Manipuler pour être libre ?

Vincent Engel (Université catholique de Louvain)

La liberté en question

L’Étranger semble donc être une œuvre innocente et généreuse s’élevant très au-dessus du marécage de notre littérature rongée par les complexes de culpabilité. Mais le problème n’est pas aussi simple qu’il en a l’air. Meursault n’est pas l’unique personnage du roman. S’il est innocent, alors ce sont les juges qui le condamnent qui sont coupables. Présenter le procès comme une parodie de justice revient à mettre implicitement les juges en accusation. [Mais] « L’avocat généreux » veut être au-dessus de tout le monde et s’ériger en juge des juges eux- mêmes. C’est un juge déguisé. À l’encontre des juges ordinaires qui jugent directement et à visage découvert, il juge indirectement et par des voies détournées. Quand on se sert de l’antipharisaisme comme d’une arme pour écraser les pharisiens, cela peut devenir une forme plus pernicieuse encore de pharisaïsme. […] Dans La Chute, comme dans L’Étranger, nous trouvons un tribunal, un procès, l’accusé et bien entendu les inévitables juges. Le seul personnage nouveau c’est l’avocat généreux lui- même qui défend ses « bons criminels » tout comme Camus le romancier défendait Meursault […] Le Camus d’avant La Chute ne ressemble guère à son héros Clamence, mais ils ont un point commun : leur mépris des « juges ». Tous deux ont fondé leur vie intellectuelle complexe et leur réussite sociale sur ce principe sacré. L’apôtre moderne de la « révolte » littéraire remet sans cesse en cause les institutions et les valeurs sociales, mais cette remise en cause, comme celle de l’avocat, fait maintenant partie elle-même de ces institutions. Loin de lui faire courir le moindre risque, ses activités apportent dans leur sillage la notoriété et le succès1.

René Girard n’a pas écrit que des choses intelligentes ; ces propos illustrent idéalement l’incompréhension, le « malentendu » dont ont souffert trop longtemps l’œuvre et la pensée d’Albert Camus. Le raisonnement est en outre singulièrement proche de ceux qui parsèment les réquisitoires de Sartre, construits sur une logique partielle et partiale, voire des erreurs logiques guidées par une mauvaise foi évidente. Ainsi, René Girard construit son raisonnement sur une hypothèse : « Si Meursault est innocent » ; en ne développant nulle part l’alternative, à savoir que Meursault est coupable, il induit l’évidence de cette conclusion. Dire le contraire serait douter de la Justice et de ses institutions. Mais s’il est vrai que Camus a une vision critique de la Justice, le raisonnement de René Girard s’effondre dès que l’on reconnaît la fausseté de son hypothèse. Nulle part dans L’Étranger il n’est dit, ni même suggéré, que Meursault est innocent. Au contraire, Meursault admet sa culpabilité et est bien plus intéressé par la plaidoirie de l’accusation que par celle de son défenseur.

Je propose, dans cet article, de cheminer lentement : appréhender d’abord la question de la liberté et des actes, parfois extrêmes, dont elle dépend, pour voir ensuite de quelle manière Meursault use de la parole et du discours pour achever le processus entamé par un meurtre rituel et qui doit le conduire à la liberté.

1 René GIRARD, Critique dans un souterrain, Paris, LGF, 1983, pp. 139-140. LE LIVRE DE POCHE - BIBLIO ESSAI.

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Meursault : tuer le temps pour être libre

« Je suis un homme sans justice et que cette infirmité tourmente » ; peu de lecteurs connaissent cette phrase de Camus, qui se trouve dans la préface qu’il a rédigée pour l’ouvrage de Konrad Bieber L’Allemagne vue par les écrivains de la Résistance française. Elle se trouve reprise dans les écrits libertaires de l’auteur, qui ont été rassemblés pour la première fois par Lou Marin, un des rares chercheurs à s’être intéressés à cette question cruciale pour comprendre l’œuvre de Camus : l’anarchisme et la pensée libertaire.

Libertaire, liberté. La question centrale dans la pensée et l’œuvre de Camus n’est pas celle de l’innocence mais bien celle de la liberté. Liberté comprise dans la logique de l’anarchisme, donc liberté responsable et limitée comme Camus la définit dans L’Homme révolté ou la pense dans l’ensemble de son œuvre.

Commençons avec Meursault. On objectera qu’il tue. C’est vrai, mais il faut lire dans ce meurtre un acte rituel, symbolique, mythologique. Meursault ne tue pas un Arabe ; il se bat contre le soleil et contre ce que ce soleil représente : le temps. Le soleil est le symbole du temps qui passe ; le tuer permettra à Meursault d’être « mis à l’ombre », dans le double sens du mot. Ce combat est magnifiquement décrit dans la scène finale de la première partie du roman :

J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux (I, pp. 175-176)2.

2 Les références aux textes de Camus renvoient à la dernière édition de la Pléiade en 4 volumes, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi (Paris, Gallimard, 2006), en indiquant le volume puis la page.

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Lorsque Meursault se retrouve en prison, il peut entamer la dernière phase de son combat contre le temps – car il ne suffit pas de quelques coups de revolver pour en venir à bout – et pour sa libération. Le changement radical qu’amène déjà la « mise à l’ombre » se marque par la chronologie des chapitres. Dans la première partie, chaque chapitre couvre une période de maximum deux jours – avec une exception pour le quatrième qui couvre une semaine, mais les cinq jours ouvrés étant réduits à quatre lignes. Dans la seconde partie, les choses sont très différentes : le premier chapitre s’étale sur une période de onze mois et le deuxième, de cinq mois inclus dans les onze précédents3. Les chapitres du procès (trois et quatre) reprennent une chronologie quotidienne, ce qui se justifie aussi par le fait que Meursault est sorti de prison – notons cependant qu’il demeure à l’intérieur et que le soleil reste cantonné à l’extérieur : « Les débats se sont ouverts avec, au-dehors, tout le plein du soleil » (I, p. 188). Quant au dernier chapitre, il est absolument impossible de lui attribuer une durée ; c’est que Meursault est parvenu à sortir du temps et à se libérer – mais je reviendrai sur cette conclusion.

En prison, donc, il s’agit d’achever le temps, qui « bouge encore » :

À part ces ennuis, je n’étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J’ai fini par ne plus m’ennuyer du tout à partir de l’instant où j’ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à et, en imagination, je partais d’un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c’était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c’était un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d’entre eux, de chaque objet qui s’y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même temps, j’essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. Si bien qu’au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu’à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J’ai compris alors qu’un homme qui n’aurait vécu qu’un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s’ennuyer. Dans un sens, c’était un avantage (I, pp. 186-187).

Plus tôt, dans le même chapitre, il avait opéré semblable contraction pour l’espace :

Mais cela dura quelques mois. Ensuite, je n’avais que des pensées de prisonnier. J’attendais la promenade quotidienne que je faisais dans la cour ou la visite de mon avocat. Je m’arrangeais très bien avec le reste de mon temps. J’ai souvent pensé alors que si l’on m’avait fait vivre dans un tronc d’arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je m’y serais peu à peu habitué. J’aurais attendu des passages d’oiseaux ou des rencontres de nuages comme j’attendais ici les curieuses cravates de mon avocat et comme, dans un autre monde, je patientais jusqu’au samedi pour étreindre le corps de Marie. Or, à bien réfléchir, je n’étais pas dans un arbre sec. Il y avait plus malheureux que moi. C’était d’ailleurs une idée de maman et elle le répétait souvent, qu’on finissait par s’habituer à tout. Du reste, je n’allais pas si loin d’ordinaire. Les premiers mois ont été durs. Mais justement l’effort que j’ai dû faire aidait à les passer. Par exemple, j’étais tourmenté par le désir d’une femme. C’était naturel, j’étais jeune. Je ne pensais jamais à Marie particulièrement. Mais je pensais tellement à une

3 On peut établir un parallèle entre les onze mois du premier chapitre de cette partie avec les onze chapitres du roman, et les cinq mois du chapitre suivant avec les cinq chapitres de la deuxième partie.

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femme, aux femmes, à toutes celles que j’avais connues, à toutes les circonstances où je les avais aimées, que ma cellule s’emplissait de tous les visages et se peuplait de mes désirs. Dans un sens, cela me déséquilibrait. Mais dans un autre, cela tuait le temps (I, pp. 185-186).

Meursault tue pour se libérer du temps, mais aussi des pouvoirs qui s’exercent sur lui : le pouvoir social, avec son patron (le moins fort) ; le pouvoir amoureux, avec Marie ; le pouvoir « politique », ou le pouvoir « pour le pouvoir », avec Raymond. Il trouve en prison une liberté paradoxale, forcément relative, mais qui est peut-être la seule qu’il peut revendiquer. Ceci explique sa colère contre le prêtre qui vient le visiter et promet de prier pour lui, le seul moment où Meursault se fâche :

Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sûr de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison. J’avais vécu de telle façon et j’aurais pu vivre de telle autre. J’avais fait ceci et je n’avais pas fait cela. Je n’avais pas fait telle chose alors que j’avais fait cette autre. Et après ? C’était comme si j’avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. Rien, rien n’avait d’importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j’avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n’étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu’on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m’importaient la mort des autres, l’amour d’une mère, que m’importaient son Dieu, les vies qu’on choisit, les destins qu’on élit, puisqu’un seul destin devait m’élire moi-même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié. Il n’y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu’importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je l’épouse. Qu’importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? Qu’importait que Marie donnât aujourd’hui sa bouche à un nouveau Meursault ? Comprenait-il donc, ce condamné, et que du fond de mon avenir… (I, pp. 211-212)

Le Jugement et le Temps se rejoignent dans l’Apocalypse, qui est l’abolition du temps pour laisser la place au jugement, du moins dans la tradition chrétienne. Cette tradition a conditionné notre pensée et le visage de l’homme, comme le regrettait Camus qui était profondément présocratique, attaché à une vision du temps non linéaire, ce qui se retrouve dans cet extrait, ne serait-ce que dans cette expression énigmatique : « du fond de mon avenir ». Mais cela rejoint aussi, circulairement, le prologue du roman, où le temps est particulièrement malmené – « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : “Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués.” Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier » (I, p. 141). Mais l’Apocalypse, c’est d’abord une révélation ; et l’absurde, pour Camus, est aussi une révélation, pas un jugement. On retrouve d’ailleurs deux allusions à l’Apocalypse de saint Jean, à la fin de la première partie – le ciel qui s’ouvre pour « laisser pleuvoir du feu » (I, p. 176) –, et encore à

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la fin du roman, où Meursault se réveille « avec des étoiles sur le visage », à l’instar du prologue du chapitre XII de l’Apocalypse : « Un grand signe parut dans le ciel : une femme enveloppée du soleil, la lune sous les pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête » :

Lui parti, j’ai retrouvé le calme. […] Je crois que j’ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu’à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. […] Pour la première fois depuis bien longtemps, j’ai pensé à maman ; il m’a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d’une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s’éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s’y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n’avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore (I, pp. 212- 213).

On ne peut pas tout à fait tuer le temps, mais il y a des « trêves mélancoliques », et le soir est le moment de poésie dans l’écriture de Camus. Les victoires sur l’absurde du conquérant, le troisième aventurier de l’absurde que décrit Camus dans Le mythe de Sisyphe, sont toutes fragiles et éphémères, paradoxales comme la liberté :

Toute la joie silencieuse de Sisyphe est là. Son destin lui appartient. Son rocher est sa chose. De même, l’homme absurde, quand il contemple son tourment, fait taire toutes les idoles. Dans l’univers soudain rendu à son silence, les mille petites voix émerveillées de la terre s’élèvent. Appels inconscients et secrets, invitations de tous les visages, ils sont l’envers nécessaire et le prix de la victoire. Il n’y a pas de soleil sans ombre, et il faut connaître la nuit. L’homme absurde dit oui et son effort n’aura plus de cesse. S’il y a un destin personnel, il n’y a point de destinée supérieure ou du moins il n’en est qu’une dont il juge qu’elle est fatale et méprisable. Pour le reste, il se sait maître de ses jours. À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe, revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin, créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de sa montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux (I, pp. 303-304).

Et même si Meursault, en comédien, aspire à une foule le jour de son exécution, rien ne prouve qu’il sera jamais exécuté – d’un strict point de vue légal, il y a d’ailleurs gros à parier que son pourvoi serait accepté, ou qu’un procès en cassation aurait lieu, tant le procès est entaché d’irrégularités, à commencer par l’absence des parties civiles. D’autant qu’un personnage de roman n’existe pas en dehors du temps du roman ; or, L’Étranger ne raconte pas l’exécution de Meursault. Celui-ci se retrouve à jamais hors du temps, libre comme Sisyphe et maître de son destin, malgré la mort inévitable.

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La lexicométrie nous apporte une confirmation singulière de cette lecture. Le nom commun qui revient le plus souvent dans le roman n’est pas celui auquel on penserait d’abord. Certainement pas « étranger », qui n’apparaît qu’une fois, et pour désigner le concierge. « Absurde » (nom commun) n’apparaît pas plus souvent. « Maman » et « mère » sont certes fréquents (respectivement 50 et 30 occurrences), mais moins qu’un autre petit mot : « moment », avec 90 occurrences. Le champ lexical lié au temps est largement dominant (529 occurrences), suivi par celui de la justice (470 occurrences). Oserait-on un jeu de mots pour exprimer ce qui pourrait être le one-line pitch du roman ? « Aujourd’hui, moment est mort ».

Clamence : la culpabilité libératrice

Jean-Baptiste Clamence n’est pas Camus. S’il représente quelqu’un, ce serait plutôt Sartre, mais cela n’a pas beaucoup d’importance pour la question qui nous occupe ici.

Autrefois, je n’avais que la liberté à la bouche. Je l’étendais au petit déjeuner sur mes tartines, je la mastiquais toute la journée, je portais dans le monde une haleine délicieusement rafraîchie à la liberté. J’assenais ce maître mot à quiconque me contredisait, je l’avais mis au service de mes désirs et de ma puissance. Je le murmurais au lit, dans l’oreille endormie de mes compagnes et il m’aidait à les planter là. […] Je ne savais pas que la liberté n’est pas une récompense, ni une décoration qu’on fête dans le champagne. Ni d’ailleurs un cadeau, une boîte de chatteries propres à vous donner des plaisirs de babines. Oh ! non, c’est une corvée, au contraire, et une course de fond, bien solitaire, bien exténuante. […] Au bout de toute liberté, il y a une sentence ; voilà pourquoi la liberté est trop lourde à porter, surtout lorsqu’on souffre de fièvre, ou qu’on a de la peine, ou qu’on n’aime personne. Ah ! mon cher, pour qui est seul, sans dieu et sans maître, le poids des jours est terrible (III, p. 758).

Pour Clamence, donc, la liberté est une « corvée solitaire » qui conduit à une sentence. Sentence qui se décline toujours sous le « poids des jours », donc du temps. Clamence n’a tué personne ; il a volé un tableau, celui des « Juges intègres », mais il attend et espère l’arrestation et le châtiment. Comme pour Meursault, le crime est un instrument utile à sa libération, même si rien n’est vraiment utile. Meursault et Clamence se retrouvent parfaitement dans le conquérant que décrit Camus dans Le Mythe, en particulier dans son rapport au temps :

Il faut vivre avec le temps et mourir avec lui ou s’y soustraire pour une plus grande vie. Je sais qu’on peut transiger et qu’on peut vivre dans le siècle et croire à l’éternel. Cela s’appelle accepter. Mais je répugne à ce terme et je veux tout ou rien. […] Les conquérants savent que l’action est en elle-même inutile. Il n’y a qu’une action utile, celle qui referait l’homme et la terre. Je ne referai jamais les hommes. Mais il faut faire « comme si ». Car le chemin de la lutte me fait rencontrer la chair. Même humiliée, la chair est ma seule certitude. Je ne puis vivre que d’elle (I, pp. 278-279).

La libération à laquelle aspire Clamence et que Meursault atteint à la fin du roman, c’est celle de la lucidité, que revendique aussi le conquérant – et Camus, puisque, après avoir présenté les deux premiers aventuriers de l’absurde que sont le comédien et Don Juan, il passe à la première personne du singulier pour évoquer le conquérant – :

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J’installe ma lucidité au milieu de ce qui la nie. J’exalte l’homme devant ce qui l’écrase et ma liberté, ma révolte et ma passion se rejoignent alors dans cette tension, cette clairvoyance et cette répétition démesurée. […] l’intelligence […] peut être alors magnifique. Elle éclaire ce désert et le domine. Elle connaît ses servitudes et les illustre. Elle mourra en même temps que ce corps. Mais le savoir, voilà sa liberté (I, pp. 279-280).

Dans le final de La Chute, Clamence rejoint encore Meursault autant que Sisyphe, heureux comme eux. Il évoque lui aussi l’Apocalypse :

Quelle ivresse de se sentir Dieu le père et de distribuer des certificats définitifs de mauvaise vie et mœurs. Je trône parmi mes vilains anges, à la cime du ciel hollandais, je regarde monter vers moi, sortant des brumes et de l’eau, la multitude du jugement dernier. Ils s’élèvent lentement, je vois arriver déjà le premier d’entre eux. Sur sa face égarée, à moitié cachée par une main, je lis la tristesse de la condition commune, et le désespoir de ne pouvoir y échapper. Et moi, je plains sans absoudre, je comprends sans pardonner et surtout, ah, je sens enfin que l’on m’adore ! (III, pp. 763)

Ce n’est plus le comédien Meursault imaginant sa montée à l’échafaud sous des cris de haine, mais le cabotin Clamence se rêvant couperet de justice vers laquelle monte la multitude, qui crie son adoration pour lui. Un couperet qui ne tombe plus sur aucune nuque, car la culpabilité est le sort universel ; au jugement inutile, Clamence substitue le témoignage : « Chaque homme témoigne du crime de tous les autres, voilà ma foi et mon espérance » (III, p. 747). Tout est acceptable sauf l’indifférence, car l’indifférence rend la solitude absolue, radicale, insupportable. L’indifférence que rejettent tant Meursault que Clamence, c’est ce qui empêche la cohabitation de ces deux concepts en apparence paradoxaux : la solitude et la solidarité.

Jonas : solitaire et solidaire, donc libre

Jonas est prisonnier aussi : du succès, de ses faux amis, de ses vrais amis. Il s’est mis en prison tout seul, il a aliéné sa liberté, parce qu’il ne sait pas dire « non » et parce qu’il croit à sa bonne étoile. Louise, sa femme, prend le contrôle de sa vie et plus particulièrement, dès le début, « des mille inventions de la machine à tuer le temps » de la société organisée (IV, p. 62).

Mais son aliénation remonte à plus loin encore : « Sa propre foi […] consistait à admettre, de façon obscure, qu’il obtiendrait beaucoup sans jamais rien mériter » (IV, p. 59). Croire « en son étoile », c’est abdiquer de toute responsabilité et de toute liberté. Cette conviction a aussi été celle de Clamence, avant « l’apocalypse » – au sens de révélation – du pont :

Non, à force d’être comblé, je me sentais, j’hésite à l’avouer, désigné. Désigné personnellement, entre tous, pour cette longue et constante réussite. C’était là, en somme, un effet de ma modestie. Je refusais d’attribuer cette réussite à mes seuls mérites, et je ne pouvais croire que la réunion, en une personne unique, de qualités si différentes et si extrêmes, fût le résultat du seul hasard.

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C’est pourquoi, vivant heureux, je me sentais, d’une certaine manière, autorisé à ce bonheur par quelque décret supérieur (III, p. 709).

La nouvelle de Camus raconte une autre chute ; celle d’un homme étranger à sa vie, incapable de s’opposer au désir des autres, donc à leur dictature. Cette soumission à l’autre n’empêche pas Jonas d’accéder à la gloire, et peut-être en est-elle la clé car la gloire – avec ses cris de haine et ses adorations publiques – n’existe que par le regard d’autrui, elle est la marque, socialement positive, d’une incapacité à affronter la solitude et d’un besoin vital de solidarité à sens unique : vers celui qui est glorifié.

Plus Jonas est célèbre, moins il est libre – et d’abord libre de créer et de dire ce qu’il pense réellement. Car la gloire est aussi un malentendu – un mot qui compte pour Camus, fils d’une femme sourde avec laquelle le mal-entendu est le quotidien – et repose sur la soumission du glorifié face au glorifiant. À ses amis venus l’interrompre dans son travail pour lui faire admirer des toiles sans intérêt, Jonas ne peut servir que des compliments.

Après avoir plongé au plus bas, déserté le domicile familial pour sombrer dans l’alcool et les bras de prostituées, Jonas revient. Il sort du ventre de cette baleine dévorante et rejoint sa femme et ses enfants. Comme Meursault, Clamence et Sisyphe, il éprouve son bonheur et sa liberté au moment où il s’est lui aussi affranchi du temps :

Une belle journée commençait, mais Jonas ne s’en apercevait pas. Il avait retourné la toile contre le mur. Épuisé, il attendait, assis, les mains offertes sur ses genoux. Il se disait que maintenant il ne travaillerait plus jamais, il était heureux. Il entendait les grognements de ses enfants, des bruits d’eau, les tintements de la vaisselle. Louise parlait. Les grandes vitres vibraient au passage d’un camion sur le boulevard. Le monde était encore là, jeune, adorable : Jonas écoutait la belle rumeur que font les hommes. De si loin, elle ne contrariait pas cette force joyeuse en lui, son art, ces pensées qu’il ne pouvait pas dire, à jamais silencieuses, mais qui le mettaient au-dessus de toutes choses, dans un air libre et vif. Les enfants couraient à travers les pièces, la fillette riait, Louise aussi maintenant, dont il n’avait pas entendu le rire depuis longtemps. Il les aimait ! Comme il les aimait ! (IV, p. 82, je souligne)

L’étoile est toujours là, qui brille au moment où Jonas s’effondre, mais ce n’est plus tout à fait la même. Ce n’est plus l’étoile qui protège mais celle, comme pour Meursault, de l’apocalypse, de la révélation. La colère a purgé Meursault et l’auto-dénonciation a eu le même effet pour Clamence ; Jonas, lui, se purge par une forme d’ascétisme. Sur la toile qu’il a peinte avant de tomber, il a « seulement écrit, en très petits caractères, un mot qu’on pouvait déchiffrer, mais dont on ne savait pas s’il fallait y lire solitaire ou solidaire » (IV, p. 83). C’est que les deux sont à nouveau possibles simultanément ; l’indifférence a changé de camp, ce n’est plus celle de l’homme face à l’homme, mais celle du monde, cette « tendre indifférence » que salue Meursault, composante indispensable de cet

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absurde qui « naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde » (I, p. 238), ainsi que Camus le définit dans Le Mythe de Sisyphe.

L’Étranger : une singulière plaidoirie

Attardons-nous maintenant sur la manière dont Meursault va exprimer cette accession à la liberté, la manière dont il va convaincre (ou manipuler) son auditeur. Dans le cas de Clamence, le procédé est évident : en ancien avocat et nouveau juge-pénitent, Clamence plaide face à son interlocuteur invisible. Jonas ne parle pas ; il peint. Le cas de Meursault est plus complexe.

La critique, depuis la sortie de L’Étranger et la lecture qui a prédominé longtemps, a vu dans le premier roman de Camus le récit d’un homme injustement condamné par une société qui ne peut accepter un tel monstre – monstre parce qu’il « ne joue pas le jeu », comme l’explique Camus lui- même dans sa préface à l’édition américaine (I, p.214). L’analyse citée en ouverture de l’article, celle de René Girard, est exemplaire de cette lecture tronquée, qui rate l’essentiel du roman. Pour autant, faut-il absolument croire Camus lorsque, dans cette même préface, il précise que ce refus de jouer le jeu se caractérise, chez Meursault, par le refus de mentir : « Mentir ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent » (I, p. 214) ? Pour une fois, je pense que Jean-Paul Sartre, dans son « Explication de L’Étranger »4, voit juste, au moins pour le constat : « Il ment – comme tout artiste – parce qu’il prétend restituer l’expérience nue et qu’il filtre sournoisement toutes les liaisons signifiantes, qui appartiennent aussi à l’expérience »5. Sartre, cependant, se trompe dans l’explication donnée à ce mensonge, et qu’il poursuit en faisant l’analyse du style camusien, fait de phrases courtes au passé composé, phrases « îles » sans lien entre elles. Et Sartre poursuit : « le romancier préfère à un récit organisé ce scintillement de petits éclats sans lendemain dont chacun est une volupté ; voilà pourquoi M. Camus, en écrivant L’Étranger, peut croire qu’il se tait : sa phrase n’appartient pas à l’univers du discours, elle n’a ni ramifications, ni prolongements, ni structure intérieure »6. Pourtant, dans sa conclusion, Sartre n’hésite pas à se contredire (c’est d’ailleurs une des caractéristiques majeures de sa pensée) lorsqu’il affirme que l’ouvrage finit par s’organiser « de lui-même sous les yeux du lecteur, il révèle la solide substructure qui le soutient. Il n’est pas un détail inutile, pas un qui ne soit repris par la suite et versé au débat »7.

4 Jean-Paul SARTRE, Situations I, Paris, Gallimard, 1947. Je me réfère ici à la version Kindle, les numérotations renvoient donc à l’emplacement, non à la page. 5 Ibid., 2251. 6 Ibid., 2299. 7 Ibid., 2317.

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On le sent dès les premières lignes de l’article de Sartre ; il y a chez lui comme une jalousie pour le succès de ce « métèque » sorti de nulle part – ou plus précisément des rives africaines de la Méditerranée. Jalousie qui éclate dans la conclusion où l’analyse sartrienne s’avère n’être qu’une piètre analyse stylistique s’offrant le petit plaisir d’écarter « la chose » sous prétexte qu’elle ne rentre dans une aucune des catégories nobles de la littérature, et certainement pas celle du roman.

Le résumé que Sartre en donne est révélateur lui aussi du malentendu qui va peser sur L’Étranger :

[l]e roman demeurait assez ambigu : comment fallait-il comprendre ce personnage, qui, au lendemain de la mort de sa mère, « prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique », qui tuait un arabe « à cause du soleil » et qui, la veille de son exécution capitale, affirmant qu’il « avait été heureux et qu’il l’était encore », souhaitait beaucoup de spectateurs autour de l’échafaud pour « l’accueillir avec des cris de haine de haine » ? Les uns disaient : « c’est un niais, un pauvre type » ; mieux inspirés : « c’est un innocent ». Encore fallait-il comprendre le sens de cette innocence8.

Comme je crois l’avoir défendu dans la première partie de cet article, non seulement Meursault ne se dit jamais innocent, mais encore la fin du roman ne se situe pas à la veille de son exécution.

Meursault n’est ni un idiot, ni un innocent, et le texte que nous lisons est bel est bien structuré, organisé et dirigé par un dessein. Reste à décrypter cette structure, cette organisation et ce dessein.

L’auteur du texte

La question peut paraître saugrenue et chacun se doute bien que la réponse à laquelle je pense n’est pas : Albert Camus. Quand bien même la seule occurrence du mot « étranger » désigne le concierge, il est évident que l’auteur de ce texte, au sein de la fiction, est Meursault. Meursault est plus qu’un narrateur ; le récit que nous lisons est une trace écrite laissée par un homme dans une intention particulière, que je tâcherai de démêler plus loin. Pourquoi ? D’abord parce que, contrairement à ce que l’on trouve dans La Chute, il n’y a pas d’interlocuteur, pas même un lecteur potentiel à qui s’adresserait une voix, comme l’imagine Italo Calvino dans Si par une nuit d’hiver un voyageur. Mais surtout parce que l’écriture est très présente dans le roman, sous différentes formes.

Chacune des deux parties débute par un message écrit : le télégramme, dès les premières lignes du roman ; la lettre de Marie dans le deuxième chapitre de la deuxième partie. Lors du procès, tous les

8 Ibid., 2006.

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journalistes écrivent fébrilement sauf un, celui qui regarde Meursault et qui pourrait être un double, un miroir, le reflet de Camus dans le roman, celui qui attend que le procès soit terminé pour commencer à écrire. Il y a aussi les publicités que Meursault découpe pour occuper ses loisirs. Il y a encore la coupure de journal avec l’histoire du Tchécoslovaque, qui elle-même annonce un autre texte puisqu’il s’agit de la matière du Malentendu. Notons encore deux éléments qui lient directement (comme le télégramme) l’écriture à la mort. D’abord, le corbillard qui emmène le corps de Mme Meursault est comparé à un « plumier » (I, p. 148). Ensuite, alors que Raymond assoit son ascendant sur Meursault, il lui demande d’écrire une lettre pour dénoncer sa maîtresse. Étonnamment, Meursault qui refuse de mentir (à en croire du moins Camus) se soumet à Raymond et accepte de produire ce qui est ni plus ni moins un faux en écriture, qui sera en outre la première étape dans un processus qui mènera au meurtre de l’Arabe.

Un petit passage me semble particulièrement important pour la question de l’écriture :

Sans transition, [le juge] m’a demandé si j’aimais maman. J’ai dit : « Oui, comme tout le monde » et le greffier, qui jusqu’ici tapait régulièrement sur sa machine, a dû se tromper de touches, car il s’est embarrassé et a été obligé de revenir en arrière (I, p. 180).

Comme s’il était équipé d’un détecteur de mensonges, le greffier se trompe lorsque Meursault affirme aimer sa mère « comme tout le monde » – et notons au passage combien cette réponse, à l’instar des nombreux « ça ne veut rien dire » que Meursault offre en réponse à des questions telles que « m’aimes-tu ? » de Marie, est éminemment ambiguë : l’aime-t-il comme tous les fils sont supposés aimer leur mère, ou signale-t-il, comme Salamano le lui a appris, que tout le monde aimait sa mère dans le quartier ? Mais le mensonge n’est peut-être pas là où on le croit et l’erreur du greffier trahit peut-être l’incapacité de l’appareil judiciaire, dont il est l’instrument, d’admettre qu’un individu pareil puisse être animé d’un tel sentiment. Ce passage a un autre intérêt, en ce qu’il nous indique à quoi sert l’écriture : à « revenir en arrière ».

Ce qui nous amène à cette autre question : quand Meursault écrit-il ce texte, et quelle est sa nature ?

Le genre du texte

« Aujourd’hui, maman est morte ». Tout est fait pour donner l’illusion au lecteur qu’il se trouve face à un journal intime, écrit au jour le jour. Un tel texte est gage d’honnêteté – que l’on pense au

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journal de Maurice Garçon, que l’auteur s’est interdit de retoucher. Mais l’hypothèse ne résiste pas à la lecture. Très rapidement, des indices surgissent qui mettent à mal le scénario d’un journal intime.

La première indication survient dès le deuxième paragraphe du roman :

J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle (I, p. 141).

« J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela » ; pourquoi ? Et qu’est-ce que cela, sinon déjà l’expression d’une culpabilité : « Ce n’est pas de ma faute » ? Le patron ne lui présente pas ses condoléances, alors que ce serait la moindre des politesses ; le coupable, c’est lui. Mais Meursault ne le juge pas, il lui trouve des circonstances atténuantes et est même sûr qu’il le fera après l’enterrement, quand « ce sera une affaire classée » (je souligne). Autrement dit, la réflexion (« je n’aurais pas dû lui dire cela ») semble une réflexion a posteriori. Ce n’est que parce que, au moment où Meursault rédige ce texte, il sait l’importance qu’aura la mort de sa mère qu’il peut formuler cette pensée. Et tout le procès se dessine en filigrane dans ce passage.

À la fin du chapitre V, Salamano vient trouver Meursault dans sa chambre.

Il m’a dit que maman aimait beaucoup son chien. En parlant d’elle, il l’appelait « votre pauvre mère ». Il a émis la supposition que je devais être bien malheureux depuis que maman était morte et je n’ai rien répondu. Il m’a dit alors, très vite et avec un air gêné, qu’il savait que dans le quartier on m’avait mal jugé parce que j’avais mis ma mère à l’asile, mais il me connaissait et il savait que j’aimais beaucoup maman. J’ai répondu, je ne sais pas encore pourquoi, que j’ignorais jusqu’ici qu’on me jugeât mal à cet égard, mais que l’asile m’avait paru une chose naturelle puisque je n’avais pas assez d’argent pour faire garder maman. « D’ailleurs, ai-je ajouté, il y avait longtemps qu’elle n’avait rien à me dire et qu’elle s’ennuyait toute seule. — Oui, m’a-t-il dit, et à l’asile, du moins, on se fait des camarades » (I, pp. 167-168, je souligne).

« Je ne sais pas encore pourquoi » : celui qui ne sait pas encore pourquoi, c’est le lecteur. Meursault doit bien avoir une petite idée (j’en reparlerai au point suivant)… d’autant que, comme face à son patron, cette remarque est une fois encore liée à la mère et à un procès. Procès de voisinage, certes, mais qui porte une fois encore sur le cœur de l’accusation qui sera portée contre lui.

Je ne multiplierai pas les exemples (une relecture attentive du roman les mettra en lumière), mais je finirai avec deux indices qui sont particulièrement éclairants : au chapitre V de la première partie, Meursault va dîner chez Céleste. Arrive la « bizarre petite femme » (I, p. 166) qui commande

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tous ses plats, coche tous les programmes, bref se comporte comme un automate pressé (l’antithèse de ce à quoi aspire Meursault). « Bizarrement », lorsqu’elle sort, Meursault décide de la suivre. Pourquoi ? Parce que, affirme-t-il, il n’a rien à faire. Il perd sa trace et conclut : « J’ai pensé qu’elle était bizarre, mais je l’ai oubliée assez vite » (I, p. 166). Comment peut-on noter dans son journal quelque chose que l’on a oublié ? On ne peut le faire que lorsque le souvenir revient à la mémoire. Et quand cela peut-il se produire ? Durant le procès, lorsque le président procède à l’appel des témoins.

J’ai reconnu à côté de [Céleste] la petite bonne femme du restaurant avec sa jaquette et son air précis et décidé. Elle me regardait avec intensité (I, p. 190).

Un autre personnage joue un rôle dans la mise en abyme du processus d’écriture, qui apparaît au même moment que la petite femme bizarre : sur le banc des journalistes, tous sont en train d’écrire frénétiquement, sauf un, qui regarde Meursault et qui a laissé son stylo posé devant lui.

Les journalistes tenaient déjà leur stylo en main. Ils avaient tous le même air indifférent et un peu narquois. Pourtant, l’un d’entre eux, beaucoup plus jeune, habillé en flanelle grise avec une cravate bleue, avait laissé son stylo devant lui et me regardait. Dans son visage un peu asymétrique, je ne voyais que ses deux yeux, très clairs, qui m’examinaient attentivement, sans rien exprimer qui fût définissable. Et j’ai eu l’impression bizarre d’être regardé par moi-même (I, p. 190, je souligne).

Bizarre, bizarre… comme c’est étrange(r)… Ce journaliste « bizarre », qui n’écrit pas, est présenté comme le double de Meursault. Un double qui est là pour rendre compte, non pour juger, mais qui surtout n’a pas encore commencé à écrire. Du moins pas la phase active de l’écriture, laquelle nécessite néanmoins une autre phase, de préparation, de collecte. Cette partie-là, Meursault a profité des onze mois de préventive pour la mener à bien.

Les deux premiers chapitres de la deuxième partie, rappelons-le, couvrent onze mois – le deuxième chapitre décrit cinq de ces onze mois, et l’on peut penser, à relire l’entame de ce chapitre, qu’il s’agit des cinq premiers mois. Meursault y décrit deux processus : le premier est celui du détachement, donc de la libération. Comment ne pas souffrir de l’absence de ce que l’on aime ? En perdant l’habitude d’aimer. Que ce soit la cigarette ou l’amour physique, on peut se détacher de tout. Et même si le gardien à qui il s’ouvre de ces manques le décrit comme un sage ayant compris le sens de la prison – la privation de liberté est la punition (I, p. 186) –, Meursault sait que le sens, la finalité de cet apprentissage est bien au contraire l’accession à une autre liberté, celle qui lui permet de ne plus dépendre de personne, de n’être plus sous la coupe d’aucun pouvoir – quête qui explique sa seule colère du roman contre l’aumônier, suivie du dénouement et de l’accession à la plénitude et à sa liberté. Cet apprentissage, c’est celui du souvenir, dans le but de « tuer le temps » (I, p. 186).

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J’ai fini par ne plus m’ennuyer du tout à partir de l’instant où j’ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d’un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c’était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c’était un peu plus long. […] Si bien qu’au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu’à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J’ai compris alors qu’un homme qui n’aurait vécu qu’un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s’ennuyer (I, pp. 186-187, je souligne).

Ce n’est qu’en prison qu’il apprend à se souvenir ; il ne peut donc pas s’être souvenu plus tôt de la petite femme bizarre. Une journée permettrait de nourrir une vie entière en souvenirs. Première contraction donc, celle du temps. Quelques pages plus tôt, il a procédé à une contraction semblable pour l’espace :

Je m’arrangeais très bien avec le reste de mon temps. J’ai souvent pensé alors que si l’on m’avait fait vivre dans un tronc d’arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je m’y serais peu à peu habitué (I, p. 185).

Je pense que nous avons assez d’éléments pour passer à la dernière étape de l’analyse : dans quel but Meursault mène-t-il cet apprentissage mémoriel et rédige-t-il ce récit ?

Les subtilités de la plaidoirie

On écrit toujours avec une intention. Celle de Meursault n’est pas de « simplement » raconter les mois qui ont suivi la mort de sa mère.

Un double enjeu apparaît. Le premier est intimement lié à la prise de conscience de l’absurde et au tragique humain ; si Meursault entreprend d’écrire ce récit, c’est d’abord pour échapper à la folie qui le menace :

Lorsqu’un jour, le gardien m’a dit que j’étais là depuis cinq mois, je l’ai cru, mais je ne l’ai pas compris. Pour moi, c’était sans cesse le même jour qui déferlait dans ma cellule et la même tâche que je poursuivais. Ce jour-là, après le départ du gardien, je me suis regardé dans ma gamelle de fer. Il m’a semblé que mon image restait sérieuse alors même que j’essayais de lui sourire. Je l’ai agitée devant moi. J’ai souri et elle a gardé le même air sévère et triste. Le jour finissait et c’était l’heure dont parler, l’heure sans nom, où les bruits du soir montaient de tous les étages de la prison dans un cortège de silence. […] pour la première fois depuis des mois, j’ai entendu distinctement le son de ma voix. Je l’ai reconnue pour celle qui résonnait déjà depuis de longs jours à mes oreilles et j’ai compris que pendant tout ce temps j’avais parlé seul. Je me suis souvenu alors de ce que disait l’infirmière à l’enterrement de maman. Non, il n’y avait pas d’issue et personne ne peut imaginer ce que sont les soirs dans les prisons (I, pp. 187-188).

Durant le procès, le dédoublement sera conscient et concernera l’écriture ; ici, dans sa cellule, c’est l’inconscience qui domine et la folie guette. Meursault est sur le point de s’échapper de la logique du temps linéaire (« c’était sans cesse le même jour qui déferlait dans ma cellule »), mais sans

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lucidité, cette échappée ne peut pas être une liberté. Un mot clé dans la pensée camusienne est : « lucidité ». Celui qui a pris conscience de l’absurde et décide de l’affronter pour manifester sa dignité humaine (même si cela ne sert à rien et que la mort est inéluctable) est lucide. Cette lucidité, c’est le travail d’écriture qui va la lui donner. L’écriture qui permet, comme l’illustrait la métaphore de la machine à écrire du greffier, de « revenir en arrière » et de comprendre, de se souvenir et de rendre supportable ce qui, dans la liberté paradoxale du prisonnier lucidement condamné à mort (nous le sommes tous, mais le condamné le sait), ne l’est pas : le soir et les moments d’absolue solitude.

Donner un sens, donc. Mais quel sens ? Meursault, à travers l’écriture des derniers mois de sa vie, n’entend pas seulement éviter la folie ; il veut aussi prouver quelque chose. À qui ? Aux lecteurs, au public invisible qui se cachera plus tard derrière l’avocat parisien. Il n’a pas encore la capacité de synthétiser qu’aura Jonas, qui pourra se contenter d’un mot ambigu : « solitaire » ou « solidaire » ; il lui faudra un roman entier. Un roman entier pour démontrer, non pas qu’il est innocent, mais qu’il peut être aimé. En d’autres mots, ce faux journal intime n’est rien d’autre qu’une longue et magnifique plaidoirie, menée par le seul avocat que Meursault entend se donner : lui-même. Le procureur le dit : il est intelligent ; et Meursault insiste sur un autre point : son avocat est un idiot, alors que le procureur est brillant.

La plaidoirie de Meursault occupe la totalité du roman ; mais son processus se dévoile clairement dans les deux chapitres (III et IV) qui traitent du procès.

La situation du procès : autre miroir

Ce n’est pas le lieu de pister tous les jeux de miroir que l’on trouve dans L’Étranger. J’en ai déjà pointé un (le journaliste). Il en est un autre, à l’échelle de la structure globale du roman, que tous les analystes ont déjà relevé : le miroir entre la scène de la veillée mortuaire et le procès. Avant même ce face à face, d’autres similitudes surgissent dès les premières lignes du chapitre III : l’attente dans une pièce à part, la cigarette offerte, la position du gendarme dans le dos de Meursault semblable à celle du concierge ; à Marengo, Meursault attend dans la cour ; lors de son procès, il attend la cour. Sans oublier la chaleur, que l’ombre de la prison avait écartée. Les vieux face à lui, dans la morgue, le dévisagent sans rien dire :

C’est à ce moment que les amis de maman sont entrés. Ils étaient en tout une dizaine, et ils glissaient en silence dans cette lumière aveuglante. […] Lorsqu’ils se sont assis, la plupart m’ont regardé et ont hoché la tête avec gêne, les lèvres toutes mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse savoir s’ils me saluaient ou s’il s’agissait d’un tic. Je crois plutôt qu’ils me saluaient. C’est à ce moment que

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je me suis aperçu qu’ils étaient tous assis en face de moi à dodeliner de la tête, autour du concierge. J’ai eu un moment l’impression ridicule qu’ils étaient là pour me juger (I, p. 145).

Quelques mois plus tard, situation presque similaire :

C’est à ce moment que j’ai aperçu une rangée de visages devant moi. Tous me regardaient : j’ai compris que c’étaient les jurés. Mais je ne peux pas dire ce qui les distinguait les uns des autres. Je n’ai eu qu’une impression : j’étais devant une banquette de tramway et tous ces voyageurs anonymes épiaient le nouvel arrivant pour en apercevoir les ridicules. Je sais bien que c’était une idée niaise puisque ici ce n’était pas le ridicule qu’ils cherchaient, mais le crime. Cependant la différence n’est pas grande et c’est en tout cas l’idée qui m’est venue (I, p. 189).

« Bizarre » est un mot fréquent dans le roman ; « ridicule » l’est tout autant, mais avec une nette prédominance dans la seconde partie (8 occurrences sur 10). Le « ridicule » est l’illustration parfaite du miroir inversé dans le roman : il est effectivement ridicule d’imaginer que les vieux de l’hospices soient là pour juger Meursault, qui ne parvient pas à trancher si leur hochement de tête est un tic ou un salut9. Bien qu’il ne soit pas impensable que ces vieux le jugent (il n’est pas souvent venu voir sa mère et l’a « abandonnée », sans parler du fait que les jugements sont une activité ordinaire pour chacun d’entre nous, il est plus probable qu’ils soient dans la position des voyageurs de tramway, guettant les ridicules des nouveaux arrivants. Alors que les jurés sont bien là pour juger, et pas pour se moquer des gens. Effet miroir inversé, donc, mais qui n’en signifie pas moins quelque chose : « la différence n’est pas grande », entre le crime et le ridicule. Son avocat a déjà donné le ton : son affaire sera traitée rapidement parce que la cour en a une plus sérieuse qui suit.

Meursault fait tout pour détourner l’attention de lui ; il a « la bizarre impression […] d’être de trop, un peu comme un intrus » (I, p. 189). S’il est agacé qu’on lui repose des questions aussi futiles que son nom, il convient que c’est « assez naturel, parce qu’il serait trop grave de juger un homme pour un autre » (I, p.191)10. Il est docile, répond aux questions, ne cause pas de scandale.

Sans le dire explicitement, on comprend que, dès l’ouverture, ce procès est entaché d’irrégularités, ou tout au moins de bizarreries, à commencer par l’absence des parties civiles – personne ne représente la victime – et de témoins importants : Emmanuel et le patron de Meursault. Mais ce n’est pas la seule chose que Meursault n’explicite pas, et la plus importante est ailleurs : chaque lecteur va prendre connaissance des plaidoiries – et particulièrement celle du procureur – à la lumière d’une « vérité » qu’il croit détenir. Or, quelle est cette vérité ? Le récit que Meursault a rédigé et que nous venons de lire. Personne n’était présent sur la plage ; mais comme, depuis la première

9 Il préfère penser que c’est un salut, parce qu’il a envie d’être aimé et rejette par-dessus tout l’indifférence. 10 Magnifique exemple, au passage, de l’humour très présent dans ce roman.

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page, Meursault nous a décliné le récit de ces journées, nous le croyons. Nous pensons savoir, au contraire du procureur, comment les choses se sont passées ; or, nous ne savons rien, nous ne faisons que croire ce que Meursault a raconté. L’importance du « récit » est soulignée par le fait que c’est le mot qu’utilise Meursault pour qualifier l’exposé des faits et les questions du président de la cour, un récit (deux occurrences dans le même paragraphe) dans lequel ce dernier « apporte beaucoup de minutie » (I, p. 191).

À la fin de la première séance, l’air de rien, surgit une question qui pèsera lourd dans la suite des débats, et que posera le procureur : la question de l’intentionnalité et de la préméditation. Meursault nie toute préméditation et avance sa seule explication : le hasard. À nouveau, les lecteurs le croient, puisqu’ils pensent avoir « vu » la scène en direct. Mais le procureur est moins convaincu.

Commence l’audition des témoins. Le premier est le directeur de l’asile. Se dessine à travers ses réponses le portrait du Meursault détestable : insensible, qui enterre sa mère sans verser de larme, « avec un cœur de criminel », comme le clamera plus loin le procureur. Lequel exulte :

« Oh ! non, cela suffit », avec un tel éclat et un tel regard triomphant dans ma direction que, pour la première fois depuis bien des années, j’ai eu une envie stupide de pleurer parce que j’ai senti combien j’étais détesté par tous ces gens-là (I, p.193).

Mine de rien, que fait Meursault, sinon apitoyer son lecteur ? Lequel est convaincu qu’il n’y avait pas préméditation, que ce crime est le fruit du hasard et que Meursault est un brave garçon, simple et taciturne, pudique, qui n’aime pas exprimer ses sentiments, ce qui ne signifie pas qu’il n’en éprouve pas (de nombreux passages prouvent d’ailleurs l’inverse, à commencer par l’utilisation du mot « Maman » au lieu de « mère »).

Les auditions vont s’enchaîner, qui ne feront qu’aggraver le cas de Meursault. Le concierge, le seul homme à être désigné comme « étranger », va fournir des arguments majeurs à l’accusation : la tasse de café, la cigarette. Et tout sera à l’avenant, y compris pour les témoins qui essaient de défendre Meursault. Plus intéressant est le jeu subtil auquel se livre Meursault dans la retranscription de ces débats : le procureur est présenté de manière positive. C’est un homme qui maîtrise son dossier, qui a de la répartie, alors que l’avocat est ridicule, à côté de la plaque et se fait régulièrement remettre en place par le procureur. Une fois, l’avocat déclenche l’adhésion amusée de la salle lorsqu’il retourne la question du procureur à Pérez (à savoir si le vieil homme a vu Meursault pleurer) :

Mais mon avocat s’est fâché. Il a demandé à Pérez, sur un ton qui m’a semblé exagéré, « s’il avait vu que je ne pleurais pas. » Pérez a dit : « Non. » Le public a ri. Et mon avocat, en retroussant une de ses

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manches, a dit d’un ton péremptoire : « Voilà l’image de ce procès. Tout est vrai et rien n’est vrai ! » (I, p. 194, je souligne)

Le moins qu’on puisse dire, c’est que Meursault ne semble pas partager le point de vue de son avocat. De toute manière, il a déjà confié à son lecteur qu’il ne pleurait pas ; il est donc faux (et ridicule ?) de dire que « tout est vrai et rien n’est vrai ». Ce qui est vrai, c’est ce que Meursault a écrit. De toute manière, l’avocat n’est pas là pour assurer sa défense ; il est juste là pour le spectacle. « La défense, c’était moi » (I, p. 194), précise Meursault quelques lignes plus bas. Même si, dans la foulée, Céleste donne son interprétation du crime :

Pour moi, c’est un malheur. Un malheur, tout le monde sait ce que c’est. Ça vous laisse sans défense (I, p. 195).

Si Meursault exprime son antipathie pour son avocat, il présente le procureur avec une sorte d’admiration, au moins de respect. C’est lui qui interroge Marie et Meursault note que sa voix lui semble émue (I, p. 196) lorsqu’il prononce la clé de voûte de son accusation :

Messieurs les jurés, le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière, et allait rire devant un film comique. Je n’ai rien de plus à vous dire (I, p. 196).

Marie éclate en sanglots et tente de corriger le tir, mais rien n’y fait. La salle est impressionnée. Meursault ne dit rien. Le public auquel s’adresse sa plaidoirie tire seul les conclusions – et n’est-ce pas la manipulation la plus efficace, lorsqu’on persuade le manipulé d’avoir pensé tout seul ce que l’on voulait qu’il pense ? – : le procureur se trompe. Pire : le procureur ment. En effet, ce n’est pas « le lendemain de la mort de sa mère » que Meursault fait tout cela, mais au plus tôt le surlendemain (on ne sait pas si sa mère est morte aujourd’hui ou hier). C’est un détail, peut-être, mais dans un procès d’assises, les détails ont toute leur importance et suffisent parfois à décider du sort du condamné, dans un sens ou dans l’autre. On n’écoute pas Salamano, mais ce dernier a déjà apporté le témoignage le plus important pour l’audience devant laquelle plaide Meursault, lorsqu’il a défendu Meursault auprès du voisinage qui le jugeait mal par rapport à sa mère.

Après le témoignage de Raymond, Meursault comprend que « les choses n’allaient pas bien pour [lui] » (I, p. 197), après que le procureur, en riposte à une nouvelle saillie ridicule de l’avocat, porte l’estocade :

[…] j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un cœur de criminel (I, p. 197).

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Meursault note « l’effet considérable sur le public » de cette déclaration ; mais il ne la contredit pas. Il n’en a pas besoin : à nouveau, le lecteur en mesure l’absurdité absolue. Outre qu’il est convaincu (par le récit de Meursault) qu’il ne peut y avoir préméditation, et certainement pas au moment de l’enterrement, une telle accusation ne tient purement et simplement pas la route en termes de droit.

Dans la chapitre IV, Meursault va pleinement endosser le rôle du comédien, et parfois même du cabotin, même s’il est très rapidement repris par le sentiment d’ennui qu’il a toujours éprouvé lorsqu’il doit écouter quelqu’un trop longtemps. Dans le chapitre précédent, il a glissé que la défense, c’était lui. Or, ici, il met face à face les plaidoiries du procureur et de son avocat, qui à ses yeux ne se distinguent que sur un point : les circonstances atténuantes. Ce qui le dérange le plus, c’est qu’il ne peut pas prendre la parole pour exposer sa version des faits :

De temps en temps, j’avais envie d’interrompre tout le monde et de dire : « Mais tout de même, qui est l’accusé ? C’est important d’être l’accusé. Et j’ai quelque chose à dire ! » Mais réflexion faite, je n’avais rien à dire (I, p. 198).

Pour être plus précis, il n’a plus rien à dire, car il a tout dit déjà, ou plutôt tout écrit.

Meursault va surtout s’intéresser à la plaidoirie du procureur, même si celle-ci le lasse très vite. Il faut être très attentif à la manière dont Meursault présente les choses. Il ne se révolte pas vraiment, mais trouve simplement l’acharnement du procureur étonnant. Il se contente de la constater. Il est important de noter combien Meursault insiste pour dire que nous, lecteurs, assistons là à un récit. Or, une fiction est toujours le récit que l’on fait sur un événement qui est définitivement hors de portée, récit que l’on fait pour transmettre à quelqu’un qui ne l’a pas vécu, le souvenir, l’expérience de cet événement11. Un récit construit une vérité, et une vérité est un récit auquel on choisit de croire. L’événement dont il est question, c’est ce dimanche sur la plage d’Alger au terme duquel Meursault commet un meurtre en abattant un Arabe qui était au départ l’ennemi désigné de Raymond. Que savons-nous de cet événement ? Ce que Meursault, l’accusé, nous a raconté. Il se garde bien de le préciser. Par contre, lorsque quelqu’un d’autre dresse le récit de cette journée-là, Meursault met en évidence le fait qu’il ne s’agit que d’un récit, construit sur la base d’éléments sélectionnés. Cette insistance est telle qu’elle en devient suspecte. Le récit du procureur est construit sur « des fragments, des gestes ou des tirades entières, mais détachés de l’ensemble » (I, p. 198). Il accumule des remarques qui, mine de rien, indiquent combien le récit du procureur est une construction :

11 Voir Vincent ENGEL, Fiction : l’impossible nécessité, Hévillers, Ker éditions, 2006.

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Le fond de sa pensée, si j’ai bien compris, c’est que j’avais prémédité mon crime. Du moins, il a essayé de le démontrer. Comme il le disait lui-même : « J’en ferai la preuve, messieurs, et je la ferai doublement. […] » (I, p. 198, je souligne).

Cette construction peut contenir un mensonge. Et Meursault fait d’autant mieux passer cette suspicion de mensonge que lui, au contraire, donne l’impression de trouver évident ce que dit le procureur. D’abord, selon Meursault, le procureur dit qu’il va démontrer ce qu’il avance, donner des preuves. Le narrateur s’exprime d’ailleurs en ces termes : « J’ai trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait pas de clarté. Ce qu’il disait était plausible » (I, p. 199, je souligne). Il présente le récit du procureur comme tout à fait cohérent, alors que le lecteur ne peut que s’irriter devant une telle plaidoirie12. Plus étonnant, le procureur décrit Meursault comme un « homme […] intelligent [qui] sait répondre. Il connaît les valeurs des mots » (I, p. 199). Or, si l’on se fie aux réponses que Meursault donne au tribunal (sur quoi les membres du jury doivent fonder leur opinion et vérifier si l’assertion du procureur est juste), le portrait est faux : Meursault a tout fait pour passer pour un imbécile, incapable de répondre et peu maître du sens des mots. Si le procureur se trompe sur ce point, pourquoi aurait-il raison dans ses autres analyses, dans ses autres « récits » ?

Moi, j’entendais qu’on me jugeait intelligent. Mais je ne comprenais pas bien comment les qualités d’un homme ordinaire pouvaient devenir des charges écrasantes contre un coupable (I, p. 199, je souligne).

Une fois encore, Meursault ne se dit pas innocent : juste « un homme ordinaire », comme si les hommes ordinaires ne pouvaient être coupables des crimes les plus atroces (rappelons que le roman sort en 1942, année où la « banalité du mal » se développe dans toute l’ampleur de sa barbarie). Mais cette transformation de qualités en charges ne s’opère par rien d’autre qu’un récit… Toutefois, le fait que le procureur, homme sérieux, trouve Meursault intelligent et maître de son discours vient accréditer la totalité de son récit – récit que le procureur n’a pas lu…

La suite est plus importante encore ; tout s’en va crescendo… Meursault s’intéresse à nouveau à la plaidoirie du procureur parce que celui-ci va parler de son âme :

Il disait qu’à la vérité, je n’en avais point, d’âme, et que rien d’humain, et pas un des principes moraux qui gardent le cœur des hommes ne m’était accessible (I, p. 200).

12 Relevons ici un autre argument justifiant que Meursault a rédigé son récit après le procès : à la fin de la première partie, il raconte sans hésiter qu’il a tiré un coup, puis les quatre autres. Or, quand le juge d’instruction l’interroge sur ce fait, au début de la seconde partie, il hésite et doit réfléchir avant de pouvoir donner cette précision (I, p. 180).

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Tout le discours du procureur verse dans la démesure. C’est un discours proprement totalitaire, qui refuse non seulement la tolérance, mais aussi de considérer l’accusé comme un être humain. Il va jusqu’à le juger coupable du meurtre de parricide qui sera jugé après ce procès :

« J’en suis persuadé, messieurs, a-t-il ajouté en élevant la voix, vous ne trouverez pas ma pensée trop audacieuse, si je dis que l’homme qui est assis sur ce banc est coupable aussi du meurtre que cette cour devra juger demain. Il doit être puni en conséquence » (I, p. 200).

Meursault multiplie les notations rappelant qu’il s’agit du discours du procureur : « Selon lui », « il ne craignait pas de le dire », « Toujours selon lui », « J’en suis persuadé », « a-t-il ajouté », « Il a dit », « Il a déclaré »… (I, p. 200). Mais quelle crédibilité peut-on accorder à un procureur qui nie l’humanité de l’accusé ? Et quel avocat n’obtiendrait pas un recours en cassation pour cette double accusation qui est non seulement « trop audacieuse » mais, légalement, scandaleuse ?

Appelé à répondre, Meursault – pourtant loué par le procureur pour ses qualités d’intelligence et de maîtrise du langage – bredouille et se rend « compte de [son] ridicule » (I, p. 201, je souligne). Il répond « au hasard », ce hasard qu’il a déjà présenté comme justification, nie la préméditation et conclut que « c’était à cause du soleil » (I, p. 201), ce qui déclenche des rires dans la salle. Mais pas chez les lecteurs, qui sont convaincus que c’est bien la faute du soleil. Est-ce à cet instant, après avoir répondu « au hasard », qu’il comprend ce qui doit être la clé de sa plaidoirie et qu’il trouve les derniers éléments dont il a besoin pour commencer à écrire ?

S’il a écouté attentivement l’essentiel de la plaidoirie du procureur, il écoute à peine celle de son avocat, qui hérite du ridicule. En outre, il se substitue à son client en endossant la première personne. Ses arguments sont d’autant plus ridicules qu’il évoque le travail – « un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l’employait » (I, p. 202) – sans avoir pensé à citer les témoins ad hoc.

Le sort en est jeté : Meursault est condamné à mort, au terme d’un procès proprement ridicule et qui, en toute hypothèse, ne peut que voir son verdict cassé. Mais peu importe ; Meursault a obtenu ce qu’il voulait. D’abord, la considération du public et la douceur des gendarmes (I, p. 204) ; ensuite, il va pouvoir définitivement s’affranchir de tous les pouvoirs qui s’exerçaient sur lui et savourer sa liberté.

Conclusions

Être ou ne pas être coupable : telle n’est pas la question. Clamence proclamera la culpabilité de tous, que Meursault pressent comme une potentialité : il suffit d’un récit habile pour l’établir, tout

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comme Fouquet-Tinville n’avait besoin que d’une phrase pour condamner un homme à mort. Face à l’absurde, tous les actes se valent et se rejoignent dans leur insignifiance. On rétorquera que Meursault a tué un homme et que Camus rejette tant le suicide que le meurtre au nom de la confrontation avec l’absurde, seul moyen d’affirmer la dignité humaine dans le temps limité de la vie. C’est d’ailleurs sur ce constat que Kamel Daoud a construit son Meursault, contre- enquête. Mais L’Étranger n’est pas un roman sur un meurtre commis par un Pied-Noir à l’encontre d’un Arabe ; c’est un roman tragique, presque mythologique, déclinant à sa manière le combat éternel de l’homme mortel contre le destin ou les dieux. Meursault ne tue pas un Arabe – rappelons l’absence de toute partie civile au procès – ; il se bat contre le temps et le soleil.

Il n’empêche que, au-delà de ce combat, Meursault est un habile manipulateur. Depuis la première ligne, il met son lecteur dans sa poche ; il lui présente son histoire l’air de rien, sans effet de style apparent, et évidemment sans jamais préciser que c’est dans le but d’obtenir notre sympathie, notre adhésion. Mais la manipulation n’est-elle pas, pour autant qu’elle demeure dans des limites raisonnables et qu’elle reste « mesurée », le moyen le plus humain et le plus universel pour tenter d’obtenir la reconnaissance, l’affection, l’amour ? Tout artiste n’est-il pas manipulateur s’il arrive, comme l’évoque Camus dans Le Mythe de Sisyphe, à « donner au vide ses couleurs » (I, p.297) ?

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