Le retour à : des gradins à l'assemblée La construction de la lutte pour un stade de football en enjeu politique entre logiques de mobilisation et processus de politisation individuels

Le retour à Boedo : lorsqu'un stade se transforme en enjeu politique local

Le jeudi 8 mars 2012 la Plaza de Mayo, dans le centre de , est prise d'assaut dans la soirée par près de 100 000 individus. Lieu phare des mobilisations politiques, sociales et syndicales de l'Argentine de la deuxième moitié du Xxème et du début du XXIème siècle, cette place est le théâtre d'une mobilisation d'une autre teneur ce soir-là. Ici, point de banderoles à la gloire de Peron, de « Cristina » ou de « Nestor », point de revendications pour une augmentation des salaires, d'étendards de la CGT ou de la CTA, seulement un ensemble où dominent les couleurs rouges et bleues et où résonnent des chants habituellement plus écoutés du côté du stade Pedro Bidegain, l'enceinte du Club Atlético (CASLA), l'un des « 5 grands » du football argentin1. À l'appel de la sous-commission du supporter, la subcomision del hincha (SCH), les supporters du CASLA se mobilisent alors pour la quatrième fois en un peu plus d'un an. Ils étaient 2500 le 25 novembre 20102, 20 000 le 12 avril 20113, plus de 40 000 le 5 juillet 20114 et enfin près de 100 000 ce jeudi 8 mars 20125.

1 Les 5 grands sont les clubs les plus titrés et mobilisant le plus de supporters en Argentine. Ce sont le Club Atlético San Lorenzo de Almagro, le Racing Club Avellaneda, le Club Atlético Boca Juniors, le Club Atlético River Plate et le Club Atlético Independiente.

2 « Impresionante Movilizacion a la Legislatura », blog Restitución Historica, disponible en ligne : http://restitucionhistorica.blogspot.fr/2010/12/impresionante-movilizacion-la.html, dernier accès novembre 2015. Les seules sources relatant cette mobilisation sont les informations communiquées par la sous-commission du supporter. Cette première manifestation n'ayant pas eu un grand impact médiatique nous sommes contraints de nous en remettre aux données publiées par l'entité à la tête de ce mouvement.

3 Gustavo VEIGA, « Por el regreso a tierra santa », article de presse, Pagina/12, 13 avril 2011, disponible en ligne : http://www.pagina12.com.ar/diario/deportes/8-166132-2011-04-13.html, dernier accès novembre 2015.

4 « La marcha de San Lorenzo tiene nueva letra : « Vamos a volver », Une du journal El Tiempo, 6 juillet 2011, Une visible en ligne : http://s1192.photobucket.com/user/boedoSL/media/Restitucion%20Historica/3era %20movilizacion/tapatiempo.jpg.html?sort=3&o=10, dernier accès novembre 2015. Le lien ci-dessus permet également de voir divers articles et unes de journaux argentins où est mentionnée la manifestation du 5 juillet 2011. Les chiffres donnés oscillent généralement entre 35 000 et 40 000 participants à une exception près qui fait état de plus de 20 000 manifestants.

5 Vidéo « San Lorenzo – 100.000 personas en plaza de mayo – 8 marzo 2012 », Todo Noticias, 5 mars 2012, disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=44Kk9fMNeuw#t=56, dernier accès novembre 2015. 1 L'objet de leur demande ? La récupération des terrains situés au numéro 1700 de l'avenue La Plata, dans le quartier de Boedo, où se dressait jusqu'en 1983 le Viejo Gasometro, le Vieux Gasomètre, l'enceinte historique du club. Pour ce faire ils réclament l'expropriation du supermarché Carrefour qui occupe désormais ce lieu afin de réparer une injustice commise par la dictature militaire, plus précisément par le Brigadier Osvaldo Cacciatore, intendant de la ville de Buenos Aires de 1976 à 1982. Dans le viseur de la SCH plusieurs ordonnances promulguées par la municipalité de Buenos Aires sous son intendance qui stipulent qu'il est nécessaire de délocaliser la totalité des installations du club afin d'ouvrir et de prolonger les rues Muniz et Salcedo jusqu'alors coupées par un complexe sportif d'une superficie de quatre cuadras. L'ouverture des rues ne se fera jamais et la totalité de la parcelle concernée sera revendue, lors du retour à la démocratie, à la multinationale Carrefour qui y installera sa première grande surface dans le pays. Ils mettent également en avant les témoignages de dirigeants de l'époque qui affirment avoir été mis sous pression par l'intendant Cacciatore à l'époque des faits notamment par l'intermédiaire du commentateur sportif José Maria Munoz, très lié au régime, qui leur aurait « fait savoir qu'« il n'est pas du tout du goût du brigadier que le club continue à fonctionner sur les terrains d'avenue La Plata ». »6

6 Projet de loi déposé par la SCH, archive personnelle, 2010.

2 La sous-commission du supporter (SCH) naît le 10 avril 2005 lors de la première réunion officielle tenue au club GON de la rue Pavon dans le quartier de Boedo. Elle est fondée à l'initiative, notamment, d'Osvaldo « Madera » Tignanelli, ancien leader du groupe de supporters le plus fervent de San Lorenzo, la « Gloriosa Butteler », « La Glorieuse Butteler »7. La SCH est créée en dehors de l'organigramme du club, il est rapidement décidé de faire la demande à la commission directive de ce dernier de l'y intégrer. Une demande qui est approuvée au cours de cette même année 2005. La SCH deviendra rapidement le fer de lance du retour à Boedo. Estimant que les dirigeants successifs ne donnent pas assez d'importance à cet objectif elle lancera sa propre force politique à l'intérieur du club : « Cruzada por San Lorenzo », « Croisade pour San Lorenzo ». Elle compte aujourd'hui 3 élus sur 20 en Commission Directive du club et y gère plus d'une dizaine de sous-commissions (karaté, boxe, échecs, droits de l'homme, sous-commission du supporter… ). Claudio de Simone, Mariano Colangelo et Marcelo Culotta en sont les membres les plus connus, au même titre qu'Adolfo Res, Diego Resnik et Daniel Peso qui ont cependant quitté l'organisation suite à des divergences internes courant 2015.

Adolfo Res est né le 15 juillet 1962. Il a été membre de la SCH de 2005 à 2015 et élu en commission directive du CASLA pour Croisade pour San Lorenzo de 2013 à 2015. Historien auto- déclaré du club de San Lorenzo, il est l'auteur de plusieurs livre sur celui-ci et sur l'histoire du Vieux Gazomètre. Jusqu'à son départ de la SCH il en a été le membre le plus visible et le plus médiatique. Il est considéré par de nombreux supporters de San Lorenzo comme le personnage le plus important du retour à Boedo, certains ayant même proposé que le stade qui devrait se construire sur l'avenue La Plata porte son nom. Il est employé municipal après avoir multiplié les petits boulots, notamment chauffeur de taxi. Sa mère est également employée municipale. Il se place à l'extrême-gauche de l'échiquier politique mais n'est membre d'aucun parti politique.

7 La Glorieuse Butteler est le nom de la barra brava du CASLA. Elle tire son nom d'une place géographiquement située dans le quartier de Chacabuco mais distante de seulement trois cuadras du lieu où se tenait le Vieux Gazomètre et où se réunissaient et se réunissent encore les membres du groupe. Le nom barra brava est communément donnée, en Amérique Latine, aux groupes de supporters les plus organisés et les plus fervents. Ils sont à l'origine d'animations spectaculaires en tribune et, parfois, d'affrontements avec des groupes rivaux ou avec la police. Ces deux facettes participent d'une compétition entre barras bravas pour démontrer qui possède le plus d'aguante, que l'on traduirait ici par le terme de résistance. Pour plus de précisions nous nous permettons de renvoyer à notre article : Guillaume FLEURY, « Carrières et engagement au sein d’un groupe de supporters de foot en Équateur. Quand l’apprentissage de comportements déviants se transforme en facteur d’intégration sociale », Cahiers des Amériques Latines, n°74, 2014, pp. 93-115. Voir également Jorge Garriga ZUCAL, Haciendo amigos a las pinas. Violencia y redes sociales de una hinchada del fútbol, Buenos Aires, Prometeo Libros, 2007, 164 p. et John Alexander CASTRO LOZANO, « etnografía de hinchadas en el fútbol: una revisión bibliográfica », Maguaré, n°24, 2010, pp. 131-156.

3 Les manifestations accompagnent la volonté de la SCH de faire du retour à Boedo un sujet devant faire l'objet d'une intervention des pouvoirs publics. Le 11 novembre 2010 la SCH dépose un projet de loi à l'assemblée municipale de Buenos Aires visant la déclaration d'utilité publique des terrains en question, l'expropriation de Carrefour et leur restitution au club de San Lorenzo. Le 25 novembre 2010, le projet est pris en main par la députée municipale Laura Garcia Tunon du bloc Proyecto Sur, coalition de plusieurs partis de gauche à l'assemblée. Deux ans plus tard, le 15 novembre 2012 l'assemblée municipale de Buenos Aires se rallie dans sa totalité à la demande de la SCH désormais appuyée par les dirigeants du club. Par un vote unanime de 50 voix pour et 0 contre, elle ouvre la voie à l'expropriation par un tiers de l'entreprise française. La sortie de celle-ci des terrains qu'elle occupe est soumise à l'obligation pour le club de réunir les fonds nécessaires pour compenser l'entreprise, soit une somme avoisinant les 10 millions de dollars.

La perte du Vieux Gazomètre : du ressenti personnel à la demande de justice

Voilà, dans les grandes lignes, l'histoire de la mobilisation qui nous intéresse et qui est communément nommée « la Vuelta a Boedo », « le Retour à Boedo ». La disparition du Vieux Gazomètre est restée pendant longtemps une perte ressentie de manière individuelle, privée par les supporters de San Lorenzo. Tous ceux qui ont connu cette enceinte ont vécu sa fermeture en 1979 puis son démantèlement progressif de 1982 à 1983 comme un véritable déchirement. Sur ce point, lors des entretiens, la voix des supporters de San Lorenzo devient souvent rauque, les réponses mettent plus longtemps à se formuler. C'est notamment le cas avec Jorge, 70 ans aujourd'hui, qui nous fait part en ces termes de ses sentiments d'alors :

« [J'ai vécu la destruction du Vieux Gazomètre] comme tout le monde, avec une grande tristesse, une grande impuissance [la voix se casse un peu]. Ça a été très triste, voir tout ça démonté, hum, nous en aller de là-bas.

Comme je t'ai dit, moi je vivais là-bas dedans »8

Ceux qui ont connu le Vieux Gazomètre nous disent peu ou prou la même chose que Jorge : une émotion très forte, le sentiment de partir de « chez soi ». Mais des sentiments qui restent cloisonnés aux discussions entre amis, entre voisins. Seul un supporter, Daniel, nous explique avoir participé à un mouvement de protestation à l'extérieur des installations. Une mobilisation très vite dispersée par les forces de l'ordre. La majorité des personnes interrogées ne sait même pas qu'un tel mouvement a

8 Entretien avec Jorge Veltri, proche de la SCH, retraité, chez lui, Boedo, ville de Buenos Aires, 31 novembre 2014.

4 existé. Le régime militaire et ses politiques de répression sont souvent évoqués pour expliquer cette absence de réaction. Daniel, né en 1958, a été membre de la SCH de 2006 à 2015. Il a été le compagnon d'Adolfo Res pour mener les négociations et le porte à porte avec les députés à l'assemblée municipale de 2010 à 2012. Né dans le quartier de Boedo, il habite désormais dans le quartier de Palermo preuve d'une vie marquée par l'ascension sociale. Son frère et lui-même possèdent leur propre entreprise de transports. Il se place au centre-gauche de l'échiquier politique.

Mais l'intensité du ressenti face à la perte de ce lieu contraste fortement avec l'absence de volonté collective de revenir à Boedo au retour de la démocratie en 1983 alors que le club n'a toujours pas de stade. Lorsque l'on demande aux membres de la SCH ou aux sympathisants à partir de quel moment ils ont commencé à envisager un retour à Boedo les réponses peuvent se ranger en deux catégories. Premièrement il y a ceux qui, comme José, envisagent pour la première fois cet objectif avec la création de la sous-commission du supporter ou suite à ses actions à partir de 2005.

G.F. : « Quand se forme dans ton esprit l'idée de revenir à Boedo ? » José : « En réalité, quand naît la sous-commission du supporter. (…) Mes premiers pas [au sein de la SCH] je les ai fait grâce à A. [qui m'a dit] « viens, on va parler, toi tu es d'accord avec le fait de revenir à Boedo ? » « He ! Comment je ne vais pas être d'accord ? Mais A. qu'est-ce que tu me racontes ? ». Même moi je n'y

croyais pas.9

D'un autre côté sont ceux qui ont toujours gardé en tête cet espoir mais d'une manière très personnelle et privée. Marcelo et Carlos Alberto sont de ceux-là :

G.F. : « Quand se forme dans ton esprit l'idée de revenir à Boedo ? » Carlos Alberto : « Toujours, enfin, durant les dernières années plus encore car je voyais tout ce mouvement,

qu'il y avait des gens qui s'impliquaient aussi. »10

Marcelo : « En ce qui me concerne personnellement, tu vois, j'en parle toujours avec les camarades, avec Adolfo, avec tous les camarades, c'est quelque chose, j'ai un sentiment depuis que nous sommes partis d'avenue La Plata. Il y avait toujours dans un recoin de moi-même la tristesse d'avoir perdu le stade. (….) Je regardais à

9 Entretien avec José, membre de la SCH, professeur de physique au collège, café Homero Manzi, Boedo, ville de Buenos Aires, 8 janvier 2015.

10 Entretien avec Carlos Alberto, membre de la SCH, agent de sécurité, café Homero Manzi, Boedo, ville de Buenos Aires, 24 novembre 2011.

5 la télévisions les matchs, par exemple, en Europe, (…) je regardais le second plan, je regardais les stades, et je me disais (…) « qu'est-ce que ce serait bien d'avoir un stade de ciment ! » (…) C'était une pensée très particulière, très personnelle. (…) Le temps a passé, San Lorenzo a inauguré son stade [dans le quartier du Bajo Flores] (…) mais je sentais fermement que ce n'était pas le lieu de San Lorenzo. (…) Et je suis allé à ma

première réunion [de la SCH] au club GON en 2006. Et là-bas j'ai rencontré l'idée du retour à Boedo. »11

Ainsi, le lien historique entre le CASLA et le quartier de Boedo a survécu au rythme des histoires contées entre amis ou en famille, au stade, dans les chants des supporters12, par le maintien du siège du club sur l'avenue La Plata ou encore lors des rassemblements après les grandes victoires au croisement entre les avenues San Juan et Boedo, centre névralgique du quartier du même nom. Mais pendant près de trente ans il n'est resté que cela : des discours, des histoires, une symbolique, un passé rêvé mais désormais impossible13. Ce phénomène est particulièrement frappant si l'on s'intéresse aux entretiens avec les membres les plus jeunes de la SCH n'ayant pas connu le Vieux Gazomètre :

Martin : « Sans être un supporter avec une famille de San Lorenzo, l'héritage culturel et social, au travers de l'histoire, m'a atteint également par le contact avec d'autres supporters plus âgés comme je t'ai dit plus haut. (…) Leur visage s'illumine quand ils te parlent de leur vie à l'intérieur, quand ils te parlent des après-midi dans le club sans que San Lorenzo joue au football. (…) Comment je regrette de n'avoir pas pu vivre cela. (…) Alors la

douleur m'atteint également, elle se transfère à moi par ce côté. »14

Franco, un peu plus jeune que Martin, nous explique que pour lui « ce stade était l'endroit où allaient mon père et mon grand-père, l'endroit où vivait le quartier, un lieu de rencontres »15.

11 Entretien avec Marcelo, membre du bureau de la SCH, élu en commission directive pour Croisade pour San Lorenzo, employé, locaux de la radio Genesis, Parque Chacabuco, Ville de Buenos Aires, 13 janvier 2015.

12 Nous n'avons pas l'espace de développer ce point ici mais de nombreuses chansons font référence au fait d'être de Boedo. Si certaines d'entre-elles font directement référence au retour à Boedo et sont récentes, d'autres datent de plusieurs décennies et sont toujours reprises avec une forte ferveur les jours de matchs.

13 Nous résumons, ici, ce qui est ressorti des entretiens que nous avons menés auprès des membres et des proches de la SCH.

14 Entretien avec Martin Dianda, membre de la SCH, étudiant, à notre domicile, Villa Crespo, ville de Buenos Aires 01 novembre 2014.

15 Entretien avec Franco, étudiant, membre de la SCH, café Homero Manzi, Boedo, ville de Buenos Aires, 13 décembre 2014.

6 Martin, né en 1985, est membre de la SCH depuis 2008. L'un des plus jeunes membres de la SCH, il s'est longtemps occupé de maintenir actualisé le blog Restitution Historique. Il est aujourd'hui moins actif car il mène de front une formation universitaire en journalisme et un emploi comme technicien électronique. Il se situe au centre-gauche de l'échiquier politique.

Le club, lui, est resté sans stade fixe de 1979 à 1993 puis en a construit un nouveau, dans le Bajo Flores, à 3 kilomètres de là : le stade Pedro Bidegain, autrement connu comme le Nuevo Gasometro, le Nouveau Gazomètre. Comme nous l'avons vu le retour à Boedo n'était pas envisageable, il n'était même pas envisagé, ni par le club, ni par les supporters. L'ambition, le rêve d'un retour à Boedo, prend forme selon différentes configurations temporelles et spatiales au niveau individuel. Ainsi, Adolfo Res, véritable pilier de la SCH16 et historien autodéclaré du club, déclare en avoir fait son idée fixe à partir de 1998. De fait, il organise dès cette année-là des mini-conférences sur l'histoire du club et du Vieux Gazomètre dans divers cafés du quartier de Boedo puis lance, avec son frère Diego, une émission de radio nommé « San Lorenzo Hoy, Ayer y Siempre », « San Lorenzo Aujourd'hui, Hier et pour Toujours », qui poursuit cette initiative à partir de 2003. Le retour à Boedo occupe une place de choix au cours de cette émission hebdomadaire. D'autres supporters, nous l'avons vu, se rallient progressivement à la cause et décident de s'impliquer à partir du lancement de la SCH en avril 2005 voire en 2006-2007 lorsque le club récupère 4500 m² qui avaient été laissés à l'abandon derrière la grande surface. Un terrain que les ordonnances du régime autoritaire avaient destiné à la construction d'une école mais qui est resté à l'abandon depuis 1983.

La grande majorité des supporters du CASLA se rallie à la cause dans le mouvement même, mobilisation après mobilisation, alors que le retour à Boedo cesse de n'être que lubie personnelle et privée ou nostalgie défaitiste pour se transformer en véritable objet de débat public rendant nécessaire l'intervention du gouvernement municipal et brassant des thèmes aussi larges que la lutte pour les droits de l'homme, les méfaits économiques du régime militaire ou encore l'expropriation d'une multinationale. En effet, le discours et les revendications portés par la SCH et ses membres passent progressivement d'un mode intimiste et nostalgique basé sur les souvenirs d'une grandeur institutionnelle perdue, de moments personnels vécus dans les travées du Vieux Gazomètre, sur le ton du « que lindo seria volver », « que ce serait beau de revenir », à un mode revendicatif qui distribue les responsabilités et où le mot d'ordre est une revendication de justice face aux exactions

16 Jusqu'en 2015 où des différents internes l'ont poussé à quitter la SCH sans pour autant abandonner la lutte pour le retour à Boedo.

7 du régime militaire. Dans la bouche des supporters de San Lorenzo les fautifs ne sont plus, principalement, les « mauvais dirigeants » du club de l'époque mais l'intendant Cacciatore et, par extension, la dictature et son arbitraire, San Lorenzo devient une victime supplémentaire de la dictature, le Vieux Gazomètre le disparu numéro 30 00117. On voit bien que le problème du retour à Boedo n'est plus une affaire de « famille », une affaire du club. Il devient un problème politique à part entière, tout du moins dans le discours de la SCH et de ses partisans. Ainsi, la note historique et explicative qui accompagne le projet de loi déposé par la SCH le 11 novembre 2010 se termine par ces mots « [l]a récupération du terrain de l'avenue La Plata est un acte de justice et de réparation historique. Pour cela, nous sollicitons, Monsieur le Président, l'approbation de ce projet »18. Le retour à Boedo est désormais conçu comme un problème politique par les supporters de San Lorenzo faisant des aspects urbanistiques – problèmes de réinsertion d'un important complexe sportif dans un tissu urbain dense, d'externalités négatives provoquées par l'affluence massive de spectateurs les jours de matchs -, économiques – questions de la faisabilité du projet, de son impact sur l'emploi dans la zone, des finances précaires du club -, sécuritaires – inquiétudes des riverains quant aux possibles débordements les jours de matchs-, autant d'aspects soumis à une question de justice et s'inscrivant au sein des politiques de réparations engagées à partir de 2003 en Argentine en rapport avec les exactions commises par le régime militaire19.

Avant même que le projet soit accompagné par des personnes du champ politique local et national, les supporters de San Lorenzo, la SCH en tête, procèdent à une politisation du retour à Boedo dans le sens où l'entend Jacques Lagroye : une « requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activités »20. Les agents sociaux dont il est question ici sont, à ce moment-là, la SCH accompagnée par d'autres espaces d'échanges et de mise en contacts de supporters du CASLA : les sites internets Mundo

17 En référence au nombre de 30 000 fréquemment cité quant à la quantité de victimes du régime autoritaire du Processus de Réorganisation Nationale.

18 Projet de loi déposé par la SCH, archive personnelle, 2010.

19 Le projet de loi présenté en novembre 2010 à l'assemblée municipale de Buenos Aires s'intitule ainsi « Ley de Restitucion Historica », « Loi de Restitution Historique ».

20 Jacques LAGROYE, « Les processus de politisation », dans J. LAGROYE (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 360-361.

8 Azulgrana, De Boedo Vengo et quelques peñas2122. L'objectif principal est d'obtenir l'intervention des pouvoirs publics locaux, et donc la mise sur agenda du retour à Boedo. Adolfo Res l'exprime très clairement lors de l'une des réunions hebdomadaires de la SCH : « avant, tout le monde disait que [quitter le Vieux Gazomètre] était le fait à 70 % des dirigeants du club et à 30 % des militaires, nous avons réussi à inverser cela ». D'autres agents sociaux rejoindront les revendications de la SCH de manière progressive à partir de 2010, professionnels de la politique, acteurs de la lutte pour les droits de l'homme et dirigeants du club en tête. Il est certain que l'arrivée de ces nouveaux acteurs ne s'est pas faite sans, en retour, modifier les revendications de la SCH et donc la teneur plus ou moins radicale de ses positions. Les supporters de San Lorenzo ont dû modifier leur position vis-à-vis de Carrefour qui restera propriétaire d'une parcelle sur le terrain et pourra y construire une succursale intégrée au futur complexe sportif et de la municipalité qui s'est refusée à prendre en charge les coûts de l'expropriation, pourtant l'une des revendications principales de la SCH en 2010.

Cette requalification du retour à Boedo avait certainement une visée stratégique, mais il ne faudrait pas non plus voir dans les membres de la SCH des stratèges machiavéliques. Cette requalification se fonde sur un véritable sentiment d'injustice. Peu importe pour les supporters de San Lorenzo, au fond, que les dirigeants du club ou les leaders politiques de l'époque en soient les principaux responsables. L'important est de revenir à Boedo, de renouer avec l'histoire du CASLA, une histoire qui s'entrelace de destins individuels et avec l'appartenance collective et personnelle à un espace qu'est le quartier de Boedo. Et c'est là un point extrêmement important quant à cette mobilisation. Si un discours large, rentrant dans les canons de l'environnement discursif argentin du début des années 2000, est développé pour atteindre l'objectif fixé, l'un des moteurs de la mobilisation semble être davantage l'attachement au club, cette passion qu'il leur est impossible d'expliquer clairement lors des entretiens. Ainsi les articles publiés très fréquemment par la SCH sur son blog Restitución Histórica font allégrement l'aller-retour entre des grands mots d'ordres appelant à la justice et aux droits de l'homme et des histoires personnelles visant à déclencher des émotions chez le lecteur.

21 Les peñas réunissent les personnes supportrices d'un club donné résidant dans une zone géographique précise afin de se retrouver plus facilement lors de certains événements et de s'organiser pour suivre leur équipe favorite. Il existe de nombreuses peñas de supporters de San Lorenzo dans la province de Buenos Aires et les autres provinces argentines mais également à l'étranger.

22 Ces informations sont tirées de l'entretien réalisé avec Adolfo Res, ancien membre du bureau de la SCH, ancien élu en commission directive pour Croisade pour San Lorenzo, café Homero Manzi, Boedo, ville de Buenos Aires, 23 décembre 2014.

9 Nous pensons tout particulièrement aux articles où Adolfo Res détaille la dernière fois où il est allé assister au dernier match du CASLA au Vieux Gazomètre en compagnie de son père et du silence dont a fait preuve ce dernier durant tout le chemin du retour. Nous pensons également à cette vidéo de l'une des mobilisations où un supporter en pleurs déclare « aujourd'hui je ne suis pas revenu à Boedo. Aujourd'hui c'est mon père qui est revenu », vidéo réutilisée par la SCH lors de l'hommage réalisé à l'assemblée municipale pour fêter les deux ans de la loi23. De même, les réponses sont fleuves lors des entretiens lorsque nous leur parlons de leurs souvenirs de San Lorenzo, du Vieux Gazomètre, de ce que représente pour eux le quartier de Boedo. Elles sont beaucoup plus succinctes lorsqu'elles portent sur les thèmes de la dictature et d'une lutte pour les droits de l'homme.

La requalification du retour à Boedo en problème politique, sa mise sur agenda, la question de l'appropriation différentielle du discours tenu par la SCH chez les mobilisés, l'influence de ceux-ci sur la forme que prend progressivement la mobilisation mais aussi l'influence de nouveaux acteurs sur le discours et les revendications de la SCH, l'interaction, in fine, de tous ces éléments, présentés plus que brièvement ici, nous a amené à formuler la question suivante :

Comment et dans quelle mesure ont interagi la construction du retour à Boedo en enjeu politique, la mobilisation et les processus de politisation des individus qui y ont pris part ?

23 « El cuervo que emociono a todos con sus lagrimas », disponible sur internet, https://www.youtube.com/watch? v=6Y8fEETXoQ4, dernier accès novembre 2015.

10 Nous souhaitons expliquer pourquoi nous avons fait le choix de restreindre notre échantillon aux seuls militants de la SCH. Premièrement nous avons décidé d'opérer par le biais de l'observation participante. Pendant près de 5 mois nous avons partagé leur labeur quotidien, leurs joies, leurs peines, leurs emportements, leurs victoires, leur impatience aussi. L'observation participante est une méthode chronophage qui laisse peu de place au contact avec des acteurs éloignés de notre groupe de référence et nous avons préféré maximiser le temps passé auprès des membres de la SCH. Deuxièmement, nous souhaitions réaliser une enquête statistique de plus large envergure sur la base des contacts possédés par la SCH dans le cas où cette base de donnée nous était ouverte. Une porte qui s'est bien vite refermée car les membres de la SCH nous ont expliqué qu'ils ne souhaitaient pas que cela soit pris comme une man?uvre électorale dans le but de s'emparer de la Commission Directive aux prochaines élections. Troisièmement, la SCH est extrêmement jalouse de l'image qu'elle peut donner d'elle-même comme le montre le point précédent. Il existe donc une assez forte exigence auprès de ses membres pour qu'ils se comportent de manière irréprochable24. Lors de la réunion hebdomadaire du 6 octobre 2014 un débat virulent a ainsi éclaté concernant une campagne lancée sur les réseaux sociaux par plusieurs membres du groupe. Plusieurs personnes du bureau de la SCH estimaient qu'elle donnait une mauvaise image de celle-ci et les plaçait dans une position inconfortable vis-à-vis de leurs interlocuteurs extérieurs, en l’occurrence les dirigeants de l'entreprise Carrefour. Nous avons fait le choix, au vu de ce contrôle assez strict, de ne pas prendre le risque de perdre leur confiance gagnée grâce à notre présence quotidienne à leurs côtés et nous n'avons noué aucun contact ni avec les riverains opposés au projet ni avec les dirigeants et travailleurs du supermarché Carrefour. Ce choix peut paraître préjudiciable à notre recherche. Cependant, il nous semblait nous trouver en équilibre précaire pendant un certain temps au vu de la méfiance déguisée d'humour dont nous avons pu faire l'objet sur la base de notre statut de Français donc potentiellement lié à Carrefour. De plus, le fait d'être en permanence accompagné de notre carnet de notes lors des premières réunions n'a certainement pas arrangé les choses pour des personnes peu habituées à la prise de notes en réunion. L'observation participante alliée à la réalisation d'entretiens avec des membres de la SCH, mais également avec des députés municipaux ayant joué un rôle dans le vote de la Loi de Restitution Historique, ainsi que l'obtention d'archives de l'assemblée municipale ont donc été nos sources primaires de données.

Notre dispositif d'enquête

24 Ceci n'est vrai que dans une certaine mesure pour les leaders de la SCH qui ont plus de latitude dans leurs faits et gestes.

11 Nous avons passé un total de 8 mois à Buenos Aires. Nous avons effectué notre premier séjour de juin à août 2013. Notre objet de recherche était alors différent puisque nous souhaitions intégrer une barra brava afin de poursuivre le travail que nous avions effectué pour notre mémoire de master au sein de la barra du club équatorien du Barcelona Sporting Club, la Sur Oscura. Nous avons été confronté à une impossibilité de rentrer en contact avec les membres de la barra qui nous intéressait car la situation était extrêmement tendue en Argentine à ce moment-là avec trois morts en deux mois suite à des affrontements lors de matchs de football. Nous avons alors décidé de modifier notre objet de recherche et, vers la fin de notre séjour, nous sommes entrés en contact avec les membres de la SCH.

Notre deuxième séjour à Buenos Aires s'est effectué de septembre 2014 à janvier 2015. Nous avons opéré par observation participante au sein de la SCH car nous estimons qu'une démarche ethnographique permet d’accéder « aux pratiques non officielles, celles qui probablement ne seraient pas évoquées dans un questionnaire ou une interview »25. Nous avons participé à l'ensemble des réunions de la SCH qui se sont tenues pendant notre présence en son sein et à l'ensemble des activités organisées par cette dernière à l'exception d'un spectacle de danse folklorique et du repas de fin d'année auxquels nous n'avons pu être présents. Nous avons assisté, entre autres, à un festival de boxe, une journée centrée autour de la lutte pour le maintien et la rénovation d'un hôpital psychiatrique, un asado pour le retour à Boedo, une soirée d'hommage aux joueurs du CASLA doubles champions nationaux de football de 1972, un hommage à Jorge Julio Lopez… Nous avons également pu assister à une réunion de commission directive du club de San Lorenzo et à l'anniversaire des deux ans de la loi à l'assemblée municipale. De plus, nous effectuions des permanences au sein de la maison de la culture sanlorenciste, généralement les jeudi et vendredi de 17h à 20h. Nous étions chargés, en particulier, de remettre les cartes de socios refondateurs aux personnes ayant acheté un m² du terrain d'avenue La Plata. Lors de chaque match nous tenions un poste de récoltes de dons pour le retour à Boedo en compagnie d'autres militants de la SCH à l'entrée de la tribune populaire ou de l'une des deux tribunes latérales. Nous avons également participé à d'autres événements extérieurs à la SCH mais dans le quartier de Boedo. Nous sommes ainsi rentrés en contact avec des militants associatifs du quartier et avec des militants péronistes de la zone. Nous avons essayé, au maximum, de nous familiariser avec le quartier de Boedo.

25 Olivier SCHWARTZ. « Postface/L’empirisme irréductible » In ANDERSON, Nels. Le Hobo : Sociologie du sans- abri. Paris : Armand Colin, 2011, p. 265-305.

12 Nous avons accompagné cette démarche ethnographique d'entretiens de types biographiques avec les membres de la SCH. Nous en avons réalisé treize, sachant que la SCH compte environ une trentaine de membres réellement actif et que les réunions hebdomadaires réunissent sensiblement le même nombre de personnes. Nous avons également mené des entretiens avec neuf députés ayant participé, à un moment donné ou à un autre, au processus ayant abouti au vote de la loi de Restitution Historique. Nous avons obtenu de la part du département d'archives de l'assemblée de Buenos Aires les archives de l'ensemble des textes de lois relatifs au Vieux Gazomètre et aux terrains occupés par le club de San Lorenzo.

Répondre à la question posée plus haut implique de s'intéresser à de nombreux sujets sous-jacents. Nous allons maintenant développer les pistes qui nous semblent les plus prometteuses. Nous allierons ici clarifications théoriques, données empiriques et nos hypothèses actuelles.

Le football en Argentine : entre influence politique et ancrage local

Premièrement, il apparaît nécessaire de replacer le retour à Boedo dans une histoire plus large des relations entre pouvoir politique et football en Argentine. Nous adopterons une perspective visant à étudier les contraintes auxquelles se confrontent les acteurs et les ressources qu'ils trouvent à leur disposition et qui sont des héritages du passé : « l'observation des pratiques est alors appelée à être mise en rapport avec la façon dont des formes de vie collective et des mondes professionnels ont été structurés historiquement »26. Lucie Hémeury, qui a travaillé sur les interactions entre football et politique au cours des deux premiers gouvernements péronistes, estime que les pratiques ayant eu cours à cette époque, notamment de prêts avantageux à certains clubs pour l'agrandissement de leurs enceintes, sont en totale continuité avec celles des gouvernements précédents. À la limite, elles sont accentuées dans certains cas27. Le fait que des partisans du péronisme se retrouvent à la tête de l'AFA dépend autant d'une volonté de cette dernière d'accéder à des fonds gouvernementaux, d'assurer sa continuité et de maintenir son cercle dirigeant que d'un intérêt du gouvernement péroniste à avoir une mainmise sur cette organisation. Tout en rejoignant l'idée que la majorité des

26 Yannick BARTHE, et al. « Sociologie pragmatique : mode d'emploi », Politix, 2013/3, n°103, p. 182.

27 L'exemple donné par Lucie Hémeury est celui du stade Juan Domingo Peron du Racing Club Avellaneda construit grâce à des fonds débloqués sur intervention du ministre des finances de Peron, Ramon Cereijo, supporter inconditionnel de Racing, cf. Lucie HÉMEURY. « Le pouvoir hors-jeu ? Football et péronisme en Argentine (1946- 1955), Cahiers des Amériques Latines, 2013/3, n°74, pp. 55-74.

13 clubs et l'AFA ont généralement entretenu des liens cordiaux avec la sphère politique pour attirer les ressources nécessaires à leur développement, nous souhaiterions émettre l'hypothèse d'une exception San Lorenzo. Les écrits de la SCH présentent un club de San Lorenzo victime d'un pouvoir politique arbitraire mais n'hésitent pas à remonter plus loin de le temps pour démontrer que leur club a, de tout temps, été lésé en comparaison avec d'autres clubs du pays. L'exemple le plus souvent donné est la rénovation des stades de Vélez Sarsfield, de River Plate et de Rosario Central en vue de la coupe du monde 1978 alors que le CASLA est poussé à quitter ses installations de Boedo28.

Il nous semble qu'il est compliqué d'affirmer que le CASLA a été victime de politiques volontaires visant sa fragilisation. Mais il nous apparaît de plus en plus clair que les échanges de bons procédés mis en avant par Lucie Hémeury ne s'appliquent pas avec la même force dans le cas de San Lorenzo, et que l'on observe plutôt une multiplication d'échecs de la part des dirigeants du club d'établir des relations stables et profitables avec le pouvoir politique. Plusieurs histoires, issues de nos discussions avec les membres de la SCH, semble corroborer cette hypothèse. En 1931, le président du CASLA, Pedro Bidegain, lié au radicalisme, est déporté à Ushuaïa suite au renversement d'Hipolito Yrigoyen par José Félix Uriburu. De fait, l'influence du radicalisme continue de se faire sentir au sein du club, raison pour laquelle il ne bénéficie pas des largesses du gouvernement péroniste qui facilite la construction de stades en ciment. En effet, en 1949, l'un des candidats au poste de président du club, Bernardino Garagusso, propose la transformation du Vieux Gazomètre en enceinte moderne de ciment29 qui serait nommé le stade Eva Peron. Nous ne pouvons pas savoir si c'est cette proposition qui lui a coûté la victoire. Mais il est certain que dans ce foyer du radicalisme qu'est alors San Lorenzo, la proposition n'est pas retenue malgré l'avantage pratique qu'elle présente à l'époque. En conséquence, le Vieux Gazomètre, à la pointe de la modernité à la fin des années 1930 avec son éclairage, garde une structure posant des problèmes de maintenance tels que les bris des gradins en bois ou leur moisissure. Ceci permettra à la municipalité de Buenos Aires

28 Nous avons écouté cet exemple donné plusieurs fois par Adolfo Res lors de discussions informelles et lors de réunions de la SCH. Pour un exemple voir Adolfo RES, « San Lorenzo de Almagro necesita justicia », blog Restitucion Historica, 4 juin 2011, disponible en ligne http://restitucionhistorica.blogspot.fr/2011/06/san-lorenzo- de-almagro-necesita.html, dernier accès novembre 2015.

29 LeVieux Gazomètre, construit en 1916, est alors composé de tribunes en fer, les gradins étant constitués de planches de bois (tablones).

14 de le qualifier de « stade obsolète et en ruine » dans l'une des ordonnances qui entérine la sortie du CASLA des terrains d'avenue La Plata30.

En ce sens nous pourrions voir dans le retour à Boedo, le symptôme d'une modification des rapports entre pouvoir politique et dirigeants du CASLA. Un changement qui ne serait pas une nouveauté historique car, si les relations entre pouvoir politique et dirigeants du CASLA ont été chaotiques, elles ont généralement suivi une sorte de mouvement de balancier. C'est ainsi qu'une ordonnance municipale de 1960, une loi nationale de 1965 et une nouvelle ordonnance municipale en 1965 ont autorisé la cession pour une période de 99 ans des terrains du Parc Almirante Brown au club, terrains où ont été construites ses installations actuelles3132. En ce qui concerne le retour à Boedo, un changement d'ampleur dans la politique interne du club prend place en septembre 2012 avec l'élection à la présidence du duo Tinelli-Lammens. Le premier est le présentateur de télévision le plus populaire en Argentine et possède la réputation de pouvoir faire ou défaire la carrière politique de quiconque par ses interventions télévisées. Matias Lammens, occupant le poste de président, est l'avocat de celui-ci. Au sein de leur force politique interne au club, nommée XXIème siècle, on retrouve également Gonzalo Ruanova, député de la ville pour le parti Nouvelle Rencontre33, et Sergio Constentino, fonctionnaire de la ville de Buenos Aires, un proche du PRO et de son leader Macri. La présence de Marcelo Tinelli à la tête du club, si l'on en croit la majorité des députés avec qui nous nous sommes entretenus, a facilité le vote à l'unanimité à l'assemblée de par ses connexions avec les secteurs patronaux, et donc avec le PRO. Il faut ajouter à cela qu'actuellement Tinelli et Lammens occupent respectivement les postes de troisième vice-président et de trésorier de l'AFA. Ces changements récents devront être pris en compte au moment de saisir les processus qui ont abouti à la construction du retour à Boedo en tant qu'enjeu politique.

30 Ordonnance n°35.637 du 24 mars 1980, Boletin Oficial de la ciudad de Buenos Aires, 28 mars 1980.

31 Ordonnance municipale n°17.169 du 27 décembre 1960, Boletin municipal de la ciudad de Buenos Aires, 3 février 1961 ; Loi nationale n°16 729 du 22 septembre 1965 ; Ordonnance municipale n° 20 777 du 21 octobre 1965.

32 Nous n'avons pas le temps de revenir en détail sur les débats qui entourent la cession par la ville de Buenos Aires de ces terrains au CASLA. Pour la SCH et en particulier pour Adolfo Res cette cession a été effectuée dans le but de faire quitter Boedo au CASLA à terme. En tout cas il est certain que les autorités militaires utiliseront la menace d'une annulation de cette concession en 1979. En effet, l'ordonnance municipale n°35 172 du 28 août 1979 annule la cession d'une partie des terrains du parc Almirante Brown au CASLA. En décembre de la même année le Vieux Gazomètre est fermé mais le CASLA garde l'usufruit des terrains dont il est question ci-dessus.

33 Nuevo Encuentro, Nouvelle Rencontre, est un parti politique appuyant le Front pour la Victoire de la présidente sortante Cristina Kirchner.

15 Deuxièmement, la force de la relation entre quartiers et clubs de football à Buenos Aires est un aspect historique fondamental dans l'histoire du football en Argentine. Julio Frydenberg a bien montré comment des rivalités footballistiques sont nées dans une cité portègne alors peu homogène, marquée par des voisinages (vecindarios) largement hétérogènes au niveau de leur aménagement urbain. Dans les années 1920 Buenos Aires se modifie considérablement. Les vecindarios se transforment en quartiers (barrios) quadrillés semblables. La différence entre quartiers se reconstruit alors autour des identités footballistiques sur un plan symbolique poussant « les différents clubs de Buenos Aires à devenir de manière très efficace des représentants identitaires et des étendards des communautés de quartier »34. Le quartier, le club et l'équipe deviennent liés. Et l'on assiste à la naissance de grandes oppositions territoriales et sportives basées sur ce triptyque. Dans notre cas San Lorenzo et Boedo s'opposent, tout particulièrement, au voisin Huracan du quartier limitrophe Parque Patricios. Ce qui se joue dans ces oppositions c'est l'honneur considéré comme un attribut de la masculinité, un honneur défendu par des groupes d'hommes – les muchachadas, les barras – dont les lieux de sociabilité sont les bars du quartier et qui passent progressivement de groupes anonymes à représentants d'un club, d'une équipe et d'un quartier35. Ce lien club-quartier sera progressivement renforcé car les clubs, dont l'activité première et principale reste le football, vont peu à peu diversifier leurs activités afin d'augmenter leurs revenus en attirant de nouveaux socios3637. Ils sont nombreux à se nommer « Club Athlétique » ou « Club Social et Sportif ». À titre d'exemple, à la fin des années 1920, alors que le football n'est pas encore passé professionnel, le CASLA compte 15 000 socios38. Certes tout le monde n'était et n'est pas socio du club de San Lorenzo dans le quartier de Boedo, mais à partir des années 1920 « les fidélités et les partisaneries footballistiques dans un

34 Julio FRYDENBERG, « Football à grand spectacle et identification de quartier à Buenos Aires », Cahiers des Amériques Latines, 2013/3, n°74, p. 50.

35 Julio FRYDENBERG, Historia Social del Futbol. Del amateurismo a la profesionalizacion. Buenos Aires, Siglo Ventiuno, 2011, 304 p.

36 Le statut de socio est répandu dans l'ensemble de l'Amérique Latine. Un socio est une personne qui décide de donner une certaine somme d'argent tous les mois au club ce qui lui donne le droit à divers avantages, notamment, l'accès aux installations sportives et culturelles appartenant au club. Ce versement mensuel leur offre la possibilité de prendre part aux décisions internes au club (élection ou démission de la présidence par exemple).

37 Julio FRYDENBERG, Historia Social del Futbol. Del amateurismo a la profesionalizacion. Buenos Aires, Siglo Ventiuno, 2011, pp. 164-171.

38 Ibid., p. 165.

16 quartier, par exemple Boedo, liaient une écrasante majorité de ses habitants qui pouvaient se dire sympathisants ou supporters de San Lorenzo »39. Les clubs, à partir de cette période, deviennent des lieux de sociabilité nouveaux et fortement ancrés dans la communauté locale qu'est le quartier.

Le quartier de Boedo continue de porter les marques de son attachement au CASLA malgré son exil du côté du Bajo Flores. Si vous y déambulez, vous serez sûrs de tomber sur une multitude de graffitis en l'honneur des Santos, du Ciclon, des Cuervos, des Matadores40 ; de nombreux artefacts urbains tels que des poteaux de signalisation ou des maisons abandonnées sont peints en bleu et rouge ; de nombreux bars affichent sur leur mur leur préférence pour le CASLA, ou bien sont tout simplement nommés le Santo ou le Café San Lorenzo. Nous tenons à préciser que les frontières cadastrales du quartier de Boedo ne sont pas celles, à géométrie variable, des supporters. Souvent leur géographie de ce quartier déborde à l'ouest de l'avenue La Plata, limite entre Boedo et Parque Chacabuco, et au nord dans le quartier d'Almagro, lieu de naissance du club – qui en porte d'ailleurs le nom, Club Athlétique San Lorenzo de Almagro. La présence de traces, de marques du lien reliant le club et le quartier ont pris une nouvelle ampleur depuis une dizaine d'années. La SCH a mobilisé un grand nombre de supporters du CASLA lors des manifestations, elle a mené un travail long et ardu de dialogue et de négociations avec les élus municipaux, ainsi qu'un travail de réinsertion du club dans le quartier de Boedo. Au c?ur de cette stratégie la propriété située au numéro 1691 de la rue Marmol a été rachetée en 2010. Cela a été possible grâce à la vente de t-shirts, l’organisation de grands barbecues (asados) mais également l’apport financier volontaire de plusieurs supporters et supportrices. A l'époque, la maison est en ruine. Après remise en état la même année, elle devient la « Maison de la Culture Sanlorencista » où de nombreuses activités culturelles, sportives et juridiques sont proposées aux socios et aux habitants et habitantes du quartier. Dans le même temps, une collecte de livres a été mise en place pour agrandir la collection de la bibliothèque Osvaldo Soriano située dans l’un des sièges du club, la Casa del Vitalicio, où se tiennent les réunions de la SCH. L’objectif étant de recréer une bibliothèque digne de celle des années 1940 possédée par le CASLA. On le voit, le retour à Boedo s'accompagne d'une définition de ce que doit être le club et de la place qu'il doit occuper dans le quartier. Cette réinsertion dans Boedo répond à une double

39 Ibid., p. 169.

40 Les clubs argentins jouissent de nombreux surnoms. Nous utiliserons indifféremment, pour parler du CASLA, les termes Ciclon, Cuervos, Matadores, Santos. Ces surnoms datent des années 1920 et sont rapidement popularisés par la presse sportive de l'époque relatant les rivalités entre clubs comme le montre Julio Frydenberg cf. Julio FRYDENBERG, « Football à grand spectacle et identification de quartier à Buenos Aires », Cahiers des Amériques Latines, 2013/3, n°74, pp. 37-53.

17 logique. Elle doit permettre de rallier les riverains réticents en leur démontrant que ce n'est pas seulement un stade de football qui revient, mais l'ensemble des activités qui existaient jusqu'à la fin des années 1970 dans les installations du Vieux Gazomètre : cinéma, théâtre, stand de tir, terrains de tennis, piste d'athlétisme, carnavals populaires, basket, hockey sur patin à roulettes, concerts… Elle renforce, également, l'attachement de ceux qui ont connu le Vieux Gazomètre à la réussite de cette entreprise.

Ces deux éléments de contexte, les rapports entre le football et la politique au niveau national et le rapport entre quartiers et clubs de football au niveau local, sont à prendre en compte pour expliquer les processus qui ont ouvert la voie à l'inscription du retour à Boedo à l'agenda politique et qui ont permis à la SCH de mobiliser massivement derrière ses mots d'ordre.

Un cadre théorique centré sur la notion de carrière

Nous interroger sur les interactions entre la construction du retour à Boedo, la mobilisation en elle- même et les processus de politisation des individus qui y ont pris part implique, également, de porter une attention toute particulière à la SCH et aux individus qui l'ont composée et qui la composent aujourd'hui.

Notre ambition est d'analyser la SCH d'une manière dynamique, loin d'une histoire faite de dates et de noms propres. Nous souhaitons expliquer ce que ses évolutions organisationnelles et discursives ont à voir avec les personnes qui l'ont successivement composée et avec les contextes auxquels elle s'est confrontée, que ce soit dans ses rapports à la politique interne du club, aux supporters dans leur ensemble, ou au champ politique spécialisé. Il nous semble que l'outil théorique le plus adapté reste le concept de carrière qui permet de porter « une attention égale aux processus et à la dialectique permanente entre histoire individuelle et institution et, plus généralement, les contextes. »41. L'approche en termes de carrière permet de dessiner des séquences typiques d'engagement. Mais si nous ne voulons pas perdre de vue qu'une carrière est faite d'une dimension objective et d'une dimension subjective, comme le fait remarquer justement Howard Becker42, nous suivrons les indications de Camille Hamidi. Cette dernière nous invite à porter une attention particulière à la

41 Olivier FILLIEULE. « Propositions pour une analyse processuelle de l'engagement individuel. Post Scriptum ». Revue française de science politique, 2001/1, Vol. 51, p. 200.

42 Howard BECKER. Outsiders. Études de la sociologie de la déviance. Paris : Métailié, 1985, p. 126.

18 subjectivité des individus à chaque niveau de l'analyse car « le contexte politique, les attributs socio- économiques, les relations interindividuelles, etc., n'ont d'effet sur les engagements que parce qu'ils sont appropriés, interprétés, dotés de significations par les acteurs. »43. Porter attention aux histoires individuelles des personnes s'étant engagées au sein de la SCH implique de s'intéresser à leur rapport à la politique. Ce que nous entendons par là c'est qu'il nous faut comprendre ce que ce rapport doit mais aussi a apporté à la mobilisation et à l'évolution de la SCH. Ceci nous permettra, nous l'espérons, de faire dialoguer engagement individuel, développement collectif des cadres mobilisateurs, appropriations différentielles de ceux-ci et les contextes nationaux, locaux et organisationnels. Nous avons décidé de rendre compte de nos résultats en adoptant une analyse par les configurations qui « a pour but de spécifier les contextes et les conditions dans lesquelles les processus se déroulent, afin d'aboutir à des généralisations partielles – dont la validité pourrait ensuite être testée par de nouvelles études »44.

Nous envisageons le rapport au politique des membres de la SCH, leur politisation, comme une double dynamique de conflictualisation et de spécialisation45. Entendue comme spécialisation, la politisation au niveau individuel, renvoie à la notion de compétence politique, c’est-à-dire à la « capacité à maîtriser le savoir spécialisé que mettent en ?uvre les acteurs de la compétition partisane et électorale, savoir qui engendre un sentiment de proximité à la sphère politique »46. Envisager la politisation comme conflictualisation renvoie à l'objectif de repérer les processus de politisation du discours des acteurs. On reconnaît qu'il y a politisation d'un discours lorsque il y a et « montée en généralité » et reconnaissance de la dimension des positions conflictuelles adoptées. Il y a « montée en généralité » lorsque l'on sort de la situation même d'interaction, que les acteurs font

43 Camille HAMIDI. La société civile dans les cités. Engagement associatif et politisation dans des associations de quartier. Paris : 2010, Economica, p. 40.

44 Camille HAMIDI. La société civile dans les cités. Engagement associatif et politisation dans des associations de quartier. Paris : 2010, Economica, p. 215.

45 Nous renvoyons ici à plusieurs textes se revendiquant de cette approche : Sophie DUCHESNE, Florence HAEGEL. « La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de conflictualisation », Revue française de science politique, 2006/4, Vol. 54, pp. 877-909 ; Camille HAMIDI. La société civile dans les cités. Engagement associatif et politisation dans des associations de quartier. Paris : 2010, Economica, 232 p. ; Camille HAMIDI. « Eléments pour une approche interactionniste de la politisation : engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration ». Revue française de sciences politique, 2006/1, vol. 56, p. 5-25.

46 DUCHESNE, Sophie. HAEGEL, Florence. « La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de conflictualisation », Revue française de science politique, 2006/4, Vol. 54, p. 879.

19 référence à des principes généraux devant régir la société, bref lorsqu'il s'opère un travail de « « désingularisation », pour transformer un conflit sale, où l'identité individuelle de l'acteur est en jeu, en un conflit propre, où il n'est question que de catégories générales et impersonnelles, pour rendre légitime l'énonciation d'une revendication »47. La reconnaissance des positions conflictuelles adoptées n'implique pas l'entrée dans un régime discursif vindicatif mais simplement de reconnaître qu'il existe un clivage sur la question abordée, des oppositions constituées. Ainsi, il peut être opéré une montée en généralité sur une question sans qu'il y ait reconnaissance des positions conflictuelles adoptée et inversement. Dans ces deux derniers cas on ne peut parler de politisation du discours. Appréhender la politisation en ce sens est nécessaire lorsque l’on travaille sur des « individus peu politisés et [qu’on] les observe dans des activités socialement constituées comme éloignées de la politique »48. Ne pas faire cela serait prendre le risque d’une posture recourant au légitimisme en faisant « juge des frontières du politique ceux qui ont intérêt à maintenir ces frontières dans un état propre à perpétuer leur domination »49.

Il nous semble particulièrement intéressant de souligner ce que l'approche théorique que nous proposons ici peut apporter à l'étude de la production et à la réception des cadres d'action collective. Du côté de la production de cadres les recherches comportent trop souvent un biais stratégiste évident, les processus de cadrage sont réduits à des entreprises de marketing « négligeant le rôle des considérations idéologiques et principielles »50 et le poids des contextes idéologiques et culturels. Retracer les séquences qui ont amené les instigateurs du mouvement à se lancer dans cette aventure, leurs histoires individuelles, l'existence ou non d'engagements précédents ou concomitants, peut, par exemple, permettre de comprendre pourquoi le cadrage en termes de défense des droits de l'homme s'est imposé au sein de la SCH à un moment donné. Cette approche dynamique, faute d'un meilleur mot, peut également permettre de sortir du présupposé aligniste sous-tendu par de nombreuses

47 Luc BOLTANSKI, Yann DARRÉ, Marie-Ange SCHILTZ. « La dénonciation », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, Vol. 51, mars 1984, p. 286-287.

48 Camille HAMIDI. « Eléments pour une approche interactionniste de la politisation : engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration ». Revue française de sciences politique, 2006/1, vol. 56, p. 10.

49 Jean LECA, « Le repérage du politique ». Projets, 1971, n°71, p. 15.

50 Jean-Gabriel CONTAMIN. « Cadrages et luttes de sens » In FILLIEULE Olivier, AGRIKOLIANSKY Éric, SOMMIER Isabelle. Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines. Paris : La Découverte, 2010, p. 69.

20 analyses sur les processus de cadrage. Toutes les personnes mobilisées ne donnent pas la même signification au cadre proposé par les porte-paroles de l'action et ne s'engagent pas pour les mêmes raisons sur la base de ce cadre. Les appropriations personnelles des cadres mobilisateurs peuvent aussi être différentes selon le contexte d'émission de celui-ci. Le cadre principal peut même ne pas être accepté par certains individus qui participeront quand même à la mobilisation sur la base d'un attachement personnel au CASLA tout en réfutant la dénonciation portée à l'encontre de la dictature militaire. C'est, par exemple, le cas de Carlos qui me déclare au détour d'une conversation que ce discours est « celui d'Adolfo [Res] parce qu'il est gauchiste »51. Il nous semble qu'opérer de la sorte permettrait de sortir de ces limites en suivant les mises en garde de Michel Dobry : « c'est pour des « raisons », des « motifs » ou des « intérêts » hétérogènes ou, mieux, sous l'effet de séries causales ou de « déterminismes » largement indépendants les uns des autres que, en des sites sociaux distincts, des groupes ou des individus sont incités à se saisir de mobilisations lancées par d'autres, à les investir d'autres significations et à leur donner ainsi, par leur « entrée dans jeu », d'autres trajectoires historiques. »52.

Parmi ces motifs, ces raisons, nous essaierons de donner la place qu'elles méritent aux émotions en tant que moyens, mais aussi en tant que fins de l'action53. Les émotions sont parties prenantes de toute mobilisation car elles sont au c?ur du processus « d'évaluation et d'interaction avec nos mondes » au même titre que le fait de penser54. De plus, il nous semble que les émotions déployées dans le cadre du retour à Boedo ainsi que les cadrages émotionnels proposés par la SCH sont un facteur essentiel du succès de cette mobilisation. La mise en avant du quartier, de son identité et de la place du stade et du club dans celui-ci ne manquent pas de poser la question de l'irruption du proche sur la scène publique. Il faudra, ainsi, rendre « compte de cheminements vers le public à partir de rapports au monde qui ne sont pas d'emblée préparés pour la publicité et la mise en

51 Note d'observation de terrain, match San Lorenzo-Olimpo, Nouveau Gazomètre, Bajo Flores, 04/07/2013.

52 Michel DOBRY cité par Jean-Gabriel CONTAMIN In Jean-Gabriel CONTAMIN. « Cadrages et luttes de sens » In FILLIEULE Olivier, AGRIKOLIANSKY Éric, SOMMIER Isabelle. Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contemporaines. Paris : La Découverte, 2010, p. 75.

53 James JASPER, « las emociones y los movimientos sociales : veinte años de teoria e investigacion », Revista Latinoamericana de Estudios sobre Cuerpos, Emociones y Sociedad, n°10, año 4, Décembre 2012 – mars 2013, pp. 48-68.

54 Ibid., p. 48.

21 commun »55. De plus en plus de mouvements sociaux, comme le remarque justement Laurent Thévenot, reposent sur l'affectation d'attaches locales et personnelles. Ces attaches peuvent être intimes dans le cas du corps affecté par la maladie comme dans le cas du SIDA, elles peuvent être liées à un attachement à un environnement familier qui est attaqué et met en branle l'individu touché par cette agression. Cette proximité, cet attachement peuvent être un frein à la mise en commun que nécessite la montée en généralité pour justifier de son engagement dans l'espace public, car « la proximité à l'autre s'élabore dans la familiarité d'expériences voisines. Le côtoiement tisse des attaches à un entourage de choses autant que d'êtres humains, construisant d'autres formes de collectifs, de proche en proche, sans garantie de transitivité »56.

Restitution des données : configurations chronologiques ou configurations thématiques ?

Le cadre théorique retenu pose un véritable défi de restitution des données et de construction de l'argumentation. Devons-nous adopter une approche chronologique basée sur les évolutions qu'a connues la SCH ? Dans ce cas nous pourrions montrer les différentes logiques concourant à l'engagement individuel sur des segments temporels distincts, les profils variés des personnes s'engageant en fonction de l'évolution de l'organisation mais également des contextes dans lesquels elle évolue et des relations qu'elle entretient avec d'autres acteurs. L'avantage d'une restitution chronologique est d'éviter de perdre le lecteur quant à la trame des événements qui ont nourri le retour à Boedo. Les grandes lignes de fractures temporelles qui se détachent sont les suivantes.

En 2005 la SCH se crée sur des bases indifférentes à la question d'un retour du CASLA dans son quartier historique. L'objectif principal sous-tendant sa création est la formation d'un espace de discussion et de réunion permettant de faire émerger des revendications communes de la part des supporters à destination du club comme nous l'a expliqué Adolfo :

« Ils disaient [ceux qui avaient lancé l'idée] que les supporters devaient avoir un représentant avec une sous- commission qui représente à tous les supporters (…) mais ça n'a pas commencé pour le retour à Boedo. Le

55 Laurent THÉVENOT. L'action au pluriel. Sociologie des régimes d'engagement. Paris : 2006, La Découverte, p. 219-220.

56 Ibid., p. 221.

22 retour à Boedo était un thème supplémentaire. Nous, avec Diego [son frère] nous nous sommes impliqués avec

l'idée de pouvoir convaincre les gens que le retour à Boedo soit l'axe principal. »57

L'entrée au sein de la SCH d'Adolfo et de Diego ouvre la voie à la création du groupe « retorno », « retour », au sein de celle-ci, groupe dont l'objectif principal est d’?uvrer pour le retour à Boedo. L'arrivée des frères Res est liée à l'inscription de ceux-ci au sein de réseaux d'interconnaissances propres à la vie du CASLA telles que les gradins, le siège et les installations sportives du club. Ils sont alors déjà engagés dans des activités de transmission de la mémoire du Vieux Gazomètre et de l'histoire du club au travers de présentations dans divers cafés du quartier et de leur programme de radio. La création de la SCH leur donne une entrée dans la vie institutionnelle du club et un espace stable de diffusion de l'idée du retour à Boedo. Des réunions se tiennent tous les lundi soirs. De plus, d'anciens leaders de la Glorieuse Butteler sont à l'initiative du lancement de la SCH. Deux personnalités sont centrales ici : Madera, dont nous avons déjà parlé, et Claudio « Chivo » de Simone, aujourd'hui président de la SCH et élu en commission directive du CASLA pour Croisade pour San Lorenzo.

Claudio de Simone, dit Chivo, est membre de la SCH depuis 2005. Il en est l'actuel président. Il est également élu en commission directive du CASLA pour Croisade pour San Lorenzo depuis 2012. Il a été leader de la Glorieuse Butteler, la barra de San Lorenzo, du milieu des années 1980 au début des années 2000. Jorge Julio Lopez, premier disparu en démocratie, était son oncle. Il est ingénieur électronique. Il n'a pas voulu nous donner d'entretien.

La présence de Claudio de Simone est importante à deux titres. Premièrement, comme nous l'ont expliqué de nombreux membres de la SCH en entretien, cela permet au groupe de se développer sans avoir à rendre de comptes à la barra du club. Franco n'est pas le seul à nous déclarer qu'« il y a une réalité que, si la Butteler le veut, elle ne te laisse rien faire. (…) Alors qu'est ce qu'il se passe ? Tu as un type comme Claudio que leur dit, aux mecs de la barra « non, tranquille mec, qu'est ce que tu fais ? ». Pour cela ça sert, sans parler du poids que les barras ont politiquement à l'intérieur des clubs »58. Ce dernier point est central quant à l'importance d'un lien, bien qu'informel et relativement

57 Entretien avec Adolfo Res, ancien membre du bureau de la SCH, ancien élu en commission directive pour Croisade pour San Lorenzo, café Homero Manzi, Boedo, ville de Buenos Aires, 23 décembre 2014.

58 Entretien avec Franco, étudiant, membre de la SCH, café Homero Manzi, Boedo, ville de Buenos Aires, 13 décembre 2014.

23 lâche avec la Butteler : le poids de cette dernière sur les orientations internes du club. Comme le déclare en rigolant Adolfo, alors qu'il arrive d'une réunion avec les dirigeants du club avant le festival de boxe organisé par la SCH, « je gère la lutte, Claudio la rend épicée »59. La stabilisation institutionnelle de la SCH dans la vie interne du CASLA permet donc la mise en place d'un espace de diffusion interne du retour à Boedo bien aidé en cela par la récupération en 2006-2007 du terrain Lorenzo Massa60 par le club grâce, notamment, aux informations glanées par Adolfo auprès de sa mère, employée de la ville de Buenos Aires.

La récupération de ce terrain est une étape fondamentale dans la vie de la SCH. Elle permet à ses membres d'envisager, pour la première fois, que le retour à Boedo peut faire l'objet d'une intervention de la part des pouvoirs publics. Mais en 2007 cette idée en est encore à l'étape de gestation. La récupération du terrain Lorenzo Massa marque, plutôt, le véritable départ de la stratégie de réimplantation dans le quartier menée par la SCH. C'est cette stratégie qui prime alors sur le mouvement du retour à Boedo, laissant au deuxième plan les revendications de justice et de réparation historique qui ne sont pour autant pas absentes du discours de la SCH. Durant la période suivante l'accent est mis sur l'ouverture de la maison de la culture sanlorenciste, l'achat de nouvelles propriétés sur la cuadra où se trouve le supermarché Carrefour, l'organisation d’événements symboliques dans le quartier de Boedo tels que les rassemblements chaque 2 décembre pour fêter l'anniversaire de l'inauguration du Vieux Gazomètre, l'inscription de la SCH dans le Réseau Culturel de Boedo61. Le discours de la SCH et son activité se déploient donc sur la base d'une mise en avant de l'appartenance locale. Une inscription dans le quartier qui semble faire écho à une évolution majeure dans la vie sociale et politique argentine depuis les années 1990. En effet, face à une crise sociale profonde qui trouve ses racines dans une désalarisation accélérée, une démission de l’État social et la fin des services publics, un appauvrissement croissant conséquence des deux premières

59 Note d'observation, festival de boxe organisé par la SCH, terrain Lorenzo Massa, 11 octobre 2014.

60 La place Lorenzo Massa, aujourd'hui renommée terrain Lorenzo Massa, était un espace originellement dédié à la construction d'une école après la sortie de San Lorenzo des terrains situés sur l'avenue La Plata au début des années 1980. Laissée à l'abandon depuis, elle a été restituée au club par une loi de l'assemblée municipale votée une première fois en 2006 puis une deuxième fois en 2007 après que le chef du gouvernement local d'alors, Jorge Telerman, a opposé son veto la première fois.

61 Le réseau Culture de Boedo est une sorte de plate-forme réunissant plusieurs associations du quartier et en charge de l'organisation de la semaine de Boedo où de multiples événements sont organisés afin de faire connaître les activités des membres du Réseau.

24 dynamiques62, « le quartier est devenu pour beaucoup le principal refuge, à la fois lieu de repli et d'inscription collective » 63. C'est, d'ailleurs, sur la base des assemblées de quartier qui naissent au moment de la crise de 2001 en Argentine que se forme le Réseau Culturel de Boedo64.

Un autre changement d'ampleur de niveau national va affecter le retour à Boedo au tournant des années 2010. En 2003 le président de la République, Nestor Kirchner, abroge certains décrets d’amnistie avant qu’en 2005 la Cour Constitutionnelle considère comme anticonstitutionnelles les lois d’amnistie de 1986 et 198765. En conséquence, une soixantaine de personnes sont condamnées pour violation des Droits de l’Homme entre 2005 et 2009. C'est une période propice au travail de mémoire et de remise en cause de l'ensemble des activités du régime autoritaire ayant gouverné en Argentine de 1976 à 1983. C'est dans ce contexte que la SCH développe un discours de plus en plus global qui vise à faire accepter le statut du CASLA comme victime du régime militaire. On assiste à une montée en généralité dans le discours de l'organisation. Le retour à Boedo n'est plus une simple question d'inscription historique du club de San Lorenzo dans le quartier de Boedo mais il doit faire l'objet d'une intervention des pouvoirs publics pour réparer le mal fait à une institution par l'arbitraire des militaires.

Il nous semble que deux dynamiques sont ici à l’?uvre et qu'il est très difficile de placer dans une séquence chronologique. À partir de 2003, le contexte discursif national est propice à une réévaluation du vécu personnel et collectif des années 1976 à 1983. Les entretiens nous ont certes fait voir une stratégie des membres de la SCH de placer le retour à Boedo dans un cadre de lutte pour les droits de l'homme. Cependant, il nous apparaît réducteur de ne voir dans ce changement

62 Nous renvoyons, pour l'analyse de ces dynamiques et de leurs conséquences, aux articles de David MERKLEN. « Le quartier et la barricade : Le local comme lieu de repli et base du rapport au politique dans la révolte populaire en Argentine », L'Homme et la société, 2002/1, n°143-144, p. 143-164 ; Maristella SVAMPA. « Las dimensiones de las nuevas protestas sociales », El Rodaballo, n°14, hiver 2002, 16 p. ; Steven LEVITSKY. « Organization and Labord-Based Party Adaptation : The Transformation of Argentine in Comparative Perspective », Worlds Politics, Vol. 54, n°1, Octobre 2001, pp. 27-56. et au chapitre 1 de l'ouvrage de Javier AUYERO. Poor People Politics : Peronist Survival Networks & the Legacy of Evita. Durham : Duke University Press, 2000, 258 p

63 David MERKLEN. « Le quartier et la barricade : Le local comme lieu de repli et base du rapport au politique dans la révolte populaire en Argentine », L'Homme et la société, 2002/1, n°143-144, p. 151.

64 Note de terrain, discussion avec Carlos Tyndyk membre du Réseau Culturel de Boedo, Café Margot, Boedo, Ville de Buenos Aires, 20 septembre 2014.

65 Marcos NOVARO, Historia de la :1955-2010. Buenos Aires : 2011, Siglo Veintiuno, pp. 293-294.

25 qu'une simple volonté stratégique. Il faut y voir, également, l'impact des politiques de justice et de vérité sur les représentations que se font les membres de la SCH du monde qui les entoure et de l'histoire politique récente de leur pays. Inscrire le retour à Boedo dans une lutte pour les droits de l'homme c'est, pour eux, le moyen d'apporter leur pierre à l'édifice dans le domaine des politiques de justice tout en étant conscient du coup de pouce que leur offrent ces dernières. Cette lucidité est exemplifiée par les propos de Daniel qui déclare, en 2013, que « l’arrivée de Nestor Kirchner au gouvernement et ses politiques de droits de l’homme nous ont facilité les choses. Nous avons alors décidé d’approcher les députés (provinciaux et nationaux) et nous avons toujours été écoutés »66. L'hypothèse que nous faisons est que les personnes qui sont présentes à ce moment-là au sein de la SCH ou qui s'y engagent sur la période de 2010 à 2012 – jusqu'au vote de la loi de Restitution Historique – ont été celles qui ont été principalement influencées par un discours faisant appel à des grandes catégories du juste et de l'injuste, à la nécessité de justice et de réparation historique. Ce sont celles qui ont le plus de facilités, en entretien, à opérer une montée en généralité sur le sujet du retour à Boedo. Il faut dire que cette période est marquée par les mobilisations massives devant l'assemblée municipale, par des liens importants avec des associations de luttes pour les droits de l'homme telle que la Ligue des Droits de l'Homme Argentine (LDH) mais aussi avec un nombre croissant de professionnels de la politique. À titre d'exemple, une plainte est déposée par la commission juridique de la SCH et le député Epszteyn en présence de José Schulman, président de la Ligue des Droits de l'Homme argentine (LDH), le 26 juin 2011, pour « escroquerie, manquement aux devoirs de fonctionnaire public et menaces répétées effectuées par les personnages qui, depuis l'intendance de Buenos Aires, ont fait pression sur le club de San Lorenzo pour qu'il abandonne les terrains où s'élevait le Gazomètre »67 . La SCH participe également, en partenariat avec la LDH, à une journée de débat sur le thème « Terrorisme d’État et délits économiques » organisée au sein de l'ESMA, l'ancienne École Mécanique de la Marine, lieu de torture durant le régime militaire aujourd'hui transformée en musée pour la mémoire et la défense des droits de l'homme68.

66 18/08/2011 : « Un derecho ganado », Silvio Ricci –Tiempos Argentinos, blog Restitución Histórica, http://restitucionhistorica.blogspot.fr/2011/08/un-derecho-ganado.html, Dernier accès 24/12/2013.

67 22/06/2011 : « Informe n°14 : Verdad y Justicia para el Gasometro », Comisión de Prensa de Restitución Histórica, http://restitucionhistorica.blogspot.fr/2011/06/informe-n-14-verdad-y-justicia-para-el.html, dernier accès 24/12/2013.

68 26/08/2011 : « La ESMA fue testigo », Prensa SCH CASLA, blog Restitución Histórica, http://restitucionhistorica.blogspot.fr/2011/08/la-esma-fue-testigo.html, dernier accès 24/12/201

26 La remise en cause totale du régime militaire acquiert alors le statut d'objectif unanime dans la société argentine. Alors que dans les années 1990 les partisans des politiques de vérité et de justice sont confrontés aux adorateurs de la dictature et aux militants de l'oubli et de la réconciliation69, le contexte du milieu des années 2000 est celui d'un quasi-unanimisme sur la nécessité de punir les responsables des atteintes aux droits de l’homme. Ainsi, lorsque Nestor Kirchner permet la réouverture des procès contre la violation des droits de l'homme, rares sont les voix s'élevant contre cette décision70. Il apparaît plus qu'incertain que la mise en avant de la défense des droits de l'homme par la SCH sur la période 2010-2012 ait eu une influence sur la politisation, entendue comme logique de conflictualisation, des individus qui la composent. Certes il est opéré une montée en généralité mais il n'y a pas reconnaissance de positions clivées sur le sujet ou, plutôt, quand il y a reconnaissance de positions clivées cela est dû à une orientation politique précédent le mouvement du retour à Boedo. C'est par exemple le cas d'Adolfo qui ne cache pas ses préférences politiques marquées à gauche ou, dans le cas inverse, de Carlos qui estime que parler de droits de l'homme est lié à un engagement « gauchiste »71, lui qui affirme clairement son positionnement à droite de l'échiquier politique. De plus, les observations menées lors des réunions hebdomadaires de la SCH montrent une volonté d'euphémisation des oppositions politiques entre ses membres. Les prises de paroles qui impliquent la mise en avant d'une orientation politique personnelle sont souvent accompagnées d'une blague permettant de relativiser ce qui est dit. Lors d'une réunion Adolfo déclare, ainsi, que si le PRO72 réalisait le futur stade voulu par la SCH, il n'hésiterait pas à dire à tout le monde d'aller au stade en jaune, couleur du PRO73. Une sortie significative pour celui dont tout le monde sait ses affinités pour la gauche de l'échiquier politique et qui critique, plus souvent qu'à son tour, la position du PRO sur le retour à Boedo. Ce qu'il veut signifier par là c'est que ses critiques lors des réunions ne sont pas des prises de positions politiques, partisanes, mais bien des

69 Elizabeth JELIN, « The Politics of Memory : The Human Rights Movements and the Construction of Democracy in Argentina », In Latin American Perspectives, Vol. 21, n°2, Printemps 1994, pp. 38-98.

70 Seuls quelques partisans marginaux du Processus de Réorganisation Nationale que proposait la dictature de Videla et Menem s'opposent à la réouverture de ces procès et la popularité de Nestor Kirchner, jusque-là considéré comme un président en intérim, augmente considérablement à ce moment-là, cf. Marcos NOVARO, Historia de la Argentina:1955-2010. Buenos Aires : 2011, Siglo Veintiuno, pp. 293-294.

71 cf. p. 16.

72 Le PRO est un parti lié aux secteurs patronaux et qui détient la majorité à l'assemblée municipale de Buenos Aires

73 Note de terrain, réunion hebdomadaire de la SCH, Casa del Vitalicio, 15 décembre 2014.

27 évaluations de l'action publique sur le sujet du retour à Boedo où, selon l'expression de Claudio, « le seul drapeau qui compte est celui de San Lorenzo ».

C'est durant cette période, de 2010 à 2012, que les effets de politisation des individus, entendue comme spécialisation, se font le plus sentir. Plusieurs membres de la SCH sont en contact régulier avec des élus et des membres du champ politique. Adolfo et Daniel sont présents toutes les semaines au sein de l'assemblée municipale de Buenos Aires et entretiennent des relations soutenues avec les députés et le personnel de l'assemblée. Les entretiens que nous avons eus avec différents députés ou anciens députés de l'assemblée municipale de Buenos Aires sont unanimes sur ce point. La transmission des informations glanées, notamment, par Adolfo et Daniel et les différentes mobilisations avec les prises de paroles de plusieurs professionnels de la politique ont été deux facteurs primordiaux d'un approfondissement des connaissances du champ politique par les membres de la SCH.

C'est durant ces deux années que prennent place les grandes manifestations dans le centre de Buenos Aires. Le succès de ces mobilisations populaires tient plus, à notre avis, à l'attachement des mobilisés au club de San Lorenzo, à son histoire entremêlée d'histoire personnelles de grands-pères ou de pères ayant connu le Vieux Gazomètre et en ayant abreuvé leurs enfants et petits-enfants qu'au succès d'un cadrage en termes de lutte pour les droits de l'homme. La manière de se mobiliser est éloquente à ce sujet. Si l'on se réfère aux nombreuses images et vidéos des manifestations, on peut clairement voir un mélange des genres entre la mobilisation politique traditionnelle et le déplacement à l'extérieur de supporters de football. D'un côté, la mobilisation est ponctuée par l'intervention de personnalités politiques avec un appel récurrent des orateurs à respecter la parole de ceux-ci, les lieux de rassemblement sont les environs de l'assemblée municipale et la place de mai. D'un autre côté le trajet menant au lieu de rassemblement se fait moyennant une caravane faites de piétons, de voitures, de deux roues et de bus bondés d'où sortent une multitude de drapeaux rouges et bleus. Le tout se rapproche fortement des migrations de supporters d'un stade à l'autre lors des nombreux matchs qui opposent les différentes équipes de Buenos Aires entre elles74. Les chansons qui rythment les rassemblements sont celles habituellement chantées lors des matchs de San Lorenzo. Certaines ont été inventées dans le cours de la mobilisation mais une seule fait référence à la dictature. Les autres parlent « de revenir dans le quartier qui a vu naître San Lorenzo »

74 Caravanes aujourd'hui disparues car les autorités publiques ont interdit le public extérieur en 2012 suite à plusieurs affrontements entre supporters et entre supporters et la police ayant causé le décès de plusieurs fans.

28 et d'affirmer son appartenance au quartier de Boedo - « Je suis de Boedo ». Ce mélange des genres est tel que la SCH elle-même interdit la pyrotechnie à partir de la troisième manifestation pour éviter une trop mauvaise image et renforcer l'idée d'un mouvement responsable. De plus, les résultats sportifs de San Lorenzo sont médiocres à l'époque. Dans de nombreux entretiens ressort la joie de participer à ces manifestations, loin des préoccupations et de l'aigreur associées aux résultats de l'équipe de football. Ceux-ci transforment l'acte généralement valorisé émotionnellement d'aller au stade en épreuve particulièrement pénible. Cette satisfaction émotionnelle lors des manifestations représente un attrait certain à l'époque et pourrait bien être qualifiée de fin recherchée par les individus participant au mouvement. Mais elle représente également un moyen de mobiliser pour le mouvement grâce aux rituels d'interaction qui en sont à l'origine – musique, chants, danse – et qui produisent une énergie émotionnelle qui transparaît dans les vidéos et sur les visages des participants. Cette satisfaction a certainement permis de créer une dynamique de groupe ouvrant la voie à ce que la mobilisation continue de succès en succès75. Il nous faudra, sur ce point, distinguer entre états émotionnels passagers, loyautés et orientations affectives de plus long terme et émotions morales76.

Le discours sur les droits de l'homme, sur la nécessité de justice pour le club de San Lorenzo, perd à nouveau de sa force après le vote de la loi en 2012. L'objectif de la SCH n'est plus de mobiliser pour faire pression sur les acteurs publics mais bien d'amener le plus de supporters possibles de San Lorenzo à faire un don pour racheter le terrain. En effet, la loi prévoit la mise en place d'un mécanisme de récupération des dons individuels sur un compte détenu par le Banco Ciudad, la banque municipale, nommé Fideicomiso. Le principe est le suivant : chaque supporter peut acheter un m² dont le prix a été fixé à 2880 pesos, environ 290 dollars, après évaluation du prix du terrain par la Banque de la Nation. Le discours de justice est désormais réservé aux opérations visant à rappeler leurs engagements à l'entreprise Carrefour – puisqu'un accord est signé entre le CASLA et l'entreprise le 4 avril 2014 – et aux professionnels de la politique remettant en cause la faisabilité du projet. Les activités de la SCH se replient de nouveau sur le quartier et sur le club : organisation

75 Sur les émotions comme moyens pour la mobilisation et sur les notions de rituels d'interaction et de dynamique de mobilisation en relation à ce point voir James JASPER, « las emociones y los movimientos sociales : veinte años de teoria e investigacion », Revista Latinoamericana de Estudios sobre Cuerpos, Emociones y Sociedad, n°10, año 4, Décembre 2012 – mars 2013, pp. 48-68.

76 Sur cette classification voir l'annexe produite par James Jasper dans James JASPER, « las emociones y los movimientos sociales : veinte años de teoria e investigacion », Revista Latinoamericana de Estudios sobre Cuerpos, Emociones y Sociedad, n°10, año 4, Décembre 2012 – mars 2013, pp. 48-68.

29 d'activités sportives et culturelles et de soirées sur des thèmes divers au sein de la maison de la culture sanlorenciste, organisation de journées spéciales d'adhésion au Fideicomiso dans le quartier de Boedo, tenue de stands pour le Fideicomiso au stade les jours de matchs… De fait, les personnes qui s'engagent au sein de la SCH à partir de 2012 parlent surtout de leur attachement au club, de leurs souvenirs du Vieux Gazomètre et de la nécessité pour le quartier et pour le développement du club du retour à Boedo et sont peu politisées dans l'ensemble. Dans un mouvement intéressant la revendication en termes de droits de l'homme est renvoyée au particulier, au personnel, comme lorsque Carlos Alberto déclare :

G.F. : - Pourquoi se décide-t-il que le retour à Boedo traite des droits de l’homme ? Carlos Alberto : - Parce que c'est un droit qu'a le club, que nous avons, les socios, d'être dans notre lieu d'appartenance, le lieu qui nous correspond. Je sais pas (…) quelqu'un vient de l'extérieur et me dit « casse-toi de ta maison, parce que ça m'est venu à l'esprit, tu t'en vas d'ici, cet appartement est à moi ». Non, l'appartement est à moi, c'est mon espace, d'ici personne ne m'expulse. Je vais lutter contre vents et marées pour ce lieu qui

est le mien.77

Les réunions auxquelles nous avons assisté n'ont pas été le lieu de débat concernant les orientations de la SCH. Elles ont été des moments de diffusion de l'information du bureau de la SCH et des élus de Croisade pour San Lorenzo en commission directive vers les adhérents de la SCH. Nous ne pouvons réellement savoir s'il en a toujours été de même, mais il est certain que l'engagement, à partir de 2012, est plutôt lié à une nécessité au sein de la SCH de disposer de personnes pouvant mener à bien des activités de permanence pour le Fideicomiso et pour faire vivre la maison de la culture sanlorenciste. Ainsi, nous avons pu observer une certaine différence de statut entre ceux que nous pourrions appeler « les producteurs de cadres » de la SCH, présents depuis de nombreuses années, sortes d'intellectuels du mouvement, et les derniers engagés à qui revient la charge de mettre en place les événements, de tenir les stands pour le Fideicomiso et de distribuer les cartes de socios refondateurs auxquelles ont droit les personnes ayant acheté un m².

Voilà, à très grands traits, comment nous pourrions restituer les données de notre terrain en faisant discuter l'individuel, l'organisationnel et le contextuel en nous basant sur la mise en place de configurations liées à une chronologie de la vie de la SCH. Le problème majeur que nous voyons dans cette approche est l'importance accordée, de fait, à la SCH, qui risque de faire disparaître les

77 Entretien avec Carlos Alberto, membre de la SCH, agent de sécurité, café Homero Manzi, Boedo, ville de Buenos Aires, 24 novembre 2011.

30 récits de vie individuels qui sont pourtant notre matière première. Nous nous rapprocherions plus d'une histoire problématisée et sociale de la SCH que d'une étude des processus de politisation individuels à partir de l'attachement à un club de football et à son histoire.

Une autre méthode de restitution des données pourrait être un découpage thématique et non chronologique. Le risque de cette approche est de perdre le lecteur quant à la temporalité des événements. En effet, plusieurs temporalités se conjuguent dans notre travail : récits de vies personnels, histoire argentine, de la SCH, du CASLA et de la mobilisation pour le retour à Boedo. L'avantage, à l'inverse, est de présenter des conclusions plus facilement généralisables à d'autres contextes. Nous ne reviendrons pas en détail sur l'ensemble des éléments développés ci-dessus mais l'idée d'une telle approche serait de nous concentrer sur les séquences de l'engagement individuel. Nous commencerions par analyser ce que ces séquences ont toutes de commun : l'attachement à un club dont la transmission se fait majoritairement par voie familiale et masculine – du père au fils, du grand-père au petit-fils, de l'oncle au neveu ; l'inscription dans des réseaux propres au club précédant l'engagement au sein de la SCH : réseaux d'interconnaissances liés à la présence répétée dans les gradins les jours de matchs, à la participation aux repas organisés par les radios partisanes78, à la résidence dans le quartier de Boedo, à l'implication dans une peña, à la pratique d'une activité sportive au sein du club. Il nous faudrait ensuite différencier entre séquences d'engagement en fonction de ce qu'elles doivent aux contextes et aux processus de politisation individuels avant de terminer par analyser comment ces séquences d'engagement diverses s'actualisent dans les processus de politisation du discours ou d'évitement du politique que nous avons pu constater lors de nos observations au sein de la SCH.

78 On dénomme ainsi, en Argentine, les émissions de radio dédiée à un seul club de football. San Lorenzo en compte une dizaine.

31 Bibliographie

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