RÉVOLUTION CULTURELLE DANS LA BIBLIOTHÈQUE DE...

Peut-on comprendre les stratégies d’une murale dont les multiples rayons sont autant d’hom- NAJAT VALLAUD- femme ou d’un homme de pouvoir à travers mages à l’histoire de la social-démocratie. Ici, La Gauche sa bibliothèque ? Nous voici dans celle de en de l’historien Michel Winock côtoie une l’ancienne ministre de l’Éducation Najat Vallaud- dizaine d’essais publiés par la Fondation Jean-Jaurès, le think tank officieux du Parti socialiste. Là, une biogra- Belkacem qui, aujourd’hui, travaille pour Ipsos BELKACEM phie de Pierre Mendès France surplombe une autre de et dirige une collection chez Fayard. En plus des François Mitterrand. Les mauvaises langues diront que œuvres quasi-complètes de Jean Zay, son illustre ce n’est pas une bibliothèque mais bien les archives d’un prédécesseur du Front populaire, on y trouvera courant politique sur le point de disparaître. Mais ces en fouinant un peu quelques ouvrages plus rayons sont d’abord l’histoire d’un couple qui a grandi détonnants. avec la gauche française. « C’est vraiment l’âme de Boris et moi », décrit Najat Vallaud-Belkacem. « On a constitué PAR CONSTANT MÉHEUT cette bibliothèque à partir du moment où on a vécu PHOTOS ÉDOUARD JACQUINET ensemble, dans les années 2004-2005. Depuis, elle nous suit, et on l’enrichit de déménagement en déménagement. » Il faut dire que les bibliothèques sont bien plus qu’un objet commun pour le couple Vallaud-Belkacem. Car c’est dans l’une d’entre elles, « la fameuse bibliothèque de Paris », que les étudiants d’alors se sont rencontrés en 2001, le jour des 24 ans de Najat. Tous était un de ces samedis pluvieux comme le mois deux préparaient le concours de l’ENA et du partage de mai en a parfois le secret, un temps à ne pas des fiches de lectures au partage des lectures, il n’y eut C'mettre le nez dehors, bref « la plus belle des qu’un pas. opportunités pour rester chez vous et laisser votre regard divaguer parmi les livres de votre bibliothèque », lance LA LECTURE ET SES HORIZONS Najat Vallaud-Belkacem en ouvrant la porte de son Depuis près de quinze ans, les boulimiques littéraires domicile parisien. L’ancienne ministre de l’Éducation que sont Boris et Najat Vallaud-Belkacem ont donc nationale vit avec son mari Boris Vallaud, député socia- accumulé romans, essais et autres biographies, rem- liste des , et ses deux enfants Louis et Nour dans plissant progressivement les rayons d’une bibliothèque une maison qui ne laisse aucun doute quant à la nature aujourd’hui au bord de la saturation. « On a été obligés des idées qui y fusent. Buste de Jean Jaurès au rez-de- de faire quelque chose que je déteste, explique avec dépit chaussée et affiches soixante-huitardes au premier l’ancienne ministre. Des doubles rangées… » De fait, sur étage : nous sommes bien chez une famille de gauche. des mètres entiers de rayons, une première rangée de Sans compter cette étrange statue grandeur nature livres en cache une seconde, condamnée à l’anonymat d’un tagueur aux allures de black bloc qui, se dressant et soumise au bon vouloir d’un lecteur assez généreux dans un coin de la salle à manger, donnerait presque à pour plonger son bras dans ces sombres tréfonds. Najat la pièce une touche révolutionnaire. Vallaud-Belkacem avoue rarement s’aventurer dans ces méandres. Lorsqu’elle déplace au hasard quelques Pour échapper à ces élans anarchistes, une seule livres pour découvrir ceux qui se cachent derrière, elle solution : monter l’escalier en colimaçon, tourner à s’étonne d’y rencontrer de vieilles connaissances. « Ça droite sur le palier et se réfugier dans une bibliothèque doit être mon mari qui a fait cette double rangée », assè-

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ne-t-elle dans un sourire qui, comme souvent chez elle, sera destiné à la fameuse « double rangée ». Mais quel tient plus du rire. lecteur compulsif peut sincèrement se prévaloir d’avoir parcouru l’ensemble des livres de sa bibliothèque ? La bibliothèque noire IKEA qu’ils ont achetée pour pallier le manque de place a rapidement montré ses « IL NE FAUT PAS PRENDRE LA LITTÉRATURE COMME limites, si bien que Najat Vallaud-Belkacem nous UN SIMPLE CONTE DE FÉE » confie songer à en construire une troisième. Faut-il y Assise dans un canapé gris anthracite, et cette fois-ci voir le désir insatiable d’une présence livresque pour bien entourée par les rayons de sa bibliothèque pari- quelqu’un qui en fût longtemps privé ? « La lecture n’était sienne, Najat Vallaud-Belkacem égrène les noms de pas une pratique culturelle chez mes parents. Je n’étais pas Balzac, Zola ou encore Stendhal pour désigner les entourée de livres. Ceux que je pouvais me procurer prove- auteurs qui l’ont particulièrement marquée dans sa naient de la bibliothèque municipale donc, par définition, je jeunesse. Quoi de plus logique, pour une jeune fille qui devais les rendre au bout de deux semaines », se souvient- a fait de la lecture un moyen pour « repousser les fron- elle, accroupie devant un rayon, à la recherche de ses tières », que de se plonger dans ces romans d’ascension lectures de jeunesse. Fille d’immigrés marocains, d’un sociale ? L’ancienne benjamine du gouvernement de père ouvrier et d’une mère longtemps illettrée, Najat Val- Jean-Marc Ayrault n’hésite ainsi pas à citer Au Bonheur laud-Belkacem est arrivée en France peu avant la classe des Dames de Zola, « incroyable récit du capitalisme triom- de CP, celle où on apprend à lire. Tout un symbole pour phant qui écrase les plus faibles… », ou à s’identifier au celle qui justifie ses lectures compulsives de jeunesse personnage de Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir de par « l’absence d’autres horizons ». « D’une certaine façon, Stendhal. Sans y voir un modèle, elle explique y avoir au début en tout cas, la lecture, c’était plutôt un pis-aller. Je « trouvé une forme de résonance, sur la difficulté à trouver lisais parce que je ne sortais pas, parce que nous n’allions sa place dans un milieu social qui n’est pas le sien et sur la pas en vacances… Je cherchais à m’évader autrement et façon de composer avec ». Cela ne fait aucun doute, Najat cet autrement, c’était la lecture ». L’ancienne adjointe au Vallaud-Belkacem s’est construite avec les livres. Elle y maire de Lyon, Gérard Collomb, se remémore avec des a reconnu ses obstacles et y a décelé ses ambitions. « Il étoiles dans les yeux le bibliobus qui venait stationner ne faut pas prendre la littérature comme un simple conte de près de chez elle le samedi après-midi et qui incarnait fée, une évasion joyeuse, mais bien aussi comme la possi- cet « autre horizon », si proche et si loin en même temps. bilité si précieuse de mettre enfin des mots sur sa vie parce « Intérieurement, j’étais entourée de livres, explique-t-elle. que, la littérature, c’est aussi de la réalité crue », affirme- La grande force des livres, c’est que même si vous n’avez t-elle. Dans La vie a plus d’imagination que toi, une auto- pas de bibliothèque, vous arrivez en fermant les yeux à biographie publiée en 2017, l’ancienne résidente des les visualiser. » Son père, Ahmed, comblait parfois cette quartiers populaires d’Amiens expliquait déjà combien absence en rapportant des caisses entières de livres la lecture lui avait donné les clés pour comprendre d’occasion qu’il était allé chiner à la braderie d’Amiens. le monde qui l’attendait. Aujourd’hui, Najat Vallaud- Najat Vallaud-Belkacem en a d’ailleurs gardé une Belkacem s’étonne de la soi-disant absence de modèles pratique dans laquelle chaque amoureux des livres se dans la société française. « Ces modèles, on les trouve reconnaîtra : « la razzia ». « Une fois tous les trois mois, dans les livres, s’exclame-t-elle. L’avantage des livres, c’est me vient l’idée d’aller en librairie et là, je fais une razzia. qu’il y en a tellement que vous pourrez toujours trouver J’y reste deux heures, je regarde tous les rayons et je rentre l’histoire qui vous marquera ! » Celle qui fut ministre de après avec des sacs remplis de livres. » Naturellement, l’Éducation nationale de 2014 à 2017 se rappelle ainsi au moins un tiers de ces achats ne sera jamais lu, voire avoir été happée par Belle du Seigneur, le roman-fleuve

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d’Albert Cohen, admiration pour l’homme au destin tragiquement inter- contre accélérationnistes… Le professeur de littérature « Ce qui passe pour de la langue qu’elle dit avoir rompu mais qui avait déjà accompli tant de choses. » y voit un moyen de revitaliser le discours politique et relu une quinzaine Souvenirs et solitude, journal de sa captivité pendant la cela plaît à l’ancienne ministre qui ne cesse de déplorer de bois, c’est aussi une forme de fois et dont elle Seconde Guerre mondiale, tient une place à part dans la dégradation du débat public. « On a l’impression qu’il de politesse extrême, une forme était capable, à le cœur de Najat Vallaud-Belkacem. Si elle ne pouvait n’y a plus de perspective, plus de réinvention politique. l’adolescence, de garder qu’un seul livre, ce serait celui-ci. Jean Zay, qui Faisons appel à la littérature pour repenser les choses et de retenue. » réciter des pages fut résistant et assassiné par la Milice le 20 juin 1944, les mots, cela nous aidera déjà grandement ! » lance Najat entières. Le récit y décrit sa vie en prison, faite d’espoirs et de résigna- Vallaud-Belkacem, visiblement en quête d’un nouveau Najat Vallaud-Belkacem d’une passion tions et s’essaie à une sorte d’autobiographie traversée vocabulaire politique. amoureuse flam- par des réflexions politiques. Glissé entre deux essais, le boyante, plein de livre est usé jusqu’à la corde, parsemé de post-it bleus et Mais comment donc concilier cette perpétuelle Pour déceler des extravagances chez cette femme ces descriptions roses comme autant de rappels à ces « leçons de vie » que exigence du mot juste avec les contraintes d’une qui a longtemps respecté les normes, mieux vaut se sociétales dont elle l’ancienne militante socialiste affectionne tant. expression politique hautement inflammable ? Porte- rabattre sur sa pratique de la lecture qui, elle, est tout raffole. parole pendant deux campagnes présidentielles avant sauf normée. La lectrice Najat Vallaud-Belkacem n’a LES LIVRES AU SECOURS DE LA POLITIQUE d’être la voix du gouvernement entre 2012 et 2014, en effet rien de la bonne élève qui révère le papier, lit À l’écouter évoquer Reste que la lecture semble avoir joué chez Najat Val- Najat Vallaud-Belkacem a eu nombre d’occasions pour les préfaces et range ses livres par ordre alphabétique. ses lectures de jeunesse, on sent que Najat Vallaud- laud-Belkacem bien plus qu’un simple rôle d’émanci- tenter de résoudre ce dilemme et devenir experte d’une Bien au contraire, elle accumule les vices de ce qu’elle Belkacem est profondément redevable à la littéra- pation. Elle y a aussi puisé cette langue ciselée, précise rhétorique bien particulière. « Najat, elle est très forte nomme affectueusement « la lecture plaisir ». « On peut, ture de l’avoir aidée à grandir. « Ce fut la chose la plus et toujours soutenue qui fait sa marque. Une langue en langue de bois », avait confié François Hollande aux comme moi, adorer la lecture, les livres, la littérature et précieuse qui soit dans ma vie », dit-elle. Alors naturelle- de lectrice assidue, de bonne élève qui se plaît à parler journalistes Davet et Lhomme dans Un président ne ne pas être fétichiste de l’objet livre », affirme-t-elle. Et ment, cette mère de jumeaux de 11 ans ne résiste pas comme les livres qu’elle a dévoré. Durant l’interview, devrait pas dire ça. Si pour l’intéressée la langue de bois reconnaître ainsi disposer d’une liseuse électronique – au désir de convaincre ses enfants de lire à leur tour ses Najat Vallaud-Belkacem évoque ainsi ses « fâcheuses n’est pas « la conséquence de ne pas trouver le mot juste », « ce n’est pas l’un ou l’autre pour moi, c’est l’un et l’autre » révélations de jeunesse. « J’ai remarqué que ça ne marche habitudes », abuse des adverbes et célèbre « l’imagination elle assume néanmoins et dit préférer cela à « une parole – , corner les pages sans délicatesse ou encore lire dans pas tout le temps », confie-t-elle dans un éclat de rire. créatrice » de la littérature. Aux questions qui lui sont politique relâchée, vulgaire et violente. Ce qui passe pour son bain – « un fétichiste des livres ne lirait jamais dans Elle n’a pourtant pas abandonné le combat et dit passer adressées succède souvent un silence songeur ou une de la langue de bois, c’est aussi une forme de politesse son bain ! » Najat Vallaud-Belkacem n’hésite pas non « beaucoup de temps à réfléchir aux techniques et aux stra- simple onomatopée, comme si elle se laissait le temps de extrême, une forme de retenue. Ne pas se laisser aller pour plus à sauter des paragraphes, voire des pages entières, tégies pour les faire lire. J’essaie de repérer ce qui semble trouver les mots justes pour y répondre. « Une pratique le plaisir du buzz, choisir ses mots, maîtriser son propos. lorsqu’un livre l’ennuie. Mais cela, Daniel Pennac l’avait être une passion chez eux et de trouver le livre qui y corres- intensive de la lecture vous rend insupportable le fait de ne C’est plutôt respectable pour moi », explique-t-elle en une déjà autorisé dans son essai Comme un roman, décrivant pond. » Sur l’étagère d’une des deux chambres d’enfants, pas trouver le terme exact que vous cherchez », justifie-t- tournure pour le moins performative. « les droits imprescriptibles du lecteur » parmi lesquels Les Malheurs de Sophie de la Comtesse de Ségur tient elle. Pour remédier à cette pénurie de mots, l’ancienne justement « le droit de sauter des pages », « le droit de ne pour l’instant une bonne place. Un roman où Sophie étudiante de Sciences-Po est, une fois encore, allée À l’image de cette langue maîtrisée, difficile de trouver pas finir un livre » ou encore « le droit de lire n’importe peine à imiter ses amies, petites filles modèles… puiser dans ceux des autres. Plus précisément dans chez l’ancienne étoile montante de la gauche les quoi ». Une pratique semble néanmoins échapper aux ceux d’Yves Citton, un intellectuel suisse qui n’aime rien aspérités qu’elle rechigne à dévoiler. Même dans sa autorisations de l’auteur du Journal d’un corps : celle de S’il y a en tout cas un modèle que la bibliothèque de tant que faire se côtoyer littérature et politique. Depuis large bibliothèque, il faut plisser les yeux pour dénicher commencer un livre par sa fin. Véritable traîtrise pour Najat Vallaud-Belkacem ne camoufle pas, c’est bien octobre dernier, Najat Vallaud-Belkacem est directrice un ouvrage quelque peu dissonant, tel ces Écrits mili- certains, l’ancienne ministre avoue sans complexe y celui de Jean Zay, le célèbre ministre de l’Éducation d’une collection d’essais, « Raison de plus », aux éditions taires de Mao Tse-Toung discrètement glissé à l’horizon- recourir de temps à autre. Un héritage de son enfance, nationale du gouvernement du Front populaire. Une Fayard. Son premier coup de cœur a été pour les Contre- tale au-dessus d’un rayon ou Adieu Mademoiselle, essai lorsque sa sœur et elle se défiaient à la lecture des rangée lui est consacrée, composée essentiellement courants politiques d’Yves Citton, un essai vivifiant qui polémique dans lequel la journaliste du Figaro Eugénie livres. Najat Vallaud-Belkacem a-t-elle lu Comme un de biographies et d’écrits personnels. « Pas parce que, se pique d’inventer de nouvelles polarités tout autant Bastié s’attaque au contradictions du “néoféminisme”. roman ? Naturellement. Suivre des droits pour mieux les comme lui, j’ai été ministre de l’Éducation, nous assure la politiques que poétiques : compétitivistes contre polli- accroître, cela lui va si bien. — propriétaire des lieux. Mais parce que j’ai une immense nistes ; transparentistes contre opacistes ; ralentistes

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