Une approche par la pratique des relations entre action, organisation et décision en contexte extrême : le cas de la course au large à la voile Sylvain Mondon

To cite this version:

Sylvain Mondon. Une approche par la pratique des relations entre action, organisation et décision en contexte extrême : le cas de la course au large à la voile. Gestion et management. HESAM Université, 2020. Français. ￿NNT : 2020HESAC019￿. ￿tel-03163552￿

HAL Id: tel-03163552 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03163552 Submitted on 9 Mar 2021

HAL is a multi-disciplinary open access L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est archive for the deposit and dissemination of sci- destinée au dépôt et à la diffusion de documents entific research documents, whether they are pub- scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, lished or not. The documents may come from émanant des établissements d’enseignement et de teaching and research institutions in France or recherche français ou étrangers, des laboratoires abroad, or from public or private research centers. publics ou privés. ÉCOLE DOCTORALE Abbé Grégoire

Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l’action

THÈSE

présentée par : Sylvain Mondon

soutenue le : 28 septembre 2020 pour obtenir le grade de : Docteur d’HESAM Université préparée au : Conservatoire national des arts et métiers Discipline : Sciences de gestion et du management Spécialité : Prospective, innovation, stratégie, organisation

Une approche par la pratique des relations entre action, organisation et décision en contexte extrême : le cas de la course au large à la voile

THÈSE dirigée par :

Mme MARCHAIS-ROUBELAT Anne Maître de conférence HDR, Cnam Paris

Jury

Mme RIVAL Madina Professeur, LIRSA, Cnam Présidente Paris Mme GHERARDI Silvia Professeur, RUCOLA, Rapporteur Università di Trento M. LEBRATY Jean-Fabrice Professeur, IAE, Univer- Rapporteur sité de Lyon M. DURANCE Philippe Professeur, LIRSA, Cnam Examinateur Paris M. PIGÉ Benoît Professeur, CREGO, Uni- Examinateur versité de Franche Comté « Quoi qu’il fût aisé de prévoir que ces théories seraient confirmées par l’expérience, il était bon cependant de montrer, par une grande application, que les principes simples, médités suffisamment, trompent rarement lorsqu’il s’agit de les mettre à exécution. » Seguin [1826] dit aîné (1786-1875). Source : Bibliothèque nationale de France, gallica.bnf.fr.

Fragment de fibres végétales tressées à l’époque de l’homme de Néandertal vu au microscope numérique [Hardy et collab. 2020]. ©C2MRF. Source : Centre national de recherche scientifique, www.cnrs.fr. Remerciements

Mes remerciements vont en premier lieu à madame Anne Marchais-Roubelat pour ses conseils précieux et sa détermination à stimuler ses étudiants dont j’ai la chance de faire partie depuis plusieurs années. Je tiens à remercier très chaleureusement monsieur Lionel Lemonchois ainsi que chaque membre de son équipe, pour la confiance qu’ils m’ont accordée. Je remercie également la société coopérative Prince de Bretagne, pour sa bienveillance vis-à-vis de la recherche. Je remercie madame Claire de Crépy pour ses contributions multiples et son soutien sans faille. Mes remerciements s’adressent aussi à monsieur Richard Silvani pour son apport inestimable. C’est fraternellement que je remercie également les auditeurs, doctorants, enseignants, personnels administratifs que j’ai eu la chance de rencontrer au sein du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) au cours des activités de l’école doctorale Abbé Grégoire pour l’ouverture et la richesse des échanges notamment au sein des séminaires et événements du Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l’action (LIRSA). Enfin, je remercie tous mes proches qui m’ont soutenu pendant toute la durée du parcours doctoral.

3 REMERCIEMENTS

4 Résumé

La problématique de la recherche porte sur les relations entre action, décision et organi- sation en contexte extrême pendant la recherche de performance. Sous pression temporelle dans un milieu non maîtrisable, la recherche de performance conduit à interroger la déci- sion et l’organisation sous l’angle d’une action en train se faire en vue d’analyser la gestion de décalages temporels autour des événements qui s’y produisent.

La recherche de performance en contexte extrême renvoie, d’une part, aux approches décisionnelles de l’organisation pour la relation entre décision et organisation et, d’autre part, aux origines de la NDM (Naturalistic decision making) pour la relation entre dé- cision et action. Au temps théorique des approches décisionnelles de l’organisation et au temps individuel de la NDM, les approches par la pratique (Practice based studies, PBS) apportent le temps de l’activité en train de se faire et offrent ainsi une perspective tem- porelle permettant de croiser action, organisation et décision.

Les compétitions de course au large à la voile donnent la possibilité d’une recherche en milieu extrême dans lequel les éléments naturels ne peuvent être maîtrisés et dont la gestion temporelle ne peut pas toujours être anticipée. Sur ce terrain, la trajectoire du bateau matérialise dans le temps et dans l’espace la résultante de l’activité de l’organisation en compétition et permet d’évaluer la performance des pratiques décisionnelles qui se produisent au sein de l’organisation constituée autour de l’équipage.

D’un point de vue méthodologique, la recherche repose sur une observation en immer- sion pendant deux courses transocéaniques ( 2014, 2015) et se concentre sur deux épisodes extrêmes : un changement de trajectoire en situa- tion météo inconnue (L. Lemonchois sur le Prince de Bretagne pendant la Route

5 RÉSUMÉ

du Rhum), un chavirage (L. Lemonchois et R. Jourdain sur le trimaran Prince de Bretagne pendant la Transat Jacques Vabre). L’analyse du premier épisode s’appuie sur les archives de l’organisation, dont les notes prises par le chercheur en position d’observation partici- pante en tant que conseil météo, ainsi que sur les retours d’expérience. Un double codage descriptif et processuel est utilisé pour le premier épisode. Chaque épisode est présenté au moyen d’un narratif de l’action et d’une description épaisse. L’ensemble est enchâssé dans une segmentation temporelle en phases d’action dans une mise en perspective temporelle de l’action.

Les deux épisodes montrent les décalages temporels entre la perception d’événements et leurs traitements que la recherche modélise sous la forme d’un phénomène décisionnel. Dans un contexte extrême, le phénomène décisionnel se caractérise par l’évolution temporelle des enjeux de performance émergeant de l’action et de la sensibilité de l’organisation aux enjeux. Nous concluons que la performance de l’organisation est liée à son aptitude à employer une pratique décisionnelle en cohérence avec les circonstances temporelles de l’action à laquelle elle participe.

L’apport de la recherche réside dans l’utilisation des décalages temporels entre les évé- nements émergents et les pratiques décisionnelles au sein de l’organisation. Cet apport ouvre une nouvelle dimension d’interprétation, en contexte extrême, de l’action à laquelle participe l’organisation et constitue une contribution à une théorie pratique de l’organisa- tion.

Trois perspectives de recherche se dégagent pour poursuivre l’exploration de l’organi- sation : confronter les résultats à d’autres contextes extrêmes, confronter les résultats à des contextes non-extrêmes, caractériser l’influence sur l’organisation de l’émergence d’un contexte extrême dans le cours de l’action.

Mots clés : décalage temporel, pratique décisionnelle, compétition de multicoques, re- lation événement-risque, relation sécurité-performance, transformation organisationnelle, études fondées sur la pratique, cadre de prise de décision naturaliste, investigation par la pratique, ethnométhodologie.

6 RÉSUMÉ

7 RÉSUMÉ

8 Abstract

Research issue concerns relationships between action, decision and organization in ex- treme context during performance seeking. Under time pressure in an uncontrollable en- vironment, performance seeking leads to questioning decision and organization from the viewpoint of an action being carried out in order to analyze management of time lags between emerging events.

Performance seeking in extreme context refers, on the one hand, to organizational decision-making approaches for the relationship between decision and organization and, on the other hand, to the origins of Naturalistic Decision Making (NDM) for the relation- ship between decision and action. At theoretical time of organizational decision-making approaches and at individual time of NDM, Practice Based Studies(PBS) provide time of ongoing activity and thus offer a temporal perspective of links between action, organization and decision.

Offshore racing competitions give the possibility of research in an extreme environment in which the natural elements cannot be mastered and whose time management cannot al- ways be anticipated. In this field, boat’s trajectory represents, in time and space, the result of organization’s activity during competition and makes possible performance evaluation of decision-making practices which occur within the organization around the crew.

From a methodological point of view, the research is based on an immersed observation during two transoceanic races (Route du rhum 2014, Transat Jacques Vabre 2015) and focuses on two extreme episodes : a change of trajectory in an unknown weather pattern (L. Lemonchois on Prince de Bretagne trimaran during the Route du Rhum), a capsize (L. Lemonchois and R. Jourdain on Prince de Bretagne trimaran during the Transat Jacques

9 ABSTRACT

Vabre). Analysis of the first sample is based on organization’s archives, including the notes taken by the researcher in a participating observation position as router, as well as on direct feedback. A descriptive and processual double coding is used for the first sample. Each sample is presented using a narrative of action and a thick description. The whole is framed by a temporal segmentation in action phases in a time perspective of the action.

Two samples show time lags between perception and management of events, which are represented by decision phenomenon model. In extreme context, the decision phenomenon is characterized by the time evolution of what is at stake for performance emerging from the action and organization’s sensitivity to those stakes. We conclude that the organization’s performance is linked to its ability to use a decision-making practice that is consistent with temporal circumstances of the action in which it takes part.

The contribution of research lies in the use of time lags between emerging events and decision-making practices within the organization. This contribution opens up a new dimension of interpretation, in an extreme context, of the action in which the organization participates. This constitutes a contribution to a practice theory of organization.

To continue the exploration of organization, three research perspectives emerge : com- pare results to other extreme contexts, compare results to non-extreme contexts, document influence on organization of emergence of extreme context in the course of action.

Keywords : temporal lags, decision practice, multihull race, event-risk link, security- performance link, organization transformation, practice based studies (PBS), naturalistic decision making (NDM), pratice based inquiry, ethnomethodology.

10 Table des matières

Introduction 27

I Le champ théorique de l’organisation questionné par la pratique 39

1 Émergence et influence du tournant de la pratique 43

1.1 Les études fondées sur la pratique ...... 44

1.2 Le tournant de la pratique en organisation ...... 47

1.3 Apports thématiques du tournant de la pratique ...... 53

1.3.1 Temporalités et organisation ...... 54

1.3.2 Etudes de processus ...... 58

1.3.3 Apprentissage organisationnel ...... 59

1.3.4 Changement et transformation ...... 62

1.3.5 Stratégie comme pratique ...... 65

1.4 Récapitulatif du positionnement de la recherche ...... 68

2 La pratique à l’interface entre action et organisation 71

2.1 Théories de la pratique ...... 72

2.1.1 Champ lexical des PBS ...... 73

2.1.2 Dynamiques de développement ...... 75

2.1.3 Moment de partitionnement et de tensions ...... 81

11 TABLE DES MATIÈRES

2.2 Mise en perspective temporelle de l’action ...... 83

2.3 Représentation de l’organisation dans l’action ...... 85

2.4 Conclusion en matière de PBS pour notre recherche ...... 89

3 La pratique décisionnelle en organisation 91

3.1 Décision et organisation ...... 92

3.2 La décision standardisée ...... 94

3.2.1 Agent économique rationnel ...... 94

3.2.2 Rationalité limitée et choix satisfaisant ...... 96

3.2.3 Biais cognitifs ...... 97

3.2.4 Théorie des perspectives ...... 98

3.3 Représentations alternatives ...... 99

3.3.1 Jugements intuitifs et émotions ...... 100

3.3.2 Décision en situation ...... 102

3.3.3 Problèmes à la rencontre de solutions ...... 104

3.3.4 Séquence itérative ...... 105

3.3.5 Rationalité de l’action ...... 106

3.3.6 Conséquentialité ...... 107

3.3.7 Accumulation d’incisions ...... 108

3.3.8 Flux décisionnels ...... 109

3.3.9 Création de sens ...... 110

3.3.10 Représentations sociales ...... 112

3.4 Influence des situations extrêmes ...... 113

3.5 Conclusion sur la perception de pratiques décisionnelles ...... 114

4 Une recherche empirique fondée sur l’action 117

4.1 La relation action-décision comme unité d’analyse ...... 118

12 TABLE DES MATIÈRES

4.2 Une recherche empirique exploratoire qualitative ...... 120

4.3 Synthèse du cadre conceptuel de la recherche ...... 122

II Méthodologie adaptée au terrain de la course au large 125

5 Intérêts et défis de la course au large pour la recherche en gestion 129

5.1 Panorama du terrain maritime ...... 130

5.2 Flux d’activités du terrain ...... 132

5.2.1 L’action de course au sens large ...... 132

5.2.2 Incertitudes du milieu physique ...... 134

5.2.3 Organisations participantes et interactions ...... 135

5.3 Organisation pour la course au large ...... 139

5.3.1 Entrepreneuriat, management et gestion ...... 139

5.3.2 Organisation en course ...... 140

5.3.3 Organisation dans l’action ...... 146

5.4 Conditions d’accès et éthique de recherche ...... 148

5.4.1 Immersion au sein de l’organisation ...... 148

5.4.2 Tressage de la recherche avec le terrain ...... 150

5.4.3 Accéder à la pratique décisionnelle ...... 153

5.4.4 Exigences éthiques et acceptabilité de la recherche ...... 155

5.5 Conclusions sur le terrain et ses exigences ...... 158

6 Mise au point d’une méthode immersive d’exploration 161

6.1 Emprunts à l’appareillage méthodologique de la NDM ...... 162

6.2 Ethnométhodologie et observation participante ...... 164

6.3 Observation participante distante ...... 170

6.3.1 Fiabilisation en situation ...... 173

13 TABLE DES MATIÈRES

6.3.2 Observations préparatoires in situ en temps réel ...... 174

6.3.3 Collecte d’informations complémentaires ...... 175

6.4 Caractéristiques complètes de la recherche ...... 177

III Analyse des résultats de compétitions de course au large 181

7 Reflets de la relation action-décision au sein de l’organisation 185

7.1 Narratifs et descriptions épaisses ...... 186

7.2 Condensation des données ...... 188

7.2.1 Circonscrire les pratiques décisionnelles dans le corpus ...... 189

7.2.2 Codage provisoire ...... 191

7.2.3 Codage descriptif ...... 194

7.2.4 Codage processuel ...... 195

7.2.5 Annotations ...... 196

7.3 Synthèse des opérations de collecte et de préparation ...... 196

7.4 Conclusion sur la méthode d’analyse qualitative ...... 198

8 Analyse d’un épisode de création de performance en contexte extrême 199

8.1 Description de l’action ...... 200

8.1.1 Caractéristiques générales de l’extrait choisi ...... 201

8.1.2 Narratif de l’action au niveau de l’extrait ...... 202

8.2 Description épaisse de pratique décisionnelle ...... 207

8.3 Analyse des relations action-décision au cours de l’extrait ...... 212

8.3.1 Engagement de l’investigation par la pratique ...... 212

8.3.2 Interprétation en termes de décision ...... 214

8.3.3 Interprétation en termes de phases d’action ...... 217

8.3.4 Interprétation de la relation opérations-stratégie ...... 221

14 TABLE DES MATIÈRES

8.4 Conclusion sur l’analyse du point de vue de l’action ...... 224

9 Interprétation de l’action avec le modèle du phénomène décisionnel 225

9.1 Des pratiques décisionnelles au phénomène décisionnel ...... 226

9.1.1 Fondements empiriques du modèle ...... 226

9.1.2 Description de la forme du phénomène décisionnel ...... 230

9.1.3 Phénomène décisionnel et performance ...... 233

9.2 Dimensions d’interprétation accessibles avec le modèle ...... 236

9.2.1 Phénomène décisionnel et temporalité de la performance ...... 236

9.2.2 Phénomène décisionnel spatialisé et trajectoire ...... 237

9.2.3 Mise en perspective processuelle ...... 238

9.3 Potentiel interprétatif en course au large ...... 239

9.4 Conclusion sur l’épisode performant en contexte extrême ...... 242

IV Discussion sur l’articulation action, décision et organisation en contexte extrême 243

10 Apports méthodologiques et théoriques de la recherche 247

10.1 Apports méthodologiques ...... 248

10.1.1 Recherche en immersion ...... 248

10.1.2 Enrichissement méthodologique pour la NDM ...... 255

10.1.3 Apports méthodologiques aux PBS ...... 257

10.2 Apports en théorie des organisations ...... 261

10.2.1 Relation savoir-action en pratique ...... 261

10.2.2 Relation action-organisation ...... 265

10.2.3 Influence de la pratique décisionnelle sur l’organisation ...... 268

10.2.4 Stratégie comme pratique ...... 270

15 TABLE DES MATIÈRES

10.2.5 Connaissances en pratique ...... 271

10.3 Conclusion sur les apports de la recherche ...... 272

11 Espace de validité des résultats et perspectives de recherche 275

11.1 Régime de visibilité-invisibilité ...... 276

11.2 Temporalités de pratiques ...... 278

11.3 Pratique décisionnelle et ingénierie des choix ...... 281

11.4 Espace de validité des travaux ...... 283

11.4.1 Dans le domaine de la course au large ...... 283

11.4.2 Extension à d’autres terrains organisationnels ...... 286

11.4.3 Dimension éthique ...... 287

11.5 Conclusions inférées et évaluation de leur robustesse ...... 288

11.5.1 Conclusions ...... 289

11.5.2 Espaces de confrontation des conclusions ...... 289

11.6 Crise et transformation en contexte extrême ...... 291

11.6.1 Emergence d’une crise dans un contexte extrême ...... 292

11.6.2 Rôle organisant du phénomène décisionnel ...... 295

11.6.3 Phénomène décisionnel et transformation de l’organisation ...... 298

11.7 Conclusion de la discussion ...... 299

Conclusion 303

Bibliographie 307

Annexes 335

A Aperçu bibliométrique du thème changement-transformation 335

16 TABLE DES MATIÈRES

B Définitions académiques de la pratique 339

C Facteurs matériels de performance en trimaran 341

C.1 Présentation le l’historique ...... 341

C.2 Illustrations en navigation et au ponton ...... 341

C.3 Représentation des performances ...... 344

D Lionel Lemonchois un marin expérimenté 345

D.1 Présentation par Prince de Bretagne ...... 345

D.2 Présentation dans la presse généraliste ...... 346

D.3 Palmarès de Lionel Lemonchois ...... 348

D.4 Programme sportif du trimaran Ultime Prince de Bretagne ...... 349

D.5 Présentation dans la presse spécialisée ...... 349

E Entraînement 355

E.1 Observation in-situ dans un cadre relâché ...... 355

E.1.1 Tressage de l’observation avec la dynamique de l’action ...... 355

E.1.2 Élément de tressage inattendu ...... 356

E.1.3 Extraits de notes brutes d’observation ...... 357

E.1.4 Entretiens libres ...... 359

E.2 Préparation des données brutes pour l’analyse ...... 361

E.2.1 Trajectoire du bateau et phase d’activité ...... 361

E.2.2 Annotations et commentaires ...... 362

F Actions de course au large 363

F.1 Présentation de la Route du Rhum ...... 363

F.1.1 Historique abrégé ...... 363

F.1.2 Résumé de la course par l’organisateur de l’événement ...... 364

17 TABLE DES MATIÈRES

F.1.3 Représentation générale de l’action ...... 365

F.2 Présentation de la transat Jacques Vabre ...... 365

F.2.1 Historique abrégé ...... 365

F.2.2 Résumé de la course de 2015 par l’organisateur de l’événement . . . 366

F.2.3 Résumé de la course de 2017 par l’organisateur de l’événement . . . 371

F.2.4 Représentation générale de l’action ...... 372

G Corpus documentant la Route du rhum 375

G.1 Composition de la catégorie Ultime ...... 375

G.2 Déclarations du vainqueur de l’édition précédente ...... 377

G.3 Déclarations de skippers en course ...... 377

G.3.1 Yann Elies, Paprec-Recyclage, le 5/11 midi ...... 377

G.3.2 Sidney Gavignet, Musandam Oman Sail, le 6/11 matin ...... 378

G.3.3 Lionel Lemonchois, Prince de Bretagne, le 6/11 matin ...... 378

G.3.4 Lionel Lemonchois, Prince de Bretagne, le 6/11 après-midi . . . . . 378

G.3.5 Yann Eliès, Paprec Recyclage, le 6/11 après-midi ...... 379

G.3.6 Sébastien Josse, Edmond de Rothschild, le 6/11 ...... 380

G.4 Informations transmises par l’observateur ...... 381

G.4.1 Message du chercheur le 5/11 à 7h14 ...... 381

G.4.2 Message du chercheur le 5/11 à 08h56 ...... 382

G.5 Retranscription d’une conversation téléphonique ...... 382

G.5.1 Document de route synthétique ...... 383

G.6 Informations transmises par les systèmes de bord ...... 384

G.7 Récits de course après l’arrivée ...... 384

G.7.1 Les premiers mots du skipper de Prince de Bretagne à l’arrivée . . . 384

G.7.2 Autoconfrontation de Lionel Lemonchois avec sa trajectoire . . . . . 386

18 TABLE DES MATIÈRES

G.8 Classements élaborés par la direction de course ...... 388

G.9 Comparaison de trajectoires ...... 389

G.10 Tableau de bord de collecte de données ...... 390

Glossaire 393

19 TABLE DES MATIÈRES

20 Liste des tableaux

1.1 Représentation du temps en organisation d’après Orlikowski et Yates [2002]. 56

1.2 Typologie des études sur le changement d’après Van de Ven et Poole [2005]. 64

4.1 Principaux éléments du cadre conceptuel de la recherche...... 123

6.1 Principales caractéristiques des échantillons du cas de la course au large. . . 168

6.2 Caractéristiques complètes de la recherche...... 178

7.1 Différents espaces d’action de la course au large...... 189

7.2 Traces de pratiques décisionnelles dans le corpus et codage provisoire. . . . 191

7.3 Code descriptif associé à des traces de pratiques décisionnelles...... 195

7.4 Code processuel associé à des traces de pratiques décisionnelles...... 196

8.1 Périodes caractéristiques de l’échantillon 3...... 200

8.2 Codage descriptif et processuel de l’appel du 5 novembre...... 208

8.3 Phénomène observé confronté aux différentes représentations de la décision. 216

8.4 Enchevêtrement des pratiques et de l’action de l’échantillon 3...... 220

9.1 Phénomènes décisionnels et organisation de leur traitement...... 241

10.1 Position de l’immersion par rapport au processus de décision pendant la re- cherche de performance et dénombrement des pratiques décisionnelles saisies.251

10.2 Format des récits d’auto-confrontation de trajectoires...... 260

21 LISTE DES TABLEAUX

11.1 Éléments de verbatim relatifs à la crise de l’échantillon 4...... 293

11.2 Ingénierie des choix et phénomènes décisionnels...... 297

A.1 Nombre total d’articles classés par discipline dans la base Springer en jan- vier 2019...... 336

A.2 Proportion d’articles contenant change ou transformation dans le titre dans la base Springer en janvier 2019...... 337

A.3 Proportion d’articles contenant change ou transformation dans le titre dans la base Springer en janvier 2019...... 337

E.1 Observations avant de quitter le ponton ...... 358

E.2 Observations du tronçon 1...... 358

E.3 Observations du tronçon 2...... 359

E.4 Observations du tronçon 3...... 359

E.5 Observations du tronçon 4...... 359

E.6 Observations du tronçon 5...... 359

E.7 Observations du tronçon 5’...... 359

E.8 Observations du tronçon 10...... 360

E.9 Observations des ajustements techniques au ponton...... 360

G.1 Tableau comparatif des bateaux de la catégorie Ultime ...... 376

G.2 Tableau de bord du corpus de données collectées pendant l’échantillon 3. . . 391

22 Table des figures

2.1 Représentation de l’organisation dans l’action en train de se faire et articu- lation des processus et des pratiques...... 87

4.1 Objet de recherche, échelle et unité d’analyse...... 119

4.2 Principaux éléments théoriques mobilisés par la recherche et influences inter- disciplinaires...... 122

5.1 Espace de l’action de la course au large, contenant quatre compétitions, dans une conception historique du temps et domaine d’influence d’acteurs. . 138

5.2 Tressage de la recherche avec le terrain...... 152

6.1 Positionnement du chercheur pendant l’immersion dans l’échantillon 1. . . 171

6.2 Positionnement du chercheur pendant l’immersion dans l’échantillon 3. . . . 172

6.3 Positionnement du chercheur pendant l’immersion dans l’échantillon 2. . . 174

6.4 Représentation des sources et natures des principales données collectées. . . 176

6.5 Positionnement du chercheur pendant l’immersion sous forme de shadowing du routeur dans l’échantillon 4 (a) et l’immersion en routeur dans l’échan- tillon 5 (b)...... 179

7.1 Segmentation de l’action au moyen de phases articulant des processus or- ganisés et le dispositif d’observation pour l’échantillon 5...... 193

7.2 Carte des différentes phases d’un extrait de l’échantillon 2...... 194

23 TABLE DES FIGURES

7.3 Représentation du processus de recherche déployé pour les échantillons 3, 4 et5...... 197

8.1 Focalisation adaptative sur différents niveaux imbriqués de l’action en train de se faire...... 201

8.2 Routes théoriques calculées le matin du départ de l’échantillon 3...... 205

8.3 Positions avant, pendant et après l’événement inconnu et trajectoires des bateaux...... 210

8.4 Intention de route actualisée le 5 novembre au matin...... 211

9.1 Présentation de l’information sous forme de phénomène décisionnel (tirets bleus) pour l’extrait de l’échantillon 3 superposé à l’histogramme issu du tableau (second cycle de codage)...... 228

9.2 Forme du phénomène décisionnel...... 232

9.3 Phénomène décisionnel et dégradation de performance organisationnelle (fi- gure originale discutée à la 13e conférence biennale de la NDM)...... 235

9.4 Phénomène décisionnel et amélioration de performance organisationnelle (figure originale discutée à la 13e conférence biennale de la NDM)...... 235

9.5 Phénomène décisionnel et phases d’action...... 236

9.6 Phénomènes décisionnels représentés spatialement...... 238

9.7 Phénomène décisionnel et phases pour l’organisation (figure originale dis- cutée à la 13e conférence biennale de la NDM)...... 239

10.1 Rebouclage de l’analyse pour circonscrire la relation action-décision. . . . . 263

10.2 Récursivité de l’action et des pratiques décisionnelles...... 263

10.3 Mouvement inter-organisationnels et intra-organisationnels en relation avec l’action...... 267

24 TABLE DES FIGURES

11.1 Visibilité de périodes spécifiques à la performance pour l’extrait de l’échan- tillon 3...... 278

11.2 Phases d’activité de recherche...... 280

11.3 Zoom de la carte réalisée par le routeur le 26 octobre au matin sur la base des intentions du skipper actualisées en cours de nuit précédente...... 296

B.1 Douze définitions de pratiques recensées par Nicolini et Monteiro [2016]. . . 340

C.1 Trimaran en navigation hauturière vu de tribord. ©Prince de Bretagne. . . 342

C.2 Trimaran en navigation hauturière vu de face. ©Prince de Bretagne. . . . . 342

C.3 Skipper à la barre. ©Prince de Bretagne...... 342

C.4 Pied de mât du trimaran. ©S. Mondon...... 343

C.5 Table à carte du trimaran. ©S. Mondon...... 343

C.6 Interview à bord au port de Saint-Malo. ©Prince de Bretagne...... 343

C.7 Atelier de l’équipe technique à la base des sous-marins de Lorient. ©S. Mondon.344

C.8 Représentation en coordonnées polaire des vitesses du trimaran en fonction de l’angle et de la force du vent réel...... 344

E.1 Différentes phases de l’entraînement du matin du 10/10/2014...... 357

F.1 Segmentation de l’action au moyen de phases dans le milieu océanique et dans l’espace médiatique pour l’échantillon 3...... 366

F.2 Segmentation de l’action pour l’échantillon 4...... 373

F.3 Segmentation de l’action pour l’échantillon 5...... 373

G.1 Carte récapitulant les intentions du skipper le matin du départ...... 383

G.2 Paramètres de navigation transmis en temps réel toutes les 10 minutes com- plétées avec les annotations...... 385

G.3 Classement du 5/11/2015 à 8h48 fr ...... 388

25 TABLE DES FIGURES

G.4 Classement du 5/11/2015 à 12h48 fr ...... 388

G.5 Classement du 6/11/2015 à 12h48 fr ...... 389

G.6 Position et trajectoire de la flotte le 5 novembre à 6h37 fr ...... 389

G.7 Position et trajectoire de la flotte le 5 novembre à 9h14 fr ...... 389

G.8 Position et trajectoire de la flotte le 5 novembre à 11h51 fr ...... 390

G.9 Position et trajectoire de la flotte le 6 novembre à 12h42 fr ...... 390

26 Introduction

Née de la perception de performances organisationnelles remarquables en contexte ex- trême, notre intention de recherche vise à mieux comprendre les relations entre action, décision et organisation sous pression temporelle dans un milieu mouvant non maîtrisable. L’origine de la recherche se situe, plus spécifiquement, dans la perception de pratiques décisionnelles directement liées à la réalisation de performance dans un milieu incertain en continuel changement s’imposant à l’organisation. Cette perception de relation entre pra- tique et performance dans le cours de l’action, simultanément évidente et indéfinissable, a fait naître une curiosité mêlée à un besoin de compréhension. Après plusieurs années d’efforts, les explications au moyen de théories standards sur l’organisation, sur la décision et sur l’action, n’ont permis qu’un éclairage incomplet des phénomènes perçus. Ce constat personnel issu d’une d’une dizaine d’années d’expérience de praticien dans le secteur d’ac- tivité concerné, a conduit, dans le cadre des séminaires du Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l’action (LIRSA), à élargir progressivement le regard au prisme de courants théoriques se distinguant significativement des courants standards sans tou- tefois épuiser le besoin de compréhension. Chemin faisant, nous avons forgé la conviction que, non seulement les explications relatives à la relation action-décision au sein de l’or- ganisation n’étaient pas satisfaisantes à partir des cadres théoriques les plus connus, mais surtout, que notre capacité à comprendre ce que nous cherchions à expliquer était loin d’être suffisante pour espérer y parvenir.

Ayant constaté que « la plupart des théories en management ne sont pas capables de saisir la logique de la pratique » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 338], notre objectif est de parvenir à une représentation des relations entre l’action et la décision en organisation en contexte extrême [Guarnelli et collab. 2016], au moyen d’une recherche empirique explo-

27 INTRODUCTION

ratoire qualitative [Miles et collab. 2019] ancrée dans les études fondées sur la pratique [Gherardi 2019] avec une mise en perspective temporelle de l’action [Marchais-Roubelat 2000]. L’action en train de se faire est considérée comme l’expression d’un changement dans une ontologie du devenir basée sur le mouvement, le processus et l’émergence [Chia 1999]. La richesse de cette conception large de l’action englobant les individus et les or- ganisations qui y participent, réside dans la variété des approches de recherches rendues possibles. La recherche peut focaliser son attention sur chacune des trois échelles ainsi que leurs relations et adopter chacun des trois points de vue en matière d’interprétation : celui de l’individu, celui de l’organisation ou celui de l’action. Cette conception de l’action selon Chia [1999] contient les approches par l’action individuelle et par les systèmes d’activités [Engeström 2011], elle permet aussi d’autres approches à partir de la temporalité des évé- nements. C’est dans ce cadre général que la recherche s’est développée avec l’ambition de mieux comprendre la relation action-décision au sein de l’organisation en s’appuyant sur la perception de ce qui se passe au cours de l’action, dans l’espoir in fine d’en faire bénéficier les praticiens et les organisations [Van de Ven et Johnson 2006] qui y participent. Notons qu’une telle recherche exploratoire établit un dialogue direct entre chercheurs et praticiens dans le cadre de pratiques de recherche conçues spécifiquement dans cette logique [Avenier 2009].

Le tournant de la pratique (practice turn), a permis d’engager un mouvement de théo- risation associé aux pratiques organisationnelles situées dans le temps et dans l’espace au moyen de postures ethnographiques [Gherardi 2001]. Les approches par la pratique font partie du « développement de diverses démarches de recherche destinées à favoriser l’actionnabilité de savoirs élaborés » [Avenier et Schmitt 2007] en relevant le défi tant dans le champ théorique que dans le champ pratique. Après environ deux décennies de recherche en sciences de gestion, la « puissance critique de la lentille des pratiques » [Ghe- rardi 2009a], au sens de leur capacité à questionner les théories relatives aux organisations et à les reconsidérer par les pratiques et les praticiens, n’est plus à démontrer [Gherardi 2016]. En effet, cette approche de théorisation fondée sur les pratiques a permis d’étendre le champ des connaissances vers des espaces peu accessibles autrement [Sandberg et Tsoukas 2011].

28 INTRODUCTION

À « une époque de changement et de transformation sans précédent » [Chia 1999, p. 209], les organisations connaissent des transformations importantes jalonnées de difficultés [Van de Ven et Sun 2011]. C’est le cas, par exemple, lorsque les plateformes connectées de mise en relation directe d’une multitude de fournisseurs et d’une multitude de clients (cf. néologisme ubérisation) induisent une transformation de la fourniture de service par l’innovation technologique au niveau de la relation d’agence entre clients, fournisseurs et plateforme [Orlikowski et Scott 2015]. De telles innovations socio-techniques modifient en profondeur les organisations et les pratiques organisationnelles [Orlikowski 2002] à travers les dimensions « relationnelles, distribuées et réalisées en actes » [Orlikowski 2010a] de l’agentivité. Les périodes de crise 1, qu’elles soient d’origine géopolitique (ex. actes terroristes de 2001 et 2015, conflits armés), financière (ex. éclatement de la bulle internet en 2000, défaut généralisé de remboursement de crédits immobiliers au Etats-Unis en 2007 et assèchement mondial des liquidités bancaires en 2008) ou sanitaire (ex. pandémie du SARS-COV2 en 2020) par les enjeux de pérennité qu’elles induisent, font émerger des contextes extrêmes pour les organisations concernées [Giordano 2019]. La notion de crise véhicule deux idées non exclusives : celle de manifestation brusque et intense de certains phénomènes marquant une rupture et celle de trouble, difficulté 2. Les crises peuvent être considérées comme l’émergence de configurations extrêmes singulières [Chia 1999]. Il est important d’éviter l’amalgame entre crise et contextes extrêmes car ces derniers ne revêtent pas nécessairement le caractère paroxystique où « la stabilité, l’identité, et souvent la survie de l’organisation » [Lagadec 2012] sont en jeu éventuellement sous forme latente [Roux- Dufort 2009].

Lors de transformations importantes, une situation de trouble et d’incertitude peut s’installer [Mintzberg 1994] et s’accompagner de conflits organisationnels (au sens de « blocage des mécanismes normaux de la prise de décision » [March et Simon 1991, p. 111]) et produire une situation de crise où les « organisations n’apprennent pas suffisamment rapidement pour faire face aux temps qui changent » [Van de Ven et Johnson 2006, p. 802]. Dans les contextes extrêmes, certaines caractéristiques des situations de gestion [Girin

1. Au sens d’évènement soudain et inattendu venant perturber un système de référence établi et son rythme de fonctionnement [Pearson et Clair 1998]. 2. source : www.cnrtl.fr/definition/crise, consulté le 5/1/2019

29 INTRODUCTION

1990] prennent une importance plus grande : la pression temporelle augmente, l’incertitude s’accroît, le risque s’intensifie [Godé et collab. 2016]. Dans ces situations, où l’inconnu devient possible [Weick et Sutcliffe 2007], les dirigeants sont submergés par l’obligation d’effectuer de nombreux choix en « apparence souvent conflictuels et incommensurables » [Chia 1999, p. 209]. Hors des périodes de crise, « il ne fait plus de doute que les entreprises évoluent en contextes extrêmes aujourd’hui et peuvent donc bénéficier d’un retour en termes d’apprentissage et de transposition des logiques d’action d’équipes familiarisées avec la gestion des imprévus » [Godé et collab. 2016, p. 76] notamment en termes de fiabilité, de résilience [Hollnagel et collab. 2009] et de sûreté [Bieder et collab. 2018].

Le cadre conceptuel général posé, la recherche vise à documenter la question : pen- dant la recherche de performance en contexte extrême, comment l’action en train de se faire s’articule-t-elle avec la décision au sein de l’organisation ? Le point de départ de la recherche provient d’une expérience professionnelle en conseil stratégique en temps réel au cours de laquelle plusieurs phénomènes associant action, décision et organisation ont retenu notre attention par la performance qui s’en dégageait et ont suscité un effort ré- flexif au cours de l’action en train de se faire [Weick 2002]. Compte-tenu des limitations théoriques identifiées en phase préparatoire, notre regard est très largement ouvert pour ne pas manquer de « réaliser que quelque chose ne va pas » [Kuhn 1983, p. 98]. Aussi, pour limiter l’influence de grilles de lecture théoriques trop ciblées pour l’organisation ou pour la décision, une posture ethnographique [Garfinkel 1996] est adoptée en recourant à une approche interprétative par l’action [Sandberg 2005] au sein du courant des études fondées sur la pratique [Gherardi 2009a] avec l’ambition d’adopter alternativement le point de vue de l’action et le point de vue de l’organisation.

L’attention se concentre sur un domaine d’action contenant des contextes extrêmes dont les échelles de temps des événements s’y produisant sont relativement courtes pour espérer bénéficier de la possibilité d’analyser plusieurs relations action-décision dans une temporalité compatible avec celle d’un travail de thèse de doctorat [Ancona et collab. 2001a]. L’idée est de fonder une recherche sur les éléments perçus pendant le cours de l’action en tant que manifestation de phénomènes qui s’y produisent [Tsoukas 2010]. L’or- ganisation peut être vue comme un processus fédérateur de flux d’activités (individuelles

30 INTRODUCTION

ou collectives) concourant à l’atteinte d’une finalité donnée : « des pratiques multiples déployées au même moment » [Nicolini 2012, p. 2] dans une vision « qui considère les organisations à la fois comme le lieu et comme le résultat d’activités de travail » [Nicolini 2012, p. 2]. Cette vision « suggère, pour les organisations, une forme de liasse de pratiques, et le management comme une forme particulière d’activité visant à s’assurer que les ac- tivités sociales et matérielles œuvrent plus ou moins dans la même direction » [Nicolini 2012, p. 2]. Cette représentation minimaliste permet de considérer l’organisation dans le temps et dans l’espace avec peu de partis pris en termes de forme, limitant la contrainte conceptuelle sur ce qui est connaissable empiriquement dans l’épistemê de l’époque ac- tuelle [Foucault 1966]. La décision est, quant-à elle, comprise comme le résultat « d’un processus de sélection réduisant les nombreuses alternatives jusqu’à celle qui est actée dans les faits » [Simon 1983, p. 3], ce qui « inclut toute forme de processus de sélection » [Simon 1983, p. 3].

Adopter une approche par la pratique dans une mise en perspective temporelle de l’action, consiste à s’appuyer sur la succession de multiples événements qui se produisent au cours du temps pour identifier ceux qui, dans le flux d’événements, constituent des traces de l’activité collective organisée ainsi que les transformations du monde dans le- quel l’activité organisée se développe. La principale originalité de notre recherche est de s’intéresser à l’action, vue comme un processus historique en train de se faire au sein duquel des événements se produisent et évoluent [Chia 1999] dans laquelle les pratiques constituent des traces observables de l’activité organisée. Notre attention d’observation se porte sur les événements, les pratiques et les décalages temporels repérables dans l’action. En partant de l’identification d’une période avec création de performance par l’activité organisée, l’analyse consiste, en premier lieu, à établir des relations entre les pratiques décisionnelles et les événements se produisant dans le cours de l’action. Il s’agit d’une lo- gique d’investigation suivant un cheminement inversé par rapport aux approches centrées sur l’individu (ex. Simon [1993], [Mintzberg et Waters 1990], Kahneman et Klein [2009]) plus habituelles en organisation et management. Notre attente est de pouvoir relier les événements reflétant l’action aux traces de décisions pour en analyser les relations dans une logique phénoménologique et historique [Tsoukas 2010].

31 INTRODUCTION

Cependant, pour espérer établir des liens, l’observation ethnographique doit se donner les moyens d’accéder aux pratiques décisionnelles pendant que l’action est en train de se faire. L’enjeu méthodologique est donc triple, puisqu’il s’agit, en temps réel : — d’observer les événements significatifs se produisant dans l’action ; — d’accéder aux pratiques décisionnelles au sein de l’organisation ; — d’établir des liens entre événements significatifs et décisions en tenant compte des décalages temporels. Afin de se donner les moyens de percevoir les événements associés à la relation entre action et décisions, notre intention est de documenter, en temps réel, l’action en train de se faire au plus proche des pratiques décisionnelles. A cet effet, un dispositif d’observation direct est conçu pour être déployé en immersion au sein de l’organisation pendant le cours de l’action. Le pari de la méthode est que la profondeur de l’immersion rendra accessibles et interprétables des phénomènes organisationnels difficiles ou impossibles à percevoir autrement.

La plupart des travaux théoriques relatifs à la décision présupposent, soit une concep- tion de la décision, soit une conception de l’organisation comme point de départ. L’intérêt essentiel de l’approche par la pratique dans l’action vis-à-vis de ces deux champs théoriques est, précisément, de permettre de ne postuler a priori que très peu de caractéristiques par- ticulières pour la décision, comme pour l’organisation. Ce choix vise à garder un regard le plus ouvert possible sur la notion de décision dont les facettes sont multiples tant du point de vue académique que des points de vue sociaux et culturels [Marchais-Roubelat 2012]. Ces précautions ressortent comme essentielles dans la mesure où plusieurs travaux récents sur la décision en sciences de gestion ont tendance à attribuer à cette notion des fonctions et des formes diverses, parfois incompatibles, allant jusqu’à une remise en question radicale (Brunsson [1990], Mintzberg et Waters [1990], Weick [1993], Chia [1994], Laroche [1995], Marchais-Roubelat [2000] Kahneman et Klein [2009], Marchais-Roubelat [2011], Germain et Lacolley [2012], Guarnelli et Lebraty [2014], [Godé et collab. 2019]).

En conformité avec le cadre standard de recherche empirique qualitative exploratoire développé par Miles et collab. [2019], chaque échantillon de terrain débute par la collecte, en temps réel, d’informations caractérisant les événements se produisant au cours de l’ac-

32 INTRODUCTION

tion en adoptant une posture ethnographique. L’activité d’investigation [Dewey 1993] est complétée par des entretiens avec les praticiens et l’examen d’informations collectées en temps différé. Les éléments pertinents du corpus constitué sont ensuite codés, les sources de données sont croisées et des descriptions épaisses sont établies [Miles et collab. 2019]. Bien qu’adoptant une approche par la pratique dans l’action, la focale de l’attention est centrée, sans s’y réduire, sur les pratiques d’agents organisationnels (les praticiens)ff. Ne sont abordés donc que marginalement les aspects relatifs à la cognition (Collins et collab. [2018], Berthoz [2003]) et nullement les dimensions psychologiques et philosophiques de la volonté (Arendt [1981], de Libera [2017]). L’unité d’analyse n’inclut pas non plus les dimensions sociologiques (Bourdieu [1994], Crozier et Friedberg [1977]) ou philosophiques (Ricoeur [1950], Wittgenstein [2005]) de l’action. Il s’agit essentiellement, ici, d’identifier des événements et de comprendre ce qu’ils signifient pour les participants [Sandberg 2005], sans chercher, à ce stade, à établir des causalités ni à confronter au terrain des hypothèses théoriques dans une logique déductive.

Sur le plan épistémologique [Lamy 2014], l’exposé précédent classe notre recherche dans le paradigme épistémologique interprétatif [Gavard-Perret et collab. 2012] visant à produire des connaissances au niveau des constructions de sens que les acteurs effec- tuent en situation. Dans le domaine de sciences de gestion, notre approche s’inscrit dans le courant des études fondées sur la pratique considérant qu’une part de la connaissance organisationnelle est incorporée dans les pratiques réalisées [Gherardi 2000]. L’intention, l’objet et la question de recherche énoncés, le paradigme épistémologique clarifié, la mé- thode qualitative esquissée et l’approche positionnée dans un courant actif en science de gestion, il importe, à ce stade, d’indiquer le terrain choisi et de préciser un peu plus la méthode envisagée pour compléter la conception de l’activité de recherche.

Le terrain de la course à la voile, malgré un accès malaisé pour la recherche en ges- tion [Bouty et Drucker-Godard 2011], nous paraît particulièrement approprié [Bouty et Drucker-Godard 2019] comme support pour traiter la question de recherche, à plusieurs titres : — pendant certaines phases de course, l’organisation évolue en contexte extrême, sous forte pression temporelle avec des enjeux pouvant aller jusqu’à la préservation de

33 INTRODUCTION

la vie induisant une tension permanente entre performance et sécurité ; — la performance en course est a priori simple à évaluer 3 ; — pendant une course transocéanique à la voile, compte tenu de la dynamique atmo- sphérique, il n’est pas possible de ne pas agir à bord ; — la médiatisation des plus grandes courses multiplie les sources d’informations rela- tives à l’action ; — pendant une course, la trajectoire du bateau donne à voir la résultante de l’action de l’organisation dans le temps et dans l’espace. Bien que largement mobilisée en gestion, la dimension métaphorique de la navigation à la voile se traduisant dans la presse professionnelle ou généraliste par des expressions comme garder le cap, traverser la tempête, capitaine d’industrie, grand timonier n’est pas directement visée par notre recherche. Les aspects relatifs au mécénat sportif et plus largement la dimension économique, sociale ou politique du sport professionnel dans la société occidentale contemporaine [Brohm 2017] ne seront pas traités ici. Ces travaux ne sauraient donc prétendre à établir une monographie du secteur d’activité de la course à la voile professionnelle.

La recherche de performance en contexte extrême renvoie, d’une part, aux approches décisionnelles de l’organisation pour la relation entre décision et organisation et, d’autre part, aux origines de la NDM (Naturalistic decision making) pour la relation entre décision et action. Afin d’étudier la décision en situation, les chercheurs du courant de la NDM ont développé, depuis le milieu des années 1980, un appareillage méthodologique fondé sur des méthodes ethnographiques, psychologiques et ergonomiques [Klein 2015]. Les terrains d’intérêt privilégiés par les chercheurs de la NDM se caractérisent par un domaine de haute technicité, des enjeux importants, une pression temporelle élevée et une forte incertitude [Klein et collab. 1993] : ils sont tous extrêmes. Des entrainements militaires, des interven- tions de pompiers dans des incendies ou encore des soins intensifs néonataux ont été parmi les premiers cas étudiés. Au temps théorique des approches décisionnelles de l’organisa- tion et au temps individuel de la NDM, les études fondées sur la pratique (Practice based studies, PBS) apportent le temps de l’activité en train de se faire et offrent ainsi une per-

3. Le plus performant est celui qui franchit la ligne d’arrivée avant tous les autres.

34 INTRODUCTION

spective temporelle permettant de croiser action, organisation et décision. Pour aborder ce terrain, la recherche s’appuie ainsi sur la méthodologie des études fondées sur la pratique [Gherardi 2019] couplée à un aménagement de l’appareillage méthodologique du courant de la perspective naturaliste de la décision ou Naturalistic decision making (NDM). Si le terrain de la course au large professionnelle à la voile présente bien les caractéristiques clés des terrains au fondement de la NDM, certains aménagements méthodologiques ont été effectués pour réaliser des observations en temps réel [Mondon et Marchais-Roubelat 2017]. L’aménagement méthodologique a bénéficié des enseignements de travaux pionniers en matière d’immersion organisationnelle ayant révélé plusieurs limites importantes dans le terrain de l’alpinisme [Giordano et Musca 2012], [Giordano et Rickli 2013] [Allard- Poesi et Giordano 2015]. Pour renforcer la visibilité des pratiques décisionnelles pour la recherche, l’ambition au plan méthodologique, est de mettre au point un dispositif d’obser- vation encore plus immersif, jusqu’à enchevêtrer la pratique de recherche avec la pratique décisionnelle au sein de l’organisation pendant la compétition.

Le cadre conceptuel de la recherche introduit est présenté plus en détails en partie I en nous attachant à souligner en quoi la notion de pratique questionne le champ théorique de l’organisation. Cet approfondissement recense, au chapitre 1, les principales notions associées aux études fondées sur la pratique, puis retrace l’émergence du tournant de la pratique dans le champ théorique de l’organisation. Il s’agit notamment de faire ressortir l’importance de la question de la temporalité et la proximité avec les études de processus ainsi qu’avec les thèmes de l’apprentissage organisationnel, du changement et de la stra- tégie. Le chapitre 2 approfondit la notion de pratique au sein du courant théorique des études fondées sur la pratique en soulignant le rôle d’interface, entre action et organisation, que joue la pratique. En focalisant l’attention sur une famille de pratiques, celle liée à la notion de décision, un panorama de pratiques décisionnelles en organisation est établi au chapitre 3. La première partie se conclut par une synthèse du cadre conceptuel sous forme de tableaux et schémas afin de récapituler clairement les caractéristiques de la recherche exploratoire empirique qualitative aux plans épistémologique et théorique.

Une fois le cadre conceptuel précisé, le terrain de la course au large et la méthodo- logie sont présentés dans la partie II. Afin de permettre de se repérer convenablement

35 INTRODUCTION

dans l’action, le terrain de la course au large à la voile et ses principaux participants sont présentés au chapitre 5. Cette présentation permet de circonscrire, pour ce secteur d’acti- vité, l’uni–té d’analyse autour de la relation action-décision et les défis méthodologiques et éthiques soulevés par la conduite d’une recherche en immersion dans l’organisation au cours de l’action en train de se faire. Enfin, la méthode mise au point pour enchevêtrer la pratique de recherche avec celle d’une organisation professionnelle de course au large en compétition est explicitée et discutée au chapitre 6. La deuxième partie se conclut par un récapitulatif, en fin de chapitre 6, de l’ensemble des caractéristiques de la recherche ex- ploratoire empirique qualitative aux plans épistémologique, théorique et méthodologique pour fournir une vision d’ensemble synthétique après avoir abordé l’ensemble des éléments de cadrage tout au long des parties I et II.

Une fois l’ensemble des éléments caractéristiques de la recherche explicités et justifiés, la partie III présente les résultats obtenus par la mise en œuvre de la méthode décrite en partie II dans le terrain de la course au large. Le chapitre 7 explicite, pas à pas, la constitution méthodique du corpus de données au moyen de sources variées à travers les narratifs, les descriptions épaisses et l’identification, l’annotation et le codage des données brutes. Plusieurs schémas synthétiques permettent de se repérer dans la variété des sources et des natures de données manipulées. Un extrait de course transatlantique avec une création exceptionnelle de performance, saisie en temps réel au plus près des pratiques décisionnelles est analysé en profondeur au chapitre 8. Cette analyse apporte des éléments de réponse à la question de recherche dans le cadre conceptuel établi en partie I en adoptant le point de vue de l’action. Sur la base de cet extrait, la mise en relation d’événements de l’action et de pratiques décisionnelles en tenant compte des décalages temporels conduit, par l’inversion du point de vue en adoptant celui de l’organisation, à introduire un modèle d’interprétation original au chapitre 9 : le phénomène décisionnel. La troisième partie se conclut par une discussion sur le potentiel interprétatif du modèle en matière d’analyse et de manipulation des relations action-décision au sein de l’organisation.

La partie IV établit un dialogue entre les théories mobilisées (partie I) et les résultats obtenus (partie III) afin de faire ressortir plusieurs conclusions de la recherche empirique exploratoire. Le chapitre 10 positionne, en les justifiant, les apports méthodologiques dans

36 INTRODUCTION

le courant de la NDM et dans celui des PBS ainsi que dans le champ théorique de l’organi- sation. Dans une discussion sur les plans de la visibilité, de la temporalité et de l’ingénierie des choix, le chapitre 11 dégage un espace de validité pour les éléments établis ainsi qu’un ensemble de conclusions inférées à partir de la recherche empirique exploratoire. La qua- trième partie se conclut par la confrontation d’une partie des apports conceptualisés à un autre contexte extrême observé s’accompagnant de la réalisation d’une crise pour l’orga– nisation étudiée. Ce second extrait présenté en détail met en tension, dans un mouvement de retour vers le terrain, certaines des conclusions établies et boucle nos travaux avec un cas paroxystique original.

Enfin, les travaux se concluent par une synthèse de la recherche faisant ressortir les étapes clés du raisonnement et les apports les plus importants pour l’articulation des rela- tions entre action, décision et organisation. Les pistes envisagées en matière de recherche sont également évoquées, elles concernent les thèmes de l’influence des événements émer- gents, de temporalité des pratiques d’anticipation et de l’émergence d’une crise en contexte extrême.

37 INTRODUCTION

38 Première partie

Le champ théorique de l’organisation questionné par la pratique

39

Après avoir présenté en introduction l’intérêt de la question de recherche pour la dis- cipline des sciences de gestion et l’actualité de la recherche de performance en contextes extrêmes puis donné un aperçu des grandes lignes de la recherche, cette première partie re- prend et explicite le cadre conceptuel mis en place et les théories mobilisées pour apporter des éléments de réponses.

La constitution du cadre conceptuel s’appuyant sur le courant des études fondées sur la pratique, nous engageons la présentation par l’examen, au chapitre 1, de l’émergence et de l’influence du tournant de la pratique dans le champ théorique de l’organisation. A l’issue de cette mise en perspective historique, l’importance de la question de la temporalité que partagent les études de processus avec les études fondées sur la pratique est soulignée, et les espaces de recouvrement avec les thèmes de l’apprentissage organisationnel, du changement et de la stratégie sont mis en évidence. Enfin, le positionnement de la recherche relativement à ces courants théoriques est exposé.

Après la clarification du positionnement au chapitre précédent, le chapitre 2 présente plus en profondeur le courant de la pratique ainsi que les éléments mobilisés au sein de ce courant dont les branches sont nombreuses et tendent à se séparer, un partitionnement étant en train de s’opérer. Dans ce contexte non unifié, les définitions retenues pour la pratique, l’action et l’organisation, sont précisées en développant les dimensions pertinentes pour la question de recherche. L’examen insiste sur le rôle d’interface, entre action et organisation, joué par la pratique et rendant l’approche par la pratique dans l’action appropriée pour l’intention de recherche.

Les composantes essentielles du champ théorique établies, un panorama des approches de la décision en organisation est réalisé au chapitre 3 afin de bénéficier d’un regard le plus large possible sur les représentations variées de cette notion. Le regard large contribue à renforcer la capacité à déceler des traces de pratiques décisionnelles au sein de l’organisa- tion quelle que soit leur forme. L’influence des contextes extrêmes est abordée à l’issue du panorama avant de conclure sur les pratiques décisionnelles au sein de l’organisation.

Enfin, un chapitre conclusif (chapitre 4), après avoir discuté l’influence des contextes extrêmes et circonscrit la relation action-décision, propose un résumé du cadre concep- tuel sous forme d’un schéma de relations inter-disciplinaires et d’un tableau récapitulant

41 distinctement les caractéristiques de la recherche exploratoire sur le plan épistémologique comme sur le plan théorique.

42 Chapitre 1

Émergence et influence du tournant de la pratique

Les deux premiers chapitres présentent les principaux courants théoriques des sciences de gestion mobilisés dans l’effort de compréhension provenant du terrain et orienté par la question : pendant la recherche de performance en contexte extrême, comment l’action en train de se faire s’articule-t-elle avec la décision au sein de l’organisation ?

Cet examen, dont le premier temps se situe au niveau du champ théorique de l’orga– nisation (chapitre 1), et le second au niveau du courant des études fondées sur la pratique (chapitre 2), permet de mieux circonscrire les courants théoriques pertinents ainsi que les champs de recherche associés tout en montrant la capacité des approches par la pratique à opérationnaliser notre intention de recherche.

Après un préambule introductif définissant la notion de pratique, les caractéristiques générales des études fondées sur la pratique (PBS) sont présentées en 1.1. Il ne s’agit que du premier niveau de lecture des PBS, suffisant pour situer les PBS dans le champ théorique de l’organisation. Un état de l’art plus complet des PBS est effectué au chapitre 2. L’intérêt de ce premier niveau de lecture est de faciliter la perception de la capacité des PBS à renouveler le regard sur l’articulation organisation-décision-action. Après avoir introduit les PBS, la manifestation de leur développement dans le champ théorique de l’organisation est présentée dans une mise en perspective historique de leurs principales influences en 1.2. L’historique s’étend sur trois décennies et souligne plusieurs apports significatifs. Les apports concernant quatre thèmes importants pour notre recherche sont

43 1.1. LES ÉTUDES FONDÉES SUR LA PRATIQUE

mis en exergue en 1.3 : le temps, l’apprentissage, le changement et la stratégie. Enfin, le positionnement de la recherche au sein des PBS est précisé relativement aux courants voisins dans le champ théorique de l’organisation en 1.4.

La polysémie de la notion de pratique en sciences de gestion reflète la variété des approches au sein d’un courant théorique récemment structuré et toujours en cours d’évo- lution. Comme le souligne Gherardi [2009a], le terme de pratique au-delà du sens com- mun, désigne ce qui permet de décrire les « phénomènes fondamentaux de la société » [Schatzki 2005] dans la tradition de philosophes ([Lyotard 1979], [Foucault 1966]), de sociologues ([Bourdieu 1972], [Giddens 1987]) ou d’ethnologues ([Garfinkel 1967]). Dans une compréhension large, les pratiques sont des « manières partagées et reconnaissables de faire les choses [...] toujours enactées différemment par les acteurs conformément à leurs compétences et leurs intérêts, dans le respect des conditions changeantes et en relation avec d’autres pratiques locales » [Jarzabkowski et collab. 2017]. Précisons immédiatement qu’« une pratique ne doit pas être vue comme une unité circonscrite par des frontières données et constituée d’éléments définis mais plutôt comme une connexion dans l’action : c’est-à-dire un agencement » [Gherardi 2017, p. 3] matérialisant des relations d’influences.

1.1 Les études fondées sur la pratique

« Une approche basée sur la pratique suggère que l’unité d’analyse de base pour com- prendre les phénomènes organisationnels sont les pratiques et non les praticiens » [Nicolini 2012, p. 7]. Les aspects d’une pratique se définissent non pas par des propriétés objectives mais par leur enchevêtrement et leur utilité dans l’action. Nous nous intéressons en premier lieu aux questions relatives à la « performativité (ce que fait la pratique) » [Gherardi 2019, p. 2] en tenant compte de ce que la pratique a de spécifique et de situé dans l’espace et dans le temps. Selon la classification établie par Gond et collab. [2016], le terme de perfor- mativité est à comprendre ici au sens de Barad (post humanisme) et de Latour (théorie de l’acteur réseau) comme ce qui compte socio-matériellement en répondant notamment à la question de comment les choses constituent la réalité à travers les pratiques des praticiens [Gherardi 2019]. Les contours de la notion de pratique sont complétés plus spécifiquement dans un deuxième temps en 2.1.2.1. En effet, la compréhension de différents aspects de

44 1.1. LES ÉTUDES FONDÉES SUR LA PRATIQUE

connexions dans l’action à travers la description du courant est essentielle pour en saisir toute la richesse et le potentiel interprétatif.

Les études fondées sur la pratique (Practice based studies, PBS) regroupent des études relatives à l’observation des pratiques et des études relatives à la théorisation des pra- tiques [Gherardi 2000]. Les PBS ont pour ambition d’exploiter la « richesse » (au sens de Weick [2007]) des pratiques pour développer des théories pertinentes pour les prati- ciens [Sandberg et Tsoukas 2011]. Ces études visent à dépasser les problématiques duales « action-structure, humain-non-humain, corps-esprit » [Gherardi 2019, p. 4] et malgré une variété « convergent vers un intérêt commun pour la compréhension de la production et de l’usage des connaissances et son circuit de reproduction » [Gherardi 2009a, p. 116]. Le terme de pratique est capable de « faire écho à l’expérience que notre monde se compose de plus en plus de flux et d’interconnexions » [Nicolini 2012, p. 2] est parfaitement com- patible avec une ontologie du devenir basée sur le mouvement, le processus et l’émergence [Chia 1999] sous-jacente à notre recherche.

Les circonstances dans lesquelles les praticiens de l’organisation sont immergés « consti- tuent une totalité signifiante et révélatrice » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 341]. L’enche– vêtrement des outils, de leur utilisation, des circonstances et des participants constitue la « logique de la pratique » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 343]. Les pratiques « four- nissent un principe ordonnateur d’institutionnalisation d’activités et de manières de faire qui sont soutenues par des relations socio-matérielles » [Gherardi 2019, p. 3]. La richesse de la notion de pratique ainsi considérée a un corollaire : « les pratiques sont difficiles à atteindre, à observer, à mesurer et à représenter parce qu’elles sont cachées, tacites et souvent non exprimables linguistiquement avec des termes propositionnels » [Gherardi 2009a, p. 116]. Alors que, paradoxalement, le terme de « pratique a une connotation d’être quelque chose de transférable, enseignable, transmissible et reproductible » [Turner 1994] (cité par Corradi et collab. [2010]). Les situations et les contextes organisationnels étant multiples et évolutifs, dans une approche empirique, les pratiques sont à considérer dans leur multiplicité et leur indétermination [Gherardi 2019].

Un premier niveau de distinction peut être fait entre les pratiques considérées de l’inté- rieur, les pratiques considérées de l’extérieur et les pratiques réflexives [Gherardi 2009a] :

45 1.1. LES ÉTUDES FONDÉES SUR LA PRATIQUE

— considérée de l’extérieur, une pratique est « une activité située se conformant à la logique de la situation [...] reconnue socialement comme une manière de faire institutionnalisée » [Gherardi 2009a] ; — l’intérieur est le point de vue du praticien et de l’activité qui est en train d’être conduite dans son contexte, « la pratique est une action collective connaissable qui façonne les relations entre toutes les ressources disponibles et toutes les contraintes présentes » [Gherardi 2009a] ; — les pratiques réflexives considérées comme « l’effet d’un tissage de connexion dans l’action » [Gherardi 2009a], impliquent l’analyse des effets délibérés et non-délibérés au cours du temps. Les travaux sur les routines organisationnelles Feldman et Pentland [2003] illustrent les re- cherches sur les pratiques considérées de l’extérieur, en mettant l’accent sur la récursivité, la performance et la fonction des routines en tant que dispositif de réduction d’incerti- tude. Les pratiques considérées de l’intérieur, décentrant le sujet humain, constituent une manière qualifiée de « post-humaniste » [Gherardi 2009a, p. 117] d’étudier l’organisation. Les pratiques réflexives relèvent, quant à elles, du niveau de la reproduction de la société au sens de Bourdieu [1980]. Nous nous attachons au cours de notre analyse à préciser l’alternance de ces points de vue que nous mobilisons tour à tour.

La multiplication de l’usage des termes « pratique, praxis, interaction, activité, perfor- mativité ou performance » [Nicolini 2012, p. 1] reflète aussi une forme d’« effet de mode dans le champ académique » [Nicolini 2012, p. 1]. Certains débats académiques actuels peuvent être relativement tranchés et révéler des tensions fortes, voire des rejets, entre les auteurs des PBS critiques avec les auteurs mobilisant des conceptions réductrices 1 (ex. entités discrètes décontextualisées représentées par des variables), parfois jugées dévoyées, de la pratique [Jarzabkowski et collab. 2017]. Quel qu’en soit le motif, Gherardi [2009a] interprète la diffusion rapide des PBS et le renouveau des théories fondées sur la pratique au cours des années 2000 comme l’effet d’un « pouvoir intrinsèque du concept de pra- tique » [Gherardi 2009a] capable de questionner les approches plus orthodoxes lorsqu’il n’est pas réduit à un synonyme de ce que les gens font vraiment. « La pratique permet aux

1. Au sens de la méthode cartésienne et donc sans connotation négative.

46 1.2. LE TOURNANT DE LA PRATIQUE EN ORGANISATION

chercheurs d’enquêter empiriquement » [Corradi et collab. 2010] sur la manière « dont la compétence est construite autour d’une logique d’action contingente » [Corradi et collab. 2010].

L’exploration du champ théorique de l’organisation au moyen du vocabulaire des PBS « nous permet de penser et de parler [...] de l’organisation en termes nouveaux, plus larges et plus épais » [Nicolini et collab. 2003] en résumé avec une richesse accrue. Notons de plus qu’en théorie des organisations, le concept de pratique peut être utilisé aussi bien dans un cadre épistémologique positiviste, réaliste empirique ou constructiviste, mais c’est dans un cadre épistémologique constructiviste que le « pouvoir critique des PBS » [Gherardi 2009a, p. 123] est considéré le plus fertile.

1.2 Le tournant de la pratique en organisation

L’intérêt, de nous positionner dans les PBS, pour notre recherche située dans l’action en train de se faire, réside dans le traitement explicite de la question du temps en relation avec les événements et dans la possibilité de focalisation de l’attention sur la relation action-décision décentrée du praticien.

Au cours des années 1990 s’est développée « la critique de la dé-contextualisation des processus de production de connaissances dans des disciplines aussi nombreuses que différentes » [Gherardi 2017, p. 166]. Ce mouvement venu de la sociologie a été inspiré par des travaux pionniers comme ceux de Bourdieu [1980] avec la notion d’habitus et de sens pratique et a été alimenté par les limites de la notion de structuration sociale [Giddens 1987] constatées sur le terrain de l’organisation [Whittington 1992,] en proposant de nouvelles modalités d’interprétation des comportements des individus en organisation (Orlikowski [2000], Feldman et Worline [2016]). Plusieurs travaux ayant émergé en théorie des organisations et management ont été mis en relation aux cours de différents événements académiques fédérateurs (conférences, publications spéciales) entre 1997 et 2000 expliquant la polysémie de la notion de pratique comme un héritage [Nicolini et collab. 2003] lié à la variété initiale d’approches et d’échelles d’analyse.

Les développements théoriques, influencés par la philosophie de Wittgenstein, Fou-

47 1.2. LE TOURNANT DE LA PRATIQUE EN ORGANISATION

cault ou encore Lyotard [Schatzki 2005] couplés à des méthodes ethnographiques [Garfin- kel 1967], questionnent la notion d’agent économique rationnel de la théorie économique classique. Le concept de pratique après avoir influencé les sciences sociales, s’est étendu dans la recherche en organisation et en management où il est devenu usuel d’aborder la comptabilité, le marketing, les systèmes d’information, le leadership, la performance, la stratégie au prisme des pratiques [Jarzabkowski et collab. 2017] ou, à un niveau plus ma- croscopique, la constitution d’institutions, d’industries ou de marchés [Nicolini 2012] ou encore sur des thèmes plus spécifiques comme les études sur le vécu au travail [Gherardi 2016] ou la communication [Arnaud et collab. 2018].

L’approche comportementale de l’organisation et l’intégration de la psychologie cogni- tive des agents organisationnels ([Simon 1955], [March et Simon 1991]), plusieurs décen- nies avant l’émergence du tournant de la pratique (practice turn), ont permis de mettre en évidence des modalités de choix fortement dépendantes du contexte comme la mobilisation d’heuristiques [Simon 1976b] à l’échelle individuelle ou le modèle de la corbeille [Cohen et collab. 1972] à l’échelle de l’organisation. Après avoir été questionnées par les approches comportementales, les représentations traditionnelles de l’organisation de la théorie clas- sique initiée par Taylor [1911] et Fayol [1918], la théorie structuro-fonctionaliste [Weber 1971], la théorie des relations humaines dans les groupes [Lewin 1951], la théorie de la contingence structurelle [Mintzberg 1982] ou la théorie des systèmes ouverts [Katz et Kahn 1978], sont désormais aussi questionnées par les approches par la pratique depuis le milieu des années 1990 [Nicolini et collab. 2003].

Sandberg et Tsoukas [2011] indiquent que l’insatisfaction croissante vis-à-vis de la pertinence des théories en management et en organisation par rapport aux pratiques ma- nagériales souligne le fait que les connaissances produites sont distantes des pratiques managériales et ne constituent pas une aide pour l’amélioration des pratiques. Le champ précurseur de communauté de pratiques 2 basé sur la « socialisation au sein de laquelle les interdépendances se forment entre personnes engagées dans les mêmes pratiques » [Corradi et collab. 2010, p. 268] est exploité désormais par la littérature en management plutôt

2. Qui se définit comme un « ensemble de relations entre les personnes, les activités et le monde à travers le temps et en relation avec d’autres communautés de pratiques tangentes ou en recouvrement » [Lave et Wenger 1991, p. 98].

48 1.2. LE TOURNANT DE LA PRATIQUE EN ORGANISATION

comme un outil pour « identifier et gouverner les communautés de pratiques » [Corradi et collab. 2010, p. 268]. En déplaçant l’attention des comportements vers la pratique, « l’unité d’analyse de base » [Nicolini 2012, p. 7] est décentrée des praticiens pour se cen- trer sur les pratiques comme moyen de comprendre les phénomènes organisationnels. Ce point de vue complémentaire des précédents ne diminue pas l’intérêt d’autres approches puisque « décentrer le sujet ne signifie pas le supprimer, mais placer les sujets, les objets et les instruments dans un environnement d’agence et de discours matériel » [Gherardi 2019, p. 4]. Ce déplacement offre des « manières radicalement nouvelles d’expliquer et de comprendre des phénomènes sociaux et organisationnels » [Nicolini et Monteiro 2016, p. 2] et une « opportunité de ré-interpréter tous les phénomènes organisationnels imaginables » [Nicolini 2012, p. 7] comme par exemple l’activité entrepreneuriale sans se limiter à la figure de l’entrepreneur.

Le tournant de la pratique se manifeste sous différentes formes en théorie des organisa- tions en considérant que des notions comme la connaissance, les institutions, l’identité, le pouvoir ou le changement proviennent des pratiques [Nicolini et Monteiro 2016]. Il n’est alors pas étonnant que le tournant de la pratique en théorie des organisations ne rentre pas complètement dans le cadre des approches cognitivistes et des approches rationalistes puisqu’il définit la connaissance comme une activité pratique et située et propose une vi- sion de l’organisation (au sens de organizing) comme « action collective connaissable au sein d’une écologie d’humains et de non-humains » [Gherardi 2009a, p. 124]. L’intérêt de la notion de pratique réside dans « sa capacité à faire écho avec notre expérience contem- poraine du monde de plus en plus sous forme de flux interconnectés » [Nicolini 2012, p. 2] est difficilement compatible avec les formes traditionnelles de structures mécanistes ou de systèmes fonctionnels. Outre le décalage d’unité d’analyse, les PBS rendent accessible la valorisation de la connaissance organisationnelle détenue sous forme tacite par les organi- sations et véhiculée notamment par des routines [Feldman et Pentland 2003]. Au-delà des apports pour « comprendre et décrire le monde », les théories de la pratique sont multiples et proposent de nouvelles manières de « connecter recherche et pratique » [Sandberg et Tsoukas 2011].

La maturité des approches par la pratique, dans une mise en abyme avec les pratiques

49 1.2. LE TOURNANT DE LA PRATIQUE EN ORGANISATION

d’enseignement, permet des applications orientées par des réalisations concrètes. Un dé- bat existe à ce sujet en sciences de l’éducation où la recherche fondée sur la pratique est promue comme un moyen pour « passer des connaissances issues de la recherche à une amélioration de la pratique » [Bressoux 2017, p. 123] de l’enseignement des connais- sances. En sciences de l’éducation, il ne s’agit pas de contester la validité des approches classiques de la recherche, comme la méthode expérimentale, mais de mobiliser les PBS pour, simultanément, compléter les modalités d’enseignement en enrichissant les pratiques d’enseignement. Les recherches sur des pratiques d’enseignement à base d’anecdotes pra- tiques et de récits d’expérience dans le domaine de l’aviation militaire [Marchand et Falzon 2012] [Godé et Lebraty 2015] constituent une illustration concrète de ce mouvement.

Il s’agit in fine de valoriser sur deux plans distincts, les descriptions épaisses et riches de cas [Miles et collab. 2019] à la base des recherches fondées sur la pratique [Gherardi 2019] : — le plan de la production de connaissances ; — le plan de l’enseignement des connaissances produites. Bien entendu, l’apport des PBS ne se réduit pas à l’articulation entre recherche et en- seignement. Corradi et collab. [2010] constatent que l’« institutionnalisation a fonctionné avec succès dans les études sur l’organisation » notamment grâce à la « large variété des significations » du mot pratique mobilisé selon des « perspectives théoriques contradic- toires ».

Au niveau de la théorie des organisations, les pratiques peuvent également, dans une vision plus étroite mais compatible avec les PBS, être considérées comme un « élément primitif » [Nicolini et Monteiro 2016] pour les études de processus 3 organisationnels en tant que marqueurs « des choses [...] qui se développent [...] au cours du temps » [Langley et collab. 2013, p. 1].

L’approche par les processus (Process studies) manifeste « un désir de se rapprocher de modalités plus dynamiques de compréhension des phénomènes organisationnels en in- corporant la fluidité, l’émergence, le flux et les interconnexions spatiales et temporelles »

3. « Séquence d’événements, d’actions et d’activités individuelles et collectives se révélant au cours du temps dans un contexte » [Pettigrew 1997, p. 338].

50 1.2. LE TOURNANT DE LA PRATIQUE EN ORGANISATION

[Langley et Tsoukas 2016, p. 2]. Elle se distingue des approches par la variance consistant en une comparaison diachronique de deux états de l’organisation décrite par des variables représentatives [Van de Ven et Poole 2005]. Cette logique d’explication, centrée sur des flux d’activité inter-reliés, a permis d’enrichir les connaissances sur l’organisation au-delà de l’entité ou d’un état en développant l’activité d’organiser (organizing, au sens de Weick et collab. [2005]).

La mise en perspective temporelle des événements, des activités, des agents organi- sationnels et leurs relations sous la forme d’un flux continu (sans début ni fin a priori) constitue un point commun entre les études basées sur la pratique et les études de proces- sus en théorie des organisations. Il n’est donc pas surprenant, compte-tenu de leur relation au temps, que les thèmes du changement (Pettigrew [2012], Langley et collab. [2013]), de l’apprentissage (Gherardi [2000], Orlikowski [2002], Nicolini et collab. [2003]) ou de la stratégie (Jarzabkowski [2004], Golsorkhi et collab. [2015]) fassent l’objet de travaux im- portants pour chacune de ces deux approches de recherche (process studies et practice based studies). Suivant une logique explicative, « les études de processus traitent les questions de comment et pourquoi les choses émergent, se développent, croissent ou s’achèvent » [Langley et collab. 2013, p. 1] en distinguant processus, contenu et contexte. Suivant une logique descriptive, les études basées sur les pratiques visent à « relier l’étude des pratiques de travail à l’étude de l’organisation » (au sens de organizing) [Gherardi 2008, p. 517].

« Les approches basées sur les pratiques ajoutent à la vision processuelle classique [...] d’être particulièrement sensibles aux artefacts, au corps et aux conditions historiques et so- ciales dans lesquels les processus prennent place » [Nicolini et Monteiro 2016] en apportant une focalisation empirique sur la manière dont les gens agissent dans des « configurations socio-matérielles complexes et distribuées » [Orlikowski 2010a]. De leur côté, les approches de type process studies se sont données la dimension causale parmi leurs axes de travail, ce qui n’est pas le cas des PBS. Les deux approches présentent donc un espace de re- couvrement important autour des flux d’activités tout en disposant chacune d’un espace de développement propre. Notre recherche, résolument ancrée dans le courant des PBS, pourrait, par conséquent, présenter des apports à discuter dans le cadre des études de processus organisationnels au sein de cet espace de recouvrement.

51 1.2. LE TOURNANT DE LA PRATIQUE EN ORGANISATION

Le terme d’activité, employé à plusieurs reprises précédemment, n’est pas à comprendre comme un synonyme de pratiques, même si certains auteurs français ont proposé de tra- duire practice turn par tournant de l’activité [Licoppe 2008] en assimilant les PBS à « l’espace particulier où la recherche est centrée sur le travail tel qu’il se produit » délimité par les champs de « la cognition distribuée, la théorie de l’activité, l’ethnométhodologie et les études sur la science et la technologie » [Gherardi 2017]. Cette restitution francophone, visant à se démarquer des travaux de Bourdieu, bien que proche par certains aspects des PBS compte-tenu des champs mobilisés, est jugée limitative et fait craindre que « l’en- jeu épistémologique que posent les [PBS soit] menacé de déperdition » [Gherardi 2017] par l’utilisation de l’étiquette de l’activité pour désigner les PBS. Les risques identifiés par Gherardi [2017] sont, soit de réduire les PBS à leur intersection avec la théorie de l’activité [Engeström 2011], soit de réduire l’apport des PBS à leur sensibilité ethnographique. Dans une vision opposée, les PBS sont considérées comme une « sorte de soupe » [Engeström 2011, p. 171] peu structurée et aux fondements épistémologiques discutables.

Du fait de la focalisation empirique portée par les PBS, « l’image d’une organisation guidée par un principe d’optimisation a été progressivement remplacée par une image d’organisation qui progresse par essai et erreur » [Gherardi 2008, p. 516]. Le tournant de la pratique actualise la définition minimaliste de l’organisation : « organiser consiste à assembler des actions continues interdépendantes en séquences sensées qui produisent des résultats sensés » Weick [1979, p. 3]. L’usage des verbes, à la place des noms, est de ce fait privilégié dans les PBS (comme dans les études de processus). Ce qui n’est pas sans poser certaines difficultés linguistiques pour les langues comme le français où les formes progressives de la langue anglaise sont difficiles à restituer complètement dans une traduction compacte. Nous nous permettrons, par la suite, de citer les expressions originales de langue anglaise lorsque les traductions proposées présentent un risque de dénaturer le propos des auteurs et d’introduire des ambigüités.

Dans une forme de rétroaction du tournant de la pratique, certaines avancées réalisées dans le domaine de l’organisation et du management bénéficient, dans un mouvement de balancier, à des travaux du domaine de la sociologie et de la dynamique de groupe. Cela s’observe notamment à travers les travaux relatifs à la pratique comme déclencheur de

52 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

transformation des groupes de praticiens [Eikeland et Nicolini 2011].

Nous concluons de manière très synthétique par la mise en regard de trois représenta- tions complémentaires de l’action humaine introduite par Reckwitz [2002, p. 256] (cité par Nicolini [2012]) permettant de saisir immédiatement l’apport du tournant de la pratique : — homo economicus, « est conçu comme un preneur de décision (semi)-rationnel » ; — homo sociologicus, « est décrit comme un individu suiveur de normes et interpréteur de rôles » ; — homo practicus, « est conçu comme un détenteur et un accomplisseur de pratiques avec son corps et son esprit ». En résumé, les pratiques réalisent l’ancrage de l’activité organisée dans l’action en train de se faire : les pratiques enchevêtrent l’organisation dans l’action [Gherardi 2019]. Les PBS « ont démantelé le paradigme fonctionnaliste en recherche sur les organisations » [Gherardi 2008]. L’un des principaux enseignements des PBS, valable sur la plan théorique comme sur le plan pratique, est que « le savoir-en-pratique devient transformateur 4 » [Gherardi 2019, p. 6] de l’organisation et de l’action.

C’est précisément cette dimension transformatrice de la pratique, perçue dans le cours de l’action en train de se faire, qui est à l’origine de notre recherche et qui l’oriente dans la direction de la performance. La question de la temporalité de l’action, des pratiques ou de l’organisation devient importante à aborder (suite de ce chapitre) puisque la transforma- tion de l’enchevêtrement de l’organisation dans l’action se réalise matériellement au cours du temps.

1.3 Apports thématiques du tournant de la pratique

Avant d’aborder plus en profondeur les théories de la pratique et la théorisation fondée sur la pratique (chapitre 2), pour mieux les comprendre, nous présentons préalablement ici, l’influence du tournant de la pratique au sein de quatre thèmes largement traités en sciences de gestion où l’apport des PBS est à la fois significatif et proche de notre intention de recherche : les processus (cf. 1.3.2), l’apprentissage (cf. 1.3.3), le changement

4. « Knowing-in-practice becomes transformative ».

53 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

(cf. 1.3.4), la stratégie (cf. 1.3.5). Nous nous attachons à souligner les éléments essentiels de recouvrement avec les PBS en lien avec notre problématique sans prétendre à une présentation exhaustive des courants de recherche traitant ces thèmes.

Ces quatre thèmes partagent, en effet, avec les PBS la préoccupation essentielle de la temporalité de l’action et de l’historicité des événements dont les études de processus ont mis en évidence l’importance critique [Pettigrew 1987] plusieurs années avant l’émergence du tournant de la pratique comme nous l’avons vu précédemment (cf. 1.2, page 58). De plus, certains travaux au sein de ces thèmes, ménagent une place pour le traitement des événements singuliers au cours de l’action en train de se faire [Chia 1999].

La question de la temporalité est abordée en préalable à l’examen des quatre thèmes de recherche.

1.3.1 Temporalités et organisation

La question de la temporalité est essentielle pour l’organisation. Elle est liée notamment à la synchronisation des flux d’activités, à l’évaluation de la productivité, aux horizons de planification, à la gestion de projet ou encore aux cycles comptables. La décomposition en tâches unitaires dont le temps d’exécution est chronométré [Taylor 1911] est d’ailleurs un des fondements de l’organisation scientifique du travail. Pour l’organisation, les tempora- lités sont multiples [Gherardi et Strati 1988], il est donc important de les repérer dans une perspective d’interprétation de l’action.

Ce point revêt une importance critique puisque le « temps lui-même établit un cadre de référence » [Pettigrew 1987] déterminant quels phénomènes sont vus et comment ils peuvent être expliqués et souligne l’influence des choix conceptuels en matière de repré- sentation du temps sur les résultats empiriques [Orlikowski et Yates 2002]. Le prisme, la loupe ou la grille du temps, selon les traditions épistémologiques et les métaphores utilisées dans différents courants, font l’objet d’un traitement particulier en recherche du fait de son influence sur l’action de recherche elle-même associée à des temporalités propres [Ancona et collab. 2001b].

En recherche en organisation et management, la notion de temps est sous-jacente à tous

54 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

les autres prismes et parfois enfouie, cachée et non questionnée au lieu d’être considérée comme centrale et essentielle [Ancona et collab. 2001a]. Il est surprenant, « compte-tenu de l’importance critique et de l’impossibilité de se soustraire au temps ou à la synchro- nisation des affaires humaines en général et dans la vie des organisations en particulier » [Langley et collab. 2013, p. 4] qu’une large part des journaux académiques excluent la question du temps sauf à la réduire à un délai ou à « comprimer [le temps] dans des va- riables » [Langley et collab. 2013, p. 4]. Les approches de « théorisation par la variance 5 produisent des connaissances de type know-that, la théorisation par les processus produit des connaissances de type konw-how » [Langley et collab. 2013, p. 4] grâce à l’intégration explicite de la question du temps.

Le référentiel de temps objectif, uniforme et externe à l’organisation que constitue le temps des sciences physiques [Heidegger 2009] (cf. temps universel) est celui auquel se réfèrent les études sur l’organisation dans les courants de recherche standards [Gherardi et Strati 1988]. Pour la théorie de la contingence, ce référentiel de temps permet l’adaptation dynamique de l’organisation avec son environnement [Mintzberg 1982]. Pour la théorie de l’écologie des populations d’organisations, ce référentiel de temps permet de traiter l’évolution sélective [Hannan et Freeman 1977]. En considérant le temps comme une ressource ou un horizon d’action ou une signification ou encore une irréversibilité, Gherardi et Strati [1988] introduisent un concept de temps organisationnel avec deux aspects : — le temps interne particulier d’un processus organisationnel singulier distinct du temps externe objectif (relativité du temps) ; — le temps à facettes multiples associé aux dynamiques intra-organisationnelles inter- reliées (pluralité du temps). Après avoir mis en évidence, à partir de terrains organisationnels, six représentations distinctes de temporalités internes, Gherardi et Strati [1988] montrent qu’un événement repéré dans le référentiel de temps objectif prend une signification pour l’organisation lorsque qu’il est repérable dans une des temporalités internes. La multiplicité des tem- poralités organisationnelles conduit Van de Ven et Poole [2005] à souligner que « l’inter- valle temporel que nous utilisons produit souvent les configurations de processus que nous

5. Schématiquement résumées en une forme de comparaison diachronique d’états au moyen de variables de représentation.

55 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

voyons » [Van de Ven et Poole 2005] et conditionne par conséquent l’objet de la recherche en organisation et donc la construction de théorie en tant que processus de recherche. Du point de vue du praticien, « un même événement a plusieurs significations lorsqu’il est considéré à des niveaux variés et dans plusieurs temporalités réelles » [Gherardi et Strati 1988, p. 160]. En explorant la dimension de l’engagement dans l’action des agents organisa- tionnels, Orlikowski et Yates [2002] développent une troisième modalité de compréhension du temps en organisation complétant ainsi la catégorisation (voir tableau 1.1) : — le temps externe objectif indépendant de l’action humaine ; — les temps internes pluriels et relatifs socialement construits ; — le temps « vécu à travers un processus de structuration temporelle caractérisant l’engagement quotidien des gens dans le monde ».

Temps Objectif Subjectif Fondé sur la pratique Vision du Indépendant de l’ac- Socialement construite Constitué et constituant l’ac- temps tion humaine, exogène, par l’action humaine, tion humaine. absolu. relatif à la culture. Perception Le temps détermine ou Le temps est appréhendé Le temps est réalisé à tra- du temps contraint puissamment à travers le processus vers les pratiques récurrentes l’action humaine à tra- d’interprétation des in- (re)produisant des structures vers l’usage de sys- dividus qui donnent du temporelles (ex. échéancier, tèmes de mesure stan- sens à des notions tem- séquencement de projet) qui dardisé (ex. horloges, porelles (ex. événements, sont à la fois un support et calendriers). les cycles, les routines, un résultat des pratiques. rites de passage). Acteurs Les acteurs ne peuvent Les acteurs peuvent Les acteurs sont des agents et change- pas changer le temps, changer leurs interpré- connaissants qui supervisent ment de ils peuvent seulement tations culturelles du leurs actes avec réflexivité et tempora- adapter leur actes pour temps et donc leurs ap- en le faisant dans certaines lité répondre différemment préhensions des notions conditions enactent (explici- au caractère inexorable temporelles d’événe- tement ou implicitement) des et prédictible appa- ments, de cycles ou de structures temporelles nou- rent du temps (ex. routines (ex. école buis- velles ou modifiées dans leurs accélérer, ralentir, re- sonnière, temps calme, pratiques (ex. nouvelle année prioriser). procédure accélérée, fiscale, vendredi décontracté). période de maternité).

Tableau 1.1 – Représentation du temps en organisation d’après Orlikowski et Yates [2002].

Pour cette troisième modalité, les structures temporelles vécues et enactées de manière récurrente façonnent l’action tout autant qu’elles sont façonnées dans l’action [Orlikowski

56 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

et Yates 2002, p. 684]. Sans diminuer leur intérêt analytique, une représentation du temps centrée sur les pratiques des agents organisationnels, permet de dépasser l’incompatibilité des deux premières tout en offrant une « perception incomparable de la création, de l’uti- lisation et de l’influence du temps dans les organisations » [Orlikowski et Yates 2002, p. 684].

Pour nous inciter à expliciter la variété des temporalités en organisation dans les actions de recherche, Orlikowski et Yates [2002] nous mettent en garde contre l’illusion d’objectivi– té d’un temps organisationnel réifié par des usages ou des procédures formalisées répétées et intériorisées par les agents organisationnels donnant l’impression d’un rythme qui s’im- pose à l’organisation et contraint fortement l’action. Il s’agit d’une institutionnalisation stabilisant par différents mécanismes [Di Maggio et Powell 1983] des activités [Meyer et Rowan 1977] sous forme de rituels, de routines ou d’habitudes [Feldman et Pentland 2003] dont la temporalité n’est plus questionnée (voire plus questionnable du tout) jusqu’à une hypothétique désinstitutionnalisation [Lawrence et collab. 2001].

En considérant les temporalités comme essentielles en organisation, il est possible de s’intéresser au processus et à la pratique dans leur historicité et leur trajectoire en s’ap- puyant sur des notions « de séquencement, de fréquence, de cycles de flux, de rythme, d’orientation temporelle et de signification culturelle du temps » [Ancona et collab. 2001a, p. 646]. Notons que la notion de sensemaking suit une logique similaire, compatible et plus englobante vis-à-vis de l’organisation en tant qu’activité organisée et organisante orientée par une finalité enactée [Weick et collab. 2005]. Dans cette logique, « l’organisation est une tentative de mettre en ordre un flux intrinsèque d’actions humaines en les canalisant vers certaines finalités » [Tsoukas et Chia 2002, p. 567].

À travers cet examen, La conception du temps qui ressort comme la plus appropriée par rapport à notre recherche est celle fondée sur la pratique (cf. dernière colonne du tableau 1.1 page 56). Néanmoins, nous mobiliserons aussi la dimension objective du temps comme repère standardisé de synchronisation d’interprétation dont les éléments ne sont pas nécessairement reliés par la pratique. Au-delà de la représentation du temps, « certaines caractéristiques des recherches en lien avec le temps présentent une complexité inhérente » [Ancona et collab. 2001a, p. 647] : on ne peut pas anticiper le moment où le phénomène

57 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

étudié se produira, ni même avoir de certitude sur sa nature tant qu’il ne s’est pas produit, ni sur le fait qu’il se produise.

Un de nos paris méthodologiques, associé au contexte extrême, consiste à considé- rer qu’une forte pression temporelle rendra plus accessible les phénomènes associés aux décisions pendant le déroulement de l’action (abordé en 3.4 à l’issue du panorama sur la décision). Dans cette optique, il nous faudra identifier au moins une temporalité im- portante pour le terrain observé qui soit de nature à mettre l’activité en tension. Nous pourrons alors concentrer l’attention sur ce que font les participants au moment où il le font. La recherche de performance en contexte extrême, dans une approche par la pratique dans l’action, renvoie à trois temporalités différentes : — le temps théorique de l’organisation et des processus de décision dans le cadre des approches décisionnelles de l’organisation (abordées au chapitre 3) établissant une relation entre décision et organisation ; — le temps individuel vécu par le décideur de la NDM établissant une relation entre décision et action ; — le temps de l’activité en train de se faire établissant une relation entre organisation et action. Au temps théorique des approches décisionnelles de l’organisation et au temps indivi- duel de la NDM, les PBS apportent le temps de l’activité en train de se faire et offrent une perspective temporelle permettant de croiser organisation, décision et action.

1.3.2 Etudes de processus

La prise en compte explicite de la temporalité positionne les études fondées sur la pratique à proximité immédiate des études de processus et établit un lien constant avec le thème du changement.

Deux des aspects distinctifs entre les PBS et les études de processus tiennent au fait que ces dernières compartimentent l’analyse entre processus, contenus et contexte d’une part et dissocient l’organisation de son environnement d’autre part. Les PBS définissent l’organisation par son espace d’influence au sein de l’action englobante et s’intéresse à l’enchevêtrement des éléments compartimentés a priori par les études de processus tout

58 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

en permettant l’incorporation des dimensions non traitées par les études de processus.

Au niveau des études de processus, la question du temps ressort comme une dimension essentielle commune avec les PBS pour lesquelles la temporalité des événements rythme la matérialisation des pratiques. Il n’est donc pas étonnant que les PBS et les études de processus partagent également certaines caractéristiques de vocabulaire (verbes marquant l’accomplissement d’un acte ou l’émergence d’un événement). Des emprunts au courant théorique des études de processus, au sein de l’espace de compatibilité, seront donc facilités du fait du partage de caractéristiques essentielles avec les PBS. C’est le cas notamment des approches processuelles du changement lorsque l’organisation est considérée comme un processus émergent au sens de organizing. La richesse du croisement des PBS avec les approches processuelles relatives au changement provient du caractère de connexion dans l’action de la notion de pratiques qui contient, par essence, une dimension transformatrice.

La complémentarité analytique et la proximité sur la temporalité font des études de processus un courant théorique mobilisable en parallèle des PBS pour étudier un même phénomène organisationnel situé dans le temps et dans l’espace avec deux cadres concep- tuels différents mais partageant une de leur caractéristique essentielle : la mis en perspective temporelle.

Croiser les conclusions d’une recherche mobilisant une approche par la pratique et d’une recherche mobilisant une approche par les processus qui partagerait la même question et le même cas empirique exploratoire nous semble fertile pour explorer différemment une même unité d’analyse et ainsi mieux la caractériser.

1.3.3 Apprentissage organisationnel

La notion d’apprentissage organisationnel a été introduite par March et Simon [1958] puis s’est développée au cours des années 1970 [Argyris et Schön 1974]. Au sens général, « une organisation apprend lorsqu’elle acquiert de l’information sous toutes ses formes quel qu’en soit le moyen (connaissances, compréhension, savoir-faire, techniques ou pra- tiques) » Argyris et Schön [2001, p. 24]. Le thème de l’apprentissage organisationnel, au sens de « phénomène collectif d’acquisition et d’élaboration de compétences » [Koenig 2006, p. 297] sans connotation d’anthropomorphisme, s’est largement structuré autour des

59 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

travaux d’Argyris [1995] par la mise en évidence empirique de modalités d’apprentissages (simple et double boucles, mécanismes de défense, théorie d’action, professée et d’usage) et l’importance des savoirs actionnables pour l’organisation [Argyris 1996]. Rappelons que l’apprentissage organisationnel contient deux significations complémentaires et liées [Argyris et Schön 2001] : — « un produit », un résultat, ce « qui a été appris » ; — « un processus permettant d’obtenir ce produit » et les effets de ce processus. En associant le processus d’apprentissage en double boucle [Argyris 1995] et l’ima- gination dans le questionnement des valeurs essentielles de l’organisation [Weick 2002], l’apprentissage organisationnel permet d’accéder à un champ très large d’objets de re- cherche. Du point de vue des conceptions fonctionnalistes de l’organisation, l’apprentissage organisationnel est considéré comme un processus en soi dont les produits et les méthodes peuvent être accumulés, traités ou transmis ou encore comme un facteur de production spécifique [Gherardi 2000]. L’apprentissage organisationnel ainsi réifié est approximati- vement « synonyme d’information créée, répartie et enfouie dans les produits, services et systèmes » [Gherardi 2000, p. 213].

Sur la base de ce constat et au bénéfice du croisement de différentes traditions théo- riques convergeant vers l’idée que « connaissance et apprentissage sont des phénomènes principalement sociaux et culturels » [Nicolini et collab. 2003], Gherardi [2000] souligne plusieurs intérêts de l’idée de pratique (alors émergente) pour développer des théories relatives à l’activité d’apprendre et de connaître en organisation : — faciliter l’accès à la dimension « tacite » [Gherardi 2000] ; — la relation indissociable entre faire et connaître [Gherardi 2000] ; — concentrer l’attention sur « la forme émergente des actions situées et en cours de réalisation des membres de l’organisation au moment où ils s’engagent dans le monde » [Orlikowski 2002] ; — « connaître précède la connaissance, à la fois logiquement et chronologiquement » [Nicolini et collab. 2003]. Dans les PBS, connaître signifie « être en capacité de contribuer, avec les compétences requises, à un tressage de relations entre les gens, les artéfacts matériels et les activi-

60 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

tés » [Gherardi 2001]. Cette signification se reflète dans l’expression connaître en pratique signifiant « être capable de participer et d’influencer l’ordonnancement du monde avec dextérité tout en poursuivant ses propres intérêts » [Nicolini et collab. 2003]. Il en résulte que « connaître en pratique est toujours une réalisation pratique » [Gherardi 2008, p. 517].

Les PBS fournissent « une méthodologie appropriée pour l’observation du connaître en pratique [...] lorsque la connaissance est conçue comme une activité mondaine, située dans le travail en cours et les pratiques organisantes » [Gherardi 2008, p. 517]. « L’intérêt des PBS en matière de connaissance dans le domaine de l’organisation et du travail est de déterminer comment les praticiens font ce qu’ils font et ce faisant ce que ça fait » [Gherardi 2009a, p. 124]. Passer de la connaissance à l’action de connaître représente le passage d’une épistémologie de la possession à une épistémologie de la pratique [Gherardi 2017, p.168]. En résumé, une épistémologie de la pratique articule la connaissance en organisation comme une réalisation pratique [Gherardi 2009a, p. 124].

Le tournant de la pratique en théorie des organisations ne cadre pas complètement avec les approches cognitivistes et les approches rationalistes parce qu’il définit la connaissance comme une activité pratique et située et propose une vision de l’organisation (au sens de organizing) comme « action collective connaissable au sein d’une écologie d’humains et de non-humains » [Gherardi 2009a, p. 124]. « Le mouvement intellectuel qui a été rendu possible par l’étude empirique des connaissances comme pratiques situées a été un mouvement de décentrement du sujet humain, partant d’une théorie humaniste de la pratique (quand la pratique est définie comme un éventail d’activités détachées des humains) pour aller vers une théorie post-humaniste de la pratique » [Gherardi 2017, p. 172].

Le décentrement de la focalisation est important pour notre recherche qui vise à carac- tériser la relation décision-action puisqu’il permet de s’appuyer sur les actes, leurs effets, ce qu’ils contiennent et véhiculent sans que le praticien soit l’objet de toute l’attention. Parmi les influences de la pratique sur les événement de l’action, nous portons un intérêt particu- lier à la capacité transformatrice du savoir-en-pratique pour l’organisation et pour l’action [Gherardi 2019]. L’influence des PBS au sein du thème du changement organisationnel est intimement lié à la question du temps.

61 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

1.3.4 Changement et transformation

Les organisations évoluant encastrées dans les transformations du monde, la question du changement organisationnel est inhérente à l’organisation [March 1991] en perpétuel devenir [Tsoukas et Chia 2002]. L’intérêt marqué pour le thème du changement organisa- tionnel [Weick et Quinn 1999], depuis les travaux pionniers de Lewin [1951], a produit « une littérature foisonnante, tant d’ordre académique que professionnel, faisant le plus souvent l’apologie des procédures » [Pesqueux et Triboulois 2004, p. 12]. Un aperçu bibliométri– que, se rapportant au domaine des sciences de gestion (cf. annexe A), permet de repérer une littérature dont le titre mentionne le changement ou la transformation correspondant à 22% des articles (soit plus de 5000 références de la base Springer) publiés au cours de la période 2009-2018. En élargissant l’examen aux mots clés associés aux publications, ce sont plus de 82% des articles qui ressortent. Autrement dit, seulement 18% des publications ne mentionnent pas le thème du changement ni dans le titre ni dans les mots clés.

L’approche planifiée [Mintzberg 1994] vise généralement à adapter l’organisation en tant qu’entité en réaction ou en anticipation à des évolutions internes ou externes, voulues ou subies (dynamique contingente et planification stratégique). Héritière de l’organisation scientifique du travail [Fayol 1918] [Taylor 1911], elle présuppose que pendant le délai nécessaire à la mise en œuvre effective d’un plan d’action, le monde n’ait pas changé dans des proportions remettant en cause les éléments de diagnostic et que les solutions identifiées restent valables pendant toute la durée de mise en œuvre [Mintzberg 1994]. Ce qui revient à neutraliser la temporalité de l’action et parfois l’action dans sa totalité. Or, les rapports et les revues professionnelles relatent fréquemment des réorganisations dont la mise en œuvre n’est pas achevée lorsque la réorganisation suivante est en préparation ou lorsque les orientations stratégiques ont été rendues caduques par les transformations du monde [Fréry 2009]. Lors de telles transformations, il est logique de s’attendre à l’émergence de tensions organisationnelles jusqu’à l’établissement d’une situation, au moins sous contrôle, à défaut de pouvoir être complètement maîtrisée par les participants [Van de Ven et Sun 2011]. Il n’est, dès lors, pas surprenant que les techniques instrumentales d’accompagnement du changement soient régulièrement confrontées à des limites, qui sont traitées en changeant de méthode d’accompagnement [Autissier et collab. 2018].

62 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

Produire des « savoirs actionnables » [Argyris 1996] ou des « savoirs utilisables » [Lindblom et Cohen 1979] sur le thème du changement n’est pas chose aisée en période de transformation rapide et pourtant c’est probablement à ce moment-là que la mise en œuvre de savoirs rigoureusement établis serait le plus utile aux praticiens [Koenig 2006]. Pettigrew [2012] reconnaît, dans un examen rétrospectif des avancées intervenues depuis la publication de ses premiers travaux en matière de transformation [Pettigrew 1987], « l’échec dans la conduite d’études empiriques qui relient les changements de contexte et de processus aux résultats » [Pettigrew 2012, p. 1306]. Van de Ven et Sun [2011] consi- dèrent que les « théories pratiques de mise en œuvre du changement sont en retard par rapport aux théories processuelles du changement et du développement » [Van de Ven et Sun 2011]. Pour combler cet écart, ils proposent de travailler sur le traitement des dé- faillances de mise en œuvre selon quatre axes de changement : « téléologie (changement planifié), cycle de vie (changement régulé), dialectique (changement conflictuel) et évolu- tion (changement compétitif) » [Van de Ven et Poole 1995]. Chacun de ces axes peut faire l’objet d’investigation sur les rythmes et les discontinuités du changement organisationnel [Weick et Quinn 1999].

Ces classifications s’avèrent utiles pour étiqueter ce qui se transforme et identifier diffé- rentes modalités de changement mais ne donnent pas accès au phénomène du changement lui-même [Chia 1999, p. 210]. « Quelle que soit l’approche qu’on adopte, le temps est une question fondamentale à laquelle font face tous les chercheurs en changement orga- nisationnel » pour comprendre comment « les processus se déroulent au cours du temps et comment le temps et le déroulement des opérations les influencent « [Van de Ven et Johnson 2006]. Deux visions symétriques permettent d’aborder le thème du changement organisationnel selon Van de Ven et Poole [2005] : — un monde de choses dans lequel les processus représentent un changement de choses ; — un monde de processus dans lequel les choses sont des réifications de processus. La typologie des recherches sur le changement organisationnel, établie par Van de Ven et Poole [2005] selon que l’organisation est considérée comme un « nom » ou comme un « verbe » et selon que la recherche s’intéresse à la « variance » ou au « processus » est représentée sur le tableau 1.2. Cette catégorisation permet de situer les approches selon

63 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

qu’elles visent à répondre à la question quoi ? (méthode de la variance, 1ere ligne) ou à la question comment ? (méthode processuelle, 2e ligne) et que ces questions s’appliquent à l’organisation en tant qu’entité (représentation standard, 1ere colonne) ou en tant de que flux émergent (représentation alternative, 2e colonne). Les catégories ainsi mises en évidence permettent d’aborder des objets organisationnels de manières distinctes et com- plémentaires. Les PBS sont essentiellement en phase avec les approches de catégorie III avec un espace narratif pouvant s’étendre notamment dans des dimensions peu saisissables (ex. éthique, culture, ambiance, côté obscur, anticipation) par les approches processuelles habituelles : l’organisation est considérée au sens du verbe reflétant un processus simulta- nément émergent et en devenir (organizing) et la méthode de traitement du changement organisationnel est fondée sur l’analyse d’une succession d’événements (et non pas comme une comparaison diachronique multidimensionnelle).

Ontologie Organisation comme entité Processus d’organisation, flux Méthode émergent Changement étudié par Catégorie I : étude par la Catégorie II : études par la va- la variance variance du changement d’enti- riance de l’organizing au moyen tés organisationnelles au moyen de modélisation dynamique des d’analyse de causalités par va- modèles d’agents ou de systèmes riables indépendantes explica- adaptatifs complexes chaotiques tives de changement des entités (variables dépendantes) Changement étudié par Catégorie IV : études proces- Catégorie III : études proces- un récit processuel suelles du changement d’entités suelles de l’organizing au moyen organisationnelles au moyen de de description d’actions émer- description de séquence d’événe- gentes et d’activités par les- ments, d’étapes ou cycle de chan- quelles les efforts collectifs se dé- gement dans le développement ploient. d’une entité

Tableau 1.2 – Typologie des études sur le changement d’après Van de Ven et Poole [2005].

Les principales limites au déploiement des modèles de changement à l’organisation ont été identifiées et analysées par Van de Ven et Sun [2011] qui concluent à la nécessité de trai- ter le sujet différemment des approches processuelles classiques. Pettigrew [2012] propose de dépasser ces approches, qu’il a lui-même contribué à fonder, « en combinant les analyses rétrospectives et les analyses en temps réel pour mettre en lumière des mécanismes et les

64 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

configurations de changement » et identifier leur influence sur les résultats et leur forme. Une des pistes de progrès identifiées consiste à mobiliser les approches par la pratique pour relever « les défis post-processuel » [Chia et MacKay 2007] notamment dans l’émergence de la stratégie [Bouty et collab. 2019]. Savoir qu’une pratique est plus performante qu’une autre ne révèle rien sur la manière de passer de l’une à l’autre [Langley et Tsoukas 2010], le changement de pratiques étant lui-même une pratique. L’aborder comme tel, permet d’espérer produire une « connaissance véritablement actionnable [sur] comment produire des changements » [Langley et collab. 2013, p. 4].

L’idée de consacrer une attention particulière aux périodes de transformation n’est pas seulement guidée par la permanence de l’actualité de la notion, mais surtout par le pos- tulat qu’en période de transformation, les possibilités d’action évoluant, l’émergence de phénomènes organisationnels inédits est plus favorable qu’en période de stabilité. Considé- rant l’action en train de se faire comme l’expression d’un changement dans une ontologie du devenir basée sur le mouvement, le processus et l’émergence [Chia 1999], repérer les périodes favorables aux transformations au niveau de l’action permet d’orienter le regard pour saisir des pratiques décisionnelles au sein de l’organisation. L’examen des princi- pales représentations du changement nous confère une sensibilité à la transformation de l’organisation dont les manifestations émergentes en lien avec les pratiques décisionnelles recoupent notre question de recherche.

1.3.5 Stratégie comme pratique

En sciences de gestion, la stratégique représente une composante de la performance et bénéficie d’une visibilité importante dans la discipline. Analyser la relation action-décision au sein de l’organisation ne saurait s’exonérer d’un examen sur le plan de la stratégie dont certains aspects peuvent influencer voire conditionner les pratiques décisionnelles. L’intersection des PBS avec le thème de la stratégie est réalisée par le courant de la stratégie comme pratique présenté ici.

Le thème de la stratégie en sciences de gestion est un thème étudié depuis longtemps au moyen de travaux souvent cantonnés au sommet stratégique [Mintzberg 1982] et à l’encadrement supérieur [Mintzberg 1990] associés à un nombre réduit d’outils synthé-

65 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

tiques comme la matrice du Boston Consulting Group ou la matrice d’Ansoff. La stratégie d’entreprise jusqu’à la fin des années 70 est préférentiellement illustrée par le jeu d’échec [Koenig 2004], puis la prise en compte du contexte au sens large au travers des « thèmes de la construction de problème, de leur placement à l’agenda, de la mise en scène, de la mise en acte, de la production de sens sont venus régénérer la recherche en management straté- gique à partir de la fin des années 1970 » [Martinet 2002]. Dans une mise en perspective historique, largement appuyée sur des cas français, Mintzberg [1994] retrace l’avènement, les apports et les limites de la planification stratégique à la fois comme démarche et comme outil. La question consiste alors, pour l’organisation, à développer des orientations stra- tégiques en dépassant les cadres et outils standards pour éviter la situation extrême de « vide stratégique » [Baumard 2015].

Dès la fin des années 1990, le courant de recherche de la stratégie comme pratique (Strategy as practique, SAP) revendiquant un héritage des travaux de Dewey [1929] et Bourdieu [1994], engage un programme de travail sur l’activité stratégique, le management stratégique, la fabrique de la stratégie [Whittington 1996] en ne considérant plus seulement la stratégie et ses effets mais en se concentrant sur les « activités qui concourent à penser et faire la stratégie » [Golsorkhi et collab. 2015] à différents niveaux d’analyse [Johnson et collab. 2003] : — l’organisation (en tant qu’entité, processus ou état) ; — l’activité (organisée et organisante) ; — un ensemble de personnes (en interaction du fait d’une activité) ; — la personne (en tant que contributeur à l’activité). La stratégie dont il est question dans la SAP est orientée par la recherche de performance en regard de la finalité d’une activité organisée. Le courant de la SAP s’intéresse au « niveau micro des activités sociales, aux processus et aux pratiques qui caractérisent la stratégie organisationnelle et l’élaboration de stratégie 6 » [Whittington 1996] et aux praticiens de la stratégie et à leurs pratiques en situation dans les organisations. Le fondement ontologique de la SAP est de considérer que la stratégie est « quelque chose que les gens font » [Jarzabkowski 2004], avec trois idées directrices [Jarzabkowski et collab. 2007] :

6. Strategizing.

66 1.3. APPORTS THÉMATIQUES DU TOURNANT DE LA PRATIQUE

— la réalité sous forme de flux (perspective dynamique et processuelle) ; — l’extension simultanée des objets de recherche à travers plusieurs niveaux (perspec- tive multi-niveaux) ; — la création et re-création des objets de recherche dans les interactions internes et externes à l’organisation (perspective ouverte). Le courant de la SAP présente l’intérêt essentiel de ne pas dissocier a priori la réflexion de l’action en matière de stratégie. Au plan épistémologique, la SAP est compatible avec notre démarche interprétative, mais aussi sur la plan des objets de recherche que la SAP s’est donnés [Orlikowski 2007] : — l’activité de strategizing et ses modalités organisationnelles ; — les produits et effets de l’activité de strategizing ; — les acteurs de l’activité de strategizing ; — les moyens de l’activité de strategizing. La SAP « fournit non seulement une perspective organisationnelle pour la fabrique de la décision stratégique mais aussi un angle stratégique pour étudier le processus d’organisa- tion 7 » [Golsorkhi et collab. 2015] en créant une connexion de « la recherche contemporaine en management stratégique avec les études de l’organisation orientées par la pratique » [Golsorkhi et collab. 2015]. L’apport de la notion de pratique pour les chercheurs de la SAP, au-delà du « dialogue direct avec les praticiens » [Golsorkhi et collab. 2015], réside dans l’accès à des problématiques directement pertinentes pour ceux qui participent à l’élaboration de stratégies ou ceux qui manipulent des stratégies et leurs implications en se « concentrant sur les pratiques réelles qui constituent la stratégie et l’élaboration de stratégie 8 » [Golsorkhi et collab. 2015]. L’ambition de la SAP rejoint celle des autres cou- rants apparentés au tournant de la pratique : découvrir les connaissances des praticiens, de rendre ces connaissances explicites et de mettre ces connaissances à disposition des autres. La SAP est « explicitement ancrée dans la littérature plus large des pratiques » [Jarzab- kowski 2004, p. 529] en donnant une importance de premier plan aux aspects temporels, spatiaux et aux flux.

Au sein du courant de la SAP, la branche dwelling worldview correspond à une vision

7. Organizing. 8. Strategizing.

67 1.4. RÉCAPITULATIF DU POSITIONNEMENT DE LA RECHERCHE

habitée du monde s’intéressant à des relations, à des significations, à des interactions ou à des intentions en matière de pratiques [Golsorkhi et collab. 2015]. Cette branche met l’accent sur des postulats compatibles avec notre intention de recherche consistant à « ne rien présumer à propos des intentions, de la cognition et de la représentation du monde des participants » [Chia et Rasche 2015]. Alternativement, dans la tradition des approches processuelles, la branche building worldview se concentre, elle, sur les pratiques processuelles constitutives de l’activité de fabrication de stratégie (strategizing).

Le courant de la SAP dispose, avec la branche dwelling worldview, d’un cadre théorique compatible avec notre intention de recherche. Ce cadre pourra donc être mobilisé dans l’analyse du corpus de données de terrain sur le plan de la stratégie, notamment dans l’influence mutuelle des pratiques du niveau stratégique et des pratiques du niveau de la conduite opérationnelle au sein de l’organisation.

1.4 Récapitulatif du positionnement de la recherche

L’effort visant à comprendre des phénomènes organisationnels performants, constatés au cours de pratiques professionnelles, à partir d’une investigation empirique, inscrit notre recherche dans le courant des études fondées sur la pratique [Corradi et collab. 2010]. La notion de pratique est ici comprise au sens « d’activité pratique et d’expérience directe » [Orlikowski 2015, p. 34] au sein de l’action en train de se faire au sens de flux émergent [Chia 1999]. Dans le courant des PBS, nous nous positionnons dans la branche considérant les pratiques comme des « manières partagées et reconnaissables de faire les choses » [Jar- zabkowski et collab. 2017] mettant en avant leur connexion dans l’action, leur agencement matérialisant des relations d’influences [Gherardi 2017].

En conclusion, il ressort de l’examen du champ théorique de l’organisation que notre recherche se situe dans un espace disciplinaire où s’entrecroisent cinq courants théoriques : celui des pratiques, celui des processus, celui de l’apprentissage, celui du changement et celui de la stratégie. Au temps théorique des approches décisionnelles de l’organisation et au temps individuel de la NDM, les PBS apportent le temps de l’activité en train de se faire et offrent une perspective temporelle permettant de renouveler le regard sur l’arti–

68 1.4. RÉCAPITULATIF DU POSITIONNEMENT DE LA RECHERCHE

culation organisation, décision, action. Au sein de cet espace, la zone qui apparaît comme la plus fertile pour notre question de recherche est celle qui s’inscrit dans le paradigme épistémologique constructiviste interprétatif [Gherardi 2009a] appuyé sur une ontologie du devenir basée sur le mouvement, le processus et l’émergence [Chia 1999].

L’ensemble du cadre conceptuel de la recherche est complété dans la suite de cette première partie en poursuivant par un examen approfondi de la pratique en tant qu’in- terface entre action et organisation (chapitre 2). Une fois les pratiques circonscrites, nous examinons les différentes facettes de la décision au chapitre 3 en tant que grille de lecture des traces de pratiques décisionnelles. L’influence des contextes extrêmes sur la visibilité des pratiques décisionnelles achève la présentation du cadre conceptuel de la recherche. Ce tour d’horizon théorique effectué, le cadre conceptuel complet et les caractéristiques es- sentielles de la recherche sont récapitulés de manière synthétique par un chapitre conclusif (chapitre 4) de la première partie.

69 1.4. RÉCAPITULATIF DU POSITIONNEMENT DE LA RECHERCHE

70 Chapitre 2

La pratique à l’interface entre action et organisation

Après avoir examiné l’influence du tournant de la pratique dans le champ disciplinaire de l’organisation en insistant sur l’intérêt essentiel de la temporalité pour renouveler le re- gard sur l’articulation organisation-décision-action, nous avons positionné notre recherche fondée sur la pratique au croisement des champs théoriques des processus, de l’appren- tissage, du changement et de la stratégie (chapitre 1). Nous approfondissons ici l’examen des théories de la pratique et de la notion de pratique au sein du courant non unifié des PBS. Il s’agit d’examiner en profondeur en quoi la notion de pratique comprise comme une connexion dans l’action est pertinente pour la question de recherche. Au cours de l’examen, nous identifions les éléments de différenciation des principales branches afin de préciser le positionnement de notre recherche au sein des PBS (cf. 2.1).

Une fois le positionnement au sein des PBS clarifié, l’attention se portera sur une pratique particulière : la pratique décisionnelle (chapitre 3) comprise dans l’unité d’analyse de la recherche. A partir de là, le cadre conceptuel peut être complété et synthétisé pour présenter la structuration de la recherche (chapitre 4) en forme de conclusion de la partie I.

Ce que « promettent les études fondées sur la pratique [c’est de] relier l’étude des pratiques de travail à l’étude de l’organizing » [Gherardi 2008] et de parvenir à développer des théories de la pratique fondées par la pratique.

71 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

2.1 Théories de la pratique

Gherardi [2000, p. 212] montre que la notion de practice-based theorizing rassemble, au moment de son émergence (décennie 1990) des traditions de recherche, comme la théorie de l’activité, la théorie de l’acteur réseau, la théorie de l’apprentissage situé et les perspectives culturelles de l’apprentissage organisationnel. Malgré des distinctions très importantes, ce qui rassemble ces traditions de recherche c’est l’idée, déjà ancienne [Fayol 1918], qu’« un contact direct avec les opérations conduit à l’observation des procédures utilisées pour parvenir aux décisions, plutôt que d’observer simplement les résultats » [Simon 1976a].

Partant de la prémisse que la « pensée et le monde sont toujours connectés à tra- vers l’activité humaine » [Nicolini et collab. 2003], les PBS ont développé un cadre de recherche permettant d’établir un lien avec « les pratiques organisationnelles et les prati- ciens [pour] explorer comment les pratiques organisationnelles sont élaborées et enactées par les acteurs » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 339] en s’appuyant sur un concept inspiré de l’existentialisme de Heidegger nommé « rationalité pratique » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 339]. Au-delà du projet scientifique en soi, l’ambition des PBS est in fine une meilleure pertinence pour la pratique [Sandberg et Tsoukas 2011]. De nombreux auteurs s’accordant à penser que l’apport majeur de la notion de pratique réside dans le « cadrage et l’orientation des recherches » [Orlikowski 2015, p. 33], les termes employés y contribuent nécessairement. En premier lieu, il existe une différence importante entre praxis et pra- tiques dans le sens où les PBS « s’opposent à l’idée que le but des théories en organisation ou en sociologie consiste à identifier ou reconstruire des mécanismes ou des forces ou les logiques cachées régissant le monde » [Nicolini et Monteiro 2016, p. 9]. Nous poursuivons donc par une présentation du vocabulaire préférentiel mobilisé dans les PBS (2.1.1) avant d’aborder les principales dynamiques ayant concouru au développement des PBS en 2.1.2 puis nous explicitons la bifurcation récente ayant conduit à un partitionnement récent du champ en 2.1.3.

72 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

2.1.1 Champ lexical des PBS

Les investigations s’intéressant à l’aptitude des personnes à accomplir des actes, à l’or- ganisation temporelle de ces actes et aux ressources associées [Nicolini et collab. 2003], un vocabulaire descriptif spécifique s’est développé au sein des PBS. La question de la langue et de l’ambigüité des termes employés sont considérés comme « une des principales difficul- tés » [Gherardi 2019, p. 245] pour avancer dans le développement des PBS notamment par l’effort d’explicitation requis pour communiquer dans le champ. Ce développement lexical, par sa richesse interprétative, constitue un moyen de connaissance en PBS [Gherardi 2019] et s’inscrit dans la lignée de travaux antérieurs mobilisant des notions communes comme organizing [Weick 1979], sensemaking ou enactment [Weick 1988]. Nous reprenons, ci- après, les caractéristiques les plus importantes de ce vocabulaire en nous appuyant sur les travaux développés au moment de la structuration du courant [Nicolini et collab. 2003] repris et enrichis par Gherardi [2019] dans l’ouvrage méthodologique de référence des PBS.

Une première caractéristique distinctive du vocabulaire des PBS est la présence de verbes, souvent employés sous forme d’infinitif substantivé ou de nom verbal (gerund en langue anglaise 1) dans les publications de langue anglaise, pour faire ressortir le fait de faire l’activité dont il est question, inhérent à toute mise en perspective temporelle [Nicolini et collab. 2003]. Il s’agit d’indiquer à la fois ce que cela suppose, implique, mobilise, produit ou encore induit pour le praticien comme pour l’action au sein de laquelle cela se réalise. La manière la plus proche de restituer en français cette pratique descriptive consiste, lorsque l’infinitif substantivé est trop inhabituel et lorsque le nom verbal véhicule une connotation trop statique, à leur substituer une périphrase. Lorsque la langue française apparaît comme trop ambigüe, la périphrase est préférable même si cela augmente significativement le volume des descriptions. Quelquefois, un substantif incluant un suffixe marquant l’action convient en français pour restituer la pensée des auteurs exprimée sous forme de gérondif de la langue anglaise. Lorsque nous identifions un risque d’ambiguïté dans notre propos, le terme anglais original est rappelé, notamment pour limiter le risque de perdre certaines significations importantes pour la discussion.

1. Qui n’est pas équivalent au gérondif de la langue française malgré la similitude de forme à partir du participe présent.

73 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

La dimension de réalisation en pratique et d’engagement dans le monde conduit à privilégier l’usage de verbes reflétant le faire (doing) et comportant une connotation de durée dans la réalisation, plutôt que l’état d’être (being), dépourvu de connotation de temporalité sauf au sens d’une permanence perpétuelle. Notons que la réalisation, du point de vue des PBS, est vue comme « quelque chose [...] qui aurait pu être différent » [Nicolini et collab. 2003]. Les verbes fréquemment employés sont [Nicolini et collab. 2003] : learning (apprentissage, activité d’apprendre), organizing (organisation, activité organisée et organisante), belonging (appartenance), understanding (comprendre, compréhension), translating (traduire, traduction) and knowing (activité de connaître). Les substantifs clés des PBS sont [Nicolini et collab. 2003] : activity (activité), alignment (concordance), construction (construction), enactment (promulgation de sens en acte).

Une deuxième caractéristique distinctive du vocabulaire des PBS, reflétant la distance avec les approches traditionnelles centrées sur la cognition individuelle, est la « prédomi- nance des termes en lien avec le social » [Nicolini et collab. 2003] dans la mesure où les pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives, sont pour les auteurs des réalisations sociales au sens de processus de participation et d’acculturation situés dans une écologie sociale en concordance avec des configurations, des communautés, des systèmes d’activité ou encore des cultures locales [Nicolini et collab. 2003].

La troisième caractéristique majeure du vocabulaire des PBS concerne la matérialité des artefacts et leur lien avec les spécificités de l’époque considérée : la situation des relations dans le temps et dans l’espace des artefacts humains et non-humains [Nicolini et collab. 2003]. Les termes comme occurrence, émergence, événement, réalisation, conflit, incertitude, tension, paradoxe, inconsistance, déphasage, incohérence, concordance sont d’usage fréquent en PBS en contrepoint de « l’opposition profondément enracinée entre ordre et désordre » [Nicolini et collab. 2003].

Au plan méthodologique, la description de cas sous forme narrative constitue le moyen privilégié de connaissance en PBS dans la mesure où il permet de restituer extensivement la complexité du monde sous forme d’histoires, de métaphores et d’exemples [Gherardi 2019]. La description narrative est par essence très dépendante du choix de la langue, du style et du vocabulaire pour interpréter des pratiques enchâssées dans une écologie sociale et des

74 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

relations de pouvoir [Nicolini et collab. 2003]. Les théories de la pratique considèrent que les pratiques discursives sont centrales dans la construction et la reproduction de tous les aspects de l’organisation sans cependant réduire toutes ses dimensions organisationnelles au discours ou au langage [Nicolini 2012, p. 8].

2.1.2 Dynamiques de développement

« Connaître une pratique est équivalent à être capable de participer et d’influencer habilement l’ordonnancement du monde tout en poursuivant ses propres intérêts » [Nicolini et collab. 2003]. En passant de la connaissance à l’activité de connaître, on passe d’une logique de propriété à une logique de pratique « où l’activité de connaître est pratique et collective et s’enchevêtre avec la signification » en « étant accomplie en connexions dans l’action » [Gherardi 2016]. Les dynamiques actuelles regroupées sous le « concept ombrelle » [Gherardi 2019] des PBS en organisation sont issues de trois courants de recherche spécifiques [Corradi et collab. 2010] : — l’étude des phénomènes d’apprentissage et de l’activité de connaître en tant que pratiques situées (cf. 1.3.3 ; — l’étude de la technologie comme pratique [Orlikowski 2007] ; — l’étude de la stratégie comme pratique (cf. 1.3.5). Les études de la technologie comme pratique en organisation ont montré que « la technolo- gie ne compte que dans la mesure où elle est incorporée aux pratiques de ses utilisateurs » [Orlikowski 2015] dépassant les caractéristiques de conception des dispositifs.

2.1.2.1 Définir la pratique pour engager la recherche

Les théories de la pratiques sont relationnelles de manière inhérente en « voyant le monde comme un assemblage sans couture, un tressage ou une confédération de pratiques » [Nicolini 2012, p. 3]. Avant d’examiner les caractéristiques de l’assemblage et les avancées qu’il permet, revenons à la définition de la pratique. Dans le domaine de l’organisation, les pratiques sont considérées selon trois visions [Gherardi 2000] : — cartésienne (détachée de la pensée) ; — marxiste (comme activité émancipatrice) ;

75 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

— phénoménologique (associant sujet, objet, pensée et contexte). La vision cartésienne de la pratique se rapporte à ce que les praticiens nomment aujourd’hui modes opératoires ou référentiels en tant que supports normatifs d’un processus réalisé par un ensemble d’activités coordonnées. Les PBS partagent deux points importants avec la vision marxiste : « la pratique est un système d’activités dans lequel connaître n’est pas séparable de faire et apprendre est une activité plus sociale que cognitive » [Nicolini et col- lab. 2003] ; la nécessité, pour comprendre l’action humaine, de considérer la « totalité concrète d’activités interconnectées » [Nicolini et collab. 2003] y compris les dimensions sociales et historiques. C’est dans la vision phénoménologique que se développent les PBS en permettant de « voir les organisations comme des systèmes de pratiques existant dans un monde de connaissance tacite » [Gherardi 2000, p. 215]. Sandberg et Tsoukas [2011] soulignent que l’hypothèse ontologique sous-jacente provient de l’existentialisme selon Hei- degger : « l’étant-au-monde vient avant la séparation sujet-objet [, il] constitue la logique de la pratique [par un] enchevêtrement de nous-même, des autres, des choses dans un tout relationnel » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 345]. Pour être complet, nous proposons en annexe B, une reproduction figure B.1 des douze définitions de la notion de pratique recensées par Nicolini et Monteiro [2016].

Bien qu’ils comportent des espaces de recouvrement, trois modes sont distingués dans les PBS pour engager le « dialogue de la pratique avec la recherche » [Orlikowski 2015, p. 33] répondant respectivement aux questions quoi, comment et pourquoi [Feldman et Orlikowski 2011] : — la pratique comme phénomène, visant à comprendre ce qui se passe en pratique en organisation par une démarche essentiellement empirique (par la pratique) ; — la pratique comme perspective, visant à l’articulation d’une théorie, enracinée dans les pratiques, relative à certains aspects des organisations par une démarche essen- tiellement théorique (au prisme de la pratique) ; — la pratique comme philosophie, postulant que la pratique constitue la réalité orga- nisationnelle par une démarche englobant les deux précédents points en attribuant une primauté à la pratique. Nous ne prenons pas position, ici, dans le débat philosophique relatif à la hiérarchi-

76 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

sation et à la typologie des connaissances [Stanley 2011] mais adoptons simplement un postulat consistant à considérer qu’il est possible de constituer des connaissances au moyen d’une démarche empirique par la pratique. La présente recherche empirique par la pra- tique, à visée compréhensive de l’organisation s’appuie sur la notion de pratique comprise au sens « d’activité pratique et d’expérience directe » [Orlikowski 2015, p. 34] dans la vi- sion phénoménologique et engageant un dialogue entre terrain et recherche selon le mode compréhensif.

2.1.2.2 Élaborer des théories de la pratique

Le choix de la définition de la notion de pratique, selon l’importance relative donnée au trois dimensions ci-après, oriente les différentes théories de la pratique [Corradi et collab. 2010, p. 277] :

1. un ensemble d’activités interconnectées, ordonnant et stabilisant l’action collective ;

2. un processus de fabrication de sens permettant de rendre des comptes sur une ma- nière partagée de faire les choses en une négociation (éthique et esthétique) continue des significations d’une pratique par les praticiens ;

3. les effets sociaux produits par une pratique en connexion avec d’autres pratiques sociales.

Lorsque l’attention se porte prioritairement sur la première dimension, les aspects théo- riques concerneront préférentiellement la « théorie de l’activité et l’analyse des activités situées par l’intermédiaire d’artefacts » [Corradi et collab. 2010, p. 277].

Lorsque l’attention se porte prioritairement sur la deuxième dimension, les aspects théoriques reposeront sur l’ethnométhodologie et l’objet empirique se répartit entre « l’ordre négocié rendant l’action collective possible » [Corradi et collab. 2010, p. 278] et les « pro- cessus d’enactment du pouvoir noué avec la connaissance située » [Corradi et collab. 2010, p. 278]. Notre ambition compréhensive issue d’une perception pendant l’action en train de se faire situe le point de départ de notre recherche dans cette dimension et nous oriente vers des dispositifs ethnométhodologiques pour aborder le terrain.

Lorsque l’attention se porte prioritairement sur la troisième dimension, les aspects

77 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

théoriques s’attacheront à la reproduction des pratiques via les effets de pratiquer une pratique à la fois à l’échelle de la société et à l’échelle de l’activité en mettant en avant deux phénomènes : l’« interconnexion de pratiques [et la] récursivité » 2 [Corradi et collab. 2010, p. 278].

En couplant les trois dimensions, une « théorie pratique de l’organisation » [Corradi et collab. 2010, p. 278] peut être entreprise sur la base d’une critique du rationalisme, du cognitivisme et du fonctionnalisme [Gherardi 2009a].

Avec des préoccupations relatives différentes pour ces trois dimensions, sept courants de recherche (associés aux auteurs précurseurs) ont été recensés sous la bannière des PBS et répartis en deux catégories [Corradi et collab. 2010]. ∗ La pratique considérée comme un objet empirique regroupe trois courants de re- cherche dont le développement a été engagé tout au long des années 1990 : — Practice-based standpoint [Brown et Duguid 1991] devenu ultérieurement epis- temology of practice ; — Practice-based learning ou work-based learning [Raelin 1997] ; — Practice as "what people do" avec Science as practice, Gender as practice, Rou- tine as practice, Leadership as practice et Strategy as practice (Pickering [1990], Whittington [1996]). ∗ La pratique considérée comme un moyen d’observation regroupe quatre courants de recherche dont le développement a démarré plus tardivement (au début des années 2000) avec une différenciation épistémologique plus explicite : — Practice lens et practice-oriented research [Orlikowski 2000] ; — Knowing-in-practice ([Gherardi 2000], [Orlikowski 2002]) ; — Practice-based perspective [Sole et Edmondson 2002] ; — Practice-based approaches [Carlile 2002]. Par ses caractéristiques énumérées jusqu’à présent, notre recherche rejoint donc la famille des recherches où la pratique constitue un moyen d’observation avec une proximité certaine pour le courant practice-oriented research.

Après avoir montré les limites des méthodes classiques pour produire des théories

2. « Qui distingue la pratique de l’action » [Corradi et collab. 2010, p. 278].

78 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

relatives à la pratique, Sandberg et Tsoukas [2011] proposent deux orientations métho- dologiques pour développer des théories en organisation et management plus pertinentes pour la pratique : — choisir comme point de départ l’enchevêtrement des praticiens et des outils dans des pratiques socio-matérielles spécifiques et par conséquent s’intéresser aux activités, visant des buts particuliers, dans lesquels les praticiens sont impliqués, à la manière dont les activités sont enactées, aux référentiels de performance et aux relations avec d’autres pratiques [Orlikowski 2002] ; — concentrer l’attention de recherche sur les défaillances temporaires (spontanées ou provoquées par le chercheur) comme ouverture vers la signification profonde d’une pratique [Sandberg et Tsoukas 2011]. Une des difficultés méthodologiques réside dans la capacité à explorer à la fois les éléments de petite échelle (zoomer dans une pratique) et les éléments de plus grande échelle (relation de la pratique étudiée avec d’autres) [Nicolini 2009]. Cette difficulté provient du fait de « considérer les phénomènes organisationnels comme des occurrences dynamiques, se déployant et situées plutôt que comme des "faits accomplis" » [Langley et Tsoukas 2010]. Tout en préservant une capacité d’examen sur les deux orientations, notre recherche s’intéresse préférentiellement aux défaillances temporaires et plus spécifiquement à ce à quoi peuvent donner accès les pratiques saisies en temps réel pendant ces moments là.

2.1.2.3 Contribuer à une théorie pratique de l’organisation

L’intérêt initialement centré sur la « cognition distribuée au sein de pratiques indivi- dualisées » [Gherardi 2017, p. 168] a évolué au cours des dix dernières années « vers l’étude des agencements distribués dans une texture de pratiques » [Gherardi 2017, p. 168]. De manière plus complète et plus précise, dans ce cadre, une « théorie de la pratique est une approche spécifique qui se concentre sur le déploiement dynamique de constellations d’activités quotidiennes ou de pratiques en relation avec d’autres pratiques à la fois au même moment et au même endroit et à travers le temps et l’espace » [Feldman et Worline 2016, p. 304].

79 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

Les théories de la pratique décrivent le monde en termes relationnels comme un « fais- ceau ou un réseau de pratiques » [Nicolini 2012, p. 8] et « supposent un modèle écologique dans lequel des relations d’agence sont réparties entre humains et non-humains et où la relation entre le monde social et le monde matériel peut faire l’objet d’enquête » [Gherardi 2009a, p. 115]. Les théories de la pratique se distinguent des théories de l’action, dans la mesure où l’intentionnalité individuelle n’est pas privilégiée et où l’origine des configu- rations significatives se situe dans la manière d’enacter 3 les choses [Gherardi 2009a] en « laissant de la place pour l’initiative, la créativité et la réalisation individuelle » [Nicolini 2012, p. 5]. Les théories de la pratique partagent les aspects ethnométhodologiques avec les théories de l’activité mais s’en distinguent dans le sens où elles se revendiquent plus englobantes et décentrées de la notion de travail tel qu’il se produit [Gherardi 2017]. Nous y reviendrons plus loin car cette distinction produit une forme de partitionnement au sein des PBS aujourd’hui.

En management et en organisation, il est désormais devenu habituel d’aborder des objets de recherche par les pratiques dans les thèmes du marketing, de la comptabilité ou du leardership [Jarzabkowski et collab. 2017] ou encore esthétique [Gherardi 2009b] qui n’étaient pas au cœur des PBS au moment initial de leur développement.

Selon Orlikowski [2015], une des réalisations les plus abouties dans le domaine des PBS est l’étude extensive par la pratique de la notion de sureté (safety) en organisation définie comme « une compétence émergente qui est réalisée en pratique » [Gherardi 2006, p. 71] selon plusieurs dimensions : une réalisation collective connaissable, une ingénierie quotidienne d’éléments hétérogènes encastrés dans des discours pluriels (technologique, normatif, éducatif et leurs tensions), une expérimentation et un entrainement [Gherardi 2018]. Abordée par la pratique, la sureté se caractérise en ce qu’elle est : — « située dans un système de pratiques en cours » [Gherardi 2018] ; — « relationnelle et portée par la médiation d’artefacts » [Gherardi 2018] ; — « toujours enracinée dans un contexte d’interaction et s’acquiert à travers une forme de participation à une communauté de pratique » [Gherardi 2018] ; — « continuellement reproduite et négociée [...] toujours dynamique et provisoire »

3. Francisation du verbe enact traduit généralement par l’expression promulguer en acte.

80 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

[Gherardi 2018]. Insérée au sein d’un ouvrage collectif dédié à la sureté en organisation [Bieder et collab. 2018], l’approche par la pratique [Gherardi 2018], révèle l’apport des PBS, notamment sa capacité à saisir l’émergence de phénomènes organisationnels, à dépasser la conception de la sureté comme caractéristique d’un système [Gherardi et Nicolini 2000], par la mise en regard direct d’approches complémentaires.

La relation entre théorie et pratique est un point important de positionnement dans le champ des PBS. Certaines visions plus radicales vont jusqu’à affirmer que la relation entre théorie et pratique y est inversée [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 339] par rapport aux pratiques de recherche dominantes. Le développement des PBS a consisté en une « extension bienvenue du répertoire des approches et des idées utilisées par les universitaires dans l’étude des phénomènes organisationnels » [Orlikowski 2015] dans une ambition de « redéfinition des statuts de la connaissance dans les sociétés contemporaines et dans les études organisationnelles » [Gherardi 2017].

L’ambition de notre recherche est de contribuer à l’élaboration de la théorie pratique de l’organisation en s’inscrivant dans une vision phénoménologique de la pratique et engageant le dialogue entre recherche et terrain au moyen d’une perspective compréhensive guidée par la question quoi en appuyant notre analyse sur les pratiques émergentes saisies pendant les moments de défaillance de l’activité organisée.

2.1.3 Moment de partitionnement et de tensions

Les progrès réalisés et l’accroissement des connaissances dans le courant des PBS se répartissent en trois branches, à considérer chacune comme « idéal type » [Langley 2015] : — positiviste, avec des variables représentatives d’une proportion de variance de cer- tains phénomènes et des relations de dépendance ; — compréhension théorique approfondie, avec l’enrichissement des interprétations de plus en plus profondes de phénomènes organisationnels ; — pragmatique, avec la portée instrumentale des pratiques formalisées ou informelles actualisées. La branche positiviste est « dominante dans les principaux journaux » académiques

81 2.1. THÉORIES DE LA PRATIQUE

et agit comme un « attracteur puissant » pour influencer les études empiriques [Langley 2015]. La branche compréhensive (ou interprétative) est dominante dans certains champs ou sous-champs comme ceux de la connaissance en pratique (vu en 1.3.3) ou de la SAP (vu en 1.3.5).

Il en résulte des débats dans la communauté académique se manifestant par des dé- marcations à propos de travaux de recherche : « si vous ne parlez pas de pratiques, ne les appelez pas basées sur la pratique » [Jarzabkowski et collab. 2017] (en référence aux travaux de Engeström [2011]) et des « tensions entre practice turn et turning practicaly » [Gherardi et Perrotta 2016] (en référence aux travaux de Eikeland et Nicolini [2011]). Ces débats matérialisent une ligne de partage des travaux universitaires entre les deux premières branches dont la distinction se prolonge dans la branche pragmatique pour au- jourd’hui former deux blocs distincts. En ce qui concerne le pragmatisme, tout en marquant les différences au niveau de l’objet à long terme, Engeström [2011] revendique une pro- ximité avec la théorie de l’activité en les éloignant ainsi du domaine d’influence des PBS interprétatives.

En résumé, au cours des dix dernières années, deux grandes orientations théoriques ont conduit à une « partition » des PBS en organisation en délimitant deux voies épistémolo- giquement distinctes [Corradi et collab. 2010] : — la voie de ceux qui intègrent la notion de pratique dans une « conception de l’or- ganisation fondée sur l’usage de ressources et de capacités dynamiques » ; — la voie de ceux qui « reprennent la notion de pratique en quête d’une définition critique de l’organizing ». La bannière des PBS s’est donc avérée fertile pour rassembler des chercheurs en organi- sation d’horizons variés avec une préoccupation commune à propos des pratiques dans une logique de renforcement de la pertinence des productions académiques. Cependant, la capacité fédératrice des PBS ne permet pas de dépasser le partitionnement (à la fois théo- rique et méthodologique) actuel entre l’usage de la notion de pratique dans les approches fonctionnelles de l’organisation et l’usage critique associant connaissance, activité pratique et effets sociaux [Corradi et collab. 2010] dans une théorie post-humaniste [Gherardi et Perrotta 2016] héritée de la théorie de l’acteur réseau [Latour 2005]. Dans une telle

82 2.2. MISE EN PERSPECTIVE TEMPORELLE DE L’ACTION

théorie, les pratiques sont considérées « comme des agencements hétérogènes d’éléments (des savoirs, des techniques et des activités) qui, de par leurs connexions et leur devenir, énactent une certaine agencéïté » [Gherardi 2017, p. 165].

En vingt ans, les PBS « ont redéfini l’objet de la connaissance en partant d’un intérêt central pour la cognition distribuée au sein de pratiques individualisées et d’activités com- posant une certaine pratique, pour aller vers l’étude des agencements distribués dans une texture de pratiques, où l’intérêt porte sur la façon dont les agencements viennent à exister et sur la façon dont le pouvoir établit des régimes de visibilité et d’invisibilité » [Gherardi 2017]. Partant du constat qu’« une théorie pratique de l’organisation 4 n’a pas encore été complètement articulée » [Gherardi 2017], notre recherche s’inscrit avec modestie dans un effort collectif de contribution au développement d’une théorie pratique de l’organisation en empruntant la voie de l’usage critique de la notion de pratique en focalisant l’attention sur la relation action-décision.

Pour éviter tout malentendu, notons que l’usage critique de la notion de pratique ne prétend pas à la primauté de la pratique sur la théorie, mais revendique la capacité à développer une contribution à la théorie de l’organisation dans un « espace d’investigation construit par les pratiques des praticiens et par les pratiques des chercheurs » [Gherardi 2019, p. 226].

2.2 Mise en perspective temporelle de l’action

Le terme action donne lieu à des emplois multiples dans la littérature en sciences de gestion, les PBS n’y échappent pas. Le sens utilisé est fortement dépendant de l’échelle con- sidérée : action en général, action de l’organisation, action des individus. Nous emploierons le terme action pour désigner l’action en train de se faire au sens général considérée comme l’expression d’un changement dans une ontologie du devenir basée sur le mouvement, le processus et l’émergence [Chia 1999]. L’action est ici considérée comme un mouvement au cours duquel se produisent des événements pouvant interagir entre eux sans présumer a priori de lien de causalité entre les événements ni présumer a priori de l’intentionnalité

4. Au sens de organizing.

83 2.2. MISE EN PERSPECTIVE TEMPORELLE DE L’ACTION

des participants [Marchais-Roubelat 2000].

Cette acception est à la fois minimaliste en termes de postulats et très large en termes de possibilités de représentation. Pour un usage différent, le terme action sera qualifié spécifiquement afin d’éviter tout malentendu (ex. action individuelle pour désigner l’en- chaînement des actes d’un individu et les effets qu’ils produisent). Le terme d’acte sera spécifiquement associé à un individu situé dans le temps comme dans l’espace. Un acte est unique et se repère dans l’action par les effets qu’il produit, on parlera alors d’« actua- tion » [Marchais-Roubelat 2000]. Le terme d’activité désigne un assemblage de pratiques humaines et matérielles concourant à la réalisation d’une finalité plus ou moins stable dans le temps quelle qu’en soit l’échelle [Nicolini 2012].

A la manière de Chia [1999], nous nous plaçons dans une mise en perspective temporelle de l’action qui dépasse autant les objectifs organisationnels que les intentions individuelles, quoique individus et organisations y participent en agissant [Marchais-Roubelat 2000]. Cette conception d’inspiration historique se distingue, sans pour autant s’y opposer ni les rejeter, des théories classiques comme celles mettant en jeu les stratégies d’acteurs et le cadre des « systèmes d’action concrets » [Crozier et Friedberg 1977], les champs d’action et le pouvoir [Bourdieu 1994], les actants humains et non-humains [Latour 2005] ou encore les capacités [Sen 1988]. Il s’agit d’une conception processuelle de l’action où les choses sont des réifications de processus [Tsoukas et Chia 2002] en contrepoint d’une conception constituée de choses dans laquelle les processus représentent le changement de ces choses [Langley et collab. 2013].

Il s’agit bien, ici, d’une approche empirique, ancrée dans l’action elle-même, sans mo- biliser le prisme d’une théorie de l’action ou d’une théorie de l’activité comme nous l’avons vu précédemment. Nous nous attacherons donc à appuyer notre analyse sur l’enchaîne- ment des multiples événements qui se produisent au cours du temps dans le cadre d’une action donnée, pour identifier ce qui, dans le flux d’événements, reflète l’activité organisée et son évolution dans une approche par la pratique. La pratique comprise comme « une connexion dans l’action » 5 [Gherardi 2019] et non « une unité constituée d’éléments dé- finis et circonscrits par des frontières données » [Gherardi 2019]. C’est précisément en

5. Connection-in-action.

84 2.3. REPRÉSENTATION DE L’ORGANISATION DANS L’ACTION

ce sens que la pratique, par les actes du praticien en situation, réalise l’enchâssement de l’organisation dans l’action par une forme d’agencement dynamique [Gherardi 2016]. L’idée est de confronter aux pratiques décisionnelles les événements émergeant de l’action pour en analyser les relations. Notre objet de recherche se précise donc comme la relation action-décision. Dans la perspective de repérer ces relations pendant l’action en train de se faire, il est nécessaire de se donner les moyens de percevoir dans « le déploiement dy- namique de constellations d’activités et de pratiques quotidiennes » [Feldman et Worline 2016] simultanément dans le temps et dans l’espace : — les événements significatifs de l’action ; — les pratiques décisionnelles. Cependant, avant d’entrer plus en profondeur dans les aspects méthodologiques (cf. partie II), plusieurs aspects tant épistémologiques que théoriques doivent encore être clari- fiés pour expliciter plus complètement le cadre conceptuel, notamment en ce qui concerne la représentation de l’organisation (cf. 2.3).

2.3 Représentation de l’organisation dans l’action

L’objet de recherche défini comme la relation action-décision, notre conception de l’ac- tion clarifiée, nous explicitons ici la notion d’organisation sur laquelle nous nous appuyons. Cette explicitation est rendue nécessaire tant la « théorie des organisations est enracinée dans une image d’organisation rationnelle qui privilégie les processus de décision [...] et la planification stratégique issue d’une rationalité a priori » [Gherardi 2008, p. 516]. Dans une définition plus souple, l’organisation peut être définie comme « une tentative d’ordon- ner un flux intrinsèque d’actions humaines [...] canalis[é] vers certaines finalités » [Tsoukas et Chia 2002, p. 570]. La forme donnée à ce flux au moyen de « généralisation et d’ins- titutionnalisation de significations et de règles particulières » [Tsoukas et Chia 2002, p. 570] représente l’organisation.

Nous retenons une vision de l’organisation (au sens de organizing) comme « action collective connaissable au sein d’une écologie d’humains et de non-humains » [Gherardi 2009a, p. 124]. L’organisation est considérée comme un processus émergeant de l’action [Tsoukas et Chia 2002] dans le sens où il sert à fédérer certains flux d’activité concourant à

85 2.3. REPRÉSENTATION DE L’ORGANISATION DANS L’ACTION

l’atteinte d’une finalité donnée. Gérer des organisations consiste alors à réguler, au cours du temps, une activité formalisée ou non tendant à devenir régulière [Martinet et Pesqueux 2013]. La représentation de l’organisation adoptée ici, vue depuis l’action générale, est focalisée sur l’activité coordonnée dont l’extension peut se caractériser par une influence (au sens « d’effet [...] marqué sur les comportements » [March et Simon 1991, p. 2]) au-delà de laquelle les actes n’ont plus de lien avec l’activité considérée.

Pour clarifier le propos, le terme organisation désigne (sauf mention contraire explicite) la définition alternative à la représentation traditionnelle d’entité : « l’organisation 6 comme un verbe dans un monde de flux et de changement continuels » [Van de Ven et Poole 2005]. De manière synthétique, en ajoutant l’idée d’« influence spécifique » [March et Simon 1991, p. 2], nous considérons l’organisation comme la fédération de flux d’activité, plus ou moins fortement liés, concourant à l’atteinte d’une finalité [Nicolini 2012].

La représentation que nous adoptons permet de traiter l’organisation dans le temps et dans l’espace avec peu de partis pris en termes de forme ou de structure pour contraindre aussi peu que possible l’analyse. Nous considérons l’organisation comme un domaine d’in- fluence au sein de l’action, coordonné pour atteindre une finalité. Les « pratiques consti- tuent un mode de production d’ordre 7 du flux des relations organisationnelles » [Gherardi 2019, p. 3]. L’organisation se rapporte alors à une activité collective à la fois organisée et organisante enchâssée dans une action englobante. La définition minimaliste d’organisation ainsi explicitée est cohérente avec l’approche interprétative des PBS qui considère « l’or- ganisation 8 comme prenant place dans une texture de pratiques s’étendant à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation » (comme entité) [Gherardi 2019, p. 3].

La figure 2.1 représente l’articulation des notions d’organisation, d’action en train de se faire, de processus organisationnels, d’activités et de pratiques dans la logique où elles viennent d’être précisées. Cette figure très synthétique (réduisant les dimensions d’espaces sur un seul axe) peut donner lieu à plusieurs lectures selon le point de départ et la per- spective adoptée : — dans une lecture partant de la grande échelle, l’espace du monde sensible où des

6. Organizing. 7. A mode of ordering. 8. Au sens de organizing.

86 2.3. REPRÉSENTATION DE L’ORGANISATION DANS L’ACTION

phénomènes peuvent être perçus indirectement ou observés directement [Tsoukas 2015], une action en train de se faire considérée sur une période donnée englobe une organisation (représentée par l’espace de l’action délimité par des tirets) com- prenant des processus eux mêmes composés de pratiques. — dans une lecture partant de la petite échelle, des phénomènes se produisent au cours du temps, certains de ces phénomènes correspondent à des pratiques, certaines pratiques concourent à la réalisation d’une finalité organisationnelle par elle-même ou par mise en relation avec d’autres pratiques au sein de processus ou s’associant avec des pratiques partiellement impliquées. L’organisation qui en découle contribue à l’action en train de se faire dans le domaine où les phénomènes du monde sensible sont influencés. — dans une lecture centrée sur l’organisation (en tant qu’entité ou activité), l’action en train de se faire en dehors du domaine d’influence constitue l’environnement 9 dans lequel l’activité est immergée et les éléments contenus dans son domaine d’in- fluence 10 constituent des ressources et des moyens mobilisés rationnellement pour atteindre une finalité.

Figure 2.1 – Représentation de l’organisation dans l’action en train de se faire et articu- lation des processus et des pratiques.

La figure 2.1 met en évidence un élément important : les pratiques ne peuvent se réduire à un élément de processus organisationnel mais se retrouvent plus largement dans l’ensemble du monde sensible [Gherardi 2018]. De plus, l’espace de l’activité organisée et organisante n’est pas seulement constitué de pratiques et de processus, il contient aussi

9. Espace d’évaluation au sens [Marchais-Roubelat 2000]. 10. Dimension d’évaluation au sens [Marchais-Roubelat 2000].

87 2.3. REPRÉSENTATION DE L’ORGANISATION DANS L’ACTION

par exemple des dispositifs techniques (ex. outils [Chiapello et Gilbert 2013], technologie [Orlikowski 2010b]), des référentiels (ex. tétranormalisation [Pigé 2019], juridiques [Supiot 2015]), des systèmes de valeur (ex. éthiques [Aubry et collab. 2018], esthétiques [Gherardi 2009b]), des éléments plus diffus (ex. politiques [Rival et Chanut 2015], croyances [Tiercelin 2016], côté obscur [Vaughan 1999]).

La vision de l’organisation à la fois organisée et organisante (i.e. à la fois un état, un résultat, une activité), que nous adoptons, pourra, en fonction des éléments analysés, être plutôt fonctionaliste, substantialiste ou essentialiste [Martinet et Pesqueux 2013, p. 40-41], selon les dimensions les plus pertinentes pour la discussion respectivement de l’ordre de la téléologie, des éléments constitutifs ou des valeurs et mythes. Sans privilégier a priori l’une ou l’autre de ces visions, notons cependant que la vision essentialiste orientée par la notion de performance (aussi bien comme mythe que comme valeur) ou la vision fonctionnaliste définie par le gain d’une compétition s’accordent plus aisément au terrain de la course au large professionnelle. Notons également que la vision substantialiste relève plutôt de la voie des PBS considérant les pratiques comme ressource que nous n’avons pas suivie dans notre recherche.

Par définition, une relation évanescente, dans le temps ou dans l’espace de l’action, reflète une influence de plus en plus ténue marquant ainsi l’approche de la limite de l’organisation. Cette représentation sous forme de d’espace d’influence au sein de l’ac- tion (constitué d’une ou plusieurs dimensions d’évaluation au sens de Marchais-Roubelat [2000]) présente l’avantage de pouvoir contenir toutes les formes d’organisation connues : des formes les plus classiques aux formes les plus atypiques. Cette représentation présente aussi plusieurs caractéristiques pouvant constituer des difficultés d’interprétation, en par- ticulier, la frontière de l’organisation n’apparait pas de manière évidente retirant toute trivialité à la question du dedans-dehors.

La dimension empirique de notre recherche consiste à saisir, au sein de l’organisation représentée sous la forme de fédération de flux d’activités, des traces de pratiques déci- sionnelles qui s’y produisent et d’interpréter leurs relations aux événements se produisant dans l’action mise en perspective temporelle.

88 2.4. CONCLUSION EN MATIÈRE DE PBS POUR NOTRE RECHERCHE

2.4 Conclusion en matière de PBS pour notre recherche

Résolument ancrée dans le courant des PBS depuis l’intention initiale de compréhension empirique, la recherche se classe dans la famille des courants où la pratique constitue un moyen d’observation, plus particulièrement dans le courant practice-oriented research. Notre recherche s’inscrit dans une logique de contribution au développement collectif d’une théorie pratique de l’organisation.

La définition de la pratique adoptée est celle d’activité pratique et d’expérience directe enchevêtrée dans l’action en train de se faire, située dans le temps et dans l’espace dans une vision focalisée sur la relation action-décision au sein de l’organisation. L’organisation 11 est considérée comme un verbe dans un monde de flux et de changement continuels, la fédération de flux d’activités concourant à l’atteinte d’une finalité prenant place dans une texture de pratiques.

Le dialogue entre recherche et terrain est engagé selon une perspective interprétative en appuyant notre analyse sur les pratiques décisionnelles émergentes saisies en temps réel pendant les moments de défaillance temporaire de l’activité organisée. Il s’agit de saisir, au sein de l’organisation, des traces de pratiques décisionnelles pour interpréter leur relation à l’action.

Dans la perspective de circonscrire les pratiques décisionnelles, nous nous appuyons sur un état de l’art de la notion de décision en sciences de gestion au chapitre 3. Ce panorama permet d’achever le positionnement théorique de la recherche dont la structure complète est dressée au chapitre 4.

11. Organizing.

89 2.4. CONCLUSION EN MATIÈRE DE PBS POUR NOTRE RECHERCHE

90 Chapitre 3

La pratique décisionnelle en organisation

Les composantes théoriques essentielles ayant été établies dans le champ théorique de l’organisation autour de l’ossature des études fondées sur la pratique dans les deux premiers chapitres, nous réalisons, ici, un tour d’horizon de la notion de décision. L’objectif est de bénéficier d’un regard le plus large possible sur les représentations variées de cette notion afin de renforcer notre capacité à déceler des traces de pratiques décisionnelles au sein de l’organisation quelles que soient leurs formes.

« Les décisions prises dans les organisations répartissent des ressources rares et ont donc une importance sociale et individuelle considérable »[March 1991, p. 264], ce faisant, « la prise de décision elle-même a plus d’importance que ses résultats » [March 1991, p. 264]. Pour établir la grille de lecture des traces de pratiques décisionnelles, l’examen com- mence par l’approche décisionnelle de l’organisation en 3.1 puis la représentation standard, dans ses différentes dimensions est détaillée en 3.2. Une fois la représentation dominante explicitée, une série des principales représentations alternatives est abordée en 3.3. L’in- fluence des contextes extrêmes sur la décision est ensuite abordée en 3.4 avant de conclure le chapitre sur les pratiques décisionnelles au sein de l’organisation en 3.5.

Ce troisième chapitre complète l’examen du cadre conceptuel de la recherche dont le récapitulatif synthétique du chapitre 4 reprend l’ensemble des éléments caractéristiques.

91 3.1. DÉCISION ET ORGANISATION

3.1 Décision et organisation

« La raison, la rationalité et l’intelligence sont des valeurs centrales des sociétés in- dustrielles modernes » au sein desquelles « vivre c’est choisir » [March 1991, p. 267]. Le développement de la notion de décision est étroitement lié à l’essor des études en organisa- tion au sein de la recherche opérationnelle marquées par l’ouvrage de référence « décision et organisation » [March et Simon 1958]. Les travaux sur les choix et la décision en orga- nisation se sont développés selon différents axes. L’un d’entre eux, théorique et normatif, issu de la théorie des jeux [Von Neumann et Morgenstern 1944] enrichie et complexifiée par raffinements successifs s’est imposé comme la représentation standard de la décision. Cette théorie de l’agent économique rationnel, fondée sur les statistiques et les probabilités, a été complétée depuis les années 1960 par des considérations psychologiques permettant de rendre compte de certains phénomènes observés, mais préalablement négligés, comme la rationalité limitée ou les biais cognitifs. Cette approche de la décision individuelle, où décision et prise de décisions sont dissociées, est remise en question à partir des années 1970, notamment par la contextualisation de la décision dans les organisations avec un apport significatif des sciences sociales. Crozier et Friedberg [1977] s’intéressent aux choix effectués par des acteurs sociaux dans une logique de stratégie personnelle au sein d’un « système d’action concret » [Crozier et Friedberg 1977]. Girin [1990] introduit la notion de situation de gestion permettant d’enrichir l’interprétation de phénomènes organisation- nels en introduisant l’hétérogénéïté des éléments et la complexité de leur influence tout en soulignant leur non-détermination ex-ante : « une situation de gestion se présente lorsque des participants sont réunis et doivent accomplir, dans un temps déterminé, une action collective conduisant à un résultat soumis à un jugement externe » [Girin 1990]. La situa- tion est caractérisée par l’influence d’autres individus, de groupes et d’organisations sur le cours de l’action et la perception que les participants en ont dans un mouvement rétros- pectif [Weick et collab. 2005]. En matière d’organisation, la configuration des modalités de choix devient un objet de recherche à part entière débouchant sur des prescriptions visant à concilier rationalité limitée et comportements [March 1978] dont le modèle de la corbeille [Cohen et collab. 1972] constitue une représentation célèbre. Au cours des années 1990, les questions de l’intuition et de l’émotion ont fait l’objet d’un regain d’in-

92 3.1. DÉCISION ET ORGANISATION

térêt [Kahneman et Klein 2009] notamment grâce au développement des neurosciences. Différents courants se développent en parallèle dans des directions très variées en donnant lieu à une littérature académique importante, comme l’attestent les prix de la banque de Suède en sciences économiques décernés en hommage à Alfred Nobel à des chercheurs pour des travaux sur, ou en lien avec, la décision : — Herbert Simon, en 1978, pour la rationalité limitée et les heuristiques de choix ; — Maurice Allais, en 1988, précurseur de l’économie comportementale ; — John Nash, Reinhard Selten et John Harsanyi, en 1994, pour la théorie des jeux ; — Daniel Kahneman, en 2002, pour la théorie des perspectives ; — Richard Thaler, en 2017, pour l’influence des décisions (nudge). Les PBS ne traitant pas des pratiques comme des « entités abstraites », en matière de décision, il s’agit d’étudier « des pratiques décisionnelles » plutôt que les « décisions » 1 [Nicolini et Monteiro 2016, p. 15]. Nous n’aborderons donc pas ici la décision selon une perspective normative et retiendrons la définition de sélection d’une « intention d’acte à la suite duquel l’action est modifiée » [Marchais-Roubelat 2000, p. 15] représentant, pour celui qui la prend, à la fois « la condition de changement de comportement » mais aussi l’anticipation des « effets à venir » [Marchais-Roubelat 2000, p. 15]. Considérer la décision au moyen des PBS permet, en décentrant le regard du décideur vers la pratique décisionnelle [Gherardi 2019], de mieux discerner décision, actes et effet des actes et de ne pas confondre intention et comportement. Cependant, une recherche relevant des PBS, pour repérer des pratiques décisionnelles en organisation, ne peut s’exonérer de connaître les principales représentations de la décision notamment parce que les praticiens étudiés peuvent en être plus ou moins profondément imprégnés selon leur formation et leur expérience.

Plusieurs approches de la décision se sont développées dans la littérature académique dans le but de décrire, d’analyser et de prescrire le choix et le comportement des individus. Pour certaines approches, l’organisation est vue comme une conséquence implicite de la décision avec un enchaînement de type mécaniste des processus depuis le choix jusqu’à l’achèvement de la mise en œuvre. Pour d’autres, l’organisation est vue comme un moyen

1. « Turning the study of decision making into the study of decision making practices ».

93 3.2. LA DÉCISION STANDARDISÉE

de limiter les choix et la liberté d’agir à des proportions gouvernables [Simon 1983]. Pour d’autres encore, les interactions entre organisation et décision sont beaucoup plus com- plexes et intègrent plusieurs niveaux d’analyse enchevêtrés [Marchais-Roubelat 2012]. La décision peut être considérée de manière isolée par les courants cherchant à identifier des mécanismes fondamentaux, mais pour d’autres, l’existence même de la décision individuelle reste un sujet de débat [Germain et Lacolley 2012]. Quelles que soient les approches et les caractéristiques qui lui sont attribuées, la décision représente une nécessité fonctionnelle pour l’efficacité des organisations, y compris pour les auteurs n’attribuant qu’un rôle mar- ginal à la décision : « parce que les managers décrivent une partie de leur travail comme de la prise de décision, les décisions et la prise de décision devraient rester des sujets d’étude importants » [Brunsson 1982].

3.2 La décision standardisée

L’approche standard, issue de la théorie des jeux, s’est essentiellement construite à par- tir d’approches théoriques issues de la recherche opérationnelle progressivement complétée au moyen de confrontations d’hypothèses comportementales avec des expérimentations en laboratoire sur de larges échantillons d’individus mis en situation de choix. Elle est issue du domaine économique avec le bénéfice d’apports principalement en mathématiques (statis- tiques et probabilité), en psychologie cognitive et en sciences comportementales depuis les années 1940 [Kahneman 2003]. Tout en continuant de se développer dans les précédentes directions, un nouveau champ de recherche s’est ouvert avec le domaine des neurosciences au cours de années 2000 [Bechara et Damasio 2005].

3.2.1 Agent économique rationnel

L’approche standard consiste à concevoir la décision comme le choix entre plusieurs possibilités effectué intentionnellement par un individu rationnel. Pour l’agent économique rationnel, le choix considéré comme rationnel est celui qui permet de maximiser l’utilité pour l’individu selon une fonction d’évaluation des conséquences des choix possibles. Cette théorie de représentation du choix individuel, appelée aussi théorie de l’utilité espérée, a été formalisée par Von Neumann et Morgenstern [1944] dans le cadre de la théorie des

94 3.2. LA DÉCISION STANDARDISÉE

jeux. Allais [1953] améliore sa représentativité en proposant de considérer la variation de l’utilité espérée comme alternative à l’utilité espérée elle-même afin d’expliquer une plus grande variété de comportements. Développée sur la base de probabilités d’occurrence d’événements, la théorie de l’agent économique rationnel a été complétée par [Savage 1954] pour traiter tous les types d’incertitudes en incorporant les probabilités subjectives (aussi appelées bayésiennes) à la théorie de l’utilité espérée. Depuis, la théorie de l’agent économique rationnel repose sur les axiomes suivants : — le décideur est capable d’associer une valeur donnée pour chaque résultat possible ; — les valeurs de tous les résultats doivent être complètement ordonnées 2 ; — il est possible d’associer des probabilités de réalisation à chaque résultat. Les règles adoptées pour l’optimisation des choix peuvent être de différentes natures en fonction du mode de gestion du risque adopté par le décideur. La règle peut consister, par exemple, à maximiser l’utilité des résultats de l’ensemble des choix ou bien à maximi- ser l’utilité la plus faible des résultats de l’ensemble des choix. La règle de maximisation considérée peut être prescrite par des analystes et donc être indépendante de l’agent qui l’applique. En dépassement de la logique optimisatrice qui caractérise la recherche opéra- tionnelle, l’analyse multicritère et la manière de considérer l’inconnu et l’incertain déve- loppées par Roy [1985] conduisent à un bouleversement paradigmatique, des sciences de la décision aux sciences de l’aide à la décision » [David et Damart 2011]. La temporalité est introduite dans le choix par la notion de taux d’actualisation de l’utilité pour comparer différentes échéances de réalisation des résultats issus des choix.

Outre les axiomes de Savage [1954], la théorie de l’agent économique rationnel repose sur deux postulats importants : l’existence du décideur individuel et le comportement rationnel du décideur. Les caractéristiques de l’agent économique rationnel se résument par les éléments ci-après [Simon 1955] : — la connaissance des aspects pertinents de son environnement est complète ; — son système de préférence est bien organisé et stable ; — ses capacités de traitement lui permettent de calculer les issues possibles de l’action afin de déterminer l’issue accessible la plus élevée sur son échelle de préférences.

2. Pré-ordre total.

95 3.2. LA DÉCISION STANDARDISÉE

La théorie de l’agent économique rationnel permet de rendre compte de nombreuses décisions bien au-delà du domaine économique, notamment dans la vie quotidienne ou dans les administrations publiques. S’agissant d’un modèle de prise de décisions en tant que choix fondé sur des considérations mathématiques et analytiques, il est enseigné et promu dans de nombreuses filières avec un statut de modèle normatif et prescriptif. Le caractère enseignable de la théorie de l’agent économique rationnel représente son princi- pal intérêt [Simon 1993] puisqu’il permet la propagation de cette théorie comme modèle de référence auquel doivent se conformer les décideurs dans les organisations. Cependant, malgré les enrichissements successifs, la théorie de l’agent économique rationnel ne per- met pas d’expliquer la totalité des comportements observés et notamment le non-respect manifeste de certains axiomes.

3.2.2 Rationalité limitée et choix satisfaisant

Avec le modèle comportemental des choix rationnels, Simon [1955] remet en question le postulat fondateur du comportement rationnel du décideur de la théorie de l’agent économique rationnel. En effet, affirmant que peu d’éléments attestent du respect des ca- ractéristiques de la théorie de l’agent économique rationnel dans les situations de choix humains, quelle que soit la complexité considérée, il propose la théorie de la rationalité limitée (bounded rationality). En se basant sur l’observation des facultés de sujets en labo- ratoire (ex : temps de réactions, capacités de reconnaissance, mémorisation à court terme) Newell et Simon [1972] montrent que « les constantes physiologiques de base déterminent quels types de traitement sont faisables dans un type donné de situation d’exécution et avec quelle rapidité ils pourront être accomplis » [Newell et Simon 1972]. Il s’agit d’un des fondements de la rationalité limitée : « à cause de leurs limites de vitesse de traitement et de puissance, les systèmes intelligents doivent utiliser des méthodes approximatives pour traiter la majorité des tâches » [Simon 1990].

Les méthodes approximatives, appelées heuristiques de choix, conduisent à des choix satisfaisants en établissant un parallèle entre la notion de niveau d’aspiration, d’ordre psychologique, et la notion de coût d’opportunité, d’ordre économique [Simon 1955]. La notion de choix satisfaisant permet de décrire les situations réelles où la condition de

96 3.2. LA DÉCISION STANDARDISÉE

pré-ordre total n’est pas respectée (ou difficilement accessible compte-tenu des contraintes de recherche d’informations supplémentaires). March propose d’« analyser les critères de satisfaction employés et [...] rechercher comment ils se sont établis » (cité par [Crozier et Friedberg 1977, p. 322]) pour compléter cette approche.

Avec le concept de rationalité limitée, la représentation de la décision s’étend ainsi vers un choix satisfaisant en substitution au choix optimal dans de nombreux cas. D’un point de vue procédural, plusieurs méthodes ont été décrites pour aboutir à des choix satisfai- sants notamment : processus de reconnaissance, recherche heuristique, reconnaissance de configuration et extrapolation.

3.2.3 Biais cognitifs

En s’appuyant sur le constat de Simon [1955] selon lequel « les modèles rationnels sont psychologiquement irréalistes » [Kahneman 2003], la théorie des perspectives 3 se développe en tant que « théorie descriptive formelle des choix que font les individus dans la réalité » [Kahneman et Tversky 1979], en approfondissant la dimension relative à la psychologie individuelle, dans le prolongement des travaux relatifs à la rationalité limitée. Si « en général, ces heuristiques sont plutôt utiles » elles peuvent aussi conduire « à des erreurs systématiques importantes » [Tversky et Kahneman 1974]. En explorant, au moyen d’expériences en laboratoire, les limites de la rationalité reflétées par les heuristiques de choix des individus, Tversky et Kahneman [1974] mettent en évidence une série de biais cognitifs permettant d’élaborer une « carte de la rationalité limitée » [Kahneman 2003].

La théorie des perspectives distingue deux étapes successives dans le processus de choix [Kahneman et Tversky 1979] : l’étape de préparation (analyse préliminaire des options offertes), suivie de l’étape d’évaluation (déterminer la meilleure des options préparées). Plusieurs opérations sont effectuées par l’individu pendant l’étape de préparation [Kahne- man et Tversky 1979] : l’encodage (par rapport à une référence), l’association (de résultats identiques), la séparation (des aspects certains et incertains), l’annulation (de caractéristi- ques communes), la simplification (arrondis) et la détection d’options dominées. En raison de la modification successive des éléments traités, l’issue de la préparation peut être condi-

3. Prospect theory.

97 3.2. LA DÉCISION STANDARDISÉE

tionnée par l’ordre dans lequel ces opérations sont effectuées.

Dans ce cadre théorique, « la mise en œuvre des biais cognitifs conduisant à faire dévier, de manière masquée, le raisonnement du décideur par rapport à son intention » [Lebraty et Pastorelli-Negre 2004] produit des erreurs en matière de décision. Par exemple, l’heuristique de représentativité peut induire une insensibilité aux probabilités préalables des résultats, une insensibilité à la taille de l’échantillon, une mauvaise conception du hasard ou à l’insensibilité à la prévisibilité. L’heuristique de disponibilité est fréquemment associée aux biais d’accessibilité des possibilités, dus à l’efficacité du jeu de recherche, d’imaginabilité ou à des corrélations illusoires. L’heuristique d’ancrage est associée à des biais d’ajustements insuffisants ou déficients [Tversky et Kahneman 1974]. L’influence du comportement des individus peut être facilitée par l’activation de biais et d’heuristiques aisément mobilisables dans des situations de la vie courante [Joules et Beauvois 2002] en façonnant délibérément « l’architecture des choix » [Thaler et Sunstein 2008].

L’effet de cadrage 4, par exemple, va à l’encontre d’un des aspects essentiels de la rationalité économique : des descriptions équivalentes conduisent à des choix différents simplement en réduisant l’importance relative apparente des caractéristiques du problème. Kahneman et Lovallo [1993] indiquent que le cadrage étroit 5 est une situation normale pour les individus : « le principe de base de l’effet de cadrage est l’acceptation passive de la formulation donnée » [Kahneman et Lovallo 1993].

3.2.4 Théorie des perspectives

Lors d’expériences en laboratoire, les préférences apparaîssent comme étant « détermi- nées par les attitudes vis-à-vis des gains et des pertes définies relativement à un point de référence » [Kahneman 2003] avec : — une aversion aux risques dans le domaine des gains ; — une tendance à la prise de risque dans le domaine des pertes ; — une valorisation des gains très inférieure à la dévalorisation des pertes de même montant.

4. Framing effect. 5. Narrow framing.

98 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

L’idée du point de référence est, non seulement applicable à la variation de l’utilité espérée, mais également à la temporalité de l’évaluation. De manière plus explicite, cela revient à ne pas considérer de la même manière une transition proche dans le temps et un état futur à moyen ou long terme, « parce que le long terme n’est pas l’endroit où la vie est vécue » [Kahneman 2003]. Au-delà de la détermination de certaines caractéristiques de la représentation de la valeur par les individus, Kahneman et Tversky [1979] introduisent la notion de pondération des décisions, non au sens des probabilités bayésiennes, mais au sens de la désirabilité des conséquences de l’occurrence d’un événement. « Certaines applications de ces développements en matière de formation et de systèmes d’aide à la décision visent à permettre au décideur de repérer les biais cognitifs pour mieux s’en affranchir » [Lebraty et Pastorelli-Negre 2004].

3.3 Représentations alternatives

L’organisation est supposée être logique, liée de façon consciente et sensée à la connais- sance des objectifs et des résultats et contrôlée par les intentions [March 1991]. Or, comme l’ont relevé Kahneman et Tversky [1979], le contexte du choix peut influencer significative- ment son résultat. « Les critères de satisfaction du décideur sont naturellement influencés par les caractéristiques du système » selon March (cité par Crozier et Friedberg [1977, p. 322]) puisque l’activité organisationnelle fournit aux acteurs un « ensemble établi de catégories cognitives et de typologies d’actions » [Tsoukas et Chia 2002, p. 573]. Pour tenir compte du contexte organisationnel, dont certains aspects viennent d’être évoqués, March [1991, p. 139] propose une extension du modèle de l’agent économique rationnel en distinguant deux formes de rationalité : — rationalité contrôlée par les intentions : limitée (ressources insuffisantes), contex- tuelle (préoccupations, structure, relation sociale), jeux (poursuite d’intérêts per- sonnels), processus (dont certains aspects sont plus importants que le résultat) ; — rationalité systémique (non intentionnelle) : adaptative (apprentissage expérimental itératif), sélectionnée (procédures habituelles de fonctionnement et règlementation sociale des rôles, survie et croissance des institutions sociales), a posteriori (inter- prétation de l’action).

99 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

L’introduction de la notion de temps est une autre piste de progrès significatif identifiée pour accroître la capacité interprétative de la théorie de la décision en l’amenant à un niveau « au-delà des modèles traditionnels basés sur la coordination des moyens et des fins » [Gherardi et Strati 1988, p. 151] permettant de traiter les cas où une décision présumée bonne à un moment donné s’avère catastrophique à un autre moment [Chia et MacKay 2007]. Pour faire face rationnellement aux situations de forte pression temporelle, Janis et Mann [1977] (cités par Klein [1998]), proposent les recommandations suivantes : — explorer méticuleusement une large gamme d’option ; — inspecter une gamme complète d’objectifs ; — peser attentivement les coûts, les risques et les bénéfices de chaque option ; — rechercher intensément de nouvelles informations lors de l’évaluation des options ; — assimiler toute nouvelle information ; — réexaminer les conséquences positives et négatives de chaque option ; — soigneusement prévoir d’inclure les imprévus si des risques divers apparaissent. Avec comme conséquences intéressantes du point de vue des organisations : — d’aboutir à des décisions robustes ; — d’utiliser une méthode quantitative ; — d’aider les débutants à découvrir ce qu’ils ne connaissent pas encore ; — de ne rien laisser de côté ; — d’être applicable à de très nombreux domaines. Le problème est, qu’en général, le temps et les informations manquent pour effectuer le travail ainsi prescrit. L’automatisation des traitements et l’accès massif aux informations constituent conjointement une manière de traiter une partie des problématiques organisa- tionnelles, mais n’épuisent pas le sujet.

3.3.1 Jugements intuitifs et émotions

Partant du constat que la plupart des choix sont effectués de manière intuitive et que les règles qui gouvernent l’intuition sont similaires à celles de la perception, un courant de la recherche en psychologie s’est attaché à déterminer les caractéristiques et les relations des concepts d’intuition, de raisonnement et de perception. Selon cette approche, raisonner

100 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

est fait délibérément et nécessite des efforts, mais les pensées intuitives semblent arriver spontanément à l’esprit, sans recherche consciente ni calcul ni effort [Kahneman et Frede- rick 2002]. Compte tenu de sa relation possible avec la performance, l’intuition revêt une importance certaine en sciences de gestion : « L’intuition peut être associée à de piètres performances comme à des réponses très efficaces » [Klein 1998].

La distinction entre intuition et raisonnement a conduit à délimiter conceptuellement deux types de processus cognitifs nommés système 1 et système 2 [Stanovitch et West 2000]. Le système 1, associé à l’intuition, se caractérise par des processus rapides, parallèles, automatiques, sans effort, associatifs, émotionnels et à apprentissage lent. Le système 2, associé au raisonnement, se caractérise par des processus lents, séquentiels, contrôlés, nécessitant des efforts, régi par des règles, flexibles, neutres. En matière de contenu, les deux systèmes traitent des représentations conceptuelles et des temporalités (passées, présentes et futures) pouvant être verbalisées. En amont de ces systèmes, la perception met en jeu des processus ayant les mêmes caractéristiques que le système 1, mais dont les contenus sont de l’ordre des stimuli situés dans le temps présent. Ainsi, perception et système 1 produisent des impressions non volontaires sur les caractéristiques des objets perçus ou pensés, alors que les jugements sont explicites et intentionnels. L’ambigüité et l’incertitude sont réprimées dans les jugements intuitifs comme dans la perception. Le doute est, par exemple, un phénomène qui relève du système 2.

Après avoir analysé plusieurs centaines de cas, Klein [1998] affirme que « les jugements et les choix sont généralement intuitifs, habiles, non problématiques et raisonnablement efficaces » [Klein 1998]. Les jugements intuitifs, dont relèvent les heuristiques, se situent « entre les opérations automatiques de la perception et les opérations délibérées du raison- nement » [Kahneman 2003]. « Des capacités élevées sont acquises par la pratique prolongée et l’usage de ces capacités est rapide et sans effort » [Klein 1998]. Trois conclusions re- latives au système 2 sont suggérées par les différents travaux sur les jugements intuitifs [Kahneman 2003] : — il existe des choix régis par des règles rationnelles ; — ces choix-là sont cantonnés aux circonstances inhabituelles ; — l’activation de règles dépend de facteurs d’attention et d’accessibilité.

101 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

S’appuyant sur l’hypothèse des marqueurs somatiques, des recherches neuro-biologiques concluent à la nécessité de la prise en compte du rôle de l’émotion dans la théorie de l’agent économique rationnel [Bechara et Damasio 2005] « en adjoignant au processus rationnel un processus émotionnel » [Marchais-Roubelat 2011, p. 278]. Suivant une analyse biolo- gique de flux d’informations à l’intérieur et entre les deux hémisphères du cerveau, Berthoz [2003] considère, sur des bases physiologiques, que « si nous prenons parfois des décisions en ayant l’impression de ne pas savoir pourquoi, c’est parce qu’elles résultent d’un dialogue interne, qui peut être un dialogue de sourds, entre les deux cerveaux qui ne sont pas forcé- ment d’accord » (cité par Marchais-Roubelat [2011, p. 280]). Les jugements exprimés par les individus, les actions qu’ils engagent, les erreurs qu’ils commettent ou les impressions produites par le système 1 dépendent de la surveillance et des fonctions correctives assu- rées par le système 2 [Kahneman 2003]. En prolongeant la réflexion, cela pose question : « Comment l’apprivoisement de l’intuition par la raison se traduit-il dans un acte qui n’est pas raisonnable ? » [Marchais-Roubelat 2011, p. 279].

3.3.2 Décision en situation

L’expression de Naturalistic Decision Making (NDM) a été traduite par décision en situation, par perspective naturaliste de la décision ou cadre naturaliste de la prise de déci- sion. Compte-tenu du cadre conceptuel de la recherche, la première traduction véhiculant moins de présupposés, nous avons privilégié son usage.

Bien que revendiquant une filiation commune jusqu’à la fin des années 1970 appuyée sur les travaux de Simon [1976b], le courant de la décision en situation s’est construit en opposition à l’approche standard de la décision en portant son attention sur la « manière dont les gens prennent des décisions plutôt que de tester des hypothèses issues des théories du jugement » [Klein 2015, p. 383]. Le courant de la NDM revendique de s’intéresser à ce qui se passe sur le terrain avec des décideurs expérimentés dans des domaines complexes soumis à une forte pression temporelle pour traiter des enjeux élevés (en général vitaux) [Klein 1989]. Ce programme de recherche initié dans le domaine de la défense en 1985 pour traiter de planification, de résolution de problèmes et de décision, s’est donné pour objectif de « rendre la recherche sur la décision plus pertinente pour les besoins de la communauté

102 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

appliquée » [Klein et collab. 1993, p. vii].

Sur la base de centaines d’observations en situation, des décisions individuelles com- plexes risquées et urgentes prises par des experts sont analysées en vue d’expliquer com- ment les décideurs expérimentés agissent en situations non-ordinaires [Lipshitz et collab. 2001]. Il s’agit de décrire les cas très majoritaires où les moments de décision n’ont pas donné lieu à des comparaisons conscientes et où les décideurs ont sélectionné la première action qui s’est révélée satisfaisante. En particulier, il ne s’agit pas de comprendre toutes les formes de décisions ni tous les types de décideurs. Un modèle descriptif de prise de décision fondée sur la reconnaissance (Recognition-primed decision making, RPD) permet d’expliquer comment les décideurs expérimentés travaillant sous pression choisissent rare- ment entre plusieurs options, parce que, dans la majorité des cas, une unique option leur vient à l’esprit [Klein 1998].

La prise de décision fondée sur la reconnaissance articule deux processus consécutifs interdépendants : la manière dont les décideurs évaluent la situation pour reconnaître quel déroulement de l’action est judicieux (reconnaissance par diagnostic d’indices et d’anoma- lies) et la manière dont les décideurs évaluent le déroulement de l’action en l’imaginant (simulation mentale) [Klein 1998]. L’étape de reconnaissance, impliquant un diagnostic, se déroule tant que la représentation de la situation n’a pas atteint un niveau de cohé- rence satisfaisant pour le décideur. La simulation mentale de la mise en œuvre, permet de rejeter l’option si un problème potentiel est identifié et d’en examiner une autre. La simulation mentale intervient dans trois compartiments du modèle de décision fondée sur la reconnaissance [Klein 1998] : — évaluer la situation pour juger de son caractère familier ou typique quasiment ins- tantanément ou à partir d’indices ; — définir les attentes à partir de la manière dont les éléments ont évolué et devraient continuer d’évoluer ; — évaluer des actes à accomplir. Dans le cadre de la NDM, les principales caractéristiques des décideurs expérimentés relevées par Klein [1998] sont les suivantes : — « la concentration se porte sur la manière d’évaluer et de juger du caractère familier

103 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

d’une situation, pas de comparer des options » ; — « le déroulement de l’action peut être rapidement évalué en imaginant comment ils y interviendront » ; — « ils cherchent habituellement la première option réalisable qu’ils peuvent trouver, pas la meilleure » ; — « puisque la première option considérée est souvent réalisable, il n’est pas nécessaire de considérer un large éventail d’options pour être certain d’avoir la bonne » ; — « ils élaborent et évaluent chaque option l’une après l’autre et ne s’embarassent pas à comparer les avantages et inconvénients de chacune » ; — « en imaginant la réalisation de l’option, ils peuvent identifier des faiblesses et trouver des moyens de les éviter et donc renforcer l’option » ; — « l’accent est mis sur la préparation à agir plutôt que sur l’accomplissement d’éva- luations ». S’agissant d’experts, la stratégie du choix économique rationnel est plus appropriée aux cas nécessitant une justification, à la résolution de conflits, à l’optimisation et aux plus grandes complexités calculatoires, alors que la décision fondée sur la reconnaissance est plus appropriée pour les individus expérimentés, soumis à une forte pression temporelle dans des conditions dynamiques et avec des buts mal définis [Klein 1998].

3.3.3 Problèmes à la rencontre de solutions

Dans le cadre du courant des théories comportementales des organisations, la pro- position originale de Cohen et collab. [1972], est de les considérer comme des anarchies organisées au sein desquelles des flux de problèmes rencontrent des stocks de solutions lors de situations de décision auxquelles les décideurs consacrent une énergie et un temps variables. Leur but est de comprendre comment les organisations parviennent à effectuer des choix sans objectifs cohérents ni partagés et comment leurs membres s’engagent dans ces processus. L’individu « tire parti de la situation en fonction du possible moindre mal et découvre après coup ses préférences » (March cité par Crozier et Friedberg [1977, p. 317]). Les anarchies organisées, avec la coexistence d’une grande diversité de préférences, souvent peu cohérentes, « défient l’affirmation des buts pré-existants dans la prise de décision »

104 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

(March cité par Sarasvathy [2001]). De plus, Le « couplage faible, voire aléatoire, entre les problèmes et les solutions » [Martinet 2002] n’est pas non plus compatible avec la théorie standard. Selon March [1991], quatre phénomènes découplés coexistent de manière permanente dans les organisations, ce qui le conduira à utiliser l’image de la poubelle (ou de corbeille à papier) 6 : — des flux d’occasions où des décisions peuvent être prises (issus en général de sys- tèmes formels de l’organisation) ; — des flux de problèmes d’origine interne ou externe ; — un stock de solutions ou de procédures pour développer des solutions ; — des acteurs aux préférences et valeurs plus ou moins instables ou mal définies, susceptibles de prendre part aux différents processus de manière fluctuante. La pré-existence de solutions permet aux décideurs de s’engager rapidement et de ma- nière pragmatique dans l’action en réduisant la phase de recherche d’alternatives, mais du coup les solutions ne sont pas toujours les meilleures possibles. Ce fonctionnement n’est pas sans ressemblance avec les heuristiques mises en œuvre par l’individu. Par ana- logie, à l’échelle organisationnelle, on pourrait parler ici d’heuristiques mises en œuvre par l’organisation, à l’image de la « synoptisation de la rationalité limitée du dirigeant » [Mar- tinet 2002]. Les occasions de choix ont également d’autres fonctions, comme par exemple, d’occuper un rôle, de remplir des devoirs ou d’honorer des engagements antérieurs [Cohen et collab. 1972] ou justifier des choix postérieurement à leurs effets [Brunsson 1990]. Ainsi, « les détails du processus de décision n’apparaissent pas comme essentiels » et « March a remis en question le caractère indispensable d’un chef pour changer le cours des choses au sein d’une organisation » [Martinet 2002].

3.3.4 Séquence itérative

Conçue initialement à l’échelle de l’organisation, « la prise de décision comme séquence itérative » [Mintzberg et collab. 1976] peut s’appliquer également à l’échelle de l’individu. Il s’agit d’un modèle intermédiaire situé à mi-distance entre le modèle de la corbeille à papiers de March et le modèle séquentiel standard « combinant des éléments des représentations

6. Garbage can model.

105 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

anarchiques et séquentielles » [Langley et collab. 1995].

Au milieu de la séquence standard - perception de stimuli, diagnostic, conception, évaluation des choix, exploration, engagement - Mintzberg et collab. [1976] ont relevé, outre des interruptions fréquentes de la séquence, des formes de boucles de reprise du processus conduisant à répéter plusieurs fois certaines étapes préalablement traitées. Ces boucles en cours de séquence permettent d’incorporer des évolutions de l’environnement (éléments nouveaux, solutions, possibilités). Pour Mintzberg et collab. [1976], la formation des boucles est principalement due à l’occurrence d’interruptions importantes contraignant le décideur à suspendre temporairement le traitement du problème, la reprise du traite- ment provoquant la formation d’une boucle pour remettre de l’ordre dans le traitement [Langley et collab. 1995] avec un décalage dans le temps. A l’échelle de l’organisation, cette approche s’inscrit aussi dans le cadre de la « théorie comportementale des entre- prises » [Cyert et March 1963] dans la mesure où les itérations successives permettent une évolution progressive du traitement des problèmes par les organisations en bénéficiant des décalages dans le temps entre interruptions et reprises.

3.3.5 Rationalité de l’action

Constatant que les processus de décision efficaces enfreignent presque toutes les règles de la théorie de l’agentn économique rationnel, Brunsson [1982] propose de considérer les éléments de mise en œuvre comme limites supplémentaires de rationalité. Les organisations ont deux problèmes à traiter : choisir la bonne chose à faire et faire en sorte que ce soit fait. Ces deux points correspondent respectivement à deux formes distinctes de rationalités : la rationalité de la décision et la rationalité de l’action [Brunsson 1982]. Selon cette approche, l’interprétation des pratiques décisionnelles s’envisage principalement du point de vue de l’action puisque « prendre une décision est seulement un pas vers l’action » [Brunsson 1982]. La décision, en initiant des actes, n’est pas simplement la déclaration d’une préférence pour une option mais « l’expression d’un engagement à mener à bien une action » [Brunsson 1982]. Ainsi, via l’expression de l’engagement à conduire l’action, la décision et le décideur deviennent essentiels pour attribuer des responsabilités dans les organisations. Réciproquement, la responsabilité est attribuable seulement si il y a eu un

106 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

choix, et les comités de décision formels ont pour fonction d’attribuer des responsabilités. Fonder une décision au sein d’un collectif au moyen d’une aide multicritère à la décision permet de tenir compte de points de vue et d’échelles d’évaluation pluriels [David et Damart 2011] et de mieux refléter la complexité de l’action.

Inventer des problèmes a posteriori et produire des décisions pour justifier la mise en œuvre de plans d’actions sont des pratiques courantes dans les organisations. Brunsson [1990] introduit le concept d’hypocrisie managériale pour nommer ce phénomène, puisque « si les demandes externes sont contradictoires, l’organisation est conduite à découpler son action réelle de son action publiquement mise en scène à travers ses décisions ». Les organisations générant quasiment automatiquement des flux d’activité, produits par l’en- semble des procédures et des programmes qui conditionnent les comportements de leurs membres, certaines décisions sont élaborées pour habiller l’action a posteriori. Le constat de Brunsson [1990] rejoint celui de Mintzberg et Waters [1990] lorsqu’ils rappellent que « la relation entre décision et action peut être beaucoup plus ténue que ne le suggère la plupart de la littérature en théorie des organisations ».

3.3.6 Conséquentialité

En ré-examinant la relation entre fins et moyens et en analysant l’action en partant tour à tour de ces deux points de vue, deux logiques d’action instrumentale sont mises en évidence [Sarasvathy 2001] : — les processus de causalité (causation) considèrent un effet particulier à atteindre et se concentrent sur la recherche et la sélection des moyens pour produire cet effet ; — les processus de conséquentialité (effectuation) considèrent un ensemble de moyens comme donné et se concentrent sur la sélection des effets pouvant être produits par cet ensemble de moyens. Ces deux visions de pratique décisionnelle peuvent s’appliquer aussi bien au niveau indi- viduel qu’au niveau de l’organisation. De plus, quel que soit le niveau, ces deux modalités de traitement peuvent être activées simultanément, se recouvrir et s’entremêler.

Un processus de décision impliquant la causalité se caractérise par : un but à atteindre et une décision à prendre, un ensemble alternatif de moyens et de causes, des contraintes

107 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

sur les moyens possibles (habituellement imposées par l’environnement), des critères pour sélectionner les moyens (optimisation relativement à l’objectif prédéterminé) [Sarasvathy 2001]. Alternativement, un processus de décision reposant sur la conséquentialité mobilise : un ensemble de moyens donnés (caractéristiques en général liées au décideur), un ensemble d’effets ou de mises en opération possibles, des contraintes et opportunités relativement aux effets possibles (environnement, contingences), des critères pour sélectionner parmi les effets (habituellement un niveau prédéterminé de perte admissible et de risque acceptable en liaison avec les moyens donnés) [Sarasvathy 2001].

Les processus de décision basés sur la causalité sont dépendants des effets. Ils sont performants pour exploiter la connaissance et appropriés pour comprendre les phénomènes de la nature. Les processus de décision basés sur la conséquentialité sont dépendants des acteurs. Ils sont performants pour exploiter les contingences et appropriés pour comprendre les phénomènes humains et sociaux. Ainsi, il est possible de déduire « les convictions sous- jacentes des décideurs à propos des phénomènes futurs » en examinant le type d’approche mobilisé pour prendre des décisions [Sarasvathy 2001]. La conséquentialité inverse le raisonnement causal pour montrer une nouvelle connexion entre les moyens, l’imagination et l’action en aidant à « produire des intentions et du sens d’une façon endogène [en se] concentrant sur les aspects contrôlables d’un futur imprévisible » [Sarasvathy 2001].

3.3.7 Accumulation d’incisions

S’appuyant sur l’analyse de Brunsson [1990] , Chia et Nayak [2012] rappellent que « les intentions, choix, actions et résultats sont au pire sans rapport les uns avec les autres, et au mieux liés de manière ténue » ce qui peut produire des incohérences entre « ce qui est dit, ce qui est décidé, et ce qui est fait ». En vue d’étendre les possibilités de compréhension en profondeur du déroulement des actions humaines, [Chia 1994] introduit la notion d’analyse déconstructive consistant à s’affranchir des modèles conceptuels de la décision. L’analyse déconstructive conduit à comprendre la décision comme une « série d’actes pré-définitifs imbriqués » nommés « incisions imperceptibles » [Chia 1994]. Les incisions imperceptibles et leurs effets sont définis comme des « changements adaptatifs, infinitésimalement petits, effectués au fil du temps, [créant] en silence des effets insignifiants

108 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

qui deviennent ce qui est finalement reconnu comme un événement "capital" parfaitement abouti ». Ces incisions délimitent des portions de réalité auxquelles une cohérence est attribuée. Leurs « conséquences cumulatives forment ce que nous appelons décision » [Chia et Nayak 2012]. Les notions de « moment décisionnel » ou de « nœuds décisionnel » [Chia et Nayak 2012] sont introduites pour qualifier la période où « la multitude d’événements [... ] finalement fusionnent en un, plus explicitement identifiable » [Chia et Nayak 2012] pouvant faire l’objet d’un effort de théorisation. « Comprendre les décisions dans toute leur richesse, c’est retrouver ces occasions apparemment sans importance et évaluer comment [...] elles aident à façonner et à engendrer des décisions majeures » [Chia et Nayak 2012].

3.3.8 Flux décisionnels

A partir du constat que le corps est un intermédiaire incontournable entre l’action et la décision, Marchais-Roubelat [2012, p. 26] propose de représenter les flux décisionnels évoluant à l’intérieur de l’individu lorsque qu’un processus de décision est en cours : « Le corps est le seul medium de la décision dans l’action », il est naturellement mobilisé dans la production d’actes par les mouvements et dans les perceptions par les sens. Marchais- Roubelat [2012] identifie cinq processus différents mobilisés, les trois derniers relevant de la réflexion : — l’acte (sortant : expression corporelle ; entrant : perception, impression corporelle) ; — la décision (sélection d’une intention d’acte) ; — la remémoration / mémorisation (établissement ou utilisation de références) ; — la délibération (mode de traitement des paramètres) ; — le jugement (aiguillage des paramètres). Sur la base de cette décomposition (représentée graphiquement par le « pentacle du décideur »), Marchais-Roubelat [2012] illustre le passage des flux décisionnels par les dif- férents processus selon une variété de séquences possibles. Plus généralement, un flux décisionnel peut mobiliser les processus cognitifs dans n’importe quel ordre, sans nécessai- rement les mobiliser tous. Cette approche offre une très large variété de traitements pos- sibles, incluant la représentation séquentielle classique de type réflexion-décision-action. Le flux décisionnel se caractérise par l’ordre d’enchaînement des processus et le rythme

109 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

d’enchaînement, mais aussi par le sens de l’intentionnalité : vers l’extérieur (expression) ou vers l’intérieur (impression) du corps. De plus, l’intentionnalité peut concerner le moment courant ou bien se projeter dans un temps futur. La représentation sous forme de flux décisionnels en perpétuelle évolution, selon des rythmes fluctuants, des séquences de pro- cessus cognitifs variables et des mutations d’intentionnalité corporelle, comme temporelle, conduisent Marchais-Roubelat [2012] à utiliser l’image des tourbillons décisionnels en trois dimensions pour décrire les cheminements de pensée.

3.3.9 Création de sens

En se plaçant du point de vue de l’action elle-même, Weick [2001] affirme que « la signification repose sur le déroulement de l’action » [Weick 2001, p. 346] et que « l’action dirige le processus de création de sens 7 [...], elle ne le suit pas » [Weick 2001, p. 27]. L’organisation n’est donc plus perçue comme une accumulation d’effets de décisions, mais est vue comme un système d’interprétation reliant les événements externes aux catégories internes [Daft et Weick 1984]. Héritiers de la théorie de la dissonance cognitive [Festinger 1957], les travaux de Weick [2001] présentent le raisonnement comme un comportement dirigé par des préoccupations d’auto-présentation positives au niveau des organisations comme au niveau des individus. La rationalité est dans ce cas contextuelle, avant de parvenir à une certaine compréhension de ce qui est en train de se passer, il n’y aurait rien à décider. La décision relèverait donc plus d’une interprétation que d’un choix. « Puisque la décision, qui stimule la justification, a pour origine des actes personnels de petite échelle, les logiques organisationnelles naissent souvent pour servir d’auto-justification » et c’est « seulement plus tard que la justification est redéfinie en intention collective » [Weick 2001, p. 7].

L’interprétation et l’engagement des acteurs se « combinent pour créer du sens » en convertissant « un monde d’expériences en un monde intelligible » [Weick 2001, p. 9]. La « réification est un mouvement initial » dans une longue chaîne de validation des actions conduisant jusqu’à la promulgation en acte (enactment) dans le monde [Weick 2001]. En matière de sensemaking, plusieurs considérations revêtent une importance fondamentale

7. sensemaking

110 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

[Weick 2001, p. 11] : — la réalité est une réalisation en cours ; — les gens essayent de créer de l’ordre ; — le sensemaking est un processus rétrospectif ; — les gens essayent de rendre compte rationnellement des situations ; — le processus symbolique est central dans le sensemaking ; — les gens créent et entretiennent des images plus larges de la réalité ; — Les images rationalisent ce que font les gens. Le comportement des gens avant et après la décision est fondamentalement différent [Weick 2001, p. 24]. Il est bien question ici d’un « recadrage de la prise de décision vers le sensemaking à un point de recouvrement entre le contexte et l’action individuelle » se matérialisant par des « gens biens luttant pour créer du sens, plutôt que de mauvais prenant des décisions médiocres » [Snook 2001] (cité par Weick et collab. [2005]). D’un point de vue procédural, la création de sens met en jeu différents éléments [Weick et collab. 2005] : Le sensemaking peut être traité comme des échanges réciproques entre l’acteur et son environnement rendu signifiant puis conservé et pouvant être réactivé immédiatement ou ultérieurement.

Dans ce cadre, la prise de décision est fortement dépendante des processus d’acquisition et d’interprétation des informations dans les organisations. En fonction des croyances des managers à propos du caractère analysable ou non de l’environnement et de la capacité de l’organisation à l’explorer, Daft et Weick [1984] proposent quatre modes d’interprétation de l’information en les reliant aux processus de décision : — vision indirecte (undirect viewing, environnement non analysable et organisation passive), la stratégie de l’organisation est réactive et le processus de décision re- cherche l’établissement de coalitions ; — vision conditionnée (conditioned viewing, environnement analysable et organisation passive), la stratégie de l’organisation est défensive, le processus de décision repose sur des procédures et le traitement de problèmes ; — dévouverte (discovering, environnement analysable et organisation active), la stra- tégie de l’organisation est analytique, le processus de décision repose sur le calcul

111 3.3. REPRÉSENTATIONS ALTERNATIVES

et l’analyse du système ; — ordonnateur (enacting, environnement non analysable et organisation active), la stratégie de l’organisation est prospectrice, le processus de décision est incrémental basé sur des essais et des erreurs. La décision est donc associée à la rationalisation a posteriori servant à justifier l’action, il s’agit de la réification progressive d’un choix antérieur à partir du moment où un résultat présent est perçu [Weick et collab. 2005].

3.3.10 Représentations sociales

S’interrogeant sur la « place la décision, en tant qu’activité » dans les organisations Laroche [1995], tout en restant concentré sur le point de vue de l’action, montre que la décision assure plusieurs fonctions de représentation sociale. Dans la même logique, Weick [2001] parle des fonctions symboliques de la décision et des rites organisationnels. Lorsque l’on se concentre sur l’action, le phénomène central est l’interprétation et non les choix, ce qui permet de « recoupler décision et action » [Laroche 1995]. Les managers se voient eux- même comme des décideurs parce que prendre des décisions est une façon d’être un acteur dans l’organisation en soulignant des aspects concrets et symboliques [Laroche 1995]. De plus, les managers se représentent leur activité et le monde dans lequels ils évoluent en termes de décision, de problèmes de choix, de décideurs et de lieux et moments importants [Laroche 1995]. Quelle que soit la nature de la décision et la manière dont les membres de l’organisation se la représentent, la « prise de décision est une composante active de l’action » avec trois fonctions en organisation [Laroche 1995] : — la prise de décision influence la nature des processus organisationnels ; — la prise de décision facilite l’action ; — les décisions aident à comprendre ce qu’il se passe. Les individus tendront activement à construire ce qu’ils appelleront, par avance ou ré- trospectivement, décisions [Laroche 1995]. « La confiance dans le bien-fondé des décisions, le processus de prise de décision et les rôles joués par les divers acteurs concernés sont des éléments essentiels de la structure sociale » [March 1991, p. 265]. Dans une logique pro- cessuelle, trois dimensions de la décision sont proposées par Steyer et Laroche [2012] : un

112 3.4. INFLUENCE DES SITUATIONS EXTRÊMES

moment (une ponctuation, portion de réalité, rythme le flux), un contenu (un discours sur la production du choix, conséquences, mobilisation) et un processus (modalités de produc- tion, différences éventuelles avec le discours). Examinant plus spécifiquement les modalités de production des choix, Cabantous et Gond [2012] insistent sur l’incorporation (pouvant être implicite) de théories de la décision dans les outils et procédures organisationnelles et au travers de représentations partagées des acteurs (conventionnalisation), résumé dans la notion de « praxis performative ». La décision fournit donc les éléments « pour ordonner le flux de l’action, le rendre intelligible et partageable. La décision fonctionne comme une représentation sociale : socialement produite, socialement partagée et socialement mobili- sée » et contribue « à la production d’ordre organisationnel » [Laroche 2014].

3.4 Influence des situations extrêmes

Notre intention est d’étudier la relation entre action et décision à partir des pratiques décisionnelles au moyen d’une recherche empirique exploratoire qualitative dans une mise en perspective temporelle de l’action. Afin d’augmenter nos chances de percevoir des pra- tiques décisionnelles dans le cours de l’action avec une posture ethnographique, nous postu- lons qu’un terrain composé de situations 8 extrêmes (pendant certaines périodes de temps) favorise l’émergence de pratiques décisionnelles « qu’il serait beaucoup plus difficile à exa- miner dans des situations de travail classiques » [Godé et Lebraty 2013, p. 2]. Une situation est qualifiée d’extrême lorsqu’elle « articule l’évolutivité, l’incertitude et le risque » [Bouty et collab. 2011, p. 391] simultanément. Elles permettent, en effet, d’observer la façon dont les praticiens se comportent sous de fortes contraintes et de révéler des pratiques et usages difficilement discernables lors de situations de gestion plus classiques. De plus, le caractère extrême d’un milieu rend impossible l’illusion de maîtriser l’environnement dans lequel l’organisation évolue, ce qui est bien adapté à l’idée d’une organisation enchâssée dans l’action.

Dans le champ de la décision, les contextes extrêmes font partie des terrains privilé- giés du courant de la décision en situation (NDM). Les chercheurs du courant de la NDM

8. Le terme est à comprendre au sens des PBS [Gherardi 2019], plus large et englobant que celui, à visée managériale, introduit par Girin [1990].

113 3.5. CONCLUSION SUR LA PERCEPTION DE PRATIQUES DÉCISIONNELLES

concentrent leurs efforts sur l’analyse des comportements d’agents expérimentés dans des domaines de haute technicité opérant dans des situations d’incertitude élevée, subissant une forte pression temporelle et devant faire face à des enjeux majeurs [Klein 1989]. A cet effet, les chercheurs de la NDM ont développé un appareillage méthodologique [Zsambok et Klein 1997] particulièrement adapté à l’analyse du comportement d’individus agissant de manière coordonnée en milieu extrême [Giordano et Musca 2012] à partir du terrain de l’alpinisme de haut niveau. « L’intérêt d’étudier [...] la prise de décision en situations ex- trêmes de gestion réside dans les effets paroxysmiques qui y sont associés » [Godé et collab. 2012, p. 17].

Les plus extrêmes des situations extrêmes sont celles qui conduisent à des crises pour l’organisation puisque certaines n’y survivent pas [Lagadec 2012] [Roux-Dufort 2009]. « Les crises se caractérisant par des événements de faible probabilité et conséquences élevées qui menacent les buts les plus fondamentaux d’une organisation » [Weick 1988, p. 305]. Dans les « situations de crise, les décideurs se doivent d’agir et de décider vite, c’est-à-dire d’ajuster leurs décisions et leurs actes au déroulement du temps » [Guarnelli et collab. 2016, p. 157]. Certaines organisations dites de haute fiabilité (High reliability organisation, HRO) sont conçues pour faire face aux situations extrêmes dans un domaine spécifique [Weick et Sutcliffe 2007]. Il s’agit, en général, pour ces organisations, d’éviter les conséquences potentielles d’une crise dont la survenance serait catastrophique [Dupuy 2002].

3.5 Conclusion sur la perception de pratiques décisionnelles

Sur la base d’une analyse critique des courants de recherche dominants sur le thème de la décision en sciences de gestion, trois limitations du concept de décision ressortent [Langley et collab. 1995] : la réification de la décision, la déshumanisation du décideur et l’isolement du processus de décision. La réification de la décision est de nature à orienter l’analyse de l’action vers un phénomène supposé exister qu’on finit toujours par identifier sous une forme ou une autre [Langley et collab. 1995, p. 265].

La grille de lecture de la décision procurée par le panorama dressé dans ce chapitre, nous

114 3.5. CONCLUSION SUR LA PERCEPTION DE PRATIQUES DÉCISIONNELLES

permet de repérer des traces de pratiques décisionnelles dans l’activité de l’organisation quelle que soit la forme de la décision. Les périodes de recherche de performance en contexte extrême ont vocation à rendre plus visibles les relations entre les traces de pratiques décisionnelles et les événements émergeant de l’action.

L’activité organisée et les pratiques décisionnelles ne se déroulent pas nécessairement toujours dans des conditions extrêmes. Pour en tenir compte, nous avons aménagé certains éléments de l’appareillage méthodologique de la NDM pour les coupler à une approche diachronique par la pratique dans une mise en perspective temporelle par l’action en train de se faire.

Après le bouclage du cadre conceptuel de la recherche au moyen du chapitre 4 en conclusion de la première partie, la méthodologie originale développée pour aborder la question de recherche à partir d’un cas exploratoire d’une équipe professionnelle de course au large à la voile, est présentée avec les caractéristiques du terrain en détail partie II.

115 3.5. CONCLUSION SUR LA PERCEPTION DE PRATIQUES DÉCISIONNELLES

116 Chapitre 4

Une recherche empirique fondée sur l’action

Un des objectifs lointains (i.e. au-delà de l’horizon du travail de thèse) de la recherche est de parvenir à formuler des recommandations « actionnables » [Avenier et Schmitt 2007] au bénéfice de l’organisation. Il est donc important, pour nous, de pouvoir adopter le point de vue de l’organisation pour l’analyse des résultats. Il faudra donc être attentif à ce que la méthode de constitution du corpus de données s’attache à préserver cette possibilité, sans pour autant compromettre l’idée générale qui consiste à s’appuyer sur une approche par la pratique dans l’action. Symétriquement, notons que le point de vue de l’action est accessible par la construction de l’approche.

Notre souhait est de conduire une analyse sur la dualité de ces points de vue : celui de l’action et celui de l’organisation. La complémentarité et le croisement des regards sur la relation action-décision constituent un moyen d’enrichir la description et l’analyse dans la tradition des PBS [Gherardi 2019]. Notons que le point de vue de l’action n’est pas équivalent au point de vue de l’environnement de l’organisation, puisque selon notre conception de l’action, l’organisation (organizing) est indissociable de l’action dans laquelle elle est enchâssée.

Ce chapitre achève de consolider la constitution du cadre conceptuel de la recherche abordé au fil des trois premiers chapitres de la partie I. Pour ce faire, nous commençons par préciser les contours de l’unité d’analyse en 4.1.

117 4.1. LA RELATION ACTION-DÉCISION COMME UNITÉ D’ANALYSE

4.1 La relation action-décision comme unité d’analyse

La question définie pour orienter la recherche « comment l’action en train de se faire s’articule-t-elle avec la décision au sein de l’organisation ? » fait ressortir clairement l’objet sur lequel se porte notre intérêt : la relation action-décision. Notre intention consistant à mieux comprendre certains phénomènes organisationnels, l’échelle d’analyse est posi- tionnée à un niveau à la fois plus large que la psychologie individuelle et plus restreint que les phénomènes sociaux. Il s’agit d’un niveau où les actes des individus agissants sont obser-vables au sein d’une activité collective elle-même observable, l’ensemble étant en- châssé dans une action englobante dont les événements sont observables [Gherardi 2019]. Notre échelle d’analyse se situe donc bien au niveau des sciences de gestion vues comme une « science générique de conception de l’action collective organisable » [Martinet et Pesqueux 2013, p. 30].

Le premier postulat est de considérer qu’action et décision peuvent être reliées. Dans le domaine des sciences de gestion, plusieurs approches sont alors imaginables pour conduire une recherche dédiée à la compréhension de la relation action-décision : — une approche par l’organisation ; — une approche par la décision ; — une approche par l’action ; — une approche par l’interaction action-organisation. Considérant que la décision assure « le lien organisationnel, social et psychologique entre la pensée et l’action » [Gherardi et Strati 1988, p. 151], nous avons choisi une approche empirique inductive par l’interaction action-organisation en exploitant le rôle d’interfaçage entre action et organisation joué par la pratique au moment de sa réalisation [Gherardi 2019]. En nous intéressant à la pratique décisionnelle, nous concentrons notre attention sur un élément qui assure la connexion de l’organisation dans l’action comme le montre le panorama dressé au chapitre 3 quelle que soit la forme de la représentation de la décision. Documenter l’unité d’analyse dans une approche fondée sur la pratique consiste à s’appuyer sur la pratique décisionnelle au sein de l’organisation pour conduire l’analyse des relations action-décision dans l’espace de l’action en interaction avec l’activité organisée

118 4.1. LA RELATION ACTION-DÉCISION COMME UNITÉ D’ANALYSE

considérée. Notre unité d’analyse se situe à l’échelle de l’organisation et s’étend sur un périmètre non défini a priori mais délimité par les effets des événements se produisant au cours de l’action en relation potentielle avec la décision comme représenté sur le figure 4.1.

Aborder la relation action-décision par la pratique décisionnelle consiste à se donner les moyens de saisir, dans le cours de l’action, des traces reflétant le lien action-décision et ce que ces traces revèlent de l’organisation, de l’action, des individus, des outils, des méthodes. Étudier les pratiques en situation consiste à discriminer dans la « variété des actions, des projets et les ensembles de tâches [ce qui relève de] pratiques distinctes plutôt que d’une seule » [Nicolini et Monteiro 2016, p. 120].

Figure 4.1 – Objet de recherche, échelle et unité d’analyse.

La volonté de pouvoir alterner les points de vues entre celui de l’action et celui de l’organisation soulèvent plusieurs défis méthodologiques non triviaux dans la perspective de constitution d’un corpus de données valable pour documenter l’objet de recherche : — accéder au point de vue de l’organisation nécessite de s’approcher le plus possible de la pratique décisionnelle et autant que possible des intentions des participants ; — accéder au point de vue de l’action nécessite de percevoir les événements qui la caractérise et de comprendre ce qu’il s’y passe en relation avec l’organisation ;

119 4.2. UNE RECHERCHE EMPIRIQUE EXPLORATOIRE QUALITATIVE

— avoir un regard large permettant d’appréhender simultanément les deux points de vue précédents pendant que l’action se déroule. Un troisième point de vue aurait pu être envisagé, celui de la relation action-décision elle-même. Or, il s’agit précisément de l’objet de notre recherche pour lequel nous postu- lons seulement le caractère connaissable et supposons l’importance dans une logique de performance sans présupposé d’ordre ontologique qui contraindrait l’exploration (le cadre épistémologique est complété au chapitre suivant). A ce stade, le troisième point de vue ne nous semble pas accessible de manière valable tant que la relation elle-même n’a pas été minimalement circonscrite et caractérisée.

Sur un plan méthodologique, la période de temps sera à définir en cohérence avec le terrain afin de maximiser les chances de percevoir ce qui se passe tant au niveau de l’action qu’au niveau de l’organisation [Pettigrew 1990]. L’action se caractérisant par l’occurrence d’événements au cours du temps reflétant une ontologie du devenir basée sur le mouve- ment, le processus et l’émergence [Chia 1999]. Nous mobiliserons des sources différentes permettant de caractériser l’action par l’investigation [Dewey 1993]. Fort d’une expérience de praticien dans le terrain, nous souhaitons nous donner les moyens de caractériser en temps réel 1 l’action en train de se faire par un accès direct.

4.2 Une recherche empirique exploratoire qualitative

Notre recherche vise à saisir des traces de pratiques décisionnelles dans le cours de l’action, pour les analyser en se concentrant sur la signification des actes et de leurs effets aussi éphémères soient-ils en relation avec les événements émergeant de l’action. Notre recherche se fonde sur les éléments perçus pendant le cours de l’action comme la manifes- tation des phénomènes qui s’y produisent [Tsoukas 2010]. L’ambition est de conduire une recherche qui « s’engage plus en profondeur dans les détails des vies organisationnelles sur le terrain » [Orlikowski 2015, p. 34] avec des méthodes « de recherche s’étendant de l’ob- servation participante immersive à la recherche action » [Orlikowski 2015, p. 34] dédiée à des phénomènes organisationnels peu aisés à saisir au moyen « de propositions théoriques

1. Expression utilisée pour son sens en automatisme : délai de traitement compatible avec la durée de validité des informations collectées.

120 4.2. UNE RECHERCHE EMPIRIQUE EXPLORATOIRE QUALITATIVE

formelles et de modèles abstraits » [Orlikowski 2015, p. 34].

L’analyse de l’objet de recherche suit une logique compréhensive [Berthelot 1998, p. 18] : « expliquer, c’est ramener la complexité concrète de l’objet à un système de relations déterminées permettant, pour un état donné, de prévoir rigoureusement l’état ultérieur ; comprendre, c’est décrypter des significations et saisir des réalités comme sens ». Notre « paradigme analytique » [Berthelot 1998, p.23] s’appuie donc essentiellement sur les schèmes d’intelligibilité des types actanciel, dialectique et herméneutique. En particulier, nous ne présupposons pas l’existence de détermination selon les schèmes d’intelligibilité de type causal, structural ou fonctionnel. Cependant, en fonction des résultats obtenus, la question de la détermination pourra être envisagée ultérieurement sous réserve de validité suffisante des inférences inductives. Ce prolongement pourrait donc nourrir une ambition explicative que nous estimons, a priori, hors de portée des présents travaux doctoraux.

Notre recherche postule que le caractère plus ou moins significatif pour l’organisation est attribué par les acteurs impliqués dans l’activité collective organisée et organisante (postulat d’ordre ontologique). Il s’agit dans cette logique de comprendre les phénomènes qui émergent de l’action vécue par les participants en s’appuyant principalement sur les significations attribuées consensuellement par les acteurs aussi nommée « une réalité ob- jective intersubjective » [Sandberg 2005]. Sans aborder de manière complète, à ce stade, la question méthodologique (traitée au chapitre 6), notons que l’accès aux pratiques dé- cisionnelles en profondeur au sein de l’organisation s’appuie sur une méthode de type ethnographique [Garfinkel 1967]. Les sources d’information complémentaires (qualitatives comme quantitatives), dont celles accessibles aux acteurs eux-mêmes pendant le cours de l’action, seront également exploitées, autant que possible en temps réel.

Par ses postulats ontologiques relativement limités, son objet de recherche relationnel, son intention de compréhension, sa visée praxéologique et l’approche ethnographique, la recherche relève distinctement du paradigme épistémologique interprétativiste selon la classification de Avenier et Gavard-Perret [2012, p. 25].

121 4.3. SYNTHÈSE DU CADRE CONCEPTUEL DE LA RECHERCHE

4.3 Synthèse du cadre conceptuel de la recherche

La « fonction de concentration d’attention qu’induit la définition du cadre conceptuel » étant significative [Miles et collab. 2019, p. 17], nous en résumons les principaux éléments théoriques constitutifs, abordés dans cette première partie, dans la figure 4.2 pour les rendre complètement explicites et donner à voir de manière synthétique les influences interdisciplinaires. Dans le même esprit, le tableau 4.1 récapitule explicitement les choix effectués et les caractéristiques de la recherche pour saisir aisément les principaux éléments du cadre conceptuel.

Nous nous attacherons par la suite, dans un souci constant de préservation de la cohé- rence interne de la recherche, à expliciter les implications des éléments épistémologiques abordés. Ce sera le cas particulièrement tout au long de la partie II consacrée à la métho- dologie et au terrain.

Figure 4.2 – Principaux éléments théoriques mobilisés par la recherche et influences inter- disciplinaires.

Les éléments épistémologiques abordés jusqu’ici font ressortir un enjeu majeur pour le dispositif méthodologique associé à la recherche : sa capacité à percevoir les événements émergeant de l’action et les traces de pratiques décisionnelles au sein de l’organisation. En effet, si la méthode ne permet de saisir que trop peu d’éléments, deux alternatives seront

122 4.3. SYNTHÈSE DU CADRE CONCEPTUEL DE LA RECHERCHE

Intention de recherche Mieux comprendre l’articulation entre décision et action dans une logique de performance organisationnelle au sein d’un monde en transformation continuelle Motivation initiale Comprendre des événements perçus dans le cours d’activités pro- fessionnelles Discipline Sciences de gestion Question de recherche Pendant la recherche de performance en contexte extrême, com- ment l’action en train de se faire s’articule-t-elle avec la décision ? Objet de recherche Relation action-décision Action Occurrence d’événements singuliers au cours du temps Organisation Activité organisée et organisante sous forme de fédération de flux participant à l’action Pratique Manières partagées et reconnaissables de faire les choses maté- rialisant une connexion dans l’action et des relations d’influences Échelle d’analyse Organisation Unité d’analyse Relation action-décision au sein de l’organisation Nature des travaux Empirique, exploratoire, qualitative, inductive Posture épistémologique Constructiviste de type interprétativiste Positionnement théorique Théorie des organisations, courant des études fondées sur la pra- tique Terrain Course au large à la voile professionnelle Méthodologie Ethnographie, entretiens et investigation

Tableau 4.1 – Principaux éléments du cadre conceptuel de la recherche.

à considérer, comme dans toute exploration : — l’amélioration du dispositif méthodologique, si la conviction préalable est jugée encore crédible ; — l’abandon de l’exploration, si la crédibilité de la conviction préalable s’estompe significativement. Le parti pris pour la collecte de données consiste à documenter plusieurs échantillons empiriques où les conditions d’émergence de phénomènes présumés en lien avec la question de recherche sont considérées favorables compte tenu des convictions acquises par la voie de l’expérience passée. Dans cette logique empirique, la justification du choix du terrain et la mise au point d’une méthode d’accès appropriée doivent faire l’objet d’attention et de justifications méticuleuses [Miles et collab. 2019]. Ces aspects interdépendants sont exposés de manière approfondie dans l’ensemble de la partie II et reportés dans une version complétée de ces éléments méthodologique du tableau 4.1 en conclusion de cette partie.

123 4.3. SYNTHÈSE DU CADRE CONCEPTUEL DE LA RECHERCHE

124 Deuxième partie

Méthodologie adaptée au terrain de la course au large

125

La partie I ayant exposé le cadre conceptuel complet et les caractéristiques épisté- mologique et théorique de la recherche, le terrain de la course au large à la voile et la méthodologie sont présentés et justifiés à travers les deux chapitres de cette deuxième partie.

Il s’agit dans un premier temps, au chapitre 5, de permettre un repérage dans le terrain de la course au large à la voile professionnelle par une présentation générale du secteur d’activité, des organisations participantes, des praticiens, des différents niveaux d’action, des flux d’activités et de certaines modalités spécifiques d’organisation pouvant paraître atypiques. Sans visée monographique, la description cherche à apporter un degré de familiarité suffisant pour percevoir la contextualisation de la recherche dans le secteur d’activité et pour montrer en quoi le terrain est pertinent et prometteur pour la question de recherche. Cette familiarisation avec le terrain permet de percevoir les types d’événements et les traces de pratiques, leur contexte d’émergence et de réalisation dans l’action ainsi que leur temporalité qui constituent les éléments observables de l’unité d’analyse : la relation action-décision au sein de l’organisation.

La présentation du terrain fait ressortir les défis méthodologiques et éthiques soulevés par la conduite d’une recherche en immersion dans l’organisation au cours de l’action en train de se faire, dont certains aspects conditionnent fortement la conception de l’appa- reillage méthodologique dont l’observation participante constitue un point clé.

La méthode ethnographique, issue du courant de la pratique et bénéficiant d’emprunt du courant de la NDM, mise au point pour enchevêtrer la pratique de recherche avec la pratique décisionnelle au sein d’une organisation professionnelle de course au large en compétition est explicitée au chapitre 6. La mise au point progressive de la méthode d’observation participante est discutée étape par étape pour faire ressortir les itérations successives entre laboratoire et terrain tout au long de la recherche. En fin de chapitre 6, le récapitulatif conclusif de la première partie est complété pour présenter en un seul tableau l’ensemble des caractéristiques de la recherche exploratoire empirique qualitative aux plans épistémologique, théorique et méthodologique. Ce tableau fournit une vision d’ensemble synthétique rendue possible par l’examen détaillé des éléments de conception au fil des chapitres des parties I et II.

127 128 Chapitre 5

Intérêts et défis de la course au large pour la recherche en gestion

La navigation fluviale et maritime est une technique de transport qui s’est développée sur plusieurs millénaires pour la pêche, le commerce, la guerre, la découverte ou l’agrément. Qu’il s’agisse de pirogues amazoniennes, de praos polynésiens, de galères antiques, de drakkars scandinaves, de jonques asiatiques, de caravelles et goëlettes européennes et des cuirassés et portes-avions nucléaires des puissances industrielles, les embarcations sont aussi variées que les usages qu’en font les organisations qui les exploitent.

Le terrain de la course au large présente plusieurs intérêts importants pour traiter la question de recherche, comme le fait de donner à voir la résultante de l’activité des organisations concurrentes sous forme de trajectoire dans un milieu physique. Bien que peu étudié en sciences de gestion, ce terrain a donné lieu à quelques publications académiques pionnières traitant des pratiques de coordination d’équipage [Bouty et collab. 2011] et l’intégration progressive d’aspects temporels dans les pratiques de management [Bouty et Drucker-Godard 2019] dans le cas de courses côtières à la voile.

La description opérée dans ce chapitre permet de se repérer dans l’action de la course au large mais aussi de justifier le caractère extrême des contextes de compétitions, exa- cerbé pour les plus grands de course au large. La compréhension de l’action et des principales activités des organisations participantes met en évidence les défis métho- dologiques et éthiques à relever pour concevoir et mener une recherche en immersion dans ce terrain d’accès non trivial. Enfin, nous indiquons comment le tressage de la recherche

129 5.1. PANORAMA DU TERRAIN MARITIME

avec le terrain s’est opéré tout en soulignant les exigences éthiques minimalement requises pour y parvenir.

5.1 Panorama du terrain maritime

A partir du XVIe siècle, plusieurs grandes compagnies de transport maritime commer- ciales se sont développées (ex. : compagnies des Indes). Sur les grands navires marchands, la capacité à mener à bon port les expéditions repose sur le couple formé du capitaine (di- rigeant) et du navigateur (conseiller) déterminant ensemble la route à suivre et la manière de la suivre. L’équipage est chargé d’exécuter les manœuvres (fonctions opérationnelles) selon le séquencement prescrit et de subvenir aux besoins du bord (fonctions supports). Le second et le maître d’équipage transmettent les consignes (ligne hiérarchique) et s’assurent de leur bonne exécution (contrôle). À chaque époque, les équipages mettent en œuvre les outils (ex. : rame-gouvernail antique, horloge, sextant) et techniques les plus avancés (ex. : cartographie, nutrition, construction navale, prévisions météorologiques) en s’appuyant sur le développement des connaissances (ex. : géographie, mathématiques, thermodynamique des fluides) [Locher 2009].

Héritière d’un long passé technique, commercial et militaire, la navigation à la voile aujourd’hui ne revêt pas les mêmes enjeux que jusqu’à la fin du XIXe siècle. Le transport maritime reste cependant un vecteur essentiel d’échanges commerciaux dans le monde. Les porte-conteneurs géants (plus de 20000 boîtes) sont les moyens de transport emblématiques de la mondialisation des échanges de produits manufacturés et l’émergence de nouvelles routes maritimes rendues praticables grâce aux effets cumulés du changement climatique, attisant les convoitises géostratégiques [Frénot et Motte 2018]. Le savoir-faire français en matière de construction navale, civile ou militaire est mondialement reconnu.

En France, 2e puissance maritime mondiale, le nautisme est un secteur économique important au travers des activités de transport (marchandises, passagers), de pêche, de plaisance et de sport. La filière nautique concerne 4900 entreprises dont le chiffre d’affaires s’élève à 4, 16 milliards d’euros et pour environ 45000 emplois 1 pour l’année 2007. La

1. Source : ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie, présentation de la direction générale des infrastructures de transport et de la mer.

130 5.1. PANORAMA DU TERRAIN MARITIME

flotte s’élève à 979918 navires en 2013 (outre-mer non compris), les voiliers représentent approximativement 25% du volume. Le nombre de plaisanciers est estimé à 4 millions de personnes. En 2013, 14000 navires neufs ont été immatriculés et 64000 navires ont été vendus d’occasion. Le mensuel français de presse écrite Voiles et voiliers, destinés aux plai- sanciers à la voile est édité à 80000 exemplaires à chaque numéro en 2015. Le dynamisme du secteur nautique se reflète, par exemple, au travers d’événements rassemblant une large part de la variété d’acteurs économiques : les salons et foires expositions (ex. le Nautic tous les ans début décembre à Paris). De nouvelles activités se développent aujourd’hui dans la filière nautique, notamment dans une optique de développement durable et de recyclage de matière : déconstruction et dépollution des navires anciens. Pour conclure sur l’importance du secteur nautique au sens large, nous rappelons que l’espace maritime correspondant à la zone économique exclusive de la France est au 2e rang mondial en superficie après celui des États-Unis.

Au plan sportif, la Fédération française de voile, fondée en 1946, a délivré 294768 li- cences en 2014 via 1100 clubs affiliés et dispose d’un budget d’un peu plus de 10 millions d’euros 2. L’activité est structurée autour des pratiques (voile légère, habitable, handisport, entreprises), de la formation (écoles, pédagogie, monitorat), de la prévention (sécurité, mé- decine), de la compétition (événement, direction de course, arbitrage, jauge, haut niveau). En 2014, le ministère chargé des sports a validé une liste de 212 sportifs de haut niveau et de 149 espoirs. En France, le budget des organisateurs des plus importantes courses transatlantiques à la voile est de l’ordre de quelques millions d’euros pour chaque édition. Les partenariats sportifs ambitieux mobilisent une dizaine de millions d’euros, répartis sur plusieurs années. Le nombre de sportifs professionnels dont la course au large est l’acti- vité principale peut être estimé à une trentaine de marins (sur la base des participations récurrentes aux courses les plus prestigieuses au cours des quinze dernières années).

2. Source : bilan d’exercice 2014 et rapport moral 2014.

131 5.2. FLUX D’ACTIVITÉS DU TERRAIN

5.2 Flux d’activités du terrain

5.2.1 L’action de course au sens large

La course est créée par une organisation dont l’unité direction de course gère tous les aspects relatifs à la compétition dans le cadre des règles régissant ce sport et de la réglementation maritime internationale. Les concurrents sont organisés en équipe pour participer à la compétition. Les objectifs de l’entité organisatrice de la course se situe sur un plan différent des objectifs de chacune des organisations concurrentes qui y participent. L’environnement physique fait partie de l’action au sens où les phénomènes naturels (ex. dépressions, anticyclone, lignes de grain) et leurs effets (ex. évolution de la force et la direction du vent en surface, distribution des vagues et de la houle) constituent la source d’énergie motrice du bateau. Le bateau constitue un outil opérationnel de l’organisation en compétition. Les participants de l’action composent avec les éléments moteurs de cet environnement dont la partie atmosphérique et océanique sont en perpétuel mouvement : au cours de la course, on ne peut pas interpréter un phénomène organisationnel en con- sidérant l’environnement comme une force ou une faiblesse extérieure. Dans les courses trans-océaniques d’est en ouest, les bateaux exploitent les vents de plusieurs systèmes mé- téorologiques successifs (ex. perturbations, anticyclones) avec des transitions entre chacun de ces systèmes. Dans le cas de courses transatlantiques au départ d’Europe de l’ouest vers les Antilles (ex. Route du Rhum), il s’agit dans un premier temps d’exploiter les sys- tèmes météorologiques du flux d’ouest perturbé de l’hémisphère nord, puis de rejoindre les alizés de Nord-Est dans la zone tropicale. Dans le cas de courses transatlantiques au dé- part d’Europe de l’ouest vers l’Amérique du sud (ex. Transat Jacques Vabre), deux temps s’ajoutent : traverser la zone de convergence inter-tropicale (aussi nommée pot-au-noir) puis d’exploiter les alizés de Sud-Est de l’hémisphère sud.

Chaque concurrent tend à suivre une trajectoire qui lui permettra d’arriver avant les autres. La manière de gérer la course (ex. gestion du bateau, choix et exécution des ma- nœuvres, gestion des efforts et de la fatigue) sont des éléments clefs qui déterminent direc- tement la performance. Enfin, pour les skippers et leurs organisations, l’objectif général est clair et les critères de performance sont, a priori, simples à identifier. Il convient de

132 5.2. FLUX D’ACTIVITÉS DU TERRAIN

noter qu’une navigation transatlantique d’est en ouest sans la moindre manœuvre n’est pas possible compte tenu de la dynamique des systèmes météorologiques et des caractéristi- ques des bateaux actuels. Dans de telles conditions, les pratiques décisionnelles en matière de choix de trajectoire et de conduite du bateau sont des préoccupations constantes des skippers. Des pratiques décisionnelles auront nécessairement lieu pendant la durée de la course qu’il s’agira d’identifier.

Postulant l’existence d’un lien entre l’intensité de l’action et l’exacerbation des phéno- mènes organisationnels et par conséquent leur visibilité (c.f. 3.4), nous étudions la classe de voiliers océaniques les plus rapides actuellement, nommée Classe Ultime. Cette classe, qui s’est développée en France depuis 2010, est composée de multicoques de plus de 60 pieds (70 pieds pour les plus petits, 120 pieds pour les plus grands). Dans des conditions favorables, de tels voiliers peuvent sans difficulté, mais non sans risque, naviguer à plus de 40 nœuds (74 km/h). La différence entre de hautes performances et un danger vital est minime dans certaines conditions (ex. vent de travers ou vent proche du vent arrière). En effet, à titre d’exemple, un chavirage peut intervenir à partir d’une situation stable et sous contrôle lorsque l’angle d’incidence du vent varie de moins de 10 degrés pour des vents de travers d’une vingtaine de nœuds (environ 40 km/h). Au-delà des périodes de course, la tension entre risque et performance est aussi perceptible au cours des phases de mise au point et de développement en mer comme à terre par l’attention particulière apportée aux dispositifs liés à la sécurité. Dans la voile de compétition et la course au large spécifiquement, on peut considérer que « performance et sécurité sont co-construites par une anticipation permanente des effets de l’une sur l’autre » [Arena et collab. 2013, p. 89].

L’innovation au service de la performance étant une préoccupation constante des équipes techniques et des skippers, chaque voilier de la classe Ultime est un prototype dont certains éléments n’ont pas toujours été éprouvés dans toutes les conditions d’utilisa- tion possibles avant une course. Il arrive aussi que de nouvelles solutions techniques soient élaborées au cours d’une compétition (ex. modalité de réglage). Par ailleurs, la complexité de la gestion du multicoque est d’autant plus importante que l’équipage est réduit en rai- son de tâches concurrentes dont l’exécution simultanée dépend de la taille de l’équipage et

133 5.2. FLUX D’ACTIVITÉS DU TERRAIN

parfois n’est tout simplement pas techniquement possible. L’aspect critique de la gestion du temps devient maximum lors de navigation en solitaire où la plupart des tâches ne peuvent que se succéder et l’allocation du temps est un élément de gestion important pour la performance comme pour la sécurité.

5.2.2 Incertitudes du milieu physique

La géographie physique (forme des bassins océaniques, relief et bathymétrie), la ré- glementation maritime internationale et les règles de course structurent en partie l’action mais lui confère également beaucoup de degrés de liberté. En effet, en dehors des limites physiques de la zone de navigation et d’un nombre limité de points de passage imposés, la totalité du domaine maritime est utilisable. En dehors des éléments non-autorisés par la jauge (ex. usage de la force de l’équipage comme source d’énergie pour les manœuvres), le skipper peut mettre en œuvre de manière totalement libre les différents systèmes du bord. La conduite du bateau, dans le respect des règles de navigation internationales (ex : priorités, signalisation lumineuse) est également totalement libre. Enfin, l’ensemble des trajectoires possibles, caractérisé par un tracé géographique et un rythme de progression, s’inscrit dans un continuum spatial et temporel qui n’est pas dénombrable.

L’environnement physique se caractérise par l’évolution couplée pour certains aspects de deux milieux fluides de densité différente d’un facteur 1000 : l’océan et l’atmosphère. Le skipper appréhende ces évolutions de trois manières : — par l’observation directe ; — par des instruments de mesure (du bord et d’ailleurs) ; — par la représentation numérique issue des modèles de prévision atmosphérique et océanique. Le domaine de l’observation directe peut-être schématisé par la zone de visibilité autour du bateau (soit un horizon à une quinzaine de milles lorsque la visibilité est bonne) corres- pondant au temps présent. Compte tenu de la vitesse des trimarans de la classe Ultime, cette distance peut correspondre, dans certain cas, à moins de 30 minutes de navigation. Il est donc fondamental d’anticiper constamment ce qui peut se passer au-delà de l’horizon car le domaine du temps présent se renouvelle très rapidement.

134 5.2. FLUX D’ACTIVITÉS DU TERRAIN

Les skippers établissent leur stratégie de course en se représentant la position et la dynamique des centres d’actions météorologiques d’échelle synoptique (anticyclones, dé- pressions, marais barométrique) influençant le vent sur la zone de navigation de la journée et des jours suivants. Le modèle numérique 3 estimé le plus réaliste (par rapport aux obser- vations et aux mesures locales et distantes) sert de référence privilégiée pour la réflexion stratégique. Les performances actuelles de ces modèles thermodynamiques sont telles, que les phénomènes d’échelle synoptique sont représentés de façon réaliste plusieurs jours avant qu’il ne se développent. Par contre, les phénomènes de méso-échelle sont quelquefois mal représentés et les phénomènes d’échelle aérologique relevant de modèles de recherche ne sont pas représentés de manière explicite dans les modèles opérationnels. Le skipper ayant en tête ces limites, se représente mentalement la situation météorologique à partir des informations de grande échelle en faisant le lien avec sa perception locale. Une incompa- tibilité peut apparaître lorsqu’un phénomène de méso-échelle est mal représenté par un modèle opérationnel et que le skipper navigue à proximité.

La remarque de Weick [2001], à propos des situations équivoques, prend tout son sens en course au large, « les gens n’ont pas besoin de grandes quantités d’information [...] ils ont plutôt besoin d’une information qualitativement plus riche » [Weick 2001, p. 10] en mettant en relief l’importance de la perception et de la vigilance du skipper par rapport à la dynamique de la situation qu’il exploite pour son déplacement.

5.2.3 Organisations participantes et interactions

Au-delà de l’environnement physique précédemment décrit, en considérant les flux d’activité organisées à la manière de Chia [1999], nous pouvons distinguer plusieurs niveaux imbriqués. D’un point de vue statique (i.e sans intégrer la dimension temporelle à ce stade), nous relevons plusieurs types d’acteurs principaux : — l’organisateur de la course (la composante en charge du domaine sportif est nommée direction de course) ; — les concurrents de la course (équipage en mer, équipe à terre) ; — les financeurs (sponsors, mécènes, annonceurs, exposants) ;

3. Il existe une dizaine de modèles de prévision numérique atmosphériques utilisables en mer, ils sont produits et mis à disposition par les services météorologiques nationaux des pays les plus riches.

135 5.2. FLUX D’ACTIVITÉS DU TERRAIN

— les collectivités locales (ports des villes de départ et d’arrivée) ; — les média ; — le public ; — la fédération française de voile ; — les constructeurs de bateaux ; — les fabricants de voiles ; — les autorités publiques nationales et internationales du domaine maritime ; — les sous-traitants et prestataires pour chacun des acteurs précédents. En élargissant le regard, de nombreux autres acteurs ayant une influence sur l’action peuvent être identifiés comme les associations sportives locales, les secours en mer, les pêcheurs, les clients des entreprises sponsors, les commerçants riverains des ports de départ ou d’arrivée. En fonction de la dimension de l’événement, le rôle de chaque acteur peut être plus ou moins important. La dimension minimale d’un espace de compétition dans l’action de la course au large peut se réduire à un organisateur d’événement sportif et une organisation participante, c’est le cas, par exemple, pour une tentative de record avec un seul concurrent. En mettant en perspective dans le temps l’activité de ces acteurs, on identifie une forme d’engagement dans l’action évolutive dans le flux d’activité : au premier ordre, pour chaque acteur, l’activité n’est pas identique si on considère une période de temps de quelques heures pendant une course, la veille du départ d’une course ou à deux années de la première compétition.

Notons que bien que tous les acteurs cités prennent part à une action commune, au moins par une partie de leur activité, tous ne visent pas la même finalité. Certaines fina- lités, si elles sont atteintes pour certains acteurs ne peuvent plus l’être pour d’autres. Les concurrents cherchent a priori à remporter la course, mais certains peuvent poursuivre l’objectif de mettre au point leur matériel pour la course suivante par exemple. La direc- tion de course est garante du bon déroulement de la compétition sportive (en contrepartie des frais d’inscription) mais cherche également à valoriser au mieux l’événement auprès du public (en contrepartie des financements obtenus par les annonceurs). A l’intersection de ces deux préoccupations, la valorisation de l’événement peut prendre la forme de la participation du skipper à des vacations radio en pleine course ou à des tournages de vidéo

136 5.2. FLUX D’ACTIVITÉS DU TERRAIN

à bord (depuis 2019 avec des drones). Cette pratique, nécessitant du temps, ne concourt pas directement à la performance sportive du bateau mais elle fait partie de l’action en général et relie l’activité de l’équipage à l’activité de l’organisateur de la course.

L’activité d’une équipe concurrente peut également influencer significativement l’activi- té d’une autre équipe concurrente. Par exemple, lorsqu’un voilier en rattrape un autre, cela peut l’inciter à modifier sa manière de naviguer (ex. : changer la configuration de voile, prendre plus de risques). Ainsi, comme le soulignent March et Olsen [1989], « Les actions de chaque participant sont une partie de l’environnement des autres » cité par Weick [2001]. La position de tous les concurrents est rendue publique par la direction de course à intervalle régulier dès le départ de la course. Le temps consacré à la compréhension de l’environnement est un élément constitutif de la performance globale. La manière dont le skipper procède pour comprendre l’environnement et circonscrire les incertitudes dépend de son opinion quant au caractère analysable de l’environnement et de sa volonté de déployer des moyens pour le comprendre [Daft et Weick 1984]. Ce point est important à noter car la manière d’interpréter l’environnement physique peut être associée à des différences significatives en matière de pratiques décisionnelles.

Sans aller très loin dans le détail, à travers ces illustrations, la complexité de l’enchevêtre- ment de flux d’activité vient d’être présentée pour le terrain de la course au large à la voile. La figure 5.1 représente, à la manière de la figure 2.1 du 2.3, l’action au sein de laquelle évo- luent quelques acteurs principaux (l’échelle du temps n’est pas homogène pour permet-tre une présentation plus compacte) : — sur la période, le concurrent X financé par l’entreprise S participe à trois courses (A, B et C), mais ne prend pas part à la course D ; — l’activité de sponsoring dans la course au large de l’entreprise S pré-existait avant la période d’intérêt de la recherche et s’achève avant la fin de la période d’intérêt ; — l’entreprise S prend part à la course D (en tant qu’annonceur) ; La période d’intérêt de notre recherche empirique exploratoire commence au 1er janvier 2014 et s’achève au 1er janvier 2019. Cette période de cinq années permet d’englober quatre courses transatlantique : la route du Rhum 2014 et 2018 (respectivement course A et D), la transat Jacques Vabre 2015 et 2017 (respectivement course B et C). L’équipe dirigée par

137 5.2. FLUX D’ACTIVITÉS DU TERRAIN

le skipper Lionel Lemonchois, financée par l’entreprise Prince de Bretagne a accueilli notre recherche pendant toute cette période. Notons cependant que l’intensité d’engagement de la recherche sur le terrain n’est pas constante sur l’ensemble de la période.

Certains moments de l’action bénéficient du déploiement d’un appareillage méthodolo- gique plus important (certaines phases de compétition ou d’entraînement par exemple). Mais, même lorsque l’intensité de l’engagement de la recherche sur le terrain est plus légère (veille distante), il n’en demeure pas moins que certains des participants à l’action sont conscients de la conduite de notre activité de recherche dans leur domaine d’action dès lors que l’accord explicite pour accéder au terrain a été formulé (début décembre 2013 dans notre cas).

Figure 5.1 – Espace de l’action de la course au large, contenant quatre compétitions, dans une conception historique du temps et domaine d’influence d’acteurs.

Les modalités d’accueil et les défis relevés pour réaliser une recherche en immersion dans l’organisation au plus près des pratiques décisionnelles du concurrent sont explicités respectivement aux chapitres 5.4 et 6 immédiatement après avoir décrit les éléments les plus significatifs de l’activité des concurrents dans la suite de ce chapitre.

138 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

5.3 Organisation pour la course au large

5.3.1 Entrepreneuriat, management et gestion

La course au large à la voile à haut niveau relève du domaine du sport profession- nel depuis les années 1970, au moins pour les skippers 4 prétendant à la victoire dans les courses les plus importantes et leur équipe composée de marins navigants et techniciens et ingénieurs préparateurs et de fonctions support. La catégorie rassemblant les skippers les plus expérimentés sur les bateaux les plus rapides mettant en œuvre les techniques les plus en pointe est la classe Ultime. Il s’agit de trimarans de plus de 60 pieds (18, 28m) conçus pour naviguer sur toutes les mers du monde et adaptés à la navigation en solitaire comme en équipage. Nous nous focaliserons désormais sur cette classe de voiliers. En ma- tière d’architecture et de construction de multicoques de course et de plaisance, la France a développé des compétences parmi les plus avancées au monde. La classe Ultime ayant très peu de règles à respecter (l’ensemble des règles d’une classe se nomme la jauge), les développements techniques et les innovations sont fréquentes dans une logique de recherche d’avantage concurrentiel durable. En 2014, la classe Ultime compte huit bateaux (cf. an- nexe G.1). Les équipes professionnelles sont de taille très variable : de trois à une vingtaine de personnes. Les budgets annuels de fonctionnement les plus élevés peuvent être estimés de quelques millions d’euros à une dizaine de millions d’euros. Chaque équipe, même la plus petite, constitue une organisation dépendant de financements privés ayant des objec- tifs au-delà de la course. Les équipes les plus modestes sont en général dirigées directement par le skipper, parfois secondé par un chef d’équipe. Les équipes de plus grande dimension mettent en œuvre des organisations plus complexes notamment parce que plusieurs projets sportifs peuvent coexister. Suivant les cas, le skipper est le chef de l’entreprise de course au large qu’il a lui-même créée et à laquelle un partenaire financier (sponsor) accorde annuellement un budget. Le skipper peut aussi être salarié d’une entreprise ad-hoc créée par son partenaire financier voire directement salarié de l’entreprise sponsor. Dans certains cas, les sources de financement sont diversifiées et plusieurs contributeurs participent au budget de l’entreprise de course au large.

4. Le capitaine d’un navire à voile dans le domaine sportif est désigné par le terme de skipper qui sera utilisé par la suite

139 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

Outre les aspects sportifs 5, le skipper peut donc être amené à assurer de nombreuses tâches de gestion : programmation budgétaire, ressources humaines, négociations commer- ciales, communication interne et externe, recherche de financements, conclusion de parte- nariat, recherche de fournisseurs, coordination, contrôle de gestion, veille technologique, planification, relations publiques, relations presse. Le projet sportif du skipper s’inscrit donc dans un parcours professionnel dans lequel l’image véhiculée comme les résultats sportifs sont très importants. De même, la communication (interne ou externe), le mar- keting ou le mécénat du sponsor s’inscrit dans une stratégie plus large s’appuyant sur les événements sportifs. Le skipper professionnel de haut niveau assure généralement des fonctions de manager, de chef de projet, de créateur et de dirigeant d’entreprise.

Malgré les nombreux centres d’intérêt potentiels en sciences gestion, nous concentrons nos travaux de recherche seulement à la pratique décisionnelle du skipper en situation de compétition dans l’action de course à la voile et n’approfondirons les autres aspects listés précédemment seulement pour la part qui influence notre objet de recherche.

5.3.2 Organisation en course

Après une présentation du secteur d’activité permettant de situer l’action de la course à la voile dans un écosystème d’acteurs économiques, les premiers éléments de description épaisse [Geertz 1973] du terrain sont présentés ci-après. Outre la présentation générale du terrain, ce premier niveau de familiarisation permettra d’entrer plus facilement dans l’interprétation approfondie de la partie III.

5.3.2.1 Le skipper et son équipage

En mer, le skipper solitaire assure seul toutes les fonctions du bord : fonctions opéra- tionnelles de conduite et réglage du bateau, fonctions support d’entretien et de maintenance du matériel, fonction de communication, fonction de compréhension de l’environnement (atmosphérique, océanique et concurrents), fonction biologiques, fonction stratégique de détermination de la trajectoire du bateau, évaluation des comportements des concurrents ainsi qu’une fonction transversale d’ordonnancement générale des tâches intégrant la ges-

5. La préparation du bateau (chantier) est incluse dans les aspects sportifs.

140 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

tion du temps, des priorités et des imprévus. Les skippers de trimaran de la classe Ultime sont tous très expérimentés. Ceci s’explique, notamment, par la complexité de la conduite de ces bateaux qui sont des prototypes à la pointe de la technique.

En 2013, une dizaine de skippers envisagent de s’inscrire à la Route du rhum dans la catégorie Ultime. Ils ont tous une longue expérience de la voile à haut niveau 6. Malgré cette expérience, quelques différences existent entre les parcours professionnels des concur- rents. En effet, pour certains, cette course est leur première transatlantique en solitaire sur un multicoque, pour d’autres c’est la cinquième. Dans le but d’éviter l’observation d’un comportement dont l’objectif principal (implicite ou explicite) se situe essentiellement sur le plan de l’apprentissage, et où la victoire finale n’est pas envisagée comme une possibi- lité accessible, nous ne retiendrons pas ce type de profil. Une telle observation ne serait néanmoins pas dénuée d’intérêt dans une optique de caractérisation d’un processus d’ap- prentissage conduisant à la constitution d’expertise de haut niveau. Notre objectif étant d’observer l’action dans un contexte de liberté de choix le plus grand possible, le profil de marin souhaité devrait donc comporter au moins une participation en course en solitaire en trimaran de haute performance au cours de laquelle il aurait déjà fait preuve d’une capacité d’initiative.

Outre les courses en solitaire, les trimarans Ultimes sont également engagés dans des courses en équipage de deux (course en double) ou plus. Au cours de la période de recherche, deux courses en double ont eu lieu au départ de France et à destination du Brésil : la transat Jacques Vabre de 2015 et de 2017. Lors de course en double, l’activité à bord est significativement différente puisque des opérations simultanées peuvent avoir lieu et une répartition des tâches est possible. Les problématiques de coordination, inexistantes dans la navigation en solitaire apparaissent alors [Mintzberg 1982].

Nous avons eu la chance de pouvoir concevoir et déployer notre recherche dans l’équipe établie par le skipper Lionel Lemonchois, dont la présentation détaillée figure en annexe D, avec le financement de la société coopérative Prince de Bretagne.

6. Le jour du départ de la Route du rhum, le 2 novembre 2014, tous ces skippers sont âgés de plus de 40 ans et ont accompli chacun plus de 20 ans de pratique de la voile à haut niveau.

141 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

5.3.2.2 Le trimaran

Le trimaran Prince de Bretagne est un voilier de 80 pieds de long (24m) et de 60 pieds de large (18m) composé d’une coque centrale, de deux flotteurs reliés par des bras de liaison et d’un mât de 30m. Son gréement peut déployer une surface de voile maximale de 441m2 au portant. Certaines pièces mécaniques supportent des pressions supérieures à 10t sur quelques centimètres carrés seulement. Les efforts associés aux manœuvres sont intenses : hisser la grand voile à cinq équipiers peut durer 10 à 15 minutes ; en solitaire cette manœuvre dure de l’ordre de 30 à 45 minutes. Les illustrations de l’annexe C permet- tent de percevoir certaines proportions du bateau et quelques spécificités de navigation. La performance intrinsèque du bateau est représentée par une famille de courbes de vitesse maximale du bateau en fonction de la force du vent et de l’angle d’incidence du vent par rapport à l’axe de symétrie de la plateforme (nommé allure). Cette famille de courbes est appelée « la polaire de vitesse » du bateau en raison de sa représentation graphique en coordonnées polaires. La figure C.8 en annexe montre un exemple de polaire de vitesse de trimaran Ultime. La vitesse maximale accessible par le bateau, n’est pas réellement connue au moment de la conception. Seule la mise au point permet d’ébaucher des polaires brutes qui seront ensuite affinées pendant les phases d’entraînement en configuration de course. Outre la force et l’angle d’incidence du vent [Chéret 2000], les principaux paramètres in- fluençant la vitesse du bateau sont la forme et la dimension des voiles, le réglage des voiles, la rotation et l’inclinaison du mât, la position et la forme des appendices (dérive centrale, plans porteurs (foils), safran), la forme de la carène, l’assiette, la gîte, distribution des vagues (hauteur, longueur d’onde et direction de la mer du vent et des houles), le courant de surface. Au-delà de leur valeur instantanée, la variabilité temporelle de chaque para- mètre est une dimension très importante pour la performance de l’ensemble. De nombreux dispositifs techniques (ex. : capteurs, afficheurs, repères visuels, centrale de navigation) complètent les perceptions directes du skipper (vision, toucher, ouïe, odeur, équilibre, ac- célération).

Enfin, la sensibilité du skipper à la barre (nommée toucher de barre), pouvant être vue comme la capacité du marin à exploiter dans la durée le potentiel de son bateau une fois qu’il est bien réglé, est responsable d’une part significative de performance (toutes

142 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

choses égales par ailleurs, observer 3% à 4% d’écart de vitesse entre deux barreurs de très haut niveau sur le même bateau n’est pas rare). Un des sous-systèmes les plus sensibles pour la navigation en solitaire est le programme d’asservissement du pilote automatique dont le paramétrage doit être le plus possible en cohérence avec la manière de naviguer du skipper. Cinq caractéristiques en termes de navigation sont importantes à connaître en vue d’analyser le comportement du skipper : — certaines allures (gamme d’angle d’incidence du vent) sont associées à des navi- gations très proches du chavirage et nécessitent des précautions particulières pour être exploitées dans la durée ; — une plage de 60 degrés autour du vent de face n’est pas exploitable (le voilier ralentit puis s’arrête) ; — une plage de 90 degrés autour du vent arrière n’est pas exploitable et peut entraîner un chavirage par l’avant ; — à certaines allures (entre 80 et 110 degrés du vent) le trimaran peut atteindre des vitesses de l’ordre de deux fois la vitesse du vent ; — les plages d’utilisation des différentes voiles, définies par l’angle du vent et la force du vent, ont des zones de recouvrement 7.

5.3.2.3 L’équipe technique

L’objectif principal de l’équipe à terre est de faire en sorte que le bateau soit tech- niquement au point, performant et le plus fiable possible. La difficulté est de trouver un équilibre entre l’amélioration des sous-systèmes prototypes et la fiabilisation de l’ensemble auquel ces sous-systèmes sont intégrés. En dehors des périodes de course, le skipper et son équipe doivent gérer la répartition du temps entre trois principales natures de tâche en lien avec la performance de l’outil de production (le voilier) : — travaux d’amélioration (en atelier nommé chantier); — mise au point en opération à terre et en mer ; — entraînement en configuration de course.

7. Ainsi, dans certaines situations, deux configurations de voile différentes peuvent permettre d’atteindre la meilleure performance. Lorsqu’aucune configuration de voile n’est efficace dans une plage, on parle de trou dans le jeu de voile.

143 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

Ainsi, plus l’action de l’équipe à terre est efficace lors de la préparation du bateau, moins elle a de chance d’être visible pendant la course. Ce que Weick [2001, p. 337] résume par « les gens rendent rarement hommage à la fiabilité [...] puisqu’ils ne voient rien lorsque la fiabilité est atteinte ».

Le skipper s’appuie sur son équipe le plus longtemps possible pour l’assister jusqu’au départ de la course. Comme le permet le règlement sportif, quelques minutes avant le départ, les derniers préparateurs quittent le bateau sur lequel ils ne remonteront qu’une fois la course terminée, immédiatement après le passage de la ligne d’arrivée (s’il n’y a pas eu d’abandon). En amont de la course, l’équipe technique représente une composante essentielle de l’activité préparatoire. Composée de cinq personnes, l’équipe technique de Lionel Lemonchois a une dimension moyenne par rapport aux autres concurrents. Au sein de l’équipe, chacun est spécialisé dans plusieurs domaines techniques (ex. : matériaux composites, voile, peinture, accastillage, mécanique, logistique, électricité, informatique, électronique, cordages) et dispose d’une grande autonomie de travail en ajustement mutuel direct avec le skipper [Guillemot 2009, p. 66].

Afin d’assurer le suivi des activités et la coordination interne et externe, le respon- sable d’équipe appuie le skipper au quotidien et assure l’intérim pendant la durée des épreuves sportives. Pendant la course, le responsable d’équipe constitue un carrefour d’in- formations puisqu’il assure le relais du skipper pour solliciter toute assistance vers l’équipe technique ou un fournisseur de service ou de sous-système. En particulier, il assure un pre- mier niveau de traitement des demandes (sponsor, média, direction de course, proches, institutions) pour le skipper afin de limiter au maximum les sollicitations et d’éviter l’uti- lisation inappropriée du temps du marin pendant la course (y compris les jours précédents le départ). Inversement, les besoins exprimés par le skipper sont affinés avec lui par le responsable d’équipe puis instruit avec l’équipe technique (ou un fournisseur spécifique) avant un contact direct entre l’intervenant identifié et le skipper. Ce point est particuliè- rement sensible si on considère la multiplicité de sources de dysfonctionnement technique induite par le nombre de systèmes différents en opération et en interaction permanente à bord du trimaran.

144 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

5.3.2.4 Système d’information

Depuis les années 1970, les moyens de télécommunication ont connu des évolutions majeures. La radio VHF a progressivement été complétée par des moyens de télécommu- nication par satellite permettant des échanges vocaux et le transfert de données (certains équipements sont visibles à la table à carte du trimaran Prince de Bretagne sur la figure C.5 en annexe C). Depuis le début des années 2000, les marins disposent en mer d’une connexion internet. En 2014, tous les concurrents de la catégorie Ultime ont accès à in- ternet à bord avec des débits supérieurs aux installations à haut débit à terre en France du début des années 2000. Le contact avec l’équipe à terre peut même être permanent si le skipper le souhaite puisque la bande passante disponible sur certains canaux per- met d’utiliser des messageries instantanées et d’engager des conversations vidéo. Ainsi, la masse d’informations potentiellement accessible en mer est identique à celle de l’équipe à terre. Seul le débit de téléchargement est plus faible en mer. La gestion de l’informa- tion prend un caractère crucial dans la mesure où le temps passé à la table à carte peut rapidement s’étendre au-delà de l’élaboration de la route si des informations complémen- taires sont recherchées. L’ordinateur de bord centralise quasiment toute l’information du système d’information à bord, car il est connecté avec les moyens de télécommunication d’une part, avec la centrale de navigation (reliant le pilote automatique aux instruments de mesure) d’autre part, afin d’intégrer toutes les informations permettant d’élaborer la route du bateau.

L’élaboration de la route du bateau s’appuie sur un logiciel de calcul de route optimale sous contrainte appelé logiciel de routage (deux éditeurs de logiciels français sont en pointe au niveau mondial sur ce marché) 8. Ces logiciels d’aide à la décision [Godé et collab. 2012], apparus au milieu des années 1980 (ex. le logiciel Maxsea a été créé en 1985), effectuent des calculs de route optimale en offrant la possibilité à l’utilisateur de paramétrer des contraintes (limites de navigation souhaitées) en intégrant les caractéristiques du bateau (polaires de vitesse, jeu de voile) et la représentation de l’environnement physique (mo- dèles de prévision numérique atmosphérique et océanique). Il s’agit d’un système d’aide

8. Le même type d’algorithme est utilisé pour l’optimisation de la gestion du transport maritime. Ces logiciels font l’objet de développements importants compte tenu des enjeux de délai de livraison et d’utilisation de consommables pour les compagnies de transport (ex. Qiang et Wang [2010]).

145 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

à la décision en contexte extrême [Lebraty 2013] basé sur une logique d’optimisation de trajectoire complètement intégré dans le système d’information du bord et notamment interfacé avec les instruments de navigation du bord (accéléromètres, centrale inertielle, anémomètre, girouette, pilote automatique) paramétrés en fonction des intentions du skip- per. Compte tenu de la complexité des systèmes en jeu, le logiciel de routage est le principal outil d’optimisation de la route. Il convient, cependant, d’être prudent vis-à-vis de l’outil car des « renforcements mutuels des systèmes d’aide à la décision inspirés par la théorie de l’agent rationnel » [Cabantous et Gond 2012] peuvent apparaître en introduisant par exemple une double prise en compte de certains paramètres.

Les logiciels de routage intègrent également la position des autres concurrents, ce qui permet d’évaluer les options de route des concurrents, sous réserve de connaître leurs caractéristiques. Il sera important de vérifier que le skipper possède suffisamment de recul par rapport à cet outil pour en avoir un usage critique. Car « les spécialistes investissent les outils socio-techniques et, se faisant, transforment les théories qui les sous-tendent en normes attendues » [Cabantous et Gond 2012]. Un skipper qui se contenterait du « développement d’une rationalité nouvelle à partir d’un outil technique permettant de mieux calculer les alternatives » [Crozier et Friedberg 1977, p. 370], biaiserait l’observation. L’expérience du skipper et l’analyse de trajectoires passées nous permettent de conclure à une forte présomption de recul important du skipper vis-à-vis des trajectoires calculées par les logiciels de routage.

5.3.3 Organisation dans l’action

L’unité de mesure de performance la plus pertinente en course au large est le temps. En effet, le premier arrivé gagne. Et comme tous les concurrents partent simultanément, le vainqueur est celui qui met le moins de temps entre la ligne de départ et la ligne d’arrivée. La distance restante à l’arrivée (facile à déduire d’une position), bien que fréquemment utilisée pour commenter l’évolution de la course, n’a pas nécessairement de sens si les trajectoires possibles ne sont pas intégrées simultanément. Ceci est d’autant plus vrai que les bateaux sont plus rapides que le vent et donc les écarts de route importants peuvent être largement compensés (et récompensés) par des vents un peu plus soutenus. La temporalité

146 5.3. ORGANISATION POUR LA COURSE AU LARGE

de l’action est donc fondamentale. La notion de trajectoire [Fimbel et collab. 2010], au sens de la double dynamique continue des positions et des situations est indissociable de l’observation de l’action. Concernant l’environnement, le terme de situation doit donc être compris, non comme un contexte figé, mais comme un contexte intrinsèquement évolutif. Quelle que soit la qualité d’une carte représentant l’action, la restitution des dynamiques est une difficulté constante (ex. figure G.1 en annexe).

En course, la trajectoire du bateau donne à voir la résultante de l’action de l’organisa- tion dans le temps et dans l’espace. La résultante intègre les effets de toutes les pratiques passées et contient l’anticipation des événements futurs.

Pour l’action qui nous intéresse, le skipper est tout à la fois celui qui met en œuvre l’action et celui qui la pense. « La perspective du processus de prise de décision échoue à reconnaître que les praticiens font plus que prendre des décisions [...] une décision n’est pas un produit final [...] les praticiens font en sorte que les choses soient accomplies, agissent et amènent les autres à agir » [Brunsson 1982]. Grâce à une approche par la pratique au sein de l’action, décentrée de la décision et du décideur, il est possible de mieux distinguer le rôle de l’enchaînement des événements et de leurs effets. Le skipper, comme tout manager, doit faire face constamment à des défis de gestion et d’anticipation puisqu’en course « la vie en mer est ponctuée d’événements auxquels il faut en permanence s’adapter » [Guillemot 2009, p. 8].

Le développement des principales composantes de l’action du skipper en mer permet d’effleurer la complexité de l’action du marin solitaire pendant une course au large. En particulier, il convient de relever la multiplicité des domaines d’intervention du skipper d’une part et, d’autre part, le caractère tout à fait improbable d’une action sans chan- gement de comportement pendant une course transatlantique compte tenu des multiples sources d’incertitudes (environnementales, techniques et humaines). A partir de ce point, nous considérons le système composé par le skipper et son bateau comme une unité orga- nisationnelle indivisible. Ceci est compatible avec les règles de course structurant l’action considérée puisque si le skipper quitte son bateau, il n’est plus considéré comme étant en course, de même que si un autre individu monte à bord. Le descriptif précédent illustre de nombreux aspects communs entre l’activité de skipper solitaire et de manager [Mintzberg

147 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

2011], le principal étant le défi permanent de gestion du temps en regard de nombreuses tâches concurrentes impliquant une gestion particulièrement efficace des urgences et des priorités en regard de l’objectif de gagner la course. « Les membres d’une organisation sont contraints par le temps qu’ils peuvent accorder à diverses choses qui réclament leur attention » [March 1991].

5.4 Conditions d’accès et éthique de recherche

5.4.1 Immersion au sein de l’organisation

Nous nous intéresserons simultanément à la décision et à l’action avec un champ de vision large incluant action et décision minimisant le risque d’exclure des éléments impor- tants à la marge de notre unité d’analyse à la fois dans le champ théorique et dans le temps [Miles et collab. 2019, p. 25]. Lorsqu’elle n’est pas complètement occultée, la re- lation action-décision est rarement explicite et souvent ambiguë dans le panorama dressé précédemment. Sur la base d’une analyse critique des courants de recherche dominants sur le thème de la décision en sciences de gestion, trois limitations du concept de décision ressortent [Langley et collab. 1995] : la réification de la décision, la déshumanisation du décideur et l’isolement du processus de décision. La réification de la décision est de nature à orienter l’analyse de l’action vers un phénomène supposé exister qu’on finit toujours par identifier sous une forme ou une autre [Langley et collab. 1995, p. 265]. Pour éviter de distordre la perception même de l’action du fait de ces limitations, ils proposent ne pas traiter la décision comme indispensable à tout type d’action et formulent cinq recom- mandations à destination des chercheurs intéressés par le thème de la décision [Langley et collab. 1995] :

1. pister les problèmes à venir au lieu des décisions passées ;

2. essayer de nouvelles perspectives et échelles d’analyse ;

3. suivre les processus en temps réel mais aussi rétrospectivement ;

4. se concentrer sur les gens ;

5. ré-analyser des processus de décision déjà analysés et pas seulement les nouveaux.

Notre dispositif méthodologique s’attachera à approcher et observer au plus près la

148 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

pratique décisionnelle en temps réel dans le terrain de la course au large en intégrant ces recommandations aux orientations des PBS. Il s’agit de saisir « la logique de pratiques imbriquées » dans l’action par une « immersion dans la pratique et une réflexion sur la manière dont elle est accomplie » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 344]. Afin d’observer et de décrire l’action et les pratiques décisionnelles qu’elle contient, nous choisissons d’utiliser les termes descriptifs de l’action explicités et illustrés par Marchais-Roubelat [2000] dont les principaux sont reproduits ci-après : — l’acteur est défini comme une organisation ou un individu isolé susceptible d’effec- tuer des choix ; — l’action est un processus au cours duquel un ou plusieurs acteurs effectuent des choix successifs ; — l’agent est un individu qui incarne un acteur à un moment de l’action ; — l’acte est un changement de comportement d’un ou plusieurs acteurs, à la suite duquel le déroulement de l’action est modifié ; — l’environnement est un système de variables transformées par l’action ou suscep- tibles de la transformer ; — un événement est une modification d’une variable de l’environnement ; — l’actuation est un acte modifiant directement l’action par la modification de va- riables d’état ; — l’actation est un acte modifiant indirectement l’action par la modification de va- riables de représentation qui engendre la modification du comportement d’un acteur au moins ; — l’effet d’un acte est la transformation de certaines variables à la suite de l’acte ; — la phase est une partie du déroulement de l’action durant laquelle les règles fonda- mentales sont inchangées ; — les règles sont des contraintes de comportement ou des relations entre les variables valables pendant une phase ; — l’objectif est l’événement virtuel qu’un acteur souhaite atteindre à la fin d’une phase ou au cours d’une action. Ne pas dissocier action et décision consiste à considérer avec le même intérêt et autant

149 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

d’attention ce qui se passe avant, pendant et après l’actation. Cela revient à ne pas utiliser l’actation comme un délimiteur de l’observation. La décision n’étant pas observable avec certitude, nous nous efforçons donc d’observer l’action en maximisant nos chances de saisir les manifestations d’une forme ou d’une autre de pratique décisionnelle.

C’est donc sans garantie de succès pour notre entreprise, ni aucune certitude sur notre objet, que nous développons une méthodologie d’observation, aussi peu orientée que pos- sible vers une forme de décision ou une autre, en s’appuyant sur le postulat que l’individu garde une marge de liberté dans le cours de l’action dans le terrain choisi.

5.4.2 Tressage de la recherche avec le terrain

Le tressage de la recherche et de l’activité de l’équipe professionnelle de course au large s’est opéré progressivement dans le courant de l’année 2013. En effet, alors que le trimaran destiné à concourir dans la classe des multicoques Ultimes est en construction, le skipper a l’initiative de solliciter une assistance en matière de routage :

Conversation téléphonique (extrait) de septembre 2013 SKIPPER : "Est-ce que tu accepterais de travailler pour moi pour la prochaine route du Rhum ?" CHERCHEUR : "J’ai arrêté le routage, mais je peux peut-être t’aider d’une autre manière si tu es partant pour expérimenter quelque chose." S : "C’est-à-dire ?" C : "Je me suis rapproché d’un laboratoire de recherche au CNAM pour étudier les formes de décision et je pense que si j’arrive à convaincre de la solidité de la démarche un chercheur expérimenté pour m’encadrer, on peut développer un projet de recherche s’appuyant sur ton cas. Sous réserve que ça te convienne et que ton sponsor soit à l’aise avec la démarche." S : "Du moment que je peux te joindre en cas de besoin, je ne vois pas d’inconvénient." C : "Il faudra quand même que je prépare très soigneusement la manip

150 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

avec le labo car je ne suis pas encore suffisamment expérimenté pour me lancer comme ça. On se rappelle d’ici la fin de l’année, j’aurai travaillé le sujet et je pense avoir plus de visibilité à ce moment-là et j’espère avoir identifier quelqu’un d’expérimenté et d’intéressé qui pourra me suivre."

C’est à ce moment-là que la rencontre entre la démarche du praticien et la démarche du chercheur se rencontrent pour la première fois. Cette demande n’ayant pu être satisfaite sous la forme souhaitée par le skipper, nous avons convenu de convertir la nature de la participation sous la forme d’une possibilité d’interaction à tout moment en période de course à l’initiative du skipper pour toute question de compréhension, d’explicitation ou toute discussion relative à la situation de course dans une logique d’autonomie en matière de routage. En d’autres termes, le chercheur est présent, joignable et informé au maximum de ce qui se passe, mais n’intervient qu’en cas de questionnement en provenance de l’équipage sur un point précis. Le chercheur n’a pas l’initiative de proposer quoi que ce soit en matière de route : il n’assure pas la fonction de routeur. Ce point est important à spécifier car le chercheur a occupé professionnellement une fonction de routeur dans le milieu de la course au large à la voile de 2001 à 2011 et a notamment effectué plusieurs assistances de conseil en temps réel au bénéfice du skipper sur une partie de la période. Le chercheur est donc perçu sur le terrain comme un ancien routeur revenant effectuer une recherche au sein d’une équipe.

Après trois échanges téléphoniques, un accord de principe pour une collaboration orien- tée par une recherche en sciences de gestion a été conclu lors d’une réunion impliquant le skipper, son responsable d’équipe et le chercheur, en marge du salon nautique en décembre 2013. C’est à ce moment-là que la démarche du praticien et la démarche du chercheur se solidarisent pour une période déterminée par l’achèvement des travaux de thèse. A partir de ce moment, toutes les opportunités d’interaction ont été saisies pour développer la recherche et mettre au point de manière progressive un appareillage méthodologique dans le cadre d’études pré-doctorales et doctorales au sein du CNAM/LIRSA.

Convaincu de la richesse du terrain pour les sciences de gestion, notamment parce que la trajectoire du bateau en course donne à voir la résultante de l’action de l’organisation, nous

151 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

nous sommes engagés dans une recherche résolus à surmonter les difficultés associées au terrain. Notons qu’il s’agit d’une prise de risque mutuelle, puisque le skipper, initialement à la recherche d’un routeur, accepte finalement d’incorporer par intermittence dans son équipe un chercheur (ex-routeur) pour étudier la manière dont les choses se passent en course. La contrepartie attendue à court terme de la part du skipper est d’avoir accès en compétition, en cas de besoin pour aborder une situation particulièrement complexe, à un expert reconnu du milieu d’une part et de bénéficier d’une supervision déléguée de la bonne alimentation en données météorologiques et océaniques pour son compte (gain de temps de l’ordre de 30 minutes par demi-journée). Un intérêt mutuel important se situe au niveau du ré-examen différé de séquences de course à fort enjeu sous forme d’entretiens. A moyen terme, l’intérêt du chercheur est l’espoir de développer un savoir actionnable et l’intérêt du skipper est d’en bénéficier avant ses concurrents dès la phase d’élaboration pendant la recherche en train de se faire.

Les éléments ainsi convenus et les points d’intérêt de chacun compris et acceptés tant au niveau du skipper, du sponsor, du chef d’équipe, du chercheur, du directeur de recherche et de l’équipe du laboratoire, le tressage dans le temps de la recherche et du terrain ont pu s’opérer de manière plus étroite. En particulier, comme le montre la figure 5.2), nous

Figure 5.2 – Tressage de la recherche avec le terrain.

152 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

avons mis à profit les principales phases de compétition ou de préparation de compétition pour mettre au point des éléments méthodologiques tout en renforçant les capacités du chercheur. Dans une logique de suivi longitudinal du milieu de la course au large, nous avons plus spécifiquement ciblé les périodes de compétitions compte tenu des pressions temporelles et de la recherche de performance intrinsèque qu’elles supposent sans nous y réduire cependant. Au sein des périodes d’intérêt, nous avons procédé à un échantillonnage diachronique de quelques jours d’observation plus poussées mobilisant un dispositif plus important (périodes représentées en noir sur la figure 5.2, pour le rendre visible, le rectangle n’est pas proportionnel à l’échelle du temps). La recherche qualitative exploratoire sur le terrain malgré une définition plutôt « lâche » (loose) au départ puis de plus en plus « resserrées » (tight) [Miles et collab. 2019] ensuite sur notre objet et notre question de recherche est génératrice d’un corpus de données volumineux avec des formats très variés [Van de Ven et Poole 2005]. L’échantillonage a permis de nous prémunir contre le risque d’« asphyxie par les données » [Pettigrew 1990] même si nous avons pu constater que chaque journée d’observation in situ représente au moins une semaine de pré-traitement.

Dans le cadre de la mise en place de l’action de recherche, les frais de déplacement et de télécommunication ont été pris en charge par l’équipe de course au large ainsi que le financement d’un ordinateur dédié à l’activité de recherche.

5.4.3 Accéder à la pratique décisionnelle

Langley et collab. [1995] nous mettent en garde sous forme d’image maritime : « si une décision est une vague déferlant sur le rivage, alors retrouver le cheminement du processus de décision dans l’organisation revient à retrouver l’origine de la vague dans l’océan » [Langley et collab. 1995, p. 264]. Ainsi avertis de la complexité liée à l’ambition de la recherche, nous sommes vigilants pour la détermination d’un cadre méthodologique cohérent avec l’intention d’observation de l’action en train de se faire sur un trimaran de course au large. Relier la décision à l’action est particulièrement complexe et difficile lorsque plusieurs décideurs et plusieurs acteurs sont impliqués et lorsque décideurs et acteurs sont des personnes différentes [Brunsson 1982].

Le milieu physique, dans ses composantes atmosphérique et océanique, bien que de

153 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

mieux en mieux représentés par les modèles de prévision numériques [Pailleux et collab. 2015] comporte des incertitudes importantes (ex. : phénomène de petite échelle, longues échéances, zone de transition entre systèmes, systèmes à évolution rapide). Les marins dis- posent depuis une vingtaine d’années de systèmes d’aide à la décision (logiciels de routage) capable de calculer très rapidement des trajectoires optimales sous contraintes en prenant en compte les caractéristiques du voilier et les paramètres atmosphériques et océaniques issus des modèles de prévision numériques [Mondon et Lefèvre 2009]. Une approche op- timisatrice sous contraintes est donc possible en utilisant ces outils, soit dans le sens de la causalité, soit dans le sens de la conséquentialité (effectuation). La reconnaissance de configuration typique est possible pour un individu 9 de la micro-échelle (quelques mètres / quelques secondes) à l’échelle synoptique (quelques centaines de kilomètres / quelques jours). La perception locale 10 des phénomènes de grande échelle conduit fréquemment les marins à créer du sens pour compléter leur vision de l’environnement et justifier leur action. Ces récits alimentent la communication associée aux courses au large et mettent régulièrement en scène le rôle du décideur et la justification de l’action. Les règles de course transocéanique, lorsqu’elles n’imposent que peu de points de passage obligatoires, offrent une liberté de trajectoire à la dimension du bassin océanique. Le plan d’eau utilisable est d’autant plus grand que les bateaux sont rapides. Ainsi, pour une course donnée, le degré de liberté spatial le plus grand est obtenu pour la catégorie de bateaux (la classe) la plus rapide. Concernant la potentialité de survenance d’événement imprévu, par définition ce point n’est pas anticipable. Cependant, compte tenu de la performance des prévisions mé- téorologiques maritimes, un imprévu d’une échelle inférieure à la méso-échelle (quelques dizaines de kilomètres / quelques heures) sur une période d’observation d’une dizaine de jours est relativement probable 11 sur un bassin océanique. Enfin, l’occurrence de confi- guration favorable au développement de phénomènes rares mais très désirables pour un skipper n’est pas réellement possible à anticiper ni même à estimer. Principalement parce qu’elle fait intervenir le système de préférence du marin qui n’est pas défini a priori.

9. Sauf pour un concurrent qui n’aurait pas de matériel de communication efficace ou un niveau insuf- fisant en météorologie. 10. La visibilité jusqu’à l’horizon est de l’ordre d’une quinzaine de kilomètres. 11. Communication personnelle, Richard Silvani, prévisionniste expérimenté pour la sécurité en mer et expert en conseil stratégique en temps réel pour les courses au large (routage) à Météo-France depuis 1992.

154 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

L’expérience du skipper peut être appréhendée à la vue de ses résultats sportifs (annexe D.3), de l’image du marin produite par son sponsor (annexe D.1) et la perception qu’en a la presse généraliste (annexe D.2). Sur la base de ces éléments, nous pouvons légitimement considérer que le skipper a développé un habitus de la course au large en solitaire en trimaran, défini comme « cette sorte de sens pratique de ce qui est à faire dans une situation donnée [...] ce que l’on appelle, en sport, le sens du jeu » [Bourdieu 1994]. C’est précisément l’expérience accumulée et la reconnaissance unanime par la communauté des coureurs au large professionnels, qui font du skipper un atout pour une action de recherche sur la relation action-décision.

Compte tenu de la nature de l’activité de l’organisation étudiée pendant une période de compétition, nous sommes certains que des pratiques décisionnelles seront réalisées par les participants sur une période de course complète et que les participants que nous observons font partie des plus performants de l’action considérée. L’enjeu du dispositif méthodologique consiste alors à saisir la « logique des pratiques » [Sandberg et Tsoukas 2011] décisionnelles dans le cours de l’action au moyen de l’observation des événements, des traces de pratiques décisionnelles et des décalages temporels entre ces éléments.

5.4.4 Exigences éthiques et acceptabilité de la recherche

Au-delà de l’accord de principe ayant ouvert la voie de la recherche, la question de l’acceptabilité de la recherche par les participants de l’action dans la durée reste entière. L’accord pour engager le travail de recherche est nécessaire mais pas suffisant pour mener la recherche pratiquement pendant cinq années. La difficulté consiste à trouver un équilibre où la profondeur d’insertion dans les processus opérationnels de l’organisation ne revête pas une dimension trop intrusive par rapport à ces processus. Le pari du chercheur en immersion est que sa position privilégiée rendra l’enquête à la fois plus riche et pertinente tout en étant conscient de la perturbation sur l’action que sa présence occasionne.

La conception et la mise en place progressive de ce dispositif de recherche ont été ren- dues possibles notamment par le fait que le chercheur détient une expertise spécifique de prévisionniste météorologue et de routage potentiellement utile au skipper dans le cadre de son activité de compétition soit en temps réel (sollicité par le routeur ou le skipper

155 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

pour un avis) soit en temps différé (débriefing de compétition avec les praticiens). Cette expérience a été constituée par la pratique d’une activité professionnelle de 2000 à 2011 pour les courses au large dont plusieurs années au bénéfice du skipper (de 2001 à 2003 et de 2006 à 2009). La connaissance du milieu professionnel et d’une grande partie des acteurs a été un facteur important d’acceptabilité de la recherche en immersion. La connaissance du secteur d’activité permet en outre au chercheur de s’assurer au fil des interactions que sa présence ne crée pas de distorsion significative de l’activité par comparaison aux confi- gurations antérieures à l’activité de recherche. Le développement progressif du dispositif d’observation est également une opportunité pour s’assurer que les processus décisionnels au sein de l’organisation ne sont pas déstabilisés par l’incorporation de la recherche.

En période de compétition, le temps est une des ressources les plus critiques pour un équipage réduit à une ou deux personnes. Dans ces conditions, il n’est pas envisageable de ménager du temps pour la recherche sous forme d’échanges prolongés entre le chercheur et l’équipage. Au contraire, il est même souhaitable que le temps que peut consacrer l’équi- page à la recherche soit compensé d’une manière ou d’une autre pour ne pas pénaliser le volume consacré à la gestion de la course. C’est précisément grâce au gain de temps que permettent les connaissances et compétences du chercheur que la recherche peut s’incor- porer à l’activité de course au large. C’est aussi dans cette perspective d’utilité potentielle, pour le traitement éventuel d’une situation particulièrement complexe, que l’accès à tous les flux d’informations opérationnels liés à la performance de l’équipage est ouvert au chercheur. Le chercheur fait ainsi partie du « système de connaissances fragmenté » [Bruni et collab. 2007] de l’organisation comme une extension mobilisable pendant certaines pé- riodes sous certaines conditions. Nous avons pris soin de nous assurer continuellement de la viabilité fonctionnelle au sein de l’organisation des modalités de conduite de la pratique de recherche.

Du point de vue de la recherche, le risque de contamination de la recherche par des relations affectives augmente en fonction du degré de familiarité avec les membres de l’organisation. L’instauration d’un travail en binôme de chercheurs, dont un membre n’est pas immergé dans l’action permet de neutraliser les éventuelles dimensions affectives par un dialogue uniquement concentré sur l’activité de recherche avec le chercheur en immersion.

156 5.4. CONDITIONS D’ACCÈS ET ÉTHIQUE DE RECHERCHE

Ce fonctionnement en binôme permet en outre de créer les conditions pour prévenir les situations où un engagement trop important dans le terrain risquerait de compromettre le déroulement de la pratique de recherche pendant l’action en train de se faire en mobilisant une tierce partie [Miles et collab. 2019, p. 60]. Ce fonctionnement en binôme permet ensuite de limiter les risques de biais liés au codage des données du corpus et liés à l’interprétation pendant l’analyse.

Du point de vue de l’équipe professionnelle, il n’est pas acceptable que la recherche provoque la moindre perturbation dans la préparation de la compétition ni la moindre préoccupation particulière dans l’esprit des compétiteurs de l’organisation étudiée. Pen- dant les courses au large, et particulièrement les phases de départ, la concentration requise pour les équipages est d’une intensité telle qu’une contrariété peut prendre des propor- tions importantes. L’intensité de l’investissement professionnel, sportif ou marketing peut se mesurer proportionnellement à l’inverse de la fréquence des grandes compétitions. La route du Rhum ne se court que tous les quatre ans et se prépare habituellement au cours des deux années qui précèdent. Si cette course constitue l’objectif majeur d’une équipe, d’un sponsor et d’un skipper, c’est la résultante de plusieurs années d’efforts qui se jouera sur une période de moins de deux semaines. Une recherche ne peut se permettre de faire prendre le moindre risque dans l’aboutissement d’un tel projet. L’attitude du chercheur se doit d’être particulièrement respectueuse des personnes et de l’activité à la hauteur de ces enjeux.

Au-delà du projet sportif et de toutes les dimensions associées, la course au large est une activité à risque sur des voiliers qui sont tous des prototypes comme le rappellent les accidents en mer de compétiteurs. Une recherche se doit donc d’être irréprochable en matière de préservation des marins. Il n’est pas envisageable que l’action de recherche conduise, même de manière ténue et très indirecte, à mettre en danger la vie des marins. Il n’est pas envisageable non plus, que le chercheur ne communique pas une information de nature à préserver l’intégrité du navire ou de l’équipage, qu’il n’en fasse pas part rapide- ment aux intéressés. Le chercheur, étudiant des praticiens sous forte pression temporelle, est donc lui même soumis à une autre forme de pression sur un plan éthique de la part non seulement de la communauté de recherche mais aussi de la part de l’organisation qui

157 5.5. CONCLUSIONS SUR LE TERRAIN ET SES EXIGENCES

héberge l’activité de recherche.

L’exigence éthique vis-à-vis du chercheur de la part de l’équipe, du skipper et du sponsor est donc importante, particulièrement en matière de préservation des personnes, d’intégrité, de confidentialité et de loyauté. L’engagement de la recherche a été convenu selon les conditions acceptées par chacun. La confiance mutuelle initiale doit être conti- nuellement confortée dans le plus strict respect de ces valeurs essentielles [Miles et collab. 2019, p. 60] pour ne pas compromettre ni le projet sportif ni la recherche en cours.

5.5 Conclusions sur le terrain et ses exigences

L’examen du terrain montre que sa richesse pour traiter notre question de recherche dans le champ théorique de l’organisation réside dans les caractéristiques ci-après : — pendant certaines phases de course l’organisation évolue en contexte extrême, sous forte pression temporelle avec des enjeux pouvant aller jusqu’à la préservation de la vie induisant une tension permanente entre performance et sécurité ; — la performance en course est a priori simple à évaluer ; — pendant une course transocéanique à la voile, compte tenu de la dynamique atmo- sphérique, il n’est pas possible de ne pas agir à bord ; — la médiatisation des plus grandes courses multiplie les sources d’informations rela- tives à l’action ; — pendant une course, la trajectoire du bateau donne à voir la résultante de l’action de l’organisation dans le temps et dans l’espace. La connaissance antérieure du milieu et d’une partie des participants est doublement habilitante en matière de recherche puisque cela permet un accès direct à l’action d’une part et renforce la capacité à percevoir ce qui se passe d’autre part. Le fait que le chercheur ait été un praticien reconnu du terrain présente également le double risque d’avoir une lecture biaisée de l’action et d’être influencé par une dimension affective vis-à-vis des participants dont nous devons être conscients pour nous en prémunir.

Pour effectuer un tressage de plus en plus serré de l’activité de recherche avec le terrain, nous avons perçu clairement identifié un niveau d’exigence éthique élevé au niveau du cher-

158 5.5. CONCLUSIONS SUR LE TERRAIN ET SES EXIGENCES

cheur en terme d’intégrité, d’intégrité scientifique, d’honnêteté, de rigueur intellectuelle, de respect des personnes et des activités, de discrétion et de loyauté. Le respect scrupuleux de ces valeurs nous est apparu comme un gage d’établissement et de préservation de la confiance avec les membres de l’organisation hébergeant les observations de terrain.

L’accès au terrain examiné dans le premier chapitre de la partie II, le second chapitre de cette partie présente en détails la méthodologie conçue et mise au point pour collecter des données en soulignant l’intérêt des différentes sources pour l’interprétation de l’action en train de se faire.

159 5.5. CONCLUSIONS SUR LE TERRAIN ET SES EXIGENCES

160 Chapitre 6

Mise au point d’une méthode immersive d’exploration

Après avoir obtenu l’accord du skipper, l’accueil avec bienveillance de l’équipe et l’as- sentiment du sponsor, l’enjeu pour la recherche est de définir le positionnement possible de l’observateur dans les différents flux d’informations du système formé par le trimaran, son équipe à terre, son sponsor, la direction de course, les médias. L’engagement en pro- fondeur dans le terrain pour observer et travailler avec les praticiens dans l’action est très consommateur de temps [Orlikowski 2015, p. 38].

D’un point de vue éthique, il ne nous est absolument pas paru envisageable de pro- poser au skipper une observation en temps réel qui chercherait à orienter délibérément son action pour susciter des modifications de comportement. Au contraire, notre approche vise à modifier le moins possible l’organisation dans le plus grand respect de la manière de naviguer du skipper et sa manière de conduire son projet sportif. Les techniques de recherche action ou de recherche intervention ne sont donc pas compatibles avec notre engagement de minimiser les risques de déstabilisation de l’organisation pendant le cours de l’action. Nous sommes, cependant, conscients que le simple fait de mettre en place un dispositif d’observation ne peut pas être complètement neutre ni pour le skipper, ni pour son équipe.

Ce chapitre explicite la méthode développée et mise au point progressivement pour ap- porter des éléments de réponse à la question de recherche en tenant compte des risques liés à la surabondance de données associés aux études exploratoires de terrain [Miles et collab.

161 6.1. EMPRUNTS À L’APPAREILLAGE MÉTHODOLOGIQUE DE LA NDM

2019]. Nous précisons ici, en le discutant, le positionnement du chercheur en immersion au plus près des pratiques décisionnelles qui est réalisé pour chacun des cinq échantillons de terrain en indiquant les caractéristiques de chaque échantillon. Les modalités précises de collecte, le format des données brutes et la variété du corpus est présenté en indiquant les sources pertinentes au sein du corpus pour repérés les indices sous forme : d’événements émergeant de l’action, de traces de pratiques décisionnelles et de décalages temporels entre ces éléments.

Enfin, le chapitre conclut par un récapitulatif synthétique de l’ensemble des caracté- ristiques de la recherche sous forme d’actualisation avec les éléments méthodologiques du tableau récapitulatif 4.1 conclusif de la partie I complété par un schéma des deux moda- lités d’observation participantes mises en œuvre en course. La posture de chercheur étant ouvertement connue par toute l’équipe et les principaux partenaires de l’équipe, l’observa- tion participante peut être qualifiée de transparente, par opposition à la position couverte lorsque l’activité de recherche n’est pas connue des praticiens observés [Soulé 2007].

6.1 Emprunts à l’appareillage méthodologique de la NDM

Le courant de la NDM a été initié à la fin des années 1980 dans le cadre d’un programme américain de recherche militaire financé consécutivement à la destruction en vol d’un avion civil par l’équipe de défense anti-aérienne d’un navire militaire [Klein 1998]. Les méthodes de la NDM ont été développées pour découvrir comment les gens sont capables de prendre des décisions difficiles en temps limité, avec des incertitudes, de forts enjeux, des buts vagues et des conditions changeantes [Klein 2015]. Initialement concentré sur le contexte de la décision au sens large, l’intérêt de la NDM s’est progressivement étendu vers l’expertise en relation avec la configuration du terrain dans lequel les décisions doivent être prises [Lipshitz et collab. 2001]. Dans une évolution proche des théories enracinées [Glaser et Strauss 1967], cet élargissement permet aux membres du courant de la NDM de revendiquer un espace de validité plus large. Les principales critiques adressées à l’encontre de la NDM concernent le caractère trop spécifique à chaque domaine d’expertise et aux situations étudiées comme une limite difficilement dépassable pour une généralisation des conclusions.

162 6.1. EMPRUNTS À L’APPAREILLAGE MÉTHODOLOGIQUE DE LA NDM

Le courant de la NDM développe des outils méthodologiques à dominante ethnogra- phique « afin de comprendre comment les individus et les équipes prennent vraiment des décisions dans la configuration du monde réel » [Nemeth et Klein 2010]. L’appareillage méthodologique de la NDM se compose principalement :

1. de méthodes de recueil de données (ex : entretiens, observations in-situ, récits d’ex- périence) ;

2. d’une sensibilité des chercheurs forgée par l’expérience (ex. capacité à détecter des indices subtils) ;

3. de grilles de lecture (ex. niveau d’expérience des praticiens) ;

4. de représentations analytiques (ex. distributed situation awareness);

5. de modèles conceptuels (ex. : recognition primed decision);

6. de typologie d’activités cognitives (ex. macrocognition);

7. de techniques d’application (ex. : Shadowbox training method).

De nombreux aspects ne sont pas spécifiques au courant de la NDM, et relèvent d’une approche ethnométhodologique [Garfinkel 1996] au sens large. Ce qui est plus spécifique au courant de la NDM, c’est la mobilisation simultanée de ces moyens pour l’étude d’experts en situation orientée par la question : « comment et pourquoi font-ils cela ? » [Nemeth et Klein 2010, p. 2].

Malgré l’intentionnalité manifeste de l’action du sportif dont l’objectif est clairement défini par la victoire dans une compétition, une approche par la pratique ne privilégiera pas nécessairement cet aspect en considérant les actes comme se produisant et étant accomplis au travers d’un réseau de connexions en action [Gherardi 2009a]. De ce fait, nous pouvons emprunter à l’appareillage méthodologique de la NDM la majorité de ses composantes à l’exception des modèles conceptuels de la décision et des techniques d’application, des éléments de typologie de haut niveau et des techniques d’apprentissage. Nous mobilisons donc les éléments méthodologiques des points 1 à 4 spécifiquement élaborés pour recueillir et interpréter des données relatives à des pratiques décisionnelles en situation. De plus, si les chercheurs du courant de la NDM ont conduit un certain nombre de travaux sur le terrain sportif [Macquet et Stanton 2014], sur le terrain de l’alpinisme [Giordano et

163 6.2. ETHNOMÉTHODOLOGIE ET OBSERVATION PARTICIPANTE

Musca 2012] et même sur le terrain de la voile [Bouty et collab. 2011], les premiers travaux entrepris en course au large à la voile sont les nôtres [Mondon et Marchais-Roubelat 2017].

Notre ambition, au plan méthodologique, est de parvenir à coupler les dimensions listées ci-après pour accéder à des observations in-situ en temps réel de situation opérationnelle sous forte pression temporelle dans la logique d’accéder à la richesse de l’enchevêtrement de la pratique décisionnelle avec l’action. Les principaux éléments méthodologiques relatifs à la collecte de données empruntés au courant de la NDM se résument à : — connaissance approfondie du terrain (dont les types de pratiques et de praticiens) ; — privilégier l’échantillonnage des périodes critiques (pour l’organisation) ; — veille active longitudinale de l’action ; — observation in-situ des praticiens dans l’action ; — collecte de récits opérationnels relatifs à des situations critiques vécues ; — observation opérationnelle continue en temps réel ; — entretiens en temps différé.

6.2 Ethnométhodologie et observation participante

Avec l’aptitude à exploiter au mieux les capacités du bateau, la gestion du temps pour l’ordonnancement des tâches à bord est un des enjeux les plus sensibles pour le skipper et son équipage en situation de compétition. Aussi, une préoccupation constante de l’obser- vateur est de perturber le moins possible ce fonctionnement habituel de l’organisation et que la recherche ne mobilise pas du temps utile pour autre chose au même moment. Il n’est de ce fait pas envisageable de chercher à interagir avec le skipper pendant qu’il est en train de réaliser une opération délicate nécessitant toute son attention sous peine de prendre le risque de la compromettre. Pendant les phases critiques pour l’organisation, le cher- cheur ne peut donc qu’adopter une posture d’observation ethnographique et se tenir prêt à répondre à une éventuelle sollicitation sur son domaine de compétence conformément aux engagements initiaux. Or, pour pouvoir répondre si nécessaire à une sollicitation du skipper, l’observateur doit disposer du meilleur niveau d’information possible sur l’action en train de se faire.

164 6.2. ETHNOMÉTHODOLOGIE ET OBSERVATION PARTICIPANTE

Le chercheur n’ayant pas les capacités d’un coureur au large professionnel, il ne peut pas prétendre à faire partie de l’équipage pendant une compétition de haut niveau. L’ob- servation ne pourra donc pas se faire à bord pendant la compétition compte-tenu des règles de course qui n’autorisent pas la présence de passagers additionnels pour les courses en solitaire. Pour une course en double, embarquer un chercheur à la place d’un co-skipper constituerait une perte de la moitié des forces productives, ce qui n’est pas envisageable dans une logique de compétition. Le positionnement de l’observateur permettant la plus grande proximité avec les pratiques décisionnelles pendant que l’action est en train de se faire consiste à pouvoir accéder aux flux d’information utilisés par le skipper et son équipage en compétition et connaître l’évolution des intentions des praticiens au cours de l’action en train de se faire. L’enjeu méthodologique pour le chercheur est donc triple, puisqu’il s’agit, en temps réel : — d’observer les événements significatifs se produisant dans l’action ; — de saisir des éléments de pratiques décisionnelles dans l’organisation ; — d’établir des liens entre les événements significatifs et les pratiques décisionnelles ; Weick [2002] attire notre attention sur la différence entre la manière de vivre et d’agir en se projetant vers l’avenir et la manière de considérer des notes de terrain en regardant vers le passé : « lorsque les gens agissent selon ce mode engagé, ils perçoivent le monde de manière holistique, comme un réseau de projets liés entre eux plutôt que comme la disposition d’objets matériels discrets et d’événements » [Weick 2002, p. 895]. Pendant la collecte d’information par observation, « l’observateur et l’observé sont tous deux dans un mode engagé » [Weick 2002]. Une fois l’observation terminée, la position de l’observateur évolue vers un détachement : « l’interview et l’acte d’interviewer deviennent des objets » [Weick 2002, p. 895]. Deux types de moments, pendant lesquels étudier la pratique, sont jugés plus propices par les chercheurs des PBS [Gherardi 2009a, p. 123] : — examiner les défaillances dans le flux ininterrompu de pratiques et les formes discur- sives de traitement de ces défaillances pendant lesquelles les praticiens font évoluer les pratiques [Sandberg et Tsoukas 2011] ; — accéder aux pratiques à travers les pratiques discursives des praticiens qui les rendent transparentes au chercheur par une technique projective [Nicolini 2009].

165 6.2. ETHNOMÉTHODOLOGIE ET OBSERVATION PARTICIPANTE

L’investigation est vue ici comme « l’alliance de la pensée et de l’action qui, partant du doute [...] interprété comme l’expérience d’une situation problématique [...] ressentie comme une surprise bloque le courant d’activité spontanée et déclenche des pensées et des actions dont l’objectif est de rétablir ce courant » [Argyris et Schön 2001, p. 33] (ci- tant Dewey [1929]). Lorsque l’engagement dans l’action des participants est interrompu par une défaillance temporaire, les participants se mettent à considérer différemment les composantes de leur activité (ex. outils, mode opératoires, référentiels, participants) en les distinguant [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 344]. Il s’agit d’un transfert de mode d’ac- tivité depuis un accomplissement consciencieux (absorbed coping) vers une délibération thématique impliquée (involved thematic deliberation). Ce transfert constitue ainsi une manifestation de réflexivité en train de questionner une pratique en cours. Notons que la réflexivité constitue elle-même une pratique connaissable. Dans ces moments-là, au delà de la nature de la défaillance, ce sont aussi les composantes des pratiques décisionnelles qui deviennent plus facilement intelligibles et connaissables. Notre objectif est de parve- nir, au moyen des pratiques, à une représentation des relations entre l’action située dans le temps et dans l’espace et la décision. Les « défaillances et les perturbations sont non seulement des occasions d’observation pour le chercheur mais aussi des opportunités d’ap- prentissage réflexif et d’innovation fondamentale pour les systèmes d’activité » [Nicolini et collab. 2003]. Les défaillances majeures ne sont pas souhaitables dans des organisations de course à la voile compte-tenu des implications sur la vie des participants. De plus, il n’est pas envisageable, au plan éthique qu’une action de recherche contribue, délibérément ou par négligence, à mettre l’organisation dans de telles configurations. Cependant, si elles devaient survenir, notre dispositif d’observation pourra en saisir certains aspects en lien avec la question de recherche. Les objectifs de fiabilité et de sureté sont ceux poursuivis par l’ensemble fonctionnel de l’organisation nommé équipe technique et composé des pré- parateurs. Dans le cas de défaillance persistante, la relation des praticiens à l’action se détend pour se consacrer à la résolution du problème pour lui-même et de moins en moins en lien avec l’action. Ce qui se produit à ce moment-là, nous renseigne donc de moins en moins sur la pratique qui a été perturbée par une défaillance et de plus en plus sur la pra- tique de résolution du problème pour lui-même sans relation particulière avec la pratique

166 6.2. ETHNOMÉTHODOLOGIE ET OBSERVATION PARTICIPANTE

initialement en cours [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 345].

Notre attente, est que l’expérience du milieu de la course au large, la connaissance du skipper, la confiance de l’équipe technique, la bienveillance du sponsor et l’expertise mé- téorologique du chercheur rendront possible des échanges directs à l’initiative du skipper potentiellement révélateurs de pratiques en lien avec la question de recherche. La solli- citation de l’avis du chercheur seulement lors de ces instants traduit possiblement une situation qui dépasse temporairement les limites de traitement de l’organisation. Pendant ces périodes, qui seront par construction a priori rares et brèves, de mobilisation du cher- cheur par le skipper, il y a un risque de perte de capacité de recherche du fait d’une implication dans les processus organisationnels temporairement plus active avec une pos- sibilité d’influence sur l’action en train de se faire. Prévoir un recours systématique à un chercheur expérimenté extérieur le plus rapidement possible après chacune de ces mobilisa- tions permet de maintenir des capacités de recherche à un niveau suffisant afin de prévenir d’éventuels biais de collecte ou d’analyse de données. Cette disposition permet de main- tenir une continuité dans la recherche, notamment au moyen d’un dialogue direct entre chercheur et praticien possible à un 2e niveau lorsque le dialogue praticien-chercheur du 1er niveau (celui de la collecte) s’est temporairement mué en dialogue praticien-praticien le temps de la résolution du problème à l’origine de la sollicitation. Ce fonctionnement adaptatif et opportuniste représente un aménagement de l’appareillage méthodologique de la NDM qui complexifie le dispositif mais rend possible la sollicitation du chercheur en cas de nécessité. L’attente vis-à-vis de cet aménagement est de permettre, sans aucune garantie de réussite : — de repérer les instants les plus critiques du point de vue de la conduite des opérations ou de l’élaboration de la stratégie par le skipper ; — de bénéficier d’une vision de l’intérieur de la pratique décisionnelle du skipper pen- dant ces instants où le skipper y incorpore temporairement le chercheur ; — d’envisager un dialogue de recherche avec le skipper, en différé, basé sur une vision partagée de ces instants. A partir de ces constats, nous avons mis à profit plusieurs phases de l’action sur l’en- semble des cinq années pour développer et mettre au point des éléments méthodologiques

167 6.2. ETHNOMÉTHODOLOGIE ET OBSERVATION PARTICIPANTE

en nous appuyant sur une seule organisation : l’équipe professionnelle de course au large dirigée par Lionel Lemonchois et financée par la coopérative Prince de Bretagne. Les ca- ractéristiques de chacun de ces échantillons de notre cas de terrain sont rassemblées dans le tableau 6.1.

Échantillon 1 2 3 4 5 Date janvier 2014 septembre novembre novembre novembre 2014 2014 2015 2017 Compétition La Mauri- Entraînement Route du Transat Transat cienne Rhum Jacques Jacques Vabre Vabre Phase d’ac- tentative de entraînement course course course tion record Personnes à 1 5 1 2 2 bord Equipe à 4 4 6 6 6 terre Routeur 0 0 0 1 0 Dispositif lâche et ou- lâche et ca- resserré et resserré et resserré et d’obs. vert dré cadré cadré cadré Durée obs. 11 jours 2 jours 12 jours 5 jours 11 jours intensive Issue de abandon, sous-système arrivé, 4e abandon, abandon, la phase chavirage au technique position, chavirage, démâtage, d’action 11e jour amélioré 9 jours de 2 jours de 11 jours de course course course Position du distante in-situ (2j, distante puis distante puis distante puis chercheur Lorient) in-situ (3j, St in-situ (4j, 3 in-situ (3j, Malo) puis au Havre, 1 à Le Havre) distante Crac’h) puis puis distante distante Chercheur non non oui oui oui extérieur Type d’ob- participante participante participante participante participante servation et shadowing Nature de facilitation appui aux facilitation facilitation facilitation la dimension accès aux manœuvres, accès aux accès aux accès aux participante données, accès aux données données, données, réponse in- données réponse in- réponse in- terrogations terrogations terrogations Apports faisabilité perception focalisation shadowing simplification méthodo– et limites directe de sur l’unité du conseil à du dispositif logiques d’accepta- pratiques dé- d’analyse, terre bilité de la cisionnelles binôme de recherche recherche

Tableau 6.1 – Principales caractéristiques des échantillons du cas de la course au large.

168 6.2. ETHNOMÉTHODOLOGIE ET OBSERVATION PARTICIPANTE

Procéder sous forme d’échantillonnage présente plusieurs avantages pour la recherche. Le premier est d’articuler un contact continu avec le terrain à un niveau qui permet de suivre les grandes lignes de l’action et ce qui se produit (ex. nouveaux acteurs, agenda des compétitions, innovation technique, publication des règles de course) sans pour au- tant déployer l’appareillage requis par une observation en profondeur avec le terrain. Le deuxième avantage est la possibilité d’instauration d’une forme de dialogue entre le terrain et le laboratoire au moyen de la recherche [Avenier et Schmitt 2007] dont chaque dévelop- pement est discuté avec des chercheurs expérimentés du laboratoire. Notons qu’il ne s’agit pas ici d’un échantillonnage aléatoire, mais d’un échantillonnage orienté par la question de recherche vers les périodes de performance et de pression temporelle importantes. Procé- der par échantillonnage permet également de tirer partie des opportunités émergeant du terrain, lorsque l’intérêt pour la recherche est présumé suffisant, même avec un préavis de courte durée (inférieur à 3 mois).

La relative brièveté des observations participantes (41 jours) par rapport à la durée de la période d’intérêt (1826 jours) ne classe pas notre recherche en globalité dans la catégorie canonique de l’observation participante. La période d’observation intensive de 2015, par exemple, a consisté à accompagner le routeur (shadowing) lors de la préparation de la stratégie de course et des discussions avec les co-skippers et l’équipe technique du trimaran Prince de Bretagne pendant 4 jours (3 jours avant le départ et 1 jour après) tout en ayant des échanges permanents avec lui (par téléphone et par messagerie électronique) sur une période de 3 semaines autour du départ (2 semaines avant et 1 semaine après). Notre recherche peut donc être qualifiée d’observation participante diachronique en immersion dans le cadre d’un « système d’observation dynamique » [Journé 2005] orienté par les phases de l’action en train de se faire en relation avec la question de recherche. Ainsi, nous avons développé un dispositif d’observation adaptatif de l’action capable d’évoluer par intermittence en observation participante bénéficiant d’une force de rappel académique d’intensité proportionnelle à la profondeur de l’immersion.

169 6.3. OBSERVATION PARTICIPANTE DISTANTE

6.3 Observation participante distante

Le caractère atypique de l’organisation étudiée constitue une des originalités du terrain pour la recherche. L’appareillage méthodologique élaboré est proche de celui présenté par Giordano et Rickli [2013] mettant également en œuvre deux expertises (alpiniste et routeur en montagne) dans « un couplage in situ / distant » [Giordano et Rickli 2013] dans le cadre d’une performance sportive support à une recherche relative à la décision en situation extrême. L’originalité de notre méthode consiste à créer les conditions d’accès direct en profondeur en temps réel y compris à distance.

Il est possible d’approcher au plus près les pratiques décisionnelles du skipper malgré la distance. En effet, l’assistance à l’analyse de la situation météorologique et le conseil en matière de stratégie de course (routage) étant généralement autorisés en compétition dans les catégories de multicoques, le skipper a demandé au chercheur d’assurer une partie du travail de routage afin de lui faire gagner autant de temps que possible dans la com- préhension de l’environnement physique objectivable. En acceptant ce fonctionnement, le positionnement du chercheur se trouve significativement modifié. En effet, une telle évolu- tion, intègre et implique directement le chercheur dans le système d’information du skipper et indirectement dans l’action. Cette opportunité exceptionnelle permet d’envisager des contacts directs et réguliers entre le skipper et le chercheur pendant la course. Compte tenu de l’habitude des skippers de trimaran à s’organiser de la sorte en impliquant un assistant technique en appui de la gestion du bateau et aussi un assistant technique en appui de la compréhension de l’environnement physique, le positionnement du chercheur ne perturbe pas le système d’information habituel du skipper. Ceci est un point important pour notre approche méthodologique de décision en situation (non intrusive). Il est donc convenu que le skipper pourra appeler le chercheur à tout moment. Cette partie du dispositif permet ainsi de créer les conditions d’un contact rapproché et privilégié. Il est également convenu que le chercheur relatera tout contact direct avec le skipper au responsable d’équipe. Le dispositif met donc en jeu un trio skipper/trimaran - responsable d’équipe - chercheur avec une triple fonction à assurer pour le chercheur : — la première est orientée au service de l’observation de l’action via le repérage d’in-

170 6.3. OBSERVATION PARTICIPANTE DISTANTE

dices ; — la deuxième est orientée au service de l’activité du skipper via l’analyse de l’envi- ronnement ; — la troisième est orientée au service de l’activité du reste de l’équipe via l’information du responsable d’équipe. Le positionnement du chercheur (représenté sur la figure 6.1), permet une proximité avec le skipper et un accès aux flux d’informations internes au trinôme skipper-responsable d’équipe-bateau qu’il serait pratiquement impossible d’atteindre par tout autre position- nement moins immersif. Notre pari est que l’originalité de la méthode permettra d’accéder à des phénomènes organisationnels inaccessibles autrement.

Figure 6.1 – Positionnement du chercheur pendant l’immersion dans l’échantillon 1.

Cette proximité s’accompagne d’une difficulté en matière de capacité de recherche au sens où le chercheur doit garder un esprit critique sur le déroulement de l’action et des phénomènes observés. Cette difficulté a été identifiée très tôt dans la recherche notam- ment au cours du premier échantillonnage de terrain consistant en une simple observation ethnographique in situ de pratiques décisionnelles. L’activation temporaire du chercheur non immergé dans l’action (figure 6.2) est un moyen de s’en prémunir, que l’observation participante ait lieu in-situ ou à distance.

Des informations concernant la gestion de la course sont échangées en permanence au sein de l’équipe. Le responsable d’équipe est l’élément clé assurant l’aiguillage de l’in- formation. En effet, il représente un véritable carrefour d’informations puisqu’il assure le

171 6.3. OBSERVATION PARTICIPANTE DISTANTE

Figure 6.2 – Positionnement du chercheur pendant l’immersion dans l’échantillon 3.

relais du skipper pour solliciter toute assistance technique et concentre le filtrage de la totalité des demandes de communication destinées au skipper. Ainsi, il a connaissance de tout événement nécessitant une assistance distante (ex. : déréglage du pilote automatique) et de toute demande de contact avec le skipper. Des échanges fréquents entre le respon- sable d’équipe et le chercheur nous paraîssent fondamentaux à établir pour avoir accès à des informations de première main émanant du bord ou destinées au bord au plus près de l’action à l’image de ce qui a été mis en place par Giordano et Musca [2012] dans le domaine de l’alpinisme. Outre le contenu factuel des échanges permettant d’être informé en temps réel des aspects de la gestion du bord verbalisés par le skipper, l’établissement d’une telle relation permet également de recueillir les impressions sur l’humeur et les préoccupations du skipper via la personne la plus fréquemment en contact avec lui.

En complément des informations générales, il est possible de programmer une balise de transmission satellite reliée à la centrale de navigation du bord afin d’émettre à une fréquence configurable (ex : 10 minutes) les paramètres de navigation courants et les pa- ramètres météorologiques de base. Ces informations alimentent un serveur internet dédié via une communication satellite d’une balise autonome (cf. figure G.2 en annexe G.9). De plus, l’ensemble des informations de l’ordinateur de bord bénéficie d’un enregistrement avec un échantillonnage de toutes les informations mesurées par tous les capteurs chaque seconde. Ces enregistrements haute fréquence ne sont pas accessibles en temps réel, mais sont consultables à bord après l’arrivée.

172 6.3. OBSERVATION PARTICIPANTE DISTANTE

Une fois la course terminée, un entretien libre (téléphonique) au plus proche de la fin de la course et un entretien semi-directif en différé sont planifiés pour revenir sur le déroulement de l’action en application des méthodes éprouvées basées sur la remémoration d’événements à fort enjeu émotionnel pour les individus [Klein 1998] [Weick et Sutcliffe 2007].

6.3.1 Fiabilisation en situation

Pour caractériser au mieux les flux d’informations et détecter des indices, il est donc nécessaire de mettre en place une communication efficace entre le chercheur et le res- ponsable d’équipe à terre (contact possible permanent via skype, messagerie électronique, téléphone mobile) à l’initiative de l’un ou de l’autre. La participation à la Route du rhum est conditionnée par la réalisation d’une séance de qualification en solitaire consistant à évoluer sur un parcours donné mettant en jeu un nombre varié d’allures (afin d’éprouver le couple bateau-skipper) sur une distance d’environ 1200 milles. La qualification constitue une opportunité (hors course) de vérifier que le dispositif envisagé est compatible avec la pratique de la navigation en solitaire. La qualification effectuée en aout 2014 a ainsi permis de valider les éléments suivants : la programmation de l’envoi automatique des données depuis le bord, la communication par téléphone satellite, les échanges de messages électro- niques, la mise à disposition des fichiers météorologiques et les modalités de conversation technique avec le chercheur (attentes, contraintes), et développer une collaboration étroite et transparente avec le responsable de l’équipe, la prise de notes du chercheur, la structu- ration de l’archivage des informations et le repérage des intonations lors des conversations téléphoniques.

Ainsi, les principes et techniques de bases de l’observation distante ont été éprouvés sur une période de trois jours consécutifs de navigation du skipper en solitaire. Les principaux aspects techniques ont donc été définis et fiabilisés avec l’équipe pendant l’été 2014 avec le même positionnement du chercheur que pour l’échantillon 1 d’observation (représenté sur la figure 6.1).

173 6.3. OBSERVATION PARTICIPANTE DISTANTE

6.3.2 Observations préparatoires in situ en temps réel

Malgré la proximité en termes de flux d’information, la distance du terrain pendant l’événement constitue une réelle difficulté pour la qualité des observations collectées comme l’ont relevé Giordano et Rickli [2013]. La difficulté de recueillir des témoignages et des informations fiables et régulières pendant l’observation ont été particulièrement soulignées par Giordano et Musca [2012] sur le cas d’alpinistes professionnels en expédition dans l’Himalaya. Les défis méthodologiques et empiriques qu’elles soulignent ont été précieux dans la conception de notre propre méthode d’observation : la connaissance mutuelle, une relation de confiance, la communication, l’observation en continu et l’accès aux données.

Pour bénéficier de plus de richesse dans l’interprétation, nous avons souhaité aller un peu plus loin dans la compréhension du fonctionnement à bord. Aussi, à la faveur de la dernière séance d’entraînement prévue avant le convoyage entre Lorient 1 et Saint-Malo pour le départ de la route du Rhum 2014, une observation in situ a pu être effectuée selon le schéma représenté figure 6.3. Cependant, en raison d’un problème technique majeur (anomalie du parallélisme du système de barre), l’entraînement s’est mué en deux séances de mise au point impliquant la totalité des membres de l’équipe technique et l’appui d’un second skipper de haut niveau. Une observation du travail du skipper au sein de son équipe à terre puis au sein de son équipage en mer a pu être conduite pendant deux jours consécutifs.

Figure 6.3 – Positionnement du chercheur pendant l’immersion dans l’échantillon 2.

L’observation (extrait des notes en annexe E) a permis de valider l’accès aux infor-

1. Port d’attache et localisation de l’atelier de Prince de Bretagne.

174 6.3. OBSERVATION PARTICIPANTE DISTANTE

mations enregistrées à haute fréquence à bord (aspect technnique), mais aussi, d’observer le comportement du skipper à terre comme en mer, le fonctionnement de l’équipe, les conditions de travail à bord parfois acrobatiques (aspects humains et organisationnels). La participation aux manœuvres a, en outre, permis de percevoir les efforts physiques associés aux virements et aux empannages, à certains réglages (border, choquer) et aux manipulations de voile (enroulement, affalage, mise à poste, rangement, matossage). De plus, le lendemain des deux navigations, à l’occasion d’un tournage promotionnel mettant en scène le parrain du bateau avec le skipper, un échange avec le directeur du marketing du partenaire financier a permis d’approfondir la compréhension de la démarche du sponsor en matière de communication et d’observer l’articulation de différents aspects du travail du skipper. Cette séance d’entraînement a également permis au chercheur de clarifier la démarche de recherche auprès du skipper, de l’équipe et du sponsor.

Enfin, le développement significatif des capacités du chercheur en matière d’observa- tion par la perception directe du déroulement de l’action, par la pratique de gestes simples, par l’usage des outils informatique et de télécommunication du bord, par la perception des pratiques de coordination [Bouty et Drucker-Godard 2011]. La manière d’appréhender l’environnement par le skipper constitue un atout précieux particulièrement pour la per- ception par la pratique de ce qui n’est pas facilement exprimable par le langage [Gherardi 2009a].

6.3.3 Collecte d’informations complémentaires

Dans une perspective de triangulation des différentes sources de données, nous nous appuyons également sur des informations qui ne sont pas produites par le dispositif d’ob- servation mais par une collecte plus large auprès de participants de l’action à différents niveaux. Pendant une course, certaines informations sont publiques et accessibles libre- ment sur internet, la plupart sur les sites internets de l’organisateur de la course, des sponsors, des institutionnels partenaires ou des skippers dont l’objectif commun est de valoriser l’événement auprès d’un large public. Les principaux types d’information sont listés ci-après : — les communiqués des équipes de concurrents ;

175 6.3. OBSERVATION PARTICIPANTE DISTANTE

— les photos et vidéo prises à bord ; — les vacations radio enregistrées ou en direct ; — la position, le cap et la vitesse de toute la flotte plusieurs fois par jour ; — un classement accompagné de paramètres d’analyse ; — les coupures de presse relatant la course et d’éventuelles entretiens ; — réseaux sociaux des commentateurs non professionnels ; — modèles de prévision numériques atmosphérique et océanique ; — observations météorologiques en surface et par télédétection, bulletins et cartes météorologiques expertisées d’analyses et de prévisions ; — avis aux navigateurs diffusés par les affaires maritimes ; — sources diverses pouvant émerger pendant l’événement. La figure 6.4 récapitule, sous forme de schéma représentatif de l’échantillon 4 (trans- atlantique en double), les principales sources par types et natures de données brutes col- lectées.

Figure 6.4 – Représentation des sources et natures des principales données collectées.

176 6.4. CARACTÉRISTIQUES COMPLÈTES DE LA RECHERCHE

Cette représentation rappelle dans sa composition que le suivi longitudinal et les élé- ments de cadrage de la recherche orientent la collecte des données. La composition permet également de refléter la finalité de la préparation des données pour l’analyse dont la pre- mière étape est la condensation des données [Miles et collab. 2019]. Cette représentation montre clairement la distinction des natures de données. Les données numériques collec- tées servent à caractériser l’environnement physique (qu’il soit statique [géographie] ou dynamique [atmosphère, océan] à l’échelle de l’observation) et l’outil de production de l’organisation dans le milieu océanique (bateau) en relation avec le milieu 2 (ex. angle d’in- cidence du vent dans le gréement). Notons que la figure 6.4 peut aussi être vue comme une carte générale du système de connaissance de situation distribué [Stanton 2016] ou fragmenté [Bruni et collab. 2007] relativement au chercheur en immersion. Dans la même logique, le corpus de données constitue la « mémoire exo-somatique » [Lebeau 2005] du chercheur en immersion.

Après une course, des récits et analyses à froid d’extraits de la course peuvent être produits dans un délai plus ou moins long (majoritairement avant l’édition suivante de la course). Ces éléments sont très nombreux, de formats très disparates et de sources multiples (ex. journalistes, particuliers passionnés, concurrents). Aussi, une stratégie de collecte doit être mise en place pour limiter le risque de submerger le chercheur et de consommer trop de temps. Pour éviter la surabondance de données, la rationalisation de la collecte est identifiée comme un enjeu important.

6.4 Caractéristiques complètes de la recherche

Ayant présenté la richesse potentielle du terrain de la course au large à la voile et les modalités mises au point pour relever les défis méthodologiques, nous sommes en capaci- té, désormais, de dresser le cadre complet de notre recherche. Le tableau 6.2 présente, de manière synthétique, les caractéristiques complètes de la recherche aux plans théo- rique, méthodologique et épistémologique. Ces éléments de cadrage couplés aux dispositifs d’immersion des échantillons 4 et 5 (figure 6.5 a et b) représentent ensemble le dispositif

2. L’annexe C présente le bateau et les principales modalités de production de performance dans le milieu physique.

177 6.4. CARACTÉRISTIQUES COMPLÈTES DE LA RECHERCHE

complet conçu pour conduire la recherche.

Intention de recherche Mieux comprendre l’articulation entre décision et action dans une logique de performance organisationnelle au sein d’un monde en transformation continuelle Motivation initiale Comprendre des événements perçus dans le cours d’activités pro- fessionnelles Discipline Sciences de gestion Question de recherche Pendant la recherche de performance en contexte extrême, com- ment l’action en train de se faire s’articule-t-elle avec la décision ? Objet de recherche Relation action-décision Action Occurrence d’événements singuliers au cours du temps [Chia 1999] Organisation Activité organisée et organisante sous forme de fédération de flux participant à l’action Pratiques Manières partagées et reconnaissables de faire les choses matéria- lisant une connexion dans l’action et des relations d’influences Échelle d’analyse Organisation Unité d’analyse Relation action-décision au sein de l’organisation Nature des travaux Empirique, exploratoire, qualitative, inductive Posture épistémologique Constructiviste de type interprétativiste Positionnement théorique Théorie des organisations, courant des études fondées sur la pra- tique Méthodologie Ethnographie, entretiens et investigation Terrain Course au large à la voile professionnelle Durée totale 5 ans Position du chercheur Suivi longitudinal macroscopique, observations participantes dia- chroniques ciblées Échantillonnage 2 à 11 jours consécutifs pendant des périodes de recherche de performance Indices à repérer Traces de pratiques décisionnelles, événements émergeant de l’ac- tion, décalages temporels entre événements et traces de pratiques

Tableau 6.2 – Caractéristiques complètes de la recherche.

Le cadre complet de notre recherche désormais posé et justifié pas à pas, les aspects relatifs à la collecte des données brutes, à la constitution d’un corpus, la préparation et l’analyse des données sont développés dans la partie III en trois chapitres au niveau d’abstraction croissant. Ces éléments sont ensuite discutés en partie IV en établissant un dialogue avec les champs théoriques mobilisés en partie I.

178 6.4. CARACTÉRISTIQUES COMPLÈTES DE LA RECHERCHE

Figure 6.5 – Positionnement du chercheur pendant l’immersion sous forme de shadowing du routeur dans l’échantillon 4 (a) et l’immersion en routeur dans l’échantillon 5 (b).

179 6.4. CARACTÉRISTIQUES COMPLÈTES DE LA RECHERCHE

180 Troisième partie

Analyse des résultats de compétitions de course au large

181

L’ensemble des éléments théoriques, épistémologiques et méthodologiques de la re- cherche ayant été établis par les chapitres des parties I et II, nous sommes en mesure de présenter et d’analyser, dans la partie III, les résultats obtenus pour un épisode de course au large où une performance exceptionnelle a été réalisée. Cette troisième partie suit ri- goureusement le cadre d’analyse de données qualitatives défini et actualisé par [Miles, Huberman et Saldaña 2019] en décomposant les étapes de collecte de données, de descrip- tion épaisse, de condensation de données par le codage (provisoire, premier cycle, deuxième cycle), d’ana-lyse exploratoire séquentielle et de présentation graphique structurée. Cette décomposition méthodique est répartie dans trois chapitres dont le découpage reflète un élévation graduelle du niveau d’abstraction de l’analyse.

Le chapitre 7 explicite pas à pas la constitution méthodique du corpus de données au moyen de différentes sources à travers des éléments narratifs et l’identification, l’annotation et le codage des données brutes. La variété des sources et des natures de données manipulées fait écho aux différents flux d’activité du terrain. Plusieurs schémas synthétiques sont élaborés pour permettre à tout moment de situer les données manipulées au sein de ces flux et de se repérer dans la variété des sources et des formats. Un extrait de course transatlantique avec une création exceptionnelle de performance, saisie en temps réel au plus près des pratiques décisionnelles est analysé en détail au chapitre 8. Les éléments de réponse, du point de vue de l’action, à la question de recherche sont analysés en termes de décision, de phases d’action et de relation opérations-stratégie.

Sur la base de cet extrait, la mise en relation d’événements de l’action et de pra- tiques décisionnelles en tenant compte des décalages temporels conduit, par l’inversion du point de vue (chapitre 9), en adoptant cette fois celui de l’organisation, à introduire un modèle d’interprétation original : le phénomène décisionnel. Après une description dé- taillée du modèle en termes de performance, les dimensions complémentaires relatives au temps, à l’espace et aux processus sont abordées. Enfin, la troisième partie se conclut par l’affirmation de l’important potentiel interprétatif du modèle en matière d’analyse et de manipulation des relations action-décision au sein de l’organisation dans le terrain de la course au large.

183 184 Chapitre 7

Reflets de la relation action-décision au sein de l’organisation

Les différents niveaux de profondeur de l’immersion du chercheur dans l’action par sa position d’observation participante dans l’organisation et les sources complémentaires de données permettent d’obtenir une large variété de données dont le corpus vise à circonscrire les pratiques décisionnelles par triangulation.

Notre objectif est de parvenir, au moyen des pratiques décisionnelles, à une représenta- tion des relations entre l’action située dans le temps et dans l’espace et la décision élaborée au sein de l’organisation. Pour ce faire nous nous appuyons sur les événements repérés dans l’action, les traces de pratiques décisionnelles et les décalages temporels entre ces éléments.

Les différentes étapes permettant de passer de la collecte de données brutes à une analyse qualitative, suivent rigoureusement le cadre élaboré par Miles et collab. [2019]. Il s’agit : — de la préparation des données par la constitution d’un corpus de données structuré, indexé, daté, commenté notamment pour les situer correctement dans l’action (vus au chapitre 6) ; — des narratifs et descriptions épaisses (cf. présentés en 7.1) ; — de la condensation des données sous forme d’un premier cycle (7.2) puis d’un second cycle (chapitre 9) de codage comme deux premiers niveaux d’abstraction ;

185 7.1. NARRATIFS ET DESCRIPTIONS ÉPAISSES

— de la représentation graphique pour l’interprétation au niveau d’abstraction corres- pondant à l’unité d’analyse (chapitre 9). Ces étapes mobilisent les éléments les plus adaptés, présentés et justifiés en relation avec le panorama théorique établi en partie I. Ils correspondent au traitement de la question de recherche dans le cas d’une approche empirique exploratoire inductive dans une logique interprétative.

A l’issue de la présentation des outils d’analyse et des modalités de mobilisation par des allers-retours entre terrain et laboratoire, le chapitre 8 restitue l’analyse par description épaisse et premier cycle de codage par cette méthode pour un extrait de compétition. La suite de l’analyse est effectuée sous forme de deuxième cycle de codage et de représentation graphique fait l’objet du chapitre 9.

7.1 Narratifs et descriptions épaisses

La dimension narrative est essentielle pour les PBS, spécifiquement dans la perspective de rendre compte de la richesse et de la complexité de pratiques en situation. « Raconter des histoires à propos des pratiques est une stratégie méthodologique qui repose sur le pouvoir de la connaissance narrative » [Gherardi 2019, p. 2]. Il est donc logique de recourir à l’outil méthodologique de description épaisse [Geertz 1973], couramment mobilisé en recherche qualitative exploratoire comme élément de restitution d’observations ethnographiques de terrain [Miles et collab. 2019]. Nous sommes cependant conscients des limites intrinsèques de cette technique dues aux possibilités explicatives du langage tant pour les praticiens que pour les théoriciens [Schatzki 2005, p. 8] (se référant à la pensée de Wittgenstein). De manière générale, « nous en savons plus que ce que nous pouvons exprimer » [Polanyi 1962] (cité par [Nicolini et collab. 2003]). Dans notre cas, l’élaboration d’un texte narratif d’observation se nourrit de sources d’informations variées pour les assembler en un récit cohérent d’un espace de l’action en train de se faire au cours de laquelle des activités organisées se déroulent et où des pratiques décisionnelles se produisent.

Cette étape de construction de sens émergeant de l’action à partir de la triangulation de données est cependant délicate à réaliser. Il est en particulier important d’identifier

186 7.1. NARRATIFS ET DESCRIPTIONS ÉPAISSES

les risques de sur-représentation de certains indices (dénombrés sous différentes formes) ou de négligence de certains autres (perception insignifiante). L’insertion de biais dans le texte narratif est un risque permanent, aussi le travail en binôme de recherche constitue un recours précieux pour limiter les biais dans la mesure où la représentativité de la restitution est questionnée systématiquement dès la phase d’élaboration. La confrontation d’éléments de description plus délicats que d’autres au regard de praticiens est également une manière de se prémunir de biais. Cette activité visant à consolider la lecture d’une action par les praticiens eux-mêmes est essentiellement réalisée au moyen d’entretiens semi-directifs s’appuyant sur une technique réflexive inspirée de l’auto-confrontation du praticien avec le résultat de son activité majoritairement reflété par des traces matérielles [Mollo et Falzon 2004] ou réifié par des dispositifs techniques. Dans notre cas, la réification consiste en une animation de cartes incorporant les trajectoires des bateaux et les champs de vents analysés.

L’auto-confrontation, développée en ergonomie et couramment mobilisée en clinique de l’activité [Clot 2011] notamment au moyen d’enregistrement vidéo, est une ressource pré- cieuse pour construire un narratif de description épaisse puisqu’elle positionne le praticien en situation réflexive par rapport à sa réalisation. Cela permet d’accéder, par le commen- taire oral, à la différence entre la perception de l’activité réalisée et la matérialisation d’un ensemble de variables décrivant l’action. Plus précisément, nous avons réalisé une auto- confrontation individuelle avec le skipper pour un échantillon de navigation en solitaire (échantillon 3, entretien semi-directif à distance) et une auto-confrontation individuelle parallèle avec le skipper et le co-skipper séparément dans un échantillon de navigation en double (échantillon 4, entretiens semi-directifs présentiels séparés). Notons qu’il ne s’agit ni d’auto-confrontation croisée [Clot et collab. 2000] ni d’allo-confrontation [Mollo et Falzon 2004] où un praticien commente l’activité d’un autre praticien sans y avoir été impliqué.

Même si l’auto-confrontation encastrée dans un entretien semi-directif est une source d’information permettant une exploration en profondeur d’une pratique, il est, bien en- tendu possible de développer une description narrative d’épaisseur significative même lorsque cette technique n’est pas employée en s’appuyant sur l’ensemble des autres sources de données. Le déploiement d’un dispositif complet nécessite une préparation importante

187 7.2. CONDENSATION DES DONNÉES

et une période de temps relativement longue et donc une anticipation et des précautions spécifiques pour le tressage de la recherche avec l’action observée. Sans surprise, l’étape qui s’est révélée la plus coûteuse en temps est la transcription des notes d’entretien et des données collectées.

7.2 Condensation des données

Afin de pouvoir conduire une analyse du corpus de données, une première tâche de condensation des données est nécessaire pour sélectionner, orienter ou déclencher des « ré- flexions plus profondes sur la signification des données » [Miles et collab. 2019, p. 64] et limiter le risque de surcharge en facilitant la manipulation du corpus.

Contrairement à ce que peut laisser penser une lecture rapide de la représentation sim- plifiée en deux dimensions et la lecture rapide des figures 5.1 et 5.2, l’action de la course au large sur l’ensemble de la période d’intérêt se développe en parallèle dans plusieurs espaces et à plusieurs niveaux. Pendant une course transocéanique, ces espaces sont la plupart du temps distincts avec des relations plus ou moins régulières. Le moment du départ d’une course (quelques heures avant et quelques heures après) représente un moment de recouvre- ment de ces espaces d’action. Au cours de cette période, la médiatisation est focalisée sur le lieu du départ où se trouvent tous les bateaux des organisations en compétition ainsi que les spectateurs directs (à terre et en mer) ainsi que des représentants d’entreprises sponsors avec leurs invités (ex. dirigeants, salariés, clients). Les équipes à terre et les fournisseurs sont également présents et actifs pour traiter ou achever de traiter les problèmes résiduels et se tiennent prêts à régler les problèmes potentiels. L’organisateur de l’événement de course (l’entité en charge des aspects sportifs est nommée : la direction de course) assure un ordonnancement d’ensemble qui rythme l’action générale dans les différents espaces. Compte-tenu de l’intensité habituelle de l’action lors de la phase de départ, les périodes d’observation intensives pendant les courses débutent un peu avant (au plus tard l’avant veille du départ).

Pendant la course, le bateau donne à voir la résultante de l’activité de l’organisation en compétition (bateau + équipage + équipe à terre) dans le temps, dans l’espace phy-

188 7.2. CONDENSATION DES DONNÉES

Espace de l’action Acteurs princi- Autres acteurs Composante pré- paux pondérante dans l’action Milieu océanique Concurrents (ba- Équipes à terre, Réalisation de l’évé- teaux, équipages), fournisseurs, public, nement sportif direction de course usagers de la mer, autorités maritimes, faune marine Espace médiatique Direction de course, Fédération de voile, Valorisation de l’évé- médias, agences de clubs et associations, nement presse, sponsors, pu- équipes à terre blic Activité économique Sponsor, collectivités Équipages, équipes à Marketing, relations territoriales terre, acteurs du sec- publiques, communi- teur tourisme cation Vie privée des marins Famille Proches Soutien

Tableau 7.1 – Différents espaces d’action de la course au large. sique et dans l’espace de l’action. Le bateau constitue également le lien matériel entre le concurrent et le milieu physique dans lequel se déroule la composante sportive de l’action. Le lien entre le concurrent et l’espace médiatique est assuré principalement par l’agence de presse du concurrent et occasionnellement par le skipper ou un autre membre de l’équi- page. Le lien entre l’organisation et l’espace d’activité des fournisseurs est principalement assuré par le responsable technique de l’organisation. Le lien entre l’organisation et la vie privée des marins est assuré par les marins directement ou le responsable technique selon les circonstances. L’unité d’analyse étant centrée sur la pratique décisionnelle de l’équi- page pendant la compétition pour accéder à la relation action-décision dans une logique organisationnelle, la collecte de données est effectuée sur les deux espaces où des traces de pratiques sont a priori saisissables : le milieu physique, l’espace médiatique.

7.2.1 Circonscrire les pratiques décisionnelles dans le corpus

Le premier enjeu en matière d’analyse des données est, à partir de la compréhension et de la connaissance du terrain, d’identifier l’apport de chaque source de données pour approcher les pratiques décisionnelles. Cet aspect est traité au moyen d’un premier niveau de codage provisoire (Provisionnal coding) attribué autant que possible au fil de l’eau en cours de collecte pour chaque bloc de données collectées [Miles et collab. 2019, p. 69]. Ce

189 7.2. CONDENSATION DES DONNÉES

codage très simple vise à identifier les éléments qui donneront lieu à un deuxième niveau de codage, plus détaillé, orienté par le cadre de notre recherche (résumé tableau 6.2 chapitre 6) et attribué majoritairement lors de la transcription et de l’analyse des données : — codage descriptif (descriptive coding), approprié pour exploiter des sources de don- nées disparates et les approches ethnographiques [Miles et collab. 2019, p. 65] ; — codage processuel (process coding), approprié pour l’étude d’éléments interconnec- tés avec l’action pouvant émerger au cours du temps [Miles et collab. 2019, p. 66]. Il est important de noter que quelle que soit la pratique décisionnelle mobilisée par l’équipage, si cette pratique est significative dans l’action, les effets sont perceptibles en analysant la trajectoire du bateau dans l’espace et dans le temps (position, cap et vitesse) relativement à l’évolution locale des conditions météorologiques et océaniques. Autrement dit, il est possible de détecter si la manière de naviguer de l’équipage est cohérente avec les conditions locales (et de quantifier un éventuel décalage), en connaîssant avec une précision et un échantillonnage suffisant : — les paramètres de trajectoire du bateau (latitude, longitude, cap, vitesse) ; — les paramètres de réglage du bateau (ex. voiles à poste, angle d’incidence du vent réel) ; — les conditions météorologiques (force et direction du vent moyen, force et direction des rafales) ; — les conditions océaniques (hauteur, direction et fréquence des vagues, courant de surface, hauteur, direction et fréquence de la houle) ; La quantification du décalage s’exprime en pourcentage du rendement théorique ob- tenu par le rapport de la vitesse observée avec la vitesse maximale accessible pour la force du vent et l’angle d’incidence du vent [Chéret 2000] (cf. polaire de vitesse en annexe D.4). Dans le cas général, chaque équipage cherche à maximiser la vitesse du bateau en minimisant la longueur de la trajectoire réalisée afin d’arriver avant le maximum d’autres concurrents. Au niveau de la compétition, la mesure finale de la performance est donc effectuée avec un chronomètre. Une mesure intermédiaire de performance peut être effec- tuée avec un chronomètre (durée du parcours pour atteindre une zone fixe) mais aussi, à

190 7.2. CONDENSATION DES DONNÉES

tout instant, au moyen de la distance géométrique séparant le bateau de la ligne d’arrivée (orthodromie).

7.2.2 Codage provisoire

Sur la base du panorama de la décision, établi au chapitre 3, nous considérons que les traces de pratiques décisionnelles présumées repérables dans le corpus sont variées et de différentes sortes. Le tableau 7.2 recense les types de traces repérables, en fonction de chaque nature de données, identifiée a priori. La dernière colonne du tableau indique les trois éléments de codage de premier niveau utilisés.

Types de don- Espace de Traces de Illustrations Codage provi- nées l’action pratique déci- soire sionnelle Paramètres du Milieu physique Évolution de Virement, Actuation bateau trajectoire manœuvre, Changement de voile Extraits de flux Milieu physique Échange d’infor- Sollicitation Actation, Ac- d’information mation d’avis par tuation message électro- nique Notes d’observa- Milieu physique Échange d’infor- Sollicitation Actation, Ac- tion mation d’avis oralement tuation Entretiens libres Milieu physique Éléments verba- Commentaires, Actation, Ac- (recherche) lisables de pra- avis, jugements, tuation, Sens tiques évaluation, récits Entretiens Milieu physique Éléments verba- Commentaires, Actation, Ac- semi-directifs lisables de pra- avis, jugements, tuation, Sens (recherche) tiques évaluation, né- gociation de compréhension, récits, auto- confrontation Interviews, Espace média- Création de Communiqué Sens déclarations tique sens, explica- (publique) tions, justifica- tions Commentaires Espace média- Création de Article de presse Sens (public) tique sens, explica- tions, justifica- tions

Tableau 7.2 – Traces de pratiques décisionnelles dans le corpus et codage provisoire.

191 7.2. CONDENSATION DES DONNÉES

Notons immédiatement que la qualification des données avec les codes actuation et sens indique des traces postérieures à un choix puisqu’avec le premier terme, il s’agit d’effets mentionnés et qu’avec le second, il s’agit d’explications différées. Inversement, l’annotation des données avec le terme actation indique des traces peu décelables dans le monde sensible, notamment la verbalisation d’intentions. Le terme de crise a été ajouté au cours des travaux pour annoter des moments de pratique décisionnelle plus spécifique à des situations dont la criticité est manifeste. Le mot crise peut paraître excessif mais il présente l’intérêt d’attirer l’attention sur une forme de tension constatée ou présumée.

Un deuxième type de codage provisoire attribué au fil de l’eau est utilisé pour distin- guer des périodes de temps pendant lesquelles l’action se déroule en fonction de la logique dominante de l’action. Ces logiques se repèrent par un ensemble de règles que suit l’action sur une période donnée qui est nommée une phase [Marchais-Roubelat 2000] [Roubelat 2016]. Chaque phase identifiée dans la perception générale de l’action est qualifiée explici- tement afin de faciliter l’interprétation des données dans la logique de l’action [Sandberg et Tsoukas 2011]. Ce codage temporel a été utilisé systématiquement à partir de la mise en place du cadre resserré sur la question de recherche, c’est-à-dire pour les échantillons 3, 4 et 5 chacun associé à une compétition. La période pendant laquelle l’action passe d’une phase à une autre est nommée transfert [Roubelat 2016]. Pendant une période de transfert, l’influence relative de la règle dominante de la phase qui se termine et de la règle dominante de la phase qui débute peut fluctuer.

La figure 7.1 représente une période de temps avec trois phases et deux périodes de transfert qui se manifestent différemment au sein de deux espaces de l’action de la course C. Les ellipses indiquent les espaces d’investigation in situ avec observation directe (trait plein) et avec observation distante (tirets) conduites dans le cadre de la recherche. L’ob- servation distante signifie l’insertion du chercheur dans les flux d’information. Notons que l’observation in-situ est encadrée par l’observation distante. La segmentation de l’action sous la même forme pour les deux autres périodes de compétition observées est présentée en annexe F à la suite de la présentation synthétique de chaque événement par chaque organisateur.

Dans le cas général, nous nous attendons à retrouver dans le corpus, des annotations

192 7.2. CONDENSATION DES DONNÉES

Figure 7.1 – Segmentation de l’action au moyen de phases articulant des processus orga- nisés et le dispositif d’observation pour l’échantillon 5.

d’actuations plutôt en début de période de transfert et des annotations de sens plutôt à l’issue de périodes de transfert et des annotations d’actation à proximité de la fin d’une phase. Notons que dans certains cas, les acteurs eux-mêmes peuvent avoir l’initiative de mettre un terme à une phase lorsqu’ils changent le cours de l’action dans leur espace d’influence sur une dimension d’évaluation [Marchais-Roubelat 2000].

Un accès direct et continu à l’action du milieu océanique d’un concurrent (échantillon 3) en phase préparatoire de l’action de course au large, permet une segmentation sous forme de phases à l’échelle de l’activité organisée du concurrent (plus fine que les phases de l’action générale). Cette logique d’imbrication de la représentation [Marchais-Roubelat 2000] couplée à une représentation dans l’espace (puisque le bateau est mobile) est matéria- lisée par la figure 7.2. Cette représentation couplant phase d’action et milieu océanique montre l’apport de la trajectoire annotée pour préparer l’interprétation de l’activité de l’organisation au sein de l’action.

A l’issue de la collecte et du codage provisoire, un codage de premier niveau est effectué sur deux plans distincts : descriptif et processuel.

193 7.2. CONDENSATION DES DONNÉES

Figure 7.2 – Carte des différentes phases d’un extrait de l’échantillon 2.

7.2.3 Codage descriptif

Le codage descriptif consiste à condenser en un mot ou une expression, le contenu d’un bloc de données. Dans notre approche par la pratique (cf. chapitre 2), l’objectif poursuivi par le codage descriptif est d’identifier une typologie d’éléments de pratiques décisionnelles inspirée des différentes formes théorisées de décision (cf. chapitre 3) rassemblées dans le tableau 7.3. Ce repérage est parfois possible pendant le cours de la collecte, mais cela s’est révélé rare en pratique. L’attribution de code descriptif a été majoritairement réalisée en différé en première ou en deuxième lecture du corpus en laboratoire. Pour un nombre élevé d’opérations de codage, un ré-examen est intervenu avant de stabiliser la catégorisation de blocs de données.

Le regard ouvert largement associé à la dimension exploratoire de la recherche se traduit ici par l’usage d’une catégorie autres éléments visant à repérer des traces non pré-établies, sous réserve de pertinence.

194 7.2. CONDENSATION DES DONNÉES

Éléments descriptifs de pratiques décisionnelles à l’échelle de l’unité d’analyse Plan Recherche d’information (hors avis) Détermination d’options Evaluation d’options Reconnaissance de situation Recherche d’effets avec les moyens mobilisables Solution préexistante (inclut automatisme) Sollicitation d’avis Réflexion (dont doute, hésitation) Intention (explicite ou non) Choix, sélection d’intention d’acte ou d’option Acte (réalisé) Perception Justification Constat d’action modifiée Autres éléments

Tableau 7.3 – Code descriptif associé à des traces de pratiques décisionnelles.

7.2.4 Codage processuel

Compte-tenu de l’importance de la temporalité traduit par la question de recherche (cf. 1.3.1), le codage descriptif est complété par un codage de type processuel. Les codes utilisés, rassemblés dans le tableau 7.4, s’attachent à l’aspect progressif de l’action pour faire ressortir notamment l’accomplissement de tâches dans le domaines des opérations ou de la stratégie. Les termes, issus du panorama de la décision (chapitre 3), n’ont pas tous été traduits en français pour garder le caractère compact permis par la langue anglaise pour les noms verbaux.

Le regard ouvert largement associé à la dimension exploratoire de la recherche se traduit ici par l’usage d’une catégorie autres processus visant à repérer des traces non pré-établies, sous réserve de pertinence.

Deux préfixes sont également employés et associés à chacun de ces codes processuels afin de qualifier l’état d’engagement dans l’action [Sandberg et Tsoukas 2011] des praticiens associés aux codes processuels : — AC pour accomplissement consciencieux (absorbed coping); — DTI pour délibération thématique impliquée (involved thematic deliberation).

195 7.3. SYNTHÈSE DES OPÉRATIONS DE COLLECTE ET DE PRÉPARATION

Processus organisationnels de l’action en train de se faire Observing Organizing Planification Strategizing Implementing Sensemaking (inclut restitution) Enacting Gestion de problème Expérimentation Engagement d’irréversibilité Recherche de performance Préservation de la vie Autres processus

Tableau 7.4 – Code processuel associé à des traces de pratiques décisionnelles.

7.2.5 Annotations

En complément des quatre codes formels préalablement présentés (provisoire, segmen- tation de l’action, descriptif et processuel), des annotations libres des données ont eu lieu lors de la collecte, en phase de transcription, en phase de codage ou en phase de relecture sous forme textuelle et parfois sous forme graphique (ex. schéma, relation, dessin). Il s’agit principalement de remarques au fil de l’eau par exemple sur une intonation de voix, un paradoxe apparent, un non-dit, une curiosité ou une idée d’intérêt potentiel.

7.3 Synthèse des opérations de collecte et de préparation

Le corpus de données constitué à partir des observations, des entretiens et de la collecte de données de sources tierces contient différentes natures de données brutes : — Observations ethnographiques : comportements organisationnels ; — Entretiens de participants à l’activité de l’organisation : libres et semi-directifs ; — Messages électroniques : échanges intra-organisationnels ; — Conversations téléphoniques : échanges intra-organisationnels ; — Données physiques : caractérisation du milieu naturel ; — Données factuelles sur les organisations : trajectoires de la flotte, gestion de la

196 7.3. SYNTHÈSE DES OPÉRATIONS DE COLLECTE ET DE PRÉPARATION

course ; — Déclarations de participants externes à l’organisation étudiée : organisations concur- rentes, organisations partenaires, commentateurs de l’action (ex. journalistes, com- mentateurs amateurs). Une des difficultés associées à la collecte et fréquemment rencontrée dans les recherches exploratoires, est la quantité de données brutes et la variété des supports. Malgré d’im- portantes précautions, cet écueil est pratiquement inévitable (cf. indication des volumes de données en annexe figure G.2). Une des variables d’ajustement de la charge consiste à ne pas engager de transcription et de codage systématique mais à le faire seulement de de manière orientée. Nous nous sommes attachés à procéder ainsi, selon les orientations guidées par : — les phases de l’action, considérant que lors d’un changement de phase (i.e. pendant une période de transfert) la probabilité de saisir une pratique décisionnelle est plus grande du fait d’un changement de logique d’action ; — les périodes de tension présumée (annotation au fil de l’eau), considérant que la criticité de ces périodes rend les pratiques décisionnelles aisées à saisir. Un point d’attention supplémentaire pour l’analyse des données, lié à la variété des sources et des types de codage, réside dans le risque de sur-représentation d’une informa- tion, par exemple lorsqu’elle est présente à la fois dans une description épaisse et dans les données brutes codées.

Figure 7.3 – Représentation du processus de recherche déployé pour les échantillons 3, 4 et 5.

La séquence de recherche pour chacun des échantillons de terrain 3, 4 et 5 (courses A, B et C) s’étend sur une période d’une durée comprise chacune entre 8 et 10 mois avec une intensité d’implication maximum lors des périodes d’observation intensive dont la plus

197 7.4. CONCLUSION SUR LA MÉTHODE D’ANALYSE QUALITATIVE

longue a duré 11 jours.

7.4 Conclusion sur la méthode d’analyse qualitative

Le tressage de la recherche avec le terrain, décrit au chapitre 5, permet de positionner l’appareillage développé en profondeur au sein de l’organisation en proximité des pratiques décisionnelles et en prise directe sur le système d’information de l’organisation.

Nous mobilisons le cadre d’analyse de données qualitatives élaboré par Miles et collab. [2019] pour élever progressivement le niveau d’abstraction de l’analyse sur la base de narratifs, descriptions épaisses d’événements et d’un premier cycle de codage (processuel et descriptif) des traces de pratiques décisionnelles. L’ensemble des opérations de collecte et de condensation enchâsse les données codées dans une mise en perspective temporelle et spatiale de l’action sous forme de phases définies par des règles.

L’analyse complète est appliquée à un extrait de réalisation de performance en compéti- tion en alternant le point de vue de l’action (chapitre 8) et le point de vue de l’organisation (chapitre 9). A l’issue de cette analyse alternée, les résultats analysés pourront être discu- tés en regard des éléments méthodologiques et théoriques mobilisés dans une articulation de l’action, de l’organisation et de la décision originale en partie IV.

198 Chapitre 8

Analyse d’un épisode de création de performance en contexte extrême

Après avoir justifié la constitution du corpus de données, la préparation et l’analyse des données sont conduites en suivant rigoureusement les orientations relatives à l’analyse de données qualitatives de Miles et collab. [2019] en justifiant les éléments retenus à chaque étape comme étant les plus pertinents par rapport à la question de recherche et à la logique interprétative.

L’analyse complète, décomposée selon les orientations définies par Miles et collab. [2019], est appliquée à un extrait de réalisation de performance en compétition. Cet extrait a bénéficié du déploiement du dispositif méthodologique selon le processus de recherche représenté sur la figure 7.3. Le chapitre 8 effectue une analyse du point de vue de l’action incluant une description synoptique de l’action, un narratif de l’action, une description épaisse, les deux cycles de codage : codage descriptif et processuel pour le premier ; tableau agrégé et histogramme pour le deuxième.

Au sein de ce corpus, nous portons notre attention sur les décalages temporels entre les événements et les traces de pratiques d’une part et les effets de ces décalages temporels sur la relation entre les décalage temporels et la réalisation de performance dans l’action d’autre part.

Le chapitre 9 propose ensuite une représentation graphique pour l’interprétation, nom-

199 8.1. DESCRIPTION DE L’ACTION

mée phénomène décisionnel, sur la base d’un renversement de point de vue de l’action à l’organisation.

A l’issue de l’analyse alternée, les résultats sont discutés en regard des éléments mé- thodologiques et théoriques mobilisés dans une représentation renouvelée de l’articulation de l’action, de l’organisation et de la décision au sein des deux chapitres de la partie IV.

8.1 Description de l’action

Au cours de l’échantillon 3 (course A, transatlantique en solitaire), une période de transfert intervenue au 4e jour de course, entre deux phases d’action très distinctes, a été l’occasion de saisir, en temps réel, plusieurs traces de pratique décisionnelle. Le cours de l’action a été modifié et la performance de l’organisation a été attestée par différentes sources. Nous avons donc choisi cet extrait de l’échantillon 3 où l’ensemble du dispositif méthodologique a été déployé (observation intensive) comme période à analyser en profon- deur. Fort de nos expériences préparatoires, nous avons engagé le processus d’observation plusieurs jours avant le départ de la course. Notre préoccupation, suscitée par « l’analyse déconstructive » [Chia 1994] de la décision, est de nous donner la chance de percevoir précocement les événements influençant certaines orientations du skipper en course. Nous pénétrons « dans l’océan des événements qui entourent l’organisation [pour] chercher ac- tivement à leur donner un sens » [Daft et Weick 1984]. Le tableau 8.1 récapitule ces différentes périodes de l’échantillon 3 pour situer l’extrait dans la séquence.

Caractéristique Période Action : course au large du 1/1/2014 au 1/1/2019 Compétition : route du Rhum du 2/11/2014 au 11/11/2014 Observation distante du 11/08/2014 au 11/11/2014 Observation intensive du 27/10/2014 au 11/11/2014 Observation in-situ du 31/10/2014 à 20h au 2/11/2014 à 9h Extrait du 1/11/2014 à 12h au 7/11/2014 à 12h

Tableau 8.1 – Périodes caractéristiques de l’échantillon 3.

200 8.1. DESCRIPTION DE L’ACTION

8.1.1 Caractéristiques générales de l’extrait choisi

La figure 8.1 représente l’encastrement des modalités de collecte de données brutes au cours de différentes périodes de temps. Sans revenir en détail sur l’ensemble des élé- ments séparément, précisons que la mobilisation d’un niveau d’attention supérieur avec des moyens dédiés ne suspend pas la collecte des niveaux inférieurs restant suivis en continu.

Figure 8.1 – Focalisation adaptative sur différents niveaux imbriqués de l’action en train de se faire.

L’immersion la plus profonde atteinte au niveau supérieur ne saurait se prolonger longtemps compte tenu de la poursuite en parallèle de la collecte de données aux autres niveaux, principalement pour deux motifs : — la forte concentration liée à l’intensité du travail d’observation, pratiquement im- possible (constat personnel) à maintenir au delà de dix jours consécutifs ; — les capacités intrinsèques de collecte du binôme de recherche en parallèle sur trois niveaux permanents et occasionnellement sur un 4e niveau.

201 8.1. DESCRIPTION DE L’ACTION

Au-delà de la surcharge de données, plusieurs autres risques sont associés à ces défis. Il s’agit, en premier lieu, d’un risque pour la recherche elle-même. Le dispositif adaptatif a été conçu pour saisir de brefs instants à fort enjeu, or si le chercheur en immersion n’arrive que difficilement à faire face convenablement à la collecte permanente sur les 3 premiers niveaux, il est probable qu’aucune collecte ne se réalise au 4e niveau lorsque des opportunités émergent en cours d’action. Il y a aussi un risque que la collecte au 4e niveau se fasse au détriment de la collecte sur tout ou partie des trois autres. Il est donc important, pendant le cours de l’observation, que le chercheur en immersion reste en capacité d’absorber une collecte de 4e niveau à tout moment dans sa charge d’activité de recherche. Le chercheur extérieur est alors prêt à prendre le relais sur certains aspects pour s’assurer de la continuité de la recherche autant que nécessaire.

8.1.2 Narratif de l’action au niveau de l’extrait

Nous avons choisi d’indiquer, au sein de ce descriptif de l’extrait centré sur le niveau 3 (figure 8.1), les éléments reflétant le tressage de la recherche avec l’action. Outre les éléments explicites du récit, le texte en italique se réfère à la période où le chercheur en immersion réalise une observation in situ afin de bien faire ressortir cette position particulière enchâssée dans l’observation distante englobante.

A partir du lundi 27 octobre, le chercheur a des échanges quotidiens avec le skipper et le responsable d’équipe, concernant la situation météorologique prévue pour les premiers jours de courses. Les échanges sont tous de durée inférieure à 8 minutes. Ces échanges sont consacrés à la clarification et la compréhension des phénomènes atmosphériques et océaniques prévus et de manière marginale à l’organisation logistique de la venue sur site du chercheur en immersion. Les éléments de compréhension des phénomènes atmosphé- riques et océaniques visent tous à s’assurer que les phénomènes importants prévus sont bien perçus et que la gamme d’incertitude est bien cernée. Le vendredi 31 octobre à 20h, le chercheur arrive à Saint-Malo pour observer sur site les derniers préparatifs avant le départ. Au cours d’une discussion d’environ une heure trente, le samedi 1er novembre au matin (veille du départ de la course), le skipper réfléchit à haute voix et examine diffé- rentes options possibles pour les premiers jours de course sur la base des prévisions mé-

202 8.1. DESCRIPTION DE L’ACTION

téorologiques et des calculs du logiciel de routage. Le skipper mémorise la situation et les différentes options puis évalue avec le responsable d’équipe les avantages et inconvénients des différentes configurations de voiles pour le départ et les premières heures de course (du lendemain après-midi). Il est convenu de se revoir le dimanche matin (jour du départ) au lever du jour, sur la base des prévisions météorologiques actualisées, pour finaliser la configuration de voile à mettre à poste par les équipiers avant le départ. Le samedi après- midi sera l’occasion d’observer la pression médiatique s’exerçant sur les skippers à la veille du départ (cf. illustration C.6 en annexe). Les entretiens de l’équipe avec les médias sont intéressants (observation non participante, consultation d’articles de presse) dans la me- sure où, la veille du départ, les questions concernent directement la conduite de la course sont abordées explicitement et sans détour. Ainsi, nous avons pu constater que le skipper s’était déjà représenté mentalement l’évolution des premiers jours de course puisqu’il a, par exemple, mentionné le passage du front froid en sortie de Manche jusqu’au moment où il envisage de « quitter son ciré ».

La sensibilité des manœuvres de port et d’écluses lors de la mise au mouillage des tri- marans Ultimes le samedi en fin d’après-midi a pu être observée (également perceptibles sur les vidéos mises en ligne par l’équipe) : plusieurs éclats de voix, inhabituels, entre l’équipe technique et la direction de course trahissent une certaine tension. Pendant ces manœuvres, la concentration se lit sur le visage des membres de l’équipage. L’équipe tech- nique parfaitement habituée aux opérations semble, elle aussi, absorber une certaine pres- sion (observation participante à bord pendant la sortie du port). La dimension participante à ce moment-là consiste en une dernière vérification des systèmes de remontée d’infor- mation et de configuration des logiciels de routage. La journée du samedi s’achève par un dîner d’équipage, où le skipper apparaît serein et concentré, probablement en train d’imagi- ner mentalement les premières heures de course (mais il ne sera pas diverti pour le savoir, le chercheur n’ayant pas perçu de moment propice pour aborder le sujet sans risque). Le dimanche matin, jour du départ, la dernière discussion in-situ skipper-responsable d’équipe- chercheur a lieu. L’échange dure moins d’une heure. La configuration des grands systèmes (passage d’un front froid en sortie de Manche, contournement de l’anticyclone des Açores, entrée dans les alizés) est confirmée par rapport à la veille. Une seule famille de routes

203 8.1. DESCRIPTION DE L’ACTION

étant envisageable compte tenu de la configuration météorologique, les échanges d’ordre stratégique sont inexistants. L’identification des manœuvres opérationnelles associées pour les premiers jours de course ne présente pas de difficulté (aucun questionnement particu- lier). Les principaux facteurs de performances identifiés pour les premiers jours sont la gestion des efforts physiques et la préservation du matériel. De même, la configuration des voiles les plus appropriées pour le départ devient une évidence. Plusieurs choix opé- rationnels contraints par les conditions météorologiques prévues sont exprimés au fil des échanges entre le skipper et le responsable d’équipe. Chacun comprend rapidement que les trois bateaux aux performances intrinsèques les plus élevées (plus longs et plus larges, cf. tableau comparatif G.1 en annexe) se porteront en tête rapidement et creuseront réguliè- rement l’écart avec les autres, sans doute pendant toute la durée de la course. Le principal support de la discussion stratégique à ce moment-là est présenté sur la figure 8.2 mon- trant 5 routes théoriques (hypothèses : vents prévus réalistes ; influence de l’état de mer négligeable ; performance du bateau lissée) possibles. La route nord (rose) rasant les côtes et s’achevant pratiquement au centre de l’anticyclone des Açores 1, n’est pas jugée crédible bien que les logiciels la proposent comme la plus rapide (deux logiciels ont été utilisés : Adrena et Maxsea). Le tracé des autres routes (bleue marine, bleu ciel, saumon, vert) sont très proches malgré des hypothèses de calcul assez différentes en termes de performance intrinsèque de bateaux (20% d’écart de rendement). Cela indique que la trajectoire sera parcourue plus rapidement par les trimarans les plus rapides mais qu’elle sera approxima- tivement la même pour tous à l’échelle de l’action générale. Le logiciel de routage (approche analytique idéalisée de type coût-bénéfice) n’indique pas de possibilité d’option stratégique alternative performante. Ce qui n’est pas fréquent pour une course transatlantique lorsque peu de points de passage obligatoires sont imposés.

La configuration ne laisse donc pas entrevoir de route alternative ni de choix straté- gique à effectuer pendant la première semaine de course. Une forme de déception ou de résignation est perceptible dans les échanges de l’équipe le samedi soir (veille du départ), probablement due à la configuration favorable aux bateaux les plus longs, les plus larges et les plus hauts au dessus de l’eau dont ne fait pas partie Prince de Bretagne. Après

1. Les vents et isobares correspondent au moment où les bateaux sont prévus à l’endroit des losanges.

204 8.1. DESCRIPTION DE L’ACTION

Figure 8.2 – Routes théoriques calculées le matin du départ de l’échantillon 3. discussion et convergence de vues sur la compréhension de la situation et de la logique de route, un début de réflexion s’engage sur d’éventuels positionnements tactiques (être plutôt d’un côté ou de l’autre par rapport aux concurrents) mais le skipper l’interrompt : « c’est bon j’en ai assez vu, de toutes façons [silence] on verra bien ». Les intentions du skipper pour les premières heures de course formulées pendant l’échange ont été synthétisées et reportées sur la carte ( cf. figure G.1) et résumées par message électronique. Pendant que le skipper et le responsable d’équipe rejoignent les préparateurs sur le bateau, le chercheur en immersion quitte Saint-Malo et rejoint Paris en continuant l’observation à distance avec les idées claires sur les intentions du skipper en matière de gestion de course pour les 7 premiers jours. Il s’agit aussi de vérifier un dernière fois que tous les systèmes de collecte automatique fonctionnent bien avant que l’équipe technique ait achevé le convoyage (entre 9h et 12h30 le dimanche matin) vers la ligne de départ. En effet, une fois l’équipe technique débarquée, il n’est pas souhaitable (perte de temps, source de stress) de solliciter le skip- per pour réactiver tel ou tel système d’envoi automatique défaillant avant plusieurs jours 2. Tout est en place pour assurer l’observation distante dans les conditions souhaitées.

Le point essentiel, au moment du départ, est que le déroulé général anticipé de la course ne permet d’envisager que des actes de gestion opérationnelle de l’ordre de la conduite du

2. Le risque est grand que la source ne soit pas réactivée du tout si l’opération nécessite une intervention complexe du skipper.

205 8.1. DESCRIPTION DE L’ACTION

bateau. Ces actes de conduite sont associés à des phénomènes de petite échelle auxquels seul le skipper a accès par sa perception directe (sensible) ou indirecte (instrumentale, réaction du bateau). Le risque, perçu par le binôme de recherche, est donc grand pour l’activité de recherche que l’observation immergée distante ne permette pas de saisir de trace de pratique décisionnelle en profondeur sur cette période évaluée comme peu propice. Les premiers jours de course ont confirmé cette crainte d’un dispositif insuffisant pour saisir des éléments utiles à la documentation de la question de recherche. Après trois jours d’observation continue et des échanges téléphoniques fréquents (3 à 5 fois par jour) et irréguliers avec le responsable d’équipe et sans contact téléphonique avec le skipper, une certaine routine d’observation s’est installée. En dehors de la présomption de problèmes techniques non verbalisés par le skipper, peu de choses exploitables pour la recherche engagée ont été relevées. Comme attendu, aucun élément de modification de stratégie (visant à faire face aux incertitudes) n’a été identifié pendant les trois premiers jours de course, mais seulement des actes relevant de tactiques (visant à faire face aux aléas) au sens de Koenig [2004].

Au quatrième jour de course, une surprise surgit sur le plan d’eau et induit un trouble pour tous les skippers de la flotte des Ultimes encore en course (un abandon a eu lieu en Manche) à l’ouest immédiat de l’île de Madère. Le vent mollit de manière soudaine et inattendue. Ce phénomène n’est pas du tout représenté par les modèles de prévision météorologique à cet endroit et à l’heure d’occurrence. Ces modifications inattendues de l’environnement, incohérentes avec la prévision et peu compréhensibles dans la configura- tion de grande échelle, incitent le skipper à appeler le chercheur en immersion (cf. tableau 8.2). Au cours d’un bref échange par téléphone satellite, le skipper exprime une intention sous forme d’« envie ». Il sollicite un avis sur le « risque » associé d’un point de vue mé- téorologique à la manœuvre envisagée, puis termine rapidement la conversation après la reformulation par le chercheur en immersion du constat dressé par le skipper. Les concur- rents les plus proches de Prince de Bretagne choisissent, eux, de continuer sur le même bord sans changer de logique de navigation. Le skipper effectue la manœuvre (empannage), dont il a manifesté l’envie, le conduisant à effectuer un bord l’écartant de la route directe sans se rapprocher de l’arrivée. Cette opération, renouvelée une seconde fois, produit, le

206 8.2. DESCRIPTION ÉPAISSE DE PRATIQUE DÉCISIONNELLE

lendemain, un gain d’une centaine de milles d’avance (qui représente environ 4h à 5h) en faveur de Prince de Bretagne (cf. classements successifs en annexe G.8) par rapport aux trimarans les plus proches. Ce comportement a suscité la curiosité de certains commenta- teurs sur l’instant, mais le solde de l’opération a donné raison a posteriori au changement du cours de l’action par le skipper intervenu le 5 novembre en fin de matinée. Les prin- cipaux reflets, a posteriori, dans l’espace médiatique de cette séquence performante dans le milieu océanique sont reportés en annexe G.3 rassemblant une série de déclarations de skippers de la flotte.

L’observation de l’action continue jusqu’à l’arrivée de Prince de Bretagne et de son poursuivant immédiat. Un second passage associé à l’occurrence d’un autre événement inattendu (formation imprévue d’une dépression tropicale) a été identifié dans les jours qui ont suivi, mais ne sera pas développé ici. Un choix performant du skipper a été observé dans les heures qui précèdent l’arrivée (dépassement d’un concurrent pendant le tour de Guadeloupe et record du tour de l’île) mais ne sera pas non plus développé ici. L’analyse se focalise uniquement sur l’émergence et le traitement de l’événement inattendu du 4e jour de course après le passage de l’île de Madère.

8.2 Description épaisse de pratique décisionnelle

Après trois jours de course aucun échange n’avait eu lieu entre le chercheur en im- mersion (en position de routeur) et le skipper. La stratégie de course et les opérations, résultant de l’anticipation du skipper avant le départ, étaient convenablement prises en charge à bord avec une actualisation des données météo deux fois par jour sans besoin de contact extérieur. Lorsqu’au quatrième jour de course quelque chose d’inattendu survint, le skipper s’attendait à naviguer dans un flux de nord (de force intermédiaire) virant progres- sivement au secteur nord-est puis au secteur est en se renforçant. Au lieu de la transition progressive attendue, le vent mollit subitement le 5 novembre au matin avec une direction fluctuante incohérente avec la configuration météorologique attendue représentée sur les fichiers de prévision (modèles de prévision numérique du temps) ou dans les récapitulatifs de prévisions le long de la route (synthétisés par le chercheur en immersion). Les inten- tions stratégiques du skipper dans le contexte de l’évolution attendue (dont le chercheur en

207 8.2. DESCRIPTION ÉPAISSE DE PRATIQUE DÉCISIONNELLE

immersion a connaissance du fait de sa position) n’avaient plus de fondement dans l’évo- lution constatée sur le terrain, à la fois inattendue et imprévue mais aussi inconnue sous cette forme à cet endroit. Les déclarations des skippers de la flotte reflètent la difficulté d’identification, notamment par les désignations multiples et relativement génériques du phénomène. La difficulté pour la communauté de praticiens à désigner un phénomène en des termes cohérents sur le moment constitue un indice d’anomalie de l’ordre de l’« in- commensurabilité » [Kuhn 1983]. Après coup, le phénomène atmosphérique en question était relativement simple à identifier et à suivre grâce aux mesures par satellite du vent en surface. Ces éléments ont été incorporés dans les analyses et prévisions des sorties de modèles suivantes dont la disponibilité pour les skippers a été trop tardive (matinée du 6 novembre) pour être utiles à la gestion de ce passage.

Au moment où tous les skippers de la flotte ont rencontré pour la première fois cet événement inattendu, aucun d’entre eux ne savait ce qui se passait (cf. déclarations en annexe G.3). Pendant cet épisode, nous avons eu la chance de bénéficier d’un appel du skipper entre le moment où il prend l’initiative de modifier sa trajectoire et le moment où il détecte que quelque chose d’inattendu est en train de se produire. L’appel transcrit, annoté et codé selon les spécifications décrites en 7.2.3 et en 7.2.4 est présenté tableau 8.2.

Tableau 8.2 – Codage descriptif et processuel de l’appel du 5 novembre.

De plus, ce changement est clairement matérialisé sur la trajectoire au moyen de deux manœuvres contre intuitives séparées d’un intervalle de temps suffisant pour les faire ap-

208 8.2. DESCRIPTION ÉPAISSE DE PRATIQUE DÉCISIONNELLE

paraître sur les trajectoires de la flotte des concurrents diffusées par l’organisateur de la course. Un autre concurrent a effectué un changement de trajectoire un peu après et un peu en arrière (cf. déclaration en course de Y. Eliès en annexe G.3), mais le bénéfice n’est pas apparu comme aussi évident notamment par manque de repères à proximité 3. Immé- diatement après cet appel téléphonique, le skipper a mis en œuvre l’empannage annoncé pour s’extraire de la zone de vent faible en engageant un contournement par le sud (cf. figure 8.3, la trajectoire de Prince de Bretagne est en rouge). Les autres bateaux à proxi- mité immédiate de lui sont tous entrés dans la zone de vent faible et ont perdu beaucoup de temps pour la traverser même s’il s’agissait d’une distance beaucoup plus courte que la distance à parcourir pour la contourner. La déclaration du concurrent le plus proche faisant le bilan est particulièrement éclairante sur l’effet ressenti à bord par les skippers en solitaire et la perception de son routeur (cf. déclaration de S. Josse et son routeur en annexe G.3).

Le détail des enjeux de la course n’est pas discuté ici, sauf pour mentionner que dans la période englobant cet événement, le trimaran Prince de Bretagne a gagné beaucoup de temps (plusieurs heures) par sa pratique contre-intuitive et différente de celle de tous les autres à ce moment-là. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas la performance résultante de l’opération, c’est la pratique décisionnelle pendant la réalisation de la performance. Notre unité d’analyse se situe au niveau de la manière dont la relation action-décision contribue à la réalisation de performance. Constater la réalisation de performance justifie de s’inté- resser en profondeur à la séquence d’événements d’une période de compétition englobant le moment pendant lequel la performance est attestée ainsi que la zone géographique où cela se produit. L’investigation se concentre donc spécifiquement sur cette période et s’engage en s’appuyant sur les traces de pratiques décisionnelles saisies en temps réel.

Plus particulièrement, l’intérêt consiste à discuter la manière dont le cours de l’action a changé, en premier lieu, au niveau d’un seul bateau en relation avec les circonstances, les préoccupations du skipper et les opérations accomplies. L’objectif d’ensemble du skipper est très simple : gagner la course (règle générale de l’action pour tous les skippers). C’est-

3. Il était trop à l’arrière de la flotte pour pouvoir comparer valablement des positions avec d’autres concurrents.

209 8.2. DESCRIPTION ÉPAISSE DE PRATIQUE DÉCISIONNELLE

Figure 8.3 – Positions avant, pendant et après l’événement inconnu et trajectoires des bateaux.

à-dire arriver avant les autres et à défaut arriver avant le maximum d’autres concurrents. Depuis le départ, jusqu’au troisième jour, les conditions de vent et de mer rencontrées étaient généralement conformes à ce qui était attendu, même si dans le détail les modèles de prévision numériques du temps n’étaient pas au niveau de pertinence habituel (cf. auto- confrontation de Lionel Lemonchois avec sa trajectoire G.7.2). Le terme conforme est à comprendre comme non significativement différent de ce qui était anticipé avant le départ et actualisé deux fois par jour depuis. Autrement dit, des différences ne conduisent pas à envisager une logique stratégique alternative.

Le dispositif (observation distante, puis in situ, puis à nouveau distante) a permis de connaître précisément les intentions du skipper avant le départ et de suivre, depuis l’intérieur de l’organisation, l’enchaînement des choix effectués et réalisés dans l’action. Jusqu’au troisième jour de course inclus, cet enchaînement s’est révélé conforme à ce qui

210 8.2. DESCRIPTION ÉPAISSE DE PRATIQUE DÉCISIONNELLE

était anticipé avant le départ. Pendant cette période, aucun échange ne mentionnant des choix de route n’a eu lieu entre le bord et l’équipe à terre. Les seuls échanges directs entre le chercheur en immersion et le skipper concernaient la disponibilité des prévisions de modèle, des cartes synthétisant les routes théoriques recalculées avec le logiciel de routage sur la base des règles de navigation définies par le skipper et des annotations le long de la route. La figure 8.4 représente la route commentée (et actualisée bi-quotidiennement depuis la veille du départ) par le chercheur en immersion le 4 novembre au matin et mise à disposition du skipper au même moment. Aucune option ni aucune difficulté n’apparaissent pour la journée du 5 novembre qui ressort, sur cette carte, comme la journée du transfert de phase entre la sortie du flux perturbé (vent résiduels de secteur Nord) et l’entrée dans le flux d’alizés (vent de secteur Est).

Figure 8.4 – Intention de route actualisée le 5 novembre au matin.

Au lieu de la jonction entre deux flux adjacents aux dynamiques distinctes, un phéno- mène inattendu se produit dans la matinée du mardi 5 novembre. Le contenu de l’appel (cf. tableau 8.2) rend explicites les préoccupations du skipper confronté à une situation perçue comme incohérente par rapport à sa compréhension et à son expérience. L’entre- tien en différé de l’action a confirmé que le skipper n’avait jamais été confronté à ce type d’événement, malgré son expérience de plusieurs décennies de navigation en course et en convoyage transatlantique. Ce qui confirme que la situation était non seulement inatten-

211 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

due mais surtout inconnue. Le skipper réalisant que quelque chose d’inconnu se produit, il tend à accomplir un acte de gestion opérationnel original. L’intention d’acte, révélée par l’appel, est très différente de ce que les marins de course au large pratiquent en routine avec un trimaran dans le type d’évolution du vent rencontré en compétition 4. Tous les autres concurrents ont d’ailleurs adopté, à ce moment-là, le comportement habituel d’ac- compagnement de la rotation et de modification des réglages (sans engager de manoeuvre de changement d’amure). Une déclaration de dirigeant d’équipe concurrente, formulée au chercheur en immersion le lendemain 5, atteste du caractère contre-intuitif et performant de l’acte effectué, à ce moment-là, par le skipper : « comment peut-il avoir eu l’idée d’une chose aussi étrange et efficace ? Est-ce que c’est toi qui le lui a proposé ? » 6.

8.3 Analyse des relations action-décision au cours de l’ex- trait

8.3.1 Engagement de l’investigation par la pratique

Le contenu de l’appel du skipper, le 5 novembre en fin de matinée, constitue manifes- tement le reflet d’une pratique décisionnelle en train de se faire. Selon Heidegger (cité par Sandberg et Tsoukas [2011]), lorsque l’engagement dans l’action est interrompu par une défaillance temporaire (attente contrariée dans notre extrait), les praticiens se mettent à « considérer différents composants en les distinguant » [Sandberg et Tsoukas 2011, p. 344]. Le skipper marque une rupture dans l’accomplissement consciencieux de son activité (prévalant depuis le début de la course) pour adopter une posture de délibération thé- matique impliquée. « Des efforts explicites de construction de sens tendent à apparaître lorsque l’état courant du monde est perçu comme étant différent de l’état attendu [...] le flux de l’action étant devenu en quelque sorte inintelligible » [Weick et collab. 2005]. Le skipper change de posture en questionnant l’articulation de la logique stratégique avec la logique opérationnelle puis, à un moment de sa délibération, prend à témoin le chercheur

4. En convoyage, la gestion de ce genre de passage s’effectue préférentiellement avec l’aide du moteur 5. La discussion n’a pas été initiée par le chercheur, elle peut s’interpréter comme un effort d’investi- gation visant la compréhension des événements par l’équipe concurrente. En ce sens, il s’agit d’une trace supplémentaire du caractère d’anomalie de ce qui s’est passé sur le plan d’eau. 6. Réponse du chercheur en immersion : « pas du tout, ce n’était pas planifié et il a souhaité le faire de lui-même avant que je réalise que quelque chose se passait ».

212 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

en immersion. En ce sens, l’appel constitue une manifestation de la réflexivité du skipper.

Nous prenons un soin particulier à ne pas modifier notre pratique de chercheur en immersion du fait de l’émergence de cet acte afin de ne pas introduire un biais dans la collecte qui risquerait de produire une distorsion dans l’interprétation entre l’avant et l’après événement de l’appel. Les échanges potentiels entre le chercheur en immersion et le chercheur extérieur ont vocation à servir de force de rappel importante vis-à-vis de cette préoccupation. Les échanges ont été réguliers dès la fin de l’appel pour maintenir des capacités de collecte au meilleur niveau possible dans les heures qui ont suivi.

Au-delà de la défaillance elle-même (ici la confrontation à des vents incohérents avec la situation anticipée), plusieurs composantes de pratique deviennent temporairement in- telligibles et connaissables. Les « défaillances et les perturbations sont non seulement des occasions d’observation pour le chercheur mais aussi des opportunités d’apprentissage ré- flexif et d’innovation fondamentale pour les systèmes d’activité » [Nicolini et collab. 2003]. Les composantes, distinguées à ce moment-là, constituent une représentation des relations entre la pratique et l’action du point de vue du skipper au sein de son organisation. La captation de cet acte nous révèle plusieurs aspects importants au niveau de la pratique décisionnelle : — la certitude qu’une pratique décisionnelle est en cours [Gherardi 2019] ; — la compréhension directe des éléments de perception et de traitement à bord les plus importants [Sandberg et Tsoukas 2011] ; — une compréhension en profondeur de la logique de la pratique [Sandberg et Tsoukas 2011] ; — un moment de référence dans l’action significatif du point de vue de l’action et du point de vue de l’acteur (l’équipe Prince de Bretagne) [Marchais-Roubelat 2000] ; — une possibilité d’investigation rétrospective pour interpréter, à la lumière de la pratique captée, les événements qui précèdent [Gherardi et Strati 1988] ; — une possibilité d’investigation prospective pour interpréter, à la lumière de la pra- tique captée, les événements qui succèdent [Gherardi et Strati 1988]. La concentration de ces éléments situés dans le temps et dans l’espace constitue une base de départ matérialisée dans l’action et saisissable de différentes manières permettant

213 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

de développer une enquête (au sens de [Dewey 1929]) représentative d’une pratique de la période actuelle [Foucault 1966] dans le cas de la course au large. La nécessité d’agir a été identifiée précocement (appel rapidement après que l’intention d’acte a été forgée) et les pratiques habituelles ont été jugées inopérantes (les autres concurrents ont été sen- siblement moins performants à ce moment-là dans cette zone-là). Le skipper a associé à la perception d’un événement une pratique contre-intuitive (aucun autre ne l’a fait et la surprise d’observateurs est attestée) pour exploiter une dynamique d’action inconnue en créant de la performance.

8.3.2 Interprétation en termes de décision

Nous examinons comment l’acte du 4e jour de course, ayant changé le cours de l’action peut être interprété en termes de décision sur la base du panorama présenté au chapitre 3. Préalablement à l’analyse, il convient de noter que l’expérience passée du skipper atteste de sa capacité à utiliser la liberté que lui offre le plan d’eau.

La « logique de la pratique » [Sandberg et Tsoukas 2011] relevée dans cette situation inconnue ne peut être fondée sur les logiciels d’aide à la décision pour une approche ana- lytique. Cependant, sur une période de 24 heures, l’acte du skipper peut être considéré comme la manifestation de la théorie de l’agent économique rationnel [Kahneman 2003] (maximisation de l’avance par rapport aux concurrents), puisqu’il conduit à un gain net de 4h à 5h par rapport aux concurrents immédiats. En considérant le fait que le premier bord d’extraction vers le Sud aurait pu être plus long et produire un gain supérieur, l’acte du skipper peut être considéré comme la manifestation d’un choix satisfaisant [Simon 1993]. Le skipper, pouvant en effet considérer que l’espérance de gain est suffisante et qu’il est préférable de revenir se positionner devant les concurrents directs (comportement défensif) plutôt que de continuer à augmenter un écart plus grand sur une trajectoire orthogonale (comportement offensif). La mise en œuvre d’une heuristique de prise de risque face à un phénomène jugé potentiellement très défavorable (attrait du risque en situation de perte) peut aussi expliquer l’acte du skipper [Tversky et Kahneman 1992]. L’« envie » verbalisée par le skipper peut être comprise comme la manifestation d’une intuition issue du système 1 non filtrée par le système 2 [Kahneman 2003] ou d’un flux décisionnel sortant verbalisé

214 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

[Marchais-Roubelat 2015]. Compte tenu du mot « bizarre » utilisé pour qualifier la situa- tion, il paraît peu probable, à première vue, que l’acte du skipper soit la manifestation d’une décision fondée sur la reconnaissance [Klein 1998]. Cependant, la reconnaissance de la non familiarité associée à un acte d’éloignement peut aussi relever de cette conception de la décision. La déclaration du skipper publiée sur le site du sponsor le lendemain (cf. G.3.4 en annexe) est une manifestation à la fois de la création de sens (« Comme la molle descendait du nord, je me suis dit que pour me sortir de là, je n’avais pas le choix : il fallait que je tente un truc au sud », la rationalité de l’action (« J’ai joué avec ce que j’avais sur l’eau et pas avec ce qu’il y avait sur les cartes »), la conséquentialité [Sarasvathy 2001] (« Qu’est-ce que je risque ? »), de représentation sociale au sens du décideur maître de sa trajectoire en toutes circonstances [Laroche 1995] et à l’attribution de responsabilité (« grâce à cette option ») même si cela ne correspond pas complètement à la manière dont cela s’est réellement passé et traduit une forme de justification et d’attribution après coup [Brunsson 1990]. La mise en œuvre d’une séquence itérative [Mintzberg et Waters 1990] peut aussi avoir eu lieu à l’échelle opérationnelle puisque l’usage de l’expression « avant d’y aller, j’avoue avoir un peu hésité » atteste qu’au moins une itération succède à l’envie initiale. Le décalage effectué en 3 phases opérationnelles, peut aussi relever de la décision sous forme de séquence itérative à une échelle plus stratégique. L’accumulation d’incisions n’est pas évidente à identifier à distance, puisque par définition, les incisions sont quali- fiées d’imperceptibles. Néanmoins, il est possible d’imaginer, par exemple, que la gestion du temps mise en place par le skipper au fil de la course lui a permis d’être parfaitement lucide pour appréhender la situation « bizarre » dès les premières perceptions intervenues au fil de la course et confirmées dans les outils disponibles dès le 4 novembre au matin, veille de l’appel. La perception de pertinence insuffisante des « fichiers météo » relatée dans l’interview d’auto-confrontation (effectuée par l’attachée de presse le lendemain de l’arrivée, cf. G.7.2 a tendance à nous faire penser qu’un « petit germe d’idée » [Chia et Nayak 2012] de gestion différente des routines habituelles de l’événement du 5 novembre au matin était présent. Il viendrait de l’intégration de l’écart entre la représentation de la situation dans les outils et la perception in situ de l’action et donc d’un effet de la mémorisation d’une incohérence interne dans la représentation distribuée de la situation

215 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

(DSA, Distributed situation awareness) [Stanton et collab. 2006].

Les périodes de réflexion que le skipper ménage dans l’organisation de son temps repré- sentent les moments décisionnels de l’organisation. Ces moments décisionnels sont traité en routine sur un mode d’accomplissement consciencieux (AC) et de manière asynchrone sur un mode de délibération thématique impliquée (DTI). Notons de plus, que la préfé- rence a varié entre le mardi matin (volonté de gagner dans l’ouest, issue de la précédente réflexion en mode AC) et le début d’après-midi (volonté de gagner vers le sud, issue de la précédente réflexion en mode DTI). Ce dernier constat a suscité une interrogation hors du champ de nos travaux mais intéressante à relever ici dans la perspective de travaux sur la transformation organisationnelle : l’influence sur l’organisation de l’émergence d’un contexte extrême.

Représentations Eléments Formes possibles agent économique rationnel, ra- indices relevés en temps différé oui tionalité limitée, heuristiques, ac- cumulation d’incisions, représenta- tion sociale intuitions et émotions, flux déci- indices verbalisés oui sionnels, séquence itérative, créa- tion de sens, rationalité de l’action reconnaissance de situation, consé- indices relevés en temps réel oui quentialité

Tableau 8.3 – Phénomène observé confronté aux différentes représentations de la décision.

La confrontation des représentations de la décision avec le traitement de l’événement imprévu par le skipper nous conduit à n’exclure aucune forme de décision sur la base des éléments dont nous disposons, bien que certains indices soient plus saillants. Constatant que « le raisonnement comme l’étude empirique de la réalité nous ont montré l’impossibilité de parvenir à une rationalité absolue ou même de se servir de cette rationalité comme point de référence » [Crozier et Friedberg 1977, p. 366], nous ne sommes pas en capacité d’affirmer catégoriquement quelle forme de décision a été observée.

Bien que n’étant pas capable d’en définir toutes les caractéristiques, nous pouvons néanmoins affirmer avoir observé la manifestation d’une intention associée à un acte mo- difiant l’action de manière irréversible : il y a donc bien eu une pratique décisionnelle au sein de l’organisation accueillant notre recherche. Le premier niveau d’analyse nous permet

216 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

donc de conclure que la manifestation d’une décision a été saisie au moyen d’une approche par la pratique en adoptant le point de vue de l’action.

8.3.3 Interprétation en termes de phases d’action

La temporalité de l’examen de l’évolution des positions relatives de chaque concurrent (qui peut s’apparenter à une activité de contrôle de gestion [Pigé 2009] ou de pilotage de projet [Garel 2011]) n’intègre pas la dynamique des trajectoires en cours ou projetées. Ainsi, le classement de début d’après-midi du 5 novembre (cf. annexe G.8) ne traduit pas l’avantage concurrentiel significatif de Prince de Bretagne et ne constitue donc pas encore indice fiable pour que les concurrents et observateurs perçoivent la réalisation de performance en cours de manière certaine. Le constat à ce moment-là au sein de la flotte et des commentateurs est que Prince de Bretagne est en train de tenter quelque chose de différent. Cet avantage ne deviendra visible en termes de classement que progressivement au cours des 24h qui suivront. Le tableau de classement instantané même s’il comporte des indicateurs complexes, ne permet pas réellement « d’anticiper l’avenir du jeu qui est inscrit en pointillé dans l’état présent du jeu » [Bourdieu 1994, p. 45]. La sélection d’in- dicateurs choisie par la direction de course pour rendre compte de la course n’intègre que le positionnement géographique (latitude, longitude, distance à l’arrivée) et le rythme de la trajectoire (cap et vitesse, instantanés et moyens) mais ne reflète pas la totalité de la dynamique de l’action. En particulier, les indicateurs ne contiennent aucun élément carac- térisant les forces motrices exploitées par les acteurs. Cet ensemble d’indicateurs permet un diagnostic fidèle de l’état résultant du déroulement de l’action à un moment donné mais ne permet pas l’anticipation de la suite sans informations complémentaires sur la dynamique des systèmes atmosphériques. La dynamique de l’action apparaît donc comme une dimension fondamentale et nous encourage à approfondir les différentes conceptions du temps des acteurs considérés (voire l’évolution de la représentation du temps au cours de l’action) car elles peuvent potentiellement influencer l’action (ex. : Orlikowski et Yates [2002], Mainemelis [2001], Ancona et collab. [2001a], Elias et Dunning [1994]). A titre d’illustration, pendant l’appel du 5 novembre, d’une durée de 1 minute 27 secondes, au- cune hâte n’a été perçue, comme si le temps n’avait pas d’importance pour le skipper

217 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

pendant toute la durée de cette conversation malgré la conscience de la criticité de ce qui se jouait à ce moment-là.

Dans la perspective d’analyser les relations action-décision au cours de l’extrait, une chronologie d’événements est constituée en fusionnant les indices repérés dans les diffé- rents éléments du corpus 7 en partant de la pratique décisionnelle précédemment circons- crite. En décrivant l’action avec les notions de règles, de périodes de transfert [Marchais- Roubelat 2000], nous avons mis en évidence, par l’observation distante continue qu’un acteur (l’équipe Prince de Bretagne), à la suite d’un événement inattendu, a créé une ir- réversibilité dans l’action par un choix de conduite opérationnelle. Le skipper, après une actation et la formulation d’une annonce a procédé à une actuation (empannage) dans les quinze minutes qui ont suivi. L’effet d’irréversibilité produit représente un changement de phase au niveau opérationnel 8 mais aussi au niveau stratégique 9. Nous complétons l’analyse par une exploration plus poussée autour de la pratique décisionnelle au moyen : — d’une mise en perspective temporelle en trois niveaux de l’action dans un mouve- ment de dézoom (depuis l’organisation vers l’action générale) ; — d’un repérage d’indices d’action en lien avec la pratique décisionnelle dans un mou- vement d’investigation (horizontal pour chacun des niveaux) ; — d’un codage descriptif d’éléments de pratique décisionnelle et d’un codage des pro- cessus d’activité dans un mouvement de zoom organisationnel. La figure 8.4 présente la chronologie (colonne A) des événements (colonne E) repé- rables par l’observation directe de l’action ou déduits du corpus par triangulation pouvant être accompagnés de commentaires (colonne F). Les colonnes B, C et D représentent les phases d’action respectivement au niveau le plus général (l’activité de course au large), au niveau intermédiaire de la stratégie de course du concurrent (logique de route par rapport aux systèmes atmosphériques, océaniques et géographiques) et au niveau de la conduite opérationnelle à bord.

Au cours de la période présentée sur la figure 8.4, en partant du regard le plus englobant, la règle générale de l’action se limite à la compétition. Il n’y a pas de changement de

7. L’ensemble des éléments collectés est présenté en détail figure G.2 en annexe. 8. Changement d’amure : les règles de propulsions, i.e. relation vent/bateau, changent de côté. 9. D’une recherche des alizés à l’évitement d’une zone à risque.

218 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

phase : les concurrents ont tous un objectif de performance maximale dont la métrique est la minimisation du temps de parcours entre la ligne de départ et la ligne d’arrivée (même ceux qui n’envisagent pas la victoire). S’agissant de la règle stratégique, on observe deux périodes de transfert : — la première marque la transition entre la sortie du flux d’ouest perturbé des latitudes tempérées et l’entrée dans la zone de vent inattendu ; — la seconde marque la transition entre la sortie de la zone de vent inattendu et l’entrée dans le flux tropical d’alizés. Le point à relever, à ce stade, est qu’au moment du départ (et même en préparation avant le départ) et jusqu’à ce que les concurrents et la zone de vent faibles inattendue se rencontrent, une seule période de transfert était anticipée par les concurrents : une jonction classique entre le flux perturbé résiduel (de secteur Nord) et les prémices d’alizés (de secteur Est) entre Madère et les Canaries le 5 novembre en journée. Les déclarations de certains concurrents croisées avec leurs trajectoires (cf. G.3 en annexe) tendent à indiquer qu’ils ont agi comme si la zone de vent inattendue n’était qu’une période de transfert plus longue que prévue et non une phase d’action à exploiter pour elle-même. Ce comportement, pouvant être interprété comme un biais d’engagement, est visible sur les tronçons de trajectoires des concurrents. Le résultat est atteint par une multitude de réglages et manœuvres visant à produire la trajectoire initialement attendue dans l’espoir d’atteindre le résultat anticipé à cet endroit-là et à ce moment-là. Les déclarations de ces concurrents sont unanimes : une énergie considérable a été dépensée pour une performance très faible. Les deux seuls concurrents pour qui le maintien de la logique de route anticipée n’a pas été pénalisante de manière évidente sont les deux trimarans, aux performances intrinsèques supérieures (plus longs et plus larges que tous les autres), qui étaient en tête avant le premier transfert et pour qui la gestion sous forme de transfert prolongé (cf. déclarations mentionnant de nombreux changements de réglages) n’a pas eu de conséquence négative visible (ni sur les classements, ni sur le plan d’eau) 10. Nous constatons donc, dans un environnement qui est le même que les autres organisations en course les effets sont très différents du fait de leur trajectoire. Une analyse dissociant environnement et organisation sans les relier (comme

10. On peut cependant se demander si une manœuvre d’extraction n’aurait pas accru un peu plus leur avance. Mais ce n’est pas l’objet de nos travaux.

219 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

Tableau 8.4 – Enchevêtrement des pratiques et de l’action de l’échantillon 3.

220 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

nous l’avons fait avec la notion de trajectoire) ne permet pas de rendre compte de ce qui s’est passé sur le terrain dans cet extrait.

8.3.4 Interprétation de la relation opérations-stratégie

Lorsqu’on s’intéresse au niveau opérationnel de l’organisation en course, il s’agit de comprendre les opérations de conduite du trimaran en relation directe avec le vent qui souffle sur la zone de navigation. La première source d’information pour ce faire est consti- tuée par l’échantillonnage des paramètres de bords envoyés automatiquement par la cen- trale de navigation vers un serveur internet via une transmission par satellite (cf. figure G.2). En effet, ces paramètres permettent de connaître les conditions de navigation, de déduire les principaux réglages du trimaran à partir des performances (cap et vitesse) relativement au vent mesuré en tête de mât (force et direction du vent, angle d’incidence) et donc les manœuvres les plus significatives (hors réglages fins pour optimiser la vitesse) pour la trajectoire du trimaran. Pour ce qui concerne la période d’intérêt autour de la pra- tique décisionnelle du 5 novembre, on peut distinguer 4 phases opérationnelles (délimitées par 5 manœuvres ayant modifié les modalités d’exploitation du vent) pendant la phase stratégique de gestion du vent inattendu. C’est l’enchaînement de ces 4 phases opération- nelles sur le plan d’eau qui matérialise la phase stratégique en aboutissant à l’atteinte de la logique de route anticipée avant de faire face à l’inattendu.

Le niveau d’action opérationnel est celui en lien direct et immédiat avec les actes du skipper. Toute actuation pour l’organisation en course (le skipper et son bateau) est réalisée à cette échelle. Dans une approche processuelle, les échelles plus larges (straté- gique et course) peuvent être considérées comme des éléments de contexte influençant ou des macro-processus conditionnant l’échelle opérationnelle en termes de variables de re- présentation (qui relève de la notion d’actation). Dans une approche par la pratique, ce qui nous intéresse est ce qui est réalisé sur le terrain, comment et quand cela est réalisé. Le niveau opérationnel d’interprétation des phases de l’action est celui qui traduit l’en- chevêtrement de la pratique décisionnelle avec l’action en train de se faire. Les niveaux supérieurs peuvent se réduire à des niveaux d’interprétation de l’activité organisée ou de l’environnement [Daft et Weick 1984]. L’observation ethnographique permet de repérer

221 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

dans le flux des événements observables du monde sensible ceux pouvant avoir un lien avec la pratique décisionnelle. Ces événements, repérés au fil de l’eau, ont, pour la plu- part, été stabilisés pendant l’analyse du corpus et la triangulation des sources de données ayant notamment permis de supprimer les doubles comptages. La colonne F dénombre les événements de l’action, qu’ils aient été traités ou non par l’organisation, en lien avec la pratique décisionnelle.

Le premier indice émergeant de l’action est constitué par une information contenue dans un courriel du chercheur en immersion indiquant la pertinence limitée des modèles de prévision numérique pour les jours suivants sur la base de la confrontation avec les observations physiques. Relevons que c’est précisément la capacité à établir ce genre de diagnostic et l’engagement de communication de ces conclusions élémentaires qui ont per- mis l’immersion du chercheur au sein de l’organisation pendant la compétition. Ce premier indice de concordance inhabituellement mauvaise des modèles de prévision numérique avec les conditions observées sur l’eau, constitue un indice qui s’est avéré avoir été intégré par le skipper (cf. déclaration à l’arrivée G.7.2 en annexe) à la lecture du message. Au même mo- ment, le skipper a intégré un élément de pratique décisionnelle (non traité à ce moment-là donc dénombré colonne G et non dénombré colonne H) : les risques associés aux trajec- toires limites dans la zone. Un des aspects relatifs à la justification des enjeux sera traité ultérieurement (dénombré colonne H lors de l’appel attestant le traitement) et s’est avéré déterminant plus tard : la dynamique d’ensemble vient du nord. La confirmation en miroir par le chercheur en immersion au cours de la conversation téléphonique n’a pas été compta- bilisée pour cette dimension, mais seulement comme élément processuel de sensemaking. La segmentation des niveaux d’action sous forme de phase (avec des chevauchements possibles pendant les périodes de transfert) permet de faire ressortir la superposition de différentes temporalités d’action [Gherardi et Strati 1988] et l’enchevêtrement de ces temporalités avec la pratique décisionnelle.

En procédant de la sorte et en mobilisant toutes les sources de données à notre dispo- sition dans le corpus, 15 indices émergeant de l’action, 22 éléments de description de la pratique décisionnelle et 17 traces de processus de traitement ont été dénombrés entre le 4 novembre à 0h et le 7 novembre à 0h. Aucun élément significatif n’a été identifié en dehors

222 8.3. ANALYSE DES RELATIONS ACTION-DÉCISION AU COURS DE L’EXTRAIT

de cette période malgré un examen du 30/10 au 11/11. Tous ces éléments sont repérables précisément dans le temps et dans l’espace sauf les 2 derniers éléments processuels pour lesquels nous ne sommes parvenus qu’à une période approximative (le 6/11 après-midi) par déduction. Naturellement, cet inventaire n’a pas la prétention d’être exhaustif par rapport à tout ce qui est détectable dans le monde sensible. Cependant, il vise à être complet par rapport au corpus de données collectées par la méthode employée. La principale source, en volume d’information collectée, est constituée par l’appel du skipper le 5 novembre qui a lui seul, dans un effort de délibération thématique impliquée (DTI, ligne 52) à un moment de tension importante, nous donne une visibilité sur 7 éléments descriptifs et 4 processus de traitement (cf. figure 8.2).

L’appel du 5 novembre nous donne une visibilité profonde sur le pourquoi, comment, quand, où et quoi après de la pratique ainsi que sur l’état d’esprit du praticien à ce moment-là. Bien que d’intérêt manifeste en matière de cognition, nous n’allons pas cher- cher à approfondir plus avant la forme de la pratique décisionnelle circonscrite ou à déter- miner la forme de la décision observée. Le fait d’avoir acquis la certitude que la pratique soit intervenue est suffisant pour notre approche. Nous restons concentrés sur l’objet de recherche que constitue la relation action-décision. Par comparaison, les trois transferts opérationnels qui suivent, bien que s’inscrivant dans la même logique de route (phase de l’échelle stratégique), ne seront pas du tout abordés de manière similaire par le skipper. Au contraire, la logique de la route sera intégrée à un point tel dans l’action opérationnelle que les manœuvres seront effectuées sous un mode d’engagement consciencieux du skipper dans l’action (séquence possible : perception, reconnaissance de situation, solution pré- existante, mise en œuvre). Le chercheur en immersion s’attendait, probablement un peu naïvement, à un nouvel appel (au moins pour le 2e transfert opérationnel de la séquence), mais celui-ci n’a pas eu lieu. Le skipper n’a pas éprouvé ce besoin. Le constat des effets sur l’action générale de la course (variables de représentation) en termes de performance a été dressé par lui-même ainsi que par les autres concurrents, la direction de course et les commentateurs (dont les journalistes) le lendemain et les jours suivants. « L’action permet aux gens d’évaluer des croyances causales » [Weick et collab. 2005] et avec l’augmentation de la quantité d’indices concordants au fil du temps, les croyances et les actes évoluent.

223 8.4. CONCLUSION SUR L’ANALYSE DU POINT DE VUE DE L’ACTION

8.4 Conclusion sur l’analyse du point de vue de l’action

Nous venons de voir que l’appareillage méthodologique constitué sur la base des études fondées sur la pratique (PBS) auxquelles sont adjoints les éléments d’observation du déci- deur en situation emprunté au courant de la NDM nous permet de disposer d’un corpus de données d’une richesse importante pour l’analyse du terrain de la course au large à la voile.

L’extrait montre qu’à partir du point d’entrée dans l’analyse que constitue la trace de pratique décisionnelle révélée par l’appel du skipper, une investigation dans l’action est possible en explorant le passé tout en observant le présent et se préparant à observer l’ave- nir. Cette investigation permet de caractériser des événements de l’action et des traces de pratiques en s’appuyant sur les descriptions épaisses et les récits. Le codage des événements et des traces de pratiques décisionnelles permet d’orienter le regard sur des périodes où la densité de liens entre action et décision est plus importante, traduisant potentiellement les liens plus étroits mais surtout des périodes ou les liens sont plus faciles à saisir. Nous avons ainsi montré qu’il est possible de saisir en temps réel une pratique décisionnelle en contexte extrême.

À travers l’analyse qualitative de l’extrait, nous montrons que les décalages temporels et spatiaux entre événements et pratiques décisionnelles ont une influence sur la réalisation de la performance dans le cours de l’action en induisant une interaction entre les opérations et la stratégie différentielle au sein des organisations en compétitions. La richesse d’analyse obtenue à partir de la mise en œuvre de la première partie de la méthode d’analyse quali- tative [Miles et collab. 2019] est basée sur le point de vue de l’action. Nous poursuivons l’analyse, au chapitre suivant, en inversant le point de vue pour bénéficier du point de vue de l’organisation.

224 Chapitre 9

Interprétation de l’action avec le modèle du phénomène décisionnel

La richesse du corpus de données à été mise en évidence dans le chapitre 8 au moyen d’une structuration d’événements liés à une pratique décisionnelle enchâssée dans une segmentation temporelle en phases d’action sur trois niveaux. L’approche par la pratique décisionnelle dans l’action a permis de constituer une représentation chronologique riche en mobilisant un premier cycle de codage [Miles et collab. 2019].

La richesse de l’analyse se révèle dans la séquence d’interprétation permettant de passer du repérage de décalages temporels entre événements et traces de pratiques décisionnelles aux effets des décalages au plan opérationnel, puis aux effets des décalages au plan straté- gique et finalement à la réalisation de performance dans l’action sur une période de temps englobante.

Dans ce chapitre, nous inversons le point de vue pour adopter celui de l’organisation en réalisant le deuxième cycle de codage [Miles et collab. 2019] sous forme de tableau et histogramme. Cette inversion permet de proposer un modèle de représentation synthétique nommé phénomène décisionnel sur la base de décalages temporels entre la perception d’évé- nements et leurs traitements. Ce modèle constitue l’étape de présentation d’information, sous forme graphique (graphic display) [Miles et collab. 2019, 110], que nous développons et exploitons comme support d’interprétation de la relation action-décision.

Nous montrons en quoi la représentation avec le modèle du phénomène décisionnel ouvre des perspectives nouvelles pour l’interprétation de l’articulation action, organisa-

225 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

tion, décision. Ce troisième chapitre conclut l’analyse des résultats et la partie III avec l’achèvement de la mise en œuvre de la méthode d’analyse qualitative et la proposition d’un modèle original d’interprétation.

Les résultats sont discutés dans la partie IV au moyen d’un dialogue avec les éléments méthodologiques et théoriques mobilisés et d’une confrontation des résultats à une crise observée.

9.1 Des pratiques décisionnelles au phénomène décisionnel

Nous proposons de considérer la variation des enjeux de l’action en fonction du temps selon leurs niveaux d’importance relative pour la performance de l’organisation en intro- duisant un niveau de détection et un niveau de traitement des enjeux par l’organisation. Il est entendu qu’un enjeu ne peut constituer un phénomène décisionnel pour l’organisation qu’à partir du moment où celle-ci l’a saisi. Dans l’attente, le phénomène décisionnel est latent pour l’organisation.

9.1.1 Fondements empiriques du modèle

L’idée d’introduire ce modèle de représentation a émergé de l’observation de l’action et se retrouve partiellement dans l’extrait traité en profondeur au chapitre précédent. En effet, en inversant le sens du regard (de l’organisation vers l’action), on peut considérer les indices d’action, les codes descriptifs et les codes processuels repérés comme des éléments d’un ensemble d’enjeux de performance du point de vue de l’organisation relativement à l’action en train de se faire : — les processus d’activité (PA) reflètent des enjeux de performance en cours de traite- ment, à la fois structurés par l’organisation et structurant l’organisation, dans une logique séquentielle et causale ; — les éléments descriptifs (ED) de pratiques décisionnelles reflètent des enjeux pris en compte dans une pratique (pas nécessairement dans le cadre d’un processus) ; — les indices d’action (IA) reflètent des indices présents et détectables (mais pas né- cessairement détectés par les agents organisationnels).

226 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

Ces éléments sont de natures différentes mais peuvent être enchevêtrés les uns avec les autres : un indice d’action peut être traité par une pratique décisionnelle elle-même composante d’un processus d’activité. Ils peuvent également être disjoints du point de vue de l’organisation : un indice repérable peut ne pas avoir été considéré dans le cadre d’une pratique décisionnelle ; une pratique décisionnelle peut avoir lieu en parallèle d’un processus d’activité sans y contribuer ; une pratique décisionnelle peut avoir lieu sans couplage avec l’espace de l’action considéré. L’idée générale est de considérer collectivement ces enjeux de performance, qu’ils soient liés directement ou non par l’organisation, dès qu’on considère qu’ils peuvent avoir une importance pour la réalisation de performance organisationnelle.

Pour reprendre la représentation de la figure 8.4, c’est l’enjeu de performance (attesté par la preuve de l’accomplissement d’une pratique décisionnelle) qui oriente la recherche d’éléments, prospectifs et rétrospectifs, qui composent l’ensemble. Dès qu’un lien signi- ficatif peut être établi entre un événement, un descripteur de pratique, ou un processus d’activité avec l’enjeu de performance stratégique (dans le chapitre 8 : gérer les vents im- prévus), cela constitue un marqueur d’élément candidat pour rejoindre l’ensemble. Pour éviter les comptages multiples, le candidat rejoindra l’ensemble seulement si, dans la même période de temps considérée, aucun autre de même nature ne reflétant la même chose (ex. un processus qui dure n’est compté qu’une seule fois par période).

En procédant ainsi et en fixant de manière arbitraire des périodes de durée identique (12h dans notre extrait), nous pouvons présenter la forme du phénomène décisionnel qui ressort du corpus de données de l’échantillon 3, au moyen de l’histogramme de la figure 9.1 fondé sur l’investigation issue de la pratique décisionnelle saisie le 5 novembre. Le tableau de la figure 9.1 reporte, en les agrégeant par période de temps, les éléments détectés et codés dans les colonnes F, G et H (premier cycle de codage) présenté figure 8.4. Le tableau et l’histogramme associés constituent le second cycle de codage.

Pour chaque période de 12h : — les barres bleues représentent le nombre d’événements matériellement observables contenus dans l’action, qu’ils soient détectés ou non par un agent ou un dispositif organisationnel ; — Les barres rouges représentent le nombre de descripteurs distincts de pratiques

227 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

Figure 9.1 – Présentation de l’information sous forme de phénomène décisionnel (tirets bleus) pour l’extrait de l’échantillon 3 superposé à l’histogramme issu du tableau (second cycle de codage).

décisionnelles saisis, il s’agit très majoritairement d’éléments de représentation (ac- tation) ; — les barres jaunes représentent le nombre de processus de traitement distincts (acta- tions ou actuations) mis en œuvre associés à des pratiques décisionnelles en général (mais pas nécessairement). Les éléments redondants (même code, même événement, même période) sont éliminés pour éviter la sur-représentation de quelque chose qui donne lieu à des traces multiples dans la même catégorie. Par exemple, un indice de l’action s’étendant sur deux périodes ne sera

228 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

compté qu’une seule fois dans chaque période.

Une barre bleue signifie qu’au moins un élément matériel existant dans l’action consti- tue un enjeu de performance (présente ou future) pour une organisation évoluant dans cette action. La hauteur de la barre bleue reflète la quantité de ces éléments. On peut lé- gitimement présumer que plus la quantité d’indices est grande, plus la probabilité qu’une organisation impliquée dans l’action en perçoive un, est grande. On peut aussi présumer que si l’organisation n’en perçoit aucun et qu’ils sont présents, l’organisation est en train d’ignorer que quelque chose d’important en termes de performance est en train de se produire.

Les barres rouges dénombrent des traces de pratiques décisionnelles. La présence d’une trace atteste que l’organisation exploite une information en lien avec la performance pré- sente ou future. La hauteur de la barre rouge constitue un indicateur de complexité du traitement engagé puisque plusieurs descriptifs distincts coexistentuu pendant une période donnée. Il peut s’agir d’une seule pratique à composantes multiples quel qu’en soit l’ordre.

Les barres jaunes sont des traces de processus d’activités enchevêtrés plus ou moins intimement avec des pratiques décisionnelles. On peut concevoir des pratiques décision- nelles (ex. perception, mémorisation) sans processus actif. Cependant, par construction, tout processus d’activité relevé est associé au moins à une pratique décisionnelle (sinon nous n’aurions pas pu l’intégrer au décompte) puisque l’investigation s’effectue depuis la première pratique décisionnelle saisie. La hauteur de la barre jaune indique la complexité des traitements en cours pendant la période considérée.

Bien entendu, la hauteur de chaque barre dépend de la capacité du chercheur à détecter et discerner les différents éléments et à les repérer dans le temps et dans l’espace. Le biais de collecte lié au dispositif d’investigation est potentiellement grand dans des actions complexes ou très spécifiques. Ce biais dépend fortement de la compréhension de l’action aux différentes échelles par le chercheur. La robustesse de la catégorisation n’est donc accessible que par croisement de l’interprétation avec le regard des praticiens du domaine. La variété des sources de données permettant la triangulation est essentielle pour limiter la sur-interprétation d’indices et pour s’assurer qu’une forme d’effet de saturation est atteint à mesure qu’augmente le nombre de sources et le volume de données utilisées pour

229 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

croiser les informations. Ces investigations sont orientées par la question de recherche en partant de la pratique décisionnelle saisie et nécessite un temps de travail important. A titre d’illustration, dans le cas de l’extrait de l’échantillon 3, établir la figure 9.1 a nécessité : une centaine d’heures de collecte, tri et classement ; une centaine d’heures de codage, triangulation, sélection ; deux centaines d’heures de vérification, d’interprétation et d’analyse.

9.1.2 Description de la forme du phénomène décisionnel

Une fois le modèle du phénomène décisionnel établi, nous pouvons ré-interpréter l’ac- tion dans une perspective orientée par l’évolution des enjeux de performance contenus dans l’action (enveloppe des barres bleues). En prenant soin de ne pas produire une tautologie, trois lectures de la figure 9.1 nous semblent soutenables :

1. historique, la performance constatée le 6 novembre après-midi est le résultat d’acti- vités intenses du 5 novembre au matin dont les prémices, sans traitement continu, ont émergé le 4 novembre ;

2. pragmatique, le 5 novembre a eu lieu une importante activité lorsque l’organisation a perçu plusieurs enjeux concordants, cette activité s’est poursuivie jusqu’à ce que l’organisation réalise qu’il n’y a plus d’enjeu ;

3. processuel, l’organisation a pris en compte le premier enjeu de performance le 4 novembre et l’a intégré dans des processus d’activités variés à partir du 5 novembre pour réaliser de la performance jusqu’au 6 novembre après-midi.

Au-delà de l’échantillon lui-même, les caractéristiques suivantes ressortent comme mi- nimalement significatives pour le phénomène décisionnel en termes d’interprétation rela- tivement à l’organisation : — l’évolution temporelle des enjeux de performance pour l’organisation contenus dans l’action ; — la sensibilité de l’organisation aux enjeux importants de l’action lorsqu’ils se pro- duisent ; — la capacité de l’organisation à traiter ces enjeux importants lorsqu’ils sont perçus. Le phénomène décisionnel rend visible une relation entre action et organisation et

230 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

contient les pratiques décisionnelles (quelles qu’elles soient). La relation action-décision se situe entre les éléments des barres bleues (i.e. enjeux) et les éléments des barres rouges (i.e. perception) ou jaunes (i.e. traitement), selon la forme de décision envisagée. Cette relation s’effectue dans la même période de temps ou entre deux périodes différentes.

Ces caractéristiques permettent de proposer une forme graphique du modèle de phé- nomène décisionnel : une courbe d’évolution dans le temps des enjeux décelables dans l’action. Le temps est représenté sur l’axe horizontal, les enjeux de performance pour l’or- ganisation sur l’axe vertical. S’agissant de l’organisation, deux niveaux, postulés comme constants à ce stade, sont définis : un niveau de détection des enjeux, un niveau de trai- tement des enjeux. Dans l’exemple de l’échantillon 3, les enjeux de performance seraient l’enveloppe des barres bleues, le niveau de détection est inférieur à l’indice du 4 novembre et le niveau de traitement est inférieur à l’enjeu cumulé perçu au moyen des indices des 5 et 6 novembre. Le niveau de traitement est minimal le 6 novembre après-midi où il n’y a plus d’enjeux liés à la pratique décisionnelle du 5 novembre mais où l’organisation alloue quand même des ressources de traitement 1.

La forme du phénomène décisionnel est représentée sur la figure 9.2 en adoptant, en première approche, un niveau de détection et un niveau de traitement constants au cours du temps pour l’organisation.

Les périodes de temps nommées avec des lettres et délimitées par des instants numé- rotés T0 à T5 s’interprètent chronologiquement :

— avant l’instant T0, aucun événement important pour la performance de l’organisa- tion n’est présent dans l’action ;

— entre l’instant T0 et T1, des événements de plus en plus importants pour la perfor- mance sont présents dans l’action mais l’organisation ne les détecte pas ;

— entre l’instant T1 et T2, des événements de plus en plus importants pour la perfor- mance sont présents et détectés par l’organisation qui ne les traite pas ;

— entre l’instant T2 et Tm, des événements de plus en plus importants pour la perfor-

1. On peut penser qu’il y a d’autres enjeux perçus servis par cette activité (transfert de vidéo brute tournée à bord) compte tenu de l’extrême criticité que constitue l’allocation de temps dans une course en solitaire. Il peut s’agir, par exemple, de valorisation médiatique de la performance réalisée avec une recherche d’effets négatifs sur le moral des membres d’organisations concurrentes.

231 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

Figure 9.2 – Forme du phénomène décisionnel.

mance sont présents, détectés et traités par l’organisation ;

— entre l’instant Tm et T3, des événements de moins en moins importants pour la performance sont présents, détectés et traités par l’organisation ;

— entre l’instant T3 et T4, des événements de moins en moins importants pour la performance sont présents dans l’action et détectés par l’organisation qui ne les traite plus ;

— entre l’instant T4 et T5, des événements de moins en moins importants pour la performance sont présents dans l’action mais l’organisation ne les détecte plus ;

— après l’instant T5, plus aucun événement important pour la performance de l’orga- nisation n’est présent dans l’action ; Dans l’extrait de l’échantillon 3, l’agrégation temporelle ne permet pas de distinguer les instants T3, T4 et T5 : ils sont confondus. Il sont proposés dans le modèle sur la base d’une symétrie entre l’émergence et la disparition du phénomène décisionnel au sein de l’action. Une investigation plus poussée sera nécessaire pour caractériser ces instants. En première approche, la description de l’action pour l’échantillon 3 montre le prolongement du traitement alors que le phénomène a disparu du milieu physique. Notre compréhension est que le traitement relevé s’attache à des enjeux relevant d’un autre espace de l’action que le milieu physique.

La représentation de la figure 9.2 peut s’interprèter fonctionnellement du point de vue

232 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

de la relation action-décision. Pendant la période B, entre T0 et T5, des enjeux de perfor- mance sont présents dans l’action en passant par un maximum d’importance à l’instant

Tm. Pendant la période C, l’organisation détecte les enjeux de performance, mais ne les traite que pendant la période D. Autrement dit : — le phénomène décisionnel est pertinent pour caractériser l’action pendant toute la période B ; — le phénomène décisionnel correspond à une réalité pour l’organisation pendant toute la période C ; — des processus de décision se produisent au sein de l’organisation pendant la période D.

9.1.3 Phénomène décisionnel et performance

Le modèle du phénomène décisionnel a été construit à partir d’enjeux de performance pour l’organisation décelables dans l’action. Nous proposons ici d’aborder quelques points d’interprétation non immédiats dans la forme précédemment introduite. La question la plus accessible, compte-tenu de l’extrait présenté, est la question de la dégradation de performance pour l’organisation. En effet, si le comportement de la plupart des skippers solitaires de la flotte (avec l’aide de leurs routeurs), peut s’interpréter au moyen d’un excès d’engagement (investir d’importants efforts supplémentaires au motif des efforts déjà investis), il peut aussi s’interpréter différemment au moyen du phénomène décisionnel. En effet, dans le contexte de l’extrait de l’échantillon 3, ce qui s’est passé entre la longitude de l’ile de Madère et la longitude de l’archipel des Açores, peut s’interpréter ainsi : — les deux concurrents de tête ont détecté un phénomène décisionnel, mais l’ont traité comme une incohérence dans la période de transfert initiale, le niveau de détection a été franchi mais pas le niveau de traitement ; — un concurrent a détecté un phénomène décisionnel, et l’a traité comme tel, préco- cement, le niveau de détection a été franchi et le niveau de traitement a été atteint quelques minutes plus tard ; — un concurrent a détecté un phénomène décisionnel, et ne l’a pas traité immédiate- ment comme tel, le niveau de détection a été franchi et le niveau de traitement a

233 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

été atteint plusieurs heures plus tard. Le décalage temporel peut s’expliquer par le temps nécessaire à la production d’effets significatifs dans l’action de la pratique de l’organisation traitant le phénomène décisionnel ; — la plupart des concurrents n’ont détecté le phénomène décisionnel qu’une fois qu’il a été complètement traité par d’autres, le niveau de traitement a été franchi au moment où il n’y avait pratiquement plus d’enjeux de performance. L’exemple issu de l’échantillon 3 illustre l’importance des niveaux de détection et de traitement pour chaque organisation relativement à un phénomène décisionnel émergeant de l’action dans laquelle elles sont toutes impliquées. A l’échelle d’une seule organisation, le niveau de détection et de traitement d’un phénomène décisionnel peut être considéré comme fluctuant au cours du temps (ceci est facilement observable pendant une course en solitaire). Lorsque le niveau de détection de l’organisation est à un niveau élevé (ex. pendant le sommeil du skipper), l’organisation est moins sensible à l’émergence d’un phé- nomène décisionnel. Si pendant la même période, le niveau de traitement est également à un niveau élevé, l’organisation risque de retarder l’engagement d’un processus de décision. Une conséquence directe est la perte de temps par rapport à des organisations concurrentes qui auraient des niveaux moins élevés (cf. figure 9.3). La période J peut être vue comme symptomatique de mauvaise allocation du temps [Macquet 2013] ou l’effondrement de la signification de l’activité organisée en regard de l’action [Weick 1993]. La période I peut être vue comme symptomatique de biais cognitifs [Kahneman 2003] ou d’outil inapproprié d’aide à la décision [Lebraty et Pastorelli-Negre 2004].

Symétriquement, lorsque le seuil de détection est à un niveau bas, l’organisation est plus sensible à l’émergence d’un phénomène décisionnel. Si dans la même période, le niveau de traitement est également à un niveau bas, l’organisation pourra engager un processus de décision précocément. Une conséquence directe est une réactivité plus importante de l’organisation par rapport à des organisations concurrentes qui auraient des niveaux plus élevés (cf. figure 9.4). La période H peut être vue comme symptomatique d’une intuition (quelle qu’en soit l’origine) [Kahneman et Klein 2009] ou d’une attribution précoce de sens à l’action en train de se faire du point de vue de l’organisation [Weick et Sutcliffe 2007]. La période G peut être vue comme symptomatique d’une anticipation dans l’engagement

234 9.1. DES PRATIQUES DÉCISIONNELLES AU PHÉNOMÈNE DÉCISIONNEL

Figure 9.3 – Phénomène décisionnel et dégradation de performance organisationnelle (figure originale discutée à la 13e conférence biennale de la NDM). d’un processus de décision [Marchais-Roubelat 2011] avec F comme période préparatoire.

Figure 9.4 – Phénomène décisionnel et amélioration de performance organisationnelle (figure originale discutée à la 13e conférence biennale de la NDM).

Considérant que des niveaux de sensibilité et de traitement minimaux sont consom- mateurs de ressources en permanence, il est très coûteux pour une organisation de rester constamment à ces niveaux. De manière plus réaliste, il ressort que la capacité de l’organi- sation à moduler les niveaux de détection et de traitement en fonction des développements de l’action à laquelle elle participe constitue un axe d’investigation pour renforcer sa per- formance.

235 9.2. DIMENSIONS D’INTERPRÉTATION ACCESSIBLES AVEC LE MODÈLE

9.2 Dimensions d’interprétation accessibles avec le modèle

Une fois la forme introduite et interprétée en termes de performance à partir de la variation des niveaux de détection et de traitement, plusieurs dimensions d’interprétation peuvent être adjointes au phénomène décisionnel : temporelle, spatiale et processuelle.

9.2.1 Phénomène décisionnel et temporalité de la performance

La dimension temporelle est la plus immédiate à introduire à partir de l’échantillon 3 abordé au chapitre précédent. Le phénomène décisionnel peut en effet être utilisé comme marqueur de phase d’action. Par rapport à la segmentation temporelle de l’action sous forme de phase et de période de transfert, il présente l’avantage de contenir en plus une caractéristique d’intensité des enjeux associés aux règles de l’action (définissant les phases). En superposant la notion de phase d’action [Marchais-Roubelat 2000] à la forme de phénomène décisionnel précédemment introduite, on obtient la figure 9.5.

Figure 9.5 – Phénomène décisionnel et phases d’action.

La question de la performance sur cette représentation s’interprète par la capacité de l’organisation à limiter la durée des périodes de transfert (de couleur bleu) pour faire coïncider autant que possible la période C à l’ensemble de la durée de la phase (couleur jaune). La performance de l’organisation est réalisée par l’adéquation entre les processus

236 9.2. DIMENSIONS D’INTERPRÉTATION ACCESSIBLES AVEC LE MODÈLE

de décision et les règles dominantes de la phase d’action. Dans cette représentation, une période de transfert qui se prolonge en entrée de phase est symptomatique d’une réac- tivité retardée. Un processus de décision orienté par la règle de la phase d’action qui se prolongerait au-delà de la fin du transfert est symptomatique de l’inertie de l’organisation. Une organisation dont le niveau de traitement serait trop élevé par rapport aux enjeux liés à la règle d’une phase qu’elle aurait perçue reflèterait un déni de changement de règle par l’organisation. Il peut aussi s’agir d’un engagement d’activités disproportionnées par rapport aux enjeux.

9.2.2 Phénomène décisionnel spatialisé et trajectoire

En reprenant les éléments de l’échantillon 3 et en les reportant sur une carte géo- graphique, il est possible de représenter en deux dimensions l’établissement de phénomè- nes décisionnels. Notre cas se prête particulièrement bien à cette représentation spatiale, puisque, pendant la course, la trajectoire du bateau représente la résultante de l’action de l’organisation à tout moment. La figure 9.6 représente trois phénomènes décisionnels adjacents (P1, P2 et P3) dans l’espace et dans le temps pertinents pour l’ensemble de la flotte à l’exception du bateau de tête (le plus à l’ouest). La délimitation correspond approximativement à la zone où le phénomène est perceptible (seuil de détection estimé). Le phénomène correspond ici à une problématique d’exploitation des éléments moteurs dominants. L’espace de recouvrement entre deux phénomènes décisionnels marque l’in- fluence possible des deux sur l’activité de l’organisation. Il s’agit d’une zone de transfert où l’organisation pour être performante doit faire évoluer le contenu de ses processus de dé- cision d’un phénomène au suivant. Les problèmes de performance surviennent notamment lorsque l’organisation conserve des processus de décision orientés par la phase précédente alors qu’elle se trouve dans la phase suivante après avoir quitté la zone de transfert.

Dans le cas de l’extrait de l’échantillon 3, il s’est produit quelque chose de similaire. Le bateau de tête s’attendait, comme tous les autres, à passer directement de P1 à P3, et c’est approximativement ce qui s’est passé pour lui. En examinant sa trajectoire en détail et en recoupant avec les déclarations, on s’aperçoit que s’il est bien passé de P1 à P3 comme attendu, il a réussi à le faire car lorsqu’il est passé à cet endroit-là, la zone de transfert

237 9.2. DIMENSIONS D’INTERPRÉTATION ACCESSIBLES AVEC LE MODÈLE

Figure 9.6 – Phénomènes décisionnels représentés spatialement. entre P1 et P2 présentait un recouvrement avec P3. Il a donc pu passer sans moduler sa stratégie de course tout en étant un peu surpris des évolutions du vent. Le bateau qui était deuxième a eu pratiquement autant de chance et s’en est sorti d’une manière semblable bien que le transfert entre P1 et P3 ait été plus long et plus pénible pour le skipper. Il a pu, au prix de manœuvres coûteuses, conserver sa logique de navigation. Les autres bateaux (cf. récit en 8.3.4) ont dû faire face à la zone P2 sans espoir d’atteindre P3 directement. A ce moment-là, un seul des bateaux a effectué une manœuvre d’extraction précoce en 4 phases opérationnelles et un second a effectué une manœuvre d’extraction tardive. Tous les autres trimarans du peloton ont engagé la gestion de P2 comme s’ils passaient de P1 à P3 et ont tous perdu du temps. La lecture des trajectoires de la flotte au moyen de la succession de phénomènes décisionnels, montre que le trimaran Prince de Bretagne a géré de manière performante (quelle qu’en soit la méthode et les modalités) le phénomène P2 par une sensibilité plus fine aux enjeux du moment et une capacité de traitement anticipée (le temps d’exécution de moins de 15 minutes atteste que la manœuvre était prête à être exécutée avant même que le skipper passe l’appel). Les échanges postérieurs laissent penser que la manœuvre aurait eu lieu même s’il n’y avait pas eu l’appel.

9.2.3 Mise en perspective processuelle

Considérons l’enchaînement de phénomènes décisionnels relatifs à des enjeux de per- formances ramenés à une niveau comparable. Une métrique simple utilisée en organisation

238 9.3. POTENTIEL INTERPRÉTATIF EN COURSE AU LARGE

pour rendre des enjeux commensurables (au sens de Kuhn [1983]) consiste à ramener les enjeux à des indicateurs financiers. En course au large, le temps ou la distance sont plus significatifs. À l’échelle d’une même organisation, la représentation de la succession dans le temps de ces deux phénomènes est présentée figure 9.7. L’intérêt d’une telle représentation est de faire ressortir les périodes où chaque phénomène décisionnel est perceptible dans l’action (respectivement D.P a1 et D.P a2) et les périodes où chaque phénomène décision- nel est détecté par l’organisation (respectivement D.P o1 et D.P o2). Cette représentation permet aussi de faire ressortir les périodes de transfert, du point de vue de l’organisation (T o) et du point de vue de l’action (T a). Avec une telle représentation, il est assez simple d’expliciter les conséquences négatives d’un déphasage entre un processus de décision et l’enjeu d’une phase ou encore entre les conséquences négatives d’un démarrage trop précoce du second processus de décision. Il est aussi possible d’expliciter simplement l’importance de la minimisation du transfert de phase entre les deux processus de décision.

Figure 9.7 – Phénomène décisionnel et phases pour l’organisation (figure originale discu- tée à la 13e conférence biennale de la NDM).

9.3 Potentiel interprétatif en course au large

Au-delà de l’extrait de la phase de compétition de l’échantillon 3 présenté et analysé extensivement, le dispositif a permis, en immersion au sein d’une organisation de course au

239 9.3. POTENTIEL INTERPRÉTATIF EN COURSE AU LARGE

large, d’établir des phénomènes décisionnels de différentes natures et de différents niveaux (cf. tableau 9.1). Le résultat que nous présentons à travers ce tableau est la mise en évidence de la relation entre les phénomènes décisionnels et la manière dont l’organisation se met en capacité de les gérer en fonction des différentes phases de l’action analysées pour les cinq échantillons. Le caractère polymorphe de l’organisation en fonction des phénomènes décisionnels les plus importants nous a paru significatif au point de considérer le rôle organisant du phénomène décisionnel.

Nous avons établi des phénomènes décisionnels dont le traitement se prolonge dans le temps (plusieurs jours) et se superpose avec le traitement d’autres phénomènes déci- sionnels (de même échelle ou non). Il est apparu que chaque phénomène décisionnel peut s’établir de manière continue dans l’espace et dans le temps, tant dans son appréhension (émergence du phénomène, actualité du phénomène, disparition du phénomène) que dans sa résolution (période de temps ou zone géographique de traitement du phénomène) et que cette continuité constitue un aspect important du point de vue de la performance organisationnelle.

Enfin, une situation d’urgence pour l’organisation en crise (chavirage) a été obser- vée avec des phénomènes décisionnels abruptes dont les enjeux basculent (changement de phase d’action) en quelques secondes de la recherche de performance à la sauvegarde de la vie humaine pour le skipper et le co-skipper (échantillon 4, transatlantique en double). Cet épisode fait l’objet d’une description partielle au chapitre 11 en tant que support de confrontation des résultats à une crise.

Le premier résultat d’ordre organisationnel se traduit par le polymorphisme de l’or- ganisation définie par l’action coordonnée des agents sur des échelles de temps courtes (heures, jours) ou longues (mois, années) en fonction de l’action et des phénomènes déci- sionnels considérés. Comme le récapitule le tableau 9.1, le rôle organisant des processus décisionnels et l’organisation de leur rôle en vue de créer de la performance changent à chaque phase de l’action en train de se faire.

Le second résultat d’ordre organisationnel consiste à avoir mis en exergue des périodes transitoires entre deux phases (changement des règles définissant l’action) en relation avec les phénomènes décisionnels émergents et donc porteurs d’opportunités potentielles pour

240 9.3. POTENTIEL INTERPRÉTATIF EN COURSE AU LARGE

l’organisation.

Phases d’ac- Phénomènes décision- Organisation du traitement de tion nels phénomènes décisionnels Développement Allocation de ressources Plusieurs centres décisionnels. Coordi- budgétaires nation skipper. Mise au point Allocation de ressources Plusieurs centres décisionnels avec (humaines, budget, conseils techniques internes (expert temps) d’un domaine dans l’équipe tech- nique) et externes (fournisseurs de sous-systèmes, architecte). Coordina- tion skipper ou responsable d’équipe Entraînement Évaluation des différents Un seul centre décisionnel avec conseils modes d’utilisation des techniques internes (expert d’un do- dispositifs techniques et maine dans l’équipage) et externes organisationnels (fournisseurs de sous-systèmes). Coor- dination skipper. Compétition Allocation du temps entre Plusieurs centres décisionnels, ajuste- (avant départ) objectifs concurrents (ex. ments mutuels très fréquents. Coordi- repos, média, routage, nation skipper ou responsable d’équipe. partenaires, public) Compétition Minimisation du temps de Un seul centre décisionnel (à bord). (après départ) parcours par des choix de Conseil à terre interne avec relais ex- routes performants terne en fonction des besoins. Coordi- nation interne routeur, coordination ex- terne responsable d’équipe. Crise Sauvegarde des personnes Plusieurs centres décisionnels avec un puis des biens objectif unique. Coordination respon- sable d’équipe.

Tableau 9.1 – Phénomènes décisionnels et organisation de leur traitement.

À ce stade, plusieurs situations ont été documentées décrivant des changements de phases concomitants avec des changements de phénomènes décisionnels ainsi que des chan- gements de phases avec persistance de phénomènes décisionnels. Les aspects transitoires entre les phases et les chevauchements de phases n’apparaissent pas dans ce tableau qui vise à distinguer les phases pour les faire ressortir. Cependant, nous avons aussi relevé des phénomènes organisationnels (recomposition d’équipe) potentiellement intéressants à ana- lyser lors des périodes transitoires entre deux phases établies. Inversement, à une échelle de temps beaucoup plus grande que celle de la recherche, il est possible d’identifier des phases d’action définies par la succession d’évolutions techniques (ex. moyens de télécom- munication, informatique embarquée, logiciels de navigation, innovations, règles de classe) au fil des décennies.

241 9.4. CONCLUSION SUR L’ÉPISODE PERFORMANT EN CONTEXTE EXTRÊME

9.4 Conclusion sur l’épisode performant en contexte extrême

La richesse du corpus de données à été mise en évidence dans le chapitre 8 au moyen d’une structuration d’événements liés à une pratique décisionnelle enchâssée dans une segmentation temporelle en phases d’action sur trois niveaux. L’approche par la pratique décisionnelle dans l’action a permis de constituer une représentation chronologique riche en mobilisant un premier cycle de codage [Miles et collab. 2019].

La richesse de l’analyse se révèle dans la séquence d’interprétation permettant de passer du repérage de décalages temporels entre événements et traces de pratiques, aux effets des décalages au plan opérationnel, puis aux effets des décalages au plan stratégique et finalement à la réalisation de performance dans l’action sur une période de temps englobant les événements relevés.

Dans ce chapitre, nous avons inversé le point de vue pour adopter celui de l’organisa- tion en réalisant le second cycle de codage [Miles et collab. 2019] sous forme de tableau et histogramme. Cette inversion permet de proposer un modèle de représentation synthétique nommé phénomène décisionnel sur la base de décalages temporels entre la perception d’évé- nements et leurs traitements. Ce modèle constitue l’étape de présentation d’information, sous forme graphique (graphic display) [Miles et collab. 2019, 110], que nous développons et exploitons comme support d’interprétation de la relation action-décision.

L’analyse des résultats montre que les décalages temporels entre événements et pra- tiques ont une influence sur la performance de l’organisation. Nous montrons en quoi la représentation avec le modèle du phénomène décisionnel ouvre des perspectives nouvelles pour l’interprétation de l’articulation action, organisation, décision. Ce troisième chapitre conclut l’analyse des résultats (partie III) avec l’achèvement de la mise en œuvre de la méthode d’analyse qualitative complète et la proposition d’un modèle original d’interpré- tation.

Les résultats sont discutés dans la partie IV au moyen d’un dialogue avec les éléments méthodologiques et théoriques mobilisés et d’une confrontation à un cas observé de crise.

242 Quatrième partie

Discussion sur l’articulation action, décision et organisation en contexte extrême

243

La partie IV discute les théories mobilisées (partie I) et les résultats obtenus (partie III) par la mise en œuvre de la méthodologie (partie II) aménagée spécifiquement pour une immersion en profondeur dans le terrain de la course au large à la voile pendant des périodes de compétition.

L’établissement du dialogue entre les résultats et les courants de recherche est effec- tué dans le chapitre 10 sur deux plans : méthodologique et théorique. Les apports de la recherche sur le plan méthodologique se concentrent sur les trois aspects constituant l’ossature de notre appareillage méthodologique : — l’observation participante immersive ; — le courant de la décision en situation (NDM) ; — le courant des études fondées sur la pratique (PBS) ; Les apports de la recherche sur le plan théorique concernent quatre aspects : — l’apprentissage en pratique ; — la relation entre action et organisation ; — la relation entre organisation et pratique décisionnelle ; — la stratégie en pratique. Le chapitre 11 achève le mouvement de conceptualisation par une discussion sur la notion de visibilité-invisibilité, sur les décalages de temporalité et sur l’ingénierie des choix. Il permet de dégager un espace de validité, en matière de terrain et au plan de l’éthique, et établit un ensemble de conclusions inférées à partir de la recherche empirique exploratoire.

Enfin, dans un mouvement de retour vers le terrain bénéficiant d’une méthodologie éprouvée et d’un bagage théorique complété des apports conceptualisés, nous concluons le chapitre 11 et la quatrième partie par une discussion basée sur un épisode de crise. Cette crise s’est matérialisée notamment par le chavirage à haute vitesse du trimaran en compétition causé par un événement soudain ayant provoqué une irréversibilité. Cet épisode, où l’émergence et la gestion de la crise ont pu être en partie observées, nous permet de confronter les conclusions à un contexte extrême paroxystique et d’inférer une conclusion supplémentaire.

245 246 Chapitre 10

Apports méthodologiques et théoriques de la recherche

Après avoir effectué l’analyse des données qualitatives, selon le cadre établi par Miles et collab. [2019], en commençant par le point de vue de l’action puis en adoptant le point de vue de l’organisation dans un second temps, nous avons proposé un modèle de repré- sentation synthétique : le phénomène décisionnel. Ce modèle, fondé sur l’interprétation des décalages temporels entre les événements de l’action et leurs traitements au sein de l’organisation, s’avère donner accès à plusieurs dimensions d’interprétation de la relation action-décision.

L’analyse des résultats montre la richesse de la représentation avec le modèle du phé- nomène décisionnel qui intègre les décalages temporels entre événements et pratiques. Ces éléments de conclusion ouvrent des perspectives nouvelles pour l’interprétation de l’articu– lation action, organisation, décision.

Ces résultats et plusieurs de leurs composantes sont discutés au sein des deux chapitres de la partie IV afin de faire ressortir, au chapitre 10 les apports méthodologiques (en 10.1) pour la recherche en immersion, le courant de la NDM et le courant des PBS. Nous discu- tons ensuite les apports théoriques (en 10.2) en matière d’apprentissage organisationnel, de stratégie et de connaissance en pratique. Cette discussion mobilise les principales notions composant le cadre conceptuel de la recherche présenté partie I en regard de la question de recherche.

Le chapitre 11 complète la discussion par une réflexion en termes de visibilité, de

247 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

temporalité et de choix achevant de montrer la pertinence de la méthode par rapport à la question de recherche. Ces éléments posés, nous formulons plusieurs conclusions, inférées de manière inductive, ainsi que des pistes possibles pour élargir le périmètre de leur validité au-delà des contextes extrêmes du terrain de la course au large.

10.1 Apports méthodologiques

10.1.1 Recherche en immersion

Le développement d’une recherche en immersion au sein d’une organisation n’est pas quelque chose de trivial dans la mesure où plusieurs points importants doivent être traités convenablement pour rendre la recherche possible. Une fois le terrain identifié comme propice au traitement de la question de recherche, notamment du fait que l’action en train de se faire est observable en temps réel et qu’il existe des sources variées de données, il est nécessaire de repérer une organisation évoluant dans l’action au sein de laquelle une immersion à proximité des pratiques décisionnelles est accessible. Dans le cas de la course au large, nous avons élaboré un dispositif d’immersion dans une organisation impliquée dans l’action en tant que participante directe à la compétition : une équipe de course au large. Nous aurions pu aussi envisager une immersion auprès de l’organisateur de la course, par exemple au sein de la direction de course (une observation non participante de 24h a été effectuée au cours de l’échantillon 5 à titre exploratoire). Cependant, le positionnement au sein d’une organisation prenant part à la compétition en tant que concurrente de la course nous permet une perception plus directe des situations de recherche de performance pendant l’action en train de se faire.

Les hypothèses de travail se sont confirmées dès les premières observations à distance (échantillon 1) et sur site (échantillon 2) et ont permis d’établir des dispositifs plus com- plets (échantillons 3, 4 et 5). Une fois effectifs, l’accès à l’action et la capacité à percevoir des éléments de performance, le point essentiel sur lequel se concentre la méthodologie de recherche consiste à se donner les moyens de saisir une décision en train de faire sous forme de traces de pratiques décisionnelles. L’observation sur site, bien que permettant un accès direct à l’action et aux comportements des agents qui y sont impliqués, ne garantit pas né-

248 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

cessairement l’accès aux processus de décision [Macquet 2010], [Bouty et Drucker-Godard 2011]. Dans certains cas, il a été constaté que l’observation ethnographique transparente au sein de l’organisation conduit à une modification visible de comportements des agents lors du traitement de points sensibles par l’organisation : « les tactiques de contournement comme "aller dehors" pour discuter sans enregistreur ou loin des chercheurs, étaient pré- sentes » [Giordano et Musca 2012, p. 101]. Cette mise à distance du chercheur s’est révélée être un marqueur que des enjeux importants sont en cours de traitement par l’organisation, donc intéressante par ce que ça révèle, cependant celà induit simultanément une visibilité amoindrie pour les chercheurs pendant ces instants clés par rapport aux moments où des enjeux plus standards sont traités. Le paradoxe, c’est que pendant ces instants clés où l’influence réciproque de l’action et de l’organisation révèle son intensité, la pratique de terrain tend à dissimuler son contenu. Le chapitre 8 montre l’apport de notre dispositif méthodologique couplé à des contextes extrêmes pour saisir les liens intenses entre action et organisation en entrant par la pratique, lors de moments de forte pression.

Bénéficiant de l’identification de ces limites importantes, nous avons mis en place un dispositif d’immersion à différents niveaux de profondeur caractérisés selon trois dimen- sions : le point de vue, la proximité spatiale et la proximité temporelle (cf. tableau 10.1). L’objectif à atteindre dans le cadre de notre recherche est de capter les traces d’une décision en train de se faire dans l’organisation. Au niveau le plus macroscopique, le chercheur en immersion est à la fois immergé dans l’action course au large et dans l’activité organisée du concurrent Prince de Bretagne. Le chercheur extérieur adopte la posture d’un spectateur privilégié de l’action en maintenant une distance avec l’organisation et avec le processus de décision avec lesquels il n’est en contact qu’au moyen des interactions activées par le chercheur en immersion. Le chercheur extérieur, en position de recherche non participante par rapport au terrain, fait partie du dispositif de recherche. Notons, cependant, que la mobilisation du chercheur extérieur pendant les périodes d’observation intensive se sont révélées limitées à une dizaine d’interactions de moins de quinze minutes à chaque fois.

Le comportement du chercheur en immersion matérialise l’enchevêtrement de la re- cherche avec l’action en train de se faire. Le chercheur en immersion pendant toute la durée de la recherche, se situe à l’intersection entre la recherche et l’action de course au

249 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

large. La difficulté méthodologique principale consiste à rendre compatible une pratique de recherche valable avec l’action en train de se faire. Du point de vue du terrain, le moyen employé pour rendre la recherche acceptable en temps réel consiste à incorporer dans le terrain une pratique de recherche. L’influence du chercheur en immersion sur l’action en train de se faire n’est pas neutre, puisque pendant l’action il réalise lui-même certaines pratiques de l’organisation (dimension participante de l’observation ethnographique) dans le respect de ce qui est habituel pour l’organisation. Il s’agit : — en routine, de l’extraction et la mise à disposition de données relatives au milieu physique, de l’actualisation des cartes de synthèse selon les orientations définies par le skipper ; — à la demande, de l’examen critique d’une situation météorologique et de la synthèse des orientations stratégiques du skipper. Du point de vue de la recherche, le moyen employé pour rendre le terrain praticable consiste à incorporer dans la pratique de recherche un élément de pratique du praticien expert du terrain. La validité dans la discipline des sciences de gestion, de la méthode d’observation mise au point a été discutée à plusieurs reprises dans des enceintes variées : au sein du LIRSA (séminaires SPID du professeur Durance, séminaires des doctorants du Professeur Pesqueux, comité de suivi de thèse), du parcours doctoral de l’école doctorale Abbé Grégoire (cours en méthodes qualitatives en SHS, cours d’épistémologie et socio- histoire des sciences), groupe de travail sur la décision (ex GT AIMS) et en conférence internationale (13e conférence internationale de la NDM). C’est donc bien sur les deux domaines que nous avons œuvré en parallèle dans le respect des pratiques propres à chacun pour que l’activité de recherche soit acceptable à la fois par : — la communauté de terrain ; — la communauté disciplinaire. Le tableau 10.1 recense les pratiques en lien avec des processus de décision qui ont été saisies pendant les périodes de recherche de performance de l’organisation au cours des cinq échantillons en précisant le nombre de pratiques décisionnelles pouvant être mises en relation avec la réalisation de performance.

Il est important de noter que les pratiques décisionnelles saisies n’ayant pas pu être

250 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

Point de vue Proximité Pratiques visé atteint spatiale temporelle saisies performance échantillon 1 intérieur intérieur à distance temps réel 1 1 échantillon 2 intérieur extérieur à bord temps réel 1 1 échantillon 3 intérieur intérieur à distance temps réel 3 2 échantillon 4 intérieur extérieur shadowing temps réel 2 1 échantillon 5 intérieur extérieur à distance temps réel 1 2

Tableau 10.1 – Position de l’immersion par rapport au processus de décision pendant la recherche de performance et dénombrement des pratiques décisionnelles saisies. reliées à la réalisation de performance avec un degré de confiance jugé suffisant (apprécia- tion du chercheur en immersion en fonction de sa capacité à analyser un flux d’événements en tant que pratique) ne sont pas comptabilisées dans la dernière colonne. Inversement, ne sont pas non plus dénombrées certaines réalisations de performance reliées à des pra- tiques décisionnelles présumées dont les traces saisies ne sont pas suffisantes pour conduire une analyse riche. Ces deux aspects n’ont pas été développés car les éléments retenus pour l’analyse et présentés dans les chapitres précédents sont ceux pour lesquels la triangulation des sources de données permet d’aborder l’analyse avec une forme d’effet de saturation en termes d’interprétation. L’effet de saturation est d’autant plus vite atteint que la redon- dance est aisément prévisible compte tenu de l’influence mutuelle des commentateurs et de la parole délivrée par le skipper, une fois connue de tous. En effet, lorsqu’un skipper donne son interprétation de l’action, sa parole agissant comme un argument d’autorité du fait de son statut et de son expérience peut induire un biais de cadrage [Kahneman et Tversky 1979] régulièrement observé dans le domaine de la voile.

Le choix de se concentrer en premier lieu sur les extraits d’échantillon les mieux do- cumentés convient pour la phase exploratoire de notre démarche, tant qu’il s’agit de faire ressortir du terrain des éléments de compréhension originaux. Notons, cependant, que cela a conduit à réduire de moitié le nombre de pratiques (4 sur les 8 saisies) analysables en profondeur en nous appuyant sur des outils éprouvés en recherche qualitative [Miles et col- lab. 2019]. Lorsqu’il s’agira d’esquisser un premier pas vers la généralisation en formulant des hypothèses à tester dans le même terrain ou dans d’autres, il ne sera plus acceptable de traiter seulement les cas les mieux documentés. Au contraire, il sera nécessaire de mettre nos conclusions à l’épreuve de conditions de réalisation plus diffuses et donc potentielle-

251 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

ment des traces moins accessibles avec l’appareillage méthodologique mis au point (qui ne sera peut être pas nécessaire sous cette forme). Ce travail reste à conduire et plusieurs étapes sont à franchir avant de l’engager comme cela est précisé en 11.5.

La capacité à demeurer à proximité du processus de décision tout en ne prenant part à la pratique décisionnelle que de manière occasionnelle (3 interactions au cours de l’échantillon 3, aucune au cours de l’échantillon 4) réside dans l’équilibre entre un intérêt significatif pour l’organisation dans la participation et une intervention minimale dans le processus lorsque ce n’est pas requis par le skipper. Cet équilibre est plus facile à préserver lorsqu’un routeur est présent (échantillon 4), car l’immersion consiste alors à effectuer un shadowing du routeur pour percevoir les décisions en train de se faire. La configuration de shadowing, si elle ne permet pas de contact direct avec l’équipage, présente la caractéristique de rendre moins visible aux marins la présence d’un observateur et donc de présumer une influence plus réduite du chercheur sur le processus de décision que dans les autres cas.

Nous avons pu comparer le comportement du skipper entre chacun des cinq échan- tillons sans constater de variation de sa manière de traiter les points relatifs à des choix de route malgré la variété assez grande des situations rencontrées (à terre, en mer, en course, en entraînement, en préparation, en convoyage, avec un routeur, sans routeur, avec l’un ou l’autre des co-skippers). Cette relative régularité de comportement sur les thèmes d’intérêt, si elle ne permet pas de considérer que l’influence du chercheur en immersion est insigni- fiante, elle permet au moins de constater que l’influence du chercheur en immersion est constante tout au long de la recherche. Le point qui nous permet de considérer l’influence du chercheur comme négligeable est la connaissance par le chercheur en immersion de la manière de travailler du skipper dans un contexte de routage classique effectué à plusieurs reprises entre 2002 et 2004 et entre 2006 et 2008 dans le cas d’une relation professionnelle continue. Rappelons que ce sont ces relations professionnelles passées qui ont rendu le terrain accessible.

Le positionnement en lisière du processus du décision a permis de capter au cours de l’échantillon 4, deux événements liés à des décisions. Ils n’ont cependant pas été saisis en temps réel mais seulement documentés en temps différé de quelques heures. La perception directe des traces les plus saillantes des pratiques décisionnelles en cours d’accomplissement

252 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

n’a pas été possible malgré une préparation soigneuse de l’observation et sa réalisation dans des conditions matérielles idéales. Un de ces deux événements est le cas d’une gestion de crise vitale (chavirage en course) interprétée en tant que situation extrême au chapitre 11 au moyen des notions introduites précédemment.

L’insertion dans le processus de décision en position de routeur pendant la compéti- tion, sans pour autant exercer complètement cette fonction (échantillons 3 et 5), présente l’avantage de rendre possible un contact direct avec le skipper dans les moments critiques, c’est-à-dire dans les moments où le skipper ou l’équipage ne parvient pas à traiter d’une manière qu’il juge convenable un choix relatif à la stratégie de course en lien avec les élé- ments naturels. Si cette position est potentiellement riche, elle est aussi très dépendante de l’occurrence de moments critiques au cours d’une compétition qui sont, par définition, d’autant plus rares que l’expérience du skipper est grande. Au cours de l’échantillon 5, deux événements liés à des processus de décision se sont avérés performants mais un seul a été saisi sous forme de pratique. Les échelles de temps trop courtes de la première réalisa- tion de performance (passage en tête de la première marque de parcours à Etretat) n’ont pas permis de le rendre accessible avec la méthodologie déployée 1.

Pour espérer accéder efficacement à des échelles de temps très courtes (ex. la gestion du parcours côtier en baie de Seine pour l’échantillon 5), il eut fallu être à bord à ce moment-là (comme dans la cordée d’alpinistes [Allard-Poesi et Giordano 2015]) ou encore assister visuellement aux opérations depuis une embarcation à proximité [Bouty et col- lab. 2011]. Ces deux possibilités sont envisageables par principe. Cependant, embarquer le chercheur à bord comme membre d’équipage et effectuer une recherche en immersion depuis le bateau (dans un équipage réduit à un skipper et un co-skipper) ne seraient ac- ceptables pour l’organisation que si les compétences en matière de navigation à la voile du chercheur étaient d’un niveau équivalent aux skippers étudiés, ce qui est loin d’être le cas. Dans l’hypothèse où ce serait le cas, une telle position pour un chercheur supposerait de préserver des ressources pour la recherche (ex. temps, observation, analyse, vérification, collecte) pendant la gestion de la compétition. Le suivi des opérations sur une embarcation

1. Tout à été géré à bord sans nécessité de plus d’interaction que les informations échangées avant le départ entre le skipper, le co-skipper et le chercheur en immersion.

253 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

spectatrice à proximité est possible sous-réserve de disposer d’un bateau à moteur avec un pilote expérimenté capable de suivre les évolutions du voilier sur un tronçon côtier. Outre le coût élevé (de l’ordre de 5000 euros pour une journée), il n’y a pas de garantie que quelque chose de significatif ne se produise sur la période de visibilité. La période de visibilité ne pouvant excéder quelques heures compte-tenu du différentiel de performance entre les embarcations 2.

La rareté relative des pratiques décisionnelles saisies (au maximum 3) pendant la durée d’une compétition donne une indication sur l’attention requise au niveau du chercheur qui souhaite saisir en temps réel que quelque chose d’intérêt pour la question de recherche est en train de se produire. Le développement d’une observation adaptative en immersion permet de maintenir pendant toute la période de compétition une capacité de recherche à différents niveaux de l’action tout en gardant la possibilité d’un investissement additionnel lorsqu’une possibilité d’événement d’intérêt est perçue. La mise en place d’un binôme de recherche avec un chercheur non immergé mobilisable en complément lors de cet investis- sement additionnel s’est également avéré précieux pour maintenir une capacité de discer- nement des chercheurs au meilleur niveau. L’interaction entre le chercheur en immersion et le chercheur extérieur a été réalisée par la pratique d’un questionnement externe par le chercheur extérieur du chercheur en immersion visant à renforcer la capacité réflexive en différé immédiat de chaque instant à très forte intensité d’enchevêtrement de la recherche avec l’action organisée.

Le dispositif d’observation participante ayant permis au chercheur de saisir des pra- tiques décisionnelles en temps réel nous permet de conclure à la pertinence de la méthode de collecte. Précisons immédiatement que, même si cela constitue une des réalisations les plus originales de notre recherche, la collecte des données de terrain ne se réduit pas à l’observation ethnographique participante en immersion. L’analyse et l’interprétation des données (cf. partie III) seraient plus limitées sans toutes les autres sources (cf. figure 6.4) : échantillonnage des éléments physiques, entretiens libres et semi-directifs, commentaires de l’action externes à la recherche, trajectoire résultante des concurrents.

2. Un trimaran à voile peut conserver une vitesse élevée beaucoup plus longtemps qu’un bateau à moteur.

254 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

10.1.2 Enrichissement méthodologique pour la NDM

L’observation ethnographique de praticiens expérimentés en situation d’activité et le récit d’interventions à fort enjeu par les praticiens eux-mêmes sont des moyens de collectes privilégiés des chercheurs du courant de la décision en situation (NDM) [Zsambok et Klein 1997]. Les terrains explorés par le courant de la NDM se prêtent plus ou moins bien à l’ob- servation en temps réel. En particulier, l’observation ethnographique en immersion, que ce soit dans des casernes de pompiers, dans des patrouilles de police, dans les unités mi- litaires en entraînement ou encore dans des environnements hospitaliers, s’est révélée très consommatrice de temps par rapport au volume d’information exploitable. En effet, même si ces organisations traitent régulièrement des enjeux importants dans un domaine d’acti- vité complexe, il ne se produit pas nécessairement un événement intéressant au moment où l’observateur est actif sur site [Klein 1998].

Ce point d’attention est également d’importance pour le cas de la course au large. Il en découle un risque non négligeable de gaspillage de temps et d’énergie pour une collecte infructueuse concomitamment à un risque de saturation de capacité de collecte par des aspects secondaires. Le cumul de ces deux risques constitue un écueil majeur s’ils se réa- lisent juste avant l’occurrence d’un événement significatif pour la question de recherche. Par rapport aux études du courant de la NDM, notre recherche présente, cependant, un apport non négligeable, provenant des modalités d’immersion. Rappelons que la profon- deur d’immersion du chercheur au sein du processus de décision est rendue possible par l’expertise détenue par le chercheur en immersion (reconnue dans le secteur d’activité) dans un domaine utile pour la réalisation de la performance de l’organisation. L’apport qu’a procuré cette position par rapport à l’appareillage méthodologique habituel de la NDM est la connaissance des intentions des praticiens de l’organisation préalablement à la phase active de recherche de performance et l’actualisation des intentions stratégiques pendant l’action en train de se faire.

Malgré l’importance de l’intentionnalité comme présupposé des approches de la NDM, cette dimension s’est avérée très difficilement accessible pour les chercheurs du courant de la NDM dans une logique d’investigation ethnographique très majoritairement réactive

255 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

vis-à-vis d’une intervention d’expert en situation, y compris lors d’observation in-situ. Cette technique est néanmoins très fertile pour la recherche si on se réfère à la multiplicité des terrains abordés et des axes d’investigations développés par la NDM [Klein 2015]. Nous l’avons nous aussi constaté lors des traces de pratiques saisies en différé de l’action, particulièrement pour une partie de l’échantillon 4 en situation de shadowing. Accéder plus en profondeur aux phénomènes organisationnels soulève trois difficultés pour le chercheur :

1. se trouver à l’endroit où se produit l’événement et être actif en pleine capacité au moment où l’événement se produit ;

2. percevoir les enjeux de l’action à un niveau comparable à celui des praticiens ;

3. explorer les endroits pertinents avec un regard orienté par sa question de recherche en gardant un regard large qui n’occulte pas certains éléments inconnus ou imprévus.

Le risque principal étant que les observateurs débutants peuvent ne pas repérer des indices pertinents qu’un chercheur expérimenté identifierait sans hésiter : « les débutants peuvent trouver difficile de relever les indices ou les événements clés qui semblent si évidents aux chercheurs expérimentés » [Nemeth et Klein 2010, p. 2]. Une partie de ces difficultés peut être traitée par l’apprentissage et l’incorporation des techniques et méthodes de recherche. Une autre partie peut être traitée au moyen d’entretiens avec des praticiens, au moyen d’observations de terrain et en côtoyant des chercheurs expérimentés [Klein 1998]. Notre apport est de l’avoir effectué par la pratique.

La connaissance des intentions de praticiens experts, préalablement à la phase de re- cherche de performance, représente un atout fondamental pour notre recherche, puisqu’il rend possible différentes dispositions difficilement accessibles autrement : — l’établissement d’un référentiel de compréhension commun de la relation entre la performance espérée pour l’organisation et les éléments attendus qui la condi- tionnent ; — la capacité à anticiper a priori les périodes les plus propices à la réalisation de pratiques décisionnelles sur la base de ce référentiel ; — la capacité à percevoir quantitativement ce qui est inattendu par comparaison avec le référentiel ; — la capacité à actualiser les intentions initiales en présomption d’intentions, sur la

256 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

base de la trajectoire réalisée et des prévisions actualisées ; — la capacité à affermir des présomptions d’intention lors d’interactions avec les pra- ticiens de l’organisation. La connaissance des intentions des praticiens engagés activement dans l’action, en capacité de l’influencer directement, s’est révélée un apport clé sur deux plans distincts dans le domaine de la recherche : — sur le plan interprétatif, en fournissant un canevas d’interprétation de l’action, non exclusif, représentatif de la vision de l’organisation ; — sur le plan méthodologique, en fournissant un canevas d’orientation pour l’adapta- tion dynamique du dispositif d’observation. Au-delà de l’apport méthodologique au courant de la NDM que constitue l’observation participante en temps réel au sein des processus de décision, nous avons mis en évidence à travers le corpus plusieurs composantes de la notion de conscience de situation distribuée (Distributed situation awareness, DSA) [Stanton 2016]. Sans les avoir explorées en pro- fondeur, plusieurs pistes d’analyse de la relation entre la notion de DSA et la notion de phénomène décisionnel nous semblent être fertiles pour établir un lien avec les modèles de décision développés dans le cadre de la NDM dans le sillage de travaux précurseurs dans le terrain du sport de haut niveau [Macquet 2013], [Macquet et Stanton 2014]. Dans cette logique, un des éléments lié à l’émergence de la DSA, ressortant comme dimension d’exploration de notre terrain, réside dans la notion de mémoire exosomatique [Lebeau 2005] distribuée dans et à travers les outils de gestion à l’échelle de l’organisation et du secteur d’activité. Cette piste pourrait être explorée, par exemple, au moyen d’une ap- proche située de la cognition visant l’élicitation de compétences d’experts praticiens par l’analyse de tâches cognitives (CTA, cognitive task analysis) [Crandall et collab. 2006, p. 26] basée sur les comportements et les pratiques.

10.1.3 Apports méthodologiques aux PBS

L’intérêt méthodologique de l’approche par la pratique est largement perceptible tout au long de la partie III compte tenu de l’épaisseur atteinte par l’analyse descriptive. L’ap- proche par la pratique décisionnelle nous a principalement permis :

257 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

— de relier directement l’activité de l’organisation et l’action générale ; — de rendre perceptible des vecteurs d’influence mutuelle de l’organisation et de l’ac- tion générale ; — d’établir un point d’appui dans l’action ; — de fixer un repère dans le temps et dans l’espace pour conduire une investigation sur les relations action-organisation ; — d’élaborer un modèle de représentation de l’influence de l’action sur l’organisation. Pour parvenir à ces résultats, nous avons mobilisé un élément structurant temporel- lement l’investigation, permettant d’éviter la surcharge de données et pour maximiser les chances d’observer une pratique significative pour notre question de recherche. C’est à partir du repérage a priori des phases d’action dans les différents espaces et à différentes échelles [Marchais-Roubelat 2000] en présupposant que des pratiques décisionnelles de- vaient nécessairement se produire à proximité des périodes de transfert. L’échantillon 3 est particulièrement éclairant du couplage entre approche par la pratique et segmentation temporelle, puisque l’observation a, non seulement confirmé le présupposé, mais surtout, une période de transfert s’est produite à un moment où elle n’était pas attendue. La ca- pacité d’adaptation du dispositif d’observation a donc été activée pour saisir les pratiques de ce moment-là avec le même appareillage que celui anticipé pour les autres périodes de transfert.

La temporalité des événements et les flux résultant de leurs enchaînements au sein de l’action, sont des éléments essentiels des approches par la pratique [Sandberg et Tsoukas 2011], [Gherardi 2019]. L’apport méthodologique de notre recherche dans cette manière de considérer l’action se situe précisément au niveau du couplage avec la segmentation de l’action en phases et en périodes de transfert. Cette segmentation, bien que seulement indicative a priori, permet de guider le regard pour la saisie de pratiques décisionnelles. Après chaque saisie, le regard est à nouveau élargi dans le temps, dans l’espace et dans les niveaux d’action pour compléter l’investigation.

Le second apport méthodologique pour les approches par la pratique se situe au niveau de la position permettant de saisir la pratique décisionnelle en temps réel. En effet, nous avons visé un positionnement à l’intérieur de la pratique (réalisée de manière effective pour

258 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

les échantillons 3 et 5) avec un chercheur enchâssé au sein du processus de décision de l’organisation. Cette position, depuis laquelle un chercheur présente une utilité potentielle pendant le cours de l’action pour le praticien permet un enchevêtrement intime de la pratique opérationnelle avec la pratique de recherche, et réciproquement. La « texture » (au sens de Gherardi [2019]) de l’activité de recherche partage des éléments de pratiques avec la texture de l’activité organisée. A plus grande échelle, la texture des approches par la pratique partage des éléments de pratiques avec la texture de la course au large pendant une période de temps et dans des espaces déterminés. Le corpus présenté au chapitre 7 et analysé au chapitre 8 montre l’épaisseur explicative accessible depuis une telle position.

Si l’influence de la segmentation de l’action peut tendre à être neutralisée par l’in- vestigation, l’influence de la présence du chercheur au sein du processus de décision est, quant-à elle, pratiquement impossible à neutraliser [Garfinkel 1996]. Comme évoqué, l’ex- périence de travail en commun entre le chercheur en immersion et le skipper au cours de la décennie précédente selon un mode de relation opérationnel (aucune recherche n’était en perspective) permet de disposer d’un référentiel de comparaison en termes de pratiques décisionnelles. Ce référentiel de comparaison ne montre pas de différence importante en dehors du fait qu’aucune initiative de route n’a été proposée par le chercheur pendant toute la recherche : tous les choix stratégiques ont été initiés par le skipper, un sous-ensemble très limité (une vingtaine de changement de phase opérationnelle) a été synthétisé par le chercheur en immersion.

Ce point important a fait partie des engagements réciproques avant le développement de la recherche. Il nous permet de conclure, à l’issue des cinq échantillons, que la pratique d’interaction opérationnelle n’a pas été influencée dans un sens où le chercheur aurait pu déclencher une forme de pratique décisionnelle inédite en comparaison des pratiques préa- lablement rencontrées antérieurement au contexte de recherche. Il s’agit, ici, d’un point sensible en matière de validité interne de la recherche, puisque si le chercheur avait pu initier des pratiques décisionnelles que le skipper n’aurait pas initiées de lui-même sans cette influence, il se serait agi d’une autre forme de méthode de recherche que l’obser- vation participante : une recherche action ou une recherche intervention. Ces méthodes d’investigation [Buono et collab. 2018] présentent des points forts très intéressants pour

259 10.1. APPORTS MÉTHODOLOGIQUES

la question de recherche que nous nous sommes donnée. Cependant, elles ne sont pratique- ment pas compatibles au plan éthique avec un terrain où l’expérimentation peut conduire très rapidement à la mise en danger de la vie des agents organisationnels. Sans compter qu’un marin dont l’objectif est de gagner une course est peu enclin à accepter de tester des hypothèses en termes de pratique pendant la recherche de performance pour faire émerger des phénomènes organisationnels à étudier.

Le changement par rapport à la pratique ancienne, c’est l’insertion du chercheur dans la pratique décisionnelle dans un espace périphérique sous forme de niveau d’escalade. Ce point d’ordre épistémologique [Sandberg et Tsoukas 2011] sera développé dans le chapitre 11.

Enfin, le récit de pratique en différé de l’action est courant pour les recherches inter- prétatives [Weick 1983] et jalonne la plupart des restitutions de terrain des approches par la pratique [Orlikowski 2002] et de la NDM [Salas et Klein 2001]. Cependant, une des caractéristiques du terrain a donné un relief nouveau à ce type de récit : le fait que la trajectoire du bateau donne à voir la résultante de l’activité de l’organisation dans le temps et dans l’espace pour la part de l’action qui s’effectue dans le domaine maritime. Cette caractéristique importante, qui a constitué une des justifications du choix du terrain, permet de disposer d’un support pour l’auto-confrontation [Clot et collab. 2000], qu’elle soit libre (déclaration, entretien libre), guidée par un praticien de l’action (interview de journaliste) ou guidée par une problématique de recherche (entretien semi-directif avec un chercheur). Le tableau 10.2 récapitule le format des récits d’auto-confrontation de prati- ciens dont nous disposons pour les différents échantillons (plusieurs des récits associés à l’échantillon 3 se trouvent en annexe G).

déclaration entretien libre interview presse entretien semi-directif échantillon 1 oui oui oui non échantillon 2 non oui non non échantillon 3 oui oui oui non échantillon 4 oui oui oui oui échantillon 5 oui oui oui non

Tableau 10.2 – Format des récits d’auto-confrontation de trajectoires.

Cette pratique narrative, basée sur la trace de la flotte de bateaux sur une carte, est

260 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

une habitude ancrée de longue date dans le domaine de la navigation et rejoint en cela les debriefings de pilotes de chasse en retour de mission avec leur fonction de partage d’expérience [Weick et Roberts 1993].

10.2 Apports en théorie des organisations

L’analyse des relations action-décision pendant la recherche de performance en s’ap- puyant sur une approche par la pratique décisionnelle nous permet d’entrer dans un champ d’investigation encore peu exploré en sciences de gestion : « développer une conception de l’organisation comme prenant place dans une texture de pratiques » [Gherardi 2019, p. 3].

Comme nous l’avons vu en 10.1, l’appareillage méthodologique enchevêtré avec le ter- rain de la course au large permet de saisir en temps réel des pratiques décisionnelles d’agents expérimentés. La problématique de recherche ne vise pas à décomposer ces pra- tiques à l’échelle des agents ni à atteindre les processus cognitifs. Nous entrevoyons, ce- pendant, une possibilité de le faire par la pratique de recherche mise au point. Notre préoccupation consiste à repérer des pratiques en adoptant le point de vue de l’action tout en observant depuis l’intérieur de l’organisation avec un positionnement au sein de la pratique décisionnelle. Cela nous procure la possibilité de considérer simultanément la pra- tique « depuis l’intérieur » (from inside), « depuis l’extérieur » (from outside) et « depuis elle-même » (frome within) [Gherardi 2009a, p. 117].

10.2.1 Relation savoir-action en pratique

En nous intéressant à une pratique décisionnelle dans un moment de « défaillance temporaire » [Sandberg et Tsoukas 2011] des dispositifs habituels de performance de l’organisation, nous avons saisi (chronologiquement) : — un instant de réflexivité du praticien expert qui réalise l’émergence d’une anomalie (au sens de [Kuhn 1983]) au sein de son système de représentation ; — la création d’une pratique opérationnelle originale contre-intuitive par rapport au système de représentation des praticiens du secteur d’activité ;

261 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

— la duplication opportuniste différée dans le temps de cette pratique par une orga- nisation concurrente ; — la réplication, par la suite, dans l’action de cette nouvelle pratique opérationnelle jugée performante. Pour l’extrait de l’échantillon 3, s’agissant d’une situation de gestion inconnue, la no- tion de routine [Feldman et Pentland 2003] ne permet pas d’accéder à l’interprétation de l’action par l’organisation étudiée. En revanche, la gestion de cette situation inconnue au moyen d’une routine habituelle pour des situations analogues a conduit la quasi-totalité des organisations concurrentes à adopter une stratégie sous-performante individuellement (à l’exception des deux organisations disposant d’un outil beaucoup plus puissant). L’iso- morphisme des trajectoires est un phénomène tellement fréquent chez les marins en période de forte incertitude perçue (ex. : environnement imprévu, fatigue excessive) qu’il a produit l’expression courante dans le milieu de la course au large de « Bretons de Panurge » pour qualifier les marins suivant la trajectoire d’un autre sans autre raison apparente que de penser qu’il a une bonne raison de faire ce qu’il fait. Il est d’ailleurs notable qu’à aucun moment le comportement des autres concurrents n’a fait l’objet de commentaire de la part de Lionel Lemonchois.

Nous sommes donc fondés à penser que l’acte créatif performant a pu donner naissance à une nouvelle routine de l’organisation et que le début de propagation au sein du secteur d’activité a été observé. S’il advient que ce type de pratique opérationnelle se reproduit à l’avenir, nous pourrons affirmer avoir saisi l’émergence d’une innovation issue de l’action et la manifestation d’un apprentissage inter et intra-organisationnel.

Dans une vision atemporelle de l’analyse conduite en laboratoire, la figure 10.1 présente le rebouclage que permet l’alternance du sens d’interprétation de la relation action-décision / décision-action lors de l’analyse.

L’apport de notre recherche se situe au niveau de sa capacité à circonscrire la relation action-décision par, non seulement le croisement des deux sens d’analyse, mais aussi par l’écho produit par le rebouclage du côté de l’action et du côté de l’organisation.

En réintroduisant la dimension temporelle, la relation action-décision prend une autre épaisseur. La temporalité nous donne accès à la notion de récursivité qui enchevêtre savoirs

262 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

Figure 10.1 – Rebouclage de l’analyse pour circonscrire la relation action-décision. et pratiques dans une interaction spatiale et temporelle où pratiques et savoirs s’influencent mutuellement.

La figure 10.2 représente l’émergence de la notion de récursivité de l’action et des pra- tiques décisionnelles par une séquence d’influence mutuelle alternée. Pour un phénomène décisionnel donné ou une problématique de gestion donnée, la relation action-décision est bornée dans le temps tant que les enjeux de performance sont actuels. Le début est mar- qué par la première perception par l’organisation d’un enjeu au sein de l’action. La fin est marquée par la disparation du dernier enjeu perceptible par l’organisation au sein de l’action.

Figure 10.2 – Récursivité de l’action et des pratiques décisionnelles.

263 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

Cette figure illustre l’affirmation que « le savoir-en-pratique est toujours un accomplis- sement pratique » [Gherardi 2009a, p. 117] et que savoir signifie être capable de participer avec les compétences requises à la texture complexe des relations entre les activités, les personnes et les artéfacts matériels [Gherardi 2001].

De manière générale, la pratique réalise matériellement le lien entre action et organi- sation. Plus spécifiquement, la pratique décisionnelle réalise matériellement le lien entre action et choix organisationnel (opérationnel ou stratégique). Partant de ce constat où la pratique réalise l’enchevêtrement de l’organisation avec l’action et réciproquement de l’action avec l’organisation, il est possible de ré-examiner certaines notions importantes de la théorie des organisations.

Plus particulièrement, une approche par la pratique questionne le fondement des concep- tions de l’organisation basées sur la notion de décision et la centralité de la question de « cognition distribuée au sein de pratiques individualisées et d’activités composant une certaine pratique » [Gherardi 2017]. Certains auteurs vont jusqu’à affirmer que la notion de la rationalité de la pratique prévaut sur d’autres formes de rationalités en organisation [Sandberg et Tsoukas 2011]. Notre recherche ne prétend pas prendre position dans ce dé- bat entre savoir propositionnel et savoir pratique jalonnant la philosophie contemporaine [Stanley et Williamson 2001], [Stanley 2011]. L’apport de notre recherche exploratoire se situe sur un plan se rapprochant de « l’étude des agencements distribués dans une texture de pratiques, où l’intérêt est porté sur la façon dont les agencements viennent à exister et sur la façon dont le pouvoir établit des régimes de visibilité et d’invisibilité » [Gherardi 2017].

La question de l’émergence d’une nouvelle routine dans un secteur d’activité fait écho à la notion de créativité organisationnelle et à la question de la propagation d’une innovation tout en montrant que « des personnes peuvent faire la différence » [Weick 2001, p. 4] par « l’élaboration de possibilités qui ne sont pas des nécessités » [Hirschman 1995]. La notion de phénomène décisionnel est mobilisable pour refléter la relation à l’action de ces notions. En reprenant l’extrait de l’échantillon 3, le narratif de l’évolution des deux organisations ayant incorporé la nouvelle pratique opérationnelle dans une pratique stratégique peut se résumer par la séquence :

264 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

— le phénomène décisionnel P1 émerge de l’action ;

— une organisation Op perçoit les enjeux de P1 de manière précoce ;

— l’organisation Op créé une modalité d’action inédite Ai ;

— l’organisation Op constate la performance de l’action inédite Ai ;

— une organisation Os perçoit P1 ;

— l’organisation Os s’approprie Ai (traite P1 au moyen de Ai);

— Op réitère Ai dans la cadre de la suite du traitement de P1 ;

— les organisations impliquées dans l’action interprètent l’action Ai à la lumière des

effets des actes de Op et Os et portent un jugement sur la performance résultant

de la gestion de P1 une fois P1 perçu par chacun. Cette séquence met en évidence la possibilité pour l’organisation de réaliser de la per- formance par la créativité lorsqu’elle fait face à une anomalie [Kuhn 1983]. Il y a eu, en effet, des gains et des pertes de petite échelle entre ces organisations au cours de la période. De ce fait, il est légitime de penser que si l’organisation qui a été créative n’avait pas engagée Ai, le phénomène décisionnel P1 aurait pu passer inaperçu et l’anomalie aurait seulement été traitée comme une énigme persistante le temps qu’un autre phénomène déci- sionnel s’impose sans qu’aucune organisation ne réalise avoir laissé passer une opportunité de créer de la performance par rapport aux autres.

L’organisation qui ne perçoit pas le phénomène décisionnel dominant de la phase d’ac- tion (quel que soit le niveau : opérationnel, stratégique ou général dans notre cas) peut laisser passer des opportunités sans les saisir, ne serait-ce que, parce qu’elle ne les per- çoit même pas ou seulement partiellement dans son « système d’interprétation » [Daft et Weick 1984] de l’action. Dans ce cas, une stratégie organisationnelle de prospection visant à saisir des opportunités s’oppose à une stratégie organisationnelle d’analyse avec des « in- novations occasionnelles à la périphérie [d’un cœur d’activités stable] si l’environnement le permet » [Daft et Weick 1984].

10.2.2 Relation action-organisation

L’extrait analysé en partie III montre une pratique d’expérimentation performante et une gestion par duplication de l’expérience devenue visible dans l’action. L’avantage

265 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

concurrentiel procuré par la maîtrise de la pratique émergeant immédiatement d’une ex- périmentation se matérialise par une modification du positionnement de l’organisation dans « l’espace d’évaluation de l’action » [Marchais-Roubelat 2000]. Le fait qu’il s’agisse de l’espace physique pour notre terrain rend les choses plus faciles à observer. La maîtrise de la nouvelle pratique elle-même, dès lors que l’interprétation complète est accessible aux concurrents et discutée par la communauté de pratique [Lave et Wenger 1991] (quelques heures après dans notre extrait), ne constitue plus alors un avantage en pratique. En livrant son interprétation le lendemain, l’organisation créatrice de la nouvelle pratique stratégique transmet son interprétation formellement à tous les participants de l’action (ex. praticiens, commentateurs, spectateurs). Les différentes restitutions de la pratique performante sont à traiter sans méconnaître l’effet recherché présumé sur le récepteur de l’information (moyen d’influencer l’activité des concurrents pendant la compétition) : faire comprendre la course, justifier une activité moins performante, minimiser la performance d’un adversaire, influencer le moral des concurrents. La succession des commentaires des praticiens et des commentateurs (dont certains se sont entretenus avec des praticiens), per- met de construire une « réalité objective intersubjective » [Sandberg 2005] valable pour l’interprétation des phénomènes importants de l’action.

Nous avons pu mettre en évidence plusieurs composantes d’intérêt en organisation que nous proposons de représenter sous forme de mouvements en intégrant la dimension temporelle (cf. figure 10.3) : — l’incorporation de l’action dans l’activité de l’organisation au moyen de la pratique décisionnelle (mouvement entrant dans l’organisation) ; — l’influence de la pratique décisionnelle sur l’action (mouvement sortant de l’organi- sation) ; — la récursivité entre action et pratiques par effet d’apprentissage autonome en temps réel (mouvement d’oscillation pour l’organisation) ; — la récursivité entre action et pratiques par effet d’apprentissage induit sur une organisation concurrente avec un décalage temporel (mouvement sortant de l’orga- nisation créatrice, action vecteur inter-organisation, mouvement entrant dans l’or- ganisation importatrice).

266 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

Figure 10.3 – Mouvement inter-organisationnels et intra-organisationnels en relation avec l’action.

Cette représentation fait le lien entre la notion d’apprentissage organisationnel en double boucle [Argyris et Schön 2001] et de la propagation d’une pratique entre orga- nisations concurrentes au sein d’une communauté qui juge collectivement performante la pratique nouvelle [Gherardi 2008]. Le mouvement d’ensemble repéré dans l’action maté- rialise le lien entre les « deux versants » [Koenig 2015] sur lesquels se développe l’appren- tissage organisationnel : « l’intelligence de l’expérimentation [...] la gestion de l’expérience accumulée » [Koenig 2015] en conciliant ces deux aspects sans les opposer. Notons qu’il s’agit bien d’un apprentissage organisationnel au sein d’une communauté et pas seulement une imitation inter-individuelle car si les skippers sont seuls à bord, la pratique de la stratégie de course s’effectue en étroite relation avec leur équipe à terre.

Les commentaires publiés par des concurrents à propos de la pratique innovante effec- tuée sur Prince de Bretagne, en donnant la parole aux routeurs de ces équipes (cf. annexe G), montrent la capitalisation résultant de la perception de l’issue différenciée de l’action pour chaque concurrent [Weick et Sutcliffe 2007]. Ces déclarations, de points de vue va- riés (depuis la mer, depuis la terre) et de positions variées (devant, derrière, à côté) dans l’espace maritime de l’action nous donnent accès, en temps différé de seulement quelques heures, à l’effort de « réflexivité en temps réel » [Weick 2002] (notamment sous forme

267 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

d’enactment et de sensemaking [Weick 2009]) des agents organisationnels au cours de l’extrait.

Dans l’extrait analysé précédemment, l’ensemble des opérations s’est déroulé sur une période de trois jours : perception d’une situation inconnue, création d’une pratique straté- gique nouvelle, propagation de cette pratique stratégique, stabilisation de l’interprétation dans l’action de la nouvelle pratique stratégique. La constitution de l’avantage pour l’orga- nisation innovante, en termes de positionnement dans l’action, s’est constituée majoritai- rement pendant la période d’invisibilité du caractère performant de la pratique stratégique nouvelle. Cette remarque nous paraît importante à conserver sous la forme d’une ques- tion de recherche : l’action contient-elle des périodes plus favorables que d’autres pour la réalisation d’activité organisée performante ?

10.2.3 Influence de la pratique décisionnelle sur l’organisation

Jusqu’ici, nous avons montré, pour le cas de la course au large, qu’il est possible d’ana- lyser une action en termes de pratiques décisionnelles sans postuler de forme spécifique pour la décision. Nous avons montré qu’une telle analyse permet d’atteindre la relation action-décision sans y incorporer un modèle de décision. Enfin, nous avons montré que la pratique décisionnelle permet d’introduire un modèle de représentation du lien action- décision sous la forme d’enjeux évolutifs dans le temps : le phénomène décisionnel. Nous montrons en quoi ici, en s’appuyant sur notre terrain, la manière de mettre en œuvre les pratiques décisionnelles influence l’organisation.

Une pratique décisionnelle spécifique, où des problèmes rencontrent des solutions pré- existantes, nommée modèle de la corbeille à papiers a été mise en évidence il y a déjà plusieurs décennies [Cohen et collab. 1972]. Il a même été démontré statistiquement que les organisations de type « anarchie organisée » [Cohen et collab. 1972] présentent une probabilité de recours à cette pratique décisionnelle plus grande que les bureaucraties standards. Au delà de l’émergence plus ou moins spontanée de ces modalités de choix, ces travaux pionniers ont mis en évidence, pour l’efficacité de cette pratique décisionnelle, l’importance de l’« ingénierie des choix » [March 1978] dans l’organisation en tant que configuration dans le temps et dans l’espace dédié à la réalisation d’un choix par des partici-

268 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

pants. La notion d’ingénierie des choix suggère une rétroaction des pratiques décisionnelles sur l’organisation au point que l’organisation dans son ensemble peut être conçue sur la base des fonctions organisantes de la décision [March 1991], par exemple, en projetant des considérations comportementales sur la question du choix [March et Simon 1958], [Simon 1955]. C’est dans cette tradition que nous proposons de considérer l’apport que constitue le rôle organisant du phénomène décisionnel.

L’apport de la recherche tient au fait de ne pas se fixer sur une forme de décision mais à fonder l’interprétation de l’organisation à partir des enjeux de performance émergeant de l’action au travers du phénomène décisionnel. Nous avons montré, à partir d’un extrait du cas de la course au large à la voile, que la performance de l’organisation vis-à-vis de l’action dans laquelle elle est impliquée est liée à sa capacité à traiter un phénomène décisionnel important. La conclusion synthétique se résume ainsi : au cours d’une phase d’action, la performance de l’organisation est liée à son aptitude à traiter les phénomènes décisionnels, autrement dit, être capable d’adopter une pratique décisionnelle cohérente avec les circonstances de l’action en train de se faire. Cela peut aussi s’exprimer sous la forme d’une relation entre la performance de l’organisation et son aptitude à utiliser des décalages temporels entre les événements émergents et les pratiques décisionnelles au sein de l’organisation et, au-delà, à tirer parti des effets de ces décalages temporels.

Le corollaire en négatif de cette conclusion se résume ainsi : au cours d’une phase d’action, l’organisation incapable d’adopter une pratique décisionnelle cohérente avec les circonstances de l’action s’expose à une perte de performance par rapport à des concur- rentes qui seraient capables de le faire. Il est évident que si toutes les organisations adoptent des pratiques inappropriées, aucune ne tirera pleinement partie de la phase d’action au- trement que par hasard. Dans certains cas, il a été démontré que c’est précisément le caractère aléatoire contenu dans la méthode qui crée la performance de l’organisation. Dans ce cas-là, la pratique décisionnelle, fondée sur une méthode aux résultats aléatoires (direction indiquée par les fissures sur les os brûlés de rennes [Moore 1957]), s’est révélée appropriée par rapport au phénomène décisionnel opérationnel (déterminer la direction d’exploration du territoire de chasse) et stratégique (préserver la ressource à long terme) à traiter [Weick 1979],[Whiteman et Cooper 2000].

269 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

10.2.4 Stratégie comme pratique

Dans le courant de la stratégie comme pratique, l’apport de nos travaux se situe dans la thématique des pratiques de l’élaboration de la stratégie (strategizing) par l’activité réalisée [Tsoukas 2015] et fait le lien avec la stratégie comme résultat d’un processus de planification [Mintzberg 1994]. Plus spécifiquement, nous avons montré comment une pratique décisionnelle relie des événements de l’action générale à des activités de niveau stratégique en suspendant certaines activités opérationnelles. Cet apport se situe en marge du courant de la SAP dans la mesure où les activités de construction de stratégie au centre des attentions sont préférentiellement les activités formelles explicitement dédiées dans une logique de management par le sommet stratégique [Golsorkhi et collab. 2015]. Notre contribution montre qu’il existe des activités implicites non formellement dédiées à la construction de la stratégie produisant des effets de niveau stratégique accompagnés de performance pour l’organisation.

Les éléments observés à l’échelle du skipper sur son trimaran, pendant les quelques heures de course ayant fait l’objet de la majorité de l’attention, viennent renforcer l’image maritime du monde économique de : « les boucles et les tourbillons engendrés par ces inter- actions [entre causalité et conséquentialité] modifient souvent le rivage et rendent les eaux dangereuses pour les fabricants et les navigateurs de navires économiques. C’est pourquoi, les destinations comme les parcours sont rarement clairs dans la prise de décision écono- mique. Et lorsque les destinations ne sont pas claires et qu’il n’y a pas de but pré-existant, le plan de route causal est moins utile que les échanges conséquentiels d’informations entre tous les porteurs d’enjeux impliqués dans le voyage » [Sarasvathy 2001]. L’espace-temps de l’événement n’est pas nécessairement court au moment où il est vécu : les quelques minutes de réflexion du skipper apparaissent courtes, mais il a pris le temps d’appeler l’équipe à terre, ses échanges ne sont pas précipités, il a eu le temps de mûrir sa décision. Cette caractéristique constatée dans l’extrait de l’échantillon 3 conduit à remettre en question le « mythe du décideur rapide dans un environnement d’hyper-compétition » [Martinet 2002].

Ces éléments peuvent être considérés comme des capacités ou des ressources dans une

270 10.2. APPORTS EN THÉORIE DES ORGANISATIONS

logique de management de la stratégie dans une approche par les micro-fondements de la stratégie [Regnér 2015]. Nous percevons une piste fertile à explorer sur le thème de la rela- tion entre activités stratégiques conjoncturelles et informelles avec la stratégie formelle de l’organisation. L’exploration pourrait démarrer sur la base des relations entre les périodes d’élaboration formelles de la stratégie (dans notre cas, avant le départ d’une course) et le suivi des évolutions au fil de l’eau de la stratégie (actualisation des intentions initiales synthétisées dans les projets de routes). Cette piste, effleurée par nos travaux, pourrait être approfondie dans le cadre de l’embranchement dwelling worldview du courant de la SAP [Chia et Rasche 2015] pour bénéficier de la richesse de la texture des pratiques dans l’ac- tion et faciliter l’incorporation d’éléments stratégique à différents niveaux de l’organisation [Splitter et Seidl 2015] en posant la question de l’ingénierie des choix stratégiques.

10.2.5 Connaissances en pratique

La conséquence au plan de l’enseignement en sciences de gestion consiste à développer la capacité des étudiants et des praticiens de l’organisation à connaître et à maîtriser plusieurs types de pratiques décisionnelles afin que les modalités effectives de choix soient compatibles avec la situation de gestion [Girin 1990] et les problématiques à traiter. En visant un niveau de complexité supérieur, le praticien de l’organisation (qu’il soit manageur ou non), pour accroître sa capacité à produire de la performance dans l’organisation, cherchera à maîtriser les différentes pratiques décisionnelles les plus pertinentes pour son secteur d’activité. Ces pratiques pouvant varier en fonction des phases de l’action et du niveau de l’action. Dans cette logique, un enseignement pertinent pour la formation de praticiens sera celui qui lui permettra de naviguer dans l’action, de naviguer dans le temps et de naviguer dans les pratiques décisionnelles en restant orienté par la relation entre ses problématiques de gestion et ces trois espaces d’évaluation.

La navigation dans ces espaces a d’autant plus de chance d’être performante que ces espaces sont riches dans la représentation du praticien. Cette richesse se constitue par l’expérience, l’activité professionnelle réflexive, l’expérimentation ou encore par l’appren- tissage en formation initiale et permanente. Un enseignement permettant de développer une aptitude plurielle tant sur le plan des pratiques décisionnelles que sur le plan de l’in-

271 10.3. CONCLUSION SUR LES APPORTS DE LA RECHERCHE

génierie des choix nous paraît de nature à renforcer significativement l’influence du facteur humain dans la réalisation de la performance organisationnelle.

10.3 Conclusion sur les apports de la recherche

Les discussions conduites sur la base des résultats analysés ont permis de dégager des apports méthodologiques significatifs. S’agissant de la recherche en immersion, l’appa- reillage méthodologique développé et mis en œuvre s’est révélé efficace pour atteindre la pratique décisionnelle en temps réel en apportant une visibilité inédite dans le champ de la décision en situation. L’approche par la pratique dans l’action et l’analyse en deux cycles mobilisant successivement le point de vue de l’action puis le point de vue de l’organisation permet d’atteindre une interprétation renouvelée de l’articulation action, organisation, décision.

Sur le plan théorique, les apports mis en avant concernant le champ de l’organisation, contribuent à enrichir une théorie pratique de l’organisation [Gherardi 2019]. Il s’agit d’éléments relatifs à l’émergence d’une innovation en situation inconnue au sein d’une organisation et à la propagation entre deux organisations concurrentes de l’innovation mise en pratique. Nous avons aussi mis en évidence la récursivité de l’influence mutuelle entre événements de l’action et pratiques (rôle organisant du phénomène décisionnel) et mis en évidence une forme de caractérisation de l’intensité des relations lors de moments critiques (ex. maximum de fréquence d’indices dans le tableau 9.1). Dans le domaine de la stratégie comme pratique, nous avons mis en évidence l’influence des effets des décalages temporels sur l’activité de strategizing. Enfin, la discussion théorique s’achève sur l’identification d’un axe prometteur de recherche en matière de capacité d’adaptation des pratiques décisionnelles. Avec ces éléments, nous vérifions la capacité de notre recherche exploratoire empirique qualitative en contexte extrême à « produire de la connaissance en partant des pratiques » [Gherardi 2000, p. 220].

La discussion se poursuit et s’achève au chapitre 11 avec en premier lieu le traitement de points d’ordre épistémologique suivi d’un travail de délimitation du périmètre de validité des conclusions. Une série de conclusions inférées de la recherche est ensuite commentée

272 10.3. CONCLUSION SUR LES APPORTS DE LA RECHERCHE

et complétée d’une mise en perspective de terrains de confrontation. Enfin, l’observation d’une gestion de crise permet de confronter, dans le cadre conceptuel décrit précédemment, certains des résultats à une situation paroxystique comme premier pas de généralisation des résultats.

273 10.3. CONCLUSION SUR LES APPORTS DE LA RECHERCHE

274 Chapitre 11

Espace de validité des résultats et perspectives de recherche

Après avoir discuté les apports méthodologiques et théoriques de la recherche au cha- pitre précédent dans le champ théorique de l’organisation, nous complétons ici la discussion avec les principaux points d’ordre épistémologique que la recherche effleure. Il s’agit d’une réflexion sur les thèmes de la visibilité et de l’invisibilité (en 11.1), des temporalités de pratiques entre recherche et terrain (en 11.2) et d’adaptabilité de l’ingénierie des choix (en 11.3). Cette discussion achève de montrer la pertinence de la méthode par rapport à la question de recherche. Ces éléments posés, nous discutons l’espace de validité des résul- tats (en 11.4), pour ensuite formuler plusieurs conclusions (en 11.5), inférées de manière inductive, ainsi que des pistes possibles pour élargir le périmètre de leur validité au delà des contextes extrêmes du terrain de la course au large.

Une première mise en tension de certains éléments de conclusion est ensuite présentée (en 11.6) à travers un extrait de l’échantillon 4 pendant lequel l’organisation évolue en situation de crise. Il s’agit d’une confrontation de nos résultats à la gestion d’une crise observée au cours de la recherche pendant une brève période de transformation radicale et irréversible de l’organisation.

275 11.1. RÉGIME DE VISIBILITÉ-INVISIBILITÉ

11.1 Régime de visibilité-invisibilité

L’augmentation considérable du nombre des recherches consacrées à l’apprentissage organisationnel au cours des dernières années [Koenig 2015] traduit une attention soutenue de la communauté de recherche en sciences de gestion pour la dimension utilitaire de la connaissance. Le besoin de connaissances pertinentes pour l’action des praticiens de l’organisation dans le contexte de l’époque actuelle turbulente et en évolution rapide peut être abordé sous deux angles [Van de Ven et Johnson 2006] : — l’angle de la production de connaissance ; — l’angle de la diffusion de connaissance. Sous l’angle de la production de connaissance, l’apport de notre recherche peut s’inter- préter, au plan épistémologique, au moyen de la notion de visibilité-invisibilité. En effet, le régime de visibilité-invisibilité de connaissances scientifiques [Ruano-Borbalan 2017] ou de pratiques organisationnelles [Gherardi 2017] est questionné par notre cas dans le sens où la visibilité d’une pratique performante pendant l’action en train de se faire rend possible : — l’apprentissage par tous les praticiens l’ayant perçue (même partiellement) ; — la constitution de connaissances valables pour le secteur d’activité à ce moment-là et à cet endroit-là ; — la saisie d’éléments potentiellement constitutifs d’une connaissance transposable (à un autre endroit, à un autre moment, dans un autre secteur d’activité). Notre recherche a mis en évidence le premier et le deuxième aspect pour l’organisation étudiée ainsi que pour des organisations concurrentes. Le deuxième aspect constitue un effet de l’action elle-même sur l’organisation étudiée avec l’intervention de l’activité de recherche. Au sens strict, le binôme de chercheurs du LIRSA fait partie des participants de l’action par le simple fait de conduire une recherche en immersion enchevêtrée avec l’activité d’une organisation participant à l’action. L’effet sur les organisations partici- pantes ayant fait déjà l’objet d’une discussion en termes d’apprentissage organisationnel (en 10.2.1), nous nous concentrons ici sur la relation entre l’action étudiée et la recherche.

La perception de l’observateur évoluant avec l’assimilation d’expériences d’observations successives [Klein 1998], à partir de quel moment peut-on estimer que les relevés de l’ob-

276 11.1. RÉGIME DE VISIBILITÉ-INVISIBILITÉ

servateur novice sont suffisamment valides du point de vue du développement d’un champ de connaissances ? En allant plus loin, cela pose également la question du mode d’acqui- sition de l’expérience de l’observateur, notamment par l’influence insidieuse de théories sous-jacentes pouvant conduire à orienter progressivement l’observateur vers l’élaboration ou la reconnaissance de cadres conceptuels renforçant ces théories.

L’idéal de la recherche peut être vu comme le développement d’un regard critique expérimenté orientable dans toutes les directions d’un domaine concerné [Pesqueux 2014]. En dehors de cet idéal, l’enjeu relèverait donc de l’enrichissement mutuel entre le regard peu avisé d’un observateur novice 1 et le regard critique pluri-orienté d’un observateur expérimenté 2.

La recherche en immersion dans le processus de décision, en nous donnant accès à un ensemble varié de traces de la création d’une pratique stratégique (la pratique décisionnelle constitue une des traces), révèle notamment plusieurs périodes :

— une période P1 pendant laquelle l’organisation crée de la performance par rapport à ses concurrentes ;

— une période P2 pendant laquelle la pratique stratégique n’est pas perçue comme nouvelle par les organisations concurrentes ;

— une période P3 pendant laquelle la création de performance n’est pas perceptible sur des dimensions d’évaluation standards ;

— une période P4 pendant laquelle la création de performance est perceptible sur des dimensions d’évaluation standards. La figure 11.1 représente la position relative dans le temps de ces différentes périodes de l’extrait analysé partie III. Les trois premières périodes débutent pendant la période de transfert entre les deux phases opérationnelles de l’action (de la phase précédente à la phase inattendue). Le début de la quatrième période se situe dans la première moitié de la période de la phase inattendue. L’extrait a rendu visible deux éléments d’intérêt pour l’organisation :

1. Le regard orienté d’un observateur novice ne présente pas d’intérêt puisqu’il est dominé sur tous les plans par celui d’un observateur expérimenté. 2. Le regard non-avisé d’un observateur expérimenté est difficilement concevable dans le secteur d’ac- tivité de l’observateur. Il devient possible lorsque l’observateur rejoint un secteur peu connu. Il se trouve ainsi dans le cas d’un observateur novice disposant d’outils méthodologiques éventuellement utilisables.

277 11.2. TEMPORALITÉS DE PRATIQUES

— le rôle particulier des périodes de transfert pour la réalisation de performance ; — une pratique décisionnelle pendant une période de transfert matérialisant l’entrée active de l’organisation dans la gestion d’une phase inattendue. La visibilité de ces deux phénomènes organisationnels, rend possible l’engagement de re- cherches dirigées vers eux.

Le principal apport de notre recherche qualitative exploratoire, sur ce plan, réside dans la mise en visibilité de ces deux phénomènes organisationnels et leur relation. Au bénéfice de cette visibilité, il est possible d’aller plus loin dans ces trois directions. La visibilité est permise par la méthodologie qui rend saisissable des phénomènes peu accessibles autrement et réalisée par la chance d’avoir pu saisir une grande partie de la richesse de quelques brefs instants au cours des cinq années de recherche.

Figure 11.1 – Visibilité de périodes spécifiques à la performance pour l’extrait de l’échan- tillon 3.

11.2 Temporalités de pratiques

En revenant brièvement sur la méthodologie de recherche, nous relevons que la conjonc- tion, pendant un très bref instant (moins de deux minutes), entre la pratique de recherche et la pratique décisionnelle de l’organisation a mis en visibilité simultanément du cher- cheur et du praticien les mêmes éléments au même moment et que chacun en a fait un usage propre dans son domaine d’activité. Cette conjonction éphémère s’est révélée d’une richesse inattendue et inconnue pour les chercheurs et se situe à un changement de phase dans la recherche : le début d’un mouvement de conceptualisation [Feldman et Orlikowski

278 11.2. TEMPORALITÉS DE PRATIQUES

2011] qui débouchera plusieurs mois plus tard sur le modèle de représentation du phéno- mène décisionnel. Que ce soit pour l’activité organisée en général ou pour une activité de recherche en particulier, nous constatons que « de petites structures et des moments brefs peuvent avoir de grandes conséquences » [Weick et collab. 2005].

Notre recherche peut être représentée sous forme de phases d’activités à l’image de ce qui a été fait pour représenter l’action de la course au large : — avec un niveau général constitué par l’activité de recherche en sciences de gestion se déroulant au sein du LIRSA (ex. séminaires, conférences, ateliers) comme élément du champ académique (ex. CNU, FNEGE, SPSG, HCERES, ANR, INSHS, AIMS) ; — avec un niveau stratégique de recherche, depuis sa structuration au sein du LIRSA ; — avec un niveau opérationnel constitué par le parcours doctoral, l’enchaînement d’activités dans le terrain et au laboratoire conduites pour traiter la question de recherche (cf. figure 7.3). La représentation de la figure 11.2 fait ressortir nettement une longue période de trans- fert pendant laquelle la phase d’exploration du terrain se prolonge sur deux échantillons complets et la phase de conceptualisation commence à émerger dès la fin de l’échantillon 3. L’émergence de la phase de conceptualisation, retracée a posteriori, a été permise par la richesse de l’échantillon 3 et plus particulièrement par l’extrait analysé précédemment. Notons qu’il n’était pas initialement anticipé (au moment de la conception de la recherche) de pouvoir engager une phase de conceptualisation solide avant l’achèvement des explora- tions de terrain notamment pour des questions de développement de capacité du chercheur [Feldman et Orlikowski 2011].

Enfin, notons que les résultats de recherche de l’échantillon 3 étaient très largement inattendus et inconnus pour les chercheurs. Ces résultats ont conduit à mettre en visibilité les fondements du modèle conceptuel du phénomène décisionnel dont la maturation s’est achevée pendant la phase de rédaction des parties 2 et 3 du présent manuscrit de thèse. Le parallèle entre l’activité de terrain et l’activité de recherche est saisissant : un événement inattendu et inconnu pour le praticien induit des résultats inattendus et inconnus pour le chercheur.

L’enchevêtrement de la pratique de recherche avec la pratique décisionnelle de terrain a

279 11.2. TEMPORALITÉS DE PRATIQUES

Figure 11.2 – Phases d’activité de recherche.

réalisé la connexion de deux actions en train de se faire à un moment essentiel pour chacune d’elles : une période de transfert. On s’aperçoit alors que la performance de l’activité de recherche se constitue au même moment que la performance de l’activité organisée étudiée. Il convient, cependant, de relever une différence fondamentale entre ces deux activités : leurs temporalités sont très éloignées. La temporalité de la créativité de terrain et de la connaissance en pratique au sein de l’organisation est très rapide (temps caractéristique de quelques heures), par comparaison à la temporalité de l’élaboration d’un modèle conceptuel pertinent est beaucoup plus lente (plusieurs années).

Cette différence de temporalités explique que, dans de nombreux cas, un décalage important existe entre la conceptualisation d’un phénomène organisationnel et sa produc- tion ou reproduction dans l’organisation indépendamment de l’activité de formalisation de connaissance. L’adéquation des temporalités (« temporal fit » [Ancona et collab. 2001b]) entre les différentes activités en cours s’entrecroisant sur une période donnée est un défi organisationnel permanent [Orlikowski et Yates 2002]. Ramenée à la temporalité de tra- vaux doctoraux, il s’agit d’un facteur limitant de ce qui est connaissable dans ce cadre-là [Gherardi et Strati 1988] par une approche avec des séjours sur le terrain planifiés pendant des périodes plutôt courtes [Ancona et collab. 2001b].

280 11.3. PRATIQUE DÉCISIONNELLE ET INGÉNIERIE DES CHOIX

Une des « promesses » [Gherardi 2008] des PBS consiste précisément, en partant des pratiques réalisées, à atteindre un niveau de conceptualisation plus rapidement afin de renforcer la pertinence pour les praticiens dans la mesure où les pratiques supports persistent. Certains représentants du courant des PBS qualifient « d’épistémologie de la pratique » [Gherardi 2019] la création de connaissances valables pour l’organisation.

Les effets des décalages temporels entre événements de l’action de recherche et pratiques de recherche sont significatifs dans notre cas. En effet, nous avons eu la chance de bénéficier de la saisie d’un extrait exceptionnel de réalisation de performance au cinquième jour de course du troisième échantillon de terrain alors qu’il s’agissait du premier déploiement de l’appareillage méthodologique stabilisé. Nous en avons tiré parti pour engager précocement un mouvement de conceptualisation complet adossé au cadre d’analyse établi par Miles et collab. [2019] immédiatement après cet échantillon. La maturation de l’analyse et de la discussion a bénéficié des cas suivants, mais aucun autre extrait aussi riche n’a été saisi au cours des cinq échantillons de terrain. C’est aussi en ce sens que le « le savoir-en-pratique devient transformateur 3 » [Gherardi 2019, p. 6] de l’activité de recherche.

11.3 Pratique décisionnelle et ingénierie des choix

Le conclusion du chapitre précédent rejoint la notion « d’intelligence adaptative » [March 2006] introduite pour dépasser les limites de l’organisation pensée de manière monolithique à partir de « technologies de rationalité fondée sur des modèles » [March 2006] afin de faire face au contexte actuel. Les modèles dont il est question sont ceux hérités de la théorie des jeux et formalisés aujourd’hui par la théorie des perspectives [Tversky et Kahneman 1992] et ses dernières évolutions [Thaler et Sunstein 2008]. Or, dans une approche sociale de l’action « pour apprendre, il faut agir sans encore connaître, donc prendre un risque qu’un calcul trop serré des coûts et avantages rendrait impos- sible [...] et ne permet pas à l’homme de découvrir des possibilités » (Hirschman cité par Crozier et Friedberg [1977, p. 316]). En se concentrant sur les dimensions psychologiques et ergonomiques, le courant de la NDM a exploré une partie de ce champ délimité par des caractéristiques spécifiques de haute technicité, d’enjeux élevés, de pression temporelle

3. « Knowing-in-practice becomes transformative ».

281 11.3. PRATIQUE DÉCISIONNELLE ET INGÉNIERIE DES CHOIX

importante et de praticiens expérimentés [Klein 2015].

Il est important de noter qu’il ne s’agit pas d’une opposition et encore moins d’un rejet mutuel des différentes approches [Kahneman et Klein 2009]. Il s’agit d’apporter d’autres éclairages sur une zone d’ombre qui s’avère être significative.

Dès la fin des années 1970, les principaux théoriciens du modèle standard de l’agent économique rationnel n’ont d’ailleurs pas caché que leur ambition consiste à ne chercher à expliquer qu’une partie seulement des comportements (au sens de succession de choix) observés lors d’études en laboratoire : « les données montrent que 82% des sujets choi- sissant B au problème 1, et 83% des sujets choisissent C au problème 2 » [Kahneman et Tversky 1979]. En analysant cet enchaînement (problème 1 et problème 2) avec une lec- ture individuelle, il ressort que 61% des individus effectuent un choix conforme au modèle de l’agent économique rationnel. Cela laisse donc un champ d’exploration complémen- taire relativement large à l’échelle individuelle (49% des individus dans cette expérience fondatrice).

Si nous comparons les approches dominantes, il ressort qu’en partant de mécanismes psychologiques, l’approche standard de la décision cherche à expliquer des comportements. En partant de comportements d’experts, la NDM cherche à identifier des mécanismes psy- chologiques. En partant de régularités dans les pratiques sociales, les sociologues élaborent une théorie de l’action. Dans le premier cas, il s’agit de pratiques décontextualisées et atemporelles d’individus en laboratoire dont les différences sont neutralisées au sein d’un échantillon homogène (aucune connaissance spécifique ou connaissances spécifiques stan- dardisées) pour mettre en lumière des mécanismes généraux des choix humains. Dans le deuxième cas, il s’agit de pratiques expertes contextualisées et inscrites dans une tempo- ralité d’action. Dans le troisième cas, il s’agit d’une approche itérative à base d’essais, erreurs et succès.

Une des pistes de dépassement consiste à développer une théorie de l’organisation qui adjoint aux facettes existantes la facette des approches par la pratique au sens de texture de connexion dans l’action [Gherardi 2006]. Sur cette voie, notre apport consiste a nous fonder sur les pratiques décisionnelles effectives, sans présomption de forme, pour établir leur influence organisante dans le cours de l’action. Les aspects méthodologiques et

282 11.4. ESPACE DE VALIDITÉ DES TRAVAUX

théoriques de cet apport ont été abordés précédemment. Nous soulignons, ici, la dimension épistémologique de cette logique de conceptualisation. La construction de théories selon cette approche permet d’ouvrir des perspectives inaccessibles autrement comme cela a été démontré pour la notion de sûreté [Gherardi et Nicolini 2000] présentée sous la forme d’une « manière de faire collective connaissable » [Gherardi 2018].

Avant de considérer notre contribution comme stabilisée dans le champ théorique de l’organisation selon cette dernière approche, nous questionnons dans la suite de ce chapitre le périmètre de validité des conclusions et les modalités de généralisation.

11.4 Espace de validité des travaux

11.4.1 Dans le domaine de la course au large

Au sens strict, les conclusions établies jusqu’à ce stade de la recherche ne sont repré- sentatives que de contextes extrêmes de l’action de la course au large sur la période 2013 à 2018 compte-tenu notamment du fait que les pratiques ayant permis l’approche sont dépendantes des technologies disponibles et des connaissances de cette période [Foucault 1966].

Cependant, dans le domaine de la navigation à la voile en multicoque, on peut consi- dérer l’activité comme homogène depuis la fin des année 1990 d’après les témoignages de praticiens 4 du secteur et la consultation de la presse professionnelle 5. En effet, depuis cette époque, les marins ont relativement facilement accès à internet depuis l’ordinateur de bord via des télécommunications par satellite. Une décennie auparavant ont été introduits les premiers logiciels d’aide à la navigation permettant de calculer des routes optimales théoriques avec les ordinateurs de bord du milieu des années 1980 en tenant compte des limites géographiques, des prévisions météorologiques et des caractéristiques des voiliers. Au niveau des bateaux, les trimarans ont vu leurs performances s’améliorer au gré des gains de masse, de l’usage de matériaux composites ou de l’incorporation d’appendices de plus en plus efficaces (ex. foils, plans porteurs). Cependant, au niveau des paramètres de réglage et des modalités de gestion ou de préparation d’un bateau de compétition il n’y a

4. Principalement les routeurs Richard Silvani et Stan Honney. 5. Par exemple, Voiles et voiliers, Course au large

283 11.4. ESPACE DE VALIDITÉ DES TRAVAUX

pratiquement pas de changement depuis le début des années 1990.

La technique du routage depuis la terre a pris un essor important au début des années 1990 notamment sous l’impulsion novatrice d’un marin comme Laurent Bourgnon (vain- queur de la Route du Rhum en 1994 et en 1998) qui a exploité le maximum du potentiel des techniques de l’époque (téléphone satellite et échanges de données par minitel) à cet effet. Un invariant sur toute la période est la relative limitation de la taille des organisa- tions des concurrents : entre trois et trente personnes. Les organisations avec les plus gros effectifs sont limitées à la durée d’événements sportifs de course au large de grande amp- leur (ex. tour du monde en équipage). Au cours de années 1990, une professionnalisation progressive du secteur d’activité de la course au large a eu lieu. Depuis la fin des années 2000, les pratiques de navigation se sont améliorées régulièrement mais n’ont pas connu de transformation radicale pour les trimarans de plus de 60 pieds.

Ces remarques, formulées à partir de témoignages de praticiens des trois dernières décennies, nous permettent de considérer que les conclusions établies sont potentielle- ment valables dans le domaine de la course au large pour une période s’étendant sur les vingt dernières années au cours desquelles les pratiques de navigation sont homogènes. Les possibilités pour les marins de traiter en autonomie, à bord, des données de prévisions numériques du temps sont extrêmement limitées (par le débit des flux de données et le coût des transmissions) antérieurement.

Aujourd’hui, les principales problématiques générales des organisations engagées dans la compétition en course au large se résument ainsi ([Guillemot 2009], [Eliès et van den Brink 2009]) : — l’amélioration continue des outils de production (le bateau et ses accessoires) dans une période n’ayant pas connu l’émergence d’une technologie de rupture ; — la complexification d’outils électroniques (ex. centrale inertielle, pilote automatique) et informatiques d’aide à la navigation (ex. logiciel de routage) ; — l’augmentation rapide des volumes d’informations échangées, téléchargeables en mer (ex. image satellite météo) et transférables à terre depuis le bord (ex. vidéo) ; — l’organisation distribuée du travail entre l’équipage et l’équipe à terre (ex. conseils technique, routage) ;

284 11.4. ESPACE DE VALIDITÉ DES TRAVAUX

— l’allocation concurrente des ressources humaines selon les phases de l’action (ex. mise au point, entraînement, compétition, recherche de financement, management, vie privée). Dans le domaine de la répartition distribuée du travail, pour ce qui concerne plus spéci- fiquement l’activité de routage mobilisée ici, elle était historiquement concentrée au sein du centre opérationnel (équipage). Les moyens de télécommunication ont permis de mobiliser une ressource délocalisée du centre opérationnel (routeur à terre). Les flux d’informations accessibles en mer et les capacités de traitement augmentant le mouvement de relocalisa- tion au sein du centre opérationnel sans perte de performance est possible (réalisé pour les voiliers moins rapides aux conditions de navigation moins extrêmes que les multicoques Ultimes). On constate donc sur une période de quatre décennies un mouvement d’oscil- lation en matière de localisation de l’activité de routage dans le secteur de la course au large à la voile. Il s’agit d’un cas d’évolution de la gestion du couple performance/sécurité en contextes extrêmes conditionné par l’usage de systèmes d’information [Arena et collab. 2013].

Les activités des organisations de course au large sont similaires à celles de la plupart des autres organisations et les défis actuels se situent essentiellement sur trois plans : — automatisation et informatisation (augmentation des capacités et de la vitesse de traitement) ; — augmentation massive du volume d’informations accessibles ; — rôle du facteur humain pour la réalisation de performance. Ces problématiques sont partagées par la plupart des organisations actuelles quel que soit le domaine et sont loin d’être spécifiques à la course au large. On peut même considérer que ces problématiques sont des marqueurs importants de la période actuelle, au même titre que le phénomène de globalisation.

En dehors de la nature de l’activité opérationnelle, l’organisation en course au large n’a pas de problématique distinctive qui la différencierait d’une organisation actuelle d’un autre secteur d’activité.

285 11.4. ESPACE DE VALIDITÉ DES TRAVAUX

11.4.2 Extension à d’autres terrains organisationnels

Qu’elles soient considérées comme des entités autonomes, ou des unités fonctionnelles d’une organisation de plus grande taille, les entités organisées comparables avec celle de notre recherche sont des entités de petites ou de très petites tailles. Ce point rejoint en cela la quasi-totalité des domaines d’étude du courant de la NDM où l’unité d’analyse est centrée sur l’individu éventuellement inséré dans une unité fonctionnelle de petite taille (ex. équipe d’intervention et de secours, commando militaire, équipe d’intervention chirurgicale, équipe de réanimation). Comme pour les modèles de la NDM, une extension à des entités de plus grande taille ne pourra pas s’envisager sans d’importantes précautions préalables. Le point essentiel, non questionné au cours de notre recherche, sur lequel se fonde toute l’analyse et qui conditionne le caractère transposable des conclusions est le caractère intentionnel des actes stratégiques des praticiens étudiés dans l’action. Au niveau opérationnel, cette hypothèse n’a pas été nécessaire pour conduire notre analyse.

Le courant de la NDM a été fondé également sur l’intentionnalité des actes d’experts et s’est concentré, au moment de son émergence, sur la cognition individuelle et les dimensions psychologique et ergonomique. Ces travaux ont été conduits après plus de deux décennies de travaux à mettre en relation les modèles de la NDM et l’organisation [Orasanu 2005], [Gore et collab. 2006]. Une des notions clés qui y a contribué est celle de conscience de situation distribuée (DSA) [Stanton et collab. 2006] notamment parce qu’elle a permis d’aborder des terrains organisationnels ne respectant que partiellement les postulats de la NDM comme le terrain d’équipes professionnelles de sports collectifs [Macquet et Fleurance 2007], [Macquet 2013]. Les enjeux dans le domaine sportif sont importants mais rarement aussi critiques que la gestion d’une intervention sur un bâtiment en feu où la réanimation néonatale sauf dans le cas de sport où la vie des participants peut se trouver par moment exposée comme dans l’alpinisme de haut niveau [Giordano et Musca 2012]. Le courant de la NDM constitue donc un espace de validité présumé de notre analyse.

Plus spécifiquement, nous identifions d’importantes similitudes avec les travaux s’ap- puyant sur la NDM pour plusieurs thèmes : — les problématiques organisationnelles en lien avec les questions de perception de

286 11.4. ESPACE DE VALIDITÉ DES TRAVAUX

situation [Macquet et Stanton 2014] ; — les modalités d’aide à la décision en environnement distribué [Godé et collab. 2019] ; — l’aide à la décision en contexte extrême [Godé et Lebraty 2013]. Dans le domaine des PBS, plusieurs types de travaux ont ouvert des voies proches de la nôtre et laissent entrevoir des espaces de validité pour nos conclusions : les travaux sur les pratiques de coordination d’équipage de voilier de course [Bouty et Drucker-Godard 2019] ou l’émergence de stratégie par les pratiques opérationnelles [Bouty et collab. 2019]. La question se posant pour l’extension de nos conclusions et du modèle du phénomène décisionnel à d’autres terrains est d’identifier les principales caractéristiques spécifiques de la course au large dont l’influence pourrait être allégée sans nécessairement compromettre le fondement de l’analyse conduite précédemment.

11.4.3 Dimension éthique

Nous avons eu la chance de bénéficier d’une conjonction de la temporalité de l’activité de recherche et de la temporalité de l’activité de praticien. L’appareillage méthodologique nous ayant permis d’être situé au bon endroit au bon moment, nous avons eu accès à des phénomènes organisationnels très difficilement accessibles autrement, voire inaccessibles pour les composantes inter-individuelles de la pratique décisionnelle. Cette richesse consti- tue également un point éthiquement très sensible tant au niveau de l’organisation que de la recherche.

Au-delà de ce qui a été observé, il est légitime de se demander si l’observation est reproductible. Mais aussi, quels peuvent être les facteurs favorisant l’émergence de ce type d’observation ? En effet, la méthode employée a-t-elle suscité l’expression de l’intention ou bien simplement permis d’y avoir accès ? Ces considérations d’ordre épistémologique rejoignent celles déjà exprimées à propos du développement de capacité de l’observateur. Il est possible d’imaginer qu’une forme de défiance du skipper se développe vis-à-vis d’une démarche pouvant être perçue comme trop intrusive. Avant d’envisager de transposer le dispositif développé dans d’autres organisations, il conviendra donc de prendre les pré- cautions méthodologiques suffisantes pour ne pas contraindre ni biaiser l’observation. Le maintien du respect et de la confiance mutuelle [Giordano et Musca 2012] établis de-

287 11.5. CONCLUSIONS INFÉRÉES ET ÉVALUATION DE LEUR ROBUSTESSE

puis le début de notre recherche nous paraît être la base la plus importante pour des développements futurs.

Le temps étant très précieux pour le manageur comme pour le skipper en course, notre pari méthodologique consiste à échanger du temps avec le praticien afin de créer les conditions de la réflexion. Échanger du temps avec le skipper a pris, ici, la forme d’un appui à la compréhension de la situation météorologique et océanique. Notre pari était que le temps ainsi libéré rendrait possible des échanges sur les sujets d’intérêt de l’observateur avant, pendant et après l’action afin d’« interroger les construits 6 autour de la décision tenus pour acquis » [Sarasvathy 2001]. Le positionnement de l’observateur est une forme de prise de risque, parce qu’à 1 minute et 27 secondes près, nos travaux auraient été beaucoup moins riches. Ce qui nous conduit à nous interroger sur un parallèle saisissant : la prise de risque de l’apprenti chercheur face à l’inconnu a-t-elle des points communs avec l’envie verbalisée par le skipper faisant face à l’inattendu ?

L’engagement éthique ne nous semble donc pas aménageable si l’on souhaite pouvoir accéder à des phénomènes organisationnels au moyen d’un élément partagé de pratique du terrain et de pratique de recherche. Tout engagement moins fort que ceux que nous avons pris vis-à-vis de l’organisation risquerait de compromettre toute la construction méthodologique et par conséquent l’ensemble du raisonnement.

11.5 Conclusions inférées et évaluation de leur robustesse

Dans la perspective d’élaboration de connaissance à partir des éléments mis en évi- dence, nous récapitulons ici, en les reformulant de manière concise et directe, une série de conclusions inférées. La confrontation de ces conclusions à d’autres terrains organisa- tionnels permettra d’explorer le périmètre de validité au-delà de l’action de la course au large. Cette confrontation permettra concomitamment d’évaluer la sensibilité éventuelle des conclusions à certaines caractéristiques organisationnelles. L’ambition est de parvenir à reformuler ensuite les conclusions les plus robustes sous forme d’hypothèses pour engager un effort de généralisation avant de conclure ces travaux.

6. Artifacts.

288 11.5. CONCLUSIONS INFÉRÉES ET ÉVALUATION DE LEUR ROBUSTESSE

11.5.1 Conclusions

Conclusion 1 les approches par les pratiques décisionnelles peuvent donner accès à des phénomènes organisationnels inaccessibles autrement.

Conclusion 2 la performance de l’organisation est liée à son aptitude à incorporer les phénomènes décisionnels en temps réel.

Conclusion 3 la performance est dépendante de la capacité de l’organisation à s’appro- prier, au cours du temps, les problématiques conjointement à l’établissement des modalités de leur traitement.

Conclusion 4 le contexte historique de l’émergence du phénomène décisionnel condi- tionne la perception qu’en a l’organisation.

11.5.2 Espaces de confrontation des conclusions

Ces conclusions ont été inférées à partir du cas exploratoire de contextes extrêmes en course au large et plus spécifiquement d’une organisation dont la forme est habituelle dans ce secteur d’activité mais peut être jugée atypique dans d’autres secteurs. Il s’agit, désormais, d’en évaluer la robustesse pour d’autres terrains et d’autres organisations. La pertinence pour d’autres domaines n’est pas évidente même si plusieurs indices mentionnés précédemment nous incitent à considérer qu’un espace de pertinence est possible pour l’organisation en général.

Les entités organisées pour lesquelles la robustesse des conclusions nous paraît pouvoir être évaluée préférentiellement, sont les suivantes : — équipes projet ; — unités opérationnelles à forte technicité ; — travail en service posté ; — comités de pilotage ; — comités exécutif ; — cellules de crise.

289 11.5. CONCLUSIONS INFÉRÉES ET ÉVALUATION DE LEUR ROBUSTESSE

Ces entités organisées présupposent toutes un lien étroit entre les praticiens qui y contri- buent et le caractère effectif ou directement exécutoire de leur activité.

Sur le terrain de la gestion de projet, l’évaluation de la performance pourrait être questionnée en mettant en tension les « jalons prédéterminés de vérification collective de l’avancement des projets » [Garel 2011] en relation avec les phases et les périodes de transfert de l’action en train de se faire.

Sur le terrain d’unités opérationnelles à forte technicité, la notion de conscience de situation distribuée [Stanton 2016] pourrait être questionnée en relation avec la notion de phénomène décisionnel.

Sur le terrain du travail en service posté, la notion de coordination nous paraît in- téressante à questionner à travers la relation entre organisation synchrone et flux d’évé- nements asynchrones en recherchant l’influence de temporalités multiples [Orlikowski et Yates 2002].

Sur le terrain des comités de pilotage (ex. de projet, de programme, de transformation), les notions de scénario d’action stratégique [Marchais-Roubelat et Roubelat 2011], [Rou- belat 2016] et de planification stratégique [Mintzberg 1994] nous semblent intéressantes à mettre en tension en lien avec la pratique de strategizing [Jarzabkowski et collab. 2007] au sein de ces entités.

Sur le terrain des comités exécutifs, nous sommes tentés d’aborder la notion de décision sous ses multiples facettes [Marchais-Roubelat 2012] en les représentant une à une sous une forme de phénomène décisionnel en visant à chaque fois une mise en perspective des notions d’enactment et de sensemaking [Weick 2009].

S’agissant du terrain des cellules de crise, deux aspects organisationnels nous paraissent fertiles à investiguer autour de la notion d’enactment [Weick 1988] : — la transformation de l’organisation en lien avec l’émergence d’une crise [Weick et col- lab. 2005] ; — le rôle organisant du phénomène décisionnel. L’idée générale au plan méthodologique consiste à transposer la méthode d’observation participante développée pour confronter les conclusions en immersion dans la pratique

290 11.6. CRISE ET TRANSFORMATION EN CONTEXTE EXTRÊME

sur le terrain. Après une première activité d’extension exploratoire, selon le périmètre de validité qui se dégagera et l’ensemble des conclusions qui ressortiront comme les plus robustes, un nouvel effort de conceptualisation sera très probablement nécessaire pour consolider le modèle du phénomène décisionnel et stabiliser ses relations avec d’autres notions organisationnelles.

11.6 Crise et transformation en contexte extrême

Dans un dernier mouvement de retour vers le terrain, nous confrontons ici les prin- cipaux éléments interprétatifs dégagés précédemment au thème de la transformation de l’organisation. Ce mouvement consiste à explorer la richesse interprétative du modèle du phénomène décisionnel et des notions associées dans un contexte différent de celui qui a permis la mise au point conceptuelle tout en restant sur le cas de la course au large avec la même méthodologie. L’objectif est de commencer par détendre une seule dimension, à savoir la dimension thématique, pour évaluer la pertinence des conclusions lorsqu’on se concentre sur le passage d’une modalité d’action à une autre : de la gestion de la per- formance à la gestion de crise. En particulier, le terrain est inchangé, l’équipe étudiée en immersion est inchangée, l’action générale est inchangée, les caractéristiques de l’époque dans le secteur d’activité sont inchangées, l’approche par la pratique reste inchangée, la question de recherche reste inchangée, le cadre conceptuel est enrichi des éléments inférés par l’analyse de l’extrait précédent. La méthodologie évolue sur un seul point : la position du chercheur en immersion en shadowing du routeur. Pour faire ressortir le contraste en matière de gestion, la notion de la performance est examinée avec un double référentiel : — celui de l’activité habituelle ; — celui de la gestion de la crise. Nous nous appuyons ici sur un extrait de l’échantillon 4 (cf. annexe F.2.2) dont l’im- mersion est basée sur un dispositif de shadowing du routeur à terre par le chercheur en immersion (cf. 6.5(a)) depuis 42h avant le départ et jusqu’à 24h après le départ d’une transatlantique en double avec un skipper et un co-skipper (cf. figure F.2). A l’issue de la période de shadowing répartie sur quatre jours (du 24 octobre 2015 à 19h au 26 octobre à 13h), l’observation en immersion dans le processus de décision s’est prolongée à distance

291 11.6. CRISE ET TRANSFORMATION EN CONTEXTE EXTRÊME

de manière intensive jusqu’au 30 octobre à la mi-journée. A l’issue de la période de course, une auto-confrontation croisée a été conduite sous forme d’entretien semi-directif disjoint avec le skipper (début 2016) et avec le co-skipper (fin 2017) visant la formulation de ré- cits sur la succession d’événements ou d’actes et sur l’environnement promulgué (enacted environnement) [Weick 1988]. L’auto-confrontation [Clot et collab. 2000] a été effectuée sur la base du commentaire, enregistré en format audio, de la trajectoire réalisée pendant la période de course depuis le départ (le dimanche 25 octobre à 13h) du Havre jusqu’au chavirage (le lundi 26 octobre vers 20h) au sud du golfe de Gascogne à proximité des côtes de Galice.

11.6.1 Emergence d’une crise dans un contexte extrême

Le contexte général de la course pour les deux premiers jours de course est caractérisée par « l’évolutivité », « l’incertitude » et « le risque » comme l’indiquent les témoignages des participants (avant le départ et en différé de l’action) et comme le confirment les événements qui se sont déroulés (cf. résumé du début de course dans la presse sportive F.2.2.3). La situation 7 que nous exploitons ici est donc qualifiable d’extrême [Godé et Lebraty 2015]. Le tableau 11.1 récapitule des éléments variés de caractérisation directe de la tension de la situation (anticipée, perçue ou vécue) par les praticiens impliqués dans la gestion stratégique et opérationnelle.

La période d’intérêt constituée par les quelques heures autour du chavirage se carac- térise par un niveau de risque réalisé tel, que la vie du skipper et du co-skipper comme la pérennité de l’organisation sont exposés à des conséquences irréversibles. Lors d’un chavi- rage, le transfert de phase très rapide (quelques secondes dans le temps et quelques dizaines de mètres dans l’espace) occasionne un passage irréversible et rapide de la recherche de performance à la nécessité de survie. Nous nous intéressons donc à une situation extrême que le caractère de risque exacerbé permet de qualifier de crise dans le sens où les évé- nements « menacent les buts les plus fondamentaux de l’organisation » [Weick 1988, p. 305].

7. Le terme de situation inclut ici une dimension dynamique et historique, elle ne saurait se réduire à un ensemble de variables descriptives à un instant donné.

292 11.6. CRISE ET TRANSFORMATION EN CONTEXTE EXTRÊME

Date Émetteur Lieux Support Extrait 24 octobre skipper, hôtel, le Interview « il va falloir jongler entre la grosse 2015 à 19h co-skipper Havre vidéo mer et les bascules de vent » , « il va montée falloir aussi passer tout ça sans cas- (équipe) ser les bateaux et pouvoir sortir avec un bateau indemne en ménageant les bonshommes » « on va avoir une belle première nuit, je pense qu’on va être assez rapides, voire très rapides peut- être, après un départ dans le tout petit temps, et puis après le saute-moutons va commencer, donc après on ira pas très vite pour des bateaux comme ça, mais bon, à bord ça va vomir son quatre heure » chavirage 27 octobre équipe siège, Lo- déclaration « Je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai 2015 à 19h rient mise en juste eu le temps de bondir et d’at- ligne (veille traper Bilou pour l’attirer dans la des- internet) cente. Est-ce que c’est le fait d’une vague ou d’une survente ou bien des deux, c’est difficile à dire. C’est dur parce que nous avions passé le plus gros du mauvais temps et que la météo allait vraiment en s’arrangeant » 7 mai skipper domicile, enregistre- « euh ouais après le vent il est dur », 2016 à Morbihan ment audio « au début de ce bord là on fait un 9h30 de l’entre- bord qui était, qui était bien, et puis tien d’auto- après, ça s’est mis à refuser », « et c’est confrontation revenu, ben au moment du chavirage (chercheur) c’était un ... un ... un ... une ... une belle droite ... euh forte » décembre direction bureaux site web « Les conditions météos sont dures 2016 de course de la voire brutales pour la majorité de la course, le flotte » Havre 4 no- co-skipper salon de la enregistre- « danger pour la plateforme d’aller vembre course, le ment audio prendre u peu de euh baston », « dans 2017 Havre de l’entre- le sud du Golfe le vent à mollit un peu, après- tien d’auto- c’était instable », « on virait ça refusait, midi confrontation on virait ça refusait, c’était foireux » (chercheur)

Tableau 11.1 – Éléments de verbatim relatifs à la crise de l’échantillon 4.

Le milieu extrême rend impossible l’illusion de maîtriser l’environnement dans lequel l’équipe agit. Toutefois, l’action de l’organisation ne se déroule pas nécessairement toujours dans des conditions extrêmes. Dans l’extrait de l’échantillon 4 étudié ici, le caractère

293 11.6. CRISE ET TRANSFORMATION EN CONTEXTE EXTRÊME

extrême des conditions d’opération de l’organisation peut être délimité au sens strict à une période de 48h correspondant à la navigation en course dans le golfe de Gascogne (de l’ouest de la Manche au lieu du chavirage) et à l’évacuation de l’équipage par hélitreuillage le lendemain du chavirage (un peu moins de 24h après). Dans un sens un peu moins restrictif, les conditions extrêmes pour l’organisation peuvent être délimitées par toute la période comprise entre la sortie du port du Havre pour rejoindre la zone de départ et le retour du bateau à Lorient à l’issue du remorquage. Dans les deux cas, les paramètres de changement et d’incertitude de la situation sont avérés, seul le niveau de risque est différent : risque réalisé (danger) pour la période la plus réduite, risque potentiel pour les périodes avant et après.

En nous intéressant à l’émergence de la crise, on constate que, dans l’action vue comme un processus historique, la séquence temporelle segmentée à partir d’une évaluation des risques pour l’organisation s’est déroulée ainsi : — période avec des risques opérationnels faibles et maîtrisés (bateau au port) ; — période avec des risques opérationnels modérés maîtrisés (convoyage vers la ligne de départ) ; — période avec des risques opérationnels modérés sous contôle (compétition en Manche) ; — période avec des risques opérationnels forts sous contrôle (compétition dans le Golfe de Gascogne) ; — période de transfert entre des risques opérationnels et des risques vitaux (chavi- rage) ; — période de crise avec des risques vitaux critiques (trimaran retourné au large de la Galice) ; — période de transfert entre des risques vitaux et des risques opérationnels (évacuation par hélitreuillage) ; — période avec des risques opérationnels forts sous contrôle (remorquage du trimaran vers Lorient). Nous ne développons pas ici les modalités de gestion des risques ni les modalités de gestion de crise mais nous concentrons notre attention sur l’influence organisationnelle de l’émergence de la crise. La description de cette séquence sous cette forme fait ressortir une

294 11.6. CRISE ET TRANSFORMATION EN CONTEXTE EXTRÊME

évolution graduelle continue du niveau de risque (dans un premier codage) au cours du temps avec le passage d’une situation à risque à une situation de crise puis l’émergence d’une crise et enfin l’établissement d’une situation à risque post-crise. Les témoignages des praticiens font ressortir quatre autres éléments importants pour comprendre l’évolution des enjeux de la séquence : — la perception d’un niveau de risque opérationnel (qui a atteint un maximum dans les heures qui ont précédé la crise puis a décru) ; — un choix stratégique effectué en sortie de Manche entre deux options distinctes concernant la première semaine de course (chacune avec des risques et bénéfices différents) ; — une conscience aiguë de la sensibilité des opérations pour les différentes situations de compétition par les agents organisationnels en mer comme à terre plusieurs jours avant la crise (au moins la veille du départ) ; — le chavirage n’est pas un événement inconnu pour le skipper (cf. échantillon 1, tentative de record en annexe D.4). Au moment du début de la compétition, compte-tenu de la situation prévue, la sur- venue d’une crise liée à une avarie majeure comme un chavirage fait partie des possibilités envisagées par l’équipe (source : interview avant départ). Contrairement à l’extrait de l’échantillon 3, il s’agit donc ici d’un extrait décrivant une situation connue et identifiée comme possible.

11.6.2 Rôle organisant du phénomène décisionnel

L’équipage, conscient des enjeux, s’appuie sur l’aptitude des dispositifs de l’organisa- tion à fournir une représentation des problèmes appropriée à la prise de décision pendant le cours de l’action [Godé et Lebraty 2013]. L’approche en immersion dans la pratique nous permet d’observer que les principaux dispositifs (logiciel d’aide à la décision, examen des conditions locales, diagnostics de la pertinence des modèles de prévision, analyse straté- gique, sollicitation de conseils du routeur, comparaison des stratégies des concurrents) ont été mobilisés pour le choix effectué en sortie de Manche (cf éléments en annexe F.2.2.2). A l’issue de ce choix, la navigation a été résolument prudente compte-tenu des conditions

295 11.6. CRISE ET TRANSFORMATION EN CONTEXTE EXTRÊME

météorologiques et océaniques exploitées. Les rendements inférieurs à 100% utilisés pour le calcul des routes théoriques par le routeur à cet endroit-là l’illustrent explicitement (cf. la figure 11.3). Une navigation offensive n’est d’ailleurs pas envisagée avant la latitude de Lisbonne dans le cas le plus optimiste.

Figure 11.3 – Zoom de la carte réalisée par le routeur le 26 octobre au matin sur la base des intentions du skipper actualisées en cours de nuit précédente.

En nous appuyant sur les pratiques décisionnelles observées pendant avant et après le chavirage, phases nommées respectivement traversée du Golfe de Gascogne et dérive du trimaran retourné, nous avons reconstitué dans le tableau 11.2 les principales fonctions assurées. Dans ce tableau, pour faciliter les comparaisons ultérieures, nous avons distingué les fonctions assurées par le routeur et celles assurées par le directeur technique bien qu’il s’agisse de la même personne puisque cette conjonction est rarement réalisée dans les organisations de course au large.

Nous mettons en évidence une ré-attribution des fonctions pour les deux changements de phases reportés avec notamment une répartition très différente des centres décisionnels pour chacune des trois phases. La principale caractéristique est l’aspect centralisé de la pratique décisionnelle pendant la phase de compétition, l’aspect dual de la pratique dé- cisionnelle pendant la phase de dérive et l’aspect réticulaire de la pratique décisionnelle dans la phase de rapatriement.

296 11.6. CRISE ET TRANSFORMATION EN CONTEXTE EXTRÊME

Phase Phénomènes Ingénierie des choix décisionnels Gagner rapi- navigation offen- skipper : opérateur et décideur opérationnel et straté- dement dans sive préservant gique ; co-skipper : opérateur, conseil opérationnel et l’ouest (Manche) les deux options stratégique ; routeur : approfondissement de l’analyse de route et conseil stratégique ; chercheur en immersion : niveau d’escalade du routeur ; directeur technique : veille ac- tive en anticipation d’intervention potentielle ; équipe technique : niveau d’escalade directeur technique Transfert : actation du choix de la route sud par un appel au routeur Gagner prudem- navigation pru- skipper : opérateur et décideur opérationnel et straté- ment vers le sud dente sur la gique ; co-skipper : opérateur, conseil opérationnel et (Golfe de Gas- route sud stratégique ; routeur : approfondissement de l’analyse cogne) et conseil stratégique ; chercheur en immersion : niveau d’escalade du routeur ; directeur technique : veille ac- tive en anticipation d’intervention potentielle ; équipe technique : niveau d’escalade directeur technique Transfert : chavirage Préserver la vie sauvegarde des skipper : opérateur et décideur opérationnel ; co- de l’équipage personnes et des skipper : opérateur ; directeur technique : décideur (large de la biens stratégique et coordinateur ; équipe technique : centre Galice) opérationnel et conseil stratégique ; routeur : conseil stratégique ; chercheur en immersion : vecteur d’infor- mation avec sécurité météo direction de course Transfert : hélitreuillage Rapatrier avec reprise d’activité skipper : décideur opérationnel, conseil stratégique, précaution le coordinateur ; co-skipper : conseil opérationnel ; direc- trimaran endom- teur technique : conseil opérationnel et coordinateur ; magé (traversée équipe technique : opérateur ; fournisseurs : niveau du Golfe de d’escalade équipe technique ; routeur : veille sécurité Gascogne) relation sécurité météo direction de course ; chercheur en immersion : spectateur ; sponsor : décideur straté- gique

Tableau 11.2 – Ingénierie des choix et phénomènes décisionnels.

La situation de chavirage, dont l’issue a été sans dommage physique grave pour les deux co-skippers, est particulièrement représentative des situations relevant de la NDM dans la mesure où les enjeux sont élevés, la pression temporelle très forte, l’incertitude est grande et où l’expertise nécessaire pour intervenir est importante. Les témoignages tendent à montrer que plusieurs actes effectués pendant les quelques secondes du chavirage relèvent des modèles de décision de la NDM.

297 11.6. CRISE ET TRANSFORMATION EN CONTEXTE EXTRÊME

11.6.3 Phénomène décisionnel et transformation de l’organisation

L’extrait présenté de manière condensée, constitue un cas de confrontation d’organisa- tion à une crise ou les enjeux basculent en quelques secondes de la recherche de performance à la sauvegarde de la vie humaine. À l’échelle du bateau, il s’agit là d’une disparition bru- tale des phénomènes décisionnels liés à la performance sportive. Il ne reste alors plus que les phénomènes décisionnels liés à la préservation de la vie, qui étaient déjà présents (cf. dé- claration en annexe F.2.2.2) avant cette rupture mais avec une priorité moindre en matière de traitement.

La recomposition de l’ingénierie des choix et des pratiques décisionnelles observées à chaque début de phase, ont été effectuées sur une durée très brève (estimée à moins de 2h). Les deux changements de pratiques décisionnelles (il n’y a pas de changement de pratique entre la 1ere et la 2e) mettent en évidence le polymorphisme de l’organisation au cours du temps et sa capacité à adopter un fonctionnement performant compte-tenu des circonstances. Nous en déduisons que les phénomènes décisionnels dominants de l’action ont une influence significative sur l’organisation (au sens de organizing).

Lorsqu’on se place du point de vue de l’action considérée comme un processus histo- rique, il apparaît, d’une part, une éphémérité des phénomènes décisionnels qui caractérisent les phases de l’action, et d’autre part une adaptation de l’organisation aux phénomènes décisionnels. Ces phénomènes décisionnels peuvent être traités de manière différenciée par l’organisation. Il s’agit ici bien plus qu’une forme d’adaptabilité (ou d’agilité) superficielle par rapport aux circonstances. Il s’agit d’une transformation en profondeur de l’organi- sation, visible dans les modalités d’exercice des pratiques décisionnelles. Nous vérifions, avec cet extrait, que l’aptitude de l’organisation à se transformer en cohérence avec les phénomènes décisionnels est un facteur essentiel de performance. Notons que dans ce cas de crise, la nature de la performance réalisée est différente dans chaque phase.

A l’examen de cette séquence d’activités opérationnelles enchâssée dans une activité stratégique, il ressort que les organisations de course au large en multicoque Ultime s’appa- rentent à des organisations de haute fiabilité (HRO, High reliability organisation) [Weick et Sutcliffe 2007] et où la notion de sûreté [Bieder et collab. 2018] contient plusieurs

298 11.7. CONCLUSION DE LA DISCUSSION

dimensions opérationnelles accessibles par la pratique [Gherardi 2008] et révélées par la réalisation d’une crise [Sandberg et Tsoukas 2011].

Le traitement de la transformation de l’organisation en termes de phénomènes déci- sionnels se confirme comme fertile. Nous inférons, de plus, que l’approche par la pratique de la relation entre crise et transformation au sein de l’organisation apporte un éclairage inédit sur des phénomènes organisationnels singuliers paroxystiques.

11.7 Conclusion de la discussion

Le premier apport de notre recherche qualitative exploratoire réside dans la mise en visibilité dans l’action en train de se faire de trois phénomènes organisationnels et de rela- tions entre eux : une pratique décisionnelle, une innovation en pratique, un apprentissage organisationnel.

Le deuxième élément réside dans la double appropriation d’un même événement par l’activité de terrain et par l’activité de recherche, l’une dans le domaine de l’action course au large, l’autre dans le domaine de l’action recherche. La position du chercheur en im- mersion matérialise l’intersection des deux activités où, pendant un très bref instant (une minute et vingt-sept secondes) d’une intensité rare, le chercheur assure également la fonc- tion de praticien expert de manière temporaire. Dans ce constat, c’est l’absence de décalage entre les pratiques et même la concordance de pratiques dans le temps et dans l’espace qui permet de saisir une anomalie venant d’émerger dans l’action.

Le troisième élément consiste à ajouter, aux facettes existantes de la décision, celles des approches par la pratique au sens de texture de connexion dans l’action [Gherardi 2006], ce qui apporte une contribution à une théorie pratique de l’organisation 8 [Gherardi 2016, p. 1], sans présomption de forme, en établissant leur influence organisante dans le cours de l’action. Cette approche ouvre des perspectives qui nous semblent très difficilement accessibles, voire inaccessibles autrement.

Sur la base de l’ensemble de l’analyse et des discussions, cinq conclusions sont inférées, dont la deuxième à partir de la mise en tension des résultats dans le cas d’une crise

8. « A practice theory of organizing ».

299 11.7. CONCLUSION DE LA DISCUSSION

effective : — les approches par les pratiques décisionnelles peuvent donner accès à des phénomè- nes organisationnels inaccessibles autrement ; — l’approche par la pratique de la relation entre crise et transformation au sein de l’organisation apporte un éclairage inédit sur des phénomènes organisationnels sin- guliers paroxystiques ; — la performance de l’organisation est liée à son aptitude à incorporer les phénomènes décisionnels en temps réel ; — la performance est dépendante de la capacité de l’organisation à s’approprier, au cours du temps, les problématiques conjointement à l’établissement des modalités de leur traitement ; — le contexte historique de l’émergence du phénomène décisionnel conditionne la per- ception qu’en a l’organisation.

300 Conclusion

301

Conclusion

Arrivés au terme de plusieurs années d’efforts destinés à développer une compréhension, par la recherche, de pratiques décisionnelles performantes perçues lors d’une « expérience perceptive » [Simon 1983] en situation professionnelle dans le secteur de la course au large à la voile, nous dressons, ici, le bilan des travaux. Mais avant d’aborder le bilan, il convient de revenir à la question qui a orienté ces efforts : pendant la recherche de performance en contexte extrême, comment l’action en train de se faire s’articule-t-elle avec la décision au sein de l’organisation ?

Le contexte extrême a permis de montrer l’existence de phénomènes décisionnels qui relient, au cours du temps, l’action en train de se faire au sens de Chia [1999] et l’organi- sation. Cette relation se caractérise par une influence réciproque.

À partir de la mise en perspective temporelle de l’action et du décentrement du regard vers les pratiques décisionnelles, sans parti-pris sur la décision, nous avons établi une vision inédite de la décision dans sa relation à l’action au sens de Chia [1999]. Le modèle du phénomène décisionnel permet de représenter sous une forme synthétique et simple un lien, passant par la décision, entre l’organisation et l’action en train de se faire. Le phénomène décisionnel ayant été établi sur la base d’un extrait exceptionnel en contexte extrême, il a ensuite été confronté à un cas observé de crise faisant ressortir son rôle organisant. Le phénomène décisionnel donne à voir un lien entre un enjeu émergeant de l’action au sens de Chia [1999] et une problématique de gestion impliquant potentiellement une série de choix. Il peut être lu dans les deux sens : comme élément d’incorporation de l’action au sein de l’organisation et aussi comme élément matérialisant l’émergence d’un enjeu pour l’organisation au sein de l’action.

Les discussions conduites sur la base des résultats analysés ont permis de dégager des apports méthodologiques significatifs. S’agissant de la recherche en immersion, l’appa- reillage méthodologique développé et mis en œuvre s’est révélé efficace pour atteindre la pratique décisionnelle en temps réel en apportant une visibilité inédite dans le champ de la décision en situation. Aujourd’hui, nous mesurons toute la portée de l’expression de Pas- teur « dans les champs de l’observation le hasard ne favorise que les esprits préparés » (cité par Pasteur Vallery-Radot [1939, p. 131]) et la perte incommensurable pour nos travaux si l’appel du skipper n’avait pas pu être saisi. L’approche par la pratique dans l’action et

303 Conclusion

l’analyse en deux cycles mobilisant successivement le point de vue de l’action puis le point de vue de l’organisation permet d’atteindre une interprétation renouvelée de l’articulation action, organisation, décision.

Sur le plan théorique, les apports mis en avant contribuent à enrichir une théorie pratique de l’organisation 9 [Gherardi 2019]. Il s’agit d’éléments relatifs à l’émergence d’une innovation en situation inconnue au sein d’une organisation et à sa propagation. Nous avons aussi mis en évidence la récursivité de l’influence mutuelle entre les événements de l’action au sens de Chia [1999] et les pratiques au sein de l’organisation (rôle organisant du phénomène décisionnel) et nous avons pu caractériser l’intensité de leurs relations lors de moments critiques (maximum de fréquence d’indices dans le tableau 9.1). Dans le domaine de la stratégie comme pratique, nous avons mis en évidence l’influence des effets des décalages temporels entre les pratiques opérationnelles et les événements de l’action au sens de Chia [1999] sur l’activité de strategizing. Avec ces éléments, nous vérifions la capacité de notre recherche exploratoire empirique qualitative en contexte extrême à « produire de la connaissance en partant des pratiques » [Gherardi 2000, p. 220].

La performance de l’organisation ressort comme liée à son aptitude à traiter les phénomè– nes décisionnels, autrement dit, comme son aptitude à adopter, au cours du temps, une pratique décisionnelle en cohérence avec les circonstances de l’action en train de se faire. Cela peut aussi s’exprimer sous la forme d’une relation entre la performance de l’organi- sation et son aptitude à utiliser les décalages temporels entre les événements émergents et les pratiques décisionnelles au sein de l’organisation ainsi qu’à tirer parti des effets de ces décalages temporels.

S’agissant d’éléments de portée épistémologique, le premier apport de notre recherche qualitative exploratoire réside dans la mise en visibilité dans l’action en train de se faire de trois phénomènes organisationnels et de relations entre eux : une pratique décisionnelle, une innovation en pratique, un apprentissage organisationnel.

Le deuxième élément d’ordre épistémologique réside dans la mise en exergue d’une double appropriation des effets d’un événement singulier au cours d’une période de trans- fert : dans le domaine de l’activité de l’organisation en compétition et dans le domaine

9. « Practice theory of organizing ».

304 Conclusion

de l’activité de recherche. La position du chercheur en immersion a matérialisé l’intersec- tion des deux activités où, pendant un très bref instant d’une intensité rare à l’échelle du corpus, le chercheur a également assuré de manière temporaire une fonction de praticien expert. Dans ce constat, c’est, au contraire, l’absence de décalage entre les pratiques et plus précisément la conjonction de pratiques dans le temps et dans l’espace qui permet de saisir une anomalie venant d’émerger dans l’action au sens de Chia [1999].

Le troisième élément d’ordre épistémologique consiste à rendre possible une contri- bution à la théorie pratique de l’organisation en matière de théorisation des pratiques décisionnelles, sans présomption de forme, par l’établissement d’une influence organisante de la pratique dans le cours de l’action au sens de Chia [1999]. Cette approche ouvre des perspectives qui nous semblent très difficilement accessibles, voire inaccessibles, autrement.

Sur la base de l’ensemble de l’analyse et des discussions, cinq conclusions, pouvant donner lieu à des développements ultérieurs, ont été inférées : — les approches par les pratiques décisionnelles peuvent donner accès à des phénomè- nes organisationnels inaccessibles autrement ; — l’approche par la pratique de la relation entre crise et transformation au sein de l’organisation apporte un éclairage inédit sur des phénomènes organisationnels sin- guliers paroxystiques ; — la performance de l’organisation est liée à son aptitude à incorporer les phénomènes décisionnels en temps réel ; — la performance est dépendante de la capacité de l’organisation à s’approprier, au cours du temps, les problématiques conjointement à l’établissement des modalités de leur traitement ; — le contexte historique de l’émergence du phénomène décisionnel conditionne la per- ception qu’en a l’organisation. La généralisation de la modélisation et de ses implications a été initiée par la comparai– son à deux autres échantillons du terrain de la course au large utilisant la même approche en immersion au sein de la même organisation. Dans une perspective de généralisation, il conviendra de multiplier les études dans des terrains variés en adaptant la méthode. Varier les échelles d’analyse au sein de l’organisation correspond également à une piste

305 Conclusion

d’exploration identifiée, ainsi que : — confronter les résultats à d’autres contextes extrêmes ; — confronter les résultats à des contextes non-extrêmes ; — caractériser l’influence sur l’organisation de l’émergence d’un contexte extrême dans le cours de l’action. Au plan instrumental, il conviendra de retravailler le modèle du phénomène décisionnel, lorsque les éléments de généralisation seront éprouvés, dans l’optique de développer un outil d’aide à la décision et plus largement d’aide à l’action dans une logique d’enactment où il s’agit de déterminer « quelle décision avons nous besoin de prendre » [Weick 2001, p. 339].

Au cours de la discussion, nous avons identifié la pertinence de la question des tempo- ralités multiples cohabitant dans l’activité organisée [Orlikowski et Yates 2002] et dans les événements émergeant de l’action [Weick 1993],[Chia 1999]. Au-delà des effets des décalages temporels entre événements et pratiques, nous avons montré l’influence dans l’action des décalages temporels entre les effets des événements et les effets de pratiques dont la mise en perspective sous forme de trajectoires d’effets et de décalages de trajectoires d’effets dans l’action suggèrent un axe de travail prometteur.

Dans ce contexte, combiner la réactivité et l’anticipation pourrait renforcer la perfor- mance de l’organisation en général et en situation de crise en particulier. Le modèle du phénomène décisionnel semble pouvoir y contribuer. Un champ d’investigation sur les pra- tiques d’anticipation en relation avec l’émergence d’événements s’offre à nous [Marchais- Roubelat et Mondon 2020]. Nous effleurons aussi la question de l’anticipation des chan- gements de temporalités [Roubelat 2016] qui tend à rejoindre le champ de la prospective [Durance et Monty 2017].

306 Bibliographie

Allais, M. 1953, «Le comportement de l’homme rationnel devant le risque : critique des postulats et axiomes de l’école americaine», Econometrica, vol. 21, p. 503–546. 95

Allard-Poesi, F. et Y. Giordano. 2015, «Performing leadership "in-between" earth and sky», M@n@gement, vol. 18, no 2, p. 103–131. 35, 253

Ancona, D. G., P. S. Goodman, B. S. Lawrence et M. L. Tushman. 2001a, «Time : a new research lens», Academy of Management Review, vol. 26, no 4, p. 645–663. 30, 55, 57, 217

Ancona, D. G., G. A. Okhuysen et L. A. Perlow. 2001b, «Taking time to integrate temporal research», Academy of Management Review, vol. 26, no 4, p. 512–529. 54, 280

Arena, L., N. Oriol et I. Pastorelli. 2013, «Systèmes d’information et gestion du couple performance-sécurité : trajectoires comparées de trois situations extremes», Systèmes d’information et management, vol. 18, no 1, p. 87–123. 133, 285

Arendt, H. 1981, La vie de l’esprit, la pensée, le vouloir, Presses universitaires de France, Paris. 33

Argyris, C. 1995, «Action science and organizational learning», Journal of Managerial Psychology, vol. 10, no 6, p. 20–26. 60

Argyris, C. 1996, «Actionable knowledge : Intent versus actuality», Journal of Applied Behavioral Science, vol. 32, no 4, p. 441–444. 60, 63

Argyris, C. et D. A. Schön. 1974, Theory in practice : Increasing professional effectiveness, Jossey-Bass, Paris. 59

307 BIBLIOGRAPHIE

Argyris, C. et D. A. Schön. 2001, Apprentissage organisationnel. Théorie, méthode, pra- tique, De Boeck Supérieur, Paris. 59, 60, 166, 267

Arnaud, N., B. Fauré, J. Mengis et F. Cooren. 2018, «Interconnecting the practice turn and communicative approach to organizing : A new challenge for collective action ? introduction to the special issue», M@n@gement, vol. 21, no 2, p. 691–704. 48

Aubry, R., C. Fleury et J.-F. Delfraissy. 2018, «Les enjeux éthiques du vieillissement», Études, vol. 7, p. 43–54. 88

Autissier, D., K. Johnson et E. Metais-Wiersch. 2018, «Du changement à la transforma- tion», Question(s) de management, vol. 21, no 2, p. 45–54. 62

Avenier, M.-J. 2009, «Franchir un fossé réputé infranchissable : construire des savoirs scientifiques pertinents pour la pratique», Management & Avenir, vol. 30, no 10, p. 188–206. 28

Avenier, M.-J. et M.-L. Gavard-Perret. 2012, Méthodololgie de la recherche en sciences de gestion, chap. Inscrire son projet de recherche dans un cadre épistémologique, 2e éd., Pearson, p. 11–54. 121

Avenier, M.-J. et C. Schmitt. 2007, «Élaborer des savoirs actionnables et les communiquer à des managers», Revue française de gestion, vol. 174, no 5, p. 25–42. 28, 117, 169

Baumard, P. 2015, Le vide stratégique, 1re éd., CNRS éditions, Paris. 66

Bechara, A. et A. R. Damasio. 2005, «The somatic marker hypothesis : a neural theory of economic decision», Games and Economic Behavior, vol. 52, p. 336–372. 94, 102

Berthelot, J.-M. 1998, L’intelligence du social, le pluralisme explicatif en sociologie, Presses universitaires de France. 121

Berthoz, A. 2003, La décision, Odile Jacob, Paris. 33, 102

Bertilorenzi, M. et A.-F. Garçon. 2016, «De la pratique à une science ? la "nouvelle doc- trine" d’Henri Fayol dans son contexte conceptuel», Entreprises et histoire, vol. 83, no 2, p. 13–35. 336

308 BIBLIOGRAPHIE

Bieder, C., C. Gilbert, B. Journé et H. Laroche, éd.. 2018, Beyond Safety Training : Embedding Safety in Professional Skills, SpringerBriefs in Safety Management, Springer, Cham. 30, 81, 298

Bourdieu, P. 1972, Esquisse d’une théorie de la pratique, Librairie Droz, Genève. 44

Bourdieu, P. 1980, Le sens pratique, Les éditions de minuit, Paris. 46, 47

Bourdieu, P. 1994, Raisons pratiques, sur la théorie de l’action, Points, Paris. 33, 66, 84, 155, 217

Bouty, I. et C. Drucker-Godard. 2011, «Emergence de l’agir collectif dans la course à la voile : rythme et coordination», Management et Avenir, vol. 41, no 1, p. 435–448. 33, 175, 249, 362

Bouty, I. et C. Drucker-Godard. 2019, «Managerial work and coordination : A practice- based approach onboard a racing sailboat», Human Relations, vol. 72, no 3, p. 565–587. 33, 129, 287

Bouty, I., C. Drucker-Godard, C. Godé, P. Lièvre, J. Nizet et F. Pichault. 2011, «Les pratiques de coordination en situation extreme», Management et Avenir, vol. 41, no 1, p. 387–393. 113, 129, 164, 253

Bouty, I., M.-l. Gomez et R. Chia. 2019, «Strategy emergence as wayfinding», M@n@gement, vol. 22, no 3, p. 438–465. 65, 287

Bressoux, P. 2017, «Practice-based research : une aporie et des espoirs. une revue critique de l’article d’Anthony S. Bryk», Education & didactique, vol. 11, no 3, p. 123–134. 50

Brohm, J.-M. 2017, Théorie critique du sport. Essais sur une diversion politique, Quel sport ? éditions, Alboussière. 34

Brown, J. et P. Duguid. 1991, «Organizational learning and communities of practice : To- ward a unified view of working, learning and bureaucratization», Organization Science, vol. 2, no 1, p. 40–57. 78

309 BIBLIOGRAPHIE

Bruni, A., S. Gherardi et L. Parolin. 2007, «Knowing in a system of fragmented know- ledge», Mind, Culture, and Activity, vol. 14, p. 83–102. 156, 177

Brunsson, N. 1982, «The irrationality of action and action rationality : decision, ideologies and organizationnal actions», Journal of Management Studies, vol. 19, no 1, p. 29–44. 94, 106, 147, 153

Brunsson, N. 1990, «Deciding for responsability and legitimation : Alternative interpreta- tions of organizational decision-making», Accounting, organizations and society, vol. 15, no 2, p. 47–58. 32, 105, 107, 108, 215

Buono, A., H. Savall et L. Cappelletti, éd.. 2018, La recherche-intervention dans les en- treprises et les organisations. De la conceptualisation à la publication, IAP, Charlotte, USA. 259

Cabantous, L. et J.-P. Gond. 2012, «Du mode d’existence des théories dans les organisa- tions, la fabrique de la décision comme praxis performative», Revue française de gestion, vol. 225, no 6, p. 61–81. 113, 146

Carlile, P. 2002, «A pragmatic view of knowledge and boundaries : Boundary objects in new product development», Organization Science, vol. 13, no 4, p. 442–455. 78

Chéret, B. 2000, Les voiles, comprendre, régler, optimiser, Fédération française de voile et Voiles Gallimard, Paris. 142, 190

Chia, R. 1994, «The concept of decision : a deconstructive analysis», Journal of Manage- ment Studies, vol. 31, no 6, p. 786–806. 32, 108, 200

Chia, R. 1999, «A "rhizomic" model of organizational change and transformation : Per- spective from a metaphysics of change», British Journal of Management, vol. 10, p. 209–227. 28, 29, 30, 31, 45, 54, 63, 65, 68, 69, 83, 84, 120, 135, 178, 303, 304, 305, 306

Chia, R. et B. MacKay. 2007, «Post-processual challenges for the emerging strategy-as- practice perspective : discovering strategy in the logic of practice», Human Relations, vol. 60, p. 217–241. 65, 100

310 BIBLIOGRAPHIE

Chia, R. et A. Nayak. 2012, «Décisions dramatiques ou incisions imperceptibles ?», Revue française de gestion, vol. 225, no 6, p. 147–166. 108, 109, 215

Chia, R. et A. Rasche. 2015, Cambridge Handbook of Strategy as Practice, chap. Epis- temological Alternatives for Researching Strategy as Practice : Building and Dwelling Worldviews, 2e éd., Cambridge University Press, United Kingdom, p. 44–57. 68, 271

Chiapello, E. et P. Gilbert. 2013, Sociologie des outils de gestion, Editions la découverte, Paris. 88

Clot, Y. 2011, Interpréter l’agir : un défi théorique, chap. Théorie en clinique de l’activité, Presses universitaires de France, Paris, p. 17–39. 187

Clot, Y., D. Faïta, G. Fernandez et L. Scheller. 2000, «Entretiens en auto-confrontation croisée : Une méthode en clinique de l’activité», Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé, vol. 2, no 1. 187, 260, 292

Cohen, M. D., J. G. March et J. P. Olsen. 1972, «A garbage can model of organizational choice», Administrative Science Quarterly, vol. 17, no 1, p. 1–25. 48, 92, 104, 105, 268

Collins, T., D. Andler et C. Tallon-Baudry. 2018, La Cognition, du neurone à la société, Gallimard, Paris. 33

Corradi, G., S. Gherardi et L. Verzelloni. 2010, «Through the practice lens : Where is the bandwagon of practice-based studies heading ?», Management Learning, vol. 41, p. 265–283. 45, 47, 48, 49, 50, 68, 75, 77, 78, 82

Crandall, B., G. Klein et R. R. Hoffman. 2006, Working minds. A practitionner’s guide to cognitive task analysis, The MIT Press, Cambridge, Massachussetts. 257

Crozier, M. et E. Friedberg. 1977, L’acteur et le système : les contraintes de l’action collective, Seuil, Paris. 33, 84, 92, 97, 99, 104, 146, 216, 281

Cyert, R. M. et J. G. March. 1963, Behavioral theory of the firm, Prentice Hall, Englewoods Cliffs. 106

311 BIBLIOGRAPHIE

Daft, R. L. et K. E. Weick. 1984, «Toward a model of organizations as interpretation systems», Academy of Management Review, vol. 9, no 2, p. 284–295. 110, 111, 137, 200, 221, 265

David, A. et S. Damart. 2011, «Bernard roy et l’aide multicritère à la décision», Revue française de gestion, vol. 214, no 5, p. 15–28. 95, 107

Dewey, J. 1929, The quest for certainty : a study of the relation of knowledge and action, Balch and Company, New York. 66, 166, 214

Dewey, J. 1993, Logiques. La théorie de l’enquète, Presses universitaires de France, Paris. 33, 120

Di Maggio, P. et W. Powell. 1983, «The iron cage revisited : Institutional isomorphism and collective rationality in institutional fields», American Sociological Review, vol. 48, p. 147–160. 57

Dupuy, J.-P. 2002, Pour un catastrophisme éclairé, Quand l’impossible est certain, Edition du Seuil, Paris. 114

Durance, P. et R. Monty. 2017, Le long terme comme horizon, Odile Jacob, Paris. 306

Eikeland, O. et D. Nicolini. 2011, «Turning practically : broadening the horizon», Journal of Organizational Change Management, vol. 24, no 2, p. 164–174. 53, 82

Elias, N. et E. Dunning. 1994, Sport et civilisation, la violence maitrisée, Fayard, Paris. 217

Eliès, Y. et D. van den Brink. 2009, Survivant des mers du sud, Mer et découverte éditions. 284

Engeström, Y. 2011, «Théorie de l’activité et management», Management & Avenir, vol. 2, no 42, p. 170–182. 28, 52, 82

Fayol, H. 1918, Administration industrielle et générale, Dunod, Paris. 48, 62, 72

312 BIBLIOGRAPHIE

Feldman, M. et B. Pentland. 2003, «Reconceptualizing organizational routines as a source of flexibility and change», Administrative Science Quarterly, vol. 48, no 1, p. 94–118. 46, 49, 57, 262

Feldman, M. et M. Worline. 2016, «The practicality of practice theory», Academy of Ma- nagement Learning & Education, vol. 15, no 2, p. 304–324. 47, 79, 85

Feldman, M. S. et W. J. Orlikowski. 2011, «Theorizing practice and practicing theory», Organization Science, vol. 22, no 5, p. 1240–1253. 76, 278, 279

Festinger, L. 1957, A Theory of Cognitive Dissonance, Stanford University Press, Califor- nia. 110

Fimbel, E., R. Beaujolin-Bellet et Y. Pesqueux. 2010, «Trajectoire(s) : une thématique interdisciplinaire à fort potentiel de recherche», Management et avenir, vol. 36, no 6, p. 78–83. 147

Foucault, M. 1966, Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, Galli- mard, Paris. 31, 44, 214, 283

Fréry, F. 2009, «Les postures stratégiques face à l’incertitude», L’Expansion Management Review, vol. 133, no 2, p. 20–27. 62

Frénot, Y. et M. Motte. 2018, «Les enjeux polaires», Stratégique, vol. 120, no 3, p. 151–156. 130

Garel, G. 2011, «Qu’est-ce que le management de projet ?», Informations sociales, vol. 167, no 5, p. 72–80. 217, 290

Garfinkel, H. 1967, Studies in ethnomedology, Prentice Hall, Englewood cliffs, NJ. 44, 48, 121

Garfinkel, H. 1996, «Ethnomethodology’s program», Social Psychology Quarterly, vol. 59, no 1, p. 5–21. 30, 163, 259

Gavard-Perret, M.-L., D. Gotteland, C. Haon et A. Jolibert. 2012, Méthodololgie de la recherche en sciences de gestion, 2e éd., Pearson. 33

313 BIBLIOGRAPHIE

Geertz, C. 1973, The interpretation of cultures, chap. Thick description : Toward an inter- pretative theory of culture, Basic Books, New-York, p. 3–30. 140, 186

Germain, G. et J.-L. Lacolley. 2012, «La décision existe-t-elle ?», Revue française de ges- tion, vol. 225, no 6, p. 47–59. 32, 94

Gherardi, S. 2000, «Practice-based theorizing on learning and knowing in organizations : an introduction», Organization, vol. 7, no 2, p. 211–223. 33, 45, 51, 60, 72, 75, 76, 78, 272, 304

Gherardi, S. 2001, «From organizational learning to practice-based knowing», Human Re- lations, vol. 54, no 1, p. 131–139. 28, 61, 264

Gherardi, S. 2006, Organizational knowledge : The texture of workplace learning, Blackwell, Oxford. 80, 282, 299

Gherardi, S. 2008, The SAGE handbook of new approaches in management and organi- zation, chap. Situated knowledge and situated action : What do practice-based studies promise, SAGE, p. 516–525. 51, 52, 53, 61, 71, 85, 267, 281, 299

Gherardi, S. 2009a, «The critical power of the "practice lense"», Management learning, vol. 40, no 2, p. 115–128. 28, 30, 44, 45, 46, 47, 49, 61, 69, 78, 80, 85, 163, 165, 175, 261, 264

Gherardi, S. 2009b, «Practice ? it’s a matter of taste !», Management learning, vol. 40, no 5, p. 535–550. 80, 88

Gherardi, S. 2016, «To start practice theorizing anew : The contribution of the concepts of agencement and formativeness», Organization, vol. 23, no 5, p. 680–698. 28, 48, 75, 85, 299

Gherardi, S. 2017, «La théorie de la pratique serait-elle à court de carburant ?», Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 11, no 2, p. 165–176. 44, 47, 52, 61, 68, 79, 80, 81, 83, 264, 276

314 BIBLIOGRAPHIE

Gherardi, S. 2018, Beyond Safety Training : Embedding Safety in Professional Skills, chap. A Practice-Based Approach to Safety as an Emergent Competence, Springer Interna- tional Publishing, p. 11–21. 80, 81, 87, 283

Gherardi, S. 2019, How to conduct practice based studies. Problems and Methods, 2e éd., Edward Elgar Publishing. 28, 35, 44, 45, 49, 50, 53, 61, 73, 74, 75, 83, 84, 86, 93, 113, 117, 118, 186, 213, 258, 259, 261, 272, 281, 304

Gherardi, S. et D. Nicolini. 2000, «The organizational learning of safety in communities of practice», Journal of Management Inquiry, vol. 9, no 1, p. 7–18. 81, 283

Gherardi, S. et M. Perrotta. 2016, «Re-thinking induction in practice : profession, peer group and organization in contention», Society and Business Review, vol. 11, no 2, p. 193–209. 82

Gherardi, S. et A. Strati. 1988, «The temporal dimension in organizational studies», Or- ganization studies, vol. 9, no 2, p. 149–164. 54, 55, 56, 100, 118, 213, 222, 280

Giddens, A. 1987, La construction de la société, Presses universitaires de France, Paris. 44, 47

Giordano, Y. 2019, Les grands courants en management stratégique, chap. Les organisa- tions en contextes extrêmes, EMS Editions, Caen, p. 445–472. 29

Giordano, Y. et G. Musca. 2012, «Les alpinistes dans l’imprévu, pour une approche natu- raliste de la décision ?», Revue française de gestion, vol. 225, no 6, p. 83–107. 35, 114, 163, 172, 174, 249, 286, 287

Giordano, Y. et R. Rickli. 2013, «Experts en relation distante, le cas d’un routage météo- rologique sur la voie nord de l’everest», dans Actes de la 18e conférence de l’association information et management, Association information et management, Lyon. 35, 170, 174

Girin, J. 1990, Epistémologies et sciences de gestion, chap. L’analyse empirique des situa- tions de gestion : éléments de théorie et de méthode, Economica, p. 141–182. 29, 92, 113, 271

315 BIBLIOGRAPHIE

Glaser, B. et A. Strauss. 1967, Discovery of Grounded Theory. Strategies for Qualitative Research, Sociology Press. 162

Godé, C., V. Hauch, M. Lasou et J.-F. Lebraty. 2012, «Une singularité dans l’aide à la décision : le cas de la liaison 16», Système d’information et management, vol. 17, no 4, p. 9–38. 114, 145

Godé, C. et J. Lebraty. 2013, «Improving decision making in extreme situations : The case of a military decision support system», The International Journal of Technology and Human Interaction, vol. 9, p. 1–17. 113, 287, 295

Godé, C. et J. Lebraty. 2015, «Experience feedback as an enabler of coordination : An aerobatic military team case», Scandinavian Journal of Management, vol. 31, no 3, p. 424–436. 50, 292

Godé, C., J. Lebraty et J. Vazquez. 2019, «Le processus de décision naturaliste en envi- ronnement big data : le cas des forces de police au sein d’un centre d’information et de commandement (CIC)», Systèmes d’information & management, vol. 24, no 3, p. 67–96. 32, 287

Godé, C., T. Melkonian et T. Picq. 2016, «Performance collective, quels enseignements des contextes extrêmes ?», Revue française de gestion, vol. 4, no 257, p. 73–78. 30

Golsorkhi, D., L. Rouleau, D. Seidl et E. Vaara. 2015, Cambridge Handbook of Strategy as Practice, 2e éd., Cambridge University Press, United Kingdom. 51, 66, 67, 68, 270

Gond, J.-P., L. Cabantous, N. Harding et M. Learmonth. 2016, «What do we mean by performativity in organizational and management theory ? the uses and abuses of per- formativity», International Journal of Management Reviews, vol. 18, no 4, p. 440–463. 44

Gore, J., A. Banks et L. Millward. 2006, «Naturalistic decision making and organisations : reviewing pragmatic science», Organization Studies, vol. 27, p. 925–942. 286

Guarnelli, J. et J.-F. Lebraty. 2014, «Décider en situation : un état de l’art», dans 19ème

316 BIBLIOGRAPHIE

du Colloques de l´Association Information et Management, Association Information et Management, Aix en Provence. 32

Guarnelli, J., J.-F. Lebraty et I. Pastorelli. 2016, «Prise de décision et contextes extrêmes. le cas des acteurs d’une chaîne des secours d’urgence», Revue française de gestion, vol. 257, no 4, p. 111–127. 27, 114

Guillemot, M. 2009, Vrai faux solitaire, Editions Glénat, Grenoble. 144, 147, 284

Hannan, M. et J. Freeman. 1977, «The population ecology of organizations», American Journal of Sociology, vol. 82, no 5, p. 929–964. 55

Hardy, B. L., M.-H. Moncel, C. Kerfant, M. Lebon, L. Bellot-Gurlet et N. Mélard. 2020, «Direct evidence of neanderthal fibre technology and its cognitive and behavioral impli- cations», Scientific Reports, vol. 12. 2

Heidegger, M. 2009, «Le concept de temps dans la science historique», Philosophie, vol. 4, no 103, p. 12–25. Traduction Guillaume Fagniez. 55

Hirschman, A. 1995, Un certain penchant à l’autosubversion, Fayard, Paris. 264

Hollnagel, E., B. Journé et H. Laroche. 2009, «La fiabilité et la résilience comme dimensions de la performance organisationnelle», M@n@gement, vol. 12, no 41, p. 224–229. 30

Janis, I. L. et L. Mann. 1977, Decision making : A psychological analysis of conflict, choice, and commitment, Free Press, New York. 100

Jarzabkowski, P. 2004, «Strategy as practice : recursiveness, adaptation, and practices-in- use», Organization Studies, vol. 25, no 4, p. 529–560. 51, 66, 67

Jarzabkowski, P., J. Balogun et D. Seidl. 2007, «Strategizing : The challenges of a practice perspective», Human Relations, vol. 60, no 1, p. 5–27. 66, 290

Jarzabkowski, P., S. Kaplan, D. Seidl et R. Whittington. 2017, «If you aren’t talking about practices, don’t call it a practice-based view : Rejoinder to Bromiley and Rau in Strategic Organization», Strategic Organization, vol. 14, no 3, p. 270–274. 44, 46, 48, 68, 80, 82

317 BIBLIOGRAPHIE

Johnson, G., L. Melin et R. Whittington. 2003, «Micro strategy and strategizing : Towards an activity-based view», Journal of Management Studies, vol. 40, no 1, p. 3–22. 66

Joules, V. et J.-L. Beauvois. 2002, Petit traité de manipulation à l’usage des honnetes gens, Presses universitaires de Grenoble, Grenoble. 98

Journé, B. 2005, «Étudier le management de l’imprévu : méthode dynamique d’observation in situ», Finance Contrôle Stratégie, vol. 8, no 4, p. 63–91. 169

Kahneman, D. 2003, «Maps of bounded rationality : psychology for behavioral economics», The American Economic Review, vol. 93, no 5, p. 1449–1475. 94, 97, 98, 99, 101, 102, 214, 234

Kahneman, D. et S. Frederick. 2002, Heuristics and biases : The psychology of intuitive judgment, chap. Representativeness Revisited : Attribute Substitution in Intuitive Judg- ment, Cambridge University Press, New York, p. 49–81. 101

Kahneman, D. et G. Klein. 2009, «Conditions for intuitive expertise, a failure to disagree», American psychologist, vol. 64, no 6, p. 515–526. 31, 32, 93, 234, 282

Kahneman, D. et D. Lovallo. 1993, «Timid choices and bold forecasts : A cognitive per- spective on risk taking», Management Science, vol. 39, no 1, p. 17–31. 98

Kahneman, D. et A. Tversky. 1979, «An analysis of decision under risk», Econometrica, vol. 47, no 2, p. 263–292. 97, 99, 251, 282

Katz, D. et R. L. Kahn. 1978, The social psychology of organizations, Wiley, New York. 48

Klein, G. 1989, «Do decision biaises explain too much ?», Human factor society bulletin, vol. 22, p. 1–3. 102, 114

Klein, G. 1998, Sources of Power, How People Make Decisions, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts. 100, 101, 103, 104, 162, 173, 215, 255, 256, 276

Klein, G. 2015, «Reflections on applications of naturalistic decision making», Journal of Occupational and Organizational Psychology, vol. 88, no 2, p. 382–386. 34, 102, 162, 256, 282

318 BIBLIOGRAPHIE

Klein, G., J. Orasanu, R. Calderwood et C. Zsambok. 1993, Decision making in action, models and methods, Ablex, Norwood, New-Jersey. 34, 103

Koenig, G. 2004, Management stratégique, Dunod, Paris. 66, 206

Koenig, G. 2006, «L’apprentissage organisationnel : repérage des lieux», Revue française de gestion, vol. 160, no 1, p. 293–306. 59, 63

Koenig, G. 2015, «L’apprentissage organisationnel : repérage des lieux», Revue française de gestion, vol. 253, no 8, p. 83–95. 267, 276

Kuhn, T. S. 1983, La structure des révolutions scientifiques, 2e éd., Flamarion. 30, 208, 239, 261, 265

Lagadec, P. 2012, «Gestion de crise : nouvelle donne», Sécurité et stratégie, vol. 10, no 3, p. 50–52. 29, 114

Lamy, E. 2014, Le prêt à penser en épistémologie des sciences de gestion, chap. Ce que veut (vraiment) dire l’opposition entre constructivisme et positivisme : tentative d’in- terprétation d’un lieu commun, l’Harmattan, p. 157–180. 33

Langley, A. 2015, Cambridge Handbook of Strategy as Practice, chap. The ongoing chal- lenge of developing cumulative knowledge about strategy as practice, 2e éd., Cambridge University Press, United Kingdom, p. 111–127. 81, 82

Langley, A., H. Mintzberg, P. Pitcher, E. Posada et J. Saint-Macary. 1995, «Opening up decision making : the view from the black stool», Organization Science, vol. 6, no 3, p. 260–279. 106, 114, 148, 153

Langley, A., C. Smallman, H. Tsoukas et A. van de Ven. 2013, «Process studies of change in organisation and management : Unweiling temporality, activity, and flow», Academy of Management Journal, vol. 56, no 1, p. 1–13. 50, 51, 55, 65, 84

Langley, A. et H. Tsoukas. 2010, «Introducing perspectives on process organization stu- dies», Process, sensemaking, and organizing, vol. 1, no 9, p. 1–27. 65, 79

319 BIBLIOGRAPHIE

Langley, A. et H. Tsoukas. 2016, The SAGE Handbook of Process Organization Studies, SAGE. 51

Laroche, H. 1995, «From decision to action in organizations : Decision-making as a social representation», Organisation science, vol. 6, no 1, p. 62–75. 32, 112, 215

Laroche, H. 2014, «La décision comme production d’ordre dans les organisations», Connexions, vol. 101, no 1, p. 11–18. 113

Latour, B. 2005, Reassembling the Social ? An Introduction to Actor-Network-Theory, Ox- ford University Press. 82, 84

Lave, J. et E. Wenger. 1991, Situated Learning : Legitimate Peripheral Participation, Cam- bridge University Press, Cambridge. 48, 266

Lawrence, T. B., M. I. Winn et P. Devereaux Jennings. 2001, «The temporal dynamics of institutionalization», Academy of management review, vol. 26, no 4, p. 624–644. 57

Lebeau, A. 2005, L’engrenage de la technique. Essai sur une menace planétaire, Gallimard, Paris. 177, 257

Lebraty, J.-F. 2013, «SI et situations extrêmes», Systèmes d’information et management, vol. 18, no 1, p. 3–10. 146

Lebraty, J.-F. et I. Pastorelli-Negre. 2004, «Biais cognitifs : quel statut dans la prise de décision assistée ?», Systèmes d’information et management, vol. 9, no 3, p. 11–18. 98, 99, 234

Lewin, K. 1951, Field theory in social science : selected theoretical papers, Harper & Row, New York. 48, 62 de Libera, A. 2017, La volonté et l’action, Vrin, Paris. 33

Licoppe, C. 2008, «Dans le "carré de l’activité" : perspectives internationales sur le travail et l’activité», Sociologie du travail, vol. 50, no 3, p. 287–302. 52

Lindblom, C. E. et M. D. Cohen. 1979, Usable knowledge, CT : Yale University Press, New Haven. 63

320 BIBLIOGRAPHIE

Lipshitz, R., G. Klein, J. Orasanu et E. Salas. 2001, «Taking stock of naturalistic decision making», Journal of behavioral decision making, vol. 14, p. 331–352. 103, 162

Locher, F. 2009, «Les météores de la modernité : la dépression, le télégraphe et la prévision savante du temps (1850-1914)», Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 56, no 4, p. 77–103. 130

Lyotard, J. 1979, La Condition postmoderne, Minuit, Paris. 44

Macquet, A.-C. 2010, «Time management in the context of elite sport training», The Sport Psychologist, vol. 24, no 2, p. 194–210. 249

Macquet, A.-C. 2013, «Getting them on the same page : A method to study the consistency of coaches and athletes situation understanding during training sessions and competi- tions», The Sport Psychologist, vol. 27, no 3, p. 292–295. 234, 257, 286

Macquet, A.-C. et P. Fleurance. 2007, «Naturalistic decision-making in expert badminton players», Ergonomics, vol. 50, no 9, p. 1433–1450. 286

Macquet, A.-C. et N. Stanton. 2014, «Do the coach and athlete have the same picture of the situation ? distributed situation awareness in an elite sport context», Applied Ergonomics, vol. 45, no 3, p. 724–733. 163, 257, 287

Mainemelis, C. 2001, «When the muse takes it all : a model for the experience of time- lessness in organizations», Academy of management review, vol. 26, no 4, p. 548–565. 217

March, J. G. 1978, «Bounded rationality, ambiguity, and the engineering of choice», The Bell journal of economics, vol. 9, no 2, p. 587–608. 92, 268

March, J. G. 1991, Décisions et organisations, Les éditions d’organisation, Paris. 62, 91, 92, 99, 105, 112, 148, 269

March, J. G. 2006, «Rationality, foolishness, and adaptive intelligence», Strategic Mana- gement Journal, vol. 27, p. 201 ?214. 281

321 BIBLIOGRAPHIE

March, J. G. et J. P. Olsen. 1989, Rediscovering institutions : the organizational basis of politics, Free Press, New York. 137

March, J. G. et H. A. Simon. 1958, Organizations, Wiley, New-York. 59, 92, 269

March, J. G. et H. A. Simon. 1991, Les organisations, problèmes psycho-sociologiques, 2e éd., Bordas, Paris. 29, 48, 86

Marchais-Roubelat, A. 2000, De la décision à l’action, Essai de stratégie et de tactique, Economica, Paris. 28, 32, 84, 87, 88, 93, 149, 192, 193, 213, 218, 236, 258, 266, 362

Marchais-Roubelat, A. 2011, «Ontologie de la décision individuelle et neurosciences : en- jeux méthodologiques et épistémologiques», Management et Avenir, vol. 3, p. 269–288. 32, 102, 235

Marchais-Roubelat, A. 2012, La décision, Figures, symboles et mythes, APORS édition, Apors. 32, 94, 109, 110, 290

Marchais-Roubelat, A. 2015, Analyse critique de l’expertise et des normes : théorie et pratique, chap. L’expert et la norme au regard de la décision : réflexion sur la déviance, L’Harmattan, p. 17–34. 215

Marchais-Roubelat, A. et S. Mondon. 2020, «Pratique d’anticipation et anticipation de pratiques : événement, imprévu et stratégie», dans XXIXe conférence internationale de management stratégique, Association Internationale de Management Stratégique, Tou- louse. 306

Marchais-Roubelat, A. et F. Roubelat. 2011, «Futures beyond disruptions. methodological reflections on scenario planning», Futures, vol. 43, p. 130–133. 290

Marchand, A. et P. Falzon. 2012, «Usages pédagogiques de la pratique anecdotale dans la formation à la gestion des risques», Psychologie du travail et des organisations, vol. 17, no 3, p. 77–89. 50

Martinet, A.-C. 2002, «James march, un refondateur de la pensée stratégique ?», Revue française de gestion, vol. 139, no 3, p. 161–172. 66, 105, 270

322 BIBLIOGRAPHIE

Martinet, A.-C. et Y. Pesqueux. 2013, Epistémologie des sciences de gestion, Vuibert, Paris. 86, 88, 118

Meyer, J. et B. Rowan. 1977, «Institutionalized organizations : Formal structure as myth and ceremony», American Journal of Sociology, vol. 83, p. 340–363. 57

Miles, M. B., A. M. Huberman et J. Saldaña. 2019, Qualitative data analysis, a methods sourcebook, 4e éd., SAGE. 28, 32, 33, 50, 122, 123, 148, 153, 157, 158, 161, 177, 183, 185, 186, 188, 189, 190, 198, 199, 224, 225, 242, 247, 251, 281

Mintzberg, H. 1982, Structure et dynamique des organisations, Editions d’organisation, Paris. 48, 55, 65, 141

Mintzberg, H. 1990, Le Management. Voyage au centre des organisations, Editions d’or- ganisation, Paris. 65

Mintzberg, H. 1994, Grandeur et décadence de la planification stratégique, Dunod, Paris. 29, 62, 66, 270, 290

Mintzberg, H. 2011, Manager, ce que font vraiment les managers, Vuibert, Paris. 147

Mintzberg, H., D. Raisinghani et A. Theoret. 1976, «The structure of unstructured decision processes», Administrative Science Quarterly, vol. 21, p. 246–275. 105, 106

Mintzberg, H. et J. Waters. 1990, «Studying deciding : An exchange of views between Mintzberg and Waters, Pettigrew and Butler», Organization Studies, vol. 11, no 1, p. 1–6. 31, 32, 107, 215

Mollo, V. et P. Falzon. 2004, «Auto and allo-confrontation as tools for reflective activities», Applied Ergonomics, vol. 35, no 6, p. 531–540. 187

Mondon, S. et J.-M. Lefèvre. 2009, Traité d’hydraulique environnementale, vol. 8, Appli- cation des modèles numériques en ingénierie 2, chap. Prise en compte des états de mer dans les courses au large, Lavoisier, Hermes Sciences, p. 127–131. 154

Mondon, S. et A. Marchais-Roubelat. 2017, «Decision processes in action at sea, a metho- dological challenge for real world research», dans Bi-annual International Conference

323 BIBLIOGRAPHIE

on Naturalistic Decision Making NDM13, Bath University, Bath, United Kingdom. 35, 164

Moore, O. K. 1957, «Divination, a new perspective», American Anthropologist, vol. 59, no 1, p. 69–74. 269

Nemeth, C. et G. Klein. 2010, Wiley encyclopedia of operations research and management science, chap. The naturalistic decision making perspective, American Cancer Society. 163, 256

Newell, A. et H. A. Simon. 1972, Human problem solving, Prentice Hall, Englewood Cliffs, New-Jersey. 96

Nicolini, D. 2009, Organizational ethnography, chap. Zooming in and zooming out : a package of method and theory to study work practices, Sage, Londpn, p. 120–138. 79, 165

Nicolini, D. 2012, Practice Theory, Work, and Organization. An Introduction, Oxford Uni- versity Press, United Kingdom. 31, 44, 45, 46, 48, 49, 53, 75, 80, 84, 86

Nicolini, D., S. Gherardi et D. Yanow. 2003, Knowing in organizations : A practice-based approach, chap. Introduction : toward a practice-based view of knowing and in organi- zations, M.E. Sharpe, Armonk, New-York, p. 3–3. 47, 48, 51, 60, 61, 72, 73, 74, 75, 76, 166, 186, 213

Nicolini, D. et P. Monteiro. 2016, The SAGE handbook of process organization studies, chap. The Practice Approach : For a Praxeology of Organisational and Management Studies, SAGE, London, p. 110–126. 25, 49, 50, 51, 72, 76, 93, 119, 339, 340

Orasanu, J. 2005, «Crew collaboration in space : A naturalistic decision-making perspec- tive», Aviation, Space, and Environmental Medicine, vol. 76, no 6, p. 154–163. 286

Orlikowski, W. et S. V. Scott. 2015, «The algorithm and the crowd : Considering the materiality of service innovation», MIS Quarterly, vol. 39, no 1, p. 201–216. 29

324 BIBLIOGRAPHIE

Orlikowski, W. J. 2000, «Using technology and constituting structures : A practice lens for studying technology in organizations», Organization Sciences, vol. 11, no 4, p. 367–472. 47, 78

Orlikowski, W. J. 2002, «Knowing in practice : Enacting a collective capability in distri- buted organizing», Organization Sciences, vol. 13, no 3, p. 249–273. 29, 51, 60, 78, 79, 260

Orlikowski, W. J. 2007, «Sociomaterial practices : Exploring technology at work», Orga- nization Studies, vol. 28, no 9, p. 1435–1448. 67, 75

Orlikowski, W. J. 2010a, «The sociomateriality of organisational life : considering techno- logy in management research», Cambridge Journal of Economics, vol. 34, p. 125–141. 29, 51

Orlikowski, W. J. 2010b, Technology and organization : essays in honour of Joan Wood- ward, chap. Technology and organization : Contingency all the way down, Emerald, United Kingdom, p. 239–246. 88

Orlikowski, W. J. 2015, Cambridge Handbook of Strategy as Practice, chap. Practice in research : phenomenon perspective and philosophy, 2e éd., Cambridge University Press, United Kingdom, p. 33–43. 68, 72, 75, 76, 77, 80, 81, 120, 121, 161

Orlikowski, W. J. et J. Yates. 2002, «It’s about time : Temporal structuring in organiza- tions», Organization Science, vol. 13, no 6, p. 684–700. 21, 54, 56, 57, 217, 280, 290, 306

Pailleux, J., J.-F. Geleyn, R. El Khatib, C. Fisher, M. Halrud, J.-N. Thépaut, F. Rabier, E. Anderson, D. Salmond, D. Burridge, A. Simmons et P. Courtier. 2015, «Les 25 ans du système de prévision numérique du temps IFS/Arpège», La Météorologie, vol. 89, p. 18–27. 154

Pasteur Vallery-Radot, L., éd.. 1939, Œuvres de Pasteur, vol. VII, chap. Discours prononcé par Louis Pasteur, à Douai, le 7 décembre 1854, à l ?occasion de l ?installation solennelle de la Faculté des lettres de Douai et de la Faculté des sciences de Lille, Masson et compagnie, Paris. 303

325 BIBLIOGRAPHIE

Pearson, C. M. et J. A. Clair. 1998, «Reframing crisis management», The Academy of Management Review, vol. 23, no 1, p. 59–76. 29

Pesqueux, Y. 2014, Le prêt à penser en épistémologie des sciences de gestion, chap. Du prêt à penser à la mise en perspective, l’Harmattan, p. 17–27. 277

Pesqueux, Y. et B. Triboulois. 2004, La dérive organisationnelle, peut-on encore conduire le changement, L’Harmattan, Paris. 62

Pettigrew, A. M. 1987, «Context and action in the transformation of the firm», Journal of Management Studies, vol. 24, no 6, p. 649–670. 54, 63

Pettigrew, A. M. 1990, «Longitudinal field research on change : theory and practice», Organization science, vol. 1, no 3, p. 267–292. 120, 153

Pettigrew, A. M. 1997, «What is a processual analysis ?», Scandinavian journal of mana- gement, vol. 13, no 4, p. 337–348. 50

Pettigrew, A. M. 2012, «Context and action in the transformation of the firm : a reprise», Journal of Management Studies, vol. 7, no 49, p. 1304–1328. 51, 63, 64

Pickering, A. 1990, «Knowledge, practice and mere construction», Social Studies of Science, vol. 20, no 4, p. 682–729. 78

Pigé, B. 2009, Audit et contrôle interne, Edition management et sociéte, Paris. 217

Pigé, B. 2019, «Théorie et fondements théoriques de la tétranormalisation», Recherches en Sciences de Gestion, vol. 131, no 2, p. 215–240. 88

Polanyi, M. 1962, Personal knowledge : towards a post-critical philosophy, University of Chicago Press, Chicago. 186

Qiang, M. et T. Wang. 2010, «A chance constrained programming model for short-term liner ship fleet planning problems», Maritime Policy and Management : The flagship journal of international shipping and port research, vol. 37, no 4, p. 329–346. 145

Raelin, J. 1997, «A model of work-based learning», Organization Science, vol. 8, no 6, p. 563–578. 78

326 BIBLIOGRAPHIE

Reckwitz, A. 2002, «Toward a theory of social practices : A development in culturalist theorizing», European Journal of Social Theory, vol. 5, no 2, p. 243–263. 53

Regnér, P. 2015, Cambridge Handbook of Strategy as Practice, chap. Relating strategy as practice to the resource based view, capabilities perspectives and the micro-foundations approach, 2e éd., Cambridge University Press, United Kingdom, p. 301–316. 271

Ricoeur, P. 1950, Philosohpie de la volontée, le volontaire et l’involontaire, Aubier. 33

Rival, M. et V. Chanut. 2015, «Les stratégies politiques des organisations. de nouvelles perspectives pour la recherche en sciences de gestion», Revue française de gestion, vol. 252, no 7. 88

Roubelat, F. 2016, «Mouvement, planification par scénarios et capacités d’action, enjeux et propositions méthodologiques», Stratégique, vol. 3, no 113, p. 168–188. 192, 290, 306

Roux-Dufort, C. 2009, «The devil lies in details ! how crises build up within organizations», Journal of Contingencies and Crisis Management, vol. 17, no 1, p. 4–11. 29, 114

Roy, B. 1985, Méthodologie multicritère d’aide à la décision, Economica, Paris. 95

Ruano-Borbalan, J.-C. 2017, «Techno-sciences en société ? les voies multiples de la légiti- mation des savoirs», Innovations, vol. 52, no 1, p. 5–15. 276

Salas, e. et G. Klein, éd.. 2001, Linking expertise and naturalistic decision making, Psy- chology press, New-York. 260

Sandberg, J. 2005, «How do we justify knowledge produced within interpretive ap- proaches ?», Organizational research methods, vol. 8, no 1, p. 41–68. 30, 33, 121, 266

Sandberg, J. et H. Tsoukas. 2011, «Grasping the logic of practice : theorizing through practical rationality», Academy of Management Review, vol. 36, no 2, p. 338–360. 27, 28, 45, 48, 49, 72, 76, 79, 81, 149, 155, 165, 166, 167, 192, 195, 212, 213, 214, 258, 260, 261, 264, 299

Sarasvathy, S. D. 2001, «Causation and effectuation : toward a theoretical shift from eco- nomic inevitability to entrepreunarial contingency», Academy of Management Review, vol. 26, no 2, p. 243–263. 105, 107, 108, 215, 270, 288

327 BIBLIOGRAPHIE

Savage, L. 1954, The foundations of statistics, Wiley, New-York. 95

Schatzki, T. R. 2005, The Practice Turn in Contemporary Theory, chap. Introduction : Practice theory, 2e éd., Routeledge, p. 1–14. 44, 48, 186

Seguin, M. 1826, Des ponts en fils de fer, 2e éd., Bachelier, Paris. 2

Sen, A. 1988, Handbook of development economics, vol. 1, chap. The concept of develop- ment, Elsevier, North Holland, p. 9–26. 84

Simon, H. A. 1955, «A behavioral model of rational choice», The Quarterly Journal of Economics, vol. 69, no 1, p. 99–118. 48, 95, 96, 97, 269

Simon, H. A. 1976a, 25 Years of Economic Theory : Retrospect and prospect, chap. From substantive to procedural rationality, Springer, Boston, p. 65–86. 72

Simon, H. A. 1976b, Administrative behavior : a study of decision making processes in administrative organization, Free Press, New York. 48, 102

Simon, H. A. 1983, Administration et processus de décision, Economica, Paris. 31, 94, 303

Simon, H. A. 1990, «Invariants of human behavior», Annual review of psychology, vol. 41, p. 1–19. 96

Simon, H. A. 1993, «Decision making : rational, nonrational and irrational», Educational Administration Quarterly, vol. 29, no 3, p. 392–411. 31, 96, 214

Snook, S. 2001, Friendly fire, Princeton university, Princeton, New-Jersey. 111

Sole, D. et A. Edmondson. 2002, «Situated knowledge and learning in dispersed teams», British Journal of Management, vol. 13, no 2, p. 17–34. 78

Soulé, B. 2007, «Observation participante ou participation observante ? usages et justifica- tions de la notion de participation observante en sciences sociales», Recherche qualitative, vol. 27, no 1, p. 127–140. 162

Splitter, V. et D. Seidl. 2015, Cambridge Handbook of Strategy as Practice, chap. Practical relevance of practice-based research on strategy, 2e éd., Cambridge University Press, United Kingdom, p. 128–141. 271

328 BIBLIOGRAPHIE

Stanley, J. 2011, «Knowing (how)», Noûs, vol. 45, no 2, p. 207–238. 77, 264

Stanley, J. et T. Williamson. 2001, «Knowing how», Journal of Philosophy, vol. 98, no 8, p. 411–444. 264

Stanovitch, K. et R. F. West. 2000, «Individual preferences in reasoning : implications for the rationality debate ?», Behavioral and brain sciences, vol. 23, no 5, p. 645–665. 101

Stanton, N. A. 2016, «Distributed situation awareness», Theoretical Issues in Ergonomics Science, vol. 17, no 1, p. 1–7. 177, 257, 290

Stanton, N. A., R. Stewart, D. M. Harris, R. Houghton, C. Baber, R. McMaster, P. M. Salmon, G. Hoyle, G. H. Walker, M. S. Young, M. Linsell, R. Dymott et D. Green. 2006, «Distributed situation awareness in dynamic systems : Theoretical development and application of an ergonomics methodology», Ergonomics, vol. 49, no 12-13, p. 1288– 1311. 216, 286

Steyer, V. et H. Laroche. 2012, «Le virus du doute, décision et sensemaking dans une cellule de crise», Revue française de gestion, vol. 225, no 6, p. 167–186. 112

Supiot, A. 2015, La gouvernance par les nombres, Fayard, Paris. 88

Taylor, F. W. 1911, The Principles of Scientific Management, Harper & Brothers. 48, 54, 62

Thaler, R. H. et C. R. Sunstein. 2008, Nudge : Improving decisions about health, wealth, and happiness, Yale University Press, New Haven. 98, 281

Tiercelin, C. 2016, Le doute en question, Éditions de l’éclat, Paris. 88

Tsoukas, H. 2010, Cambridge Handbook of Strategy as Practice, chap. Practice, strategy making and intentionality : a heideggerian onto-epistemology for strategy-as-practice, 1re éd., Cambridge University Press, United Kingdom, p. 47–62. 30, 31, 120

Tsoukas, H. 2015, Cambridge Handbook of Strategy as Practice, chap. Making strategy : meta-theoretical insights from Heidegerian phenomenology, 2e éd., Cambridge University Press, United Kingdom, p. 58–77. 87, 270

329 BIBLIOGRAPHIE

Tsoukas, H. et R. Chia. 2002, «Organizational becoming : rethinking organizational change», Organization Science, vol. 13, no 5, p. 567–582. 57, 62, 84, 85, 99

Turner, S. 1994, The Social Theory of Practices : Tradition, Tacit Knowledge, and Pre- suppositions, University of Chicago Press, Chicago. 45

Tversky, A. et D. Kahneman. 1974, «Judgment under uncertainty : heuristics and biases», Science, vol. 185, no 4157, p. 1124–1131. 97, 98

Tversky, A. et D. Kahneman. 1992, «Advances in prospect theory : cumulative represen- tation of uncertainty», Journal of Risk and Uncertainty, vol. 5, p. 297–323. 214, 281

Vaughan, D. 1999, «The dark side of organizations : mistake, misconduct, and disaster», Annual Review of Sociology, vol. 25, p. 271–305. 88

Van de Ven, A. et K. Sun. 2011, «Breakdowns in implementing models of organization change», Academy of Management Perspectives, vol. 25, p. 58–74. 29, 62, 63, 64

Van de Ven, A. H. et P. E. Johnson. 2006, «Knowledge for theory and practice», Academy of management review, vol. 31, no 4, p. 802–821. 28, 29, 63, 276

Van de Ven, A. H. et M. S. Poole. 1995, «Explaining developement and change in organi- zations», Academy of Management Review, vol. 20, p. 510–540. 63

Van de Ven, A. H. et M. S. Poole. 2005, «Alternative approaches for studying organiza- tional change», Organization Studies, vol. 26, no 9, p. 1377–1404. 21, 51, 55, 56, 63, 64, 86, 153

Von Neumann, J. et O. Morgenstern. 1944, Theory of games and economic behavior, Prin- ceton University Press. 92, 94

Weber, M. 1971, Economie et société, Plon, Paris. 48

Weick, K. E. 1979, The Social Psychology of Organizing, 2e éd., McGraw-Hill. 1ère édition 1969. 52, 73, 269

Weick, K. E. 1983, The executive mind, chap. Managerial thought in the context of action, Jossey-Bass, San Francisco, p. 221–242. 260

330 BIBLIOGRAPHIE

Weick, K. E. 1988, «Enacted sensemaking in crisis situations», Journal of Management Studies, vol. 24, no 4, p. 305–317. 73, 114, 290, 292

Weick, K. E. 1993, «The collapse of sensemaking in organizations : the Mann Gulch di- saster», Administrative Science Quarterly, vol. 38, p. 628–652. 32, 234, 306

Weick, K. E. 2001, Making sense of the organization, Blackwell, Malden. 110, 111, 112, 135, 137, 144, 264, 306

Weick, K. E. 2002, «Real time reflexivity : prods to reflection», Organization Studies, vol. 23, no 4, p. 893–898. 30, 60, 165, 267

Weick, K. E. 2007, «The generative proporties of richness», Academy of Management Journal, vol. 50, no 1, p. 14–19. 45

Weick, K. E. 2009, Making Sense of the Organization. The Impermanent Organization, vol. 2, Wiley. 268, 290

Weick, K. E. et R. E. Quinn. 1999, «Organizational change and development», Annual review of psychology, vol. 50, p. 361–386. 62, 63

Weick, K. E. et K. H. Roberts. 1993, «Collective mind in organizations : heedful interre- lating on flight decks», Administrative Science Quarterly, vol. 38, p. 357–381. 261

Weick, K. E. et K. M. Sutcliffe. 2007, Managing the unexpected, resilient performance in an age of uncertainty, John Wiley and Sons, Inc., San Francisco. 30, 114, 173, 234, 267, 298

Weick, K. E., K. M. Sutcliffe et D. Obstfeld. 2005, «Organizing and the process of sense- making», Organization science, vol. 16, no 4, p. 409–421. 51, 57, 92, 111, 112, 212, 223, 279, 290

Whiteman, G. et W. H. Cooper. 2000, «Ecological embeddedness», Academy of manage- ment journal, vol. 43, no 6, p. 1265–1282. 269

Whittington, R. 1992„ «Putting giddens into action : Social systems and managerial agency», Journal of Management Studies, vol. 29, no 6, p. 693–712. 47

331 BIBLIOGRAPHIE

Whittington, R. 1996, «Strategy as practice», Long range planning, vol. 29, no 5, p. 731– 735. 66, 78

Wittgenstein, L. 2005, Recherches philosophiques, Gallimard, Paris. 33

Zsambok, C. et G. Klein. 1997, Naturalistic decision making, Lawrence Erlbaum & Asso- ciates, Mahwah, New-Jersey. 114, 255

332 Annexes

333

Annexe A

Aperçu bibliométrique du thème changement-transformation

Afin de contextualiser la recherche, nous avons souhaité disposer d’un aperçu biblio- métrique sur l’importance du thème changement-transformation dans la littérature aca- démique au fil des décennies.

Dans une logique de compromis entre l’accessibilité et la représentativité en Sciences humaines et sociales, nous nous sommes appuyés sur la base de référence de l’éditeur et diffuseur Springer dont l’accès est libre. L’extraction des données a été réalisé au moyen du site d’interrogation dans sa version academic 1. Une approche bibliométrique plus poussée aurait nécessité l’accès à des bases de données avec abonnement qui présentent l’avantage d’être plus complètes et mieux indexées comme Web of science ou Scopus.

Cependant, l’exploitation de la base de données Springer permet de mettre suffisam- ment en évidence l’information dont nous avons besoin notamment en raison de sa forte visibilité qui ne nécessite pas d’examen ni profond ni détaillé. Un travail similaire avec d’autres outils d’accès libre comme Google Scholar, Research Gate ou Zotero aurait été possible, mais plus fastidieux et avec moins de visibilité sur le corpus et plus de non- conformité au niveau des métadonnées.

Les informations quantitatives reportées dans cette annexe ont été mises à jour le 19 janvier 2019 à partir du site link.springer.com. Un examen actualisé au 14 juin 2020

1. link.springer.com.

335 Annexes

n’a pas révélé de différence conduisant à moduler notre propos 2.

Nous nous sommes concentrés uniquement sur les articles académiques afin de travailler sur un corpus homogène et d’éviter la sur-représentation de certaines communications déclinées sur des supports multiples. L’interrogation de la base a été circonscrite à la langue anglaise en raison du faible volume de référencement dans d’autres langues et de leur disproportion relative par rapport à l’anglais.

Notre regard bibliométrique s’est arrêté au lendemain de la seconde guerre mondiale compte-tenu du développement considérable qu’ont connu la recherche opérationnelle et les sciences de gestion à partir de ce moment (sans méconnaître les apports fondamentaux des publications plus anciennes [Bertilorenzi et Garçon 2016]).

Parmi les disciplines des sciences humaines et sociales, nous en sélectionnons 9 faisant toutes partie des 40 produisant le plus d’articles toutes périodes confondues.

Tableau A.1 – Nombre total d’articles classés par discipline dans la base Springer en janvier 2019.

Le tableau A.1, indiquant le nombre d’articles publiés par décennies, pour l’ensemble des disciplines ainsi que pour la sélection, permet de situer la représentativité et la perti- nence du corpus isolé pour notre examen en faisant ressortir certaines caractéristiques : — le caractère exponentiel de l’évolution du nombre de publications académiques dans le temps (sauf pour la colonne de droite) ; — 5631853 articles pour l’ensemble des disciplines 3); — pour certaines des disciplines sélectionnées, de tradition plus ancienne que d’autres,

2. Certaines indexations, préalablement distinguées, ont été fusionnées au cours de la période (ex. operation research et operations research pour les sous-disciplines en gestion). 3. L’ensemble des supports représente 12 millions d’entrées. À titre de comparaison, Scopus contient 71 millions d’entrées.

336 Annexes

un volume important d’articles pour toutes les décennies. Le tableau A.2 indique, pour chaque décennie, le nombre d’articles rédigés en anglais contenant soit le mot change soit le mot transformation 4 dans le titre pour toutes les disciplines ainsi que pour chacune de la sélection.

Tableau A.2 – Proportion d’articles contenant change ou transformation dans le titre dans la base Springer en janvier 2019.

Pour la dernière décennie, les tableaux montrent un volume significatif (407127 articles toutes disciplines confondues) de plusieurs milliers de publications pour les disciplines présentées (sauf en Finance). Le thème du changement fait donc l’objet d’un nombre important de publications en valeur absolue.

En mettant en regard les informations des tableaux A.1 et A.2, il est possible d’obtenir l’importance relative, pour toutes les disciplines et pour chacune individuellement, d’ar- ticles contenant les mots change et transformation dans le titre. Le tableau A.3 présente sous forme de pourcentage le résultat de cette division.

Tableau A.3 – Proportion d’articles contenant change ou transformation dans le titre dans la base Springer en janvier 2019.

Nous constatons, par un examen rapide, l’importance du thème changement-transformation dans la littérature académique contemporaine.

4. Si les deux sont présents, une seule référence est comptée.

337 Annexes

338 Annexe B

Définitions académiques de la pratique

Nicolini et Monteiro [2016] ont recensé 12 définitions différentes pour les pratiques dans la littérature académique en sociologie et en gestion. Ces définitions sont reproduites in-extenso la figure B.1 Ce panorama, obtenu par un regard large venu de la sociologie, recouvre les trois visions de la pratique présentées en 2.1.2.1 page 77.

339 Figure B.1 – Douze définitions de pratiques recensées par Nicolini et Monteiro [2016].

340 Annexe C

Facteurs matériels de performance en trimaran

C.1 Présentation le l’historique

(source : www.voile.princedebretagne.com)

« Né de l’extrapolation d’une plateforme de 60 pieds, le Maxi80 Prince de Bretagne a gagné quelques précieux mètres de longueur de flottaison. Il a été cultivé à l’aune des derniers progrès technologiques pour gagner en fiabilité et performance, et repousser un peu plus loin les limites de la course au large. Deux ans de gestation, de conception et de construction, une belle période de fiabilisation et d’optimisation en équipage, le tout bien entourés par une équipe d’experts de la compétition en haute mer et voilà un nouveau pourfendeur des océans. »

C.2 Illustrations en navigation et au ponton

Les photographies ci-après permettent de visualiser les conditions de navigation (figures C.1 et C.2) ainsi que le poste de barre du skipper (figure C.3). Une vue des dispositifs techniques en pied de mât (figure C.4) permet d’imaginer la complexité des réglages. L’espace exigu de la coque centrale avec la table à carte, l’ordinateur de bord et les moyens de communication est visible sur la figure C.5. Le skipper en entretien filmé la veille du départ illustre une part de son activité (figure C.6). La dernière illustration montre l’atelier de travail de l’équipe technique (figure C.7).

341 C.2. ILLUSTRATIONS EN NAVIGATION ET AU PONTON

Figure C.1 – Trimaran en navigation hauturière vu de tribord. ©Prince de Bretagne.

Figure C.2 – Trimaran en navigation hauturière vu de face. ©Prince de Bretagne.

Figure C.3 – Skipper à la barre. ©Prince de Bretagne.

342 C.2. ILLUSTRATIONS EN NAVIGATION ET AU PONTON

Figure C.4 – Pied de mât du trimaran. ©S. Mondon.

Figure C.5 – Table à carte du trimaran. ©S. Mondon.

Figure C.6 – Interview à bord au port de Saint-Malo. ©Prince de Bretagne.

343 C.3. REPRÉSENTATION DES PERFORMANCES

Figure C.7 – Atelier de l’équipe technique à la base des sous-marins de Lorient. ©S. Mondon.

C.3 Représentation des performances

La figure C.8 représente les performances théoriques sous forme de courbes de vitesse en coordonnées polaires (polaire de vitesse). Chaque courbe est associée à une force de vent réel et représente la vitesse maximale du bateau accessible selon l’angle d’incidence du vent avec le jeu de voile le plus performant. La figure a été réalisée avec le logiciel de routage et navigation Adrena.

Figure C.8 – Représentation en coordonnées polaire des vitesses du trimaran en fonction de l’angle et de la force du vent réel.

344 Annexe D

Lionel Lemonchois un marin expérimenté

D.1 Présentation par Prince de Bretagne

(Source : www.voile.princedebretagne.com) « Lionel Lemonchois est inclassable. Sorte de menhir breton indestructible. Ce n’est pas faux. D’autres le définissent comme un marin éclectique, sans plan de carrière, qui avance au feeling. En fonction du vent. Pas faux là encore. En revanche, tous sont d’accord avec la définition la plus souvent utilisée à son égard : "Lemonchois, le bon choix".

Pourtant, au début de sa carrière, l’homme ne se laissait pas approcher si facilement. Par méfiance ? Non, par pudeur. "Par timidité. J’étais très réservé", avoue-t-il aujourd’hui. Mais même passé le cap de la cinquantaine, il aime toujours autant la discrétion. Humilité, sobriété et efficacité, l’homme adhère à ces valeurs-là. Reste à définir le marin. Regarder son CV nautique, long comme un jour sans vent et épais comme le plus gros des Larousse, apporte déjà quelques indices.

S’il a tiré ses premiers bords sur le monocoque familial, il a rapidement embarqué sur un multicoque. C’était en 1985. Depuis, Lionel n’a plus cessé de naviguer. Dans le microcosme de la voile, son nom a commencé à circuler au sein des écuries de course qui se montaient ici et là. Et sans vraiment savoir pourquoi ni comment, il s’est régulièrement retrouvé dans le rôle d’équipier de luxe aux côtés des meilleurs skippers : Karine Fauconnier, Pascal Bidégorry, , . Au fil des ans, Lemonchois papillonne à droite

345 D.2. PRÉSENTATION DANS LA PRESSE GÉNÉRALISTE

à gauche. Au gré des propositions et de ses affinités, il varie les supports et les plaisirs : petit monotype en double ou encore grand multicoque en équipage « J’ai toujours avancé en fonction des opportunités. Je n’ai jamais calculé. Quand on me propose quelque chose qui me plait, j’y vais. Tout simplement. »

Mais c’est en solitaire qu’il a écrit les plus belles pages de son histoire maritime. Qui ne se souvient pas de sa victoire magistrale dans la Route du Rhum en 2006 à la barre de Gitana 11 en seulement 7 jours 17h190600. Si ses pairs applaudissent des deux mains, pas du tout étonnés par sa performance, la France entière découvre un marin hors pair. Et le jury de la Fédération Française de Voile, où siègent plusieurs journalistes de la presse nautique, ne s’y trompe pas le faisant élire "Marin de l’année 2006". Le plus fort, c’est que quatre ans plus tard, en 2010, il remet ça et arrive à Pointe-à-Pitre en vainqueur dans la catégorie des Multi50, à la barre de Prince de Bretagne. Mais comme le succès, quel qu’il soit, ne saurait satisfaire le Normand, voilà qu’il s’est lancé un nouveau défi. Un défi qui porte le nom d’Ultime et dont le but n’est autre qu’une troisième victoire d’affilée dans la reine des transats en solitaire, en novembre 2014. ».

D.2 Présentation dans la presse généraliste

(source : journal l’Express du 2 novembre 2015)

« Lionel Lemonchois, marin insubmersible. Monter à bord, en pleine mer, du Maxi 80 «Prince de Bretagne» de Lionel Lemonchois, c’est partir à l’abordage. Lancé à vive allure, le zodiac s’approche pour venir littéralement taper la coque du trimaran. D’un saut, on rebondit sur le filet tendu entre la coque principal et les gigantesques flotteurs du bateau. Malgré la vitesse et le vent, la première sensation est loin d’être désagréable. Sauf si vous essayez d’apercevoir le sommet du mât, auquel cas, vous perdez vite toute notion d’espace et d’équilibre. Ce qui frappe, en premier lieu, c’est l’apparente tranquillité qui se dégage de ce mastodonte des mers (24 m) nouvelle génération , rallongé de quelques mètres par rapport au bateau d’origine, un 60 pieds. [...] À quelques semaines du départ de la Route du Rhum, il y a toujours quelque chose à faire sur le Maxi 80. D’autant plus que le Breton d’adoption s’est fait une belle frayeur l’hiver dernier. Parti en solitaire pour tenter de

346 D.2. PRÉSENTATION DANS LA PRESSE GÉNÉRALISTE

battre le record de vitesse entre Lorient et l’île Maurice, il a chaviré «au beau milieu de l’Atlantique, à 1100 milles des côtes brésiliennes», se rappelle-t-il. S’en suivent dix jours de dérive, seul et à l’envers. «Une fois l’accident arrivé, le bateau s’est retourné. Il a fallu tout larguer, plonger, tout enlever pour sécuriser la plateforme. Mais j’ai tout de suite anticipé sur la suite, c’est-à-dire remettre un nouveau mât, un nouveau gréement. Quand on est à l’envers, à la dérive, on a le temps de penser à repartir. Ça gamberge là-dedans», dit-il dans un éclat de rire en se tapant la tête, bien caler sous sa toute nouvelle casquette qui protège la sortie de la cabine. «Ici, je peux naviguer à l’abri du vent et des embruns, tout ce qui fatigue vraiment en mer.»

«Rien ne me manque quand je suis en mer. C’est là où je me sens le mieux, c’est là où je n’ai pas mal au dos. C’est difficile d’exprimer ça. J’ai l’impression que c’est physique, c’est avant tout dans la tête mais je suis capable de dormir par tranches de quelques minutes, de dormir deux heures par jour. Alors qu’à terre, si je n’ai pas 8 heures de sommeil, je ne suis pas bien». Le nœud du pendu de Lemonchois à 54 ans, si le recordman de l’épreuve (7 jours 17 heures et 19 minutes) prend le départ de la Route du Rhum, «c’est encore pour essayer de la gagner. Si je n’avais pas cette niaque au fond de moi, je crois que je ferais autre chose. Partir sur des projets comme ça, imaginez bien que ça fait trois ans que je m’endors avec, que je vis avec. Quand je rentre, que le projet est terminé, c’est une grosse flemme (rires). Pendant quelques temps, on a envie de rien faire, de se laisser aller». Comme une petite déprime. «Je ne dirais pas que c’est un soulagement, mais c’est le sentiment d’avoir clôturé un gros dossier». Et quand il s’agira de refermer le plus gros dossier de sa vie de marin, que restera-t-il de ces années passées sur l’eau «J’ai plein de beaux souvenirs, entre le Cap Horn, les Antilles, la Polynésie. Mais aussi des tempêtes, des couchers de soleil. Des belles images, j’en ai plein la tête. J’ai cette chance là. Mais il faut que je m’imprime dans le cerveau qu’effectivement, un jour, il va falloir que je raccroche le tablier. Je me verrais bien sur un bateau de croisière, aller dans des endroits où il y a peu de monde, où les conditions ne sont pas forcément faciles. Aller voir des choses que je n’ai pas vu. Il y a tant de choses à voir sur terre». Et dire que même sur l’eau, il n’a pas encore tout vu »

347 D.3. PALMARÈS DE LIONEL LEMONCHOIS

D.3 Palmarès de Lionel Lemonchois

Principaux résultats sportifs de Lionel Lemonchois :

2017 - Abandon transat Jacques-Vabre avec Bernard Stamm sur Prince de Bretagne (Ultime) 2016 - 2e du Record SNSM sur Prince de Bretagne (Ultime) 2015 - Abandon transat Jacques-Vabre avec Roland Jourdain sur Prince de Bretagne (Ultime) 2015 - 3e de l’Artemis Challenge sur Prince de Bretagne (Ultime) 2015 - 3e de la Rolex sur Prince de Bretagne (Ultime) 2014 - 4e de la Route du Rhum sur Prince de Bretagne (Ultime) 2014 - Vainqueur de l’Artemis Challenge sur Prince de Bretagne (Ultime) 2014 - Abandon record La Mauricienne sur Prince de Bretagne (Ultime) 2013 - 3e du Tour de Belle Ile sur Prince de Bretagne (Ultime) 2013 - Vainqueur de la Route des Princes sur Prince de Bretagne (Ultime) 2011 - Vainqueur du tour de l’île de Wight sur Prince de Bretagne, 2011 - Vainqueur du record SNSM sur Prince de Bretagne, 2011 - Vainqueur du tour de Belle-Île sur Prince de Bretagne, 2010 - Vainqueur de la Route du rhum en Multi50 sur Prince de Bretagne, 2010 - Détenteur du Trophée Jules Verne, avec Franck Cammas sur Groupama 3, 2009 - 2 abandons sur avaries dans le Trophée Jules Verne sur avec Franck Cammas sur Groupama 3, 2009 - Détenteur du record Hong-Kong Londres, sur Gitana 13, 2008 - Détenteur du record San Francisco Yokohama, sur Gitana 13, 2008 - Détenteur du record New-York San Francisco, sur Gitana 13, 2006 - Marin de l’année, Fédération française de voile, 2006 - Vainqueur de la route du Rhum sur Gitana 11, 2006 - 3e de Cannes-Istanbul avec Bertrand de Broc sur les Mousquetaires, 2006 - Vainqueur de Londres-Alpes Maritimes avec Franck Cammas sur Groupama 2, 2006 - 2e de la transat AG2R avec Dominic Vittet sur Atao Audio Systèmes, 2005 - Vainqueur de la transat Jacques Vabre, avec Pascal Bidégorry sur Banque Populaire IV, 2005 - Détenteur du Trophée Jules Verne, sur Orange II avec Bruno Peyron, 2002 - Route du rhum, Abandon sur avarie sur Gitana X, 2002 - , 3e avec Cam Lewis sur Team Adventure, 2000 - Vainqueur de la transat Québec-Saint-Malo avec Franck Cammas sur Groupama, 2000 - Vainqueur de la transat AG2R avec Karine Fauconnier sur Sergio Tacchini-Itineris, 1999 - Vainqueur de la transgascogne sur Mécénat Chirurgie Cardiaque, 1999 - Vainqueur de la Fastnet Race avec Catherine Chabaud sur Whirlpool, 1997 - 2e de la Route de l’Or avec Isabelle Autissier sur PRB, 1996 - 7e de la transat Québec-Saint-Malo avec Halvard Mabire sur Spirit, 1995 - 4e de la Mini-Transat Les jeudis du port, 1995 - 2e du Mondial Mumm 36 avec Jimmy Pahun, 1994 - Détenteur du record New-York San Francisco, avec Isabelle Autissier sur Ecureuil Poitou-Charentes, 1994 - 25e de la , 1993 - Vainqueur en monocoque de l’Open UAP sur Ville de Cherbourg avec Halvard Mabire, 1992 - 4e de la transat AG2R sur Clips Entreprises avec Fred Guérin, 1991 - 6e de la Mini-Transat sur Clips Entreprises, 1991 - 13e de la Solitaire du Figaro, 1990 - Abandon dans la Solitaire du Figaro, 1989 - 11e de la Mini-Transat sur Clips Entreprises, 1985 - 2e de Monaco-New York avec François Boucher sur "Ker Cadelac".

348 D.4. PROGRAMME SPORTIF DU TRIMARAN ULTIME PRINCE DE BRETAGNE

D.4 Programme sportif du trimaran Ultime Prince de Bre- tagne

Préalablement à l’établissement récent de la catégorie de course Ultime, le terme gé- nérique de maxi-multicoque était employé pour désigner les trimarans et catamarans de plus de 60 pieds (18,28m). La plupart étaient conçus pour effectuer des tour du monde en équipage et quelques uns en solitaire.

2013 Construction du trimaran ultime Prince de Bretagne sur la base d’une plate forme de trimaran de 60 pieds (ex Sodebo confié au skipper Thomas Coville) dont certaines parties ont été allongées et d’autres refaites complètement. Tentative de record "La Mauricienne" détenu par / hiver 2013 - 2014.

2014 Chantier et modification après son chavirage. Arrivé à bord du cargo HHL Venice qui l’avait chargé à Rio de Janeiro le 1e avril 2014, le Maxi80 Prince de Bretagne est entré en chantier. Lionel Lemonchois et son équipe ont à présent deux mois pour remettre en état le trimaran mais également pour lui apporter quelques modifications. Leur but : faire en sorte que le bateau soit prêt et performant au départ de la Route du rhum-Destination Guadeloupe, le 2 novembre, et décrocher une nouvelle victoire à Pointe-à-Pitre. Route du Rhum en solitaire / 2 novembre 2014.

2015 Record SNSM / 19 Juin 2015. Tour de l’île de Wight / Août 2015. Rolex Fastnet Race / Août 2015. Transat Jacques Vabre en double / 25 Octobre 2015.

2016 Record SNSM en équipage.

2017 Transat Jacques Vabre en double.

D.5 Présentation dans la presse spécialisée

(Source : www.voileetvoiliers.com, consulté le 5/11/2017)

«

Lemonchois-Stamm, les cadors complices Lionel Lemonchois et Bernard Stamm (Prince de Bretagne) vont être à la bagarre pour le classement dans la catégorie Ultim

349 D.5. PRÉSENTATION DANS LA PRESSE SPÉCIALISÉE

de cette Transat Jacques Vabre. A eux deux, qui font équipe pour la première fois, le palmarès est aussi long que des éphémérides. Rencontre sans sciure de mots avec ces caciques vraiment complices recherchant toujours le piment dans leurs vies.

Voilesetvoiliers.com : Cent dix ans à vous deux, cela fait un bon paquet de milles avalés, non ? Lionel Lemonchois : C’est rude comme entrée en matière ! Je n’y pense pas car je considère que ce n’est pas fini. Cela sera peut-être sur d’autres supports mais ma vie sera toujours sur l’eau. J’aurai 58 ans à la fin du mois et j’arrive encore à tirer sur les ficelles. Bernard Stamm : J’ai des souvenirs mais en allant en mer, je ne pense pas à tout ce que j’ai fait auparavant. Être présent sur cette transat est avant tout une opportunité et surtout un privilège. Je ne vais donc penser qu’à ça. Voilesetvoiliers.com : À terre, vous y pensez quand même, à votre vie de marin ? L.L. : Bien sûr, de temps en temps, mais cela reste des souvenirs ponctuels. Un truc qui s’est passé sur telle ou telle course. Avec tel bateau ou telle per- sonne. En tous les cas, ce n’est jamais de la nostalgie. Il y a eu évidemment des mauvais moments, mais on a tendance à les oublier. C’est sans doute l’une des caractéristiques de notre métier, avec nos tempéraments, nous ne gardons que les bons instants. B.S. : Moi, je pense à certains événements en me demandant comment je pour- rai faire pour y retourner. Notre métier est génial pour ça. Les mauvais moments finissent par s’estomper. Et ils deviennent de moins en moins mauvais avec le temps. À l’inverse, les bons instants ont tendance à être encore plus magnifiés. Voilesetvoiliers.com : Pratiquez-vous un métier à risques ? L.L. : Oui, évidemment, mais monter dans sa voiture et traverser la France peut être aussi dangereux. Il ne faut pas y penser. Je crois que j’ai toujours pris des risques parce que cela fait partie du piment de la vie. Cela donne plus de valeur à ce que l’on fait tout en sachant qu’il ne faut pas faire n’importe

350 D.5. PRÉSENTATION DANS LA PRESSE SPÉCIALISÉE

quoi. Et il y a aussi les risques financiers et Bernard peut en parler mieux que moi... il est quand même allé un peu loin dans ce sens-là.

B.S. : Avec les engins que nous avons et les évolutions technologiques actuelles, il y a peu d’accidents. Cela fait longtemps qu’il n’y a pas eu un gros pro- blème avec la disparition de l’un de nos amis. Si on se fait mal, c’est au dos, on se pète une côte ou on se tape une tendinite.

Voilesetvoiliers.com : Vous êtes des sportifs de haut niveau mais vous considérez- vous comme de bons artisans amoureux de la belle ouvrage ?

B.S. : J’ai construit quelques-uns de mes bateaux. J’ai donc été artisan, chef d’entreprise, avant d’être sportif. En général, il faut savoir s’entourer de bonnes personnes.

L.L. : Quand on aime la compétition, on est forcément perfectionniste. Même un footeux prend soin de ses chaussures. Le côté technique nous passionne. La création, la mise au point. Et puis on n’est jamais seul. L’humain entre en ligne de compte. Avoir des résultats, c’est tout un ensemble de choses.

Voilesetvoiliers.com : Vous avez pratiqué de nombreux supports, lequel vous a le plus passionné ?

L.L. : Le multicoque reste le bateau le plus excitant. L’engin le plus rapide, le plus aérien. Traverser l’Atlantique en huit jours reste complètement magi- que. On a vraiment réduit les distances sur la planète avec ces bateaux. Et ce n’est pas fini.

B.S. : J’ai d’abord transporté du plomb. C’était avec mon Mini ou mes IMOCA. Il fallait que je les fasse courir, que je les rembourse car j’étais souvent en manque de budget. Et cette recherche demande beaucoup de temps. La première fois en multi, cela a été pour moi un hasard. C’était en 2005 avec Bruno Peyron sur Orange II, lors du Trophée Jules Verne. Et là, tu te dis que ce sont les bateaux les plus extraordinaires.

Voilesetvoiliers.com : On reparle donc de souvenirs... C’est là que vous vous rencontrez la première fois ?

L.L. : Non, on s’était croisé avant sur la Mini-Transat 1995. L’histoire avec

351 D.5. PRÉSENTATION DANS LA PRESSE SPÉCIALISÉE

Orange II est une belle histoire. Une belle équipe de quatorze personnes. Avec plein de gaziers intéressants. De grosses personnalités, un skipper de renom qui était un vrai manager. En plus, il y avait de vrais moyens. À l’époque, c’était le plus gros bateau existant. Cette histoire-là, je veux bien y penser devant ma cheminée quand je serai plus vieux.

B.S. : Au départ, je me demandais si j’étais la bonne personne. Surtout que je remplaçais quelqu’un au pied levé comme barreur. Il a fallu que je rentre dans l’histoire assez rapidement. Comme nous étions quatorze, chacun avait sa spécialité. Lionel était barreur et chef de quart, il y avait des régleurs, des numéros un... Rien à voir avec l’exercice que nous allons vivre dans les prochains jours.

Voilesetvoiliers.com : Vos routes se séparent ensuite...

L.L. : On s’est retrouvé sur le Tour de France à la Voile, il y a trois ans. Il y avait un Diam 24 Prince de Bretagne et le Cheminées Poujoulat de Bernard. Mais on suivait nos parcours respectifs. La voile reste un petit milieu. J’ai bien sûr suivi ses courses victorieuses, la Velux 5 Oceans en 2007, c’est quand même le seul mec qui a traversé l’océan Indien en T-shirt (Stamm avait oublié d’embarquer ses vêtements polaires lors de la première étape entre Bilbao et Fremantle, ndlr) ou la en 2015 avec Jean Le Cam. Ou encore le record du Trophée Jules Verne en avril dernier, alors qu’il était de l’équipe de Francis Joyon sur Idec Sport. Et comme on ne peut pas s’empêcher de s’intéresser à tout ce qui tourne autour de la voile... on suit les copains.

B.S. : Moi, je suis toutes les courses, regardant comment les gens s’y prennent avec les engins qu’ils ont. J’avais bien sûr apprécié sa victoire sur la Route du Rhum en 2006

Voilesetvoiliers.com : Quels sont les atouts de votre partenaire sur cette Tran- sat ?

L.L. : J’apprécie chez Bernard son calme. Sachant qu’il faut toujours se méfier de l’eau qui dort. Son expérience et donc ses compétences. C’est déjà pas

352 D.5. PRÉSENTATION DANS LA PRESSE SPÉCIALISÉE

si mal, non ?

B.S. : Lionel est calme aussi. Mais nous devons être tous les deux des faux calmes. Sinon il a la connaissance de ce genre de bateaux. Comme c’est un passionné, nous y allons pour les mêmes raisons.

B.S. : C’est notre côté ado. Mais il y a des conneries qu’on va essayer d’éviter de préférence. Le multi, c’est stable à l’envers donc on va essayer de rester dans le bon sens. S’il y a des opportunités, on va sauter dessus. Ce Prince de Bretagne est un peu un karting par rapport à Idec Sport (à bord duquel il a battu le Trophée Jules Verne l’hiver dernier, ndlr). Il est vraiment léger avec quand même beaucoup de puissance. Ces réactions sont donc vives et il faut être vigilant. Et puis, tout le monde a ses limites. Le curseur, c’est le point où les choses peuvent encore bien se passer. Avec les différentes fortunes de mer que nous avons vécues, on sait où placer ces points.

L.L. : Cela reste du sport et donc un jeu. On est avec des beaux bateaux, qui vont très vite. Il faut se positionner sans faire n’importe quoi. C’est de l’intellect avec un peu de physique et bien sûr de la passion. Il faut que l’on reste lucide au départ de cette transat. On est que trois concurrents dans la série Ultim, dont deux qui font plus de trente mètres, surpuissants. Avec notre petit bateau de vingt-quatre mètres, la gagne ne va pas être facile. À moins de grosses erreurs de leur part, mais ce n’est pas leur genre ou de casse que l’on ne souhaite pas. Pour les choix de route, nous avons suffisamment d’expérience pour nous accorder. Après, c’est le chef qui décide.

Commentaires du journal : Lionel Lemonchois et Bernard Stamm, en vieux com- plices, souhaitent avant tout amener leur bateau de l’autre côté, en ayant exécuté une jolie trace. Les décisions de choix stratégiques seront prises en commun, les chances de mutinerie semblant limitées. La configuration du trimaran de Lionel Lemonchois date de 2012. Face à leurs deux concurrents géants de la Classe Ultim, Sodebo Ultim’ et Maxi Edmond de Rothschild, Lionel Lemonchois et Bernard Stamm savent que leurs chances de victoire sont plutôt limitées. Léger et malgré tout puissant, l’attention sera de rigueur à la barre du Prince de Bretagne. Mais les marins savent où placer le curseur. »

353 D.5. PRÉSENTATION DANS LA PRESSE SPÉCIALISÉE

354 Annexe E

Entraînement

E.1 Observation in-situ dans un cadre relâché

Cette annexe présente des extraits de notes d’observation et de codage provisoire ef- fectués en temps réel lors de l’échantillon 2 : une observation sur site lors d’une séance d’entraînement en équipage.

Les éléments sensibles du point de vue de l’organisation et de ses relations avec ses fournisseurs ont été noircis dans l’extrait des notes de terrain pour éviter tout risque de préjudice.

E.1.1 Tressage de l’observation avec la dynamique de l’action

Date : vendredi 10 octobre 2014. Lieu : Lorient. Organisation : Equipe professionnelle de course au large Prince de Bretagne dirigée par le skipper Lionel Lemonchois. Obser- vateur : Sylvain Mondon (ex-routeur pour le skipper de 2001 à 2004 et de 2006 à 2010). Préparation : séances propédeutiques DSY224 au CNAM/LIRSA, pour définir les contours de l’observation, les modalités et les précautions indispensables.

Objectif avant l’action : présenter la démarche au skipper et à l’équipe.

Objectif pendant l’action : observer le comportement des praticiens et l’action dans le milieu océanique, identifier les éléments observables à bord, identifier les sources d’informations complémentaires.

Objectifs après l’action : à chaud, revenir avec le skipper sur certains aspects ob-

355 E.1. OBSERVATION IN-SITU DANS UN CADRE RELÂCHÉ

servés, à froid, mettre en phase toutes les données recueillies, croiser les commentaires et les données recueillies si possible.

Éléments de contexte : Des modifications récentes se sont accompagnées de réactions inattendues du bateau dans les jours précédents l’observation. Une préoccupation pour ce problème technique est perceptible.

Informations préliminaires (transmises oralement par l’observateur au skipper en août pendant le test des équipements au cours de la qualification en solitaire, pendant une conversation préparatoire à l’observation sur site le 27/9 et réitéré à l’arrivée sur site le 9/10) : « Observer ton action au cours de l’entraînement. Travail préalable à des recherches plus structurées dans le cadre d’une formation visant à identifier un certain nombre de choses sur lesquelles on pourra revenir ensuite pour que tu me donnes ton ressenti, ta perception du déroulement de l’action. Il ne s’agit pas d’évaluation ou de jugement de ce que tu fais. Il s’agit de tenter de comprendre le déroulement de l’action avec ton appui pour éclaircir certains éléments. Concrètement, je vais noter des observations sur le bateau, la météo et ton action sans tenter d’analyser hâtivement quoi que ce soit dans tout les cas, aucun jugement ne sera porté. L’important est que tu te comportes comme si je ne notais rien et comme si je n’étais pas là. Dans un 2e temps (d’ici quelques mois) on verra ensemble si des choses intéressantes peuvent être déduites des observations. »

E.1.2 Élément de tressage inattendu

La crédibilité de la démarche auprès de praticiens du secteur d’activité non directe- ment impliquées a été confirmée à l’occasion d’un échange opportuniste (non planifié par l’observateur) à Paris. Trois jours avant la première observation in-situ, la démarche de recherche a été présentée en moins de 5 minutes à des membres d’une équipe concurrente (manager d’équipe, responsable presse et communication de l’équipe, skipper) non infor- més du développement d’une démarche de recherche en immersion dans l’équipe Prince de Bretagne.

Après une perplexité initiale, une discussion plus profonde (20/25 minutes) s’est enga- gée et a débouché sur un intérêt potentiel pour travailler ultérieurement avec cette équipe en cas de conclusions intéressantes relativement à la performance sportive. La conclusion

356 E.1. OBSERVATION IN-SITU DANS UN CADRE RELÂCHÉ

de l’échange a pris la forme d’un accord de principe sur l’information de l’équipe en cas de publication de résultats (dans le respect des engagements vis à vis du terrain exploratoire).

E.1.3 Extraits de notes brutes d’observation

La trajectoire de la matinée est représentée sur la figure 7.2, les tableaux E.1 à E.9 contiennent des extraits de l’observation de l’entraînement incluant le codage provisoire et quelques commentaires descriptifs (non codés à ce stade amont de la recherche).

Figure E.1 – Différentes phases de l’entraînement du matin du 10/10/2014.

Le milieu physique se caractérise par un vent de Sud-Ouest stable entre 9 et 15 nds (force 3 à 4), petite houle d’ouest et une mer peu agitée.

Commentaires : l’observateur a occasionnellement tourné les manivelles des «moulins à café» aux ordres de l’équipage, disposé des protections de coque et rangé du matériel en fin de navigation sans prendre aucune initiative. La capacité à prendre des notes (écrites ou vocales) et à garder un regard large dans ces moments de participation à l’activité est beaucoup faible. Précaution à prendre sur la nature de la pratique de la participation par rapport à l’objet de recherche.

357 E.1. OBSERVATION IN-SITU DANS UN CADRE RELÂCHÉ

8h36 Assis balcon, peu de mots échangés « on des- cend » 8h37 Debout Table à carte, discussion avec CL four- nisseur de l’ éolienne , agacement « de na pas avoir un truc fiable ». Convienne d’un diagnos- tic de l’ ampérage fourni en navigation 8h51 Debout table à carte, tentative d’accès au Std Une certaine méfiance vis à vis C -> échec. LL « je suis étonné » du travail du fournisseur est perceptible 8h59 Debout Cockpit, appel du fabricant des L’équipe technique s’assure des safrans « on est sûr de l’axe ? » réglages des safrans avec les re- pères habituels 9h15 Assis table à carte, examen carte météo + ré- Interaction avec l’observateur glage affichage interrompu annonce des réglage OK 9h16 Assis table à carte, intrigué par un bruit inha- Interaction avec l’observateur bituel du moteur lors de sa mise en route « sur l’ordi du bord ça va m’énerver ça » sur un ton de plaisanterie, reprise du travail sur le paramétrage du logiciel de routage et des outils de transmission 9h30 Assis table à carte, Question débit de transmis- sion 9h40 Retour bureau pour habillage ciré et prépara- Notes peu lisibles (alors que le tion de l’équipage. bateau était immobile à quai) 9h55 Retour bateau, briefing équipage, annonce plan Équipage : FLP, AA, FD, G, de voile au 2e barreur (GV2 ris + Trinquette), Invité, observateur, plaisanterie discussion safran équipe technique, discussion pendant habillage position antenne balise avec fournisseur 10h01 Cockpit, consigne largage équipe technique consigne équipage programme nav test safrans

Tableau E.1 – Observations avant de quitter le ponton

10h02 Début T1 : sortie chenal (manoeuvre de port + mise à poste des voiles) 10h03 cap SW, Cockpit barre + moteur, appareillage, Concentration importante, ma- consignes zodiac pousseur, regard attentif des nœuvre délicate distances. 10h05 contrôle de la GV pendant la montée, consigne concurrent BP GV + Trin- d’ajustement, examen attentif du plan d’eau quette présent. Vent dans le bas des valeurs prévues 10h15 ordre de renvoyer un ris à mi chenal de sortie GV 1ris + trinquette

Tableau E.2 – Observations du tronçon 1.

358 E.1. OBSERVATION IN-SITU DANS UN CADRE RELÂCHÉ

10h30 Début T2 : portant TA Seuil TWA 40 10h33 Moteur coupé, signe retour zodiac suiveur, ordre affinement des réglages

Tableau E.3 – Observations du tronçon 2.

10h34 Début T3 : près TA 10h35 tour d’horizon fréquent - la vitesse augmente, Début de l’entraînement le SOG essais de barre attentifs, concentration - si- augmente significativement à lence 17/18 nds, test babord amure 10h40 Cockpit, réglages chariot de GV + trinquette retour barre après moins de 2 (border), silence minutes. pilote auto.

Tableau E.4 – Observations du tronçon 3.

10h42 "Virement (1 minute relance 14nds à 14nds) Début T4 : près BA" 10h44 examen barre et réponse bateau Test réaction du bateau au près en tribord amure de moins en moins serré

Tableau E.5 – Observations du tronçon 4.

10h49 "Début T5 : portant BA, LL abat, bateau ac- Test réactions au reaching célère à 22 nds" 10h50 cigarette, FLP « on Gybe quand ça te convient Une fois calé sur le bord » - mimique à la barre « bateau mou»- consignes réglage 10h51 discussion AA safran central , carénage Test safran et montre en même temps. Lofer abattre lofer abattre 10h53 T5 : essais en BA abattre à 130 lofer à 90 et retour à 100 10h55 - fin cigarette - montée de régime - concentra- Reaching TWS 14nds - TWA tion 100 - SOG 24nds discussion 2e barreur - « le bateau est bien, il est stable » 10h56 « on va gyber et essayer l’autre bord »

Tableau E.6 – Observations du tronçon 5.

10h59 - T5’ : essais en BA abattre à 130 lofer à 90 et retour 11h00 à 100. Gybe à suivre pas de ré- glages effectués pour calage.

Tableau E.7 – Observations du tronçon 5’.

E.1.4 Entretiens libres

Entretien avec Lionel Lemonchois du 9 octobre, de 16h40 à 17h00. Pas d’autres parti- cipants directs. Membres de l’équipe à distance, contact visuel seulement. 359 E.1. OBSERVATION IN-SITU DANS UN CADRE RELÂCHÉ

11h17 Roulage trinquette. début T10 fin navigation de mise au point 11h30 « alors, tu as pris les notes comme tu voulais ? Interaction avec l’observateur, » s’assurer que la démarche de re- cherche est faisable 11h39 Affalage GV 11h42 Arrivée ponton

Tableau E.8 – Observations du tronçon 10.

Échange safran central par équipe technique en // appels architecte + fabricant + fournis- seur pièce GV Discussion multiples avec équipe technique. De- mande d’ alignement avec une autre méthode.

Tableau E.9 – Observations des ajustements techniques au ponton.

« Tu as pu noter des choses ? La nav de l’après-midi a confirmé que les appendices sont ok et que la méthode de réglage n’était pas suffisante. Le réglage opéré après le changement de safran central a permis d’obtenir des performances satisfaisantes. Les safrans sont donc hors de cause. Le safran retiré va être examiné par les archi, les repères d’alignement vont être révisés. La procédure de remplacement de safran n’était pas conforme aux attentes (AA). Le code 0 est très performant mais une retouche du nerf de chute est nécessaire. On a toujours des doutes. On doute rapidement. Resté derrière Groix pour être à l’abri. Désolé, on a pas fait grand chose comme entraînement à cause des problèmes techniques. Il est nécessaire d’avoir une confiance totale dans le matériel pour se concentrer sur la course. Nécessité d’avoir l’esprit libre. As tu récupéré toutes les traces sur l’ordi du bord ? ».

Commentaires à chaud de l’observateur : Préoccupation par le skipper du bon accueil de la démarche par l’ensemble de l’équipe. Préoccupation par le skipper de l’accès à tous les flux d’information possible depuis la terre pour la démarche de recherche. Équipe satisfaite des avancées techniques en terme de mise au point + manip non prévue de changement de safran central riche d’enseignements sur la manière de traiter un problème technique. La détection du problème a conduit à transformer une activité d’entraînement en activité de mise au point. L’équipage d’un concurrent (YE) sur le ponton voisin, de retour de navigation juste avant, a scruté l’opération de mise au point. Ce skipper a cherché

360 E.2. PRÉPARATION DES DONNÉES BRUTES POUR L’ANALYSE

à entrer en contact avec LL le lendemain matin). Conscience de la curiosité produite par une suspicion de dysfonctionnement au sein du secteur d’activité.

E.2 Préparation des données brutes pour l’analyse

E.2.1 Trajectoire du bateau et phase d’activité

L’exploitation du fichier d’enregistrement des paramètres de navigation permet un rejeu (les boutons de contrôle sont visibles en haut à gauche) de la trajectoire permettant de lire pas à pas tous les paramètres de navigations enregistrés à la résolution temporelle de l’échantillonnage programmé sur l’ordinateur de bord. La copie d’écran du logiciel Adrena montre la trajectoire de la matinée de navigation (figure 7.2) sur laquelle sont reportées les délimitations supposées des tronçons correspondant à chaque phase temporelle. Les flèches indiquent le sens de navigation.

La temporalité de l’action s’est exprimée à différents niveaux pendant l’observation de l’entraînement. Au niveau interne de l’organisation (toute l’équipe) : le rythme général en mer est à l’initiative du skipper, le rythme général à terre est à l’initiative du responsable d’équipe. Au niveau de l’organisation considérée en incluant les relations avec les parte- naires, le séquencement général est plutôt influencé par des contraintes externes (ex : jour ouvrable, horaires de travail légaux, rendez-vous de tournage, tombée de la nuit, dispo- nibilité de moyens de transport, date de convoyage). Au niveau de l’action de l’équipage en mer, différentes phases ont pu être repérées et reportées sur la carte de trajectoire (cf. figure 7.2 en annexe) ainsi que le moment du transfert entre chaque phase (virement, empannage, changement de voile). Nous avons identifié une durée pendant laquelle l’in- fluence de la règle de la phase en achèvement diminue jusqu’à disparaître complètement avant l’établissement progressif de la règle de la phase suivante. Nous avons donc repéré une période transitoire entre les deux phases, où dans certains cas, les règles des deux phases peuvent coexister et où la réalisation du transfert ne peut être effective qu’avec l’inertie du bateau (principal outil de production de l’organisation en course).

361 E.2. PRÉPARATION DES DONNÉES BRUTES POUR L’ANALYSE

E.2.2 Annotations et commentaires

Interrogations relatives à la représentation de l’activité de l’équipe, suscitées par l’exa- men à froid du corpus résultant de l’observation : — Les tronçons correspondent-ils effectivement à des phases ? — Le transfert entre phase ne serait-il pas le temps de la manœuvre entre le coup de barre » ou même le « paré à virer ! » et le début de la relance ou même la fin de la relance ? Si oui, le transfert a une durée et le redécoupage est potentiellement à reprendre en essayant d’estimer les périodes correspondant au transfert. — question soulevée : le transfert peut-il s’apparenter à une phase dans laquelle l’ap- plication d’au moins une règle est partielle ? — choix (conservateur) d’attribuer la période à la règle qui semble s’exprimer de ma- nière dominante, 1 cas identifié ou aucune règle n’est inopérante pendant plusieurs seconde -> inertie. — Nombreuses questions en découlent. A approfondir avec soin et notamment avec l’échantillonnage de 1s des enregistrements du bord pour identifier l’influence des règles en limitant le risque de mauvaise interprétation en recoupant avec l’observa- tion visuelle in-situ (sur le comportement de l’équipage). Les observations effectuées pendant l’entraînement ont permis au chercheur de se fa- miliariser, en immersion, avec les processus de coordination [Bouty et Drucker-Godard 2011], avec les manœuvres et les principaux dispositifs mis en jeu à bord d’un trimaran. La préparation de l’observation sur la base de la décomposition minutieuse de l’action en concepts élémentaires [Marchais-Roubelat 2000] ainsi que l’analyse selon cette grille pendant les semaines qui ont suivi l’entraînement ont eu deux effets significatifs au-delà des observations elles-mêmes : — de permettre au chercheur d’accéder à une perception plus fine des phénomènes (à bord comme à terre) ; — d’appréhender concrètement la dimension temporelle du déroulement de l’action.

362 Annexe F

Actions de course au large

F.1 Présentation de la Route du Rhum

F.1.1 Historique abrégé

(source : www.routedurhum.com, dernière consultation décembre 2019)

« Événement sportif et maritime, La Route du Rhum compte aussi parmi les manifes- tations les plus populaires. Depuis sa première édition, la magie de cette transatlantique opère au départ de Saint-Malo. Tous les quatre ans, la cité corsaire ouvre en grand les portes de l’imaginaire marin et lance au public une formidable invitation : celle de l’éva- sion et de l’émerveillement devant le rêve d’absolu de navigateurs solitaires, des «va-t-en mer» parés à disputer un face à face avec l’océan d’une rare intensité...

Avis de grand vent de liberté ! Comme l’a voulu son concepteur Michel Etevenon, la Route du Rhum fait depuis toujours la part belle à la diversité. Depuis 1978, elle rassemble, sur la même ligne de départ et le même parcours, monocoques et multicoques, petits coursiers océaniques et géants des mers. Cette transatlantique d’un nouveau genre ouvre les chemins de l’Atlantique aux voiliers de tout poil, elle révèle ainsi la farouche vitalité de la course au large.

Séries open et classes en vogue. Dès sa première édition et la victoire aux 98 secondes historiques du petit trimaran de Mike Birch face au long cigare de Michel Mali- novski, la Route du Rhum braque ses projecteurs médiatiques sur les couples formés par

363 F.1. PRÉSENTATION DE LA ROUTE DU RHUM

un bateau et un solitaire pour braver les mers et affoler les compteurs. Pas étonnant donc que la transat à destination de la Guadeloupe devienne, à travers la participation de maxi multicoques aux dimensions inouïes et des séries (Imoca, Class 40...) les plus en vogue sur la crête des vagues, le témoin des avancées architecturales et technologiques de la voile de compétition.

Grandes figures et visages amateurs. Côté skippers aussi, la diversité et le mélange de genres sont toujours de mise entre Saint-Malo et Pointe-à-Pitre. Tous les quatre ans, des marins venus de tous horizons se rassemblent pour goûter et se ressourcer à la magie du Rhum. La transat accueille en effet sur la même ligne de départ les skippers professionnels et les amateurs. Le temps d’un face à face avec l’océan où l’intensité de la course se mêle à la richesse de l’aventure humaine, elle met des visages anonymes et des grandes figures sur un même pied d’égalité. De quoi écrire parmi les plus belles pages de la course au large.

Images planétaires. Le public ne s’y laisse pas tromper, toujours plus nombreux pour se laisser griser par les exploits de Mike Birch, premier héros du Rhum, de Florence Arthaud fiancée pour toujours avec l’Atlantique, de Laurent Bourgnon au doublé inégalé, ou encore de Lionel Lemonchois qui a traversé l’océan à pas de géant. La magie du Rhum est là, dans des images de mer qui font le tour de la planète et n’ont pas fini d’enivrer toutes les têtes à terre... »

F.1.2 Résumé de la course par l’organisateur de l’événement

(source : www.routedurhum.com, dernière consultation décembre 2019)

« Pour sa dixième édition en 2014, La Route du Rhum-Destination Guadeloupe a affolé les compteurs. Sur le plan sportif d’abord, avec 91 voiliers réunis sur une même ligne de départ au large de Saint-Malo le 2 novembre à 14h00, et à l’arrivée en Guadeloupe, un magnifique vainqueur, Loïck Peyron, qui établissait un nouveau temps de référence, bouclant les 3 542 milles du parcours en 7 jours 15 heures 08 minutes et 32 secondes. Sur le plan médiatique ensuite, avec une couverture sans précédent avec plus de 67 heures de retombées télévisuelles, plus de 44 heures de reportages radio, plus de 5 500 articles de presse, plus de 900 journalistes accrédités ou encore plus de 12 000 sujets web. Enfin, entre

364 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

le départ de la cité corsaire et la place de la Victoire à Pointe-à-Pitre, plus de 2 200 000 de personnes sont venues arpenter les villages départ et arrivée et goûter à la magie du Rhum !

Ce qu’il faut retenir de 2014 : 8 Ultimes, 9 Imoca, 11 Mutli 50, 20 « Rhum » et 43 Classe 40 soit 91 concurrents au départ pour un casting de choix. 2.2 millions de visiteurs se sont rendus sur les villages de Course. Loïck Peyron réussit l’exploit de gagner la course en s’engageant à la dernière minute sur le Trimaran Ultime Banque Populaire. 2014 : 91 partants.

Vainqueur par catégorie : ULTIME : Loïck Peyron en 7j 15h08’3” IMOCA : François Gabart en 12j 04h38’55” Multi50 : Erwan Le Roux en 11j 05h13’55” Class40 : Alex Pella en 16j 17h47’08” Class Rhum : Anne Caseneuve 17j 07h06’03” »

F.1.3 Représentation générale de l’action

La figure F.1 représente l’action générale pendant la Route du Rhum 2014 ainsi que plu- sieurs processus organisés contribuant à l’action. Le tressage de l’action avec la recherche apparaît également.

F.2 Présentation de la transat Jacques Vabre

F.2.1 Historique abrégé

(source : www.transatjacquesvabre.org, dernière consultation décembre 2019)

« C’est en 1993 que la ville du Havre et la marque Jacques Vabre fondent la Transat Jacques Vabre. Cette première édition se courait en solitaire, mais déjà l’esprit « duo » planait...

Et dès 1995, la transatlantique devenait une course en double. La règle de deux s’est donc imposée très rapidement.

365 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

Figure F.1 – Segmentation de l’action au moyen de phases dans le milieu océanique et dans l’espace médiatique pour l’échantillon 3.

L’origine de la Transat Jacques Vabre est fondée sur l’histoire des grandes routes mari- times atlantiques : ces dernières sont essentiellement liées au formidable essor économique entre les continents américains et européens, la première Transat Jacques Vabre qui relia le Havre à Cartagena (Colombie) était ainsi dans le sillage océanique du café. Jacques Vabre et la Ville du Havre célébrèrent cette voie maritime aussi importante que la Route du Thé (de Hong-Kong à Londres) ou la Route de l’Or (de New-York à San Francisco).

Cette route du commerce du café débuta humblement en 1728 avec seulement 80 livres de grains débarquées dans le port du Havre... »

F.2.2 Résumé de la course de 2015 par l’organisateur de l’événement

(source : www.transatjacquesvabre.org, dernière consultation décembre 2019)

« Une édition corsée

Quarante-deux duos se sont élancés du Havre le dimanche 25 octobre pour rejoindre

366 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

le port brésilien, Itajaí : 14 Class40, 4 Multi50, 20 Imoca et 4 Ultimes.

Les conditions météos sont dures voire brutales pour la majorité de la flotte.

En Class40, La victoire est indécise jusqu’à la ligne d’arrivée : Yannick Bestaven et Pierre Brasseur en tête à l’entrée du Pot au Noir, mais se font rattraper par ses pour- suivants ! Il faut toute la hargne du duo pour conserver à peine deux heures d’avance à l’arrivée sur le duo Maxime Sorel et Samuel Manuard.

En Multi50, Erwan Le Roux et Giancarlo Pedote arrivent en tête à Itajaí, le skipper signe sa troisième victoire avec le même bateau sur la Transat Jacques Vabre !

En Imoca, c’est l’arrivée des Imoca à foils. Armel Le Cléac’h et Erwan Tabarly prennent le commandement dans les alizés, mais le Pot au Noir redistribue les cartes. Vincent Riou et Sébastien Col sortent les premiers du piège et contiennent jusqu’à l’arrivée le retour de ses poursuivants. Vincent Riou remporte ainsi sa deuxième victoire d’affilée.

Pour les Ultime, la course se transforme en duel entre François Gabart-Pascal Bidégorry et Thomas Coville- Jean-Luc Nélias. L’écart crée reste quasiment le même à l’arrivée à Itajaí en faveur du duo Gabart-Bidégorry.

Vainqueurs Monocoque 40 : Le Conservateur - Yannick Bestaven & Pierre Brasseur (24j8h10min) Multicoque 50 : FenêtréA Prysmian - Erwan Le Roux & Giancarlo Pedote (16j22h29min) Monocoque 60 : PRB - Vincent Riou & Sébastien Col (17j00h22min) Ultime : Macif - François Gabart & Pascal Bidégorry (12j17h19min) »

F.2.2.1 Annonce officielle du chavirage

(source : www.transatjacquesvabre.org, publié le 26 octobre 2015)

« Chavirage pour le Maxi80 Prince de Bretagne

Alors qu’il évoluait à 140 milles au large de la Corogne et se préparait à parer le cap Finisterre en passant à l’extérieur du DST (Dispositif de Séparation de Trafic), le Maxi80 Prince de Bretagne a été victime d’un chavirage. Lionel Lemonchois et Roland Jourdain sont sains et saufs et ont trouvé abri à l’intérieur du trimaran. Ils n’ont pas demandé d’assistance et leur équipe technique met actuellement tout en œuvre pour organiser leur

367 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

secours et celui de leur monture. Au moment de l’incident, le bateau progressait alors au près dans un vent de Sud sud ouest de 20 à 25 nds avec rafales à 30 nds.

Plus d’informations à venir demain. »

F.2.2.2 Première déclaration officielle après chavirage

(source : www.transatjacquesvabre.org, publié le 27 octobre 2015)

« Lionel Lemonchois revient sur les dernières 24 heures

Victimes d’un chavirage dans le golfe de Gascogne, hier soir, aux alentours de 20h15, Lionel Lemonchois et Roland Jourdain, n’ont finalement pas eu d’autre choix que de dé- clencher leur balise de détresse, cet après-midi, aux alentours de 15h30 Tu. Immédiatement, un hélicoptère du MRCC Madrid s’est mis en route pour aller les secourir sur zone, à 150 milles dans le nord-ouest de La Corogne. L’opération, coordonnée par le CROSS Gris Nez s’est déroulée avec succès et le duo du Maxi80 Prince de Bretagne a ainsi rejoint le port de La Corogne sur les coups de 20 heures, ce soir. Le skipper emblématique des producteurs bretons est alors revenu sur les circonstances de l’accident et le sauvetage puis il a expliqué ce qu’il souhaite mettre en place pour réussir à récupérer son bateau dès que les conditions le permettront. Interview.

Lionel, pouvez-vous revenir sur les circonstances de l’accident ? « Je n’ai pas vu grand- chose car j’étais dans le bateau. On était au près, sous trinquette, dans de la mer, avec entre 15 et 17 nœuds de vent. Dix minutes avant, avec Bilou, on se posait la question de savoir s’il fallait qu’on déroule le solent ou pas. Je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai juste eu le temps de bondir et d’attraper Bilou pour l’attirer dans la descente. Est-ce que c’est le fait d’une vague ou d’une survente ou bien des deux, c’est difficile à dire. C’est dur parce que nous avions passé le plus gros du mauvais temps et que la météo allait vraiment en s’arrangeant. »

Qu’avez-vous ressenti à ce moment-là ? « C’est le ciel qui vous tombe sur la tête. J’ai déjà vécu ça il y a deux ans (sur la Mauricienne, ndlr). Revivre deux fois de suite la même chose, ça commence à faire beaucoup. Je n’ai pas pensé à la Transat mais au bateau, à

368 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

toute cette somme de boulot et d’énergie que nous avons dépensé pour que le Maxi80 Prince de Bretagne soit comme il est. C’est terrible de voir tous ces efforts foutus en l’air en l’espace de deux secondes et de penser aux conséquences qu’il va y avoir derrière. »

Dans un premier temps, vous n’avez pas demandé d’assistance puis finalement, vous avez déclenché votre balise de détresse. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ? « Hier soir, quand j’ai appelé Mino (Dominique Vittet, le directeur technique du team, ndlr), il m’a annoncé des vents de plus en plus forts, précisant que ça pourrait monter jusqu’à 40 nœuds dans la soirée de jeudi. Cet après-midi, il y avait déjà cinq à six mètres de creux et ça soufflait à 30 nœuds. Je me suis dit que ça ne valait pas la peine de se mettre en danger à deux dans une mer pas loin d’être démontée. J’ai quand même fait en sorte de larguer le gréement pour soulager le bateau. J’y suis parvenu après deux bonnes heures passées dans l’eau avant d’être récupéré par les secours et de quitter le bateau. »

Comment s’est déroulée l’opération d’hélitreuillage ? « L’hélicoptère du MRCC Madrid est arrivé hyper vite. Il nous a même surpris car on ne l’attendait pas si rapidement. Il est passé une première fois au dessus de nous puis a refait un tour avant de descendre un gars qui nous a monté l’un après l’autre, Bilou d’abord et moi ensuite. Au total, ça a duré vingt minutes. C’était très impressionnant de voir le type au bout de son câble au dessus du bateau balancé dans tous les sens, mais on a vite senti que l’équipe avait l’habitude de faire ce genre de chose car l’opération s’est déroulée de façon très carrée et très pro. »

On imagine que, maintenant, votre priorité, est d’essayer de récupérer le Maxi80 Prince de Bretagne ? « En tous les cas, nous allons tâcher de faire ce qu’il faut pour. Nous avons commencé les discussions pour trouver un remorqueur. L’idée, a priori, c’est plutôt d’es- sayer de remorquer le trimaran à l’envers jusqu’à La Corogne ou un autre port assez proche, puis de le gruter pour le retourner. A mon sens, c’est ce qui sera le moins destructeur pour lui. Notre équipe technique s’occupe de ça et si possible, nous partirons jeudi soir après le coup de vent pour être sur zone vendredi. »

Lionel Lemonchois, Roland Jourdain, tout le team Prince de Bretagne ainsi que les 2 300 producteurs de la coopérative remercient vivement les hommes du MRCC Madrid ainsi que ceux du CROSS Gros Nez pour la rapidité et l’efficacité de leur intervention. »

369 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

F.2.2.3 Résumé de la traversée du golfe de Gascogne

(source : sport24.lefigaro.fr ; publié le 28 octobre 2015)

« Les marins de la transat pansent leurs plaies

Par Martin Couturié. Mis à jour le 28/10/2015 à 11h49. Publié le 27/10/2015 à 19h04.

Chavirage, abandons, retours au stand : la tempête a fait des dégâts dans le golfe de Gascogne mais sans provoquer d’hécatombe.

Le golfe de Gascogne a été fidèle à sa réputation. Odieux, redoutable et impitoyable avec ceux qui viennent le défier au cœur de l’automne. Après un départ ultra calme du Havre dimanche, les marins de la Transat Jacques Vabre n’ont pas tardé à en subir sa colère lundi avec le passage d’un front dépressionnaire féroce qui a laissé quelques bateaux sur le flanc. Victimes de ses flots déchaînés et de sa brise hurlante. La situation plus grave a concerné Lionel Lemonchois et Roland Jourdain, qui après le chavirage de leur maxi multicoque Prince de Bretagne, lundi soir, à 140 milles du cap Finisterre, n’avaient pas réclamé d’assistance. Mais mardi après-midi, au vu des conditions météo devant encore se dégrader sur la zone (40 nœuds annoncés avec des vagues gigantesques), les deux ma- rins retranchés dans leur coque centrale retournée ont finalement déclenché leur balise de détresse pour demander de l’aide devenue urgente. Et, à 18 heures, la bonne nouvelle est tombée, annonçant leur «hélitreuillage réussi». Loin de là, taillant déjà la route le long du Portugal, les marins des trois Ultimes rescapés ont pu commencer à respirer après ces deux premières journées de Transat dantesques. Et la course a repris ses droits, Thomas Coville et Jean-Luc Nélias (Sodebo) tenant en respect François Gabart et Pascal Bidégorry (Macif) distancés de 63 milles au classement de 17 heures, le duo Le Blévec-Le Vaillant (Actual) étant déjà lui relégué à 252 milles.

Le duo Eliès-Dalin, nouveau leader

Du côté des monocoques 60 pieds, après les abandons des tandems Beyou-Legros (Maître CoQ, problème de gréement) et Josse-Caudrelier (Edmond de Rothschild, ava- ries diverses) et le retour au port de Lagravière-Lunven (Safran, voie d’eau), les tenants majoritaires de l’option ouest ont enfin pu tourner leur étrave vers le sud après avoir né-

370 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

gocié le passage du front et géré la bascule du vent du sud-ouest au nord-ouest. Ils ont surtout pu commencer à panser leurs plaies, en constatant que sur la route la plus cas- sante, ils avaient réussi à éviter une hécatombe meurtrière. Comme celle ayant décimé la flotte de la Route du rhum 2002. Au classement de 17 heures, Yann Eliès et Char- lie Dalin (Queguiner-Leucémie Espoir) ont pris les commandes en main, en filant quatre nœuds plus vite que les sudistes Thomson-Altadill (Hugo Boss, à 15 milles) et de Pavant- Régniau (Bastide-Otio, à 17 milles). Fabrice Amedeo, journaliste au Figaro, et Éric Péron (Newrest-Matmut) pointaient eux au 14e rang (à 80 milles des leaders), fatigués mais bien vivants.

Bourgnon et Lamiré abandonnent. À 16h50, ce mardi, Gilles Lamiré et Yvan Bourgnon ont informé la Direction de Course de la Transat Jacques Vabre qu’ils étaient entrés en collision avec un container. Suite au choc, les deux flotteurs de leur multi50 French Tech- Rennes Saint Malo sont endommagés. La situation est sous contrôle et les deux hommes ne sont pas blessés. »

F.2.3 Résumé de la course de 2017 par l’organisateur de l’événement

(source : www.transatjacquesvabre.org, consultation décembre 2019)

« Une course serrée, des duos frappés

Top départ du Havre à 13h35 le dimanche 5 novembre. La météo se déroule comme dans les meilleurs livres : un front, une descente pleine balle vers le sud, un Pot au noir capricieux, une dernière ligne droite rapide. Sur le papier, cette 13e édition de la Transat Jacques Vabre s’annonçait palpitante. Elle le fut en réalité pour les 37 duos : 15 Class40, 6 Multi50, 13 Imoca et 3 Ultimes.

Class40 : 14 changements de leaders en 17 jours de course, un temps de référence de l’épreuve explosé de plus de 5 jours, moins de 18 minutes d’écart à l’arrivée. Indécis jusqu’au bout, le match qui a opposé V and B à Aïna Enfance et Avenir a finalement tourné à l’avantage de V and B. Leaders plus de la moitié de la course, l’équipage d’Imerys Clean

371 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

Energy n’a pu endiguer les attaques des deux tandems français dans l’alizé du sud-est.

Multi50 : Lalou Roucayrol avec Alex Pella comme co-skipper signe sur cette 13e édition de la Transat Jacques Vabre sa 9ème participation et sa première victoire.

Partis du Havre en tête, avec la ferme intention de rester aux commandes de la course, les deux hommes donnent le ton : ils sont favoris, tout comme Erwan Le Roux et Vincent Riou sur FenêtréA - Mix Buffet. La suite ne sera qu’un duel passionnant entre les deux Multi50 qui se partagent tour à tour la tête du classement.

Imoca : A 52 ans, Jean-Pierre Dick associé à Yann Eliès s’offre une 4e victoire sur la Transat Jacques Vabre. Une première dans l’histoire de la Route du Café. Au départ, ils étaient 6 Imoca à pouvoir l’emporter, la course s’annonçait difficile et c’est bien ce que l’on doit retenir de cette 13e édition. Sur le podium, SMA deuxième et Des Voiles et Vous ! troisième ont du s’accrocher pour tenir le rythme effréné d’un St Michel-Virbac.

Ultime : A bord de Sodebo Ultim’, Thomas Coville et Jean-Luc Nélias s’imposent à Salvador de Bahia. En position de chasseurs dans la Manche, le golfe de Gascogne et jusqu’après Les Canaries, ils prendront les commandes du duel qui les oppose tandem Josse/Rouxel par le travers de l’archipel du Cap Vert.

Vainqueurs Class40 : V and B - Maxime Sorel & Antoine Carpentier (17j 10h 44mn 15s) Multi50 : Arkema - Lalou Roucayrol & Alex Pella (10j 19h 14mn 19s) IMOCA : St Michel-Virbac - Jean-Pierre Dick & Yann Eliès (13j 7h 36mn 46s) Ultime : Sodebo Ultim’ - Thomas Coville & Jean-Luc Nélias (7j 22h 7mn 27s) »

F.2.4 Représentation générale de l’action

Les figures F.2 et F.3 représentent l’action générale, respectivement, pendant la Transat Jacques Vabre 2015 et la Transat Jacques Vabre 2017. Le tressage de l’action avec la recherche apparaît également.

372 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

Figure F.2 – Segmentation de l’action pour l’échantillon 4.

Figure F.3 – Segmentation de l’action pour l’échantillon 5.

373 F.2. PRÉSENTATION DE LA TRANSAT JACQUES VABRE

374 Annexe G

Corpus documentant la Route du rhum

Cette annexe rassemble des illustrations représentatives des données collectées pour documenter la question de recherche pendant l’échantillon 3.

G.1 Composition de la catégorie Ultime

Présentations de la catégorie et des concurrents d’après le site internet de l’organisateur de la course (www.routedurhum.com, consulté en octobre 2014).

« Cette classe créée à l’occasion du Rhum 2010 et très prisée en cette 10ème Route du Rhum, porte bien son nom puisqu’elle regroupe les bateaux les plus puissants et les plus rapides de la course : de grands multicoques suggérant à eux seuls, par leurs di- mensions, le défi humain à l’état pur. Dans leur diversité, ces géants incarnent aussi la créativité et la liberté architecturale et renouent avec les premières éditions de la course, celles des années 1982 et 1986, époque expérimentale en matière de grands multis, où s’alignaient au départ de drôles de libellules volages et surdimensionnées. Cette année, ils sont 8 trimarans dans cette catégorie composite. Tous capables de boucler le parcours en moins de 8 jours, de naviguer à des vitesses largement supérieures à 30 nœuds. Ces huit bateaux sont pourtant différents dans leurs mensurations et leur philosophie (puis- sance/légèreté/robustesse/confort) en fonction du programme pour lequel ils ont été conçus au départ. Ces géants vont demander d’énormes capacités d’anticipation de la part de leurs

375 G.1. COMPOSITION DE LA CATÉGORIE ULTIME

Nom du ba- Longueur (m) Largeur(m) Masse (t) Toile maxi teau (m2) Maxi Spindrift 2 40 23 21 804 Banque Popu- 31,5 22,5 18 678 laire VII Sodebo Ultim 31 21,2 NC 663 Idec 29,7 16,5 11 520 Maxi 80 Prince 24 18,2 7,2 441 de Bretagne Multi 70 Ed- 21,2 16,8 6,3 409 mond de Rot- schild Musandam 21,2 16,8 6,3 409 Oman Sail Paprec Recy- 21,2 16,8 6,3 409 clage

Tableau G.1 – Tableau comparatif des bateaux de la catégorie Ultime

skippers et des qualités de pilotage hors pair. Pour eux, arriver en Guadeloupe constituera déjà un exploit. Par ordre de taille, il est possible de subdiviser les Ultimes engagés sur la Route du Rhum 2014 en 4 groupes :

1. Le Maxi Spindrift 2 skippé par Yann Guichard, le trimaran le plus grand jamais construit pour la course au large (131 pieds, tête de mât culminant à 40 mètres), taillé à l’origine pour les grands records en équipage.

2. Trois trimarans de 100 pieds (ou presque) : Banque Populaire VII (vainqueur de la Route du Rhum 2010) aux mains de Loïck Peyron, Idec Sport de Francis Joyon et Sodebo Ultim’ de Thomas Coville.

3. Le très léger Maxi80 Prince de Bretagne, 80 pieds, de Lionel Lemonchois.

4. Trois trimarans de 70 pieds presque identiques, anciens MOD70 revisités et adaptés pour le solitaire : Multi70 Edmond de Rothschild de Sébastien Josse, Musandam Oman Sail de Sidney Gavignet et Paprec Recyclage confié à Yann Eliès.

La victoire ne reviendra pas forcément au châssis le plus grand ou le plus puissant. C’est le binôme bateau/skipper qui fera la différence. »

376 G.2. DÉCLARATIONS DU VAINQUEUR DE L’ÉDITION PRÉCÉDENTE

G.2 Déclarations du vainqueur de l’édition précédente

Interview de Franck Cammas, publiée par Sport.fr le 30/10/2014 par Axel Capron : « Qu’en pense le tenant du titre ? "A mon avis, Sodebo et Banque Populaire sont assez proches sur le papier, ils ne seront pas très loin en termes de performances pures, même si le premier est beaucoup plus moderne et va intrinsèquement plus vite. Mais en solitaire, plein de différences se font ailleurs. Ensuite, il y a un bateau intermédiaire avec Prince de Bretagne. La dernière fois, ça n’a pas marché avec Gitana 11 (rallongé pour le Rhum 2006 de 60 à 77 pieds pour Yann Guichard qui terminera quatrième, ndlr), mais je pense que Prince de Bretagne est mieux né. Lionel (Lemonchois) a eu plus de temps de préparation et il va attaquer sans états d’âme." Dans la même catégorie des skippers qui ne se posent pas de questions, Franck Cammas place son dauphin de 2010, Francis Joyon : "Il est tout seul, mais en solitaire, c’est quelqu’un qui nous étonne toujours." ».

Extrait de déclaration de Franck Cammas (dont l’ex trimaran Groupama a été acheté par Banque Populaire et confié à Loick Peyron), publié par son agence de presse (Welcome on board) le 31/10/2014 : « Mis à part Mike Birch âgé de 83 ans et peu concerné par la classe des Ultimes, les anciens parient tous sur Coville, Peyron, Guichard ou Lemonchois. Pour le skipper Groupama, c’est entre Coville, Peyron et Lemonchois. »

G.3 Déclarations de skippers en course

G.3.1 Yann Elies, Paprec-Recyclage, le 5/11 midi

« On a une haute pression qui nous court après et qui cherche à nous manger. Il ne faut pas que ça arrive. A chaque fois j’ai l’impression que ça y est, c’est parti, puis le vent finit toujours pas retomber [triangulation]. Hier soir j’ai eu des problèmes électroniques qui m’ont obligés à ralentir. J’ai perdu une bonne heure à bricoler à l’intérieur pour trouver d’où cela venait. J’ai cassé une bosse de ris. Il a fallu que je la répare pour renvoyer de la toile. J’ai aussi un bas hauban qui s’était fait la malle au bout de 24 h qu’il a fallu que je le refixe. Ces petites choses me font perdre à chaque fois 1/4 d’heure, une demie heure, je dois arrêter le bateau, bricoler etc. J’espère que la série est terminée ! J’ai réussi à manger assez souvent. Mon seul souci, c’est qu’avec les pépins

377 G.3. DÉCLARATIONS DE SKIPPERS EN COURSE

techniques, je n’arrive pas à rattraper le sommeil. Je n’arrive pas à recharger les batteries pour être serein et lucide, un peu comme dans une Solitaire du Figaro. »

G.3.2 Sidney Gavignet, Musandam Oman Sail, le 6/11 matin

« 7 nœuds ce n’est pas grand-chose et ce n’est pas pour rassurer un marin qui n’a pas envie de se faire larguer par le reste de la troupe. Yann et son Paprec font le tour de la paroisse. À fond de balle, Lionel et son Prince se sont déjà fait la malle. J’espère ne pas être le dernier couillon à rester profiter de ces petits airs. [triangulation] »

G.3.3 Lionel Lemonchois, Prince de Bretagne, le 6/11 matin

« Ça va bien, je suis sorti de la molle hier, j’ai un peu largué mes camarades, surtout j’ai enfin pu dormir correctement, je me sens reposé, en forme, avec un bateau qui tient la route avec des vitesses correctes. Les trois premières nuits, je n’ai pas l’impression d’avoir dormi, je fermais les yeux sans trouver le sommeil, ça devenait stressant, les choses sont plus faciles maintenant. Je suis sous grand gennaker, grand-voile haute, le temps est gris avec des grains, le vent n’est pas trop fort, c’est du vent de Nord pour l’instant. Ça déboule à 27 nœuds, On a commencé à enlever les cirés, sauf cette nuit, dès que le jour se lève, il fait bon, ça mouille moins, on passe la journée sans ciré, c’est plus agréable. La suite, ça ne sera pas du tout droit, tout droit, il devrait y avoir deux ou trois petits empannages. On est encore en bordure d’anticyclone, encore un effort et ça devrait le faire. Je vais faire une petit sieste maintenant. »

G.3.4 Lionel Lemonchois, Prince de Bretagne, le 6/11 après-midi

« Désormais à 500 milles à l’ouest des Canaries, Lionel Lemonchois profite, depuis peu, des alizés. Et s’il doit encore composer avec quelques grains, il affiche néanmoins des belles moyennes et continue doucement mais sûrement de creuser l’écart sur ses poursuivants directs tout en comblant doucement son retard sur les deux leaders. Autant dire que le moral du skipper du Maxi80 Prince de Bretagne, qui a réalisé un très joli coup tactique ces dernières 24 heures, en se recalant au sud, affiche un moral d’enfer d’autant qu’il a pu

378 G.3. DÉCLARATIONS DE SKIPPERS EN COURSE

bien se reposer la nuit dernière. A la mi-journée, il a joint son équipe. Extraits.

Un joli coup tactique « Le petit bord dans le sud réalisé hier s’est révélé franchement pas mal. Avant d’y aller, j’avoue avoir un peu hésité car ce n’est pas facile de se décider de naviguer avec des angles très fermés. Il se trouve que j’ai bien fait. Je suis content. J’ai joué avec ce que j’avais sur l’eau et pas avec ce qu’il y avait sur les cartes. Comme la molle descendait du nord, je me suis dit que pour me sortir de là, je n’avais pas le choix : il fallait que je tente un truc au sud [éléments de triangulation avec l’appel]. C’est bien que ça ait payé car depuis le départ, les conditions sont toujours plus faciles pour ceux qui sont devant. Grâce à cette petite option, je reste dans le même jeu que Banque Populaire et Spindrift. Ce matin, sur les « pos reports », j’étais d’ailleurs un peu plus rapide qu’eux. Le vent a bien changé. Il est plus nord que prévu et cela me permet de descendre. Plus je vais au sud, plus j’ai de chances de toucher des alizés propres. Aujourd’hui, je ne devrais pas avoir d’empannage à effectuer. Les routages ne m’en prévoient d’ailleurs qu’un seul d’ici à l’arrivée à la Tête à l’Anglais, mais en réalité, c’est difficile de dire combien je vais avoir à en faire puisque, depuis hier, les conditions que j’ai sur l’eau ne sont pas conformes aux fichiers. En attendant, j’essaie de faire marcher la machine au mieux. Là, j’ai entre 17 et 22 nœuds de vent. Ça varie en fonction des nuages et des grains. Par ailleurs, je suis satisfait parce que j’ai enfin réussi à trouver le sommeil alors que depuis le départ, je n’y arrivais pas et cela avait tendance à me stresser un peu. C’est vrai que le début de course a été difficile, mais c’est souvent ça une transat : on en chie pendant deux ou trois jours et ensuite ça s’arrange. A présent, la mer est rangée et je devrais trouver des alizés plus réguliers très prochainement. »

G.3.5 Yann Eliès, Paprec Recyclage, le 6/11 après-midi

« C’est la première fois depuis le départ que je me sens en aussi grande forme. J’essaye d’attraper les alizés mais ce n’est pas encore ça. Avec mes routeurs, on a le sentiment d’avoir navigué comme on le voulait hier, d’être allé où on voulait et ça a payé. J’ai fait pas mal de petites siestes et plusieurs fois au réveil, je mettais 1 à 2 minutes à réaliser où j’étais, ce que je faisais là. Ça veut dire que j’étais vraiment allé dans le dur et ça

379 G.3. DÉCLARATIONS DE SKIPPERS EN COURSE

ne m’arrive pas souvent. Ça y est, il fait beau, les embruns sont chauds. Je suis passé en ciré car il y a encore de l’humidité mais c’est beaucoup plus agréable. Hier soir après l’empannage, je me suis changé. Je n’avais pas encore enlevé ma sèche depuis le départ. Ça a fait du bien d’être propre même si le lavage à la lingette n’est pas ce qu’il y a de mieux. »

G.3.6 Sébastien Josse, Edmond de Rothschild, le 6/11

(source : www.gitana-team.com)

« Tous les concurrents de la catégorie Ultimes ne sont pas logés à la même enseigne. Si tel est le cas techniquement parlant depuis Saint-Malo, puisqu’il s’agit d’une classe Open avec des trimarans allant du simple au double de longueur, l’affaire était hier météorolo- gique. En effet, une zone de vents faibles due à l’étirement de l’Anticyclone des Açores dans le Sud-Est est venue redistribuer les cartes après le passage de Madère. Seul le leader - Banque Populaire VII -, profitant de son positionnement en pointe, avait pu se faufiler en avant et sortir indemne de cette zone qui a ralenti la progression des trimarans dans leur conquête de l’Ouest. Durant 24 heures, Sébastien Josse n’a pas ménagé ses efforts, en multipliant les empannages sous les grains, pour s’extirper de ce flux instable et ga- gner enfin les alizés. Et depuis le milieu de matinée, le skipper d’Edmond de Rothschild a retrouvé des vitesses supérieures à 20 nœuds, passant en mode pilotage dans les alizés. Effet papillon Petits écarts et grandes conséquences ! Ces quelques mots résument la scène qui s’est jouée hier après le passage de l’archipel portugais. Car la zone de molles, qui se présentait devant les étraves de six des sept concurrents de la classe Ultimes, a laissé des stigmates sur le classement de la Route du Rhum. Destination Guadeloupe. De même, elle a joué avec les nerfs des solitaires en ne les libérant de ses griffes qu’au compte-gouttes : « La situation a été compliquée la nuit dernière car la transition a finalement avancé avec eux. La sortie était vraiment proche - moins de 20 milles - mais Sébastien a couru après toute la nuit, avec beaucoup de manœuvres sous les nombreux grains. Lionel Lemonchois a réussi à passer dans un trou de souris mais Sébastien, qui a croisé seulement quelques milles derrière lui, n’avait pas du tout les mêmes conditions. C’est parfois ainsi la météo ! Il faut savoir rester

380 G.4. INFORMATIONS TRANSMISES PAR L’OBSERVATEUR

philosophe et patient. La route est encore longue et il nous reste des coups à jouer jusqu’à la fin » rappelait Antoine Koch, l’un des routeurs du Multi70 Edmond de Rothschild. Enfin de la glisse Depuis le départ de Saint-Malo, il y a quatre jours, les conversations avec Sébastien Josse étaient rares et brèves, se résumant au strict nécessaire. Cet après-midi, tandis que le Multi70 Edmond de Rothschild filait au portant, son skipper a pu s’extraire un peu du bateau pour nous faire partager sa vie à bord : « C’est cool ici ! » lâchait le solitaire en grande forme, avant de nous dresser sa première carte postale de la Route du Rhum : « Autour de moi, le décor a bien changé. La nuit dernière, j’étais sous les grains avec de la pluie et un vent quasi absent. Alors que maintenant, le vent est enfin rentré et j’avance dans le bon sens, direction la Guadeloupe. Le bateau glisse bien et c’est une autre course qui démarre. C’est grand ciel bleu, la mer est ordonnée et les tempéra- tures sont déjà bien plus sympathiques avec 23° à 25°C. Mais ça va vite donc le ciré est encore de rigueur. Ce matin, j’ai pu me changer et faire un brin de toilette, la première depuis le départ.» Sébastien ne manquait pas de glisser un mot à l’attention de Julien Gatillon, le chef du restaurant gastronomique du 1920 (Domaine du Mont d’Arbois) qui lui a confectionné des plats sous vide spécialement pour sa traversée : « Côté alimentation, mieux serait indécent. Je ne risque pas de perdre du poids sur cette transat ! Les plats de Julien sont délicieux, avec une préférence pour l’instant pour les cakes aux fruits et le navarin d’Agneau.» Si le moral est au beau fixe, le bilan comptable est conséquent. Le Multi70 Edmond de Rothschild accuse en fin d’après-midi plus de 400 milles de retard sur le leader et une centaine de milles sur Prince de Bretagne, actuellement 3e. Au pointage de 18h, tous, exception faite de Paprec Recyclage - semblaient être sortis de cette zone de transition et naviguaient enfin dans un régime de Nord-Est plus soutenu ; la course pouvait reprendre ses droits. »

G.4 Informations transmises par l’observateur

G.4.1 Message du chercheur le 5/11 à 7h14

Date: Wed, 05 Nov 2014 07:14:54 +0100 From: Sylvain Mondon To: maxi, [...] Subject: Info rapide GFS Salut Lionel,

381 G.5. RETRANSCRIPTION D’UNE CONVERSATION TÉLÉPHONIQUE

pendant la nuit tu as pris de l’avance sur le routage à 90\%, il semble qu’on puisse désormais réutiliser la polaire à 100\% Le grib GFS pendant ses premières heures est assez différent du vent que tu as et que tu as eu pendant la nuit, aussi je ne l’ai pas laissé sur le serveur ftp. en attendant d’avoir le CEP de ce matin, pour la mise à jour de la route (porte P2 et la suite), tu peux utiliser le CEP d’hier midi que j’ai remis sur le serveur. Il est plus proche de la réalité. le grib cep d’hier midi est un peu long à charger car j’ai augmenté la résolution à 0,25oC. celui de 00 ce jour est attendu pour 7h15/7h30 tu à toute à l’heure, Sylvain

G.4.2 Message du chercheur le 5/11 à 08h56

Date: Wed, 05 Nov 2014 08:56:34 +0100 From: Sylvain Mondon To: maxi, [...] Subject: = Météo + info route de mercredi 5 Salut Lionel, la porte P02 reste valable, 23W entre 29o30N et 30o30N l’ETA à P03 est jeudi 6 entre 5h et 8htu les alizés peuvent fluctuer pas mal jusquau 25/26W : refus fraichissant devant toi (maxi gauche : 17 nds au 360) et ado mollissante derrière toi (maxi droite : 12 nds au 045) A l’ouest de 26W, le vent sera bcp plus stable une veine d’alizés à 15/19nds variant entre 040/075 se maintient au sud de l’anticyclone des Açores sur toute la période A moyen terme après la porte PO2, la veine de vent peut être balisée par la porte PO3. PO3 : sur 35W entre 25o30N et 27o30N Bonne journée, Sylvain le 5 à 7h55tu

Toutes ces indications de mise à jour de la logique de navigation définie par le skipper avant le départ se sont avérées fausses à l’exception des éléments concernant la porte P02.

G.5 Retranscription d’une conversation téléphonique

Retranscription de l’appel téléphonique du 5/11/2015 à 10h56 fr (1 min. 27 sec.) :

LL : « salut, c’est Lionel » SM : « salut Lionel, comment ça se passe à bord ? »

382 G.5. RETRANSCRIPTION D’UNE CONVERSATION TÉLÉPHONIQUE

LL (ton agacé) : « j’ai que des merdes [silence] je fais déjà du 260 en tribord amure [silence] en plus j’ai du bricolage à faire [silence] » ; LL (calme, sans stress détectable) : « le vent mollit et prend de la droite, [silence] c’est bizarre, [silence] j’ai envie de gyber vers le sud pour ne pas m’enfoncer dans la molle,[silence] qu-est-ce que je risque vers le sud ? Tu penses quoi ?» ; SM (calme et froid) : « La molle vient du nord, les fichiers sont inutilisables, la forme et la largeur sont inconnues, rester en tribord amure te permet d’attendre pour voir comment ça évolue, empanner te permet d’aller voir ailleurs » ; LL (sans changement de ton, enchaînement rapide) : « OK j’y vais ». SM (calme et froid) : « OK à plus tard ».

G.5.1 Document de route synthétique

La figure G.1 présente le document synthétique (trajectoire théorique affichée avec logiciel Adrena ; Commentaires avec logiciel GIMP ; données de vent Météo-France) élaboré à l’issue de la dernière discussion à terre avant le départ de la course pour récapituler les premiers jours de navigation.

Figure G.1 – Carte récapitulant les intentions du skipper le matin du départ.

383 G.6. INFORMATIONS TRANSMISES PAR LES SYSTÈMES DE BORD

G.6 Informations transmises par les systèmes de bord

La figure G.2 présente les paramètres du bord transmis toutes les 10 minutes pendant la course complétée de colonnes de commentaire, d’éléments de codage provisoire renseignés par le chercheur au fil de l’eau et complétée pendant l’analyse après triangulation avec les autres sources (cf. figure G.2).

G.7 Récits de course après l’arrivée

G.7.1 Les premiers mots du skipper de Prince de Bretagne à l’arrivée

« Oh là là, je ne tiens plus debout. Je ne voudrais pas être à la place de Sidney. Il ne m’a pas vu venir. Je suis passé à terre. Ce n’est pas la première fois que je passe par ici. Toute la course a été une belle bagarre. J’étais un peu dépité il y a deux jours quand je suis tombé dans cette espèce de tempête tropicale en formation. Je visais le podium. J’aurais du faire plus de marquage, j’ai été trop ambitieux. Je visais la 2e place, j’y croyais. Voilà. Le bateau a quelques petits bobos, mais il va bien. Il aurait mérité une meilleure place. T’arrêtes pas sur ce bateau : tu tournes dans un sens, dans l’autre, tu ranges les bouts, tu les défaits, t’arrête pas. Dur ? Oui, par moment. Les deux premiers jours ont été un peu sport. Fallait pas que ça dure trop longtemps. »

« J’ai l’impression d’avoir été dans le match. A part Loïck qui nous a fait son Loïck. Il a très bien navigué et a eu des passages à niveau qu’on n’a pas eus, comme lors du passage à Madère [le 5 novembre]. ça s’est fermé pour nous derrière. Mais en moyenne, les vitesses étaient assez comparables. C’était bien puissant cette course et la vitesse du bateau, au passage du cap Finisterre, je marchais à 42 nœuds dans les vagues. hallucinant, hallucinant. C’est bon d’arriver, je suis content d’être là. J’ai digéré la déception et puis j’ai réussi à m’en refaire un sur la fin, ça remet le moral. Le rythme de vie ? J’ai rarement aussi peu dormi en une semaine. Je ne pense pas avoir dormi d’un vrai sommeil. J’ai fait des petits comas de 30 à 45 minutes. Il y avait du rythme, on se tirait la bourre. Arrivé à Madère, je n’avais pas encore trouvé le sommeil, ça me stressait. J’étais trop pris par le truc, impossible de dormir. Là, je suis prêt à tomber »

384 G.7. RÉCITS DE COURSE APRÈS L’ARRIVÉE

Figure G.2 – Paramètres de navigation transmis en temps réel toutes les 10 minutes complétées avec les annotations.

385 G.7. RÉCITS DE COURSE APRÈS L’ARRIVÉE

G.7.2 Autoconfrontation de Lionel Lemonchois avec sa trajectoire

Ce mardi 11 novembre à 07h44 heure de Paris, Lionel Lemonchois a franchi la ligne d’arrivée de la 10e Route du Rhum-Destination Guadeloupe, bouclant ainsi les 3 542 milles du parcours en 8 jours 17 heures 44 minutes et 50 secondes, à la vitesse moyenne de 16,89 nœuds. Le skipper du Maxi80 Prince de Bretagne, qui a pris un très bon départ avant de déborder en tête le cap Fréhel, attaqué dans le golfe de Gascogne puis le long des côtes Portugaises malgré les conditions dantesques, tenu la cadence imprimée par les plus grands bateaux de la course lors de la descente jusqu’aux Açores avant d’être stoppé dans son élan à cause d’une dépression tropicale ayant parasité l’alizé sur sa route, s’est battu jusque dans les dernières longueurs. La preuve, dans les dévents de l’ouest de la Guadeloupe, il a réussi un dernier joli coup tactique qui lui a permis de redoubler Sidney Gavignet et de s’octroyer la quatrième place. Réactions à chaud.

Lionel, quel premier bilan tirez-vous de cette Route du Rhum Destination Guadeloupe « Ca a été un belle bagarre, du début à la fin. Évidemment, je suis un peu déçu de finir quatrième parce que je visais le podium, mais j’ai quand même l’impression d’avoir été bien dans le match. Après les Açores, je croyais encore à la deuxième place mais en me décalant un peu au nord pour trouver des vents qui devaient être plus favorables, je suis finalement tombé sur une tempête tropicale en formation. Les premiers se sont échappés et les autres sont revenus. J’aurais sans doute dû jouer davantage le jeu du marquage. Peut- être que j’ai été trop ambitieux mais je pense vraiment que Yann (Guichard, Spindrift 2) était rattrapable, à l’inverse de Loïck (Peyron, Solo Maxi Banque Populaire VII). Lui, la vraie différence, il l’a faite au début, dans les conditions de mer difficiles car il était clairement plus à l’aise. Ensuite, comme il était devant, il a réussi à passer juste devant la dorsale avant que ça ne se referme. A ce moment-là, j’ai compris qu’on ne le reverrait plus.»

Vous parlez de cette dépression tropicale qui a ruiné vos espoirs de podium. Racontez- nous ? « Personne ne l’a vue arriver. Elle m’a bouffé la vie pendant 48 heures. Pour commencer, une ligne de grains m’a rattrapé et m’est passée dessus. Gennak, solent, solent gennak j’ai passé mon temps à manœuvrer. C’était les prémices de la dépression tropicale

386 G.7. RÉCITS DE COURSE APRÈS L’ARRIVÉE

qui s’est ensuite décalée vers l’ouest. Le hic, c’est que derrière, il n’y avait plus de vent puisque l’alizé était complètement parasité. J’étais pratiquement arrêté alors que mes adversaires, plus au sud, cavalaient à plus de 20 nœuds de moyenne. Moi qui visais le podium, à cet instant, je me suis vu finir sixième. L’horreur, vraiment l’horreur. Je n’ai redémarré que le soir. Ca a été dur à avaler. Normalement, en étant là où j’étais positionné, le vent était censé être avantageux or en fait, pas du tout. De toute la traversée, mis à part le tout au début, il n’y a jamais eu les conditions annoncées par les fichiers météo. C’est d’ailleurs assez incroyable»

Vous évoquez le début de la course. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a été sportif ? « ça a, effectivement, été dur pendant une trentaine d’heure, jusqu’au large du cap Saint-Vincent. Le plus raide a été la première nuit, dans le golfe de Gascogne. La mer était forte et le bateau souffrait beaucoup. J’aurais pu lever le pied mais j’ai vu que ça passait. En passant le DST (dispositif de Séparation de Trafic) du cap Finisterre, je m’étais décalé dans l’ouest pour pouvoir descendre comme un avion et j’ai réalisé une pointe à 42,3 nœuds ! On a tous vraiment attaqué fort. Cela étant dit, j’ai quand même fait deux beaux plantés, au large du Portugal. Il y avait des creux de quatre mètres environ. Je ne pensais pas que c’était possible. J’avais justement conçu un grand bateau pour éviter ça mais ça s’est produit quand même.»

Vous avez terminé sur une jolie note, en redoublant Sidney Gavignet lors du tour de la Guadeloupe. Quel coup avez-vous joué ? « En fait, à un moment, après la Tête à l’Anglais, je suis descendu à la table à cartes et sur l’AIS j’ai vu un bateau. En tapant dessus, j’ai découvert qu’il s’agissait d’Oman Sail. J’avoue avoir été un peu surpris car au nord de l’île, il avait une quinzaine de milles d’avance sur moi. Je pensais donc qu’il avait déjà débordé Basse-Terre. Du coup, j’ai joué. Pif-paf, pif-paf. Je suis passé au ras de la côte avec l’air frais qui descend et qui crée un petit courant d’air sur une bande assez étroite. J’ai tricoté dedans pendant que lui, qui était peut-être à un mille au large, n’avait pas un fil de vent. Forcément, cela a été assez jouissif pour moi. Pour lui, en revanche, ça a dû être sacrément dur. Je me disais qu’il allait me détester.»

Lors de cette Route du Rhum, avez-vous rencontré beaucoup de pépins techniques ? « Vendredi dernier, j’ai connu un problème de centrale. Il semble que ce soit le côté tribord

387 G.8. CLASSEMENTS ÉLABORÉS PAR LA DIRECTION DE COURSE

qui ait mis le bazar partout. La veille déjà [jeudi 6 nov], j’étais tombé en rade de pilote automatique. Il avait fallu que je m’arrête pour le changer. Tout a fait rideau d’un coup. Je n’avais plus rien. L’électronicien m’a guidé par téléphone. Il m’a fait tout débrancher puis re-brancher. J’ai supprimé pas mal de trucs mais ce que j’ai conservé était suffisant. Il n’empêche que cela m’a stressé pas mal parce que finir 1 600 milles sans pilote et sans électronique, ça n’aurait pas été facile. J’ai, par ailleurs, pété les chèvres de foil puis le bas de la dérive. Hormis ça, le bateau arrive en très bon état. Je suis vraiment content de lui. Il aurait mérité mieux qu’une quatrième place. Je vais le laisser se reposer un peu avant de partir faire le tour de la Martinique puis le convoyage retour à la fin du mois. De mon côté, je vais également faire un bon break. Je suis bien fatigué, bien rincé. Je ne tiens plus debout.»

G.8 Classements élaborés par la direction de course

Figure G.3 – Classement du 5/11/2015 à 8h48 fr

Figure G.4 – Classement du 5/11/2015 à 12h48 fr

388 G.9. COMPARAISON DE TRAJECTOIRES

Figure G.5 – Classement du 6/11/2015 à 12h48 fr

G.9 Comparaison de trajectoires

Figure G.6 – Position et trajectoire de la flotte le 5 novembre à 6h37 fr

Figure G.7 – Position et trajectoire de la flotte le 5 novembre à 9h14 fr

389 G.10. TABLEAU DE BORD DE COLLECTE DE DONNÉES

Figure G.8 – Position et trajectoire de la flotte le 5 novembre à 11h51 fr

Figure G.9 – Position et trajectoire de la flotte le 6 novembre à 12h42 fr

G.10 Tableau de bord de collecte de données

La figure G.2 récapitule les sources de données essentielles de l’échantillon mais aussi le format et le volume d’éléments collectés.

390 G.10. TABLEAU DE BORD DE COLLECTE DE DONNÉES

Tableau G.2 – Tableau de bord du corpus de données collectées pendant l’échantillon 3.

391 G.10. TABLEAU DE BORD DE COLLECTE DE DONNÉES

392 Glossaire

— AC : accomplissement consciencieux, absorbed coping — AIMS : Association internationale de management stratégique — AIS : Système automatique d’identification, automatic identification système — ANR : Agence nationale de la recherche — CNAM : Conservatoire national des arts et métiers — CNRS : Centre national de la recherche scientifique — CNU : Conseil national des universités — CROSS : centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage — CTA : analyse de tâches cognitives, cognitive task analysis — DSA : conscience de situation distribuée ou distributed situation awareness — DST : dispositif de séparation de trafic — DTI : délibération thématique impliquée, involved thematic deliberation — F NEGE : Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion des entreprises — HCERES : Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement su- périeur — HRO : organisation de haute fiabilité, high reliability organisation — IMOCA : International monohull open class association — INSHS : Institut des sciences humaines et sociales du CNRS — LIRSA : Laboratoire interdisciplinaire de recherches en sciences de l’action — MRCC : centre de coordination des secours en mer, maritime rescue coordination centre — NDM : décision en situation ou perspective naturaliste de la décision ou cadre naturaliste de la prise de décision, naturalistic decision making

393 GLOSSAIRE

— PBS : études fondées sur la pratique ou practice-based studies — RGP P : réforme générale des politiques publiques — SAP : stratégie comme pratique ou strategy as practice — SPSG : Société de philosophie des sciences de gestion — SNSM : Société nationale de sauvetage en mer

394

Sylvain MONDON Une approche par la pratique des relations entre action, organisation et décision en contexte extrême : le cas de la course au large à la voile

Résumé : La problématique de la recherche porte sur les relations entre action, décision et organisation en contexte extrême pendant la recherche de performance. Ces relations sont abordées sous l’angle d’une action en train se faire en vue d’analyser la gestion de décalages temporels de pratiques décisionnelles dans une mise en perspective temporelle de l’action. Deux épisodes de course au large sont analysés au moyen d’une approche ethnométhodologique de l’activité organisée par une pratique décisionnelle en immersion au sein de l’organisation en compétition. Les décalages temporels entre la perception d’événements à enjeux et leurs traitements au sein de l’organisation sont modélisés sous la forme du phénomène décisionnel. Nous concluons que, dans un contexte extrême, la performance de l’organisation est liée à son aptitude à mettre en œuvre une pratique décisionnelle en cohérence avec les circonstances temporelles de l’action. Cet apport contribue à une théorie pratique de l’organisation.

Mots clés : Décalage temporel, pratique décisionnelle, compétition de multicoques, relation événement-risque, relation sécurité-performance, transformation organisationnelle, études fondées sur la pratique, cadre de prise de décision naturaliste, investigation par la pratique, ethnométhodologie.

Abstract : Research issue is dedicated to the relationships between action, decision and organization in extreme context during performance seeking. These relationships are approached from the point of view of an ongoing action in order to analyze time lags management in decision-making practices in a time perspective of action. Two offshore racing sample are analyzed using an ethnomethodological approach by decision-making practice of the organized activity based on an immersion within the organization during competition. Time lags between the perception of events at stake and their management within the organization are modeled in the form of decision phenomenon. We conclude that, in extreme context, organization’s performance is linked to its ability to implement a decision-making practice consistent with temporal circumstances of the action. This result contributes to a practice theory of organization.

Keywords : Temporal lags, decision practice, multihull race, event-risk link, security-performance link, organization transformation, practice based studies (PBS), naturalistic decision making (NDM), pratice based inquiry, ethnomethodology.