Manipuler Pour Être Libre ?
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Manipuler pour être libre ? Vincent Engel (Université catholique de Louvain) La liberté en question L’Étranger semble donc être une œuvre innocente et généreuse s’élevant très au-dessus du marécage de notre littérature rongée par les complexes de culpabilité. Mais le problème n’est pas aussi simple qu’il en a l’air. Meursault n’est pas l’unique personnage du roman. S’il est innocent, alors ce sont les juges qui le condamnent qui sont coupables. Présenter le procès comme une parodie de justice revient à mettre implicitement les juges en accusation. [Mais] « L’avocat généreux » veut être au-dessus de tout le monde et s’ériger en juge des juges eux- mêmes. C’est un juge déguisé. À l’encontre des juges ordinaires qui jugent directement et à visage découvert, il juge indirectement et par des voies détournées. Quand on se sert de l’antipharisaisme comme d’une arme pour écraser les pharisiens, cela peut devenir une forme plus pernicieuse encore de pharisaïsme. […] Dans La Chute, comme dans L’Étranger, nous trouvons un tribunal, un procès, l’accusé et bien entendu les inévitables juges. Le seul personnage nouveau c’est l’avocat généreux lui- même qui défend ses « bons criminels » tout comme Camus le romancier défendait Meursault […] Le Camus d’avant La Chute ne ressemble guère à son héros Clamence, mais ils ont un point commun : leur mépris des « juges ». Tous deux ont fondé leur vie intellectuelle complexe et leur réussite sociale sur ce principe sacré. L’apôtre moderne de la « révolte » littéraire remet sans cesse en cause les institutions et les valeurs sociales, mais cette remise en cause, comme celle de l’avocat, fait maintenant partie elle-même de ces institutions. Loin de lui faire courir le moindre risque, ses activités apportent dans leur sillage la notoriété et le succès1. René Girard n’a pas écrit que des choses intelligentes ; ces propos illustrent idéalement l’incompréhension, le « malentendu » dont ont souffert trop longtemps l’œuvre et la pensée d’Albert Camus. Le raisonnement est en outre singulièrement proche de ceux qui parsèment les réquisitoires de Sartre, construits sur une logique partielle et partiale, voire des erreurs logiques guidées par une mauvaise foi évidente. Ainsi, René Girard construit son raisonnement sur une hypothèse : « Si Meursault est innocent » ; en ne développant nulle part l’alternative, à savoir que Meursault est coupable, il induit l’évidence de cette conclusion. Dire le contraire serait douter de la Justice et de ses institutions. Mais s’il est vrai que Camus a une vision critique de la Justice, le raisonnement de René Girard s’effondre dès que l’on reconnaît la fausseté de son hypothèse. Nulle part dans L’Étranger il n’est dit, ni même suggéré, que Meursault est innocent. Au contraire, Meursault admet sa culpabilité et est bien plus intéressé par la plaidoirie de l’accusation que par celle de son défenseur. Je propose, dans cet article, de cheminer lentement : appréhender d’abord la question de la liberté et des actes, parfois extrêmes, dont elle dépend, pour voir ensuite de quelle manière Meursault use de la parole et du discours pour achever le processus entamé par un meurtre rituel et qui doit le conduire à la liberté. 1 René GIRARD, Critique dans un souterrain, Paris, LGF, 1983, pp. 139-140. LE LIVRE DE POCHE - BIBLIO ESSAI. 1 Meursault : tuer le temps pour être libre « Je suis un homme sans justice et que cette infirmité tourmente » ; peu de lecteurs connaissent cette phrase de Camus, qui se trouve dans la préface qu’il a rédigée pour l’ouvrage de Konrad Bieber L’Allemagne vue par les écrivains de la Résistance française. Elle se trouve reprise dans les écrits libertaires de l’auteur, qui ont été rassemblés pour la première fois par Lou Marin, un des rares chercheurs à s’être intéressés à cette question cruciale pour comprendre l’œuvre de Camus : l’anarchisme et la pensée libertaire. Libertaire, liberté. La question centrale dans la pensée et l’œuvre de Camus n’est pas celle de l’innocence mais bien celle de la liberté. Liberté comprise dans la logique de l’anarchisme, donc liberté responsable et limitée comme Camus la définit dans L’Homme révolté ou la pense dans l’ensemble de son œuvre. Commençons avec Meursault. On objectera qu’il tue. C’est vrai, mais il faut lire dans ce meurtre un acte rituel, symbolique, mythologique. Meursault ne tue pas un Arabe ; il se bat contre le soleil et contre ce que ce soleil représente : le temps. Le soleil est le symbole du temps qui passe ; le tuer permettra à Meursault d’être « mis à l’ombre », dans le double sens du mot. Ce combat est magnifiquement décrit dans la scène finale de la première partie du roman : J’ai pensé que je n’avais qu’un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J’ai fait quelques pas vers la source. L’arabe n’a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l’air de rire. J’ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j’ai senti des gouttes de sueur s’amasser dans mes sourcils. C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux (I, pp. 175-176)2. 2 Les références aux textes de Camus renvoient à la dernière édition de la Pléiade en 4 volumes, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi (Paris, Gallimard, 2006), en indiquant le volume puis la page. 2 Lorsque Meursault se retrouve en prison, il peut entamer la dernière phase de son combat contre le temps – car il ne suffit pas de quelques coups de revolver pour en venir à bout – et pour sa libération. Le changement radical qu’amène déjà la « mise à l’ombre » se marque par la chronologie des chapitres. Dans la première partie, chaque chapitre couvre une période de maximum deux jours – avec une exception pour le quatrième qui couvre une semaine, mais les cinq jours ouvrés étant réduits à quatre lignes. Dans la seconde partie, les choses sont très différentes : le premier chapitre s’étale sur une période de onze mois et le deuxième, de cinq mois inclus dans les onze précédents3. Les chapitres du procès (trois et quatre) reprennent une chronologie quotidienne, ce qui se justifie aussi par le fait que Meursault est sorti de prison – notons cependant qu’il demeure à l’intérieur et que le soleil reste cantonné à l’extérieur : « Les débats se sont ouverts avec, au-dehors, tout le plein du soleil » (I, p. 188). Quant au dernier chapitre, il est absolument impossible de lui attribuer une durée ; c’est que Meursault est parvenu à sortir du temps et à se libérer – mais je reviendrai sur cette conclusion. En prison, donc, il s’agit d’achever le temps, qui « bouge encore » : À part ces ennuis, je n’étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J’ai fini par ne plus m’ennuyer du tout à partir de l’instant où j’ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d’un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c’était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c’était un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d’entre eux, de chaque objet qui s’y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même temps, j’essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète.