Premi`ere partie

Le contexte des travaux de

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Chapitre 1

De la tractrice de Perrault au principe d’un int´egraphe universel

A` l’origine de notre histoire, il y a une simple courbe, la tractrice, d´ecrite par une chaˆıne de montre tir´eesur une table. Cette courbe remarquable, entraˆınant dans son sillage de nombreuses questions th´eoriques et pratiques, a soulev´ela passion des meilleurs g´eom`etres dans les derni`eres ann´ees du dix-septi`eme si`ecle et les premi`eresann´ees du dix-huiti`eme. Elle fut l’un des ´el´ements du d´ebatsur la l´egitimation des courbes transcendantes, ces lignes probl´ematiques que l’on souhaitait r´eint´egrer dans la g´eom´etrieapr`esleur injuste exclusion par Descartes, face `ala n´ecessit´ede disposer d’un r´eservoir plus vaste d’ob- jets math´ematiques pour d´ecrire convenablement les ph´enom`enesnaturels et exploiter au mieux les ressources du nouveau calcul diff´erentiel. Mon but n’est pas ici de revenir directement sur ce d´ebat, qui a d´ej`a´et´eanalys´een pro- fondeur par Henk Bos [1988, 1989a, 1989b]. Tout au long de ce chapitre introductif, je me propose simplement de rapporter un maximum de faits, de citations, de figures, afin de faire revivre aussi fid`element que possible cette p´eriode initiale foisonnante o`ule mouvement tractionnel a frapp´eles esprits. On verra ainsi se dessiner peu `apeu le terreau fertile sur lequel pousseront, pendant plus de deux si`ecles, les r´ealisations que nous ´etudierons par la suite, qu’il s’agisse des th´eoriesde la construction tractionnelle des ´equations diff´erentielles ou des techniques concr`etes de fabrication d’int´egraphes tractionnels.

1.1 La tractrice de Perrault

Commen¸conspar faire connaissance avec la tractrice. Quand et par qui a-t-elle ´et´e invent´ee? Quand ont-eu lieu les premi`eres publications `ason sujet ? Quelles sont ses propri´et´es? Pourquoi est-ce une courbe si importante en g´eom´etrie ? Pour compl´eter ´eventuellement les ´el´ements de r´eponse que je vais apporter ci-apr`es `aces questions, on pourra consulter les ouvrages classiques sur les courbes planes [Braunm¨uhl 1892, p. 79-81 ; Loria 1902, p. 562-565 ; Gomes Teixeira 1909, p. 19-24].

1.1.1 Leibniz `aParis Saisissant le pr´etexte d’une mission diplomatique, Gottfried Wilhelm Leibniz s´ejourne `a Paris de 1672 `a1676. C’est l’occasion pour lui de se plonger dans les milieux philosophiques et scientifiques parisiens. Il y rencontre notamment le c´el`ebre anatomiste et architecte Claude Perrault (1613-1688), fr`erede l’´ecrivain Charles Perrault. Un jour, Perrault soumet `aLeibniz un probl`eme g´eom´etrique de son cru, o`ul’on demande d’identifier et de construire

13 14 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL une nouvelle courbe. Voici comment le cr´eateur du calcul diff´erentiel racontera plus tard l’´episode dans un article des Acta eruditorum de 1693 :

Fig. 1.1 – La chaˆıne de montre de Perrault [Poleni 1729, planche BB]

C’est `aParis que me fut autrefois offerte l’occasion d’imaginer une telle Construction. Le c´el`ebre M´edecin parisien Claude Perrault, remarquable par ses connaissances en M´ecanique et en Architecture, et en mˆeme temps c´el`ebrepour son ´edition de Vitruve, qui jusqu’`ala fin de sa vie ne fut pas le moins ´eminent des membres de l’Acad´emie Royale des Sciences, me sou- mit, comme `abeaucoup d’autres, le probl`emesuivant, dont la solution, reconnaissait-il tr`es honnˆetement, ne s’´etaitpas encore pr´esent´ee`alui : Trouver la courbe BB que d´ecrit dans un plan horizontal, au point B ou en un point ´equivalent, un poids fix´e`al’extr´emit´e B d’un fil ou d’une Chaˆınette AB lorsque, guidant l’autre extr´emit´e A du fil AB le long d’une droite fixe AA, on tire de ce fait le poids dans le plan horizontal que j’ai dit (ou un autre plan ´equivalent), o`use situent d´ej`ala droite AA au cours de son mouvement ainsi que le fil AB. Il usait pour mieux se faire comprendre d’une montre B enferm´eedans un ´ecrin d’argent qu’il tirait sur une table en d´epla¸cant le long d’une r`egle AA l’extr´emit´e A d’une chaˆınette fix´ee`al’´ecrin.De cette fa¸conle point le plus bas de l’´ecrin (situ´eau centre de sa partie inf´erieure) d´ecrivait sur la table la courbe BB. En examinant attentivement cette courbe (j’´etaisjustement plong´edans l’´etudedes tangentes), je remarquai aussitˆot,ce qui est la cl´edu probl`eme, que le fil est constamment tangent `ala courbe [Leibniz 1693c (trad. fr. 1989), p. 257].

Fig. 1.2 – La tractrice, courbe aux tangentes ´egales

Cet article de 1693, tout comme les autres textes connus qui relatent les mˆemes faits, ne pr´ecise pas de date. D’apr`esJoseph Hofmann, qui a ´etudi´een d´etaille s´ejour pari- 1.1. LA TRACTRICE DE PERRAULT 15 sien de Leibniz, l’´episode de la chaˆınede montre aurait eu lieu en 1676 [Hofmann 1949 (trad. angl. 1974), p. 271]. Bos, de son cˆot´e,pencherait plutˆotpour le situer d`es1672 [Bos 1989b, p. 217]. Marc Parmentier, enfin, tranche pour 1674-1675 en s’appuyant sur l’in- terpr´etation stricte d’une all´egoriemythologique employ´ee par Leibniz [Parmentier 1989, p. 263, note 45]. Bref, tout reste possible, quoique la date en elle-mˆeme n’ait pas grande importance. L’essentiel reste bien sˆur la d´ecouverte d’une nouvelle courbe. C’est Huygens qui lui donnera, `apartir de 1692, le nom de « tractoria » pour ´evoquer le mouvement de traction qui l’engendre. Plus tard, on rencontrera aussi le terme de « tractrix ». Des deux mots francis´es correspondants, « tractoire » et « tractrice », le second s’est finalement impos´epour d´esigner la courbe de Perrault.

1.1.2 Propri´et´esde la tractrice Revenons `ala description de la tractrice par Leibniz (cf. figure 1.2) : si l’on consid`ere un fil AB de longueur a plac´e,par exemple, dans la position initiale A0B0 perpendiculaire `aune droite donn´ee,et si l’on tire l’extr´emit´e A le long de cette droite, l’autre extr´emit´e B va d´ecrire au cours du mouvement une courbe ayant la propri´et´eremarquable de rester en permanence tangente au fil, et donc d’avoir toutes ses tangentes ´egales(selon la termi- nologie de l’´epoque, le mot « tangente » d´esigneici la longueur du segment de tangente compris entre le point de contact et l’axe des abscisses). En tirant le fil vers la droite, comme sur la figure, on n’obtient naturellement qu’une moiti´ede la tractrice. Pour d´ecrire l’autre moiti´e,il faut remettre le fil dans sa position initiale A0B0 et r´ep´eter l’op´eration en tirant, cette fois, vers la gauche. Prenons le point A0 pour origine des abscisses, et d´esignons par x et y les coordonn´ees de B. La propri´et´ede la tangente constante, qui caract´erise la courbe, se traduit (pour la branche de droite) par l’´equation diff´erentielle dy y = − . dx pa2 − y2

Les variables ´etant s´epar´ees, on obtient, apr`esint´egration, l’´equation finie p a + a2 − y2 p x = a ln − a2 − y2 y (pour la branche de gauche, il suffit de remplacer x par −x). Cette ´equation permet `aelle seule de comprendre pourquoi la courbe de Perrault a tant int´eress´eles g´eom`etresde la fin du dix-septi`eme si`ecle. La tractrice est li´eealg´ebriquement `ala courbe logarithmique, ce qui signifie que si l’une des deux est donn´ee, alors il est possible de construire l’autre par les moyens cart´esiens classiques. Or, depuis Neper, les logarithmes avaient acquis une importance cruciale, d’une part parce qu’ils servaient au calcul num´erique, d’autre part parce qu’on ramenait aux logarithmes ou, comme on disait alors, `ala quadrature de l’hyperbole, la construction de nombreuses courbes transcen- dantes et l’int´egration de nombreuses ´equations diff´erentielles. Il ´etait donc important, pour l´egitimerces pratiques nouvelles, de trouver une construction de la courbe logarith- mique qui soit la plus rigoureuse possible selon les crit`eres en vigueur. Ce qu’on pr´ef´erait de loin en la mati`ere ´etaitune construction « organique », c’est-`a-dire un trac´econtinu r´ealis´epar un instrument m´ecanique anim´ed’un mouvement simple. En effet, on obtient ainsi de mani`ereexacte la totalit´edes points d’une courbe, alors que dans une construction par points, on ne peut jamais en atteindre qu’un nombre fini, qu’il faut ensuite joindre par un trac´eapproximatif `amain lev´ee. C’est pour cela que le mouvement tractionnel 16 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL est imm´ediatement apparu comme un nouveau type de mouvement simple permettant la construction organique de la tractrice et, indirectement, une construction enfin acceptable de la courbe logarithmique. Une autre courbe candidate `ala l´egitimation des logarithmes ´etait la chaˆınette, forme que prend spontan´ement une chaˆıne pesante lorsqu’on accroche ses extr´emit´es `adeux clous. Elle est elle-mˆemeli´ee alg´ebriquement `ala courbe logarithmique, et donc `ala tractrice, dont elle est d’ailleurs la d´evelopp´ee. La chaˆınettes´eduisait car c’´etaitune courbe fournie directement par la nature : on disait avec humour qu’une chaˆınesuspendue prenait toute seule la forme d’une chaˆınette avant mˆeme que le g´eom`etre ait eu le temps de commencer le moindre calcul `ason ´egard. Leibniz n’avait-il pas propos´es´erieusement aux marins d’emporter avec eux une petite chaˆıne afin de pouvoir d´eterminer facilement les logarithmes en mer ? Apr`esl’´etude d´etaill´eede la tractrice en 1693, Leibniz admettra cependant, dans une lettre `aHuygens, que la traction lui paraˆıtpr´ef´erable (en raison de ses potentialit´es qui apparaˆıtront plus loin) : Je dirai seulement un mot de la difference que vous mett´es,Monsieur, entre ma construc- tion des logarithmes par la chainette, et entre celle que vous en donn´es par la traction [...]. Je ne laisse pas de pr´ef´erer la construction de la traction [Leibniz 1693f, p. 168-169]. Il y a une autre fa¸conint´eressante d’´ecrire une ´equation diff´erentielle de la branche droite de la tractrice, en prenant maintenant pour variable la longueur s de l’arc de la courbe, compt´ee`apartir du point de rebroussement B0 (cf. figure 1.2). On obtient ds a = − , dy y d’o`u,par int´egration, y s = −a ln . a Ainsi, la tractrice se rectifie au moyen de la courbe logarithmique. Les deux courbes ´etant alg´ebriquement li´ees, on a pu dire de mani`erefrappante que la tractrice « se mesure par elle-mˆeme ». De plus, comme ses arcs sont des logarithmes, elle est parfois qualifi´eeelle aussi de « courbe logarithmique ».

1.1.3 Premi`ere publication sur la tractrice C’est la propri´et´epr´ec´edente, jug´eeremarquable, que Christiaan Huygens place en tˆete de la premi`ere´etude publi´eesur la tractrice. L’´etude en question fait partie d’une lettre `a H. Basnage de Beauval imprim´eedans le num´erode f´evrier1693 de l’Histoire des ouvrages des s¸cavans (ou Journal de Rotterdam) [Huygens 1693b]. Perrault n’est pas mentionn´edans cette lettre. Pourtant, sachant que Huygens a r´esid´e `aParis presque continuellement de 1666 `a1681, lorsqu’il fut invit´e`aorganiser l’Acad´emie des sciences cr´e´eeen 1666, et qu’il ´etait tr`esli´e`aPerrault et `aLeibniz, il n’est pas impossible du tout qu’il ait entendu parler de l’´episode de la chaˆınede montre. Un des int´erˆets, et non le moindre, de la lettre de 1693 est de contenir la premi`ere figure publi´ee de la tractrice (cf. figure 1.3). Cette derni`ereest d´efinie comme une courbe dont toutes les tangentes sont ´egales (KN = AD sur la figure). Huygens ´enonce plusieurs propri´et´esde la soi-disant nouvelle ligne : rectification de ses arcs, utilisation pour la quadrature de l’hyperbole, aire sous la courbe, aire et volume du solide qu’elle engendre en tournant autour de son asymptote. Au passage, remarquons aussi qu’on assiste l`a`a la premi`ereapparition de la surface de r´evolution connue aujourd’hui sous le nom de « pseudosph`ere ». Cette surface de courbure constante n´egative jouera plus tard un rˆole 1.1. LA TRACTRICE DE PERRAULT 17

Fig. 1.3 – La premi`erefigure publi´ee de la tractrice [Huygens 1693b, p. 408] inattendu dans le d´eveloppement des g´eom´etries non-euclidiennes : le math´ematicien italien Eugenio Beltrami (1835-1900) montrera en 1868 que la g´eom´etrie des g´eod´esiquesde cette surface est identique `ala g´eom´etrie hyperbolique de Lobatchevski. Huygens, qui ne cite aucune source, semble sugg´ererqu’il est le premier `aconsid´erer la tractrice. S’il est incontestable qu’il poss`edela primeur de la publication, cela n’entraˆıne ´evidemment pas qu’il ne se soit rien pass´eentre 1676 et 1693. Comme nous allons le voir, les correspondances de la p´eriode r´ev`elent, au contraire, une activit´enon n´egligeable sur le sujet. La premi`erequestion que l’on se pose concerne Leibniz : s’´etait-il content´e de contempler avec int´erˆet la montre de Perrault, ou avait-il entrepris de son cˆot´eune recherche s´erieusepour d´ecouvrir les propri´et´es de la nouvelle courbe ? Lorsque Leibniz apprend en 1693 que Huygens vient de publier quelque chose sur la tractrice dans l’Histoire des ouvrages des s¸cavants, il se presse de lui ´ecrire qu’il avait ´etudi´ecette courbe depuis longtemps et qu’il avait d´ej`atrouv´eque c’´etait une quadratrice de l’hyperbole [Leibniz 1693e, p. 164]. On pourrait penser, comme le fera immanquablement Huygens, qu’il n’y a l`a qu’une affirmation de circonstance destin´ee`ar´ecup´erer le r´esultat apr`escoup. Cependant, on poss`ede une lettre de Leibniz `aJean-Baptiste du Hamel dat´ee du 21 juillet 1684, dans laquelle il ´ecrivait d´ej`a:

Ayant appris de Mons. Tschirnhaus, qu’on n’avoit pas encore trouv´ela ligne de Mons. Perrault qui se decrit, en traˆınant obliquement un corps sur une table avec un filet, je la cherchay, car les methodes que j’ay appresent, laissent peu de choses de cette nature `adesirer et j’ay trouv´esa nature, et qu’on la peut decrire encor par une autre voye plus ordinaire [Leibniz 1684, p. 132].

Ces quelques lignes prouvent assur´ement que Leibniz avait bien fait des recherches sur la tractrice, non pas d`esla rencontre avec Perrault comme il le laisse parfois entendre, mais au moins en 1684, et certainement avant Huygens. Le texte dit clairement qu’en 1684, Leibniz disposait des m´ethodes ad´equates pour ´etudier la courbe, alors que ce n’´etaitsans doute pas le cas dans les ann´ees parisiennes de son apprentissage math´ematique. Par ailleurs, l’expression « on n’avait pas encore trouv´ela ligne de Mons. Perrault » r´ev`eleque d’autres personnes cherchaient cette ligne. Elle fait ´echo `ace que Leibniz ´ecrivait dans l’article de 1693 cit´eau tout d´ebut, `asavoir que Perrault lui avait soumis le probl`eme « comme `abeaucoup d’autres ». On trouve effectivement mention de la tractrice dans d’autres documents ant´erieurs `a la publication de Huygens. Signalons pour commencer un manuscrit tr`esbref de Jacques Bernoulli [av. 1692], que les ´editeurs de ses œuvres datent entre 1689 et mai 1692, et qui contient l’´etude analytique d’une courbe aux tangentes ´egales(cf. figure 1.4). 18 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

Fig. 1.4 – La tractrice selon Jacques Bernoulli [av. 1692, p. 186]

Bernoulli ´ecrit correctement les deux ´equations diff´erentielles rappel´ees plus haut, celle liant l’arc s `al’ordonn´ee y : dy . y :: ds . a et celle liant l’ordonn´ee y `al’abscisse x : √ dy aa − yy = y dx.

De la premi`ere ´equation, il d´eduit que la courbe est une logarithmique d’une autre esp`ece que la vulgaire, car une progression g´eom´etrique des ordonn´ees correspond d´esormais `a une progression arithm´etique des arcs de la courbe, et non plus des abscisses. Quant `a la seconde ´equation, il en tire une quadrature de la courbe identique `acelle de Huygens. Sachant que, comme on va le pr´eciser plus loin, Huygens a commenc´eses propres recherches sur la tractrice en octobre 1692, Jacques Bernoulli l’a donc pr´ec´ed´ede quelques mois. Toujours avant la publication de Huygens, Pierre Varignon ´ecrit `aJean Bernoulli le 21 janvier 1693 : Je viens de trouver la courbe que decrivent les chaloupes qu’on traine le long du bord de la Riviere avec une corde : C’est une Logarithmique d’une nouvelle espece [Varignon 1693a, p. 29]. Comme pour renouveler le d´ebat, un nouveau probl`eme apparaˆıt,´equivalent `ala chaˆıne de montre de Perrault, mais situ´edans un contexte tout `afait diff´erent : celui du mouve- ment des chaloupes tir´ees le long d’une berge. Le probl`eme de la « courbe des chaloupes » va avoir une histoire autonome. Il donnera lieu `ades d´eveloppements compl´ementaires fort int´eressants que nous examinerons plus loin. Pour l’instant, lisons simplement la fa¸condont Varignon, dans la lettre suivante `aJean Bernoulli, dat´ee du 28 mars 1693, d´ecouvre de son cˆot´ela courbe aux tangentes ´egales (cf. figure 1.5) :

Fig. 1.5 – La tractrice selon Varignon [1693b, p. 32] 1.2. VERS UNE DESCRIPTION MECANIQUE´ DE LA TRACTRICE 19

Voici la courbe dont je vous parlay dans ma derni´ere. Soit A une chaloupe dans une eau tranquille dont le bord soit la droite FG. Qu’un homme, allant de F en G, traine cette chaloupe le long du bord FG avec la corde AF . Il est visible, que puisque cet homme ne tire cette chaloupe qu’`amesure qu’il avance de F en G, il ne la tire jamais droit au bord FG,& qu’il ne l’en aproche que suivant des directions qui changent `atous momens, comme celles de la corde avec laquelle il tire cette chaloupe. Cette chaloupe ne doit donc pas suivre une ligne droite ; mais une ligne courbe, telle que lorsque cet homme est en H & la chaloupe en B, la corde avec laquelle il la tire, sera la tangente HB ; de mˆemelorsque cet homme sera en G & la chaloupe en C, cette corde alors en CG sera la tangente de la courbe en C ; & ainsy de touttes les autres positions de cette corde entre la ligne courbe ABCR, & la droite FG. Donc en g´en´eralcette courbe est telle que touttes ses tangentes comprises entre-elle & la droite FG, sont touttes ´egales `ala corde AF avec laquelle on traine la chaloupe le long de FG ; & par cons´equent aussy touttes ´egalesentre-elles. D’o`uvous voyez, Monsieur, que cette courbe est une Logarithmique, dans laquelle la progression Arithm´etique prise sur cette courbe r´epond `ades ordonn´eessur son asymptote FG qui sont en progression geometrique, &tc. [Varignon 1693b, p. 32]. Pour en terminer avec cette pr´ehistoire de la tractrice recouvrant tout ce qui pr´ec`ede la publication de Huygens, il reste `amentionner quelques lignes de la fameuse lettre `a Oldenburg qu’Isaac Newton envoya le 24 octobre 1676 :

Ce probl`emeinverse des tangentes, quand la tangente entre le point de contact et l’axe de la figure est donn´ee en longueur, n’a pas besoin de ces m´ethodes. Et c’est pourtant cette courbe m´ecaniquedont la d´etermination d´epend de l’aire de l’hyperbole. Le probl`eme est aussi du mˆeme genre quand la partie de l’axe entre la tangente et l’ordonn´eeest donn´ee en longueur.1 Dans ce passage quelque peu sibyllin, Newton semble dire que les probl`emes de la tangente constante et de la sous-tangente constante se laissent traiter sans faire appel `asa m´ethode g´en´eralede r´esolution des ´equations fluxionnelles par utilisation des s´eries infinies. En ce qui concerne la tractrice, cela signifie probablement qu’il en a trouv´edirec- tement une ´equation ou une description sous forme finie, d´ependant de l’aire de l’hyperbole comme l’indique le texte. Ainsi, d`es 1676, Newton aurait lui aussi poss´ed´eles principaux r´esultats th´eoriques publi´espar Huygens en 1693. La date de 1676 est intrigante : Newton aurait-il entendu parler du probl`eme pos´epar Perrault `aLeibniz peu de temps avant ? On n’en sait rien, quoique l’hypoth`ese ne soit nullement absurde vu le nombre de personnes qui semblaient ˆetreau courant et qui ne devaient pas manquer pas de retransmettre le probl`eme. En tout cas, on ne retrouve, `ama connaissance, aucune autre allusion `ala trac- trice ou au mouvement tractionnel dans l’ensemble de la correspondance et des papiers math´ematiques de Newton.

1.2 Vers une description m´ecanique de la tractrice

D’apr`esce qui pr´ec`ede,il est clair qu’avant mˆeme la publication des r´esultats th´eoriques de Huygens dans l’Histoire des ouvrages des s¸cavants de 1693, un certain nombre de g´eom`etresont ´etudi´ela courbe aux tangentes ´egales. Newton, Leibniz, Jacques Bernoulli et Varignon, ind´ependamment les uns des autres et ind´ependamment de Huygens, ont reconnu la nature logarithmique de la tractrice et son lien avec la quadrature de l’hyperbole. Par contre, une sp´ecificit´eincontestable de Huygens, c’est qu’il est le premier `aenvisager la

1 « Inversum hoc Problema de tangentibus quando tangens inter punctum contactus et axem figuræ est datæ longitudinis, non indiget his methodis. Est tamen Curva illa Mechanica, cujus determinatio pendet ab area Hyperbolæ. Ejusdem generis est etiam Problema quando pars axis inter tangentem et ordinatim applicatam datur longitudine » [Newton 1676, p. 129]. 20 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL fabrication d’instruments de pr´ecision pour tracer concr`etement la tractrice. Si un simple fil muni d’un poids `al’une de ses extr´emit´essuffit pour r´ealiserune exp´erience de pens´ee ou pour effectuer un trac´egrossier donnant l’allure de la courbe, ce n’est certes pas encore un instrument professionnel susceptible de compl´eter valablement la panoplie du g´eom`etre. Il reste de substantielles difficult´estechniques `asurmonter.

1.2.1 Les projets de Huygens pour tracer la tractrice Dans le texte de Huygens publi´een 1693, on trouve les principales caract´eristiques que devrait poss´eder une machine destin´ee`atracer m´ecaniquement la tractrice. Toutefois, faute de figure d’accompagnement pour repr´esenter cette machine virtuelle, on ne voit pas vraiment `aquoi elle pourrait ressembler. Les explications quelque peu rapides de l’auteur se contentent de renvoyer `a`ala figure g´en´erale reproduite plus haut (cf. figure 1.3) : La construction de la machine est fond´ee sur la propriet´esusdite de la Tangente, & sur un principe ou loy du mouvement, qui est, que si sur un plan horizontal on tire un point, qui par son poids ou autrement fasse quelque resistance, ´etant joint au bout d’un fil, ou d’une verge inflexible, dont on fasse simplement avancer l’autre extremit´e,ce point decrit une courbe dont le fil ou verge sera toˆujours la Tangente. Dans l’instrument ou machine que je viens de dire, il faut mener le bout D du fil ou de la verge DA dans la ligne droite DN, & trouver moyen que la pointe A, qui est `al’autre bout, se tienne droite, & qu’elle presse contre le plan horizontal, plˆutˆotpar ressort que par poids ; parce qu’ainsi la courbe AK se decrit sans faute qui soit sensible, quoy que le plan ne soit pas exactement de niveau. Et l’on peut savoir si elle a sa veritable figure, en repoussant le bout N de la verge par la mˆeme droite ND, parce qu’il faut que la pointe repasse de K en A sur la mˆeme trace qu’elle vient de marquer [Huygens 1693b, p. 409-412]. Ce passage contient plusieurs points cruciaux que nous retrouverons r´eguli`erement par la suite. Il y a, tout d’abord, une discussion des conditions `aremplir pour que le mouvement tractionnel puisse ˆetre consid´er´ecomme un mouvement g´eom´etrique pur. Ces conditions sont au nombre de deux. La premi`ere est de se placer sur un plan parfaitement horizontal pour exclure toute influence de la gravit´e.La seconde est qu’il y ait un frottement suffisant du corps pesant contre le plan, afin que soit neutralis´e`achaque instant son mouvement acquis. En effet, en l’absence de cette condition, il y aurait composition du mouvement inertiel acquis pendant l’instant pr´ec´edent et du mouvement instantan´edˆu`aune nouvelle traction du fil, et le d´eplacement r´esultant ne se ferait pas dans la direction du fil. Si l’on tient compte de la gravit´eou du fait que le corps pesant garde `achaque instant une partie du mouvement acquis, on se retrouve face `aun probl`eme de dynamique. Nous rencontrerons naturellement, `aplusieurs reprises, des g´eom`etresqui vont tenter d’´etudier le mouvement tractionnel dans toute sa complexit´ephysique. A` l’oppos´e,si l’on fait to- talement abstraction, comme Huygens, de la gravit´eet du mouvement acquis, on peut consid´ererque le mouvement tractionnel est un mouvement g´eom´etrique pur, ind´ependant de la vitesse avec laquelle on d´eplace le fil, ind´ependant en quelque sorte du temps, et en fin de compte du mˆeme type que le mouvement circulaire d’un compas ou le mouve- ment rectiligne qui sert `atracer une droite avec une r`egle. Dans la suite, tout en signalant bri`evement les recherches de type physique, je ne m’int´eresserai bien entendu qu’au mouve- ment pur, seul susceptible d’ˆetre accept´een g´eom´etrie et seul capable de donner naissance `ades instruments exacts. Un dernier point crucial pour la conception d’instruments tractionnels est la diff´erence entre fil et verge. Avec un fil, on ne peut aller que dans un sens (dans l’autre, le fil se d´etendrait imm´ediatement) et donc on n’obtient qu’une partie de la courbe, du cˆot´eo`u l’on tire le fil `apartir de sa position initiale. Avec une verge, on peut effectuer sans probl`eme le mouvement dans les deux sens. D’une part, cela permet de tracer la courbe compl`ete, 1.2. VERS UNE DESCRIPTION MECANIQUE´ DE LA TRACTRICE 21

(a) Id´eespr´eliminaires diverses

(b) Syst`emes de guidage du point tracteur le long du bord de la table

(c) Mod`ele final retenu par Huygens

Fig. 1.6 – Projets d’instruments pour tracer la tractrice [Bos 1989b, p. 211-213] 22 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL d’autre part, comme le dit Huygens, cela permet ´eventuellement une v´erification en re- faisant le trac´edans l’autre sens. Comme pour confirmer le bien-fond´ede ces remarques, nous verrons qu’il y aura une tendance g´en´erale,dans l’histoire des instruments traction- nels, pour abandonner progressivement les fils au profit de tiges rigides. D’ailleurs, dans mes commentaires et mes simulations, mˆemelorsque je parlerai de fil, je penserai presque toujours `aune tige rigide, afin de profiter pleinement des avantages qui en r´esultent. En compl´ement de la description sommaire que nous venons de lire, une dizaine de feuillets des manuscrits de Huygens, dat´esdu 29 octobre au 20 novembre 1692, gardent de mani`ereplus compl`ete le souvenir des intenses recherches conduites pendant cette courte p´eriode pour concevoir un appareil m´ecanique susceptible de tracer la tractrice avec pr´ecision. Les ´editeurs des œuvres compl`etes de Huygens, ne jugeant pas utile de pu- blier ces textes, se sont content´es de les r´esumer dans une note de bas de page [Huygens, Œuvres 10, p. 409, note 13]. Heureusement, Bos les a analys´es en d´etailet a publi´ede son cˆot´eles sch´emas qu’ils contiennent [Bos 1988, p. 25-32 ; 1989a, p. 5-11 et 17-18 ; 1989b, p. 210-216]. Ces sch´emas (cf. figure 1.6) r´ev`elent la multiplicit´edes solutions techniques imagin´ees pour remplir les deux conditions indispensables ´evoqu´eesplus haut : horizontalit´eparfaite du plan de travail et neutralisation permanente du mouvement acquis. L’instrument pro- prement dit est compos´e,dans toutes ses variantes, d’une tige rigide avec, `aune extr´emit´e, une pointe tractrice qu’il faut guider le long d’une droite et, `al’autre extr´emit´e,un stylet tra¸cant qui va d´ecrire la courbe. En ce qui concerne l’horizontalit´e,Huygens envisage un moment (cf. figure 1.6(a), en bas `agauche) une nacelle en forme de petite portion de sph`ere qu’on ferait nager sur un plan d’eau, voire sur du sirop pour augmenter la friction. Dans ce cas, la courbe aurait ´et´etrac´eesur un plan horizontal situ´eau-dessus de la surface du liquide, par un stylet tourn´evers le haut et fix´eau centre de l’objet flottant. Cette solution s’av´erant peu r´ealiste, Huygens en revient vite `aune plaque solide et explique comment la placer dans la position la plus horizontale possible en se servant du niveau `abulle, un outil r´ecent invent´epar Th´evenot en 1666. Pour ce qui est du guidage de la pointe tractrice, divers montages sont essay´esafin que cette derni`erepuisse tourner librement dans une cavit´ed’un curseur glissant le long du bord rectiligne de la plaque (cf. figure 1.6(b)). De l’autre cˆot´ede la tige, Huygens examine sans s’y arrˆeterl’option d’une petite charrette `adeux roues avec, au milieu, un cylindre vertical dans lequel on glisserait le stylet tra- ceur (cf. figure 1.6(a)). Pour que le stylet soit soumis `aune friction suffisante, il envisage d’abord de le surmonter d’un poids. Il cherche ensuite `aobtenir une pression ind´ependante de la gravit´e, soit en exploitant la pression atmosph´erique grˆace`aune fiole renvers´ee dans laquelle on a r´ealis´eun vide partiel, soit avec un syst`eme form´ed’une poulie press´eehori- zontalement sur le stylet tra¸cant et d’une corde fix´eeau point tracteur, mais ces id´eesne lui donnent pas satisfaction. Dans la solution finale retenue (cf. figure 1.6(c)), la tige CD est lest´ee par un poids E attach´e`aune barre recourb´ee en forme de U, contournant le bord de la table de sorte que le poids se trouve sous la table, juste au-dessous du stylet tra¸cant F .

1.2.2 De la tractrice aux tractoires

Laissant provisoirement de cˆot´eces efforts techniques obstin´es, ouvrons une petite pa- renth`ese. Dans les manuscrits de Huygens, il apparaˆıt des courbes g´en´eralisant la tractrice de fa¸con naturelle : au lieu de tirer l’extr´emit´ed’un fil de longueur constante le long d’une droite, pourquoi ne pas la tirer le long d’une courbe quelconque donn´ee? Dans ce cas, on dit que la courbe trac´eepar l’extr´emit´elibre du fil est une « tractoire » de la courbe 1.2. VERS UNE DESCRIPTION MECANIQUE´ DE LA TRACTRICE 23 donn´ee, et que cette derni`ereest la « base » de la tractoire. Avec ces d´efinitions, la courbe de Perrault s’identifie d´esormais au cas particulier d’une tractoire `abase rectiligne. Dans le cas g´en´eral, la propri´et´eessentielle de la tractrice est conserv´ee, `asavoir qu’une tractoire reste constamment tangente au fil qui la trace (cf. figure 1.7).

Fig. 1.7 – Tractoire d’une courbe donn´ee

Huygens, quant `alui, s’est exerc´e`arepr´esenter la tractoire d’un cercle trac´eeavec un fil de longueur ´egaleau rayon (cf. figure 1.8). On ne sait pas comment cette figure a ´et´e r´ealis´ee. Si l’enroulement en spirale vers le centre a ´et´ecorrectement d´ecel´e,la reconstitu- tion moderne (cf. figure 1.9) r´ev`ele toutefois une courbe assez diff´erente.

Fig. 1.8 – Tractoire d’un cercle vue par Huy- Fig. 1.9 – Allure plus pr´ecise de la mˆeme trac- gens [1693b, p. 422] toire 24 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

La notion de tractoire d’une courbe donn´eepromet d’ˆetref´econde. Si l’on accepte comme g´eom´etrique l’op´eration qui consiste `atirer un fil de longueur donn´ee le long d’une courbe donn´ee `apartir d’une position initiale donn´ee, alors on se munit d’un outil extrˆemement puissant pour enrichir l’ensemble des courbes constructibles. Dans la suite, on d´ecouvrira peu `apeu comment les math´ematiciens et les ing´enieurs se ont empar´esde cet outil.

1.2.3 L’avis de Leibniz Revenons aux probl`emes technico-th´eoriques pos´espar le trac´ede la tractrice. Dans une lettre du 17 septembre 1693, Huygens demande l’avis de Leibniz sur sa description m´ecanique : Vous aurez vu ce que j’ay inser`etouchant cette matiere au Journal de Rotterdam [...]. Je voudrais bien scavoir vostre jugement touchant ma Tractoria pour la quadrature de l’Hyper- bole, que j’y avois jointe. O`uil y a cela de remarquable, que suivant les loix de la Mechanique, suppos`ele plan horizontal, la description doit estre parfaite, et par consequent cette quadra- ture par son moien. Je vois que Mr. Bernouilli parle desia douteusement de la geometricit`e de cette generation de courbes [Huygens 1693g, p. 510]. Le 11 octobre, Leibniz, qui n’a pas encore lu le Journal de Rotterdam, envoie une longue r´eponse dont voici quelques extraits : La construction des lignes, que vous appell´es Tractorias est d’importance. J’appelle ainsi plustost la construction que la ligne, car toute ligne peut estre construite de cette fa¸con, prenant tousjours dans la tangente un point dont la distance du point de la courbe soit donn´ee,ce qui fera une nouvelle ligne, le long de laquelle un bout du fil estant men´el’autre decrira la courbe donn´ee. [...] Or cela m’a convi´e`apublier encor d’autres pens´eesque j’avois sur l’usage de ce mouvement. Et comme il paroist que vous av´esmedit´esur les moyens de le rendre exact en pratique, vous trouver´es qu’il y a peut estre pas un en Geometrie qui le merite d’avantage. On pourroit se servir soit d’un poids, soit d’une appression elastique, comme par exemple en mettant un ressort entre deux plans paralleles immobiles, qui le tiendroient press´e.Ce ressort couleroit entre ces deux plans, d’une maniere `ane pouvoir changer de situation `aleur egard, et presseroit un stile contre l’un des plans. Le style seroit attach´eau ressort, et le fil qui tireroit l’un et l’autre, quoyqu’il n’iroit peut estre point jusqu’au stile devroit pourtant y aboutir en cas de prolongation ou plustost `al’axe prolongu´edu stile `al’entour duquel le fil, ou bien la regle ´equivalente au fil, se tourneroit pendant le mouvement. Il seroit meme possible de faire que le ressort (un ou plusieurs) estant press´eentre les deux plans, le stile qui doit tracer, fut dehors, pour qu’on puisse voir ce qu’il trace. On pourroit encor penser `a d’autres moyens ; le tout consiste dans le soin d’empecher que l’impulsion du stile mˆeme ne se mele avec la traction. Mais vous pourr´es mieux choisir que personne. Lorsque on demande si cette construction est geometrique il faut convenir de la definition. Selon mon langage je dirois qu’elle l’est [Leibniz 1693e, p. 164-165]. Sur le plan purement technique, on constate que Leibniz, de mani`ereind´ependante, envisage `apeu pr`esles mˆemes solutions mat´erielles que Huygens pour la fabrication ´eventuelle d’un instrument. Quant `ala « g´eom´etricit´e » des constructions tractionnelles, elle ne semble pas lui poser de probl`eme particulier. On verra bientˆotcomment il va s’approprier rapidement ce nouveau mode de construction et le pousser fort loin. Mais, avant mˆeme de commencer ses propres recherches sur la question, Leibniz, avec son esprit g´en´eralisateur, se projette bien au-del`ade la tractrice de Perrault. En remarquant que toute courbe est une tractoire, il fait apparaˆıtredeux op´erations inverses sur les courbes : une longueur de fil ´etant fix´ee, `atoute courbe on peut associer une unique courbe dont elle est la tractoire ; r´eciproquement, en tirant le fil le long de la seconde courbe `apartir d’un point donn´e,on retrouve la premi`ere (et une infinit´ed’autres en faisant varier de 1.3. LE PROBLEME` DE BERNOULLI 25 toutes les mani`erespossibles la position initiale de l’extr´emit´elibre du fil). La premi`ere op´eration correspond directement, comme le dit le texte, `ala construction des tangentes `a une courbe donn´ee. De l`a`apenser que la seconde op´eration aurait un rapport ´etroitavec le probl`eme inverse des tangentes et pourrait servir `asa r´esolution, ce n’est encore qu’une intuition leibnizienne fulgurante.

1.3 Le probl`eme de Bernoulli

L’attrait initial et spontan´ede Leibniz pour les tractoires se serait peut-ˆetredissip´es’il n’avait ´et´erenforc´epeu apr`es par un probl`eme que Jean Bernoulli a propos´een mai 1693 `ala communaut´emath´ematique. Les grands noms du jeune calcul diff´erentiel, Jean et Jacques Bernoulli, L’Hospital, Huygens et Leibniz lui-mˆeme vont ˆetre tenus en haleine par ce probl`eme pendant plus d’un an. Ce sera l’occasion de g´en´eraliser encore la notion de tractoire et de convaincre les g´eom`etresde l’int´erˆet du mouvement tractionnel pour la construction de certaines ´equations diff´erentielles.

1.3.1 Un beau probl`eme Le d´efique Jean Bernoulli lance `ases pairs dans les Acta eruditorum [Jean Bernoulli 1693a] est un probl`emeinverse des tangentes d’apparence anodine (cf. figure 1.10) : trouver la courbe ABC telle que le segment AD de l’axe, situ´eentre l’origine et la tangente, soit `ala tangente BD comme la longueur donn´ee M est `ala longueur donn´ee N (dans le langage de l’´epoque, le segment AD est parfois appel´e « resecte »). Bernoulli annonce que la courbe ABC est un cercle si M = N, une courbe g´eom´etrique si le rapport M/N est rationnel et une courbe transcendante sinon. Il pr´evient enfin qu’elle peut ˆetre d´ecrite dans tous les cas par un mouvement continu simple.

Fig. 1.10 – Le probl`eme de Jean Bernoulli [1693a]

Notons p le rapport N/M, de sorte que le probl`emes’´ecrive BD = pAD. Pour des raisons de sym´etrie,on peut se limiter au cas o`ula tangente est dans le demi-plan sup´erieur et o`uelle rencontre l’axe des abscisses du cˆot´epositif. Par analogie avec la tractrice, imaginons que cette tangente soit encore un fil, non plus un fil de longueur constante a, mais un fil dont la longueur a(t) = pt varie maintenant en fonction de l’abscisse t du point D. Cela ne change rien `ala propri´et´eessentielle du mouvement tractionnel : le poids attach´een B d´ecrittoujours une courbe constamment tangente au fil. En notant x et y les coordonn´ees du point B, il vient, pour la position de la figure 1.10, deux ´equations diff´erentielles qui g´en´eralisent celles vues plus haut pour la tractrice : dy y y ds pt = = et = . dx x − t pp2t2 − y2 dy y 26 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

De la premi`ererelation, on tire y dx t = x − , dy ce qui conduit, en substituant cette valeur de t dans l’autre relation, `aune ´equation diff´erentielle de la courbe cherch´ee : p y dx2 + dy2 = p(x dy − y dx).

Pour les autres cas de figure, un calcul analogue aboutit au mˆeme r´esultat, `aun changement de signe pr`esdu second membre. Une ´equation diff´erentielle recouvrant toutes les situations est finalement y2(dx2 + dy2) = p2(x dy − y dx)2. L’int´egration sous forme finie de cette ´equation est possible, quoique d´elicate. Parmi les diff´erentes mani`eresde d´eterminer les solutions, retenons les ´equations param´etriques 1 − u2 1 2u x = γ + up et y = γ up, 1 + u2 p 1 + u2 o`u γ est une constante arbitraire (pour le d´etail des calculs, je renvoie `a[Bos 1988, p. 33-35]). Sur ces expressions, on retrouve bien les r´esultats annonc´espar Jean Bernoulli : pour p = 1, la courbe est le cercle de centre (0, γ) et de rayon γ ; pour p rationnel, la courbe est alg´ebrique et peut donc se construire par les moyens ordinaires ; pour p irrationnel, elle est transcendante, mais sa construction ne n´ecessite que la quadrature de l’hyperbole. Ce beau probl`emedonne lieu, dans les ann´ees 1693-1694, `aune intense activit´e.Les math´ematiciens remplissent `ason sujet des pages et des pages de calcul, trouvent ind´epen- damment les uns des autres des solutions qui co¨ıncident plus ou moins, et se lan¸cent dans de vives confrontations. Ils butent sur de nombreuses difficult´es: discussion d´elicate en fonction du param`etre p, pr´esence dans certains cas d’un point de rebroussement, existence possible de deux courbes passant par un mˆeme point, etc. On garde trace de ces efforts dans une bonne vingtaine de documents, qu’il s’agisse de notes publi´ees dans les Acta eruditorum ou de lettres directement ´echang´ees entre les protagonistes. Il serait ´evidemment inutile pour mon propos de relater toutes les p´erip´eties du d´ebat. Dans la suite, je vais me contenter d’analyser ce qui a un rapport avec le mouvement tractionnel.

1.3.2 Construction tractionnelle par Jacques Bernoulli D`esjuin 1693, Jacques Bernoulli fait ins´ererdans les Acta eruditorum une solution au probl`emede son fr`ere[Jacques Bernoulli 1693]. Apr`esune construction classique, l’article pr´esente une seconde construction des courbes int´egrales`al’aide d’un mouvement trac- tionnel. A` ce propos, Bernoulli ne manque pas de faire le rapprochement avec ce qui a ´et´e publi´epar Huygens dans le Journal de Rotterdam. Le dispositif (cf. figure 1.11) comprend une ´equerre BDH et un fil GDC ayant un poids attach´e`ason extr´emit´e C. On construit sous l’axe un triangle AF E rectangle en A, tel que AE soit ´egal `ala longueur totale du fil et tel que F soit le point de l’axe v´erifiant AE = pAF . On place l’extr´emit´e G du fil sur la droite EF et on dispose l’´equerre sous l’axe, de sorte que la partie GD du fil s’aligne sur le cˆot´evertical de l’´equerre. On fait alors glisser l’´equerre le long de l’axe dans la direction de A, tout en maintenant l’extr´emit´e G du fil sur la droite EF . Comme les triangles AF E et DFG sont semblables et comme AE = pAF , on a aussi DG = pDF , et, par suite, CD = CD+DG−DG = AE−DG = pAF −pDF = pAD. Ainsi, la partie utile CD du fil va envelopper une courbe v´erifiant en permanence la condition souhait´ee CD = pAD. Cette courbe sera une solution du probl`eme. 1.3. LE PROBLEME` DE BERNOULLI 27

Fig. 1.11 – Un fil guid´epar une ´equerre [Jacques Bernoulli 1693, p. 161]

En somme, tout se passe comme si on tirait directement le long de l’axe l’extr´emit´e D d’un fil de longueur variable. Il apparaˆıtainsi une nouvelle notion de tractoire g´en´eralisant d’une autre fa¸conla courbe de Perrault. La tractrice ´etait une tractoire `abase rectiligne et `atangente constante. En jouant sur la courbe le long de laquelle on tire le fil, on a rencontr´eplus haut les tractoires `abase quelconque et `atangente constante. En faisant maintenant varier la longueur du fil selon une loi donn´ee, on d´ecouvre les tractoires `abase rectiligne et `atangente variable.

Fig. 1.12 – Une partie de la courbe impossible `atracer ? [Jacques Bernoulli 1693, p. 162]

Une petite difficult´esemble apparaˆıtretoutefois avec l’´equerre et le fil, quand on veut tracer des branches de courbes comme Kci (cf. figure 1.12), c’est-`a-dire lorsque la tangente coupe l’axe au-del`adu point F . En effet, Jacques Bernoulli [1693, p. 162] remarque que, dans ce cas, cd = cd + dg − dg = AE − dg = pAF − pF d 6= pAd. Pour r´eussir, il faudrait un nouveau dispositif qui garde constante la diff´erence des deux parties du fil, et non plus leur somme. Bernoulli ne voit pas comment faire. 28 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

En fait, il suffit de retourner l’´equerre (il semble qu’on trouve cette id´ee dans un des manuscrits de Huygens [Œuvres 10, p. 544, note 2]). Quand on d´eplacel’´equerre vers la gauche, le fil ne peut avoir, sous peine de se d´etendre, que des pentes positives : on n’atteint donc de cette fa¸conque la partie d’une courbe int´egrale situ´ee avant un point `atangente verticale. Quand on d´eplace l’´equerrevers la droite, c’est le contraire. Une proc´edure possible pour obtenir une courbe int´egralecompl`eteest alors la suivante (cf. figure 1.13) :

– on place le fil dans une position verticale donn´ee C0D0G0 ; – en faisant glisser l’´equerre vers la gauche, on trace la branche C0A de la courbe ; – on remet le fil dans la position initiale C0D0G0 ; – en faisant glisser l’´equerre vers la droite, on trace l’autre branche de la courbe. Evidemment,´ on n’atteindra pas l’infini ; on ne pourra faire glisser l’´equerre que jusqu’au point F . Mais il faut remarquer que la longueur totale C0D0G0 du fil n’intervient pas dans la construction : la courbe ne d´epend que de la longueur utile C0D0. Il est donc tout `afait envisageable de prendre un fil plus long pour le trac´ede la seconde branche, afin de pouvoir aller plus loin vers la droite avec l’´equerre : c’est ce qui est illustr´epar la figure 1.13. A` condition de disposer d’un fil assez long (et d’une ´equerre assez grande), on peut en th´eorie prolonger la courbe aussi loin que l’on veut. La figure 1.14 propose une simulation de la construction tractionnelle compl`ete du probl`emede Bernoulli, avec un fil et une ´equerre, dans le cas p < 1 et dans le cas p > 1. On a trac´echaque fois huit courbes int´egrales `apartir de huit positions initiales du fil. Cette construction a de quoi faire r´efl´echir. En premier lieu, il est frappant de constater qu’avec seulement un fil et une ´equerre,on a pu construire tr`essimplement, dans tous les cas, les courbes int´egrales du probl`eme. Par comparaison, les int´egrations « classiques » trouv´ees par les diff´erents chercheurs qui ont tent´el’aventure n´ecessitent toutes de lourds calculs et de p´enibles discussions, et, de plus, ces int´egrations conduisent souvent `ades formules analytiques complexes, `apartir desquelles la construction proprement dite reste encore assez longue `a´elaborer. Une caract´eristique s´eduisante du probl`eme de Bernoulli est d’admettre comme solu- tions des courbes qui sont alg´ebriques pour certaines valeurs du param`etre et transcen- dantes pour d’autres. Il y a l`ade quoi faire ´eclater la classification de Descartes : si le mˆeme instrument sert `aconstruire indiff´eremment des courbes alg´ebriques et des courbes transcendantes par un mˆeme mouvement continu simple, la distinction entre les deux types de courbes n’est-elle pas `areconsid´erer? De plus, dans le syst`eme g´eom´etrique cart´esien, les courbes alg´ebriques n´ecessitent, pour ˆetretrac´ees, des machines de plus en plus com- pliqu´ees au fur et `amesure que le degr´ede leur ´equation augmente. Or, dans le probl`eme de Bernoulli, on rencontre des courbes alg´ebriques de n’importe quel degr´eet pourtant c’est le mˆeme instrument qui les construit. La hi´erarchie des courbes alg´ebriques s’en trouve elle-mˆeme bouscul´ee. C’est en substance ce qu’´ecrit Jacques Bernoulli en conclusion de son article :

Il est donc clair que si de telles constructions sont jug´eesg´eom´etriques et pr´ecises, alors une infinit´ed’´equations des plus hauts degr´es peuvent ˆetreconstruites de la mˆememani`ere que les plus simples et avec une facilit´epresque incroyable. Enfin, il ne faut pas oublier de mentionner que la solution de ce probl`eme peut jeter une grande lumi`eresur la difficile m´ethode inverse des tangentes, qui reste grandement `aperfectionner et `a´etendre.2

2 « Unde patet, si constructiones ejusmodi censendaæ sunt geometricæ & accuratæ, æquationes infi- nitas altissimorum graduum pari cum simplicissimis omnemque pene fidem excedente facilitate construi posse. Denique nec hoc tacendum, quod solutio hujus Problematis abstrusæ Methodi Tangentium inversæ plurimum perficiendæ & promovendæ magnum lumen præbere possit » [Jacques Bernoulli 1693, p. 161]. 1.3. LE PROBLEME` DE BERNOULLI 29

(a) Glissement de l’´equerre vers la gauche

(b) Glissement de l’´equerre vers la droite

Fig. 1.13 – Trac´edes deux parties d’une courbe int´egrale 30 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

(a) Cas p > 1

(b) Cas p < 1

Fig. 1.14 – Construction tractionnelle du probl`eme de Bernoulli 1.3. LE PROBLEME` DE BERNOULLI 31

1.3.3 Construction tractionnelle par Huygens Jacques Bernoulli n’est pas le seul `aavoir cherch´e`ar´ealiser concr`etement le mouvement continu simple dont parlait son fr`ere. Il aurait ´et´esurprenant que Huygens lui-mˆeme, apr`es le pr´ec´edent de la tractrice, soit rest´eindiff´erent `ace nouveau d´efi technique. Le 3 septembre 1693, il ´ecrit au marquis de l’Hospital :

Il paroit assez, et mesme M. Bernoulli l’avoue, que cette courbe de son frere est invent´ee `al’occasion de ma Tractoria qui estoit au Journal de Rotterdam. La description estoit de la mesme nature, laquelle je puis donner de plus d’une fa¸con et qui soient meilleures que celle qu’il propose [Huygens 1693e, p. 494-496]. C’est dans deux lettres `aL’Hospital, une du 1er octobre et, surtout, une autre du 5 novembre 1693, que Huygens expose sa description m´ecanique personnelle. Elle met en œuvre des appareils compos´es de cordes et de rouleaux. L’Hospital [1693e, p. 565], dans sa r´eponse du 25 novembre, trouve que la m´ethode de Huygens est sans comparaison meilleure que celle de Bernoulli. Voyons donc de plus pr`es en quoi elle consiste. Tout l’appareillage (cf. figure 1.15) repose bien entendu sur un plan horizontal. Il comprend quelques variantes selon les param`etres b et c du probl`eme`ar´esoudre (avec les notations de Huygens, le probl`eme de Bernoulli s’´ecrit CD = pAD o`u p = b/c est un rapport donn´e, CD la tangente et AD la resecte). Dans tous les cas, il y a une r`egle fixe AB passant par l’origine A et plac´ee le long de l’axe, une pointe tra¸cante C lest´ee par deux poids G et H (cf. figure 1.15(a), `adroite), et un fil CD de longueur variable dont une extr´emit´eest accroch´ee `ala pointe C et dont l’autre est tir´ee le long de la r`egle par une pointe D. Un syst`eme de rouleaux adapt´e`achaque cas permet de faire varier la longueur CD du fil pour qu’elle soit toujours dans le rapport b/c avec la resecte AD. Huygens commence par le cas simple CD = 2AD, o`uun seul rouleau suffit (cf. fi- gure 1.15(a)). Dans ce cas, une corde unique DBEFBDC enveloppe le rouleau EF . Quand on fait glisser la pointe D sur la r`egle AB dans la direction de A, la corde en- traˆıne la pointe C. Chaque fois que la longueur AD diminue d’une quantit´e x, la portion utile CD du fil se raccourcit d’une longueur 2x. Si, au d´epart,le dispositif a ´et´eplac´edans une position telle que CD = 2AD, cette relation se conserve donc au cours du mouvement et, par suite, la pointe C trace une courbe CA qui est bien solution du probl`eme. Dans le cas b > c, on adapte ce qui pr´ec`edeen introduisant deux rouleaux E et F solidaires tournant ensemble sur un mˆeme axe, dont les rayons sont dans le rapport de c `a b − c (cf. figure 1.15(b)). Un premier fil DBE enveloppe le rouleau E, tandis qu’un second fil CDBF enveloppe en sens contraire le rouleau F . Quand on d´eplacela pointe D dans la direction de A, le fil DBE entraˆıne le rouleau E, et le rouleau F , qui lui est li´e,tire alors la pointe C par l’interm´ediaire du fil FBDC. Pendant que la distance AD se raccourcit d’une quantit´e x, la portion utile CD du fil se raccourcit de

b − c b x + x = x. c c Ainsi, la tangente et la resecte restent bien dans le rapport impos´e. Le cas b < c est plus complexe, car la courbe comprend deux branches, dont l’une est d´ecritepar un fil qui se raccourcit et l’autre par un fil qui s’allonge. Il faut donc pr´evoir deux dispositifs distincts. Pour la branche gauche AC, celle obtenue avec un fil qui se raccourcit, on peut re- prendre la configuration pr´ec´edente moyennant une l´eg`eremodification (cf. figure 1.15(c)). Cette fois, les deux fils s’enroulent dans le mˆeme sens sur les rouleaux E et F , et les rayons de ces derniers sont dans le rapport de c `a c − b. Quand on tire la pointe D vers l’origine A 32 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

(a) Cas CD = 2AD

b (b) Cas CD = c AD, avec b > c

(c) Cas b < c, trac´ede la branche gauche de la courbe

(d) Cas b < c, trac´ede la branche droite de la courbe

Fig. 1.15 – Appareils de Huygens pour le probl`eme de Bernoulli [Huygens 1693j, p. 550-551] 1.4. UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL 33 d’une longueur x, la portion CD du fil se raccourcit maintenant de c − b b x − x = x, c c ce qui est encore le rapport donn´e. L’allongement du fil n´ecessaire au trac´ede la branche droite CQ de la mˆeme courbe est source de complication (cf. figure 1.15(d)). Les rouleaux E et F sont plac´es `apr´esent de l’autre cˆot´ede A, et leurs rayons sont choisis dans le rapport de b + c `a c. Le fil DBE issu de D s’enroule sur le rouleau E, et le fil CDBF issu de C sur le rouleau F . Ce syst`eme convient, car, quand on ´eloigne la pointe D de l’origine A et que la distance AD s’accroˆıt de x, alors la portion CD du fil s’allonge de b + c b x − x = x. b c Dans ce dernier appareillage, il y a un risque de d´etente des fils, car, contrairement aux configurations pr´ec´edentes, ceux-ci s’allongent au cours du mouvement. Il faut donc agir en sens contraire sur les poulies E et F par l’interm´ediaire d’un poids H. Dans tout cela, on peut noter que Huygens, contrairement `ala pr´ef´erence qu’il avait marqu´ee pour des tiges rigides lors de sa construction de la tractrice, en revient maintenant `al’emploi de fils. Il est vrai qu’il est plus facile de faire varier la longueur d’un fil que celle d’une tige rigide. Cependant, on retrouve les inconv´enients des fils, `asavoir qu’on n’est jamais sˆur qu’ils gardent une tension uniforme et que, surtout, il y a presqu’in´evitablement des cas de figure dans lesquels ils se d´etendent. Cette ´etude fort ing´enieuse de Huygens figurant seulement dans une lettre `al’Hospital, elle n’a eu malheureusement aucun ´echo par la suite en dehors de l’admiration du marquis. Huygens s’est content´ed’y faire allusion dans l’une des notes sur le probl`eme de Bernoulli qu’il a envoy´eesaux Acta eruditorum : Pour ce qui est de la description dans le plan des courbes en question, je pourrais, si cela en valait la peine, indiquer d’autres m´ethodes, peut-ˆetre plus avantageuses, que celle pr´econis´eepar l’illustre Bernoulli, et montrer aussi comment a ´et´er´ealis´epour le mieux le trac´ede ma quadratrice de l’hyperbole, qui doit ˆetre consid´er´ee comme la plus simple des tractoires (c’est ainsi qu’on peut les appeler) [...]. Mais je crois qu’il vaut mieux attendre pour cela qu’on ait d´ecouvert une application remarquable de ces lignes.3

1.4 Un int´egrapheuniversel

Inspir´e`ala fois par les tractoires de Huygens et par le probl`eme de Bernoulli, Leibniz va publier dans les Acta eruditorum de septembre 1693 un article intitul´e « Supplementum geometriæ dimensoriæ seu generalissima omnium tetragonismorum effectio per motum : si- militerque multiplex constructio lineæ ex data tangentium conditione » [Leibniz 1693c]. Ce m´emoire repr´esente un tournant dans l’histoire des constructions tractionnelles. Premi`ere synth`ese sur la question, il reprend et organise tout ce que nous avons vu jusqu’ici, et lance d’audacieuses ouvertures pour l’avenir. Un tel texte m´eriteraitd’ˆetrecit´een entier tellement il est dense et riche. Je vais tenter d’en d´egager les grandes lignes, puis d’analyser les r´eactions qu’il a provoqu´ees et les nouvelles recherches qu’il a inspir´ees dans les ann´ees qui ont suivi sa publication.

3 « Porro quod ad curvarum, de quibus agitur, designationem in plano attinet, possem, si operæ pretium esset, alios modos ac fortasse commodiores indicare quam qui a Cl. Bernoullio præscribitur, atque etiam docere qua ratione optime peragatur descriptio nostræ quadratricis hyperbolæ, quæ inter Tractorias (ita enim vocari possunt) simplicissima censenda est [...]. Sed his supersedendum arbitror, donec insignis usus aliquis harum linearum in lucem proferatur » [Huygens 1693i, p. 513-514]. 34 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

1.4.1 Le m´emoire de Leibniz de 1693 Leibniz pensait sans doute ˆetre le seul `aavoir d´ecel´eles potentialit´esdu mouvement tractionnel depuis sa rencontre avec Perrault. Il n’avait cependant jamais pris la peine d’´ecrire quelque chose sur la question. Lorsqu’il constate soudain, durant le premier se- mestre 1693, que ses meilleurs disciples en calcul diff´erentiel – Huygens, L’Hospital, les fr`eres Bernoulli – s’emparent brillamment du sujet et commencent `ale pousser fort loin, il se sent oblig´ede r´eagir. On a l’impression qu’il veut rapidement prouver `atous que le th`eme de la traction lui appartient ou, tout au moins, qu’il le domine de plus haut que les autres. Il ne va donc pas se lancer, comme ses coll`egues, dans le traitement d’un probl`emeparticulier. Bien au contraire, avec une ambition g´en´eralisatrice et programma- tique, il va nous entretenir du probl`eme g´en´eral des quadratures et de la m´ethode inverse des tangentes. Apr`es avoir r´eaffirm´equ’il n’y a pas lieu d’exclure les courbes transcendantes de la g´eom´etrie,apr`es avoir rappel´eles ´el´ements physiques d´ej`aemploy´es pour d´ecrire ces nou- velles lignes (d´eveloppement d’un fil enroul´eautour d’une courbe, rayons lumineux, compo- sition d’un mouvement uniforme et d’une mouvement retard´epar un frottement constant, chaˆınepesante), Leibniz introduit le mouvement tractionnel : Mais il existe un nouveau type de mouvement que je pense avoir ´et´ele premier `aem- ployer pour r´ealiser des constructions G´eom´etriques, [...] car il semble, mieux que tous les autres, relever de la pure G´eom´etrie [...]. L’unique condition qu’il comporte est en effet que le point effectuant le trac´ede la courbe dans le plan soit attach´e`al’extr´emit´ed’un fil situ´e dans le mˆeme plan (ou dans un plan ´equivalent) et se d´eplace en mˆeme temps que se d´eplace l’autre extr´emit´edu fil, mais par simple traction, sans impulsion transversale [...]. Il s’ensuit par ailleurs qu’un tel mouvement est remarquablement bien adapt´e`ala G´eom´etrie trans- cendante, puisqu’il met en jeu directement les tangentes soit les directions des courbes, donc des grandeurs ´el´ementaires en nombre infini mais de longueur inassignable, autrement dit des infiniment petits [Leibniz 1693c (Trad. fr. 1989), p. 256-257]. Ainsi, pour Leibniz, la traction d’un fil permet de concr´etiser directement sa vision des courbes en tant que polygones infinitangulaires. Pendant les instants de temps successifs, le fil mat´erialise sur le plan de dessin les cˆot´esinfiniment petits successifs de la courbe. Dans ce raisonnement mixte inextricable, le mod`ele th´eorique et l’ex´ecution pratique se valident mutuellement. D’une certaine mani`ere,la cin´ematique et la dynamique viennent au secours d’une th´eorie qui, en l’absence d’un statut clair des infiniment petits, est impossible `a fonder en restant sur le seul terrain de la logique. L’article se poursuit par une sorte de partie historique, dans laquelle Leibniz rappelle sa rencontre avec Perrault, la description et les propri´et´es th´eoriques de la tractrice, les recherches de Huygens et le probl`eme de Bernoulli. Il est inutile de revenir sur ces points qui ont d´ej`a´et´eamplement d´evelopp´es. C’est juste apr`es que Leibniz amorce des consid´erations nouvelles visant `ag´en´eraliserle plus possible les quelques appareils tractionnels con¸cus jusqu’ici : D’embl´eeil m’a ´et´efacile de comprendre qu’une fois aper¸cuela relation entre le mou- vement et les tangentes on peut construire par le mˆemeproc´ed´equantit´ed’autres courbes qu’il serait plus difficile de ramener `aune quadrature. Car `asupposer mˆeme que AA ne soit pas une droite mais une courbe, le fil n’en serait pas moins tangent `a BB. Bien plus, mˆeme si la longueur du fil AB augmentait ou diminuait pendant qu’on le tire, il n’en resterait pas moins tangent. C’est pourquoi, quelle que soit la relation donn´eeentre CA et AB (par exemple si AB ´etaient les sinus et CA les tangentes correspondantes), divers artifices nous permettraient de r´eglerle mouvement du fil afin qu’il se d´eplaceen se raccourcissant selon une loi donn´ee.Ce proc´ed´enous permet mˆeme de tracer une infinit´ede courbes solutions d’un mˆeme probl`eme,par exemple celle passant par un point donn´e.Si le point effectuant le 1.4. UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL 35

trac´eest tir´een mˆemetemps par plusieurs fils, pourront intervenir des directions compos´ees. Mais n’y aurait-il qu’un seul fil, on pourra faire varier sa longueur en attachant au poids B une roue ou une pi`ecetourn´eede telle sorte qu’elle d´ecrive une cyclo¨ıde dans le plan. On peut aussi adjoindre `a B une droite rigide constamment perpendiculaire au fil ou faisant avec lui un angle constant ou un angle variant selon une loi d´etermin´ee,et consid´erer le trac´eeffectu´e par un autre point mobile de cette droite. On peut tirer en mˆeme temps deux poids solidaires du plan, que leur distance soit fixe ou variable au cours du mouvement dans le plan. On peut aussi imaginer deux plans, l’un o`use d´eplace le point C et auquel il soit indissociable- ment fix´e,l’autre sur lequel le poin¸con d´epassant de B d´ecrive par un contact tr`esl´eger(ne pouvant donc gˆener le mouvement de B) une nouvelle courbe, et supposer que ce plan ait son mouvement propre ; la tangente `acette nouvelle courbe ne sera autre que la droite don- nant la direction du mouvement compos´edu mouvement du poin¸condans le plan fixe, et du mouvement de l’autre plan. Nous en d´eduirons les propri´et´esdes tangentes `acette nouvelle courbe ainsi d´ecrite. En m´editant sur l’extrˆemeg´en´eralit´ede ce type de mouvements et sur les applications incalculables qu’ils offrent, j’ai noirci autrefois quantit´ede brouillons, j’ai mˆeme song´e`aleurs modalit´espratiques, eu ´egardnotamment aux ressources merveilleuses que j’y distinguais dans la conversion des tangentes et plus encore dans les Quadratures [Leibniz 1693c (Trad. fr. 1989), p. 261-263].

Les premi`eresphrases de ce passage r´ecapitulent les diff´erents types possibles de trac- toires. Une fois caract´eris´ee la notion de tractoire par le fait que la courbe engendr´eepar un mouvement de traction reste constamment tangente au fil qui sert `ala tracer, Leibniz pr´ecise les param`etres sur lesquels il est loisible de jouer sans compromettre cette condition de tangence : on peut choisir `avolont´ela courbe de base sur laquelle est guid´eel’extr´emit´e tractrice du fil et, pendant le mouvement, on peut faire varier la longueur du fil selon une loi quelconque. Le texte explore ensuite, un peu trop rapidement sans doute, quelques pistes techniques pour mettre en pratique les principes g´en´erauxainsi d´egag´es. Ces pres- criptions assez vagues ne sont pas aussi utopiques qu’il y paraˆıt: la preuve en est que certaines d’entre elles seront concr´etis´ees dans les int´egraphes de la fin du dix-neuvi`eme si`ecle et du d´ebut du vingti`eme (cf. troisi`emepartie). Leibniz voit dans les tractoires un outil merveilleux pour la conversion des tangentes. En effet, un probl`emeinverse des tangentes consiste `aconstruire une courbe dont la tangente v´erifie une propri´et´edonn´ee. On peut donc toujours, du moins en th´eorie, imaginer un appareil tractionnel dans lequel le fil serait contraint, par l’interm´ediaire d’un dispositif technique ad´equat, de v´erifier `achaque instant la propri´et´edemand´ee, ce qui le conduirait `a envelopper automatiquement, pendant son mouvement, une courbe solution du probl`eme. La parfaite r´eussite de cette m´ethode pour le probl`eme de Bernoulli n’est pas pour rien dans les espoirs que l’on peut nourrir `ason ´egard. Dans la derni`ere partie de l’article, Leibniz s’int´eresse plus particuli`erement aux qua- dratures. Il d´emontre que « le probl`eme g´en´eral des Quadratures revient `aconstruire une courbe dont les pentes ob´eissent `aune loi donn´ee » [Leibniz 1693c (trad. fr. 1989), p. 263]. C’est un moment historique crucial, abondamment ´etudi´e, o`us’explicite la r´eciprocit´e entre le probl`eme des quadratures et celui des tangentes (en termes modernes, le fait que l’int´egrationet la d´erivation soient des op´erations inverses l’une de l’autre). En ce qui nous concerne, l’important est surtout de faire apparaˆıtre le probl`eme des quadratures comme un cas particulier de probl`eme inverse des tangentes, ce qui le fait aussitˆotentrer dans le champ des applications concevables du mouvement tractionnel. Vu l’importance th´eorique et pratique des quadratures, Leibniz va consacrer de grands effort `ala conception d’un appareil tractionnel susceptible d’effectuer toutes les quadratures, une sorte d’« int´egraphe universel » capable de tracer exactement, d’un mouvement continu, une courbe int´egrale de toute courbe donn´ee. Dans la mesure o`uce projet de machine, largement visionnaire, 36 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL constitue une sorte de prototype de toute une cat´egoried’int´egraphes qui seront fabriqu´es ult´erieurement, nous allons naturellement y consacrer une analyse d´etaill´ee.

1.4.2 Le projet d’int´egraphe universel Commen¸conspar la description des diverses parties de l’appareil (cf. figure 1.16). Le plan de dessin est celui d’une tablette horizontale fixe T AH. Un fil FTC est attach´epar son extr´emit´e F `aun cylindre plein FE. Une portion CT du fil repose sur la tablette horizontale T AH, tandis que l’autre portion TF s’aligne `ala verticale d’un point T du bord rectiligne de la tablette, sous l’effet du poids du cylindre FE, qui tombe dans un cylindre vertical creux TG coulissant le long de AT . Dans les raisonnements, on consid´erera pour simplifier que le cylindre FE fait partie int´egrante du fil, et on parlera de la longueur constante CT + TE comme ´etant la longueur du fil. Comme c’est d´esormais l’habitude, l’extr´emit´e C du fil, nou´ee`aune pointe tra¸cante surmont´eed’un poids, est destin´ee `a d´ecriresur le plan de dessin la courbe (C) envelopp´ee par la partie utile CT du fil lorsque le point T est guid´ele long du bord AT de la tablette.

Fig. 1.16 – Projet d’un int´egraphe universel [Leibniz 1693c]

Ce qui est fondamentalement innovant, c’est le syst`emequi permet de contrˆoler la longueur CT utile du fil. Une seconde tablette rectangulaire MLR est accroch´eeen posi- tion verticale sous le plan de dessin. Elle peut se d´eplacer parall`element `aelle-mˆeme sous l’action conjointe de deux mouvements : d’une part, le point C pousse devant lui, en di- rection de AT , une r`egle HR situ´eedans le plan horizontal perpendiculairement `a AH, et cette r`egleentraˆınela tablette MLR dans un mouvement de translation de direction AH ; d’autre part, le cylindre vertical TF pousse devant lui cette mˆeme tablette d’un mouve- ment de translation de direction AT . Enfin, sur la tablette MLR est trac´eeune courbe 1.4. UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL 37 mat´erielle (E), par exemple au moyen d’une lamelle en relief, sur laquelle le cylindre FE mord constamment grˆace`aune encoche pratiqu´ee`ason extr´emit´e E. Reste `aimaginer comment fonctionne un ensemble aussi complexe ! La source du mou- vement, nous dit Leibniz, se trouve dans le cylindre creux TG. Quand on ´eloigne le point T du point A, on attire le point C. Les mouvements conjoints de T et de C entraˆınent la tablette verticale MLR, ce qui d´eplace l’extr´emit´e E du cylindre plein le long de la courbe (E). En fin de compte, la longueur CT du fil varie selon une loi enti`erement d´etermin´eepar la donn´ee de la courbe (E), qui est appell´ee « directrice ». Le texte explique tr`es succinctement que cet appareil permet de tracer la courbe int´egrale de toute courbe donn´ee, moyennant la construction pr´ealable d’une courbe (E) ne faisant appel qu’`ala g´eom´etrieordinaire. Pour reconstituer le d´etaildu raisonnement, reportons-nous `ala figure 1.17, o`ul’on a rabattu la tablette RLM sur le plan horizontal. D’ailleurs, Leibniz lui-mˆeme, dans une note ult´erieure parue dans les Acta eruditorum du mois suivant, indique que cette tablette, les deux cylindres et la directrice (E) pourraient ˆetreplac´es dans le mˆeme plan que la ligne (C) `ad´ecrire [Leibniz 1693d, p. 291]. En effet, du moment que l’extr´emit´e E du fil est guid´eedans une rainure ou une glissi`ere le long de la courbe (E), cela ne change rien.

Fig. 1.17 – Application de l’int´egraphe aux quadratures

Prenons pour origine A, pour axe le bord rectiligne AT de la tablette fixe, et notons x = AB et y = BC les coordonn´ees du point tra¸cant C. Rappelons que la tablette mobile RLM se d´eplace d’un mouvement parall`elede sorte que son coin R garde la mˆemeabscisse que T et la mˆeme ordonn´eeque C. La longueur de la portion TE du fil est donc une fonction de y = TR, d´etermin´ee par la courbe (E) et not´ee f(y). Par suite, si b d´esigne la longueur totale du fil, celle de l’autre portion CT est ´egalement une fonction de y, qu’on notera a(y) = b − f(y). L’´equation diff´erentielle de la courbe (C) s’´ecrit alors

dy y dx pa(y)2 − y2 = − , ou encore = − . dx pa(y)2 − y2 dy y

La quadrature d’une courbe donn´eerevient toujours, moyennant un choix convenable des R y axes, `ad´eterminer une fonction x = 0 ϕ(t) dt `apartir d’une fonction x = ϕ(y) positive. A` une constante pr`eset au signe pr`es, cela sera r´ealis´epar l’int´egraphe pour peu que l’on 38 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL impose `ala longueur du fil de v´erifier p a(y)2 − y2 p = ϕ(y), soit a(y) = y 1 + ϕ(y)2. y En d´efinitive, il suffit de choisir un fil de longueur totale b assez grande et de tracer au pr´ealable sur la tablette mobile RLM la courbe (E) d´efinie par les coordonn´ees y = RT et f(y) = TE = b − yp1 + ϕ(y)2. La fonction ϕ ´etant donn´ee, cette courbe (E) se construit bien, comme annonc´e, par les moyens de la g´eom´etrieordinaire. Il ne fait pas de doute que Leibniz a atteint son objectif de concevoir un int´egraphe universel pour les quadratures. L’article se termine par un paragraphe tr`esbref, plus que sybillin, dans lequel Leibniz commence par nous dire que si, au lieu de d´eplacer le point T le long d’une droite, on le d´epla¸cait le long d’une courbe (T ) (cf. figure 1.16), alors l’abscisse x du point C inter- viendrait dans le calcul et, de ce fait, on pourrait r´esoudre tout probl`eme d’inversion des tangentes. Tentons de d´ecrypter cette annonce aussi all´echante que myst´erieuse `apartir du sch´ema de la figure 1.18.

Fig. 1.18 – Application de l’int´egraphe au probl`eme inverse des tangentes

La nouveaut´e, comme on vient de le dire, est que le point T est guid´ele long d’une courbe (T ) quelconque. On imaginera que le bord de la tablette a ´et´ed´ecoup´ele long de cette courbe, ou alors qu’on a install´esur la tablette une rainure ou une glissi`ereayant la forme voulue. Si on note t = AD l’abscisse du point T , son ordonn´ee u(t) = DT est une fonction de t d´etermin´eepar la courbe (T ). Les longueurs des deux portions CT et TE du fil, qui d´ependent directement de la distance RT , ne sont plus maintenant fonction de y, mais de y − u(t) ; on les notera a(y − u(t)) et f(y − u(t)). Compte tenu de ces ´el´ements, la courbe (C) v´erifie l’´equation dy y − u(t) = − . dx pa(y − u(t))2 − (y − u(t))2

En ´eliminant t entre l’´equation pr´ec´edente et la relation (t−x)2 +(y−u(t))2 = a(y−u(t))2, on aboutit `aune ´equation diff´erentielle de la forme dy = F (x, y). dx 1.4. UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL 39

R´eciproquement, pour construire cette ´equation diff´erentielle avec l’int´egraphe, il suffit de construire pr´ealablement deux courbes : une courbe (T ) sur la tablette fixe, de coordonn´ees AD = t et DT = u(t), et une courbe (E) sur la tablette mobile, de coordonn´ees RT = z et TE = f(z) = b − a(z). Leibniz a donc tout `afait raison quand il pr´editque l’introduction d’une courbe (T ) va faire intervenir l’abscisse x dans le calcul et conduire `aun probl`emeinverse des tangentes plus g´en´eralque celui des quadratures. Cependant, la faisabilit´ede la construction pour une ´equation diff´erentielle donn´ee a priori ne manque pas de susciter des interrogations. Existe- t-il toujours des fonctions u et a permettant d’effectuer le calcul pr´ec´edent `al’envers ? Si oui, comment les calculer explicitement ? La construction va-t-elle fournir la totalit´ed’une courbe int´egraleou seulement une portion de la courbe ? Pourra-t-on construire toutes les courbes int´egralesou seulement certaines d’entre elles ? Vu la sobri´et´edes commentaires de Leibniz, il est probable qu’il n’a obtenu aucune r´eponse significative `aces questions. Les toutes derni`eres lignes de l’article ´evoquent un appareillage moins compliqu´epour le cas d’une courbe d´efinie par une relation faisant intervenir seulement la tangente TC et la resecte AT . Naturellement, Leibniz pense ici `aune g´en´eralisation du probl`eme de Bernoulli. Dans ce cas, comme les coordonn´ees x et y n’interviennent plus en tant que telles dans la formulation du probl`eme, il n’est plus besoin de mettre en jeu une courbe mobile guid´eepar le point C. On peut se contenter de fixer la tablette verticale RLM sous le bord rectiligne AT de la tablette horizontale, ou tout simplement la poser `aplat `acˆot´e (cf. figure 1.19). Par hypoth`ese, la tangente CT est une fonction donn´ee a(t) de la resecte t = AT . Il suffit donc de contraindre la portion CT du fil `aavoir pour longueur a(t), ce qui se fait en construisant au pr´ealable sur la tablette RLM la courbe auxiliaire (E) de coordonn´ees AT = t et TE = f(t) = b − a(t).

Fig. 1.19 – Application de l’int´egraphe au probl`eme g´en´eralis´ede Bernoulli

Leibniz n’explicite l`anon plus aucun calcul, quoique la situation soit devenue plus abor- dable. Pour cette derni`ere configuration de l’int´egraphe, la courbe (C) v´erifie l’´equation

dy y y = − = . dx pa(t)2 − y2 x − t 40 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

On en tire t = x − y dx/dy, ce qui permet d’´eliminer t en reportant cette valeur dans la relation (t − x)2 + y2 = a(t)2. On aboutit `al’´equation diff´erentielle

 dx2    y dx2 y2 1 + = a x − . dy2 dy

Pour le cas du probl`eme initial de Bernoulli, dans lequel a(t) = pt, on retrouve bien l’´equation  dx2   y dx2 y2 1 + = p2 x − , dy2 dy qui avait ´et´erencontr´eesous la forme ´equivalente

y2(dx2 + dy2) = p2(x dy − y dx)2.

En parvenant au terme de cet article de septembre 1693, on est impressionn´epar l’acharnement mis par Leibniz `aconcevoir un appareil m´ecanique d’int´egrationqui soit potentiellement d’usage tr`esg´en´eral,tout autant que par la th´eorievisionnaire, quoique sommairement d´evelopp´ee, qui l’accompagne. Nous retiendrons en priorit´el’intuition en- core un peu vague que pour construire une ´equation diff´erentielle `al’aide d’un mouvement tractionnel, on a besoin de deux courbes auxiliaires. La premi`ere courbe, la base de la tractoire, est une courbe fixe sur laquelle on tire une extr´emit´edu fil. La seconde courbe, la directrice, sert `acontrˆoler`achaque instant la longueur de ce mˆemefil. Dans la vision de Leibniz, c’est une courbe mobile – ´eventuellement fixe – qui se d´eplace d’un mouvement parall`eled´ependant conjointement des mouvements des deux extr´emit´es du fil.

1.4.3 R´eactions `al’int´egraphede Leibniz Comme on s’en doute, Leibniz est impatient de connaˆıtre l’avis de Huygens sur sa construction g´en´eraledes quadratures par un mouvement tractionnel. Dans la lettre du 11 d´ecembre 1693 dont on a d´ej`acit´eun extrait, il le lui demande explicitement : Je ne laisse pas de preferer la construction de la traction, non pas tant `acause des logarithmes, qu’a cause de consequences, qui sont d’une grande ´etendue,puisqu’elle sert `a construire toutes les quadratures par un mouvement exact et regl´e, dont je souhaitte d’ap- prendre vostre jugement [Leibniz 1693f, p. 169]. Il faut comprendre que, pour Leibniz, la possibilit´ede construire par un mouvement continu toutes les quadratures revˆetune importance th´eorique consid´erable. En effet, les g´eom`etresont pris l’habitude de ramener, via la s´eparation des ind´etermin´ees, un grand nombre d’´equations diff´erentielles `ades quadratures de courbes alg´ebriques. Pour com- pliquer l’affaire, ces quadratures ne se r´eduisent pas toujours `acelles du cercle et de l’hyperbole : elles font apparaˆıtre d’autres fonctions transcendantes. La justification glo- bale d’une telle d´emarche et la r´ealisation de trac´es effectifs sur le papier supposent que l’on sache construire en pratique une courbe quadratrice d’une courbe donn´ee. Certes, il y a bien des constructions approximatives par points que l’on imagine ais´ement, mais cela n’est pas satisfaisant. Face `aune telle difficult´e,les g´eom`etres ont d’ailleurs souvent tent´e de ramener les quadratures `ades rectifications, en s’appuyant sur la constatation qu’il est plus facile de mesurer la longueur d’une courbe que son aire (on peut penser `aun fil que l’on applique le long de la courbe, ou `aun curvim`etre, cet appareil tr`essimple form´ed’une roue et d’un compte-tours). Par sa construction de toutes les quadratures d’un mouvement continu, Leibniz l`eve les doutes qui pourraient subsister vis-`a-visde la m´ethode de r´esolution consistant `aramener 1.4. UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL 41 les probl`emes `ades quadratures. D’un seul coup, les courbes transcendantes issues de l’int´e- gration des ´equations diff´erentielles `avariables s´eparables – autrement dit le pain quotidien des nouveaux g´eom`etres – sont mises sur le mˆeme pied que les courbes alg´ebriques de Descartes. Huygens ne se presse pas pour r´epondre `ala demande de Leibniz. Il pr´ef`ere discuter d’abord du sujet avec L’Hospital, `aqui il fait part, le 24 d´ecembre 1693, d’une appr´eciation plus que r´eserv´ee : Je ne scay si vous aurez vu ce que Mr. Leibnitz a fait publier dans le journal de Leip- sich touchant les Tractoriæ avec un titre fort pompeux, comme s’il donnait une methode universelle et meilleure que nulle autre pour les Tangentes. J’en apprendrai volontiers vostre sentiment, car pour moy je ne trouve rien de plus pauvre ni de plus inutile, vu les descriptions embarass´eeset tout `afait impraticables qu’il apporte. Car `apeine pourroit on construire avec quelque exactitude cette simple Tractoria, que j’ay donn´ee,laquelle il pr´etend avoir reconnue devant moy, (de quoy on pouroit douter) pour quadratrice de l’Hyperbole [Huygens 1693k, p. 578-579]. Dans sa r´eponse `aHuygens du 18 janvier 1694, L’Hospital abonde dans le mˆeme sens : J’ai lˆuce que vous me mandez de mr Leibnitz, et j’ai trouv´equ’il repondoit si peu au titre fastueux, qu’a peine ay-je eu la patience de le lire, car sa machine est si fort compos´ee, et tellement embarass´eequ’elle ne peut estre d’aucun usage dans la pratique, et de plus cela ne donne aucune vˆuenouvelle pour l’inverse des tangentes [L’Hospital 1694, p. 580]. On comprend que Huygens, gˆen´een raison de cette opinion fort n´egative partag´ee avec L’Hospital et, par ailleurs, visiblement vex´equ’un autre s’attribue l’ant´eriorit´ede l’´etude de la tractrice, n’ait pas envoy´ed’avis `aLeibniz. Ce dernier revient `ala charge dans une lettre du 26 avril 1694 : Je me consoleray de toutes les raisons de vostre silence, pourvu que ces deux n’en soyent point, une indisposition de vostre part, ou quelque refroidissement `amon ´egard, que je m’ima- gine de ne pouvoir meriter, vous honorant comme je fais, et dont je donne des temoignages publics. J’attendois votre sentiment sur [...] ma solution generale de toutes les quadratures per constructionem tractoriam, que vous aur´esremarqu´ee dans les Actes de Leipzig [Leibniz 1694b, p. 170-171]. Le 29 mai 1694, Huygens se d´ecide enfin `ar´epondre `aLeibniz : Touchant l’application que vous avez faite des Tractoriæ `ala quadratures des Courbes, j’avoue que je n’y puis trouver cet avantage que vous promettez, car ces descriptions sont tres embarass´ees,et incapables d’aucune exactitude. A peine peut on tracer avec quelque justesse cette premiere et plus simple que j’ay propos´ee,celles de Mr. Bernouilli estant desia beaucoup plus difficiles, desquelles j’ay envoi`ela maniere, par des rouleaux et des cordes, `a Mr. le Marquis, comme aussi l’equation que j’avois trouu´eepour ces lignes et la construction universelle du probleme. Il est vray, comme vous dites, que toute courbe est Tractoria, mais je n’en vois point qu’il vaille la peine de considerer que celles dont je viens de parler [Huygens 1694a, p. 611]. Il est patent que Huygens et L’Hospital sont avant tout rebut´es par la complication de l’appareil soumis `aleur jugement. Effectivement, en d´epit d’un principe de fonctionnement assez clair, on reste encore fort loin d’un instrument op´erationnel. Comment ˆetrecertain que ses diverses parties peuvent se mouvoir harmonieusement, en respectant pr´ecis´ement les conditions impos´ees et sans entraˆınerde blocage ? Comment s’assurer que le mouvement du point tra¸cant s’effectue bien dans la direction du fil, sous l’effet de la seule traction, sans ˆetretroubl´epar la r`eglerigide que le point tra¸cant doit pousser devant lui ? Comment v´erifier que le fil ne va jamais se d´etendre ? De nombreuses ´etudes compl´ementaires d’ordre technologique semblent n´ecessaires pour passer du projet `ala r´ealisation. Huygens sait de 42 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL quoi il en retourne, lui qui a d´ej`adˆusurmonter tant d’obstacles dans la conception de ses propres instruments, pourtant beaucoup plus simples, pour la tractrice et le probl`eme de Bernoulli. C’est probablement pour cela que, polaris´esur l’aspect purement technique, il n’a pas suivi Leibniz dans sa volont´ede placer la discussion `aun autre niveau. Ce dernier est alors amen´e`ase d´efendre et `apr´eciser son point de vue dans sa r´eponse `aHuygens du 22 juin 1694 :

Quant `ama construction generale des quadratures par la traction, il me suffit pour la science qu’elle est exacte en theorie, quand elle ne seroit pas propre `aestre execut´ee en prac- tique. La pluspart des constructions les plus geometriques, quand elles sont compos´ees,sont de cette nature. Comme par exemple, les regles du Mesolabe organique de Mr. Descartes ne s¸cauroient operer exactement, lorsqu’elles doivent estre un peu multipli´ees. Et quoyque Mr. Descartes ait propos´ede construire les equations du 5e ou 6e degr´epar un mouvement de la parabole materielle, je crois qu’on auroit bien de la peine `afaire une telle construction avec exactitude, pour ne rien dire des degr´esplus hauts. Cependant la construction generale de toutes les quadratures est infiniment plus difficile, et neantmoins je crois que les difficult´es pourroient estre ass´esdiminu´eesen practique en se servant d’une bonne appression. Car non obstant tous les embarras apparens, l’appression faisant son devoir, la ligne de la traction ne s¸cauroit manquer de toucher la courbe. Mr. Bernoulli le cadet ayant consider´eattenti- vement ma description en a reconnu et admir´ela verit´e, quoyqu’il croye aussi qu’il seroit difficile de la bien executer. Je voudrois avoir des moyens semblables bien generaux pour construire les autres equations differentielles ou les courbes ex tangentium natura [Leibniz 1694c, p. 181-182].

Leibniz dira souvent, pour se justifier, que la complication de son m´ecanisme ne le c`ede en rien `acelle des syst`emes articul´es de Descartes. Dans les deux cas, en dehors de quelques cas simples, les appareillages deviennent vite inextricables. De toute fa¸con, l’int´egraphe propos´ene doit ˆetreconsid´er´eque comme un prototype, destin´e`aˆetream´elior´edans le futur grˆace aux progr`es de la technologie. Dans l’imm´ediat,Leibniz ne demande pas qu’on le juge sur cet appareil encore rudimentaire, comme l’ont fait Huygens et L’Hospital, mais plutˆotsur la th´eorie qui l’accompagne. L’essentiel est bien que la construction g´en´erale des quadratures par le mouvement tractionnel soit th´eoriquement exacte, mˆeme s’il faudra forc´ement attendre un peu pour une ´eventuelle mise en pratique `al’aide d’instruments fiables. Comme l’indique le passage pr´ec´edent, Leibniz a ´et´eheureusement confort´edans son point de vue par l’attitude de Jean Bernoulli, qui, comme lui, s’est plac´een priorit´esur le plan th´eorique. Les commentaires de Bernoulli sont bien d´evelopp´es dans une lettre `a Otto Mencke du 28 octobre 1693 :

Dans la derni`ere livraison du mois de septembre des Acta eruditorum, on pouvait voir une r´ealisation g´en´erale des quadratures par le mouvement due `al’illustre Leibniz, que je trouve vraiment ing´enieuse. J’avais d´ej`ades id´ees presque semblables depuis quelque temps, inspir´ees par ce que le noble Huygens a publi´edans l’Histoire des ouvrages des s¸cavants, mais mon intention ´etait de trouver une m´ethode g´en´erale par laquelle toutes les courbes, aussi bien g´eom´etriques que m´ecaniques, puissent ˆetre d´ecrites par le mouvement `apartir d’une propri´et´ede leurs tangentes. Le fait est que la m´ethode de Leibniz pour d´ecrireles courbes m´ecaniquessuppose des courbes g´eom´etriques d´ej`atrac´ees, mais dont la plupart ne peuvent ˆetreconstruites que par un grand nombre de points (ce qui est des plus fastidieux). Cependant, notre Leibniz a ´etabli beaucoup de grandes choses admirables, en ceci qu’il a d´etermin´ele premier, en toute g´en´eralit´e, la quadrature des surfaces et la rectification des courbes par le mouvement. Le seul inconv´enient que je trouve `ala m´ethode, c’est de pouvoir difficilement ˆetremise en pratique en raison de l’appareillage compos´ede la machine, si ce n’est dans quelque cas o`uelle devient plus simple. Du reste, il me semble que j’ai d´ej`aune 1.4. UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL 43

fa¸conde rendre la machine un petit peu plus avantageuse, puisque je d´ecouvre que toute l’affaire peut se d´eroulerdans un mˆeme plan.4 On ignore par quel canal ces commentaires sont parvenus `aLeibniz, mais ce dernier, dans une lettre `aJean Bernoulli du 21 mars 1694, se r´ejouit de leur teneur et y r´epond soigneusement [Leibniz 1694a, p. 136]. En ce qui concerne la courbe g´eom´etrique en relief qui sert de directrice et dont Bernoulli regrette la construction pr´ealable par points, Leibniz r´epond qu’on peut la remplacer par un syst`emede r`egles rigides permettant une description continue. Quant `ala suggestion de disposer la totalit´ede l’appareil dans un mˆeme plan, il rappelle qu’il l’a d´ej`afaite lui-mˆeme, ainsi que l’atteste la note publi´eedans les Acta eruditorum d’octobre 1693 [Leibniz 1693d, p. 291]. Dans sa r´eponse du 9 mai 1694, Jean Bernoulli raconte enfin qu’il a expliqu´ela m´ethode des quadratures par le mouvement `ason fr`ere, qui s’inqui´etaitde son obscurit´e, et que ce dernier en a reconnu la grande valeur [Jean Bernoulli 1694a, p. 138].

1.4.4 G´en´eralisation de la construction de Jacques Bernoulli Jacques Bernoulli, convaincu par son fr`ere de l’int´erˆet des id´ees de Leibniz, va revenir dans la foul´eesur sa propre construction avec une ´equerre et un fil. Conform´ement `ala suggestion faite par Leibniz `ala fin de l’article de septembre 1693, il reprend l’´etude de la configuration qu’il avait introduite auparavant, en rempla¸cant `apr´esent la droite EF par une courbe quelconque (cf. figure 1.20).

Fig. 1.20 – Equerre´ et fil de longueur variable [Jacques Bernoulli, av. 1696, p. 284]

Pour suivre ces nouvelles recherches, on dispose d’un court manuscrit [Jacques Ber- noulli, av. 1696], dont la date est estim´ee entre septembre 1694 et juin 1696, et d’un non moins court article paru dans les Acta eruditorum de juin 1696 sous le titre « Constructio

4 « In ultimo ad nos delato Actorum mense Septem. videre licuit Celeb. Leibnitii generalem tetragonis- morum effectionem per motum, quam sane peringeniosam deprehendo ; jam ab aliquo tempore similes fere habebam cogitationes ex occasione eorum quæ Nob. Hugenius in Hist. Erudit. publicavit, intentio autem mea erat excogitare modum generalem, quo omnes curvæ tam Geometricæ quam mechanicæ ex tangentium proprietate per motum describi possent ; modus quippe Leibnitii quo mechanicæ describuntur, supponit Geometricas jam descriptas, quarum autem pleræque non nisi per inventionem infinitorum punctorum (id quod summe operosum) construi possunt. Interim multa et miranda præstitit Magnes noster Leibnitius eo quod generaliter spatiorum quadraturas et curvarum rectificationes primus per motum quasi Geometrice determinavit ; hoc unicum incommodum reperio, quod ob compositum machinæ apparatum in praxi vix adhiberi possit, nisi in quibusdam casibus ubi simplicior evadit ; cæterum mihi videor jam habere modum, quo machinatio aliquantulum compendiosior reddi possit, si quidem totum negotium in unico plano posse deprehendo » [Jean Bernoulli 1693b, p. 134-135]. 44 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL mechanicarum curvarum omnium ope logarithmicæ & alterius facile per tractionem des- cribendæ » [Jacques Bernoulli 1696]. L’article contient des r´esultats ´enonc´es sans d´emons- tration, tandis qu’on trouve sur le manuscrit une suite de calculs correspondant manifes- tement aux mˆemes r´esultats en d´epit de notations diff´erentes. Quant `ala figure illustrant l’article (cf. figure 1.21), elle s’est enrichie par rapport `acelle du manuscrit (cf. figure 1.20).

Fig. 1.21 – Une construction tractionnelle des quadratures [Jacques Bernoulli 1696, p. 149]

Le but de l’article est de fournir une construction de toute quadrature en utilisant seulement une courbe logarithmique et un mouvement tractionnel simple. Soit donc une ´equation a dy = t dx, o`u a est une constante et t une fonction donn´ee de x. Bernoulli propose sans explication la construction suivante pour d´eterminer y :

1. On choisit des droites parall`eles AB et CD distantes d’une longueur arbitraire AC. 2. On construit la courbe K de coordonn´ees BE = x et EF = 2a/t. 3. On trace une tractoire de la courbe K avec une ´equerre qui glisse le long de la droite CD et un fil F GH dont on guide l’extr´emit´e F sur la courbe K. On a donc GH = GH + GF − GF = AC − GF = EF = 2a/t. 4. Une fois la tractoire trac´ee,on construit la courbe M de coordonn´ees BE = x et GH + GD EL = y = ln . GH − GD Pour cela, `apartir d’un point quelconque E de la droite AB, on m`enela perpen- diculaire EG `ala droite CD, puis on trace le cercle de centre G et de rayon EF , qui coupe la tractoire en H, et on m`ene la perpendiculaire HD `ala droite CD ; on dispose alors des quantit´es GH et GD pour achever la construction de y.

J’ai tent´ede reconstituer la preuve de cette construction en adaptant les calculs du brouillon pr´eparatoire de Bernoulli. Introduisons les notations compl´ementaires CG = z, GD = u, DH = v et GH = p. Cherchons une ´equation de la tractoire en rep´erant 1.4. UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL 45 son point courant H par les coordonn´ees CD = z + u et DH = v. En remarquant que dz = d(CG) = d(AB − BE) = −dx, il vient successivement dv v = d(z + u) u

dpp2 − u2 pp2 − u2 = d(z + u) u p dp − u du pp2 − u2 = pp2 − u2(du − dx) u up dp − u2 du = (p2 − u2)(du − dx) u  u2  dp + 1 − dx = du. p p2 La forme de cette derni`ere ´equation incite `aposer u = pq. On obtient alors

q dp + (1 − q2) dx = p dq + q dp, soit encore dx dq = . p 1 − q2 On peut penser que, dans un premier temps, Bernoulli cherchait simplement `ad´eterminer la tractoire trac´ee avec son ´equerre et son fil, mais que, une fois arriv´e`al’´equation pr´ec´edente, il a eu l’id´eede la rapprocher de l’´equation diff´erentielle g´en´erale traduisant une quadrature, `asavoir a dy = t dx. Voil`apourquoi il a choisi GH = p = 2a/t comme longueur utile du fil. En effet, cette valeur permet d’´ecrire dx t dx dy = = , p 2a 2 ce qui conduit `aune ´equationdiff´erentielle 2 dq dy = 1 − q2 qui s’int`egre sans difficult´e.En tenant compte du fait que q = u/p = GD/GH < 1, la solution y s’´ecrit, `aune constante pr`es, 1 + q p + u GH + GD y = ln = ln = ln . 1 − q p − u GH − GD Ainsi, la formule propos´eedans l’article et la construction qui s’ensuit sont pleinement justifi´ees. Le r´esultat obtenu par Bernoulli est d’une grande importance. Sur le plan th´eorique, il exprime que, moyennant un mouvement tractionnel simple, toutes les quadratures de courbes alg´ebriques se ram`enent `acelle de l’hyperbole. C’en est termin´eavec l’ennui de l’apparition ind´efinie de nouvelles transcendantes. Sachant que la quadrature de l’hyper- bole d´epend elle aussi d’un mouvement tractionnel simple, on aboutit finalement `aune autre mani`ereque celle de Leibniz de r´ealiser toutes les quadratures par le mouvement. Cependant, du point de vue pratique, la mise en œuvre est consid´erablement simplifi´ee : plus besoin d’un appareillage complexe et contest´e; sous r´eserve de connaˆıtre les loga- rithmes, une ´equerre et un fil suffisent. De mani`ere´equivalente `al’´equerre et au fil, on 46 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL peut conserver l’int´egraphe de Leibniz en se limitant `asa version la plus commode (celle o`ula directrice est trac´eesur une tablette fixe). La m´ethode de Bernoulli s’´etend aussitˆot`atoutes les ´equations diff´erentielles dans lesquelles on a r´eussi `as´eparerles variables. En effet, pour construire une ´equation de la forme r dy = t dx, il suffit d’introduire une variable interm´ediaire z telle que r dy = a dz = t dx. Par la proc´edure ´etudi´eeplus haut, on sait construire deux courbes, l’une exprimant la relation entre y et z, l’autre la relation entre z et x. A` partir de ces deux courbes, on en construit facilement une troisi`eme traduisant directement la relation entre y et x. Cet article de 1696 n’a eu, `ama connaissance, aucun ´echo direct par la suite. On y trouve pourtant un nouvel usage fort prometteur des tractoires. Dans toutes les situations rencontr´ees auparavant, la tractoire ´etait directement la courbe int´egrale cherch´ee. Jacques Bernoulli, pour la premi`ere fois, se sert d’une tractoire en tant que courbe auxiliaire `a partir de laquelle on construit ensuite, par des proc´ed´esplus classiques, la courbe int´egrale cherch´ee.Cela apporte ind´eniablement de la souplesse `ala m´ethode tractionnelle : quand on s’obstine `aidentifier strictement l’´equation diff´erentielle d’une tractoire `aune ´equation diff´erentielle donn´ee a priori, il apparaˆıt tr`es vite de grandes complications calculatoires pour expliciter la bonne base et la bonne directrice (on l’a vu `apropos de l’int´egraphe de Leibniz) ; par contre, si l’objectif est seulement de trouver un lien entre les deux ´equations qui ram`ene la construction de l’une `ala construction de l’autre, on dispose d’une marge de manœuvre plus confortable. Plus tard, Euler et Vincenzo Riccati ne proc´ederont pas autrement.

1.5 Les courbes des chaloupes

Revenons `aune autre lign´ee de recherches, celle qui est issue du probl`eme de la courbe des chaloupes. On se souvient que Varignon, en 1693, avait d´ecouvert la tractrice de mani`ereind´ependante en cherchant la courbe d´ecrite par une chaloupe qu’on traˆıne le long du bord d’une rivi`ereavec une corde. Ce probl`emeet ses diverses g´en´eralisations vont donner lieu `aune correspondance suivie entre Varignon, Jean Bernoulli et L’Hospital. Le th`eme dominant du nouveau d´ebatest l’´etude de la traction en tant que ph´enom`enedyna- mique, et non plus son emploi au service de la construction des courbes, aussi son contenu n’a qu’un rapport indirect avec notre histoire. Cependant, ces travaux sur la traction vont jouer un rˆolenon n´egligeable dans la mesure o`uils vont contribuer `adiffuser et `aentretenir les connaissances de base sur la tractrice et sur le mouvement tractionnel. En France, en particulier, la tractrice sera durablement associ´ee`ala courbe des chaloupes. Comme nous le verrons, c’est sous cet habillage qu’elle fera son entr´eeofficielle `al’Acad´emieroyale des sciences de Paris en 1711.

1.5.1 Un train de chaloupes Peu apr`es la r´eception du marquis de L’Hospital `al’Acad´emie, Varignon soumet `a l’assembl´eele probl`emesuivant, ainsi qu’il le raconte `aJean Bernoulli dans une lettre du 29 juin 1693 (cf. figure 1.22) : [...] je remis la courbe des chaloupes sur le tapis, & `acette occasion je parlay du problˆeme des tangentes des courbes decrites sur une table partant de poids B, C, K, &c. qu’on voudra donner fixes sur une corde BCKD train´eepar une de ses extremitez D le long de EH. Je l’ay resolu [Varignon 1693c, p. 36]. Ainsi, ce n’est plus un poids que l’on tire sur une table (ou une chaloupe sur un plan d’eau) mais un train de poids (ou de chaloupes) reli´esentre eux par des cordes. Pour le 1.5. LES COURBES DES CHALOUPES 47 dernier poids B, qui n’est soumis qu’`ala traction du fil BC, on se retrouve dans une situation d´ej`aconnue : la courbe BF d´ecritepar B reste constamment tangente au fil BC. Le probl`emeest plus complexe en ce qui concerne les poids interm´ediaires C et K, car ils sont entraˆın´espar un mouvement compos´e. Dans ce cas, les tangentes aux courbes CG et KL qu’ils d´ecrivent ne co¨ıncident plus avec les directions des fils CK et KD.

Fig. 1.22 – Les courbes des chaloupes selon Varignon [1693c, p. 37]

Il est inutile de s’attarder sur la construction des tangentes propos´eepar Varignon : elle devait s’av´ererfausse, ainsi qu’il le reconnaˆıtralui-mˆeme dans une lettre ult´erieure [Varignon 1693d, p. 41]. La bonne construction a ´et´etrouv´ee par Jean Bernoulli [1694b]. Elle est expos´ee dans une lettre `aL’Hospital du 22 juillet 1694, au sein d’une petite note annexe intitul´ee « Maniere de tirer les touchantes des courbes des chalouppes , et celles des courbes decrites par les poins moyens entre les chalouppes ». Avec les nouvelles notations de la figure 1.23, on s’int´eresse `apr´esent `aune corde ABCN qui entraˆıneavec elle des poids attach´es A, B et C, et dont on tire l’extr´emit´e N le long d’une courbe quelconque NO.

Fig. 1.23 – Les courbes des chaloupes selon Jean Bernoulli [1694b, p. 233]

La courbe AH, comme on l’a dit, reste tangente au fil AB. Pour trouver la tangente `ala courbe BL, Bernoulli raisonne sur la quantit´ede mouvement Be qui serait celle du poids B en l’absence du poids A. Il remarque que sa composante Bb perpendiculaire `a AB n’est pas affect´ee par la r´esistance du poids A, tandis que sa composante BE = be dans la direction de AB est diminu´eedans la proportion be . bi :: A + B.B. Le point i 48 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL ainsi construit fournit la tangente Bi cherch´ee.De fa¸conanalogue, la tangente Co `ala courbe CM est d´etermin´ee en faisant intervenir la r´esistance conjointe de A et de B au mouvement du poids C. La construction se fait grˆace`ala quantit´e co d´etermin´eepar la proportion A × BE + B + C.C :: cf . co. Be La figure 1.24 propose une simulation du mouvement de ce train de chaloupes dans le cas o`ules poids A, B et C sont ´egaux. La courbe d´ecrite par A est une tractoire de la courbe d´ecritepar B, mais ensuite, les courbes d´ecritespar B et C ne sont plus des tractoires en ce sens qu’elles ne sont plus tangentes au fil qui les trace.

Fig. 1.24 – Les courbes des chaloupes

Comme l’indique le titre de la note de Jean Bernoulli `aL’Hospital, les deux g´eom`etres se sont aussi interrog´essur la nature des courbes d´ecrites par les « points moyens entre les chaloupes ». Il s’agit, plus pr´ecis´ement, de construire la tangente `ala courbe d´ecrite par un point situ´esur l’un des segments AB, BC ou CN. Dans le cas le plus simple d’un seul poids tir´ele long d’une droite, poids qui d´ecrit donc une tractrice, un point interm´ediaire du fil d´ecrit une nouvelle courbe appel´ee « syntractrice ». La figure 1.25 montre deux syntractrices d´ecrites par les points C de D du fil AB. Nous n’´etudierons pas plus avant ces nouveaux probl`emes et ces nouvelles lignes, que L’Hospital a d’ailleurs fait figurer en bonne place dans son Analyse des infiniment petits [L’Hospital 1696, p. 38-40]. Retenons simplement que c’est probablement grˆace`aces d´ebats sur les courbes des chaloupes que la tractrice n’a pas sombr´edans l’oubli en France.

1.5.2 Quand la tractrice entre `al’Acad´emie Varignon et L’Hospital ayant soulev´epubliquement le probl`emede la courbe des cha- loupes lors des s´eances de l’Acad´emie, il ´etait in´evitable que les propri´et´es de la tractrice retiennent d’une fa¸conou d’une autre l’attention de la docte assembl´ee. La preuve en est que, quelque temps plus tard, le 28 mars 1711, un certain Bomie pr´esente `al’Acad´emie un m´emoire intitul´e « Propri´et´esde la tractrice ». Ce m´emoire devait ˆetre publi´el’ann´ee suivante [Bomie 1712]. Sur le d´enomm´eBomie, je n’ai pu trouver aucun renseignement, pas mˆemeson pr´enom.Dans le texte de pr´esentation du m´emoire, le secr´etaire perp´etuel Bernard de Fontenelle ´ecrit : 1.5. LES COURBES DES CHALOUPES 49

Fig. 1.25 – Courbes syntractrices

Si un Bateau est ´eloign´edu Rivage de la longueur d’une certaine Corde, que l’on doit par cons´equent imaginer comme perpendiculaire au rivage, & qu’un Homme prenant d’abord la corde en cette position tire le bateau, en marchant toˆujoursd’un pas ´egalle long du rivage suppos´eparfaitement droit, & toˆujourssur le bord ; il est visible que le bateau [...] d´ecritune Courbe dont le rivage est l’Asymptote [...]. La Corde sera toˆujoursTangente de la Courbe, [...] & comme cette Corde est toˆujoursla mˆeme, c’est une Courbe qui a une Tangente constante, propri´et´equi lui est particuli´ere.On l’a appel´ee Tractrice, & M. Bomie a entrepris de l’examiner [Fontenelle 1711, p. 59-60].

Ce passage confirme que, pour les math´ematiciens fran¸cais, la tractrice est d´esormais intimement associ´ee`ala courbe des chaloupes de Varignon. L’´episode de Perrault, quoique parisien, a ´et´eoubli´e. Bomie, qui a visiblement pour principale source l’article de Huy- gens de 1693, se fixe pour objectif de d´emontrer compl`etement et rigoureusement l’en- semble des propri´et´es qui ´etaient jusque-l`aseulement ´enonc´ees. Tout se passe comme si les acad´emiciens, convaincus de l’importance de la tractrice, lui avaient pass´ecommande d’un m´emoire r´ecapitulatif sur le sujet. En tout cas, que ce soit l’effet d’une commande ou d’une initiative personnelle, il faut reconnaˆıtre que Bomie s’est acquitt´efort consciencieusement de cette tˆache. Et la conclusion `alaquelle il parvient est particuli`erement digne d’int´erˆet:

Il est ais´ede voir que si l’on peut trouver une mani´erede d´ecrire par un mouvement continu la Tractrice, on aura par ce moyen la quadrature de l’hyperbole, une mani`erefacile de d´ecrire la logarithmique, un moyen de trouver les logarithmes des Tables, & de trouver tous les points de la Chaˆınette [Bomie 1712, p. 222].

Par cette phrase tr`esdense, Bomie r´esume parfaitement la probl´ematique th´eorique sous-jacente `ala tractrice. Cependant, il est clair que, pour lui, on ne dispose pas encore du mat´eriel n´ecessaire pour passer `ala pratique. Si Huygens a probablement fait quelques essais en priv´e,aucun appareil n’a jamais ´et´epr´esent´epubliquement. Personne n’a pu v´erifier la faisabilit´eni la pr´ecision de nouvelles constructions largement demeur´ees `al’´etat virtuel. La balle est maintenant dans le camp des facteurs d’instruments. On n’attend plus que des esprits pratiques et ing´enieux pour rendre op´erationnels tous ces projets d’appareils tractionnels `apeine esquiss´espar Huygens, Leibniz ou Jacques Bernoulli. 50 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

1.6 John Perks, un Anglais `apart

Nous voici presque arriv´esau terme d’une premi`ere p´eriode de l’histoire du mouvement tractionnel. Il est apparu qu’elle s’organisait principalement autour de la tractrice, depuis la montre de Perrault dans les ann´ees 1670 jusqu’`ala synth`ese th´eorique de Bomie en 1711. Bien entendu, il ne faut pas oublier qu’entre les personnages mineurs Perrault et Bomie, ces deux arbres cachant la forˆet,se sont intercal´es les plus grands math´ematiciens de l’´ecoleleibnizienne de calcul diff´erentiel. Nous leur devons des g´en´eralisations f´econdes de la tractrice, d’importantes ouvertures th´eoriques et des projets vari´esd’instruments pour l´egitimer et construire les courbes transcendantes. On ne manque pas, cependant, de remarquer que toutes ces recherches se sont d´eroul´ees sur le continent. Que s’est-il donc pass´een Angleterre depuis les quelques lignes ´ecrites par Newton en 1676 sur la courbe aux tangentes constantes ? La r´eponse est que, curieusement, l’Angleterre est rest´eepresque totalement en dehors du courant scientifique que nous ´etudions. Une seule exception est `a signaler : celle d’un math´ematicien isol´eet quasiment inconnu, John Perks, `aqui l’on doit pourtant quelques r´ealisations remarquables.

1.6.1 Un math´ematicien amateur de province

Sur John Perks, on ne sait pas grand chose. Ce g´eom`etre qui a travaill´edans les premi`eresd´ecennies du dix-huiti`emesi`ecle a ´et´eimm´ediatement oubli´eet, jusqu’`anos jours, n’a quasiment jamais ´et´ecit´epar les historiens des sciences. On doit heureusement `aOlaf Pedersen [1963a] de l’avoir retrouv´eet d’avoir analys´eson œuvre. Les seules informations biographiques disponibles sont, en gros, que Perks vivait dans le comt´ede Worcester, qu’il poss´edait le titre de Master of Arts et qu’il enseignait dans une institution de charit´eh´ebergeant et ´eduquant des gar¸cons de familles pauvres. Il semble qu’il n’ait eu aucun contact avec les cercles savants de son temps. On peut voir en lui une sorte de math´ematicien amateur de province, comme il en existait un assez grand nombre `al’´epoque [Pedersen 1963b]. Perks est toutefois sorti du lot en envoyant aux Philosophical Transactions trois articles qui ont ´et´eaccept´es pour publication. Le premier article, ins´er´edans le volume de 1699, ne nous concerne pas directement ici : il traite de la quadrature de certaines parties de la lunule d’Hippocrate de Chio. Par contre, les deux textes suivants sont `aexaminer de pr`es, car il y est question de la description m´ecanique des courbes transcendantes. L’un est paru dans le volume de 1706 sous le titre « The construction and properties of a new quadratrix to the hyperbola » [Perks 1706], l’autre dans le volume de 1714-1715-1716 sous le titre « An easy mechanical way to divide the nautical meridian line in Mercator’s projection, with an account of the relation of the same meridian line to the curva catenaria » [Perks 1714-1716]. Proposons-nous donc de parcourir successivement le contenu de ces deux articles.

1.6.2 Une nouvelle quadratrice de l’hyperbole

En 1706, Perks annonce l’invention d’une nouvelle quadratrice de l’hyperbole. La courbe en question est caract´eris´ee par la propri´et´eque la somme de sa tangente et de sa sous-tangente est constante. Les raisonnements mis en œuvre `acette occasion sont r´edig´es dans un style que l’on pourrait qualifier d’ancien : il s’agit essentiellement de g´eom´etrie synth´etique avec cependant, `apetite dose, l’emploi des fluxions. La plus grande originalit´e de l’article r´eside de loin dans la description d´etaill´ee d’un instrument destin´e`atracer la nouvelle courbe (cf. figure 1.26). 1.6. JOHN PERKS, UN ANGLAIS A` PART 51

Fig. 1.26 – Instrument de Perks pour la quadrature de l’hyperbole [Pedersen 1963, p. 6]

Deux r`egles AB et CD sont fix´ees entre elles `aangle droit au point B. La r`egle CD peut glisser le long d’une r`egle SO solidaire de la table `adessin. Une quatri`eme r`egle EF est pos´eesur le t´eform´epar AB et CD. A` l’extr´emit´e E se trouve une petite roulette de laiton d’axe P , dont le plan est perpendiculaire `ala table `adessin. Une pi`ece de bois en forme de quadrant circulaire centr´een P est fix´eesous la r`egle EF ; elle assure que le centre de la roulette va toujours rester `ala mˆeme distance du bord de la r`egle AB. Enfin, une corde LRM est attach´eepar une extr´emit´e`aun point L de la r`egle EF et par l’autre extr´emit´e`aun point M de la r`egle CD situ´e`ala mˆeme distance que P de la r`egle AB. Une pointe pass´eeen R derri`ere le fil permet de tendre ce dernier le long de EF et de CD. Lorsqu’on pousse la pointe R vers la droite, cela met en mouvement l’ensemble form´e par les trois r`egles CD, AB et EF . La roulette d’axe P , dont le bord est l´eg`erement aiguis´e, imprime alors sur le papier une courbe constamment tangente au bord de la r`egle EF . De plus, la pr´esence du fil LRM garantit l’invariance de la somme PR + RM, c’est-`a-dire de la somme de la tangente et de la sous-tangente `ala courbe. On est frapp´ede constater que cet instrument tractionnel assez spectaculaire permet de construire exactement, sans engager le moindre calcul, un probl`emeinverse des tangentes non ´evident a priori. Il reste `acomprendre en quoi le probl`eme est li´e`ala quadrature de l’hyperbole. Notons x et y les coordonn´ees du point P , τ = PR la tangente, σ = MR la sous-tangente et a = PR + MR la constante impos´eepar l’appareil. Dans la position de la figure 1.26, il vient dy y y dx = − , d0o`u σ = − . dx σ dy L’´equation diff´erentielle de la courbe, τ + σ = a, s’´ecrit alors s dx2 dx y2 + y2 − y = a, dy2 dy ou encore s dx2 dx y 1 + = a + y . dy2 dy En ´elevant au carr´eet en simplifiant, on obtient dx y a = − . dy 2a 2y 52 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

Avec les conditions initiales x = 0 et y = a (correspondant au cas o`ula r`egle EF est plac´ee en position de d´epart perpendiculaire `a CD), l’int´egrationconduit `al’´equation finie

y2 a a y x = − − ln . 4a 4 2 a Cette courbe ´etant li´eealg´ebriquement `ala courbe logarithmique, on comprend ais´ement en quoi c’est une quadratrice de l’hyperbole sans qu’il soit besoin de reprendre `ala lettre les raisonnements g´eom´etriques de Perks. Notons bien que l’instrument ne permet de tra- cer que la partie de la courbe `apente n´egative (cf. figure 1.27) ; en effet, l’autre partie de la courbe v´erifie la propri´et´ediff´erente τ − σ = a. Ce n’est pas une limitation gˆenante en vue de la quadrature de l’hyperbole, car connaˆıtrela partie de la quadratrice correspondant `a y ∈ ]0, a] revient `adisposer des logarithmes sur ]0, 1]. Pour les logarithmes sur [1, +∞[, il suffira de faire appel `ala propri´et´eln(1/x) = − ln x.

Fig. 1.27 – Une quadratrice de l’hyperbole

Perks n’ignore naturellement pas que la courbe logarithmique peut aussi ˆetre employ´ee comme quadratrice de l’hyperbole. Il explique donc ensuite comment la tracer en modi- fiant l´eg`erement son instrument. La corde LRM, dont on n’a plus besoin, est enlev´ee. La pointe R est fix´eesur la r`egle CD `aune distance donn´eedu point M. Au cours du mouvement de l’appareil vers la droite, la r`egle EF va glisser contre cette pointe, et la courbe trac´eepar la roulette P aura une sous-tangente constante. On ne sait pas si Perks a r´eellement fabriqu´eson appareil, ou s’il s’agissait seulement d’un projet. En tout cas, il est tout `afait remarquable qu’un amateur inconnu parvienne ainsi, d`essa premi`ere tentative, `ade meilleurs r´esultats que Huygens, Leibniz et compa- gnie. Au moins deux grands progr`essont `aretenir. On assiste tout d’abord `ala premi`ere apparition de la roulette coupante, cette petite pi`ece m´etallique qui sera une composante essentielle d’un grand nombre d’int´egraphes modernes. La roulette coupante mord dans le 1.6. JOHN PERKS, UN ANGLAIS A` PART 53 papier dans la direction de son plan, ce qui empˆeche tout glissement lat´eral.L’avantage est important par rapport `al’ancien syst`eme du stylet tra¸cant surmont´ed’un poids. En second lieu, Perks est le premier `aconcevoir un instrument capable de tracer directement la courbe logarithmique d’un mouvement continu. Auparavant, on s’´etaitsurtout appuy´e sur le trac´econtinu de la tractrice pour en d´eduire une construction des logarithmes par points, ce qui ´etait nettement moins satisfaisant. Sinon, pour r´ealiserla quadrature de l’hy- perbole par le mouvement, on ne pouvait songer qu’`al’int´egraphe de Leiniz, mais, sans parler de la complexit´erebutante de l’appareil, le trac´erestait indirect car il n´ecessitait la construction pr´ealable d’une courbe alg´ebrique.

1.6.3 Tractrice et cartographie Quelques ann´ees plus tard, dans son dernier article des Philosophical Transactions, Perks s’int´eresse `aun probl`eme de cartographie. Dans la projection de Mercator, la sph`ere terrestre est envoy´eesur un cylindre tangent le long de l’´equateur. Les m´eridiens sont repr´esent´es par des droites perpendiculaires `al’´equateur, et les parall`eles par des cercles ´egauxet parall`eles `al’´equateur. Le principe de la projection est d’envoyer le parall`elede latitude ϕ sur un cercle situ´e`ala distance z(ϕ) de l’´equateur, avec une fonction z(ϕ) `a d´eterminerde sorte que les angles soient conserv´es. Un tel choix pr´esente un avantage pour la navigation, car il en r´esulte que les loxodromies, ou lignes `acap constant sur la sph`ere, sont repr´esent´ees par des droites sur la carte. Il s’av`ere que la fonction cherch´eeest ϕ π  z(ϕ) = a ln tan + , 2 4 o`u a d´esignele rayon de la sph`ere.En posant x = a cos ϕ, des calculs trigonom´etriques ´el´ementaires conduisent `a √ a + a2 − x2 z(ϕ) = a ln . x Si l’on se souvient que l’´equation de la tractrice est √ a + a2 − x2 p y = a ln − a2 − x2, x on observe finalement que p z(ϕ) = y + a2 − x2. Cette derni`ere´egalit´emontre que la distance z(ϕ) peut ˆetre construite facilement `apartir de l’angle ϕ, `acondition que la tractrice de param`etre a ait ´et´etrac´ee au pr´ealable. Il faut pr´eciser que Perks ne raisonne pas aussi directement nous venons de le faire, car il ne connaˆıtpas a priori une ´equation de la tractrice. C’est en ´etudiant g´eom´etriquement le probl`emede Mercator qu’il se rend compte apr`escoup que la construction d´epend d’une courbe aux tangentes constantes, appel´ee par lui « equitangential curve ». A` partir de l`a,il ´etudie les propri´et´esde la nouvelle courbe et imagine un instrument pour la d´ecrire (cf. figure 1.28, Fig. 2 et Fig. 5). Dans la version finale de l’instrument, une r`egle AB est perc´ee `al’une de ses extr´emit´es d’un orifice rectangulaire mh dans lequel une roulette coupante en laiton vient se fixer sur un axe o. Le plan de cette roulette est parall`ele `ala direction AB de la r`egle. Sur la r`egle,il y a encore une poign´ee p permettant d’exercer une pression avec la main pendant l’utilisation, et une s´eriede trous. Une vis s ins´er´eedans l’un de ces trous va permettre de r´egler la distance os et de faire glisser l’instrument le long d’une r`egle fixe solidaire 54 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL

Fig. 1.28 – Figures du dernier article de Perks [1714-1716, planche hors texte] 1.6. JOHN PERKS, UN ANGLAIS A` PART 55 de la table `adessin. Ainsi, la roulette marquera sur le papier une courbe de tangente os constante. Perks ne fait aucune r´ef´erence `ad’´eventuels travaux ant´erieurs sur la tractrice. Il ne semble connaˆıtre ni les articles publi´espar Huygens et Leibniz en 1693, ni le m´emoire de Bomie pr´esent´e`al’Acad´emie royale des sciences en 1712. Pour pr´evenir toute contestation, les ´editeurs des Philosophical Transactions ont d’ailleurs senti le besoin d’ins´erer une petite note `ala fin de l’article : Note, Most of these Properties of this Curve by the name of la Tractrice, are to be found in a Memoire of M. Bomie among those of the Royal Academy of Sciences for the Year 1712, but not publish’d till 1715 : Whereas this Paper of Mr. Perks was produced before the Royal Society in May 1714, as appears by their Journal [Perks 1714-1716, p. 339]. On n’a aucun mal `acr´editer Perks d’une red´ecouverte. Un obscur enseignant de pro- vince tel que lui n’avait probablement pas acc`es`ades p´eriodiques ´etrangers. Comme il n’entretenait pas de correspondance avec des math´ematiciens importants, il ne pouvait pas non plus ˆetreinform´epar ce biais-l`a.Pourtant, notre ing´enieux Anglais retrouve les principales propri´et´esde la tractrice et, surtout, propose pour la tracer un instrument op´erationnel d’une grande simplicit´eet d’une grande puret´ede conception. Le vœu ex- prim´epar Bomie `ala fin de son m´emoire se trouve, en quelque sorte, exauc´e.

(a) Instrument pour la tractrice (b) Instrument pour la logarithmique

Fig. 1.29 – Reconstitution des instruments de Perks (Institute for History of Science, Aarhus University) [Pedersen 1963, p. 19]

Les deux instruments de Perks ont ´et´ereconstitu´espar Pedersen (cf. figure 1.29). Ils sont parfaitement op´erationnels et, une fois qu’on s’est habitu´e`aleur maniement, se r´ev`elent d’une pr´ecision convenable. Les g´eom`etres du dix-huiti`eme si`ecle, se voyant offrir l`ades appareils fiables pour tracer la tractrice et la logarithmique, auraient pu en faire grand usage dans leur travail quotidien. Malheureusement, ces inventions sont pass´ees 56 CHAPITRE 1. DE LA TRACTRICE A` UN INTEGRAPHE´ UNIVERSEL compl`etement inaper¸cues des milieux savants. Seul un autre amateur anglais devait les mentionner ult´erieurement, en plagiant d’ailleurs sans vergogne le travail de son compa- triote [Retfordiens 1743]. Finalement, dans notre histoire, les cr´eations originales de Perks resteront comme une belle parenth`ese sans pass´eni avenir. Tout sera `arecommencer comme si elles n’avaient jamais exist´e. Chapitre 2

L’environnement italien de Vincenzo Riccati

Comme nous venons de le voir dans le chapitre pr´ec´edent, les premi`eresrecherches sur le mouvement tractionnel ont eu lieu en Europe du Nord : en Allemagne avec Leibniz, en Hollande avec Huygens, en Suisse avec les fr`eresBernoulli, en France avec L’Hospital, Varignon, Fontenelle et Bomie, marginalement en Angleterre avec Perks. Pourquoi et com- ment retrouve-t-on ce th`eme en Italie, pr`es d’un demi-si`ecle plus tard, entre les mains de Vincenzo Riccati ? Avant d’expliquer ce d´eplacement surprenant de centre de gravit´e, il faut s’impr´egnerdu contexte g´en´eral des math´ematiques italiennes de la premi`eremoiti´e du dix-huiti`eme si`ecle et analyser ce qui, dans l’entourage familial et scientifique de Vin- cenzo, dans son ´education et ses centres d’int´erˆet, pouvait le pr´eparer `aporter quelque attention `ala construction tractionnelle des ´equations diff´erentielles.

2.1 La diffusion du calcul infinit´esimal en Italie

On connaˆıtassez bien les circonstances dans lesquelles le nouveau calcul de Leibniz et Newton est arriv´een Italie [Loria 1950, chap. 32 ; Pepe 1981, 1986, 1989 ; Palladino 1984 ; Mazzone & Roero 1997]. Apr`es les succ`es de l’´ecole galil´eennedans la premi`ere moiti´edu dix-septi`eme si`ecle, apr`es la mort, la mˆeme ann´ee, de Bonaventura Cavalieri (1598-1647) et d’Evangelista Torri- celli (1608-1647), l’Italie n’occupe plus de position centrale dans la recherche math´ematique jusque vers 1700. La pression de la censure eccl´esiastique, la scl´erose des universit´eset une stricte fid´elit´e`ala g´eom´etrie des Anciens ont peut-ˆetrecontribu´e`aempˆecher, en d´epit des succ`esheuristiques de la m´ethode des indivisibles, le d´eveloppement d’une r´eflexion originale sur l’infini, `ala fois philosophique et technique, pouvant conduire `aun calcul infinit´esimal autonome. Pendant ce temps, le nouveau calcul des diff´erences de Leibniz, aussitˆot apr`es l’article fondateur de 1684 dans les Acta eruditorum, se r´epand rapidement dans les pays de culture germanique, grˆacenotamment aux travaux des fr`eres Bernoulli, puis en France, sous l’in- fluence de Huygens et du marquis de l’Hospital, ´el`eve de Jean Bernoulli. Le trait´ede 1696, Analyse des infiniment petits pour l’intelligence des lignes courbes, apparaˆıtincontestable- ment comme l’aboutissement de cette phase d’expansion. La querelle Leibniz-Newton est alors l’occasion pour les math´ematiciens continentaux de d´ecouvrir la m´ethode concur- rente des fluxions et des s´eries infinies, ´elabor´ee par Newton `apartir de 1665, mais rest´ee jusque-l`anon publi´ee et peu diffus´eeen dehors de l’Angleterre.

57 58 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI

En Italie, au d´ebut du dix-huiti`eme si`ecle, ni le calcul des diff´erences ni le calcul des fluxions ne sont encore connus. Lorsque Leibniz fait une tourn´eedes principales villes italiennes en 1689-1690, il constate que les math´ematiciens locaux ignorent la g´eom´etrie analytique de Descartes tout autant que le nouveau calcul infinit´esimal. Il est vrai que, en plus des autres facteurs de stagnation d´ej`a´evoqu´es, l’absence de revue scientifique internationale comparable aux Acta eruditorum de Leipzig, `al’Histoire de l’Acad´emie royale des sciences de Paris, ou aux Philosophical Transactions de Londres, ne permet pas aux savants italiens de se tenir facilement au courant des recherches math´ematiques r´ecentes. Le r´eveil des math´ematiques italiennes commence `aPise, avec Guido Grandi (1671- 1742). Titulaire de la chaire de philosophie extraordinaire en 1700, math´ematicien du Grand Duc de Toscane en 1707, titulaire de la chaire de math´ematiques en 1714, il est le premier, en 1703, `apublier un ouvrage dans lequel on emploie le calcul des diff´erences. Sans ˆetreun math´ematicien tr`esoriginal, Grandi a n´eanmoinsjou´eun rˆoleimportant dans la diffusion du nouveau calcul en introduisant les m´ethodes diff´erentielles dans des ouvrages didactiques largement lus et en ´etant au centre d’une vaste correspondance avec les savants italiens de l’´epoque. Plus encore que Pise, c’est l’universit´ede Bologne qui va ˆetre`ala pointe du renou- veau. Vers 1700, il s’y forme un groupe de jeunes math´ematiciens sous la direction de Domenico Guglielmi (1655-1710). Il y a l`aEustachio Manfredi (1674-1739), son fr`ere Ga- briele (1681-1761), Vittorio Francesco Stancari (1678-1709) et Giuseppe Verzaglia (1664- 1730). Ce groupe, quasiment autodidacte, s’initie `ala g´eom´etrie cart´esienne et au calcul leibnizien `atravers l’´etude des probl`emes expos´esdans les revues scientifiques. De tous, c’est Gabriele Manfredi qui est le plus cr´eatif. En 1707, il publie un ouvrage intitul´e De constructione æquationum differentialium primi gradus [Manfredi 1707], dans lequel il ex- pose de fa¸conordonn´eeles nombreux r´esultats relatifs aux ´equations diff´erentielles du premier ordre qui ´etaient ´eparpill´es jusque-l`adans la litt´erature math´ematique. Il s’agit de la premi`eremonographie mondiale sur le sujet. L’ouvrage, lou´epar Leibniz et Jean Bernoulli, jouit rapidement d’une grande renomm´eedans toute l’Europe. Il est consid´er´e comme l’´equivalent pour le calcul int´egral de ce qu’avait ´et´ele trait´ede L’Hospital pour le calcul diff´erentiel. Malgr´ece travail de premier ordre, Gabriele Manfredi ´echoue dans sa candidature `ala chaire d’alg`ebre de l’universit´ede Bologne ; il lui faudra attendre 1720 pour obtenir la chaire d’analyse. Entre-temps, en 1714, il publie un article dans le Giornale de’ letterati d’Italia, o`use trouve son r´esultat le plus important : la m´ethode de s´eparation des ind´etermin´ees pour les ´equations diff´erentielles homog`enesen x et y par le change- xz ment de variable y = a [Manfredi 1714]. Moins tourn´es que Gabriele Manfredi vers les math´ematiques pures, les autres savants de ce groupe de Bologne se consacrent plutˆot`a l’application du nouveau calcul `ades probl`emes de philosophie naturelle : Eustachio Man- fredi se distingue en astronomie, Stancari en physique math´ematique, tandis que Verzaglia s’int´eresse `ala science des constructions. Apr`es Bologne, c’est `aPadoue qu’on ´etudie le nouveau calcul. A` la faveur d’une po- litique d’ouverture et de tol´erance religieuse, l’universit´es’efforce d’attirer les meilleurs savants italiens et ´etrangers. C’est ainsi que la chaire de math´ematiques est occup´eesuc- cessivement par des personnages importants : de 1698 `a1702, par Domenico Guglielmi, venu de Bologne ; de 1707 `a1713, par Jacob Hermann, disciple de Jacques Bernoulli `a Bˆale, nomm´e`aPadoue avec le soutien de Leibniz et de Guglielmi ; de 1716 `a1719, par Nicolas I Bernoulli, neveu de Jean et de Jacques ; `apartir de 1719, par Giovanni Poleni, que nous retrouverons longuement plus loin. Parmi ces professeurs prestigieux, Jacob Her- mann (1678-1733) joua un rˆoleessentiel dans la transmission du calcul diff´erentiel vers la 2.1. LA DIFFUSION DU CALCUL INFINITESIMAL´ EN ITALIE 59 p´eninsule italienne. N´eet form´e`aBˆale, il resta toujours en contact direct avec la famille Bernoulli. Apr`esson passage `aPadoue, il enseigna `aFrancfort, `aSaint-P´etersbourg et de nouveau `aBˆale. A` travers ses le¸consuniversitaires `aPadoue et la correspondance qu’il continua ensuite `aentretenir avec de nombreux savants italiens, Hermann servit longtemps de trait d’union entre l’Italie et le reste de l’Europe. Son successeur Nicolas I Bernoulli remplit ´egalement cette fonction utile de relais. A` l’universit´ede Padoue sont li´esd’autres personnages int´eressants dont l’activit´e se d´eroule principalement dans la ville voisine de Venise. Antonio Conti (1677-1749), qui rencontra Newton, Taylor et MacLaurin lors d’un voyage `aLondres en 1715, fut m´ediateur dans la dispute entre Newton et Leibniz. De son cˆot´e, Bernardino Zendrini (1679-1747) s’est particuli`erement distingu´edans l’´etude des probl`emes hydrauliques auxquels la ville de Venise ´etaitconfront´ee. Par ailleurs, pour combler le manque de revue scientifique qui se faisait ressentir par rapport aux autres pays europ´eens, Scipione Maffei (1675-1755) et Apostolo Zeno (1668-1752) lancent la publication `aVenise du Giornale de’ letterati d’Italia. Paru de 1710 `a1740, ce journal eut une certaine notori´et´e, puisqu’il fut le si`egede controverses fameuses entre Grandi et Varignon, entre Verzaglia et Hermann, entre Jacopo Riccati et Nicolas I Bernoulli. Il accueillit aussi les premiers m´emoiresde Giulio Fagnano (1682-1766), dont les recherches sur la division du quart de lemniscate en arcs de mˆeme longueur ont constitu´eune premi`ereavanc´ee dans la th´eoriedes int´egrales elliptiques. En dehors de ceux de Fagnano, les travaux les plus marquants de cette ´epoque sont ceux de Jacopo Riccati, dont nous parlerons en d´etailun peu plus loin. La vie math´ematique de Venise est enfin aliment´eepar Nicolas II Bernoulli et Daniel Bernoulli, qui y font de longs s´ejours. Tous deux y ont des contacts privil´egi´esavec Jacopo Riccati, et c’est `a Venise que Daniel Bernoulli publie en 1724 son premier recueil de travaux math´ematiques, les Exercitationes quædam mathematicæ [D. Bernoulli 1724], qui contiennent une ´etude c´el`ebre sur l’´equation diff´erentielle qui deviendra « l’´equation de Riccati ». En d´efinitive, on assiste pendant les deux premi`eres d´ecennies du dix-huiti`eme si`ecle `a une diffusion massive du nouveau calcul, surtout dans sa version leibnizienne (les œuvres des math´ematiciens anglais circul`erent aussi, mais on ne trouve pas de v´eritable emploi local des fluxions avant 1720). Les vecteurs de cette diffusion furent, d’une part, le re- nouveau des universit´es, qui r´eform`erent rapidement leurs enseignements et surent attirer des savants ´etrangers, d’autre part, la cr´eationd’acad´emies et de journaux scientifiques `a l’instar de ce qui existait d´ej`adans le reste de l’Europe. Les savants italiens, outre quelques recherches d’analyse pure, s’occup`erent principalement des applications du nouveau calcul `adivers domaines, parmi lesquels, bien sˆur, l’astronomie et la physique math´ematique, mais aussi, selon une longue tradition remontant `aGalil´ee, Maurolico et Tartaglia, les sciences de l’ing´enieuret les questions techniques. En particulier, les probl`emes hydrau- liques (r´egulation des cours d’eau, endiguement de la lagune de Venise) n’ont cess´ed’en- gendrer d’importantes recherches, tout autant th´eoriques (dynamique des fluides) que pra- tiques (construction d’ouvrages hydrauliques). Il convient enfin de signaler qu’en ce d´ebut du dix-huiti`eme si`ecle, la math´ematique italienne est fortement li´ee `ala culture philoso- phique et litt´eraire. Parmi les math´ematiciens pr´ec´edemment cit´es, nombre d’entre eux furent aussi ´ecrivains, po`etesou hommes de th´eˆatre. C’est donc dans un milieu scientifique et culturel florissant, tourn´e`ala fois vers la th´eorie et vers la pratique, marqu´epar un renouveau dans tous les secteurs apr`esun demi- si`ecle de stagnation, que Vincenzo Riccati va grandir. En r´etr´ecissant le champ de vision, centrons-nous `apr´esent sur sa famille. Comparable, dans une moindre mesure, `ala famille Bernoulli, il s’agit d’une autre famille du dix-huiti`eme si`ecle o`ules math´ematiciens ont ´et´e nombreux. 60 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI

2.2 La famille Riccati

Les publications italiennes traitant, de pr`es ou de loin, de la famille Riccati se comptent par dizaines. Pour la courte synth`ese qui suit, je me suis appuy´eprincipalement sur la Vita del conte Jacopo Riccati, ´ecrite par Christoforo di Rovero avec la collaboration de Giordano Riccati et incluse dans le dernier volume des œuvres de Jacopo Riccati [Opere, vol. 4], sur la r´e´edition de ce texte avec un important appareil documentaire et critique par Maria Laura Soppelsa [1990], sur les ´etudes biographiques tr`esfouill´ees d’Adriano Augusto Michieli [1943, 1944, 1945a, 1945b] et sur les actes du colloque international « I Riccati e la cultura della Marca nel Settecento europeo » qui s’est d´eroul´een 1990 `aCastelfranco Veneto [Piaia & Soppelsa 1990].

2.2.1 Jacopo Riccati et ses fils Le comte Jacopo Riccati est n´e`aVenise en 1676, dans une famille de petite noblesse provinciale ayant sa r´esidence `aCastelfranco Veneto. Apr`es une ´educationsecondaire au Coll`egedes nobles de Brescia, tenu par les j´esuites, il s’inscrit `al’universit´ede Padoue pour y suivre des ´etudes de droit. S’´etant li´ed’amiti´eavec (1623- 1697), titulaire de la chaire de math´ematiques et ancien ´el`eve de Cavalieri, il se convainc de l’int´erˆet d’´etudier les sciences exactes. Dans les ann´ees 1694-1695, il aurait appris tout seul l’alg`ebre cart´esienne et se serait lanc´edans la lecture des Principia de Newton. Cependant, il semble qu’il n’ait d´ecouvert le calcul diff´erentiel que plus tard, vers 1709-1710, grˆace`a des contacts directs avec Hermann. Maˆıtrisant bien le nouvau calcul, Riccati a obtenu des r´esultatssignificatifs dans le do- maine des ´equations diff´erentielles. Il a r´esolu le probl`eme g´en´eralde la d´etermination d’une courbe `apartir de son rayon de courbure. Il s’est pench´esur la r´eductiondes ´equations du second ordre `ades ´equations du premier ordre : c’est `acette occasion qu’il a mis en ´evidence la fameuse ´equation xm dq = du + u2 dx : q, avec q = xn, ´equation qui portera son nom et dont nous parlerons abondamment plus loin. Il a aussi r´ealis´eune avanc´eedans l’int´egrationpar s´eparation des variables, en proposant une technique de « dimezzata sepa- razione », ou demi-s´eparation, qui consiste `aisoler une diff´erentielle exacte dans une partie de l’´equation et `aprendre comme nouvelle variable le r´esultat de l’int´egration partielle qui en d´ecoule.En r´ep´etant ´eventuellement le proc´ed´eplusieurs fois, on parvient `aint´egrer certaines ´equations qui r´esistaient aux m´ethodes ant´erieures. C’est ainsi qu’en 1714, Ric- cati int`egrel’´equation du second ordre provenant du probl`eme inverse des forces centrales et confirme par l`ades r´esultats trouv´esauparavant par Hermann, mais contest´es par Jean Bernoullli [Giuntini 1992]. Riccati s’est vite trouv´eau cœur de la vie math´ematique de son temps. Hermann et Nicolas I Bernoulli le rencontr`erent pendant leur s´ejour `aPadoue et furent en correspon- dance directe avec lui. Comme on l’a d´ej`asignal´eplus haut, Riccati eut aussi des ´echanges fructueux avec Nicolas II Bernoulli et Daniel Bernoulli lors de leurs s´ejours `aVenise. S’il n’eut jamais de lien direct avec Leibniz, on trouve dans la correspondance de ce dernier une trentaine de passages le concernant. D’autres mentions de Riccati figurent ´egalement dans la correspondance des fr`eres Bernoulli. Sa r´eputation ´etait telle qu’en 1725, on l’in- vita `apr´esider l’Acad´emiedes sciences de Saint-P´etersbourg fond´ee par Pierre le Grand. Il refusa cet honneur, comme il refusa les autres postes qu’on lui proposa, que ce soit `a l’´etranger ou en Italie. Dans les ann´ees 1720, lorsque les math´ematiciens italiens prirent leurs distances avec l’´ecoleleibnizienne et s’int´eress`erent de plus pr`esaux m´ethodes de Newton, Jacopo Riccati commen¸ca `aappliquer la th´eorie des fluxions et `al’enseigner `ases ´el`eves Giuseppe Suzzi 2.2. LA FAMILLE RICCATI 61

Fig. 2.1 – Jacopo Riccati et Elisabetta d’Onigo lors de leur mariage (Giovan Antonio Lazzari, 1696, mus´ee de Castelfranco Veneto)

(1701-1764) et Ludovico Riva (1698-1746), qui obtinrent ult´erieurement les chaires de physique et d’astronomie `al’universit´ede Padoue. L’orientation de Riccati entre 1720 et 1730 a fortement conditionn´ele cadre de la recherche math´ematique italienne pendant les d´ecennies suivantes [Pepe 1992]. On distingue nettement son influence sur les deux principaux trait´es d’analyse qui vont paraˆıtre au milieu du si`ecle : les Instituzioni analitiche de la jeune prodige (1718-1799) et les Institutiones analyticæ de son fils Vincenzo. Dans le cas d’Agnesi, qui n’avait pas l’occasion de baigner dans un milieu math´ematique professionnel, l’aide apport´eepar Riccati au cours d’une correspondance de six ann´ees fut mˆeme largement d´eterminante [Truesdell 1989, p. 132-135]. En dehors des math´ematiques, Jacopo Riccati s’est pench´eau cours de sa vie sur les sujets les plus vari´es: physique, hydrologie, sciences naturelles, histoire, philosophie, th´eologie, p´edagogie, architecture, ´economie. Dans les quatre volumes de ses œuvres [J. Ric- cati, Opere], on trouve 800 pages de philosophie et mˆeme quelques œuvres litt´eraires. C’est incontestablement un intellectuel polymorphe, qui s’int´eresse `atous les domaines du savoir et de la culture. Il se caract´erise par une grande ouverture d’esprit et une distanciation cri- tique vis-`a-vis des querelles nationales et religieuses. Lorsqu’il pol´emique sur des questions scientifiques ou m´etaphysiques, il se place sur le seul plan du savoir. Ses ´ecrits ne com- portent jamais d’attaques de personne, contrairement `aceux de certains math´ematiciens italiens comme Verzaglia ou Conti, qui s’en prennent syst´ematiquement `aLeibniz, `aHer- mann ou aux Bernoulli, soit parce qu’ils sont ´etrangers,soit parce qu’ils ne sont pas de religion catholique [Robinet 1992]. Par ailleurs, alors que certains Italiens ne voient en New- ton, Leibniz et les Bernoulli que de simples continuateurs de la grande tradition italienne, Riccati, qui connaˆıtde pr`esaussi bien le calcul des fluxions que celui des diff´erences, est tr`esconscient qu’il y a l`aune nouveaut´eirr´eductible aux travaux de Galil´ee, de Cavalieri et de Torricelli. Ne cherchant `aaccumuler ni les postes ni les honneurs, voyageant tr`espeu, Jacopo Riccati mena une vie tranquille dans une aire g´eographique restreinte autour des cit´esde Tr´evise,Padoue et Venise. Il s’est partag´epresqu’enti`erement entre la maison familiale 62 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI de Castelfranco Veneto et la ville de Tr´evise,o`uil s’´etablit d´efinitivement de 1749 `asa mort, en 1754. S’il a toujours pr´ef´er´emener ses recherches scientifiques en priv´e,il a, par contre, r´eguli`erement accept´edes postes de responsabilit´edans la gestion des affaires locales. Il fut maire de Castelfranco Veneto pendant neuf ans. Par ailleurs, le S´enatde Venise le consulta `aplusieurs reprises pour des probl`emes hydrauliques, en particulier la construction de digues. Ce fut pour lui l’occasion de travailler avec Zendrini et Poleni. Sur un plan plus personnel, Jacopo Riccati ´epousa Elisabetta d’Onigo en 1696 (cf. fi- gure 2.1). Ils eurent dix-huit enfants, dont neuf moururent en bas ˆage. Parmi les neuf survivants, les six fils, Carlo, Vincenzo, Giordano, Montino, Francesco et Agostino furent envoy´es pour leurs ´etudes secondaires au Coll`egej´esuite des nobles de Bologne, o`uils pass`erent chacun entre six et huit ans. Ce type d’´etablissement, tr`escoˆuteuxet tr`ess´electif, permettait de renforcer la position sociale de la famille. On y trouvait en effet le meilleur de la noblesse italienne, et de nombreux futurs g´en´eraux, ´evˆeques, diplomates ou ´ecrivains [Brizzi 1992]. Trois des fils Riccati, Vincenzo (1707-1775), Giordano (1709-1790) et Francesco (1718- 1791) vont se distinguer particuli`erement par la suite. Giordano, manifestant les int´erˆets culturels les plus vari´es, est celui qui se rapproche le plus de son p`ere.Il a fait ses ´etudes sup´erieures `al’universit´ede Padoue, o`uil a suivi notamment les le¸consd’hydraulique de Poleni. C’est un bon math´ematicien, qui a travaill´enotamment sur les logarithmes des nombres n´egatifs, les isop´erim`etres et les ´equations alg´ebriques, et plus encore un bon physicien, qui s’est passionn´epour la th´eorie des cordes vibrantes et l’acoustique. Non sans lien avec ces derniers th`emes, un attrait particulier pour la th´eorie musicale l’a conduit `a´etudier les lois du contrepoint en collaboration avec le grand violoniste Giuseppe Tartini. C’est enfin un th´eoricien de l’architecture – sa th´eorierepose sur l’application de la moyenne harmonique – et un architecte de valeur qui a construit plusieurs ´eglises et autres bˆatiments en V´en´etie [Bagni 1997c]. Francesco, quant `alui, s’occupa ´egalement de diverses disciplines comme son fr`ere Giordano et son p`ereJacopo, mais, moins bon math´ematicien qu’eux, c’est surtout dans les domaines de la litt´erature et de l’architecture qu’il laissa une trace. Reste naturellement `aparler de mani`ereplus sp´ecifique de Vincenzo, le personnage central de notre histoire du mouvement tractionnel.

2.2.2 Vincenzo Riccati

Quatri`emeenfant de Jacopo Riccati et d’Elisabetta d’Onigo, Vincenzo naˆıten 1707 `a Castelfranco Veneto. Apr`esdes ´etudes primaires `ala maison paternelle, vraisemblablement sous la direction d’un pr´ecepteur, il est inscrit, comme on l’a dit plus haut, au Coll`egedes nobles de Bologne, le Collegio di San Francesco Saverio, o`uil passera huit ann´ees scolaires sous la direction des p`eresj´esuites, de 1717 `a1726. A` la sortie du coll`ege,il exprime son d´esird’entrer dans la Compagnie de J´esus et entame son noviciat. Pendant la p´eriode de maturation de sa vocation, il ´etudie la philosophie et les lettres, tout en enseignant la grammaire, la rh´etorique, les math´ematiques, les lettres italiennes et latines dans les coll`eges de sa congr´egation, `aPadoue puis `aParme. De 1735 `a1739, il suit des ´etudes de th´eologie`aParme et `aRome. Il prononce ses vœux en 1741. En 1739, il est affect´eau Collegio di Santa Lucia de Bologne, o`uil est charg´ede l’enseignement des math´ematiques. Il y restera 34 ans, jusqu’`ala suppression de l’ordre des j´esuites par le pape Cl´ement XIV en 1773. Il retourne alors dans la maison paternelle de Tr´evise jusqu’`asa mort deux ans plus tard, en 1775. Les int´erˆets de Vincenzo sont moins diversifi´esque ceux de son p`ere et de ses fr`eres Giordano et Francesco. Comme son p`ere, il est expert en hydraulique. On lui confie 2.2. LA FAMILLE RICCATI 63

Fig. 2.2 – L’abb´eRiccati (`agauche : dessin de Francesco Tonelli, gravure de Giuseppe Lante, biblioth`eque municipale de Tr´evise; `adroite : peinture anonyme, mus´eede Castelfranco Veneto) r´eguli`erement des missions d’´etude pour l’endiguement des cours fluviaux d’Italie du Nord, ce qui lui vaudra la m´edaille d’argent de la cit´ede Bologne et la m´edaille d’or de la R´epublique S´er´enissime. Mais son activit´eprincipale est centr´eesur les sciences math´ematiques et physiques. Toute sa vie, il s’est consacr´een profondeur `al’analyse math´ematique, au traitement analytique des probl`emes m´ecaniques et `al’int´egrationdes ´equations diff´erentielles (`atel point qu’il est parfois confondu avec son p`eredans la litt´erature de vulgarisation scientifique). Passons en revue ses principaux r´esultats et ses principales publications. D`esles premi`e- res ann´ees de recherche, les r´esultats obtenus sont significatifs. Au milieu de la pol´emique sur les forces vives qui oppose les leibniziens aux cart´esiens, Vincenzo d´efinit en un sens moderne le concept de travail et d´emontre la r`egledu parall´elogrammedes forces sans recourir `ala r`eglede composition des mouvements ; r´eciproquement, en partant de la r`egle du parall´elogrammedes forces, il prouve en 1746 que le travail de la r´esultante de deux forces est ´egal`ala somme des travaux de leurs composantes [Gliozzi 1967]. Lazare Carnot g´en´eralisera ce th´eor`eme en 1783, en suivant le mˆemesch´ema de d´emonstration. En 1747, Vincenzo publie une nouvelle m´ethode de s´eparation des ind´etermin´ees, que d’Alembert retrouvera ind´ependamment trois ans apr`es. En 1752, il y a bien sˆur le trait´e De usu motus tractorii dont nous nous occuperons plus loin. Quelques ann´ees plus tard, les principaux m´emoires du p`erej´esuiteet quelques lettres importantes traitant de sujets d’analyse sont rassembl´esdans deux volumes intitul´es Opusculorum ad res physicas, et mathematicas pertinentium [V. Riccati 1757-1762]. On y trouve, par exemple, une ´etude des ´equations des coniques en coordonn´ees cart´esiennes, ou encore diverses recherches sur la rectification des sections coniques, en pr´elude `ala th´eoriedes int´egrales elliptiques. On y rencontre aussi l’introduction des fonctions hyperboliques et leur utilisation pour obtenir les racines de certains types d’´equations alg´ebriques, en particulier cubiques. Ce th`eme sera d´evelopp´edans le trait´ed’enseignement que Vincenzo ´ecrira avec son ´el`eve Girolamo Saladini (1731-1813) : les Institutiones analyticæ [V. Riccati & Saladini 1765-1767]. A` partir de consid´erations purement g´eom´etriques, Vincenzo y explore les propri´et´esdes aires 64 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI sous l’hyperbole par analogie avec l’alg`ebre des secteurs circulaires : formules d’addition, d´eriv´ees, relations avec l’exponentielle, d´eveloppements en s´erie.C’est donc `atort que Lambert est parfois cit´ecomme le premier `aavoir introduit les fonctions hyperboliques en 1770. Par ailleurs, l’ouvrage de Riccati et Saladini est assur´ement le premier trait´e ´etendu de calcul int´egral,pr´ec´edant de peu les Institutiones calculi integralis d’Euler. Vers le milieu du dix-huiti`eme si`ecle, Vincenzo Riccati est probablement le meilleur math´ematicien italien dans le domaine de l’analyse sup´erieure. Il a gagn´el’estime de Jean Bernoulli, de d’Alembert, d’Euler et de bien d’autres. Malgr´ecela, il est d´ecrit par ses contemporains comme un homme simple, modeste, affable, menant une vie bien r´egl´ee. Les deux portraits que l’on connaˆıtde lui (cf. figure 2.2) font effectivement transparaˆıtre, au- del`ad’une certaine aust´erit´e, un caract`erebonhomme et optimiste. La similitude extrˆeme des visages et des postures est d’ailleurs intrigante : il est possible que la gravure, appa- remment post´erieure `ala mort de Vincenzo si l’on en croit l’inscription, ait ´et´er´ealis´ee `a partir du tableau et non d’apr`esnature.

2.3 Les instruments tractionnels de Poleni et Suardi

De la g´en´eration venant imm´ediatement apr`escelle qui avait connu l’introduction du calcul diff´erentiel en Italie, form´edirectement `al’´ecole de son p`ereJacopo, l’abb´eRiccati ne pouvait que s’int´eresser aux ´equations diff´erentielles. On n’est donc pas surpris qu’il se soit passionn´epour les techniques d´ej`aanciennes de s´eparation des ind´etermin´ees ou, conform´ement aux ´evolutions de son temps, pour l’int´egration par les arcs d’ellipse et l’int´egrationpar les s´eries. Par contre, il ´etait moins ´evident de le voir attacher de l’im- portance au mouvement tractionnel. Cela ne serait probablement jamais arriv´es’il n’y avait pas eu dans son entourage deux hommes ing´enieux, Giovanni Poleni et Giambatista Suardi, se mettant `afabriquer concr`etement des instruments tractionnels.

2.3.1 Giovanni Poleni, savant universel Giovanni Poleni, n´e`aVenise en 1683, h´eritade son p`ere du titre de marquis du Saint-Empire Romain, titre confirm´epar la R´epublique S´er´enissime. Il a fait ses ´etudes sup´erieures `al’universit´ede Padoue. En 1709, il y occupera la chaire d’astronomie, en 1715, la chaire de physique puis, en 1719, la chaire de math´ematiques. Il enseignera `aPadoue jus- qu’`asa mort en 1761, soit au total une carri`ereuniversitaire extrˆemement longue de 52 ans. C’est un savant universel aux comp´etences nombreuses. Expert en hydraulique, il est r´eguli`erement consult´epar le S´enatde Venise pour l’endiguement des fleuves et l’irrigation de la basse Lombardie, ou par des souverains qui veulent d´elimiter des fronti`eres marqu´ees par des cours d’eau. Architecte, la pape l’appelle `aRome en 1748 pour ausculter la coupole de la basilique Saint-Pierre menac´eed’effondrement. On pourrait ajouter `acette liste sa passion pour l’arch´eologieet les antiquit´es. Poleni est enfin un bon math´ematicien, qui a ´etudi´e`afond avec Hermann les m´ethodes du calcul diff´erentiel et int´egral et de la g´eom´etrie analytique. Lorsqu’il acc`ede `ala chaire de math´ematiques de Padoue, il rend hommage, dans sa le¸coninaugurale, `aGalil´ee, `ases pr´ed´ecesseurs Guglielmi, Hermann et Nicolas I Bernoulli, mais aussi `aNewton. Mettant en ´evidence l’int´erˆet de l’´etude de la physique pour les progr`esdes math´ematiques pures et appliqu´ees, il ambitionne d’unifier la th´eorie et la pratique, l’analyse et l’exp´erimentation, afin de discerner la vraie nature des ph´enom`enes. C’est dans cet esprit qu’il obtient la cr´eation, en 1738, d’un laboratoire de physique exp´erimentale qui sera unanimement lou´e. Il saisit l’occasion pour mettre en place l’un 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 65 des premiers enseignements universitaires s’appuyant sur des exp´eriences de laboratoire (auparavant, il faisait venir les ´etudiants chez lui, dans son cabinet scientifique personnel). Toute sa vie, notre marquis s’est investi dans la conception et la fabrication d’instruments. Il a propos´edes am´eliorations pour les barom`etres et les thermom`etres. Il a cr´e´eune ma- chine arithm´etique fond´ee, comme celles de Pascal et de Leibniz, sur le report automatique des retenues. On lui doit aussi des m´ethodes m´ecaniques de description des courbes que allons examiner bientˆot. A` sa mort, son laboratoire poss´edait 392 machines couvrant les techniques de l’ing´enieur, l’optique, l’astronomie, les math´ematiques, les arts figuratifs, la m´ecanique th´eorique, la m´et´eorologie et la pneumatique. La collection d’instruments de Poleni est actuellement conserv´eeau Mus´ee d’histoire de la physique de l’universit´ede Padoue. Elle t´emoigne de la vitalit´ede la recherche scientifique et de la pratique artisanale dans la R´epublique de Venise au milieu du dix-huiti`emesi`ecle [Salandin 1996]. On mesure pleinement la renomm´eeinternationale de Poleni quand on sait qu’il fut membre des acad´emies des sciences de Paris, Londres, Berlin et Saint-P´etersbourg, et qu’il re¸cut de nombreux prix. Il correspondait avec les plus grands savants fran¸cais, allemands, anglais et italiens. C’´etait notamment un familier de Jacopo Riccati, avec qui il a entretenu une collaboration scientifique ´epistolaire de 1715 `a1742 [Soppelsa 1997]. Enfin, sa c´el´ebrit´e allait bien au-del`ades milieux scientifiques : la R´epublique de Venise frappa une m´edaille en son honneur, la ville de Padoue ´erigea une statue `ason effigie.

2.3.2 Les instruments de Poleni pour la logarithmique et la tractrice

Passionn´ed’instruments en tous genres, le marquis Poleni se devait, en particulier, de concevoir de nouveaux instruments de g´eom´etrie.Au sein de son programme g´en´eral d’unification de la th´eorieet de la pratique, il lui fallait tout naturellement trouver le moyen de tracer m´ecaniquement les courbes transcendantes dont le nouveau calcul diff´erentiel faisait un abondant usage th´eorique. Nous allons voir comment il a repris `asa mani`ere cette probl´ematique laiss´eequelque peu en suspens par les g´eom`etresde la g´en´eration pr´ec´edente. En 1729, Poleni publie `aPadoue un recueil de neuf lettres math´ematiques [Poleni 1729]. Le volume nous int´eresse particuli`erement, car il contient une lettre `aHermann de septembre 1728 dont le titre est d´ej`atout un programme : « In qua agitur de Orga- nica Curvarum Tractoriæ, atque Logarithmicæ Constructione. Accedunt problematum ac Theorematum de Curva tractoria, a Celeberrimis Geometris propositorum, Demonstra- tiones » [Poleni 1728]. Ainsi qu’annonc´edans ce titre, la lettre proprement dite est suivie d’un petit trait´esur la tractrice, intitul´e « De Curva Tractoria Commentariolum quo problematum ac theore- matum de eadem curva a celeberrimis geometris propositorum demonstrationes continen- tur ». Par l`a,Poleni a voulu constituer une petite synth`ese de tous les r´esultats qu’il a trouv´es´eparpill´esdans la litt´erature, en y ajoutant les d´emonstrations qui manquaient (il fait explicitement r´ef´erence`aLeibniz [1693c], Huygens [1693b] et Grandi [1701]). Sur la figure 2.3, qui accompagne le d´ebutde ces consid´erations, on reconnaˆıtPerrault tirant sa chaˆınede montre le long d’une r`egle, une figure illustrant la d´efinition de la tractrice et une autre servant `aobtenir l’´equation diff´erentielle de la courbe. Grˆace aux outils de la g´eom´etrieanalytique et du calcul infinit´esimal, Poleni calcule ensuite la rectification des arcs, les aires et les volumes d´efinis par la courbe, et explicite la relation entre la tractrice, la quadrature de l’hyperbole, la logarithmique et la chaˆınette. Toutes ces propri´et´esayant ´et´eobtenues de mani`ereth´eorique, il reste `atrouver une construction organique de la tractrice susceptible de les l´egitimer et de les concr´etiser. 66 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI

Fig. 2.3 – La tractrice de Perrault [Poleni 1728, planche BB]

Revenons au d´ebut de la lettre `aHermann. Poleni [1728, §1 et §7] raconte qu’il a trouv´edans les livres de g´eom´etrie de nombreuses descriptions organiques pour les courbes alg´ebriques, mais quasiment rien de comparable en ce qui concerne les courbes transcen- dantes, si ce n’est quelques tentatives d’utiliser le mouvement tractionnel. Cette voie lui semble prometteuse, car elle permet de construire les courbes transcendantes, non par points, mais par un v´eritable proc´ed´eorganique facile `amettre en œuvre et pr´esentant les plus grands avantages pour les g´eom`etres. Dans le cas de la tractrice et de la logarith- mique, ce sont les propri´et´escaract´eristiques respectives de la tangente constante et de la sous-tangente constante qui lui ont directement sugg´er´ela possibilit´ede concevoir des instruments ad´equats. Les deux appareils (cf. figures 2.4 et 2.5) ont un socle analogue form´ed’un cadre rectangulaire rigide qEF n qui peut coulisser entre deux r`egles parall`eles ABOL et CDQR fix´ees sur la feuille de papier. On dispose ainsi d’une sorte de chariot destin´e`ase mouvoir par translation le long de l’axe des abscisses. Une autre pi`ece commune consiste en une roulette ie dont le bord est taill´een biseau, afin qu’elle puisse mordre la feuille de papier sans glisser et que son plan reste constamment tangent `ala courbe imprim´ee.L’axe cn de la roulette, autour duquel cette derni`ere peut tourner librement, est ins´er´edans un support EFHG. Ce support est lui-mˆeme surmont´ed’une poign´ee P permettant de faire pression avec la main pour ´evitertout mouvement lat´eral. La nature de la liaison entre le socle tracteur et la roulette tra¸cante est ce qui diff´erencie les deux instruments. Dans le cas de la tractrice (cf. figure 2.4), une tige `aglissi`ere dhf tourne librement autour d’un pivot vertical d fix´edans un coin du chariot. Le support de la roulette est immobilis´edans cette tige grˆace`aune vis S, de sorte que la pointe e de la roulette soit `aune distance donn´ee de du pivot d. Ainsi, lorsqu’on d´eplacele chariot de L vers O, le point d d´ecritl’axe des abscisses ds et la roulette enveloppe une courbe de tangente constante de : c’est bien la tractrice de Perrault. Tout comme Perks, on constate que Poleni a abandonn´ele dispositif initial du fil ti- rant un poids pour celui, beaucoup plus fiable, d’une tige rigide entraˆınant une roulette coupante. Rien ne permet de soup¸connerle moindre lien entre les deux inventeurs. Disons simplement que tous les deux participent d’une tendance g´en´erale `ad´elaisser les instru- 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 67

Fig. 2.4 – Instrument pour la tractrice [Poleni 1728, planche CC] 68 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI

Fig. 2.5 – Instrument pour la logarithmique [Poleni 1728, planche EE] 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 69 ments form´esde fils, dont on mesure alors les limites, au profit d’instruments compos´es uniquement de parties rigides (on verra plus loin les remarques de Conti et de Riccati `ace sujet). Dans le cas d’un mouvement tracteur, comme l’avait d´ej`anot´eHuygens en 1693, il est difficile de garder le fil tendu de mani`ere ´egale et, de plus, on ne peut effectuer le mouvement que dans un sens. Ces inconv´enients disparaissent compl`etement avec une tige rigide. Le chariot de Poleni peut bien ˆetre d´eplac´edans un sens ou dans l’autre : cela ne change rien `ala courbe obtenue. Alors que l’appareil de Perks pour tracer la tractrice restait artisanal, celui de Po- leni est incontestablement un v´eritable produit professionnel, form´ede pi`eces m´etalliques soigneusement usin´ees. De mani`ereassez ´etrange sont d´ej`aen place les principales ca- ract´eristiques techniques que l’on retrouvera, mais seulement un si`ecle et demi plus tard, dans toute une famille d’int´egraphes tractionnels modernes (cf. troisi`emepartie) : chariot rectangulaire se mouvant par translation le long de l’axe des abscisses, roulette coupante, tiges rigides de liaison avec pivots et glissi`eres. Plus que Perks, Poleni m´eritebien d’ˆetre qualifi´ede pr´ecurseur en ce domaine. Dans le second appareil, celui destin´e`atracer la logarithmique (cf. figure 2.5), le support de la roulette est fix´erigidement `al’extr´emit´ed’une tige `aglissi`ere qui coulisse librement autour d’un pivot vertical d situ´e,cette fois, dans un autre coin s du chariot. Entre la roulette et la poign´ee P qui la surmonte se trouve un disque N pouvant tourner ind´ependamment, sans que son mouvement perturbe celui de la roulette. Ce disque est pouss´epar une tablette verticale zico fix´ee sur le chariot perpendiculairement `al’axe des abscisses, `aune distance donn´ee is du pivot d. Grˆace `ace dispositif, le segment qui joint le point s de l’axe, sur lequel repose le pivot, au point de contact de la roulette avec le papier garde une projection constante sur l’axe. Ainsi, lors du mouvement du chariot, la roulette enveloppe une courbe dont la sous-tangente reste constante, autrement dit une courbe logarithmique. En modifiant la position de la tablette verticale, on peut changer facilement la base des logarithmes.

2.3.3 R´eflexions personnelles de Poleni sur le mouvement tractionnel Apr`es la description des deux instruments, on trouve, dans la suite de la lettre, des r´eflexions personnelles et originales dont je vais relater quelques ´el´ements. Poleni envisage d’abord un fil CAB de longueur donn´ee a = CA+AB = CD (cf. figure 2.6). L’extr´emit´e C ´etant fixe, on pousse le point A sur la droite CD dans la direction de D, en s’aidant d’un stylet plac´ederri`ere le fil. L’extr´emit´elibre B enveloppe alors une courbe qui n’est autre qu’un cercle tangent en D `ala droite CD, puisqu’on a en permanence la relation AB = AD = a − CA.

Fig. 2.6 – Un fil bris´ede longueur constante

Le probl`eme s’identifie `aun cas particulier de celui dont Jacques Bernoulli avait donn´e une construction tractionnelle avec une ´equerreet un fil : si l’on prend un instant le point D 70 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI comme origine sur l’axe DC, il s’agit bien de trouver une courbe dont la tangente AB soit proportionnelle `ala resecte DA, avec ici un rapport de proportionnalit´etout simplement ´egal`al’unit´e. Bien qu’il soit imm´ediat que la tractoire soit un cercle, Poleni aborde le probl`eme par le calcul diff´erentiel. Prenons maintenant le point C pour origine sur l’axe CD, posons u = CA, et notons x et y les coordonn´ees du point B. Il vient imm´ediatement dy y = − . dx u − x La relation AB = a−CA se traduit par (u−x)2 +y2 = (a−u)2, ce qui permet d’exprimer u en fonction de x et y, soit x2 + y2 − a2 u = . 2(x − a) En ´eliminant u entre les relations pr´ec´edentes, on aboutit `al’´equation diff´erentielle de la tractoire : dy 2y(x − a) = , dx x2 − y2 + a2 − 2ax que Poleni ´ecrit finalement sous la forme

2ay dx − 2yx dx + a2 dy + x2 dy − 2ax dy − y2 dy = 0.

Il s’av`ereainsi que cette ´equation diff´erentielle compliqu´ee, dans laquelle il n’est pas du tout ´evident de s´eparer les variables, se construit fort ais´ement par le mouvement tractionnel ´evoqu´epr´ec´edemment. Une courbe int´egraleapparaˆıtcomme une tractoire `a base rectiligne dont la longueur de la tangente varie selon une loi simple en fonction de la position du point tracteur (cf. figure 2.7).

Fig. 2.7 – Construction tractionnelle d’un arc de cercle

Pratiquement, les contraintes mat´eriellesde l’appareil rudimentaire d´ecrit par Poleni font que l’on n’obtient qu’une partie d’un quart de cercle, plus pr´ecis´ement un arc allant de l’extr´emit´einitiale B0 du fil jusqu’au point fixe D. La figure 2.8 montre le faisceau de courbes int´egrales engendr´epar la r´ep´etitionde la construction `apartir de diverses positions initiales du fil. Cet exemple volontairement caricatural sert de point de d´epart `ades sp´eculations assez novatrices [Poleni 1728, §55-56]. Tout d’abord, on se rend compte qu’il y a des ´equations diff´erentielles fort complexes, dont on ne parviendra sans doute jamais `as´eparer les ind´etermin´ees, et qui pourtant admettent pour solutions des courbes alg´ebriques. Le comble de l’histoire r´eside bien sˆur dans le fait que les lignes en question peuvent ˆetre 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 71

Fig. 2.8 – Courbes int´egralesde l’´equation 2ay dx − 2yx dx + a2 dy + x2 dy − 2ax dy − y2 dy = 0 aussi simples que des cercles. Face `acette situation paradoxale, le g´eom`etre cart´esien se d´ecouvre impuissant : faute d’une d´efinition explicite de la courbe, il ´echouera `ala d´ecrirepar les proc´ed´esclassiques, que ce soit `al’aide d’un syst`emearticul´eou par points. Poleni avance alors l’argument que le mouvement tractionnel offre peut-ˆetreune voie prometteuse pour construire ces courbes alg´ebriques cach´ees en travaillant directement sur l’´equation diff´erentielle. Il y a l`a,en germe, l’id´ee que l’´equation diff´erentielle contient d´ej`atoute l’information sur la courbe, et qu’il n’est pas forc´ement n´ecessaire de passer par l’interm´ediaire d’une ´equation finie pour acc´eder`asa construction exacte. Poleni va encore plus loin en remarquant que certaines courbes alg´ebriques connues ont des d´efinitions compliqu´ees qui ne permettent pas une construction ais´eepar les moyens classiques. Dans ces conditions, pourquoi ne pas ´etablir une ´equation diff´erentielle v´erifi´ee par la courbe et chercher plutˆotune construction tractionnelle simple `apartir de cette ´equation diff´erentielle ? Le sch´emahabituel est audacieusement invers´e: alors que tous les efforts des g´eom`etresconsistent d’ordinaire `aremonter d’une ´equation diff´erentielle `a une ´equation finie, Poleni leur propose de diff´erentier une ´equation finie pour exploiter l’´equation diff´erentielle r´esultante ! Non sans habilet´e,notre marquis se place ainsi sur le propre terrain des g´eom`etres clas- siques. Pour les convaincre de l’int´erˆetdes instruments tractionnels, il pr´esente ces derniers comme de nouveaux outils servant `aconstruire plus simplement, au moins dans certains cas, les courbes alg´ebriques. Par ailleurs, si les nouveaux instruments peuvent tracer les mˆemes courbes que les instruments traditionnels, ne sont-ils pas tout aussi l´egitimes ? Le mouvement tractionnel par lequel on a d´ecrit plus haut un cercle n’est-il pas tout aussi simple et tout aussi exact que le mouvement de rotation d’un compas ? Poleni aborde ensuite un autre exemple instructif, celui de l’´equation

a dx + b dy = a2 dy : y.

C’est une ´equation dont les variables sont s´epar´ees, mais qui va ˆetre construire directement, sans passer par une int´egration. Le but sera maintenant de convaincre le lecteur qu’une construction tractionnelle peut ˆetreavantageuse par rapport `aune construction usuelle par quadratures. Un autre int´erˆetde cette ´equation, et non le moindre, est que le trac´e de ses courbes int´egralessera r´ealisableconcr`etement avec l’instrument d´ej`afabriqu´epour d´ecrirela logarithmique, moyennant une tr`esl´eg`ere modification. 72 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI

Consid´erons un fil ou une tige rigide AB de longueur variable (cf. figure 2.9), dont une extr´emit´e A est tir´ee sur une droite AC, et dont l’autre extr´emit´e B est astreinte `a demeurer sur une droite mobile CB faisant un angle constant α avec la premi`ere droite et coupant cette derni`ereen un point C tel que la distance a = AC reste constante. Il s’agit donc d’une g´en´eralisation imm´ediate du principe de l’appareil `alogarithmes, pour lequel l’angle α ´etaitdroit.

Fig. 2.9 – Modification du traceur de logarithmes

Notons x et y les coordonn´ees du point B qui engendre la tractoire, et d´esignons par H son projet´esur la droite AC. L’´equation diff´erentielle du lieu de B est alors

dy BH BH y = − = − = − y , dx HA HC − AC tan α − a ou encore, apr`esr´eduction, a a2 dy a dx + dy = . tan α y En choisissant l’angle α de sorte que tan α = a/b, on retrouve directement l’´equation propos´ee a dx + b dy = a2 dy : y. Pour la construction effective, il suffit de reprendre l’instrument con¸cupour la lo- garithmique (cf. figure 2.5) et de fixer la tablette verticale zico sur le chariot, non pas perpendiculairement, mais de sorte qu’elle fasse avec lui un angle α et que la distance au pivot mesur´ee sur l’axe soit ´egale `a a. Sur la figure 2.10, j’ai simul´ecette construc- tion en prenant a = b = 1 et, par cons´equent, α = π/4. Sur la figure 2.11, j’ai r´ep´et´ela mˆeme construction pour huit positions initiales du fil, afin de visualiser l’allure g´en´erale des courbes int´egrales de l’´equation. En conclusion, les deux instruments soign´es con¸cuspar Poleni et les quelques ´equations diff´erentielles dont il a montr´ela construction confirment bien les potentialit´es th´eoriques et pratiques du mouvement tractionnel. Du point de vue pratique, on a fait un bond en avant avec, pour la premi`ere fois, des instruments professionnels suffisamment pr´ecis pour ˆetre r´eellement utilisables. Si, lors de la p´eriode pr´ec´edente, Leibniz, Huygens et les fr`eres Bernoulli ne sont pas all´estr`esloin dans l’´etude du mouvement tractionnel, c’est probablement parce qu’ils ont ´et´ed´ecourag´espar les quelques machines rudimentaires 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 73

Fig. 2.10 – Construction tractionnelle de l’´equation dx + dy = dy : y

Fig. 2.11 – Courbes int´egrales de l’´equation dx + dy = dy : y 74 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI form´eesde fils qu’ils ont exp´eriment´ees. Sans doute ne croyaient-il pas possible de parvenir un jour `aquelque chose de fonctionnel. En ce sens, les r´ealisations de Poleni ont de quoi relancer l’int´erˆet des g´eom`etres pour le sujet encore peu explor´edes tractoires. On peut d´esormaisestimer que, s’il y avait de nouvelles avanc´eesth´eoriques, elles ne resteraient pas une simple vue de l’esprit, mais seraient rapidement concr´etis´ees par des instruments reprenant les principes de base de ceux de l’ing´enieux marquis. Il n’en reste pas moins que le probl`eme th´eorique `ar´esoudre semble fort difficile : une ´equation diff´erentielle ´etant donn´ee, comment trouver le bon mouvement tractionnel permettant de la construire ? Comment d´eterminer explicitement les courbes auxiliaires engendrant la bonne tractoire ? Les exemples simples et isol´esexpos´es dans la lettre `aHermann montrent en creux qu’on est encore fort loin de disposer de techniques tractionnelles g´en´eralespermettant de construire de larges classes d’´equations diff´erentielles. Bien qu’ayant une bonne vision du probl`eme et de solides intuitions, Poleni n’´etaitmanifestement pas un assez bon math´ematicien pour effectuer une perc´ee significative dans cette direction.

2.3.4 Commentaires de Conti, Manfredi et Riccati Poleni a fabriqu´eles deux instruments en trois exemplaires et les a envoy´espour avis `a Antonio Conti, Gabriele Manfredi et Jacopo Riccati. En mˆeme temps, il voulait connaˆıtre l’opinion de ces trois g´eom`etres fameux sur sa lettre `aHermann et sur l’opportunit´ede la publier. Riccati a r´epondu de Castelfranco le 10 avril 1728, Conti de Venise le 9 novembre, et Manfredi de Bologne le 12 d´ecembre. Ces r´eponses, toutes favorables, ont ´et´eincluses dans le volume de 1729, en appendice `ala lettre `aHermann. Conti est tout `afait enthousiaste. D`esla r´eception des instruments `aVenise, il a trac´ela logarithmique et il a v´erifi´egraphiquement sur la courbe que les abscisses cor- respondant `ades ordonn´ees ´equidistantes ´etaient bien en progression g´eom´etrique. La concordance, chaque fois parfaite, l’a ´emerveill´e.Il n’a pu s’empˆecher d’´ecrire aussitˆotaux math´ematiciens fran¸caiset anglais pour les informer de cette invention, et il esp`ere que des exemplaires des instruments parviendront bientˆot`aParis et `aLondres, car il est difficile d’appr´ecier les qualit´es d’un appareil sur une simple figure. Conti raconte ´egalement que, lors de son voyage `aParis, il a vu fonctionner les instruments form´es de tiges d’argent et de fils tendus que le marquis de L’Hospital utilisait pour d´ecrire les sections coniques, mais la tension des fils n’´etaitjamais uniforme, ce qui faisait apparaˆıtredes irr´egularit´es abruptes en certains points des courbes. Par opposition, les appareils de Poleni, form´es enti`erement de parties rigides, ne pr´esentent pas ces d´efauts. Conti conclut en rappelant que les grands g´eom`etres qui ont ´elabor´ela th´eorie des courbes transcendantes en Angleterre, en Allemagne et en France ont eu du mal `aconvaincre les esprits moins p´en´etrants que leurs id´ees n’´etaient pas seulement m´etaphysiques, mais r´eellement math´ematiques. Poleni a heureusement ouvert une nouvelle voie pour d´ecrire m´ecaniquement ces nouvelles courbes, qui semblent compliqu´ees, mais qui proviennent peut-ˆetrede mouvements simples que l’on n’a pas encore identifi´es. Ainsi, les incr´edules pourront voir ces nouvelles courbes avec les yeux et les toucher pour ainsi dire avec les mains (« cernere oculis, quasique manu tangere »). Dans sa r´eponse du 12 d´ecembre, Manfredi manifeste ´egalement son int´erˆetpour l’in- vention de Poleni. Cependant, je pr´ef`ererapporter un extrait plus significatif d’une lettre ant´erieure du math´ematicien de Bologne, dat´ee du 3 aoˆut1728 (cit´eedans [Mazzone & Roero 1997, p. 156]) : [...] je juge que votre invention, par sa simplicit´eet son exactitude, n’est en rien inf´erieure `a celle des instruments d´ej`atrouv´espour d´ecrireles sections coniques ; au contraire, il me semble que nos courbes m´ecaniques seront d´ecrites beaucoup plus facilement et plus exactement avec 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 75

les instruments que vous avez invent´es,une fois que la main sera quelque peu exerc´ee`aleur utilisation, que les sections coniques peuvent l’ˆetre avec n’importe lequel des appareils con¸cus jusqu’`apr´esent. Et comme la logarithmique et la tractrice sont des courbes d’usage fr´equent en g´eom´etrie, je juge votre invention d’une grande importance pour l’avancement de la pratique g´eom´etrique.1

On voit que Manfredi, quoique de mani`ere plus sobre, fait finalement les mˆemes re- marques que Conti. Le fait qu’il y ait eu d’autres lettres ´echang´ees que celles publi´eespar Poleni montre, par ailleurs, `aquel point tout cela a ´et´elonguement mˆuri et souligne, si cela ´etaitn´ecessaire, l’importance des ´echanges ´epistolaires au dix-huiti`emesi`ecle. La troisi`eme r´eponse, celle de Riccati, est de loin la plus d´evelopp´ee. Le math´ematicien de Castelfranco est enchant´e par ces instruments extraordinaires qui permettent de construire m´ecaniquement les courbes transcendantes devenues n´ecessaires `ala g´eom´etrie moderne. Il affirme que la logarithmique et la tractrice, ces li¸gnes qu’il connaissait seule- ment par la r´eflexion et l’imagination, naissent `apartir de l`aet se montrent `alui (« inde oriri, & mihi existere »). Le fait de pouvoir tracer une courbe d’un trait continu par un mouvement simple a donc clairement valeur d’existence. La logarithmique et la tractrice acqui`erent d´esormais le mˆemestatut que les courbes alg´ebriques d´ecrites par les syst`emes articul´es de Descartes. Riccati admire aussi le fait que parmi toutes les propri´et´es de la logarithmique et de la tractrice mises en ´evidence par les successeurs de Neper, la construction organique de Poleni utilise seulement la propri´et´epure et simple (« puram semplicemque ») de la sous-tangente constante ou de la tangente constante. En ce qui concerne la r´ealisation, il f´elicitele marquis d’avoir employ´edes r`egles rigides et solides. ll se prononce contre ces instruments de plus en plus nombreux o`ul’on multiplie les foyers et les cordes, car les fils y sont toujours soumis `ades frottements et in´egalement tendus. Riccati nous rappelle enfin qu’une grande partie des questions transcendantes se ram`e- nent `ala quadrature de l’hyperbole, c’est-`a-dire `ala description des logarithmes, et que jusqu’`apr´esent il ´etait in´evitable de recourir au calcul num´erique pour construire les courbes donnant la solution des probl`emes :

C’est pourquoi il ´etait n´ecessaire d’utiliser l`aune m´ethode d’approximation, d’employer soit les s´eries, soit les tables de logarithmes, et par ce calcul, sortant pour ainsi dire des limites de la g´eom´etrie, de p´en´etrerdans le territoire de l’arithm´etique.2

L’invention de Poleni permettra donc d’utiliser les logarithmes tout en conservant la puret´ede la g´eom´etrie.L’usage de la logarithmique et de la tractrice pourra devenir aussi commun que celui des sections coniques, ou mˆeme que celui du cercle. En conclusion, afin de poursuivre l’avanc´eevers la banalisation des courbes transcendantes, Riccati invite Poleni `ar´efl´echir aussi `ala description organique des courbes qui d´ependent de la rectification d’arcs de cercles, comme la cyclo¨ıde ou la ligne des sinus. Cet ´episode a profond´ement marqu´eRiccati. On a l’impression que, pour lui, c’est l’aboutissement heureux de tout un mouvement historique cherchant `ar´eint´egrer dans la

1 « [...] giudico che la vostra invenzione per la sua semplicit`a, e sicurezza non sia punto inferiore a quelle degli strumenti gi`aritrovati per descrivere le sezioni coniche, anzi parmi che con molta maggior facilit`ae franchezza descrivansi le nostre Curve Mecaniche cogli strumenti da Voi inventati, ove la mano siasi alquanto addestrata all’uso dei medesimi, di quello possano segnarsi le Sezioni Coniche con qualunque organo a tal fine sino ad ora escogitato. Ed essendo la Logarithmica, e la Trattoria curve di molto uso nella geometria, giudico la vostra invenzione di molta importanza per l’avanzamento della pratica geometria. » 2 « Itaque necesse illi erat approximationum methodis uti ; ac vel Series, vel Logarithmorum tabulas adhibere : hacque ratione, Geometriæ cancellis veluti egressus, in fines Arithmeticæ pertransire [J. Riccati 1728 ; Opere, vol. 3, p. 163]. 76 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI g´eom´etrieles courbes m´ecaniques injustement rejet´ees par Descartes. Preuve de l’impor- tance de l’´ev´enement, il reviendra dessus `adeux reprises dans les essais compos´espendant les derni`eres ann´ees de sa vie et publi´es `atitre posthume. Dans le Dei principj e dei metodi della fisica, il ´ecrira :

Il est certain que l’infinit´edes courbes contempl´eespar les math´ematiciens n’existe pas dans la nature, et il nous manquait peut-ˆetreil y a peu de temps la tractrice et la loga- rithmique. Mais parce que leur gen`ese d´epend de principes solides et de v´erit´esconnues, la m´ecanique a pu inventer des appareils pour les tracer. Nous sommes redevables de l’ex´ecution `ala sagacit´edu marquis Giovanni Poleni, qui, avec un instrument des plus simples, nous a enseign´e`ales d´ecrire tout aussi exactement qu’une circonf´erencede cercle avec un compas.3 Enfin, dans le Saggio intorno il sistema dell’universo, parlant d’une courbe rencontr´ee `al’occasion de l’´etude de l’´ecoulement de l’eau dans un vase cylindrique perc´ed’un trou en son fond, Riccati soulignera encore l’importance pour la g´eom´etrie de l’invention de son confr`ere :

Cette courbe, compos´eede deux branches concaves qui se terminent en un point, imite le symbole adopt´epar les astronomes pour repr´esenter le signe du B´elier ; comme elle est transcendante par nature et d´epend de la quadrature de l’hyperbole, elle serait de construction malcommode si le marquis Giovanni Poleni ne nous avait appris `ad´ecrire, `al’aide d’un instrument ing´enieux, la logarithmique et la tractrice avec autant d’aisance que quand on fait le tour d’une circonf´erencede cercle au moyen d’un compas exquis.4 En dehors des r´eponses de Conti, Manfredi et Riccati, qui avaient ´et´econsult´eslors de la pr´eparation du livre de 1729, il faut aussi mentionner que la lettre `aHermann sur la tractrice a beaucoup impressionn´eles math´ematiciens italiens et ´etrangers apr`essa publication. Poleni a notamment re¸cu `ace sujet une lettre de Grandi dat´eedu 21 sep- tembre 1729 [Mazzone & Roero 1997, p. 156] et il a longuement discut´edes tractoires avec Euler, alors `aSaint-P´etersbourg, dans une dizaine de lettres ´echang´ees entre juin 1735 et d´ecembre 1739 [Juˇskeviˇc et al. 1975, p. 336-338].

2.3.5 Giambatista Suardi, digne ´el`eve de Poleni Poleni a eu un disciple, Giambatista Suardi, qui a poursuivi son œuvre de concepteur d’instruments math´ematiques. Pour clore notre tour d’horizon de l’environnement culturel et scientifique de Vincenzo Riccati, il reste `afaire connaissance avec ce dernier personnage. Le comte Suardi est n´een 1711 `aBrescia. C’est une c´el´ebrit´elocale dans cette ville o`uil a pass´el’essentiel de sa vie. On connaˆıtles grands traits de sa biographie grˆace`al’´eloge ´ecrit apr`es sa mort par Antonio Brognoli [1785, p. 147-169]. Deux courts articles plus r´ecents d’Eugen Gelcich [1885] et d’Arnaldo Masotti [1943] fournissent quelques renseignements compl´ementaires.

3 « Egli `ecerto che non esistono in Natura tutte le infinite curve contemplate dai matematici, e ci mancavano forse poco tempo fa le trattorie e le logaritmiche. Ma perch´ela loro genesi dipende da principj fermi e da verit`aconosciute ; ha potuto la meccanica inventar ordigni per delinearle : e della esecuzione siamo debitori alla sagacit`adel Sig. Marchese Giovanni Poleni, il quale con un semplicissimo stromento ci ha insegnato a descriverle tanto esatamente, quanto con l’uso del compasso una periferia circolare » [J. Riccati, Opere, vol.2, p. 58]. 4 « Questa curva composta di due rami concavi, che finiscono in punto, imita il carattere adoprato dagli Astronomi per esprimere il segno dell’Ariete ; e siccome trascendente di sua natura, e derivata dalla quadratura dell’iperbola sarebbe di malagevole costruzione, se il Signor Marchese Giovanni Poleni no ci avesse con un ingegnoso stromento addestrati a delineare la logaritmica, e la trattoria con tanta maestria, con quanta si conduce in giro une periferia circolare per via d’une squisito compasso » [J. Riccati, Opere, vol. 1, p. 276-277]. 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 77

Suardi d´eveloppe une passion pr´ecoce pour les math´ematiques et la po´esie, mais son p`erel’envoie d’autorit´e`al’universit´ede Padoue pour des ´etudes de droit. Il y rencontre Poleni, dont il suit pendant quatre ans les cours de math´ematiques et de physique exp´eri- mentale. Aupr`esdu marquis, il acquiert le goˆutde la g´eom´etrie et l’envie de concevoir de nouveaux instruments pour la description des courbes. Diplˆom´een 1735, il retourne `aBrescia o`u,malgr´el’insistance de son p`ere, il n’entreprend pas de carri`ere juridique. Arguant d’une sant´efragile, il passe tout son temps dans sa biblioth`eque, plong´edans ses ´etudes favorites. A` la fin des ann´ees 1740, il organise mˆemechez lui une acad´emie scientifique informelle. Vers 1750, il se d´ecide `arassembler ses recherches dans un livre, qui paraˆıt peu apr`es sous le titre Nuovi istromenti per la descrizione di diverse curve antiche e moderne e di molto altre, che servir possono alla speculazione de’ geometri, ed all’uso de’ pratici [Suardi 1752].

Fig. 2.12 – Le trait´ede Suardi [1752]

Ainsi que l’indique le beau titre de ce livre, Suardi se fait fort, grˆace`ases instruments, de transcender la division entre th´eorie et pratique. Ce souci est mis en valeur dans l’´eloge posthume de Brognoli :

Il arrive souvent qu’un g´eom`etre solitaire soit dou´ed’une profonde mais st´erile science tout encombr´ee de calculs, et enterr´eedans les chiffres, sans qu’il sache, ni pense l’appliquer `al’ornementation, au confort, aux besoins humains. Souvent, il arrive aussi qu’un inventeur d´evou´eproduise ou propose des choses utiles, sans qu’il sache en expliquer la raison, ni rendre compte des inventions qui sortent de ses mains. Ces deux qualit´es, qui sont g´en´eralement s´epar´ees,se virent parfaitement conjugu´ees chez le comte Soardi. Avec la tˆete,il s’appro- priait en th´eoriedes connaissances sublimes, et, avec la main, il cr´eait en pratique d’´el´egants 78 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI

instruments aptes `ad´ecrire sur le papier et `arendre utile la science qui ´etait pr´esente dans son esprit.5 Le livre, ´ecrit non en latin, mais en langue vernaculaire pour toucher un public plus vaste, contient la description de dix instruments permettant de tracer les concho¨ıdes, la cisso¨ıde de Diocl`eset la courbe de M. Carr´e, la ligne quadratrice, les sections coniques, la logarithmique et la tractrice, la cyclo¨ıde,les ovales de Descartes, une courbe inconnue trouv´eepar Suardi lui-mˆeme, les courbes engendr´ees par le mouvement compos´ede deux cercles, et les loxodromies. Chaque courbe fait l’objet de d´eveloppements historiques, de consid´erations th´eoriques et d’applications pratiques. Divers modes de description sont syst´ematiquement pr´esent´es: description par points, construction organique `al’aide de l’instrument correspondant, ´eventuellement construction approch´ee. L’ensemble constitue un tableau extrˆemement r´ev´elateurde la pratique g´eom´etrique du dix-huiti`eme si`ecle. On y apprend comment les courbes ´etudi´ees par les th´eoriciens ´etaient concr`etement trac´ees pour les besoins des arts appliqu´es, ne serait-ce que pour r´ealiser les planches de figures illustrant les trait´es de g´eom´etrie! On s’y convainc que le mot « construire » ne se rapportait pas seulement `aune op´erationmentale, mais aussi `aune op´eration r´eelle effectivement mise en œuvre dans divers domaines. La courbe inconnue que Suardi pr´etend avoir d´ecouvert est, en fait, une cubique parti- culi`eredont le trac´e, lorsqu’on fait varier le param`etre de la courbe, approche de mani`ere r´ealistele contour des feuilles de diverses plantes. Elle a gard´ele nom de « feuille de Suardi » et illustre bien la volont´edu g´eom`etre brescian de trouver dans la g´eom´etrie des moyens d’´etudier la nature. Par ailleurs, son instrument pour tracer les ´epicyclo¨ıdesfut tr`es utilis´epour l’ornementation des surfaces par gravure m´ecanique. A` la fin du dix-neuvi`eme si`ecle, il ´etait encore connu sous le nom de « plume g´eom´etrique de Suardi » [Dyck 1892, p. 82 ; Laboulaye 1884, p. 454]. D`essa parution, le livre re¸cutun accueil unanime : il fit l’objet de recensions ´elogieuses dans les p´eriodiques et fut ensuite r´eguli`erement cit´edans divers ouvrages scientifiques, en Italie comme dans le reste de l’Europe [Masotti 1943, p. 305-310]. Pour se faire connaˆıtre, Suardi avait envoy´edes exemplaires de son œuvre `ades math´ematiciens c´el`ebres. En 1753, `asa grande surprise, on le fit membre de l’Acad´emie de l’Institut des sciences de Bologne. Apr`es la mort de son p`ereen 1754, il vola enfin de ses propres ailes et entreprit une tourn´ee des cit´esscientifiques d’Italie qui dura deux ans. Ce fut notamment pour lui l’occasion de retrouver son maˆıtre Poleni `aPadoue. Il mena ensuite une vie paisible dans sa ville natale de Brescia jusqu’`asa fin en 1767.

2.3.6 L’instrument de Suardi pour la logarithmique et la tractrice L’instrument construit pour tracer la logarithmique et la tractrice, le cinqui`eme du trait´e, est d´ecrit sur onze pages [Suardi 1752, p. 26-36]. En guise d’introduction historique, Suardi nous dit que la logarithmique a ´et´einvent´ee par Neper, la tractrice par Perrault, et la description organique des deux par le marquis Poleni. Il ajoute un peu plus loin que ce sont Leibniz et Huygens, dans leurs articles de 1693, qui ont ´enonc´eles propri´et´esde la tractrice, notamment en quoi elle permet la quadrature de l’hyperbole, la description

5 « Sovente avviene, che un solitario Geometra `edotato d’una profonda ma sterile scienza tutta ingombra di calcoli, e nelle cifre sepolta, senza ch’egli sappia, o pensi applicarla all’ornamento, al comodo, all’umano bisogno. Sovente anche avviene, che un servido ingegno produca, o proponga utili cose, senza che ne sappia dichiarar la ragione, e render conto delle invenzioni, che cascano dalle sue mani. Questi due pregj, che per lo pi`usono divisi, si videro nel Conte Soardi perfettamente congiunti. Egli colla mente comprendea in teorica cognizioni sublimi, e colla mano in pratica formava eleganti istromenti atti a descrivere in carta, e a porre in uso la scienza, ch’era nell’intelleto riposta » [Brognoli 1785, p. 161-162]. 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 79

Fig. 2.13 – Instrument pour la logarithmique et la tractrice [Suardi 1752, planche IV] 80 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI de la chaˆınette et celle de la logarithmique. Ces quelques r´ef´erences montrent que Suardi, tout comme Poleni, connaˆıt relativement bien les recherches sur le mouvement tractionnel qui avaient eu lieu `ala fin du dix-septi`eme si`ecle. Le but avou´ede l’´el`eve est d’am´eliorer et de simplifier les instruments pr´esent´espar le maˆıtre dans l’Epistolarum mathematicarum fasciculus de 1729. Suardi a effectivement ´epur´eles appareils en question, ´elimin´eles parties inutiles, unifi´etout ce qui pouvait l’ˆetre. Chez Poleni, on pouvait parler de deux instruments distincts, car ils avaient plus de parties diff´erentes que de parties communes. Chez Suardi, c’est le contraire : on est v´eritablement face `aun seul instrument, avec deux l´eg`eres variantes dans les r´eglagesselon qu’on veut l’employer pour la logarithmique ou pour la tractrice. L’appareil est pr´esent´esur une superbe planche (cf. figure 2.13, Fig. 2-3-4-6). Il com- prend d’abord un long parall´el´epip`ede EP muni d’une rainure sur toute sa longueur. Dans cette rainure, on fait coulisser un prisme dA de mˆeme forme en tirant sur une manette M. Sur ce prisme, il y a un pivot fixe g et une barre transversale dcT que l’on peut fixer `aune distance donn´ee gd du pivot grˆace`aune vis c. Le dernier ´el´ement est une tige `aglissi`ere oD, qui est perfor´eed’un trou o `al’une de ses extr´emit´eset qui supporte `ason autre extr´emit´e une roulette coupante DR. Sur le support de la roulette, on trouve un disque K pouvant tourner librement autour de son axe et une poign´ee V pour faire pression avec la main lors de l’utilisation. Le bord de la roulette est enfin constitu´ede minuscules dents ac´er´ees, de sorte qu’elle imprime bien la courbe sur le papier lors de son mouvement. Le fonctionnement de l’instrument est similaire `ace que nous avons d´ej`avu chez Poleni. Dans le cas de la logarithmique, la tige `aglissi`erecoulisse librement sur le pivot g. On place sur le pivot g un ´ecrou y qui, sans bloquer la tige, la garde parfaitement horizontale au cours du mouvement. Simultan´ement, la barre transversale dct pousse le disque K. Par suite, lorsqu’on tire la manette M de P vers E, la roulette DR enveloppe une courbe dont la sous-tangente gd reste constante. Dans le cas de la tractrice, on enl`eve la barre transversale dct, devenue inutile, et on ins`erele pivot g dans le trou o situ´e`al’extr´emit´e de la tige `aglissi`ere.Cette fois, lorsqu’on tire la manette M, la roulette DR enveloppe une courbe dont la tangente gR reste constante. Si l’on souhaite pour la tangente une autre valeur que la longueur compl`ete oR de la tige, un petit dispositif de serrage (cf. figure 2.13, Fig. 4) permet de fixer le pivot g n’importe o`udans la glissi`ere, `aune distance donn´ee gR du point de contact de la roulette avec le papier. Je ne sais pas si cet appareil remarquable de Suardi a ´et´efabriqu´e`aplusieurs exem- plaires, ni par qui il a ´et´e´eventuellement utilis´e.Dans les livres du dix-neuvi`eme et du vingti`eme si`ecle sur les courbes et les instruments math´ematiques, je ne l’ai trouv´emen- tionn´eque dans le catalogue de Walther von Dyck [1892], au sein d’un article d’Anton von Braunm¨ulh[1892, p. 85] sur l’histoire de la construction organique des courbes. L’instru- ment du comte brescian y est pr´esent´ecomme le premier et l’unique permettant de tracer la logarithmique et la tractrice. On peut donc penser que, au moins en dehors de l’Italie, l’appareil de Suardi a rapidement fait oublier ceux de Poleni.

2.3.7 Constructions approch´ees

En plus des constructions organiques, Suardi fournit `ason lecteur des constructions approch´ees accompagn´ees de remarques int´eressantes. Pour la tractrice, il propose l’algo- rithme suivant (cf. figure 2.13, Fig. 5) : sur le segment aB qui repr´esente la position initiale du fil, on prend un point m tr`esproche de a et, avec une ouverture de compas ´egale`a aB, on trace un cercle qui coupe l’axe des abscisses en C ; sur le segment mC, on prend un point n tr`esproche de m et on recommence de mˆeme jusqu’`aobtenir une ligne polygonale 2.3. LES INSTRUMENTS TRACTIONNELS DE POLENI ET SUARDI 81 amnodbce dont toutes les « tangentes » aB, mC, nD, oE, dF , bG, cH, eK sont ´egales. Tout `afait dans l’esprit du dix-huiti`eme si`ecle, Suardi nous dit que cette construction serait exacte si l’on prenait les longueurs am, mn, etc., infiniment petites. Dans la r´ealit´e, comme on prend ces longueurs tr`espetites, mais finies, on obtient une construction de la tractrice par approximation. Une application inattendue de cette construction r´eside dans un nouveau mode d’´etayage d’une ´etag`ere(cf. figure 2.13, Fig. 7-8), consistant `aplacer les ´etaisde sorte qu’ils dessinent une tractrice. Par un raisonnement utilisant le parall´elogramme des forces, on montre que la force de gravit´ed’un poids pos´esur l’´etag`ereest renvoy´ee sur le mur beaucoup plus efficacement que dans les syst`emes ant´erieurs. Suardi termine avec quelques consid´erations sur le trac´edes tractoires ayant une base autre que rectiligne (Suardi emploie indiff´eremment le mot « base » ou le mot « diret- trice »). Dans l’absolu, il serait envisageable de fabriquer un instrument sp´ecifique pour chaque courbe de base, mais ces instruments seraient d’usage trop restreint pour que cela en vaille la peine. Une solution alternative peu coˆuteuse consiste `areprendre isol´ement la tige `aglissi`ere oD utilis´ee pour la tractrice, `aglisser une pointe dans le trou o (ou ailleurs sur la tige grˆaceau petit dispositif de serrage) et de guider `ala main cette pointe le long de la courbe dont on veut d´ecrire la tractoire. Certes, un guidage `ala main le long d’une courbe trac´eesur le papier est forc´ement plus h´esitant qu’un guidage automatique dans un rail soigneusement usin´eayant la forme de la courbe, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit toujours d’une construction organique exacte, du moins en th´eorie. Bien entendu, on peut aussi g´en´eraliser `an’importe quelle tractoire la construction ap- proch´ee expos´ee plus haut pour la tractrice. A` titre d’exemple, Suardi ex´ecute la construc- tion approch´eed’une tractoire `abase circulaire avec un fil initialement tangent au cercle et de longueur ´egale `ason rayon (cf. figure 2.14). A` titre de comparaison, j’ai simul´esur la figure 2.15 la construction organique de la mˆeme tractoire, ce qui permet d’appr´ecier les qualit´eset les limites de la m´ethode approch´ee.

Fig. 2.14 – Construction approch´ee de la Fig. 2.15 – Construction tractionnelle exacte tractoire d’un cercle [Suardi 1752, planche V] de la mˆemecourbe 82 CHAPITRE 2. L’ENVIRONNEMENT ITALIEN DE VINCENZO RICCATI Chapitre 3

L’´equation de Riccati

Vincenzo Riccati, comme nous venons de le voir, se trouvait dans le contexte le plus fa- vorable qui soit pour s’int´eresser `ala construction tractionnelle des ´equations diff´erentielles. Ayant ´et´e´elev´edans le milieu foisonnant des savants de Venise et de Padoue, vivant et travaillant dans le milieu non moins riche des math´ematiciens de Bologne, il ´etait devenu, vers le milieu du dix-huiti`eme si`ecle, l’un des meilleurs analystes d’Italie. En digne h´eritier de son p`ereJacopo, il maˆıtrisait parfaitement, cela va de soi, toutes les connaissances th´eoriques de l’´epoque sur les ´equations diff´erentielles. Pour couronner le tout, il connais- sait bien Poleni et ses tentatives fructueuses de fabrication d’instruments tractionnels, et on peut raisonnablement penser que les ouvertures th´eoriques lanc´eespar le marquis dans la lettre `aHermann de 1728 ne l’avaient pas laiss´eindiff´erent. Pourtant, tout cela n’aurait sans doute pas suffi en l’absence d’un catalyseur externe. Le d´eclic est venu fortuitement de la lecture de quelques lignes ´enigmatiques perdues au sein d’un long m´emoire de Clairaut et r´esumant un r´esultat profond obtenu par Euler : la construction tractionnelle de l’´equation de Riccati la plus g´en´erale. Je me propose donc de rassembler dans ce chapitre les ´el´ements indispensables `ala compr´ehensiondu processus inattendu qui a conduit Vincenzo Riccati `aentreprendre une recherche personnelle d’envergure sur le mouvement tractionnel. Apr`esquelques rappels historiques et math´ematiques concernant l’´equation de Riccati, j’examinerai de pr`es les travaux d’Euler et de Clairaut en rapport avec la question.

3.1 Histoire classique de l’´equation de Riccati

L’histoire de l’´equation de Riccati semble bien connue depuis longtemps. On peut, par exemple, en trouver un expos´e´el´egant et fouill´edans les premiers chapitres du monu- mental trait´ede George Neville Watson sur les fonctions de Bessel [Watson 1922, chap. 1 et 4]. Cette histoire ´etablie a ´et´eencore affin´eepar les travaux r´ecents des historiens ita- liens [Grugnetti 1985, 1986, 1992 ; Bittanti 1991 ; Bottazzini 1996]. Cependant, toutes ces ´etudes, centr´ees sur l’int´egration par quadratures et sur l’int´egration par les s´eries, ont n´eglig´ele courant de recherches qui s’est d´evelopp´edepuis le dix-huiti`eme si`ecle autour de la construction tractionnelle des ´equations diff´erentielles. Les int´egrations tractionnelles exactes de l’´equation de Riccati, pour nombreuses et ´el´egantes qu’elles aient pu ˆetre,sont le plus souvent pass´eespar pertes et profits. Au mieux, on se contente de les citer pour m´emoire, un peu comme des traces fossilis´ees d’un ph´enom`ene sans importance. Il en r´esulte que je vais seulement raconter ici ce qu’on peut appeler l’histoire « classique » de cette ´equation, en guise de pr´eliminaire `aune histoire compl´ementaire moins connue qui sera d´evelopp´ee ult´erieurement.

83 84 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI

3.1.1 Un probl`emepos´epar le comte Jacopo Riccati Dans un suppl´ement aux Acta eruditorum, dat´ede 1724 mais rendu public deux ans auparavant, Jacopo Riccati [1722] soumet `ala sagacit´edes analystes la recherche des cas d’int´egrabilit´epar s´eparation des variables de l’´equation

xm dq = du + uu dx : q, o`u m est un exposant quelconque et o`u q = xn. Aussitˆot,Daniel Bernoulli [1722] annonce que son fr`ereNicolas II, son p`ere Jean I, son cousin Nicolas I et lui-mˆeme ont r´esolu le probl`eme, chacun par une m´ethode propre, et ont trouv´eles mˆemes cas d’int´egrabilit´e. Daniel communique sa solution personnelle sous forme d’anagramme : Solutio problematis ab Ill. Riccato propositi characteribus occultis involuta. 24a, 6b, 6c, 8d, 33e, 5f, 2g, 4h, 33i, 6l, 21m, 26n, 16o, 8p, 5q, 17r, 16s, 25t, 32u, 5x, 3y, +, –, —, ±, =, 4, 2, 1. La cl´ede cette anagramme n’a apparemment jamais ´et´er´ev´el´ee. Cependant, Daniel Bernoulli explicite peu apr`es sa d´emarche dans ses Exercitationes mathematicæ [1724, p. 72-80]. Ayant r´eduit l’´equation originale de Riccati `ala forme ´equivalente plus simple

axn dx + uu dx = b du, il montre que les variables sont s´eparables lorsque −4c n = , 2c ± 1 o`u c est un nombre entier, y compris le cas limite n = −2 correspondant `a c = ∞. On a longtemps cru que le rˆolede Riccati dans cette affaire s’´etaitborn´e`ala pro- position de l’´equation, mais l’´etude r´ecente d’une correspondance in´editeentre Riccati et Nicolas II Bernoulli [Grugnetti 1986] a mis en ´evidence que, d`es 1719, Riccati connaissait lui-mˆeme tous les cas de s´eparation des variables ´evoqu´esci-dessus. S’il n’a rien publi´e, c’est sans doute parce qu’il n’avait obtenu que des r´esultats partiels et peut-ˆetre aussi que, contrairement au reste de l’Europe, il n’existait pas encore en Italie de revue scientifique susceptible d’accueillir des travaux brefs.

3.1.2 Une ´equation qui r´esiste aux meilleurs analystes Daniel Bernoulli avait r´eussi fort astucieusement `aexhiber une famille infinie de cas d’int´egrabilit´esous forme finie, mais sa m´ethode ne prouvait en rien que ces cas ´etaient les seuls, aussi les analystes cherch`erent-ils tout naturellement `aen trouver de nouveaux. Parmi bien d’autres g´eom`etresdu dix-huiti`eme si`ecle, il faut citer Euler pour son obsti- nation `as’occuper de l’´equation de Riccati dans de nombreux m´emoires `apartir de 1733 et jusqu’`ala fin de sa vie. Euler a notamment abord´ele probl`emede diverses mani`eres `a l’aide d’algorithmes infinis comme des s´eriesou des fractions continues, mais, `achaque fois, les cas particuliers o`uses algorithmes se terminaient au bout d’un nombre fini d’´etapes co¨ıncidaient exactement avec les cas connus depuis 1724. Par ailleurs, Euler est parvenu `aexprimer la solution de l’´equation de Riccati sous la forme d’une int´egrale g´en´eralis´ee d´ependant d’un param`etre,mais cela n’est pas consid´er´ecomme une int´egrationpar qua- dratures au sens classique du terme. Apr`es tant de tentatives infructueuses, on se persuada peu `apeu, au d´ebut du dix- neuvi`eme si`ecle, qu’on ne pourrait pas d´ecouvrir de nouveau cas d’int´egrabilit´e. Ce r´esultat n´egatiffut finalement ´etabli avec rigueur par Joseph Liouville en 1841, au bout de plusieurs 3.1. HISTOIRE CLASSIQUE DE L’EQUATION´ DE RICCATI 85 ann´ees de recherches g´en´erales sur l’int´egration en termes finis. Dans un m´emoirecrucial, Liouville [1841] montre que l’´equation de Riccati, qu’il ´ecrit de son cˆot´esous la forme dy + ay2 = bxm, dx n’est int´egrable en termes finis que pour les valeurs de l’exposant m d´ej`aidentifi´ees de- puis 1724. Il prouve mˆeme qu’il n’existe pas d’autre cas d’int´egrabilit´epar quadratures.

3.1.3 Importance de l’´equation de Riccati Depuis d’Alembert en 1763, on appelle « ´equation de Riccati » toute ´equation diff´eren- tielle de la forme dy = Ay2 + By + C, dx o`u A, B et C sont des fonctions quelconques de la variable x. Euler, qui s’est int´eress´e `acette ´equation `apeu pr`es `ala mˆeme p´eriode que d’Alembert, a montr´equ’elle est ´equivalente `al’´equation lin´eaire du second ordre. En effet, le changement de fonction 1 du y = − transforme l’´equation pr´ec´edente en l’´equation Au dx d2u  1 dA  du − + B + ACu = 0. dx2 A dx dx R´eciproquement, ´etant donn´ee une ´equation lin´eairedu second ordre

d2u du + P + Qu = 0, dx2 dx le changement de fonction u = exp R y dx la ram`ene `al’´equation de Riccati dy = −y2 − P y − Q. dx L’int´erˆet soutenu des g´eom`etres pour les ´equations de Riccati et pour les ´equations lin´eaires du second ordre vient tout d’abord du fait qu’il s’agit des ´equations les plus simples rencontr´ees apr`esles ´equations lin´eairesdu premier ordre. En effet, l’´equation y0 = Ay + B, r´esolue d`esles premiers temps du calcul infinit´esimal, se g´en´eralisede deux fa¸consnaturelles, soit en y0 = Ay2 + By + C, soit en y00 = Ay0 + By + C. La possibilit´ede ramener l’int´egration par quadratures de chacune de ces ´equations `acelle de l’autre avait dˆufrapper les esprits. En tout cas, on rencontrait l`al’´etape incontournable, le verrou `a faire sauter, si l’on voulait avancer de mani`eresignificative dans l’int´egrationalg´ebrique des ´equations diff´erentielles. En dehors de cette motivation abstraite, il faut aussi rappeler que les ´equations lin´eaires du second ordre sont par excellence les ´equations de la physique math´ematique. C’est d’ailleurs `apartir de probl`emes divers de g´eom´etrie et de m´ecanique conduisant `ades ´equations lin´eairesdu second ordre que l’attention d’Euler fut r´eguli`erement ramen´ee vers des ´equations de Riccati : mouvement d’un pendule dans un milieu r´esistant, longueur du quart d’ellipse, oscillations d’un fil pesant, vibrations d’une membrane circulaire, etc. En particulier, l’´equation originelle du comte Riccati se rattache directement aux fonctions de Bessel, qui ont fait l’objet de travaux importants et r´eguliers tout au long des dix-huiti`eme et dix-neuvi`eme si`ecles. Aliment´ees doublement, `ala fois par les besoins de la physique math´ematique et par le d´eveloppement interne de l’analyse, les recherches sur l’´equation de Riccati sont rest´ees 86 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI vivaces jusqu’`anos jours. Dans la seconde moiti´edu vingti`eme si`ecle, cette ´equation in´epuisable joue mˆeme un rˆole essentiel dans de nouveaux secteurs comme la th´eoriedu contrˆole,des syst`emes dynamiques et du signal [Bittanti 1996]. Plusieurs livres entiers lui ont ´et´econsacr´es.

3.1.4 Forme canonique de l’´equation de Riccati De nombreux g´eom`etres ont cherch´e,par des changements appropri´esde variable et/ou de fonction, `aramener l’´equation g´en´erale de Riccati `ades « formes canoniques » les plus simples possibles. L’int´erˆetd’une telle r´eduction est ´evidemment qu’il suffit ensuite de se concentrer sur la construction de l’´equation canonique. Comme nous l’avons vu plus haut, ce fut d´ej`ala d´emarche de Daniel Bernoulli pour traiter l’´equation particuli`ere propos´ee par Jacopo Riccati. En appliquant `al’´equation g´en´erale

dy = Ay2 + By + C dx les changements de variable et de fonction d´efinis par

Z B ξ = − A dx et u = y + , 2A on aboutit `ala forme canonique

du + u2 = F (ξ), dξ o`u F est une fonction quelconque. Cette forme canonique est probablement la plus usuelle. Dans la suite, nous rencontrerons souvent des auteurs travaillant directement, sans perte de g´en´eralit´e,sur une telle ´equation r´eduite. Cependant, on peut trouver gˆenant d’avoir `ainverser une int´egrale pour exprimer x en fonction de ξ et calculer explicitement la fonction F du second membre. Pour ´evitercela, Louis Raffy [1902, p. 537-538] a trouv´e une autre transformation aboutissant au mˆeme r´esultat: le changement de fonction

C y = 1 C0  u + 2 C − B r´eduit encore l’´equation g´en´erale de Riccati `ala forme canonique

du + u2 = F (x), dx mais, cette fois, sans changement de variable. L’´equation originelle du comte Riccati correspond tout simplement au cas particulier o`ula fonction F du second membre est une puissance :

du + u2 = axn. dx En multipliant la variable et la fonction par des constantes convenables, on peut mˆeme faire en sorte que a = ±1. 3.2. CONSTRUCTION TRACTIONNELLE DE L’EQUATION´ DE RICCATI 87

3.2 Construction tractionnelle par Euler de l’´equation de Riccati

Euler, il faut le reconnaˆıtre, s’est relativement peu int´eress´eau mouvement tractionnel. Dans ses œuvres compl`etes, dont 78 volumes ont paru `ace jour sur les 84 pr´evus par le comit´e´editorial, on ne rencontre des tractoires que dans un m´emoire de 1736, dans un ´echange de correspondance avec Clairaut en 1741 et dans deux m´emoires posthumes publi´es en 1784 [Euler 1736, 1741, 1784a, 1784b]. Pour Euler, il est clair que la construction g´eom´etrique des ´equations diff´erentielles appartient d´ej`aau pass´e. Toute son œuvre est r´ev´elatrice d’une mutation d´ecisive qui s’est op´er´eeau sein de l’analyse vers le milieu du dix-huiti`eme si`ecle. D´esormais, on ne construit plus des courbes, on calcule des fonctions. Il devient admis par tous que l’obtention d’une expression alg´ebrique, mˆeme infinie, suffit `a prouver l’existence et `acaract´eriser la solution d’une ´equation diff´erentielle, sans qu’il soit besoin de traduire cette formule alg´ebrique par une construction g´eom´etrique explicite. Cependant, face `al’´equation de Riccati, qu’il n’arrive pas `aint´egrersous forme finie quelles que soient les m´ethodes alg´ebriques essay´ees, Euler se r´esout,pour la seule fois de sa carri`ere, `arecourir `aune construction g´eom´etrique au moyen de tractoires. Au passage, c’est l’occasion pour lui de r´efl´echir en profondeur `ala nature du mouvement tractionnel : un tel mode de construction des courbes appartient-il `ala g´eom´etriepure ou `ala m´ecanique ? Dans l’esprit d’Euler, faire appel au mouvement d’un fil revˆet probablement l’allure d’un combat d’arri`ere-garde. La meilleure preuve en est que, contrairement `ases habitudes, il ne va pas pousser tr`es loin les id´ees pourtant originales et prometteuses que le sujet lui inspirera. De plus, sur les trois textes qu’il consacrera `ala question, il ne jugera mˆemepas utile de faire publier les deux derniers. Comment comprendre alors que malgr´etout, il soit revenu momentan´ement `aune m´ethode ancienne ? Il n’est peut-ˆetre pas anodin de rappeler ici qu’Euler a lu la lettre `aHermann sur la tractrice et qu’il en a f´elicit´ePoleni dans une lettre envoy´ee de Saint-P´etersbourg le 18 octobre 1735 [Mazzone & Roero 1997, p. 156]. Quand on constate qu’Euler publie lui-mˆeme quelque chose sur le mouvement tractionnel l’ann´eesuivante, en 1736, comment ne pas supposer que ce sont les travaux de Poleni qui lui en ont donn´el’id´eeet l’envie ? D’autant plus que Poleni ´ecrivait explicitement, dans sa lettre `aHermann, qu’il voyait dans le mouvement tractionnel un outil avantageux `a explorer en vue de la construction des courbes d´efinies par des ´equations diff´erentielles.

3.2.1 Construction tractionnelle g´en´erale de l’´equation de Riccati

Le m´emoirepr´esent´een 1736 `al’Acad´emie des sciences de Saint-P´etersbourg figure dans un volume des actes de cette acad´emie qui est paru avec retard en 1741. Il porte le titre « De constructione æquationum ope motus tractorii aliisque ad methodum tangentium inversam pertinentibus ». Euler commence par rappeler ce qu’est la courbe tractoire d’une courbe donn´ee(cf. fi- gure 3.1). Soit un fil BA charg´ed’un poids en A. Si, `apartir de la position initiale BA, on tire l’extr´emit´e N du fil le long d’une courbe quelconque BN, l’autre extr´emit´e M, celle qui est charg´eedu poids, engendre une nouvelle courbe AM qui est la tractoire de la courbe donn´ee BN. Le traitement math´ematique de cette construction repose sur l’hypoth`ese que le fil reste constamment tangent `ala courbe tractoire. Euler s’interroge longuement sur les conditions de validit´ed’une telle hypoth`ese : 88 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI

Fig. 3.1 – Courbe tractoire d’une courbe donn´ee[Euler 1736, p. 83]

C’est dans la m´ecanique que l’on doit rechercher la raison de cette description, parce qu’elle d´epend de la nature du mouvement. En effet, le corps se d´eplace toujours dans la direction dans laquelle il est tir´e,si du moins il est au repos ; et `acause de cela la direction du fil, dans laquelle le corps est tir´e,est tangente `ala courbe d´ecrite par le corps. Mais si le corps avait d´ej`aun mouvement, sa direction serait diff´erente de la direction du fil. C’est pourquoi, pour que la direction du mouvement co¨ıncide en permanence avec la position du fil, il faut que le mouvement d´ej`aappliqu´esur le corps soit an´eanti `atout instant. Pour obtenir cela, on demande que cette description se fasse sur un plan horizontal et assez rugueux, sans nul doute pour que la force de gravit´ene change pas la direction, mais aussi pour que tout mouvement d´ej`aacquis soit d´etruit par le frottement. En outre, le fil doit ˆetretir´etr`eslentement pour que l’effet du frottement soit d’autant plus grand et que le corps ne retienne rien du mouvement ant´erieur.1 On retombe naturellement sur les questions que se posaient d´ej`aLeibniz et Huygens. C’est seulement en supposant le plan parfaitement horizontal et le frottement infini qu’on peut consid´ererla traction du fil comme un mouvement g´eom´etrique pur se prˆetant `a une math´ematisation id´eale.Nous retrouverons plus loin cette discussion, car elle sera le th`eme principal d’un des textes posthumes d’Euler. Dans l’imm´ediat, consacrons-nous `a la mise en ´equation de la tractoire. Sans transition, Euler ´enonce un r´esultat inattendu et spectaculaire : J’ai observ´eque la construction g´eom´etrique de la tractoire AM d´epend toujours de la r´esolution de l’´equation ds + s2 dz = Z dz, o`ul’on d´esigne par Z une fonction quelconque de z. C’est pourquoi, puisque cette ´equation est tr`esdifficile `aconstruire et assur´ement plus g´en´erale que l’´equation ds + s2 dz = zmdz que le comte Riccati avait propos´eeautrefois, sa construction par l’emploi du mouvement tractionnel m´erite l’attention. Etant´ donn´epar ailleurs que ce proc´ed´eest tout `afait simple et facile, cela vaudra la peine de ramener au mouvement tractionnel la construction d’une ´equation aussi ardue.2

1 « Ratio autem huius descriptionis ex mechanica est petenda, quia a motus natura pendet. Movetur enim corpus semper in ea directione, in qua protrahitur, si quidem quiescit ; atque hoc casu directio fili, quo corpus trahitur, est tangens curvæ a corpore descriptæ. At si corpus iam habeat motum, eius directio a directione fili discrepabit. Quare quo motus directio perpetuo in positionem fili incidat, oportet ut motus corpori iam impressus quovis momento pereat. Ad hoc ergo obtinendum requiritur, ut hæc descriptio perficiatur super plano horizontali et satis aspero, illud quidem, ne vis gravitatis directionem immutet, hoc vero ut frictione omnis motus iam acquisitus pereat. Præterea filum tardissime protrahi debet, quo effectus frictionis sit eo maior et corpus nihil de pristino motu retineat » [Euler 1736, p. 84]. 2 « Observavi autem geometricam constructionem tractoriæ AM semper pendere a resolutione æquatio- nis ds + ss dz = Z dz, denotante Z functionem quamcumque ipsius z. Quare cum hæc æquatio constructu 3.2. CONSTRUCTION TRACTIONNELLE DE L’EQUATION´ DE RICCATI 89

Dans la premi`ereformule du texte, on reconnaˆıt la forme canonique de l’´equation g´en´eralede Riccati. Comment donc peut-on relier cette ´equation `ala construction d’une courbe tractoire ? Euler (cf. figure 3.1) d´esignepar AQ = t et QN = u les coordonn´ees d’un point de la courbe donn´ee BN, o`u u est une fonction donn´eede t. Pour la courbe cherch´ee AM, il pose AP = x et PM = y, avec la notation usuelle dy = p dx. Enfin, la longueur du fil est not´ee b = AB = MN. Par analogie avec un triangle caract´eristique de cˆot´ehorizontal 1, de cˆot´evertical p et d’hypot´enuse p1 + p2, on voit que p p 1 + p2 : 1 = MN : PQ = b :(t − x) et 1 + p2 : p = MN :(QN − PM) = b :(u − y), ce qui s’´ecrit encore b bp = t − x et = u − y. p1 + p2 p1 + p2 En combinant ces deux ´equations, on obtient la relation pt − px = u − y, qui, diff´erenti´ee, donne p dt + t dp − p dx − x dp = du − dy. Sachant que dy = p dx, il vient du p dt t − x = − , dp dp ce qui, rapproch´ede l’autre expression de t − x trouv´eeplus haut, permet d’aboutir `a l’´equation diff´erentielle b dp du = p dt + . p1 + p2 Comme u est donn´eeen fonction de t, cette ´equation contient seulement deux variables t et p. Elle d´efinit p en fonction de t et, par suite, d´etermine compl`etement la tractoire AM : en effet, pour chaque point N de la courbe donn´ee, connaissant la pente p du fil MN et sa longueur b, on pourra construire le point M correspondant. La description de la tractoire d´epend donc de la r´esolution de l’´equation pr´ec´edente. Euler commence par la transformer, au moyen du changement de fonction q = p1 + p2 −p, en l’´equation 2q du = dt − q2 dt − 2b dq. La nouvelle variable q poss`ede une signification g´eom´etrique naturelle : comme p est la cotangente de l’angle MNQ, il r´esulte des formules de trigonom´etrie ´el´ementaire que q est la tangente de l’angle moiti´e. Maintenant, on se retrouve face `aune ´equation de Riccati. La suite du travail d’Euler consiste `ar´eduire cette ´equation `ala forme canonique. Il y parvient au prix de trois transformations successives que, par composition, je r´esumerai en une seule : en substance, b tout revient `aposer u = 2 ln Z, et `aremplacer l’ancienne variable t et l’ancienne fonction q par une nouvelle variable z et une nouvelle fonction s li´eespar les relations Z √ s t = 2b dz Z et q = √ . Z La substitution dans l’´equation diff´erentielle conduit alors directement `ala forme r´eduite

ds + s2 dz = Z dz, sit valde difficilis, quippe multo generalior quam hæc ds + ss dz = zm dz, quæ a Com. Riccati quondam erat proposita, eius constructio ope tractorii motus attentionem meretur. Quæ constructio cum sit præ- terea admodum simplex et facilis, operæ pretium erit æquationis tam difficilis constructionem ad motum tractorium reduxisse » [Euler 1736, p. 84]. 90 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI dans laquelle Z est une fonction quelconque de z, tout autant que u ´etaitune fonction quelconque de t. Ainsi, la d´etermination g´eom´etrique d’une courbe tractoire d´epend fondamentalement de l’int´egration d’une ´equation de Riccati. Malheureusement, comme on ne sait pas, en g´en´eral,r´esoudre une telle ´equation par quadratures, il n’y a pas d’espoir d’aboutir `ades formules explicites finies pour les coordonn´ees du point M qui engendre la tractoire. L’id´ee d’Euler consiste alors `arenverser le probl`eme : si on ne peut pas construire la tractoire `apartir de la r´esolution de l’´equation de Riccati, par contre, pourquoi ne pas construire l’´equation de Riccati en s’appuyant sur le trac´e « simple et facile » de la tractoire `al’aide d’un fil ? En effet, partons r´eciproquement d’une ´equation de Riccati

ds + s2 dz = Z dz, o`u Z est une fonction quelconque de z donn´ee a priori. Pour une longueur b quelconque, construisons la courbe BN de coordonn´ees Z √ b t = 2b dz Z et u = ln Z. 2 Puis, en tirant un fil de longueur b le long de la courbe BN `apartir d’une position initiale arbitraire, tra¸cons une tractoire AM. En reprenant `al’envers les calculs faits lors de l’analyse du probl`eme, on constate que les relations suivantes restent vraies tout au long du mouvement : √ √ √ 1 ZPQ Z (b − QN + PM) s = Z tan MNQd = = . 2 b + QN − PM PQ On en d´eduit trois constructions g´eom´etriques imm´ediates d’une courbe int´egralede l’´equa- tion de Riccati `apartir de la courbe BN et de sa tractoire AM. Euler obtient donc, grˆace `ala virtuosit´ecalculatoire dont il est coutumier, un r´esultat des plus profonds : la construction d’une ´equation de Riccati est ´equivalente `ala construc- tion de la courbe tractoire d’une courbe donn´ee. L’une comme l’autre ne peuvent ˆetre effectu´ees par les moyens g´eom´etriques usuels, mais, si l’on a recours `aun fil de longueur constante en tant que nouvel instrument de dessin, ces constructions deviennent acces- sibles : le trac´ede la tractoire est imm´ediat de par sa d´efinition mˆeme, et, par voie de cons´equence, la construction de l’´equation de Riccati devient ´egalement possible. On ob- serve par ailleurs que ce r´esultat fixe une limite th´eorique `ace que l’on peut esp´erer obtenir par le mouvement tractionnel d’un fil de longueur constante : on ne pourra pas int´egrer d’autres ´equations diff´erentielles que les ´equations de Riccati. Pour aller plus loin, il sera n´ecessaire de faire appel `aun fil de longueur variable.

3.2.2 Forces et faiblesses du calcul d’Euler Au premier abord, le lecteur moderne est surpris de voir Euler raisonner sur un seul cas de figure, avec des coordonn´ees x, y, t, u qui semblent toutes repr´esenter des quantit´es positives. Quand on y regarde de plus pr`es, il y a quatre cas de figure `aconsid´erer, en fonction des signes de t−x et de u−y. Deux de ces cas conduisent exactement `al’´equation diff´erentielle ´ecritepar Euler pour la variable p, `asavoir b dp du = p dt + , p1 + p2 3.2. CONSTRUCTION TRACTIONNELLE DE L’EQUATION´ DE RICCATI 91 mais les deux autres cas font apparaˆıtre l’´equation l´eg`erement diff´erente b dp du = p dt − . p1 + p2

Pour cette seconde formule, le changement de variable du texte, q = p1 + p2 − p, doit ˆetreremplac´epar l’autre changement de variable q = −p1 + p2 − p si l’on veut que les quatre configurations aboutissent `ala mˆeme ´equation

2q du = dt − q2 dt − 2b dq.

A` partir de l`a,l’analyse d’Euler redevient valable en toute g´en´eralit´e. Observons d’ailleurs qu’il n’y a mˆeme pas besoin de modifier les formules d’Euler pour couvrir tous les cas : il suffit pour cela de consid´erer p1 + p2 comme une fonction multiforme pouvant prendre les deux valeurs que nous notons aujourd’hui +p1 + p2 et −p1 + p2, avec un signe d´etermin´e par une orientation naturelle de la tangente MN dans le sens des abscisses croissantes. ll reste `ainterpr´eter convenablement le r´esultat final √ √ √ 1 ZPQ Z (b − QN + PM) s = Z tan MNQd = = . 2 b + QN − PM PQ −−→ −−→ L’angle MNQd de la premi`ereformule doit ˆetre compris comme l’angle orient´e(NM, NQ) −−→ −−→ si QN > 0, et comme l’angle orient´e(NM, QN) si QN < 0 : suivant les cas, on utilisera pour la construction, soit la bissectrice int´erieure, soit la bissectrice ext´erieure. Les autres formules sont valables tout le temps sous r´eserve de consid´erer les coordonn´ees comme des mesures alg´ebriques, et non comme des distances : √ √ Z PQ Z (b − QN + PM) s = = . b + QN − PM PQ En somme, on constate qu’Euler pratique de mani`eretr`essˆure une g´eom´etrie orient´ee qui n’ose pas dire son nom. Malgr´el’absence de conventions explicites d’orientation et de notations sp´ecifiques pour les grandeurs orient´ees, le grand g´eom`etre parvient `aconduire des raisonnements g´en´eraux et `aobtenir des formules universelles permettant de construire la totalit´edes courbes int´egrales. Il y a toutefois une difficult´esubstantielle de nature diff´erente qui surgit de la d´emons- tration√ : Euler suppose partout que Z est une « fonction quelconque » de z, alors qu’il utilise Z et ln Z dans les coordonn´ees de la courbe servant de base `ala tractoire. Si Z est une fonction positive, il n’y a rien `aredire. Dans le cas o`u Z est n´egative, on peut ´eventuellement penser qu’il proc`ede, comme cela lui arrive dans d’autres m´emoires sur l’´equation de Riccati, `aun calcul formel interm´ediaire utilisant des nombres imaginaires avant de retomber `ala fin sur la solution r´eelle cherch´ee. Mais ce qui passerait fort bien au sein d’une d´emarche purement alg´ebrique ne manque pas d’intriguer dans une construction g´eom´etrique o`ul’on est cens´etirer un fil le long d’une courbe. Comment concevoir la traction d’un fil le long d’une courbe imaginaire ? La question est d’autant plus pertinente que, pour Euler, le trac´ed’une tractoire ne semble pas revˆetir le caract`ered’une simple op´eration de pens´ee: les longues consid´erations m´ecaniques du d´ebut du m´emoiresur la gravit´e, le frottement, le choix du plan de travail et la fa¸conde tirer le fil laissent bien entendre qu’il songe s´erieusement `aune construction g´eom´etrique effective, du moins potentiellement. Il convient donc de mettre un b´emol au th´eor`eme essentiel ´enonc´eplus haut : Euler a seulement r´eussi `aconstruire par le mouvement tractionnel les ´equations de Riccati de la forme ds + s2 dz = Z dz, o`u Z est une fonction positive. 92 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI

3.2.3 Etude´ d´etaill´eed’un exemple

Il sera sans doute plus facile de comprendre l’analyse magistrale du m´emoire de 1736 `atravers le traitement pr´ecis d’un exemple. Euler se propose bien sˆurd’appliquer la nou- velle m´ethode de construction `al’´equation du comte Riccati, une ´equation d´ej`adevenue historique en 1736 : ds + s2 dz = a2z2n dz.

Remarquons au passage qu’en mettant a2z2n dans le second membre, Euler semble confir- mer lui-mˆemece qui vient juste d’ˆetredit, `asavoir que sa construction n’a de sens concret que si le second membre est positif. Dans cet exemple, on a

Z √ 2abzn+1 b Z = a2z2n, t = 2b dz Z = et u = ln Z = b ln a + nb ln z. n + 1 2

En ´eliminant z entre les valeurs de t et de u, et en laissant tomber les termes constants, ce qui revient `achanger d’axe des ordonn´ees, on obtient l’´equation

nb u = ln t. n + 1

Tout est en place pour la r´esolution. On trace d’abord sur l’asymptote AB (cf. fi- gure 3.2) la courbe logarithmique DN de sous-tangente nb/(n+1), et on choisit un axe AE. D’un mouvement tractionnel, on tire l’extr´emit´e D d’un fil de longueur b sur la logarith- mique, de sorte que l’autre extr´emit´e C d´ecrive la tractoire CM. Des points M et N, on abaisse les perpendiculaires MP et NQ, et il vient finalement √ r ZPQ aznPQ (n + 1)AQ s = = , avec z = n+1 . b + QN − PM b + QN − PM 2ab

Fig. 3.2 – Construction de l’´equation du comte Riccati [Euler 1736, p. 89] 3.2. CONSTRUCTION TRACTIONNELLE DE L’EQUATION´ DE RICCATI 93

Pour la mise en œuvre effective, on construit la courbe parabolique auxiliaire AL d’´equation (n + 1)t zn+1 = 2ab par rapport aux coordonn´ees AQ = t et QL = z. Pour une ordonn´ee QL = z donn´ee, on prolonge la droite QL jusqu’`ace qu’elle coupe la logarithmique en N, on trace un cercle de centre N et de rayon b qui coupe la tractoire en M, et on abaisse la perpendiculaire MP sur l’axe. A` partir de tous ces ´el´ements, on construit le nombre zn+1 a P Q (n + 1)AQ P Q s = = . z b + QN − PM 2b QL(b + QN − PM) Ainsi, pour toute valeur de la variable z, on dispose d’une construction de s en fonction de z, ce qui d´etermine parfaitement une courbe int´egrale de l’´equation du comte Riccati. Du point de vue pratique, Euler remarque qu’on peut utiliser la mˆeme courbe logarith- mique pour toutes les valeurs de l’exposant n, `acondition de prendre pour longueur du fil b = (n + 1)/n. En effet, pour cette valeur de b, la courbe BN a toujours pour ´equation u = ln t, la courbe parabolique auxiliaire a pour ´equation zn+1 = (nt)/(2a) et s est donn´e par la formule n AQ P Q s = . 2 QL(b + QN − PM) Pour tester concr`etement cette construction, j’ai pris le cas le plus simple de l’´equation ds + s2 dz = z2 dz, dans lequel n = 1 et a = 1. Les courbes auxiliaires sont la courbe logarithmique n´ep´erienne u = ln t, une tractoire de cette courbe trac´eeavec un fil de longueur b = 2, et la parabole z2 = t/2. La figure 3.3 illustre la construction par points d’une courbe int´egrale de coordonn´ees z et s. La figure 3.4 montre deux autres courbes int´egrales obtenues `apartir de deux autres positions initiales du fil DC. Enfin, pour donner une vue d’ensemble de l’´equation diff´erentielle, j’ai trac´esur la figure 3.5 huit courbes int´egrales `apartir de huit positions initiales du fil ; pour ne pas surcharger la figure, les tractoires auxiliaires n’ont pas ´et´econserv´ees.

3.2.4 Un nouvel usage des tractoires Revenons sur les caract´eristiques de la construction g´en´eraled’Euler. Ce qui frappe d’entr´ee, c’est la confirmation de l’usage des tractoires tel qu’il avait ´et´einaugur´e´episodi- quement par Jacques Bernoulli dans son article de 1696. En dehors de ce cas tr`espar- ticulier, rappelons que dans toutes les situations rencontr´ees auparavant, depuis Leibniz jusqu’`aPoleni, on se trouvait face `ades probl`emes inverses des tangentes au sens classique du terme. Autrement dit, on cherchait `aconstruire une courbe `apartir d’une propri´et´e g´eom´etrique donn´ee, en g´en´eralassez simple, de sa tangente. La d´emarche universelle ´etait alors de prendre un fil – ou une tige rigide – pour figurer cette tangente, et de contraindre le fil `av´erifier `achaque instant la propri´et´eg´eom´etrique propos´ee, en usant pour cela de moyens techniques divers comme des poids, des poulies, des glissi`eres, des pivots, etc. Par la grˆacede cette incarnation physique, le fil devenait proprement une tangente munie de la propri´et´esouhait´ee, et la tractoire qu’il enveloppait au cours de son mouvement ´etait directement la courbe int´egralecherch´ee.Chez Euler, comme chez Jacques Bernoulli, on d´epassecette conception premi`ere et imm´ediatedu mouvement tractionnel : d´esormais, la tractoire n’est plus la courbe inconnue que l’on veut construire, mais une courbe auxiliaire rendant possible la construction de cette mˆeme courbe inconnue par les moyens tradition- nels. Bernoulli avait mis cette id´ee en œuvre pour le seul cas des quadratures ; Euler s’en sert de mani`ereplus ambitieuse pour l’´equation g´en´eralede Riccati. 94 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI

Fig. 3.3 – Construction d’une courbe int´egrale de l’´equation de Riccati ds + s2 dz = z2 dz

Fig. 3.4 – Mˆemeconstruction pour deux autres positions initiales du fil 3.2. CONSTRUCTION TRACTIONNELLE DE L’EQUATION´ DE RICCATI 95

Fig. 3.5 – Construction tractionnelle compl`etede l’´equation de Riccati ds + s2 dz = z2 dz

A` l’´epoque d’Euler, les courbes admises en g´eom´etrie en tant que solutions acceptables d’un probl`eme sont, en gros, celles que l’on peut d´ecrire `apartir de courbes donn´ees ou d´ej`aconstruites, en appliquant un nombre fini de fois les op´erations alg´ebriques usuelles et l’op´eration de quadrature. Dans le traitement de l’´equation de Riccati que nous propose le m´emoire de 1736, on part d’une fonction donn´ee Z et on construit une premi`erecourbe auxiliaire d’´equations Z √ b t = 2b dz Z et u = ln Z. 2 Comme on le voit, cette courbe satisfait sans difficult´e`ala d´efinition pr´ec´edente des lignes constructibles. Mais le fait que l’´equation de Riccati ne soit pas int´egrable par quadratures signifie qu’on n’aboutira jamais `asa solution en n’utilisant que des constructions de ce type. L’ensemble des courbes constructibles `apartir de Z au moyen des op´erations alg´ebriques et des quadratures n’est h´elas pas suffisamment vaste pour contenir la courbe int´egrale cherch´ee.Comme il est clair qu’un tel blocage ne peut ˆetred´epass´eque par le haut, la d´emarche d’Euler consiste pr´ecis´ement `aenrichir l’ensemble pr´ec´edent en lui adjoignant une courbe d’un nouveau type : une tractoire d´ecrite avec un fil. On dispose alors de deux courbes auxiliaires trac´ees sur le papier, d’une part la premi`ere courbe dont on vient de rappeler les ´equations, d’autre part sa tractoire, `apartir desquelles on peut construire la courbe int´egralecherch´eeavec les proc´ed´es classiques (ici, cette ´etape ultime se fait par points `ala r`egleet au compas). Il importe de noter que ce nouveau mode d’intervention des tractoires a ´et´ed´ecouvert par un raisonnement calculatoire purement formel. C’est en se d´etachant de l’identifica- tion g´eom´etrique concr`ete du fil `ala tangente de la courbe cherch´ee, c’est en changeant 96 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI compl`etement de cadre, c’est en laissant agir aveugl´ement l’alg`ebre, qu’Euler a pu r´ealiser une avanc´eemajeure. Le r´esultat en est que, pour la premi`ere fois, on n’int`egreplus, au hasard des circonstances, une ´equation diff´erentielle particuli`eretraduisant un probl`eme isol´e.Pour la premi`erefois, on int`egrepar un proc´ed´etractionnel identique toute une classe largement ´etendue d’´equations diff´erentielles non r´eductibles `ades quadratures. L’op´eration ´el´ementaire qui consiste `atracer avec un fil la tractoire d’une courbe donn´ee devient v´eritablement un nouvel outil de construction au service de la g´eom´etrie. Remarquons enfin que le changement de cadre va se r´ev´elerfructueux dans les deux sens. En effet, la fin de l’article est consacr´eeau traitement d’une petite dizaine de probl`emes inverses des tangentes dans lesquels, conform´ement `ala tradition, une courbe est d´efinie par une condition entre deux longueurs t et u qui peuvent ˆetre,`avolont´e, divers segments d´ecoup´essur la tangente, la normale ou les axes, un arc de la courbe, son rayon de courbure, ou encore le rayon vecteur comme dans certaines questions d’astronomie. Il s’agit chaque fois de trouver une ´equation de la courbe entre deux coordonn´ees orthogo- nales x et y. Euler montre comment on peut tirer quelque chose d’int´eressant des relations embrouill´ees qui existent entre t, u, x et y en raisonnant par analogie avec ce qui a ´et´e fait pour les coordonn´ees t et u d’une courbe donn´eeet celles, x et y, de sa courbe trac- toire. En appliquant des transformations formelles du mˆeme type que celles qui avaient r´eussi pour la tractoire et l’´equation de Riccati, il parvient `ades descriptions des courbes cherch´eesqui, `ad´efaut d’ˆetretoujours explicites, en permettent souvent une construction selon les m´ethodes usuelles ou, pour le moins, suffisent `ad´ecider si elles sont alg´ebriques ou transcendantes. En fin de compte, ce qu’a retenu Euler de son traitement innovant de l’´equation de Riccati, ce n’est pas tellement l’int´erˆetd’une construction tractionnelle, qu’il ne cherchera jamais `ag´en´eraliser et `a´etendre `ad’autres types d’´equations, mais plutˆot la d´ecouverte de nouvelles transformations alg´ebriques utiles pour traiter directement cer- tains probl`emes inverses des tangentes. L’attitude est typique du glissement progressif de la g´eom´etrievers l’alg`ebre que l’on observe, de fa¸con g´en´erale,`acette ´epoque.

3.3 Euler, Clairaut et les tractoires

Dans les ann´ees suivant sa parution, le r´esultat profond d’Euler sur l’´equation de Riccati va apparemment ˆetre peu remarqu´epar les g´eom`etres. L’un des seuls `ale relayer dans ses propres ´ecritsest Alexis-Claude Clairaut. Cela n’est gu`ere surprenant dans la mesure o`uClairaut avait lui-mˆeme conduit des recherches sur le mouvement tractionnel peu de temps auparavant. Je vais donc tenter de rassembler et de comprendre maintenant l’ensemble des ´el´ements du dialogue qui s’est ´etablientre les deux hommes autour du th`eme des tractoires, que ce soit directement dans leur correspondance, ou indirectement `atravers les m´emoires publi´es par l’un et l’autre.

3.3.1 Clairaut, relais d’Euler

Dans les M´emoires de l’Acad´emieroyale des sciences de Paris de l’ann´ee1742, qui ont ´et´epubli´esen 1745, on trouve un m´emoire de Clairaut [1742b] intitul´e « Sur quelques principes qui donnent la solution d’un grand nombre de probl`emes de dynamique ». Dans ce long texte de 52 pages, illustr´ede 32 figures, il y a une page et une seule, la page 9, o`uil est question du mouvement tractionnel. Cette page joue un rˆolecl´edans notre histoire, car, comme nous le verrons plus loin, c’est le seul document dont disposera Vincenzo Riccati pour l’´ecriture de son trait´ede 1752. Il importe donc de regarder de pr`es les quelques 3.3. EULER, CLAIRAUT ET LES TRACTOIRES 97 lignes concern´ees et d’´etudier en quoi elles sont reli´ees au m´emoire d’Euler de 1736 que nous venons juste d’analyser. Parmi d’autres probl`emes de dynamique, Clairaut s’int´eresse au mouvement compos´e d’un corps qui tombe par son propre poids le long d’un tube de forme donn´ee pendant que ce tube se meut lui-mˆeme d’une mani`ere quelconque. Dans le cas assez simple d’un tube rectiligne tournant sur un plan horizontal autour d’un point fixe, on aboutit `al’´equation diff´erentielle T 2 dt = p2 dt + dp, o`u T est une fonction quelconque de t. Clairaut rap- pelle qu’aucun g´eom`etre n’a pu en s´eparerles ind´etermin´ees en dehors de quelques cas particuliers, et enchaˆıne en faisant r´ef´erence `aEuler (cf. figure 3.6) :

Fig. 3.6 – Construction de l’´equation g´en´erale de Riccati [A.-C. Clairaut 1742b, planche I]

M. Euler est le seul, que je s¸cache, qui en ait donn´eune construction g´en´erale ; & quoique cette construction n’ait pas tous l’avantage de celles qui sont fond´eessur la s´eparation des ind´etermin´ees,elle est cependant digne de son s¸cavant Auteur. Comme elle est tr`es-peu connue des G´eom`etres, je la mettrai ici. Soit d´ecrite la courbe HM, dont l’abscisse AP soit 2a R T dt, pendant que l’ordonn´ee PM 1 est AL T , a ´etant une constante prise `avolont´e. Soit ensuite d´ecrite la courbe BQ qui soit la tractoire de la courbe HM, QM = a ´etant le fil ; en divisant l’angle LMP en deux parties PN ´egales par la droite MN, l’ordonn´ee p de la courbe cherch´eesera PM × T [A.-C. Clairaut 1742b, p. 9]. Par ces quelques lignes, Clairaut r´esume de mani`ereclaire et concise, avec des variantes infimes dans la pr´esentation et les notations, la construction tractionnelle d’Euler pour l’´equation de Riccati la plus g´en´erale. Il est ´evident que Clairaut vient tout juste de lire le m´emoire d’Euler de 1736 qui, rappelons-le, est paru seulement en 1741. Si Clairaut a rep´er´edans la litt´erature une construction « tr`espeu connue des g´eom`etres », s’il l’a ´etudi´eeattentivement, s’il trouve utile de la reproduire dans l’un de ses propres articles, c’est tout simplement parce que lui-mˆeme est loin d’ˆetre un novice en mati`erede tractoires.

3.3.2 Premiers travaux de Clairaut sur les tractoires En effet, d`es le 30 avril 1735, Clairaut avait pr´esent´e`al’Acad´emie un m´emoire sp´ecifi- quement consacr´eau th`eme des tractions [A.-C. Clairaut 1736]. Ce m´emoire, intitul´e « So- lution de quelques probl`emes de dynamique », a ´et´eimprim´een retard avec les m´emoires de l’ann´ee1736, car, nous dit-on, « Le Voyage de M. Clairaut au Nord a empˆech´eque ce M´emoirefˆutimprim´edans l’ann´eeo`uil auroit dˆul’ˆetre » [A.-C. Clairaut 1736, p. 1]. Dans la pr´esentation du m´emoire, Fontenelle ´ecrit : 98 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI

Les mouvements d’un ou plusieurs Corps tir´espar des Cordes, sont un des principaux Objets de la Dynamique ou Science des Forces. Nous en avons donn´een 1711 un ´echantillon qui a rapport `ace que nous allons exposer ici. Il s’agissoit de la Courbe d´ecrite par un Bateau, que tire avec une Corde d’une longueur d´etermin´ee& constante, un Homme qui marche d’un pas ´egalsur un rivage parfaitement droit, & qui va toˆujourssur le bord. [...] On l’appelloit Tractrice ou Tractoire. Il s’´eleva dans l’Acad´emie quelque contestation au sujet d’une Courbe qui pouvoit paroˆıtre une Tractoire, & de la mˆeme espece que celle dont on vient de parler, & M. Clairaut, qui soˆutenoitqu’elle n’en ´etoit pas, fut oblig´e`aapprofondir cette mati´ereplus que l’on n’avoit encore fait [Fontenelle 1736, p. 105].

On voit que, depuis les discussions de Varignon et L’Hospital sur les courbes des cha- loupes et depuis la pr´esentation du m´emoirede Bomie de 1711, les d´ebatssur les tractoires ont continu´e`al’Acad´emie. Clairaut commence d’ailleurs son m´emoireen pr´ecisant le nom du contestataire auquel Fontenelle fait allusion : « La dispute qui a dur´ependant plusieurs assembl´ees entre M. Fontaine & moi, au sujet de la Tractoire, m’a engag´eaux recherches que je donne pr´esentement » [A.-C. Clairaut 1736, p. 1]. La propri´et´eessentielle d’une tractoire est d’ˆetrecontinuellement tangente au fil qui l’engendre. La main qui tire le fil ne communique au corps traˆın´eque la force n´ecessaire pour vaincre le frottement du plan. C’est pour cela que le corps peut ˆetreconsid´er´e`a chaque instant comme au repos et que les cˆot´essuccessifs infiniment petits de la courbe d´ecriteco¨ıncident avec les directions successives du fil. Clairaut soutient que l’on n’obtient plus une tractoire lorque le plan est parfaitement poli, ou lorsque la force qui tire le corps est sup´erieure `acelle qu’il faudrait pour seulement vaincre le frottement. Fontaine, au contraire, pr´etend que la courbe reste une tractoire. Clairaut a donc cherch´e`ad´eterminer rigoureusement la courbe sous diverses hypoth`eses, quand on tire le fil `avitesse constante, puis `avitesse variable, puis le long d’une courbe quelconque au lieu d’une droite, etc. Au-del`adu probl`eme initial, son ambition est devenue l’´elaboration d’une th´eorieg´en´erale ayant pour objet l’´etude des mouvements d’un syst`eme de plusieurs corps reli´es entre eux par des fils. Le m´emoirepr´esente la r´esolution de sept probl`emes. Dans le premier de ces probl`emes, deux corps P et M situ´essur un plan horizontal sont reli´es par un fil ou une verge inflexible. Le corps P est d´eplac´e`avitesse constante dans une rainure rectiligne. On demande quel est le mouvement du corps M lorsqu’on suppose que sa vitesse n’est pas d´etruite `achaque instant par le frottement. Clairaut ´etablit que la courbe d´ecrite est une cyclo¨ıde (allong´ee, ordinaire ou raccourcie selon les cas). Le second probl`eme oublie la rainure et ´etudie le cas o`u P et M ont re¸cuchacun au d´epart une impulsion suivant une direction quelconque : il apparaˆıtque leur centre de gravit´ese d´eplace `avitesse constante sur une droite et qu’on est donc ramen´eau premier probl`eme, chacun des corps d´ecrivant en cons´equenceune cyclo¨ıdepar rapport `ala trajectoire rectiligne du centre de gravit´e.Le probl`eme 3 reprend le probl`eme 1 en rempla¸cant le mouvement uniforme impos´edu point P dans la rainure par un mouvement libre r´esultant d’une impulsion initiale quelconque. Dans les probl`emes 4 `a7, on consid`ereun fil CPM attach´e`aun point fixe C avec un poids P qui se d´eplace sur un cercle de centre C, et on demande la courbe d´ecrite par le poids M. On envisage quatre cas selon que le mouvement circulaire de P est un mouvement uniforme impos´eou un mouvement libre quelconque, et selon que le dispositif est situ´edans un plan horizontal ou vertical. Dans la configuration la plus complexe, il faut donc combiner, pour chacun des corps, les effets de la traction, de la gravit´eet de la vitesse d´ej`aacquise. Les raisonnements et les calculs conduits par Clairaut en 1735, quoique fort int´eressants en eux-mˆemes, ne nous concernent pas directement. Ils ont ´et´elargement repris dans l’article « Tractoire » de l’Encyclop´ediem´ethodique de math´ematiques [D’Alembert et al. 3.3. EULER, CLAIRAUT ET LES TRACTOIRES 99

1789, p. 133-135], alors que l’article initial « Tractoire » de l’Encyclop´edie ´etaitbeaucoup plus sommaire [D’Alembert et al. 1765, p. 507]. On retiendra simplement de l’´episode que Clairaut ´etait parfaitement au courant des recherches ant´erieures sur les tractoires et qu’il ´etaitdonc r´eceptif `ace qui pouvait paraˆıtre sur le sujet.

3.3.3 Dialogue entre Euler et Clairaut Comme s’il avait fallu renforcer encore l’int´erˆetde Clairaut pour les tractoires, un curieux ´echange de lettres eut lieu `ala mˆeme p´eriode. Dans une lettre `aClairaut envoy´ee de Berlin le 31 octobre 1741, Euler ´ecrit ceci :

J’ai aussi lˆuces jours pass´esvˆotrepi´ece sur une esp`ecenouvelle de tractoires dans les Miscell. Berolinensia, et cette matiere m’a d’abord paru aussi interessante, que charmante : mais il me semble que vous n’av´es pas eˆula patience, de pousser la solution entierement `ala fin, pour connoˆıtre mieux la courbe qu’on d´ecrit [Euler 1741, p. 100]. Clairaut, dans sa r´eponse envoy´ee de Paris le 4 janvier 1742, semble un peu vex´e qu’on lui reproche d’avoir publi´eune solution inachev´ee.Il s’av`ere qu’Euler a commis un quiproquo :

J’ai ´et´efort flatt´ede voir que vous fissi´esass´esde cas d’un memoire qui portoit mon nom pour le lire et pour y penser ; mais je ne suis point l’auteur de celui des journaux de Berlin dont vous me parl´esdans votre lettre, c’est mon Pere aux le¸consde qui je dois ce que je s¸cais.La profession qu’il fait de montrer les Mathematiques le detourne trop pour s’exercer `a resoudre des Problemes d’une certaine difficult´e. Ainsi ne soy´es pas etonn´equ’il ait laiss´esans construction cette pauvre equation de la tractoire. Pour moi qui n’ai d’autre occupation que l’etude et mon plaisir je crois que je n’en serois pas rest´el`aet que j’aurois trouv´efacilement la solution suivante [A.-C. Clairaut 1742a, p. 108]. Ainsi, ce n’est pas Alexis-Claude Clairaut, mais son p`ere Jean-Baptiste, maˆıtre de math´ematiques `aParis, membre ´etranger de l’acad´emie de Berlin depuis 1728, qui a en- voy´eune pi`ece sur les tractoires au journal Miscellanea Berolinensia. L’article tr`escourt, d’`apeine trois pages, est intitul´e « De nova quadam Tractoriæ Specie Problema » [J.-B. Clairaut 1737]. L’auteur se propose d’y g´en´eraliser l’´etude des tractoires faite avant lui par Huygens et par d’autres g´eom`etres. Jusqu’ici, nous dit-il, on a toujours suppos´eque l’extr´emit´edu fil que l’on tire le long d’une courbe donn´ee´etaitsitu´ee dans le mˆeme plan horizontal que celui o`use meut le poids attach´e`al’autre extr´emit´e.Pourquoi ne pas envisager que les deux extr´emit´esdu fil soient dans des plans diff´erents ? Clairaut p`erein- troduit donc deux plans perpendiculaires se coupant suivant l’axe CP (cf. figure 3.7) : un plan horizontal CPRQ sur lequel repose le corps pesant Q attach´e`al’une des extr´emit´es du fil, et un plan vertical CPBM dans lequel on tire l’autre extr´emit´e M du fil le long d’une courbe quelconque BM. On fait les hypoth`eses habituelles pour que le probl`eme puisse ˆetretrait´eg´eom´etri- quement et on suppose de plus que le corps Q ne peut pas s’´elever au-dessus du plan sur lequel il repose au d´epart. En d´esignant par MP la perpendiculaire abaiss´ee de M sur le plan horizontal, il est clair que seule la composante de la traction du fil dirig´ee selon QP a une influence sur le corps Q. Au cours du mouvement, la droite QP reste donc tangente `ala courbe QA d´ecritepar le corps Q. Tout se passe finalement comme si on tirait l’extr´emit´e P d’un fil fictif PQ le long de l’axe CP , mais un fil dont la longueur varierait selon une loi d´etermin´eepar l’ordonn´ee PM de la courbe auxiliaire MB. Jean-Baptiste Clairaut imagine par l`aun dispositif qui n’est pas sans rappeler ceux de Leibniz et de Jacques Bernoulli pour faire varier la longueur utile du fil en fonction de l’abscisse du point tracteur. La diff´erence essentielle est que, chez ces auteurs, c’´etait 100 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI

Fig. 3.7 – Traction spatiale d’un fil selon J.-B. Clairaut [1737, planche I] la longueur QP + PM qui ´etaitconstante, alors que maintenant c’est pQP 2 + PM 2. Avec l’´equerre de Jacques Bernoulli, les segments QP et PM ´etaient dans le mˆeme plan horizontal ; dans l’int´egraphe universel de Leibniz, QP ´etaitdans le plan horizontal et PM dans un plan vertical, mais en-dessous. En d´epitde ces ressemblances, il est cependant impossible de savoir si Clairaut p`eres’est inspir´ede quelqu’un ou si son initiative est enti`erement originale. Si l’article est bref, c’est qu’il ne va gu`ere au-del`ade la simple description de la situation. D´esignant par a = QM la longueur du fil, Jean-Baptiste Clairaut se contente d’´ecrire les ´equations qui lient les coordonn´eesde la courbe MB, soit CP = u et PM = z, `acelles de sa tractoire QA, soit CR = x et RQ = y :

p y dx2 + dy2 p y dx = a2 − z2 et x − = u. dy dy

Sur ces relations, il fait ensuite quelques commentaires qui rel`event presque de l’´evidence: si l’on connaˆıtla tractoire QA par une relation entre x et y, on pourra en tirer facilement une ´equation ordinaire entre u et z d´eterminant la courbe MB `autiliser pour tracer cette tractoire, et, r´eciproquement, si c’est la courbe MB qui est donn´ee par une relation entre u et z, on obtiendra pour sa tractoire une ´equation diff´erentielle entre x, y, dx et dy. L’article se termine par le traitement sommaire de deux exemples : dans le premier, la courbe MB est un cercle et on prouve que la courbe QA est aussi un cercle ; dans le second, la courbe MB est une ellipse et on obtient pour la tractoire une ´equation diff´erentielle homog`eneque l’on sait r´esoudre en th´eorie,mais dont la r´esolution n’est pas explicit´ee. On comprend qu’Euler ait ´et´einsatisfait de cette ´etude incompl`ete.Mais Jean-Baptiste Clairaut, ainsi que le dit son fils, n’est qu’un math´ematicien de second ordre qui ne poss`ede pas la puissance d’analyse n´ecessaire pour parvenir `aquelque chose d’int´eressant `apartir d’´equations aussi embrouill´ees. Dans sa lettre d’octobre 1741, Euler reprend le probl`eme avec des notations personnelles (cf. figure 3.8), obtient des ´equations explicites pour la tractoire, trouve une condition suffisante sur la courbe donn´eepour que cette tractoire soit alg´ebrique et termine le calcul qui ´etaitrest´einachev´edans le cas de l’ellipse. Dans sa r´eponse de janvier 1742, Clairaut fils retrouve les mˆemes r´esultats par une autre m´ethode (cf. figure 3.9), en remarquant que tout revient `aconstruire une courbe AM `apartir d’une ´equation donn´ee entre sa tangente MT et sa resecte AT . On retrouve ainsi explicitement le probl`eme de Bernoulli dans sa formulation la plus g´en´erale. 3.3. EULER, CLAIRAUT ET LES TRACTOIRES 101

Fig. 3.8 – Probl`eme de J.-B. Clairaut vu par Fig. 3.9 – Probl`eme de J.-B. Clairaut vu par Euler [1741, p. 100] son fils [A.-C. Clairaut 1742a, p. 109]

Je ne pense pas utile de rapporter en d´etail ces calculs d’Euler et de Clairaut fils qui nous ram`eneraient quelque peu en arri`ere.De toute fa¸con, il ne semble pas que la forme spatiale du mouvement tractionnel imagin´ee par Jean-Baptiste Clairaut ait ´et´ereprise ult´erieurement, ni qu’elle ait donn´elieu `ala moindre application. La seule chose r´eellement importante est, encore une fois, le fait que l’attention de Clairaut fils ait ´et´eattir´eesur les tractoires au cours de l’ann´ee1741.

3.3.4 Une chronologie complexe Reprenons les divers ´el´ements de chronologie dont nous disposons et proposons un sc´enario plausible pour l’enchaˆınement des faits. Pendant l’ann´ee1735, Euler lit la lettre de Poleni `aHermann sur la tractrice. Il se convainc `acette lecture que le mouvement trac- tionnel offre des possibilit´es int´eressantes pour la construction des ´equations diff´erentielles. Il engage donc des recherches sur le sujet, ce qui le conduit `ad´ecouvrir un lien intime et inattendu entre, d’une part, l’´equation g´en´erale de Riccati et, d’autre part, les tractoires `a base quelconque et `atangente constante. Ce sera le th`eme principal du m´emoirepr´esent´e en 1736 `al’Acad´emiede Saint-P´etersbourg et publi´een 1741. Clairaut fils, de son cˆot´e,m`ene en 1735 des recherches de dynamique sur le mouvement tractionnel, dans la lign´ee des d´ebats entretenus depuis plus d’une vingtaine d’ann´ees `a l’Acad´emiede Paris par Varignon, L’Hospital, Bomie, Fontenelle, Fontaine, etc., autour des courbes des chaloupes. Le m´emoirequi va en r´esulter, ins´er´edans le volume de 1736, sera publi´een 1739. En parall`ele, Clairaut p`ere,peut-ˆetre`ala suite de discussions avec son fils, ´ecrit un article beaucoup plus modeste sur un nouveau type de tractoires et le fait paraˆıtre`aBerlin en 1737. On peut imaginer qu’Euler, `al’occasion de la parution tardive de son propre m´emoire en 1741, s’int´eresse `anouveau un peu aux tractoires et que c’est pour cela que son attention est attir´eepar l’article de Clairaut p`ere,publi´edepuis 1737, mais dont l’existence lui avait jusque-l`a´echapp´e.Aussitˆot,grˆace`ason exp´erience de la question, il ach`eve facilement la solution du probl`eme soumis par Clairaut p`ereet ´ecrit `aClairaut fils pour lui en faire part. Clairaut fils, dont la curiosit´eest alors ´eveill´ee, ne serait-ce que par la confusion de personnes entre son p`ereet lui, traite `ason tour le probl`eme dans sa r´eponse. Il n’est pas absurde de supposer que cet ´echange de lettres am`eneensuite Clairaut `a ´etudier en profondeur le m´emoire d’Euler qui vient juste de paraˆıtre en 1741 et `as’en servir lors de la pr´eparation de son propre m´emoire de 1742 sur certaines questions de dynamique. Voil`asans doute pourquoi on trouve dans le m´emoirede Clairaut de 1742, paru en 1745, les quelques lignes cit´ees au d´ebut de ce paragraphe, qui r´esument clairement les r´esultats d’Euler et que Vincenzo Riccati aura entre les mains un peu plus tard. En fin de compte, sans l’´echange fortuit de lettres qui a eu lieu fin 1741-d´ebut 1742, peut-ˆetre 102 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI que le m´emoire d’Euler de 1736 aurait ´et´ed´efinitivement oubli´eet que Vincenzo Riccati n’aurait jamais ´ecrit un trait´esur le mouvement tractionnel.

3.4 Travaux posthumes d’Euler sur les tractoires

Euler est revenu tardivement sur le th`emedes tractoires, dans deux m´emoires qui, d’apr`esla chronologie d’Enestr¨om,ont ´et´e´ecrits en 1775. Ces m´emoires ont ´et´epr´esent´es `al’Acad´emiede Saint-P´etersbourg en 1784, soit un an apr`es la mort d’Euler, et ont ´et´e publi´es seulement en 1788. Nul ne sait pourquoi Euler a souhait´ereprendre soudainement l’´etude d’un th`eme qui devait alors paraˆıtred´emod´eet sur lequel lui-mˆemen’avait rien ´ecrit depuis une quarantaine d’ann´ees. Quoi qu’il en soit, je n’ai rencontr´e`ace jour qu’un seul document [Cady 1965] citant ces ´ecrits posthumes. C’est dire que, mˆeme s’ils ont ´et´e lus, ils n’ont probablement jamais exerc´ela moindre influence sur personne. Je vais donc les analyser assez bri`evement, comme un ˆılotisol´e`al’´ecartdu reste de notre histoire.

3.4.1 R´esum´edes deux m´emoires posthumes

Les titres des deux m´emoires posthumes sont « Commentatio de curvis tractoriis » [Eu- ler 1784a] et « De curvis tractoriis compositis » [Euler 1784b]. Ces deux textes forment un ensemble coh´erent. On peut y voir une synth`ese brillante de la plus grande partie de ce qui avait ´et´e´ecrit auparavant sur les tractoires, avec naturellement quelques d´eveloppements nouveaux dus en propre `aEuler. Dans le premier m´emoire, Euler traite d’abord le probl`eme des tractoires de mani`ere purement g´eom´etrique, en se pla¸cant dans le cas d’un fil de longueur constante que l’on tire le long d’une courbe quelconque. Quand la courbe est une droite, Euler retrouve l’´equation de la tractrice. Pour le cas g´en´eral, il ´ecrit les ´equations qui lient les coordonn´ees de la base `acelle de la tractoire et rappelle le r´esultat de son m´emoire de 1736, `asavoir que la d´etermination explicite de la tractoire d´epend d’une ´equationde Riccati. Comme ce probl`emetrop vaste surpasse les forces de l’analyse, il se limite ensuite aux tractoires `abase circulaire, dont il parvient, au prix de lourds calculs, `atrouver des ´equations param´etriques (nous reviendrons plus bas sur cette question). La fin du premier m´emoirereprend la question des tractoires en tant que probl`eme m´ecanique. Euler tente d’abord d’´evaluer le temps n´ecessaire pour que le frottement neu- tralise le mouvement du poids `acompter du moment o`ul’on cesse de tirer le fil. Pour une vitesse d’un pied par seconde, ce temps est d’environ un dixi`eme de seconde. Il en r´esulte des conseils pratiques pour que les courbes trac´eespar un mouvement tractionnel puissent ˆetreconsid´er´ees comme g´eom´etriques : `ad´efaut des hypoth`eses id´ealeso`ule frottement serait infini, ou la vitesse de traction infiniment petite, il est recommand´ede traˆınerle fil tr`eslentement, et mˆeme de le tirer par petits intervalles, en interrompant r´eguli`erement l’action de la main pour que le poids retrouve le repos. Euler s’int´eresse ensuite `ala v´eritable courbe que d´ecrit un poids lorsqu’on le tire suivant une ligne droite, en tenant compte de la vitesse acquise, du frottement et de la tension du fil. Le probl`emeconduit `aune ´equation diff´erentielle du second ordre. Lors- qu’on suppose le frottement infini, cette ´equation redonne la tractrice, conform´ement aux conclusions habituelles des g´eom`etres. A` l’oppos´e,pour un frottement nul, la courbe est une cyclo¨ıdeengendr´eepar un cercle dont le rayon est ´egal`ala longueur du fil. Euler re- trouve l`aun r´esultat du m´emoire de Clairaut de 1736, m´emoiredont il s’est probablement inspir´e. 3.4. TRAVAUX POSTHUMES D’EULER SUR LES TRACTOIRES 103

Le second m´emoire,beaucoup plus court, compl`etece panorama des tractoires par l’´etude du mouvement d’un fil charg´ede deux ou plusieurs poids que l’on tire le long d’une droite. Ici, Euler se r´ef`ereexplicitement au traitement de la question par L’Hospital dans son Analyse des infiniment petits [L’Hospital 1696, p. 38-40]. Alors que le marquis, reprenant textuellement la d´emonstration de Jean Bernoulli pour les courbes des chaloupes, n’avait ´etudi´eque la construction des tangentes aux courbes d´ecrites par les diff´erents poids, Euler tente d’expliciter les courbes elles-mˆemes, mais il aboutit `ades ´equations diff´erentielles du premier ordre qu’il ne peut r´esoudre.

3.4.2 Etude´ des tractoires `abase circulaire La partie la plus int´eressante et la plus ´elabor´eedes deux m´emoires posthumes consiste en une ´etude des tractoires `abase circulaire. Il est probable qu’Euler a lu les Institutiones analyticæ de Riccati et Saladini [1765-1767], dont une seconde ´edition voit d’ailleurs le jour en 1775. Dans le chapitre 15 du second volume du trait´edes math´ematiciens italiens, on trouve effectivement quelques d´eveloppements sur les tractoires `abase circulaire qui ont pu constituer une source d’inspiration. On consid`ere un cercle de centre C et de rayon AC = c (cf. figure 3.10). Un fil AB de longueur a est plac´edans une position initiale normale et ext´erieure au cercle. L’extr´emit´e A est tir´ee le long du cercle. Pour une position TZ quelconque du fil, le point Z de la trac- toire est rep´er´epar les coordonn´ees polaires CZ = z et ACZ = ω. Euler choisit comme param`etrel’angle CZT = ϕ. Par des calculs assez longs, il parvient `ades ´equations pa- ram´etriques de la tractoire en distinguant trois cas.

Fig. 3.10 – Param´etrisation d’une tractoire circulaire [Euler 1784a, p. 126]

• Cas a > c : q z = a cos ϕ + c2 − a2 sin2 ϕ √ 2 2 a −1 sin ϕ a − c −1 a sin ϕ ω = √ tan p − tan p . a2 − c2 c2 − a2 sin2 ϕ c2 − a2 sin2 ϕ • Cas a = c : z = 2a cos ϕ ω = tan ϕ − ϕ. • Cas a < c : q z = a cos ϕ + c2 − a2 sin2 ϕ √ p 2 2 2 2 2 a c − a sin ϕ + sin ϕ c − a −1 a sin ϕ ω = √ ln p √ − tan p . 2 c2 − a2 c2 − a2 sin2 ϕ − sin ϕ c2 − a2 c2 − a2 sin2 ϕ 104 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI

Ces formules permettent une description de l’allure des tractoires. Quand a > c, les formules ne sont d´efinies que pour ϕ ∈ [0, sin−1(c/a)[. En fait, on obtient de cette mani`ere une premi`erebranche de la tractoire s’interrompant en un point de rebroussement. Avec un fil, la construction s’ach`eve en ce point car, au-del`a,le fil se d´etendrait. Avec une tige rigide, on peut continuer et faire apparaˆıtreles branches suivantes (cf. figure 3.11(a)). Dans les autres cas, le param`etre ϕ peut prendre toutes les valeurs dans l’intervalle [0, π/2[. Quand a = c, on retrouve la situation qui avait d´ej`a´et´e´etudi´eeexp´erimentalement par Huygens en 1692 et par Suardi en 1751 : la courbe s’enroule en spirale autour du centre, qui joue le rˆoled’un point asymptotique (cf. figure 3.11(b)). Enfin, pour a < c, la courbe s’enroule ´egalement en spirale, mais autour d’un cercle asymptotique (cf. figure 3.11(c)).

(a) Cas a > c

(b) Cas a = c (c) Cas a < c

Fig. 3.11 – Tractoires `abase circulaire 3.4. TRAVAUX POSTHUMES D’EULER SUR LES TRACTOIRES 105

Ainsi, les tractoires `abase circulaire peuvent ˆetred´etermin´ees par des ´equations finies. Il en r´esulte que les ´equations de Riccati qui leur sont associ´ees sont constructibles par les moyens traditionnels. Pour pr´eciser la forme de ces ´equations, Euler reprend les notations g´en´eralesdu m´emoire de 1736 (cf. figure 3.12). L’extr´emit´e T du fil que l’on tire sur la base est rep´er´epar les coordonn´ees CU = u et UT = t ; le poids Z qui d´ecrit la tractoire est rep´er´epar les coordonn´ees CX = x et XZ = y. On pose aussi dy = p dx.

Fig. 3.12 – Equation´ diff´erentielle d’une tractoire circulaire [Euler 1784a, p. 138]

On se souvient que l’´equation diff´erentielle qui d´eterminela tractoire est, en g´en´eral,

a dp + p du = dt. p1 + p2

Pour le cas pr´esent o`ula base est un cercle, on a u = c sin ψ et t = c cos ψ, en prenant pour param`etrel’angle ACT = ψ. En faisant simultan´ement le changement de fonction q2−1 habituel p = 2q et en posant c = 2na pour simplifier, on aboutit `al’´equation de Riccati

dq + 2nq dψ sin ψ + nq2 dψ cos ψ = n dψ cos ψ.

Euler parvient ainsi `ala conclusion que cette ´equation de Riccati est constructible par les moyens traditionnels. Il en va de mˆeme pour toutes les ´equations qui s’en d´eduisent par changement de variable (le texte donne cinq autres ´equations de Riccati se ramenant `ala pr´ec´edente). On tient peut-ˆetre l`ala motivation qui a conduit Euler `arevenir `asa vieille m´ethode de construction tractionnelle des ´equations de Riccati. Par l’interm´ediaire des tractoires circu- laires, il a r´eussi `amettre en ´evidence un nouveau cas d’int´egrabilit´e(au sens traditionnel) de l’´equation de Riccati.

3.4.3 Instruments pour les tractoires `abase circulaire Apr`es celles qui ont une base rectiligne, les tractoires `abase circulaire semblent les plus faciles et les plus int´eressantes `aconstruire. Nous avons vu comment Huygens les a trac´ees avec un fil, comment Suardi les a construites de mani`ereapproch´ee, comment Vincenzo Riccati, puis Euler, en ont calcul´edes ´equations. Il semble mˆemeque Poleni ait fabriqu´eun instrument de pr´ecision pour les d´ecrire, du moins si l’on en croit la correspondance qu’il a ´echang´eeavec Euler entre 1735 et 1739, et que nous avons d´ej`a ´evoqu´ee [Juˇskeviˇc et al. 1975, p. 336-338]. Rappelons qu’en juin 1735, Euler f´elicite Poleni pour ses constructions organiques de la tractrice et de la logarithmique. A` cette occasion, 106 CHAPITRE 3. L’EQUATION´ DE RICCATI il sugg`ereau marquis qu’il serait int´eressant de disposer d’instruments analogues pour les tractoires `abase curviligne, dans la mesure o`uces courbes servent `aint´egrer l’´equation de Riccati. Le 1er septembre 1736, Poleni r´epond qu’il a mis au point un instrument pour les tractoires `abase circulaire3 : Eh bien j’ai invent´eun premier instrument pour les tractoires dont les bases sont curvi- lignes, et j’ai pris la peine de le fabriquer. Il est constitu´ed’une r`egle munie d’un curseur, comme on dit, portant une pointe, afin que, ´etant donn´eun rayon quelconque, un cercle puisse ˆetre d´ecritpar cette r`egle. A` son extr´emit´eest fix´ee une autre r`egle,mobile en rotation, qui porte une roulette plac´eeaussi habilement que celle que j’ai propos´eeautrefois pour le trac´e d’une tractoire simple. Ainsi, pendant que le pourtour d’un cercle est d´ecrit par la premi`ere r`egle,la roulette marque une tractoire telle que les tangentes intercept´ees entre elle et le pourtour du cercle soient constantes. Les tractoires de cette sorte ont plusieurs parties et, `a ce que je crois, quelques usages. En tout cas, bien que ce soient des lignes transcendantes, on les trace tr`esfacilement.4 Il est dommage que nous n’ayons pas d’autre t´emoignage sur cet instrument qui semble avoir disparu. On retiendra de l’´episode ces faits m´econnus que, d’une part, Poleni a continu´e`afabriquer des instruments tractionnels longtemps apr`es la fameuse lettre `a Hermann et que, d’autre part, Euler s’y int´eressait de pr`es. Curieusement, il ne semble pas qu’il y ait eu par la suite d’autres r´ealisations d’appareils sp´ecifiques pour tracer les tractoires `abase circulaire. Il faut attendre 1965 pour que, `a l’occasion d’un article r´ecr´eatifparu dans The American Mathematical Monthly, Walter Guyton Cady [1965] propose un sch´ema qui se passe de tout commentaire (cf. figure 3.13).

Fig. 3.13 – Appareil pour tracer les tractoires `abase circulaire [Cady 1965, p. 8]

3 Je remercie Silvia Mazzone pour m’avoir procur´eune copie de cette lettre encore in´edite. 4 « Primum autem instrumentum, quod pro tractoriis, quarum baseos sint curvilineas [...] inveni, et construi curavi, constat regula instructa cursore, ut appellant, acuminato ; ut dato quocunque radio, regula illa circulus describi queat : ad extremum eiusdem regula conexa alia est, in orbem mobilis, atque hæc rotulam habet, eo artificior positam, quod alias pro simplicis tractoriæ descriptione proposui. Ita dum prima regula circuli ambitus describitur, rotula illa signat tractoriam, cuius tangentas inter ipsam, et ambitum circuli interceptæ, sunt constantes. Plures partes habent huiusmodi tractoriæ, et usus aliquos, ut opinor ; certe, ut ut transcendentes lineæ sint, facillime exarantur. »