DISCOURS DE RÉCEPTION

DE

M. MICHEL ZINK

À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

ET RÉPONSE DE

M. MICHAEL EDWARDS

Editions de Fallois P A R I S

DISCOURS DE RÉCEPTION DE M. MICHEL ZINK À L’ACADÉMIE FRANÇAISE ET RÉPONSE DE M. MICHAEL EDWARDS

Discours de réception de M. Michel Zink à l’Académie française et réponse de M. Michael Edwards

______Éditions de Fallois P A R I S Couverture : La Coupole de l’Institue. Photo Sartoni

© Éditions de Fallois, 2019 22, rue La Boétie, 75008 Paris

ISBN 979-10-321-0132-2 Discours de réception de M. Michel Zink à l’Académie française

M. Michel Zink, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. René Girard, y est venu prendre séance le jeudi 18 octobre 2018 et a prononcé le discours suivant :

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

De même qu’il est plus facile de plonger d’un coup dans l’eau froide que d’y entrer progressivement, de même celui qui, Éliacin prolongé, a mené pendant de longues années une existence cachée dans la proximité de l’Académie française, mais hors du sanctuaire, celui-là est plus glacé d’effroi qu’un autre le jour où il y accède. Sa gratitude envers ceux qui l’y ont appelé est d’autant plus grande qu’il a eu tout loisir de prendre la pleine mesure 10 Discours de M. Michel Zink de l’honneur immense qui lui est fait. Mais à l’instant de se joindre à eux pour la célébra- tion de leurs mystères, comment ne serait-il pas en proie à une terreur sacrée ? À ceux qui jugeraient déplacées ces métaphores religieuses, on objectera qu’elles sont convenables à qui prend place dans une Compagnie fondée par ce cardinal de Richelieu dont on découvre aujourd’hui qu’en lui l’homme d’État n’avait pas étouffé l’homme de Dieu, surtout si ce néophyte s’apprête à occuper le 37e fauteuil, qui fut successivement celui du cardinal Tisse- rant, du cardinal Daniélou, du R.P. Carré, et dont, si l’on remonte le cours des âges, le deuxième occupant fut Bossuet. Et le premier ? Le premier était aussi un homme d’Église. C’était l’abbé Daniel Hay du Chastelet. À moi non plus ce nom ne disait rien. Je me suis trouvé quelque excuse à mon ignorance en consultant la notice que lui consacre le site de l’Académie française, une notice si brève que je peux la lire in extenso : Discours de M. Michel Zink 11

« Il était le frère puîné de Paul Hay du Chastelet. »

Voilà qui commence mal. Le malheu- reux n’existe que comme petit frère d’un aîné modérément illustre. Je poursuis :

« C’était un controversiste et un mathéma- ticien dont les ouvrages furent après sa mort jetés au feu par son neveu, qui ne pouvait les comprendre. Élu à l’Académie le 26 février 1635, il semble l’avoir peu fréquentée. »

On n’est pas plus discret. Ses confrères ne l’ont jamais vu et ses écrits sont perdus. Combien cette immortalité obscure est rassu- rante pour son lointain successeur, écrasé par la gloire des noms précédemment cités ! Mais la ressemblance entre lui et moi s’arrête là. Je ne peux même pas me prévaloir des qualités d’ecclésiastique ni de mathémati- cien, et je prends la ferme résolution, selon la 12 Discours de M. Michel Zink formule de l’acte de contrition, d’être assidu, Mesdames et Messieurs de l’Académie, à vos séances. Je ne pousserai pas plus loin le topos d’humi- lité. Je pourrais me peindre en universitaire besogneux égaré dans le temple du génie, mais je suis fier, au contraire, d’être depuis dix-huit ans membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et d’y occuper provisoirement une charge dite perpétuelle qui me permet de mesurer chaque jour ce que je dois depuis bientôt un demi-siècle à ma femme Odile, en la voyant contribuer de si bonne grâce à la sociabilité qui fait le charme de compagnies comme les nôtres. L’Académie des inscriptions et belles-lettres est une académie digne d’admi- ration, bien qu’elle ne brille pas du même éclat que la vôtre. Sans la connaissance exacte du passé, que seule procure une érudition patiente et silencieuse, les écrivains et les penseurs, gloire de votre phalange, trouveraient-ils un sol ferme d’où prendre leur envol ? Et des membres de l’Académie des inscriptions n’ont-ils pas depuis Discours de M. Michel Zink 13 toujours siégé parmi vous, comme M. aujourd’hui, Jacqueline de Romilly et Georges Duby hier ? Je ne rougis pas non plus d’être comme eux un professeur du Collège de , et d’autant moins que je suis accueilli ici par l’un d’eux, ni d’avoir occupé dans cet établissement une chaire vouée aux charmes lointains de la littéra- ture médiévale. Je ne suis pas le premier dans ce cas au sein de votre Compagnie. Avant même Gaston Paris et Joseph Bédier, mes deux plus célèbres prédécesseurs au Collège de France, l’étude de cette littérature y avait été illustrée par Jean-Jacques Ampère, le fils du physicien, élu en 1841 à l’Académie des inscriptions et en 1848 à l’Académie française au même fauteuil que j’occupe aujourd’hui. Est-il besoin d’ajouter que je n’avais jamais imaginé prendre un jour la suite de ces grands noms ? J’aimais notre littérature : j’ai trouvé stimulant de remonter à sa source et de la saisir dans son état premier. Les troubadours de langue d’oc me paraissaient et me paraissent encore un 14 Discours de M. Michel Zink sommet de la poésie. J’aimais les contes et les chansons populaires : j’ai suivi leur fil d’Ariane jusqu’au Moyen Âge. J’étais intéressé par la pensée et les sensibilités religieuses : le Moyen Âge me comblait. J’ai suivi une carrière univer- sitaire à l’exemple de mon père, avec infiniment moins de mérite que lui.

Mais pourquoi me donner la peine de convo- quer de lointains prédécesseurs et le ridicule de parler de moi ? Celui auquel j’ai le redoutable honneur de succéder n’était-il pas lui-même un professeur, et, brièvement il est vrai, un médié- viste ? Je quitte donc enfin la scène pour la lui laisser tout entière. Laboureur d’un sillon creusé toute une vie, penseur d’une théorie offrant peu de prise au doute, René Girard intimide. Réduit à ses grandes lignes, son parcours ne paraît pas incompatible avec une certaine rigidité, que semblent confirmer ses traits burinés, sa brosse militaire, sa mâchoire proéminente et ses yeux noirs. Mais voilà qu’animée par ses souvenirs Discours de M. Michel Zink 15 et par le regard qu’il jetait sur ses premières années, la notice biographique s’anime d’une vie inattendue, celle d’un jeune René Girard turbulent, fantaisiste, certes docile à sa façon, lui aussi, à l’exemple paternel, mais insaisis- sable et ne se découvrant lui-même qu’au terme d’années de voyage et d’apprentissage. Il s’est décrit comme un écolier, puis un lycéen chahuteur, au point d’être cueilli par la police, puis renvoyé du lycée pour une mysti- fication visant le proviseur. Crime anodin, bien que la période, celle du régime de Vichy, lui conférât un sens et un risque particuliers, punition supportable, refuge toujours présent d’une famille aimante et cultivée au sein de laquelle il était né en Avignon, le jour de Noël, anno Domini 1923. Un père chartiste, notable à la façon dont un chartiste l’était alors en province, conservateur du Musée Calvet, puis attaché au Palais des Papes, membre de l’Académie du Vaucluse, radical-socialiste et anticlérical. Une mère fort pieuse. Bref, un couple typique de l’époque, qui aurait eu sa place 16 Discours de M. Michel Zink sous L’Orme du Mail entre l’abbé Lantaigne et Monsieur Bergeret. Une fratrie, des cousins, des vacances en Auvergne, à Viverols, lieu auquel il restera attaché, ce qui me touche, moi à qui l’admiration que je voue à Henri Pourrat depuis mon enfance rend le Livradois parti- culièrement cher. Passé le temps des chahuts, René entre en hypokhâgne à Lyon, mais revient vite à la maison, dégoûté par la qualité de la cantine et par un bizutage puéril, dont plus de vingt ans après, dans cette même khâgne de Lyon, je subirais au contraire, stupidement, avec délices le rituel immuable et totalement inoffensif, excluant toute brimade physique et consistant pour l’essentiel à composer des sonnets sur le menu de la fameuse cantine et des dissertations philosophiques sur des sujets équivoques. Il prépare, comme son père, le concours de l’École des Chartes, où il est reçu en 1942. Où loger à Paris ? Au 104, rue de Vaugirard, voyons ! Le lien avec Avignon n’est pas rompu pour autant : la thèse de l’École des Chartes porte sur « La vie privée en Avignon Discours de M. Michel Zink 17 dans la seconde moitié du XVe siècle », sujet que son père avait défriché trente ans plus tôt. C’est encore grâce à son père que René Girard est associé dans l’immédiat après-guerre à l’effer- vescence culturelle avignonnaise qui aboutira à la création du festival. Il rencontre ainsi de nombreuses personnalités des arts et des lettres, entre autres René Char, auréolé de son prestige de résistant. À quoi bon avoir été un enfant turbulent si c’est pour devenir un jeune homme docile ? Mais docile, il ne l’est pas vraiment. On peut n’en faire qu’à sa tête sans être un révolté ni cesser pour autant d’honorer son père et sa mère. Telle est même la véritable liberté. Comme René Girard le confiera des décennies plus tard, en particulier à de jeunes chartistes, ses études dans leur école l’avaient ennuyé. Un avenir d’archiviste paléographe ne lui souriait pas. Ce qu’il aimait, c’était la littérature. En 1947, il prend le large et s’embarque pour les États-Unis. Le voilà assistant de français à l’uni- versité d’Indiana à Bloomington, premier poste 18 Discours de M. Michel Zink dans une de ces universités américaines qu’il ne quittera plus. Le campus de Bloomington n’est pas dénué de charme : grands arbres, petit pont de pierre enjambant un frais ruisseau, et même un léger escarpement rompant la monotonie de la grande plaine à maïs. René Girard découvre l’Amérique en se récitant du Saint-John Perse. Il s’identifie au poète de l’exil. Le Middle West l’agace un peu, mais il peine à se sentir aussi anti-américain qu’il le souhaiterait. La vie est douce. Il reste sourd aux admonestations du chef de son département qui l’adjure de publier. Il ne publie pas. Au terme de ses années d’assis- tanat, on le met à la porte. Aucun regret : il a passé son temps agréablement, principalement occupé, dira-t-il plus tard, par « les étudiantes et les automobiles ». Les choses cachées depuis la fondation du monde sont encore enfouies. Après un an passé à l’université Duke, en Caroline du Nord, et ayant soutenu une thèse sur « L’opinion américaine de la France de 1940 à 1943 », il va enseigner à l’élégant Discours de M. Michel Zink 19 collège féminin de Bryn Mawr, près de Phila- delphie, où il trouve enfin le temps de publier des articles de critique littéraire qui le font immédiatement connaître. Il devient René Girard. En 1958 il est recruté par l’université Johns Hopkins, à Baltimore, où le grand Leo Spitzer est encore présent et où il se lie d’amitié avec un autre jeune professeur français, Michel Serres, l’ami d’une vie entière. Il y enseigne de 1958 à 1968 et de 1976 à 1981. Entre ces deux périodes, il accepte un poste à Buffalo, où, dans les neiges du nord de l’État de New York, le département de français était alors presti- gieux. En 1982, Michel Serres et lui quittent ensemble Johns Hopkins pour Stanford, d’où ils ne bougeront plus, sinon pour prendre, Michel Serres d’abord, René Girard ensuite, le chemin de cette Coupole, plus souvent foulé, il faut l’avouer, par le premier que par le second. Un curriculum vitae ne dit rien. Il faut revenir en arrière et corriger le ton trop léger sur lequel j’ai parlé des débuts de René Girard sur le conti- nent américain. J’ai omis alors de mentionner 20 Discours de M. Michel Zink deux éléments importants. Le premier est que de l’absence de publications pendant les premières années on aurait tort de conclure que pendant ce temps-là il ne travaille pas. Dès les années de Bloomington il entreprend de penser la violence. Il ne le fait pas à travers une réflexion historique ou politique, mais, dit-il, à travers les écrits de Malraux portant sur l’adap- tation de l’art au déchaînement de la violence qu’a connu le XXe siècle. Point de départ très caractéristique de sa pensée. Le second élément est moins surprenant, mais tout aussi caractéristique. En 1951 René Girard se marie. Celle qu’il épouse, Martha McCullough, est de l’Indiana. Ils fondent une famille américaine : leurs trois enfants et leurs neuf petits-enfants vivent aux États-Unis. Sa femme partagera toute leur vie son chemine- ment intellectuel et spirituel. Elle est métho- diste. Ils se sont mariés dans cette confession. Plus tard, leurs enfants recevront le baptême et eux une bénédiction nuptiale catholiques. René Girard n’était pas docile. Mais il était Discours de M. Michel Zink 21 fidèle. Il est revenu à la foi et à l’Église de son enfance. Non par sentimentalisme ou par élan mystique. C’était un rationaliste. Il y est revenu parce que sa théorie l’y ramenait. Il s’est converti lui-même.

Son œuvre est aujourd’hui universellement connue. Elle fait l’objet de travaux innom- brables : cette année seulement, un livre de Bernard Perret en France et une biogra- phie américaine due à Cynthia Haven 1. La commenter en quelques minutes est une entreprise désespérée. Tout au plus peut-on rappeler le développement surprenant d’une pensée partie de la littérature pour aboutir à une forme d’exégèse fondée sur une théorie anthropologique. René Girard s’est lancé dans l’aventure américaine par amour de la littérature. Le livre qui, en donnant une première formulation à

1 Penser la foi chrétienne après René Girard, Ad solem, 2018. Cynthia L. Haven, Evolution of Desaire. A Life of René Girard, Michigan State University Press, 2018. 22 Discours de M. Michel Zink sa théorie, l’a placé d’un coup au premier rang de la scène intellectuelle se fonde uniquement sur l’analyse de grandes œuvres littéraires : Don Quichotte, Madame Bovary, Le Rouge et le noir, À la recherche du temps perdu et surtout Dans le souterrain et L’Éternel mari de Dostoïevski. Ce livre, c’est, en 1961, Mensonge romantique et vérité romanesque. Le reten- tissement est tel qu’en 1966, son auteur peut réunir pour un colloque à Johns Hopkins tous ceux qui sont alors considérés aux États-Unis comme les gourous de la pensée française : Barthes, Goldmann, Lacan, Todorov, le jeune Derrida. Dès ce livre l’idée essentielle est en place : on ne choisit pas seul l’objet de son désir ; il est imposé par un médiateur. Au commence- ment n’est pas le désir, comme le pense Freud, mais l’imitation. On désire ce qu’on voit l’autre désirer. Si cet autre est lointain ou fictif, il n’est qu’un modèle : Don Quichotte veut être cheva- lier errant à l’imitation d’Amadis de Gaule, Julien Sorel réussir à l’imitation de Napoléon. Discours de M. Michel Zink 23

Si l’autre est réel et proche, il devient nécessaire- ment un rival, puisque le désir se fixe sur ce que cet autre désire ou sur ce qu’on croit qu’il désire ou sur ce qu’il vous laisse croire qu’il désire. Lui-même peut d’ailleurs se mettre à désirer ce que vous croyez qu’il désire en vous voyant le désirer. La vanité stendhalienne et le snobisme proustien n’ont pas d’autre moteur. L’éternel mari ne peut désirer sa femme que si d’autres la désirent. Il ne cesse donc de provoquer leur désir, comme s’il recherchait l’infortune qu’il ne manque pas de s’attirer. La coquette, dans son narcissisme, donne l’impression de se désirer elle-même. Elle se rend ainsi désirable en se constituant elle-même en médiateur et en rival, comme le font aussi les jeunes filles de Balbec, dont la petite bande s’affiche comme refermée sur elle-même et se suffisant à elle-même. Qu’il existe un désir mimétique, nous en sommes aisément persuadés. Il suffit de consi- dérer – prenons un exemple au hasard – un candidat à l’Académie française. Que le désir mimétique entraîne une rivalité mimétique est 24 Discours de M. Michel Zink tout aussi clair. Il suffit de considérer – prenons un exemple au hasard – deux candidats à l’Aca- démie française. Mais le désir est-il toujours mimétique ? René Girard l’affirme contre Freud. Cependant, ses adversaires véritables et désignés, ceux qui justifient le titre Mensonge romantique et vérité romanesque, sont à ce stade ceux qu’il appelle les romantiques. Leur mensonge est de laisser croire qu’on ne doit son désir qu’à soi-même. Ce mensonge est démasqué par les grands romanciers, et par eux seuls :

« Seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir » 2.

La vérité se trouve dans la littérature, et non chez les philosophes, les penseurs, les théoriciens. Aux yeux de René Girard, le spectre du romantisme est large. Dans une phrase

2 Mensonge romantique et vérité romanesque, p. 29. Discours de M. Michel Zink 25

étonnante qui énumère ses principaux repré- sentants, il le fait aller de Chamisso à Sartre. Qu’est-ce donc que ce romantisme qui englobe l’existentialisme ? C’est, dit-il, le « solipsisme ». Sont romantiques tous ceux qui se surestiment au point de se croire capables d’inventer et de choisir seuls, librement, leurs engagements et leurs désirs. René Girard a une aversion spontanée envers tous ceux qui font trop grand cas de leur propre personne. C’est un moraliste. Le premier obstacle à la découverte de la vérité est pour lui l’orgueil :

« Dès que le sujet désirant perçoit le rôle de l’imitation dans son propre désir, il doit renoncer au désir ou renoncer à son orgueil » 3.

Certains entendront dans cette phrase une tonalité religieuse. Ils auront raison. Non seule- ment parce que depuis saint Augustin, l’orgueil est considéré comme la source de tout péché

3 Ibid., p. 306. 26 Discours de M. Michel Zink et la racine de tous les maux 4. Mais aussi parce que cette phrase, sous la plume de René Girard, prélude à une méditation sur le Christ, fondée sur Les Démons de Dostoïevski et sur certains passages de Nietzsche, méditation qui prépare elle-même la conclusion de l’ouvrage, dont le point de départ est un commentaire prodigieux de l’épisode déconcertant du démoniaque de Gerasa dans l’Évangile de Marc. Épisode décon- certant, mais sur lequel René Girard ne cessera de revenir et qui deviendra un point d’ancrage de sa pensée. Son livre sur la littérature s’achève par une réflexion sur l’enseignement du Christ. La pensée girardienne est déjà présente de son origine à son aboutissement.

La littérature a permis à René Girard de démentir les théories qui ne font pas appel au mimétisme. Reste à montrer que la théorie du mimétisme s’applique de façon universelle.

4 « Si initium omnis peccati suberbia, radix omnium malorum superbia est » (In epistolam Johannis ad Parthos, première épître de Jean, Tractatus VIII, cap. IV). Discours de M. Michel Zink 27

Cette démarche, d’ordre anthropologique, est en 1972 celle de La Violence et le sacré. Pour René Girard, les mythes des diverses civilisations ne s’expliquent ni par la théorie psychanaly- tique ni par la mise au jour de structures dont le fonctionnement commanderait l’organisation sociale et ses représentations, quoi qu’en disent les deux observateurs prodigieusement perspi- caces que sont à ses yeux Freud et Lévi-Strauss, le second ayant droit à des amabilités et à des prudences de langage auxquelles notre auteur s’astreint rarement. René Girard est convaincu que les mythes gardent la mémoire d’événe- ments réels. Hypothèse hors mode, et même au parfum d’évhémérisme, hypothèse provocante en ces années où le langage n’était supposé renvoyer qu’à lui-même et où la seule idée qu’il pût avoir un référent paraissait ridicule. C’est cette pose intellectuelle caractéristique des années 70, et non plus le romantisme solip- siste, que La Violence et le sacré prend pour cible, « ce terrorisme du langage à la fois souve- 28 Discours de M. Michel Zink rain et nul » 5. On n’échappe pas à la rivalité mimétique : chaque livre de René Girard se découvre un adversaire dans le courant intellec- tuel dominant au moment où il est écrit. De quels événements réels les mythes conservent-ils un souvenir déformé, et pourquoi ce souvenir est-il déformé ? Incapables d’iden- tifier la violence mimétique qui s’exacerbe inexorablement, puisque plus les adversaires se ressemblent, plus ils s’opposent, et inverse- ment, les sociétés, menacées par elle, désignent comme son responsable un individu ou un groupe, qu’elles chassent ou tuent. Comme tous se sont unis contre cette victime émissaire, la paix revient provisoirement. Cet effet bénéfique, on l’attribue aussi à la victime sacri- fiée, qu’on sacralise en même temps qu’on la rejette et qu’on invoquera dès lors chaque fois que la violence mimétique reparaîtra, comme elle ne manquera pas de le faire. Le sacré s’enracinerait donc toujours dans la violence

5 Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 180. Discours de M. Michel Zink 29 et pratiquerait toujours une violence supposée purificatrice. C’est ainsi que naîtraient et que s’explique- raient les mythes de toutes les civilisations. Mais aucun de ces mythes n’avoue ce processus. Tous au contraire le dissimulent, puisque tous, de celui d’Œdipe aux mythes amérindiens, reproduisent le point de vue des persécu- teurs, persuadés de la culpabilité de la victime émissaire, qui n’est plus là pour présenter sa version des faits ou qui se laisse persuader de sa culpabilité, comme Œdipe.

Dans le langage courant, on parle de « bouc émissaire ». Cette expression, qui donnera son titre à un livre ultérieur de René Girard, est éclairée par le mot grec φαρμακός, qui désigne un sorcier maléfique mais aussi guéris- seur. La traduction grecque de la Bible, dite des Septante, l’applique au bouc que, dans le Lévitique, on charge de tous les péchés du peuple d’Israël avant de l’expulser et de le 30 Discours de M. Michel Zink chasser dans le désert 6. Or, la Bible ne dissi- mule pas que ce bouc, qui purifie la commu- nauté de ses péchés en les emportant au loin, est lui-même innocent. La Bible sait et révèle que le bouc émissaire est innocent. Parmi tous les mythes, toutes les religions et toutes les croyances du monde, la Bible a l’originalité de raconter l’histoire du point de vue des victimes, de faire entendre leur voix, de se prolonger dans une religion, le christianisme, qui fait de Dieu incarné une victime et qui place dans sa bouche un enseignement révélant « des choses cachées depuis la fondation du monde », comme le dit l’Évangile de Matthieu 7. Cette révélation, selon René Girard, est que l’origine de la violence est dans la rivalité mimétique, que la victime émissaire est donc innocente et que la violence dont elle est l’objet est injuste et inutile. Des choses cachées depuis la fondation du monde, c’est, en 1978, le titre du livre

6 Lévitique 16, 21-22. 7 Matthieu 13, 35. Discours de M. Michel Zink 31 d’entretiens de René Girard avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort. C’est le livre où sa pensée trouve son expression complète, le livre où sont révélées les choses cachées depuis le début de son cheminement. À partir de là, ses ouvrages précisent tel ou tel aspect, poursuivent la réflexion du côté anthropologique, comme dans Le Bouc émissaire, ou du côté de la compréhension du texte biblique, comme dans La Route antique des hommes pervers, sur le Livre de Job, et plus tard dans Je vois Satan tomber comme l’éclair, ou encore, l’heure du pessimisme venue, vers des prolongements apocalyptiques, comme dans le livre d’entre- tiens avec Benoît Chantre Achever Clausewitz, mais l’essentiel est dit. La Bible fait entendre la voix des victimes et clame leur innocence. Elle répète que la justice est du côté du faible et de l’opprimé, de l’humilié et de l’offensé. « Un pauvre a crié, Dieu écoute » : les psaumes ne cessent de faire entendre ce cri. Et, plus fort que tous les cris, retentit le silence de l’agneau mené à 32 Discours de M. Michel Zink l’abattoir, le silence de la dégradation absolue, le silence de celui qui endure depuis toujours le mépris, sans beauté, sans apparence, à qui on arrache la barbe et qui ne détourne pas son visage des outrages et des crachats, le silence du serviteur souffrant d’Isaïe 8, préfigu- ration du Christ, comme l’est aussi le supplicié outragé du psaume XXI. Cette double préfigu- ration, ce n’est pas René Girard qui l’invente. Elle est explicitement revendiquée par les Évangiles, qui scandent le récit de la passion par des citations du psaume XXI pris à l’envers, jusqu’à son premier verset qui devient la dernière parole du Christ en croix : « Eli, Eli, lamma sabacthani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » 9, parole de souffrance et de déréliction qui, selon la philosophe Simone Weil, « est la véritable preuve que le christianisme est quelque chose

8 Isaïe 50, 6-7 ; 52, 14-15 ; 53, 1-3. 9 Matth. 27, 46 ; Marc 15, 34. Discours de M. Michel Zink 33 de divin » 10. Quant à la préfiguration du Christ dans la figure du serviteur souffrant, elle est tout aussi explicitement revendiquée au début des Actes des apôtres dans l’épisode de la conversion de l’eunuque de la reine Candace par Philippe, qui lui explique le texte d’Isaïe (« Comme une brebis il a été conduit à la boucherie, comme un agneau muet devant celui qui le tond, ainsi il n’ouvre pas la bouche, dans son abaissement la justice lui a été déniée ») 11. Elle l’est aussi dans l’Évan- gile de Matthieu, qui se réfère toutefois, non au martyre accepté par le serviteur, mais à son refus de triompher de la faiblesse par la force (« Il ne brisera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui vacille ») 12. En revanche, ce qui dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament n’avait jamais paru jusque-là explicite à personne, ni aux exégètes,

10 La Pesanteur et la Grâce, « La Croix », Paris, Plon, 1947. 11 Actes 8, 26-40. Cf. Isaïe 7, 8. 12 Matth. 12, 20. Cf. Isaïe 42, 3. 34 Discours de M. Michel Zink ni aux biblistes, ni aux théologiens, ni aux histo- riens des religions, ce que René Girard affirme seul face à ses nouveaux rivaux mimétiques, c’est que la lente maturation de la Bible s’ache- minait tout entière vers la révélation que toute violence est mimétique et qu’elle s’exerce aux dépens d’une victime émissaire innocente. Cette révélation, il en trouve dans les Évangiles l’expression complète et elle constitue pour lui le message même du Christ. Il met au jour ce message partout, avec une virtuosité confon- dante dans la pratique de l’explication de texte. Fondamentalement, il voit dans le commande- ment premier du christianisme, « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » 13, l’équiva- lent, sous une formulation positive, des inter- dits détaillés par le dernier commandement du décalogue 14, qui se résume en : « Tu ne désireras rien qui appartienne à ton prochain », ce qui est pour René Girard une façon de dire : « Tu

13 Matth. 22, 39 ; Marc, 12, 31. Cf. Levit. 19, 18. 14 Exode 20, 17. Discours de M. Michel Zink 35 n’entreras pas en conflit avec ton prochain en partageant son désir. » Il écrit : « Le prochain est le modèle de nos désirs » 15. Et il en tire des conclusions radicales touchant l’influence du christianisme sur l’histoire de l’humanité. Relevant le contraste entre les passages où Jésus, « doux et humble de cœur » 16, dit apporter la paix et ceux où il annonce qu’il provoquera, jusqu’au sein des familles, des dissensions entraînant des persé- cutions 17, il suppose que Jésus a d’abord pensé qu’il lui suffirait de révéler l’origine mimétique de la violence pour la faire dispa- raître, avant de constater que ce n’était pas le cas et que son enseignement, à demi reçu sans être vraiment compris, aurait au contraire d’abord pour effet d’exacerber cette violence en ébranlant la croyance au mythe de la victime émissaire et en interdisant l’apaisement tempo-

15 Je vois Satan tomber comme l’éclair, Première partie, chapitre I. 16 Matth. 11, 29. 17 Luc 12, 51-53. 36 Discours de M. Michel Zink raire de la violence qu’elle procure. De fait, dit René Girard, partout où le christianisme s’est implanté, aucun mythe nouveau lié à la victime émissaire n’a pu prendre corps, mais les violences contre elle se sont au contraire ampli- fiées. La mémoire de ces violences ne s’est plus conservée à travers des mythes qui les traves- tissent et les voilent, mais ouvertement dans des récits de persécution qui les justifient. Il prend pour exemple, dans Le Bouc émissaire, le prologue d’un poème de Guillaume de Machaut, Le Jugement du roi de Navarre, qui, faisant sienne la rumeur qui courait à l’époque, accuse les Juifs d’avoir provoqué la grande peste de 1348 en empoisonnant les puits. Mais le récit de persécution n’a pas l’effi- cacité du mythe. Il peut être mis en doute. René Girard, s’il en avait eu le loisir, aurait pu signaler que, quelques années seulement après Machaut, le chroniqueur Jean Froissart s’indigne au contraire des accusations absurdes et des violences criminelles exercées contre « les pauvres Juifs », contraints de « se réfugier sous Discours de M. Michel Zink 37 l’aile du pape », Clément VI les ayant accueillis dans ses États avignonnais. Pardonnez-moi de me laisser entraîner jusqu’à ma lointaine époque. Ce qui compte est aujourd’hui, sous nos yeux, l’exacerbation continue de la violence, qui nous semble avoir atteint au XXe siècle un apogée et vérifier sur ce point la théorie de René Girard. L’humanité reconnaîtra-t-elle enfin que toute persécution est inutile, car toute victime émissaire est innocente ? L’espoir est que, si la violence se déchaîne plus que jamais, la conscience que nous en avons et la réprobation qu’elle suscite augmentent aussi. Mais augmentent-elles ? René Girard a été terriblement marqué, nous dit Benoît Chantre dans le livre qu’il a consacré à ses dernières années, par les attentats du 11 septembre 2001 18. Qui ne l’a pas été ? Mais il l’a été plus que d’autres. Les États-Unis avaient représenté pour lui le lieu de la paix et du refuge, par

18 Les Derniers jours de René Girard, Grasset, 2016. 38 Discours de M. Michel Zink opposition à l’Europe, que sa jeunesse avait connue ravagée par la guerre et par l’horreur. Qu’ils fussent frappés de cette façon semblait le prologue de l’Apocalypse. Mais surtout, le terrorisme islamiste révélait que la réprobation de la violence n’est nullement une valeur qui s’impose à tous et que des forces importantes dans le monde sont mues par la conviction que leurs victimes arbitrairement désignées sont coupables et que leur élimination peut apporter la forme de paix, s’il est permis de lui donner ce nom, à laquelle aspirent ceux qui s’en réclament. Nous savons aujourd’hui qu’il nous faudra vivre longtemps avec cette violence et, pour certains d’entre nous, en mourir. Nous pouvons cependant espérer qu’elle n’aura pas le dernier mot. Mais, si elle est la plus sanglante, elle n’est peut-être pas la pire illustration actuelle de la violence mimétique. Aujourd’hui, tous les braves gens du monde, chez eux et devant leur écran, peuvent être poussés au déchaînement du ressentiment, de la rancœur, de la fureur Discours de M. Michel Zink 39 et accabler instantanément avec une effica- cité inouïe toute victime émissaire qu’on leur désigne. Chacun peut déverser d’un clic sur qui lui plaît des torrents de haine et de boue en toute impunité, encouragé par la violence des autres, heureux de montrer qu’il peut renchérir sur eux dans le venin, dans l’insulte, dans la menace. Chacun est la victime émissaire de tous et tous le sont de chacun. Adolescents harcelés sur les réseaux sociaux, personnalités en vue ou parfaits inconnus devenant en une heure un objet de vindicte dans le monde entier pour une photo, pour un mot, pour une plaisanterie où la malice et la stupidité auront tôt fait de suspecter une adhésion trop tiède au confor- misme moral, pour une rumeur, pour rien, et qui meurent de honte, parfois à la lettre : tous témoignent sans le savoir que René Girard était malheureusement dans le vrai, lui qui écrivait que la honte est « le sentiment mimétique par excellence » 19. Il nous a quittés avant d’avoir

19 Le Bouc émissaire, p. 229. 40 Discours de M. Michel Zink vu le déferlement le plus bas de la violence mimétique.

Mais à quoi bon redire ce que chacun de nous ne sait, hélas, que trop ? Comment aussi, après des propos graves, me donner le ridicule de paraître romantique, au sens que René Girard donne à ce mot, en prenant la parole, une dernière fois, en mon propre nom ? René Girard a tant compté pour moi depuis près de quarante ans que la tenta- tion est trop forte. Il a fallu le hasard d’une élection à l’Académie française pour que j’aie aujourd’hui l’occasion de dire ce que, pétrifié d’admiration et de timidité, je n’ai pas osé lui dire la seule fois où je l’ai rencontré, lors d’un colloque à Stanford au début des années 80. Je crois bien n’avoir pas même eu l’audace, qui eût été un geste de courtoisie élémentaire, de poser une question après sa communica- tion. Elle portait sur le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, exemple parfait du désir et de la rivalité mimétiques. Yvain désire Discours de M. Michel Zink 41 affronter l’aventure de la fontaine enchantée par imitation de son cousin Calogrenant, en devançant les autres chevaliers du roi Arthur, qui tous partagent ce désir. Vainqueur d’Esclados le Roux, le défenseur de la fontaine, qu’il blesse mortellement, il imite le désir de son rival en s’éprenant de sa veuve Landine (ou Laudine), qu’il épouse. Mais il la laisse bien vite dans son château au fond de la forêt de Brocéliande, poussé par le désir d’imiter la vie brillante, chevaleresque et mondaine de son ami Gauvain, le neveu du roi Arthur. Il le paiera cher. Pourtant, quel lecteur du roman ne discerne pas un autre amour, qui précède celui d’Yvain pour Landine et le favorise, un amour qui veille sur Yvain et le protège, un amour que celle qui l’éprouve n’avoue jamais, auquel celui qui en est l’objet semble aveugle et que le poète affecte d’ignorer, celui de Lunete (« Petite Lune »), la suivante de Landine, pour Yvain ? C’est un amour sans mimétisme, sans rivalité et sans violence, un amour vrai. Mais si Landine s’éprend si vite 42 Discours de M. Michel Zink de celui qui a tué son mari, n’est-ce pas parce qu’elle devine les sentiments de Lunete et les imite ? Le maître a toujours raison. Je m’égare à nouveau. Pourquoi étais-je, il y a plus de trente ans, si ému de voir et d’écouter René Girard en chair et en os ? Parce que sa théorie me séduisait, comme tant d’autres, mais surtout parce qu’il me faisait entendre la voix de la liberté. Dans les années 1970 et 80, il fallait une liberté et une audace peu communes pour prendre au sérieux les auteurs, les textes, les mythes, les peuples, pour ne pas les manipuler avec les pincettes condescen- dantes des sciences sociales, pour ne pas consi- dérer a priori qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils disent ni pourquoi ils le disent et que nous sommes bien obligés de penser à la place de ces demeurés :

« Nous rejetons sans hésiter le sens que l’auteur donne à son texte. Nous affirmons qu’il ne sait pas ce qu’il dit. À plusieurs siècles de distance, nous autres modernes le savons Discours de M. Michel Zink 43

mieux que lui et nous sommes capables de rectifier son dire » 20.

Mais la voix de la liberté, je l’entendais surtout chez un auteur capable de prendre au sérieux la Bible et le Nouveau Testament, de l’avouer paisiblement, de ne pas « siéger avec ceux qui ricanent », comme dit le psaume I, et d’écrire :

« Pour se faire accepter dans les milieux intellectuels, pour “montrer patte blanche”, il faut réagir à toute mention des Écritures judéo-chrétiennes par le coup de pied de l’âne aussi rituel et aussi automatique qu’un réflexe pavlovien » 21.

Combien je la trouvais littéralement boule- versante, cette voix téméraire et assurée qui ne cherchait pas à montrer que la vérité de sa théorie lui permettait de s’appliquer aux

20 Le Bouc émissaire, p. 10. 21 Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 210-211. 44 Discours de M. Michel Zink

Écritures judéo-chrétiennes comme au reste, mais qui affirmait que la vérité de la révéla- tion judéo-chrétienne montrait la vérité de sa théorie ! On peut en sourire. On a souri à la pensée que les « choses cachées depuis la fondation du monde » n’ont été mises au jour que par deux personnes, dont la première est Notre Seigneur Jésus-Christ et la seconde le professeur René Girard, de l’Académie française. Mais ce n’est pas tout à fait ainsi qu’il faut voir les choses. Les fulgurations de la littérature ont fait surgir aux yeux de René Girard une vérité, dont le déni par les mythes lui a confirmé a contrario l’importance. L’enseignement du Christ, préparé par l’Ancien Testament, l’a convaincu que cette vérité-là était la clé de la violence humaine. Le professeur René Girard n’aurait rien trouvé si Notre Seigneur Jésus-Christ n’avait déjà tout dit. Cette vérité-là… Quelle vérité ? La pensée de René Girard suppose-t-elle la foi ? Suppose- t-elle une adhésion à la révélation du judaïsme et à celle du christianisme ? La question paraît Discours de M. Michel Zink 45 brutale. Elle offense aujourd’hui l’oreille comme l’aurait fait naguère une obscénité, car la pudibonderie s’est déplacée. Elle est pourtant inévitable et il n’est pas si facile d’y répondre. Dans sa contribution au Cahier de L’Herne René Girard sur un sujet éminemment girar- dien, « La victime innocente dans Isaïe 52-53 : ressemblance des textes juifs et chrétiens », Sandor Goodhart écrit :

« Girard ne nous fournit ni une éthique ni une théologie. Ses propres croyances person- nelles à propos du christianisme sont tout à fait séparables de la théorie anthropologique qu’il retrouve dans l’Évangile. On peut être juif, chrétien, musulman, hindou ou bouddhiste, et être en même temps girardien » 22.

Affirmation d’autant moins réfutable qu’il serait incorrect de la réfuter. Mais affirmation destructrice d’une pensée qui, si elle n’est pas chrétienne, est partielle. Les admirables analyses

22 René Girard, Cahier de L’Herne n° 89, Paris, 2008 p. 149. 46 Discours de M. Michel Zink littéraires de Mensonge romantique et vérité romanesque sont indubitablement justes, appli- quées chacune au texte qu’elle éclaire. Mais, sans l’appui qu’elle prend sur le christianisme, la « théorie anthropologique » menace ruine. Cette théorie n’a pourtant pas besoin, dira-t-on, de faire appel à une révélation divine. René Girard lui-même le suggère à l’occasion. L’enchaînement du désir, de la rivalité et de la violence mimétiques, le fantasme de la victime émissaire, relèvent de la nature humaine et d’elle seule. Les textes bibliques et l’enseignement de Jésus peuvent les avoir mis au jour grâce à une perspicacité naturelle. Si Jésus considérait que sa mission était de révéler aux hommes le mécanisme de la violence mimétique et l’innocence de la victime émissaire, mais non pas d’être nécessairement cette victime, rien n’empêche certes le chrétien de voir en lui Dieu incarné, acceptant la passion pour révéler aux hommes l’origine de leur propre violence, mais il peut aussi bien être « l’homme admirable » de Renan, se vouant à une mission tout humaine. Discours de M. Michel Zink 47

Mais ce n’est pas ce que René Girard finit par dire. Sa conviction, exprimée à plusieurs reprises, est que la révélation chrétienne telle qu’il l’entend dépassait les capacités de la perspicacité humaine :

« Au lieu de lire les mythes à la lumière des Évangiles, ce sont les Évangiles qu’on a toujours lus à la lumière des mythes. Face à la démystification prodigieuse opérée par les Évangiles, nos démystifications à nous ne sont que des ébauches dérisoires et peut-être aussi les obstacles rusés que dresse forcément notre esprit contre la révélation évangélique » 23.

Ou plus clairement encore :

« Le fait qu’un savoir authentique de la violence et de ses œuvres soit enfermé dans les Évangiles ne peut pas être d’origine simple- ment humaine » 24.

23 Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 265. 24 Ibid., p. 318. 48 Discours de M. Michel Zink

De leur côté, juifs et chrétiens peuvent récuser l’appui que René Girard pense trouver dans le judéo-christianisme. Les juifs peuvent lui objecter qu’il se fonde, certes, sur la Bible, mais qu’il la lit en chrétien, comme un Ancien Testament dont le Nouveau Testament est l’accomplissement. Les chrétiens peuvent le suspecter de chercher dans le message du Christ un enseignement d’ordre intellectuel, qu’il s’agit d’abord de comprendre, attitude qui s’apparen- terait pour eux à une gnose. Que fait-il de la parole du Christ : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux habiles et de l’avoir révélé aux tout petits » 25 ? Mais il ne l’ignore pas, cette parole. Il l’ignore si peu qu’elle est au cœur de son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair (les deux phrases sont voisines et s’enchaînent presque dans l’Évangile de Luc). Même si son humilité ne saute pas aux yeux de tous, René Girard se

25 Matthieu, 11, 25, Luc 10, 21. Discours de M. Michel Zink 49 voit du côté des petits et des simples contre l’orgueil des « romantiques », qui imposent leur personne, et celui des savants, qui imposent leur savoir. Il cherche la vérité en prenant garde de ne pas se croire a priori plus perspicace que les voix qu’il écoute et les textes qu’il lit. Cette vérité, sa vérité, elle lui est apparue d’abord dans l’immanence et la fragmentation du roman, non dans l’arrogante construction du penseur. Aussi bien, sa compétence est du côté de la littérature, seul domaine où il travaille de première main. Il est animé par deux convic- tions. La première est que la compréhension purement intellectuelle du mécanisme qui conduit du désir à la rivalité, puis à la violence mimétiques ne porte nullement remède à cette violence, si chacun n’a pas l’humilité de se changer soi-même par ce qu’on appelait jadis la conversion du cœur. En effet :

« Aucune démarche seulement intellectuelle, aucune expérience de type philosophique ne pourra jamais procurer à un individu la 50 Discours de M. Michel Zink

moindre victoire sur le désir mimétique et la passion victimaire » 26.

Sa seconde conviction est que « la vision des vaincus » (c’est le titre d’un livre de Nathan Wachtel) est véridique et que, selon le mot de Simone Weil, la justice est l’éternelle fugitive du camp des vainqueurs. Tout se tient. « Un pauvre a crié, Dieu écoute » et celui qui a grandi sans apparence ni beauté, méprisé de tous, celui qui tend le dos à ceux qui le frappent et les joues à ceux qui lui arrachent la barbe, celui qui ne soustrait pas sa face aux outrages et aux crachats, celui qui est défiguré au point de n’avoir plus apparence humaine et de susciter la stupéfaction horrifiée de la foule 27, alors que « c’étaient nos souffrances qu’il portait » 28, ajoute Isaïe, celui-là, victime innocente, porte la vérité de Dieu et en est la révélation. Oui, le Dieu de René Girard est le Dieu du

26 Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 550-555. 27 Isaïe 50, 6-7 ; 52, 14-15 ; 53, 1-3. 28 Isaïe, 53, 4. Discours de M. Michel Zink 51

Magnificat, qui « renverse les puissants de leur trône et exalte les humbles » 29. Cela ne souffre aucun doute. Dans un texte de son Cahier de L’Herne sur « Satan et le scandale », qui sont les deux termes par lesquels, selon lui, les Évangiles désignent la rivalité mimétique, il écrit :

« Pour devenir la proie du scandale et de son propagateur (Satan), il suffit de préférer à la gloire qui vient de Dieu la gloire qui vient des hommes » 30.

En lisant cette phrase, je me regarde tel que je suis en cet instant, au milieu de vous. Et je me tais.

29 Luc, 1, 52. 30 René Girard, Cahier de L’Herne n° 89, Paris, 2008, p. 120.

Réponse de M. Michael Edwards

Monsieur, cher Michel Zink,

Ce n’est pas la première fois que vous entrez sous la Coupole vêtu de gloire et de l’habit vert. Secrétaire perpétuel de l’Académie des inscrip- tions et belles lettres, vous avez déjà descendu les marches du destin, devant les tambours et les sabres au clair, vers ce lieu fabuleux où, déesse de la pensée, des lettres, des arts, Minerve nous contemple. 56 Réponse de M. Michael Edwards

Ce jour est néanmoins pour vous, pour votre famille et vos amis, un jour faste, un jour nouveau. Vous avez voulu davantage ; vous voilà dans l’Illustre Compagnie. Est-ce pour nous aussi un jour mémorable ? Médiéviste, vous vous excusez de revenir toujours, lors de discussions plus générales, à votre « petit pré carré ». Cependant, vous nous rappelez vous-même que les littératures françaises du Moyen Âge fleurirent pendant quatre ou cinq siècles – l’équivalent d’une époque allant de Montaigne à nous. Votre petit pré carré se révèle plutôt vaste. Vous venez d’une autre académie, d’une société savante où, éminent lettré, vous avez pleinement votre place. Vous dominez les études de la littérature médiévale, comme il n’a été donné de le faire jusqu’ici qu’à vos deux grands prédécesseurs au Collège de France et chez nous, Gaston Paris et Joseph Bédier. Avons-nous donc élu un « spécia- liste » ? Non, car on pourrait dire de vous ce que vous dites d’Adam de Perseigne à propos d’un poème-commentaire du XIIe siècle qui lui est Réponse de M. Michael Edwards 57 attribué : que ce poème manifeste des connais- sances « étendues, maîtrisées et réfléchies ». Réfléchies, voilà le mot-clé : votre érudition et votre mémoire ne monopolisent pas votre esprit, car vous aimez surtout réfléchir. Dans tous vos livres, vous tentez de discerner le sens en soi et la signification pour nous du sujet que vous abordez. Si vos vingt années de cours au Collège de France et l’abondance de vos livres témoignent de votre ambition de tout savoir dans votre domaine, elles montrent aussi que les œuvres du Moyen Âge vous permettent d’explorer certaines idées importantes, comme la nature, l’amour, la conversion, l’humilia- tion. Vous apportez à ce que vous étudiez votre manière de voir les choses, et, pour anticiper, ce que vous êtes : une intelligence et une sensibi- lité chrétiennes. Mais j’oublie l’essentiel : vous êtes amusant. Comment vous êtes-vous rendu irrésistible à Odile, votre future épouse ? En lui récitant de mémoire tout Bérénice de Racine. Et je vous ai vu moi-même, lors d’un dîner dans un restau- 58 Réponse de M. Michael Edwards rant plutôt smart à l’issue d’un colloque fort sérieux, vous lever de table et chanter, à notre intention et à la surprise des autres clients, Avanie et framboise de Boby Lapointe. Je sens qu’avec vous nous n’allons pas nous ennuyer. Par cette heureuse légèreté, qui accompagne très naturellement votre sérieux intellectuel et spirituel, peut-être nous aiderez-vous à changer notre image auprès du public, qui semble nous prendre pour des personnages irrémédiable- ment solennels.

***

Vous êtes né dans notre monde de sang, de peine, de larmes et de sueur, mais également de rires, au moment précis de la victoire des Alliés. C’était le 5 mai 1945, entre la reddition des Allemands à Montgomery le 4 et à Eisenhower le 7. Vous aviez déjà le sens de l’opportunité, du grandiose et du triomphant. Votre famille non plus n’est pas banale. Si vous vous sentez parfai- tement français, les trois quarts de vos ancêtres Réponse de M. Michael Edwards 59 n’étaient ni français ni francophones. Vous avez aussi un nom alsacien. Issu d’une région germa- nique de la France, vous voici reçu aujourd’hui par un Germain. Vous auriez même préféré qu’on vous appelât Tzinnk, et il faut avouer que Zink semble un tantinet inadapté, une des propriétés de ce métal étant – excusez cette note personnelle – de lutter contre la calvitie. Votre mère fit ses études en Sorbonne ; vos deux sœurs aînées passèrent par l’École normale supérieure de jeunes filles, boulevard Jourdan, avant de devenir respectivement historienne et mathématicienne. Ce n’est déjà pas si mal. Cependant, la réussite de votre père me touche davantage, cet épanouissement emblématique des IIIe et IVe Républiques que nous affublons du terme horrible d’« ascension sociale » et que nous sommes plusieurs dans cette Académie à avoir connu de près ou de pas si loin. D’une famille paysanne, qui parlait à peine le français, il fréquenta le collège puis le lycée à Strasbourg et, après une seule année d’hypokhâgne, entra à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. 60 Réponse de M. Michael Edwards

Professeur d’allemand dans un lycée, il devint par la suite professeur à l’université de Lyon et termina une carrière si improbable au départ à la Sorbonne. Autre clin d’œil du destin : sa thèse portait sur le Moyen Âge. Vous avez été très tôt initié à la littérature. Votre sœur Anne, plus âgée que vous, racon- tait au petit Michel de cinq ans les épopées homériques et la littérature du Moyen Âge. Pensait-elle qu’à cet âge si tendre il était bien de vous faire découvrir ces merveilles, même si vous deviez à peine les comprendre ? Mais vous entriez dans le jeu avec une telle aise et aisance qu’un jour vous avez grimpé sur une table en déclamant : « Vous vous souvenez, Messieurs, Mesdames, que nous avons laissé le comte Roland gisant dessous un pin. » La mystérieuse clarté du Moyen Âge et le décalage séduisant de son vocabulaire étaient déjà ancrés en vous. Enfant, vous lisiez beaucoup, et vous reteniez tout. Autre anecdote (rassurez-vous, je ne vais pas tout raconter) : en classe de 10e, la maîtresse a qualifié l’enfant que vous étiez d’« esprit Réponse de M. Michael Edwards 61 cultivé et fin ». Vous qui déclarez vivre toujours dans votre enfance, vous avez commencé très vite à devenir adulte. Sans doute que les deux phénomènes, heureux et peut-être rares, vont ensemble. Vous avez continué vos études à Lyon, au Lycée du Parc qui figure largement dans votre dernier roman, et l’un de vos condisciples, maintenant grand juriste, raconte qu’un jour vous avez remplacé le professeur de français et fait le cours aussi bien qu’il l’aurait fait lui-même. Vous niez cette histoire. Est-ce votre surmoi qui vous interdit de vous rappeler une prouesse si flatteuse ? Ou vos camarades vous considéraient-ils si compétent qu’une telle substitution devenait possible à imaginer ? Et c’est ensuite la fusée qui monte tranquil- lement vers les hauteurs : École normale supérieure, agrégation de lettres classiques où vous êtes reçu premier (what else ?), Sorbonne, Collège de France, Institut de France. Je m’essoufflerais à énumérer les universités du monde entier qui vous ont invité, les respon- 62 Réponse de M. Michael Edwards sabilités importantes que l’on vous a confiées, les prix et les distinctions que vous avez reçus. Rien d’étonnant à cela. Dans le domaine des littératures françaises du Moyen Âge vous êtes le maître incontesté. Vous avez fait renaître cette discipline par votre enseignement, vos livres et articles, votre travail éditorial. Vous l’avez renouvelée grâce à votre enthousiasme, vos idées, votre érudition sans faille, et à la formation de nombreux chercheurs. Vous avez créé la célèbre collection, les Lettres gothiques, afin d’offrir enfin à tous l’accès aux ouvrages qui ont nourri votre esprit et votre cœur et guidé votre vie. J’ajoute, pour ceux qui ne le savent pas, que vous connaissez par cœur, grâce à votre mémoire exceptionnelle et difficile à concevoir, une quantité extraordinaire de poèmes et de chansons.

*** Réponse de M. Michael Edwards 63

Car ces littératures ne représentent pas simplement votre métier. Elles exercent sur vous une véritable attirance ; elles ont suscité une sorte de vocation. Et cela dès l’enfance, grâce aux contes et à la poésie des chansons populaires. Vous avez compris plus tard que cette vieille littérature ne vous éloignait pas de la moderne, mais vous permettait de mieux habiter le présent littéraire par la connaissance de ses origines. Et que le Moyen Âge des lettres est source de pensées et de sagesse. Nous pourrions vous envier votre expertise dans ces littératures et leurs langues, lorsque nous contemplons cette profusion et cette variété de chefs-d’œuvre dont les Français sont fiers à juste titre. Je note en passant que la litté- rature en langue d’oïl a des liens profonds avec l’Angleterre, par ses thèmes ou par ses lieux de production. Ce qui n’est pas pour me déplaire, au moment du Brexit, puisque ce genre de relations constitue assurément la vraie Europe. Et quel monde immense s’ouvre pour l’ima- gination ! « Les forêts profondes, les châteaux 64 Réponse de M. Michael Edwards enchantés, les monstres, les demoiselles en détresse, les héros au grand cœur et les amours sans limites » que vous évoquez dans votre leçon inaugurale au Collège de France ; les chansons de geste, les romans en vers et en prose, les fabliaux, les trouvères et les troubadours, Roland, Tristan, Lancelot : cette image d’Épinal n’est pas entièrement fausse. Elle charme, elle nous gagne comme un rêve, elle excite l’intel- lect à s’y aventurer, à comprendre avec préci- sion cet univers étrange sans rien perdre de l’étonnement initial. Commençons par la poésie, car elle se trouve au cœur de votre travail. Vous écrivez, dans Seuls les enfants savent lire :

« J’ai aimé la poésie plus que tout. […] J’ai vécu dans la conviction qu’aucune activité humaine ne l’égale et qu’il n’y a rien au-dessus d’un poète. »

Ça, je vous l’accorde sans hésitation ! Et permettez-moi de citer la suite : Réponse de M. Michael Edwards 65

« J’ai cru l’être moi-même. […] Puis, je me suis découvert mauvais poète. […] Et aujourd’hui, j’ai, certes, l’impression de l’aimer toujours autant et même d’en éprouver autant que jadis le besoin, mais je ne suis plus trop certain de savoir encore ce que j’en attendais alors. Comme le vieux monsieur qui dit : “Je cours toujours après les femmes, mais je ne me rappelle plus pourquoi.” »

Passage émouvant, mélancolique, mais qui sourit dans le bon mot de la fin. Et on devine, en lisant vos travaux les plus savants, que la poésie est un de vos pains quoti- diens, que vous vous ressourcez continuelle- ment chez les « anciens poètes de la France » dont vous vous déclarez « l’enfant ». Ce besoin de poésie, cet amour du poème se voient en partie dans le zèle avec lequel vous poursuivez des idées, non pas à travers la poésie mais en son cœur. Vous signalez par exemple que la poésie du Moyen Âge, dont l’originalité peut sembler naître d’elle-même, surtout chez les 66 Réponse de M. Michael Edwards troubadours, inventeurs de la notion moderne, « romantique » de l’amour comme de la précé- dence de la femme, que cette poésie nouvelle puise constamment dans la littérature antique, qu’elle « a les yeux fixés sur la latinité ». Mais ceci n’est pas pour vous un simple fait de l’his- toire littéraire que le savoir permet de constater. Vous y voyez une forme d’imitation, dont vous dites qu’elle est la « première forme de la conscience de soi dans le miroir d’un modèle ». Formule saisissante, moins inquiétante que l’angoisse de l’influence de Harold Bloom, et moins ténébreuse que le désir mimétique de notre René Girard que vous avez si bien salué. C’est l’autre, admiré, qui nous révèle à nous-même, et non se mirer dans une glace ou, tel un Narcisse rompu au numérique, dans un selfie. Peut-être même, pour être original, faut-il avoir le don de l’imitation. On pense- rait à Proust, à Joyce. Ou à Racine, qui imitait si bien Euripide qu’il créa un théâtre entière- ment différent. L’imitation déclenche l’origi- nalité, comme la traduction la plus fidèle en Réponse de M. Michael Edwards 67 poésie donne l’occasion d’écrire, dans une autre langue, un poème nouveau. Oui, Monsieur, au plaisir de vous lire s’ajoute le plaisir d’avoir des idées. Un autre, celui de vous suivre dans le regard attentif que vous portez parfois sur les sons et la syntaxe, sur ces détails techniques qui sont en réalité le cœur battant du poème. Chez les troubadours, vous écoutez dans Peire d’Auvergne, Raimbaut d’Orange, Arnaut Daniel, les « grappes de monosyllabes rugueux […] qui écorchent le gosier », et vous revenez souvent à cette écriture bien étrangère à ce qu’un Français de maintenant attend de la poésie. Vous approuvez « la concision abrupte et torturée, le goût des sonorités rugueuses, des consonnes enchevêtrées, de la succes- sion heurtée des monosyllabes ». Vous expli- quez cette musique percussive et dense par le désir qu’un tel langage, qui n’est pas un style, atteigne et porte dans son corps « l’impossible effort […] pour unifier les déchirements de la conscience amoureuse… » La technique du poème en forme et en révèle le sens. 68 Réponse de M. Michael Edwards

Ce langage, si éloigné de ce que Claudel nomme la « longue coulée mélodique du français », semble prouver, quand on pense aussi à la prononciation de la langue jusqu’au XVIe siècle et même au XVIIe, que les Français ont en quelque sorte voulu que leur langue évolue vers sa musique actuelle. J’ajoute que votre description du langage de certains troubadours rappelle étrangement la poésie des Anglo-Saxons. Je ne parle pas, comme vous pouvez le deviner, des Américains, ou des Néo-Zélandais, mais des anciens envahisseurs germaniques créateurs de la première poésie anglaise. Elle rappelle par certains côtés la poésie anglaise moderne, qui s’écrit dans une langue riche en monosyllabes et à qui ne déplaît pas le choc des consonnes. Vous percevez également chez plusieurs troubadours un regard sensible à l’environnement immédiat : brin d’herbe, fleur solitaire, haie vive, coin de verger, qui corres- pond lui aussi au regard des poètes anglais, à cette présence de détails qui trouble souvent un lecteur français. Je me plais à imaginer Réponse de M. Michael Edwards 69 la rencontre d’un troubadour et d’un poète anglais du Moyen Âge, ou de maintenant, leur étonnement, et leur plaisir à si bien s’entendre, à se retrouver si voisins.

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Vous essayez également, en lisant la poésie de cette époque qui semble vous avoir choisi autant que vous-même l’avez choisie, d’en dégager toujours une grande idée, quel que soit le sujet que vous abordez. Vous êtes assisté en cela par votre conviction de l’omniprésence dans cette poésie, du christianisme. Vous vous êtes même opposé ainsi à l’ensemble de vos confrères qui, depuis la naissance de votre discipline, ont eu à cœur d’isoler une littérature dite profane, la seule intéressante, alors que les historiens du Moyen Âge dans tous les autres domaines : institutions, économie, philosophie, coutumes et autres, reconnaissent qu’il faut tenir compte en premier lieu de la présence de la religion chrétienne. Vous ne prétendez pas que toute 70 Réponse de M. Michael Edwards la littérature médiévale fût religieuse. Vous affirmez, plus modérément, néanmoins avec une grande hardiesse, qu’il « n’y a pas au Moyen Âge de littérature qui ne se situe au regard de la vie religieuse et de la foi ». Une des idées qui vous interpelle est celle de la nature, et plus précisément des rapports entre nature et poésie. Vous observez, d’une part, une poésie du cosmos venant de l’Antiquité et que le christianisme avait réinterprétée : la nature serait la création et l’active ouvrière de Dieu, ordonnant « la génération et la corruptibilité auxquelles est soumis le monde créé ». Vous observez d’autre part un phénomène curieux, et qui demeure mystérieux quelle que soit l’expli- cation que l’on en donne : l’évocation d’une saison, habituellement le printemps et sa gaieté, présente au début des chansons des trouvères et des troubadours, commune aux poésies en langue d’oïl et en langue d’oc et se répandant comme un poncif mais animée à chaque fois, malgré les images récurrentes, par l’euphorie de la découverte. Il ne s’agit pas, dites-vous, Réponse de M. Michael Edwards 71 de la « belle nature » du XVIIIe siècle, ni de la contemplation du paysage d’un certain roman- tisme, façons de s’écarter de la nature selon la distance du regard ; plutôt d’une immersion dans la nature des choses proches, dans un continuum, une création où l’on est soi-même créature. Toujours désireux de percevoir un ensemble, vous proposez une réciprocité entre la poésie cosmologique offrant la nature comme le milieu incommensurable auquel l’homme appartient, et la poésie des sensations que les saisons de la nature font naître, laquelle dit de manière plus intime cette même appartenance. Pour associer le plus étroitement la poésie à la nature vous évoquez le changement, qui forme la nature même de la nature : naissance et mort, croissance et déclin, le temps qui passe, le présent qui n’est plus, disparition et renouvelle- ment. La nature est une vie, un verbe. Cepen- dant, dans les limites (si je les ai bien comprises) de la poétique de l’époque, la poésie se met en rapport avec le changement intrinsèque de la nature par le simple fait qu’elle le décrit. Afin 72 Réponse de M. Michael Edwards de porter ce changement dans son corps même, de l’incarner en quelque sorte, il serait néces- saire que la poésie participe de ce changement, qu’elle soit surtout un langage qui change ce qu’il nomme. C’est la découverte d’un certain romantisme – comme vous le savez sans doute, car vous savez tout –, en l’occurrence de Wordsworth et Coleridge en Angleterre : la poésie recrée le réel, pour notre esprit, grâce au pouvoir et à la fidélité de l’imagination. Elle modifie tout ce qu’elle touche par ses sonorités, ses rythmes, sa syntaxe, son souffle. En France, Mallarmé découvre pour lui-même que dans un poème « la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère ». La poésie, sous cette perspective, participe de la nouveauté incessante de la réalité. Quand Genius décrit, vers la fin du Roman de la Rose, le « beau parc » qui représente les joies inexprimables du paradis, vous évoquez le « ciel nouveau » et la « terre nouvelle » prédits dans la Bible, l’au-delà de la nature pour lequel toute la création œuvre déjà. Promesse qui serait, pour quelqu’un ayant Réponse de M. Michael Edwards 73 la foi chrétienne, la justification de la poésie, sa raison d’être. La poésie travaille le réel comme il se travaille lui-même.

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Une autre idée qui vous attire dans vos lectures du Moyen Âge, c’est l’amour. Là aussi vous poursuivez une vision globale du phéno- mène. Vous décelez dans la poésie étonnam- ment neuve des troubadours une synthèse entre l’amour d’une femme et l’amour de Dieu, entre le désir, que Dieu a créé, et le plus haut amour qui nous permet de nous unir à Lui. Alors qu’on demande depuis longtemps d’où pourrait venir, chez les troubadours, cette expérience apparemment inédite de l’amour, cette hantise, poème après poème et d’un poète à l’autre, d’un seul et même sujet, vous vous demandez – en posant une question qui, vous le pensez bien, passionne tout particulièrement un poète – quel serait le lien entre l’inven- tion de l’amour courtois et l’élaboration d’une 74 Réponse de M. Michael Edwards nouvelle poésie. Qu’est-ce qui unit l’amour et le poème ? Vous voyez entre eux une identité, ou un rapport de cause à effet. Pour les troubadours, dites-vous, « Le meilleur poète est celui qui aime le mieux. » Vous citez Bernard de Ventadour (je donne votre traduction en français moderne) :

Il n’est pas étonnant que je chante mieux que nul autre chanteur, car mon cœur m’entraîne plus vers l’amour et je me soumets mieux à ses commandements.

Mais, vous le sentez certainement, il est au contraire très étonnant de supposer qu’il suffit de mieux aimer pour mieux écrire, comme si une parfaite ordonnance de l’âme garantissait au poète une sensibilité plus fine au langage et à la forme. La vantardise de Bernard doit cacher un sens plus obscur. Vous citez égale- ment une autre de ses chansons qui soulève la même incrédulité : Réponse de M. Michael Edwards 75

Chanter ne peut guère avoir de valeur si le chant ne vient pas du fond du cœur.

Est-ce maintenant la sincérité qui produi- rait la poésie authentique ? Assurément non, et le reste de la strophe, que vous donnez aussi, semble conduire vers une idée plus juste de l’acte poétique :

et le chant ne peut pas venir du fond du cœur s’il ne renferme pas un amour parfait, venant du [cœur. Là est la supériorité de mon chant : à la joie d’amour je voue ma bouche, mes yeux, mon cœur et ma raison.

En cherchant la joie d’amour dans le poème, en sondant en même temps le langage et les sentiments qui arrivent et qui se précisent dans l’acte poétique, il sait que le fait même de définir ainsi ce qu’il ressent lui donne les mots, les sons, les cadences nécessaires, et que 76 Réponse de M. Michael Edwards l’exactitude rythmique et les nuances séman- tiques du nouveau langage qui se crée affinent en retour ce qu’il ressent. Les yeux du poète, son cœur et sa raison, en opérant la genèse du poème, imaginent la femme aimée et lointaine et les émotions et la conduite qu’elle inspire ; la bouche du poète forme à la fois le chant des mots et l’esquisse d’un baiser. Vous citez l’image parfaite de cette activité indissociable- ment poétique et amoureuse que donne un autre troubadour, Bernart Marti :

Ainsi je vais entrelaçant les mots et affinant la mélodie : la langue est entrelacée dans le baiser.

Le chant ne vient pas du moi du poète, de l’homme dans ses pensées et ses affections de tous les jours, mais du cœur de celui qu’il devient en écrivant, du moi du poème. Et l’on sent plus généralement le bel et profond artifice de cet amour poétique, par lequel tant Réponse de M. Michael Edwards 77 de poètes aiment, ou feignent d’aimer, exacte- ment de la même manière et les uns après les autres, une dame lointaine et sévère. L’amour de Jaufré Rudel pour « la comtesse de Tripoli » en est l’expression la plus connue et aussi la plus parlante. Que cette comtesse mystérieuse ait existé ou non, que Jaufré Rudel l’ait vue ou qu’il s’enflamme seulement de son nom, de son idée, cet amour de loin, cet amour de terre lointaine démontre que son exercice de parfaite courtoisie, de révérence à l’égard de ce qui est éblouissant mais hors d’atteinte, couvre une aspiration plus métaphysique, religieuse. Vous trouvez les formules pour le dire :

« La parole poétique et l’amour qui se confond avec elle ne se manifestent que par le manque : manque de la parole qui est à la place de ce qu’elle dit, et qui ne dit guère que l’absence de l’absente ; manque du désir qui ne possède pas. »

Tout se joue, pour tous les troubadours, dans l’écart douloureux entre « ici » et « là », ou bien, 78 Réponse de M. Michael Edwards comme le dit Peire d’Auvergne, dans le plaisir et la frustration d’un objet désiré qui apparaît à la fois ici et là-bas, d’une « amour lointaine » et en même temps « voisine » (amor étant au féminin dans le texte). Et dans ce manque se trouve une autre absence. Lorsque Jaufré Rudel évoque Dieu « qui a créé cet amour de loin », l’expression « amour de loin » désigne sûrement la femme désirée, mais il est tentant d’y lire un autre sens : c’est le Dieu Créateur de toutes choses qui créa également l’amour de loin, le désir en nous de l’à peine accessible.

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En vous suivant dans votre élucidation de la poésie médiévale, nous découvrons avec vous que le bonheur est dans le pré carré. Je me rends compte également que notre amitié s’est construite autour de la poésie – de toutes les poésies – puisque nous nous sommes rencon- trés dans un colloque d’ sur « la conscience de soi de la poésie », et que nous nous Réponse de M. Michael Edwards 79 sommes retrouvés dans les autres colloques qui ont suivi, année après année. Nous devons tous les deux beaucoup à cet écrivain d’exception, grand poète, grand homme, et grand initiateur d’amitiés ; trop tôt disparu. Vous commentez la poésie avec délectation, tout en étant un professionnel du Moyen Âge. Mais ce n’est pas tout, et j’ai laissé pour la fin ce qui va peut-être vous surprendre et certaine- ment vous plaire. La cinquantaine passée, vous avez voulu vous essayer à autre chose qu’à l’exé- gèse ; vous avez écrit un roman, publié par un autre ami disparu, Bernard de Fallois. Il est vrai qu’à cet âge critique, il vaut mieux commettre un roman que tromper sa femme. Toute- fois, vous n’êtes pas sorti de votre pré carré constellé des fleurs du printemps, car Le Tiers d’amour est également un roman médiéval et un roman sur la poésie. Votre héros, Filhol, enfant trouvé, jeune homme passionné de poésie mais incapable d’en écrire, poursuit son destin avec deux autres jeunes gens, en compa- gnie de troubadours célèbres, entouré d’une 80 Réponse de M. Michael Edwards myriade de poèmes qu’il chante, qu’il entend, qu’il se remémore. Votre roman est en effet une cascade de citations ; vous nous donnez à lire les poèmes de l’époque tout en suivant le récit et le Bildungsroman de Filhol. Celui-ci, devenu jongleur dans un château, est persuadé que les poèmes des troubadours qu’il a constamment à l’esprit possèdent un secret, un sens caché. Il cherche à comprendre en même temps un poème de Guiraut de Calanson sur les trois tiers de l’amour et l’éveil de sa propre sensualité. Car votre roman est également, et surtout, un roman d’amour. Filhol saisit à la longue ce dont j’ai déjà parlé à propos de vos ouvrages d’histoire littéraire : le sens caché est à la fois l’amour de Dieu, qui constitue le « tiers suprême » de l’amour, et le fait que le « plus petit tiers d’amour », tel que les troubadours le chantent, n’est ni opposé ni indifférent à ce tiers supérieur, mais qu’il ouvre sur lui. Votre roman est un commentaire étendu du poème de Guiraut de Calanson, mais l’écriture romanesque vous permet d’inclure, Réponse de M. Michael Edwards 81 par la logique de la narration, les Cathares du château de Fanjeaux, ces manichéens qui prétendaient mieux comprendre le christia- nisme que les Écritures et dont le mépris pour l’amour charnel leur interdisait d’y voir un lien quelconque avec l’amour divin. Le roman vous permet également de faire comprendre à Filhol le passage d’un amour à l’autre par l’épreuve perverse et salutaire que Louve de Pennautier lui fait subir – mais je laisse à vos lecteurs le plaisir d’en découvrir la singularité. En intro- duisant dans les réflexions d’un autre person- nage, Brun de Mons, ce qui vous intéresse dans vos ouvrages universitaires, vous en parlez plus librement. Brun se demande si les poèmes des troubadours offrent vraiment un secret religieux, « ou quelque pauvre et honteux secret enfoui au fond de son ventre, et que seule l’ignorance permet de baptiser amour ». C’est aussi dans la tête de Brun que vous placez des formules qui donnent à réfléchir : le « vide du poème qui est le poème » et le « vide de Dieu qui est Dieu ». 82 Réponse de M. Michael Edwards

Je retiens surtout du roman cette affirmation : « La poésie a raison contre la raison. » Expres- sion succincte de ce qu’éprouvent beaucoup de lecteurs de poésie, et proposition que, me semble-t-il, la raison admet. Mais vous ne vous intéressez pas exclusi- vement à la poésie, cela va de soi, et votre deuxième roman, Déodat ou la transparence, explore sous un angle inattendu le domaine inépuisablement fascinant du Graal. Votre lecteur peut être d’abord déçu, s’il se prépare à trouver le lustre de la Table Ronde, l’éclat des chevaliers errants et le mystère du château du Roi Pêcheur. Car vous avez écrit un anti-Graal. Déodat, qui s’attache à Yvain, le chevalier au lion, et qui rencontre Galaad, se demande pourquoi tous ceux qui l’entourent tiennent la quête du Graal comme la quête suprême, alors que ce vaisseau censé contenir le sang du Christ n’apporte rien de plus que ce qui est présent dans l’eucharistie. Il s’indigne du comporte- ment des deux chevaliers les plus prestigieux qui tuent sans cesse leurs semblables : de la Réponse de M. Michael Edwards 83

« détermination froide » de Galaad et de la « fureur meurtrière » de Perceval. Yvain même, quand on lui explique que la vision du Graal permet à un petit nombre d’élus de connaître certaines paroles secrètes de Jésus, est rebuté par ce faux mystère, par l’idée d’une révélation réservée à un cercle d’initiés. Et vous allez plus loin. Déodat finit par se méfier de l’idée même d’aventure et des contes que les aventures engendrent. Il en vient à penser que les chevaliers du Graal se perdent dans un monde irréel, dans la narration fabuleusement orchestrée de la recherche d’une ultime révélation, quête illusoire qui les éloigne de la vie réelle. Comme le foyer de toutes ces histoires devient, pour les paysans qu’il rencontre, non pas la vraie ville du roi Arthur mais un « Camaalot de l’au-delà, une capitale de l’ailleurs ». La manière dont il a essayé de comprendre sa propre vie lui semble participer, elle aussi, du leurre du conte. La quête du Graal représente parfaitement ce leurre. Nous avons besoin de récits afin de 84 Réponse de M. Michael Edwards

ré-imaginer notre monde et notre moi. Le récit présente une cohérence achevée, même s’il s’agit de Candide, ou de Tristram Shandy, ou de L’Innommable, avec commencement, milieu et fin, et une finalité qui peut sembler manquer à la réalité comme à la vie. Chaque événement raconté a un sens – est une aventure qui, en arrivant à un personnage, paraît lui être envoyée par une réalité veillant sur lui. Dans le récit nous découvrons un univers avec un dessein et un objectif. D’où parfois la confusion volontaire entre le récit et la vie, comme dans La Nausée de Sartre, dont le héros, Roquentin, cherche désespérément des « aventures » capables de le sauver de sa vie de contingences et de le trans- former en « héros de roman ». Vous avez vu la quête du Graal sous la même perspective. Vos chevaliers du Moyen Âge sont déjà des don Quichotte, le plus sublime de ces personnages de roman qui aspirent à devenir des person- nages de roman, sans la grandeur. Le récit, en tant que récit, est salutaire : il nous parle d’une harmonie que nous n’avons pas et d’une finalité Réponse de M. Michael Edwards 85

à chercher. Il nous suggère ce qui pourrait être. Il devient dangereux dès que son monde autre nous éloigne de ce qui est. Déodat apprend à vouloir le contraire du conte : une vie sans histoire et un moi sans éclat. Il choisit de n’être rien, de devenir trans- parent, tout en rendant les autres opaques par l’attention qu’il leur prête. Ce qui vous donne l’occasion de situer ce désir insolite dans le contexte que vous n’oubliez jamais, en faisant dire à l’ermite qui aide Déodat : « Qui est plus transparent que Dieu ? Mais qui est présent plus que lui ? » Chacun de ces deux romans raconte le lent apprentissage d’un jeune homme qui parvient à saisir quelque chose des profondeurs du christianisme. Chacun mêle à cette éducation spirituelle un mystère à éclaircir. Vous parlez dans Déodat d’une « enquête » concernant une mort suspecte, d’une investigation qui rappelle le roman policier et qui s’élargit pour inclure les rapports de famille dissimulés de tous les personnages principaux. Vous semblez sentir le 86 Réponse de M. Michael Edwards

besoin, dans tous vos romans, d’introduire ce genre de suspense (vous êtes en bonne compa- gnie : Simone de Beauvoir conseillait la même chose à Sartre), mais, pas assez captivant, je ne suis pas sûr que cela fonctionne bien. Sauf dans Un portefeuille toulousain, où l’élaboration d’une intrigue compliquée en diable, comme la succession des coupables possibles qui précède la révélation, rappellent l’art d’Agatha Christie. Cependant, Un portefeuille toulousain n’est pas tout à fait un polar – plutôt un polaroïd. Car derrière l’histoire du portefeuille retrouvé et de la lumière trouble qu’il pourrait jeter, dans la Toulouse des années 50, sur certains Résis- tants, se trouve le vrai sujet du roman, qui est l’humiliation. Et cela dès le bref prologue où un « notable », en lançant de façon énigmatique l’intrigue à décrypter, évoque, dans l’angoisse de la honte, les humiliations brutales imposées pendant l’Occupation. Surtout, le récit est ponctué par le journal d’un certain Émilien Rébeyrol, éternel humilié, où le vrai drame se joue. Professeur de troisième convaincu qu’il Réponse de M. Michael Edwards 87 occupe une place élevée dans la société toulou- saine et qu’il est destiné, grâce à son audace intellectuelle, aux plus grands honneurs, il se ridiculise sans cesse et se voit humilié par le manque de respect qui l’entoure. Prétentieux et condescendant, sans une once de connaissance de soi, ne comprenant rien au drame qui se déroule sous ses yeux, on pourrait penser qu’il mérite son humiliation. Mais ne montrez-vous pas que la dérision ou l’agacement des autres personnages, bien que fort compréhensibles, sont injustifiables ? Vous le faites de manière allusive lorsque la propriétaire de son apparte- ment est persuadée que Rébeyrol a surpris ses propos désagréables à son sujet. Vous dites, en vous glissant dans sa conscience : « Elle n’aime pas être blessante. S’il lui arrive de l’être, elle se sent elle-même humiliée. » Vous impliquez ainsi le lecteur. Lui aussi se moque de Rébeyrol, se croyant un esprit supérieur par la facilité avec laquelle il comprend votre satire. Vous vous êtes demandé, plus tard, dans votre étude récente de l’humiliation au Moyen Âge, si une 88 DiscoursRéponse dede M.M. MichaelMichael EdwardsEdwards

petite humiliation n’est pas pire qu’une grande violence, et vous vous affligez de la minime humiliation sournoise que chacun « subit et inflige tour à tour ». En un sens, votre roman présente mieux l’humiliation que votre étude, parce qu’on la voit infligée et subie, page après page, et parce que vos lecteurs sont amenés à s’interroger sur leurs propres réactions.

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Après ces trois romans, de forme intéres- sante, avec deux protagonistes qui reçoivent une éducation sentimentale ou spirituelle et un troisième fermé à toute éducation du moi, je pourrais continuer, mais votre œuvre n’étant pas terminée – on est si jeune à 73 ans ! – il ne s’agit pas de faire un portrait exhaustif. Il est évident, du reste, que vous avez un passé très riche. Et l’avenir ? Je constate deux choses. Votre dernier livre est un roman, Bérets noirs, bérets rouges, et dans votre livre profes- sionnel le plus récent, L’humiliation, le Moyen Réponse de M. Michael Edwards 89

Âge et nous, vous parlez de façon plus person- nelle, le penseur en vous s’affranchit de l’uni- versitaire et de son métier. Qui sait quelles nouvelles voies s’ouvrent devant vous ? Vous évoquez, dans Le Tiers d’amour, en pensant à vous-même, « ceux qui ont grandi et vieilli sans sortir de l’enfance ». Vous affirmez dans ce même roman qu’on « entre toujours dans la vie adulte marqué à l’excès par quelque détail de son enfance ». Je peux confirmer cette assertion à première vue surprenante ; on se demande quel était pour vous ce détail. Est-ce votre enfance retrouvée à volonté qui vous guidera dans d’autres directions ? Monsieur, votre carrière jusqu’ici donne le vertige. École normale supérieure, Sorbonne, Collège de France, Institut, un Secrétariat perpétuel et maintenant Académie française. Il ne vous manque que des funérailles natio- nales, mais, de grâce, prenez votre temps ! Du travail vous attend chez nous. Vous qui connaissez les débuts et le premier épanouisse- ment de la langue française, vous êtes bien placé 90 Réponse de M. Michael Edwards

pour nous épauler dans la mission que nous confia le cardinal de Richelieu. Vous pourrez nous aider à défendre cette langue menacée moins de l’extérieur, par les perfides Anglo- Saxons, que de l’intérieur, par les Français infidèles au bon usage, et souvent insensibles à ce qui nous mobilise encore plus : le bel usage du français et son enrichissement continu. Vous avez présenté ma candidature au Collège de France – vous m’avez « cornaqué », mot que vous m’avez appris –, et c’est moi qui ai l’honneur et le grand plaisir de vous recevoir à l’Académie. En ce jour mémorable, les cloches ne sonnent pas dans toutes les églises de Paris, les drapeaux ne flottent pas sur les édifices publics, mais le soleil se reflète dans l’innombrable sourire des zincs sur tous les toits de la ville. Soyez, Monsieur, le bienvenu parmi nous !