur la plus vive du film, avec le rouge de la robe de Cathy, la prostituée (interprétée par Elsa Zylberstein), qui se détache sur le vert de la nature. « J’ai cherché à exprimer avec le rouge et le vert les terribles passions humaines », dit une célèbre phrase écrite par Van Gogh dans ses lettres16. Le bleu et le rouge exacerbés du peintre se retrouvent dans le Portrait du docteur Gachet (juin 1890) aperçu dans le film. Dans le geste du peintre au couteau, puis au pinceau, c’est la main de Pialat qui se substitue à celle de Dutronc. Le seul moment de présence de la matière picturale de Van Gogh coïncide avec ce geste du cinéaste qui scelle sa proximité avec son personnage. Si Cavalier pense avec les mains (selon l’expression de Denis de Rougemont souvent citée

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par Jean-Luc Godard), Pialat semble faire corps avec la peinture dans l’action. Il n’écartait pas l’idée de se remettre un jour lui-même à peindre, et évoquait, dans une émission de la Télévision suisse romande en 1991, la nécessité pour ce faire de « retrouver une main ». La palette et le chevalet utilisés par Dutronc sont, du reste, ceux que Pialat utilisait autrefois dans ses années d’apprentissage de la peinture.

Vie des personnages

20 Une des particularités d’une biographie filmique réside, bien évidemment, dans la nécessité de trouver un comédien qui puisse redonner vie à la personnalité choisie, difficulté que ne rencontrent pas les écrivains, si ce n’est dans le fait de devoir trouver les mots justes pour effectuer la description la plus fine et précise possible.

21 Dans le film de Limosin se voit l’intensité de la rencontre entre Cavalier et Catherine Mouchet, alors comédienne au Conservatoire national d’art dramatique de Paris : rencontre matérielle et spirituelle qui s’accorde à cette pensée de Robert Bresson sur ses « modèles » (terme qu’il oppose à celui d’acteur, comme il oppose le « cinématographe » à une certaine forme de théâtralité du cinéma) : « Entre eux et moi : échanges télépathiques, divination17». Il fallait, pour Cavalier, trouver une actrice à la fois simple et inspirée, qui échappe aux critères commerciaux en vigueur dans le cinéma dominant. Ce qu’il recherchait, c’est une ressemblance intérieure entre la comédienne et le personnage. Dans un carnet, il écrit : « Merci à Thérèse Martin et à Catherine Mouchet. Le réussi vient d’elles : leurs étincelles18».

22 Pialat choisit Dutronc, et écarte toute idée de ressemblance physique directe. Il s’oppose violemment à l’image de Kirk Douglas que fabriqua Vincente Minnelli qui pour son film, La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (1956), « avait tout copié, le chapeau, la lumière, etc.19», et qui appartient pour lui à « la ressemblance avec une espèce d’imagerie, d’iconographie, que Madame Jo [la belle-sœur de Van Gogh] a su si bien créer20». Chez Pialat, il n’y a aucune tentative de maquillage afin de transformer le visage, pas de simulacre non plus d’oreille coupée (juste une petite réplique où le peintre dit à propos de son oreille : « J’ai fait pst »…), pas de simulation de la folie et de la fièvre créatrice qu’elle est censée déclencher, juste la distanciation naturelle qu’introduit le comédien Dutronc – toujours très proche de celui qu’il est dans l’existence. Même la veste qui habille le personnage qu’il joue fait partie de ses propres vêtements, elle est taillée dans un tissu japonais qui rejoint, coïncidence notable, l’inspiration japonisante revendiquée par Van Gogh.

23 Il faut encore signaler que les autres comédiens, chez Pialat comme chez Cavalier, sont des professionnels (parfois des débutants), mais aussi des non-professionnels (les nonnes plus âgées, ou l’écrivain Jean Pellegri dans le rôle du père pour Thérèse, la concierge de l’immeuble de Pialat en Madame Ravoux dans Van Gogh) : autre sorte de rapprochement entre la fiction et la réalité.

Portraits

24 J’ai retenu, dans les extraits, deux fragments de séquences ayant trait, au sein de la biographie au sens littéraire, au portrait au sens plastique. Cavalier montre une nonne, l’une des sœurs de Thérèse, en train de la photographier, déguisée en Jeanne d’Arc.

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Cette scène eut réellement lieu, et cette photographie existe. Cavalier précise la nature du travail qu’il a ici effectué : J’ai recopié les costumes, les fleurs de lys qui parsèment sa robe de bure, découpées dans du papier de chocolat. Mais sur la photo elle porte une perruque que je n’ai pas conservée. Ça faisait trop image pieuse du siècle dernier. […] avec ses cheveux courts […] c’est beaucoup plus émouvant. Et beaucoup plus cinématographique. […] Voilà le genre d’adaptation historique qui […] m’intéresse le plus21.

25 Si les détails réels les plus précis – y compris l’usage de ce papier de chocolat pour réaliser le décor du costume avec les faibles moyens du Carmel – sont respectés, il s’agissait néanmoins d’épurer l’image, de la faire correspondre à cette étonnante modernité qu’introduit l’appareil photographique au sein de ce monde confiné et replié sur lui-même.

26 Pialat saisit Van Gogh – dans l’un des rares moments où l’acte pictural est mis en avant – en train de réaliser un portrait de la fille du docteur Gachet. Le tableau existe réellement, comme tous ceux qui sont vus dans le film (en reproductions laser retirées sur toiles, pour plus d’exactitude) : La Plaine d’Auvers (juin 1890), Champs sous un ciel d’orage (juillet 1890), un Autoportrait (septembre 1885, Saint-Rémy), Branches d’amandier en fleurs (toile peinte à Saint-Rémy en février 1890, pour célébrer la naissance de son neveu, lui aussi prénommé Vincent)… Choisir de montrer le peintre face à son modèle – comme la photographe dans le film de Cavalier fait face à Thérèse – c’est aussi métaphoriquement, par l’intermédiaire d’un personnage, évoquer la position du cinéaste face à son comédien, lorsque la biographie devient audiovisuelle et qu’elle se transforme en portrait filmique.

Conceptions de l’espace

27 Thérèse, à l’image de ce qui a été vu dans la séquence du portrait de Thérèse en Jeanne d’Arc, est un film entièrement réalisé en studio. L’influence directe de la peinture sur le travail de Cavalier y est manifeste. À propos des choix esthétiques faits pour le film, il déclare : C’est Édouard Manet qui m’a déverrouillé. Il m’a dit : « Tu peux filmer les visages, et derrière, il n’y a pas forcément une fenêtre, un mur, un jardin. Tu arriveras à dire des choses secrètes avec cette méthode-là, avec seulement des visages, des corps, des objets, sur un fond à la fois uniforme et nuancé. On ne sentira même pas les murs…22».

28 C’est ainsi qu’a été décidé l’usage d’un cyclorama (toile de fond souple et mobile utilisée dans les décors de théâtre) sur lequel a été réalisé un méticuleux travail de préparation. Cavalier a observé de manière précise les fonds des tableaux de Manet, il les a ensuite fait reproduire, dans une échelle plus grande, par un peintre, afin de pouvoir en révéler toutes les nuances. De plus, il a pris soin de créer, à la manière de Manet lui-même, une gorge qui rende invisible – en une courbure – la rupture à angle droit entre le mur et le sol. De Manet, Cavalier évoque souvent l’influence qu’a eu sur lui Le Fifre (1866), dont Émile Zola a pu déclarer, ce qui s’accorde très bien au style du cinéaste : J’ai dit […] que le talent de M. Manet était fait de justesse et de simplicité, me souvenant surtout de l’impression que m’a laissée cette toile. Je ne crois pas qu’il soit possible d’obtenir un effet plus puissant avec des moyens moins compliqués23.

29 Dans ce décor, quelques meubles ou objets suffisent à représenter un parloir, une cellule, la buanderie, la cuisine, dans une économie de moyens généralisée. Les plans

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sont quant à eux souvent séparés par des fondus au noir faits à la caméra (pendant la prise de vue, d’une manière très artisanale). À d’autres moments, ce sont des mouvements de panoramiques qui relient, à travers le décor, des espaces qui sont cependant éloignés les uns des autres (telle pièce de la maison de la famille de Thérèse et telle partie du Carmel par exemple). Comme la résistance de Thérèse est pour Cavalier représentative d’autres formes de résistance de différentes époques, l’espace devient espace mental, et cette biographie pourrait bien correspondre à ce que Baudelaire écrit dans le texte qu’il consacra à Théophile Gautier : « Rien qu’une immensité spirituelle ! La biographie d’un homme dont les aventures les plus dramatiques se jouent silencieusement sous la coupole de son cerveau24». Au sein de la séquence de la photographie sont aussi montrés les liens que Cavalier crée entre les figures filmées devant le fond, par l’intermédiaire des très gros plans des mains (les gestes pour mettre les éléments du costume aux pieds de Thérèse), et des gros plans des visages. Les personnages vus ici sont importants : Thérèse au moment de son glissement vers la maladie, sa sœur, et son amie Lucie (jouée par Hélène Alexandris, camarade de Conservatoire de Catherine Mouchet). Ce dernier personnage, dont le prénom évoque la lumière, est totalement imaginaire, inventé par Cavalier qui déclare : « Avant que ce personnage n’intervienne, je n’ai pas vraiment pu démarrer mon travail d’écriture. Thérèse seule, c’était insupportable. […] Lucie symbolise le refus progressif d’une personnalité solaire25. »

30 Tout au contraire, Pialat est un cinéaste des lieux réels. Son film se passe entre extérieurs et intérieurs ouverts sur le dehors. Il a dû prendre certaines libertés, puisque les extérieurs ne sont pas filmés à Auvers, où le trafic aérien actuel empêchait de le faire, dans un souci d’authenticité en définitive. Pialat, comme le montre la séquence envisagée, joue sur la profondeur de champ, et sur le cadre dans le cadre que constitue la fenêtre ouverte. Le peintre et son modèle sont vus ensemble dans la pièce ; Van Gogh passe le cadre de la fenêtre et peint, depuis l’extérieur, Marguerite Gachet (interprétée par Alexandra London) qui joue du piano ; le docteur Gachet entre dans le fond du champ ; la voix hors-champ de la gouvernante se fait entendre, creusant ainsi l’espace sonore par-delà l’espace visuel ; le cadre de la fenêtre n’est alors plus visible et Van Gogh est filmé directement dans le jardin très impressionniste. Un seul contrechamp nous montre le regard du peintre sur son modèle (dans l’angle qui est celui du tableau réel, mais dans un cadrage plus serré). De nombreux commentateurs ont souligné que le film de Pialat s’inspirait plus de l’esthétique impressionniste que de celle de la peinture de Van Gogh (bal de guinguette, cabaret parisien, bords de rivière, repas dans le jardin…), mais ce choix du cinéaste apparaît tout à fait justifié. Nul intérêt, en effet, à faire ressembler l’image du film aux toiles de Van Gogh dont le regard transformait la réalité, tandis que les impressionnistes tentaient de faire ressentir plus directement l’atmosphère de l’époque. Pialat critique vivement Robert Altman qui, dans son film Vincent et Théo (1989), montre Van Gogh qui peint au milieu d’un champ de tournesols, et précise ainsi la nature de ses reproches : « ce qui est gênant c’est qu’à l’époque on ne cultivait pas le tournesol comme on fait maintenant, on le voyait dans les jardins, mais il n’y avait dans nos régions aucun champ de tournesols26 ». Les personnages sont, dans la scène du portrait, très symboliques : le modèle au piano, le peintre et sa toile, le collectionneur de tableaux bourgeois (représentation de l’argent, du commanditaire, métaphoriquement du producteur), la domestique (rapport entre classes sociales hiérarchisées). Se tissent entre eux des relations complexes : tension ressentie dans l’attitude de Van Gogh lorsque Gachet prononce la phrase : « Comme c’est difficile de

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faire simple », puis se met à évoquer Cézanne, le peintre qui a réussi sur le plan de l’esthétique et sur celui de la notoriété ; intrusion du réel le plus quotidien qui vient interrompre le geste créateur (il est question d’aller à table, ce contre quoi Van Gogh se révolte quelque peu). Relation toute particulière enfin, entre Vincent et Marguerite, qui situe les deux personnages, tant par le comportement que par le langage, dans une évidente modernité. Leur histoire a sans doute été inventée par Pialat, qui a toujours porté attention aux rapports, souvent conflictuels dans ses films, entre homme et femme. L’importance de Marguerite est encore soulignée puisque c’est elle qui prononce la dernière phrase du film, disant de Van Gogh : « C’était mon ami. » Pialat pense alors au dialogue final du film de Fritz Lang Les Contrebandiers de Moonfleet (1954). Le personnage de l’enfant, John Mohune, y prononce la célèbre réplique : « Il est mon ami », qui prolonge la promesse intenable faite par Jérémy Fox avant de partir : « Je reviendrai. » Pialat aurait pu utiliser également un verbe au présent tant, en effet, Van Gogh était destiné à revenir à travers temps, et à venir hanter les époques moderne et contemporaine.

31 Le choix de montrer la réalisation du Portrait de Mademoiselle Gachet est d’autant plus intéressant que Van Gogh, dans une lettre datée du 28 juin 1890, en donne un croquis, associé à un autre, en écrivant : J’ai remarqué que cette toile fait très bien avec une autre en largeur, des blés […]. Mais nous en sommes encore loin avant que les gens comprennent les curieux rapports qui existent entre un morceau de la nature et un autre, qui pourtant s’expliquent et se font valoir l’un l’autre27.

32 Ce qui apparaît presque, de manière anticipée, comme une définition du montage filmique selon Pialat – dans une continuité certaine avec le travail de Jean Renoir.

33 Cavalier et Pialat se retrouvent dans le réalisme du traitement du son. Les musiques entendues ont toutes une source sonore visible dans le champ, comme le préconisait Bresson qui était opposé à l’emploi de musiques de film. Les sons, chez Cavalier, sont entendus d’une manière si précise qu’elle rend signifiant le moindre bruissement (dans le long métrage qui suit chronologiquement Thérèse, Libera me, ne sont plus entendus que les sons, toute parole ayant été abolie).

De la mort à la vie

34 Pour conclure, j’évoquerai la fin de ces parcours biographiques, cheminements irréversibles vers une mort prématurée.

35 Au lieu de montrer l’instant de la mort de Thérèse, Cavalier se contente de filmer, en très gros plan, les derniers gestes symboliques et émouvants de ses mains : remettre en ordre des objets, les outils de l’écriture (liens entre le matériel et le spirituel) : ranger son cahier dans un pupitre, déposer son crayon dans un plumier.

36 Au lieu de filmer le geste suicidaire de Van Gogh de façon spectaculaire, Pialat filme dans une grande sobriété son retour vers l’auberge, Dutronc se tenant le ventre, dans une plus grande proximité des faits, en accord avec les témoignages qui ont pu être recueillis.

37 La fiction, chez les deux cinéastes, s’approche de nouveau d’une vision documentaire, qui coïncide néanmoins avec une réinvention de l’écriture filmique biographique, fondée sur de véritables choix éthiques et esthétiques. Il ne s’agit pas de trahir la

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réalité, mais de la réactualiser, d’où ce sentiment d’une extrême modernité des personnages, ressentie à la vision de Thérèse et de Van Gogh. Ce qui est recherché, ce n’est pas la reproduction immédiate de la réalité supposée de l’époque – cette représentation étant du reste parasitée par de fausses idées ou images qui se répètent au fil du temps –, mais l’approche d’une vérité intérieure qui échappe à ce que l’on nomme psycholo gie des personnages.

38 La biographie, selon Cavalier, passe par l’abstraction picturale des fonds, qui permet de mettre en valeur la spiritualité à travers la saisie des gestes et des regards, en dehors de toute imagerie pieuse falsificatrice. La biographie, selon Pialat, se fonde sur le naturalisme des décors réels, et sur le jeu retenu qui exprime beaucoup mieux la passion intérieure que l’imagerie habituelle de l’artiste maudit entretenue à propos de Van Gogh (d’où la proximité avec le travail de Michon sur Joseph Roulin et Van Gogh, jusque dans la critique de l’exploitation financière de l’artiste). Dans les deux cas, la fiction œuvre dans le sens de la recherche d’une vérité plus grande. Chez Pialat, de manière évidente, mais chez Cavalier également, qui dit avoir trouvé chez Manet la révélation « que l’on peut être à la fois absolument réaliste et complètement décalé par rapport à la réalité28», un regard documentaire très actuel établit une relation particulière avec des personnages du XIXe siècle qui, une fois dépouillés de leurs parures mythiques et de leurs ornementations superfétatoires, paraissent soudainement beaucoup plus proches de nous, et beaucoup plus vivants. La biographie n’a-t-elle pas en effet pour fonction, à travers le documentaire et la fiction – dans l’écriture littéraire ou son équivalence cinématographique – de redonner vie (le terme bio étant primordial dans le mot « biographie ») à des personnages célèbres ou inconnus de la manière la plus probante qui soit ? Vie intérieure et vie extérieure ne sont pas mises en opposition, mais se rejoignent dans la vision créatrice des cinéastes.

39 Une phrase prononcée par Cavalier, mais qui pourrait tout aussi bien résumer le parcours de Pialat, peut servir en ce sens de conclusion : « Mon seul souhait, c’est de filmer jusqu’au bout, de pouvoir filmer une trace de vie quelques secondes avant la mort29. »

NOTES

1. J. Cocteau, Entretiens sur le cinématographe, Ramsay, « Poche cinéma », 1985, p. 24. 2. P. Michon, Vie de Joseph Roulin, Lagrasse, Verdier, 1994, p. 26. 3. A. Cavalier, P. Bonitzer et S. Toubiana, « La petite voie, entretien avec Alain Cavalier », Cahiers du cinéma, n° 387, septembre 1986, p. 60. 4. P. Thomas, « Le discours d’adieu de Pascal Thomas », Cahiers du cinéma, n° 576, Pialat 1925-2003, février 2003, p. 73. 5. A. Cavalier, P. Bonitzer et S. Toubiana, op. cit. 6. M. Pialat, Ch. Fevret et S. Kaganski, « Pialat, l’entretien », Les Inrockuptibles, hors-série, Maurice Pialat, 2004, p. 86. 7. A. Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Gallimard, « L’Imaginaire », 2001, p. 71.

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8. A. Cavalier, G. Pangon, « Entretien avec Alain Cavalier », Alain Cavalier, M. Estève éd., Paris- Caen, Lettres Modernes-Minard, « Études cinématographiques », n° 223-231, 1996, p. X. 9. V. Van Gogh, Lettres à son frère Théo, Gallimard, « L’Imaginaire », 1988, p. 88. 10. A. Cavalier, G. Pangon, op. cit., p. XIX. 11. A. Cavalier, F. Ramasse, « Entretien avec Alain Cavalier sur Thérèse », Positif, n° 308, octobre 1986, p. 23. 12. A. Cavalier, G. Pangon, op. cit., p. XVIII. 13. L. Durrell, cité dans G. Leblanc, et J.-D. Pollet, L’Entre vues, L’Œil, 1998, p. 18. 14. A. Cavalier, Carnet de travail de Libera me, Fnac-UGC « Les rencontres culturelles de la Fnac », 1993, s.p. 15. A. Cavalier, G. Pangon, op. cit., p. XX. 16. V. Van Gogh, Lettres à son frère Théo, Grasset, 1972, p. 215. 17. R. Bresson, Notes sur le cinématographique, Gallimard, 1975, p. 11. 18. A. Cavalier, Carnet de travail de Libera me, op. cit. 19. M. Pialat, Ch. Tesson, « Pialat et Van Gogh », entretien avec Maurice Pialat, Cahiers du cinéma, n° 576, op. cit., p. 34. 20. Ibid. 21. A. Cavalier, F. Ramasse, op. cit., p. 23. 22. A. Cavalier, G. Pangon, op. cit., p. XIX. 23. E. Zola, Pour Manet, Complexe, « Le Regard littéraire », 1989, p. 75-76. 24. Ch. Baudelaire, L’Art romantique, Flammarion, « GF », 1989, p. 238. 25. A. Cavalier, P. Bonitzer et S. Toubiana, op. cit., p. 9. 26. M. Pialat, « Dialogue Philippe Garrel, Maurice Pialat », Cahiers du cinéma, n° 477, Isabelle Huppert autoportrait, mars 1994, p. 27. 27. V. Van Gogh, Lettres illustrées de Vincent Van Gogh (fac-similés 1888-1890), vol. 3, « Quand Van Gogh dessinait en écrivant… », C. Barbillon, S. Garcin éd., Textuel, 2003, p. 468. 28. A. Cavalier, F. Ramasse, op. cit., p. 24. 29. A. Cavalier, G. Pangon, op. cit., p. XXVI.

AUTEUR

DIDIER COUREAU Université Stendhal-Grenoble 3

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Entretien avec Christian Garcin

1 Les premières œuvres de Christian Garcin, dans les années 90, ont été des recueils de « vies brèves », Vidas en 1993 et L’Encre et la Couleur en 1997, dans la collection « L’Un et l’Autre » chez Gallimard, puis Vies volées chez Climats en 1999. Au centre de ces récits de vies, des personnages réels, d’autres imaginaires, et parmi eux de nombreux artistes : Van Eyck, le Caravage, des peintres italiens de la Renaissance, des peintres chinois.

2 Bien qu’il se soit éloigné depuis bientôt une dizaine d’années de l’écriture biographique pour explorer avec succès les territoires de la poésie, de la nouvelle et du roman, Christian Garcin a accepté de répondre par écrit à quelques questions posées par Brigitte Ferrato-Combe sur sa pratique originale de la fiction biographique et sur l’intérêt qu’il porte à la peinture et à l’histoire de l’art. Cet entretien a eu lieu à l’automne 2005.

NOTES

Brigitte FERRATO-COMBE – Vos premiers livres ont été des recueils de courts récits biographiques, de « vies brèves ». C’est à cette époque également que vous avez écrit Piero ou l’équilibre, publié en 2004 aux éditions L’Escampette, ouvrage plus ample que vous définissez vous-même comme « essai biographique », et dont une version abrégée figure dans L’Encre et la Couleur sous le titre « Piero ou le consentement ». Après l’avoir ainsi illustrée, vous semblez abandonner la fiction biographique1, au profit de la nouvelle, de la poésie et surtout du roman. Que représente ce genre pour vous ? Christian GARCIN – Le genre de la « vie brève » ou celui des « vidas » des troubadours – en somme ce que l’on appelle aujourd’hui « fiction biographique » – n’était pas pour moi un genre à proprement parler, plutôt une constellation de textes qu’à une époque je fréquentais plus ou moins, en dilettante. Lorsque j’ai écrit Vidas, j’avais lu quelques vidas de troubadours, les Vies des douze Césars de Suétone, pas encore les Vies brèves d’Aubrey (ce serait pour plus tard, on en trouve l’écho dans le « Shakespeare »

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de Vies volées), et quelques extraits des Vies de Vasari. À quoi il faudrait ajouter, pour dresser un panorama complet, quelques-uns des Traités de Quignard qui flirtent parfois avec ce genre-là, ainsi que la Vie de Joseph Roulin, de Michon (mais pas les Vies minuscules). Mon projet fut d’écrire des vies de personnages illustres (César, le Caravage, Pythagore), ou qui l’ont été et ne le sont plus (Apollonios de Tyane), ou inconnus ayant existé (Jean Mouchon), ou purement imaginaires (Alain Gentil), et mêler le tout, gommer les différences entre eux en révélant les points communs, les hantises communes, la mort, etc. À la manière des troubadours – des vies plus ou moins imaginées –, et à la manière de Suétone – en mêlant le détail infime, l’anecdote, aux événements avérés (du moins pour ce qui concerne les figures illustres). Après avoir écrit Vidas, mais avant la correction d’épreuves, j’ai lu les Vies imagi naires de Schwob, et j’y ai trouvé quelques coïncidences étonnantes, comme le fait qu’il consacre une « vie » à Lesbia, l’amante de Catulle, qui figure aussi dans Vidas. J’ai donc décidé de rendre à Schwob un hommage a posteriori, j’ai rebaptisé les personnages de Vidas qui, purement imaginaires, n’avaient pas de nom (leur intitulé était « Anonyme »), et j’ai donné à l’un d’eux le nom d’un personnage de Schwob, Alain Gentil. Après cette longue introduction je peux répondre à votre question, mais, je le crains, sans y répondre vraiment. Car au bout du compte je ne sais pas très bien ce que représente, ou représentait, ce « genre » pour moi. Sans doute, à cette époque-là, s’agissait-il de me situer, c’est-à-dire, d’une certaine manière, d’affirmer : c’est là que je suis, dans l’art, dans l’histoire, dans la littérature, c’est là qu’est mon véritable lieu. Écrire, c’était envoyer vers moi d’abord (au début je n’imaginais pas voir ces textes publiés) puis vers l’extérieur une image de moi qui me paraissait plus conforme à ce que j’étais que celle que je donnais à voir habituellement. Il s’agissait de me construire, et de délimiter un territoire. Pour cela, ces textes et cette forme, résolument non autobiographique (me semblait-il, car évidemment, rien n’est si simple), et ces modèles revendiqués. Par la suite, sans doute ai-je eu peur de la « recette ». Je veux dire que j’ai eu le sentiment de pouvoir répéter à l’infini ce type de texte, selon ce modèle et dans ce ton, qui au début était si exactement le mien, et dont au fil du temps je me suis éloigné. De tout cela il me fallait sortir : je n’avais aucune envie de me spécialiser dans les « vies brèves ».

B. F.-C. – Dans les ouvrages des années 90, de nombreux textes témoignent d’un intérêt pour l’histoire de l’art, et même d’une familiarité certaine avec les perspec tives ouvertes par cette discipline, ou même avec ses modes de pensée. Quelle place l’histoire de l’art a-t- elle occupé, ou occupe-t-elle encore, dans votre parcours ? Ch. G. – Les rencontres déterminantes qui décident du choix d’une vie sont finalement assez rares. J’ai dédicacé Piero ou l’équilibre à quelqu’un [NDLR : Jacqueline Bretonnel] qui m’a, ainsi que le dit cette dédicace, « ouvert les yeux », voici environ vingt-cinq ans. L’enseignement qui fut le sien a déterminé une bonne partie de ma vie par la suite, en déployant devant moi et de manière définitive le monde de l’art – et, plus généralement, celui de l’esprit humain, à la fois dans sa dimension historique et individuelle. C’était comme poser des jalons, de petites lanternes sur un chemin obscur et fascinant qui s’ouvrait devant moi. C’était surtout, je l’ai su tout de suite, multiplier ma vie. Ces maigres études achevées, je n’ai jamais cessé de fréquenter le monde de la peinture et de l’art, tant dans sa réalité contemporaine que dans sa dimension passée, historique ou littéraire.

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B. F.-C. – Certains historiens d’art vous ont-ils particulièrement marqué ? Ch. G. – Ils sont nombreux. Les tout premiers furent Llonello Venturi (Pour comprendre la peinture) et René Huygue (L’Art et l’Âme, Sens et destin de l’art). Ensuite Élie Faure et Ernst Gombrich. Je cite d’abord ceux-là, parce qu’ils furent chronologiquement les premiers, mais aussi parce qu’ils proposaient une vision globalisatrice qui m’enchantait : Huygue (que je n’ai pas relu depuis) et Élie Faure (que je compulse toujours) surtout, dont la vue d’ensemble (regard d’aigle hégélien) sur le fourmillement des hommes et des pensées, la mise en relation des formes et des idées, l’audace de certains raccourcis, la force des intuitions, m’impressionnaient assez. Par la suite, j’ai lu Focillon, Francastel, Roberto Longhi ou André Chastel, et d’autres encore, mais sur des époques ou des sujets précis. Et, plus récemment, Georges Didi-Huberman et Daniel Arasse.

B. F.-C. – Les Vies de Vasari sont très présentes dans vos textes. À quel moment, et dans quelle édition, les avez-vous lues ? Vous arrive-t-il de les relire ? Ch. G. – J’ai découvert les Vies de Vasari en extraits, dans une vieille édition dénichée chez un bouquiniste. Je ne sais plus très bien quand je les ai lues. J’aurais dit spontanément : après avoir écrit Vidas, mais puisque la vie de Donatello en porte la trace, ce doit être avant, ou pendant, je ne sais plus très bien. Je ne les ai pas relues depuis.

B. F.-C. – L’ouvrage de Vasari vous semble-t-il avoir joué un rôle dans le projet d’écrire des récits de vie ? A-t-il pu être un modèle, un contre-modèle, un simple déclencheur de l’envie d’écrire sur ces peintres, une source d’anecdotes qui stimu lent le récit, à partir desquelles la fiction peut s’élaborer ? Avez-vous eu le projet de réécrire Vasari, ou d’écrire contre lui ? Ch. G. – Je sais que j’avais déjà écrit quelques textes sur des peintres (le Caravage, notamment), et je me disais que je devais lire ces Vies, ou certaines d’entre elles, car elles pourraient, pensais-je, alimenter d’autres textes. J’étais donc clairement à la recherche d’une « source d’anecdotes qui stimulent le récit ». « Masaccio » et « Piero » dans L’Encre et la Couleur viennent signifier cette dette en citant abondamment Vasari. Donatello dans Vidas également. Mais Vasari, s’il a été à la source d’anecdotes, n’a pas été à proprement parler un modèle (mes modèles, s’il doit y en avoir, étaient plutôt Suétone et les troubadours). Peut-être alors un contre- modèle ? Par moments sans doute, mais surtout un matériau biographique parmi d’autres, disons, comme Aubrey pour Shakespeare, les « vidas » pour les troubadours, ou Suétone pour les empereurs.

B. F.-C. – Et la peinture chinoise… comment l’avez-vous découverte ? Avez-vous lu des récits sur la vie de ces peintres ? Ch. G. – J’ai découvert la peinture chinoise à travers les livres de François Cheng, la pensée chinoise à travers Marcel Granet, François Jullien et, à nouveau, François Cheng. C’était un goût personnel, alimenté ensuite par des voyages, qui ont été sans doute déclencheurs de l’écriture. Les raisons pour lesquelles la Chine m’attirait sont multiples, j’ai tenté de les élucider dans un livre intitulé Itinéraire chinois, sans guère y parvenir. Disons qu’il doit y avoir une part de fantasme (ou de rêve), une part de biographique (ou de chromosomique), et sans doute une prédisposition générale de mon esprit à tout cela. L’Orient, chinois ou japonais, m’est de toute manière très proche ; je dis parfois que je me sens chinois par mes racines paysannes, et japonais par mon imaginaire.

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Le premier texte « chinois » que j’ai écrit, « Le coin et la moitié », est consécutif à la lecture de Vide et Plein de François Cheng, et surtout à mon premier voyage en Chine. Ensuite, j’ai lu d’autres livres sur ou autour de la peinture chinoise, mais aucun récit de vie de peintre.

B. F.-C. – Dans L’Encre et la Couleur, peintres chinois et peintres italiens de la Renaissance se trouvent confrontés, dans l’alternance des récits qui leur sont consacrés. Des liens nombreux et imprévus se tissent à la lecture des uns aux autres. Qu’est-ce qui motive pour vous cette confrontation ? Ch. G. – Ce n’était pas un projet d’écriture, mais une conséquence de la nécessité d’organiser le livre. C’est tout simple, et à vrai dire sans grand intérêt : il se trouve que j’avais écrit des nouvelles sur des peintres chinois, d’autres sur des peintres italiens, mais sans jamais les relier les unes aux autres. Lorsque j’ai décidé d’assembler ces textes pour en faire un livre, il m’a semblé qu’une alternance Chine- Italie fonctionnerait bien. S’il y a des liens entre les textes chinois et italiens, je m’en réjouis, mais ce sont des jeux d’échos inconscients.

B. F.-C. – Voyez-vous une particularité au fait d’écrire sur la peinture ? ou de raconter la vie d’un peintre, ou d’un sculpteur, plutôt que celle d’un écrivain comme vous l’avez fait aussi pour Shakespeare ou Agrippa d’Aubigné ? Ch. G. – Je ne sais pas si j’écris sur la peinture. Disons que j’ai écrit, parfois, sur des peintres. Le discours littéraire, ou littérarisant, sur la peinture, m’ennuie souvent. La vie des créateurs que j’admirais, ou dont je me sentais proche, m’a plus intéressé. Il y a des proximités. Il se trouve bien entendu qu’il peut m’arriver de me sentir plus proche de tel écrivain des siècles passés que de mes contemporains, ou d’un peintre que d’un écrivain. Le geste créateur en tout état de cause ne me semble pas très différent, que l’on soit peintre ou écrivain. Nous sommes plus ou moins confrontés aux mêmes problèmes : problèmes de fond, de forme, de structure ; tenter d’organiser un certain désordre, restituer l’inconnu qui est en nous au moyen du connu. « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible », comme disait Klee. Ou bien, dit différemment, c’est « tenter de donner à la réalité les éclats confus de l’imaginaire » (Malraux). C’est cela qui m’importe.

B. F.-C. – Dans le roman Sortilège, Ezra, qui a fui la société des hommes et vit dans une grotte en plein désert, couvre des cahiers d’écriture et de dessins. Pratiquez-vous le dessin ou la peinture, ou la calligraphie ? Ch. G. – Non. C’est un de mes regrets. Enfant, je dessinais plutôt bien. Adolescent, je reproduisais les comics américains… J’avais même inventé de courtes BD (de tout cela je parle un peu dans J’ai grandi, qui paraît en janvier2). Mais si je savais très bien recopier, je ne savais pas dessiner vraiment. Je persiste à penser que le dessin ou la peinture sont un de mes possibles enfuis, et qu’il existe quelque part un autre espace- temps, parallèle à celui-ci, dans lequel les bifurcations de ma vie ont été autres, et où je suis peintre, ou dessinateur. Mais je ne le rejoindrai jamais. Et bien entendu, le Garcin de cet autre espace-temps tient le même discours au sujet de l’écriture. 1. Elle réapparaît cependant de manière ponctuelle et allusive dans les Deux fragments oubliés, publiés par Initiales à la fin de l’année 2005. 2. J’ai grandi, Gallimard, « L’Un et l’Autre », janvier 2006.

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Finale

1 De 1968 à 1994, Yann Gaillard a publié six volumes recueillant les biographies des morts célèbres des années en 0 et en 5. Cet ensemble résume la chronique nécrologique des années 1965, 1970, 1975, 1980, 1985 et 1990 sous des titres à la fois ironiques et mélancoliques : Vies des morts illustres, Mémoires des morts illustres, Gloire des morts illustres, Chroniques des morts illustres et enfin Morts des morts illustres puis Reliques des morts illustres pour le dernier volume paru en 19941. L’œuvre de Yann Gaillard s’inscrit donc dans la tradition des mémorialistes et du memento mori, mais elle relève aussi du jeu littéraire par le choix de n’évoquer que les morts des années en 0 et 5. D’où la variété, la richesse et le charme de ces recueils aléatoires où se côtoient, présentés dans l’ordre chronologique de leur décès, hommes politiques, écrivains et artistes (peintres, cinéastes ou compositeurs) ; stars du cinéma, de la chanson ou du sport ; héros de faits divers, mais encore jeunes et vieux que la mort fauche indifféremment, Français ou étrangers, grands hommes d’action inscrits dans l’histoire ou vedettes éphémères, déjà oubliées pour certaines.

2 Nous avons choisi de reproduire ici, parmi de nombreuses Vies d’artistes2, la biographie de Marc Chagall qui donne la parole au violoniste, figure récurrente de l’œuvre du peintre. Le beau texte qui suit s’apparente a priori plus à une fantaisie sur l’univers pictural de Chagall, qu’à une véritable biographie. Il ne s’organise en effet jamais véritablement en récit et semble au contraire s’installer dans l’éternel présent de la peinture. On relèvera cependant la présence de quelques éléments narratifs épars et de biographèmes allusifs qui évoquent le destin de Chagall, comme en écho lointain de sa peinture. Il sera alors intéressant de se demander en quoi cette rêverie sur l’œuvre de Chagall constitue une Vie de l’artiste et de la lire en contrepoint des nombreuses autres Vies de peintres évoquées dans ce volume.

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NOTES

1. Vies des morts illustres, Christian Bourgois, 1968 ; Mémoires des morts illustres : pastiches, Gallimard, 1973 ; Gloire des morts illustres: journal, Lettres nouvelles/Maurice Nadeau, 1977 ; Chronique des morts illustres, Christian Bourgois, 1984 ; Mort des morts illustres, Christian Bourgois, 1988 ; Reliques des morts illustres, Christian Bourgois, 1994. En 1987, paraît Choix de morts illustres (UGE), qui regroupe un certain nombre de biographies reprises des recueils précédents. Né à Paris, en 1936, Yann Gaillard a également publié une biographie de Buffon (Buffon, biographie imaginaire et réelle, Hermann, 1977), un essai sur la tradition des voyages imaginaires au XVIIIe siècle (Suppléments au voyage de La Pérouse, Maurice Nadeau, 1980) et un essai autobiographique (Adieu Colbert, Christian Bourgois, 2000) Yann Gaillard a récemment accordé un entretien à la Revue Otrante dans un numéro consacré aux Vies imaginaires (Otrante, n° 26, Ciné, automne 2004, p. 215-235). 2. Voir notamment la vie du peintre américain Rothko, mort en 1970, intitulée « Le Point de passage » (Mémoires des morts illustres, op. cit., p. 35 à 42) ou encore celle de Jean Dubuffet, « Les Limbes, Jean Dubuffet », mort comme Chagall en 1985 (Morts des morts illustres, op. cit., p. 91102).

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Le violoniste*

« Mais l’oncle joue du violon. Lui qui toute la journée menait les vaches dans l’étable, les traînait en nouant leurs jambes – joue maintenant, joue la chanson du rabbin. Peu importe comment il joue ! » Marc CHAGALL, Ma vie.

1 Suis-je l’oncle Neuch ? Suis-je le violoniste de Chagall ? Le fait est qu’on m’a vu souvent, un pied sur un toit, l’autre sur la neige. La cheminée fait sa fumée, le pré son herbe. Manque un bouton de col ; la tête : deux yeux à peu près au bon endroit, et le nez tordu. Ma barbe est un buisson de gentillesse. Je suis beau, je me plais, je lui plais, à lui qui m’a peint – même quand il me met un chapeau de travers. Ce que je déplore pourtant, c’est la position du violon, à croire qu’il ne voulait pas que j’en joue, de ce violon qui pend au bout de ma main droite, à se demander par où je le tiens et pour quoi faire. Deux cordes en moins, pas de chevilles, fichu métier.

2 Plutôt que de jouer du violon – aux ouïes très noires –, il me faut regarder le village. Mais le village est éternel, il n’y a plus rien à y voir depuis longtemps. Toujours les mêmes maisons de bois, la même croix d’église, si maigre dans le ciel si blanc.

3 Au commencement, il y avait un arbre encore vert, il y avait des fruits à cueillir, les enfants pouvaient s’en approcher avec gourmandise, tout le village participait à leur fête. Même le nuage ressemblait à un ballon.

4 Non, je ne suis pas l’oncle Neuch. Je ne lui ressemble pas. Il l’a cru, il s’est trompé. L’oncle jouait mal du violon, il était tout juste bon à mettre un taless, et à s’en aller dormir à la synagogue. Le grand-père lui aussi passait son temps à dormir. Il faudrait de la musique pour faire revivre ces morts, la peinture n’y suffit pas.

5 J’aurais aimé avoir été représenté en train de jouer convenablement pour mériter les compliments du professeur (même si ce dernier répétait tout le temps : Très bien, admirable ! Que m’importe puisqu’il le disait à lui, et pas à moi). Lui, des compliments, il en a pris l’habitude, l’admiration des uns et des autres, il l’a eue. Il a tout eu. Facile, quand la vie est bonne, vous jette sans cesse des bouées, de faire la planche à la surface du malheur.

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6 Je ne suis pas seul, bien au contraire. J’ai de la compagnie, à commencer par celle du rabbin. Il est là, tout triste, sa Thora dans les bras, comme si elle était portative, comme si elle était montrable à Moscou. Il vit dans sa tristesse, ce compagnon de guimauve. Il en est heureux. La vache aussi est heureuse, elle qui rumine dans sa robe gris tendre. Les maisons nous regardent, perçant leurs murs, ouvrant en violet leurs fenêtres, pointant leurs méchants pignons. La vache ne regarde pas vers les maisons. Elle a même, quand elle est couchée ainsi, dans la campagne, à ruminer sa verdure, le violon entre les pattes. Pauvre violon abandonné, plein de musiques qui ne peuvent pas sortir (l’une de ses ouïes est bouchée).

7 Dans le ciel, au-dessus de nous, flottent des objets. Cette horloge, par exemple, au balancier bloqué dans le coin gauche du buffet et qui ne marquera plus jamais l’heure. Il a arrêté le temps exprès, pour avoir tout son temps, moyennant quoi il est toujours à l’heure. Il peut se permettre n’importe quoi, comme de mettre encore un violon, un de plus, dans la petite main d’un poisson volant. Un poisson a-t-il des mains ? Oui, puisqu’il le veut, lui. Le veut-il vraiment ? Difficile à dire. L’archet, tout seul, racle les cordes du ciel. Les couples d’amoureux se lutinent par terre.

8 Je ne sais pourquoi, il ne veut pas que je joue. La musique de violon si elle se mettait à couler, menacerait le bonheur. Ma musique, c’est le malheur du temps. Il disait autrefois, en parlant d’une fille qu’il invitait à danser : « Je cherche une beauté quelconque », et disant cela, il en disait beaucoup plus qu’il ne voulait. C’est fini, maintenant, ces confidences. Tout le monde a été remis dans son cadre : la fille qui attend d’être invitée, le grand-père boucher qui dort près du poêle, la grand-mère qui se presse dans la maison, et pleure de fatigue, toute seule, quand vient le soir. Le petit est maintenant professeur de dessin à l’école des Beaux-Arts de Vitebsk, il fréquente des commissaires du peuple – à moins qu’il ne soit pas encore arrivé là, ou qu’il en soit déjà parti, comment savoir ? Tous les âges de sa vie se ressemblent tellement !

9 Mon violon s’ennuie, à ne rien dire. Il grossit. Il est presque de la taille d’un violoncelle. Quand le violon s’enfle en violoncelle, ou en contrebasse, il lui pousse une tête, il lui pousse des bras. La caisse devient énorme, la poignée se fait aussi épaisse qu’une branche. Au-dessous de la branche, les amoureux continuent. Ils ont toujours la même chose à faire. La musique ne reprendra pas, le commissaire du peuple attend la fin de la révolution. Alors, on congédiera tous ces instrumentistes à tête de chèvre, avec leurs cornes petites-bourgeoises. Le camarade peut bien applaudir de ses deux mains blanches. Le village n’a plus besoin de cheminée, le feu a brûlé la maison elle-même.

10 Parfois, souvent, on me met un chapeau de clown. J’ai la face dans l’ombre, ou plutôt je suis fardé au charbon. Un flûtiste m’accompagne, dans son sac à paillettes. Et puis, il y a le coq. Que vient-il faire ? Il n’est pas encore achevé, qu’il se veut déjà coq, il a le ventre blanc, des barbillons rouges. Il serre une femme entre ses moignons d’aile. (Ce n’est pas une femme, tout juste une poupée. C’est une poupée de Chagall.)

11 L’ours a perdu son pantalon, la vache garde le violon entre ses sabots. Elle attend sans bouger. Les maisons, elles aussi, attendent, éternellement, dans ce village d’enfance où il nous a enfermés avec lui. Derrière une fenêtre, la grand-mère pleure de fatigue, mais on ne la voit pas. Le grand-père est en train de dormir. Tout à l’heure il ira chanter à la synagogue. Le petit-fils, pendant ce temps, rêve à des écuyères, à des clowns, à des bouquets qu’on offre et qu’on reprend, à des bravos.

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12 Un vrai filon, de quoi extraire du rêve pendant toute une vie. Un fil qui court de Vitebsk à Paris, de Paris à Vitebsk. Vitebsk pousse ses maisonnettes, Paris des Notre-Dame, des ponts, des Tour Eiffel. Ces champignons de Paris grandissent en un clin d’œil. Des kilomètres de toile peinte avec des fleurs humaines dans tous les coins. Il est temps de se réveiller, mais lui ne se réveillera jamais, parce qu’il fait semblant de dormir, de rêver. Jamais finis, les jours humides où la petite église suffoquait, emplie par la foule, les moujiks en chariots, les éventaires, les paniers de coqs, les cochons qui s’en vont tout seuls. Pour bien marquer qu’on est en plein rêve, il y a des pendules arrêtées dans le ciel. Derrière la maison du cordonnier, l’âne se frotte les yeux.

13 Il est écrit que le maître Bakst n’aimait pas le tableau du Violoniste, mon tableau, mon portrait imaginaire. Plus tard, le maître a reconnu : « Maintenant vos couleurs chantent. » Elles ne cesseront jamais de chanter. Elles chanteront toujours la même musique. C’est pourquoi il ne faut pas que je joue.

14 Je l’imagine, à l’époque où il n’y avait plus de tableaux, plus de musique, plus que des papiers à tamponner dans un bureau militaire. Comme il a dû se sentir perdu. (C’est pour ne pas rester seul qu’ensuite il ouvre une école des Beaux-Arts à Vitebsk, avant Malevitch et le règne des petits carrés. Il dit que le peuple a besoin de couleurs mais les élèves se sont rebellés. Ils préféraient les carrés et même les cubes).

15 « Les couleurs éclatantes se révoltaient dans le ciel. » C’est une belle phrase, mais la vérité est assez différente. La vérité c’est l’énorme horloge qui encombre ce ciel, avec son balancier bloqué de travers. Une horloge qui prétend avoir des ailes, qui embouteille le temps tout entier. Une horloge grosse comme un buffet. Bien d’autres objets vont et viennent, de leur propre mouvement, dans ce ciel sempiternel. Cendrars peut remonter dans son train, Apollinaire jouer avec des cubes. Le ciel sera toujours là.

16 Ce petit bout de bras de bureaucrate, qui gratte le dos d’un violon, ce bras sorti de je ne sais où entre les gradins, est-il à moi ? Non, je n’ai rien à voir avec. Je suis le violoniste de Chagall, mais je ne suis pas seul à tenir un violon. Tout le monde a un violon dans ses tableaux, et personne n’en joue.

17 Le paysage du fond s’est mis à ressembler à une banlieue. Villages couchés l’un sur l’autre, amoureux transis, bordant le fossé des routes, habit noir et robe blanche qui se font la bise, et poulet pour tous. Dans le ventre du poulet – car on ne peut vraiment plus parler de coq – en transparence on voit encore le petit violoniste tout seul et le grand violoncelle sans personne. Tout près de là, c’est comme une représentation interrompue : un cheval rieur, au visage mou, regarde s’envoler les visages. « Il me persuadait que je pouvais travailler à côté des cubistes orgueilleux. » De qui est cette phrase ? Que veut-elle dire ? La machine à mémoire, ainsi encouragée, se répète. Le temps est un manège. Il ramène sans cesse ses revenants sur le bord de la piste.

18 Donc, mon violon au bout de la main, je hante les cirques. L’écuyère est là avec son bouquet. Elle applique la paume de sa main gauche contre son ventre. Est-elle enceinte ? Non, c’est la nuit elle-même qui est enceinte : de volatiles, de lunes, de buissons de fleurs. Tout recommence toujours dans la confusion, l’air mêlé à la terre, l’eau au feu, la campagne à la ville, et moi, le violoniste, embarrassé, tenant mon instrument par la queue, je regarde tout ça, d’un air benêt.

19 Si je me mettais enfin à jouer, mais je n’en ferai rien, pour rien au monde, la nuit serait verte. Elle ressemblerait à un aquarium. Dans l’aquarium, il y aurait un oiseau (les poissons, c’est dans le ciel). Derrière le coq de la nuit, raide comme s’il était en chocolat

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blanc, d’autres oiseaux prennent la pose, sur un nuage, sur un croissant de lune. Cette confusion universelle permet de vivre vieux, de n’en finir jamais d’être soi-même, de remplacer Bella par Vera, avec toujours le même amour, de signer universellement Chagall.

20 Oiseau de la nuit, pattes en haut, bec en bas, fait comme un dessin d’enfant, favorise les amoureux terrestres. Lune qui tiens le sommet du triangle, lorgne gentiment la terre qui bouge, avec ses sources et ses forêts. Que l’athlète bicéphale, dont les deux profils ressemblent à des quartiers d’orange, se repose. Mon violon a toujours la poignée en bas, et toutes ses chevilles ne sont que des fausses dents. Mon silence vous évite une sacrée cacophonie.

21 Grâce à ce silence, lui encore, lui toujours, peut parler, faire la fête aux couleurs sous la pièce de cent sous du soleil. Il laisse le cheval buté devant un peu d’herbe entre deux flaques de neige, il laisse le coq sur son chapiteau, il laisse le violoncelle manger la lumière bleue, l’enfant se lisser les ailes, l’âne enfiler sa veste. Tout près de nous, une petite fille en robe rouge brandit des poignards. La lampe jette de la poudre de riz sur les gradins. Les visages humains s’y entassent comme des pommes à cidre. Une moitié de clown tient un demi-berceau, un couple fait l’amour en dormant. Il faudrait faire dégager la piste, où trépigne ce quadrupède en combinaison jaune, campé sur ses membres humains, humant la poussière d’or. Que de nuances de violet autour de nous ! La grande bergère n’attend plus ni rabbin, ni commissaire. L’un et l’autre se sont réfugiés dans un décor pour le Théâtre Juif (celui où il se pelotonne après avoir été renvoyé de l’école de Vitebsk, en attendant l’exil forain).

22 La représentation pourra durer longtemps. Il a fait ses réserves de matériaux. Les ingrédients, les personnages, les mystères sont là. Il n’en manque pas un seul.

23 Fuyant la Soviétie, le maître a emporté Vitebsk. Il n’est plus temps de s’écrier, dans une ruelle, nocturnement : « Dieu, toi qui te dissimules dans les nuages, ou derrière la maison du cordonnier, fais que se révèle mon âme, mon âme douloureuse de jeune bégayant, révèle-moi mon chemin. Je ne veux pas être pareil à tous les autres. Je veux voir un monde nouveau. » Ce monde nouveau, c’était le monde ancien, toujours plus ancien. Moi, le majordome musical, je retrouve mes compagnons, toujours les mêmes, toujours plus les mêmes ! Ils rajeunissent cependant. L’ange de feu devient adolescent, les pieds qui dépassaient du violoncelle sont devenus des petons, dans cette longue, interminable paix, qui se nourrit des malheurs passés et baigne le présent dans la légende. Tout ce qui passe à portée de main prend un goût de sucre. Mon violon à la main, je suis devenu un colporteur de petits bonheurs. Je passe dans des assemblées plates de spectateurs du futur. Signe de reconnaissance, j’authentifie la scène. Il faut bien qu’on puisse dire, rien qu’en les voyant : C’est un Chagall, du clown blanc, du coq, du bouc et du cheval, mes camarades de scène – et le violon lui-même s’émancipe, il tend maintenant à faire carrière tout seul, son archet lui servant de béquille.

24 Désormais, nous habitons un monde de papier peint. Un flûtiste (qui tient sa flûte comme un cigare) précède un bœuf intelligent, lequel appelle à son tour les habitués du cirque. Ils entrent à moitié endormis, tellement adaptés à leur numéro qu’il leur suffit de se montrer dans l’embrasure de la tente pour qu’on imagine le reste, l’idylle du clown et de l’écuyère, ou bien ces Souvenirs de la flûte enchantée. L’aile de l’ange de feu se rouille, des images de musiciens se mélangent à des femmes nues, muses sorties de l’histoire de l’art, et déguisées en poupées de Chagall. L’ange s’est fait un visage de style dix-huitième, pendant que l’oiseau-fétiche a perdu sa crête de coq. Peu à peu nous nous

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civilisons, nous vieillissons en même temps que lui. Les souvenirs de l’académie remontent, nous envahissent, nous écartent doucement parmi nos restes d’isbas et nos fantômes à taless. La grand-mère pleure silencieusement derrière sa fenêtre, le grand- père dort près du poêle. Ce ne sont plus les cirques ni le poisson. Tout est devenu lavande.

25 La contrebasse s’est enflée au-delà de toute mesure. À la place du cavalier, on voit maintenant une petite tête de révolutionnaire, à casquette de partisan. La guerre revient hanter cette vieillesse qui est la sienne, et la nôtre à lui aussi, une guerre si lointaine qu’elle est tout juste bonne à fournir des images.

26 Comme dans un herbier, nous séchons entre deux pages de Bible – la Bible dont il a fait des vitraux, des lithographies. Quand le dernier vitrail est sorti du four, il revient à nous, mais il lui arrive de s’embrouiller. C’est pourquoi, moi, le violoniste de Chagall, je suis promu certains soirs en prophète. Comme je n’ai rien à prophétiser, mon violon paraît encore plus seul. Ou bien, c’est moi qu’on déguise en clown. Les fesses moulées dans un maillot écarlate, mon violon collé à moi, je fraye avec des personnages équivoques. Sur ce buisson humain, d’où se détache une danseuse à castagnettes, est-ce bien moi, moi toujours ? Cet âne, ce motocycliste sont-ils mes camarades de misère, ou de triomphe ? Faut-il nous apitoyer sur la pauvreté lointaine, après tant de lustres de gloire et de richesse ?

27 Parfois il arrive qu’une femme, à la mode des années cinquante, tende une main minuscule à un enfant. L’enfant, une fillette, a de petits seins ronds comme des pommes volées. Un autre enfant, coiffé d’une auréole, chevauche un âne grassouillet. Après tout, l’enfant Jésus était juif. Il y a encore à côté de la femme, un rabbin inquiet. C’est donc qu’on se trouve ramené en arrière, au temps de la raison malheureuse. Revoici les rangées de toits, les têtes illuminées par les souvenirs de larmes. Revoilà, fatiguées de lumière, les réminiscences d’un passé à jamais neuf. Sous le ventre de l’âne, dépassant, le bas d’un tablier à carreaux et deux petits pieds qui touchent presque terre. Où est la terre ? Peut-on encore la toucher ?

28 Ailleurs, juste sous mon bras tendu, mais rendue minuscule par l’éloignement, une femme dont on peut voir la mine placide, bien qu’elle soit figée dans une pose torturante. Plus loin encore, le petit coq au cou tordu, et qui n’a pas l’air de s’en faire pour autant, plus un violon à deux chevilles, deux seulement, dont la table, ombre et lumière, ressemble à un visage partagé.

29 Quant à l’archet, posé en travers des cordes, il tient compagnie à la chèvre. Et, debout sur l’instrument silencieux, dont la mentonnière prend appui sur le sol, juché donc sur un bien étrange tréteau, j’attends la fin de l’œuvre.

30 Il m’arrive, en cet état, de rencontrer Moïse, surtout dans les derniers temps. À Vence, pendant que le maître révéré se racornit tout doucement dans son fauteuil roulant, en souriant aux choses, nous nous croisons en passant, comme de vieilles connaissances. Le cheval, le clown, la petite fille, le coq, le violoniste, le flûtiste et la Tour Eiffel, peuvent bien se rencontrer avec les anges et les envoyés de Dieu. Le monde est un Opéra.

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NOTES

*. Le texte de Yann Gaillard est précédé de la date du 28 mars, jour de la mort de Chagall. Il figure dans Morts des morts illustres, volume consacré aux morts de l’année 1985 (Morts des morts illustres, op. cit., p. 50-60).

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