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Paris, Musée 26 janvier - 18 avril 1988

Ministère de la Culture et de la Communication

Editions de la Réunion des musées nationaux Paris 1988 Cette exposition a été organisée par la Réunion des musées nationaux et le Musée Picasso.

Elle a bénéficié du soutien d' ===^=E~ =

L'exposition sera présentée également à Barcelone, , du 10 mai au 14 juillet 1988.

Couverture : Les Demoiselles d'Avignon, 1907 (détail), New York, The Museum of , acquis grâce au legs Lillie P. Bliss, 1939. @ The , New York, 1988.

ISBN 2-7118-2.160-9 (édition complète) ISBN 2-7118-2.177-3 (volume 2)

@ Spadem, Paris, 1988. @ Editions de la Réunion des musées nationaux, Paris, 1988. Commissaire Hélène Seckel conservateur au Musée Picasso SOMMAIRE SOMMAIRE DU VOLUME 2

LE BORDEL PHILOSOPHIQUE Leo Steinberg 319

LA GENÈSE DES DEMOISELLES D'AVIGNON William Rubin 367

L'HISTORIQUE DES DEMOISELLES D'AVIGNON Pierre Daix 489 RÉVISÉ À L'AIDE DES CARNETS DE PICASSO

ÉLÉMENTS POUR UNE CHRONOLOGIE Judith Cousins 547 DE L'HISTOIRE DES DEMOISELLES D'AVIGNON Hélène Seckel

ANTHOLOGIE Hélène Seckel 625

Parole de peintre Témoins

EXPOSITIONS 691 BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE 695

LE BORDEL PHILOSOPHIQUE

Leo Steinberg LE BORDEL PHILOSOPHIQUE Barr en concluait donc - et sa vision prit valeur cano- Note de l'Editeur. Cet essai a été publié nique pour les trente années qui suivirent - que le pour la première fois Le tableau avait déjà cinq ans quand l'ami de tableau avait été conçu au départ « comme une allé- en 1972 dans Art News, Picasso, le poète André Salmon, le prit pour une gorie ou une sorte de charade traitant du salaire du vol. 71, n° 5 œuvre quasi abstraite : son groupe de prostituées lui péché »6. (septembre) et n° 6 (octobre). Quelques apparut «à peu près délivré de toute humanité. [...] Deux conséquences remarquables en résultèrent. modifications ont été Ce sont des problèmes nus, des chiffres blancs au Premièrement: comme l'emblème de la mortalité apportées en 1987 par Leo Steinberg tableau noir »1. Mais qui pouvait alors prévoir ce que avait été éliminé à mesure que l'élaboration de sur le texte original le tableau inaugurait? Ou deviner que son créateur, l'œuvre progressait, Les Demoiselles d'Avignon - « le et sur les notes qui l'accompagnent, à l'époque âgé de vingt-six ans, allait défier sept document pictural le plus important que le XXeme en vue de cette décennies d'art abstrait? siècle ait produit jusqu'à maintenant» (Golding)7 - publication. La note 11 du texte L'apologie de l'œuvre par Kahnweiler suivit bientôt en vinrent à être considérées comme le paradigme original a été après. Tout en trouvant que le tableau n'était pas ter- de tout l'art moderne, caractérisé par l'abandon de la supprimée, les suivantes sont miné et qu'il manquait d'unité, Kahnweiler y voyait 'signification' au profit d'une abstraction auto-réfé- donc décalées le combat désespéré, titanesque, d'un peintre qui rentielle. La violence même de la scène représentée (12 devient 11 etc. jusqu'à 26 qui s'en prenait à tous les problèmes formels de la pein- fut comprise comme une libération d'énergies for- devient 25), ture à la fois, et il saluait dans la partie droite du melles désormais affranchies des contraintes d'un une nouvelle note 26 est insérée, tableau «le début du cubisme»2. contenu inhibant. tout comme les notes Durant les cinquante années qui suivirent, la ten- Deuxièmement: les nombreux dessins de Picasso 41 A, 43 A et 43 B. dance de la critique devint irréversible : Les Demoi- pour Les Demoiselles furent quasiment ignorés. Si la * Les mots en italique selles marquaient le triomphe de la forme sur le con- peinture marquait l'affranchissement du peintre par suivis d'un astérisque sont en français tenu ; les regarder intelligemment impliquait qu'on rapport au projet allégorique dans lequel il s'était ini- dans le texte anglais y voie une œuvre réduite aux énergies abstraites qui tialement fourvoyé, on pouvait penser que les des- original. la constituaient3. sins ne constituaient rien de plus qu'un faux départ ; La répugnance à explorer d'autres niveaux de signi- ils ne pouvaient aucunement concerner cette prémo- fication semblait justifiée par ce qu'on connaissait de nition de la structure cubiste qui avait fait du tableau la genèse du tableau. Dans sa première phase, le pro- un moment historique. jet des Demoiselles prévoyait d'inclure deux hom- Dans le même temps où s'instauraient et se rigidi- mes : un marin assis à une table centrale, et un fiaient ces positions de la critique, l'œuvre fut sou- homme entrant en scène sur le côté gauche, portant mise à un questionnaire d'un conformisme de plus un crâne dans sa main, apparemment une évocation en plus manifeste. Les questions abordées, et les symbolique de la mort. «Originellement, Picasso réponses qui leur étaient docilement apportées, por- avait conçu le tableau comme une sorte de memento tèrent sur l'inscription chronologique du tableau, sa mori», écrivait Alfred Barr; mais finalement, pour- dette vis-à-vis de Cézanne, son intégration des suivait-il, « toutes les références implicites à un con- influences ibérique et africaine - et par-dessus tout, traste moralisateur entre la vertu (l'homme au crâne) le bond accompli en direction du cubisme. C'est de et le vice (l'homme environné de femmes et de nour- l'aboutissement de l'œuvre et de ses points de départ ritures) furent éliminées au profit d'une composition qu'il fallait s'assurer: comme pour un voyageur à à personnages purement formelle, qui devint au l'étape, on ne cherchait à définir le tableau qu'en lui cours de son élaboration de plus en plus déshumani- demandant d'où il venait et où il allait. sée et abstraite »4. Pourtant, à soixante-cinq ans, celui-ci mérite bien Le témoignage en ayant été apporté par l'artiste lui- qu'on lui pose une nouvelle série de questions. Par même, la présence du crâne semblait incontestable5. exemple : 1 tous les problèmes à Picasso : Forty Years of et sa valeur réalisées en dernier, problèmes spatiaux André Salmon, la fois. Quels sont ces his Art, New York, anticipatrice pour le cette fragmentation dans le La Jeune peinture problèmes? Ce sont 1939, p. 60. Le même cubisme. est encore plus développement française, Paris, 1912, les problèmes paragraphe est repris John Golding explicite. Les contours ultérieur du cubisme. p. 43 : fondamentaux de la dans Barr, Picasso; («The Demoiselles des nus se Le défi auquel « Pour la première peinture: la figuration Fifty Years of his Art, d'Avignon », confondent de l'artiste faisait face fois, chez Picasso, des choses colorées à New York, 1 946, Bur/ington Magazine, manière ambiguë était la création d'un l'expression des trois dimensions, sur p. 56. C (1958), avec les plans bleu nouveau système visages n'est ni une surface plane, et Ces deux ouvrages p. 155-163, repris d'acier auprès d'eux, pour indiquer les tragique ni leur incorporation seront cités ci-après dans Le Cubisme, [...] c'est exactement rapports passionnée. Il s'agit dans l'unité de cette sous la mention Barr, éd. Julliard, 1 962, cette nouvelle liberté tridimensionnels ne de masques à peu surface. [...] Ce n'est Forty Years et Barr p. 41 ) : « en dernière dans l'exploration de dépendant plus des près délivrés de toute pas une complaisante Fifty YearsJ. Bien que analyse [...] Les la masse et du vide, conventions d'une humanité. Pourtant, "composition", mais l'auteur soit sensible à Demoiselles sont plus de la ligne et du perspective ces personnages une structure la «véritable violence proches du Cézanne plan, de la couleur et illusionniste unique ». ne sont pas des dieux, inexorable et expressionniste et [à] des que de la valeur - Douglas Cooper (The non plus des Titans ou articulée. En outre, le l'intensité barbare» de celui des indépendamment des Cubist Epoch, des héros; pas même problème de la de l'œuvre, il n'essaie compositions à représentations catalogue des figures couleur locale, puis pas de concilier cet personnages, moins visées - qui donne d'exposition, allégoriques l'amalgame, la aspect de la création structurées, faites plus aux Demoiselles une Los Angeles and ou symboliques. conciliation dans de Picasso avec ce qui tôt. Et, d'ailleurs, importance cruciale New York, 1970, Ce sont des l'ensemble, point le en fait historiquement il était tout à fait pour les libertés p. 22-23) : « Il n'est problèmes nus, plus sensible. Avec « le premier tableau logique que Picasso encore plus radicales pas facile de des chiffres blancs une folle audace, cubiste ». s'intéressât aux figures que prendra le déterminer ou au tableau noir*». Picasso s'attaque à Wilhelm Bœck et tardives de Cézanne, cubisme durant ses d'apprécier tous les problèmes à Jaime Sabartés en se trouvant en face années de maturité». aujourd'hui la 2 la fois ». (Picasso, New York/ des problèmes que Edward Fry signification artistique Daniel-Henry Amsterdam, 1952, posaient la (, New York, de ces Demoiselles Kahnweiler, Der Weg 3 p. 141 et suiv.) composition et l'unité 1966, p. 13-14; anguleuses et zum Kubismus, écrit en En voici des exemples présentent comme d'une toile de la taille éd. française Le agressives, car le 1915, 'publié à caractéristiques : suit Les Demoiselles : des Demoiselles ». Cubisme, Ed. de la tableau fut Munich, 1 920; « Les Demoiselles «Dans le courant de Robert Rosenblum Connaissance, abandonné comme réimprimé à Stuttgart, d'Avignon sont le 1906 Picasso se (Cubism and Bruxelles, 1968, une toile de 1958, p. 26-27; chef-d'œuvre de la détourna de plus en T wentieth-Century p. 13-14) : « Cet transition souvent cf. éd. française période nègre de plus résolument de Art, New York, 1960, éloignement du style retravaillée, et qui du texte de 1958, Picasso, mais on peut l'expression subjective p. 25, cité ci-après classique de la figure laissait beaucoup de Gallimard, 1963, aussi bien l'appeler et [...] se concentra sur sous la mention [...] marque le début contradictions non p. 22-23. le premier tableau des problèmes Rosenblum, Cubism) d'une attitude résolues. [...] Ainsi, le « Au début de 1907, cubiste, car la formels, objectifs. Il évoque très bien «la nouvelle vis-à-vis des mieux est de Picasso commence fragmentation des s'inscrit ainsi dans le puissance virtualités expressives considérer le tableau un grand tableau formes naturelles, contenu artistique dissonante, barbare» de la figure humaine. comme un événement étrange, où figurent qu'il s'agisse des général de ces de l'œuvre, sa «force Fondée non sur le majeur dans l'histoire des femmes, des fruits figures, de la nature années-là ». magique » et son geste et la de la peinture et des tentures , et qui morte ou des tentures, Comme les Fauves, « intensité physionomie moderne, une œuvre est resté inachevé. [...] qui aboutit à ce Picasso « subordonna psychologique humaine, mais sur dans laquelle Picasso amorcé dans l'esprit modèle semi-abstrait le sujet traité à la mystérieuse»; après une liberté totale a posé nombre de ■ des œuvres de 1906 tout en inclinaisons forme concue comme quoi il conclut : « la dans la problèmes et dévoilé à gauche, il contient et déplacements de sa propre fin. [...] qualité radicale des réorganisation de nombre d'idées qui à droite les aspirations plans -, est déjà L'histoire de la Demoiselles réside l'image de l'homme, allaient l'occuper de l'année 1907 du cubisme; [...] Les composition [...] avant tout dans tout cette démarche durant les trois de sorte qu'il Demoiselles sont un illustre le processus ce qui vient y novatrice devait années à venir. En n'aboutit pas à un tableau de transition, par lequel la forme menacer l'intégrité du conduire à résumé, il s'agit d'un ensemble cohérent. un laboratoire, ou affirme sa suprématie volume en tant que l'évocation d'états lexique inestimable [...] Au premier plan mieux, un champ de sur le sujet traité ». distinct de l'espace. mentaux encore de la première phase à droite, étrangère bataille pour essais et Les auteurs ne Dans les trois nus de inexprimés [...]. du cubisme». Cooper au style du reste, une expériences; mais renvoient qu'à une gauche, les arcs et Cependant le ajoute que les trois figure est accroupie, c'est aussi une oeuvre seule des études les plans qui traitement de têtes repeintes sous et devant elle une d'une puissance et préliminaires, notre dissèquent les l'espace est de loin l'influence de la coupe de fruits est d'un dynamisme ill.7. Le reste de anatomies l'aspect le plus nègre posée. [...] C'est le extraordinaires, sans l'analyse concerne commencent à mettre significatif des « conduisirent début du cubisme. Le précédent dans l'art les sources de l'œuvre en pièces la notion Demoiselles, [l'artiste] à introduire premier jet. Combat européen de dans Cézanne, traditionnelle de particulièrement en un trait de férocité désespéré, à l'assaut l'époque » El Greco, la sculpture masse; et dans les vue du rôle dans une du ciel, s'en prenant à (Alfred H. Barr, Jr., nègre et ibérique, figures de droite, prédominant des composition qui se Ces cinq figures qu'on y trouve - devaient-elles être enthousiasme de la prédication habituelle qui veut caractérisait par ailleurs par son nécessairement des putains? Les effets proto-cubis- que «le salaire du péché est la mort», et donc détachement tes de la moitié droite du tableau - la rupture des comme un contraste entre le vice, symbolisé par les émotionnel ». Et très récemment, volumes et l'égalisation des pleins et des vides - plaisirs de la chère et des femmes, et la vertu, symbo- Jean Leymarie auraient-ils pu être aussi bien obtenus avec un lisée par une contemplation de la mort? ( Picasso : Métamorphose et groupe de joueurs de cartes ? Si l'idée essentielle du Est-il exact de dire que dans ce «premier tableau unité, Genève, 1971, tableau provenait de Cézanne et de ses compositions cubiste» l'artiste s'est « détourné de l'expression p. 29) : « Les Demoiselles de baigneuses, pourquoi avoir abandonné la salu- subjective » (Sabartés), indifférent à tout contenu, à d'Avignon, dont on brité des espaces au grand air pour une maison quelque sujet que ce soit? connaît la genèse close* ? héroïque et le destin Enfin, quid des nombreux dessins qui se rapportent à légendaire, ont Pourquoi l'espace pictural se présente-t-il encore l'œuvre? Sans même compter les dessins exécutés bouleversé le sens de l'art moderne en comme un spectacle, enveloppé de rideaux - toute pour telle figure individuelle, ou tel détail la concer- portant le centre de cette mise en scène baroque dans un tableau dont nant, les études portant sur la composition dans son gravité sur le tableau lui-même et sa l'orientation moderniste aurait dû conduire à privilé- ensemble et connues à ce jour [1972] sont à elles seu- tension créatrice. gier le plan du tableau? les au nombre de dix-neuf. Les trois premières à Toutes les valeurs illustratives ou Ces masques africains sur la droite : sont-ils là parce avoir été publiées le furent en 1939 par Barr (i11.7, 8, sentimentales qu'il s'est simplement trouvé que tel était le tableau 39). On les retrouve accompagnées de treize autres antérieures sont dissoutes et auquel Picasso travaillait au moment où il décou- (dont sept sont reproduites ici (ill.6 ; feuillets IR et converties en énergie vrait l'art nègre, de telle sorte qu'il introduisit cette 2R du Carnet 6, ici p. 189 ; ill.29-30 ; feuillet 11R du plastique ». nouvelle source d'inspiration sans se soucier de Carnet 6, ici p. 192 ; ill.37) dans le volume II du Cata- 4 son incongruité dans un intérieur de bordel à Barce- logue Zervos en 1942 ; deux autres (ill.28) furent Barr, Fifty Years, p. 57. lone ? introduites dans le volume VI supplémentaire, en Les anatomies de ces femmes, qu'on voit se transfor- 19548. Une autre, qu'on vient de découvrir, est 5 Barr, Forty Years, p. 60, mer radicalement de 1906 à 1907, correspondent- publiée ici pour la première fois (ill.l). Ces dix-neuf et Fifty Years, p. 57. La elles à un changement dans les goûts du peintre, ou dessins font-ils apparaître une élaboration intelli- déclaration paraît avoir été faite celui-ci a-t-il substitué aux courbes anatomiques gible, et leur examen peut-il éclairer le contenu de la au cours d'une l'expressivité abstraite des angles aigus? Ou pensée de Picasso au moment où Les Demoiselles conversation avec Kahnweiler en encore : ces modifications morphologiques sont- prenaient forme dans son esprit? décembre 1933, et elles la métaphore des différents états de l'existence Je pense que les dessins ont beaucoup à déclarer, et publiée par celui-ci dans ses « Huit humaine ? je suis convaincu que le tableau contient beaucoup entretiens avec Dans la mesure où nulle autre peinture (à l'excep- plus, même dans son aspect formel, que ce que la for- Picasso », Le Point, octobre 1952, p. 24: tion des Ménines) n'interpelle le spectateur avec une mule « la première peinture cubiste » nous autorise à « Il devait y avoir telle intensité, comment concilier cette intensité y voir. D'ailleurs, la principale faiblesse d'une aussi - d'après ma première idée - des avec les visées abstraites habituellement attribuées analyse exclusivement formelle est son insuffisance hommes [...]. Il y avait aux Demoiselles? au regard de ses propres fins. En supprimant trop, un étudiant qui tenait un crâne. Un marin Le changement de style qui divise le tableau en deux une telle analyse finit par ne pas voir assez et il me aussi. Les femmes parties disparates est-il à mettre au compte de l'im- semble que, quelle qu'ait été l'idée initiale de étaient en train de manger, d'où le pétuosité de l'évolution chez Picasso, ou bien ces Picasso, il ne l'abandonna aucunement, mais qu'il panier de fruits qui divergences de style sont-elles là pour actualiser une découvrit pour la réaliser des moyens plus puissants. est resté. Puis, ça a changé, et c'est idée dominante ? Aucune peinture moderne ne vous interpelle avec devenu ce que c'est Cette peinture, «la première à être vraiment du une immédiateté aussi brutale. Des cinq figures maintenant». L'essentiel de cette XX èmè siècle» (E. Fry), a-t-elle été réellement com- représentées, l'une retient un rideau pour vous for- déclaration doit avoir mencée par Picasso sous la forme d'une reprise sans cer à voir; une autre, venant de l'arrière, fait intru- été connu avant sa récente publication and Man, catalogue en 1 952. Barr ne se d'exposition, The Art rappelle pas s'il l'a Gallery of Toronto, entendue de la 1964, p. 1 1. Cf. la bouche même de déclaration antérieure Picasso, mais son de Golding (<< The catalogue des Forty Demoiselles Years indique dans d'Avignon», op. cit. la légende se p. 163), selon laquelle rapportant à notre le tableau marque « le ill.7 : « D'après ce tournant le plus qu'en dit Picasso important dans (1939), la figure de l'évolution de l'art du gauche est un XXème siècle». homme qui fait son entrée, un crâne à la 8 main, dans une Les trois études de la .scène évoquant les composition publiées plaisirs charnels ». en premier par Barr Concernant le crâne dans Forty Years dans ce dessin, p. 60 ( 1939) sont cf. plus bas reprises dans Fifty p. 336-339. Years p. 56 ( 1946), dans le Picasso in 6 the Collection of the Barr, Fifty Years, Museum of Art de p. 57; id., Maîtres William Rubin, de l'Art moderne, catalogue Paris-Bruxelles- d'exposition, Amsterdam, 1955, New York, 1972, Ed. Elsevier, p. 68. p. 196 et dans le volume 111 du 7 Catalogue Zervos, «Sous bien des 1942, nos 19-21 aspects, avec leurs (Christian Zervos, brusques , changements de Editions Cahiers style, leur violence et d'art, Paris, 1932, et leur érotisme contenu, suiv. Cité ci-après Les Demoiselles sous la mention Z. sont une peinture suivie de la insatisfaisante. [...] numérotation du Picasso lui-même la volume et de la considérait comme figure). Des treize inachevée. Mais études de dans la mesure où composition publiées elle pose nombre des dans Z. 112 1942, une problèmes que les seule a été Cubistes allaient brièvement citée avoir à résoudre, elle dans la littérature sur marque le début la question d'une nouvelle ère (G. Bandmann, dans l'histoire de cf. plus bas note 20). l'art. Elle marque non seulement un tournant majeur dans la carrière de Picasso, ■ mais elle est également le III. 1 document pictural le Etude pour plus important que le les Demoiselles XXème siècle ait produit d'Avignon. 1907 jusqu'à maintenant», Carnet 3, 29 R p. 157. Golding, in Picasso Z. XXVI, 59. sion ; les trois restantes vous fixent du regard. L'unité du tableau, célèbre pour ses ruptures stylisti- ques internes, réside avant tout dans la conscience sidérée d'un spectateur qui se voit vu. Pour apprécier la distance parcourue depuis la con- ception du projet, considérons l'une des premières études de composition, restée jusqu'alors inconnue (ill.l) : sept figures disposées dans un intérieur bordé en profondeur par des rideaux. Situé dans le salon d'un bordel, le sujet représente une entrée dramati- que : l'arrivée d'un homme. Or, le dispositif révèle un groupement de figures qui est le plus convention- nellement baroque jamais imaginé par Picasso : non seulement dans la topographie du plan géométral, mais également dans son unité conçue comme celle d'une situation théâtrale. Depuis l'époque de ses premières visites au Prado, Picasso connaissait de telles peinture narratives. La vocation de Saint Mat- thieu de Juan de Pareja ((ill.2), ici reproduite inver- sée) en est un bon prototype : une figure magistrale, qui fait son entrée sur l'un des côtés, force brusque- ment l'attention ; puis, en point de mire secondaire : l'homme assis derrière une table, au centre, et une vue de dos qui sert de repoussoir au côté opposé ; le reste du groupe est distribué en profondeur, devant des ouvertures garnies de rideaux à l'arrière. Ce qui situe si nettement le dessin de Picasso dans cette tra- dition du baroque italien, c'est le rendu dramatique de la scène : une demi-douzaine de figures saisies dans un ensemble complexe de réactions à un signal donné dans sa soudaineté. Les acteurs, comme ceux de Juan de Pareja, sont appréhendés dans le moment, la place et l'action qui sont respectivement les leurs ; le spectateur regarde de l'extérieur, mais il n'est pas là. Dans Les Demoiselles, cette règle de l'art narratif traditionnel cède le pas à un contre-principe anti- narratif : les figures voisines ne partagent ni un 111. 2 espace commun ni une action commune, elles ne Juan de Pareja : III. 3 La vocation de Saint Dirck Jacobsz : réagissent ni ne communiquent entre elles, mais se Matthieu. 1641 La compagnie rapportent directement et séparément au spectateur. (inversé). d'arquebusiers. 1529. La dissociation délibérée de chacune par rapport aux Madrid, Musée Amsterdam, du Prado. Rijksmuseum. autres est le moyen mis en œuvre pour reporter la 9 responsabilité de l'unité de l'action sur la réaction sub- tableau n'était pas d'ordre interne-objectif : elle se Alois Riegl, jective de celui qui regarde. L'événement, l'épiphanie, réalisait à l'extérieur, dans la conscience subjective Das Hol/ëmdische l'entrée soudaine, constitue toujours le thème - mais du spectateur. Gruppenportrat, Vienne, 1931, celui-ci a pivoté à 90° en direction d'un spectateur L'intérêt novateur manifesté par Alois Riegl à d'abord publié dans le Jahrbuch der conçu comme le pôle opposé du tableau. l'égard de ce genre naïf propre à l'Europe du Nord kunsthistorischen L'oscillation rapide entre ces deux manières antithé- est comparable à l'admiration éprouvée très tôt par Sammlungen des tiques n'est pas surprenante pour 1907, ni unique- Picasso pour l'art ibérique et l'art nègre, et la défini- allerhôchsten Kaiserhauses in Wien, ment réservée à Picasso. Leur juxtaposition était en tion que l'historien nous donne de sa valeur intrinsè- vol. 23, Vienne, 1902. fait alors en débat. Cinq ans auparavant, l'historien Cf. l'évocation des que par rapport à la manière narrative est à mettre en débuts du cubisme d'art viennois Alois Riegl avait défini l'absence parallèle avec le changement d'attitude qui conduit par : « il même de connexion psychologique entre des per- Picasso à passer de cette étude des débuts (i11.1) aux n'existait plus que des rapports de sonnages représentés comme la marque d'une inten- Demoiselles. Non que Picasso ait connu - ou ait eu compréhension du tion stylistique délibérée9. Il parlait du portrait de besoin de connaître - le travail de Riegl, ni les obs- peintre avec les objets et presque groupe dans la peinture hollandaise traditionnelle curs tableaux hollandais qui y étaient étudiés, mais il jamais des rapports (ill.3) - à la manière primitive, avant que le natura- connaissait fort bien la suprême réalisation de l'in- entre les objets eux- mêmes » (cité par Fry, lisme dramatique de Rembrandt ne l'eût réintégré tuition nordique - ce chef-d'œuvre espagnol que le Le Cubisme, p. 168). dans le courant principal de la tradition européenne. Prado proclame, en grandes lettres de cuivre, la Et l'analyse pénétrante qu'il donnait de ce genre «obra culminante de la pintura universal» - Las typiquement néerlandais - l'expression la plus origi- Meninas, de Velàzquez. Comme Picasso trois cents nale du génie hollandais, disait-il - appelait coura- ans plus tard, Velàzquez s'était déterminé à la fois geusement à réhabiliter une manière de peindre qui, par rapport à la tradition méditerranéenne et à la tra- jugée selon les critères de composition standard pro- dition nordique. Héritier de Titien et de Véronèse, il pres à la peinture italienne, avait toujours semblé n'en fut pas moins capable de produire une œuvre inepte et provinciale. Riegl montrait que l'art hollan- qui se présente non pas régie par un principe d'orga- dais, même dans ses scènes narratives religieuses du nisation interne, mais comme une véritable somma- XVeme siècle, supprimait l'affrontement dramatique tion adressée à la conscience intégratrice du specta- qui exprime une volonté, la coordination de l'action teur. Dans Les Ménines, les neuf, dix ou douze per- et de la réaction qui lui fait réponse, en laquelle se sonnages représentés semblent disposés sans ordre, manifeste la force unifiante d'un événement. Au lieu disséminés qu'ils sont sur la toile, et leur groupe- de promouvoir une participation active et passive, ment s'unifie dans la seule mesure où ils sous-ten- avec ses diverses gradations, l'art hollandais s'appli- dent l'œil qui les regarde, et c'est le manque de rap- quait au contraire à projeter dans chaque figure un port immédiat entre eux qui garantit leur commune état d'attention maximale, c'est-à-dire un état d'es- dépendance par rapport à la vision globalisante du prit éliminant la distinction entre l'actif et le passif. spectateur. La négation d'un rapport psychologique entre les Dans Les Demoiselles comme dans Les Ménines, il acteurs, leur autonomie respective et cette vigou- n'y a pas deux figures ayant entre elles un type de reuse dissociation qui les caractérise, même par rap- rapport qui nous excluerait ; et les trois figures cen- port à leurs propres actions - de même que leur inca- trales interpellent l'observateur d'une manière impi- pacité à participer ensemble à l'action dans un toyablement directe. Ni actives ni passives, elles espace unifié -, tous ces facteurs 'négatifs' contri- sont simplement en alerte, répondant à une atten- buent à resserrer positivement le lien entre chaque tion tout aussi en alerte de notre côté. Nous sommes figure particulière et le spectateur placé en position passés d'une action narrative et objective à une de répondant ; ainsi que l'établissait Riegl, l'unité du expérience centrée sur le spectateur. L'oeuvre n'est donc pas une abstraction subsistant obtenez le développement de la mise en scène des ** Le titre retenu par L. Steinberg dans par elle-même, puisque l'observateur sollicité en est Demoiselles - de sa partie centrale. cette étude est le titre un élément constituant, et aucune analyse des Picasso n'a cessé de s'intéresser à ce genre de déve- traditionnel de ce tableau, Demoiselles en tant que structure picturale refermée loppement, et on en retrouve communément la trace Sur le pont supérieur; sur elle-même n'envisage l'œuvre dans sa plénitude. dans des œuvres antérieures, comme cette petite d'où l'allusion à l'embarcation. Le tableau est un raz-de-marée d'agression fémi- toile de 1901 conservée à Chicago, intitulée Sur l'im- Le titre enregistré nine : ou bien on perçoit dans Les Demoiselles la vio- périale** (ill.4). La plus grande partie du champ aujourd'hui est Sur l'impériale. lence de l'attaque, ou bien on coupe l'image. représenté étant occupé par la proue d'une embarca- Cf. ci-dessous Mais l'assaut subi par le spectateur n'est qu'une moi- tion vue depuis sa partie centrale, les spectateurs que la note 10 (N.d.T). tié de l'action, car celui-ci, tel que la peinture le con- nous sommes devenons nous aussi compagnons de 10 çoit de ce côté-ci du plan du tableau, lui rend bien la voyage, sur le même pontlO. C'est un trait caractéris- Pour ce qu'il en est de la question qui monnaie de sa pièce. tique chez Picasso, dans toutes les phases successi- nous occupe ici, il ves de son oeuvre : il a tendance à serrer au plus près importe peu de savoir si notre « pont Le tableau s'empale sur une pointe affilée. Il est les situations représentées, comme pour maintenir supérieur» est celui transpercé en bas par un dessus de table écourté, un physiquement palpable le trou entre point de per- d'un bateau fluvial ou s'il s'agit de coin aigu portant un amas de fruits sur un linge ception et chose perçue. « l'impériale » d'un blanc. La table relie deux systèmes discontinus : Comme Les Demoiselles, le tableau Sur l'impériale omnibus à chevaux passant sur un pont. l'espace situé de ce côté-ci du tableau s'accouple à la est transpercé par en bas, avec cette rampe centrale La remarque de scène représentée. Tout le monde peut voir que ces qui le pénètre comme une lance pointée. Le sujet Picasso sur le sujet du tableau est citée dames ont de la compagnie. Nous y sommes impli- même du tableau est un rapport : on passe d'ici, à dans Pierre Daix et qués en tant que clients en visite, ayant les fruits à l'extérieur, pour entrer à l'intérieur du corps de la Georges Boudaille, Picasso, la période portée de la main, des clients servis et dévisagés. représentation. Et le thème du pont (ou de l'impé- bleue et la période C'est comme la différence entre être aux écoutes riale) donne toute son ambiguïté à l'inclinaison de la rose, 1900-1906, catalogue raisonné de d'un groupe trop occupé pour le remarquer, et faire surface du plancher. Nous regardons le plain-champ l'œuvre peint, Ed. Ides son entrée comme l'homme qu'on attendait. Notre d'un losange qui se dresse comme une pyramide. Le et Calendes, Neuchâtel, 1966, présence complète la réunion, et le dessus de table plan représenté, en position très élevée au-dessus de p. 182 (cité ci-après incliné constitue le point d'appui d'un jeu de bas- l'eau, est un horizontal vertical. Simultanément sous la mention D.-B., suivie de la référence cule : le tableau se dresse devant nous parce plain-champ et en hauteur, il se soulève comme un au catalogue, par que nous nous tenons nous-mêmes à l'autre bout, bateau qui tangue... Un demi-siècle plus tard, exemple V, 61 pour Sur l'impériale). en bas. Picasso peint son ombre pénétrant dans une Le meilleur commentaire sur un Picasso est un autre chambre et tombant sur une femme - autre simulta- 11 Les Picasso les plus Picasso. L'artiste a tendance à la fois à reprendre ses néité étrange d'horizontal et de vertical (ill.5). Et apparemment inventions et à anticiper sur elles, de telle sorte que dans Les Demoiselles, c'est le même paradoxe d'un innocents peuvent se ranger dans cette les plus énigmatiques d'entre elles réapparaissent retrait en profondeur érigé qui se manifeste avec le catégorie érotique. dans des contextes plus simples. Ainsi, une esquisse sommet dressé de la table. De tous les procédés Par exemple, ce tableau cubiste à l'encre et à la plume, qui se rattache manifestement inventés par Picasso pour suggérer l'accès physique à Femme au livre aux Demoiselles, 'explique' le type de rapport inter- l'image, cette métaphore visuelle de la pénétration de 1909 (Z. 111, 150), un nu assis qui somnole, spatial proposé dans la peinture (feuillet 43V du Car- est la plus érotique". un livre ouvert entre net 16, ici p. 306). Elle nous montre quatre figures ses cuisses écartées; ou La table de toilette assises dans la salle étroite d'un cabaret, en train de Au départ, la table n'était pas là. Parmi les études vers 1910 regarder deux artistes sur la scène. Les spectateurs connues sur la composition des Demoiselles, la plus (Z. II1, 220), avec la clef engagée dans le sont vus de dos, en plan rapproché et à mi-corps. ancienne est une petite esquisse au crayon, surchar- trou de la serrure, Imaginez qu'une caméra les prenne en zoom, et vous gée d'essais de disposition des figures (ill.6). C'est la en-dessous du centre; III. 4 Sur l'impériale, traversant la Seine. 1901. Huile sur carton. 50x 65 cm. Chicago, The Art Institute of Chicago, Mr. and Mrs Lewis L. Coburn Memorial. Z. XXI, 168. III. 5 L'ombre sur la femme. 1953. Huile sur toile. 130 x 96 cm. Z. XVI, 99. première de quatre études enregistrant la phase de la trémité de la table ; finalement dans la version peinte ou le collage Carafon et verre composition à sept figures. En raison de l'aspect bas- (précédée seulement par l'aquarelle de Philadel- (Au Bon Marché) relief du dessin, le plan géométral est encore indé- phie, ill.39), la poussée de la table vers l'intérieur est (Z. 112, 378; Michael Newbury terminé ; il en va de même pour ce qui remplit la à la fois accentuée et restituée au plan du tableau par Collection, Chicago), surface : plusieurs figures voient leurs dimensions le mouvement vers le haut d'une tranche cornue de où Rosenblum a été le premier à relever augmentées pour charger le devant de la scène ; jus- pastèque. Mais l'inclinaison proprement aplanie de la plaisanterie qu'à maintenant, il n'y a pas de table au premier la table pénétrante demeure vigoureusement mar- sexuelle dans les mots TROU ICI, dans plan. quée. Mieux : son inclinaison confirme les parallè- le bas au centre. Ce Dans l'ill.1 (que je propose de placer en second), les apparaissant dans toute une moitié du tableau - genre de motif est bien plus qu'une tous les emplacements sont mis au point, le groupe en commençant au coin supérieur gauche. gaminerie, et il révèle central est placé en retrait, l'espace s'étend vers une conception organique du tableau, l'intérieur selon une diagonale orientée de gauche à J'ai été souvent dérouté par la position de la main avec lequel est droite, la dimension amplifiée du dispositif avec ses placée sur le rideau de manière tellement déconnec- entretenue une relation érotique. rideaux est fixée. Le résultat en est ce que j'ai appelé tée. L'imminence du cubisme, avec son usage habi- une composition baroque standard, et on peut se tuel des fragmentations, n'a rien à y voir, puisque 12 Dans la mesure même demander pourquoi l'artiste, au point où il en était l'isolement de cette main était déjà déterminé dans où la forme de la table déjà arrivé de sa carrière, fait alors un tel pas en les premiers dessins portant sur la composition (ill.6, est à elle seule l'objet d'une intention arrière. Il est possible que l'explication en soit dans 7, cf. également 39). S'agissant d'un trait maintenu esthétique distincte, le dégagement de l'espace en bas. Ici, au-dessus du tout au long des études qui se sont succédées, et réaf- elle fait penser à une autre peinture, en seuil, l'artiste trace un segment curviligne à peine firmé dans la peinture, le dégagement de cette main l'occurrence, la nature perceptible, fantôme de la table à venir. Il introduit devait avoir une fonction spécifique. Et tel est bien le morte intitulée Vase de fleurs ainsi un axe orthogonal, selon un type d'attaque cas. Son abrupte apparition au-dessus de la figure au (Z. Il1, 30; Museum directe portant sur l'espace du tableau, et qui exige rideau, sans qu'intervienne la médiation apparente of Modern Art, New York). Cf. Rubin, pour être opérante la mise en place d'une profon- d'un bras, prend son sens si le bord supérieur du Picasso, op. cit. deur. rideau auquel la main est rapportée est compris p. 44-45. Dans le dessin qui suit (ill.7), cette courbe à peine comme flottant vers l'intérieur, en s'écartant du plan 13 perceptible se solidifie en bord circulaire d'une du tableau. Mettons que Picasso veut faire intervenir Barnes Foundation, Merion, Pennsylvania table, dont le restant déborde dans notre espace à ici un mouvement fuyant en oblique, créé par l'ex- (Z. 1, 350; nous. Puis, comme pour inverser le mouvement de la tension supposée du bras levé à 30°. La déconnexion D.-B. XVI, 33) ; se rapproche le plus table, sa forme est révisée (ill.8) : elle s'aiguise, pour de la main prend alors valeur emblématique d'une du Carnet 6, 11 R ici suggérer la pointe extrême d'un losange ou d'un plan distance maximale ; elle crée un saut spatial derrière p. 192 et de l'ill.37. à trois coins en pénétration plongeante depuis l'exté- la tête. rieur12. Et la qui y est placée jaillit en De nouveau, d'autres œuvres de Picasso nous confir- un cimier fleuri, annonçant une intrusion si vigou- ment dans l'idée que celui-ci ne pense pas nécessai- reuse que la fille accroupie en bas à droite tourne son rement à ces rideaux de la main gauche comme à des visage pour saluer. coulisses représentées planes. Comparons par Trois modifications supplémentaires sont encore à exemple avec le dessin de 1918, d'un intérieur apporter à cette table indiscrète, toutes destinées à pourvu de rideaux (ill.9) ; ou avec le pimpant petit accélérer sa pénétration : son coin dressé est encore tableau d'une cocotte en déshabillé* qui empoigne davantage aiguisé (ill.28 et suivantes) ; le vase de un rideau à carreaux (ill.10) - laquelle est manifeste- fleurs pansu de l'ill.7 - il est esquissé sur le feuillet ment rattachée à la figure correspondante dans Les 17R du Carnet 3, ici p. 153 - s'amincit en cylindre Demoiselles13. Dans celles-ci, comme dans toutes les et se déplace sur le côté pour laisser apparaître l'ex- études préparatoires, le rideau tombe au premier 111. 6 Etude pour Les Demoiselles d'Avignon. 1907. Carnet 2, 32 R p. 133. Z. Il2, 643. 111. 7 Etude pour Les Demoiselles d'Avignon. 1907. Cat. 22 p. 25. Z. Il', 19. 111. 8 Etude pour Les Demoiselles d'Avignon. 1907. Cat. 23 p. 26. Z. Ill, 20. III. 9 Sérénade de et Arlequin musiciens à une femme nue allongée. 1920. Mine de plomb sur papier. 18,5 x 22 cm. Paris, Musée Picasso. Z. III, 196. 111. 10 Etude pour la demoiselle de gauche : femme nue tenant un rideau. 1907. Cat. 35 p. 40. Z. 1, 350. plan; il grimpe, selon une courbe en raccourci, de la gisante* en la comparant à des images similai- 14 Pose inconvenante depuis le pied droit de la figure vers la main gauche res. Sa position est celle de la dormeuse dans Les bai- que Picasso investit qui le tient en arrière dans un effet de profondeur gneuses de 1918 (ill.ll) ; ou celle de la songeuse dans d'une solennité presque spatiale. Le but est d'exprimer la mise en profondeur les Nus dans un intérieur au pastel de 1920 (ill.12). pharaonique. Pour de ces espaces, dans le haut du tableau, non par une Une jambe fléchie croisée par-dessus l'autre, un bras des études s'y rapportant, perspective linéaire ou aérienne, ni au moyen de la dressé passé au-dessus de la tête, ces figures sont la cf. Z. 112, 647 couleur ou d'indications physiques comme des che- répétition d'une pose couchée qui prend valeur (Carnet 2, 4R ici p. 124), esquisse pour vauchements, mais par le seul impact du geste sug- canonique. l'huile géré, cette omission du bras entre la tête et la main - L'idée de figures couchées sur le dos et présentées en Z 112, 651 (cat. 40 p. 48); l'inhabituel un saut dans l'espace proposé à notre seule intuition verticale a des précédents. Pensons au dessin de groupe à deux anatomique. L'effet produit est double : l'espace Michel-Ange montrant Tityos, le géant châtié, ter- figures enveloppant de l'avant-scène se contracte en un inté- Z. Il2, 650 (Carnet 2, rassé et enchaîné à un rocher ; au dos de la feuille 40 R ici p. 136) ; rieur comparable à celui d'une tente ; et la marge tournée à 90°, l'artiste a redessiné la figure, mais et D.-B. XVI, 20 (cat. 18 p. 20). latérale gauche du dispositif ainsi mis en place con- comme un Christ ressuscité15. Même son Esclave firme le plan incliné de la table. La partie centrale en défaillant, au Louvre, devient une image aléatoire, 15 A.E. Popham bas du tableau et la partie supérieure gauche pen- dans la mesure où son attitude de rêve, de ravisse- et Johannes Wilde, chent et s'inclinent dans la précarité même de leur ment, ou de mort acceptée - une pose qui hantait The Italian Drawing of the XV and XVI unisson. Picasso durant la période des Demoiselles - n'est ver- Centuries ticale que dans sa réalité matérielle, non dans la in the Collection... at Windsor Castle, Mais il y a plus. A mi-chemin entre le rideau et la vérité psychique de son abandon. Londres, 1949, table, on retrouve une inclinaison similaire dans le En 1932, Picasso lui-même réalisa une série de des- cat. 429. Cf. également l'étude nu au coude en pinacle. Ses pieds surbaissés, retirés sins dans lesquels une gisante* imaginée comme de Michel-Ange pour de la vue, ne sont pas ceux d'une figure assise, ni telle est représentée debout. Ces dessins nous mon- un Lazare ressuscité conçu comme un d'une femme debout ou bondissant. Dans les quatre trent Marie-Thérèse à un chevalet - et l'on voit celle redressement vertical premières études (ill.6, 1, 7, 8), elle est pourtant qui est à la fois sa maîtresse et son modèle engendrer de l'Adam dans la fresque de la assise toute droite sur une chaise à haut dossier, les sa propre image. Mais la dormeuse affalée à ses pieds Création à la Sixtine; jambes disposées en trabéation, comme dans le Spi- se représente perpendiculairement sur sa toile reprod. in Johannes Wilde, nario de l'antiquité14. Mais dans les douze études qui (ill.13)16. On peut d'ailleurs penser que durant l'an- Italian Drawings... vont suivre, la chaise s'efface et la figure elle-même née même des Demoiselles, cette notion d'un nu in the British Museum. Michelangelo se renverse en arrière, pour se présenter enfin couché et présenté verticalement devait être à and his Studio, comme une odalisque. Elle termine couchée - une l'étude, car on la retrouve dans une céramique de Londres, 1953, cat. 16. gisante* - mais vue en perspective à vol d'oiseau. Matisse de 1907 (ill.14)17. 16 Son mouvement est donc à l'inverse de celui du Mais ce qui intéresse Picasso pendant ces années Ne se trouve pas dans Zervos. Le thème rideau : il s'agit non pas d'une verticale incurvée n'est pas - comme dans le cas de Matisse, Marie- du dessin, qui n'est pour former un arc en raccourci, mais d'une figure Thérèse ou Michel-Ange - une gisante* redressée à pas sans faire penser à ce qu'on appelle fuyante qui est mise debout, une orthogonale redres- 90° sur le plan, comme une aiguille de montre pas- en psychanalyse sée verticalement. Pourtant, les deux éléments, sant sur le cadran du neuf au douze. Attaché à un l'extériorisation d'une vision imaginaire, est rideau et figure, articulent le plan du tableau avec la type de redressement plus radical, Picasso fait inter- maintenu tout au long même rigoureuse ambivalence, et les deux, par la venir la tension créée par une orthogonale fuyante d'une douzaine d'études similaires, seule force suggestive de la position et du geste, sont ramenée à la surface du tableau - comme il le fait Z. VIII, 76-85. parallèles au plan ambivalent de la table au premier dans le petit panneau à l'huile de 1908, Nu couché plan. 17 avec personnages (ill.15)18. Cf. Albert E.Elsen, Une fois encore, on comprend mieux le personnage Le thème est ici un nu étendu présenté avec les pieds The Sculpture 111. 13 111. 14 La pose nue. 1933. : Fusain sur papier. (nymphe). 28x27 cm. 1907. Décoration polychrome sur carreaux de céramique. 58,5 x 39 cm. Nice, Musée Matisse.

III. 15 111. 12 Nu couché III. 11 Nus dans un intérieur. avec personnages. . 1918. 1920. 1908. Huile sur toile. Pastel et mine de Huile sur bois. 27 x 22 cm. plomb sur papier. 36x62 cm. Paris, Musée Picasso. 21 x 27 cm. Paris, Musée Picasso. Z. III, 237. Z. 111, 444. Z. 112, 688. au premier plan ; représenté sans effet de raccourci, ment élaborée, comme une pute affalée, jambes of Henri Matisse, New York 1971, le nu s'inscrit de manière presque verticale sur le écartées, sur un siège de grande taille. La peinture en p. 1 03. La céramique plan du tableau. Afin d'accentuer la discordance, est la transposition méticuleuse, jusqu'aux lignes du se trouve au Musée Matisse, Nice-Cimiez. Picasso l'a flanqué de deux figures debout, si bien fauteuil réinterprété en formes végétales : le bordel que sa verticalité présumée se heurte à leurs posi- redevient jungle. Et le redressement vers le specta- 18 Z. Il, 688; l'aspect tions quant à elles sans équivoque. En retrait fuyant, teur de ce qui est toujours une pose couchée devient délibéré du dispositif mais étendue de tout son long, la figure centrale une manifestation de puissance. est évident quand on considère l'étude repose isolée dans sa propre capsule spatiale qui bas- La gisante* érigée** des Demoiselles est investie préparatoire cule en arrière. Contiguïté sans jonction. Et sa pro- d'une charge érotique similaire. Dans les dessins au fusain, Z. Il, 689. jection frontale, qui continue d'exiger qu'elle soit (spécialement ill.29 et feuillet 11R du Carnet 6, ici ** L'expression représentée dans le champ sans effet de diminution, p. 192), elle est étendue sur le dos, dans son débraillé anglaise de l'auteur «a rampant gisante» rend plus ardu le travail du spectateur : il faut pous- sexuel ; c'est une 'horizontale'*, ainsi que les Pari- réfère au vocabulaire ser dur sur les leviers mentaux pour maintenir éten- siens appellent leurs cocottes, représentée dans la héraldique; dans un blason, due une gisante* érigée. même pose que la femme du tableau de 1905, Nus un 'lion rampant' Et maintenant La dryade grandeur nature de 1908 enlacés (ill.19). Faisant face à sa clientèle, elle est un lion représenté debout et s'élevant (ill.16). Il ne suffit pas de nous assurer encore une devient la contrepartie frontale de l'accroupie éhon- comme le long fois que cette machine impressionnante, qui nous tée, à droite. Mais son élan* et la soudaineté avec d'une rampe. Cette acception faisant poursuit dans sa jungle, « représente un pas en avant laquelle elle apparaît - dans les derniers dessins, confusion avec le sens vers le cubisme analytique » ; elle signifiait bien plus mais par-dessus tout dans la peinture - proviennent beaucoup plus commun du verbe pour Picasso. de cette charge secrète investie dans sa pose origi- 'ramper; j'ci préféré Sa signification s'explique en partie par un certain nelle, une pose toute d'extension relâchée, qui n'est m'en tenir à la traduction «Personnage féminin» (Zervos) datant de la fin de possible que quand on flotte, quand on vole ou qu'on «gisante érigée». 1905 (ill.17). Il s'agit d'un croquis rapide - simultané- est couché, quand on a besoin de ne faire aucun (N.d.TJ. ment pornographique et légèrement effrayant -, fan- effort pour se maintenir stable. Libérée de toute 19 tasme d'un sexe fourchu, en arche béante, avec sa attraction gravitationnelle, elle nous arrive dessus Concernant La dryade de 1908 à clef de voûte en place, et portant l'inscription comme un projectile. l'Ermitage, Leningrad : « S.V.P. ». Ici comme dans La dryade, la posture et le Ceci dit, la démarche est-elle opérante ? La figure de le passage de la main droite présentée geste disent l'invitation, le racolage. S'agissant toute- la peinture nous vient-elle toujours couchée? Il y a paume ouverte à la fois de La dryade, ce n'est là que la moitié de sa signi- deux réponses possibles. Le fait que sa position cou- main gauche retournée vers le bas, fication, car la peinture fait intervenir de gauche à chée soit restée si longtemps inaperçue peut être c'est-à-dire exprimant droite un changement d'attitude inquiétant, qui considéré comme une preuve d'échec. D'un autre respectivement l'accueil et le rejet, est nous fait passer du geste de bienvenue à la menace. côté, il se peut aussi que l'échec soit imputable à une un motif traditionnel L'une des mains invite encore, mais le bras gauche, erreur de notre part, et de toute façon c'est là un (Giotto, Gaddi, etc.); on le retrouve retourné vers le bas, use de son poing comme d'une échec temporaire. Nous avons tendance à percevoir subtilement modifié matraque. L'attitude de la figure est si menaçante, si selon la programmation qui nous a été imposée. dans le Jugement dernier inquiétante l'ambivalence de son offre, qu'il ne me Durant ces trente dernières années, nous avons été de Michel-Ange, semble pas blasphématoire de rappeler à ce propos entraînés à faire ricocher notre vision des Demoisel- auquel Picasso se réfère dans trois un type analogue de déplacement, celui - de la grâce les du côté du cubisme. Une approche davantage déclarations à la damnation - qui s'opère dans les mains d'un centrée sur l'œuvre elle-même peut nous habituer à différentes citées dans Dore Ashton, Christ du Jugement dernier19. voir de nouveau dans les «problèmes nus» de Picasso on Art: C'est un genre différent de choc que nous fait éprou- Picasso... des femmes nues. Que cette figure particu- A Selection of Views, New York, 1 972, ver le dessin préparatoire (i11.18), quand on voit que lière dont nous venons de parler commence à être chapitres VI et XI. La dryade avait été conçue au départ, et intégrale- enregistrée sur le plan du tableau comme un lit de Sur la signification sexuelle attribuée par Picasso à l'aspect interchangeable du pied gauche et du pied droit - dans La dryade et beaucoup d'autres oeuvres -, cf. L. Steinberg, Other Criteria, New York, 1972, p. 147 sqq. L'animalité de ses femmes de la jungle durant la période 1907-1908 devient explicite dans une remarquable étude à la gouache, Z.!!, 39 III. 16 (analysée ici, p. 348), La dryade, 1908. dans laquelle Huile sur toile. la jambe gauche d'une femme nue 185x108 cm. se transforme en patte Leningrad, arrière d'un Musée quadrupède, avec un de l'Ermitage. jarret qui s'articule Z. 111, 113. sur le côté inversé III. 17 du genou. Dans sa « S. V. p.». 1905. partie inférieure, son corps est pour Encre sur papier, moitié celui d'une 21 x13,5 cm. femme-satyre. Paris, Musée Picasso. Pour l'interprétation formaliste Z. XXII, 296. traditionnelle de La dryade, cf. Rosenblum, Cubism, p. 28-29 : « La Grande dryade conserve quelque chose des idées constructivistes des nus de 1906 et 1907, mais elle présente aussi un sens nouveau III. 18 de l'ordre Etude et de l'exploration pour la dryade. rationnelle qui 1908. remplace l'approche Carnet 16, plus impulsive 34 R p. 305. des œuvres Z. 112, 661. antérieures. La figure semble III. 19 maintenant étudiée Nus enlacés. d'une manière qui, 1905. pour Picasso, Gouache est relativement et aquarelle dépassionnée, car on sur papier. voit ici l'artiste 26,5 x 21 cm. examiner calmement Copenhague, ces blocs de Statens Museum construction for Kunst. élémentaires de forme Z. 1, 228. Murphy** percutant perpendiculairement un mur, les unes par rapport aux autres est pleinement con- tridimensionnelle... ». Cf. également et l'intention du peintre deviendra d'une parfaite sommée. Il n'y a pas de connecteurs spatiaux. Les Jean Sutherland évidence2o. espacements enclavés deviennent des champs de Boggs, in Picasso and Mon, Une bonne part de l'agitation inscrite dans la moitié répulsion antimagnétique, ou sont alors simplement op. cit., p. 62 : gauche du tableau dramatise la rage de Picasso à figés. Mais les fameux intervalles solidifiés des «[Conçus de manière rencontre de la retombée massive de la toile. Ce sculpturale], les plans Demoiselles font partie intégrante d'une conception [de La dryade] sont qu'il veut obtenir, c'est un rythme agité. La poussée plus vaste : ils renforcent l'autonomie déjà exigée clairement mis en valeur, mais cet envahissante du rideau est contenue par la figure qui pour chaque figure, et le prodige de l'œuvre finale aspect le supporte. Le profil sévère de celle-ci aboutit sur est la cohérence d'ensemble imposée à des éléments tridimensionnel est également rattaché une gisante* érigée elle-même jumelée avec un nu chargés respectivement d'une idiosyncrasie maxi- au mouvement en pilier, lequel à son tour surplombe le champ male. puissant du corps et à celui de notre regard pénétrant de la table. Notre vision ne cesse de mon- qui l'appréhende sous ter et descendre, comme sous l'effet d'une houle ; Au centre de sa composition des Demoiselles, ses différents angles. [...] Picasso a simplifié variations de pression, comme dans le tangage d'un Picasso avait originellement placé un marin. Dans le visage; inspiré bateau en haute mer, ou à l'image de l'énergie les trois premiers dessins (ill.6, 1, 7), celui-ci reste du masque, qui a valeur suggestive sexuelle. humblement derrière sa table, et on reconnaît dans dans les œuvres Comparaisons libertines. L'effet clairement produit l'objet placé devant lui un porrôn. La forme de ce africaines, ce visage devient ici une forme par la gisante* érigée dans l'emplacement resserré récipient qu'on utilise en Espagne pour boire, en se dépourvue de toute qui est le sien, est de lui assurer son autonomie spa- versant directement le vin dans la gorge, se caracté- fonction évocatrice. Avec ses couleurs, tiale à l'intérieur d'un système de disjonctions lui- rise par le conduit érigé de son goulot, et Picasso le rôle privilégié même très étroit, et les dessins apportent la preuve venait alors de s'y intéresser. Séjournant à Gosol, accordé à la forme, La dryade que cette pratique de la disjonction n'est aucune- dans les Pyrénées espagnoles, durant l'été et l'au- représente un pas en ment de l'ordre d'un effet secondaire subitement tomne de l'année précédente, il en avait peint dans avant vers le cubisme analytique; il en va mis en avant, mais qu'elle correspond à toute une trois natures mortes21. Mais il l'avait également uti- de même pour ce programmation ayant pleinement porté ses fruits lisé de manière significative dans deux compositions mouvement complexe, tout en extension, dans la réalisation de la peinture. à personnages datant de 1906. Dans la première, Le qu'elle offre à notre Dans l'ill.6, que nous plaçons en premier, les sept harem (ill.20), la figure masculine n'est sûrement pas regard ». On trouve chez figures sont réunies dans un espace partagé par tou- censée représenter un eunuque, car les eunuques ne Charles Sterling tes. Mais déjà, dans les deux dessins suivants, ill.l et se promènent pas ainsi tout nus. Le personnage est une tentative d'appréhender 7, les quatre figures placées en retrait - trois femmes nonchalamment étendu comme un fier propriétaire, l'œuvre dans et l'homme à table - sont silhouettées en fonction et son désir se manifeste dans le goulot dressé de son l'ambiguïté de sa valeur évocatrice : des partitions du rideau de fond utilisées comme des porrôn. « La dryade se dispositifs d'encadrement. Les trois figures restantes Le porrÓn en tant que substitut sexuel revient dans présente comme il se doit parmi les arbres sont plus astucieusement isolées : l'homme de un autre projet de Picasso datant de cette même sai- d'un bois épais gauche, par la fonction et la situation marginales qui son de Gosol : une gouache connue sous le titre Trois et obscur. Est-elle assise ? Est-elle lui sont conférées ; la figure accroupie à droite, par nus (ill.21). Il s'agit d'une étude travaillée en prévi- sur le point de bondir ? son orientation singulière (dont nous parlerons plus sion d'un grand tableau, et qui comporte des indica- Elle est tout entière incarnation bas) ; quant à celle qui est assise, elle est comme tions de la main même de Picasso. Ce projet ne fut d'énergies mise sous cloche dans sa chaise haute. Tout se passe jamais réalisé, peut-être parce que, durant cette convergentes, et avant même de savoir comme si, même lors de ces premières étapes, période particulièrement féconde, le peintre ne pou- qu'elle est un être Picasso cherchait à enkyster ses personnages dans vait travailler aussi rapidement que l'exigeait le divin, nous savons qu'elle est des emplacements spatiaux susceptibles d'être iso- rythme de son imagination ; il est possible que l'idée indestructible, que sa lés. Dans la peinture, enfin, la séparation des figures des Trois nus ait été supplantée par le projet des puissance brutale est celle des bêtes qui produisent plus ou sauvages, dont elle a moins un effet de cette capacité verticalité en à se relâcher présentant une vue à d'un seul coup». vol d'oiseau d'un (The Hermitage, modèle allongé, New York, 1958, comme pour Marilyn p. 194). Monroe, par exemple. ** Lit escamotable 21 et incorporable Les natures mortes dans un meuble de Picasso ou dans un mur ainsi comportant un porrÓn nommé du nom sont les suivantes : de son inventeur Z. 1, 342 (Phillips (N.d. I). Collection, Washington D.C.); 20 Z. 1, 343 (Leningrad, La position couchée Ermitage) ; de la figure a été et Z. XXII, 458 en fait déjà observée (cf. également, au moins une fois, Z. XVII, 322, un dessin dans Günther de 1957).Ce récipient , Bandmann, Picasso: intervient également Les Demoiselles dans deux natures d'Avignon, Stuttgart, mortes de Matisse, 1965, p. 5: de 1904-1905 « Diese Gestalt kônnte (Barr, Matisse, His Art auch als Liegefigur and His Public, in Aufsicht vorstellbar III. 20 New York, 1951, Le harem. 1906. sein» («On pourrait p. 314-315, où l'objet également se est dénommé par Cat. 13 p. 16. représenter cette erreur « purro »). Z. 1, 321. figure étendue sur le dos, perçue depuis une position en surplomb»). On trouve dans la peinture du XVIème siècle des anticipations curieuses de cet effet créé par Picasso. Le Christ mort dans la , Mise au tombeau de Michel-Ange, à la London National Gallery; certaines figures de Corrège; l'Adonis mis à mort, de Goltzius, à Amsterdam; ou l'Amour et Psyché de Joseph Heintz (1564-1609; Galerie ; Peter Griebert, Munich; reprod. dans le Burlington Magazine, CXIV, juin 1972, p. LXVII). On peut également penser à III. 21 ces photos Trois nus. 1906. des 'pin-up' Cat. 12 p. 15. modernes, Z. 1, 340. Demoiselles qui avait déjà germé dans son esprit. marin assis prend une pose articulée, le bras posé sur La gouache représente une femme nue debout, le la table. Immédiatement après, dans l'aquarelle de bras droit replié dans le geste narcissique utilisé Philadelphie (ill.39), il disparaît23. alors récemment par Picasso dans les Deux femmes Il ne fait aucun doute que ce marin ait eu un sens nues (ill.31). Une autre est assise également nue, pour Picasso, mais ce sens nous échappe, et d'autant paresseusement adossée à la bordure d'un lit, plus que sa figure est éliminée. Son interprétation fumant une cigarette. Les deux femmes regardent devrait partir du contraste que Picasso a tiré des deux avec sympathie l'adolescent placé à leurs pieds, un hommes prévus pour le tableau : l'un placé bien à jeune homme délicat, agenouillé et le pénis érigé. l'intérieur, de tempérament efféminé, submergé par «El tiene un porrÓn », dit une note de Picasso, et la la féminité ambiante ; l'autre à moitié dedans et rime visuelle qui est établie entre le goulot et le phal- dehors, qui se tient entre les deux, inconstant dans lus est affichée d'une manière qui est sans précédent ses transformations et ses glissements d'identité, ses dans les œuvres achevées du Picasso de cette attributs incertains, et finalement son changement période. de sexe. La signification phallique incontestable du porrÓn dans deux œuvres qui ont juste précédé Les Demoi- En 1939, lorsque Barr publia le catalogue de sa selles confirme le sens qui lui est conféré dans les grande exposition, Picasso: Forty Years of his Art, premières études consacrées à ce tableau. Il occupe toutes les conclusions concernant le personnage de le centre vital du dessin : sur la table, devant le la figure au rideau étaient nécessairement fondées marin, dont il est l'attribut22. sur quatre pièces justificatives - les trois études alors Pour le reste, le marin demeure énigmatique. Dans disponibles (ill.7, 8, 39), et un propos rapporté du l'étude la plus ancienne (ill.6), il partage l'intérêt de maître, indiquant que l'homme, conçu comme un chaque figure pour le nouveau venu, bien que sa étudiant, avait au départ porté un crâne24. C'est sur pose, avec son dos voûté et les deux bras pendant ce témoignage que Barr fonda en conséquence ses sous la table, paraisse étrangement réservée. Il est affirmations selon lesquelles Picasso avait originelle- l'homme qui est à l'intérieur, et pourtant, dans ce ment «conçu le tableau comme une sorte de groupe de cinq filles hommasses, le seul caractère memento mori, allégorie ou charade » ; mais il se sen- qui le distingue (maintenu au long des ill.l et 7) est tait obligé d'ajouter que le peintre, dont le tempéra- une personne efféminée. Les traits conventionnels ment n'avait jamais été celui d'un puritain, ne devait de la différence sexuelle semblent inversés. Dans la pas avoir abordé ce thème «avec une intention quatrième étude (ill.8), le marin est encore davan- morale très fervente » ; et encore : « De toute évi- tage placé en retrait, en train de rouler une cigarette ; dence Picasso s'intéressait à d'autres problèmes qu'à et deux études ayant subsisté, pour la tête et la figure ceux de la prédication »2S. à mi-corps (cat. 44 et 45 p. 55-56), le présentent doux Or, tout ceci nous laissait aux prises avec une situa- et gauche, avec un tendre duvet sur la lèvre supé- tion bien surprenante. Picasso se serait-il embarqué rieure, ce qui le rend impropre à personnifier le dans l'un de ses projets les plus grandioses en se vice : il apparaît plus vraisemblablement comme un désintéressant vaguement de son sujet, et avec des timide candidat à l'initiation sexuelle. principes moraux contraires à ses sentiments ? Car Dans les treize dessins qui vont suivre, il reste une bien qu'il puisse lui arriver de rattacher le sexe au présence fantomatique ; Picasso ne lui accorde danger, il ne l'assimile jamais au péché, et il n'aurait aucune attention. Enfin, dans le feuillet 11R du Car- pas été dans son caractère d'étaler des raisins, des net 6, ici p. 192 et ill.37 - les dessins mêmes qui pommes et des melons pour en faire des symboles voient la gisante* dresser un coude endormi -, le d'une pernicieuse indulgence. Picasso est quelqu'un qui aime manger, et il se méfie des gens qui n'aiment 22 endormie, comme p. 161) l'appelle L'idée n'était ni dans l'aquarelle un « marin »; pas26. subtile ni neuve. de 1904 intitulée pour d'autres Troublé par ces anomalies - je dois faire intervenir Cf. par exemple la Contemplation (Leymarie, R. Dor pasquinade de (Z. 1, 235 ; Collection de La Souchère, etc.), ici mon histoire personnelle -, je regardai de nou- James Gillray Mrs Bertram Smith, c'est un « «étudiant ». veau les dessins connus : pas un d'entre eux ne mon- « ci-devant New York, analysée Occupations» dans L. Steinberg, 25 trait de tête de mort, pas même cette feuille de Bâle (1805, ill.41 ), où l'on Other Criteria, Barr,Fifty Years, souvent reproduite (ill.7), dans laquelle toute une voit deux célèbres New York, 1972, p. 57, et Maîtres de dames danser nues fig. 40). l'Art moderne, p. 68. génération de lecteurs de Barr prétendaient l'y voir - devant un Barras La ressemblance bien que dans ce dessin le grand objet rectangulaire adipeux, tandis que laisse à penser que 26 sur la droite le jeune Picasso s'était Dans La fuite en Egypte que l'homme porte à son bras ne soit ni formé, ni mis Napoléon tire un accordé (ou s'était 11895), œuvre de à l'échelle, ni tenu comme un crâne27. C'est alors que rideau pour regarder découvert) une brève jeunesse de Picasso, la scène. Sur la identification avec la on voit un palmier je me mis à réétudier la genèse de l'œuvre - sans me table, devant Barras, figure du marin - sur portant des dattes, référer à une quelconque idée de memento mori ni à il y a une bouteille quoi il le supprima que le photographe qui joue le même rôle complètement. David Douglas ce crâne douteux sur lequel elle était fondée, mais de substitut sexuel Picasso réapparaît Duncan, qui fut dont aucune preuve concrète ne nous était encore que le porrÓn de en marin dans un le premier à en publier Picasso. Rien dessin de Chirico, la reproduction, avait parvenue. Dans une conférence publique au Metro- d'étonnant à ce que de 1915; il est assis pris pour un symbole politan Museum de New York (en mars 1972), je pro- Picasso ait fait sauter à une table du Saint-Esprit. ce motif. L'élan avec quatre amis, Le peintre le posai de procéder sans plus tenir compte d'un thème agressif de la tranche la veste déboutonnée, détrompa. Les dattes initial ayant trait à la mort, à moins que ne soient cornue de la pastèque et sa poitrine sans sont là, expliqua-t-il, dans la version chemise est tatouée « parce qu'il fallait retrouvés des dessins jusqu'alors inédits. définitive est une d'une ancre de marine bien qu'ils mangent Cette approche se révéla pour le moins fertile. Elle formule plus subtile. (cf. , quelque chose ». Portrait of Picasso, Cf. Pierre Daix permit d'apprendre - information qui me fut com- 23 2ème éd., New York, et Georges Boudaille, muniquée par Mila Gagarine, qui a succédé au Dans le feuillet 11R 1971, p. 45). op. cit., p. 27. du Carnet 6, ici p. 192 défunt Christian Zervos et poursuit la publication du et ill.37, le marin 24 catalogue Picasso - qu'un certain nombre de dessins attablé et la femme Cf. note 5. Barr, nue couchée offrent quant à lui, se réfère III. 41 inconnus réalisés pour Les Demoiselles venaient une ressemblance à la figure James Gillray d'être découverts, y compris plusieurs qui se rappor- marquée avec un en l'appelant « ci-devant type de situation simplement Occupations ». 1805. taient à l'homme au crâne - «il s'agit bien d'un déjà utilisé - Picasso un « homme»; Eau-forte. crâne*», me disait ma correspondante. Ces dessins lui-même regardant Roland Penrose Londres, British une jeune femme (Picasso, Paris, 1982, Muséum. devaient être publiés dans un volume supplémen- taire à paraître dans le courant de 197328. Dans le même temps, William Rubin, du Museum of Modern Art de New York, avec qui j'avais discuté du problème, eut l'occasion de parler du crâne en ques- tion à Picasso lui-même lors d'une visite qu'il lui ren- dit en avril 1972. Le résultat fut d'une richesse inat- tendue. Tous ceux qui s'étaient avoués incapables de voir un crâne dans le dessin de Bâle (ill.7) sont main- tenant officiellement justifiés, car ce dessin corres- pond à un stade d'élaboration où l'emblème avait été depuis longtemps écarté, et la présence du crâne à une étape antérieure n'a plus besoin désormais d'être crue sur parole. Par ailleurs, l'interprétation de type memento mori demeure toujours aussi dou- teuse. Interrogé par Rubin, Picasso confirma que le projet initial des Demoiselles avait en effet inclus le motif du crâne, et il présenta alors un carnet d'es- quisses inédit (24,5 x 19,5 cm) contenant quatre pages d'études se rapportant directement à la figure au rideau qu'il identifia comme étant un « étudiant en médecine» (ill.22 ; feuillets 16V, 17V et 32V du Carnet 3, ici p. 153 et p. 158 ; ill.23). Un carabin? Rubin commente comme suit: « Comme dans la discussion sur l'étudiant, Picasso a tenu particulièrement à l'identifier comme un étu- diant en médecine, le crâne peut donc être considéré comme un accessoire occasionnel, en rapport avec l'école de médecine, c'est-à-dire un accessoire 'pro- fessionnel'. Le fait qu'il s'agisse d'un étudiant en médecine nous évite d'avoir à lire nécessairement le III. 22 L'étudiant en médecine tableau d'un point de vue allégorique, comme le fait tenant un crâne. 1907. Barr (le crâne devenant un accessoire anecdotique), Carnet 3, 37 V mais cela n'élimine aucunement la possibilité qu'il p. 160. Z. XXVI, 45. fonctionne également à ce niveau »29. Supposons pourtant que nous insistions davantage. Pourquoi un carabin plutôt qu'un étudiant, disons, des Beaux-Arts, en droit ou en philosophie, ou d'une école d'ingénieurs? Si Picasso avait souhaité évo- quer l'idée d'une contemplation de la mort, il aurait pu confier le crâne à n'importe qui, à M. Tout-le- monde. Pourquoi à un étudiant en médecine revêtu d'un costume de ville ? Cet uniforme fait-il de lui un anti-héros, comme le Buck Mulligan de Joyce, le cli- nicien irrévérencieux face aux forces de ? Pen- sons aux carabins d'Ulysse - Medical Dick et Medi- cal Davy - qui eux aussi se dirigent vers les boxons**. Et pourquoi le symboliser par un crâne ? Ce n'est pas une marque spécifique de la profession de celui qui le porte, puisqu'il pourrait tout aussi bien désigner un fossoyeur, ou un professeur de dessin d'après nature. Et inversement, un médecin n'est-il pas défini plus sûrement par des insignes comme le II]. 23 L'étudiant en médecine caducée d'Esculape, un flacon d'urine, un scalpel ou tenant un livre et un crâne. 1907. un stéthoscope? Nous sommes toujours en mal Carnet 3, 18 R p. 153. d'une réponse à nos deux questions distinctes : 27 pourquoi avoir choisi un étudiant en médecine, et salaire du péché, mais comme une allégorie mettant Il ne serait d'aucun pourquoi un crâne pour le symboliser? en scène celui qui s'implique, et celui qui refuse de intérêt de recenser ces auteurs s'impliquer, dans une confrontation aux exigences Peut-être parce qu'un étudiant en médecine est le influençables qui ont seul membre de la société humaine qui peut regar- indestructibles du sexe. En 1907, Picasso ne prêtait vu une tête de mort nullement l'oreille aux Pères de l'Eglise; mais il dans l'ill.7 : leur nom der, et qui va effectivement regarder un crâne en est légion. pensant à autre chose qu'à la mort - c'est-à-dire qui entendait la voix du philosophe qui avait écrit : «Le christianisme donna du poison à Eros : il n'en mou- 28 le regarde comme un objet de recherche scientifi- S'agissant de la que. Il est certainement significatif que ce crâne par- rut pas, mais dégénéra en vice »30. première publication ici même de six ticulier soit interchangeable avec un livre, et que ces de ces dessins, deux éléments constituent aussi bien un bagage Dans une conversation avec Kahnweiler en nous sommes en dette décembre 1933, Picasso rappelle les plaisanteries auprès de trois inapproprié à l'entrée dans un bordel. Le fait que personnes : Picasso dans l'évolution du projet de Picasso un second des- que s-es amis et lui avaient l'habitude de faire sur les lui-même, qui après sin présente notre homme chargé à la fois d'un livre femmes présentées dans Les Demoiselles en identi- soixante-cinq ans de négligence ou de et d'un crâne (ill.23), puis d'un livre seulement (ill.6, fiant l'une d'entre elles à Fernande, l'amie de perversité, se les Picasso, une autre à , une troisième rappela ou consentità 1, 7), laisse à penser que ces attributs servaient de les mettre au jour; symboles de la connaissance, et d'un type particulier à la grand-mère de son ami, le poète - Mila Gagarine; de connaissance - détachée et théorique. Ils sont le «toutes dans un bordel d'Avignon ! »31. Les person- et William S. Rubin, qui en obtint les blason de la froideur caractéristique de l'approche nages masculins n'ayant pas survécu aux études pré- photographies analytique. D'où la tête de mort dans la main du liminaires, nous ne connaissons même pas les noms auprès de Mila Gagarine et qui me carabin - comme pour contrer le symbole de vie, qui pouvaient par plaisanterie leur être attribués ; les transmit. Certaines des ithyphallique, du marin. Car tandis que la figure mais à en juger par son caractère, Picasso devait bien remarques que naïve de celui-ci, derrière son porrÓn bachique, y est avoir en tête des personnes particulières. Rubin W. Rubin avait à totalement impliquée, son pendant, l'homme de retrouve dans le jeune homme au crâne de l'ill.22 les faire sur ces dessins, et qu'il comptait ; savoir près du rideau, devient quelqu'un qui reste à propres traits du peintre, et il propose de voir dans publier lui-même l'extérieur, un outsider. Non pas la personnification les deux hommes de l'ill.l des auto-portraits partiels, avant d'apprendre que l'article qu'on lit d'une pieuse conscience de la mort, ni (ainsi que l'a correspondant à des aspects différents du caractère ici était près d'être suggéré R. Dor de la Souchère) un homme con- de Picasso32. C'est certainement tout à fait possible. achevé, sont présentées plus loin. damné parce qu'il entre dans le péché, dans cette Mais il est également possible que l'attribution d'un 29 maison de femmes qui descend aux chambres de la rôle symbolique à la figure au rideau, en tant qu'out- Communiqué à mort, mais bien tout le contraire - un homme à part, sider sexuel, lui ait permis de condenser des identi- l'auteur le 1er juin 1972. qui s'exile lui-même en s'adonnant aux dissections tés successives. Non seulement la figure devient studieuses, condamné parce qu'il n'entre pas. Dans rapidement plus maigre et plus élancée (ill.23,6,1 et ** Cf. notamment :le contexte des études réalisées par Picasso pour Les 7), comme pour démentir le propre type physique de Ulysse (Ed. Gallimard, 1948), p. 205 et 422 Demoiselles, comme placé en transit dans le plan du l'artiste, mais dans l'ill.8, la dernière à inclure la tota- (N.d.T). lité de la distribution à sept personnages, l'homme rideau, notre étudiant signifie une attitude mentale. 30 Jamais il ne regarde les femmes nues qui sont sur son au rideau devient chauve et nettement plus âgé, Nietzsche, Par-delà offrant ainsi une certaine ressemblance avec Max Bien et Mal, 'chemin; en dépit du caractère sommaire des des- section 168. Sur la Isins, Picasso réussit toujours à lui faire détourner la Jacob (ill.24 à 27). Les clés physiognomoniques sont pertinence de la évidemment toujours insuffisantes, mais il ne nous référence à Nietzsche, i,'exclu tête et dule regard.jeu fondamental Il est le non-participant, de l'inclusion. celui qui est en reste pas moins la possibilité intéressante de cf. note 35. ^Puisqu'il nous faut avoir un point de départ allégori- relier la variable masculine dans la distribution origi- Ique, je suggère que le projet des Demoiselles fut nale des Demoiselles, à la personnalité sexuelle du poète - un pédéraste, éprouvant à la fois une atti- id'abord conçu, non pas comme une charade sur le rance morale et une répulsion physique à l'égard de 31 appartenant anatomiser le monde La conversation à la couche visuel ». l'amour des femmes, et oscillant entre ce qu'il appe- de Picasso supérieure des classes lait ses «amours d'enfer*» et la contrition. Max avec Kahnweiler moyennes, qui 33 (mentionnée ci-dessus s'oppose au membre Pour la personnalité Jacob avait partagé la même chambre que Picasso, il note 5) commence des basses classes de Max Jacob, était son mentor littéraire et son ami le plus proche ainsi : « "Les qu'est le marin avec cf. particulièrement Demoiselles son vêtement négligé Robert Guiette, «Vie durant ces années, et il a certainement dû amener d'Avignon", ce que ce (comme nous le de Max Jacob », La l'artiste à réfléchir sur cette mystérieuse demeure de nom peut m'agacer! voyons plus tard). Nouvelle Revue C'est Salmon qui l'a Ce contraste est Française, la sexualité qu'est un corps d'homme ; et à s'interro- inventé. Vous savez accentué par le fait 1er juillet 1934, n° 250 ger sur la différence qui existe entre jouir de son sexe bien que ça s'appelait que tandis que (étude fondée sur des "Le Bordel d'Avignon" l'Etudiant se tient de entretiens avec le et être possédé par lui33. au début. Vous savez profil en marge du poète), et LeRoy L'homme au rideau passe par de rapides change- pourquoi ? Avignon a champ, le marin est C. Breunig, toujours été pour moi assis au centre et de « Max Jacob ments de personnalité. Le crâne en main et le bras un nom que je front. Implicitement, et Picasso », gauche déconnecté, il commence en jeune homme connaissais, un nom Picasso est ici en de , lié à ma vie. train de mettre en déc. 1957, p. 581-596. trapu, au cheveu coupé ras (ill.22) ; la précision du J'habitais à deux pas balance et en Dans cette «Vie» de profil intéresse suffisamment Picasso pour qu'il le de la Calle opposition la vie des Guiette, le poète fait d'Avignon. C'est là sens (ce marin est le récit de sa première reprenne en l'agrandissant (feuillet 32V du Carnet 3, que j'achetais mon entouré de nourritures, affaire amoureuse ici p. 158). Le geste par lequel il tient le crâne est étu- papier, mes couleurs de chair féminine, et il avec une femme - l'un d'aquarelle. Puis, y a quelque chose à des deux moments de dié séparément dans des dessins supplémentaires comme vous le savez, boire) et celle de sa vie qu'il aurait aimé (feuillets 16V et 17V du Carnet 3, ici p. 153)34. Immé- la grand-mère de l'esprit (le livre tenu revivre (l'autre étant Max était originaire par l'Etudiant), deux une vision du Christ six diatement après, dans le même carnet d'esquisses, la d'Avignon. Nous pôles entre lesquels ans plus tard, qui le figure s'allonge et perd son visage (ill.23) ; un livre disions un tas de oscillera l'œuvre conduisit à se blagues à propos de même de Picasso. [...] convertir et finalement (ou un portefeuille ?) placé sous le bras s'ajoute à la ce tableau. L'une des Le marin [...] à se retirer dans un tête de mort, comme s'il fallait ce second attribut femmes était la représente le côté monastère). L'affaire grand-mère de Max. sensuel, instinctif, de avec Mme Germaine pour soutenir la signification du premier. Dans trois L'autre, Fernande, Picasso, tel qu'il s'est Pfeipfer, qui avait dessins supplémentaires (ill.6, 1, 7), le caractère de une autre, Marie déterminé durant son dix-huit ans et était Laurencin, toutes enfance (le costume mariée à un ivrogne, l'homme demeure constant, mais le papier remplace dans un bordel marin, l'entourage commença alors que le crâne - jusqu'à ce que finalement tous les attributs d'Avignon ». féminin qui Max avait caractérise son foyer vingt-cinq ans - disparaissent. familial), alors que «ma)s, je crois, 15 Débarrassé de ses accessoires symboliques dans la 32 l'Etudiant représente pour la raison et le Extrait des remarques l'intelligence et l'esprit cœur*». Bien des dernière étude à reprendre la totalité de la distribu- qui me furent de Picasso (le livre et années après leur tion (ill.26), l'ex-carabin maintenant de petite taille, présentées par Rubin le crâne). [...] En même séparation, « en 1907 le 1er juin 1972 : temps, le crâne fait ou 1908 », il revit celle atteint de calvitie et présentant les traits poupins de « La première esquisse partie des accessoires qui avait été son Max Jacob, saisit des deux mains le rideau. Son bras de l'Etudiant (ill.22) qui se trouvaient dans premier amour, et la présente un petit l'atelier de l'artiste trouva grotesque. Tel droit passe en crochet derrière son dos comme dans homme trapu, bâti (Picasso dit qu'il ne fut pas l'avis des l'arlequin des Saltimbanques à la National Gallery comme Picasso et qui avait un crâne, à deux amis qui étaient a les cheveux coiffés l'époque, et on le avec lui, Picasso et de Washington, D.C. Dans les dessins qui suivent comme lui. Les voit apparaître peu Braque; il la (ill.28 ; feuillets IR et 2R du Carnet 6, ici p. 189 ; proportions de cette après dans la nature déclarèrent « très figure changent morte située dans son belle*». ill.29), il agrippe le rideau avec une détermination immédiatement après atelier, celle Picasso était sensible croissante, et son corps penche vers l'avant comme (ill.23). Son costume, conservée à à la personnalité sexuelle de ses amis s'il avait envie de tirer le rideau - comme s'il avait le un habit bien coupé, l'Ermitage). Ainsi le reste plus ou moins, carabin peut-il être intimes, et on en a la pouvoir, ou l'intention, de mettre fin à la représenta- tout au long, son trait assimilé à cet aspect confirmation dans un caractéristique ; de la personnalité article récent de Josep tion. Finalement (ill.30 ; feuillet 11R du Carnet 6, ici il le désigne comme de Picasso, dont la Palau i Fabre (« 1900 : p. 192 ; ill.37), la figure subit un changement de sexe un personnage "science" va un ami de jeunesse», in Hommage à Pablo Picasso, XXe siècle, numéro spécial, 1971, p. 3-12). L'auteur présente un autre des premiers III. 24 camarades Max Jacob à de Picasso, (détail). le mélancolique Vers 1907. Casagemas, peintre Photographie. et écrivain, qui se tua à Paris pour une III. 25 femme, dans un café, Max Jacob et Picasso le 17 février 1901. (détail de «Chère Depuis plusieurs mois, mademoiselle « la conduite de Suzanne»). 1905. Casagemas intriguait Encre sur papier. de plus en plus ses amis. Un jour qu'ils étaient sur le point d'entrer dans une maison close, rue de Londres, Casagemas se déroba, prétextant une indisposition intestinale». Deux ans après le suicide, alors qu'il occupait de nouveau l'atelier de Barcelone qu'il avait autrefois partagé avec son ami, Picasso peignit La vie (1903; Cleveland, Museum of Art). Dans la peinture, la figure de Casagemas remplace l'Adam-Picasso des esquisses préliminaires. Palau conclut ainsi : « en tant III. 26 Etude pour que Picasso, on le Les Demoiselles voyait entièrement nu. Casagemas, lui, d'Avignon. 1907. porte une sorte de slip Cat. 23 p. 26. qui n'en est pas un. Z. Il1, 20. L'ambiguïté de ce slip est significative. [...] Ce slip dit et cache à la fois la vérité du drame, celle que Picasso n'a jamais voulu dévoiler. Mais nous savons que l'autopsie de III. 27 Casagemas révéla un : homme impuissant». Max Jacob, Henri Pierre Roché et Pablo 34 Picasso devant le La répétition de ce restaurant « La motif - la facon de Rotonde» à tenir le crâné - sur . 1916. deux pages du carnet Photographie. et se pétrifie. Le masque facial qu'elle porte dans la j peinture protège une histoire secrète. j Mais son rapport marginal au reste du groupe reste le j même ; le vêtement qu'elle porte la différencie des ; nus qui sont en scène ; elle est comme le tableau lui- ' même : dévoilée par son habit, comme le tableau l'est par le rideau. Son déshabillé* introduit le thème de l'exhibition. Elle est l'ouverture, celle qui inter- ■ vient véritablement en lever de rideau. Le caractère qui a investi son personnage depuis le début lui reste attaché ; elle demeure celle qui ne participe pas, l'in- III. 28 termédiaire ; non une partie de la révélation, mais Etude pour Les Demoiselles celle qui révèle. Et le changement crucial qui affecte d'Avignon. 1907. son rôle consiste en ceci que les pensionnaires du Cat. 25 p. 27. Z. VI, 980. bordel, au lieu de réagir à son entrée dramatique, sont portées par elle à réagir par rapport à nous. Qu'est-il donc arrivé au drame initial - l'opposition entre les deux pôles de la connaissance cérébrale et de l'initiation? De même que la scène de l'action pivote à 90° pour faire face au spectateur, le tableau cesse d'être la représentation d'une aventure con- sommée par un ou deux hommes, pour devenir notre expérience à nous, c'est-à-dire une expérience de la peinture. Le changement opéré semble drasti- que ; d'une allégorie disant la rencontre de l'homme III. 29 avec la femme, on passe à l'aventure du choc avec Etude pour Les Demoiselles l'art. Comme si le thème dans son intégralité avait d'Avignon. 1907. dérivé depuis un sujet portant sur le sexe à celui de la Carnet 6, 6 R p. 190. Z. Il2, 637. peinture elle-même - ce que dans un sens on a tou- jours dit, à savoir que le tableau n'est devenu 'signifi- catif' que sous sa forme de peinture. Quel qu'ait été le sujet initial - salaire du péché ou opposition 'déta- chement/engagement' -, il semble dépassé dès lors que toute la confrontation met directement en pré- sence l'œuvre d'art contenue là-bas, dans le tableau, et celui qui de l'extérieur la regarde. Pourtant, je pense que le tableau nous dit encore autre chose. Il déclare que si vous consentez, et d'un consentement total, à vous livrer à l'expérience III. 30 Etude pour esthétique, si vous laissez l'œuvre d'art vous englou- Les Demoiselles tir et vous « effrayera - au sens où dit d'Avignon. 1907. Carnet 6, 18 R p. 194. qu'Alice B. Toklas était effrayée** -, alors vous Z. 112, 642. pénétrez réellement dans l'œuvre, vous devenez un insider. C'est dans la puissance contagieuse de l'art d'esquisses inédit est of Picasso's Art intéressante. Dans les 1900-06», Burlington que les différents types de connaissance - la connais- deux dessins, la ligne Magazine, 1959, sance cérébrale, et celle qui s'engage immédiate- intérieure de l'index p. 180, analyse coïncide avec le le rapport intervenu ment - fusionnent, et que s'efface la distinction entre contour du crâne. très tôt entre Picasso outsider et insider. Dans le second et l'esprit nietszchéen. dessin, cette double Je tiens à remercier Tous les tableaux sont loin de se révéler capables fonction est étendue M. Mark Rosenthal, d'une puissance contagieuse aussi renversante. Peu au pouce dont le tracé anciennement est ajusté pour de la University of d'oeuvres d'art nous imposent ce type d'expérience coïncider avec l'os Iowa et actuellement esthétique dont le jeune Nietzsche faisait « une con- malaire du crâne. conservateur au Le contour descriptif Philadelphia Museum frontation avec la dure réalité ». Et c'est bien pour- unique, qui donne of Art, pour avoir été quoi Picasso s'est acharné à faire de sa création un l'apparence de deux un des premiers à formes contiguës, est insister sur le rapport fragment de « nature sauvage et nue, [examinée] à un principe qu'on Picasso-Nietzsche. visage découvert, du regard cru de la vérité ». Il vou- retrouve constamment chez Picasso lait l'immersion orgiastique et la décharge dionysia- dessinateur. que35. Sur le feuillet 32 R du Carnet 3, ici p. 158, Une fois de plus, on comprend combien il fut impor- on trouve plusieurs tant pour Picasso de dissocier les cinq figures les études inédites pour le nu central. Le feuillet unes des autres. En dépit de leur regroupement par- 17V du Carnet 3, ici ticulièrement embouteillé, il n'y a aucune communi- p. 153, intervient face à l'ill.23. Sur le cation entre elles, aucune transition concevable feuillet 16R nous permettant de franchir les passes étroites qui du Carnet 3, ici p. 153, sont des études pour les tiennent isolées. Les disjonctions font partie du le vase de fleurs qui mécanisme ; chaque figure est tête de ligne et se est au premier plan du dessin de Bâle, ill.7. trouve individuellement connectée au spectateur Une étude plus autant que nos cinq doigts de la main sont connectés élaborée pour ce vase, jusqu'alors non à notre bras. Et l'appel qui nous est lancé s'adresse à encore enregistrée juste titre à notre intuition la plus primitive, à cette comme telle et datée de manière erronée, forme élémentaire, la plus ancienne, de la cons- est reproduite dans cience au sein de laquelle les choses perçues se rap- Z. VI, 807. portent chacune séparément au moi qui les appré- ** Cf. Gertrude Stein, hende. La découverte que fait progressivement le Autobiographie d'Alice Toklas (Ed. Gallimard, petit enfant, qu'il existe entre sa mère et son père 1980, coll. une intimité dont son moi est.exclu, constitue une L'Imaginaire), p. 29 (N.d. T.J. étape de son acculturation : c'est par là que s'effectue le détachement intellectuel qui lui permet d'enregis- 35 Les citations de trer les corrélations externes. En transperçant cette Nietzsche sont tirées croûte culturelle, le tableau de Picasso réveille une de Naissance de la Tragédie ( 1871 ), impulsion régressive et réactive la modalité la plus oeuvre qui est instinctive de notre expérience de confrontation au avidement lue par les artistes de Barcelone monde extérieur. et de Paris au tournant Il y a bien, après tout, un esprit dominant qui anime du siècle. L'étude de Phœbe Pool l'ensemble de l'œuvre, une unité de thème et de «Sources and structure, et cette sommation insolemment lancée à Background celui qui regarde. D'où l'insistance sur les vecteurs mité et attente ; absorbées l'une dans l'autre, les qui définissent l'axe orthogonal - en partant de la femmes se tiennent dans une antichambre, un position du spectateur et en suivant le mouvement endroit, ou plutôt une situation, pour femme seule. de pénétration de la table, au-delà de la figure mas- Comme ces deux œuvres se suivent de si près - les quée en lever de rideau qui dévoile une scène d'une multiples études qui les préparent, y compris dans proximité accablante : la soudaine exhibition de fil- les 'post-scriptum' des Deux femmes, se fondent les entassées, surprises par notre intrusion et nous presque les unes dans les autres36 -, il peut être inté- renvoyant notre regard. Sans cette interdépendance ressant de les reconsidérer dans leur succession. entre le spectateur excité et la structure picturale, il Commençons avec le changement qui affecte n'y a pas de tableau. Celui-ci, dans son intégralité, l'image des corps. Dans le tableau le plus ancien, les forme et sujet confondus, s'élève contre le détache- deux femmes se dressent comme des monuments ment de l'homme cultivé. animés, des troncs d'arbres. Ce sont des coques inal- térées, leur humanité est scellée dans une extériorité Pourquoi le rideau bleu dans le coin supérieur droit toute en fusion compacte. En tant que monolithes est-il toujours entrouvert, et pourquoi la demoiselle* sculptés, elles font penser à des corps sans cassure, à qui scrute de son regard curieux ? Picasso n'a jamais un matériau encore jamais brisé ni plié. En tant remis en cause la finalité du motif et il l'a gardé pres- qu'êtres organiques, elles se présentent dans leur que inchangé au long des dix-neuf études. Evidem- maturité, inentamées. En tant que types physiologi- ment, il s'agit d'un moyen de se donner de l'espace ; ques, elles semblent inhabituées et inadaptées au étant donné la mise en scène très comprimée des mouvement, avec une chair qui n'a jamais été sou- Demoiselles, cela permet d'ouvrir le rideau du fond mise à une pression quelconque. Des corps, donc, III. 31 Deux femmes nues. de la même façon que l'extension débordante de la d'une virginité primitive, destinés à ne contenir - en 1906. table ouvre la partie antérieure du tableau. Mais capsule - que leur propre substance, retenus du côté Cat. 19 p. 21. Z. 1, 366. pourquoi autant de percées extraterritoriales dans ce protégé du rideau, en deçà des tensions de l'expé- «premier tableau cubiste»? rience. Et voici ensuite, en opposition métaphori- 111. 32 Deux femmes nues. Prenons plutôt l'affaire de cette façon : quelles que, les anatomies ardentes des Demoiselles - des 1906. secrètes réserves d'espace ce nu au nez sauvage lais- corps manipulables et articulés tout en souplesse de Fusain sur papier. 62 x 47 cm. se-t-il derrière lui, à regarder ainsi à l'intérieur, jeu. New York, depuis les coulisses? On pourrait trouver une Il est bon de rappeler que la plus ancienne des nom- The Museum of Modern Art, dépôt réponse conjecturale à cette question en comparant breuses représentations, chez Picasso, de deux fem- de la collection M. et * Les Demoiselles avec le dernier tableau d'impor- mes appariées dans l'intimité d'une rencontre, est Mme Lester F. Avnet. Z. 1, 365. tance qui les précède dans l'œuvre de Picasso, celui celle des Deux sœurs de 1902 (Leningrad ; Z. 1, 163), des Deux femmes nues (ill.31), réalisé à Paris après dont Picasso expliquait le sujet dans une lettre à Max III. 33 Etude pour Deux d'innombrables études préparatoires, à la fin de l'au- Jacob. Il s'agit, écrivait-il, de la rencontre d'une reli- femmes nues. 1906. tomne 1906. gieuse et d'une prostituée à l'hôpital Saint-Lazare37 Aquarelle et encre Le contraste entre les deux tableaux est absolu. de Chine sur papier. Les extrêmes, en ce qui concerne la vie physique Z. 1, 364. Dans Les Demoiselles, tout est ostentation, conflit d'une femme, les deux pôles opposés de l'innocence III. 34 des sexes et choc réciproque - les femmes, proies et de l'expérience, se rejoignent pour former une Etude pour Deux elles-mêmes, contemplent leur gibier. La table seule arche : le corps dont personne n'use et. celui femmes nues. 1906. Mine de plomb sur pénétrante, tête de pont de la présence masculine, dont tous abusent - cette polarité étant reprise dans papier. 61 x 45 cm. installe l'espace représenté dans le site commun, le la séquence qui nous fait passer des Deux femmes Boston, Museum of nues aux Demoiselles. Fine Arts, Arthur lieu d'une exhibition éhontée offerte à des yeux Tracy Cabot Fund. éhontés. Dans les Deux femmes nues, tout est inti- Considérons la gestualité contrastée des deux Z. XXII, 467. tableaux. Avec les Deux femmes se termine une Demoiselles. 36 Cf. particulièrement période dans laquelle le peintre s'est intéressé à la Dans le même ordre d'idée : l'étroite congruence Z. 1, 349 femme en tant que corps clos, se refermant en des entre les deux femmes. Leurs membres inférieurs (D.-B. XVI, 32; ici cat. 17 p. 20) attitudes dans lesquelles celui-ci est scellé sur lui- presque identiques font penser à une duplication. et Z. XXII, 641 (D.-B. même - mains pliées, bras croisés, membres étroite- Alfred Barr, qui avant tout autre admira ce tableau, XVI, 20; ici cat. 18 p. 20), un post- ment resserrés, et les coudes collés au tronc (ill.32). voyait une seule femme dans ces deux figures ; scriptum aux Deux comme un moi et son image en miroir dans la décou- femmes nues qui tente Puis, dans Les Demoiselles - tous les coudes dehors ! d'installer un groupe Que le lecteur répète pour lui-même ces mouve- verte de soi. Il y a un superbe parallélisme entre les à quatre figures ;; deux mains levées, celle de la recherche de soi, qui encadrées par des ] ments respectifs pour éprouver le plein effet psychi- rideaux. On trouve ] que de ces coudes libérés. retombe sur l'épaule, et l'autre dont le doigt se une idée de transition dresse dans la direction à prendre. Mais il ne s'agit intéressante dans 1 C'est un mystérieux tableau que celui des Deuxfem- un dessin au crayon mes nues: un couple de jeunes femelles massives, pas de prendre au pied de la lettre la question de Conté de 1906 savoir si nous voyons une femme ou deux. C'est une (Z.VI, 814; ici 48R placées de chaque côté d'une brèche. L'une des deux du Carnet 1 p. 115), hésite à passer au travers - mais ce n'est pas celle de idée traditionnelle en Espagne, qu'on découvre son dans lequel une figure = nue, d'une forme gauche : dans un geste d'absorption en soi-même, moi dans le rapport à l'autre, qu'une rencontre est un semblable à l'une des une main retombe sur l'épaule, tandis que l'autre jeu de miroirs réciproques38. Deux femmes, s'avance saisit le rideau comme pour le montrer ou le tirer de Mais l'image que l'autre acquiert de vous est la part comme la demoiselle* qui entre, de derrière côté. Cette main plus lointaine introduit notre motif de vous-même que vous lui abandonnez; elle est un rideau, en vue frontale de trois de la'déconnexion', et constitue déjà un exemple de possédée par l'autre. Le moi monadique se sépare de quarts. ce saut spatial obtenu par un raccourci du geste mini- lui-même pour se recouvrer dans la réciprocité et la 37 misé, et que Picasso rend plus énigmatique encore prise de conscience mutuelle. Le tableau - pour «Je veux faire un dans Les Demoiselles. Mais la totalité de la figure est autant qu'il s'agisse effectivement d'une seule tableau de ce dessin femme - est donc celui d'une personne au seuil que je t'envoie (Les un tour de force* de profondeur en compression, Deux Sœurs). C'est un depuis le poignet droit en passant par la masse des d'une rencontre, sur le point de franchir le rideau qui tableau que je fais d'une putain de épaules, jusqu'à la saisie à distance d'un rideau fai- protège le moi esseulé. St-Lazare et d'une sant écran ; et au-delà, quelque outre-monde à abor- Concernant la partenaire qui pointe son doigt dans sœur*». les Deux femmes nues, trois esquisses au moins, (Lettre à Max Jacob, der. Par qui ? Elle regarde l'autre - Moi, moi ou toi. Barcelone, 1902). Se détournant, la femme de droite nous échappe à parmi celles qui nous sont restées, extériorisent ses Cf. Jaime Sabartés, moitié. Son profil perdu* est dirigé vers la fente du prémonitions : elle y est assaillie par deux petits Picasso, Documents iconographiques, rideau ; tout comme l'index pétrifié de sa main dres- satyres diaboliques (Z. VI, 803), ou flanquée d'un Genève, 1954, n° 70. sée. Plusieurs études, parmi celles réalisées pour les satyre et d'un cupidon (Z. VI, 805). Dans une belle 38 Deux femmes nues, nous montrent un Picasso pen- aquarelle (ill.35), elle se tient seule, mais seule avec Cf. par exemple le chapitre sur lequel sant à une main braquée dans une direction donnée un faune aux pieds de bouc qui rôde autour. Quel s'ouvre le roman (i11.33, 34; ; cf. également Z. VI, 822, le feuillet 41R du rapport y a-t-il entre le don de ce faune et le doigt allégorique de Baltasar GraciÓn, Carnet 1, ici p. 113). Dans la peinture, le bras rétracté pointé vers la tête ? El CriticÓn (1651-1657). au maximum, et le coude pressé contre la taille, indi- Que les Deux femmes nues représentent une per- Critilo personnifie quent que la main braquée est en suspens à distance sonne dédoublée ou un couple de compagnes inves- l'intelligence critique; victime d'un naufrage, de l'épaule, de telle sorte que le grand doigt éclairé ties de rôles complémentaires, la face et le doigt de la il atteint une île femme de droite sont orientés vers l'endroit où un déserte où il rencontre est lui-même en équilibre entre ciel et terre. Cette le solitaire Andrenio, gestualité, comme celle de l'Isaïe du plafond de la rideau est sur le point de s'entrouvrir. Et il n'y aurait qui n'a encore jamais Sixtine, évoque l'attention intérieure, la connais- pas de suite ? Nous savons que Picasso se préoccupe rencontré d'homme, et qui personnifie le côté sance de soi. Tout dans le tableau s'oriente vers l'in- de l'envers caché de ce qu'il voit, et que son œuvre instinctif de l'être tériorité, étrange prélude à l'action extravertie des présente en quantité infinie toutes les manières de humain. Alors que renverser les points de vue sens devant derrière. Je propose de considérer que la décision qu'il va prendre maintenant correspond à ce que le cinéma appelle un jump eut. Comme si son prochain tableau ' devait inévitablement comporter le même rideau, ; mais perçu cette fois depuis cet autre côté mainte- ' nant caché. Le tableau suivant, ce sont Les Demoiselles d'A vi- gnon, antérieurement baptisées «le bordel philoso- phique». Depuis longtemps, cette œuvre nous est devenue familièrement révolutionnaire dans cha- cune de ses procédures stylistiques ; mais l'énergie ! psychique qui a produit cette révolution émanait d'un artiste pris dans l'intégralité de son humanité ; de sa méditation sur l'homme et sur la femme, non ! moins que de son combat avec l'art. Car aussi bien les Deux femmes nues que Les Demoiselles portent sur la condition humaine, sur ce moment incessant dans lequel la connaissance de soi naît de la confron- tation sexuelle. Il nous est maintenant possible de répondre à la , question : d'où vient la demoiselle* qui entre ? Elle a ; quitté son état antérieur, l'état de femme esseulée. Ce qui s'étend derrière, c'est-à-dire derrière l'ouver- III. 35 Nu et Faune. 1906. ture, est tout aussi massivement féminin que le Aquarelle sur papier. domaine situé face au tableau est masculin ; et l'es- 20,5 x 13,5 cm. New York, The Alex pace représenté dans lequel elle s'introduit est leur Hillman Family site commun. Toutefois, comme nous ne sommes Foundation. Z. XXII, 412. nullement en train de visionner les images consécu- tives d'un film fixe, une telle réponse n'a qu'une gauche dans les Deux femmes nues. Et la vision en faible valeur immanente. La maquerelle qui pointe trois quarts de dos dans le tableau antérieur s'inverse son grand nez à l'intérieur comme par l'ouverture dans notre demoiselle* au nez sauvage, vue cette fois d'une grotte n'est pas le même personnage que celle en trois quarts de face. De fait, on soupçonne que la qui est en partance dans les Deux femmes nues. Ce figure entière de cette dernière est conçue comme n'est pas tant le maintien d'une identité qui intéresse une conjonction expressément imposée de vues en Picasso, que la transformation du caractère implicite trois quarts divergentes. La poitrine au sein unique, dans les deux états, passant d'une simplicité inenta- qui décrit un corps se détournant (comme dans les mée au tranchant aigu de l'articulation. Pourtant, un Deux femmes nues), a son contrepoint dans le mou- certain nombre de traits partagés par les deux figures vement en sens inverse de la tête. suggère une constance résiduelle. Le sein de forme La dissonance de son visage, comme celui de l'ac- carrée - qui apparaît dans l'aquarelle de Philadel- croupie en bas, s'accorde au thème du tableau, sinon phie (ill.39) avant de prendre valeur canonique dans à son style. La plupart des études de composition - la peinture des Demoiselles - est anticipé en sein ces petites esquisses qui correspondent à l'étape à six personnages (ill.28 ; feuillets 1R, 2R du Carnet 6, ici p. 189; ill.29, 30; feuillet 11R du Carnet 6, ici p. 192 ; ill.37) - présentent des figures sans visage. Mais il y a une différence radicale entre les visages qui apparaissent en premier (ill.6, l, 7) et ceux de l'aquarelle de Philadelphie (ill.39). La conception de Picasso s'est accélérée dans son tempo et dans sa vio- lence, et tout un vocabulaire physiognomonique- ment plus féroce fraie la voie au thème. On s'éloigne des traits occidentaux conventionnels. Dans l'aqua- relle - qui doit dater du printemps 1907, juste avant que la peinture elle-même ne soit entreprise - les femmes suggèrent déjà une vie primitive se situant dans les bas-fonds de la civilisation. On a montré que deux cinquièmes de la peinture furent réalisés durant une campagne ultérieure, qu'on peut dater de la fin de l'été 1907, et que l'inten- III. 36 sification de la férocité des deux filles de droite avait Nu aux bras levés. 1908. fait suite à la rencontre de Picasso avec l'art nègre39. Gouache sur papier. Or, l'artiste avait de toute façon une fort bonne rai- 32 x 25 cm. Paris, Musée Picasso. son de faire passer cette nouvelle influence, et tout Z. Il 1, 39. particulièrement dans cette œuvre. Dès avant la révision de la partie droite du tableau sous le choc de l'art nègre, l'intention de Picasso était de faire de ses impersonnelle, sans que vienne y interférer quelque catins des êtres dépersonnalisés et barbares. En fin 'personnalité' que ce soit. A l'instar du chœur des de compte, sa raison de les rendre sauvages était la satyres dans lequel Nietzsche voyait la naissance de même que celle qui l'avait déterminé au départ à en la tragédie grecque, il fallait que les amazones de faire des putains. Elles devaient personnifier l'éner- Picasso fussent «ces êtres de nature qui vivent en gie sexuelle à l'état brut, en tant qu'image de la force quelque sorte inexpugnables derrière toute civilisa- vitale. Un caractère primitif fut introduit dans la tion et restent éternellement semblables à eux- mesure même où c'est ce qu'exigeait la totale réali- mêmes sous la variation des générations et de l'his- sation du sujet. Et si en 1907 Picasso pensait, comme toire »41. Et l'assimilation des formes africaines ne Joyce, que « la réserve féminine et l'idéalisme mas- fut que l'étape finale d'un processus ayant continuel- culin se font pendant, [que] les adoucissements de lement visé à réaliser une idée - celle du trauma de la l'amour et des discours galants font partie d'une rencontre sexuelle vécue comme un conflit animal, tendance générale à s'illusionner et à refuser la réa- une mise à nu dénuée de tout amour personnel - et lité »4°, on comprend alors qu'il ait voulu projeter donc encore une fois, ce salon qui se transforme en dans son tableau une sexualité dépouillée de tous les jungle; et donc «la nature sauvage et nue» de oripeaux de la culture, en dehors de toute référence à Nietzsche, «[examinée] à visage découvert, du la vie intime, à la tendresse, à la galanterie, ou à cette regard cru de la vérité ». appréciation de la beauté qui suppose le détache- Une petite gouache datant de la période des Demoi- ment et la distance. Ses visages de femmes se selles nous en fait voir davantage sur cette façon qu'a devaient d'être orgiastiques, masques d'une passion Picasso de penser la femme comme l'image d'une destinée animale (ill.36) : animée d'une vitalité Critilo lui demande 41 A qui il est, Andrenio fait Le carnet d'esquisses somnolente, cette habitante de lajungle marche soli- cette réponse de 1907 qui fait partie taire, attentive à ce qui sourd de son corps tandis que remarquable: « Moi, de la collection de dit-il, je ne sais ni qui je sa jambe gauche, avec ce jarret qui se forme à partir suis, ni qui m'a donné contient plusieurs de l'inversion du genou, se métamorphose en patte le jour, ni pourquoi on dessins qui explorent me l'a donné : la métamorphose postérieure d'un quadrupède41 A. Comme si la patte car souvent, à part régressive des jambes de bouc du faune qui abordait la femme nue médita- moi, je me suis posé de la figure féminine; la question, tant par voir Carnet 7, tive de l'ill.35 avait envahi son être pour ramener son bêtise que par p. 206 sqq. anatomie à la «nature sauvage et nue». curiosité, car si le questionnement a sa 42 En 1907, Picasso était devenu trop moderne d'esprit source dans Pour les plaisanteries pour songer à faire de sa vision - « le regard cru de la l'ignorance, je pourrai que Picasso et ses difficilement amis avaient vérité» - autre chose qu'une régression. Il n'aurait me répondre l'habitude de faire pas admis l'idée d'un état primitif idyllique, ni la à moi-même. sur Les Demoiselles, Je me tourmentais cf. note 31. Pour célébration d'une innocence immaculée, comme peut-être, pour vérifier l'affaire Fénéon, dans Le bonheur de vivre de Matisse, qui date de l'an- que dans cf. Penrose, Picasso, l'acharnement p. 160. Les deux née précédente. Pour mettre à découvert le visage de je me surpasserais. dernières citations la vérité, le retour à la nature de Picasso se devait Je me dédoublais, sont tirées de Penrose, encore qu'à peine un, op. cit., p. 158, et de d'être ironique - retour non pas en Arcadie, mais aux pour voir si, détaché Barr, Maîtres de l'Art boxons urbains. D'où l'effet de serre chaude, d'une de mon ignorance, je moderne, p. 68. pourrais combler mes jungle mise en cage dont les pensionnaires disgra- désirs. Toi Critilo, cieuses, à la fois effrayées et effrayantes, imposantes tu me demandes qui je suis, et moi je veux et drôlatiques, surgissent dans leurs saccades de le savoir de toi. Tu es marionnettes. Cette figure accroupie sur la droite - à ce jour le premier homme que j'ai vu, et a-t-on jamais vu souillon qui ressemblât plus à un en toi je me retrouve pantin ? peint avec plus de vérité que dans les Dans la vie urbaine, même le retour à la nature devient reflets muets de la partie intégrante d'un spectacle ; le bordel tourne au source que souvent ma curiosité sollicitait numéro de cirque, avec ses cinq exécutantes sélection- et que mon ignorance nées - Matisse y voyait un canular - propres à exciter applaudissait ». Traduit de l'espagnol la dérision et à provoquer la paillardise (l'incitation à par Brigitte Leal. la paillardise étant le moyen le plus sûr de mettre le 39 spectateur dans le coup). Picasso lui-même et ses Cf. l'examen de la amis les prenaient pour cibles d'un humour rava- chronologie dans Golding, Le Cubisme, geur ; chacune de ces racoleuses reçut un nom. La p. 42-51. première fois qu'il les vit, le critique Félix Fénéon 40 conseilla au jeune peintre de se mettre à la caricature Richard Ellman, - «pas si bête », commentait Picasso, rétrospective- Ulysses on the Liffey, New York, 1972, ment. Et la plupart des observateurs qui suivirent p. 16, où l'auteur ont ironisé, à un moment ou à un autre, sur le côté renvoie au poème de Joyce de 1904, drôle des Demoiselles : l'une des figures « est ouverte «The Holy Office». comme un cochon de lait rôti », écrit Roland Penrose ; 41 «cinq des 'femmes nues les moins séduisantes de Naissance de la toute l'histoire de l'art », selon Alfred Barr42. Picasso Tragédie, section VII. s'attendait-il à ce que nous prenions - constamment - l'œuvre au sérieux ? Ses contemporains avaient probablement besoin de les voir partiellement comiques pour les neutraliser. Comment auraient-ils pu autrement s'accommoder de la vision de cinq viragos endiablées dont les pro- positions sexuelles, visuellement immanquables, défigurantes et démoniaques, insultaient à toute civilisation ?

Les deux situées à droite sont des figures-clés, cha- cune avec son anatomie désordonnée et ses orienta- tions ambiguës. Celle qui fait son entrée n'avait cessé d'arriver en fond de scène tout au long des étu- des de composition, et Picasso savait fort bien que la vue de trois quarts sous laquelle il la faisait intervenir était grosse de conséquences. Contrairement à ce qui se passe avec un profil au sens strict ou un en face* qui tendent à s'inscrire de niveau avec la sur- face du tableau, la position intermédiaire en trois quarts implique une profondeur spatiale - soit orien- tée vers l'arrière, comme dans les Deuxfemmes nues, soit vers nous en diagonale. L'entrée en oblique de la demoiselle* en fond de scène menace ainsi de redéfi- nir tout l'espace du tableau comme un continuum. Son nez est ajusté sur celle en lever de rideau comme à travers un milieu transparent et traversable. Pour l'isoler, comme cela lui était nécessaire, de tout rap- port avec son environnement, Picasso prend ses déci- sions les plus lourdes de conséquences. La figure accroupie en bas, précisément dans la mesure où elle est spatialement la plus proche, est repoussée à dis- tance stylistique maximale. Au risque de choquer l'art III. 37 Etude pour et la logique - pour ne pas parler de ses amis décon- Les Demoiselles tenancés -, il va nier la centration fixe de la vision, la d'Avignon. 1907. Cat. 27 p. 30. vacance de l'espace vide, et l'unité de style. Trois Z. Il2, 644. décisions, ou intuitions, capitales, que nous retrou- III. 38 vons dans les deux dernières études de composition Femme en tenue et dans la phase finale de la peinture. d'amazone (costume tailleur). 1907 Le dernier des dessins à inclure le marin dans un (verso de l'ill. 37). groupe à six figures est une étude de composition au Fusain sur papier. 65 x 47 cm. fusain, grande et précise (ill.37). Elle fixe les princi- Z. 112, 685. pales divisions tonales et esquisse les figures en for- Cet ouvrage a été achevé d'imprimer en janvier 1988 sur les presses de l'imprimerie Fot à Vaul x-en- Velin.

D'après les maquettes de l'atelier BBV, Baur. Le texte a été composé en Times et Futura par Sepco à Lyon. Les illustrations ont été gravées en simili et quadrichromie par France-Photogravure à Lyon. Le papier a été fabriqué par Job. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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