Le Contexte Des Travaux De Vincenzo Riccati
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Premi`ere partie Le contexte des travaux de Vincenzo Riccati 11 Chapitre 1 De la tractrice de Perrault au principe d’un int´egraphe universel A` l’origine de notre histoire, il y a une simple courbe, la tractrice, d´ecrite par une chaˆıne de montre tir´eesur une table. Cette courbe remarquable, entraˆınant dans son sillage de nombreuses questions th´eoriques et pratiques, a soulev´ela passion des meilleurs g´eom`etres dans les derni`eres ann´ees du dix-septi`eme si`ecle et les premi`eresann´ees du dix-huiti`eme. Elle fut l’un des ´el´ements du d´ebatsur la l´egitimation des courbes transcendantes, ces lignes probl´ematiques que l’on souhaitait r´eint´egrer dans la g´eom´etrieapr`esleur injuste exclusion par Descartes, face `ala n´ecessit´ede disposer d’un r´eservoir plus vaste d’ob- jets math´ematiques pour d´ecrire convenablement les ph´enom`enesnaturels et exploiter au mieux les ressources du nouveau calcul diff´erentiel. Mon but n’est pas ici de revenir directement sur ce d´ebat, qui a d´ej`a´et´eanalys´een pro- fondeur par Henk Bos [1988, 1989a, 1989b]. Tout au long de ce chapitre introductif, je me propose simplement de rapporter un maximum de faits, de citations, de figures, afin de faire revivre aussi fid`element que possible cette p´eriode initiale foisonnante o`ule mouvement tractionnel a frapp´eles esprits. On verra ainsi se dessiner peu `apeu le terreau fertile sur lequel pousseront, pendant plus de deux si`ecles, les r´ealisations que nous ´etudierons par la suite, qu’il s’agisse des th´eoriesde la construction tractionnelle des ´equations diff´erentielles ou des techniques concr`etes de fabrication d’int´egraphes tractionnels. 1.1 La tractrice de Perrault Commen¸conspar faire connaissance avec la tractrice. Quand et par qui a-t-elle ´et´e invent´ee? Quand ont-eu lieu les premi`eres publications `ason sujet ? Quelles sont ses propri´et´es? Pourquoi est-ce une courbe si importante en g´eom´etrie ? Pour compl´eter ´eventuellement les ´el´ements de r´eponse que je vais apporter ci-apr`es `aces questions, on pourra consulter les ouvrages classiques sur les courbes planes [Braunm¨uhl 1892, p. 79-81 ; Loria 1902, p. 562-565 ; Gomes Teixeira 1909, p. 19-24]. 1.1.1 Leibniz `aParis Saisissant le pr´etexte d’une mission diplomatique, Gottfried Wilhelm Leibniz s´ejourne `a Paris de 1672 `a1676. C’est l’occasion pour lui de se plonger dans les milieux philosophiques et scientifiques parisiens. Il y rencontre notamment le c´el`ebre anatomiste et architecte Claude Perrault (1613-1688), fr`erede l’´ecrivain Charles Perrault. Un jour, Perrault soumet `aLeibniz un probl`eme g´eom´etrique de son cru, o`ul’on demande d’identifier et de construire 13 14 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL une nouvelle courbe. Voici comment le cr´eateur du calcul diff´erentiel racontera plus tard l’´episode dans un article des Acta eruditorum de 1693 : Fig. 1.1 – La chaˆıne de montre de Perrault [Poleni 1729, planche BB] C’est `aParis que me fut autrefois offerte l’occasion d’imaginer une telle Construction. Le c´el`ebre M´edecin parisien Claude Perrault, remarquable par ses connaissances en M´ecanique et en Architecture, et en mˆeme temps c´el`ebrepour son ´edition de Vitruve, qui jusqu’`ala fin de sa vie ne fut pas le moins ´eminent des membres de l’Acad´emie Royale des Sciences, me sou- mit, comme `abeaucoup d’autres, le probl`emesuivant, dont la solution, reconnaissait-il tr`es honnˆetement, ne s’´etaitpas encore pr´esent´ee`alui : Trouver la courbe BB que d´ecrit dans un plan horizontal, au point B ou en un point ´equivalent, un poids fix´e`al’extr´emit´e B d’un fil ou d’une Chaˆınette AB lorsque, guidant l’autre extr´emit´e A du fil AB le long d’une droite fixe AA, on tire de ce fait le poids dans le plan horizontal que j’ai dit (ou un autre plan ´equivalent), o`use situent d´ej`ala droite AA au cours de son mouvement ainsi que le fil AB. Il usait pour mieux se faire comprendre d’une montre B enferm´eedans un ´ecrin d’argent qu’il tirait sur une table en d´epla¸cant le long d’une r`egle AA l’extr´emit´e A d’une chaˆınette fix´ee`al’´ecrin.De cette fa¸conle point le plus bas de l’´ecrin (situ´eau centre de sa partie inf´erieure) d´ecrivait sur la table la courbe BB. En examinant attentivement cette courbe (j’´etaisjustement plong´edans l’´etudedes tangentes), je remarquai aussitˆot,ce qui est la cl´edu probl`eme, que le fil est constamment tangent `ala courbe [Leibniz 1693c (trad. fr. 1989), p. 257]. Fig. 1.2 – La tractrice, courbe aux tangentes ´egales Cet article de 1693, tout comme les autres textes connus qui relatent les mˆemes faits, ne pr´ecise pas de date. D’apr`esJoseph Hofmann, qui a ´etudi´een d´etaille s´ejour pari- 1.1. LA TRACTRICE DE PERRAULT 15 sien de Leibniz, l’´episode de la chaˆınede montre aurait eu lieu en 1676 [Hofmann 1949 (trad. angl. 1974), p. 271]. Bos, de son cˆot´e,pencherait plutˆotpour le situer d`es1672 [Bos 1989b, p. 217]. Marc Parmentier, enfin, tranche pour 1674-1675 en s’appuyant sur l’in- terpr´etation stricte d’une all´egoriemythologique employ´ee par Leibniz [Parmentier 1989, p. 263, note 45]. Bref, tout reste possible, quoique la date en elle-mˆeme n’ait pas grande importance. L’essentiel reste bien sˆur la d´ecouverte d’une nouvelle courbe. C’est Huygens qui lui donnera, `apartir de 1692, le nom de « tractoria » pour ´evoquer le mouvement de traction qui l’engendre. Plus tard, on rencontrera aussi le terme de « tractrix ». Des deux mots francis´es correspondants, « tractoire » et « tractrice », le second s’est finalement impos´epour d´esigner la courbe de Perrault. 1.1.2 Propri´et´esde la tractrice Revenons `ala description de la tractrice par Leibniz (cf. figure 1.2) : si l’on consid`ere un fil AB de longueur a plac´e,par exemple, dans la position initiale A0B0 perpendiculaire `aune droite donn´ee,et si l’on tire l’extr´emit´e A le long de cette droite, l’autre extr´emit´e B va d´ecrire au cours du mouvement une courbe ayant la propri´et´eremarquable de rester en permanence tangente au fil, et donc d’avoir toutes ses tangentes ´egales(selon la termi- nologie de l’´epoque, le mot « tangente » d´esigneici la longueur du segment de tangente compris entre le point de contact et l’axe des abscisses). En tirant le fil vers la droite, comme sur la figure, on n’obtient naturellement qu’une moiti´ede la tractrice. Pour d´ecrire l’autre moiti´e,il faut remettre le fil dans sa position initiale A0B0 et r´ep´eter l’op´eration en tirant, cette fois, vers la gauche. Prenons le point A0 pour origine des abscisses, et d´esignons par x et y les coordonn´ees de B. La propri´et´ede la tangente constante, qui caract´erise la courbe, se traduit (pour la branche de droite) par l’´equation diff´erentielle dy y = − . dx pa2 − y2 Les variables ´etant s´epar´ees, on obtient, apr`esint´egration, l’´equation finie p a + a2 − y2 p x = a ln − a2 − y2 y (pour la branche de gauche, il suffit de remplacer x par −x). Cette ´equation permet `aelle seule de comprendre pourquoi la courbe de Perrault a tant int´eress´eles g´eom`etresde la fin du dix-septi`eme si`ecle. La tractrice est li´eealg´ebriquement `ala courbe logarithmique, ce qui signifie que si l’une des deux est donn´ee, alors il est possible de construire l’autre par les moyens cart´esiens classiques. Or, depuis Neper, les logarithmes avaient acquis une importance cruciale, d’une part parce qu’ils servaient au calcul num´erique, d’autre part parce qu’on ramenait aux logarithmes ou, comme on disait alors, `ala quadrature de l’hyperbole, la construction de nombreuses courbes transcen- dantes et l’int´egration de nombreuses ´equations diff´erentielles. Il ´etait donc important, pour l´egitimerces pratiques nouvelles, de trouver une construction de la courbe logarith- mique qui soit la plus rigoureuse possible selon les crit`eres en vigueur. Ce qu’on pr´ef´erait de loin en la mati`ere ´etaitune construction « organique », c’est-`a-dire un trac´econtinu r´ealis´epar un instrument m´ecanique anim´ed’un mouvement simple. En effet, on obtient ainsi de mani`ereexacte la totalit´edes points d’une courbe, alors que dans une construction par points, on ne peut jamais en atteindre qu’un nombre fini, qu’il faut ensuite joindre par un trac´eapproximatif `amain lev´ee. C’est pour cela que le mouvement tractionnel 16 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL est imm´ediatement apparu comme un nouveau type de mouvement simple permettant la construction organique de la tractrice et, indirectement, une construction enfin acceptable de la courbe logarithmique. Une autre courbe candidate `ala l´egitimation des logarithmes ´etait la chaˆınette, forme que prend spontan´ement une chaˆıne pesante lorsqu’on accroche ses extr´emit´es `adeux clous. Elle est elle-mˆemeli´ee alg´ebriquement `ala courbe logarithmique, et donc `ala tractrice, dont elle est d’ailleurs la d´evelopp´ee.