La bienvenue et l’adieu © Éditions La Croisée des Chemins - Résidence Oued Dahab Angle rue Essanaâni Appartement N° 1 1er étage - Quartier Bourgogne Casablanca 20050 ISBN : 978-9954-1-0365-4 Dépôt légal : 2012MO/0143 Courriel : [email protected]

© Éditions Karthala ISBN : 978-2-8111-0606-5 Site Internet : www.karthala.com Sous la direction de Frédéric Abécassis, Karima Dirèche et Rita Aouad La bienvenue et l’adieu Migrants juifs et musulmans au Maghreb (XVe-XXe siècle)

Volume I : Temps et espaces

Actes du colloque d’Essaouira Migrations, identité et modernité au Maghreb, 17-21 mars 2010

Colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb

Essaouira, 17- 20 mars 2010

Rabat, le 15 mars 2010 Le CCDH est, comme son nom l’indique, une institution nationale consultative placée auprès de Sa Majesté le Roi. Il est chargé de promouvoir et de défendre les droits humains dans leur intégralité et indivisibilité. Depuis sa création en 1990, il a été appelé également à accompagner la transition démocratique du pays. À ce double titre, il s’est pleinement engagé dans le processus de réconciliation conduit par la Commission indépendante d’arbitrage, puis par l’IER, dont il est le légataire officiel dans la mesure où il a la charge du suivi de la mise en œuvre de ses recommandations. Une des principales recommandations de l’IER portait sur la nécessité de restaurer la mémoire du pays et de relire l’histoire nationale d’une manière apaisée. Les moments des grandes migrations comptent parmi ceux qui réclament le plus une telle relecture. Au-delà des manipulations et des récupérations politiques, toujours possibles, toute grande migration laisse soupçonner en effet, derrière elle, des push factors qui peuvent aller de la misère ordinaire à la persécution plus ou moins méthodique, en passant par divers degrés d’oppression, et qu’il s’agit d’identifier, de documenter et de reconnaître, car il y va de la capacité d’une société à se guérir, à se réunifier et finalement à survivre et à se projeter dans l’avenir. Certes, ce colloque ne se limite pas à l’examen des grandes migrations contemporaines. Mais le migrant, c’est l’homme. Hier comme aujourd’hui, c’était le meilleur témoin, à la fois des carences humanitaires des sociétés humaines et de leur aspiration infatigable au mieux. Pour nous au CCDH, c’est une autre raison de venir à ce colloque pour nous y instruire. Ahmed Herzenni Président du CCDH

Avant-propos

André Azoulay

Mot d’accueil Ce rendez-vous n’est pas un rendez-vous ordinaire. En ouvrant nos travaux, permettez-moi d’exprimer le vœu que nos réflexions soient aussi proches que possible de la vérité scientifique et que sur une thématique qui suscite généralement des débats passionnés et parfois irrationnels, la sérénité s’impose pour amorcer ici un processus qui, je l’espère, va se prolonger. C’est une première étape ; il y en aura d’autres, car nous sommes sur le bon chemin. Celui de la rencontre collective pour récupérer une histoire et une mémoire qui nous appartiennent à tous. C’est la première fois, je le note avec exaltation et responsabilité, que nous sommes réunis pour aborder des sujets dont il faut dire honnêtement, que nous n’avions pas eu l’audace, le courage ou la maturité requise pour les évoquer plus tôt ensemble, dans une démarche solidaire et éthique. Cette démarche commence aujourd’hui, à Essaouira, grâce à vous tous. Mais prenez là aussi la juste mesure du fait que nous allons enfin aborder tous ces thèmes à partir de leur profondeur historique. On a trop longtemps réagi, façonné, et forgé nos attitudes et nos réflexes en privilégiant l’événement ou l’instant, et on a malheureusement trop souvent oublié d’ouvrir les livres d’histoire. Ici, nous allons ensemble réfléchir sur la grande distance, dans la grande durée, celle de la vérité historique.

9 Deuxième nouveauté, nous allons travailler en recontextualisant tout ce qui nous est commun. On a trop souvent et parfois abusivement et de façon caricaturale, parlé des migrations juives, des migrations musulmanes, quand elles étaient toutes marocaines ou maghrébines. Il aurait fallu parler du Maroc ou du Maghreb avant de parler de juifs ou de musulmans. Ici il n’y aura pas de dichotomie et nous allons collectivement nous efforcer de résister à toutes les frilosités de l’instant, pour pousser le plus loin possible notre réflexion sans nous écarter de la rigueur scientifique. Plus nous irons loin, plus nous serons légitimes dans la démarche et mieux nous serons préparés justement à apporter la réponse de notre histoire commune à l’équation judéo-musulmane telle qu’elle s’offre à nous, aujourd’hui au Maghreb, avec ses incertitudes, sa complexité et ses contrastes. Les aléas du moment sont dans la tête de chacun d’entre nous. Et on ne va pas les oublier ou les éradiquer simplement en disant : on ne veut pas voir, on ne veut pas entendre, on ne veut pas savoir. Je pense qu’on doit tout entendre, tout dire, savoir le maximum, pour apporter la réponse marocaine, la réponse maghrébine, aux défis auxquels nous sommes confrontés. Ici comme ailleurs, les faits historiques sont irréfragables et seule leur réalité doit nous guider. C’est pour cela que ce rendez-vous d’Essaouira est différent et riche de promesses, et je suis à la fois fier et heureux que ce processus naisse ici, à Dar Souiri où depuis 2003 la parole est donnée et la scène est ouverte aux poètes et aux chanteurs juifs et musulmans du Maghreb et du Moyen-Orient, pour déclamer, chanter et danser ensemble, en ressuscitant un répertoire qui, il y a fort longtemps, avait le talent de s’écrire à deux mains et la grâce de se chanter à deux voix. Le génie du lieu Sur Mogador-Essaouira, deux ou trois compléments d’information et nuances. La présence juive dans cette ville ne remonte pas à la période du roi Mohammed Ben Abdallah. La présence juive est plus ancienne, même si le chapitre le plus emblématique de cette histoire date du XVIIIe siècle. Seconde nuance, l’histoire de la communauté juive ne s’est pas arrêtée. On a pu employer le terme de finie, je ne crois pas que cette histoire soit finie. Et ce que je vais dire sur Essaouira s’applique à tout le Maroc. Ce qui est symptomatique du judaïsme marocain, c’est la force et la permanence de son identité revendiquée et assumée comme de son adhésion spontanée et volontariste à ses racines. Le judaïsme marocain contemporain ne commence pas et ne finit pas avec

10 Avant-propos la seule référence démographique au nombre résiduel de juifs encore présents sur le sol marocain. On est aussi Marocain dans sa tête, et pas seulement par sa présence sur le sol marocain. Les juifs marocains sont en majorité restés fidèles et attachés à leurs racines où qu’ils se trouvent. C’est une réalité à la fois sociale, politique, culturelle et historique qu’il faut prendre en compte. Aujourd’hui, il y a près d’un million de juifs dans le monde, qui se réfèrent à leur marocanité. C’est ce qui fait à la fois la singularité, et je crois la force et la légitimité de cette communauté quand elle se définit comme marocaine. Je crois qu’il faut prendre la juste mesure de cet enracinement, parce que rien n’oblige ces Marocains qui sont en Angleterre, aux États-Unis, en Israël ou ailleurs, à préserver leur langue, à cultiver leur mémoire, à transmettre leur histoire, à épanouir leur rituel ou leur vie sociale là où ils vivent désormais, très loin du Maroc. Il ne s’agit pas non plus d’un ascenseur social ou économique, loin de là. C’est un choix délibéré volontaire, et collectif. C’est un choix qui est le nôtre. C’est ce qui me fait dire ici que l’histoire du judaïsme marocain n’est pas celle d’un livre dont on écrirait ici la dernière page. Très rapidement, si vous me le permettez, encore deux autres précisions : dans son intervention consacrée aux familles juives de la ville, Sidney Corcos a beaucoup parlé, à juste titre, des tujjar as-sultan, ces grands hommes de la scène politique, diplomatique et économique qu’Essaouira a donnés à l’Angleterre et aux États-Unis. C’est important de le savoir et on pourrait en citer d’autres, mais il y a d’autres espaces où ont excellé les Souiris. Il s’agit de la littérature, de la musique et des sciences sociales. Il en est ainsi, par exemple, des écoles d’exégèse de la Torah à Essaouira, qui ont aussi marqué le judaïsme universel. Autre chose, l’école de musique andalouse juive à Essaouira est une école sur laquelle on ne peut pas faire l’impasse. Le professeur Chetrit, qui est parmi nous, connaît mieux que quiconque cette réalité. C’est l’une des marques d’excellence de la ville, et il est important de la mettre en perspective avec la production souirie en général, du zajal en particulier, en arabe dialectal. Les poésies qui ont été écrites ici en arabe dialectal par des Souiris, musulmans et juifs ont été pendant longtemps la colonne vertébrale de la culture littéraire et artistique locale. Et ce n’est pas non plus par accident qu’aujourd’hui la renaissance d’Essaouira passe par la musique et par la poésie. Il y a là une réalité et un déterminisme historique qu’il faut garder en mémoire.

11 Je terminerai en rappelant que l’analyse que nous faisons ici pour les Marocains de confession juive rejoint de très près les mutations sociales qu’a connues Essaouira dans sa composante musulmane. Des flux substantiels de migrations dans les deux communautés ont modifié les équilibres démographiques et socioculturels de la cité et, là aussi, il y a souvent convergence de destin et de destinée. Enfin, je n’ai pour ma part aucun complexe à faire référence et à revenir au nom de Mogador, puisque, je le rappelle, Mogador est un nom qui est parti d’ici vers le nord de l’Europe. Il n’est pas descendu du Nord vers le Sud. La rue de Mogador à , ou le théâtre Mogador, la porte Mogador aux Galeries Lafayette sont nés ici. Quand le prince de Joinville a bombardé Mogador en 1844 et qu’il l’a conquise pendant quelques semaines, il a voulu honorer sa maîtresse qui était comédienne à Paris en lui achetant un théâtre qu’il a baptisé du nom de la ville qu’il venait de conquérir. Le théâtre a ensuite donné naissance à la rue, la rue à la porte des Galeries Lafayette et ainsi de suite. Le nom de Mogador est endogène et il appartient au Maroc et à son patrimoine. À propos de la session « Trajectoires individuelles » Nous venons de vivre une matinée exceptionnelle et je vous en suis profondément reconnaissant. Je voudrais y ajouter deux notes personnelles, la première pour dire ma gratitude à Albert Memmi qui est avec nous. Ma gratitude, car entré très jeune dans la rhétorique marxiste et fasciné à la fois par la rigueur et la puissance de cette pensée et de cette école, j’ai au même moment trouvé dans la lecture de La Statue de sel, l’éclairage et le support intellectuel qui m’ont permis de traduire dans mon propre environnement, ce que j’apprenais ou découvrais en lisant Marx. Il est probable que sans La Statue de sel, j’aurais renoncé beaucoup plus tôt et beaucoup plus vite à mon initiation marxiste et j’y aurais certainement beaucoup perdu en rigueur et en rationalité. C’est ensuite de Felix Nataf que je voudrais parler en complétant tout ce qui a été dit ici très justement à son propos ce matin. Juif tunisien lui aussi, Felix Nataf est à tous égards une personnalité atypique du judaïsme maghrébin. Il s’est très tôt converti au christianisme, sans rien céder de son identité juive. Venu s’installer au Maroc pendant le protectorat français, il a rejoint dès la fin des années 1940, le camp des libéraux français qui avaient pris fait et cause pour le mouvement national marocain et pour la fin du protectorat. Décidément peu avare de contradictions et de paradoxes, Felix Nataf deviendra à la même époque l’un des principaux conseillers

12 Avant-propos du président de l’Omnium nord-africain, le groupe industriel et financier français le plus puissant du Maroc et le plus profondément ancré dans les rouages et dans les instances de la colonisation française. Riche de toutes ces complexités, Felix Nataf n’en a pas moins été le passeur le plus attachant de son époque. Tunisien, il affichait sans réserve sa marocanité en se battant pour l’indépendance du Maroc. Français, il avait fait le choix de s’identifier aux valeurs les plus emblématiques de la République en militant au Maroc pour la liberté, la justice et la dignité reconnues et partagées par le plus grand nombre. Juif converti, il se disait catholique pour approfondir et prolonger son judaïsme. J’ai rencontré Felix Nataf au cœur de toutes ses contradictions et de toutes ses croisades. Il acceptait le débat avec patience et sérénité et il savait vous faire comprendre, avec pudeur et malice, que ses choix pouvaient déconcerter et créer chez ses interlocuteurs plus de doutes que de certitudes. Mais très vite, il vous faisait comprendre que la réponse à vos propres interrogations faisait partie de son sacerdoce, sans restriction et sans tabou. À propos de la session « Départs » Un complément rapide à l’excellent exposé de Jean-Pierre Dedieu. Quand, en Espagne, les juifs ont été confrontés au racisme le plus régressif et le plus sanglant, c’est de l’islam qu’est venu leur salut et c’est l’islam qui leur a fait retrouver la dignité et leur condition d’être humain. Il ne faut pas se priver de convoquer et de revisiter cette page exaltante de l’histoire du judaïsme et de l’islam. Il ne faut pas s’en priver parce que cette histoire est vraie et il faut en parler parce que nous avons plus que jamais besoin de savoir que cette période a existé, même s’il y a eu au même moment des pages moins glorieuses de la même histoire, je pense notamment à la période des Almohades. Propos de shabbat, un vendredi soir à Essaouira La soirée est belle, nos débats ont été riches et nous sommes très nombreux réunis ici, musulmans et juifs, pour célébrer ensemble l’entrée du shabbat, comme Essaouira a eu le talent et le don de le faire en écrivant pendant des siècles les plus belles pages de notre histoire commune. La magie et la lumière de ce moment de grâce partagé m’invitent à refaire avec vous le parcours du combattant qui a été le mien ces trente dernière années, pour mieux mesurer le chemin parcouru, le chemin qui nous permet d’être réunis ce soir, sur les rivages d’Essaouira.

13 Ce parcours commence en 1973, l’année où avec quelques amis juifs marocains et séfarades vivant en Europe, nous décidons de créer à Paris le groupe Identité et dialogue. Identité parce que nous étions à ce moment-là au fond du précipice. Partout où ils avaient essaimé, de nombreux juifs marocains, prisonniers de leur aliénation culturelle et soumis à la pression d’un environnement souvent hostile et agressif, n’hésitaient pas à changer leurs noms et leurs lieux de naissance. Au lieu de s’appeler Dahan, Tolédano ou Azoulay, ils troquaient leurs patronymes pour Durand ou Dupont et, plutôt que d’être nés à Rabat, Fès ou Marrakech, ils s’inventaient des lieux de naissance fictifs à Aix-en-Provence, Toulouse ou Strasbourg. Ce déni de soi était suicidaire et porteur de drames futurs dont on voyait se dessiner la trame sanglante en Israël. Ce fut notre chapitre identité, celui de la lente et douloureuse reconquête de la dignité et de la fierté de soi. Ce soir, nous sommes donc là pour fêter et célébrer notre mémoire retrouvée et notre identité reconstruite. Je ne peux pas m’empêcher à cet instant précis d’imaginer ce qu’il serait advenu de notre belle histoire si nous avions, nous aussi, accepté de participer au suicide collectif auquel nous étions conviés par le consensus ambiant et dominant de cette époque. Identité mais aussi dialogue car pour ceux d’entre nous qui avaient choisi de ne rien céder, de ne rien concéder ni sur leurs noms, ni sur leurs lieux de naissance et encore moins sur les fondements philosophiques de leur propre identité, cette résistance à l’amnésie et au déni de soi n’avaient de sens que dans la mesure où nous restions fidèles aux valeurs que nous avaient enseignées nos rabbins, nos instituteurs, nos parents, à Essaouira et partout ailleurs au Maroc. Ces valeurs étaient, pour faire court, celles de l’acceptation et du respect de l’autre. Il n’y avait pas de justice ou de dignité qui soient légitimes pour soi si elles n’étaient pas aussi celles reconnues à l’autre et voulues pour tous les autres. Au sein d’Identité et dialogue et depuis Paris, pour chacun d’entre nous, cet autre et ces autres avaient un nom, celui de la Palestine et des Palestiniens. Nous y sommes venus naturellement et sans détour ou faux fuyant. Notre histoire, nos sensibilités, notre identité et notre vécu trouvaient ainsi naturellement leur cohérence et leur légitimité dans cet engagement pour le droit, la justice et la dignité. Discours de clôture « Ils savaient que c’était impossible alors ils l’ont fait », c’est Mark Twain qui l’a dit et écrit et ce dicton me semble, ce soir, le plus approprié pour qualifier à la fois

14 Avant-propos la qualité, la densité et la réussite de ces trois journées de débats sur Migrations, identité et modernité au Maghreb. Migration, identité et modernité appliquées pour l’essentiel à la migration, à l’identité du judaïsme au Maghreb et à la profondeur historique de la relation judéo- musulmane dans notre région, à sa résilience, à ses vérités, à ses incertitudes mais aussi à ses renaissances successives quand tout aurait pu disparaitre, sombrer dans l’indifférence ou se dissoudre dans l’amnésie collective qui aurait fini par vaincre et s’imposer à tous par défaut, par vacuité ou par indifférence. Ces trois journées à Essaouira feront date et nous savons maintenant que le pire n’est pas le plus probable. En partageant ce constat avec vous, je pense avec la même intensité à cet instant de lumière que j’ai vécu ici il y a près d’un demi-siècle, à quelques dizaine de mètres de Dar Souiri où nous sommes réunis. C’était à la fin des années 1950, dans le bureau de mon père ; l’un de ses meilleurs amis, Hadj Limam était venu le voir comme tous les soirs et, après les accolades d’usage, avait sorti des poches de sa djellaba un petit sac rempli de terre qu’il a remis à mon père en lui disant : « Je rentre d’Al Qods où je viens de péleriner et comme il t’est impossible d’y aller, je suis venu partager mes prières avec toi et t’apporter un peu de cette terre sainte qui nous appartient à tous les deux. » Cette scène m’a accompagné toute ma vie. J’en ai compris la force, la profondeur et la tranquille modernité longtemps après. Mais aujourd’hui et cinquante ans plus tard, quasiment au même endroit, c’est sur la force tranquille de cette image exaltante de fraternité partagée que je voudrais conclure en soulignant encore une fois que mon judaïsme au Maroc, en terre d’islam, n’a jamais été celui de la posture convenue du militant ni celui de la seule nostalgie. Cette histoire, notre histoire, chacun l’aura compris ici, ne s’écrit pas pour moi seulement au passé.

Merci Frédéric Abécassis, Merci Karima Direche, Merci Driss El Yazami d’avoir voulu, d’avoir su et d’avoir réussi à nous réunir pendant ces trois journées et dont nous avions tellement besoin pour nous réconcilier avec nous-mêmes.

15 Prosper Chetrit, dit Hajj Massoud, « dernier juif d’Oran » (Tafilalet, vers 1927–Oran, mars 2010) Photo M. Arrif et K. Dirèche Introduction

Frédéric Abécassis et Karima Dirèche

C’est la rencontre en 2008 avec un vieil homme de 82 ans vivant à Oran qui a fait naître l’idée de ce qui est devenu pour nous tous, au-delà de tous les noms qu’il a pu prendre, « le colloque d’Essaouira ». Alors qu’il est décédé en mars 2010 quelques jours avant la tenue de cette rencontre, sa figure en a accompagné la préparation, associée à la lancinante idée, périlleuse pour l’historien, mais hautement heuristique, qu’une autre histoire et un autre destin pour les juifs du Maghreb auraient peut- être été possibles. Ce vieil homme, connu sous le nom de Hadj Messaoud dans le quartier du centre-ville d’Oran où il a presque toujours vécu, était un juif du Maroc arrivé en Algérie alors qu’il était encore enfant. Né dans le Tafilalet en 1927 ou 1928 dans une famille de commerçants grossistes en tissus, et enfant unique d’un couple désuni, il se retrouve en Algérie, au gré des pérégrinations de la famille de sa mère. Jusqu’à son adolescence, il est scolarisé dans une école à Oran. Sa mère profite de ce séjour algérien pour demander le divorce et le garder auprès d’elle. La Seconde Guerre mondiale, l’instauration du régime de Vichy et l’application des lois antijuives en Algérie le font renvoyer au Maroc où sa mère estime que les juifs sont plus en sécurité. Il est recueilli par un de ses oncles paternels, car son père, entre-temps, était décédé, emporté à l’âge de 40 ans par une crise d’appendicite. La Libération le fait revenir à Oran, où il apprend successivement les métiers de tailleur et de cordonnier. Sa mère lui ouvre alors un magasin de chaussures et il se spécialise dans le travail de bottier.

17 Dans l’entretien filmé accordé en 20081, Hadj Messaoud, qui s’appelait aussi Prosper Chetrit, nous a livré des éléments de sa vie et de celle de sa famille. Il raconte, à sa manière avec des mots simples, sa mobilité entre l’Algérie et le Maroc, la Seconde Guerre mondiale, les aléas de la guerre d’indépendance, le départ des juifs vers la et vers Israël, les pratiques du pouvoir algérien nouvellement indépendant, la terreur des années 1990… Dans cette vie telle qu’elle nous a été racontée se dessinent en filigrane l’histoire de l’Algérie et du Maroc, l’histoire et le destin des juifs du Maghreb, l’histoire du temps colonial, celle des communautés religieuses en terre d’islam. Mais, en même temps, son récit de vie ne représente que lui-même, sans qu’il ait jamais manifesté aucune prétention à parler au nom des juifs d’Algérie ou du Maroc. Au contraire, dans son récit, il y a comme une distance raisonnée presque froide (apportée sans doute par le temps, la vieillesse et la solitude) à l’égard de ses coreligionnaires dont il interprète le départ, en 1962, comme un châtiment divin. Un châtiment causé, selon lui, par leur « impiété » et leur volonté de « vouloir ressembler à tout prix à des Français ». Pourquoi, lui, est-il resté ? S’agissait-il d’un choix volontaire et raisonné (avec une forme d’agir sur son existence) ? Ou alors, les concours de circonstances, les aléas de la vie et de l’histoire ont-ils contribué à faire en sorte qu’il reste en Algérie (dans une logique de destin, de mektoub) ? À contre-courant des dynamiques historiques de l’époque, où les indépendances des pays du Maghreb ont coïncidé avec les grandes vagues de départ des juifs d’Algérie, du Maroc, de Tunisie ou de Libye, la présence de Prosper-Messaoud dans l’Algérie des années 2000 soulève un certain nombre d’interrogations sur les historicités des juifs du Maghreb. Elle remet également en question les catégories d’appartenance et les représentations classiques des juifs d’Algérie : israélite, pied-noir, Européen d’Algérie, rapatrié… Il ne se réclame d’aucune d’elles. La langue arabe est sa langue maternelle, celle de son identité, de sa sociabilité ; ses références culturelles et spatiales sont maghrébines et juives, à mille lieues de la culture d’assimilation française généralement attribuée aux juifs algériens. Le judaïsme, pratiqué et vécu au quotidien, était au cœur de son identité, même si, depuis de nombreuses années, c’est seulement en compagnie de lui-même qu’il célébrait le shabbat. Prosper-Messaoud était un artisan ; un homme simple issu d’un milieu modeste. Sa culture politique n’était pas grande ; il analysait

1. Karima Dirèche et Majid Arrif, Prosper-Messaoud. Un juif d’Oran raconte, Aix-en-Provence, 2009, 135 min.

18 Introduction ce qui arrivait à l’aune des événements qui ont ponctué son existence et à l’échelle de sa personne. Ce qui lui importait, avant tout, était de maintenir la cohérence de son univers et de ses sociabilités. À la fois juif, Maroco-Algérien et Oranais, il ne pouvait pas imaginer vivre ailleurs qu’à Oran, et l’expérience malheureuse d’un séjour de deux mois en Israël en 1962 l’avait guéri à jamais de toute tentative d’un autre départ. Quand nous l’avons rencontré, Prosper-Messaoud vivait dans les réalités pragmatiques de l’Algérie des années 2000. Sa retraite était minuscule (90 €) et il complétait ses revenus par l’écriture de talismans magico-religieux en hébreu. Il recevait, dans son appartement, toutes sortes de personnes venues le consulter et il en tirait une analyse sociologique désenchantée sur l’Algérie d’aujourd’hui. Nulle nostalgie dans ses propos et, s’il y avait des regrets, c’étaient certainement ceux liés à sa jeunesse perdue et à l’absence de sa mère, dont il ne se remettait toujours pas de la disparition – elle est décédée en 1999 à plus de 90 ans. Il a pu évoquer, au cours des entretiens, l’époque d’une certaine insouciance, de la légèreté d’un temps passé où tout semblait aller de soi. Mais c’est surtout la cohérence d’un univers qui lui manquait : celui qu’il avait patiemment construit autour de son métier, de sa mère, de ses amis, de certains lieux de sociabilité et de loisirs. La ville d’Oran fut le théâtre de son existence avec ses boulevards, son front de mer, sa monumentale synagogue, ses cafés, sa population métissée. Une ville d’où les tensions de la guerre d’indépendance et les clivages communautaires étaient étrangement absents. Les longues heures d’entretien révélaient, de sa part, une volonté de ne garder que le souvenir de sociabilités intercommunautaires, celui de la douceur de vivre d’une ville méditerranéenne cosmopolite et joyeuse, celui de la gouaille citadine de sa jeunesse. Les questions concernant la guerre, l’antijudaïsme, les conflits, étaient souvent éludées pour privilégier des représentations d’un passé plutôt heureux et lisse. La double absence Prendre en compte la narration de Prosper-Messaoud, acteur microhistorique, c’est comme ouvrir une fenêtre sur une histoire sociale de l’Algérie. Les fragments de sa vie réinterrogent les idées trop générales sur ce que pouvaient être les juifs d’Algérie dans leur diversité, leurs particularités, leurs choix. Son récit vient rejoindre les trop rares témoignages connus qui remettent en question la course à l’assimilation et à la francisation attribuée aux juifs d’Algérie, dans les décennies qui ont suivi la promulgation du décret Crémieux (1870). Ils soulignent, au contraire, l’extrême vivacité, jusque dans les années 1930, de l’usage de l’arabe algérien ou

19 du berbère dans les sociabilités les plus fréquentes et de spécificités culturelles (vestimentaires, culinaires, habitat…) ; l’attachement à la culture juive algérienne (musique, chants, cuisine) et aux pratiques religieuses. Ce sont deux événements majeurs et traumatiques qui feront basculer les juifs d’Algérie dans un processus accéléré de francisation : l’émeute antijuive de Constantine du 5 août 1934, que l’on désigne très vite comme un pogrom2, et le retrait de la citoyenneté française par les lois antijuives de Vichy. Une exclusion de la cité sur laquelle les juifs d’Algérie émigrés en France demeurent, encore aujourd’hui, très silencieux. Le basculement s’est certainement opéré à ces moments-là et la rupture avec les musulmans s’est consommée, sans même que les acteurs de cette histoire aient vraiment pris la mesure de l’amputation du corps social qui était en train de s’effectuer. Prosper-Messaoud n’a jamais été concerné par le décret Crémieux puisqu’il est toujours resté sujet marocain. L’idée d’être confondu avec un pied-noir ne lui a jamais effleuré l’esprit. Comme il n’a pas accédé à la citoyenneté française ni à ses avantages, son identité première n’a jamais été soumise à d’autres redéfinitions. Marocain ou Algérien selon ses interlocuteurs, pouvant laisser entendre, par son surnom de Hadj, qu’il était musulman, mais juif arabe avant tout, il a traversé sa vie sans remise en question identitaire. En cela, il se démarquait de la majorité des juifs d’Algérie. Au cours de l’été 1962, son destin ne s’est pas confondu ni scellé avec celui des pieds-

2. « […] Au début de l’année 1930, mon père au hasard de ses emplettes me fit connaître un quar- tier bien différent de celui du lycée, “la basse Casbah”. Partant du marché de la rue de la Lyre, la rue Randon (actuelle rue Amara-Ali) conduisait à la grande synagogue d’Alger et se prolongeait au-delà par la rue Marengo (actuelle rue Arbadji). […] Ce qui me frappa fut la tenue vestimentaire des pas- sants : femmes d’âge mur assez corpulentes, robe colorée large et longue jusqu’aux chevilles ceintu- rée par un foulard à franges enroulé autour de la taille, chaussées de pantoufles ou de mules, un autre foulard noué sur la tête ; les hommes étaient, pour la plupart, habillés de noir et coiffés d’un chapeau noir à larges bords. Intriguée, je demandais à mon père qui étaient ces personnes. Ce sont des juifs […], me dit-il, qui habitent et vivent dans ce quartier près de la population indigène avec laquelle ils s’entendent bien, et séparés de la population européenne. Ils ont gardé leurs coutumes ancestrales et leurs habits traditionnels. Il est vrai que l’antisémitisme était manifeste dans les quartiers huppés de la capitale, en témoignaient les graffitis que je voyais sur les murs de l’université près du lycée. Cinq ans plus tard, début 1935, revenant dans ce même quartier, je découvris une véritable méta- morphose : disparus les habits traditionnels, remplacés chez tous et toutes par des vêtements euro- péens analogues à ceux des autres quartiers. La mutation s’était opérée à la fin de l’année 1934, après une véritable tragédie survenue dans la ville de Constantine, un pogrom. », in Aldjia Benallègue- Nourredine, Le devoir d’espérance, Casbah Éditions, 2007.

20 Introduction noirs, en mettant fin à une présence millénaire3 : il s’est toujours tenu à distance de cette confusion des identités, des termes et des historicités où tout finit par se mêler dans ce qui allait devenir une impossibilité à s’identifier et à se dire. Déni des deux côtés qui rend incroyablement douloureux ce rapport au passé : la mémoire juive, qu’il était légitime de gommer pour les autorités de l’Algérie indépendante parce qu’elle se confondait avec celle des Français, n’avait guère plus de chances d’émerger dans les années de plomb avec l’essor des théories liées au choc des civilisations autant qu’aux classiques de l’antisémitisme européen ; la guerre d’indépendance, relue dans cette perspective, n’était que la répétition de la bataille de Khaybar, qui avait vu la défaite des « colons » juifs devant les armées du Prophète. Pour un historien, la vie de Prosper-Messaoud pourrait être posée comme un exercice heuristique ; celui qui permettrait d’accéder à ce passé des juifs du Maghreb et à en renouveler les problématiques historiques. Car, dans l’Algérie d’aujourd’hui, presque rien ne reste de cette présence millénaire : l’accès à la citoyenneté française par le décret Crémieux et la confusion apportée, par l’indépendance, entre juifs et pieds-noirs n’ont fait que renforcer l’oubli de cette histoire. Il n’existe pas, en Algérie, de démarches mémorielles ni de reconstructions communautaires volontaristes semblables à celles qui existent au Maroc ou en Tunisie. L’éphémère résurrection en 2005 du pèlerinage de Tlemcen sur le tombeau du rabbin Ephraïm Enkaoua, considéré comme l’un des plus grands saints thaumaturges du Maghreb, n’a pas résisté à la guerre de Gaza de 2008. La tenue de la rencontre à Essaouira, au contraire, a permis de mettre en relief la spécificité de la situation marocaine : parmi les pays du Maghreb, c’est sans doute le seul où un tel colloque pouvait être organisé. L’ancienneté et la constance de sa politique mémorielle, conjuguée à la vitalité d’institutions communautaires sur place et à l’étranger, ont permis que s’y affirme une continuité historique. Le Maroc et la Tunisie ont, depuis plusieurs décennies, inscrit la démarche mémorielle juive dans une légitimité politique et historique de reconnaissance nationale. Un tourisme de pèlerinage, des colloques sur les juifs marocains, des hommages ou des commémorations relèvent du champ public et participent de la volonté politique d’une lecture patrimoniale se voulant tolérante et œcuménique pour la société

3. Richard Ayoun (en collaboration avec Bernard Cohen), Les juifs d’Algérie ; deux mille ans d’histoire, J.-C. Lattès 1982, réédition Alger Rahma, 1994.

21 marocaine4. Le préambule de la nouvelle constitution, adoptée en juillet 2011, met en avant une unité du royaume qui « s’est nourrie et enrichie de ses affluents africain, andalou, hébraïque et méditerranéen ». Même si les juifs du Maroc et de Tunisie ne constituent, aujourd’hui, qu’une poignée de quelques milliers d’individus, ils demeurent les témoins d’une présence historique ancienne qui n’a pas été arrachée à son identité première. Bien entendu, la question des statuts personnels est fondamentale pour comprendre la diversité des traitements historiques de la judaïté des pays du Maghreb, et l’Algérie présente à cet égard une configuration originale. La promotion des juifs, leur intégration par la francisation à l’État français a certainement exacerbé les sentiments d’injustice et d’inégalité ; et les tensions entre les deux communautés se sont durcies. Ainsi le pogrom de Constantine est généralement attribué à la francisation rapide des juifs dans un cadre d’antisémitisme français virulent qui aurait alimenté les rancœurs et déchaîné un processus de violence inouïe. Mais ne faut-il pas voir, dans cette option massive pour la francisation à l’époque coloniale, de la part des juifs du Maghreb, un effet direct de leur statut de dhimmis5 en terre d’islam ? Le statut juridique des juifs en terre musulmane n’est guère valorisant ni valorisé. Le lexique en arabe des expressions injurieuses concernant le juif est suffisamment éloquent et laisse imaginer toute la gamme de situations possibles de domination et de mépris, supportées par les communautés juives du Maghreb. Soumises à de nombreuses contraintes et à une réglementation spécifique dans l’espace public, elles ont pu faire l’objet de mesures discriminatoires encore

4. Un exemple de colloque associé au 1200e anniversaire de la fondation de la ville de Fès et dans le cadre des manifestations intitulées Les Marocains fêtent leur histoire : « Le judaïsme marocain con- temporain et le Maroc de demain ». Ce colloque s’est déroulé à Casablanca, en octobre 2008, sous le patronage de hautes autorités religieuses et politiques : le Conseil consultatif des droits de l’homme du Maroc, la Rabita Mohammedia des Oulémas du Maroc, l’Institut royal de la culture amazigh, le ministère des Habbous et des affaires religieuses. Au-delà des célébrations officielles, on notera aussi que le magazine Zamane (le « temps » en arabe), premier magazine à traiter de l’histoire du Maroc, tirant à 15 000 exemplaires, consacrait son premier numéro et sa une en novembre 2010 à la question : « Pourquoi et comment le Maroc a perdu ses juifs ? » Soulignons, enfin, le caractère una- nime de l’hommage national rendu à trois figures récemment disparues : Edmond Amran Elmaleh, Abraham Serfaty et Simon Lévy. 5. Terme qui s’applique essentiellement, selon le droit musulman, aux « gens du livre ». Appliqué aux juifs et aux chrétiens, le statut de dhimmi soumet les non-musulmans à l’acquittement d’impôts spécifiques et à un certain nombre de règles et de contraintes.

22 Introduction plus rigoureuses que celles susceptibles d’affecter les chrétiens6. Cette histoire de l’antijudaïsme maghrébin, nécessaire, n’est pourtant pas encore à l’ordre du jour chez les historiens du Maghreb. Pas seulement parce que la thématique renvoie aux tableaux misérabilistes qui avaient accompagné et justifié la colonisation. Altérée, aujourd’hui, par l’antisionisme et par les prises de position liées au conflit israélo- palestinien, elle est reléguée dans le non-dit ou dans des formulations idéologiques communes à l’ensemble du monde musulman. De façon significative, Mahfoud Kaddache, grand historien de la nation algérienne, ne consacre que deux pages aux juifs dans un ouvrage qui en compte plus de sept cents. Et lorsqu’il évoque certains traitements méprisants, c’est aux Turcs et à leur législation discriminatoire qu’ils sont imputés, alors que les juifs d’Algérie auraient été « libres et tolérés » avant leur arrivée7. En symétrie, ces silences et ces dénis de la mémoire sont confortés par les rancoeurs d’une partie de l’historiographie : un propos qui vise à l’évidence à justifier la séparation, se fonde sur un argumentaire faisant du statut de dhimmi une condition malheureuse inhérente à l’islam, traversant le temps et les périodes historiques, dont la période coloniale, jugée plutôt favorable aux minoritaires, aurait effacé la mémoire8. La discipline historique n’a pas pour objet, selon la formule de Jacques Berque, de « prophétiser l’advenu », mais de rendre compte du passé. En adoptant une démarche scientifique qui met ponctuellement entre parenthèses, pour des raisons méthodologiques, l’état actuel et passé du conflit entre Palestiniens et Israéliens, le colloque a permis de mettre en relief la dimension proprement maghrébine de cette histoire migratoire dans ses rythmes, sa diversité de destinations et de processus. La première des exigences de l’argumentaire est d’avoir rappelé que le judaïsme maghrébin est une des réalités culturelles, religieuses et identitaires de l’histoire propre à cet espace. Une histoire plus que millénaire, qui a façonné les pratiques, les langues, les imaginaires de telle façon qu’elle ne peut être que maghrébine et africaine. Il était important de rappeler cette histoire commune

6. Paul B. Fenton et David G. Littman, L’exil au Maghreb, la condition juive sous l’islam 1148-1912, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010. 7. Voir Mahfoud Kaddache, L’Algérie des Algériens, Paris Méditerranée, Edif, 2000, p. 526. 8. À l’ouvrage cité supra, il faut ajouter les travaux de Bat Ye’Or (dir), Le dhimmi : profil de l’opprimé en Orient et en Afrique du Nord depuis la conquête arabe, Éditions Anthropos, Paris, 1980, 335 p., ou bien Les chrétientés d’Orient entre jihâd et dhimmitude : VIIe-XXe siècle (avec une préface de Jacques Ellul), Éditions du Cerf, collection L’histoire à vif, Paris, 1991. 529 p.

23 au Maghreb ; à la fois pour des raisons épistémologiques liées à notre métier d’historien, pour aider à la résilience de mémoires amputées, mais également pour récuser l’amnésie d’État telle qu’elle se pratique aujourd’hui en Algérie ou en Libye. Entre l’amertume et l’oubli, il faut rendre compte de la manière dont l’histoire s’est frayé un chemin. Nul besoin pour cela de mobiliser l’image de l’Andalousie. On aura beau jeu d’en dénoncer aujourd’hui la dimension en partie mythique et une certaine complaisance. C’est oublier que les « Andalousies », chères à Jacques Berque, sont « toujours recommencées », et que c’est en nous-mêmes que nous en portons, à l’image d’une Terre promise, « à la fois les décombres amoncelés et l’intarissable espérance »9. Les sentiers invisibles C’est à l’automne 2008 qu’est née l’idée d’organiser un colloque qui aborde de façon frontale et publique dans un pays du Maghreb la question du départ des juifs, recontextualisée dans sa profondeur historique et mise en perspective avec les flux migratoires des communautés musulmanes. Les trois migrations qui ont marqué la mémoire du judaïsme maghrébin au point d’apparaître aujourd’hui comme constitutives de son identité ne sauraient, en effet, être isolées des mutations et des mobilités qui affectaient, au même moment, d’autres composantes des sociétés du Maghreb. La Reconquista a provoqué le départ et l’installation au Maghreb de nombreux juifs d’Espagne et du Portugal ; elle a aussi marqué le reflux de l’islam du continent européen et l’arrivée au Maghreb de nombre de familles andalouses, musulmanes et juives, redessinant les relations commerciales, les lieux de religiosité, les modes de contacts entre communautés de rites et de cultures diverses, les mobilités linguistiques, les conversions à l’islam ou au christianisme. Si la période moderne a connu d’autres migrations européennes vers le Maghreb, notamment celle des Livournais vers la Tunisie, la colonisation, sous ses formes politiques et socioculturelles, a induit au Maghreb, à partir du XIXe siècle, de nouvelles mobilités. Celles-ci invitent à examiner de plus près le lien entre les déplacements concrets de groupes ou d’individus et les mobilités professionnelles, les changements de statut personnel ou les processus d’acculturation, qu’ils soient individuels ou collectifs.

9. Jacques Berque, Andalousies, leçon de clôture au Collège de France, Paris, Sindbad, 1981, p. 43.

24 Introduction

Enfin, dans la seconde moitié duXX e siècle, la constitution de nouvelles diasporas à partir des différents foyers du judaïsme maghrébin, la migration vers le nouvel État d’Israël sont contemporaines d’une massification des mouvements migratoires au départ du Maghreb et à destination de l’Europe ou de l’Amérique. Une histoire comparée de ces migrations pourrait conduire à réévaluer les poids respectifs de l’identitaire, de l’idéologique, du politique et de l’économique dans les processus migratoires au Maghreb au cours du XXe siècle. Une approche dans la longue durée permet à la perspective comparatiste de se déployer dans toutes les dimensions énoncées par Nancy Green10 : convergente, lorsque le Maghreb fait figure de territoire d’accueil ; divergente, lorsqu’il est pays de départ ; linéaire, lorsque c’est le parcours du migrant lui-même qui est envisagé et sa situation d’arrivée rapportée à celle de départ, dans une migration qui peut être de longue distance, mais aussi interne au Maghreb. La manière dont les migrations modifient les lignes de genre s’inscrit aussi dans cette perspective comparatiste. Lors d’une réunion tenue au printemps 2009, un premier argumentaire a été présenté et débattu, aboutissant à l’intitulé :Les juifs dans les migrations maghrébines à l’époque moderne et contemporaine : spécificités, échanges et recompositions identitaires. L’histoire des phénomènes migratoires, associée à celle du fait communautaire et religieux, permet de se dégager des figures figées, dans des démarches anhistoriques ou essentialistes : les expériences migratoires mettent en jeu des dynamiques qui agissent à la fois sur les catégories d’appartenance, les frontières, les langues parlées et/ou empruntées aux autres, les interactions confessionnelles et intercommunautaires, les processus d’émancipation politique et d’affirmation de soi. Partant du simple constat que le départ des juifs du Maghreb coïncidait avec les grandes vagues de migrations postcoloniales, ce colloque s’est donné pour tâche d’en cerner la spécificité. Partant aussi de l’idée que la migration, pour être vécue collectivement, n’en est pas moins une aventure individuelle, il s’est attaché à mettre en évidence les ressorts des échanges, des constructions identitaires et des recompositions communautaires en situation migratoire. La période envisagée, du XVe siècle à nos jours, permettait à la fois d’inscrire ces mouvements migratoires dans le processus de construction de l’État moderne en

10. Nancy Green, « L’histoire comparative et le champ des études migratoires », in Annales, Écono- mies, Sociétés, Civilisations, 45e année, n° 6, 1990, p. 1335-1350 ; voir aussi Nancy Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002

25 Europe du Sud et au Maghreb, et de considérer le Maghreb dans le double rôle qui a été le sien : terre d’accueil à l’époque de la Reconquista et terre de départ à l’époque coloniale et surtout postcoloniale. Un regard comparé porté sur le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Libye devait permettre de mesurer le poids des conjonctures politiques et des traditions historiques dans les différentes modalités de cette histoire : les juifs du Maghreb n’ont jamais formé une entité culturelle monolithique et encore moins historique. Leur statut personnel a été variable selon les configurations sociopolitiques et socioculturelles des États. Un juif algérien devenu citoyen français en 1870, n’a pas eu le même destin historique que ses coreligionnaires des pays voisins. Les niveaux socio-économiques, le niveau d’éducation, l’accès aux études et les degrés d’assimilation aux modèles dominants (ottomans puis européens) furent autant de clivages qui traversèrent des communautés hétérogènes, et cela selon des historicités différentes. C’est tardivement, début février 2010, que ce colloque a trouvé son titre définitif : Migrations, identité et modernité au Maghreb. La recherche d’une formule plus concise s’est accompagnée de longues discussions sur l’opportunité de maintenir ou non le terme « juifs » dans le titre. La teneur des contributions proposées a fait pencher la balance vers la seconde option : ces migrations « juives » renvoyaient à des processus communs à d’autres composantes des sociétés du Maghreb, et par ailleurs, de nombreux cas montraient que ce n’était pas forcément en tant que juifs que des individus ou des familles se lançaient dans un projet ou un parcours migratoire. Le postulat identitaire lui-même méritait d’être interrogé. Le sous-titre du présent ouvrage, Migrants juifs et musulmans au Maghreb, déplace délibérément la focale de la migration au migrant. Il a trouvé dans un poème de Goethe devenu emblématique du romantisme allemand11 les mots renvoyant à l’universel de la situation migratoire, et cela quels que soient la condition du migrant, sa religion, ses motivations ou ses projets. Surtout, il entend faire du migrant un acteur de sa propre histoire, et non pas un simple objet de l’histoire d’autrui12. Il rejoint en cela la visée que Paul-André Rosental assigne aux sciences humaines, consistant à « bâtir un registre explicatif collectif intégrant la diversité des situations particulières »13.

11. Johann Wolfgang von Goethe, Willkommen und Abschied, poème composé vers 1771. 12. Voir Benjamin Lellouch, Antoine Germa et Évelyne Patlagean (dir.), Les juifs dans l’histoire, de la naissance du judaïsme au monde contemporain, Paris, Champ Vallon, 2011. 13. P.-A. Rosental, Les sentiers invisibles. Espaces, familles et migrations dans la France du XIXe s., Paris, 1999, p. 144.

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En engageant une réflexion sur les causes des départs des décennies 1940-1970, ce colloque a sans doute contribué à transformer en objet d’histoire ce qui demeure aujourd’hui encore un sujet de polémique, lui-même trop souvent analysé de façon extérieure aux acteurs parce qu’il porte la marque des griefs de la séparation. Les positions sont d’autant plus irréductibles qu’elles sont animées par le même souci de désigner des responsables et qu’elles reposent parfois sur des démarches plus militantes, visant à accréditer l’idée que tous les migrants juifs du monde arabe furent, comme les Palestiniens, des réfugiés14. À la conviction que les communautés juives du Maghreb, et du Maroc en particulier, firent l’objet d’une manipulation par des agents sionistes extérieurs avec la complicité objective ou intéressée des États répond le motif de la discrimination et de la persécution, reposant sur l’idée que le nationalisme arabe portait avec lui une réactualisation de la condition de dhimmi. L’action et la réception du sionisme au Maghreb, d’un côté, et, de l’autre, la politique des États maghrébins à l’égard de leurs minorités juives au moment des indépendances furent à bien des égards, déterminantes15. Ni les unes ni les autres n’ont pourtant été l’objet central de l’analyse. Peut-être parce qu’un détour par les principaux intéressés était nécessaire pour tenter de refroidir cette histoire. Loin des simplismes de la polémique, des entreprises mémorielles et des instrumentalisations du passé, ce colloque entendait rendre à cette histoire toute sa complexité et en pointer les équivoques. Sans esquiver les dimensions et les enjeux politiques de ces départs, il a cherché à en réévaluer la place. Il a, pour cela, réintroduit au cœur du questionnement les projets migratoires et les parcours de migrants. De nombreuses communications se sont attachées à élucider des situations, établir les profils de migrants, éclairer des contextes sociaux prenant en compte les politiques

14. Shmuel Trigano (dir.), L’exclusion des juifs des pays arabes, Aux sources du conflit israélo-arabe, Paris, Éditions In Press, 2003. La notion de réfugié juif du monde arabe a trouvé une traduction institutionnelle dans la loi adoptée par la Knesset le 22 février 2010, prévoyant qu’un accord de paix ne pourra être signé avec un pays arabe que s’il inclut des compensations aux réfugiés juifs originaires de ce pays. La loi définit com- me réfugié juif tout citoyen israélien qui a quitté l’un de ces pays – Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Égypte, Irak, Syrie, Liban, Yémen-Aden, Iran – en raison de discrimination et de poursuites ethnico- religieuses. Voir Ftouh Souhail, « La Knesset officialise la compensation arabe aux réfugiés juifs », Magazine terredisraël.com, 23 février 2010, http://www.terredisrael.com/infos/?p=17893, consulté le 31 décembre 2011. 15. Voir la thèse de Ygal Bin Nun, Les relations secrètes entre le Maroc et Israël et l’émigration juive 1955- 1964, Paris VIII, 2002.

27 des États et les enjeux géopolitiques nationaux et internationaux du moment. La multiplicité des catégories administratives et des figures de migrants, forgées sur le moment, dans la gestion de cette migration, ou construitesa posteriori par les acteurs eux-mêmes ou par les sociétés qui les ont accueillis (réfugiés, exilés, déracinés, déplacés, travailleurs migrants…) doivent être rapportées à leurs contextes de production et d’usage. Repenser les migrations Par un jeu sur différentes échelles spatiales et temporelles, le premier volume entend prendre du recul par rapport au traumatisme de ce qui a été vécu par beaucoup comme une véritable amputation du corps social maghrébin. En inscrivant cette histoire dans la longue durée, la première partie tend à en atténuer les blessures et les clivages. Aussi loin qu’on puisse les repérer, les migrations juives ne sont pas celles d’un corps étranger au Maghreb, mais semblent indissolublement liées à la mobilité des confédérations tribales qui ont apporté à cet espace ses différentes strates de peuplement. Les migrations de la péninsule Ibérique vers le Maghreb au moment de la formation des États modernes mettent en avant le lien intime et ambivalent entre migrations forcées et constitution des États-nations, mais aussi entre mobilités et accès à la modernité. Le mouvement même qui signe l’exclusion d’individus ou de groupes d’une nouvelle configuration politique est aussi celui qui tend à dissocier pour tous, et notamment pour les migrants, l’espace de l’expérience de l’horizon d’attente : le passé n’est plus le référent exclusif de l’expérience, tandis que le futur et ce qu’on y projette deviennent une boussole pour le présent16. Cette ouverture de l’avenir autorise des configurations variées selon les contextes entre différentes générations d’arrivants au Maghreb, les communautés en place et les pouvoirs politiques. Le jeu se prolonge et se complexifie avec l’avènement des pouvoirs coloniaux. Cette première mondialisation, contrainte, ouvre de nouveaux marchés, mais elle en impose aussi les règles. L’extension de nouveaux horizons, l’apparition d’opportunités inédites s’accompagnent d’une large diffusion des langues européennes, notamment le français. Les mobilités géographiques accompagnent les mobilités sociales, que celles-ci soient ascendantes, ou qu’elles correspondent à

16. Voir François Dosse, Christian Delacroix et Patrick Garcia, Historicités, Paris, La Découverte, 2009.

28 Introduction des formes de prolétarisation liées au basculement géographique des économies et à l’impossibilité de maintenir sur place des activités anciennes. L’ethnicisation des rapports sociaux rigidifie les appartenances en faisant des juifs la cible de politiques spécifiques d’encadrement, de « protection » et de promotion par l’instruction17. Outre qu’elles amorcent une coupure irréversible avec les musulmans, ces politiques confèrent une importance accrue à la démarcation entre juifs indigènes et ceux pouvant se réclamer d’une ascendance européenne (notamment séfarade ou livournaise), la frontière entre les deux pouvant s’avérer de plus en plus poreuse au fil de la pénétration coloniale. Plus largement, au Maghreb comme ailleurs, les dispositifs de contrôle des migrants, les différentiels en termes de solde migratoire et de qualification des migrants participent de la construction des États-nations par un marquage pérenne des frontières entre les États du Maghreb et par leur rigidification administrative. Le deuxième volume, Ruptures et recompositions, met l’accent sur les trajectoires personnelles et collectives. Un premier moment s’interroge sur les ruptures qui ont précédé ou accompagné les départs, en se posant aussi la question de leur caractère endogène ou exogène : dans le cas du Maroc, si les migrations des années 1950 et 1960 vers Israël ont été largement organisées de l’extérieur, d’autres, dans les années 1920, ont été impulsées localement par des acteurs déjà acquis au sionisme. Les récits de vie montrent des migrants acteurs de leur existence et porteurs de projets : les individus et les groupes ne sont pas passifs face à un destin qui serait défini en amont comme celui de l’exil et du déracinement. Les synergies et les dynamiques déployées autour des départs mais également en diaspora expriment des volontés de changer le cours de l’existence mais aussi, dans une certaine mesure, de maintenir le sentiment d’appartenance à la terre quittée. En ce sens, l’histoire du sionisme au Maghreb mériterait d’être abordée comme l’histoire d’un projet missionnaire, à l’instar des travaux réalisés sur les missions catholiques ou protestantes au Maghreb ou au Levant, qui ont montré toute la diversité des conditions de réception et d’appropriation des dispositifs missionnaires, éminemment variables selon les lieux et les époques18.

17. Voir Mohammed Kenbib, Les protégés, contribution à l’histoire contemporaine du Maroc, Rabat, Faculté des lettres et des sciences humaines, 1996, p. 225 et suiv. 18. Voir Jérôme Bocquet (dir.), L’enseignement français en Méditerranée – Les missionnaires et l’Alliance israélite universelle, Presses universitaires de Rennes, 2010.

29 Beaucoup de contributions, dans cette partie, montrent à quel point, dans la confrontation à l’événement, les identités assignées, combinées à la bureaucratie naissante, ont façonné des destins : juifs italiens de Tunisie, communauté de « Livournais » mise à mal par le protectorat français et la tentation fasciste ; ressortissants européens internés dans des « centres de séjour surveillés », des « camps de transit », des « centres d’internement pour travailleurs étrangers » ou des « centres disciplinaires » mis en place au Maroc par le régime de Vichy ; juifs français de Libye refoulés en Tunisie par les autorités italiennes, juifs britanniques déportés en Italie mais échappant à l’extermination des juifs de la Péninsule du fait de leur nationalité ; juifs d’Algérie devenus « pieds-noirs » en 1962… Les parcours individuels et collectifs de la migration ont révélé les enjeux complexes et ambivalents liés au départ. Si les histoires individuelles expriment souvent des ambitions de promotion sociale et d’aspiration à la modernité, elles participent également aux transformations du groupe. La seconde partie du deuxième volume rassemble des contributions qui se sont interrogées sur les contextes et les modalités des recompositions communautaires, des « réveils » identitaires et des « retours » mus par la mémoire. Un recul historique de près de cinquante ans a permis, dans plusieurs cas, d’esquisser une périodisation du lien entre la mémoire, le sentiment d’appartenance et la recomposition du groupe. Les études quantitatives réalisées sur des actes de mariages célébrés dans des synagogues de Paris et de Montréal des années 1950 à la fin des années 1960, et des études plus qualitatives réalisées à Toulouse ont mis en évidence l’ouverture aux sociétés d’accueil par le mariage exogame et la conversion : les migrations sont les moments par excellence d’une recomposition communautaire. Plusieurs interventions ont souligné, par ailleurs, que c’est dans la migration et en exil que les identités nationales se sont substituées aux identités locales, comme si le fait de se dire marocain, algérien, tunisien ou libyen renvoyait à une historicité commune prenant désormais le pas sur le fait que l’on puisse se dire de Debdou, d’Essaouira, de Tlemcen, d’Oran, de Nabeul ou de Benghazi. Le troisième volume, Entre mémoires et nouveaux horizons, propose quelques clés d’interprétation susceptibles de rendre compte de cette histoire. C’est sans doute celui où s’exprime le mieux le dialogue entre histoire et mémoire qui fut l’un des enjeux forts de ce colloque. Il rassemble des textes écrits pour la plupart à la première personne, expression d’une position institutionnelle, d’un parcours, d’un lieu d’élocution, d’un regard prospectif ou rétrospectif, exprimant chacun un

30 Introduction point de vue partial et historiquement daté. À rebours du récit historique qui insiste sur les périodisations, mémoire et représentations se conjuguent dans cette partie pour estomper les ruptures, établir des continuités et « reconstituer la chaîne des temps ». Qu’il s’agisse de l’affirmation de la continuité institutionnelle des cadres communautaires, des efforts pour penser les nouvelles pratiques de l’espace liées à la mondialisation, de la conviction assumée par le grand rabbin Joseph Messas d’un destin des juifs du Maghreb conçu de longue date comme un exil et voué à trouver son terme dans la nécessaire et inéluctable « immigration » vers Israël ; d’un tremblement de terre – celui d’Agadir – perçu comme le signal de ce départ ; qu’il s’agisse, à travers une généalogie se référant à un groupe d’ancêtres communs, de tenter de reconstituer une communauté citadine et sa spécificité, et, avec elle, lorsque le souvenir s’efface ou que la transmission a été rompue, les instruments permettant à chaque exilé de s’y reconnaître – ou de s’imaginer d’un lieu originel – ; que l’on cherche enfin, à travers des éléments de patrimoine matériel et immatériel, des pierres tombales à la musique, à retrouver intactes les émotions de l’enfance, la chaleur de sociabilités anciennes, le sentiment de la perte et la certitude qu’il suffirait de peu de choses pour que tout cela puisse encore exister : tous ces textes ont en commun la tentative obstinée de donner un sens à cette histoire. Tous doivent être lus comme autant d’opérations cognitives, essentielles à la reconstruction de soi, du groupe et du rapport à l’autre. Chacun de ces textes atteste, à sa manière, de la puissance des effets dela mémoire ou des anticipations dans la mise en mouvement des migrants, et de l’effet structurant des récits fondateurs dans la dynamique des recompositions. La communication centrale de ce volume, basée sur une enquête conduite dans les années 2000 à Meknès et dans la diaspora des juifs de cette ville, montre que ces récits de recomposition ne concernent pas seulement les groupes de migrants, mais aussi ceux qui sont restés et doivent rendre compte du départ de leurs voisins absents19. L’impossible conciliation des mémoires, au-delà des formules convenues, de chacun de ces deux groupes doit-elle pour autant empêcher leur énonciation ? C’est sans doute l’un des acquis les plus importants du colloque d’Essaouira, et peut- être sa grande force que d’avoir su faire entendre, au Maroc, une parole d’ordinaire cantonnée dans un cercle communautaire, vouée à la transmission ou à l’édification

19. Voir Emanuela Trevisan-Semi et Hanane Sekkat-Hatimi, Mémoire et représentation des juifs au Maroc. Les voisins absents de Meknès, Paris, Publisud, 2011.

31 de la génération suivante. Énoncés et rendus publics, ces récits, dans la diversité de leurs ressentis, peuvent se confronter à d’autres, s’ajuster à ceux des autres ou marquer leurs différences. Aussi modeste soit-il, c’est un lieu d’espace public et de débat qui a pu émerger en cette occasion. La bienvenue et l’adieu Le colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb organisé par le Centre Jacques Berque et le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger a réuni du 17 au 21 mars 2010 à Essaouira, devant un public pouvant aller jusqu’à plus de 200 personnes, des intervenants venus de dix pays, d’une trentaine d’universités, pour une soixantaine de communications scientifiques en français, anglais ou arabe, et des moments consacrés à des présentations d’expositions, des débats et des témoignages littéraires, musicaux ou cinématographiques. Les sessions de la journée étaient consacrées aux communications scientifiques. Les soirées ont plutôt mis en valeur les expressions artistiques de cette histoire, des témoignages d’acteurs politiques ou du dialogue interculturel. Enfin, des rencontres ont été organisées dans deux lycées de la ville, ainsi qu’au Centre de formation des instituteurs. Ce dispositif qui accompagnait le colloque scientifique était destiné à mettre en scène le dialogue nécessaire entre histoire académique, institutions d’enseignement et société civile. Dans une cité dont une partie du patrimoine, remarquablement restauré, offrait des lieux magiques à l’évocation du passé, il entendait signifier que l’histoire n’appartient pas aux seuls historiens et que ceux-ci se doivent de dialoguer avec les expressions multiples de la mémoire. Le fait qu’un tel colloque ait pu se tenir dans des conditions de dialogue et de sérénité optimales est déjà en soi un motif de fierté pour les universitaires qui s’y sont engagés, et les responsables politiques qui ont bien voulu accepter de soutenir leur initiative20. Ils y ont trouvé l’occasion de réaffirmer aux yeux du monde et de leur opinion publique le droit de cité du judaïsme dans la mémoire et l’identité du Maroc et du Maghreb. Les trois expositions qui ont accompagné la tenue du colloque avaient pris soin d’inscrire les trajectoires migratoires juives dans un contexte colonial et postcolonial plus large. L’une, présentée à Dar Souiri, portait sur le

20. Nous tenons tout particulièrement à remercier MM. André Azoulay, Driss El Yazami, Ahmed Herzenni, Serge Berdugo et les membres du CCME de leur confiance et de leur soutien à cette aven- ture. Nous remercions également les nombreux partenaires de ce colloque, dont la liste est reprodui- te en annexe au présent volume.

32 Introduction parcours d’Albert Memmi qui fut le président d’honneur du colloque ; la deuxième, présentée à l’Alliance franco-marocaine d’Essaouira, réunissait de façon symbolique en un même lieu des fonds de photographies des musées du judaïsme marocain de Casablanca et de Bruxelles. Enfin, la troisième exposition, installée au Bastion de Bab Marrakech du 17 mars au 5 avril, Un siècle d’histoire des Maghrébins en France par l’affiche, était destinée à faire le lien avec l’exposition Générations présentée à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration de Paris, l’un des principaux partenaires du colloque. C’est cette exposition qui a été inaugurée en ouverture du colloque, parce qu’elle soulignait que les migrations juives et non juives ont pu être étroitement solidaires les unes des autres et que les questions relatives à la migration, posées sous l’angle de l’histoire culturelle et pas seulement économique, transcendent les clivages communautaires. Elle a connu, pendant la manifestation et dans les jours qui ont suivi, un grand succès de fréquentation. Dans la charte que nous avions mise en ligne quelques semaines avant la rencontre d’Essaouira, nous écrivions : « Ce colloque bénéficie des acquis d’un processus de transition démocratique engagé au Maroc depuis près de deux décennies ; il entend aussi très modestement y contribuer : en répondant à l’invitation de l’Instance Équité et Réconciliation à une relecture de l’histoire du Maroc contemporain et en cherchant à promouvoir tous les aspects de la diversité culturelle et humaine des sociétés du Maghreb. »21 Entre la tenue de la manifestation et l’édition des actes, les « printemps arabes » ont manifesté avec fougue les aspirations de la jeunesse à briser les carcans de la parole. Chaque réunion du comité éditorial a pu sembler ponctuée par la chute d’un régime. Loin de toute illusion lyrique, il nous a semblé que le moment historique imposait une relecture de l’histoire à nouveau compte et que l’apport de ces contributions pouvait, dans une modeste mesure, répondre à la volonté de savoir qui se manifestait. Cette histoire à plusieurs voix, traversée de questionnements, d’incertitudes et d’historicités multiples, nous la revendiquons. Plus que jamais, la filiation avec le colloque Identités et dialogue22, dont nous osions à peine nous réclamer, paraît d’actualité. Ce colloque fondateur a sans doute favorisé l’émergence d’une tradition universitaire marocaine sur l’histoire du judaïsme maghrébin, portée par quelques

21. https://sites.google.com/site/migrationsidentitemodernite/ 22. Juifs du Maroc : actes du Colloque international sur la communauté juive marocaine, vie culturelle, histoire sociale et évolution (Paris, 18-21 décembre 1978), Paris, La Pensée sauvage, 1980.

33 chercheurs plus que par des structures institutionnelles. La mise en ligne à partir du site du colloque d’Essaouira d’une bibliographie exhaustive de tous les ouvrages disponibles au Maroc sur les juifs d’Al Andalous et du Maghreb, et d’archives de presse indexées disponibles sur Internet, pourrait contribuer à accroître la légitimité de ce champ de recherche et lui donner un nouveau souffle dans les universités marocaines et, espérons-le, du Maghreb. L’avancée inexorable du temps pose la question de la pérennisation de cette tradition. Depuis mars 2010, nous avons eu à déplorer la perte de deux participants au colloque, Jacques Taïeb et Simon Lévy, qui furent l’un et l’autre, d’infatigables explorateurs du passé, des traditions et des cultures du Maghreb. Deux figures éminentes de l’histoire du Maroc contemporain, Edmond Amran Elmaleh et Abraham Serfaty nous ont également quittés depuis cette date. Ces actes sont aussi dédiés à leur mémoire, en reconnaissance de leurs œuvres et en témoignage de ce que chacune a pu nous apporter. Pour pouvoir imaginer l’avenir, peut-être faut-il commencer par élaborer une histoire lisible par tous et enseignable à tous. Autant qu’une rencontre scientifique, le colloque Migrations, identité et modernité au Maghreb s’est voulu un signe adressé aux sociétés civiles et aux politiques, destiné à rappeler l’exigence du dialogue et de la concertation. Si le souvenir d’une « convivance » tend à s’effacer dans des pays où le judaïsme a connu une présence millénaire, dans la mondialisation actuelle, la condition de migrant tend, elle, à se généraliser. Dans cette perspective, la tenue de ce colloque à Essaouira pourrait alors prendre le sens d’une défense et illustration de la manière dont le Maroc décline, de façon sereine, les liens avec son émigration et différentes manières d’appliquer un « droit au retour » : droit à l’établissement, certes, mais aussi droit à la protection de ses investissements et de son patrimoine ou simple droit de passage, toutes formes de pérennité de relations du Maroc avec ses diasporas, qui, si elles pouvaient s’articuler avec un assouplissement des barrières posées à la circulation des hommes, laissent imaginer de possibles nouveaux visages de la modernité en Méditerranée. Au terme de cette aventure, c’est encore la figure de Hadj Messaoud/Prosper Chetrit que nous aimerions convoquer. En 2008, la seule question qui l’obsédait était celle de sa mort : « Et si je meurs, qui va m’enterrer ? Des musulmans vont m’enterrer mais sans nos traditions, sans nos prières. Je leur ai déjà montré l’emplacement de ma tombe, je leur ai déjà écrit l’inscription qu’ils doivent donner au marbrier. » La réalité aura donné raison à ses inquiétudes. Prosper-Messaoud a terminé ses

34 Introduction jours seul, au mois de mars 2010 ; sans ses amis, sans ses voisins, sans ceux qu’il considérait comme les siens. Son bref séjour dans un hôpital public d’Oran a révélé des résistances de la part de certains médecins refusant de le soigner parce qu’il était juif. Son appartement a été pillé et occupé dès son hospitalisation et il a terminé ses jours auprès de quelques religieuses catholiques restées encore à Oran. La prière des morts, le Kaddish, n’aura été possible et célébrée au-dessus de sa dépouille que grâce à certaines interventions consulaires et à l’arrivée d’un rabbin venu de Paris. Il est enterré aujourd’hui dans le cimetière juif d’Oran auprès de sa mère. Les modalités du décès de Prosper-Messaoud pourraient n’être qu’un épiphénomène social triste et navrant (mais finalement banal) de la solitude et de la fin de vie d’un vieil homme : la figure de Hajj Messaoud/Prosper Chetrit présente une tragique homologie avec celle du chibani, vieux travailleur immigré achevant son existence en France dans la solitude et l’anonymat d’un foyer Sonacotra23. Elle renvoie pourtant aussi à toute la problématique de la diversité religieuse et culturelle qui s’est posée aux sociétés maghrébines postcoloniales. Une problématique délicate, instrumentalisée et idéologisée à l’excès dans laquelle tous les protagonistes ont joué leur rôle. Une idéologisation qui a caché les enjeux autrement plus importants auxquels auraient dû se confronter les États nouvellement indépendants ; à savoir ceux du combat démocratique et ceux de l’affirmation d’un État de droit qui aurait pu permettre à chaque individu, à chaque groupe d’occuper la place qui lui revenait. Les nationalismes recroquevillés sur des identités rigides et les effets collatéraux de la création de l’État d’Israël ont étouffé toute possibilité de poursuivre ou d’inventer des formes de vivre ensemble cette diversité. Ainsi, l’altérité devient un péril qui remettrait en cause les nouvelles cohésions acquises de haute lutte. Mais l’altérité ne vient pas seulement du juif, du chrétien ou du berbère ; elle englobe également le contestataire, l’opposant, l’athée, la féministe et tous ceux qui bousculent l’uniformisation des représentations identitaires et du projet sociétal. Prosper- Messaoud s’était glissé dans un interstice qui lui avait permis de poursuivre son existence à Oran, ce qui explique sans doute le caractère singulier de sa trajectoire de vie et l’absence dans ses propos d’identité communautaire juive. Pour exister, il avait, sans aucun doute, privilégié un processus d’individuation très fort, dans des temporalités historiques lourdement chargées du poids des identités collectives et

23. Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré, Paris, Seuil, 1999.

35 communautaires. Les conditions de sa mort interrogent brutalement les capacités de l’Algérie d’aujourd’hui, mais aussi des autres États du Maghreb (notamment la Libye), à penser ou à repenser le concept de diversité au cœur du projet politique. On retiendra les derniers mots de Prosper-Messaoud accordés dans notre entretien : « L’adage dit : blâd blâ lihûd kil mahkama blâ esh shuhûd. — Vous êtes les témoins de l’histoire ? — Oui, un pays sans juifs, c’est comme un tribunal sans témoins… »

36 Première partie « Mille ans, un jour »

Le peuplement du Maghreb : Une histoire de migrations plurielles

Mohamed Mezzine

Une lecture rapide de la répartition des peuples au Maghreb aujourd’hui montre clairement la grande diversité des noms de tribus, des toponymes et des espaces portant le nom de telle ou telle tribu ou confédération, ainsi que l’apparente incohérence de la distribution de ces peuples dans l’espace maghrébin. En fait, le peuplement du Maghreb semble être le résultat des traces des passages successifs de vagues de migrations qui ont modelé l’espace ethnologique et social de la région. Tant et si bien que des noms de confédérations, de tribus (qbila), de fractions (arch) continuent de peupler les traditions orales, la toponymie et la société. Des noms de tribus ou de confédérations, comme les Sanhaja, Masmouda, Zenata, Butr, Branès, qui ont traversé le temps, ressemblent aujourd’hui plus à des reliques d’un passé toujours présent qu’à une réalité sur le terrain. Au début du XXe siècle, Émile-Félix Gauthier disait déjà de cette situation : « On trouve partout n’importe quel nom de tribu… en Afrique du Nord. »1 Ces noms de confédérations tribales défient encore aujourd’hui la recherche, qui se pose de nombreuses questions : D’où viennent ces noms ? Comment démêler les imbrications, les enchevêtrements et les désordres apparents des groupements qui composent cette mosaïque de toponymes

1. Émile-Félix Gauthier, Le passé de l’Afrique du Nord, Paris, 1942, p. 358.

39 et de tribus ? Comment comprendre les liens et les interconnexions entre les uns et les autres ? La géographie historique de l’onomastique tribale, qui s’intéresse à la localisation, dans le temps et l’espace, des toponymes qui ont désigné ou qui désignent encore des groupements tribaux, constitue aujourd’hui l’une des bases possibles pour comprendre la complexité des dynamiques de peuplement dans le Maghreb. Car le peuplement du Maghreb est le résultat d’une longue histoire, qui a laissé derrière elle un pays qui a vu se superposer, aux populations autochtones, de multiples apports humains. La situation qui en a résulté est une mosaïque humaine qui dissimule derrière elle des noms de tribus, de fractions, voire de grandes aires culturelles et/ ou linguistiques, qui augmentent cette complexité. Pour tenter de répondre à tous ces questionnements, les documents disponibles sont, malgré les apparences, limités. Il n’y a pas d’inventaire des origines de ces tribus, ni des groupes les plus importants auxquels ils disent appartenir (même pas pour les origines avouées et reconnues), ni de catalogues géographiques qui répertorient et classifient la répétition des mêmes ethnonymes, ou des ethnonymes les plus célèbres, qui serviraient de contre-épreuve. Pourtant, un tel outil pourrait contribuer à comprendre les grands mouvements des populations, les grandes migrations, et donc la logique de la situation humaine qui prévaut aujourd’hui au Maghreb. On est obligé de restreindre la recherche à des sources historiques rares et souvent contradictoires, ou à des légendes dites des origines, colportées et transmises par une tradition orale tenace. Certes, de célèbres historiens arabes ont tenté, depuis longtemps déjà, de voir un peu plus clair dans cette situation, comme Ibn Raqiq, Ibn Hazm, Ibn Hawqal, al Maqdissi, el Ya’qubi et l’incontournable Ibn Khaldun. Ils ont laissé des itinéraires, des généalogies et des chroniques qui, en plus d’offrir des informations pertinentes sur les emplacements des tribus et leurs liens, donnent des pistes de recherches intéressantes, sur leurs origines. Certes, le passé du Maghreb a été mouvementé. Son histoire est une suite de migrations, de déplacements… À tel point que certains anthropologues considèrent que l’un des traits saillants des sociétés du Maghreb est le déplacement : la migration, qui les rattache aux peuples de la Méditerranée. Ainsi, retracer les grandes lignes de l’histoire du peuplement du Maghreb revient à faire l’histoire de cette migration plurielle.

40 Le peuplement au Maghreb

L’objectif de ce propos est donc de présenter, dans ses grandes lignes, les étapes qui ont conduit à la carte actuelle du peuplement du Maghreb, et d’essayer de comprendre cette migration qui a occupée toute son histoire. Cela ne va pas être aisé. Le débat, chez les historiens et chez les anthropologues, qui vise à rendre intelligible la situation actuelle, est complexe, car les uns et les autres utilisent souvent des concepts et des outils différents et empruntent des entrées et des méthodes différentes. Cependant, à la base ce débat, se cristallise d’abord sur les concepts : tribu, confédération… Le débat De la première chronique du IXe siècle jusqu’aux textes classiques de la culture arabo-musulmane du XIVe siècle, en filigrane de chaque écrit, transparaît ce débat. Les questionnements qui le sous-tendent sont nombreux. Les plus fréquents sont : Comment se constitue une tribu ? D’où viennent ces tribus et ces confédérations qui structurent le peuplement maghrébin ? Comment s’établit le lien entre les différentes composantes de ces groupements ? La plus célèbre réponse à ces questionnements a été celle d’Ibn Khaldun qui explique l’essence de ce phénomène par la cohésion (al-açabiya). Selon lui, un groupement (une tribu) se forme autour d’un élément, d’un objectif, d’un danger, ou de la défense d’un territoire. La cohésion entre les membres du groupe les conduit à se trouver un ancêtre commun. L’Histoire des Berbères d’Ibn Khaldun va être une démonstration de sa définition de la tribu. Cette approche sera adoptée par les nassaba berbères et arabes qui viendront après lui dans leurs nombreux écrits. Ces problèmes de concepts seront de nouveaux soulevés, au XIXe siècle, par les orientalistes. Il s’agit, pour ces historiens, de régler la question de la terminologie adoptée, mais aussi de faire le tri parmi les hypothèses explicatives les plus utilisées des origines des tribus. Se pose d’abord la question de savoir ce qu’est une « tribu » ? Et ce qu’est une « confédération » ? Ensuite, quelles sont les origines des grandes tribus et confédérations du Maghreb qu’on traite souvent comme si leur généalogie était connue ? La définition explicative d’Ibn Khaldun est-elle suffisante, encore valable ?

41 Jacques Berque a tenté de résumer ce débat dans son célèbre article « Qu’est-ce qu’une tribu nord-africaine »2, pour la période précoloniale et coloniale. Il rappelle que, pendant le XIXe et au début du XXe siècle, les historiens d’occasion, comme les appelle A. Laroui, « géographes à idées brillantes, fonctionnaires à prétentions scientifiques, militaires se piquant de culture » (officiers militaires, chefs de « bureaux arabes », missionnaires) et, avant eux, les ethnologues, faisant face à ces difficultés de définitions, vont distinguer sous un vocable simpliste une réalité complexe du terrain. Ainsi, ils distinguent simplement les « petites et les grandes tribus »3. Les anthropologues, suivis par les historiens de l’époque, vont tenter de différencier les tribus, cette fois-ci, selon leurs rythmes, leurs alliances et leurs territoires. Mais le débat ne s’arrêtera pas là. Il ne fera que s’amplifier pour aboutir en fin de compte à distinguer trois écoles de pensées qui tentent, chacune, d’expliquer ce qu’est une tribu, sa construction, son évolution et sa dispersion. L’une s’appuyant sur le déterminisme héréditaire et sur la causalité génétique des Sémites (comme le dit Jacques Berque), la deuxième sur les métaphores botaniques, la troisième fait appel à la légende transmise par la tradition orale. Pour les résumer, il y a : – l’explication par l’ancêtre éponyme – l’explication par la métaphore botanique – et l’explication par la légende, et l’histoire.

L’explication par l’ancêtre éponyme C’est probablement la plus ancienne approche, qui semblait la plus solide au XIVe siècle, déjà. Ibn Khaldun l’a adoptée et a organisé le schéma général de la répartition des tribus berbères à partir de deux grands ancêtres : Butr et Branès. Depuis, l’explication par l’ancêtre commun (éponyme) a fait son chemin. Surtout que cette filiation permettait, avec une certaine commodité, de structurer les grands ensembles de tribus et de les reconstruire sur un modèle d’hérédité et selon une logique généalogique. Au XIXe siècle, la pratique coloniale, suivie en cela par les historiens orientalistes de l’époque, après avoir adopté pour un temps le schéma

2. Jacques Berque, « Qu’est-ce qu’une “tribu” nord africaine ? » (p. 22-34), in Maghreb, histoire et sociétés, SNED Duculot, Alger, 1974. 3. Ibid., p. 22.

42 Le peuplement au Maghreb khaldunien, tel qu’il l’a proposé dans son Histoire des Berbères, va tenter d’en fixer les contours, en systématisant son application. L’institution coloniale des « bureaux arabes », en Algérie, prenait en considération, en 1863, dans la référence foncière, « le cadre patriarcal » (fils d’un tel), adoptant ainsi l’approche khaldunienne4, lorsqu’elle voulait définir la tribu de référence d’un individu. Reprenant cette approche, en 1886, Masquarey, dans son livre La formation des cités5, reconstituait autour de la tribu des groupes sédentaires (fractions) se prétendant issus d’un ancêtre commun (éponyme) auquel se réfèrent toutes les composantes du leff (sur le mode de la structure des groupes dans la cité grecque et romaine). Mais rapidement, les historiens postcoloniaux se rendent compte qu’il est difficile d’accepter ce schéma, parce qu’il y a une extrême variété des origines et des groupes. Et que l’on retrouve, en outre, certaines fractions de tribus dans plusieurs leff en même temps. Ceci rendait très discutable l’application de l’hypothèse d’explication par l’ancêtre éponyme, et donc la reléguait progressivement au rang de fiction, difficilement acceptable.

Les explications par la métaphore botanique En parallèle à cette tentative d’explication par l’ancêtre éponyme, celle qui se réfère à la nature faisait aussi son chemin. En effet, plusieurs années plus tard, Émile- Félix Gauthier dans Le passé de l’Afrique du Nord6 (1941) et Georges Marçais dans La Berbérie au IXe siècle7 (1942) montrent qu’il y a une extrême variété des origines des tribus en Afrique du Nord revendiquant leur rattachement à un même ancêtre, et que cette revendication ne s’appuyait sur aucune argumentation écrite. Et qu’il arrivait que certaines de ces tribus changent, à un moment donné, d’ancêtre. Ce qui fragilisait beaucoup la valeur de l’explication par l’ancêtre éponyme. Ils ont ainsi proposé d’expliquer cette diversité des tribus qui se déclaraient d’une même

4. Statistiques et Documents relatifs au S. C. sur la propriété arabe, thèse inédite de Mme Rey Goldzei- ger, soutenue en 1974, Paris. 5. Il a tenté de recomposer sur le mode de Rome et d’Athènes primitives la structure des groupes sédentaires de la Kabylie, de l’Aurès et du Mzab, voir J. Berque, « Qu’est-ce qu’une “tribu” nord- africaine ? », op. cit., p. 23. 6. Émile-Félix Gauthier, op. cit., p. 358. 7. Georges Marçais, « La Berbérie orientale au IXe siècle d’après al-Yàqàbi », in Revue africaine, 1941, p. 42 et suiv., Alger.

43 origine en comparant la tribu à un arbre et, ainsi, les différentes tribus ne seraient que des branches, issues initiales des souches mères d’un même tronc projetant leurs surgeons de tous les côtés. Ce qui expliquerait, selon eux, l’extraordinaire dissémination de certains groupes, à travers le Maghreb, comme les Senhaja du Maroc atlantique (depuis l’époque almoravide, XIe siècle) et qu’on retrouve jusque dans le Mzab, en Algérie, ou les Luata (Lemtouna ?) médiévaux de Libye, par exemple, qui vivent encore aujourd’hui dans deux régions éloignées, une fraction vivant dans la région de Bengrir, près de Marrakech, et l’autre dans le Sud algérien. Comme l’explique É.-F. Gautier8, ce sont là des surgeons qui ont poussé, chacun dans une région différente, mais qui se rattachent tous à une même souche mère. En fait, Gauthier et Marçais ne faisaient que reprendre l’hypothèse d’Edmond Doutté et d’Augustin Bernard, qui les avaient précédés. En effet, déjà au début du XXe siècle, le premier9 avait proposé cette explication des liens tribaux par la métaphore botanique, tout en émettant un certain doute. Ainsi, en 1903, après avoir analysé ce qu’il prenait pour l’agrégat hétéroclite des populations de Figuig et tenté de trouver une explication théorique à ce phénomène de répartition et de dissémination des tribus, il arriva à la conclusion suivante : « Les divisions des groupes actuels de populations constituent généralement non des rameaux issus d’une même souche, mais des boutons, des greffes continuelles apportées sur un pied primitif devenu parfois impossible à discerner. »10 Avec cette approche, il pouvait faire renaître n’importe quelle fraction dans n’importe quelle région du Maghreb. En 1911, Augustin Bernard, dans le même ordre d’idées, mais en le nuançant, affirme que « la tribu ne se développe pas seulement par intussusception mais aussi par juxtaposition »11. Deux formules promises à être largement reprises par de nombreuses études, après lui, surtout par les orientalistes. Elles ne seront pourtant aujourd’hui ni confirmées ni rejetées, car il n’y a pas de vraies statistiques ni d’inventaires sérieux des tribus du Maghreb selon leurs origines ou leurs ethnonymes. Inventaire qui aurait facilité la constitution de répertoires

8. Émile-Félix Gauthier, op. cit. 9. Edmond Doutté, « Figuig », in Bulletin de la Société de géographie d’Oran, 1903, p. 186. 10. Edmond Doutté,Ibid., p. 186. 11. Augustin Bernard et Napoléon Lacroix, L’évolution du nomadisme en Algérie, Alger, 1906, p. 271 et suiv.

44 Le peuplement au Maghreb des ethnonymes, des vocables et des toponymes répétitifs à travers le Maghreb. Ce qui aurait permis d’essayer de rattacher les toponymes ayant les mêmes référents identitaires et d’utiliser ainsi, dans une même approche, les métaphores botaniques et l’analyse géographique. En fait, toute cette approche sera remise en question par les historiens postcoloniaux qui vont mettre en avant l’explication par la légende et par l’histoire, rejoignant par là même, d’une certaine façon, les historiens arabes et berbères anciens.

L’explication par la légende Tout semble effectivement conduire à une explication où la légende et surtout l’histoire (spécialement les chroniques) seraient à la base de toute construction de « tribus » ou de « confédérations ». Nous l’avons déjà perçu avec l’explication par l’ancêtre éponyme et avec l’explication par la métaphore botanique. L’histoire et la légende semblent même constituer le cadre idéal pour soutenir et compléter les deux premières explications. Mais ce seront surtout les légendes généalogiques, construites sur des références aux grands leff khalduniens, qui allaient prendre le relais pour apporter une explication logique à l’évolution du peuplement au Maghreb. Deux grandes catégories de légendes seront mises en avant. – La première catégorie est celle qui se base sur le premier ancêtre de la tribu, d’abord ses faits de guerre, puis sa descendance différenciée, assignée par la tradition à sa famille, et parfois même à ses actions qui sortent de l’ordinaire, les karamat. L’ancêtre des Zenata et celui des Hawara en constituent des modèles très significatifs. Les légendes construites autour de leurs personnages en font des modèles. Les Mérinides ont repris à leur compte la légende de l’ancêtre des Zenata pour l’adapter à la fraction mérinide. – La seconde catégorie est construite sur la légende de l’ensemble d’un groupe qui a survécu à de grands événements, face à des ennemis, ou qui a émigré vers des contrées lointaines, comme les Sanhaja qui ont quitté, en trois vagues (qu’Ibn Khaldun considère comme trois races), le Sahara atlantique pour remonter jusque dans le pays Ghomara. On retrouve leurs légendes des origines reprise en partie par les Ghumara. Le ralliement des tribus qui formaient au tout début cette grande confédération s’est constitué en modèle. On le retrouve d’ailleurs aussi chez les Masmouda.

45 Les grandes égéries des livres généalogiques (ansab12) vont mettre par écrit les récits de ces légendes, les immortalisant et contribuant à la légitimation de la « tribu » ou de la « confédération » ainsi constituées. Ces livres généalogiques vont prospérer offrant des prolongements de choix aux légendes des origines et des tribunes vivantes à des traditions orales vivaces. À titre d’exemple, la légende que s’est créé le plus célèbre des Masmouda, Ibn Tumert, pour se constituer une généalogie, qui ne trouvera pas de contradiction entre le fait d’être d’origine berbère et celui de prétendre à une filiation chérifienne (arabe). Un exemple parmi tant d’autres, mais les tribus au pouvoir seront les plus concernées par ce genre de légendes, que celles- ci ssoient berbères ou arabes.

Les explications par l’histoire prennent le relai En fait, l’explication « historique » n’est guère loin, lorsque l’on s’appuie sur la légende. Elle semble supérieure à l’hypothèse de l’explication par le système généalogique (légende), qui s’en tient à l’image de dispersion accomplie à partir de foyers primitifs, image répercutée par la tradition orale, et qu’elle tente d’expliquer. Certes, le passé du Maghreb fut mouvementé. On ne peut minimiser ces grandes marches des peuples berbères ou arabes, ces expansions dynastiques et cette migration plurielle qui se déroule tout au long des siècles. Mais la façon dont les évolutions, qui ont produit le schéma défendu par les grands généalogistes arabes et berbères, ont pu s’exercer, nous échappe. Toutefois, les historiens considèrent que depuis le début de l’histoire du Maghreb, trois à quatre grandes confédérations berbères (selon les nassaba) constituent l’ossature humaine du Maghreb : les Masmouda, les Sanhaja, les Zenata et, accessoirement, les Hawara. Elles descendent toutes de deux grands ancêtres : Burnes et Batr. – D’abord les Masmouda, qui sont des populations dans leur ensemble sédentaires, qui se rattacheraient à un même ancêtre que les Sanhaja, Burnes. Ce sont donc des Branès (filiation de Burnes). Elles ont toujours vécu sur les deux versants du Haut-Atlas, se sont ensuite étendues vers le Haouz et sont, plus tard, remontées vers le nord du pays. Elles forment une vieille confédération à laquelle se rattachent de nombreuses tribus qui parfois ont gardé des liens généalogiques confus, mais en tout cas très forts, même si certaines tribus masmouda se retrouvent dans d’autres

12. Les « Kutub al Ansab », genre littéraire qui a fleuri surtout au Maroc, à l’époque mérinide, puis saâdide et alaouite.

46 Le peuplement au Maghreb confédérations, de constitution plus tardive, souvent par intérêt stratégique. C’est le cas dans le nord du Maroc où des tribus masmouda se seraient ralliées aux Sanhaja et à d’autres fractions pour former (ou consolider, selon certains généalogistes) la grande confédération des Ghumara. – Les Sanhaja sont aussi des Branès, beaucoup plus nomades. Ils semblent baliser les flancs sud des Atlas et du Tell. Certaines tribus de cette confédération ont des prolongements jusqu’en Mauritanie, voire jusqu’au Sénégal et au Mali actuels où elles se dissolvent en une évanescence d’origines et de groupes. Elles agrègent même parfois des éléments venus d’ailleurs. La personnalité collective sanhaja y cède le pas à des groupements moins homogènes. C’est le cas dans le Rif, au Maroc. – Les Zenata sont connus pour être des bédouins berbères, qui se rattachent à l’ancêtre éponyme Butr, célèbres par leur mobilité. Leur territoire s’étend de l’Oriental marocain aux hauts plateaux algériens jusqu’au Mzab, dans le Maghreb central. Ils forment au Maroc une grande confédération qui avait des ramifications de l’Oriental jusqu’aux premières oasis du Tafilalet vers le sud. Ils constituaient la charnière humaine qui reliait les deux Maghreb, le Central et l’Occidental, avec des ramifications réelles ou supposées en . D’autres généalogistes ajoutent à ces trois grandes confédérations celle des Hawara. Cette confédération reconnaît son rattachement aux Branès par son ancêtre. Moins établie que les trois autres, elle est constituée de nombreuses fractions dont les origines se confondent avec les Zenata. Elle couvre, au Moyen Âge, tout le long du Tell algérien avec des avancées sur le Rif-Ghumara. Cette division des populations berbères, en trois à quatre grandes confédérations, a longtemps été à la base des livres d’Émile-Félix Gauthier, de Georges Marçais et d’Henri Terrasse. Les trois historiens ont construit leur système sur ces grandes divisions des confédérations et des tribus qu’a proposées Ibn Khaldun. Ils y ont rattaché de nombreuses tribus et fractions de tribus, faisant remonter la construction de ces confédérations à une époque bien antérieure à l’arrivée de l’islam au Maghreb. Pourtant, ils ont très peu évoqué la question des tribus berbères juives. Les historiens européens de la période coloniale et même précoloniale qui ont essayé d’établir la liste des tribus et des « races » au Maghreb ont rarement tenté de comprendre la relation entre les Berbères et les juifs. Les juifs ont été considérés comme une catégorie à part, aux côtés des Maures, des Berbères, des Arabes et

47 des Andalous. En 1840, James Richardson, qui a visité le Maroc, a été le premier à désigner les juifs de l’Atlas comme des « juifs shelouh ». Les historiens d’aujourd’hui, qui travaillent sur le judaïsme et sur le peuplement juif en Afrique du Nord, ont repris à leur compte cette question de la berbérité des juifs du Maghreb. Et l’une des questions qui les préoccupe concerne l’origine de ces juifs. Les juifs constituent-ils une population à part, venue de différents horizons, qui se serait berbérisée par la suite, ou, au contraire, fait-elle partie du socle sémite berbère du Maghreb ?13 Les historiens des populations juives semblent hésiter entre deux explications. – La première est endogène et prône le rattachement des populations juives du Maghreb par leurs origines ethniques aux populations locales berbères. C’est l’option que défend, déjà au début du XXe siècle, l’historien orientaliste hébraïsant Nahoum Slouschz. Il soutient que les juifs ne sont en fait que des éléments de confédérations ou de tribus berbères judaïsées. Et que leurs origines se confondent avec celles des grandes confédérations berbères. Slouschz s’appuie, pour cela, sur Ibn Khaldun dans son Histoire des Berbères14. Voici le passage où Ibn Khaldun évoque ce phénomène : « Une partie des Berbères professait le judaïsme, parmi les Berbères juifs, on distinguait les Djerawa, tribus qui habitaient l’Aurès… Les autres tribus juives étaient les Néfouça, Berbères de l’Ifriquya, les Fendlaoua, les Médiouna, les Behloula, les Ghiatas et les Faza, Berbères du Maghreb el-Aqça. »15 Pendant longtemps, les opinions de Slouschz sur les origines berbères des juifs vont avoir force de loi. Ses idées seront même reprises dans la période postcoloniale par plusieurs chercheurs comme Gabriel Camps, qui affirme que « la plupart des juifs indigènes de l’Afrique du Nord descendent des tribus berbères »16. – La seconde explication est exogène et rattache les peuples juifs du Maghreb à la diaspora de Palestine. Elle isole ainsi leur lignée, certes sémite, mais qui aurait

13. Raymond Mauny, « Le judaïsme, les Juifs de l’Afrique occidentale », in Bulletin de l’Institut français d’Afrique Noire (IFAN), t. XI, Dakar, juillet-octobre 1949, p. 378-354. Et Robert Assaraf, Éléments de l’histoire des Juifs de Fès, de 808 à nos jours, CRJM, Rabat, 2009, p. 28-29. 14. Ibn Khaldun, Histoire des Berbères, trad. De Slane, Alger, 1852-1856, t. 1, p. 208. 15. Ibid. 16. Gabriel Camps, Les Berbères : mémoire et identité, Paris, Éditions Errance, 1995, p. 98.

48 Le peuplement au Maghreb

été seulement berbérisée. L’historien Haïm Zeev Hieschberg17 estime ainsi que l’essentiel du peuplement juif du Maghreb est le résultat de flux migratoires en provenance de Palestine et d’autres régions du pourtour de la Méditerranée. Il est difficile de trancher dans ce débat. Cependant, de nombreux historiens ont tenté d’établir une histoire de ce phénomène, qui tienne compte des deux approches. Nous savons qu’en 70 apr. J.-C., à la faveur de la pax romana, de nombreuses communautés juives s’installent sur tout le pourtour de la Méditerranée. Après la chute de Jérusalem, Titus a envoyé en Mauritanie (césarienne et tingitane) douze navires de captifs juifs, rachetés par leurs coreligionnaires, renforçant ainsi les colonies juives déjà existantes. Ces groupes vont être renforcés par l’arrivée en 115 et 117 des juifs de Cyrénaïque, d’Égypte et de Chypre. Issachar ben Ami cite la légende des sept sages qui auraient été envoyés de Palestine à cette fin. Et ainsi ces juifs auraient diffusé leur foi dans les tribus locales berbères. Ce sont ces tribus, dont parle Ibn Khaldun, qui étaient anciennes et bien enracinées, qui se seraient fondues dans le milieu berbère, adoptant ses systèmes généalogiques et ses légendes, évoquant leurs liens avec telle ou telle confédération, déjà établie. Ces tribus juives vont façonner, comme les autres tribus berbères musulmanes, des généalogies complexes qui les rattachent aux dynamiques berbères autochtones. Les enjeux idéologiques de ces approches sont implicites. Ils sont affichés à l’époque du protectorat, puisqu’en exhumant les séquelles du passé berbère judéo-chrétien on justifiait le régime colonial au Maghreb. Certaines légendes sur l’expansion du judaïsme parmi les berbères, à l’époque préislamique, ont été même historiées pour servir les besoins de l’administration coloniale dans sa volonté de séparer les Berbères des Arabes. Ces enjeux, mêmes cachés, sous-tendent des débats importants, puisqu’ils interviennent dans la définition même d’une identité juive berbère. Les uns veulent démontrer l’existence confirmée d’un judaïsme berbère autochtone au Maghreb. Les autres démontrent par l’histoire la tendance berbère à la tolérance

17. Voir Nahoum Slouschz, Étude sur l’histoire des Juifs et du judaïsme au Maroc, Ernest Leroux, Paris, 1906, p. 49-52.

49 et à l’acceptation de l’autre, contrairement aux peuples wisigoths et romains, plus tard ibériques, et à l’époque coloniale, aux Français. Mais aussi la légitimité des juifs berbères maghrébins à revendiquer leurs origines locales, autochtones. Tout cela s’appuie, bien entendu, d’abord sur Ibn Khaldun, mais aussi sur des sources juives qui traitent du judaïsme dans le pourtour de la Méditerranée. En fait, l’explication par l’histoire de toute dynamique de peuplement s’adosse à l’autorité du grand maître Ibn Khaldun qui a conféré à l’historiographie européenne et arabe une sorte de tutelle, en lui laissant en héritage sa construction stratifiée de classement des populations berbères et sa théorie qui organise toute l’histoire du Moyen Âge, en cycles, sous forme de successions au pouvoir de ces grandes lignées. Selon son schéma, les trois grandes confédérations tribales ont produit chacune et successivement sa dynastie politique : les Senhaja, la dynastie des Almoravides ; les Masmouda, la dynastie des Almohades ; les Zenata, la dynastie des Mérinides. Cette répartition des Berbères en trois grands ensembles, qui ont chacun produit une dynastie, d’Ibn Khaldun reste une hypothèse qui a été rapidement transformée par commodité en théorie explicative même s’il est difficile aujourd’hui de la confirmer en la transformant en conviction scientifique. Car rien ne permet de dire que toutes ces divisions ne sont pas que des prolongements d’un mythe explicatif, ancien, remis à jour par l’auteur de l’Histoire des Berbères. Comment en effet concilier et mettre dans un même ensemble – les Senhaja – les paysans (sédentaires) de la Grande Kabylie et les chameliers (pasteurs) d’Ibn Tachfine qui ont régné sur l’Occident musulman pendant plus d’un siècle ? Comment rendre compte de cette diversité du terrain, qui met dans le même ensemble des Zenata ces bédouins mobiles de l’Oriental et des hauts plateaux algériens avec des Zenata, habiles agriculteurs, du Mzab, ou avec le montagnard znati des montagnes du Rif, au Maroc ? Doit-on remettre en question l’explication par l’histoire que nous propose Ibn Khaldun, reprise par les historiens de la période coloniale et même aujourd’hui par certains historiens marocains, faute de trouver mieux ? On peut au moins la remettre en débat. D’ailleurs, les linguistes et philologues n’hésitent pas à semer le doute sur cette répartition en grands ensembles. Car les parlers de chaque composante de ces ensembles ne sont pas des faits linguistiques ordonnés. Ce sont plutôt des foisonnements qui interfèrent, comme le dit J. Berque,

50 Le peuplement au Maghreb

« parfois selon les lignes géographiques les plus paradoxales »18. Il suffit de voir le cas du pays Ghomara (Rif) au Maroc, ou le parler et l’identité jbala semblent en contradiction avec leur généalogie connue et établie. Ce sont des berbères arabophones, dans leur ensemble, mais ils sont composés de fractions tribales arabes et berbères. En tout état de cause, et en adoptant la répartition khaldunnienne des Berbères, il est admis aujourd’hui, et les sources mises en avant par les nouvelles monographies universitaires le confirment, que l’histoire des migrations au Maghreb reste à faire ou à refaire. Même si un cadre pour retracer les grandes migrations a déjà été adopté par les historiens. Une histoire des grandes migrations est-elle possible ? Pourrons-nous jamais arriver à retracer l’histoire des grands mouvements migratoires qu’a connus le Maghreb ? Le doute est permis, même si textes, qui séparent clairement les migrations des tribus berbères des migrations arabes, surtout au Moyen Âge, semblent confiants. Ces écrits proposent un schéma serein, simple et relativement clair.

Au Moyen Âge El Bekri dans sa Description19, au XIe siècle, évoquait déjà des ensembles tribaux complexes, dispersés. Il retrouve des lambeaux des grandes confédérations éparpillés dans tout le Maghreb, mais n’esquisse aucune explication. Même, si en y regardant de plus près, les grands noms de confédérations qui seront repris par Ibn khaldun sont déjà là : Masmouda, Sanhaja, Zenata, Hawara… Cependant, vers le XIVe siècle, époque d’Ibn Khaldun, les grands mouvements migratoires tribaux semblent avoir déjà été effectués, celui-ci ne faisant que les préciser et les confirmer. – Les Sanhaja remontent, durant plus de trois siècles (du VIIIe au XIe siècle), du sud de l’Atlas et pénètrent par les grandes vallées pour aboutir au Souss, au Haouz et, en moindre importance, au Tadla. Certaines branches, si l’on en croit les toponymes, sont venues se perdre dans les Ghomara, dans le Rif actuel. Du côté du Maghreb central et de l’Ifriqiya, le schéma de cette migration est beaucoup plus complexe. Cette complexité sera accentuée par l’entrée en scène dans tout le Maghreb des tribus arabes.

18. Jacques Berque, op. cit., p. 27. 19. E. Bekri, Massalik al Ansar, trad. De Slane, Description d’El Bekri, 1913, p. 42, 112, 117, 124, 139, etc.

51 – Les Masmouda qui étaient, comme signalé plus haut, à cheval sur l’Atlas et se mélangeaient, dans un espace très vaste, avec les Senhaja, se présentent en un agrégat complexe. Dans leur expansion vers les marges du Souss, ils rencontrent les Arabes Maqil. Vers le nord, débouchant des vallées du Haut-Atlas, ils s’éparpillent dans le Haouz jusqu’au pays Abda et Doukala. Certaines branches masmouda remontent jusqu’au pays Ghumara. La certitude d’Ibn Khaldun semble sans équivoque. – Les Zenata, beaucoup plus expansifs, s’ouvrent, au Moyen Âge, à des branches (arch) des autres confédérations. Leur domination de l’Est marocain et des hauts plateaux algériens est la conséquence de leur large déploiement tout au long du XIIIe, puis du XIVe siècle. Cette rétrospective n’est cependant que l’interprétation des informations rapportées par les sources de l’époque et que les nassaba comme Ibn Hazm et Ibn Khadun ont repris à leur compte. Sa subjectivité renvoie à la perception que les auteurs de l’époque avaient de leurs milieux. C’est là un autre problème. Dans ce même Moyen Âge, l’arrivée des Arabes semble avoir perturbé les descriptions tranquilles des chroniqueurs et des voyageurs. Car à travers la rétrospective qu’ils ébauchent des migrations berbères s’insinuent progressivement, mais difficilement, les migrations arabes. Presque absentes au temps d’El Bekri, les références aux mouvements des populations arabes se multiplient. Ibn Khaldun, qui a vécu l’apogée de leur migration, en fait une référence à un système et à un genre de vie bédouin20, al aarab. La migration arabe se profile dès le XIIe siècle. Elle se déroule sur plus de deux siècles, démantèle sur son passage les constructions confédérales fragiles et probablement en phase de faiblesse. Composée de Hilaliens, de Maqils et de Soleïm, la migration arabe, d’abord appoint d’une politique berbère en perte de vitesse, va devenir, en élargissant ses espaces, plus omniprésente. Malmenant le substrat berbère, elle s’insinue géographiquement dans toutes les contrées, ou presque. Les Beni Hilal s’installent progressivement dans le Gharb, dans le Haouz grâce aux largesses des pouvoirs politiques en place, le mérinide, puis le saadien. Ils s’insèrent avec le temps dans un tissu tribal berbère déjà distendu.

20. Ibn Khaldun, Histoire des Berbères, op. cit., p. 209.

52 Le peuplement au Maghreb

Les Maqils, passant par le sud, contournent les Senhaja et les poussent vers le nord, leur faisant franchir les cols de l’Atlas (du Deren). Les Soleim tentent de consolider le mouvement maqil. Leur mouvement migratoire est moins facile à suivre. Ainsi, l’équilibre semble avoir été atteint dans cette recherche tribale des territoires à occuper. Ibn Khaldun est obligé, dans son Histoire des Berbères, de laisser une grande place aux tribus arabes. Quand arrivent les Chorfas, au XVIe siècle, et avec eux le mouvement maraboutique, la tribu ou la confédération, qu’elle soit berbère ou arabe, va obéir, dans sa construction et son expansion, à de nouvelles exigences.

Les mutations aux temps des Chorfas et des Ottomans À l’arrivée des Chorfas, au XVIe, la fresque de la répartition des populations au Maghreb évolue pour atteindre une certaine stabilité au XIXe siècle. La remontée générale des populations du sud vers le nord se consolide au moment où les côtes marocaines font l’objet d’attaques ibériques. Les tribus arabes maqil du Draà s’installent dans le Souss. Les Senhaja soutiennent le nouveau pouvoir saadien, qui, avec ses origines arabes, tente, grâce à son statut de chérifien, d’arbitrer les nouvelles migrations21. À la veille de leur arrivée au pouvoir (au XVIe siècle), Léon l’Africain montre, avec beaucoup de réalisme, dans sa Description, le réveil des mouvements migratoires22. Il insiste sur les épidémies et les famines qui poussent des populations par milliers à changer de territoire. Le schéma du Moyen Âge évolue. Le mouvement vers le nord continue. Il ne se stabilise que lorsque le pouvoir saadien fixe, pour les besoins d’une politique nouvelle, les tribus qui lui sont fidèles dans les régions sensibles. Al-Mansour (1578-1603) s’appuie sur les tribus guiches pour mener sa politique de fixation des grandes confédérations arabes. Les Kholt, des Beni Hilal de première date, installés dans le Gharb, avec les Beni Hsan et les Beni Malek, tous de la confédération des Beni Hilal, tentent de se révolter contre El Mansour dès son installation au pouvoir (en 1578). Ils s’insurgent et soutiennent des soulèvements, comme celui du prince an-Nassir, le neveu d’El Mansour, qui menaçait Fès et tout le nord du pays. Comme l’explique longuement A. Fichtali dans son livre Manahil

21. Al-Fichtali, Manahil as-Safa, établi par A. Krièm, 1972, Rabat. 22. Léon L’Africain, Description de l’Afrique, vol. I, Epaulard, 1949.

53 as Safa, le nouveau souverain réduit, pour les punir, leurs moyens de guerre, en leur reprenant plusieurs milliers de chevaux, puis les oblige à changer de territoire et à s’installer dans le Haouz. El Mansour déchire ainsi l’unité des Beni Hilal du Gharb, et réduit leurs forces… Pourtant, l’interpénétration des tribus, le renouvellement des compositions des confédérations tribales continue et se consolide. Par exemple, la confédération berbère des Cherraga (les gens de l’Est) se développe grâce à l’apport arabe des tribus de l’Est, de la région de Tlemcen. Les Saadiens les ont installés au nord de Fès et leur ont même construit une casbah, aux portes de la ville de Fès. Les Ghumara intègrent des Senhaja et des fractions Zenata. Les Oudaya, les Kholt sont intégrés, chacun dans des confédérations nouvelles. Ce schéma s’affirme progressivement tout au long du XVIIIe et au début du XIXe siècle.

Les migrations contemporaines Le mouvement se poursuit encore longtemps. La marche vers le nord et le nord-ouest se confirme. Les Aït Atta, au sud de l’Anti-Atlas, quittent les zones semi- désertiques, traversent le Saghro, repoussant les grandes confédérations berbères vers les plateaux intérieurs. Les Aït Yafelman, les Aït Youssi, les Aït Saghrouchen s’installent sur les grandes régions pastorales. Les Zemmours et les Zaêrs arrivent pratiquement jusqu’à l’océan Atlantique. En Algérie et en Tunisie, le mouvement est moins important. Les tribus berbères, pour la plupart Zenata, sont maintenues sur les Hauts-Plateaux par les Ottomans. Quelques incursions débordent sur le Tell. La colonisation accentue la sédentarisation. Les mouvements des tribus sont plus limités. Les déplacements ne se font plus dans le cadre tribal ou confédéral. D’autres motivations vont progressivement remplacer les motivations d’appartenance à une tribu ou de déplacements pour chercher de nouveaux territoires. La colonisation a établi de nouvelles règles. Le morcellement, la dispersion vont rendre la cohésion tribale, donc la migration collective, plus difficile. La ‘asabiya s’use. La substance du groupe se perd, engendrant une segmentation profonde. Seuls quelques réseaux économiques et spirituels subsistent et maintiennent quelques vieilles solidarités. Les mutations sociales, l’attrait de la ville amènent de nouvelles formes de migrations. Une certaine rupture avec le passé menace. Le phénomène tribal devient en partie intégré à de nouvelles données. Le politique, le social vont y chercher des soutiens. Mais nous sommes là sur un autre terrain. La lecture du phénomène tribal du XXe siècle reste difficile, peut-être plus difficile que sa lecture au Moyen Âge.

54 Le peuplement au Maghreb

Doit-on conclure en redisant les limites qui restreignent toute recherche sur les migrations tribales du Maghreb ? La réponse, tout en étant affirmative, devrait pourtant souligner les différentes pistes qu’emprunte la recherche aujourd’hui pour tenter de répondre progressivement aux questionnements qui continuent à nous interpeler. Il faudrait peut-être pour cela, comme le préconisent les anthropologues, faire abstraction du miroir des représentations accumulées tout au long de l’histoire et qui déforment notre vision du phénomène en marche, pour l’aborder à partir d’autres dimensions. Les pistes qui nous semblent aujourd’hui les plus prometteuses sont celles des ethnologues qui, avec l’aide des linguistes, et en s’appuyant sur l’étude des ethnonymes, à partir d’enquêtes sur le terrain, tentent de répertorier les parlers, de les analyser et d’y chercher les traces d’interpénétrations des tribus. Le pays Ghomara nous semble un terrain tout indiqué pour accueillir ce genre de travail. D’autre part, de nouvelles pistes de recherches sont ouvertes par les expériences à partir d’ADN, qui ont été lancées par des chercheurs de l’EHESS de Paris, sur des populations du Sud tunisien, pour tenter de retrouver leurs origines.

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L’Espagne au miroir de ses juifs Une très vieille et très complexe relation

Jean-Pierre Dedieu

Peu de pays – le Portugal peut-être – ont entretenu avec les juifs des rapports à la fois si durables, si intimes et si riches que l’Espagne. Fort présents jusqu’à la fin du Moyen Âge, ils furent alors expulsés au terme d’un processus d’une rare complexité, lié à la première émergence, en 1492, de l’unité politique du territoire que nous désignons aujourd’hui de ce nom. Les juifs absents, le judaïsme resta omniprésent. Il vivait dans l’esprit des chrétiens, qui ne concevaient leur religion et leur existence en tant que société qu’en opposition à lui [Dedieu, 1989, p. 48]. Cet état de fait n’était que la déclinaison du choix fondamental fait, dans la seconde moitié du XVIe siècle, d’intégrer, autant qu’il était possible de le faire, dans la tradition chrétienne les aspects civils et religieux du gouvernement des hommes. Un tel système de gouvernance s’effondra au début duXIX e siècle [Dedieu, 2010]. La nouvelle convivialité politique qui s’édifia dans la douleur sur ses décombres pendant la guerre d’indépendance (1808-1814) et au cours des guerres civiles qui jalonnent l’histoire du pays jusqu’au milieu du XXe siècle fit perdre au judaïsme le protagonisme qui avait été le sien. La mémoire de ce rôle ancien lui conférait cependant une charge symbolique suffisante pour qu’il ressurgît sous les espèces d’une réconciliation proclamée au moment de la « transition démocratique » qui marque, à la fin duXX e siècle, l’instauration d’un régime à la fois démocratique et laïcisé.

57 Nous ne traiterons pas des répercussions de cette histoire sur celle du judaïsme marocain, qui en est pourtant largement tributaire. Nous voulons mettre en évidence, en effet, que l’histoire du judaïsme ne peut se réduire à celle de la communauté qui le constitue. Le judaïsme existe en tant que religion en ce qu’il est porté par des juifs, cela est évident. Il existe aussi socialement, et dans bien des cas il faudrait dire qu’il existe surtout, en ce qu’il est porté, défiguré certes, mais constitué en un système cohérent de représentations, par des groupes où personne n’appartient techniquement à la religion ou à la civilisation juive. Cette double existence n’est pas son apanage. D’autres collectifs humains ont été choisis par des groupes différents d’eux pour servir de support à leur représentation du monde – pensons aux noirs des États-Unis. Ils ont, dès lors, une existence double, dont les deux faces évoluent de façon autonome, mais en écho, dans des interactions qui peuvent atteindre une grande intensité. Il est nécessaire pour comprendre leur histoire de les saisir d’un seul regard sous leurs deux espèces. L’historiographie espagnole est de ce point de vue, par son ancienneté, par la qualité des travaux qu’elle a suscités, d’une maturité que je crois sans égale. Elle fait depuis longtemps dialoguer étroitement, tout naturellement, en dépit de heurts ponctuels [Netanyahu, 1995], des spécialistes de l’histoire interne du judaïsme [Beinart, 1981] et des historiens qui s’intéressent à d’autres questions [Caro Baroja, 1962]. Elle est aidée en cela par des circonstances propres. Le judaïsme espagnol a connu un fait sans doute unique dans les annales de la judaïté – au moins dans celle que la documentation permet d’étudier véritablement –, l’éradication totale, par l’exode, mais aussi et surtout par la conversion. Celle-ci fut le fruit d’une énorme pression sociale, fondée sur la violence ouverte, sur la violence judiciaire, mais aussi la violence informelle de la mise à l’écart imposée par le costume ou l’enfermement dans des ghettos. Je ne vois pas de différence de nature, mais bien d’intensité, entre une exclusion sociale systématique et organisée, le choix entre l’exil et la conversion ou la menace du bûcher inquisitorial pour les convertis tentés de revenir en arrière. La conversion n’en fut pas moins de règle pour ceux qui restèrent, et ils furent majorité, totale et pratiquement unanime, à s’y plier. Thérèse d’Avila, la première femme proclamée docteur de l’Église, et Diego Laynez, le deuxième général des jésuites, étaient d’origine juive et de seconde génération. Il est probable que sainte Thérèse au moins l’ignorait. Il est impossible de faire sérieusement l’histoire même interne du judaïsme espagnol sans prendre en compte ce fait massif et sans s’interroger sur ses raisons, qui ne résident pas seulement dans l’histoire interne de la communauté.

58 L’Espagne au miroir de ses juifs

De même, comme nous l’avons montré dans les premières lignes de notre texte, est-il impossible de faire l’histoire de l’Espagne sans traiter du judaïsme, non point comme une relique fossilisée, mais comme un facteur actif et longtemps décisif dans la construction de la nation. Ajoutons que la distance créée par les années et par la laïcisation de la société espagnole ont atténué les passions et rendu possible de parler sereinement de questions qui, en d’autres lieux, conservent une charge émotionnelle qui complique l’approche scientifique. L’Espagne, en tout cela, peut nous servir de modèle, au sens propre du terme, qui n’implique aucune hiérarchisation en dignité : un point de référence connu qui aide à comprendre d’autres phénomènes homologues. Le juif au centre de la construction identitaire de l’Espagne Au commencement, à la fin du XIVe siècle, étaient trois ou quatre souverains – Castille, Aragon, Navarre, et je ne sais si le sujet qui m’est donné me permet de compter aussi le Portugal parmi eux. Chacun est roi de plusieurs royaumes ; plusieurs royaumes chrétiens, tel Aragon qui est roi d’Aragon, de Valence, des Baléares et comte souverain de Barcelone ; mais aussi plusieurs royaumes superposés dans un même territoire, fondés sur la religion. Castille est roi des trois religions, non pas trois religions en bonne harmonie au sein d’un même ensemble politique laïcisé, mais au sein de trois royaumes, dont chacun a sa religion propre. Ils coexistent sur le même territoire, mais chacun dispose d’une administration propre, d’un système fiscal particulier, d’autorités spécifiques, et chacun entretient selon des modes différents une relation que ne partagent pas les autres avec le souverain [Dedieu, 2010B]. Celui-ci, qui à tous est commun, gère du mieux qu’il peut les rapports entre tous. Le plus difficile pour lui est de tenir la bride aux chrétiens. Ils sont majoritaires – quatre millions peut-être contre 300 000 musulmans et autant de juifs ; ils se sentent appuyés par l’Europe entière qui regarde avec un effarement grandissant cette coexistence qui partout ailleurs a cessé ; ils cherchent un bouc émissaire pour expliquer leurs malheurs. Car la situation des royaumes ibériques n’est guère florissante : ravagés par la peste qui a provoqué un effondrement démographique, soumis en Castille et en Navarre à d’incessantes guerres civiles qui laissent un royaume exsangue et ouvert à toutes les interventions étrangères, privés en Aragon de leurs souverains qui préfèrent leurs possessions italiennes1 et les réduisent au rang de périphéries

1. À partir de 1282, les rois d’Aragon ont acquis la Sicile, puis le royaume de Naples, créant

59 confiées à des vice-rois, ce sont partout des années noires. C’est dans un tel contexte qu’un incident mineur déclenche à Séville, à l’été 1391, des pogroms qui s’étendront comme une traînée de poudre jusqu’à Barcelone, provoqueront des centaines de morts, des milliers de conversions forcées et marquent une rupture fondamentale dans les rapports entre juifs et chrétiens dans la Péninsule [Niremberg, 1996]. Dans les années suivantes, la pression sociale se fait de plus en plus insistante, de plus en plus précis les règlements qui les cantonnent dans certains quartiers, dans certains métiers et leur imposent un costume particulier [Monsalvo Antón, 1995]. Les conversions se poursuivent à un rythme soutenu, surtout parmi les élites, encouragées par le roi. Le judaïsme péninsulaire peut sembler en voie d’extinction. Le juif est alors remplacé dans le rôle du coupable désigné de tous les maux aux yeux du chrétien par l’ancien juif, le judéo-convers. Dans la première moitié du XVe siècle, des textes apparaissent qui présentent la conversion comme la manœuvre ultime du judaïsme, non plus pour détruire de l’extérieur, mais pour pervertir de l’intérieur le christianisme, thèse mise en forme par le franciscain Alonso de Espina dans son Fortalitium fidei composé au début des années 1460 et imprimé anonymement, parmi les premiers incunables espagnols, quelques années plus tard [Espina, fin XVe siècle]. Dès 1449, une révolte antifiscale populaire avait imposé à Tolède, très brièvement, les premiers « statuts de pureté de sang », qui exigeaient des responsables publics la preuve qu’ils n’avaient pas de sang juif. Car, de plus en plus, le problème de la croyance est formulé en termes biologiques : le juif n’est pas juif parce qu’il se veut juif ; il l’est par le sang, par la « race » – c’est le terme qu’utilisent les textes – qu’il le veuille ou ne le veuille pas. Même baptisé, il est par nature incapable de devenir chrétien. Du point de vue théologique, de telles affirmations sont des monstruosités. Les adversaires de la nouvelle idéologie ont beau jeu de rappeler que ces assertions sont posées au nom d’une religion dont le fondateur était juif tout comme ses apôtres. Rien n’y fait. Dans la seconde moitié du XVe siècle, quelques institutions commencent à demander à leurs membres la « pureté de sang » et la conversion est érigée en problème par la société chrétienne [Sicroff, 1960]. C’est que les tensions que doit évacuer celle-ci restent considérables. Le milieu du XVe siècle est marqué par une série de guerres civiles qui débouchent sur un reprise en main de la

ainsi, avec la Sardaigne qu’ils occupaient déjà partiellement, un ensemble politique qui embrassait la Méditerranée occidentale presque entière.

60 L’Espagne au miroir de ses juifs turbulente Péninsule par Ferdinand et Isabelle. Ceux-ci entreprennent de mettre au pas l’aristocratie et les classes dirigeantes urbaines et ébauchent un rapprochement entre leurs royaumes respectifs de Castille et d’Aragon. C’est vraisemblablement pour évacuer ces tensions qu’ils demandent au pape, en 1478, la création dans leurs royaumes d’un tribunal d’inquisition, chargé de d’enquêter sur les judéo- convers [Pastore, 2003B]. En abandonnant en apparence la politique de défense des juifs et des conversos qui avait été la leur jusque-là, il donnent ainsi satisfaction à une aspiration populaire et espèrent sans doute, eux et une bonne part des élites converties, que confier l’affaire à un tribunal réglé, non plus à la rumeur publique, reviendrait à le dégonfler. Les souverains prennent d’ailleurs toutes les précautions pour garder le contrôle de la nouvelle institution, dont l’autorité est l’Église mais dont ils désignent en fait les membres (1478) [Bennassar, 1979]. Le bilan du gigantesque filtrage que l’inquisition opère dans les milieux « nouveaux-chrétiens » est complexe. Des dizaines de milliers de cas sont examinés en quelques années (1480-1495). Des dizaines de milliers de condamnations sont portées car la forme judiciaire de l’institution et l’efficacité de ses méthodes d’enquête impliquent que tout contact avec elle signifie presque nécessairement condamnation. Quelques centaines d’exécutions ont lieu ; quelques milliers de condamnations à mort par contumace sont prononcées, contre des défunts ou des accusés en fuite. La masse des autres sentences portent « réconciliation » des intéressés avec l’Église, réintégration et pardon pour des pratiques ou des croyances que les juges estiment contraires à la droite ligne de l’orthodoxie chrétienne. Elles s’accompagnent de fait, même lorsque la confiscation des biens est prononcée comme l’exige le droit en cette matière, d’une amende négociée, qui n’anéantit pas les familles, mais en réduit la capacité d’action sociale et les met dans les mains du roi, seul habilité à leur rétrocéder la propriété des biens qu’ils ont légalement perdus [Gil, 2000-2003]. Très vite, le nombre des procès diminue. Quinze ans après la fondation de l’inquisition, son activité n’est plus que résiduelle. On pourrait croire la question réglée. En fait, elle a été érigée dans ses formes définitives. Nous ignorons quel pourcentage de la population judéo-converse a eu affaire à l’inquisition. Nous savons en revanche que le caractère massif de sentences condamnatoires prononcées en public, souvent par centaines, eut pour effet de convaincre même les plus hésitants de l’existence d’un problème. Nous savons aussi que les traces écrites laissées par ces sentences marquera les accusés et leur descendance comme étrangers à la majorité « vieille-chrétienne » de la nation, en

61 fournissant des éléments auxquels rattacher plus tard une démonstration juridique du fait. Nous verrons bientôt l’importance de ce trait : la répression inquisitoriale a constitué, de fait, un groupe marqué comme nouveau-chrétien qui donne consistance au phantasme. Et ce d’autant plus que les condamnations, prononcées, rappelons-le, en vertu du droit de l’Église, portaient incapacité d’exercice des charges publiques, de métiers de santé et d’enseignement, de certains métiers du commerce pour les condamnés et leur descendance immédiate, ce qui prolongeait leurs effets. Mieux, de telles interdictions constituaient une source de revenus considérables pour les autorités ecclésiastiques qui vendaient des dispenses. Pour profiter de cette manne, le souverain fut amené à porter lui-même les mêmes interdictions et à vendre conséquemment ses propres dispenses. La conséquence de tout cela fut l’inscription de l’identité converse dans le droit civil castillan (Pragmatique de 1502 ; [Dedieu, 1993]). Dans le cadre du grand filtrage, enfin, fut prononcée en 1492 l’expulsion des juifs d’Espagne, que les inquisiteurs accusaient d’exercer l’influence la plus pernicieuse sur les nouveaux convertis. Elle eut pour effet de grossir le nombre de ces derniers de quelques dizaines de milliers de personnes particulièrement suspectes, qui préférèrent le baptême à l’exil, sur la motivation desquelles il était légitime de s’interroger. Elle eut aussi pour effet, en éliminant les juifs, de concentrer sur les nouveaux convertis tout le poids des représentations dont ils étaient l’objet. L’action de l’inquisition eut enfin pour conséquence de donner à la question judéo-converse une ampleur nationale qui, pour la première fois, préfigure l’Espagne du futur. L’inquisition fut en effet simultanément imposée au royaume de Castille et à ceux de la Couronne d’Aragon. L’espace inquisitorial, au titre du religieux, transcende les frontières étatiques ; mais contrôlée par l’État, l’inquisition est aussi une institution politique. C’est par elle que l’unité de l’Espagne, qui repose sur la fusion de l’Aragon et de la Castille, dépasse, pour la première fois, l’union personnelle des souverains et affecte les structures profondes des entités concernées. L’identité de l’Espagne naît de la matrice inquisitoriale et d’un rejet commun de la judaïté. Les années suivantes furent celles de l’assimilation religieuse. Les procès des premières années de l’inquisition permettent de saisir des états de croyance aussi variés que complexes. Consciemment ou inconsciemment, la judaïté restait présente chez nombre de nouveaux convertis, volontairement cultivée ou involontairement pratiquée par la simple persistance des rites sociaux antérieurs [Beinart, 1981]. Passée la première vague, les inquisiteurs, dont les salaires étaient payés sur les confiscations et amendes qu’ils prononçaient, se mirent à rechercher frénétiquement des

62 L’Espagne au miroir de ses juifs coupables pour assurer par les amendes et les confiscations des revenus au tribunal, entre autres pour payer les salaires. Les résultats furent décevants. Dans l’inquisition de Tolède, encore à ce jour la mieux étudiée, la moyenne d’âge des accusés de « judaïsme » s’élève d’une dizaine d’années tous les dix ans dans la première moitié du XVIe siècle. On est à l’évidence en face d’un groupe en voie d’extinction [Dedieu, 1989, p. 258]. On en trouvera des reliques subsistant en des endroits isolés jusqu’à la fin du XVIe siècle, mais ce ne sont que des reliques [Amiel, 2001]. Les procès que le tribunal mène à l’encontre des descendants de condamnés qui ont négligé de payer la dispense royale montrent, au contraire, une course frénétique à l’assimilation. Les pratiques évocatrices de judaïté sont systématiquement bannies de la pratique familiale, le silence sur l’ascendance juive est total. Lorsque cela est possible les enfants abandonnent les métiers du commerce et se reconvertissent dans l’exploitation agricole ou l’armée. En quelques dizaines d’années, la pression inquisitoriale, jointe à l’élimination des leaders les plus convaincus, exécutés ou en exil, et à l’anéantissement des cadres communautaires, obtient la conversion effective et sans retour de l’immense majorité des juifs de ce qui est aujourd’hui l’Espagne [Dedieu, 1993]. La question judéo-converse ne perd pas pour autant son actualité. Tout au contraire, son expression se transforme. Au fur et à mesure que la pratique des nouveaux convertis les rend inattaquables quant au présent, l’accent est mis sur l’héritage, l’hérédité. Déjà présente dans les textes fondateurs, la question du sang devient prioritaire. Au milieu du XVIe siècle, entre 1559 et 1580, quelques-unes des principales institutions sociales du pays dont être membre signifie appartenir à la noblesse se dotent de statuts de pureté de sang effectifs [Lambert Gorges, 1982]. Il faut désormais prouver, pour les intégrer, que les grands-parents au moins n’étaient pas « infectés ». Nous avons vu le premier mis en place un siècle auparavant et aussitôt aboli par la monarchie. Quelques autres furent adoptés par la suite [Sicroff, 1960], mais ils restèrent longtemps des procédures légères et largement formelles. À partir des années 1560, les conditions posées, les formalités d’enquête deviennent de plus en plus lourdes et de plus en plus exigeantes. Elle s’accroîtront jusqu’au XVIIIe siècle. Parallèlement, la « fermeture », comme l’on désignait leur adoption, d’abord réservée à quelques corps prestigieux, s’étendra à un nombre impressionnant d’associations professionnelles, religieuses et caritatives, souvent dans un premier temps sous des formes sommaires qui ont tendance à se durcir par la suite [Domínguez Ortiz, 1996]. À la fin du XVIIIe siècle, il était impossible

63 d’occuper un rang social qui sorte du plus ordinaire sans avoir au moins une fois dans sa vie fait la preuve de sa « pureté de sang ». La fonction de telles enquêtes évolue très vite. L’ascendance juive passe rapidement au second plan dans les questionnaires. L’honorabilité sociale générale, dans certains cas la noblesse, sont ce que l’on recherche en fait, et de plus en plus [Dedieu, 1987]. De même, personne n’est dupe du résultat. En fin de compte, l’enquête mesure le pouvoir social du candidat plus que l’ascendance juive. La question n’est pas d’avoir ou non des ancêtres juifs, c’est de trouver une douzaine de témoins qui vont jurer qu’on n’en a pas, même s’ils n’en savent rien ou soupçonnent fortement le contraire [Soria, 2000]. Pour cela, il suffit d’avoir de l’argent et de l’influence. Comme, par ailleurs, chaque collectif décide librement de se doter ou non de statuts de pureté de sang, fixe librement les conditions et le prix des enquêtes, évalue librement leurs résultats, l’idéologie de la pureté de sang, déjà fortement teintée de pureté civile, devient en fait un système d’autocontrôle du recrutement des élites de tous niveaux par les élites déjà en place [Carrasco, 2007] qui permet toutes les manipulations [Contreras, 1992]. Elle est certainement l’un des éléments clés qui expliquent la progressive rigidification de la société espagnole que certains historiens de l’économie, et non des moindres, rendent responsable des difficultés du XVIIe siècle [Yun, 2004, p. 557-561]. Même si ce qui est mesuré est en fait la capacité d’action civile, il n’en reste pas moins que l’étalon de cette mesure est religieux. Et que son unité est le degré de judaïté. C’est donc, au milieu du XVIe plutôt qu’à la fin du XVe siècle, que celle-ci devient un facteur décisif dans la définition de l’Espagne. Le fait n’est pas étranger au virage de la confessionnalisation catholique que prend le pays au même moment. La rupture de l’unité religieuse de l’Europe au début du XVIe siècle posait un grave problème de gouvernance. Le système politique européen reposait, en effet, sur la distinction entre une société religieuse, l’Église, organisée selon des principes de responsabilité personnelle et d’égalité, qui embrassait l’humanité chrétienne tout entière et dont la fin consistait à conduire les hommes vers Dieu, et des sociétés civiles, diverses, limitées, fondées sur l’inégalité, le collectif, dont la fin consistait à assurer la survie matérielle de l’humanité. Chacun était membre des deux à la fois et devait négocier des compromis incessants pour les faire cohabiter en lui, pour gérer la tension entre les deux pôles. Les souverains étaient chargés de cette coordination à l’échelle et dans le cadre du royaume. La tâche n’avait rien de simple lorsqu’à chaque société civile correspondait une seule société religieuse. Elle devenait extrêmement

64 L’Espagne au miroir de ses juifs complexe – la plupart des penseurs du XVIe siècle la considèrent même comme pratiquement impossible – lorsque l’appartenance des sujets à plusieurs religions faisait qu’à une société civile correspondaient plusieurs société religieuses [Dedieu, 2010]. D’où le drame politique que signifia la rupture de l’unité religieuse par la Réforme. On inventa des solutions diverses pour résoudre le problème, et leur diversité explique une grande partie des divergences qui différencièrent par la suite les pays d’Europe. L’une des possibilités consistait à réduire par la force la dissidence religieuse, puis à intégrer au maximum les aspects civils et religieux de la vie sociale, politique et culturelle pour l’empêcher de renaître. C’est la solution que dans les années 1550 choisit l’Espagne, après un vif débat interne [Pastore, 2003]. L’Espagne désormais se définit comme catholique, ce catholicisme que l’on vient d’inventer à Rome, qui se présente en continuité avec le christianisme antérieur, et qui l’est, mais tout autant et guère plus que les Églises réformées. En tant que catholique, elle se pose à la fois comme antiprotestante, antijuive, antimusulmane, non pas pour des raisons circonstancielles, à cause d’une quelconque menace directe que les États musulmans ou protestants feraient peser sur elle, mais pour une raison identitaire : le maintien de son unité est à ce prix. Nous disons bien l’Espagne, non plus l’Aragon ou la Castille. Le choix de l’identité catholique est fait par les deux royaumes, qui à cette date sont encore indépendants l’un de l’autre quoique réunis depuis la fin du XVe siècle sous le même souverain. Il constitue un lien très fort autour duquel va se bâtir par la suite le premier nationalisme partagé. On sait les conséquences : contrôle strict de l’accès à la culture par le clergé ; incapacité d’intégrer les morisques – les musulmans résidant en Espagne, convertis de force au début du XVe siècle – débouchant à terme sur leur expulsion ; idéologisation de la politique extérieure qui rend difficile le compromis avec quiconque ne se revendique pas catholique. Le judaïsme dans son rôle de repoussoir se trouvait placé en concurrence avec un nouveau venu, le protestantisme ; avec une vieille connaissance aussi à laquelle la pression de l’Empire turc et le soulèvement des morisques de Grenade en 1568 redonnèrent une présence active, l’islam. Tout aurait dû le ramener au second plan. Le maintinrent en vie deux facteurs. L’émigration portugaise est le premier d’entre eux. Dans le dernier tiers du XVIe siècle s’installèrent en Castille de nombreuses familles portugaises d’origine juive, converties, mais qui n’avaient pas subi l’assimilation inquisitoriale qui avait christianisé les juifs d’Espagne, d’un judaïsme donc souvent assez visible. Ces immigrants se spécialisèrent dans le commerce et la banque, du colporteur au grand marchand, du prêteur sur gage au financier international. Ils

65 jouèrent un rôle notable au XVIIe siècle dans le financement de l’État et la perception des impôts [Yerushalmi, 1981]. Leur présence devint un enjeu politique et les attaques menées contre eux visaient en fait plus haut qu’eux, les dirigeants qui les utilisaient, contre qui des adversaires politiques tentaient de mobiliser l’antijudaïsme de faible intensité omniprésent dans la société [Pulido, 2002]. L’autre facteur résidait dans le formidable potentiel de critique sociale que recélait l’antijudaïsme. La pureté de sang était supposée constituer un facteur clé dans la sélection des élites. Or l’immense majorité de ce qui comptait dans le pays, de l’aristocratie aux membres d’oligarchies municipales qui tenaient en main le pays réel, tout le monde avait du « sang juif » dans les veines. Telle était du moins l’opinion commune, à laquelle les recherches récentes ne peuvent que donner raison. Comme partout ailleurs, le pouvoir et la fortune constituaient les bases de la hiérarchie sociale [Maravall, 1979] ; mais l’Espagne y avait ajouté cette exigence de légitimité que personne ne pouvait véritablement satisfaire. On comprend que, dès le début du XVIIe siècle, la monarchie ait commencé à marquer des réserves face à l’idéologie de la pureté de sang. Celle-ci lui échappait et constituait un frein inacceptable à la capacité du monarque à sélectionner les élites. Il pouvait suppléer le défaut de fortune et même le défaut de naissance. Il ne pouvait suppléer le défaut de sang pur car seuls Dieu et la nation en étaient juges. Laïcisation et réconciliation Le système qui s’était constitué à la fin duXVI e commença à donner des signes de faiblesse dans le courant du XVIIIe siècle. La monarchie fut le moteur du changement. Les souverains de l’époque admettaient de plus en plus difficilement de partager le pouvoir sur la société civile avec une Église qu’ils sentaient indépendante. Ils entreprirent contre sa tutelle une guerre d’usure, dans laquelle ils se virent épaulés par tout le courant d’opinion que l’on met sous le nom de Lumières et qui consiste, entre autres choses, en une vive revendication de l’autonomie des laïcs face aux structures de commandement ecclésiastiques. Pour les philosophes des Lumières, l’idéologie de la pureté de sang était aussi absurde que l’inquisition. Ils en parlèrent moins, car la question les affectait moins directement. Rappelons à ce propos que la question de la citoyenneté des juifs n’est que discrètement posée en France avant la Révolution, sauf par de rares pionniers, tel l’abbé Grégoire [Hermon, 2000]. Il n’en reste pas moins que toute exclusion de la communauté politique fondée sur des critères religieux était en contradiction flagrante avec le principe de souveraineté

66 L’Espagne au miroir de ses juifs de cette dernière, qu’ils voulaient indépendante de l’Église. Le judaïsme espagnol avait été érigé en élément structurant du social lorsque l’Espagne avait instauré une symbiose entre le politique et le religieux. Il perdit ce rôle lorsqu’elle défit cette association. L’Espagne nouvelle, celle d’après l’absolutisme et la confessionnalisation catholique, pouvait, devait se réconcilier avec ses juifs. L’affaire ne fut jamais considérée comme prioritaire. Elle s’inscrivait dans la problématique, plus large, des rapports entre le politique et le religieux, question qui divisa les Espagnols avec une profondeur que nous imaginons mal aujourd’hui et qui valut au pays un bon siècle de guerres civiles ouvertes ou larvées. La question fondamentale dont on débat n’est nullement de savoir s’il faut abolir l’absolutisme royal tel que l’avaient pratiqué les rois du XVIIIe siècle. Sur ce point, tout le monde est d’accord. Il s’agit de décider si des règles voulues par Dieu et interprétées par l’Église posent des limites à la souveraineté nationale, ou si celle-ci ne doit en avoir d’autres que la libre volonté des citoyens, guidés ou non par la morale divine, mais hors de toute intervention institutionnelle de la religion dans le monde politique. Ce qui fit le départ entre les tenants de l’une et l’autre opinion ne fut pas la question juive, mais celle de l’inquisition, en premier lieu [Sciutti, 2009], puis, une fois celle- ci abolie, la question de la liberté de croyance, d’expression et de pratique religieuse. La charge du débat était telle que les gouvernements espagnols successifs préférèrent introduire une tolérance de fait en évitant soigneusement les déclarations de principe. Les juifs en bénéficièrent indirectement. Leur présence dans le pays avait toujours été autorisée à titre individuel et exceptionnel pour de brèves périodes, pour des missions touchant à la raison d’État. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, une communauté était accueillie à Oran, alors place espagnole, au titre des services qu’elle rendait pour la survie de la place, jusqu’à ce que la montée en puissance de l’antijudaïsme social ne conduise à l’expulser en 1669 [Schaub, 1999]. Dès la première moitié du XIXe siècle, le séjour des juifs sur le territoire national est toléré sans formalité. Certains jouent d’ailleurs un rôle capital dans la vie publique espagnole, tels les Rothschild, les Pereire, les Camondo et leurs agents, ou le banquier Bauer, établi à , dont le salon est fréquenté par ce que la bonne société compte de mieux en matière artistique et culturelle. Les juifs italiens sont particulièrement actifs ici, comme d’ailleurs dans d’autres pays méditerranéens. La loi du 28 février 1855, qui établit la liberté de conscience, abolit enfin le décret d’expulsion et officialise cette présence.

67 Les statuts de pureté de sang furent supprimés en août 1811 par le gouvernement national de Cadix. La mesure fut présentée – et sans doute de fait perçue – comme purement civile, l’abolition d’un frein à l’ascension sociale qui devait récompenser les artisans populaires du soulèvement anti-français. C’est dans le même esprit, pris au rebours, que Ferdinand VII les rétablit à son retour au pouvoir (1814), que les constitutionnels les abolirent à nouveau en 1820, et que le roi les remit en vigueur en janvier 1824. Ils sont abolis pour l’accès à tous les corps qui dépendent du ministère de l’Intérieur en janvier 1835. La constitution de 1837 et tous les textes constitutionnels postérieurs, qui portent égalité d’accès de tous les citoyens à tous postes ou charges, les dérogent implicitement, mais aucune mesure ne fait passer ces principes dans la pratique jusqu’en mai 1865, date où un décret supprime l’exigence de pureté de sang pour toutes les carrières relevant de l’État [Caro, 1962, III, 189-190]. Il était impossible de porter une interdiction plus ample, les statuts ayant toujours relevé de l’initiative de chaque corps, autrement dit d’un domaine que la nouvelle pensée politique classe dans le droit privé. La constitution de 1869 parachève le travail en précisant explicitement que l’accès de tous les Espagnols à la fonction publique est fondé sur la seule nationalité, indépendamment de leurs croyances religieuses. Ce n’est pas le judaïsme qu’avaient en tête ses auteurs, mais plutôt le protestantisme ou l’athéisme proclamé. Institutionnellement, l’idéologie de la pureté de sang est donc emportée dans le grand mouvement de réforme de la vie publique qui caractérise le XIXe siècle. La judaïté reste cependant présente dans les esprits comme un critère de classement social. En 1849, l’État doit interdire la publication d’un vieux et très scandaleux ouvrage, le Tizón de la nobleza española o máculas sambenitos de sus linajes [L’aiguillon de la noblesse espagnole, les tâches et san benitos de ses lignages], jusque-là resté manuscrit et interdit par l’inquisition vu sa charge sociale, qui dénonçait l’ascendance juive de la plupart des familles de l’aristocratie [Mendoza Bobadilla, 1995]. Le tollé qui accueille ce livre montre combien les vieilles représentations subsistaient et à quel point, pour l’établissement d’une hiérarchie sociale, la question de l’ascendance juive restait importante. Il est courant pour les conservateurs d’en faire reproche, à tort ou à raison, à leurs adversaires politiques : le banquier Aguado, le libéral Mendízabal, responsable de la nationalisation des biens du clergé, les grands hommes politiques de tendance libérale de la seconde moitié du XIXe siècle, Emilio Castelar et Antonio Maura. L’esprit traditionnel de la pureté de sang continue à avoir des conséquences sociales, telle la marginalisation dans laquelle sont maintenues

68 L’Espagne au miroir de ses juifs des familles « chuetas » de Majorque, descendantes des judéo-convers poursuivis par l’inquisition à la fin du XVIIe siècle. Les milieux conservateurs éduqués, sur la base de cet antijudaïsme endogène, virent progressivement à l’antisémitisme de type européen. Les penseurs réactionnaires, dès les années 1810, voient dans les révolutions le résultat d’un complot de tous les adversaires de l’Église, où les juifs partagent la vedette avec les francs-maçons [Botti, 2001 et 2002]. La pensée de Drumond et de Gobineau, au milieu du XIXe siècle, celle de Henry Ford, exercent une influence certaine. Un bon exemple de cette évolution est fourni par L’Espagne juive (La España judía) de Pelegrín Casalbó Pages (Barcelone, 1891), qui fit un certain bruit. L’auteur est un polygraphe catholique, auteur d’une Histoire de la Vierge Marie publiée avec imprimatur et célèbre en son temps. Très inspiré par Drumond, il proclame son amour fraternel pour les juifs, que le Christ a pardonnés sur la Croix, mais qu’il qualifie de « virus maléfiques » « qui tels un lierre trop serré étouffent l’arbre sur lequel ils s’appuient ». Apparaissent des métaphores qui connaîtront une certaine fortune européenne, y compris dans l’Allemagne nazie [Alvarez Chillida, 2002, p. 198-200]… De tels arguments sont cependant combattus, même dans l’esprit de leurs partisans, par l’hispaniolité des séfarades. Les juifs, en effet, ou plutôt certains juifs, ceux d’origine espagnole, font l’objet, à partir du milieu du XIXe siècle, d’un mouvement de sympathie, dans lequel les libéraux jouent un rôle prépondérant ; non pas au titre de leur judaïté, mais malgré elle, au titre de leur nationalité ancienne. La judaïté est un thème mineur, mais constant, des réformateurs. Elle est consubstantielle tout d’abord à l’image de l’Espagne à l’étranger, dont il ne faut pas sous-estimer le poids sur les élites espagnoles qui ont une forte propension à se définir en fonction d’elle. Tout voyageur digne de ce nom se doit de rencontrer en Espagne un juif ou un morisque, un curé athée, un gitan et un brigand. On peut soupçonner dans bien des cas que la fiction littéraire prend le pas sur la capacité d’observation [Borrow, 2001-1843]. Ce n’en reste pas moins un témoignage fort de combien l’image de l’Espagne est associée, à l’étranger, à sa judaïté, et d’une critique latente de la communauté étrangère qui voit dans cette survie de l’allogène la preuve de l’échec de l’esprit de fermeture et l’annonce du triomphe de l’idéologie libérale. Comme celle des morisques, l’expulsion des juifs devient, chez tous ceux qui acceptent les nouvelles conventions politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche, une mutilation de la nation. C’est la thèse que défend généralement le monde académique, qui produit, au milieu du XIXe siècle, les premiers travaux sur

69 la question [Castro, 1847 ; Amador de los Ríos, 1848]. Ceux-ci lavent les juifs de l’accusation de complot anti-espagnol. Ils tentent de montrer qu’ils ne portent pas la responsabilité de la décadence de l’Espagne, mais qu’ils furent victimes des forces obscurantistes mêmes qui la provoquèrent. Cela ne va pas sans quelques contorsions, car l’historiographie libérale qu’ils sont en train de forger défend fermement, par ailleurs, l’œuvre d’unification des rois catholiques [López Vela, 2004]. La religion pouvant servir pour les libéraux d’élément constitutif des nations, les juifs et les morisques expulsés deviennent des Espagnols comme les autres, chassés indûment de leur pays au titre d’une conception erronée. Les conflits qui opposent les pays musulmans à l’Espagne, le sentiment que l’islam représente une société et une culture essentiellement étrangères et un danger, empêchent cependant les intellectuels de tirer les conséquences ultimes de cette état de fait et de proclamer l’hispaniolité des descendants de morisques. Vis-à-vis des juifs, il n’y a pas de contentieux politique. Ils n’ont pas de pays. Ils sont persécutés. L’Espagne peut donc leur offrir un asile, à ceux du moins qui descendent des expulsés de 1492. Elle découvre les séfarades au Maroc, lors de la guerre de Tétouan [Botti, 2001] et elle éprouve la sensation de retrouver des compatriotes. En 1886, se crée à Madrid un Centre espagnol d’immigration israélite, patronné par Emilio Castelar ; en 1910, c’est la création, à Madrid toujours, d’une Maison universelle des séfarades, appuyée par de nombreux hommes politiques, Melquiades Alvarez, Juan de La Cierva, Romanones, entre autres, tous personnalités de premier plan. La loi du 20 décembre 1924, promulguée par le dictateur Primo de Rivera, autorisait sous certaines conditions les séfardites à demander la nationalité espagnole jusqu’au au 31 janvier 1930. Elle eut peu de succès, car le retard économique de l’Espagne la rendait peu attractive pour l’immigration. L’anticléricalisme s’en mêlant, un député républicain proposa même de restituer à la communauté juive la synagogue de Cordoue, transformée en église. Dans les années 1900-1920, le sénateur libéral Angel Pulido avait mené une forte campagne pour obtenir la reconnaissance de la mémoire séfarade de l’Espagne [Caro, 1962, III, p. 210-229]. L’attitude de Franco à l’égard des juifs est symptomatique de l’ambiguïté que ressentent envers eux les élites espagnoles. Jusqu’en 1945 il n’y a trace chez lui d’aucune hostilité à leur égard. Lors de ses campagnes dans le nord du Maroc, il manifeste même à leur égard une sympathie active. Pendant la guerre civile, il les protège contre les excès de ses propres partisans, dont beaucoup restent obsédés par la théorie du complot. Les juifs d’Afrique du Nord et de Gibraltar appuyèrent

70 L’Espagne au miroir de ses juifs d’ailleurs l’insurrection et la plupart des juifs d’Espagne, très inquiets du caractère révolutionnaire des républicains, finirent par passer en zone nationale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne intervint en faveur des séfarades. Dès le 17 septembre 1940, elle avertissait la France qu’elle les prenait sous sa protection, eux et leurs biens. Des interventions semblables eurent lieu en Roumanie. Des pressions diplomatiques espagnoles tirèrent quelques centaines d’entre eux du camp de Belsen. Quelques milliers de vie au total furent sauvées, en dépit des protestations allemandes. Ces faits furent abondamment utilisés par le régime pour se démarquer du fascisme et du nazisme à la fin de la guerre. Le 2 janvier 1949 fut inaugurée la synagogue de Madrid, qui en remplaçait d’autres détruites pendant la guerre, comme celle de Barcelone. Il y avait alors peut-être 6 000 juifs sur le territoire péninsulaire de l’Espagne. À partir de 1945 cependant et du blocus diplomatique international auquel le régime est soumis, le discours du dictateur s’infléchit. Dans une série d’articles qu’il publie sous pseudonyme, il retrouve le thème du complot judéo- maçonique. Les difficultés politiques, la déception qu’il éprouve à l’égard des États- Unis, l’idée que la Terre sainte est aux mains des juifs par la faute d’une Organisation des nations unies qui par ailleurs veut sa chute, le font retomber dans le vieux fonds d’hostilité antijudaïque sous-jacent à la droite espagnole. Il faudra attendre, rappelons-le, 1986, pour que l’Espagne établisse des relations diplomatiques avec Israël [Alvárez Chillida, 2002, p. 398-402 ; González García, 2004]. Si le thème du « contubernio judeo-masónico » resta jusqu’à la fin l’un des piliers de la propagande du régime, la question perdit de son acuité dans les vingt dernières années de la dictature, mise en veilleuse comme d’ailleurs l’ensemble de l’idéologie du régime. Elle revint au premier plan avec la transition démocratique. Comme au XIXe siècle, parler en historien des juifs et des judéo-convers y fut une manière de prendre position sur les problèmes de l’Espagne contemporaine. Insister sur la judaïté de l’Espagne était une façon de nier le monopole catholique qui, dans la vision franquiste de l’histoire, était censé l’avoir modelée. La question du judaïsme espagnol est à cette époque intimement liée à celle de l’inquisition, qui devient centrale dans la construction de la mémoire nationale. On assista donc à une floraison d’études scientifiques, qui eurent une influence considérable sur la société. L’Histoire des juifs dans l’Espagne moderne et contemporaine de Caro Baroja [Caro Baroja, 1962] lança la mouvement, suivie des travaux de Haïm Beinart [Beinart, 1981], de Contreras [Contreras, 1982], de García Cárcel [García Cárcel, 1976] et les miens propres sur l’inquisition [Dedieu, 1978], d’Angela Selke sur les chuetas

71 [Sekle, 1972], d’autres encore ; ce fut l’immense succès commercial des très austères travaux du Congrès de Cuenca sur l’inquisition tenu en 1978 [Pérez Villanueva, 1980]. À cette occasion, Jaime Contreras, futur directeur à l’université d’Alcalá d’un Institut d’études séfarades, mais encore doctorant et totalement inconnu, disposa de toute la dernière page d’El País, déjà le premier journal espagnol, dans son édition d’un jour férié pour communiquer sa vision du problème [El País, 1978]. Dans l’église où j’assistais à la messe ce jour-là, le prêtre, faisant explicitement référence à son article, improvisa un sermon sur l’inquisition. Et derrière l’inquisition, sur les juifs, sur l’expulsion, sur l’exclusion, sur le caractère monolithiquement religieux de la société espagnole. Le lecteur aura remarqué le poids des historiens étrangers dans ce domaine. Ils étaient mobilisés par les leaders culturels espagnols pour donner le poids d’une caution européenne à un message destiné avant tout à l’opinion espagnole [Scholz, 1991]. Dans le monde intellectuel, la thématique passa par un apogée dans les années 1990, en partie à l’occasion du 5e centenaire [Benito Ruano, 1992]. Elle fut relayée par une foule de « Guides de l’Espagne juive », « Routes des synagogues », et autres textes, qui vont du catalogue scientifique à l’ouvrage de divulgation à l’usage du touriste dans lequel certains auteurs se spécialisèrent [Alonso, 1994, 1994 ; Izquierdo, 2000, 2005 ; Lacave, 1992, 2002 ; Atienza, 1994 ; Aradillas, 2002]. L’ascendance juive devint à la mode. L’auteur eut la surprise d’être consulté à plusieurs reprises par des Espagnols, parfois des collègues dont il attendait plus de pondération, qui tous désiraient qu’il leur confirme, à l’aide de ses bases de données historiques, l’ascendance juive dont ils souhaitaient se parer. Il eut la surprise d’être accueilli à Majorque, dans les années 1980, par les leaders de la communauté chueta qui occupaient le haut du pavé, alors que vingt ans auparavant tout lien avec le judaïsme était soigneusement dissimulé au tréfonds des mémoires familiales. Le judaïsme, tout aussi mythique qu’auparavant – car le nombre des juifs en Espagne, même s’il a fortement augmenté depuis les indépendances nord-africaines, reste réduit –, est maintenant devenu symbole d’ouverture et de démocratie. Et, à l’inverse, l’antijudaïsme l’apanage des nostalgiques du franquisme. La nouvelle mémoire historique, volontairement construite par des politiques qui en avaient besoin pour asseoir un gouvernement démocratique est irénique. Elle présente l’inquisition et l’expulsion comme une souffrance imposée à tous les Espagnols, conversos, juifs, musulmans et morisques, par une fraction dévoyée d’une élite nationale férue de cléricalisme.

72 L’Espagne au miroir de ses juifs

Le judaïsme commence d’ailleurs à s’essouffler dans ce rôle. Le nombre des publications à caractère scientifique ou de haute divulgation, à en juger par la base de données Dialnet qui les recense, de onze par an dans la décennie 1990, passe par un apogée entre 2000 et 2004 (une vingtaine par an), porté par la controverse suscitée par la traduction espagnole de l’ouvrage de Benzion Netanyahu sur les origines de l’inquisition [Netanyahu, 1995, 2000]. L’auteur avait auparavant publié une œuvre de référence, qui niait l’identité juive des conversos [Netanyahu, 1966-1973]. Dans Les origines de l’inquisition, il réaffirme cette thèse de l’intégration, constate le succès social des convertis, en train de conquérir des positions de pouvoir. Il fait de l’inquisition une machine de guerre contre eux : elle leur aurait inventé un judaïsme imaginaire pour se livrer à un génocide permettant aux vieux chrétiens de conserver le pouvoir. La thèse ne tient pas scientifiquement, mais la traduction de l’ouvrage par un historien qui avait joué un rôle notable dans la reconstruction de la mémoire historique de l’Espagne au moment de la transition démocratique, Angel Alcalá, suscita un tollé où s’impliqua massivement la presse d’opinion. Elle fut ressentie comme une attaque directe contre l’image d’une Espagne unie dans la souffrance de la répression qu’avaient voulu donner les pères de la transition : c’était bien une Espagne majoritaire anéantissant une minorité définie par ses origines religieuses. L’intérêt semble retomber un peu dans les années récentes. Une sensation purement impressionniste me donne à penser que le thème juif est remplacé dans les fonctions qu’il exerçait par la question musulmane et, pour les historiens, les séfarades par les morisques, sujet sur lequel le nombre des publications, quoique encore limité (une dizaine par ans dans Dialnet), est en constante croissance. Dans ce domaine aussi, parler de l’autre est une façon de parler de soi, et le discours tenu par les historiens sur la question en apprend souvent davantage sur eux-même que sur l’objet explicite de leur étude [Vincent, 2006]. Au risque de me répéter ou de tomber dans le truisme, je ne peux que reprendre en conclusion mon idée de départ. Ce que montre l’histoire de la relation de l’Espagne avec ses juifs, c’est combien la relation à celui qui est posé comme autre dépend de l’idée que chacun se fait de sa propre identité. Nous sommes en présence d’un cas d’école. Les juifs, depuis cinq cents ans, sont remarquablement absents d’Espagne. Pendant cinq cents ans, ils ont obsédé l’Espagne. La perception que celle-ci en eut a varié au cours du temps, mais toujours en fonction non pas des réactions d’une communauté dépourvue d’existence physique, mais de la manière dont les Espagnols se sont définis eux-mêmes comme tels. Puissent les acteurs de tous les débats identitaires garder présent à l’esprit qu’autant qu’en l’autre la réponse est en eux.

73 Bibliographie

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74 L’Espagne au miroir de ses juifs

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78 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise Le développement d’un tissu social original au xvie siècle

José Alberto Rodrigues da Silva Tavim

Les juifs ont été expulsés du Portugal par décret royal en 1497. Beaucoup se sont rendus au Maroc en diverses étapes. Mais parmi ceux qui ont émigré vers le nord de l’Afrique, certains sont restés dans les villes portugaises de la côte Atlantique, Safi et Azemmour. D. Manuel Ier, le même roi qui les a expulsés de la métropole, leur octroie des lettres reconnaissant l’existence légale de leur statut social et religieux, permettant ainsi l’existence des judiarias (quartiers juifs), alors que ceux-ci avaient « disparu » au Portugal (Safi, 1512 ; Azemmour, 1514). Cette communication tente d’éclairer ce paradoxe : bien que le cadre institutionnel médiéval reste le même, on assiste au développement d’un tissu social différent, dans un contexte de contacts permanents, surtout économiques et sociaux, avec les sociétés et les pouvoirs du Maroc, jusqu’à l’abandon de ces villes en 1541. Les quartiers juifs dans le Portugal médiéval : une organisation parallèle à celle des communes chrétiennes Depuis l’avènement du royaume du Portugal (XIIe siècle) surgirent, à travers le territoire, des quartiers juifs : des espaces géographiques comprenant une ou plusieurs rues et, dans le cas des plus amples, formant des quartiers de ségrégation. Les communes

79 juives, administrativement équivalentes à des communes ou des municipalités des chrétiens1, étaient des associations de croyants qui vivaient dans les quartiers juifs. Elles possédaient leurs institutions religieuses et judiciaires particulières et étaient gouvernés par une oligarchie semi-autonome, mais avec la grâce et la prérogative royales. Si, dans de nombreux cas, il y avait coïncidence entre la municipalité et les quartiers juifs, dans les grandes villes, comme Porto et Lisbonne, ayant une plus grande densité de population, chaque municipalité englobait différents quartiers juifs2. Les quartiers juifs médiévaux portugais se trouvaient généralement protégés par les murs de la municipalité chrétienne, se situant près de ses portes. Les communes judaïques étaient également un synonyme de l’ensemble des organismes religieux, administratifs et juridiques qui permettaient aux juifs de conserver leur propre identité, malgré leur soumission à la loi générale du royaume. Cette reconnaissance de leur identité était une grâce royale. Pour cette raison chaque souverain traitait les juifs du royaume comme « ses juifs »3 et, en contrepartie, beaucoup d’entre eux devaient payer une rente pour habiter les maisons de la commune qui appartenaient, à vrai dire, au trésor royal4. En effet, c’est le roi qui, par une charte de privilège, accordait à chaque communauté juive le droit à la création d’une commune, stipulant celui de construire des synagogues, de tenir les réunions de leurs propres assemblées, d’élire des magistrats, de fixer la charge fiscale (et les exemptions), de suivre le droit talmudique et d’avoir une prison, de fixer des impôts en interne pour l’entretien et les travaux dans l’espace communal et pour l’assistance aux nécessiteux, et enfin d’utiliser l’hébreu dans les actes officiels de la communauté jusqu’au au règne du roi João I (1385-1433), même s’il est prouvé que son utilisation a duré jusqu’au règne du roi Afonso V (1438-1481)5. Dans certaines chartes, d’autres privilèges étaient accordés, tels que l’exemption du service militaire et l’accueil des membres de la maison royale et des fonctionnaires royaux6.

1. Voir António Borges Coelho, Comunas ou Concelhos, Lisbonne, Editorial Prelo, 1973. 2. Voir Maria José Pimenta Ferro, Os judeus em Portugal no século XIV, Lisbonne, Guimarães e Ca. Editores, 1980, p. 20-22. 3. Voir Maria José Pimenta Ferro Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, Lisbonne, Universi- dade Nova de Lisboa, vol. I, 1982, p. 44-45 et 77. 4. Ibid., p. 24. 5. Maria José Pimenta Ferro Tavares, Los Judíos en Portugal, Madrid, Editorial MAPFRE, s.d., p. 18 et 45. 6. Maria José P. Ferro, Os judeus em Portugal no século XIV, p. 19.

80 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise

Chaque municipalité avait ses propres fonctionnaires, élus lors d’une assemblée dans la synagogue, qui faisait aussi office de salle du conseil municipal. Mais cette base « démocratique » était, dans les faits, sous la tutelle d’un personnage de confiance du roi – le grand rabbin, « Rabi-Mór », pendant du « Rab de la Corte » castillan7 – appartenant à l’oligarchie de la communauté, par sa richesse et son rôle dans le culte. Celui-ci avait ses auditeurs, qui dirigeaient chaque canton du royaume, relayant sa juridiction sur tous les juifs de son district. Le grand rabbin en chef avait ses fonctions définies depuis le règne du roi Pedro I (1357-1367). Il faisait fonction d’officier principal de justice pour les juifs, siégeant en audience à la cour8. Il ne s’agissait pas d’un hakham (savant religieux), car il devait être accompagné par un légiste juif versé dans le Talmud. C’était surtout un courtisan juif, intermédiaire direct entre le roi et ses juifs, occupant une place à la cour comme trésorier principal et directeur financier, ou bien médecin. Le poste de grand rabbin fut aboli le 23 juin 1463, en raison du mécontentement royal face à la rivalité de familles de courtisans juifs qui prétendaient chacune au siège tant convoité. Mais tout aussi importante fut la création d’un cadre de fonctionnaires loyaux juste après la révolution de 1383, ce qui écarta de la Couronne du Portugal D. João I de Castille (1379-1390) et qui mena à la dynastie d’Avis (1385-1580)9. Au contraire, les rabbins mineurs ou les rabbins des communes étaient choisis par les privilégiés de la synagogue, et leur nomination confirmée par le grand rabbin. Ils exerçaient la fonction pendant un an, ne pouvant pas être élus deux années consécutives. Outre l’exercice de la justice au niveau local, administrée selon les préceptes du Talmud, le rabbin communal devait encore relayer les ordres du grand rabbin et fournir une assistance à la communauté. Les communes avaient également, au-delà des conseillers municipaux et des procureurs de la chambre, des échevins, des notaires et des greffiers ; ces derniers rédigeaient les documents établis par les magistrats de la commune10. Bien entendu, dans la commune, il avait aussi des personnalités chargées de prendre soin de la synagogue, le docteur en droit (équivalent au rabbin actuel), le hazan et l’égorgeur.

7. Cf. Maurice Kriegel, Les Juifs à la fin du Moyen Âge dans l’Europe méditerranéenne, Paris, Hachette, 1979, p. 112-113. 8. Maria José P. Ferro, Os judeus em Portugal no século XIV, p. 25-27. 9. Reuven Faingold, « Los Judíos en las Cortes Reales Portuguesas », in Sefarad, nº 45, fasc. 1, 1995, p. 87. 10. Maria José P Ferro, Os judeus em Portugal no século XIV, p. 30.

81 Derrière cette oligarchie de puissants, qui servait directement le roi ou les seigneurs de la région et était exonérée d’impôts, on trouvait la plupart des petits marchands, les boutiquiers et les travailleurs ruraux et urbains, comme les artisans. Au sommet de la société juive se trouvaient, déjà mentionnés, les juifs riches et puissants qui étaient favorisés par de nombreuses exemptions, notamment fiscales. Une de leurs activités de prédilection était le commerce international, spécialement avec l’Espagne et le nord de l’Afrique, consacré à l’échange d’articles portugais, comme le vin, le sel, les fruits secs et le liège, pour des produits comme le poivre, l’encens et les velours. Les juifs commerçaient aussi dans les foires internes et se dédiaient à l’usure. Au Portugal, ils pouvaient acquérir des biens immobiliers. Les plus riches étaient aussi des locataires de la Couronne, titulaires de fermes fiscales sur des biens immobiliers généraux, des droits du vin, des péages et des douanes. Plus tard, ils seront impliqués dans le commerce des esclaves maures et de la Guinée. Ils utilisaient le titre de « Dom », pouvaient se déplacer en mule et utiliser des armes, et étaient exemptées du signe distinctif. En bref, ils se comportaient comme des membres de la noblesse chrétienne. Reuven Faingold affirme que les juifs courtisans furent les premiers Portugais à transgresser les interdictions de l’immodestie11. Mais la plupart de la population juive du royaume était soumise à une charge fiscale élevée, telle que la capitation, la dîme, l’impôt sur les biens meubles et immeubles, et aussi au service militaire à cheval ou à pied, en fonction de ses biens. Elle avait aussi à héberger le roi, sa famille, les nobles, les officiers royaux et leurs entourages. En tout état de cause, les obligations fiscales des juifs étaient une importante source de revenus de la Couronne, d’où la protection accordée par celle-ci12. La fin des quartiers juifs dans le royaume : l’expulsion et l’arrivée dans le nord de l’Afrique En décembre 1496, le roi Manuel Ier (1495-1521) ordonna l’expulsion de tous les juifs qui vivaient au Portugal, c’est-à-dire les juifs autochtones et ceux qui y avaient été accueillis après l’expulsion de l’Espagne, promulguée en mars 1492. La vraie raison de ce fait aurait été une exigence espagnole lorsque le roi portugais prétendit se marier avec la princesse Isabelle, et être ainsi en mesure d’accéder à

11. « Los judíos en las Cortes Reales Portuguesas », p. 103. 12. Maria José P. F. Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, p. 105-150 ; Maria José P. F. Tavares, Los judíos en Portugal, p. 63-88.

82 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise la Couronne d’Espagne. Il s’insère dans un contexte plus large de cheminement vers l’unité politique, avec la fin du processus de « reconquête » chrétienne dans la péninsule Ibérique, et la consolidation, de deux États modernes : l’Espagne et le Portugal. Cela signifiait aussi à l’époque unité religieuse13. Mais cette décision, de teneur religieuse, prend aussi racine dans l’animosité de la noblesse et surtout des marchands chrétiens, qui considéraient les juifs comme des rivaux. Les juifs (et les « Maures ») devaient quitter le royaume avant octobre 1497. Nous savons aussi que D. Manuel aurait ordonné aux corrégidors des cantons d’occuper les synagogues et de s’emparer de leurs ornements. Les juifs commencèrent alors à vendre leurs propriétés afin de partir. Cependant, l’intention du roi n’était pas de les faire partir. Il préférait qu’ils se convertissent et restent dans le royaume en tant que chrétiens. Immédiatement, le 31 décembre, il limita les départs à des bateaux commandés par des hommes de confiance, qui ne pouvaient partir sans une licence royale. À Pâques 1497, les enfants mineurs, puis les adolescents et les jeunes de moins de 25 ans furent arrachés à leurs parents et immédiatement baptisés afin d’être éduqués de manière chrétienne. Entre juin et septembre, quelques juifs partirent vers plusieurs endroits, mais ceux qui ne vendirent pas leurs biens ou qui n’obtinrent pas de licence royale pour quitter le pays devaient être baptisés dans la capitale et par le royaume14. Il est évident que sur la pression exercée par la princesse espagnole et sur le contexte de l’expulsion du Portugal pesa beaucoup le fait que le pays avait reçu beaucoup de juifs expulsés d’Espagne (plus de 30 000 personnes), certains clandestinement,

13. Concernant l’Espagne, voir, entre autres, Yitzhak Baer, trad. de l’hébreu par José Luis Lacave, Historia de los Judíos en la España Cristiana, Madrid, Riopiedras, s.d., chap. 12-15 ; Julio Caro Baroja, Los judíos en la España Moderna y Contemporánea, Madrid, Ediciones Istmo, vol. 1, 1986, chap. 8-10 ; Béatrice Le Roy, L’Expulsion des Juifs d’Espagne, Paris, Berg International éditeurs, 1990, chap. 2 ; Henry Kamen, « La expulsión : finalidad y consecuencias », in Los judíos de España, éd. Elie Kadou- rie, Barcelone, Editorial Crítica, 1992, p. 73-96 ; Luis Suárez Fernández, « La population juive à la veille de 1492. Causes et mécanismes de l’expulsion », in Les Juifs d’Espagne : histoire d’une diaspora, 1492-1992, éd. Henry Méchoulan, Paris, Liana Levi, 1992, p. 29-41 ; pour le Portugal, Maria José P. F. Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, p. 483-500 ; aussi pour l’Espagne et le Portugal, José Amador de los Rios, Historia de los judios de España y Portugal, Madrid, Ediciones Turner, s.d., chap. 7-10. Voir également les considérations de Maurice Kriegel, in Les Juifs à la fin du Moyen Âge…, op. cit., chap. 6. 14. Maria José P. F. Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, p. 483-500 ; id., Judaísmo e Inquisição. Estudos, Lisbonne, Presença, 1987, p. 29-37.

83 d’autres (600 familles) avec la permission expresse et opportuniste du roi João II (1481-1495), car ils furent soigneusement soumis aux impôts. La pression sociale, économique et démographique, même dans les quartiers juifs, était énorme, ce qui précipita la décision de D. Manuel, influencé par ses conseillers15. Il convient de noter toutefois que certains de ces juifs espagnols ne restèrent pas dans le royaume, s’apercevant qu’il s’agissait d’un chemin sans issue, et ils partirent donc vers l’Italie, le nord de l’Afrique et la Turquie, comme d’autres l’avaient fait directement depuis l’Espagne16. Selon le chroniqueur Andres Bernaldez, les juifs qui sortirent par El Puerto de Santa Maria et Cadix furent les premiers à atteindre Asilah, conquise en 147117. Plusieurs juifs arrivés au Portugal dans le but d’atteindre le nord de l’Afrique débarquèrent également à Asilah. Certains documents d’archives nous permettent de supposer que la politique pratiquée dans le royaume en 1497 trouva là une nouvelle extension. Le gouverneur D. Vasco Coutinho aurait obligé beaucoup de juifs qui atteignirent Asilah à devenir chrétiens par le baptême en masse18, d’après le chroniqueur Bernardo Rodrigues19. Une question plus complexe se pose à propos des juifs qui reçurent l’ordre de D. Manuel, en 1499, de quitter Asilah et de partir vers Fès selon un document existant à l’Arquivo Nacional da Torre do Tombo, à Lisbonne20. S’agirait-il seulement des juifs castillans qui y vivaient encore après le baptême de plusieurs de leurs frères de foi ? Nous constatons, en effet, que, jusqu’à cette date, D. Manuel semblait poursuivre dans son comptoir sur la côte marocaine la même politique qui avait cours dans le royaume : l’expulsion de ceux qui persistaient ouvertement dans leur identité juive, pour éviter un phénomène d’influence religieuse sur les nouveaux convertis.

15. Maria José P. F. Tavares, Judaísmo e Inquisição. Estudos, p. 23-25. 16. Voir François Soyer, The Persecution of the Jews and Muslims of Portugal. King Manuel I and the End of Religious Tolerance (1496-1497), Leiden, Brill, 2007, chap. 2-3. 17. Historia de los Reyes Católicos Dom Fernando y Doña Isabel, sélection d’Octavio de Medeiros, Madrid, Istmo, 1945, p. 83-84. 18. [Relation du gouvernement du conde de Borba, capitan d’Arzila], Arzila ?, 1497-1499, in Arqui- vo Nacional da Torre do Tombo (ANTT), Corpo Cronológico (CC), Parte III (P. III), maço I (m. I), doc. 18, fol. 5vº e 7 vº. 19. Bernardo Rodrigues, Anais de Arzila, Lisbonne, Academia das Ciências de Lisboa, vol. I, 1915, p. 445. 20. [Relation du gouvernement du conde de Borba, capitan d’Arzila], Arzila ?, 1497-1499, in ANTT, CC, P. III, m. I, doc. 18, fol. 7-7 vº.

84 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise

De la conquête à la création des quartiers juifs au Maroc Les conquêtes portugaises qui suivirent au Maroc donnèrent lieu à une « résurrection » du phénomène des juiveries. En fait, les places d’Asilah et de Santa Cruz do Cabo de Guer, la dernière ayant été fondée en 1505, étaient trop petites pour avoir un espace spécifique réservé aux juifs. À Ceuta et à Tanger, conquises respectivement en 1415 et 1471, les juifs expulsés de la Péninsule à la fin du XVe siècle n’eurent aucune garantie d’y préserver leur identité, en butte au même contexte qui mena D. Manuel à leur expulsion d’Asilah. À Mazagan, occupé entre 1513-1514, la présence des juifs, même les locataires originaires d’autres places, ne mena pas non plus à la création d’un quartier particulier juif : la fraction réduite de population juive qui y habitait était à la mesure du rôle secondaire du bourg, soumis en particulier à la concurrence d’Azemmour, jusqu’à son abandon en 1541. On peut supposer que la notification royale du 30 août 1556, qui obligeait les juifs à quitter les places portugaises de Ceuta et de Tanger dans les six mois, comprenait également les juifs de Mazagan. À la fin de cette période, estimant que tous les juifs n’étaient pas partis, le roi prolongea l’ordonnance de plus de trois mois jusqu’au 21 mai 155721. En outre, dans ces trois bourgs – après l’abandon de Safi et Azemmour en 1541 –, il n’y avait plus de place pour une communauté juive dans la situation religieuse qui était alors requise pour le royaume et l’empire : le 23 mai 1536 fut publié la bulle Cum ad nihil magis qui instaura l’inquisition au Portugal22. La conquête de Safi en 1508 et d’Azemmour en 1513 nous renvoient à un autre contexte du règne de D. Manuel, plus avantageux pour la population convertie, et, par conséquent, en dehors de la métropole, également pour les juifs. D. Manuel avait promis le 20 mai 1497 de ne pas interroger les nouveaux convertis sur leur comportement religieux pendant vingt ans. En conséquence, l’esprit de la population chrétienne ancienne s’exacerba contre les nouveaux chrétiens, ce qui finit par le fameux massacre de Lisbonne, en 1506, désavoué par le monarque, qui punit sévèrement les promoteurs de l’événement en retirant des privilèges à la capitale23.

21. Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI. Origens e actividades duma comunidade, Braga, Edições APPACDM Distrital de Braga, 1997, chap. 2. 22. Voir J. Lúcio de Azevedo, História dos Cristãos Novos Portugueses, Lisbonne, Livraria Clássica Editora, 1975, livre 2, chap. 1 ; Israel Salvator Révah, Études portugaises, Paris, Fundação Calouste Gulbenkian, 1973, chap. 8 ; Maria José P. F. Tavares, Judaísmo e Inquisição. Estudos, 1987, chap. 3. 23. Voir Yosef Hayim Yerushalmi, The Lisbon Massacre of 1506 and the Royal Image in the Shebet

85 De plus, le 21 avril 1512, il s’engagea de ne pas enquêter sur le comportement religieux des convertis pendant seize années supplémentaires, soit jusqu’en 153324. Avant les premiers pas vers l’établissement de l’inquisition au Portugal sous le règne du roi João III (1521-1557), il existait donc un contexte religieux favorable qui explique l’approbation de quartiers juifs dans les bourgs qui possédaient les plus amples tracés urbains sous domination du Portugal : Safi et Azemmour. Dans les deux cas, nous trouvons des informations sur les juifs de la péninsule Ibérique dans le contexte des Expulsions générales, où il est affirmé qu’ils habitaient déjà ces bourgs, certains d’entre eux ayant joué un rôle important dans l’aide à la conquête portugaise. À Safi, le rabbin Abraham informa Diogo de Azambuja – capitaine de Mogador et qui deviendra le premier capitaine de Safi –, dont il était l’interprète, l’informa de l’intention de certains musulmans de le tuer ; par le service de porteur de lettres, il aida celui-ci et Garcia de Melo à devenir maîtres de la place. Selon un mémoire du rabbin Abraham, Diogo de Azambuja aurait même obligé les juifs à porter des armes25. Un autre individu, Isaac Benzamerro fut encore honoré par D. Manuel par une charte datée du 3 mai 1509, avec la possibilité de venir au Portugal en compagnie de deux domestiques, pour service rendu lors de la conquête de la ville26. Dans le cas d’Azemmour, ce fut Jacob Adibe, désigné par le chroniqueur Damião de Góis comme « Judeu de nação Portuguesa », qui avertit les Portugais en 1513 que ses habitants avaient quitté le bourg27. En 1510, deux juifs d’Azemmour – Isaac et Ismaël Benzamerro –, sachant que les tribus avoisinantes avaient encerclé Safi, auraient fourni, selon Jerónimo de Mendonça, deux frégates de 200 juifs pour aider les Portugais28.

Yehudah, Cincinnati, Hebrew Union College Annual Supplements, nº 1, 1976. 24. J. Lúcio de Azevedo, História dos Cristãos Novos Portugueses, livre 2, chap. 1 ; Israel Salvator Ré- vah, Études Portugaises, chap. 8 ; Maria José P. Ferro Tavares, Judaísmo e Inquisição. Estudos, p. 42-54. 25. « Memória de rabi Abraão » [Safim, 1510], pub. par José Alberto R. Silva Tavim, inOs judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos, Apêndice 7, doc. 4. 26. « Carta para Isaac Benzamerro poder negociar em Portugal », Évora, 3.5.1509, idem, Apêndice 7, nº 1. 27. Damião de Góis, Crónica do Felicíssimo Rei D. Manuel, Coimbra, Imprensa da Universidade, vol. 3, 1954, p. 188 28. Jerónimo de Mendonça, Jornada de África, Lisbonne, par Pedro Craesbeek, 1607, fol. 90

86 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise

Ces parcours nous semblent étranges, surtout quand on considère que ces juifs ibériques abandonnèrent l’Espagne et le Portugal seulement devant le dilemme de l’expulsion. Toutefois, nous pouvons également avancer l’hypothèse que ceux qui agissaient de la sorte investissaient sur le rétablissement, à partir des parcelles portugaises en Afrique du Nord, des affaires rentables qui étaient auparavant la base de leur subsistance économique. Ce qui vient étayer cette hypothèse, c’est la quantité de juifs qui se déplacèrent de ces comptoirs vers la métropole et le grand nombre de voyages réalisés afin de poursuivre le troc de marchandises entre le Portugal et le Maroc, et plus largement entre le Portugal, son empire, l’Europe, et aussi l’Afrique subsaharienne29. D. Manuel débuta par des privilèges attribués aux leaders, ceux qui firent preuve de fidélité et contribuèrent à la conquête des places. Nous avons vu qu’Isaac Benzamerro reçut une carte spéciale pour pouvoir se déplacer au Portugal. Le 13 juin 1510, il est à Évora et il est favorisé à nouveau par le roi avec l’exonération de 10 000 réaux sur les droits de la marchandise transportée à Safi30. Toujours en 1510, le rabbin Abraham, se trouvant au Portugal, se vit confirmer par D. Manuel la possession de certaines maisons, une tente et jardin à Safi31. À Azemmour se vérifia également une récompense immédiate des membres de la famille Adibe, pour leur information sur le déménagement des habitants de la place : José Adibe, le père de Jacob Adibe, fut nommé grand rabbin de la communauté locale par une charte royale du 23 juillet 151432 et, le lendemain, chargé du poste d’inspecteur de la factorerie portugaise33. Un peu plus tard, le 9 septembre 1514, son fils Yahya sera nommé « lingua », l’interprète de la ville34.

29. Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, Apêndice 4. 30. « Alvará de D. Manuel, em que quita de 10.000 reais de direitos a Isaac Benzamerro, judeu mo- rador em Safim », Évora, 13.6.1509, in ANTT,CC , P. 1., m. 7, doc. 18. 31. «Carta de confirmação de alguns bens a rabi Abraão, em Safim », Almeirim, 17.4.1510, pub. par José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, Apêndice 7, doc. 2. 32. « Carta de nomeação de Jocefe Adibe, judeu morador em Azamor, rabi-mor dos judeus mora- dores nesta cidade », Lisbonne, 23.6.1514, pub. par Maria Augusta Lima Cruz, in « Documentos Inéditos para a História dos Portugueses em Azamor », Arquivos do Centro Cultural Calouste Gul- benkian, vol. 2, 1979, p. 137. 33. « Carta de nomeação de Jocefe Adibe, judeu, morador em Azamor, para corretor da casa da feitoria da mesma cidade », Lisbonne, 24.6.1514, pub. par Maria Augusta Lima Cruz, in « Docu- mentos Inéditos para a História dos Portugueses em Azamor », p. 137. 34. « Carta de confirmação do cargo de língua a Yahya Adibe », Évora, 8.9.1524, pub par Francisco

87 Après les privilèges attribués aux personnages principaux vint le moment d’accorder des droits aux communautés qu’ils dirigeaient à travers le vieux modèle des chartes octroyées aux communautés juives. Dans le cas de Safi, nous avons connaissance de trois chartes, une de 1509 et deux de 1512. Par une charte datée du 4 mai 1509, D. Manuel promettait aux présents et futurs habitants juifs de ne jamais les expulser de la ville contre leur volonté ni de les forcer au baptême chrétien. À leur sortie, ils pourraient emporter tous leurs biens et personne ne devrait les harceler35. Quant aux chartes de 1512, la première datée du 2 janvier établit la présence des juifs à travers leur statut fiscal, négocié dans le royaume par Mail Benzamerro en 1511, contre le pouvoir du grand rabbin Abraham36. Cette charte privilégia la communauté avec le paiement d’une seule once de 320 réaux par maison à partir de 1513, les veuves étant exemptes de cet impôt. Connaissant l’existence des juifs pauvres dans la place, D. Manuel accorda l’autonomie aux juifs répartiteurs pour distribuer les montants devant être payés par les membres de la communauté, à condition que la somme finale soit établie. Ils devraient également payer les droits d’entrée et de sortie des marchandises destinées à Safi comme les autres résidents37. Le corollaire de cette politique qui reconnaissait le rôle essentiel de la communauté juive fut la nouvelle charte de privilège émise le 20 avril de cette même année. Selon ce document, D. Manuel autorisait la sortie de tous les juifs qui vivaient à Safi, avec leurs familles, quand elles le souhaiteraient. D’autre part, il voulait aussi attirer les juifs qui auraient « envie » de vivre dans la ville, augmentant de la sorte la population de la communauté juive ainsi reconnue38.

Marques de Sousa Viterbo, in « Ocurrências da Vida Judaica », Archivo Histórico Português, vol. 2, 1904, p. 13-14. 35. « Cartas patentes de D. Manuel (Privilégio aos judeus de Safim) », Évora, 4.5.1509, in Les Sour- ces inédites de l’histoire du Maroc - première série : Dynastie saadienne, Archives et Bibliothèques du Portugal (SIHMP), dir. Pierre de Cénival, David Lopes et Robert Ricard, Paris, Éditions Paul Geu- thner, vol. 1, 1934, p. 174-176. 36. « Carta de rabi Abraão ao secretário de Estado António Carneiro », (Safim), 26.3.(de 1511), in ANTT,Cartas dos Governadores de África, nº 19. 37. « Carta de privilégio para os judeus que viverem na cidade de Safim », Lisbonne, 2.1.1512, pub. par José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, Apêndice 7, doc. 6. 38. « Carta de privilégio para os judeus que viverem na cidade de Safim », Lisbonne, 20.4.1512, idem, doc. 7.

88 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise

La communauté d’Azemmour, dirigée par les Adibe, eut une seule charte de privilège daté du 28 juin 1514, exprimant les avantages et les impositions de tribut similaires à la charte de Safi du 2 janvier 1512. Toutefois, elle exemptait les membres de la communauté de la dîme sur les biens qu’ils feraient sortir ou entrer dans la place par voie terrestre, pouvant, dans ce dernier cas, les vendre sans payer d’impôts, ce qui s’avère être une incitation aux échanges commerciaux des juifs avec les populations marocaines. La charte d’Azemmour se révèle aussi, dans sa singularité, un document plus parfait que celles de Safi, comme si elle était, à leur suite, une synthèse de leurs dispositions. En fait, comme les chartes de Safi du 4 mai 1509 et du 20 avril 1512, il s’agissait d’un document qui tentait de conserver et même d’accroître la population juive, parce que le privilège était donné « aux juifs vivant à présent en leurs domiciles et avec leurs biens dans notre ville d’Azemmour et qui auront envie de venir et d’y rester avec leurs maisons et leurs biens »39. Un Phénix ressuscité ? D. Manuel établit quatre chartes de privilège, pour les juifs qui vivaient dans les grandes villes contrôlées par les Portugais au Maroc – Safi et Azemmour – au moment même où il fut décrété par la loi l’extinction de l’identité juive au Portugal, y compris les personnes, les institutions sociales et les instruments culturels. La péremptoire détermination législative de l’extinction de l’identité signifiait, dans la pratique, l’impossibilité de parole ou d’action juives, dans la dimension ontologique qui lui est donné par Hannah Arendt, quand elle considère que la vie sans parole et sans action est littéralement morte pour le monde, n’étant plus une vie humaine, car elle n’est plus vécue parmi les hommes40. Cette réflexion est essentielle pour comprendre l’extension d’une réalité institutionnelle de caractère médiéval dans une partie du pays qui était décrite dans la titulature des rois du Portugal, depuis la conquête d’Asilah par D. Afonso V (1438- 1481), comme « Reino do Algarve […] de Além-Mar em África »41, par opposition

39. « Carta de privilégio de D. Manuel I dirigida a todos os judeus residentes em Azamor », Lisbon- ne, 28.6.1514, pub. par Maria Augusta Lima Cruz, in « Documentos Inéditos para a História dos Portugueses em Azamor », p. 138-139. 40. Hannah Arendt, A Condição Humana, trad. de l’anglais par Roberto Rapozo, Lisbonne, Relógio d’Água, 2001, p. 225. 41. Voir António Dias Farinha, « Norte de África », in História da Expansão Portuguesa, dir. Francisco Bethencout et Kirti Chaudhuri, Lisbonne, Círculo de Leitores, vol. 1, 1998, p. 126-127.

89 à « Reino do Algarve d’Aquém », à savoir l’actuelle province de l’Algarve portugais, conquise au XIIIe siècle. L’inclusion dans le royaume d’un territoire « outre-mer en Afrique » serait utilisée à bon escient par D. Manuel Ier, connu pour ses ambitions impériales42, afin de détourner vers l’Afrique une réalité que l’idéologie religieuse prépondérante dans la péninsule Ibérique et sa stratégie matrimoniale rendirent inadmissible. Nous constatons que dans les premiers jours d’existence du décret d’Expulsion, D. Manuel agit avec prudence envers les juifs ibériques réfugiés à Asilah, c’est-à-dire qu’il y appliqua la même politique de baptême forcé et d’expulsion que celle qui avait été suivie en métropole. Mais Safi et Azemmour furent conquises dans une conjoncture autre, créée après le massacre de 1506, lorsque le roi devint plus complaisant à l’égard d’une minorité qu’il voulait intégrer dans le royaume. Et d’autre part il s’agissait de nouvelles conquêtes urbaines. Beaucoup de juifs qui vivaient à Safi et Azemmour appartenaient aux groupes de personnes expulsées du Portugal ou, plus largement, de la péninsule Ibérique. Les Benzamerro de Safi ont probablement pour origine une dynastie de médecins et de fermiers fiscaux, qui avaient vécu à Séville entre le XIIIe et le XVe siècle. Au cours de l’année de l’expulsion (1492), Isaac Benzamerro, étant à Badajoz, voulut être remboursé d’une somme qu’il avait prêtée à Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon pour financer la conquête de Grenade. Il est attesté qu’une autre branche de cette famille vivait au Portugal dans la ville d’Évora, au cours du XVe siècle. Il s’agit, de toute façon, dans le cas de Safi, d’une famille disposant d’une grande fortune, ce qui permit des entreprises considérables entre le Maroc et le Portugal, et l’investissement dans l’affermage de la collecte des impôts, la gestion des douanes d’Azemmour et Mazagan et le paiement des salaires à la population de ces places43. Le rabbin Abraham, qui appartenait à la famille Rute, probablement issu de la famille homonyme de juifs aragonais44, s’exprimait tant en castillan qu’en portugais dans ses missives adressées aux autorités portugaises45. Les Adibe

42. Voir Luís Filipe F.R. Thomaz, «L’idée impériale manuéline », in La Découverte, le Portugal et l`Europe, éd. Jean Aubin, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1990, p. 35-103. 43. Cf. José Alberto R. Silva Tavim, « Abraão Benzamerro, “judeu de sinal”, sem sinal, entre o Norte de África e o Reino de Portugal », in Mare Liberum, nº 6, Dezembro de 1993, p. 115-1421 44. Voir David Corcos, « Rote (Roti, ar-Reuti, Arrueti, Aroti, al-Rueti, er-Routi, Rutty, Ruti, Rute) », in The Encyclopaedia Judaica, éd. Cecil Roth et. al., Jérusalem, Keter Publishing, vol. 14, 1971, p. 323-324. 45. Vide José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, p. 206-210 et Apêndice 6, doc. 4.

90 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise d’Azemmour avaient sûrement une origine spécifiquement portugaise : plusieurs documents témoignent de la présence d’éléments de cette famille au Portugal au XVe siècle, également dans une situation économique aisée. C’est seulement vers 1524 que Moisés Adibe rejoignit les autres membres de la famille à Azemmour. Il avait probablement été l’un des enfants enlevés à leurs parents en 1497, car il avait été élevé par une nourrice en tant que chrétien dans la ville de Tavira à Algarve. En outre, le chroniqueur Damião de Góis nous précise que le héraut Jacob Adibe était un « judeu de nação português »46. D’autres, comme José Cordilha ou Gordilha, Samuel Boqueira, Abraão Carrilho, Abraão Cortidor et Abraão Homem, présentent également une onomastique d’origine péninsulaire47. Nous pouvons donc affirmer qu’il y eut une rencontre des juifs expulsés de la péninsule Ibérique avec les conquérants portugais du nord de l’Afrique. On aurait pu penser que l’héritage de l’expulsion pèserait lourdement dans l’attitude des juifs devant les Portugais. Ou que les conquérants portugais continueraient à les chasser de leurs nouvelles possessions. Au contraire, on constate une « plasticité » des attitudes sous l’effet d’une nouvelle conjoncture et d’un contexte spatial et social différent. D. Manuel, utilisant cette particularité, prolongea dans le nord de l’Afrique l’existence des quartiers juifs qu’il avait éliminés dans le royaume, autorisant la parole et encourageant les activités des juifs d’Azemmour et de Safi, à savoir en reconnaissant leur identité socioreligieuse dans ces places. D’autre part, beaucoup de juifs qui acceptèrent la domination de familles puissantes comme les Rute, Benzamerro et Adibe étaient prêts à coopérer avec les nouvelles autorités, participant à nouveau aux vieux circuits de contact avec la péninsule Ibérique d’où ils venaient. Les autorités portugaises, bien qu’avec beaucoup de réticence de la part de l’Église, étaient prêtes à accueillir cette collaboration, parce qu’il leur apparut que le rôle des juifs était aussi essentiel à la survie de ces places que celui des hommes de la factorerie ou du corps d’habitants chrétiens, y compris les militaires. Et c’est là la grande nouveauté : le « corpus » législatif qui permet les nouveaux quartiers juifs se modèle sur la documentation médiévale traditionnelle, mais un contexte social radicalement différent se lit immédiatement dans la structuration des chartes de privilège.

46. Idem, p. 214-235. 47. Idem, p. 218-224, 243.

91 Dans le cas de Safi, il est clair que le pari du roi en 1509 était d’instaurer un sentiment de sécurité parmi la population juive de la place, en leur promettant qu’il ne se comporterait pas avec eux de la même façon que dans le royaume : il ne les expulserait pas, ne les forcerait pas au baptême chrétien, il assurerait la préservation de leur identité. Mais c’est seulement en 1512 que D. Manuel permet la liberté totale de mouvement aux juifs qui constituaient ou devaient constituer le quartier juif maintenant reconnu : soit le 2 janvier, soit le 20 avril, après les négociations menées par Mail Benzamerro, dans le royaume, toute liberté de mouvement des juifs fut permise, et même la possibilité d’abandonner la place. Mais ce n’était pas une décision prise au hasard : le 1er juillet 1511, Isaac Benzamerro avait reçu le privilège de voyager au royaume de Fez et aux « lieux de l’Afrique », autant de fois qu’il le désirait, en prenant avec lui deux serviteurs48. Cela signifie que jusqu’en 1512 la plupart des juifs avaient dû rester dans la place – vu que le roi avait peur qu’ils se déplacent en territoire musulman, surtout vers le Mellah de Fez – et que c’est seulement après, une fois réintégrés dans le système socio-économique portugais, et après avoir obtenu le privilège d’une faible pression fiscale, qu’ils furent autorisés à quitter la place. Enfin, comme nous l’observons dans la charte d’Azemmour de 1514, D. Manuel voulut qu’encore plus de juifs soient attirés pour vivre dans ces places. Cette nouveauté qui apparaît dans le document de matrice médiévale révèle également que le pouvoir royal reconnaissait que les juifs étaient un groupe indispensable à la « respiration » de ses enclaves en territoire musulman. Cela fut amplement démontré par l’abondante participation des juifs aux affaires les plus considérables entre le Portugal et le royaume du Maroc, et au niveau des activités de négociation politique ou d’espionnage menées par des personnages importants tels que Jacob Rute, fils du rabbin Abraão49. Cette situation particulière qui leur était garantie reconnaissait leur position de lien entre le monde chrétien et le monde islamique, où ils commencèrent à se déplacer plus librement. Toutefois, dans le cas de séjour précaire dans la métropole portugaise, pour des raisons d’affaires ou diplomatiques, ils étaient soumis à

48. « Carta para Isaac Benzamerro poder ir ao reino de Fez », Lisbonne, 1.7.1515, idem, Apêndice 7, doc. 5. 49. Voir par exemple la synthèse de Robert Ricard, « L’Affaire Rute (automne 1542) » in SIHMP, vol. 4, 1951, p. 106-112.

92 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise l’utilisation d’un signal d’identification, en particulier pour éviter tout contact avec les nouveaux chrétiens50. Quelles furent les répercussions internes de cette situation particulière dans le tissu social qui formait les « nouveaux » quartiers juifs ? Comme dans le royaume, il fut « négocié » un espace spécifique, en dehors de la zone urbaine habitée par la plupart de la population chrétienne. Nous n’avons pas de documentation sur ce point concernant Safi, mais, à Azemmour, la question du logement des juifs fut traitée le 30 octobre 1516 sur l’initiative de Yahya Adibe. Le capitaine Simão Correia voulait que tous les juifs se concentrent dans une ou deux rues, mais Yahya voulait que D. Manuel leur rendît deux ou trois rues le long du quai de la rivière, qui menaient tout droit à la forteresse. Simão Correia accepta également de défendre le quartier juif avec l’artillerie de la forteresse. Le quartier juif incorpora aussi la vieille place de l’ancienne Azemmour islamique, bien que D. João III indemnisât quelques juifs de la destruction de leurs maisons qui y étaient implantées51. Les juifs pourraient s’abriter dans le château par la porte du Bourg (Porta da Vila), en cas de danger52. Mais cette « primauté » n’était pas occasionnelle. Dans un terrain faisant l’objet d’attaques constantes des différents pouvoirs politiques du Maroc, tous les éléments étaient nécessaires, même ceux relevant d’une autre identité religieuse. Par exemple, le 20 mai 1517, Simão Correia, se référant à la garnison d’Azemmour, estimait à 100 les juifs qui y servaient53. Nous avons mentionné qu’à Safi Diogo de Azambuja avait obligé les juifs à porter des armes. L’un des juifs récompensés pour ce fait fut Isaac Benzamerro54. Lors du siège tribal de 1510, le capitaine Nuno Fernandes de Ataíde rendit au noble D. Rodrigo de Noronha le commandement des juifs de la place, jusque-là dirigés par Isaac et Ismael Benzamerro, arrivés d’Azemmour pour protéger une zone près de la citadelle qui comprenait 12 tours et 204 brasses de mur55. Le plus intéressant,

50. Duarte Nunes de Leão, Leis Extravagantes e Reportório das Ordenações (reproduction « fac- similé » de l’éd. de 1569), Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian, 1987, P. 4, tit. 5, ligne 7 – « Dos judeus e mouros que andão sem sinal », fol. 122. 51. Vide José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, p. 240-241. 52. Vide Jorge Correia, Implantação da Cidade Portuguesa no Norte de África. Da tomada de Ceuta a meados do século XVI, Porto, FAUP Publicações, 2008, p. 300 (plan de la ville ancienne) et 306. 53. « Carta de Simão Correia a D. Manuel », Azamor, 20.5.1517, in SIHMP, vol. 1, p. 186. 54. Voir supra, 25 et 26. 55. Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, p. 204-205.

93 comme nous l’avons dit, c’est que les deux Benzamerro avaient armé deux frégates de 200 juifs pour sauver Safi56. On sait que, dans les communes juives médiévales portugaises, tous les juifs, sauf les privilégiés, devaient accomplir le service militaire, chacun selon ses revenus, à cheval ou à pied. Mais cette transposition dans le nord de l’Afrique semble montrer une composante belliqueuse plus forte qu’en Europe, correspondant aussi à l’incidence des combats sur le territoire de la conquête. Nous pourrons donc avancer que l’encouragement de la permanence des juifs à Safi et à Azemmour correspond également à la nécessité de compter sur leur contribution à la défense de ces places. Une autre diversification des fonctions qui correspond à une nouvelle situation géographique et sociale c’est l’activité d’accueil. Nous avons déjà vu que, dans le cas du Portugal médiéval, la communauté juive devait offrir l’accueil dans ses maisons à des membres de la famille royale et aux fonctionnaires royaux. À Azemmour, cette activité était liée à la pratique diplomatique : les juifs devaient accueillir les alcades musulmans, leurs messagers et serviteurs et ceux des sultans de Fès aussi bien que ceux des chérifs ; ils étaient après dédommagés en numéraire. C’était une activité si méritoire et enrichissante qu’elle fut exercée surtout par les personnalités privilégiées : Jacob Adibe, grand rabbin, son frère Moisés Adibe, et trois intendants d’Abraão Benzamerro – Jacob Daroque, Juda Budara et Samuel Palençano57. À Safi et Azemmour, des quartiers juifs fonctionnent donc à l’image du Mellah à Fès (1438) et plus tard à Marrakech (1557) : ce sont les lieux de l’Autre civilisationnel, dans lequel les résidents juifs devaient aussi abriter les chrétiens hors de la plupart des zones urbaines où la population musulmane montrait un comportement visiblement hostile58. C’est pourquoi l’humaniste Nicolau Clenardo, au cours de sa visite à Fès en 1541, choisit de vivre au Mellah et non pas dans les douanes59. Il est

56. Voir supra, 28. 57. Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, p. 399-403 et 426-428. 58. Voir José Alberto R. Silva Tavim, « Subir a Fez em meados do século XVI : contribuição para o estudo de um mellah », in Os Judeus Sefarditas entre Portugal, Espanha e Marrocos, éd. Carmen Balles- teros et Mery Ruah, Lisbonne, Edições Colibri, p. 87-117. 59. « Lettre de Nicolau Clenardo a Jacques Latomus », Fez, 9.4.1541 ; et « lettre de Nicolau Clenar- do a Arnold Streyters, abbé de Tangerioo », Fez, 12.4.1541, pub. par Alphonse Roersche, Clénard peint par lui-même, Bruxelles, Office de publicité, 1942, p. 67 ; et référence par Manuel Gonçalves Cerejeira, O Renascimento em Portugal. Clenardo e a Sociedade Portuguesa do seu Tempo, Coimbra, Coimbra Editora, 1949, p. 143.

94 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise supposé que les « visiteurs » musulmans « sentaient » le même niveau de sécurité dans les quartiers juifs des places portugaises. Et dans ce contexte, dans le cadre des vieux « devoirs » de la commune juive, une nouvelle vocation surgit comme une adaptation à un nouveau cadre social. En ressuscitant une forme médiévale, les Portugais s’alignent sur un usage musulman, sauf pour l’usage des armes, interdit aux juifs en islam. Mais la singularité des quartiers juifs de Safi et d’Azemmour révèle une autre réalité. Contrairement à ce qui se passait dans le royaume, chacun de ces bourgs était considéré comme une parcelle territoriale per se ayant chacune le droit à un grand rabbin avec la même signification sociale que le grand rabbin médiéval. On observe par la documentation qu’ils servirent d’intermédiaires avec le roi, assumant des rôles importants, individuels ou familiaux tant dans les pratiques d’information ou diplomatiques avec les entités politiques du Maroc, que dans la dynamisation d’affaires importantes entre le Portugal et le Maroc. Le cas d’Azemmour semble être de transmission héréditaire jusqu’à l’abandon de la place en 1541 : la fonction de grand rabbin fut la prérogative de la famille Adibe, étant exercé successivement par José Adibe (1514-1520 ou 1522), par l’aîné de ses enfants Yhaya Adibe (1522-1534) puis, après sa mort, par son frère Jacob Adibe (1534-1541)60. Il y eut seulement une brève interruption en 1520, lorsque José Cordilha fut nommé grand rabbin par le fait que José Adibe avait été jeté hors de la place à cause de sa fâcherie avec le capitaine D. Álvaro de Noronha61. Safi connut une situation plus dramatique par rapport à la fonction de grand rabbin parce que deux familles rivalisaient pour ce poste : les Rute, d’origine ibérique62, qui étaient là avant la conquête portugaise, et les Benzamerro, comme nous avons mentionné, de la même origine, mais venant d’Azemmour. Nous avons déjà vu qu’avec rabbi Abraham Rute, interprète et argentier au service du capitaine Diogo de Azambuja, Isaac Benzamerro fut parmi les premiers juifs à être mentionné

60. Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, Apêndice 3, nº 3. 61. Idem, p. 218-224. 62. Selon David Corços, ils sont venues de Rota, en Andalousie ou de Rueda, en Aragon – voir David Corcos, « Rote », in Encyclopaedia Judaica, vol. 14, p. 323. Il y avait aussi des juifs au Portugal, au XVe siècle, portent des surnoms comme Arote et Rude – voir Maria José P. F. Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, vol. 2, p. 28 et 64. On ne sait pas s`ils sont venus à Safi pendant l’Expulsion générale d’Espagne de 1492, du Portugal, de 1496, ou même avant.

95 dans les sources portugaises, en raison des services rendus lors de la conquête de Safi. Pendant son séjour au Portugal, en 1509, Isaac fut gratifié par D. Manuel du poste de grand rabbin des juifs de Safi. Cependant, le roi avait agi par inadvertance, méconnaissant le fait que le rabbin Abraham était déjà le grand rabbin des juifs de cette place, et qu’il avait été confirmé lorsque Diogo da Azambuja occupait le poste de capitaine. Le roi se vit donc contraint à la confirmation d’Abraão Rute comme grand rabbin, pendant la présence de celui-ci à la cour du Portugal en 1510, et à retirer cette grâce à Isaac Benzamerro. C’était un affront pour la puissante famille Benzamerro : tous les juifs de Safi devraient obéir au rabbin Abraão, sans autre recours que lancer un appel au capitaine et, en dernier ressort, au souverain. Les Benzamerro ne pardonnèrent pas cette audace du rabbin Abraão Rute et entamèrent contre lui une lutte interne féroce63. En fait, le rabbin Abraão ne put pas résister à la « fronde » des puissants et nombreux Benzamerro, dirigés par l’habile et très dynamique Abraão Benzamerro. Le 9 juin 1523, le nouveau souverain – D. João III – ordonna l’émission d’une charte de privilèges adressée aux « Judeus Benzamerro de Safim », ordonnant que toutes les questions juives qu’ils auraient avec les juifs devraient être jugées par eux, selon leurs propres lois64. Rabbi Abraão Rute tenta de répliquer devant le roi, en disant qu’il ne voulait tout simplement pas lui obéir, parce qu’il les jugeait selon la loi juive65. Les Benzamerro réussirent néanmoins à convaincre le roi que le rabbin Abraão Rute était devenu son ennemi. Le 12 mai 1524, D. João III ordonna l’émission d’une autre charte de privilèges adressée à Abraão Benzamerro, à sa famille et ses domestiques, leur disant de ne pas obéire au rabbin Abraão Rute. Abraão Benzamerro avait dit au roi qu’Abraão Rute était son ennemi juré, de telle sorte que le roi ordonna au capitaine Gonçalo Mendes Sacoto d’accorder aux Benzamerro un juge juif supplémentaire66.

63. « Carta de mercê e confirmação do ofício de rabi-mor dos judeus de Safim a rabi Abraão », Almeirim, 5.6.1510, pub. idem, Apêndice 7, doc. 3. 64. « Carta de privilégio aos judeu Benzamerros de Safim », Almeirim, 9.6.1523, pub. idem, Apên- dice 7, doc. 15. 65. « Requerimento de rabi Abraão a el-rei sobre a forma de julgar os Benzamerro », s.l., s.d. (Safim, circa 1523), pub. idem, Apêndice 7, doc. 16. 66. « Carta de privilégio para Abraão Benzamerro, outros membros da sua família e criados, não obedecerem a rabi Abraão », Évora, 12.5.1524, pub. idem, Apêndice 7, doc. 18.

96 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise

Les Benzamerro sortirent victorieux de cette lutte, profitant d’une situation nouvelle qui leur était favorable. Abraão Rute était étroitement lié à D. Manuel et aux cercles de pouvoir gravitant autour de lui, dont faisait partie l’un de ses principaux interlocuteurs – le secrétaire d’État António Carneiro. Au contraire, les Benzamerro purent profiter de la bienfaisance du successeur D. João III, entouré par d’autres élites au pouvoir. L’ordre d’émission d’une autre charte de privilège par D. João III n’est pas une coïncidence : le 8 mai 1524, il autorise le déplacement d’Abraão Benzamerro en métropole67. Jusqu’à sa mort en 1537, le rabbin Abraão Rute fut obligé d’accepter la honte que représentait l’existence dans sa commune d’une famille puissante, exonérée de sa juridiction. Son fils Jacob Rute, nommé « língua » (interprète) et greffier pour la langue arabe à Safi en 152368, aurait trouvé cette situation tellement intenable qu’en 1536 il quitta cette place pour celle de Fès69, la ville où il fut également conseiller du roi70. Quant à son frère Moisés Rute, il partit pour Asilah peut-être la même année71. Pour les Benzamerro, la consécration politique de son ascension se vérifia le 24 mai 1537, lorsque, après la mort du rabbin Abraão Rute et l’écartement de ses enfants, D. João III nomma Abrão Benzamerro, déjà chevalier72, grand rabbin des juifs de Safi73. C’est ainsi que s’instaura, au nord de l’Afrique, une réalité qui est attestée au Portugal jusqu’à l’expulsion générale des juifs : la rivalité entre les plus importantes familles juives afin de profiter de la fonction de grand rabbin. Signalons toutefois que dans le cas de Safi, « la lute extrême » nous révèle des situations de dépendance

67. « Carta para Abraão Benzamerro vir a estes reinos », Évora, 8.5.1524, pub. idem, Apêndice 7, doc. 17. 68. « Carta de mercê do cargo de língua a Jacob Rute », Almeirim, 7.7.1523, pub. par Francisco Marques de Sousa Viterbo, in Notícias de alguns arabistas e intérpretes de Lìnguas Africanas e Orientais, Coimbra, Imprensa da Universidade, 1906, p. 69-70. 69. « Carta de Jacob Rute a seu irmão [Moisés] », Fez, juillet de 1536 selon Elaine Sanceau, in Colecção de S. Lourenço, Lisbonne, Centro de Estudos Históricos Ultramarinos, vol. 1, 1973, p. 49- 51 ; et début août de la même année, selon SIHMP, vol. 3, 1948, p. 46-48. 70. Voir supra, 49. 71. Voir supra, 69. 72. « Carta para Abraão Benzamerro, morador em Safim, gozar dos privilégios dos cavaleiros », Coimbra, 21.8.1527, pub. par José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos, Apêndice 7, doc. 21. 73. « Carta de mercê do cargo de rabi-mor dos judeus de Safim a Abraão Benzamerro », Évora, 24.5. 1537, pub. idem, Apêndice 7, doc. 30.

97 mutuelle entre courtisans juifs et l’appareil d’État, propres à la situation particulière d’une enclave et non pas d’un royaume74. L’existence d’une dynastie de courtisans juifs occupant la fonction de grand rabbin d’Azemmour semble être une nouveauté dans le cadre portugais75. Elle montre aussi ce haut degré de dépendance de l’État portugais à l’égard d’une famille qui, dès la conquête, a apporté des preuves solides de fidélité. Ces microcosmes de dépendance personnelle se révèlent jusque dans l’attribution de postes au-delà même de la ville de Safi, dessinant tout un réseau d’influence. Abraão Benzamerro se fit ainsi représenter par des serviteurs fidèles dans les différentes fonctions qui lui furent attribuées : Jacob Daroque fut son intendant à Azemmour, douanier et garde-rivière et collecteur des loyers de la cathédrale de cette ville, le logeur et le pourvoyeur des envoyés du sultan de Fès et du chérif de Marrakech, et le fermier des douanes d’Azemmour et de Mazagan, exerçant dans cette dernière ville le métier d’interprète au nom de son seigneur ; Judas Budarão ou Abudarham eut pour fonction de payer les soldes à Santa Cruz do Cabo de Guer et fut également fournisseur des biens nécessaires aux voyages des émissaires du chérif ; enfin, David Cint négociait et signait des contrats en son nom dans la ville de Fès. Au centre de cet important réseau familial et domestique, déplaçant l’argent nécessaire au fonctionnement de l’appareil administratif et à la guerre des places en vue de rentabiliser les relations économiques entre les royaumes du Portugal et du Maroc, Abraão Benzamerro réussit à éclipser la famille rivale des Rute76. Le cas d’Azemmour est encore plus impressionnant. Au lendemain de sa nomination au poste de grand rabbin des juifs d’Azemmour, D. Manuel nommait José Adibe correcteur de la factorerie de la ville, grâce à la confiance qu’il avait en lui77. Et le 9 septembre 1514, son fils et futur grand rabbin, Yahya Adibe, fut confirmé pour le rôle crucial d’interprète de la ville78. Le seul pouvoir de substitution que nous ayons pu déceler fut celui de José Gordilha ou Cordelha que D. João III nomma

74. Voir Maria José P. Ferro Tavares, Os judeus em Portugal no século XV, vol. 1, p. 113-114. 75 Voir Reuven Faingold, « Los judios en las cortes reales portuguesas ». 76. Voir José Alberto R. Silva Tavim, « Abraão Benzamerro, judeu de sinal », p. 125. 77. « Carta de nomeação de Jocefe Adibe, judeu, morador em Azamor, para corretor da casa da feitoria da mesma cidade, Lisboa, 24.6.1514, pub. par Maria Augusta Lima Cruz, in « Documentos Inéditos para a História dos Portugueses em Azamor », p. 137. 78. « Carta de confirmação do cargo de língua de Azamor a Yahya Adibe », Évora, 8.9.1524, in Francisco Marques de Sousa Viterbo, Notícias de alguns arabistas, p. 13-14.

98 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise notaire devant le rabbin des juifs d’Azemmour et des écritures qui se feraient entre eux79. Parallèlement à cette concentration de fonctions honorables et économiquement rentables entre les personnes de la même « maison » nous observons une autre nouveauté : l’importance de la position sociale du poste de « língua », cruciale dans ces mondes de frontières. Le poste était mis au concours par l’affichage d’avis. Mais les candidats qui généralement saisirent cette position étaient des juifs, par le fait qu’ils savaient ou comprenaient une autre « langue hispanique » aussi bien que l’arabe, qu’ils utilisaient dans leurs affaires. C’était également une position de prestige car son titulaire devait mériter une grande confiance de la puissance royale. Ce n’est pas une coïncidence que son exercice ait été attribué aux membres les plus importants de la commune ou à leurs serviteurs. Nous avons vu que le rabbin Abraão Rute fut l’interprète à Safi du capitaine Diogo d’Azambuja, et qu’en 1523 son fils Jacob Rute fut nommé « língua de árabe » de cette ville, comme expert dans cette langue et « scribe d’écriture mauresque ». Ce n’est qu’après son départ à Fès en 1536, que le poste fut transféré à José Levi. Le seul « língua » officiel à Azemmour fut Yahya Adibe, confirmé dans les années 1520 et 1524, qui cumulera plus tard le poste avec celui de grand rabbin. Le grand potentat Abraão Benzamerro fut nommé « língua » de Mazagan en 1527, puis de Safi et d’Azemmour au moment où ces postes furent libérés80. Cette grande proximité entre les juifs des enclaves et le pouvoir royal est également évidente dans le service militaire et dans l’appui aux travaux dans les villes. Nous savons que la communauté résidant à Safi eut, entre 1508 et 1513, un rôle important dans la tâche de la construction des murs et des maisons de la factorerie, ainsi que dans l’ouverture des raccourcis vers celle-ci, des travaux qu’ils aidèrent à subventionner81.

79. « Carta de mercê do cargo de tabelião do rabi dos judeus de Azamor a Jusepe Gordilha », Almei- rim, 11.5.1523, in ANTT,Chancelaria de D. João III, liv. 3, fol. 36vº. 80. Voir José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, p. 374-381. 81. « Carta de quitação para Nuno Gato, contador de Safim », Lisboa, 23.3.1513, in A. Braamcamp Freire, « Cartas de Quitação del Rei D. Manuel », Archivo Histórico Portuguez, Lisbonne, Tipografia Calçada do Cabra, vol. 4, fasc. 1-2, 1906, p. 478.

99 Mais la communauté s’affirmait également devant les autorités royales en se démarquant de ceux qu’ils appelaient « judeus mouriscos » ou autochtones – « toshavim ». À Safi, les « judeus mouriscos » vivaient ensemble, ségrégués des autres juifs, et réalisaient des affaires entre eux. Par exemple, le 21 décembre 1518, Meyman Belleanes et sa femme Ariqua vendirent à José Bem Myara et à sa femme Soltana, tous des « judeus mouriscos », quelques maisons de la Rua de Gonçalo Dias, près d’un mur, lesquelles s’accotaient d’un côté à la maison de ce Portugais et de l’autre à la maison de Cyxbealla Menagullo, « judeu mourisco »82. La même chose arriva à Santa Cruz do Cabo de Guer : suivant une accusation de Gutierrez Pacheco, dans l’inquisition des Canaries en 1530, vivaient 15 ou 20 « judeus mouriscos », dont le rabbin s’appelait Juda. A contrario, les deux séfarades, le rabbin Frayan, venant de Tolède et Aaron Benzamerro, neveu d’Abraão Benzamerro, sont convenablement différenciés83. On assiste donc dans les enclaves portugaises du nord de l’Afrique au même phénomène qui s’était produit dans les grandes villes comme Fès : la séparation, allant de la pratique religieuse, aux « sources considérées essentielles » de la loi en passant par les lois alimentaires, entre les expulsés ou « megorashim» et les autochtones ou « toshavim » (parmi lesquels il faut inclure des juifs de la Péninsule établis au Maroc avant les expulsions générales de la fin du XVe siècle). À partir du milieu du XVIe siècle, la superposition du groupe des « megorashim » devint claire soit en raison de l’acceptation générale de l’œuvre de Joseph Caro au Maroc, soit par l’acceptation du « Livre des Taqqanot des Exilés de Castille »84. Selon David Corcos, les « judeus mouriscos » poursuivirent leur vie à l’écart de la coexistence avec les groupes fermés de « megorashim » qui se formèrent à Marrakech et notamment à

82. « Carta de venda de habitações na cidade de Safim, cujos contratantes são alguns “judeus mou- riscos” », Safim, 15.12.1518, pub. par José Alberto R. Silva Tavim, in Os judeus na Expansão Portu- guesa em Marrocos durante o século XVI, Apêndice VII, doc. XI. 83. « Denúncia de Gutierrez Pacheco », Las Palmas de la Gran Canaria, 3.3.1530, in Lucien Wolf, Jews in the Canary Islands. Being a Calendar of Jewish Cases extracted from the Records of the Canariote Inquisition of the Marquess of Bute, Londres, The Jewish Historical Society of England, 1926, p. 89- 90. 84. Voir Haim Zafrani, Les Juifs du Maroc – Vie sociale, économique et religieuse. Études de Taqqanot et Responsa, Paris, Paul Geuthner, 1972, p. 61-64 ; et Joseph Tolédano, Le temps du Mellah. Une his- toire des Juifs du Maroc racontée à travers les annales de la communauté de Meknès, Jérusalem, Éditions Ramtol, 1982, p. 22-23.

100 Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise

Azemmour, à Safi et à Agadir85. Ainsi, une fois de plus, nous vérifions que la formation de ces communautés dans les places portugaises renforça un nouveau tissu social juif au Maroc, où l’on assiste à l’imposition, à quelques exceptions près, du modèle séfarade, et donc à la division entre ceux-ci et les « judeus mouriscos» ou les « toshavim ». Preuve de cette assertion est le fait que des membres importants de la communauté juive de Safi et leurs descendants occupèrent le poste de dirigeants de la communauté juive de Fès. C’est le cas des Rute, qui occupèrent successivement la fonction de « naguid » ou chef de communauté à Fès depuis le déjà mentionné Jacob, immigré de Safi86. Les Benzamerro occupèrent également un poste important à Fès, tel que le rabbin Isaac et le « naguid » David, à la fin du XVIe, et au début du XVIIe siècle87. *** L’identité juive de ces communautés parvint à se maintenir dans « les poches de domination portugaise » du nord de l’Afrique parce que leur importance primordiale dans le maintien de ces enclaves fut reconnue : les prêts et l’usure étaient des activités aussi vitales que l’affermage de la distribution des soldes à une population en condition de carence économique constituée principalement de gens de guerre et de fonctionnaires royaux. Mais aussi parce que la plus haute autorité du Portugal reconnut les juifs comme des experts mondiaux dans la négociation entre plusieurs entités politiques et religieuses souvent en conflit, qu’elle avait aussi besoin d’eux en tant que diplomates (sans avoir une définition officielle), interprètes, informateurs, intermédiaires de commerce et experts dans l’essentiel rachat des captifs, étant donné l’état de guerre latente. Initiée dans la péninsule Ibérique, « la fermeture » du dialogue entre les deux civilisations, au moment de l’essor de la dynastie saadienne et du renforcement de la Contre-Réforme au Portugal, mit fin à la « survie » des juifs dans le prolongement de l’ancienne séfarade. L’expulsion des juifs des différentes places fut provoquée par la décision des autorités portugaises

85. David Corcos, Studies in the History of the Jews of Morocco, Jérusalem, Rubin Mass, 1976, p. 168, note 26. 86. Voir Haim Zafrani, Les Juifs du Maroc, p. 132 et 142 ; Robert Ricard, « L’Affaire Rute », p. 108, note 4 ; David Corcos, « Rote », p. 323-324 ; et José Alberto R. Silva Tavim, Os judeus na Expansão Portuguesa em Marrocos durante o século XVI, p. 172-174. 87. Voir David Corcos, « Benzamero », in Encyclopaedia Judaica, éd. Cecil Roth, Jérusalem, Keter Publishing, vol. 4, 1971, p. 572 ; Abraham Laredo, Les Noms des juifs du Maroc : essai d`onomastique judéo-marocaine, Madrid, CSIC, 1978, p. 552.

101 d’abandonner Azemmour, Safi, Asilah et al-Qsar Sghir en 1541 (Santa Cruz do Cabo de Guer fut conquise cette même année par le chérif Mawlay Muhammad Shaykh)88. Nous observons donc que la présence de communautés juives dans les enclaves portugaises du nord de l’Afrique n’étaient pas un simple « Phénix ressuscité ». Les raisons qui conduisirent la monarchie portugaise à la reconnaissance de l’existence de quartiers juifs à Safi et Azemmour, aussi bien qu’à l’essor de l’immigration de juifs vers les communes nouvellement établies, résultèrent d’un intérêt conjoncturel où ces juifs apparurent indispensables en tant que médiateurs civilisationnels. Mais l’autorisation d’une existence légale, fondée sur la primauté de leur rôle de médiateurs, se répercuta immédiatement dans le tissu social des nouveaux quartiers juifs : ces nouveaux immigrants tentèrent de s’affirmer de prime abord contre la population juive autochtone et de souligner leur rôle primordial en tant qu‘hommes-charnières entre les deux mondes – celui d’où ils avaient émigré et celui qui les accueillait. Les juifs d’Azemmour et de Safi étaient déjà des experts dans les contextes marocains, et certains de leurs dirigeants utiliseront leurs connaissances pour transférer leur prépondérance à des villes comme Fès. Le choix de l’appartenance n’est pas si linéaire. La permanence de la précarité en des lieux sous tutelle portugaise tels que Safi se répercuta immédiatement dans les choix civilisationnels de membres de ces familles. Par exemple, aux côtés des membres éminents installés à Fès, tels qu’Isaac et David, la famille Benzamerro eut un « juif de cour » baptisé chrétien à l’Escorial en 1589 : Moisés Benzamerro, à savoir Pablo de Santa Maria89. Mais ceux qui choisirent de rester au mellah, comme à Fès – c’est-à-dire la plupart d’entre eux – connurent d’importants profits liés l’ascension sociale et communale due à la poursuite des relations avec la Péninsule, à travers les places portugaises. Plus qu’un Phénix ressuscité, le tissu social des juifs, ayant pris forme dans l’ancienne chrysalide médiévale, devint un avatar correspondant à des temps et lieux de remarquable différence.

88. Voir Otília Rodrigues Fontoura, Portugal em Marrocos na Época de D. João III, S. l., Centro de Estudos de História do Atlântico, 1996 ; et également Bernard Rosenberger, Le Maroc au XVIe siècle. Au seuil de la modernité, s.l., Fondation des Trois Cultures, 2008, chap. 3. 89. Voir Robert Ricard, « Baptême d’un Juif de Fès à l’Escorial (1589) », in Hespéris, vol. 44, 1-2, 1937, p. 136.

102 Judeo-Spanish in Morocco: language, identity, separation or integration?

Vanessa Paloma

The hybrid identity of the Jews of Northern Morocco is exemplified in their language “Haketía” and through multiple expressions of oral traditions. I have participated in Jewish community life between 2005 and 2011 with the extant community in Tangier, and they practice synagogue chants in Hebrew, liturgical poetry in Hebrew and Spanish, readings from the prophets in Spanish on certain holidays and the Passover seder in both Hebrew and Spanish. They put their children to sleep in Spanish and express humor and certain emotions in Arabic. Many previous researchers have been privy to this complex relationship that language has in the identity and literature of this community amongst them Zarita Nahón (1929) in Tangier and Arcadio de Larrea Palacín (1954) in Tetuan. These are among the early compilators of Romances which recognized the importance of Judeo-Spanish literature in Morocco and its individual importance in parallel to Hebrew liturgical poetry. Although the conscious identification of most members of the community today is as Spanish Jews, a profound interconnectedness to Moroccan language and culture is revealed in colloquial speech, idioms and intimate conversations. The Jewish community in Northern Morocco today has been reduced to less than one hundred, with close to seventy in Tangier and ten in Tetouan. The other cities

103 which formed part of this Judeo-Spanish Moroccan identity historically, such as Chefchauen, Larache, Asila and Alcazarquivir have no Jews left. However, there are others who were born and raised in Northern Morocco and moved to Casablanca in the 1950s and 1960s, all the while maintaining Spanish language as their main household language.1 Others left Morocco in various waves of emigration which began with the Spanish invasion of Tetuan in 1860 and continues until our days. The current Judeo-Spanish diaspora is concentrated mostly in Spain, Venezuela, Gibraltar, Toronto, Buenos Aires and Rio de Janeiro (Garzón, 223). This paper explores the remaining current community’s identity formation and their complex dynamics of separation and integration to Moroccan culture and society. Historical development Starting as early as 1391, Jews began fleeing the Catholic fervor that was sweeping through the Peninsula in what has been called the Gerush Sbilia, Expulsion from Seville (Levy 143). There had been previous recent migrations across the Strait of Gibraltar during the European middle ages for religious reasons. Those migrations were prompted by the Muslim Almohad’s Orthodoxy in the twelfth century and their intolerance of non-Muslims in their midst. Many families left Spain for Morocco, the most famous case being that of Maimonides, whose family went to Fez. Their house is claimed to this day as one which is next to the Medersa Bouanania in that city. Fez was the preferred Jewish destination in the early migrations, because it had an established rabbinic leadership, and was known as a center of study. By the early sixteenth century, Tetuan, north of Fez close to the Meditterranean coast and next to an active port, became a new center for Jewish migration, allowing for an exclusively Sephardic leadership to establish itself. This new locality became a nucleus with a specifically Spanish and Andalusian heritage in its architecture, family lineages and music. Fez had an ancient Jewish community, which came to be known as the Toshavim (dwellers) that had been decimated in 1465 in a wave of persecution and conversion in central Morocco (Deshen, 8). When the Megorashim (expulsed ones) arrived in great numbers after 1492, the existing community was overwhelmed by the newcomers. There were significant differences in Jewish practice and perceptions.

1. Private Interview A.B. from Alcazarquivir (January 4, 2008) in Casablanca, Morocco.

104 Judeo-Spanish in Morocco

The liturgical rites were slightly different between the newly arriving Spanish Jews and the local community. For instance, their shehitá (kosher slaughtering) and their ketubot (marriage contracts) had significant differences. In Fez, in the sixteenth century, a group known as the Hajamei Castilla became dominant in decisions of rabbinical law, but at the level of language and culture, the struggle was more protracted. Even though the Sephardic community of Fez had become an Arabic-speaking community by the eighteenth century, having dropped their Spanish language traces, it is striking to note that in the 1940s there was an Ein Keloheinu prayer sung in the synagogue Slat al Fassiyin in Hebrew, Arabic and Judeo-Spanish. In a private conversation2, Professor Joseph Chetrit mentioned that as far south as Taroudant, his village of origin, there was one family who sang this prayer with its Spanish addition on the holiday of Simhat Torá. They did not understand the Spanish anymore, but it was in honor of their Spanish ancestors that they kept this tradition alive. This served as a remnant and trace to the memory of this community’s connection to Spain. Haketía I started my paper by mentioning the unique language of the community of Northern Morocco: Haketía. The classic work on this topic, Dialecto judeo-hispano- marroquí o hakitia is by José Benoliel. He started publishing a series of successive articles in the 1920s and it was published as a book as recently as 1977. Benoliel explains the origins, grammatical structure and various usages of Haketía. He also provides a list of proverbs, Romances as well as a incipient dictionary of Haketía. Benoliel states that there are three causes that attribute the fact that this language was created, conserved and evolved. I find his articulation of these different periods of evolution of the language as a demonstration of the perception of identity formation in his time. According to Benoliel, the pre-expulsion necessity for a language exclusive to the Jews, was a means of protection. It benefitted Jews to communicate in a manner that neither Muslims nor Christians could understand completely. He continues to say that in present times (85-90 years ago or so) Jewish Hispano-Moroccans were feeling more comfortable, and less afraid, and it is this level of comfort which was propitiating them to move into a more “pure and Castillian manner of translating

2. March 18, 2010, Essaouira, Morocco.

105 their thoughts.” (author’s translation p. 6) Secondly he brings up a matter of geography: the distance of Haketía speakers from Spain, and Spanish. This created the necessity of replacing words that were forgotten from Spanish with others which more more easily accessible in Arabic or Hebrew. Lastly, he states the third reason as, “emanating from the first two, and of the growing distance in time, space, education and customs between expulsed Jews and Spaniards. This leads them to the natural desire to have a proper language to understand each other and recognize each other, and to not be confused with their Arabic-speaking co-religionists.” (Page 6, author’s translation) In sum, what José Benoliel is stating here, is the slow, organic historical process of the formation of a new intertwined identity, the Judeo-Hispano-Moroccan. The Jews who chose to live in an exclusively Spanish speaking Jewish community at the time of the expulsion (Tetuan, and not Fez, for example), began to integrate and assimilate aspects of their Moroccan cultural and lingüistic surroundings. Double diaspora As a minority living through a double diaspora (Jewish and Spanish homelands) there was a communal decision to be made. One possibility was to integrate fully into Moroccan society, as was eventually done by Jews who settled in Marrakesh and cities in the south. Another possibility was to live in a parallel community, as was the choice in Fez, where Megorashim and Toshavim lived side by side, with tensions, power struggles and both positive and negative influences between the communities. There was a third vector that came into play: this was establishing population centers where the authoctonous Jewish community was not very strong, thus allowing the newcomers to maintain a monopoly on the form of Judaism that was practiced. They were able to try to transplant their Judaism without much negotiation with the existent rabbinat and community. By keeping strong ties to the Spanish language as a marker of Judaism, I believe that they established another demarcating boundary between them and the Arabic speaking Jewish population. Identity formation Judaism has maintained its relevance and continuity throughout societies, surviving through cataclysmic events, migrations, and mutiple layering of priorities in people’s lives. This historical reality owes much to the manner in which Jewish personal and communal identity is created, preserved and transformed.

106 Judeo-Spanish in Morocco

Amin Maalouf’s On Identity (2000) succintly articulates the complex factors forming and developing one’s identity: What determines a person’s affiliation to a given group is essentially the influence of others: The influence of those about him – relatives, fellow-country-men, co- religionists – who try to make him one of them; together with the influence of those on the other side, who do their best to exclude him… He is not himself from the outset; nor does he just “grow aware” of what he is; he becomes what he is… Deliberately or otherwise, those around him mould him, shape him instil into him family beliefs, rituals, attitudes and conventions, together of course with his native language and also certain fears, aspirations, prejudices and grudges, not forgetting various feelings of affiliation and non-affiliation, belonging and not belonging. (21-22) For the Sephardic Jews in Fez, maintaining a relationship of double diaspora and living with the division within the community of Megorashim and Toshavim became a mute point at a certain time. The slow “becoming” of their identity formation as Sephardic Moroccans dropped Spanish and adopted Arabic as their main language. It is mostly through lingüistic identifications that the final separation was defined as a community. Even though Fassi Jews kept many halachic rulings from Spain, today they express themselves musically and culturally as what Jews from the North pejoratively call “forasteros,” foreigners3. Many of the so-called “forasteros” may be actually Spanish in origin, but their cultural identity became slowly identified as Judeo-Arabic.4 In return, Moroccan Jews from the North, who kept Spanish as the basis for Haketía are called “les espagnoles” or “rumi” (a word in Arabic denoting European or Christian). Notice that each community names the other with an exclusionary label. It is this separation from the Jewish “other” that I am interested in exploring. How and why did this come about? What consequences does it have on the perceived Marocainité of the Jewish community from Northern Morocco? The names each one of these Jewish communities had for the other, identifying them as a Jewish member of a local culture that was different from their own, is an example of what Shlomo Deshen’s The Mellah Society: Jewish Community Life in Sherifian Morocco explains as …there are parallels between Jewish and non-Jewish living in a given time and place... Jews living in any given time and place exhibit a variant of Jewish society, but

3. Private Interview J.Bengualid in Tangier, Morocco, November 1, 2008. 4. Private Interview Marcel Botbol from Fez in Tangier October 12, 2007.

107 in their commonalty with contemporary non-Jews they also exhibit a variant of the local society that is common to Jews and non-Jews. (6) Thus, the Spanish Moroccan Jews, were “les espagnoles, or rumi” for the Moroccan Arabic-speaking Jews, who claimed to be authentically Moroccan.5 The duality of belonging and not belonging as illustrated by Maaluf became simplified one layer less for the Jews in the communities of Tetuan, Tangier and later Arcila, Larache and Alcazarquivir. I am focusing on these five cities, because they are the urban centers that maintained a sizable corpus of oral traditions in Judeo- Spanish until our generation. It is through the imprints of the languages embedded in speech and song that I seek to discern threads of multiple identities that found ways of living side by side. Here are a few examples that demonstrate the intermingling of Arabic, Spanish and Hebrew words and concepts in Haketía. 1. The traditional name for Rabbi Yitzhak Bengualid, the Tsaddik of Tetuán is Baba Señor, Arabic for father, Spanish for Sir and referring to a Rabbi. 2. In the Romance El Dio del cielo Abraham that talks about the tests that Abraham was confronted with, we have a permeation of Haketía in line 19 “De ahí se a[l] hadró un mekatreg” referring to the Angel of Death going to tell Sara of Isaac’s near death at the hand of his father (Weich-Shahak, 2008, 59), As Weich-Shahak stated, this addition includes information from the midrash, which is not found in ancient and peninsular versions. It is with this added element from the midrash that there is a word from Arabic (alhadró) and one from Hebrew (mekatreg). 3. In the funny short cantar of “Al entrar a la judería” it finishes with the statement haudéalas , as Julia B. explained to me recently6, it comes from the word awed, do it again, repeat it. 4. The famous song of Rahel Lastimoza, telling the story of a married woman who is wooed by a rich young man and stays true to her husband is sung at Hilulot. There is a refrain awed awed (again, again) which was said to be the “forasteros” telling the Jews of the North that they liked the song and to repeat the melody one more time.

5. Ibid. 6. Private Interview Julia Bengio, from Tangier in Paris, June 1, 2011.

108 Judeo-Spanish in Morocco

5. Another exclamation is aiwa, which means something like “so?” It is found in the chant/song Ay Esterica, aiwa, cerra el ferrojo, aiwa, sube a la cama, aiwa, pa’ que te coja, aiwa. etc There are many other examples of words in haketía permeating into mostly Spanish songs. Proverbs Proverbs refer more succintly to complex identities. The following examples include simple words from Hebrew or Arabic, as well as specific cutural contexts that would only be understood by an insider. Yaakov Bentolila illustrates a word used in the cultural context of Jewish traveling husbands, and women’s changed status (254) 1. “Cuando la mogaiba pide carne se serro la carniceria.” Moghaiba comes from the ‘arubi Darija: rhaiba/no está en casa/is not home) The moghaiba is a woman who does not receive a monthly stipend from her husband because he travels to make a living. This proverb refers to a cultural reality many Jewish women lived with, which was the absent husband. The men would leave for work, and many times the wife would be left in a difficult financial situation, thus the implication that the butchers close when they see her approaching. 2. Mas vale rico cuando en’anese (Hebreo/ani/pobre), que pobre cuando enriquese. Here the usage of poor is in Hebrew ‘ani, whereas the word for rich is kept in Spanish and not transformed into a’shirese. 3. Pasar del alef bet a la guemará – This proverb implies knowledge of Hebrew and the context that it is impossible to pass from the alef bet (basic alphabet) straight to the guemará (complex Talmud study), without having done the middle stages. 4. Patas que nunca miraron saraweles – the word for pants here is the arabic, saraweles (sarwal) 5. Te entre una mehná (illness) – This curse uses the word mehná for added strength.

109 Conversation In intimate conversations in contemporary Morocco, people express the layers of their identities in a non-codified and free manner. This can take the form of words in haketía 1. Fui en ‘ca de mi madre ayer (I went to my mother’s house yesterday) 2. Estoy guahsheada de ti (I miss you) 3. La dafina me quedó akkdeada (The shabbat stew is a little burned) 4. El terrah pasó para llevar la hala al farrán (The oven-boy came by to take the challah to the oven) 5. El mel’ok, se le caiga el mazzal (What a scoundrel, may his luck disappear) The oral tradition of the Jewish community of Northern Morocco is a rich deposit of the traces of these intertwined identities. This simultaneous intermingling of three seemingly disparate identities, which are all present in one community, and at times in one sentence, elucidate the nuanced dynamics at play in this community’s identity. Although identity politics have usually placed Arabic speaking Moroccan Jews as “fully” Moroccan and Haketía speakers as Spanish Jews living in Morocco (albeit for centuries on end), it is clear that the five centuries in Morocco have molded this community’s identity, even though they have not completely abandoned the previous diasporic experience. The “double diaspora” has just added another level of richness and complexity to their cultural palette. They are Judeo-Hispano- Moroccan.

110 Judeo-Spanish in Morocco

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112 Deuxième partie Colonisation et distorsion de l’espace

Migrations des populations juives et musulmanes à l’intérieur de l’espace maghrébin, xixe et xxe siècles

Jacques Taïeb

Cette contribution présente les mouvements migratoires intramaghrébins à l’exclusion donc des échanges avec le dehors, essentiellement l’Europe et le Proche- Orient. Les migrations seront abordées de pays à pays : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye. Les mouvements, à l’intérieur de chacune des quatre entités, ne seront pas analysés, car cela dépasserait, et de loin, le cadre limité que nous nous sommes fixé. On l’aura sans doute subodoré à l’énoncé de notre titre, la période étudiée représente pour l’essentiel les temps coloniaux même si l’Algérie est, en la matière, un cas particulier, ne serait ce que par la précocité du fait colonial. Par souci comparatif enfin, nous tenterons, dans la limite d’une documentation lacunaire, de mettre en parallèle ces migrations et celles des populations musulmanes à la même période. Trois axes majeurs articuleront notre analyse. Les deux premiers axes (résolument chronologiques) aborderont les migrations juives aux XIXe et XXe siècles et révéleront de sensibles divergences quant à l’origine géographique des flux migratoires et à leurs destinations. Le troisième axe enfin s’attachera, de manière factuelle, à identifier les mouvements des populations musulmanes, aux mêmes époques, et à analyser dissemblances et analogies entre les deux populations.

115 Le XIXe siècle : l’Algérie au centre du dispositif et foyer d’immigration Le récit des migrations débute en 1805. Cette année-là, à Alger, le massacre antijuif, perpétré par les janissaires turcs en juillet 1805, et sur les origines duquel il serait ici trop long de s’étendre1, pousse au départ 200 personnes vers Livourne, 100 vers Tunis, et d’autres vers Tripoli de Barbarie. Dans les années qui suivent, les départs se poursuivent vers les mêmes directions mais également vers la Terre sainte, vidant partiellement la communauté juive d’un certain nombre de ses membres et la privant de talents et de compétences. Le déclin de la communauté d’Alger, au plan économique, surtout suite à la croisière de l’amiral Exmouth qui mit fin à la course, catalysa aussi l’exode. En 1830, le dénombrement effectué par les autorités françaises donna 6 025 juifs. Sans doute, vu l’état embryonnaire de l’enquête, était-il inférieur à la réalité. En tout état de cause, il y avait vraisemblablement moins de monde en 1830 qu’en 1805. Mais à quel total s’arrêter à cette dernière date, 7 000 individus, peut-être plus ? Changement de décor dès les premières années de présence française dans l’ancienne régence d’Alger, qu’on commençait à appeler Algérie dans les années 1830. De répulsive, au moins pour Alger, la contrée commence à attirer des migrants juifs venus du Maroc et de Tunisie. C’est ainsi que les patronymes Bellaïche, Borgel, Douieb, Taïeb, Zeïtoun étaient perçus comme d’ascendance tunisienne et d’autres comme Abécassis, Abouhassira, Bitton, Fhima se référaient à une origine marocaine. Le recensement de 1872, quelque deux ans après la promulgation du décret Crémieux – le mal nommé, puisqu’il s’agissait d’un acte législatif – permit de comptabiliser 34 574 juifs indigènes auxquels il faudrait ajouter 5 238 étrangers, Tunisiens et Marocains dans leur quasi-totalité2, qu’aucune étude sur l’Algérie et les juifs d’Algérie ne paraît avoir retenus. Cela donnerait pour ces étrangers, le nombre de 5 200 sur les 39 800 juifs du pays, une proportion d’environ 13 %. Encore ce pourcentage serait-il sensiblement inférieur à la réalité, si l’on tenait compte des enfants de ces étrangers nés en Algérie. La définition du juif indigène, mise en place en 1871, après la promulgation du décret, les englobait en effet au sein des autochtones, puisque nés in situ.

1. Cf. Isaac Bloch, Inscriptions tumulaires des anciens cimetières israélites d’Alger, Paris, Cercle de généalogie juive, 2008, 2e édition, Paris, Librairie Armand Durlacher, 1888, p. 93-105. 2. Cf. Statistique générale de l’Algérie, année 1872.

116 Migrations des populations juives et musulmanes

Quelque trente ans plus tard les données de l’état civil en Algérie fournissent quelques clés sur l’ampleur du mouvement migratoire en direction de la colonie. En 19023, sur 1 176 décès officiellement déclarés, 153 étaient des étrangers (13 %), sans compter les étrangers devenus français de quelque façon que ce soit : naturalisation, mariages, bénéficiaires du principe du jus soli du 26 juin 1889 qui faisait d’eux, sauf refus de leur part à leur majorité, des citoyens français. L’examen des naissances de l’année 19044 conduit à des conclusions très voisines. On dénombrait, cette année-là, nés de mères juives 1 867 enfants dont les mères étaient françaises par le décret Crémieux, 21 Françaises de souche par leurs pères, 51 par le Senatus Consulte du 14 juillet 1865 (elles-mêmes ou leur père) – qui donnait aux juifs et aux musulmans la possibilité de devenir français en abandonnant leur statut personnel. On dénombrait, par ailleurs, 213 enfants dont les mères étaient étrangères. Enfin, 184 avaient bénéficié de la loi du 26 juin 1889, complétée par celle du 22 juillet 1893, qui rendait automatiquement français les enfants nés en France (et en Algérie) de parents étrangers, sauf refus à leur majorité5. Ainsi, sur les 2 336 naissances de 1904, les nouveaux-nés étrangers ou d’origine étrangère étaient au nombre de 397, soit 17 % du total. Il faut donc relativiser l’impact du décret Crémieux quant à l’obtention de la citoyenneté française, et ce par l’existence d’un courant migratoire, puissant et continu, par nature extérieur au dit décret, et qui privilégiait donc l’accès à la citoyenneté française par d’autres voies. Comment enfin, pour l’essentiel, expliquer les raisons de cette immigration ? L’explication traditionnelle, qui veut qu’elle fut corrélée à la recherche d’un statut d’égalité politique avec les non-juifs, plus ou moins réalisée dans la colonie, et débouchant même, après le décret Crémieux, à une situation particulière par rapport aux autochtones musulmans, demeure largement valable. Elle doit cependant être

3. Ibid., année 1902. 4. Ibid., année 1904. 5. Une première anomalie de ce recensement des naissances de 1904 s’observe dans le fait que sur ces 184 naturalisées, 144 étaient majeures en 1904, c’est-à-dire nées antérieurement à 1889. Celle-ci s’explique par le fait que le jus soli de 1889 prévoyait que les enfants mineurs à cette date pourraient acquérir la citoyenneté française à leur majorité. Autre anomalie, ce jus soli s’appliquait en principe aux Européens (Espagnols, Italiens, Maltais, etc.) et nullement aux indigènes musulmans ou juifs venus des pays voisins. Mais dans les faits, les juifs furent concernés au point que les annuaires sta- tistiques les mentionnèrent le plus officiellement du monde. Cette attitude, à notre sens, pourrait s’expliquer par le désir d’accroître le nombre des Français par rapport aux autres Européens, les Es- pagnols en particulier, et ce, en dépit d’un antisémitisme diffus dans les services de l’administration.

117 vraisemblablement amendée par des paramètres économiques, la mise en valeur agressive (mais prometteuse) de la colonie fournissant des opportunités nouvelles. L’Algérie, toujours au centre, devient répulsive La crise antisémite de 1897-1898, poussant la population européenne à des violences6 contre les communautés juives et appelant à l’abolition du décret Crémieux, entraîne autour du début des années 1900 une vague de départs vers la Tunisie, devenue protectorat français depuis 18817. La deuxième vague d’émigration d’Algérie, plus précisément celle qui concerne le département de Constantine et qui émerge dans le second versant des années 1930, se dirige toujours vers la Tunisie. Là, en revanche, les chiffres directs concernant les flux migratoires n’existent pas. Mais, à partir du recensement de 1941, dans le cadre du statut des juifs du gouvernement de Vichy, et des travaux de Maurice Eisenbeth8 sur le recensement de 1931, quelques données chiffrées peuvent être avancées. En 1931, on recensait 13 110 juifs à Constantine, 3 888 à Sétif, 676 à Bougie, 926 à Batna ; et en 1941, respectivement 12 961, 2 038, 626, 1 063. Il y avait donc stagnation, voire tassement de la population juive du département de Constantine, et la vox populi savait que les émigrants s’étaient très majoritairement dirigés vers la Tunisie9. Le pogrom d’août 1934 de Constantine fut à l’origine de ce flux cette même année et au cours des années suivantes. Il révélait, par la même occasion, la détérioration des relations entre musulmans et juifs, suite aux événements en Palestine mandataire et à la propagande nazie (mais aussi à l’action très virulente du parti antisémite à Constantine). En matière anthroponymique, ces vagues venues d’Algérie vers 1900 et dans la seconde moitié des années 1930 ont laissé des souvenirs précis. C’est ainsi que de

6. Ce déferlement de violences permit aux juifs d’expérimenter, avec une certaine efficacité, les mé- canismes d’autodéfense (bagarres, bâtons, couteaux, etc.). 7. Ici, les sources écrites manquent, malheureusement. Mais, des traditions orales de source com- munautaire parlent de 700 familles établies en Tunisie. Et des sources proches de la résidence géné- rale de France en Tunisie ramenaient le chiffre à 400. Peut-être la vérité se situe-t-elle à mi chemin ? 8. Maurice Eisenbeth, Les juifs de l’Afrique du Nord. Démographie et onomastique, Paris, Cercle de généalogie juive – La Lettre Sépharade [Alger, 1936], p. 14. 9. Sur ce thème voir Jacques Taïeb et Claude Tapia, « Portrait d’une communauté », Les Nouveaux Cahiers, n° 29, été 1972, p. 49-62.

118 Migrations des populations juives et musulmanes nombreux patronymes sont, à juste raison, considérés comme « Algériens » comme Abib, Aboujdid, Arki, Atlan, Bedoch, Benillouche, Chetboun, Chochana, Guedj, Hadjadj, Hanon, Hassoun, Karsenty, Laloum, Mimouni, Narboni, Sayag, Swech… Une autre indication est fournie par le nombre des juifs de nationalité française tels qu’ils étaient signalés dans le recensement de 1941 ordonné par les autorités de Vichy. On dénombrait, au milieu de cette année, en Tunisie, 68 268 Tunisiens israélites selon la terminologie officielle, 3 208 israélites italiens, 668 Britanniques, 1 030 autres étrangers et 16 496 Français10. Or, de 1881 à 1939, on avait enregistré 7 056 naturalisations d’israélites tunisiens. D’autres Tunisiens étaient devenus français par mariage. On comptait aussi des naturalisations chez les Italiens et les autres étrangers. Certains Français descendaient de gens déjà immatriculés au consulat de France à Tunis avant l’instauration du protectorat français sur la Tunisie en 1881 (une grosse centaine de personnes ?). Il faut tenir compte aussi de l’accroissement naturel de cette population de naturalisés. Mais entre les 16 496 Français et toutes les autres catégories, la marge était sensible et ne pouvait provenir que de gens venus d’Algérie de la fin du XIXe siècle (de 1897 à 1939) et de leurs descendants. Pour importants qu’ils soient cependant, ces mouvements migratoires n’épuisent pas notre thème. Rappelons, dans les années 1930, l’émigration depuis la Tunisie vers le Maroc de plusieurs dizaines de personnes ; hommes d’affaires et « capacités » comme on disait au XIXe siècle, tels que Félix Guedj, bâtonnier de l’ordre des avocats à Casablanca, et son fils Max, Compagnon de la Libération, mort au champ d’honneur, Raphaël Léyy, Ryvel de son nom de plume, directeur d’une grande école de l’Alliance israélite à Casablanca, qui finit par retourner en Tunisie en 1943, et d’autres encore appartenant aux familles Nataf et Senouf. Mais c’est surtout entre la Tunisie et la Libye que se situent, sur le long terme, les échanges de population les plus signifiants. Depuis des générations, pour les gens du Sud tunisien et de Tripolitaine (l’est de la Libye), musulmans ou juifs, l’herbe était plus grasse dans la Tunisie du nord, le pays de Friguia, car, comme le disait un dicton arabe populaire, hunâ sh. âba wâh. da, Fî Friguia seb‘a sh. âbât, « Ici il n’est qu’un nuage, au pays de Friguia il en est sept » ; d’où un mouvement migratoire méridien Sud-

10. Cf. Jacques Taïeb, « Évolution et comportement démographique des Juifs de Tunisie sous le Protectorat français (1881-1956) », Population (Institut national d’études démographiques), n° 4-5, 1982, p. 952-958.

119 Nord. Toutefois, après la Grande Guerre et la mise en valeur intensive de la Libye par l’Italie, un mouvement inverse paraît bien s’être mis en place. Mouvement révélé par l’expulsion (par le gouvernement de Rome) de 1 600 juifs, en 1942, citoyens et surtout protégés français (Tunisiens), lesquels se retrouvent en Algérie et plus encore en Tunisie. À eux se joignirent 400 Libyens fuyant les combats entre les forces de l’Axe et les Britanniques et se dirigeant dans les mêmes directions. Mais dans leur quasi-totalité ces émigrants retourneront en Libye en 1943 après la libération du pays par la 8e armée britannique11. Le mouvement Sud-Nord reprit sur une grande échelle, entre la fin de l’année 1945 et le début de l’année 1946, suite aux pogroms (130 morts) du 4 au 7 novembre 1945 qui ensanglantèrent les communautés juives du pays ; pogroms probablement déjà liés aux événements de Palestine. À la suite également des heurts sanglants qui opposèrent musulmans et juifs les 12 et 13 juin 1948 et qui firent, des deux côtés, de nombreux morts12, les départs se multiplièrent à une grande échelle. Le recensement du 1er novembre 1946 en Tunisie comptabilise près de 1 000 juifs non tunisiens, de statut mosaïque et Libyens dans leur écrasante majorité13 ; chiffre sans doute inférieur à la réalité car il s’agissait d’une population récemment arrivée, déracinée et de surcroît non francophone, échappant donc en grande partie aux agents recenseurs. Les mouvements migratoires des musulmans : analogies et dissemblances Au XIXe siècle, l’Algérie toujours en position centrale Après la prise d’Alger, les autorités françaises organisèrent un dénombrement de la population. Elles comptabilisèrent dans la ville un peu plus de 16 000 habitants, un nombre vraisemblable, sans doute un peu minoré. Dès la prise de la cité, les 4 000 janissaires turcs s’embarquèrent pour le Levant, bientôt suivis, pour certains,

11. Cette expulsion massive montrait bien que les protégés français étaient devenus fort nombreux après 1918. Sur ce thème, voir Yaacov Haggege-Lilouf, Tôldôt Yehûdè Luv (en hébreu), traduction française, Histoire des Juifs de Libye, Bat Yam, Centro di studi sull’ebraismo libico, organizzazione mon- diale Ebrei de Libia, 2000, p. 84-85. L’historien Habib Kazdaghli, de l’université de la Manouba de Tunis, nous a signalé qu’on recensait, en 1942, 2 600 passages de juifs de Libye vers la Tunisie, soit, au-delà des chiffres fournis par l’ouvrage ci-dessus, au moins pour les immigrés non protégés fran- çais. 12. Cf. Renzo de Felice, Ebrei in un paese arabo. Gli Ebrei nella Libia contemporanea tra colonialismo, nazionalismo arabo e sionismo 1835-1970, Bologne, Societa editrice Il Mulino, 1978, p. 285-357. 13. Cf. Annuaire statistique de la Tunisie, année 1947.

120 Migrations des populations juives et musulmanes de leurs familles et par de nombreux Maures (les citadins et villageois musulmans dans la terminologie de l’époque). Mais tous les Maures ne quittèrent pas la régence d’Alger. Ils se contentèrent d’abandonner la ville dont la partie basse, livrée aux pics des démolisseurs, fut bientôt, dans les années qui ont suivi la conquête, surmontée d’immeubles à étages, violant l’intimité des demeures plus basses, atteinte à l’honneur familial et cause de nombreux départs. Toujours dans ces années 1830, les janissaires et leurs familles partirent d’Oran, de Tlemcen, et de Constantine, très majoritairement en direction du Levant, soit 6 000 personnes et leurs familles. Au-delà de ces premiers temps de la conquête, les mouvements migratoires se poursuivirent pendant et après la révolte d’Abd el Kader (1835-1847), surtout vers le Maroc ; mouvement essentiellement issu des tribus de l’Ouest algérien mais aussi des citadins de Tlemcen, Mascara, Mostaganem et Alger. Vers la Tunisie se sont déployées des fractions de tribus du Constantinois et de citadins ; comme ceux de Bône vers Bizerte, après la prise de la ville par les Français, au début des années 1830. Le mouvement grossit probablement après la révolte de l’Est algérien de 1870-1871 lourdement réprimée et suivie de confiscations des terres de parcours des tribus et des impositions de lourdes amendes. Après 1870-1875, les départs continuèrent et l’incessante émigration fut certainement, avant 1870, une des causes du recul démographique de la population musulmane14 : des quelque 3 millions d’individus estimés en 1830, la population se réduit, en 1872, à 2,1 millions. Cette baisse est une conséquence des opérations militaires, des disettes et surtout des épidémies meurtrières de choléra du début des années 1830, de 1850-1851 et de 1867. Après 1870, les départs se poursuivirent ; départs essentiellement politiques, liés au refus de l’ordre colonial ; refus présent bien sûr avant cette date, mais non catalysé par des événements particuliers comme les confiscations de terres, les amendes, la crainte de la répression après l’échec des révoltes… Il y eut cependant quelques pics migratoires comme ceux qui ont suivi la rébellion des awlâd sîdî chaykh au début des années 1880, et les mouvements d’émigration de Sétif (1909-1910) et ceux de Tlemcen (plus denses de 1910 à 1911). Il est à noter que le glissement des tribus vers la Tunisie et le Maroc s’effectuait à l’évidence dans un cadre maghrébin alors

14. L’essentiel de nos informations sur ces mouvements issus de l’Algérie est tiré de l’ouvrage de Kamel Kateb, Européens « indigènes » et Juifs en Algérie (1830-1962), Paris, INED, PUF, Cahiers de l’INED n° 145, 2001, p. 49-66, p. 153-173.

121 que les citadins partaient aussi vers le Proche-Orient et surtout vers la Syrie où s’était établi l’émir Abd el Kader après son exil en France. L’instauration du protectorat français en Tunisie, en 1881, ne mit pas fin à l’émigration algérienne. Bien que très diminuée, elle se poursuivit cependant jusque vers 1900. Peut-être, à tort ou à raison, les émigrés imaginaient-ils un ordre colonial plus léger dans la régence de Tunis. Après la Grande Guerre, les mouvements intramaghrébins se limitèrent à des départs individuels peu politisés, quelque peu browniens, tandis que commençait, à une vaste échelle, l’émigration de travail vers la France. Il semble bien, en définitive, que l’extension du domaine colonial français à tout le Maghreb, à la Syrie, au Liban ait rendu sans objet l’exode politique. Dorénavant, la contestation anticoloniale se fera sur place. Il est très difficile de préciser, durant les années 1830-1918, le nombre d’émigrants qui se sont déplacés de l’Algérie vers le reste du Maghreb. Nous savons simplement que le consulat de France à Tunis recensait en 1876, 16 600 Algériens musulmans en Tunisie. Encore ce total était-il, sans doute, inférieur à la réalité. Face à cet exode continu et démographiquement signifiant – 150 000 départs sans retour, de 1830 à 1913, en tenant compte de ceux qui se sont dirigés vers le Levant, davantage, un peu moins ? –, l’administration coloniale, assez bien renseignée sur ses causes, fort mal sur l’importance des flux, avait, quant à elle, une attitude contradictoire. Fort logiquement elle avait tendance à s’en réjouir car s’exilaient les plus hostiles à l’autorité française et leur départ libérait des terres pour la colonisation. Mais dans le même temps l’image de marque de la France se détériorait ; les rentrées fiscales se dérobaient et le dépeuplement rural, peu accusé, il est vrai, après 1870, laissait aux brigands et aux groupes armés hostiles la possibilité d’occuper l’espace et de s’installer aux frontières. En dehors de l’Algérie, foyer (d’émigration ?) répulsif par excellence, au XIXe siècle, d’autres mouvements peu politiques existaient dont celui très lent mais continu des Tripolitains vers la Tunisie pour des raisons économiques surtout, mais sans doute aussi, après l’installation des Italiens dans leur pays, pour fuir la répression fasciste. Le recensement tunisien de 1936 comptabilisait 24 000 musulmans libyens, 41 000 musulmans algériens, et celui de 1946 décomptait 87 454 musulmans non Tunisiens dont une forte proportion d’Algériens et de Libyens15. Il existe enfin,

15. Annuaire statistique de la Tunisie, 1936 et 1947.

122 Migrations des populations juives et musulmanes pour l’immigration en Tunisie, une composante marocaine peu fournie (à peine 4 500 sujets chérifiens au recensement de 1936) mais fort originale, très antérieure à l’instauration du protectorat français en Tunisie et limitée aux villes et surtout à Tunis. Constituée de pèlerins de retour de La Mecque, originaires du Souss et de l’Anti-Atlas, établis comme gardiens, au point qu’à Tunis le mot h. âjj, pèlerin, devint synonyme de ‘assâs, gardien ; une population perçue comme honnête, sérieuse et folklorique car parlant une langue que l’homme de la rue appelait chelh. a et que nul ne comprenait. La plupart, après avoir amassé un petit pécule, prenait la route de l’Ouest.

Des migrations pour tous suractivées mais des motivations différentes selon l’appartenance confessionnelle ou ethnique Les mouvements migratoires des deux populations présentaient quelques analogies. Au XIXe siècle, l’Algérie est au centre d’un mouvement migratoire, qui voyait les juifs s’y installer et les musulmans la quitter. Les temps coloniaux représentent aussi, et là encore pour ces deux populations, une période de suractivation des flux migratoires par rapport à la période antérieure. Les causes de ces migrations sont essentiellement politiques mais les raisons économiques existent. Dans le sens méridien, Sud-Nord ou Libye-Tunisie, juifs et musulmans, et depuis des lustres, furent animés par la même fascination à l’égard de la Tunisie septentrionale, de ses montagnes giboyeuses, de ses vergers plantureux, de « Tunis la verte », non seulement par sa ceinture de jardins, mais par la joyeuseté de son accueil, « vert » signifiant, dans l’arabe vernaculaire de la cité, laxisme des mœurs, vie nocturne, etc. Un proverbe tunisien n’affirmait-il pas : Qandîl sîdî Mah. rez (le patron de la ville) ma yed. wî ella ‘ala elbarânî : « le lumignon de sidi Mahrez ne luit que pour l’étranger. » Mais ces ressemblances à l’évidence coexistent avec des dissemblances accusées. Si l’Algérie du XIXe siècle demeure au centre des mouvements migratoires, elle est répulsive en ce qui concerne les musulmans qui fuient la colonisation et attractive pour les juifs à la fois par le prestige de la grande nation et son message universel idéel de 1789-1791 et pour des raisons socio-économiques plus concrètes et liées au dynamisme du marché de travail. L’émigration des juifs d’Algérie vers la Tunisie (autour de 1900 et après 1934) est un phénomène spécifique, corrélé, dans le premier cas, à l’antisémitisme colonial et dans le second à des phénomènes, pour partie, extérieurs au Maghreb, à savoir la détérioration des rapports judéo- musulmans (alimentée également largement par l’antisémitisme colonial !). Les

123 départs massifs des juifs de Libye vers la Tunisie après 1945 relevaient également de la même logique. L’absence du moindre flux migratoire sérieux, constatée auprès des juifs, entre le Maroc et la Tunisie, est encore un phénomène assez singulier ; beaucoup moins net auprès des musulmans comme si l’éloignement géographique jouait très fortement. Pourtant, aux temps précoloniaux, les lettrés juifs marocains, souvent d’origine espagnole, et au-delà du groupe des lettrés, s’installaient à l’est du Maghreb à leur retour de Terre sainte, comme le rabbin Simon Labi à Tripoli (XVIe siècle), le rabbin Tsemah Sarfati à Tunis (fin du XVIIe siècle) ou encore le rabbin Messaoud Elfassi, toujours à Tunis (second versant du XVIIIe siècle). Un certain nombre de ces émigrés en Libye et en Tunisie héritaient du patronyme de h. ajjâj (pèlerin), orthographié par les administrations coloniales, Haggege en Tunisie et en Libye, Hadjadj en Algérie, patronyme semble-t-il inconnu au Maroc, et cela pour les raisons déjà évoquées. À l’issue de ce récit, on peut, de façon lapidaire, retenir le rôle clé de l’Algérie au XIXe siècle, encore que de manière antithétique, pour les juifs et les musulmans, pôle d’attraction pour les premiers, foyer de répulsion pour les seconds. Au siècle suivant, en revanche, la dégradation des rapports entre juifs et non-juifs poussent ces derniers au départ, tandis que l’émigration musulmane change de caractère en se dirigeant prioritairement vers la France. Ce rôle central de l’Algérie n’est, au fond, pas surprenant. La nature juridique de cet espace, une colonie de peuplement, en fait, par essence, un lieu de confrontation poussant à l’exode vaincus, mécontents et victimes. La mobilité géographique est pour l’ensemble du Maghreb un fait marquant ; fait massif et relativement nouveau par rapport à la période précoloniale, corrélé donc, pour l’essentiel, aux bouleversements politico-économiques apportés par la modernité coloniale. Ces phénomènes toutefois sont moins évidents pour l’axe Libye-Tunisie, antérieur à la colonisation marqué par l’attrait des cieux embués du Septentrion et les lumières de la ville de Tunis.

124 Identity and nation: Jewish migrations and inter-community relations in the colonial Maghreb

Daniel Schroeter

Before the nineteenth century, the Jews of the Maghreb were part of a trans- regional network of loosely connected Jewish communities, common historical experiences, shared cultures and languages. Communication, travel, and migration formed connections between Jewish communities that transcended the existing political divisions of empires, kingdoms, and states of the Western Mediterranean world. After the expulsion from Spain in 1492 and in the centuries that followed, a more distinctive Maghrebi identity emerged, yet one that eventually developed a collective identity with the Iberian past. While many Jews in the Maghreb came to identify with the larger world of Sephardi Jews, they remained a distinctive subgroup of the larger entity, most highlighted when migrating to the Eastern Mediterranean and to different parts of the Atlantic world.1

1. Daniel J. Schroeter, «The Shifiting Boundaries of Moroccan Jewish Identities,» Jewish Social Studies, 15, 1 (2008): 145-164.

125 While Jews of the Maghreb were often fiercely loyal to their place or town of origin, a label that was carried when travelling to or settling in new places, a larger identity, rooted in the Arabo-Hispanic world of the Western Mediterranean-- the consequence of the relative mobility of traders, pilgrims, and travelers--also developed. Jews from the Maghreb who settled among the Sephardim of Western Europe, regardless of their town of origin, were labeled Berberiscos, an ascriptive identity used by the Sephardi establishment--the Spanish and Portuguese “Nation”- -to distinguish itself from those coreligionists who came from the “Barbary.” While it is doubtful that Jews from Tunis, Fez or other parts of the Maghreb arriving in London or Amsterdam, would usually have described themselves as “Berberiscos,” they also recognized themselves as part of a larger, yet distinctive group, with cultural and religious customs that they held in common and which were different from other subgroups of Sephardi and Mediterranean Jews. Jews who migrated from the Maghreb to Palestine and to elsewhere in the Eastern Mediterranean, since the sixteenth century were identified as “Westerners” or Maghrebi Jews.2 Let us jump to the post-colonial period. These trans-regional Jewish identities have been replaced by national labels, ironically most sharply accented outside places of origin: Moroccans, Tunisians, Libyans in Israel, Algerians in France, etc. These labels also imply a sense of hierarchy or even rivalry, with each country of origin establishing the perimeters by which each of these supposedly stable identities are defined. These identities with countries of origin were a product of the modern, especially colonial history of the Maghreb in which the nation state had become the sine qua non of modernity for the Jews in North . Much of the literature on the Jews of the Maghreb imagines a singular Jewish community associated to the countries in which Jews lived in the twentieth century and that looks back to antiquity. Thus, the popular work of Haim Zafrani, is entitled in one edition Mille ans de vie juive au Maroc, and in a later edition, Deux mille ans.3 Zafrani writes: “Le judaïsme d’Occident musulman plonge ses racines dans un passé lointain. Historiquement, les juifs sont le premier peuple non berbère qui vint au

2. Ibid., 157. On sub-ethnic categories of Jews in the Eastern Mediterranean, see Matthias B. Leh- mann, « Rethinking Sephardi Identity: Jews and Other Jews in Ottoman Palestine,» Jewish Social Studies, 15, 1 (2008): 81-109. 3. The mille ans edition was published by G.-P. Maisonneuve et Larose in 1983; the deux mille ans edition dates from 1998, also published in Casablanca by Eddif.

126 Identity and nation

Maghreb et qui ait continué à y vivre jusqu’à nos jours.”4 In fact, besides Zafrani’s introductory remarks that situated the Jews in the ancient, pre-Islamic Maghrebi past, the book itself is really focused on the post-sixteenth century period (post-expulsion) in Morocco, and represents a synthesis of his various studies that concentrate on this later period. Zafrani’s work in general reveals his great erudition and knowledge of the literature and culture of the Moroccan-Jewish past; at the same time, it can be regarded as a kind of nationalist reading, viewing Morocco as the true and only heir to the Jewish Andalusian «Golden Age,» living in a symbiotic relationship with Muslims (in this sense also connecting to the Muslim Andalusian past), while at the same time, imagining a community and collective identity that is rooted in the ancient past. Richard Ayoun and Bernard Cohen, in their Les Juifs d’Algérie : deux mille ans d’histoire, are far more linear in their approach, writing a chronological narrative from ancient times to the present, even inventing at times the antiquity of Jews for certain communities when no or even contrary evidence exists. In contrast to Zafrani, who maintained and even strengthened his ties to Morocco after his immigration to France--and thus his emphasis on Judeo-Muslim harmony--for Ayoun and Cohen, it is the reassertion of a vulnerable Algerian-Jewish identity in France that motivates their writing, and I would say, shapes their analysis of . “Les fils des exilés de 1962, grandis dans le silence souvent amer, renouaient... avec leur propre passé.”5 Rather than seeking the cultural commonalities between Muslims and Jews, Ayoun and Cohen emphasize that in uncovering an Algerian Jewish identity, they are reflecting the universal condition of all Jews. “Sans cultiver les particularismes, la recherche de notre identité participe d’une réflexion commune à tous les juifs, et dont les implications vont bien au-delà des limites communautaires.”6 Practically no attention is paid to the cultural exchange between Muslims and Jews, at least not explicitly, but rather, the incidents of persecution drive the narrative. And yet, even here there is an ambivalence, because to maintain some sense of a distinctive diasporic identity in France, the Algerian experience cannot be entirely dismissed as an unending saga of vicissitudes, nor can the assimilationist and colonialist discourse--the benefits of western civilization--be accepted either in its entirety if some sort of Algerian-Jewish identity is to be maintained.

4. Mille ans, 11. 5. Richard Ayoun and Bernard Cohen, Les Juifs d’Algérie : 2000 ans d’histoire (Paris: Jean-Claude Lattès, 1982), 223. 6. Ibid., 8.

127 A third example for Tunisia is Paul Sebag’s Histoire des Juifs de Tunisie : des origines à nos jours. Sebag follows a similar linear narrative to Ayoun and Cohen, with each chapter devoted to a different chronological period. Sebag pays much more attention to the place of the Jews in the larger history and society of Tunisia than do Ayoun and Cohen for Algeria, and also concludes with the emigration of Jews and the contemporary remnant in Tunisia. Although his book offers a kind of national reading of Tunisian Jewish history, he offers a somewhat more pessimistic view of the possibilities of a continued Tunisian Jewish identity than either Zafrani or Ayoun/Cohen would suggest. With regard to Israel, Sebag is doubtful that the cultural traits brought by Tunisian Jews will be transmitted to their children. Writing on Tunisian Jewish immigrants in France: “les Juifs de Tunisie établis en France peuvent fort bien affirmer leur identité en demeurant fidèles aux croyances et aux pratiques de la religion juive, mais vouloir le faire en se réclamant d’une culture judéo-tunisienne évanescente ne saurait être que la poursuite d’un fantasme.”7 These three works greatly contribute to knowledge of the Jews of all three countries, and can be regarded as foundational texts for understanding the history of the Jews in these three countries of the Maghreb. At the same time, they can be understood as a kind of national reading of history, a framing of analysis that circumscribes their histories within each respective country. The largely nineteenth and twentieth century hyphenated identities (Moroccan-Jews, Algerian-Jews, Tunisian-Jews, etc), produced by the introduction of European norms of modernity with the nation state at the center, followed by the creation of national boundaries under colonial rule and the development of «national» institutions that encompassed the history of the Jews of each country, are conventionally applied anachronistically to the histories and literatures of Jews originating in these countries. Yet if one regards the identification with each country as a kind of “invented tradition” which can be situated in time and place, then this opens up a different line of inquiry, one in which the focus shifts to important trans-national, or trans-Mediterranean histories, migrations, and identities which blurs some of the temporal distinctions between pre-colonial and colonial that has characterized much of the scholarly literature on the Maghreb.8

7. Paul Sebag, Histoire des Juifs de Tunisie : des origines à nos jours (Paris: L’Harmattan, 1991), 309- 310. 8. For an approach that stresses trans-Mediterranean migrations and the fluidity across borders, see the recent study by Julia A. Clancy-Smith, Mediterraneans: North Africa and Europe in an Age of

128 Identity and nation

As “national” history, the case of Algeria is particularly problematic with regard to the Jews’ identity. The colonial government of Algeria and the French Jewish leadership sought to integrate the Jews into the national French administrative and legal system, first by the establishment in Algeria of the French controlled Jewish consistorial system and then the granting of French citizenship by the Crémieux Decree of 1870 to the majority of Algerian Jews (only excluding some Jews in the peripheral Saharan regions, notably the Mzab).9 While viewed in many accounts as “emancipation,” scholarship has shown the degree to which these efforts were resisted by some or strategically utilized by others, and that the newly established colonial boundaries were often disregarded, as Jews continued to interact with networks of Jewish authority in the Mediterranean that transcended national and colonial borders.10 Furthermore, even after the acquisition of French nationality following the Crémieux Decree, Jews were often not identified as “French,” except in a legal sense; Jews with French nationality were still thought of as “Algerian,” or, for example, “Moroccan” if they or their ancestors had migrated from Morocco. Finally, the wisdom of this unilateral granting of French citizenship was constantly challenged and questioned by the French authorities throughout the Maghreb- -explicitly referred to as an error of judgment and the reason for not granting citizenship to Tunisian and Moroccan Jews11--which underscores the complexity of the relationship between identity and citizenship, or between one’s place of residence and one’s formal nationality. In the emancipatory rhetoric of a colonizing Europe, the transition from dhimmi to citizen was to occur within the framework of the nation-state, and if such nation-state did not exist, it had to be invented. For Algeria, the nation-state was that of France imposed on the Jews from the outside. For Tunisia and Morocco, the nation-state was

Migration, c. 1800-1900 (Berkeley: University of California Press, 2011). 9. On the Crémieux Decree, see Steven Uran. «Crémieux Decree.» Encyclopedia of Jews in the Isla- mic World (Leiden: Brill, 2010). More generally, on the process of “emancipation” of Algerian Jews, see Michel Abitbol, Le Passé d’une discorde : Juifs et Arabes du VIIe siècle à nos jours (Paris, 1999), 152- 166; Pierre Birnbaum, “French Jews and the “Regeneration” of Algerian Jewry,” Studies in Contempo- ary Jewry, 19 (2003) 88-95; and Ayoun and Cohen, Les Juifs d’Algérie, 119-149. 10. See especially Joshua Schreier, Arabs of the Jewish Faith: The Civilizing Mission in Colonial Algeria (Rutgers University Press, 2010). 11. Daniel J. Schroeter and Joseph Chetrit, «Emancipation and its Discontents: Jews at the Forma- tive Period of Colonial Rule in Morocco,» Jewish Social Studies, 13, 1 (2006): 171, 174-175, 179, 187-188.

129 indeed part of the modernizing agenda of European Jewry and of an elite of indigenous Jews, who began to construct a nation-wide identity with the country in which they lived, while at the same time identifying with modern European countries. By the late nineteenth century, modernizing elites of Moroccan Jews began to consider themselves as part of a larger body of Moroccan Jewry, with the idea that they shared a common historical and cultural heritage.12 The idea that the various Jewish communities of Morocco were part of a larger collectivity was the view of the French Jewish organization, the Alliance Israélite Universelle. The Alliance began to expand its influence in Morocco, soon after the foundation of the organization in 1860, through its network of schools and political lobbying efforts, its local committees and alumni associations.13 The growing self-definition of the new elites as “Moroccan” did not contradict their aspirations for a modern, European identity, even expressing support for and identification with European countries, while rejecting the negative influences of the surrounding Muslim culture. France was the model for the majority of elite Jews, in light of the influence of the Alliance Israélite Universelle and the power of France in North Africa with its occupation of Algeria. However, neighboring Spain in the north of Morocco also had a powerful influence, especially since Spain’s war against Morocco in 1859-1860 and its occupation of Tetuan, a turning point for Morocco’s northern Jewish communities.14 The predominately Judeo-Spanish speaking Jews began to connect their Sephardi identity to the actual modern nation state of Spain, and during the Spanish Protectorate in Northern Morocco, would invoke their connection to their Spanish “homeland,” in an effort to create a modern identity that was quite different from a nostalgia for the Andalusian past. The ambivalent philosephardism or politica“ sefardi” used by the Spanish neo-colonial lobby as part of Spain’s expansionist policy in Morocco, which continued during the Protectorate period to counteract French influence, especially exercised through the Alliance Israélite Universelle, also helped promote

12. For a discussion of the developing concept of “Moroccan Jewry,” see Jessica Marglin, “Modern- izing Moroccan Jews: The AIU Alumni Association in Tangier, 1893-1913,” Jewish Quarterly Review (forthcoming) 13. For the Alliance israélite universelle expanding influence in Morocco, see Michael M. Laskier, The Alliance Israélite Universelle and the Jewish Communities of Morocco, 1862-1962 (Albany: State University of New York Press, 1983). 14. Sarah Leivovici, Chronique des Juifs de Tétouan (1860-1896) (Paris: Maisonneuve & Larose, 1984).

130 Identity and nation

Jewish loyalty to Spain.15 France, however, remained the most powerful symbol of modernity, greatly promoted by the Alliance Israélite Universelle, which expanded its network of schools and local committees in Morocco and Tunisia, inculcating liberal principles of citizenship and solidarity between Jewish communities. In the absence of citizenship in the Tunisian and Moroccan protectorates, Jews began to imagine themselves as part of a larger national community based on the modern European nation state, taking France, Spain, and in some instances-- especially in Tunisia-- as their models. Yet it was a community without the goal of becoming integrated into the larger society through the creation of the modern Moroccan and Tunisian nation. Little incentive developed for Jews to participate in the nascent nationalist movements, although there were a few who did in Tunisia, Algeria, and Morocco. Only at the time of independence in Morocco and Tunisia did the Jewish leadership that remained position themselves as citizens of the state, as representatives of the Jewish communities as a whole. However, a gap remained between nationality and participation in civil society, or between pronouncements of leaders and the community as a whole. For Morocco, the question of nationality as a legal question predated the issue of nationality as an identity issue. It was the consequence of controversies over the problem of “protection.” Protection extended extraterritorial rights to a growing number of indigenous “Moroccans,” Muslims and Jews, effectively placing them outside the legal jurisdiction of the state, and for Jews, this could imply escaping their dhimmi status defined by the Islamic state. Many Jews entered into this marketplace of competing protections, strategically seeking to improve their status and maneuverability by gaining protégé status from foreign consulates, or by migrating to places where foreign protection or citizenship was a possibility

15. Isabelle Rohr, The Spanish Right and the Jews, 1898-1945: Antisemitism and Opportunism (Brigh- ton, UK: Sussex Academic Press, 2007), 19-25; Sharon Vance, “Sol Hachuel, ‘Heroine of the Nine- teenth Century’: Gender, the Jewish Question, and Colonial Discourse,” in Jewish Society and Cul- ture in North Africa, ed. Emily Benichou Gottreich and Daniel J. Schroeter (Bloomington: Indiana University Press, 2010), 205-207, 217-218; “Mohammed Kenbib, Juifs et Musulmands au Maroc, 1859-1948 (Rabat: Université Mohammed V, Publication de la faculté des lettres et des sciences humaines, 1994), 448-458; Isaac Guershon, “The Foundation of Hispano-Jewish Associations in Morocco: Contrasting Portraits of Tangier and Tetuan,” in Sephardi and Middle Eastern Jewries: His- tory and Culture in the Modern Era, ed. Harvey E. Goldberg (Bloomington: Indiana University Press, 1996), 181-189.

131 (Gibraltar, or Algeria for example, England in the case of Essaouira especially).16 After the Crémieux Decree, Jewish men from many places in Morocco set out for Algeria with the hope of obtaining French nationality. Many returned as naturalized French citizens after a short stay in Algeria.17 Essaouira in the nineteenth century is a revealing example of these competing identities, nationalities, and protections. As part of a network of port cities stretching across the Mediterranean, Jewish residents of the cities came from many countries; both local protégés and foreign Jews came under a wide range of jurisdictions and became embroiled in all kinds of disputes not only between foreign consulates and the Makhzan, but between foreign powers, and internally within the Jewish community where the “national” rivalries of competing consular authority increased tensions among the elite leadership and their factions. Protégés of different foreign powers competed for leadership within the Jewish community, and sometimes strategically became agents of foreign powers. It is interesting to note, that often countries with the least commercial interests in Morocco chose consular representatives from the most powerful Jewish families in Essaouira: for example, Elmaleh for the Austro- Hungarian Empire and Corcos for the United States,18 rather than sending their own nationals to represent their countries, as did, for example, Britain and France. As shown by Mohammed Kenbib, the system of protection became arguably the single-most vexing problem for the Makhzan,19 as the abusive expansion of extraterritorial rights of foreign powers was a direct assault on the sovereignty of the ‘Alawid dynasty. Furthermore, the symbolic strength of the dynasty was measured in its ability to protect and control the weak, ahl al-dhimma, which in the Maghreb meant the Jews.

16. On Moroccan Jews becoming British subjects in Gibraltar or England, see Jean Louis Miège, Le Maroc et l’Europe, 1830-1894, 4 vols. (Paris: Presses universitaires de France, 1961-63), vol. 2, 574- 578. See the list of English subjects in Essaouira in 1871 in Jean-Louis Miège, Documents d’histoire économique et sociale marocaine au xixe siècle (Paris: Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1969), 159-163. 17. On Moroccan Jews becoming naturalized in Algeria and then returning to Morocco, see Miège, Le Maroc et l’Europe, 2: 674-677; Kenbib, Juifs et Musulmans au Maroc, 249-252, 66-71, 240-252. 18. Daniel J. Schroeter, Merchants of Essaouira: Urban Society and Imperialism in Southwestern Moroc- co, 1884-1886 (Cambridge: Cambridge University Press, 1988), 34-46; idem, “Anglo-Jewry and Es- saouira (Mogador), 1860-1900: The Social Implications of Philanthropy,” Transactions of the Jewish Historical Society of England, 28 (1984): 80-83. 19. Mohammed Kenbib, Les Protégés (Rabat: Publications de la faculté des lettres et des sciences humaines, Université Mohamed V, 1996).

132 Identity and nation

This system might be interpreted as the unilateral imposition of imperialist power over a weaker country, a prelude to the colonization of the country. While from hindsight it can be shown that there was little that Morocco could do to prevent the expansion of protection, it could also be argued that the Makhzan was an active participant and contributor to this system. Consular jurisdiction interacted and overlapped in various ways with Makhzan justice, while individual protégés of foreign powers strategically appealed to competing legal authorities to optimize on the outcome of disputes.20 Many Jews in Essaouira who were protégés of foreign power, or who served as consular representatives themselves, also continued to maintain their close connection to the royal palace. The sultans relied on them as intermediaries and they, in turn, often sought redress from the Moroccan government while simultaneously using their ties to foreign powers to enhance their own interests. Clearly the Makhzan also saw the strategic importance of the connection even with the dangerous dismantling of sovereignty that such a system of protection implied.21 In the Madrid Convention of 1880, when the Moroccans met with the foreign powers to attempt to regulate the system of protection and curb its abuses (which it failed to do), a new concept was introduced. An article in the treaty established the principle of perpetual allegiance, implying some notion of nationality. It determined that Moroccans who became naturalized in foreign countries would again be considered Moroccans after the same amount of time that they had spent abroad had elapsed after their return to Morocco. This clause in the convention was a reflection of the phenomenon of Moroccan Jews obtaining, after a stay abroad, a foreign nationality, strategically sought and used upon their return to Morocco with a privileged status. This implied that one could be a “Moroccan,” whether Muslim or Jew, and that nationality was inalienable.22 While important for defining the distinction between foreigners and native Moroccans, Moroccan nationality did

20. See the comments of Clancy-Smith, Mediterraneans, 199-202. This type of legal pluralism or “fo- rum shopping” in Morocco is examined in detail by Jessica Marglin (doctoral dissertation in prog- ress). 21. Daniel J. Schroeter, “From Dhimmis to Colonized Subjects: Moroccan Jews and the Sharifian and French Colonial State,” Studies in Contemporary Jewry, 19, Jews and the State: Dangerous Alliances and the Perils of Privilege, ed. Ezra Mendelsohn (New York: Oxford University Press, 2003), 110-112 22. André Chouraqui, La condition juridique de l’Israélite marocain (Paris, 1950), 60-62; Leland L. Bowie, “An Aspect of Muslim-Jewish Relations in Late-Nineteenth-Century Morocco: A Euro- pean Diplomatic View,” International Journal of Middle East Studies, 7 (1976): 5-6.

133 not imply any change in the Moroccan legal structure and was relevant in a very narrow sense: not having the privileges of foreign or protégé status. It certainly was unrelated to nationalism, or the development of a national identity. Ironically, the notion of perpetual, inalienable nationality first established in 1880, became a part of the Moroccan definition of citizenship, and has legitimized the return of Israeli Moroccan Jews, who might still be considered Moroccan by nationality. Tunisia presented a similar, but somewhat distinctive case. Jews in Tunisia in the period before the protectorate also sought to obtain the protection of foreign consulates, and the issue of protections and nationalities of Jews also embroiled the Husaynid government of Tunisia in disputes with the foreign powers, such as in the dispute over sumptuary laws. Mahmud Bey ordered all Jews, even those with foreign nationality and protection, to stop wearing European hats. A case involving a Jew of Tunisian origin who had become a British subject in Gibraltar, and upon returning to Tunis, refused to remove his European hat; he was arrested, provoking a diplomatic crisis.23 Similar conflicts involving Gibraltarian Jews were occurring in Morocco in this period. Mawlay Sulayman attempted to ensure that British Jewish subjects of Moroccan origins be subject to dhimmi status and to prevent them from wearing European clothing. Efforts were made by the Moroccan authorities in Essaouira to impose an exit tax on Gibraltarian Jews leaving Morocco.24 These seemingly minor incidents, often led to major diplomatic disputes, the clash of plural systems of law and jurisdiction, nationality and dhimma. The division between Twansa and Grana in Tunisia was a further indication of the complicated, contradictory and overlapping categories of identity, citizenship, and nationality. With the special status that Jews obtained in the Tuscan port of Livorno in the seventeenth century, Livornese Jews settled throughout the Mediterranean, of which Tunis was an important destination. They were virtually autonomous from the indigenous Twansa Jews, though they were considered as Tunisian subjects of the bey, according to the Tunisian-Tuscan treaty of 1822. However, as new Livornese

23. David Cazès, Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie (Paris: Librairie Armand Durlacher, 1888), 144-46 ; Jean Ganiage, Les origines du protectorat français en Tunisie, 1861-1881 (Paris: Presses uni- versitaires de France 1959), 50 ; Clancy-Smith, Mediterraneans, 58-59, Richard Ayoun, “Les Juifs livournais en Afrique du Nord,” La Rassegna mensile di Israel, 50 (1984): 682-83. 24. Daniel J. Schroeter, The Sultan’s Jew: Morocco and the Sephardi World(Stanford: Stanford Univer- sity Press, 2002), 88-89; Bernard Lewis, The Jews of Islam (Princeton: Princeton University Press, 1984).

134 Identity and nation

Jews immigrated to Tunisia, it was agreed in 1846 that those coming after 1822, who were registered at the Tuscan consulate of Tunis, would retain their Tuscan nationality regardless of how long they stayed in the country. This served to encourage more immigration. Subsequently, and following Italian reunification, Jews who had come from other parts of Italy were considered Italian nationals. There were some 1,100 Jews who were registered as Italian nationals in the consulate of Italy around 1870. Some of the older Livornese family living in Tunisia for generations also became naturalized as Livornese and later as Italians after a stay in Livorno and returning with Italian nationality.25 After the establishment of the protectorate, the Franco- Italian conventions of 1896 reached an agreement that Italians in Tunisia would retain their nationality in perpetuity, passed down from father to son.26 The closely guarded and privileged Italian status did not necessarily mean that the Grana rejected connections to other European countries. As in Morocco, in the period before the protectorate, increasing number of Tunisian Jews, usually indigenous Grana, became protégés or naturalized citizens of the major European powers, becoming British subjects in Gibraltar, or taking advantage of the Crémieux Decree in Algeria to become French citizens and listed as being of Algerian origin by the French consulate (whether of Tunisian or Algerian origin). The influence of the Alliance Israélite Universelle, was particularly important, and identification with France, the dominant power, would only increase during the Protectorate.27 Indeed, European countries, and the Jews themselves strategically chose nationality as a source of empowerment and some of the Livornese acquired French nationality, leading to a split within the Livornese community, reflecting French-Italian rivalry in Tunisia.28 From the early twentieth century, the French eased the naturalization of Tunisian Jews, in direct competition with the Italians who maintained close interests in the country.29 Still in the 1930s there were well over 3,000 Italian Jewish citizens in

25. Sebag, Juifs de Tunisie, 110-112; Jacques Taïeb, Sociétés juives du Maghreb moderne (1500-1900) : Un monde en mouvement (Paris: Maisonneuve & Larose, 2000), 55. 26. Ibid, 180. 27. Taïeb, Sociétés juives, 55; Abdelhamid Larguèche, Les ombres de Tunis : Pauvres, marginaux et mi- norités aux XVIIIe et XIXe siècles (Tunis: Centre de Publication Universitaire), 370-371; Abdelkrim Allagui, “L’État colonial et les Juifs de Tunisie de 1881 à 1914,” Archives juives, 32, 1 (1999): 32-39. 28. Itshaq Avrahami, “La contribution des sources internes, hébraiques, judéo-arabes et arabes à l’histoire des juifs livournais à Tunis,” La Rassegna Mensile di Israel, 50 (1984): 733-734. 29. Sebag, Juifs de Tunisie, 180-184.

135 Tunisia, and very few had exchanged their Italian for French nationality, preferring to maintain their privileged position as agents of Italian interests in Tunisia. For this reason as well, the Italian authorities endeavored to prevent the anti-Semitic Jewish statutes imposed by the Vichy government in Tunisia on Italian Jewish citizens, which would undermine Italian interests in the French protectorate.30 The actual lived experience of the Jews of the Maghreb under colonialism thus reveals that national identities were not that fixed, often contingent on circumstances, and far more ambiguous than the labeling by countries would suggest. Political and geographical boundaries were also quite porous, while Jewish communities maintained relationships across political frontiers in the Maghreb, and with migrant communities in other countries, from Europe to Latin America. The northern Moroccan town of Tetuan is perhaps the most illustrative example of a migratory community. Immigrants from Tetuan were found in Gibraltar, and were among the most important elements in the reconstitution of Jewish community in Portugal, even before the formal ending of the Inquisition and the ban on Jews. Others went to Spain, Livorno, and London. Many also settled in Latin America, which was another important destination: Brazil, Peru, Argentina, Venezuela, and Ecuador. Jews from other port cities as well, from Tunis, Tangier to Essaouira, were to be found in all of these locations.31 Jews from Tetuan were dispersed throughout Western Algeria, a destination that dates back at least the latter half of the 18th century. After the evacuation of Oran by the Spanish in 1792, the bey, Muhammad al-Kabir, sought to repopulate the city, attracting along with Muslims a significant Jewish population. Jews came from all over Western Algeria and Eastern Morocco (including Oujda, Debdou, Tafilalet), but also from Tetuan in large numbers. Coincidentally, the persecution of the Jews during the short-lived reign of Mawlay Yazid, in which the community of Tetuan

30. Daniel Carpi, Between Mussolini and Hitler: The Jews and the Italian Authorities in France and Tunisia (Hanover, NH: Brandeis University Press, Published by University Press of New England, 1994), 203-227. 31. The emigration of Jews of Tetuan and the maintenance of a “Tetuani” identity has been explored in a number of articles by Richard Ayoun, “La précarité d’un refuge: l’émigration des Juifs tétoua- nais (1790-1860), in Présence juive au Maghreb, ed. Nicole Serfaty and Joseph Tedghi (Saint-Denis: Bouchène, 2004), 51-67. “Les Tétouanais à Oran d’après des souvenirs de famille,” in Mosaïques de notre mémoire, les Judéo-Espanols du Maroc (Paris: Centre d’études Don Isaac Abravanel, UISF, 1982), 195-218 ; “Quelques cérémonies des Juifs tétouanais en oranie au XIXe siècle et au début du XXe siècle”, La Rassegna mensile di Israel, 49 (1983): 269-297.

136 Identity and nation suffered greatly, caused many Jews to seek refuge in Algeria; Tlemcen may have been the first destination, and from there, many resettled in the newly restored town of Oran. Other Jews from Morocco settled in Oran via Gibraltar. The emigration of Jews from Morocco continued after the French conquest of Algeria, perhaps in even greater numbers than before. Again, the Jews from Tetuan formed a significant part of the Jewish community of Oran, a city that competed with for the largest Jewish community in Algeria, and communities of Tetuani Jews were found elsewhere in Western Algeria, in Mascara, Sidi-Bel-Abbès, Aïn-Témouchent, etc.32 The new national boundaries established by colonial conquest, however, did little to change a process of migration that had been initiated earlier. Spain’s war and occupation of Tetuan in 1859-1860 caused more Jews to emigrate to Western Algeria, to Oran, Mascara, and Sidi Bel-Abbès, and other places. The “Moroccan” Jews in Algeria (as they were known) continued to maintain distinctive customs and a separate identity, sometimes coming into conflict with the “native” Jews. After the implementation of the consistorial system in Algeria, an instrument for enforcing the reduced competence of rabbinical jurisdiction, Moroccan rabbis who had obtained leadership positions in local Algerian communities, sometimes contested authority and control with the appointed consistorial rabbis and officials, which was the case in Oran, Mascara, Tiaret, etc. Thus, their identity as “Moroccan” or Tetuani, was reinforced, ironically even if they later acquired French nationality, following the Crémieux Decree of 1870 or after a law was passed in 1889 that was designed to encourage foreign residents of France (which included Algeria), by easing naturalization and removing certain legal privileges that foreigners previously enjoyed. Thus, the different timing of colonialism in the Maghreb in the nineteenth and twentieth centuries, and the distinctive legal status granted to the Jews by the colonial regimes in Algeria, Tunisia, and Morocco, contributing to a complicated web of relations across the political frontiers. Seeking commercial opportunities, foreign protection, the acquisition of citizenship, or religious training, Jews would migrate across the countries of the Maghreb, or elsewhere in the Mediterranean and Europe: Gibraltar, Livorno, , London, etc.

32. Ayoun, “Les Tétouanais à Oran d’après des souvenirs de famille;” Richard Ayoun, “Les Juifs d’Oran dans les années 1850,” in Mélanges offerts à Charles Leselbaum (Paris: Éditions Hispaniques, 2002), 69-89; Saddeq Benkada, “A Moment in Sephardi History: The Reestablishment of the Jewish Community of Oran, 1792-1831,” in Jewish Society and Culture in North Africa, 172-173.

137 New or developing colonial towns, under the colonial economy, were frequently composed of Jewish migrants, the result of internal migration or movement across political frontiers. Jerban Jews, for example, migrated to and dominated various communities in southern and western Tunisia, especially Medinine, Matmata ,Ben Gardane, Zarzis, and Tozeur—forming in effect satellite communities of Hara Kebira, the principal Jewish community on the island of Jerba; while other Jerban Jews settled in Benghazi and Tripoli.33 Algerian Jews were prominent in Casablanca, where they founded the Beth-El Synagogue. In Eastern Morocco, the Jewish community of Oujda was composed of many “Algerians” of French nationality. The rabbis of Oujda frequently received their ordination in Tlemcen, and the Jewish community of Maghnia (or Marnia) in northwestern Algeria near the Moroccan frontier was composed largely of Jews from Oujda. Marital strategies also reflected both inter-communal ties and differing systems produced by colonial frontiers, with frequent intermarriages between Jews from Morocco and Algeria. For example, arranged marriages between the Jews of Oujda and Maghnia in Western Algeria were frequent. There were also some cases of pregnant Moroccan women migrating to Maghnia to give birth on Algerian soil, allowing them to make a claim for French citizenship.34 The development of centralized Jewish institutions in Tunisia and Morocco on a national scale during the colonial period solidified a certain sense of belonging to a country defined by political boundaries. Yet as these examples of migration illustrate, national boundaries did not constitute fixed identities and local identities easily crossed regional and national frontiers. There is a paradox here that is apparent in the post-colonial period. While scholars seek to explain the “imagined community” that accompanies the development of the nation state, the consolidation of Jewish identity as Moroccans, Tunisians and Algerians was accompanied by the distancing from the emerging nation states in the Maghreb. These identities with the countries of origins were further reinforced in the diasporas of Maghrebi Jews after the independence of the Maghreb, and with the disappearance or near disappearance of organized Jewish community life in these countries. The labeling of Jews from their

33. Pinqas ha-qehilot: Libya, Tunisia, ed. Irit Abramsky-Bligh (Jerusalem: Yad Vashem, 1997) ; Abra- ham Udovitch and Lucette Valensi,The Last Arab Jews: The Communities of Jerba, Tunisia (Chur; New York: Harwood Academic, 1984), 20, 29-30, 48, 104. 34. Yvette Katan, Oujda, Une ville frontière du Maroc (1907-1956) : Musulmans, Juifs et Chrétiens en milieu colonial (Paris: Éditions L’Harmattan, 1990), 482-483, 489-490.

138 Identity and nation places of origin in France and Israel has served to differentiate segments of society, establishing a kind of “fixed” identity, but one that conceals a more ambiguous identity, connected to a long history of migration and inter-communal ties that transcended political frontiers.

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Du séfarade à l’indigène : Jacob Lasry et les négociants juifs dans l’Algérie coloniale

Joshua Schreier

En mars 1832, le général Pierre Boyer1, commandant français d’Oran, ville récemment conquise par l’armée d’Afrique, envoya un rapport à ses supérieurs dont voici un extrait : « [à Oran], le commerce se compose de 40 juifs au plus, qui se cotisent ensemble pour l’achat de la cargaison d’un bâtiment de 70 à 100 tonneaux. »2 Une fois la cargaison arrivée, ces juifs se mettaient à « débarquer au plus vite leurs marchandises, [à] les transporter dans leurs boutiques et magasins, dans la haute ville, et [à] les étaler… ». Cette stratégie leur permettait à la fois d’éviter les frais d’entrepôt, et de gagner un avantage sur leurs concurrents, c’est-à- dire d’autres commerçants. Le résultat, selon Boyer, était qu’« il n’y a pas un seul négociant français établi à Oran »3.

1. Pour plus d’informations sur la réputation de Boyer, voir Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine : Conquête et Civilisation (1827-1871) (Paris : Presses universitaires de France, 1964), 83. 2. SHAT, série 1 H 12, fol. 3 Rapport sur la province d’Oran, du général Boyer au gouverneur général d’Algérie, 1er mars 1832. 3. Idem.

141 Treize ans plus tard, le 9 novembre 1845, le gouvernement français inaugura une stratégie coloniale juive visant à améliorer une situation qui semblait bien différente de celle qu’avait décrite Boyer. Cette campagne préconisait la mise en place d’une série de consistoires israélites censés « civiliser » les juifs d’Algérie, supposés « isolés », « misérables » et « opprimés ». Les premiers consistoires avaient été établis en France sous Napoléon Ier, en 1808, quarante ans plus tôt. Leur but était de « régénérer » les juifs de France. Dès le début de la conquête de l’Algérie, certains membres de ces consistoires français, de tendance libérale, soutenaient que les juifs des villes du littoral algérien étaient victimes du fanatisme musulman et que les consistoires, considérés comme des éléments civilisateurs, leur permettraient de se rattacher rapidement à la France. Un tel attachement ferait d’eux les alliés du projet colonial. Quand le ministre de la Guerre décida de suivre ces conseils en établissant les consistoires, ces nouvelles institutions coloniales adoptèrent la devise « civilisation et patrie », et se virent chargées « d’encourager les juifs [à faire] l’apprentissage des métiers utiles »4. Vers la fin de 1847, un officier juif du consistoire d’Oran utilisa, peut-être pour la première fois, l’expression « mission civilisatrice » pour décrire sa tâche. Comment expliquer le décalage entre les déclarations agacées de Boyer, qui soulignent la domination commerciale et l’omniprésence des juifs d’Oran, et un autre discours colonial mettant l’emphase sur leur oppression et leur misère ? Cet article privilégie les années qui ont suivi la conquête et l’installation des militaires français dans les villes d’Algérie et propose l’hypothèse suivante : le ministre de la Guerre n’a pas décidé de prendre en charge les communautés juives de l’Algérie coloniale parce qu’elles étaient « exclues » ou inutiles, mais plutôt parce que leur poids démographique et commercial dans les villes d’Algérie était devenu préoccupant. Nous allons voir que les rapports militaires des premières années de la conquête ne décrivent pas une communauté récemment affranchie de l’esclavage, mais plutôt un groupe ayant une réelle influence économique, un groupe qui avait tissé des réseaux interrégionaux importants avec des tribus et des négociants tant musulmans qu’européens. Ce travail se distingue des traitements antérieurs de la question, qui liaient principalement la politique émancipatrice française à l’égard des

4. De fait, le décret enjoint les rabbins « d’encourager les israélites à l’exercice des professions utiles et plus particuliérement, des travaux agricoles ». Voir R. Estoublon et A. Lefébure, Code de l’Algérie annoté. Recueil chronologique des lois, ordonnances, décrets arrêtés, circulaires, etc. actuellement en vigueur (Alger: A. Jourdan, 1896) : 83.

142 Du séfarade à l’indigène juifs algériens aux efforts des juifs français libéraux des consistoires métropolitains. Les consistoires algériens ont bien été instaurés dans le but d’émanciper les juifs, mais cette émancipation était au service de la conquête. Le processus de « civilisation » a bien constitué une façon d’attirer une partie importante de la population urbaine juive dans le camp français. Mais comment l’action de « civiliser » a-t-elle affecté les identités sociales des bénéficiaires supposés de cette stratégie ? Pour répondre à cette question, on examinera d’abord la dynamique commerciale que Boyer a trouvé si problématique, ainsi que le degré d’intégration des commerçants juifs dans leurs milieux. On considérera ensuite le cas d’un certain Jacob Lasry, négociant juif séfarade installé à Oran, et qui avait des relations avec des négociants anglais, gibraltariens et marocains. Son odyssée identitaire au cours des années 1840 et 1850 est celle d’un grand commerçant qui s’est adapté aux institutions civilisatrices censées transformer les identités de l’Afrique du Nord en les réorientant vers un nouvel axe bipolaire Français- indigène. Le cas de Lasry nous donnera un aperçu de l’émergence d’un nouveau sujet colonial : la communauté juive indigène. Jacob Lasry est un exemple frappant d’une importante transformation : ce négociant séfarade est, en effet, devenu le représentant « indigène » des juifs d’Oran. Le colonialisme français s’est efforcé de réorienter le statut de l’élite juive maghrébine. Cette transformation s’est opérée autour de nouvelles sources de pouvoir et de privilèges, avec, parfois, des difficultés considérables. Si les activités commerciales qui faisaient la fortune des élites séfarades avant la conquête n’ont pas disparu après 1830, la domination française et le projet de civilisation ont apporté des changements dans le paysage économique. Ils ont aussi mené à la constitution de nouvelles institutions civiles ainsi qu’à de nouvelles difficultés. La décision du ministre de la Guerre de créer des institutions civilisatrices pour les juifs d’Afrique du Nord a été prise à la suite d’une crise économique locale déclenchée par la conquête, et de l’arrivée de nombreux colons non français dans les villes d’Algérie. Dans les années qui ont suivi 1830, les Français ont essayé de ranimer le commerce des caravanes dans les villes d’Algérie. Au même moment, la population d’Européens non français (Espagnols, Maltais et Italiens, pour la plupart) a commencé à dépasser, en nombre, la population française. Les juifs, quant à eux, constituaient un groupe démographique important dans les villes. Oran, par exemple, comptait 17 000 habitants au moment de la conquête, dont

143 3 700 juifs5. Les correspondances militaires des années 1830 et 1840 déplorent l’insuffisance numérique des colons français et la surreprésentation de pêcheurs de corail napolitains, de pêcheurs maltais6, de juifs marocains, de juifs locaux, de Turcs, d’esclaves libérés et de bandes d’ouvriers italiens ou espagnols circulant librement7. Au cours des années 1830 et 1840, plusieurs officiers ont proposé des plans visant à encourager l’immigration française, à décourager l’immigration étrangère, et même à supprimer tout simplement la colonisation non militaire. Les juifs d’Algérie étaient un groupe dont la fidélité à la France, les habitudes commerciales et le poids économique inquiétaient les officiers français. Selon les mémos des militaires, les commerçants juifs travaillaient avec des gens de diverses confessions. Dans un rapport de 1832, par exemple, le commandant français à Alger remarque avec plaisir qu’il y a de plus en plus de bateaux de pêche au port. Malheureusement, il rapporte aussi, en juin de la même année, des plaintes contre « une compagnie de Maltais, pêcheurs et juifs qui accaparent tout le poisson et le vendent à des prix très élevés ». L’administration locale, pour « faire cesser ces abus », a alors nommé un Sheik « afin de surveiller la quantité de poisson pêché ». Au début, ces efforts ont eu du succès, « mais depuis la fin de décembre dernier, le même abus s’est reproduit … »8, note le même commandant. Il semble que l’affaire du prix du poisson n’était pas un incident isolé. Dans les années1840, le général Thomas-Robert Bugeaud a décrit les juifs comme « le plus grand obstacle au rapprochement des Arabes et des Français ». Il les tenait pour des intermédiaires incontournables entre des colons et les indigènes. Bugeaud déplorait par exemple le fait qu’ils « parlent la langue et qu’ils connaissent les habitudes du pays, [qu’]ils s’imposent comme arbitres du commerce, et [qu’]ils ne laissent que fort rarement un Arabe traiter directement avec un Français »9. Le

5. CAOM, fol. F80 1670/B, Rapport sur la province d’Oran et sur l’état de l’occupation dans cette partie de la Régence, 25 avril 1853. 6. CAOM, fol. F80 1670/B. Du chef du bureau d’Alger au ministère de la Guerre, 3 juillet 1832 ; SHAT, Série 1 H 11, dos. 2, Rapport particulier, Alger, 20 février 1832. 7. CAOM, fol. F80 1670/B, Rapport sur la province d’Oran et sur l’état de l’occupation dans cette partie de la Régence, 25 avril 1853. 8. SHAT, series 1 H 11, dos. 2, Rapport particulier, Alger, 20 février 1832. 9. Thomas Robert Bugeaud, duc d’Isly, Mémoire sur notre établissement dans la province d’Oran : Par suite de la paix, in Weil, Œuvres militaires du maréchal Bugeaud, duc d’Isly, réunis et mises en ordre (Paris : L. Baudouin, 1883), 219. La brochure a d’abord été publiée en 1838.

144 Du séfarade à l’indigène

10 novembre1843, Bugeaud a repris les commentaires de Boyer (cités en début de ce texte), décrivant Oran comme une « jolie ville fraîche et pittoresque », mais ajoutant que « malheureusement la majeure partie de sa population se compose de juifs rapaces et devenus insolents parce que nous les avons émancipés trop tôt »10. Dix jours plus tard, il s’est plaint que les juifs « absorbent la meilleure part d’un commerce que feraient fort bien nos nationaux… »11. La première représentation coloniale officielle des juifs algériens était celle d’un groupe opprimé par l’islam. La correspondance militaire des quinze premières années de la conquête déplorait pourtant à maintes reprises leur puissance commerciale. Il semblerait donc que les liens et les accords existant entre certaines tribus et certains juifs ont pu préoccuper les Français, malgré les efforts accomplis par l’administration coloniale pour influer sur le commerce local12. En 1839, par exemple, un négociant musulman qui avait récemment acheté un morceau de calicot à Mostaganem a rencontré un oukil (réprésentant) de l’émir Abd al-Qader de Mascara. D’après un rapport militaire français, l’oukil a maltraité le négociant, lui a pris le tissu et a exigé, au nom de l’émir, qu’il cesse de commercer dans les villes occupées par les Français. Le tissu a été rendu à l’acheteur, mais le lieutenant général a décrit les actions de l’oukil comme une escroquerie plus large impliquant plusieurs tribus, mais aussi des marchands juifs influents. D’après l’officier français, l’oukil n’aurait pas agi de la part de l’émir, mais plutôt par intérêt personnel, pour trouver « un moyen de favoriser certains Israélites privilégiés » : J’ai remarqué, en effet, que plusieurs d’entre eux, le Sr. Israel Serfati, par exemple, font des envois considérables de marchandises dans l’intérieur avec le concours et la protection des Oukil, à l’exclusion des autres. Les Juifs qui ont toujours entretenu de bonnes relations avec l’Oukil jouissent naturellement de cette faveur, le préférant aux autres.13

10. SHAT, série 1 H 93, dos. 2, Bugeaud au ministère de la Guerre, 10 novembre 1843. 11. CAOM, 18 M1 2EE 5, Bugeaud au ministre de la Guerre, 19 novembre 1843. L’historien Michel Ansky a même suggéré que, du XVIIe siècle à l’arrivée des Français, les juifs dominaient le commerce dans les villes algériennes. Voir Michel Ansky, Les Juifs d’Algérie : du décret Crémieux à la libération (Paris : Éditions du Centre, 1950): 23-24. 12. Daniel Holsinger, « Trade Routes in the Algerian Sahara in the 19th Century », in Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée 30 :1 (1980) : 57-70. Dans une lettre adressée au ministère de la Guerre, Bugeaud a noté qu’il était parvenu à raviver le commerce bédouin dans les marchés fran- çais, mais que les résultats n’étaient pas entièrement satisfaisants. Bugeaud au ministère de la Guerre, 20 septembre 1842. CAOM, fol. 2 EE 3, microfilm 18 MIOM 2 ; Holsinger, « Trade routes », 63. 13. SHAT, Série 1 H 62, dos. 2, Lt. colonel au lieutenant général, commandant supérieur de la pro- vince d’Oran, 5 juin 1839.

145 On ne sait pas si ce récit décrit bien les motivations de l’oukil ; reste que cette anecdote n’est pas la seule qui évoque l’existence de liens étroits entre des marchands juifs et musulmans. En 1853, par exemple, un juif s’est fait arrêter avec quelques comparses kabyles pour vols près de Sidi-bel-Abbès. Selon la correspondance des officiers militaires, il vivait « parmi les Kabyles du Maroc »14. Dernier exemple : en 1855, le bureau arabe de la province d’Oran a établi une liste de tous les colporteurs juifs qui travaillaient dans les tribus arabes et leurs demandes d’autorisation de faire ce travail15. D’autres exemples indiquent que la misère de la communauté juive inquiétait bien moins les militaires français que leur intégration, comme le révèle l’épisode qui suit. En février 1832, le moqaddem (ou chef de la communauté juive) d’Oran, nommé Amar, a démissionné16. Amar représentait les juifs auprès de la régence ottomane ; il avait aussi travaillé avec les Français pour approvisionner Oran. Il était, en 1832, l’intermédiaire entre les marchands juifs de la ville et la tribu des Doua’ir et Smela, qui approvisionnaient le marché d’Oran17. Après la démission d’Amar, Muhammad al-Qadi, un notable Doua’ir, a écrit à Boyer pour se plaindre de ce qu’en l’absence du moqaddem certains juifs insultaient les vendeurs arabes et les dépouillaient18. Al- Qadi a déclaré alors qu’il ne reviendrait que quand Boyer « remettrait Amar à la tête de la nation juive », estimant qu’« il est le seul qui comprend les intérêts des Arabes et des Juifs et qui sache y mettre ordre »19. Sans perdre un instant, Boyer a répondu à Muhammad al-Qadi pour lui assurer que lui aussi avait beaucoup d’admiration pour Amar. Il a ajouté : « [Vous pouvez] venir avec vos produits, [et] si [un ?] Juif vous manque de respect , adressez-vous à moi. »20 Le terme moqaddem est souvent traduit comme « chef de la nation juive », mais la communauté dont cet homme était responsable n’était pas strictement confessionnelle.

14. CAOM, fol. 3U/1, Commandant colonel de la subdivision d’Oran au général Pélissier, 5 avril 1853. 15. CAOM, fol. 3U/1, Extrait du registre des délibérations du consistoire d’Oran, 11 février 1855. 16. SHAT, 1 H 11, dos. 2, de Muhammad abd al-Kadi au général Boyer, sans date ; vraisemblable- ment février 1832. 17. Id. Voir aussi, SHAT 1 H 11, dos. 1, du général Boyer au gouverneur général d’Algérie, 21 janvier 1832. 18. SHAT, 1 H 11, dos. 2, de Muhammad al Qadi au général Boyer, sans date ; vraisemblablement février 1832. 19. Ibid. 20. Ibid.

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L’histoire du négociant Jacob Lasry nous fournit un autre type d’exemple de la transformation des juifs d’Algérie en une « communauté d’israélites indigènes. » Lasry était un sujet protégé des Britanniques qui entretenait des liens familiaux et commerciaux au Maroc, à Gibraltar et à Oran. Son affaire d’exportation de bétail (moutons et bœufs), de blé et d’orge était très importante et impliquait des négociants anglais et des consuls étrangers. En 1831, le général Clauzel, qui manquait de soldats, a demandé au bey Ahmed de Tunis de choisir des beys pour Constantine et Oran, beys qui assureraient les fonctions de représentants de la France. Le bey Kheir al-Din Agha, installé à Oran, conclut un marché avec Jacob Lasry et James Welsford, le vice-consul britannique à Oran. Ce marché permettait à Lasry d’obtenir le droit d’exporter des céréales et du bétail à partir d’Oran, et donnait au bey d’Oran la possibilité de faire un emprunt21. Cependant, peu après l’acquisition des droits d’exportation par Lasry, le nouveau gouverneur général, Pierre Berthezène, mit fin à la politique d’administration indirecte et remplaça le bey tunisien par le général Pierre Boyer (mentionné plus haut). Paris refusa par ailleurs de ratifier l’accord que le général Clauzel avait passé avec le bey Ahmed, rendant ainsi caducs les accords passés par Kheir al-Din durant son bref régime22. N’ayant plus le droit d’exporter, Lasry et Welsford firent appel à la nouvelle administration française pour que justice leur soit rendue ; ils eurent également recours aux autorités britanniques d’Alger et de Londres23. Lors d’une entrevue dans le palais du bey en août 1831 entre le sous-intendant à Oran, Jacob Lasry et quelques autres intéressés24, l’officier français assura aux marchands que les droits d’exportation seraient respectés dès que Boyer aurait donné son autorisation formelle25. Pourtant, en fin de compte, en dépit même des plaintes déposées par Londres, les autorités françaises ont refusé de valider l’accord que Lasry avait passé avec l’ancien bey d’Oran. Dans un courrier adressé au consul britannique basé à Alger, le général Boyer a expliqué que le bey « n’avait pas le droit de disposer de l’avenir, qui ne lui appartenait

21. BNA, F.O. 335/57/13, de James Welsford au colonel Sir Thomas Reed, Tunis, 18 janvier 1832. 22. BNA, F.O. 335/57/2, du vice-consul britannique à Alger au vicomte Goderich, 5 octobre 1831. 23. Ibid. 24. BNA, F.O. 335/57/2, Armée française d’Afrique, général Behaghel à l’invitation du général Landois, copie d’une section des minutes, 22 août 1831. 25. BNA, F.O. 335/57/2, vice-consul britannique Welsford, copie certifiée d’une note de l’intendant civil d’Oran Banachin, 27 octobre 1831.

147 point »26. Il semble que les autorités françaises d’Algérie ne voulaient pas ratifier des accords qui auraient pu bénéficier à l’Angleterre au détriment de la France. Cet incident entraîna, pour Lasry, des pertes économiques considérables ; il se trouva également au cœur d’un incident diplomatique entre l’Angleterre et les généraux français. Malgré cela, Lasry n’a pas été ruiné. Le consistoire israélite colonial fit bientôt appel à ce commerçant aux attaches familiales internationales et lui proposa de représenter et de diriger la communauté juive à laquelle il avait pourtant lui-même nié appartenir au début de la conquête. Aux débuts des années 1840, Jacob Lasry avait réalisé un investissement immobilier important à Oran en acquérant un bâtiment avec une synagogue privée (dite particulière). Pour les hommes riches, les synagogues particulières étaient un moyen d’investir mais aussi d’augmenter leur prestige au sein de leur communauté, en faisant œuvre pieuse. Or l’établissement du consistoire israélite d’Oran, dont l’un des buts était « civilisateur », avait conduit à la suppression des synagogues particulières d’Algérie. Peu après le décret de novembre 1845 établissant les consistoires en Algérie, Lasry, qui craignait que son investissement religio- immobilier ne soit menacé, a écrit aux autorités françaises. Il avait déjà une longue expérience auprès des consuls européens, mais la présence (et la politique) coloniale et civilisatrice de la France exigeaient d’autres stratégies. Lasry a estimé alors qu’il fallait expliquer, dans une lettre au ministre de la Guerre à Paris, qu’il existait des différences rituelles importantes entre les divers groupes de juifs en Algérie ; un élément que la nouvelle loi sur les synagogues semblait ignorer. Sa synagogue, a-t- il expliqué dans sa lettre, portait le nom de Beit ha-Knesset européenne Lasry et servait à ceux qu’il appelait les « séfarades européens » en Algérie27 (il s’agissait, sans doute, des juifs du Maroc qui parlaient haketia, une forme occidentale de judéo-espagnol). Lasry a ainsi expliqué pour des raisons économiques et financières qu’il n’appartenait pas à la communauté des juifs autochtones d’Algérie, mais plutôt à celles de juifs européens (du Maroc !). Il a ainsi obtenu gain de cause. Lasry a sans doute perdu de l’argent avec l’installation de Boyer à Oran, mais il a réussi à garder sa synagogue (et par conséquent son investissement immobilier).

26. BNA, F.O. 335/57/2, Pierre Boyer au vice-consul britannique, 11 octobre 1831. 27. CAOM, F80 1631, Lasry au ministère de la Guerre, document transcrit et attaché à la lettre du ministère de la Guerre, Direction des affaires algériennes, au gouverneur général d’Algérie, 24 février 1846.

148 Du séfarade à l’indigène

Dans les années 1850, l’administration civile a installé Lasry dans les fonctions de président du consistoire israélite de la province d’Oran28. Il a succédé à des dirigeants très contestés pour des raisons peu claires. Sa tâche était de veiller à renforcer les liens de la communauté des juifs indigènes à la France. Ainsi, le consistoire colonial a fait appel à un négociant juif dont les racines étaient au Maroc et à Gibraltar et qui entretenait des liens étroits avec des consuls d’un pouvoir rival ; il a choisi un homme qui avait failli être ruiné par suite des caprices d’un représentant du nouveau pouvoir colonial français. Et il lui a fourni une structure et un cadre qui lui ont permis de se muer en dirigeant et en délégué de ce qu’on appelait « la communauté israélite indigène », en somme en un agent de la mission civilisatrice française. Conclusion Ces épisodes tirés des premières années de la conquête nous en apprennent long sur la création coloniale d’une communauté juive à Oran. D’abord, il semblerait que l’intégration des juifs – du moins dans les réseaux commerciaux – ait suscité plus d’inquiétudes de la part des Français que leur isolement, leur persécution ou leur misère supposés. Il se peut même que ce soit précisément cette intégration qui ait conduit le gouvernement français à lancer une politique « civilisatrice » destinée à lier le destin de ces juifs à la France. Des travaux antérieurs à celui-ci soulignent l’écart entre une stratégie militaire « antijuive » et les efforts de certains libéraux civilisateurs des consistoires israélites métropolitains, qui voulaient à tout prix émanciper leur cousins « orientaux » afin de ne pas les laisser vivre sous le même statut colonial qui gouvernait les musulmans. Il semble plutôt que ce sont d’abord les exigences coloniales et les besoins de la conquête qui ont joué un rôle dans l’établissement d’une politique civilisatrice visant les juifs d’Algérie. Une autre conclusion que l’on peut tirer de l’histoire de Jacob Lasry et de ses coreligionnaires est que l’idéologie civilisatrice et les institutions coloniales qui la représentaient ont créé un contexte historique qui a mené à une mutation profonde des identités juives méditerranéennes. Lasry n’est pas sorti indemne de l’installation du pouvoir colonial français en Algérie. Il est allé jusqu’à mobiliser l’autorité des consuls britanniques pour tenter de récupérer ses biens. Mais une décennie et demie plus tard, les nouvelles identités coloniales et les institutions dont elles étaient le

28. CAOM, fol. 3U/1, Projet du consistoire d’Oran pour les notables de la circonscription, 5 mai 1853.

149 reflet (et qu’elles ont aidé à créer) ont offert à Lasry de nouvelles opportunités. Sa richesse, produit de ses attaches familiales et de ses connections transrégionales, lui a paradoxalement permis de profiter de la consolidation du pouvoir français et de la campagne visant à lier les juifs d’Oran aux colonisateurs. Il a su mobiliser son identité « européenne séfarade » pour se distinguer des « indigènes » et protéger sa synagogue au cours des années 1840, mais il a aussi réussi à s’inventer suffisamment de racines locales pour se présenter comme un juif à la fois algérien et éclairé, capable de servir la France dans sa mission coloniale. Il s’est ainsi déclaré apte à faire participer les juifs d’Afrique du Nord, récemment devenus « indigènes, » à une téléologie française d’émancipation.

150 Colonisation et migration au Maghreb (183o-1962) Les flux migratoires entre le Maroc et l’Algérie à l’époque coloniale

Mimoun Aziza

Les migrations de population expriment les changements affectant l’organisation et le fonctionnement de la société et de l’espace. Dans le cadre des sociétés rurales maghrébines, les déplacements de population étaient intégrés dans les genres de vie. Des mouvements saisonniers ou temporaires étaient pratiqués par les hommes des régions aux milieux écologiques fragiles et à faibles potentialités économiques. Traditionnellement, les gens des populations périphériques arides quittaient leur terre pour louer leur bras. Par milliers, les montagnards du Haut-Atlas ou du Rif devenaient moissonneurs dans les plaines céréalières du Maroc atlantique, les Kabyles étaient colporteurs, d’autres s’engageaient dans les armées ou le commerce. En plusieurs régions, les spécialisations professionnelles s’établirent, des filières migratoires se constituèrent, permettant les départs. Avant la colonisation, ces migrations provisoires demeuraient marquées par les cadres régionaux de la vie communautaire. Des déplacements de population dans les zones frontalières entre le Maroc et l’Algérie étaient fréquents. Il ne s’agissait pas de flux réguliers et permanents, mais plutôt d’une sorte de nomadisme que

151 pratiquaient une bonne partie des tribus frontalières. L’implantation de l’économie coloniale a engendré des changements importants. L’accaparement des meilleures terres par les colons, la monétarisation des échanges et des services et le déclin des économies vivrières provoquèrent la rupture des hiérarchies sociales anciennes et la prolétarisation d’un nombre croissant de paysans. Par exemple, la législation agraire introduite par la France en Algérie favorisait la propriété privée européenne. Selon Claude Liauzu1, cette législation avait un objectif politique, faire place pour les colons, mais aussi démanteler les assises de la société rurale et les moyens de sa résistance. Ce phénomène a provoqué des flux migratoires importants vers les grandes villes du Maghreb : Casablanca, Alger, Oran, Tunis, etc. et vers l’étranger. L’occupation coloniale a également entraîné des déplacements de population à l’intérieur du Maghreb : des Algériens qui fuyaient les atrocités de la conquête française se réfugièrent au Maroc. En même temps, des Marocains partirent chercher du travail dans la nouvelle colonie nord-africaine. Des Algériens s’exilent au Maroc Dès l’occupation française de l’Algérie en 1830, des dizaines de milliers d’Algériens fuient leur pays soumis aux « chrétiens » et s’installent au Maroc. Près d’un siècle plus tard, l’instauration du protectorat français au Maroc va inciter davantage les Algériens à s’installer au Maroc, phénomène qui a duré tout au long de la période coloniale. En suivant l’évolution historique de ces flux migratoires, on pourrait distinguer quatre vagues principales2 : – La première vague a débuté juste après l’occupation française en 1830. La résistance de la population algérienne à la colonisation et à la conquête militaire du pays a provoqué des départs collectifs de tribus vers le Maroc. Pour des raisons de proximité géographique et de liens familiaux et religieux qui unissent les deux sociétés maghrébines, le Maroc a été la destination de la première vague de migrants algériens appelés les muhâjirîn, c’est-à-dire « les exilés pour la foi ». L’émigration pour la foi était considérée comme un devoir pour celui qui est vraiment soumis

1. Claude Liauzu, (1996), Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, Éditions Complexes, Bruxelles, p. 116. 2. Henri Lombard distingue quatre principales vagues, il qualifie chaque étape d’un terme diffé- rent : immigration « de l’exil » jusqu’en 1907 ; immigration « appelée » de 1909 à 1926 ; immigra- tion « favorisée » de 1926 à 1942 ; mais immigration seulement « supportée » de 1942 à la fin du protectorat (1956).

152 Colonisation et migration au Maghreb

à la volonté d’Allah ; il doit rejoindre le pays de la Foi, le Dar el Islam, abandonner le Dar el H’arb, le pays passé aux mains du colonisateur et légalement voué à la guerre3. Cet exil était soit individuel, et il s’agissait alors d’une élite – des oulémas, des cadres administratifs, des artisans, etc. –, soit collectif – et des tribus entières ou des fractions de tribus comme celles de la région oranaise franchissaient la frontière pour s’installer au Maroc. Les sources marocaines témoignent d’un accueil chaleureux qui a été réservé aux exilés algériens, « le Sultan marocain Abderrahmane Ibn Hicham a donné ses ordres pour qu’ils soient bien accueillis et logés… »4. Dans son Histoire de Tétouan, Mohamed Daoud raconte que, dès le débarquement français à Alger en 1830, deux bateaux, avec à leur bord des familles algériennes, arrivent à Tétouan en août 1830. Et en 1842, on recense à Tétouan plus de 700 Algériens pauvres5. Dans une lettre du sultan au gouverneur de Tétouan, Abderrahmane Ash’àsh, ordonne qu’ils soient librement intégrés : « Ils sont libres, ceux parmi eux qui désiraient intégrer librement l’artillerie ou la marine, admets-les et n’y contrains personne. Ceux qui voudraient demeurer indépendants, libre à eux de choisir. Les commerçants et les artisans, parmi eux, ont le loisir de gagner leur vie en pratiquant leurs métiers… »6 Aux notables de ces émigrés, le sultan affecta une bourse annuelle et distribua des largesses à l’occasion des fêtes religieuses. À ses gouverneurs de provinces il donna des directives formelles pour que ces exilés fussent aidés, respectés et exonérés de toutes charges makhzéniennes. Ces émigrés de la première vague venaient particulièrement de l’Ouest algérien. Ils se sont installés, en majorité, à Oujda et à Fès. D’autres se sont réfugiés à Tétouan, Taza, Meknès, Tanger. Il faut compter en outre ceux qui se sont installés à la campagne. – La deuxième vague est contemporaine à l’occupation d’Oujda en 1907 par les Français, suivie de leur établissement du protectorat : c’est celle de « l’immigration

3. Charles-Robert Ageron (1967), « Les migrations des musulmans algériens et l’exode de Tlem- cen (1830-1911) », in Économies, Sociétés, Civilisations, 22 années, n° 5, p. 1047-1066. 4. In Mohamed Daoud (1979), “Tarikh Tétouan” (en arabe), Imprimerie royale, Rabat, tome 8, p. 314. 5. Ibid., p. 357. 6. Lettre du sultan Abderrahmane Ibn Hicham au gouverneur de Tétouan, datée mardi 23 Joumada al-Awal 1246/ 9 novembre 1830. Direction des Archives royales, Rabat, cité par Ismail Moulay Abd al-Hamid al-Alaoui, Tarikh Oujda Wa Angad fi Dawhat al-amjàd, Casablanca, 1985, tome I, p. 108.

153 appelée » (1907-1926). Pendant cette période, arrivent beaucoup d’Algériens qui seront appelés à jouer le rôle d’intermédiaires entre les occupants et les Marocains : des interprètes, grâce à leur connaissance de l’arabe et du français, des greffiers, des instituteurs, des professeurs… Leur nombre ne cesse d’augmenter ; encore les statistiques sont-elles inférieures à la réalité, un grand nombre d’Algériens étant confondu avec les Marocains. Henri Lombard7 souligne que, pendant cette deuxième période, les Algériens musulmans formaient « une colonie annexe de la colonisation européenne ». En effet, appelés soit par l’administration soit par des frères déjà installés, des cousins ou des amis affluèrent par centaines de toute l’Oranie. Particulièrement de Tlemcen, de Nedroma et de Maâscar, des familles entières croyaient à la pérennité de la présence française au Maroc et considéraient notamment le Maroc oriental comme un simple prolongement de l’Algérie8. Ceux qui s’étaient exilés pour des raisons religieuses lors de la conquête de l’Algérie par les Français n’ont pas tenu, après l’installation du protectorat au Maroc, à se prévaloir de leur qualité de sujets français. Il leur importait peu d’ailleurs de changer de nationalité puisque, de toute façon, leur statut demeurait régi par la loi musulmane. Eux ou leurs descendants figurèrent désormais comme des Marocains dans les statistiques9. En 1907, ils formaient plus d’un cinquième de la population d’Oujda qui comptait alors quelque 6 000 habitants. Pour 1910-1911, Louis Voinot10 parle de 1 500 Algériens groupés en 300 foyers, mais le recensement de 1911, cité par Augustin Bernard11, n’enregistre que 200 Algériens sujets français. À vrai dire, il est difficile de se faire une idée non seulement du chiffre exact de cette population, mais aussi de sa position par rapport à la France. Surtout que le statut de « “sujet français” n’a pas toujours été facilement détecté par l’administration française. Ainsi, beaucoup d’Algériens se retrouvent “noyés” dans la masse des Marocains, faute d’avoir entrepris les démarches pour faire connaître leur origine algérienne et donc leur qualité de sujet français, ceci plus au moins volontairement »12. De nombreuses familles ont fini par avoir la nationalité marocaine, telles que les Ben Mansour, les

7. Op. cit., p. 9. 8. Y. Katan, (1990), Oujda, une ville frontière du Maroc (1907-1956), L’Harmattan, Paris, p. 432. 9. Katan, op. cit. L’auteur cite le cas du Khalifat du pacha d’Oujda en poste en 1955 et qui, bien qu’originaire de Géryville en Algérie, se considérait comme marocain. 10. Voinot Luis (1912), Oujda et l’Amalat, Oran, Fouque, p. 37. 11. A. Bernard (1911), Les confins algéro-marocains, Larose, Paris. 12. Y. Katan, op. cit., p. 437.

154 Colonisation et migration au Maghreb

Abdelghani, les Ouled Saâdouni. D’autres, d’origine algéro-turque (les Koulouglis), restèrent sans nationalité. Quant à ceux reconnus comme sujets français, H. Lombard explique, par exemple, qu’il y avait des familles qui recevaient du Makhzen marocain l’indemnité due aux muhâjirîn et prenaient la précaution d’inscrire leurs enfants à l’état civil de Tlemcen, ceci dès avant l’occupation française du Maroc ; c’est le cas des Triqui et des Meziane. D’autres ont préféré ne pas se manifester comme tels et passer pour des Marocains. Il remarque aussi que la présence des Algériens à Oujda représente un atout pour la France. Il écrit : « dans ce Maroc étranger à la France, les Algériens qui vivaient même musulmans, même ayant fui la domination française et n’aspirant qu’à se fondre dans la population qui les entourait, servaient déjà l’intérêt français commercialement et politiquement, le plus souvent involontairement. »13 Aux yeux des Marocains, cette participation massive des Algériens à l’administration du protectorat leur donne l’image de gens se rapprochant des Français et s’éloignant de leurs frères musulmans. C’est pourquoi ils sont traités de shab nçara, c’est-à-dire « les amis des chrétiens »14. – La troisième vague se signale comme période de réglementation de l’entrée des Algériens au Maroc : c’est celle de « l’immigration favorisée » (1926-1942). Avec le temps, les Algériens sont devenus moins indispensables pour l’administration française et sont progressivement remplacés par des Marocains pour les petits emplois. On réglemente leur admission au Maroc. Surtout, on change leur statut de fonctionnaires, qui est assimilé à celui des Marocains en 1926 : l’arrêté viziriel du 8 janvier 1926 déplace les fonctionnaires algériens musulmans du cadre français vers le deuxième cadre spécial marocain et assimilé. En outre, les salariés algériens ne peuvent plus bénéficier de la législation sociale appliquée aux citoyens français ; en effet, n’étant pas des citoyens, mais des « sujets français », ils ne peuvent pas bénéficier de la majoration de traitement de 38 % et du remboursement des frais de voyage en congés accordés aux Français. Les Algériens, à travers la Fédération des Algériens musulmans du Maroc, ont protesté contre cette réorganisation de 1926. Ils ont exprimé leur refus de cette confusion avec les Marocains, allant même jusqu’à accuser la France de « racisme assimilateur ». Cette fédération rappelle que « de nombreux Algériens, abandonnant leur situation en Algérie ou même interrompant leurs études, ont répondu à l’appel de la France, se sont expatriés, ont donné au

13. Op. cit. , p. 5. 14. M. Lemaille (1937), p. 42.

155 Maroc sa première armature et ont pu rendre au protectorat de réels services… ; que la nationalité prime [sur] l’origine et que le racisme assimilateur, qui leur est opposé, n’est pas appliqué aux israélites, le juif algérien conservant un statut distinct et supérieur à celui de juif marocain »15. Malgré ces inconvénients, les Oranais continuent d’affluer vers le Maroc. Ils sont 2 471 en 1926 pour passer à 4 594 en 1936. La crise économique de 1931 les empêche d’émigrer vers la France, alors ils se tournent vers le Maroc. Oujda fut leur point d’arrivée : plus de la moitié des Algériens (57,6 %) au Maroc vivaient dans cette ville en 1936. Pourtant, le Maroc aussi tend à se fermer à leur émigration, à cause de la crise économique. À partir de cette période, les conditions d’entrée des étrangers au Maroc, donc des Algériens dans ce cas, sont devenues plus sévères ; elles sont réglementées par un dahir du 20 octobre 1931, dont les dispositions sont renforcées en 1934. Parmi ces conditions, il fallait présenter un contrat de travail accordé par l’employeur pour une durée d’une année minimum ; ce contrat devait être visé par le Service du travail de Rabat. Les Algériens protestèrent contre cette loi, d’autant plus que l’entrée des Marocains en Algérie était pratiquement libre et qu’ils subissaient, de ce fait, une concurrence sur le marché du travail algérien sans réciprocité16. – La quatrième vague est, au plan économique, celle de l’immigration « supportée » (1942-1956) et non plus « appelée » ou « favorisée », selon l’expression d’Henri Lombard. Elle est le fait essentiellement de travailleurs sans capitaux à la recherche d’emplois et qui vont se confondre avec les prolétaires marocains. Ce caractère nouveau s’affirme après la Seconde Guerre mondiale. Dans la ville d’Oujda par exemple, leur nombre passe de 4 813 en 1943 à 14 322 en 1951 ; un nombre qui a triplé en l’espace de huit ans. Cette hausse vaut aussi pour les autres villes ou villages de la région orientale du Maroc, comme Berkane, Ahfir et Taourirt. Cela est principalement dû à des facteurs liés à la situation dans la région oranaise, qui connaît alors une poussée démographique importante, et à l’arrêt de la migration vers la France du fait de la guerre et du débarquement des Alliés. Ces immigrants sont majoritairement des ouvriers sans qualification professionnelle,

15. In Rapport de la Fédération des Algériens musulmans au Maroc sur la situation des Algériens musul- mans au Maroc, cité par H. Lombard, p. 26. 16. Il s’agit de l’émigration saisonnière des Marocains vers l’Algérie que nous traiterons également dans ce texte.

156 Colonisation et migration au Maghreb des chômeurs à la recherche de travail. Un grand nombre s’adonne à la contrebande qui règne alors à Oujda. « Une population algérienne s’est créée qui se compose de gens sans profession déterminée, instables, chômeurs... se rapprochant de la plus basse couche sociale marocaine tout près de laquelle ils vivent. »17 Après la fin de la guerre, ce mouvement s’intensifie : c’est encore une foule de gens sans contrat de travail, créant de petites boutiques et vivant avec les Marocains démunis dans des quartiers, ou « villages », périphériques. Le dernier afflux des Algériens vers le Maroc est lié aux événements de la guerre d’indépendance de l’Algérie, déclenchée en 1954. À partir de cette date, des milliers de réfugiés algériens s’installent à Oujda : 6 386 en 1957 et 9 851 en 195818. Les flux migratoires du Maroc vers l’Algérie La migration marocaine vers l’Algérie a débuté vers la moitié du XIXe siècle. Il s’agissait, dans un premier temps, d’un mouvement saisonnier des travailleurs rifains. Ce mouvement de va-et-vient permanent entre le Rif et l’Algérie était connu chez les Espagnols sous le terme golondrina, qui veut dire « hirondelle », certainement pour son caractère saisonnier. Les Rifains utilisaient le terme Asharrak qui signifie « partir vers l’Est » pour parler de leur départ vers l’Algérie. On désignait l’Algérie par Lanjiri ou Ashark. Les habitants du Maroc oriental, notamment les Beni-Snassen et les Sahraoua, avaient aussi l’habitude d’aller chaque année travailler en Algérie. Des milliers de Rifains ont fini par s’y installer définitivement. À Misserghin, près d’Oran, il y avait un village presque entièrement peuplé de Rifains, fixés définitivement dans le pays. Un douar marocain à Aïn Turk dans la province d’Oran s’est formé dans les années 1940, à la suite des grandes famines sévissant dans le Rif et entraînant un exode massif vers l’Algérie. L’un des premiers témoignages qu’on a pu recueillir de ce cas situe le début de cette migration vers la moitié du XIXe siècle : « Le 18 novembre de la même année 1852, agissant sans doute en représailles, les Espagnols de Melilla s’emparent d’une barque marchande appartenant à des Guelaya, et qui faisait route pour Oran où, de plus en plus, d’année en année, les travailleurs de cette tribu viennent maintenant

17. H. Lombard, op. cit., p. 31. 18. P. Depis (1962), Notes sur le problème des réfugiés algériens au Maroc oriental (mars 1956-mai 1962), mémoire pour le CHEAM.

157 louer leurs bras aux colons à l’époque des moissons. »19 En 1895, Augustin Mouliéras20 rappelle que chaque année plus de 20 000 Rifains viennent travailler chez les colons en Algérie. Louis Milliot21 rapporte vers 1934 que « cette émigration remontait aussi loin que les souvenirs des générations actuelles et, d’après les témoignages des anciens colons d’Oranie, il y a une cinquantaine d’année au moins que le défrichement et les moissons y sont exécutés par des travailleurs rifains ». Les informations recueillies par Raymond Bossard22 auprès des « vieux » du Rif oriental montrent que dans la commune rurale de Dar Kebdani, on allait en Algérie dès avant la guerre avec les Espagnols, probablement avant 1909. Cette migration devient plus importante dans la dernière décennie du XIXe siècle, lorsqu’une liaison maritime fut établie entre Melilla et Oran. En 1896, il y avait 15 524 Marocains en Algérie, le département d’Oran en regroupait 11 82423. « De longue date, nous connaissons le Rifain, qui a coutume de venir en Algérie faire la moisson et les vendanges, comme un laborieux travailleur, courageux et probe. D’autres fois il se montre un cheminot précieux et bien des kilomètres de rails furent posés par lui, en Oranie principalement. »24 Plusieurs facteurs faisaient varier le nombre d’émigrants d’une année sur l’autre : les récoltes dans le Rif, la concurrence des machines agricoles plus perfectionnées, les événements politiques, les mesures administratives et les crises économiques. Mais jusqu’au moment de « la guerre des sables »25, qui a eu lieu entre l’Algérie et le Maroc en 1963, le flux migratoire ne s’est jamais complètement arrêté.

19. H. Duveyrier, « La dernière partie inconnue du littoral de la Méditerranée : le Rif », in Bulletin de la géographie historique et descriptive, Paris 1887, t. II, p. 142. 20. A. Moulieras, Le Maroc inconnu, volume 1, Exploration du Rif, Paris, 1895. 21. L. Milliot., « L’exode saisonnier des Rifains vers l’Algérie », in Bulletin Économique du Maroc 1933-1934, p. 313. 22. R. Bossard, Un espace de migration, les travailleurs du Rif Oriental (Province de Nador), Thèse de 3e cycle en géographie, Université de Montpellier, 1979, p. 52. 23. Démontés (Victor), « Les Étrangers en Algérie », Bulletin de la Société de géographie d’Alger, 1898, pp. 204-205. 24. Taillis (Jean du), Le nouveau Maroc, suivi d’un voyage dans le Rif, Paris, 1925, p. 332. 25. Cette guerre de courte durée a eu lieu entre le Maroc et l’Algérie en 1963 en raison d’un conflit concernant les frontières entre les deux pays.

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Les sources historiographiques Nous disposons d’un certain nombre de documents fournissant des informations précieuses concernant l’émigration rifaine vers l’Algérie. Nous avons, en premier lieu, le journal espagnol Telegrama del Rif, publié à Melilla dès le début du XXe siècle. Puis, il y a les annuaires statistiques du protectorat qui fournissent des données chiffrées importantes, mais malheureusement ces annuaires ne couvrent qu’une période très courte du protectorat, de 1941 jusqu’à 195526. Et nous ne disposons que d’un seul rapport semi-officiel27. Concernant le courant migratoire qui utilisait la voie maritime à partir de l’enclave espagnole de Melilla, et qui débuta vers le milieu du XIXe siècle, nous disposons d’un ensemble de rapports diplomatiques rédigés à Oran et à Alger entre 1859 et 1863 et conservés aux Archivo Histórico National de Madrid et aux archives du ministère des Affaires étrangères espagnol28. Du côté français, l’étude de Louis Milliot, doyen de la faculté de droit d’Alger, publiée dans le Bulletin économique du Maroc de 1933-1934, demeure toujours le document indispensable pour l’étude des conditions de vie et de travail de cette main-d’œuvre marocaine concentrée essentiellement dans l’Ouest algérien. L’auteur a effectué des enquêtes personnelles auprès de ces migrants et dispose de données chiffrées importantes lui permettant d’analyser en profondeur certains aspects du phénomène, notamment le mouvement d’entrée et de sortie d’Algérie. Cependant, il faut signaler que ces données sont limitées dans le temps : elles ne couvrent que les années 1931-1932. Pour la même période, nous avons consulté un certain nombre de lettres adressées par le consul général français de la région d’Oujda à la résidence générale à Rabat qui fournissent des renseignements intéressants et des données numériques importantes concernant cette mobilité29. À cette masse documentaire, il conviendrait d’ajouter les traditions orales populaires féminines (littérature, poèmes et chants rifains) qui évoquent l’absence d’un mari ou d’un frère30.

26. Il s’agit des Anuarios Estadísticos de la Zona del Protectorado y de los Territorios de Soberanía de España en el Norte África publiés par l’Instituto Nacional de Estadística (Presidencia del Gobierno) Madrid, entre 1942 et 1955. 27. F. B. Perez, trabajadores rifeños en Argelia, conferencias desarrolladas en la Academia de Inter- ventores, 1948-1949, Tetuán, 1959, p. 5-17. 28. Ces documents ont été partiellement étudiés par Juan-Bautista Vilar dans un article intitu- lé « Los orígines de la inmigración laboral marroquí en la Argelia francesa, los rifeños en la Oranie (1855-1963) », in Cuadernos de la Historia Moderna y Contemporánea, Universidad Complutense de Madrid, VI, 1985, p. 117-146. 29. Archives de l’Armée de terre à Vincennes (France), série 3 H 139. 30. Voir à ce propos les poèmes recueillis par Louis Justinard dans « Note sur la littérature et la

159 Le parcours migratoire Avant de quitter le Rif, l’ouvrier prépare un repas particulier auquel il invite ses voisins et les membres de sa grande famille. D’après Louis Milliot, « l’ouvrier doit s’adresser aux bureaux d’intervenciones pour procurer un passeport non timbré qui lui est délivré sur feuille simple, moyennant une redevance très modique d’une peseta, sans photographie ni aucune formalité tracassière. Le plus souvent, les immigrants possèdent, en outre, une carte d’identité avec photographie et signalement dite “tarjeta de Identidad” »31. En réalité, les émigrants respectaient rarement ces procédures administratives. Notamment ceux qui empruntaient la voie terrestre et partaient en général à pied. En principe, le passeport devait être visé au passage dans la zone française où, de plus, les intéressés étaient astreints à une visite sanitaire comportant douche, épouillage et vaccination ; moyennant quoi, on leur remettait une carte sanitaire exigible pour le franchissement de la frontière. En Algérie, la réglementation applicable à la main-d’œuvre rifaine est le droit commun de tous les étrangers c’est-à-dire qu’en principe pour pouvoir demeurer dans le pays comme « travailleurs », les intéressés devaient produire un certificat d’embauche et obtenir la délivrance d’une carte d’identité spéciale. Mais bien peu se soumettaient entièrement à ces prescriptions. Celles-ci ne semblaient pas, du reste, pouvoir être facilement appliquées. Les employeurs étaient les premiers à souhaiter qu’aucun renforcement inopiné de contrôle ne vienne troubler un courant transfrontalier qui s’avérait extrêmement utile32.

poésie chez les Rifains », Bulletin de l’Enseignement public au Maroc, numéro spécial, janvier 1926. M. Biarnay dans ses « notes sur les chants populaires rifains », in Les Archives berbères, publication du Comité d’études berbères de Rabat (1915-1916), p. 26-43, cite le cas d’une femme abandonnée sans ressources par son mari qui est parti en l’Algérie et qui se voit, au retour de celui-ci, séquestrée, maltraitée, accusée d’infidélité ; elle crie son indignation : Lorsqu’il partit pour la perverse Algérie, à qui me confia-t-il ? Il me mit une faucille dans la main et me dit : Moissonne le blé ! Lorsqu’il revint, me rapportant seulement un vêtement grossier, Il me dit : Maintenant voile-toi ! 31. Ibid., p. 318-319. 32. En 1931, au cours d’une période de trois semaines durant lesquelles un essai de pointage avait été fait dans une commune de l’Ouest algérien, on avait relevé l’entrée de 6 500 Rifains et le départ de 2 000. On imagine alors les difficultés matérielles que pouvait rencontrer l’établissement d’un contrôle strict durant cette période d’affluence. Voir L. Milliot, p. 319.

160 Colonisation et migration au Maghreb

Pour son transport, le travailleur rifain avait besoin d’une certaine somme d’argent. Quand il ne la possédait pas, il était obligé de recourir à l’emprunt ou de partir à pied en affrontant les risques de la route, comme c’était le cas pendant les années de famine dans le Rif (1941-1944). Les ouvriers qui partaient à pied pour la première fois préféraient être accompagnés des anciens migrants qui connaissaient le chemin par expérience. En partant du Rif, ils empruntaient des itinéraires connus par les anciens. Il y avait deux itinéraires principaux : le premier passait par Taourirt et aboutissait à Oujda, emprunté surtout par les Metalsa et les Beni-Bou-Yahyi. Le deuxième chemin franchissait la Moulouya au pont international sur la route de Berkane ou aux multiples gués situés en amont ou en aval. Une partie de ces émigrants voyageait à pied et une autre utilisait les autocars qui circulaient dans la zone espagnole et traversaient le Maroc oriental. Les départs du douar s’effectuaient généralement en groupe afin d’éviter les dangers de la route, car le voyage n’était pas toujours sûr, surtout lors du retour. Quelle que soit la saison, grâce au mouvement incessant de va-et-vient entre le Rif et l’Algérie, les intéressés se trouvaient toujours en nombre suffisant pour poursuivre le voyage. Ce mouvement leur permettait, par ailleurs, d’être renseignés progressivement sur l’état du marché de la main-d’œuvre et le développement de la saison des travaux. Ce sont des informations ainsi échangées en cours de route qui les guidaient vers telle ou telle région algérienne. En plus des dangers que représentait le voyage à pied, il n’était pas avantageux en termes économiques car l’ouvrier perdait en temps et en nourriture l’équivalent du transport en autocar. Cependant, la moitié des émigrants empruntaient la voie terrestre afin d’échapper aux formalités de contrôle administratif instauré pour la traversée de la zone française et la pénétration en Algérie. Les autorités espagnoles essayaient parfois de contrôler ce courant migratoire et de l’arrêter complètement en période de difficultés. Par exemple, en 1928, après la conquête totale du Maroc, les autorités espagnoles avaient développé une intense campagne de propagande pour détourner ce courant migratoire vers le sud de l’Espagne pour la récolte des olives. Mais les problèmes économiques et sociaux de l’Andalousie ont rendu cette initiative impossible. Le développement de ce mouvement dépendait des facteurs économiques propres aux deux pays : le Maroc et l’Algérie. Les opérations militaires de la conquête de 1924 à 1928 ont provoqué une telle raréfaction de travailleurs rifains en Algérie, que des émissaires-recruteurs étaient envoyés d’Algérie, afin de ramener les équipes qui faisaient défaut dans les exploitations. D’après le Rapport mensuel du protectorat français de janvier 1930, les Espagnols avaient pris des mesures pour limiter et contrôler cette émigration. Les Caïds dressaient des listes de ceux qui se

161 trouvaient en Algérie33. « Dans la circonscription de Melilla de sévères mesures auraient été prises pour empêcher l’exode habituel des indigènes vers l’Algérie ou le Maroc oriental. Les autorités espagnoles auraient promis que d’importants travaux seraient prochainement entrepris pour utiliser la main-d’œuvre. » 34 Il faut signaler que les statistiques officielles ne sont qu’approximatives. Il est difficile de donner une valeur absolue aux chiffres fournis par les services des douanes aux frontières, parce que, d’une part, le contrôle ne s’opérait pas sur la totalité des voies d’accès et, d’autre part, chaque individu venait et retournait fréquemment plusieurs fois au cours de la même année. En outre, les Rifains essayaient d’échapper à tout contrôle dans la mesure du possible. Sur les chantiers algériens, les employeurs commettaient des erreurs dans l’appréciation de l’origine ethnique de leurs ouvriers. Les statistiques dont nous disposons proviennent de deux sources. D’une part, les statistiques des entreprises de transports maritimes qui fournissent les chiffres des ouvriers rifains débarqués à Oran : 5 500 en 1930, 15 400 en 1931 et 11 300 en 1932. D’autre part, le relevé effectué sur les transports espagnols empruntant la route du pont international de la Moulouya. Celui-ci présente les chiffres suivants : 19 000 en 1930, 34 000 en 1931 et 29 800 en 1932. D’après les statistiques algériennes, le nombre de Marocains dans le département d’Oran en 1936 est de 19 902, dont 4 395 vivaient dans la ville d’Oran et 15 507 dans les autres communes. Les communes qui comptaient plus de mille Marocains en 193635 sont les suivantes : – Aïn-Temouchent 1 390 – Aïn-Kial 1 286 – Er-Rahel 1 297 – Hammam-Bou-Hdjar 1 034 – Laferriere 1 114 – Rio-Salado 1 292

33. Archives militaires de Vincennes (France), série 3 H 139. 34. L. Milliot, p. 397. 35. Répertoires statistiques des communes de l’Algérie (recensement de 1936), Direction des servi- ces économiques, Service central des statistiques, gouvernement général d’Algérie.

162 Colonisation et migration au Maghreb

Amplification du phénomène après la Seconde Guerre mondiale Chassés par les famines des années 1940, les Rifains quittent massivement leur pays36. 1941, année de la grande famine dans le Rif, a connu un exode massif des Rifains vers l’Algérie : plus du quart de la population masculine de certaines tribus du Rif oriental se trouvait en Algérie, comme le montre le tableau suivant : Pourcentage d’ouvriers émigrés par rapport à la population masculine de certaines tribus du Rif oriental en 1941

Population masculine Part de Tribus Émigrants hommes totale l’émigration

Temsaman 1 567 7 504 20,8 %

Beni Saïd 1 544 5 617 27,5 % Beni Touzine 1 193 8 246 14,5 % Tafersit 301 1 636 18,4 % Total 4 605 22 999 20 %

Source : Annuaire statistique de la zone du protectorat espagnol au Maroc 1942.

En 1942, les sources espagnoles estimaient à 46 000 le nombre d’ouvriers disponibles dans la zone espagnole pour l’émigration37. Cette migration a permis à une bonne partie de la population du Rif de se mettre en contact avec l’économie coloniale. Le travail, chez les colons français en Algérie, représentait la première forme de salarisation connue par les Rifains. L’impact de cette émigration sur la société rifaine apparaît dès le début du XXe siècle : « Les Marocains, qui dans les débuts n’achetaient que des produits de toute première nécessité, se créaient des besoins grâce à l’argent qu’ils rapportent de leur séjour en Algérie : ils voyaient leur pouvoir d’achat augmenter. »38 Les sommes d’argent rapportées dans le Rif servaient de complément de ressources. Ils permettaient aussi à quelques-uns d’acquérir des lopins de terre. On peut légitimement penser que les

36. L’information concernant cette période est plus généreuse grâce aux Annuaires statistiques de la zone du protectorat espagnol, publiés à partir de 1940 jusqu’à la fin du protectorat. 37. Il s’agit de l’Annuaire statistique de 1942. 38. Ed. Déchaud, « Melilla et les présides », in Bulletin de la Société de géographie commerciale de Paris, 1909, p. 2-3.

163 conséquences de cette émigration sur la société rifaine furent aussi importantes que les changements introduits par la colonisation espagnole. La colonisation a participé à l’intensification de ce phénomène, en privant un grand nombre de paysans de leurs terres sans créer sur place un nombre important d’emplois d’ouvriers agricoles. Avant la colonisation espagnole, cette émigration avait un caractère saisonnier, les séjours des Rifains étaient courts (de trois à quatre mois), mais, pendant la période coloniale, les séjours commencèrent à être plus longs. Comme en témoigne M. Pascalet, le premier vice-président de la chambre de commerce d’Oujda, « cet exode commence au Rif dès la fin du mois de mai et dure de quatre à cinq mois. La moisson finie, ils se livrent au travail de la vigne ou s’embauchent dans les entreprises de dépicage pour attendre les vendanges. Ils ne retournent chez eux qu’en septembre. Quelques-uns, très rares, restent en Algérie pour piocher la vigne »39. À tour de rôle et aux frais du groupe, ils retournent chez eux pour aller voir leur famille et acheminer leurs économies et celles des autres membres du groupe. Ces émissaires, véritables rekkas ou bouchta (déformation du terme français « la poste »), faisaient plusieurs allers-retours entre l’Algérie et le Rif. Et grâce au mouvement de va-et- vient entre le Rif et l’Algérie, les intéressés restaient en contact avec l’actualité dans le Rif. Aussi, le fait de vivre ensemble constituait un facteur favorable au maintien des relations avec leur pays. La vie en groupe qu’ils menaient leur permettait de réaliser des économies. D’après plusieurs témoignages, le Rifain dépensait la moitié de son salaire en nourriture en Algérie et rapportait l’autre moitié dans sa tribu. À part la nourriture, les ouvriers rifains n’effectuaient aucun achat à l’intérieur du territoire algérien : les premiers achats avaient lieu à Oujda. Les sommes d’argent rapportées chaque année dans le Rif sont estimées à environ 50 millions de francs en 193240. En 1950, M. Counil parle d’un milliard de francs. La somme rapportée par chaque ouvrier dans sa tribu est estimée à 27 000 francs en 1950, en prenant pour base un salaire moyen de 300 francs par jour pour un séjour de six mois par année41. Ces sommes d’argent ramenées d’Algérie ont contribué, certainement, à modifier légèrement les modes de consommation dans le Rif.

39. Bulletin du Comité de l’Afrique française, 1929, p. 521-523. 40. Milliot, op. cit., p. 397. 41. Counil (M), Les travailleurs marocains en Algérie, mémoire de CHEAM n° 1672, 1950.

164 Colonisation et migration au Maghreb

Conclusion En provoquant les bouleversements des structures socio-économiques du Maghreb que nous connaissons, la colonisation a facilité le déplacement des populations et a créé les conditions favorables aux flux migratoires intermaghrébins. Aujourd’hui, les relations « humaines » entre les deux pays voisins, l’Algérie et le Maroc, sont réduites au strict minimum. Les populations frontalières, habituées pendant des siècles à vivre dans de grands espaces, se trouvent actuellement confrontées à des barrières physiques qui les empêchent de se déplacer. Cette situation ne facilite ni le déplacement des populations ni les échanges commerciaux illégaux. Mais la population locale défie cette politique officielle en développant une activité commerciale parallèle, sous forme de contrebande. La situation actuelle n’est pas l’héritage de l’époque coloniale, mais elle est plutôt le résultat des politiques gouvernementales postcoloniales. À l’heure des indépendances, plus de 350 000 Marocains vivaient en Algérie, il n’en reste aujourd’hui que 50 000. Le Maroc aussi a abrité plus de 100 000 Algériens, seulement 12 000 y vivent actuellement.

Bibliographie Charles-Robert Ageron (1967), « Les migrations des musulmans algériens et l’exode de Tlemcen (1830-1911) », in Économies, Sociétés, Civilisations, Paris, 22 années, n° 5, p. 1047-1066. Hamid Al-Alaoui (1985), Tarikh Oujda Wa Angad fi Dawhat al-amjàd, Casablanca. Augustin Bernard (1911), Les confins algéro-marocains, Larose, Paris. Mohamed Daoud (1979), « Tarikh Tétouan », Imprimerie royale, Rabat, t. 8. Édouard Déchaud (1909), « Melilla et les présides » in Bulletin de la Société de géographie commerciale de Paris. M. Counil (1950), Les travailleurs marocains en Algérie, mémoire de CHEAM n° 1672. Ct. Depis (1962), Notes sur le problème des réfugiés algériens au Maroc oriental (mars 1956- mai 1962), mémoire pour le CHEAM. Henri Duveyrier (1887), « La dernière partie inconnue du littoral de la Méditerranée : le Rif », in Bulletin de la géographie historique et descriptive, Paris, t. II.

165 Yvette Katan (1990),Oujda, une ville frontière du Maroc (1907-1956), L’Harmattan, Paris. Claude Liauzu (1996), Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, Éditions Complexes, Bruxelles. M. Lemaille (1937), « Les Algériens à Oujda en 1937», BCAF, n° 5, p. 255-260. Henri Lombard (1953), Aspects de la situation et du rôle de l’immigration algérienne musulmane dans la région d’Oujda, mémoire de CHEAM. Louis Milliot (1934), « L’exode saisonnier des Rifains vers l’Algérie», in Bulletin économique du Maroc, 5, p. 313-321. Benedicto Perez Fernando (1959), Trabajadores rifeños en Argelia, conferencias desarrolladas en la Academia de Interventores, Tetuán, 1948-1949, p. 5-17. Jean du Taillis (1925), Le nouveau Maroc, suivi d’un voyage dans le Rif, Paris. Jean-François Troin (1985), Le Maghreb, hommes et espaces, Armand Colin, Paris, p. 164. Louis Voinot (1912), Oujda et l’Amalat, Oran, Éditions Fouque, Paris.

166 La modernité juridique au Maroc : protégés juifs, tribunaux consulaires et droit islamique

Jessica Marglin

Souvent, les historiens décrivent l’histoire juridique des juifs vivant dans le Maroc moderne comme la progression d’une condition oppressive vers celle de l’égalité et de la « justice ». L’historiographie des juifs dite « néolacrymale » souligne la discrimination inhérente à la loi islamique envers les non-musulmans1. D’après cette approche, puisque les institutions judiciaires musulmanes considéraient les juifs comme juridiquement inférieurs aux musulmans, le fait d’être soumis à la juridiction islamique menaçait le bien-être des juifs. Ainsi, la capacité des juifs de s’épanouir culturellement, économiquement et socialement était directement proportionnelle à la façon dont les juifs étaient autorisés à gérer leurs propres affaires, particulièrement dans le domaine judiciaire2. Cette historiographie souligne les efforts déployés par les dirigeants des communautés juives pour empêcher leurs coreligionnaires d’avoir

1. Sur l’historiographie « néolacrymale », voir Mark R. Cohen, Under Crescent and Cross: The Jews in the Middle Ages (Princeton, N.J. : Princeton University Press, 1994), chapitre 1. 2. Pour un exemple extrême de ce point de vue, voir Bat Ye’or, The Dhimmi: Jews and Christians un- der Islam (Rutherford : Fairleigh Dickinson University Press, 1980), 56-57. Pour une approche plus nuancée, voir Moshe Gil, A History of Palestine, 634-1099 (Cambridge : 1992), p. 164-165.

167 recours aux tribunaux islamiques. Elle conclut que la majorité des juifs évitaient autant que possible le recours au système juridique islamique3. Selon les chercheurs qui partagent ce point de vue, la diffusion de la protection consulaire pendant la seconde moitié du xix e siècle marque le début de l’émancipation juridique juive, représentant ainsi un tournant dans l’histoire moderne des juifs. Suite aux traités de capitulation signés pour la première fois avec le sultan marocain au xviie siècle, les puissances européennes étendent leur protection officielle, y compris la juridiction civile, à un nombre croissant de juifs et de musulmans marocains4. De plus en plus, les activistes juifs européens (comme l’Alliance israélite universelle) insistent sur la nécessité d’une protection étrangère afin d’éviter aux juifs marocains la partialité inhérente aux tribunaux islamiques5. Plusieurs historiens continuent à affirmer que les juifs voulaient échapper à un système juridique discriminatoire et opter pour un autre qui les traiterait sur un pied d’égalité6. Ces chercheurs avancent que la progression de l’inégalité vers l’égalité culmina sous le protectorat français, lorsque les juifs étaient placés soit sous la juridiction des tribunaux juifs, soit sous celle des tribunaux « indigènes » et laïques (ainsi, non discriminatoires)7.

3. Voir, par exemple, André Chouraqui, La condition juridique de l’Israélite marocain, Paris, Presses du livre français, 1950, p. 119-121 ; Haim Zafrani, Les juifs du Maroc : vie sociale, économique et reli- gieuse, études de Taqqanot et Responsa, Paris, Geuthner, 1972, p. 117 ; Id., « Judaïsme d’Occident mu- sulman. Les relations judéo-musulmanes dans la littérature juridique. Le cas particulier du recours des tributaires juifs à la justice musulmane et aux autorités représentatives de l’état souverain », Stu- dia Islamica, n° 64 (1986), p. 125-149 ; Jane S. Gerber, Jewish Society in Fez, 1450-1700: Studies in Communal and Economic Life, Leiden, Brill, 1980, p. 60. 4. Sur la protection consulaire au Maroc, voir notamment Mohammed Kenbib, Les protégés : contri- bution à l’histoire contemporaine du Maroc, Rabat, Faculté des lettres et des sciences humaines, 1996. 5. Voir, par exemple, L’Alliance israélite universelle, L’Alliance israélite universelle ; publié à l’occasion du 25e anniversaire de sa fondation célébré le 1er mars 1885, Paris, Alliance israélite universelle, 1885 ; Narcisse Leven, Cinquante ans d’histoire ; l’Alliance israélite universelle, 1860-1910, Paris, F. Alcan, 1911, p. 237-260 ; André Chouraqui, L’Alliance israélite universelle et la renaissance juive contempo- raine, 1860-1960 ; cent ans d’histoire, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p. 111-113 ; Mo- hammed Kenbib, Juifs et musulmans au Maroc, 1859-1948, Rabat, Faculté des lettres et des sciences humaines, 1994, p. 214-218. 6. Pour une évaluation générale en ce sens, voir Norman Stillman, The Jews of Arab Lands in Modern Times, Philadelphia, The Jewish Publication Society, 1991, p. 4-5. 7. Sur le statut juridique des juifs sous le protectorat, voir Chouraqui, Condition juridique, en parti- culier p. 121-122. Il est important de préciser que des juifs n’étaient pas satisfaits de leur statut juridi- que sous le protectorat, et souhaitaient que la France leur accorde la nationalité française afin qu’ils soient exemptés de tous les tribunaux marocains (voir, par exemple, Michael M. Laskier, The Alliance

168 La modernité juridique au Maroc

Pourtant, les archives judiciaires consulaires consultées ici (celles de la France, de la Grande-Bretagne et des États-Unis) racontent une autre version de l’histoire. Elles montrent que la loi islamique continuait de jouer un rôle important dans les stratégies judiciaires des juifs8. Les protégés juifs fréquentaient à la fois les tribunaux islamiques et consulaires. Plusieurs juifs, y compris ceux qui ne bénéficiaient pas de la protection consulaire, préféraient avoir recours aux tribunaux islamiques plutôt qu’aux tribunaux consulaires, même s’ils avaient la possibilité de fréquenter ces derniers. Le recours des juifs aux institutions judiciaires islamiques, au cours du xixe et au début du xxe siècle, doit être vu dans le contexte d’une relation de longue durée avec la loi islamique. Depuis la période médiévale, les juifs du monde musulman recouraient aux tribunaux de la sharī‘a (la loi islamique) et au sultan pour leurs affaires judiciaires, avec ou sans le consentement des autorités rabbiniques9. Loin d’essayer à tout prix d’éviter les institutions judiciaires islamiques, les juifs cherchaient parfois à résoudre leurs différends conformément à la loi islamique. Cela indique que les juifs n’étaient pas rétifs aux normes et pratiques des institutions judiciaires islamiques et ne rejetaient pas systématiquement les tribunaux islamiques en invoquant l’injustice inhérente de la loi islamique vis-à-vis d’eux. Les choix judiciaires des juifs marocains indiquent, en revanche, qu’ils utilisaient les institutions disponibles pour optimiser leur propre avantage. Pour beaucoup de juifs, le recours aux tribunaux consulaires ne constituait pas une occasion d’échapper à un système juridique injuste (la loi islamique) vers d’autres plus justes (systèmes juridiques occidentaux tels qu’ils étaient appliqués dans les tribunaux consulaires), mais plutôt une option supplémentaire pour élargir l’éventail des possibilités judiciaires qui étaient à leur disposition. Les juifs qui bénéficiaient d’une protection étrangère avaient le choix de recourir aux tribunaux juifs, aux tribunaux de la sharī‘a et aux tribunaux consulaires. La multiplicité des

Israélite Universelle and the Jewish Communities of Morocco, 1862-1962, Albany, State University of New York Press, 1983, p. 163-171 et Daniel J. Schroeter and Joseph Chetrit, «Emancipation and its Discontents: Jews at the Formative Period of Colonial Rule in Morocco», Jewish Social Studies, n.s. 13, n° 1 (2006), p. 170-206. 8. Mes sources proviennent principalement de trois archives diplomatiques : les archives du mi- nistère des Affaires étrangères à Nantes (MAE Nantes) ; les archives du Foreign Office (le ministère des Affaires étrangères) conservés aux Archives nationales du Royaume-Uni (FO) ; et les Archives nationales des États-Unis II (USNA II). 9. Voir surtout S. D. Goitein Shlomo Dov Goitein, A Mediterranean Society, 5 vol., Berkeley, Univer- sity of California Press, 1967-1988, v. 2, p. 399-401.

169 instances judiciaires mises à la disposition des juifs est caractéristique du pluralisme juridique10. Il permettait aussi ce qu’on appelle leforum shopping, c’est-à-dire le choix d’une instance judiciaire suivant les avantages qu’elle présente pour le plaignant11. La diversité de ces instances à la disposition des justiciables, qu’ils soient juifs ou non-juifs, représente une forme de mobilité. Un aspect important de la modernité au xixe siècle était la possibilité de « migrer » entre plusieurs systèmes judiciaires et juridiques, beaucoup plus qu’à l’époque antérieure. Les juifs en particulier profitaient de cette « migration judiciaire ». Au lieu de voir les choix judiciaires des juifs comme le produit d’une affiliation idéologique avec la justice occidentale, je propose une histoire judiciaire des juifs marocains caractérisée par une mobilité inédite dans le domaine juridique. Les juifs et la loi islamique Afin de comprendre l’impact de la protection étrangère sur les stratégies des justiciables juifs, il est nécessaire de procéder à une introduction brève sur la manière dont ils fréquentaient les institutions judiciaires islamiques avant la diffusion des tribunaux consulaires. J’emploie le terme « islamique »12 pour décrire plusieurs institutions judiciaires au Maroc, y compris les tribunaux de la sharī‘a présidés par un qād. ī (juge) et les tribunaux du Makhzan (l’État) présidés par le responsable local (qā’id ou pasha)13. Bien que les affaires pénales aient été plus souvent jugées par les tribunaux du Makhzan que par ceux de la sharī‘a, les compétences des deux juridictions pouvaient souvent se chevaucher14.

10. Concernant le pluralisme juridique en général, voir, par exemple, Sally Engle Merry, «Legal Plu- ralism», Law and Society Review 22, n° 5, 1988, p. 869-896. 11. Sur le forum shopping, voir, par exemple, K. von Brenda-Beckmann, “Forum Shopping and Sho- pping Forums: Dispute Processing in Minangkabau Village”, Journal of Legal Pluralism 19, 1981, p. 117-159. 12. J’utilise le terme « islamique » ou « musulman » plutôt que « marocain », souvent présent dans les sources françaises, car l’utilisation du terme « marocain » implique que les tribunaux ma- rocains juifs étaient en quelque sorte moins « marocains » que ceux des musulmans. Il est vrai que les tribunaux du Makhzan ne statuaient pas nécessairement en référence à la loi islamique, ils étaient néanmoins théoriquement soumis à la sharī‘a. 13. Les tribunaux tribaux existaient dans les zones rurales, mais ils ne font pas partie de la présente discussion. 14. Albert Maeterlinck, « Les institutions juridiques au Maroc », Journal de droit international pri- vé, 1900, p. 477-483 ; G. Salmon, « L’administration marocaine à Tanger », Archives Marocaines, 1, 1904, p. 1-37 ; Louis Mercier, « L’administration marocaine à Rabat », Archives Marocaines , 7,

170 La modernité juridique au Maroc

Conformément à l’interprétation standard de la loi islamique, les dhimmīs, c’est- à-dire les non-musulmans vivant sous l’autorité musulmane, bénéficiaient d’une grande autonomie judicaire15. Les ahl al-dhimma avaient le droit d’appliquer leurs propres lois en établissant des tribunaux communaux ; pour les juifs, un beit din composé de trois hommes, souvent des rabbins. Les tribunaux des dhimmīs avaient la compétence de statuer dans les affaires civiles et intracommunautaires. Cependant, toutes les affaires qui concernaient des musulmans et des juifs devaient être traitées par les tribunaux islamiques. De même, les tribunaux rabbiniques n’avaient pas la compétence de statuer dans les affaires criminelles. Les tribunaux juifs assuraient un nombre de services tels que l’enregistrement des contrats, la validation des mariages et divorces, la répartition des successions et la résolution des disputes juridiques16. Ainsi, l’autonomie judiciaire ne signifie pas que les juifs marocains n’avaient aucune raison de s’adresser aux tribunaux islamiques. Les juifs pouvaient comparaître devant les tribunaux islamiques pour plusieurs types d’affaires. Puisque la loi islamique était la seule à avoir compétence sur les musulmans, les juifs qui s’engageaient dans les transactions commerciales avec des musulmans étaient contraints de s’adresser aux tribunaux islamiques. Principalement, ceci signifie que les contrats conclus entre juifs et musulmans devaient être enregistrés par deux ‘udūl (notaires musulmans) et signés par un qād. ī. Parmi ces contrats, on trouve les lettres de créance établies entre les créditeurs juifs et les débiteurs musulmans17. Il était dans l’intérêt des prêteurs juifs d’enregistrer de tels prêts dans des tribunaux de la sharī‘a. De cette façon, si un débiteur ne payait pas sa dette, le créditeur juif pouvait intenter une action en justice contre son débiteur musulman auprès d’un tribunal islamique dont les décisions seraient appliquées par les autorités de l’État.

1906, p. 350-401 ; A. Péretié, « L’organisation judiciaire au Maroc », Revue du monde musulman, 13, n° 3, 1911, p. 509-531. 15. Sur le statut des non-musulmans dans la loi islamique, voir Antoine Fattal,Le statut légal des non- Musulmans en pays d’Islam, Beirut, Imprimerie catholique, 1958, p. 344-348. 16. J’ai consulté des documents produits par des tribunaux juifs au Maroc conservés dans un certain nombre d’archives : à Jérusalem, Yad Ben Zvi, les Archives centrales pour l’histoire du peuple juif, et la Bibliothèque nationale juive ; aux Pays-Bas, la Bibliothèque de l’université de Leiden ; en Belgique, la collection privée de Paul Dahan au Centre de la culture judéo-marocaine à Bruxelles ; et aux États- Unis, le Jewish Theological Seminary de New York. 17. On peut trouver des centaines de reconnaissances de dettes dans les collections ci-dessus.

171 En plus des affaires dont la juridiction revenait exclusivement aux tribunaux islamiques, les juifs avaient parfois volontairement recours à leurs services, même quand les tribunaux rabbiniques auraient pu remplir la même fonction. Très souvent, les juifs utilisaient les tribunaux islamiques comme notaires publics, c’est- à-dire qu’ils enregistraient leurs contrats, leurs ventes ou tout autre accord devant un qād. ī même si les parties contractantes étaient toutes les deux juives18. En fait, les rabbins marocains promulguaient périodiquement des ordonnances communales (taqanot) d’après lesquelles les juifs étaient obligés d’enregistrer leurs transactions juridiques auprès des tribunaux islamiques. Par exemple, à Fès au xviie siècle, le conseil communal adopta une série de taqanots qui obligeaient les juifs résidant dans cette ville d’enregistrer leurs mariages, leurs baux et leurs transactions mobilières devant un qād. īī, en même temps qu’auprès d’un tribunal rabbinique19. Ainsi, ils espéraient empêcher les juifs de profiter de la coexistence des systèmes juridiques juif et musulman. Par exemple, un juif qui avait vendu une maison à un coreligionnaire avec un contrat signé par des notaires juifs pouvait ensuite vendre la même maison à un musulman avec un contrat enregistré dans un tribunal islamique. Le tribunal juif était alors incapable d’exécuter la vente car la sharī‘a est considérée comme la loi suprême au Maroc. Lorsque le malheureux acheteur juif essayait de réclamer son droit devant un tribunal islamique avec un acte de vente en hébreu, le qād. ī refusait systématiquement de reconnaître son droit, puisque sa preuve n’était pas conforme à la loi islamique20. Dans d’autres cas, c’étaient les autorités rabbiniques elles-mêmes qui exigeaient le recours aux tribunaux islamiques afin de s’assurer de l’exécution des contrats. Les auteurs des ordonnances communales pouvaient en effet imposer des amendes pour les infractions mineures et l’excommunication (h. erem) pour les plus graves ; cependant, ni l’une, ni l’autre n’étaient aussi dissuasives que le châtiment physique21. Même si les juifs qui habitaient à Fès dirigeaient leurs propres prisons, leur possibilité de recours à la violence était, néanmoins, limitée, puisque, selon la loi islamique, les dhimmīs n’étaient pas censés posséder des armes22. Les leaders juifs

18. Encore une fois, les collections ci-dessus recèlent de nombreux exemples de tels contrats. 19. Avraham ben Mordekhai Ankawa, éd., Kerem H. emer: Taqqanot t.akhmei Qast.ilyah ve- T. ulit.ulah (Jérusalem: Ha-Sifriyah ha-Sefaradit Benei Yisakhar, 2000), nos 52-55. 20. Voir en particulier Ibid., n° 53, daté du Shvat 5345 (janvier 1585). 21. Sur l’excommunication au Maroc voir Zafrani, Les Juifs du Maroc, p. 18. 22. Sur l’existence d’une prison juive à Fès, voir Ankawa, éd. Kerem H. emer, n° 53. Pour le cas de Marrakech, voir Emily Gottreich,The Mellah of Marrakesh: Jewish and Muslim Space in Morocco’s Red City, Bloomington, Indiana University Press, 2007, p. 73.

172 La modernité juridique au Maroc avaient intérêt à faire en sorte que certaines affaires soient soumises aux institutions judiciaires islamiques. C’est pour cette raison qu’ils exigeaient que certains contrats soient établis conformément à la loi islamique. Enfin, les juifs avaient recours aux tribunaux islamiques afin de poursuivre d’autres juifs en justice quand cela était plus avantageux pour leurs affaires. En 1603, les rabbins de Fès adoptèrent une taqanah interdisant aux juifs de poursuivre en justice leurs coreligionnaires dans les tribunaux islamiques en profitant de leurs liens personnels avec des musulmans puissants qui pourraient influencer le jugement en leur faveur23. Naturellement, les leaders rabbiniques étaient contre le recours à cette stratégie car elle minait à la fois leur solidarité communautaire et l’autorité dont ils jouissaient. L’école malékite24 exige que le qād. ī juge toute personne (y compris les non-musulmans) qui fait appel à son tribunal, conformément aux préceptes de la loi islamique25. Ainsi, les juifs continuaient de fréquenter les tribunaux islamiques, parfois contre la volonté de leurs rabbins, quand ils pouvaient tirer avantage de ces institutions. Bien sûr, le recours des juifs aux tribunaux islamiques n’était pas propre au Maroc ; des historiens ont montré que les non-musulmans de l’Empire ottoman avaient systématiquement recours aux institutions juridiques musulmanes en cas des litiges inter- et intracommunautaires26. Tout comme dans le reste du monde musulman, la nature du système juridique marocain signifiait que, malgré leur autonomie judiciaire, les juifs avaient toujours l’occasion d’avoir recours aux tribunaux islamiques.

23. Ankawa, éd. Kerem H. emer, n° 77. 24. L’école malékite est la seule école de droit islamique en vigueur au Maroc. 25. Toutefois, un juge malékite est libre de refuser de considérer l’affaire en premier instance et de le renvoyer devant un tribunal des dhimmīs. Ce n’est pas le cas dans toutes les écoles de droit ; l’école shaféite considère le jugement d’un qād. ī concernant un cas parmi des non-musulmans comme agis- sant seulement dans le cadre d’un arbitre, et donc pas nécessairement comme une application de la loi islamique. Pour comprendre l’approche des quatre écoles sur ces points, voir Fattal, Statut légal, p. 353-358. 26. Voir, par exemple, Joseph Hacker, “Jewish Autonomy in the Ottoman Empire, its Scope and Li- mits: Jewish Courts from the Sixteenth to the Eighteenth Centuries”, in The Jews of the Ottoman Empire, éd. Avigdor Levy, Princeton, The Darwin Press, 1994 ; Najwa Al-Qattan, “Dhimmis in the Muslim Court: Legal Autonomy and Religious Discrimination”, International Journal of Middle Eas- tern Studies 31, n° 3, 1999, p. 429-444 ; M. Göçek, “The Legal Recourse of Minorities in History: Eighteenth Century Appeals to the Islamic Court of Galata”, in Minorities in the Ottoman Empire, éd. Molly Greene, Princeton, Markus Wiener Publishers, 2005 ; Richard Wittmann, “Before Qadi and Vizier: Intra-Communal Dispute Resolution and Legal Transactions among Christians and Jews in the Plural Society of Seventeenth Century Istanbul”, Ph.D Dissertation, Harvard, 2008.

173 Protégés sous juridiction islamique d’après les traités Le nombre croissant de protégés, pendant la seconde moitié du xixe siècle, fit des tribunaux consulaires un élément de plus en plus important du système judiciaire marocain. Pourtant, la présence de ces tribunaux ne signifie pas que les protégés juifs et musulmans cessaient d’avoir recours aux institutions judiciaires musulmanes. En effet, les traités signés entre le gouvernement marocain et les pays étrangers exigeaient que les protégés aient recours aux tribunaux islamiques dans plusieurs circonstances. Dans les premiers traités de capitulations, les cas qui opposaient un ressortissant ou protégé étranger à un sujet marocain relevaient tous de la juridiction marocaine27. C’est-à-dire que les protégés étrangers qui voulaient intenter une action en justice contre un associé commercial sans protection consulaire devaient le faire auprès d’un tribunal islamique28. Puisque les conflits étaient jugés conformément à la loi islamique, toute la documentation devait être conforme aux normes de la sharī‘a. De nombreux protégés ont pris la précaution d’établir des contrats chez les ‘udūl dans l’éventualité où ils auraient à poursuivre leurs associés qui n’avaient pas la protection consulaire devant un qād. ī. L’affaire « Benaim contre Darmon » nous montre comment ces considérations s’articulaient29. Entre 1840 et 1842, Moïse Benaim, un juif marocain résidant à et naturalisé français, tenta de récupérer l’argent que lui devait David Isaac Darmon, un juif marocain qui vivait à Essaouira30. En juillet 1841, Darmon et Benaim conclurent un contrat quant au paiement de la dette qu’ils avaient enregistrée auprès de la chancellerie française. Ce contrat fut traduit en arabe et signé en présence des ‘udūl et du qād. ī31. Il est clair que Benaim voulait que le contrat soit ratifié par un tribunal islamique au cas où Darmon reviendrait sur ses

27. Kenbib, Les protégés, p. 38. Cela a été spécifié pour la première fois dans un traité entre le roi français et le sultan du Maroc en 1767, bien que par la suite cette clause semble avoir été appliquée à d’autres puissances étrangères. 28. Ces traités stipulent que de tels cas devaient être jugés par un représentant du Makhzan, et non un qād. ī. Néanmoins, des cas entre étrangers ou protégés et des sujets marocains ont été parfois jugés devant les tribunaux de la sharī‘a. Ces traités exigeaient aussi la présence du consul au procès. 29. Voir le dossier intitulé MAE Nantes Tanger 138, Dossier Benaim c. Darmon. 30. Connue sous le nom de Mogador par les Européens. 31. MAE Nantes Tanger 138, Acte de chancellerie entre David Isaac Darmon et Ange Benaim, 21 juillet 1841. (En fait, Moise a envoyé son fils Ange signer l’accord pour lui.)

174 La modernité juridique au Maroc obligations. Puisque Darmon était un ressortissant marocain, Benaim était obligé de le poursuivre devant un tribunal marocain. En effet, lorsque Darmon se déroba à ses obligations, Benaim écrivit à la fois à Darmon et au consul français à Essaouira en menaçant de porter l’affaire devant un tribunal du Makhzan. Puisque le contrat conclu entre les deux parties avait été rédigé devant les ‘udūl et signé par le qād. ī, Benaim était convaincu que le représentant du sultan à Essaouira obligerait Darmon à honorer les dettes selon le contrat32. Le traité signé en 1856 entre la Grande-Bretagne et le sultan du Maroc élargissait la compétence des tribunaux consulaires en précisant que dorénavant le statut juridique du défendant déterminerait la juridiction compétente dans les affaires concernant les sujets marocains33. Ainsi, si un plaignant marocain intentait une action contre un protégé britannique, l’affaire serait jugée par un tribunal consulaire britannique. Mais si un protégé britannique engageait une action contre un sujet marocain, il serait toujours obligé de le faire devant un tribunal islamique34. Ainsi, il demeurait dans l’intérêt des protégés juifs d’enregistrer leurs contrats conclus avec des sujets marocains auprès des tribunaux islamiques. En 1895, les héritiers d’Issac Pariente, qui était à la fois juif, marocain et ressortissant britannique, formulèrent une demande auprès du consul britannique à Tétouan afin de régler les affaires du défunt Issac. Parmi les documents qu’ils signèrent, certains portaient la signature des ‘udūl, c’est-à-dire des documents notariés dans un tribunal de la sharī‘a qui attestaient un prêt considérable que Pariente avait accordé à un certain Tallul El Angeri35. Sans doute Pariente avait-il enregistré ces documents auprès d’un tribunal de la sharī‘a dans l’éventualité où El Angeri refuserait d’honorer ses dettes ; dans ce cas, Pariente aurait été obligé de le poursuivre devant un juge musulman. Les archives consulaires contiennent un bon nombre de cas similaires où des protégés

32. MAE Nantes Tanger 138, Benaim au consulat français à Mogador, sans date (reçue le 6 septem- bre 1842) ; Benaim au Consulat français à Mogador, 25 août 1842 ; Benaim à Darmon, juin 1842. 33. Kenbib, Les protégés, p. 49. 34. Il n’est pas clair si ce traité, spécifiquement, tentait d’éviter de soumettre les sujets britanniques et les protégés aux tribunaux islamiques, comme le stipulait le traité français auparavant. Néanmoins, le rôle des tribunaux islamiques restait central dans ces cas, quelle que soit l’intention pour laquelle le traité avait été conclu. 35. FO 636 / 3, 3 février 1895, p. 123b-124a.

175 juifs ont enregistré leurs transactions financières avec des sujets marocains auprès des tribunaux islamiques36. Il y avait aussi des cas où les protégés étaient obligés de comparaître devant les tribunaux islamiques même en tant que défendant. Par exemple, en 1859, M. Bulten, sujet britannique, engagea des poursuites contre trois juifs marocains qui lui devaient de l’argent37. Deux d’entre eux, Bentolba et Pariente, étaient des sujets marocains, tandis que le troisième, Bentata, était un protégé américain. Pourtant, les consuls américain et britannique se mirent d’accord pour que l’affaire soit réglée par unqā d. ī qui statua conformément à la loi islamique38. On ignore les raisons qui ont poussé les deux consuls à porter l’affaire devant un tribunal islamique ; on ne sait pas non plus si Bentata, qui avait droit à la juridiction américaine, pouvait exprimer son opinion sur l’affaire. De toute façon, il est important de remarquer qu’un juif qui relevait de la protection consulaire pouvait néanmoins être soumis à la juridiction islamique. Un litige locatif en 1870 fut une autre occasion d’appeler un protégé juif devant un tribunal islamique malgré le fait qu’il était défendant. Dans ce cas, un citoyen français du nom de Lambert poursuivait le protégé italien Joshua Toledano39. Lambert confirma qu’il avait signé un contrat de location avec Toledano, mais que ce dernier avait refusé de lui remettre les clés de la propriété. Au début, le consul italien essaya de régler l’affaire à l’amiable mais ses tentatives échouèrent. Par la suite, Lambert porta l’affaire devant le pasha de Tanger qui statua en sa faveur ; Toledano remit les clés à Lambert40. On ne sait pas vraiment pourquoi Lambert avait fait appel à un tribunal islamique alors que Toledano était un protégé italien. Quelle qu’en soit la raison, de tels cas laissent supposer que la protection consulaire ne constituait pas une garantie automatique qui assurait l’immunité contre la juridiction islamique.

36. Voir, par exemple, le dossier de Benoliel c. Rahhali (MAE Nantes Tanger B 487). En 1909, Salo- mon Benoliel, un juif vivant à Fès, qui était également protégé français, tenta de recouvrer une dette d’un certain Omar Rahhali, un musulman et un sujet marocain. Benoliel poursuivit Rahhali devant le qād. ī de Fès où Rahhali reconnut sa dette et les deux se mirent d’accord sur un mode de paiement. Lorsque Rahhali se trouva en défaut, Benoliel fit appel au consul français à Tanger pour faire pression sur les autorités marocaines et pour obliger Rahhali à se conformer à l’accord conclu devant le qād. ī. 37. FO 636 / 2, 3 novembre 1909, p. 38b. 38. En fin de compte l’affaire a été réglée hors du tribunal. 39. MAE Nantes Tanger A 157, Dossier Lambert c. Toledano. 40. MAE Nantes Tanger A 157, pasha de Tanger au ministre français, 11 Rajab 1287 (7 octobre 1870).

176 La modernité juridique au Maroc

La pratique consistant à porter les litiges relatifs aux biens immobiliers devant les autorités judiciaires marocaines fut codifiée lors de la conférence de Madrid tenue en 1880. Le traité qui en découlait régularisait ces questions de compétence des juridictions consulaires entre les nations participantes41. L’article 11 précisait que ces affaires devaient être soumises à la juridiction exclusive des « lois du pays »42. Par la suite, les litiges sur la propriété qui incriminaient des protégés se multiplièrent. Face à de tels cas, les protégés juifs furent fréquemment obligés de recourir aux tribunaux islamiques43. Malgré la juridiction désignée par le traité de Madrid, de nombreux protégés juifs faisaient en sorte que les différends sur les biens immobiliers soient portés devant un juge musulman. Le différend entre Sol Azancot et Abraham Elazar est un exemple à citer. En 1891, Azancot, juive marocaine et protégée française, poursuivit Elazar, lui aussi juif et protégé brésilien, à propos d’un différend sur leurs propriétés adjacentes44. Azancot se plaignait qu’Elazar ait ouvert illégalement une fenêtre dans sa maison qui portait atteinte à sa vie privée et qu’il ait endommagé par ailleurs sa maison lors des travaux de rénovation. Elle demanda que l’affaire soit traitée par le qād. ī tout en précisant que celui-ci était le « seul compétent dans cette affaire d’après les traités internationaux régissant la propriété immobilière au Maroc »45. Voyant

41. Sur la discussion de la protection à la Conférence de Madrid, voir Kenbib, Les protégés, 57-66. 42. Le texte intégral de l’article est le suivant: « Le droit de propriété au Maroc est reconnu à tous les étrangers. L’achat de propriété devra être effectué avec le consentement préalable du gouvernement, et les titres de ces propriétés seront soumis aux formes prescrites par les lois du pays. Toute question qui pourrait surgir sur ce droit sera décidée d’après les mêmes lois, avec l’appel au Ministre des Affai- res étrangères, stipulé dans le traité. » 43. Voir, par exemple, MAE Nantes Tanger B 461, Dossier Aflalo c. Goffard (1904): dans ce cas, un protégé juif italien nommé Aflalo poursuivait Goffard, un citoyen français, pour une propriété con- testée. Les deux parties se rendirent au tribunal de la sharī‘a, où l’affaire fut réglée. Voir aussi MAE Nantes Tanger B 461, Gautsch c. Laredo (1905): cette affaire concerne Gautsch, un citoyen fran- çais, qui poursuivait Jacob Laredo, un juif marocain et protégé allemand, pour entrave à sa propriété. L’affaire fut renvoyée au qād. ī, où elle fut tranchée en faveur de Gautsch. Cependant, Laredo refusa, par la suite, de se conformer à la décision et le consul allemand fit de même: aucune résolution n’est conservée dans le dossier. Enfin, voir USNA II, reg. 84, vol. 289, Asaad Karam vs. Jacob Benatuil, juin 1909, p. 9: Karam affirmait une dette de 275 dollars espagnols qui lui était due par Benatuil, un protégé américain, “for legal services rendered in 1908-1909 in establishing, in shrāā, the boundaries of a certain property in the emsallah.” 44. MAE Nantes Tanger B 1325, Dosssier Azancot c. Elazar, 1891-1892. 45. MAE Nantes Tanger B 1325, Azancot à Souhart (ministre français), 30 juillet 1891.

177 que le ministre français n’agissait pas assez vite pour satisfaire sa demande, Azancot décida de faire appel directement au qād. ī. Cependant, ce dernier l’informa qu’il était nécessaire de statuer en présence des deux parties et que le consul brésilien était la seule personne habilitée à convoquer son protégé Elazar au tribunal46. Finalement, et après six mois, l’affaire Azancot fut jugée par un tribunal de la sharī‘a (après une résistance acharnée de la part du consul brésilien)47. Azancot semble avoir gagné, puisque Elazar fut forcé de bloquer la fenêtre en question48. Il est vraisemblable qu’Azancot pensait qu’elle gagnerait le procès conformément à la loi islamique, ce qui explique son insistance pour que l’affaire soit jugée par leqā d. ī. Un bon nombre de litiges immobiliers étaient liés au système juridique islamique puisqu’il s’agissait de fondations religieuses (h. abs ou waqf). Ainsi, dans un litige qui dura un an (de 1887 à 1888), Aron (ou Haroun) Zagury intenta une action en justice contre Judah Assayag pour non-respect d’un contrat de location à Casablanca49. Les deux parties bénéficiaient de la protection consulaire : Assayag jouissait de la protection française et Zagury de la protection portugaise. Le litige concernait un magasin que Zagury avait loué à Assayag. Le magasin appartenait aux h. ubūs, ce qui signifiait que Zagury lui-même louait la propriété du nāz. ir (l’administrateur de la fondation). Cependant, Zagury demandait à Assayag un loyer plus élevé que celui qu’il payait lui-même au nāz. ir. Lorsque ce dernier découvrit que Zagury profitait de la sous-location de la propriété, il ordonna à Assayag de cesser les paiements à Zagary après expiration de leur contrat et de payer le loyer plus élevé directement 50 aux h. ubūs . Assayag se soumit à la demande du nāz. ir. Zagury, de son côté, intenta des poursuites contre Assayag parce qu’il avait, selon lui, rompu leur contrat de sous-location. Assayag écrivit au consul français local et demanda que l’affaire soit portée devant un tribunal de la sharī‘a, en expliquant que :

46. MAE Nantes 1325 B Tanger, Azancot à Souhart, le 26 août 1891. 47. Voir MAE Nantes Tanger B 1325, Calaço (ministre portugais) à Souhart, le 4 avril 1892. 48. MAE Nantes 1325 B Tanger, ministre français à Calaço, le 19 août 1892. 49. Nantes MAE, B Tanger 1325, Dossier Assayag c. Zagury. 50. Le nāz.ir et Assayag ont affirmé que le contrat de bail de Zagury relatif au magasin duh . abs a expi- ré au même temps que le contrat entre Zagury et Assayag, ce qui leur permettait de passer le contrat initial de Zagury à Assayag.

178 La modernité juridique au Maroc

« Suivant les droits de propriété établies conventionnellement au Maroc en ma qualité de sujet français que j’ai l’honneur d’être pour des affaires de propriétés il me paraît qu’elles doivent être jugées par le Chariaa Mahométan, par conséquence je désirerais que la justice soit exécutée moralement. »51 Le vice-consul français à Casablanca et le ministre français à Tanger se mirent d’accord pour que l’affaire soit examinée par un qād. ī, puisqu’il s’agissait d’un litige foncier52. Cependant, leur collègue, le consul portugais, s’y opposa et tenta d’obliger Assayag à payer le reste du loyer sans avoir recours à un tribunal islamique53. Le consul du Portugal, ainsi que son protégé Zagury, protestèrent que le contrat avait été signé entre deux étrangers et, que par conséquent, il n’avait rien à avoir avec le système juridique islamique54. Toutefois, le vice-consul français, Assayag et le nāz. ir persistèrent, arguant que le litige était sous la compétence de la loi islamique. Même si le consul portugais refusa d’obliger Zagury à comparaître devant un tribunal de la sharī‘a, Assayag et son consul, eux, se rendirent devant le qād. ī local ‘Abd al- Rah. mān al-Barīs, qui statua en faveur d’Assayag55. Le verdict de l’affaire reposait sur le fait que, suivant la loi islamique, il était du devoir du nāz. ir d’assurer la meilleure situation financière pour la fondation dont il était responsable. Même si le contrat de location du h. abs en question n’avait pas expiré, le nāz. ir était obligé de louer le dépôt à la personne qui payait une somme plus élevée pour assurer les intérêts de la fondation56. L’affaire « Assayag contre Zagury » montre que, parfois, les traités qui régissaient la juridiction consulaire coïncidaient avec les intérêts personnels des individus. Il est probable qu’Assayag savait que la loi islamique trancherait l’affaire en sa faveur. C’est sûrement pour cette raison qu’il a voulu ardemment que le litige soit porté devant un tribunal islamique. De même, il était dans l’intérêt du vice-consul français, qui souhaitait certainement une décision en faveur de son protégé, de porter l’affaire devant un qād. ī . Quant à Zagury, il était probablement conscient que sa plainte serait déboutée, une fois jugée selon la loi islamique ; c’est pour cette raison qu’il faisait

51. Nantes MAE, B Tanger 1325, Assayag à Callomb, le 30 août 1887. 52. Nantes MAE, 1325 B Tanger, Féraud à Callomb, 15 décembre 1887. 53. Ibid. 54. Nantes MAE, B Tanger 1325, consul portugais à Féraud, 31 décembre 1887. 55. Nantes MAE, B Tanger 1325, Callomb à Féraud, 26 décembre 1887. 56. Nantes MAE, 1325 B Tanger, ‘Abd al-Rah. mān al-Barīs à Muh. ammad Slama, 19 décembre 1887 : ‘Abd al-Rah.. mān al-Barīs à Muhammad al-Tūrīs (Torres), 16 janvier 1888.

179 de son mieux pour éviter de comparaître devant un qād. ī. Même si la juridiction de l’affaire était déterminée par les traités internationaux, il est important de souligner qu’Assayag a spécifiquement exprimé le désir de comparaître devant un tribunal islamique afin d’obtenir « justice ». Le fait qu’Assayag ait écrit sa certitude de trouver la justice devant un tribunal islamique est significatif ; ces paroles contredisent l’idée que tous les juifs pensaient que le système judiciaire islamique au Maroc était systématiquement injuste. L’affaire « Emsellem contre Roffé » illustre comment les juridictions concurrentes ont rendu les litiges sur la propriété particulièrement complexes, nécessitant l’intervention des responsables judiciaires musulmans. En 1904, Moise Emsellem, protégé français résidant à Tanger, déposa une plainte auprès du ministre de la France au Maroc (Saint-René Taillandier) contre Meir Benhaim qui était protégé belge. Emsellem informa Saint-René Taillandier que Benhaim avait refusé de régler le loyer d’un magasin qu’Emsellem lui avait sous-loué57. Emsellem n’était pas lui-même le propriétaire dudit magasin ; il l’avait loué auprès d’une fondation religieuse appartenant à une mosquée58. Saint-René Taillandier écrivit au consul belge afin de satisfaire les exigences de son protégé contre Benhaim. Au cours de l’enquête, il apparut que le magasin appartenait aux shurafā’ (les descendants du prophète Mohammed) d’Ibn Masar et que le nāz. ir d’une mosquée voisine était responsable de la propriété59. Le nāz. ir révéla qu’Emsellem n’avait aucun droit sur la propriété en question. En fait, la famille Ibn Masar avait loué le magasin à un protégé américain Salomon Roffé. Ce dernier possédait des documents établis devant un qād. ī et signés par des ‘udūl qui assuraient son bail sur la propriété. Ainsi, c’était Roffé et non Emsellem qui avait le droit de louer le magasin à Benhaim. Benhaim cessa le paiement du loyer à Emsellem par ordre du nāz. ir et commença à payer Roffé directement. Quelle était l’origine de la confusion ? Si Roffé était le locataire légitime du magasin, pourquoi Emsellem avait-il entamé une action en justice concernant la location ? Les sources indiquent que la réclamation d’Emsellem concernant la propriété était basée sur des documents établis selon la loi juive auprès d’un tribunal

57. Nantes MAE, B Tanger 461, Emsellem à Saint-René Taillandier, 3 novembre 1904. 58. Ce n’est jamais expliqué clairement. Cependant, le fait qu’un nāz. ir de la mosquée voisine était responsable du loyer pour le magasin suggère fortement que ce fut le cas. 59. MAE Nantes, Tanger B 461, consul de Belgique à Saint-René Taillandier, 19 novembre 1904.

180 La modernité juridique au Maroc rabbinique. Emsellem est allé chez le qād. ī pour tenter de toucher le loyer qu’il croyait lui être dû, sans doute parce qu’il était au courant que les litiges liés à la propriété relevaient exclusivement de la compétence islamique. Pour justifier sa demande, Emsellem montra au qād. ī les documents légaux établis en hébreu qui, disait-il, lui donnaient le droit de louer la propriété en question. Il affirma que son père avait acheté « les clés » de la propriété – c’est-à-dire le droit de louer la propriété – à un juif, qui lui-même les avait achetées à un autre juif60. Il est probable que le droit de louer en question était un h. azaqah, un contrat légal qui existe exclusivement dans la loi juive et qui permet aux juifs d’acheter le droit d’habiter une propriété distincte de la propriété elle-même. Celui qui jouissait du droit d’usufruit sur une propriété était la seule personne qui avait le droit de sous-louer ladite propriété61. Cependant, les documents légaux établis selon la loi juive n’étaient pas reconnus par la loi islamique. « …le Nadir a déclaré que ces achats ne sont pas valables, n’étant pas basés, comme ils devraient l’être, sur un contrat en arabe passé entre les propriétaires de la Mosquée et le premier détenteur »62. Il est surprenant qu’Emsellem ait même essayé de présenter des documents établis par un tribunal juif comme preuves auprès d’un tribunal islamique. Comme juif vivant au Maroc, il est difficile d’imaginer qu’Emsellem n’était pas au courant du fait que la loi islamique ne reconnaît pas les contrats établis selon la loi juive. Il faut envisager la possibilité que les documents communiqués par Emsellem aient été tout à fait légaux. Cela laisse penser, qu’à un certain point, Roffé avait contracté son propre bail avec les Ibn Masar dans un tribunal de sharī‘a, et qu’il l’a fait innocemment, croyant qu’aucune autre personne n’avait droit à la propriété en question. Cependant, il est plus probable d’envisager la possibilité que Roffé était au courant qu’Emsellem jouissait des droits d’usufruit suivant la loi juive, particulièrement si on considère la nature des liens étroits qui existaient entre les communautés juives à cette époque. Ce n’était pas la première fois que les juifs faisaient appel à la sharī‘a afin de profiter des avantages présentés par la loi islamique

60. « Il déclare posséder des papiers, établis également en hébreu prouvant que son père a acheté la clé à un israélite, qui, lui aussi, l’avait acheté à un autre israélite. » (Ibid.) 61. Pour des compléments sur les h. azaqot, voir Meir Benayahu, “Legal agreements concerning ‘Ha- zaqot of Courtyards, Houses, and Stores’ in Salonika and the Rulings of Rabbi Yosef Taitatzaq [In Hebrew]”, Mikhael 9, 1985, p. 55-146. 62. MAE Nantes, Tanger B 461, consul de Belgique à Saint-René Taillandier, 19 novembre 1904.

181 qui ne figuraient pas dans la loi juive63. Dans ce cas, Roffé aurait utilisé le fait que la h. azaqah n’était pas reconnue par la loi islamique afin d’obtenir le droit d’usufruit qui, selon la loi juive, appartenait déjà à quelqu’un d’autre. Quelle que soit la cause motivant les revendications concurrentes relatives au magasin en question, il semble bien qu’Emsellem fit appel au consul français parce qu’il savait qu’il ne pouvait pas gagner sa cause dans un tribunal islamique. Cependant, les consuls belge et français ont confirmé la décision du qād. ī, et Emsellem ne put pas recouvrir le loyer qu’il pensait lui être dû. Dans cette affaire qui concernait à la fois les systèmes judiciaires juif, islamique et européen, c’est la loi islamique qui l’a emporté. Protégés sous juridiction islamique par leur volonté Dans les affaires mentionnées auparavant, il était obligatoire pour les juifs de fréquenter les tribunaux islamiques. Toutefois, il y avait des cas où les protégés juifs faisaient appel aux tribunaux islamiques même s’ils étaient pleinement en droit de recourir aux tribunaux consulaires. Il semblerait, dans de tels cas, que le choix du système juridique musulman leur paraissait plus avantageux. Il indique bien que la pratique appelée forum shopping (pratique où le plaignant choisit le tribunal qui lui donnera gain de cause), était bel et bien établie dans le Maroc précolonial. L’affaire « Rey contre Gassal et Benchimol » (qui a duré de 1836 à 1838) est un exemple qui illustre les façons dont les protégés juifs profitaient des tribunaux islamiques64. Dans cette affaire, un homme d’affaires français, Marius Rey, tenta de poursuivre en justice deux partenaires d’affaires : ‘Abd al-Qarīm Ghassāl (Gassal suivant la transcription française), un musulman marocain, et Abraham Benchimol, un juif marocain. Rey expliqua au consul français de Tanger qu’il avait d’abord cru que Benchimol était protégé français parce qu’il travaillait en tant qu’interprète au consulat de France65. Toutefois, Benchimol s’était déclaré, au moins dans le cadre

63. Cette stratégie est attestée chez les juifs au Maroc ainsi que tout au long du Moyen Âge. Pour le Maroc, voir Zafrani, Les Juifs du Maroc, p. 120. Pour la période médiévale, voir en particulier Gideon Libson, Jewish and Islamic Law: A Comparative Study of Custom during the Geonic Period, Cambridge : Islamic Legal Studies Program, Harvard Law School, 2003, p. 111. Sur l’utilisation des tribunaux islamiques pour vendre ou louer des maisons qui ont déjà été vendues ou louées à un juif dans un tribunal juif, voir Ankawa, éd. Kerem H. emer, n° 42-43. 64. MAE Nantes, Tanger A 138, Dossier Rey c. Gassal et Benchimol. 65. Benchimol travaillait pour le consulat français depuis 1815 : voir MAE Nantes, Tanger A 138,

182 La modernité juridique au Maroc de cette poursuite, sujet marocain66. Conformément au traité signé à l’époque avec la France, cela signifiait que l’affaire devrait être jugée par un tribunal islamique67. Il ne fait aucun doute que Benchimol avait déclaré qu’il était sujet marocain afin que le cas soit traité par un juge musulman. Et Benchimol voulait que l’affaire soit jugée par un tribunal islamique pour des raisons claires. Au début, Rey avait tenté de poursuivre Benchimol devant le tribunal consulaire français, mais le consul avait refusé pour des raisons indéterminées, probablement parce que Benchimol s’était déclaré sujet marocain68. Ainsi, Rey fut obligé d’avoir recours à la « loi mauresque ». Pourtant, comme Rey l’avait expliqué à son consul, il était perdu d’avance dans ses tentatives de naviguer dans le système judiciaire islamique. C’est afin de l’éclaircir sur le fonctionnement de la loi islamique qu’il avait eu recours au consul : Sans doute dans un pays civilisé où les lois sont réunies en un Codde [sic] que chacun peut consulter, où les étrangers comme les nationaux peuvent déclarer sur leurs droits, ce n’est pas au Juge à indiquer aux parties les garanties réciproques qu’ils peuvent exiger, c’est aux parties elles-mêmes de recourir aux moyens qui leurs est [sic] possible de connaître, mais dans un pays comme celuici [sic] où l’étranger qui malgré des conventions écrites qui ne le rendaient justiciables que des lois de sa nation, invoque vainement cette juridiction arbitraire tout à coup obligé de se soumettre à une législation et à des formalités qui lui sont inconnues il semble… naturel que la personne qui est chargée de protéger ses intérêts non comme juge mais comme défenseur peut lui indiquer quelles sont les lois qui le protègent.69 Cette lettre montre à la fois la frustration de Rey devant son incapacité à comprendre la loi islamique et le refus du consul français de l’aider. Rey était furieux d’être soumis à la juridiction marocaine malgré l’existence de « conventions écrites » qui, selon lui, lui donnaient le droit d’avoir recours exclusivement aux tribunaux français. Il est probable que la frustration des commerçants (et même des consuls) qui se trouvaient dans des positions semblables fut responsable, du moins

Dossier « Affaire Abraham Benchimol avec le gouvernement français », 1833. 66. Nantes MAE, Tanger A 138, Rey à Méchain, 16 octobre 1837. Il n’est pas certain que Gassal ait pu réclamer la protection française. 67. Avant le traité 1856 conclu avec la Grande-Bretagne, tous les cas impliquant un Européen et un sujet marocain ne pouvaient être jugés que par un tribunal marocain (Cf. supra). Cependant, même après 1856, ce cas aurait été jugé devant un tribunal islamique parce que les défendeurs Benchimol et Gassal étaient des sujets marocains. 68. Nantes MAE, Tanger A 138, Rey à Méchain, 30 août 1837. 69. Nantes MAE, Tanger A 138, Rey à Méchain, 21 octobre 1837.

183 en partie, des révisions des accords de capitulation dans les traités signés après 1856 qui accordaient des compétences plus larges aux tribunaux diplomatiques70. Les correspondances ultérieures montrent l’incapacité de Rey à se tirer de cette situation délicate. Même s’il avait compris qu’il était obligé d’accepter que les accords conclus avec Benchimol soient notariés par les ‘udūl, Rey eut du mal à les exécuter. Les ‘udūl, qui avaient établi la version de l’accord entre Rey et Benchimol en arabe, avaient commis plusieurs fautes, résultat d’une traduction erronée faite par l’interprète juif de Rey71. Alors que le dénouement de cette affaire n’est pas conservé dans les archives, il est clair qu’en soumettant l’affaire à la compétence de la loi islamique, Benchimol a réussi à désavantager considérablement son adversaire. Alors que Benchimol était certainement au courant du fonctionnement d’un tribunal de sharī‘a, Rey ignorait presque complètement la loi islamique et ses conventions. En plus, Benchimol avait l’avantage linguistique sur Rey qui était obligé d’avoir recours aux interprètes pour toutes ses relations avec les autorités judiciaires musulmanes. Il y a peu de doute que Benchimol a choisi le système judiciaire islamique parce qu’il savait que sa position serait plus forte devant le qād. ī que devant le tribunal consulaire français. Un cas assez différent illustre à quel point la pratique du forum shopping était répandue parmi les protégés juifs et musulmans au xixe siècle. En 1872, Accan Lévy, un juif marocain qui était l’interprète du vice-consulat britannique d’Essaouira pendant plusieurs années, fut démis de ses fonctions72. L’explication mentionnée dans les archives est brève mais révélatrice : « … proofs were obtained of Accan Levy being in the habit of applying to the local authorities, and of arranging cases of litigation without the vice-consul’s knowledge and consent; as also of his exacting unlawful remunerations and fees from persons in town. » Autrement dit, le vice-consul britannique a accusé Lévy d’arranger des affaires afin que des ressortissants ou protégés britanniques comparaissent devant des tribunaux islamiques. Il est probable qu’au moins certaines de ces affaires auraient dû être soumises à la juridiction consulaire britannique, ce

70. Toutefois, il est important de noter que, même après 1856, ce cas aurait été soumis à la juridic- tion marocaine puisque la nationalité du défendant déterminait la juridiction du tribunal (et Benchi- mol était sujet marocain, au moins pour la présente affaire). Néanmoins, après 1856, les consuls ont commencé à jouer un rôle plus actif dans les cas qui incriminaient leurs protégés ; une évolution liée au changement progressif dans l’équilibre des pouvoirs en faveur de l’Europe. 71. Nantes MAE, Tanger A 138, Rey à Méchain, 29 décembre 1837. 72. FO 635 / 4, Public Acts, Mogador, 32a-b.

184 La modernité juridique au Maroc qui a certainement poussé Lévy à arranger ces affaires « à l’insu du vice-consul et sans son consentement ». La mention de « rémunération et frais illégaux » suggère que Lévy recevait des pots-de-vin pour ses efforts73. Même si nous disposons de peu de détails sur les actions de Lévy, nous pouvons formuler des hypothèses sur ce qu’il faisait. Il faut d’abord souligner le fait que la grande majorité des personnes ayant accès à la juridiction britannique à Essaouira à cette époque était des juifs. S’il y avait quelques sujets britanniques (marchands, capitaines de navires et marins) et quelques protégés musulmans, ils étaient moins nombreux que les commerçants juifs à avoir obtenu la protection britannique74. Ainsi, il est probable qu’un nombre significatif de ceux qui avaient versé des pots- de-vin à Lévy afin qu’il porte leurs affaires devant les autorités marocains était des juifs. Comme on l’a observé lors de la discussion du cas d’Abraham Benchimol, les juifs avaient souvent un avantage sur les Européens dans les tribunaux marocains. Il semble tout à fait possible que Lévy ait été accusé d’avoir facilité le recours aux tribunaux islamiques auprès des protégés juifs, même si leurs affaires relevaient de la juridiction britannique. Le moins que l’on puisse dire c’est que le licenciement de Lévy montre que certaines personnes à Essaouira étaient prêtes à offrir des pots-de- vin pour que leurs affaires soient jugées par les « autorités locales ». Enfin, il y avait aussi des cas où des sujets marocains – qui étaient normalement soumis à la juridiction islamique – ont choisi d’être jugés par des tribunaux islamiques même s’ils avaient la possibilité de comparaître devant des tribunaux consulaires. Ces cas indiquent que les juifs marocains s’adressaient aux institutions judiciaires islamiques lorsqu’ils croyaient qu’elles leur étaient plus avantageuses que les tribunaux consulaires. Melal Bonina, une juive marocaine, avait d’abord tenté de poursuivre un Français devant un tribunal islamique. En 1899, Bonina a poursuivi Louis Constant Pouteau (ou Poutot), sujet français vivant à Tanger, pour agressions physiques et verbales et pour l’avoir jeté hors de sa maison75. Les traités régissant la compétence des affaires

73. Il est également possible que Lévy ait aidé les protégés à poursuivre les sujets marocains devant les tribunaux locaux conformément aux compétences dévolues par les traités internationaux. Dans ce cas, la plainte contre Lévy aurait été de ne pas avoir informé le vice-consul de ses actions. 74. Daniel J. Schroeter, Merchants of Essaouira: Urban Society and Imperialism in Southwestern Moroc- co, 1844-1886 (Cambridge : 1988), en particulier le chapitre 3. 75. Nantes MAE, Tanger F 3, 6 mars 1899.

185 incriminant les étrangers stipulaient clairement que toutes les poursuites engagées contre des sujets français comme Pouteau devaient être portées devant des tribunaux consulaires français. Néanmoins, Bonina a d’abord exposé son affaire devant les autorités judiciaires islamiques76. Conformément aux traités, l’affaire Bonina devait être jugée par un tribunal consulaire. Toutefois, le fait que Bonina se soit adressée à un juge musulman en premier lieu est significatif. Bien sûr, il est possible que Bonina n’ait pas été au courant que la compétence sur l’affaire relevait exclusivement au consulat français. Cependant, considérant le grand nombre d’étrangers qui vivaient à Tanger à cette époque, il paraît peu probable que Bonina ignorait complètement les règles régissant les affaires qui incriminaient les ressortissants ou protégés étrangers77. Il est plus vraisemblable pour expliquer son action que Bonina était convaincue de bénéficier d’une réception plus favorable en s’adressant à un tribunal islamique. Peut être pensait-elle aussi qu’un tribunal consulaire français aurait favorisé les ressortissants français puisque, après tout, les consuls étaient spécifiquement chargés de protéger les intérêts de leurs ressortissants78. Dans un autre cas, des juifs, qui étaient des ressortissants marocains, choisirent de comparaître devant des tribunaux islamiques afin de profiter des dispositions de la loi islamique. En 1885, la société anglaise Glassford and Co (Glassford et Associés), dont le siège se trouvait à Gibraltar, poursuivit trois juifs résidant à Tétouan (J. Benmerqui, J. Cohen Garzon et Bendahan) pour le recouvrement

76. Le dossier ne précise pas si Bonina a introduit l’affaire devant unqā d. ī ou le gouverneur de la ville. Puisque les affaires criminelles relevaient de la compétence des tribunaux de lasharī‘a aussi bien que ceux du Makhzan, il est impossible de savoir à quel tribunal elle a fait appel. 77. Les statistiques démographiques sont très peu fiables, mais l’Annuaire du Maroc pour l’année 1905 estime que la population totale de Tanger était estimée à 44 000 habitants, dont 9 115 étaient des Européens et 10 000 étaient des juifs (voir Albert et Daniel Cousin Saurin, Annuaire du Maroc (Paris : 1905), p. 408. 78. Voir, par exemple, Kenbib, Les protégés, p. 54-55. Il y a trop cas qui démontrent le soutien du con- sul pour ses sujets et protégés pour les citer tous ; voir, par exemple, le cas d’Abraham Corcos (vice- consul des États-Unis à Mogador) contre Sidi Mesod Shedini, dans USNA II, registre 84, vol. 1, lettres envoyées entre juin et novembre 1867. Pour illustrer l’exemple d’un sujet français qui estimait que son consul ne défendait pas suffisamment ses intérêts devant les tribunaux, voir la discussion ci- dessus, en particulier MAE Nantes, Tanger A 138, Rey c. Benchimol et Ghassal, en particulier Rey à Méchain, 30 août 1837 et 21 octobre 1837.

186 La modernité juridique au Maroc de créances79. Cette société voulait porter l’affaire devant le tribunal consulaire britannique au Maroc80. La société menaça même les trois juifs de les poursuivre en justice à Gibraltar – probablement au cas où ils ne seraient pas d’accord pour un jugement par le tribunal consulaire britannique au Maroc. Ainsi, les sujets marocains auraient eu l’occasion d’éviter le système judiciaire marocain s’ils l’avaient voulu. Cependant, tous les trois choisirent d’avoir leur affaire jugée par un tribunal de sharī‘a, ce qui était de leur droit en tant que sujets marocains : …me avisté con dichos señores [Benmerqui, Cohen y Garzon, and Bendahan] y les expuse las reclamaciones de aquellos [Glassford and Co.]; pero negandose éstos a pagar las intereses, notifiqué a los Srs. Glassford y Co. lo que alegaban y que tenian intención de recurrir al Shraah como Subditos Marroquies, donde créen no serán obligados a pagar intereses .81 En d’autres termes, les trois juifs préféraient être jugés par un qād. ī car, selon la loi islamique, ils n’étaient pas obligés de payer les intérêts sur le crédit82. Nahon plaida devant le pasha de Tétouan que l’affaire était un litige commercial et que, par conséquent, elle ne relevait pas de la compétence de la loi islamique ; sans doute, dans l’espoir de voir l’affaire jugée par le pasha lui-même (ce qui aurait pu être plus favorable pour Glassford and Co). Cependant, le pasha répondit que compte tenu de la demande des trois juifs à être jugés par un tribunal de sharī‘a, il était obligé d’honorer leur requête83. Le pasha confirma lui aussi que cela signifiait que les juifs

79. FO 636 / 3, Nahon à Blanc, 13 octobre 1885. 80. Isaac Nahon, le vice-consul à Tétouan, n’était pas tout à fait clair dans sa lettre décrivant le cas, donc j’hésite de fournir une version définitive des faits. 81. FO 636 / 3, Nahon à blanc, 13 octobre 1885. 82. En fait, la loi islamique a recours à un certain nombre de modalités de facturation des intérêts. Toutefois, l’école malékite était généralement moins tolérante à l’égard de ces fictions juridiques (voir Mir Siadat Ali Khan, « The Mohammedan Laws against Usury and how they are Evaded », Journal of Comparitive Legislation and International Law, 11, n° 4, 1929, p. 233-244 ; Joseph Schacht, «Riba», in Encyclopedia of Islam, éd. P. Bearman et al., Leiden, Brill, 2003). Mais un contrat qui stipule un intérêt pur et simple aurait été nul dans un tribunal de la sharī‘a. 83. Selon l’école de droit malékite, un juge a le droit de refuser une affaire portée devant lui par deux dhimmīs de la même confession. Pourtant, d’autres écoles (telles que l’école hanafite) stipulent que le juge doit accepter une telle affaire. Le pasha semble se référer à ce principe dans sa déclaration qu’une fois que les dhimmīs ont demandé à être jugés selon la loi islamique, il faut respecter leur choix. Cependant, toutes les écoles de droit conviennent qu’un cas entre deux dhimmīs de différentes confessions devra être jugé par un tribunal islamique et que la loi islamique doit être appliquée. Pour un résumé de ces questions, voir Fattal, Statut légal, p. 351-358. Il est toutefois possible qu’aucune de

187 ne seraient pas obligés de payer les intérêts84. Les raisons qui ont poussé Benmerqui, Cohen et Garzon à choisir le tribunal marocain au lieu du tribunal consulaire étaient claires : ils savaient que la loi islamique ne pouvait pas les obliger à payer les intérêts. Ainsi, ils avaient choisi le système juridique qui leur serait favorable. Cette brève étude des archives des tribunaux consulaires montre que les juifs étaient loin d’être opposés aux tribunaux islamiques. Depuis au moins la période médiévale, ils avaient eu recours aux tribunaux islamiques pour mener leurs affaires quotidiennes avec les musulmans, et choisi d’avoir recours aux tribunaux islamiques pour un nombre d’affaires intrajuives qui, théoriquement, relevaient de la compétence juive. Au xixe siècle, lorsque plusieurs juifs bénéficièrent de la protection consulaire et, par conséquent, eurent la possibilité d’être jugés par les tribunaux consulaires, plusieurs d’entre eux continuèrent d’avoir recours au système judiciaire islamique. Tous les juifs marocains n’étaient donc pas impatients d’« échapper » à la loi islamique en faveur d’une juridiction étrangère. Même ceux qui avaient acquis la protection consulaire continuaient d’avoir recours aux institutions judiciaires marocaines pour plusieurs raisons. Quelques-uns comme Assayag ont même déclaré que c’est précisément dans un tribunal islamique qu’ils pensaient « que la justice serait exécutée moralement »85. Si on considère les tribunaux consulaires comme le début d’une révolution juridique qui, pour la première fois, a permis aux juifs opprimés d’obtenir justice, on cache les nombreuses façons dont les juifs continuaient d’avoir recours au système juridique islamique. Je suggère qu’il est plus juste de considérer l’émergence des tribunaux consulaires comme une expansion du pluralisme juridique qui caractérisait déjà le système judiciaire marocain ; les tribunaux consulaires n’étaient qu’une option supplémentaire parmi des institutions judiciaires déjà existantes. Avant l’apparition des tribunaux consulaires, les juifs avaient l’habitude d’avoir recours aux tribunaux juifs ou musulmans pour régler leurs contentieux. Même lorsque plusieurs juifs bénéficiaient de la protection, les tribunaux musulmans ont continué d’être un choix pour ces juifs ; ils avaient donc accès à trois systèmes juridiques au lieu de deux.

ces considérations n’était applicable puisque les traités régissant la juridiction consulaire prévalaient sur la sharī‘a dans de tels cas. 84. Malheureusement, la résolution de cette affaire ne figure pas dans les archives. 85. Nantes MAE, B Tanger 1325, Assayag à Callomb, 30 août 1887.

188 La modernité juridique au Maroc

Cette réévaluation des relations entre juifs et musulmans à la lumière de la sphère juridique suggère une approche moins idéologique de l’historiographie des juifs dans le monde musulman. Plusieurs historiens interprétèrent les options juridiques des juifs comme étant liés à un ensemble de valeurs ; d’après eux, les juifs choisissaient les tribunaux consulaires parce qu’ils préféraient l’égalité à l’inégalité. Ce point de vue suggère que les juifs refusaient le système juridique islamique pour des raisons idéologiques. Pourtant, le fait que beaucoup des protégés juifs continuaient d’avoir recours aux institutions judiciaires islamiques milite en faveur d’une interprétation moins idéologique. Les juifs choisissaient, lorsqu’ils en avaient les moyens, l’institution judiciaire où présenter leurs différends dans le but d’optimiser leur chances de gagner leur cause, et cela quel que soit le système juridique concerné. L’acquisition de la protection consulaire n’a fait qu’élargir l’éventail des options juridiques mises à la disposition des juifs marocains, et donc leur permettait d’avoir plusieurs choix de « forums ». Les protégés étaient souvent motivés par leur propre intérêt pratique plutôt que par des principes comme l’égalité. En nous débarrassant de l’idéologie dans l’histoire des relations entre juifs et musulmans, on peut accéder à une nouvelle histoire des relations intercommunautaires.

189

De Tombouctou à Conakry Musulmans et juifs du Maroc dans l’espace de la relation Maroc-Afrique noire (finX IXe siècle-début XXe siècle)

Rita Aouad

L’Afrique subsaharienne reste un espace peu évoqué dans l’histoire des migrations marocaines. Pourtant, depuis le Moyen Âge au moins, le bilad es Sudan accueille des communautés marocaines, et plus largement maghrébines, spécialisées dans le commerce. L’histoire de ces marchands est étroitement corrélée aux cycles du négoce caravanier transsaharien (Abitbol, 1980 ; Aouad, 1995 ; Miège, 1981) et elle est liée à la diffusion et au statut de l’islam dans cette aire géographique, une religion d’abord adoptée par les élites puis renouvelée et popularisée par le biais des zawiya-s à partir du XVIIIe siècle (Triaud, 2008). D’où l’assimilation encore courante de ces Marocains à la seule figure du commerçant musulman, figure longtemps auréolée du prestige de la culture arabo-musulmane en milieu islamisé subsaharien. À y regarder de plus près, la dimension biconfessionnelle – musulmane et juive – de cette présence marocaine ne peut pourtant échapper, venant confirmer la thèse d’un continuum social et culturel de l’espace transsaharien, du Maroc à la boucle du Niger, au fondement de la prospérité du commerce caravanier au long cours, depuis son « âge d’or » au Moyen Âge jusqu’à son déclin définitif à l’aube de la période coloniale (Abitbol, 1981 ; Mauny, 1949 ; Miège, 1982).

191 Au tournant du XIXe et du XXe siècle, en effet, le commerce transsaharien entre définitivement en décadence. Un dernier cycle assez prospère, des années 1850 aux années 1870, a été alimenté par la demande intérieure marocaine et les réexportations, vers l’Europe, à partir du port d’Essaouira : négociants musulmans et surtout juifs de la ville ont activement participé à cet ultime essor (Schroeter, 1988). La colonisation française conduit, inexorablement, à partir des années 1880- 1890, à la fermeture du Sahara « […] appréhendé comme une barrière naturelle et un espace « inutile » […] », devenu « […] une zone tampon quadrillée de fortins (borj) à fonction de séparation » (Bennafla, 2008, p. 16). Les « chaînes ininterrompues »1 de colonies de commerçants musulmans et juifs qui s’égrainaient depuis les ports présahariens du Maroc jusqu’aux cités sahéliennes, le long des axes caravaniers, s’étiolent et la présence judéo-marocaine disparaît des relais sahariens et des cités sahéliennes. Dans le même temps, en direction des ports coloniaux de l’Afrique de l’Ouest, Saint-Louis mais aussi Dakar et Conakry, s’ouvrent pour les Marocains (toujours en grande majorité musulmans mais aussi en petite minorité juifs) de nouvelles opportunités d’expatriation vers le sud, que nombre d’entre eux vont saisir. Les décennies à la charnière du XIXe et du XXe siècle correspondent aux derniers moments d’une présence commune de Marocains musulmans et juifs à Tombouctou et dans les ports coloniaux de l’Afrique occidentale. La mise sous protectorat du Maroc en 1912 marque en effet un tournant. Alors que la présence marocaine musulmane se renouvelle, s’ancre et se métisse dans le contexte colonial de l’Afrique occidentale, celle des juifs originaires de l’Empire chérifien disparaît, d’abord de Tombouctou puis des ports d’Afrique occidentale attractifs au tournant du siècle mais vite abandonnés pour d’autres horizons. Les conditions dans lesquelles se produit cette divergence de destin accompagnent ce travail. Épisode à cheval entre deux temps, ce moment permet d’éclairer les enjeux de la rencontre entre une tradition migratoire ancienne et la situation coloniale. Il met ainsi remarquablement bien en évidence, dans un contexte inattendu, l’accélération des mutations que connaît la communauté juive marocaine à cette période. Trois niveaux d’analyse ont été privilégiés : géographique, avec le basculement de la présence marocaine en Afrique occidentale de l’intérieur vers les littoraux ; individuel, avec des parcours qui montrent la permanence et les changements de cette tradition migratoire ;

1. L’expression est de M. Abitbol, 1982, p. 564.

192 De Tombouctou à Conakry identitaire et statutaire avec les questions d’appartenance nationale et de hiérarchie sociale que soulève cette migration marocaine en situation coloniale. De Tombouctou à Conakry Au niveau géographique, l’évolution marquante de ces décennies est le redéploiement de la présence marocaine en Afrique occidentale, du monde des cités sahéliennes vers celui des ports coloniaux atlantiques, de Tombouctou à Conakry. Les cités sahéliennes, et en premier lieu Tombouctou, ont été traditionnellement les ports d’attache de communautés originaires du Maroc à partir desquelles l’exploration de marchés plus intérieurs, plus méridionaux ont été confiés à des agents, souvent liés familialement. Ces percées ne conduiront pas, sauf exception, à une présence stabilisée à l’intérieur de la boucle du Niger2 : le Sahel reste donc longtemps une frontière au-delà de laquelle la présence marocaine est sporadique et l’activité commerciale contrôlée par d’autres communautés. À partir du dernier quart du xIxe siècle, la présence marocaine en Afrique subsaharienne essaime et se littoralise, calquant sa dispersion sur les mutations spatiales induites par la géographie coloniale. Les ports maritimes, institués en capitales, deviennent les lieux de passage privilégiés des produits et des hommes, conduisant à l’enclavement du Sahel, arrière-pays peu à peu abandonné et désolé. Les premiers Marocains, d’abord musulmans et en majorité fassis, commencent donc à débarquer avec une certaine régularité à Saint-Louis à partir des années 1870 et à s’installer dans ce qui est à l’époque la capitale et le principal port du Sénégal français3. L’arrivée régulière des juifs est plus tardive, elle débute dans les années 1890 et intéresse surtout Dakar dont la croissance rapide commence à porter ombrage à Saint-Louis, révélant les potentialités de la future capitale de l’Afrique occidentale française (1902) et d’un grand port africain4. Au début du XXe siècle, à partir du Sénégal, les Marocains vont essaimer vers le sud, franchir la frontière de la

2. Quelques rares exemples de Marocains ayant dépassé la frontière sahélienne dans D. J. Schroeter, 1988, p. 243 note 127 ; R. Aouad-Badoual, 1994, p. 338 ; ANM, fonds ancien 4D112 (un Marocain de Gao, décédé à Kano au début du XXe siècle). 3. Ils y rejoignent un groupe « minuscule » de Marocains signalés dès la fin du XVIIIe siècle et qui se renouvelle, par la voie du fleuve, dans la deuxième moitié du XIXe siècle à partir de Tombouctou. À ce sujet, quelques renseignements chez R. Pasquier, 1987, tome 1, p. 359. 4. Dès 1888, Aaron Ben el Hazan, frère d’Eliahou Ben el Hazan dont il sera question plus loin, est signalé comme commerçant à Gorée, Annuaire du Sénégal et Dépendances, 1888, p. 250.

193 Gambie anglaise et arriver à Bathurst : des familles anciennement implantées dans les villes sénégalaises y envoient agents ou correspondants5. Au même moment, ils sont quelques-uns à s’installer à Conakry6, capitale politique et économique de la Guinée depuis 1885. Créée ex-nihilo, la ville voit sa population passer de trois cents habitants en 1885 à dix mille à la fin du XIXe siècle suivant le « boom » du caoutchouc qui donne à la Guinée d’alors une image d’Eldorado colonial (O. Goerg, 1990). C’est le point extrême de la présence marocaine à l’époque. Au tournant du siècle, celle-ci est en effet encore peu palpable en Côte d’Ivoire où sont signalés de manière épisodique quelques rares Marocains7. Dans les ports où débarquent ces Marocains mais aussi des Européens, beaucoup de ceux qu’on appelle alors des Levantins ou « Libano-Syriens » ainsi qu’une main- d’œuvre africaine, se regroupe peu à peu une population cosmopolite attirée par les opportunités de l’économie de traite coloniale : ces capitales sont, avant tout, les têtes de voies de chemin de fer vers l’intérieur que dessine la route de la gomme et de l’arachide au Sénégal, la route du caoutchouc en Guinée. Au début du XXe siècle, on ne compte pas moins de seize lieux d’implantations du commerce marocain le long des voies de chemin de fer Saint-Louis–Dakar et Dakar–Bamako, dix le long de l’axe de pénétration Conakry–Niger8. En Guinée, la présence marocaine est exclusivement judéo-marocaine. Elle se confond avec les activités d’une « multinationale », tantôt identifiée comme tangéroise, espagnole ou gibraltarienne, une « holding » aux activités diversifiées (commerce général, import-export, ligne de navigation, service postal) : la maison Cohen-frères de Tanger dont les employés sont, pour la plupart,

5. Selon la mémoire familiale, le premier Marocain serait arrivé à Bathurst dans les années 1890 et le doyen des Marocains en Gambie au début du XXe siècle serait Chérif Bekhaly signalé comme commerçant à Saint-Louis de 1886 à 1889. Entretien avec Edris Makward, juin 2010, Annuaire du Sénégal et Dépendances, 1886-1889. 6. L’arrivée de Joseph Garzon date de 1900. Dossier de naturalisation de J. Garzon, ANS23G32 CAOM 14mi1119. 7. Deux Marocains signalés à Aboisso en 1911. ANS 22G24 CAOM 14mi 1109. Il faut attendre les années 1950 pour voir se dessiner un courant d’installation de Marocains en Côte d’Ivoire, Y. Abou el Farah, A. Akmir, A. Beni Azza, 1997, p. 270. De Bathurst, les commerçants marocains vont péné- trer les marchés de l’Afrique britannique, Sierra Leone et Nigéria, pendant l’entre-deux-guerres, une histoire encore méconnue. Entretien avec Edris Makward, juin 2010. 8. Pour le Sénégal, en 1910-1911 : Saint-Louis, Rufisque, Dakar, Tivaouane, Thiès, Ngaye-Méké, Piré-Gourey, Louga, N’Dande, Kaolack, Pout, Foundiougne, Fitick, Khombole, Dapa, Dagana, Zinguichor, Mekhe. Pour la Guinée : Conakry, Coyah, Bel Air, Kindia, Boké, Dubreka, Mamou, cercle de Timbo, Faranah, Kankan (listes établies d’après les annuaires de l’AOF).

194 De Tombouctou à Conakry des juifs du Maroc. L’implantation de cette entreprise accompagne voire précède la construction du chemin de fer Conakry–Kankan entre 1899 et 1914. D’abord implantée à Conakry, la maison ouvre une succursale à Kindia en 1906, Mamou en 1908, étend ses activités à Faranah à la même date, s’installe à Kankan en 1912 – et ceci avant même l’arrivée de la voie de chemin de fer –, franchit la frontière guinéo- soudanaise la même année, atteint Bamako puis Koulikoro en 19139. Une présence qui se calque sur la nouvelle géographie coloniale et en renforce les traits quand elle ne la dessine pas elle-même, prenant l’aspect d’un véritable « front pionnier », porté par l’attractivité des nouvelles infrastructures et des nouveaux centres. Ainsi, au Soudan français, la maison Cohen-frères ne poursuivra pas son installation en direction des anciennes cités sahéliennes, vers Tombouctou notamment. En effet, la littoralisation de la présence marocaine en Afrique de l’Ouest et sa dispersion le long de ces nouveaux axes s’accompagne d’une stagnation de celle-ci dans ses lieux d’implantation traditionnelle. Dans les années 1860-1870, au moins une centaine de commerçants « marocains » sont signalés à Tombouctou, dont une dizaine de juifs, participant activement au dernier cycle du commerce transsaharien10. Sous l’effet de « l’ouragan toucouleur »11 et de la conquête française en 1894, leur nombre va se tasser pour être estimé au premier dénombrement colonial en 1912 à moins d’une centaine d’individus sur une population évaluée à dix mille habitants environ12. Plus que l’évolution des chiffres, celle de la composition de cette communauté est révélateur : les Fassis et les Marrakchis sont désormais très peu nombreux et les juifs du Maroc ont disparu du kaléidoscope tombouctéen. La communauté marocaine, à présent dominée par l’élément saharien, a perdu de sa diversité reflétant l’appauvrissement du cosmopolitisme sahélien et la contraction de l’aire de rayonnement des cités de la boucle du Niger. Parmi les grandes familles négociantes de la ville attachées au Maroc au début du XXe siècle, des Tekna

9. Annuaires de l’AOF des années citées. 10. Deux sources ont été retenues : A. Beaumier, 1870, p. 29 (630 commerçants étrangers dont 600 Touatiens, 20 à 25 Marocains de Fès ou du Tafilelt, 6 à 7 Tripolitains) et F. Dubois, 1897, p. 290 (le quartier de Baghindé était en grande partie occupé par ces Arabes, qui naguère étaient au nombre de 300 Marocains, Touatiens, Tripolitains). Sur les commerçants juifs du Maroc, A. Beaumier, 1870 et O. Lenz, 1886-87, t. 2, p. 154. (« En ce moment plusieurs familles juives de l’oued Noun ont acheté le droit d’habiter et de commercer à Timbouctou. ») 11. L’expression est de M. Abitbol, 1979, p. 238. 12. ANM, FA, 5D50, Recensement de la ville de Tombouctou, 1912.

195 de Guelmim – les Benbarka par exemple (R. Aouad, 1993), les Boularaf, Ben Abdelouahab (Y. Abou El Farah, A. Akmir, A. Beni Azza, 1997) – des Tadjakants de Tindouf, comme Mohammed el Bachir ould el ‘Abd el Hartani, qui comptent toujours parmi les principaux animateurs du commerce de gros de la région13. L’évolution géographique de la présence marocaine en Afrique occidentale apparaît ainsi comme un véritable marqueur des mutations spatiales de cet espace. Elle montre la grande sensibilité de cette minorité spécialisée aux évolutions de son temps, sensibilité encore plus exacerbée chez les judéo-marocains qui tournent définitivement le dos à l’ancien monde des échanges transsahariens et des cités sahéliennes entré en crise structurelle pour tenter « l’aventure » coloniale. L’attractivité des ports de ce « nouveau monde » s’explique par la « course à la fortune stimulée par l’aspiration vers l’émancipation sociale et politique […] » (M. Abitbol, 1988, p. 12). Ces deux facteurs favorisèrent, à l’époque, l’expatriation de centaines de juifs marocains de l’Algérie à l’Amérique du Sud. Mais cette plongée dans le nouveau monde n’est pas sans risque. Le miracle colonial, suspendu aux fluctuations et à la concurrence du marché mondial, est souvent un mirage. En témoigne la quasi-disparition de la communauté marocaine de Guinée à la fin du cycle du caoutchouc en 191214 qui fait basculer la colonie dans une crise de reconversion au moment où il faut compter avec la rude concurrence des Libano-Syriens. Ces derniers arrivent en effet massivement dans ce territoire (O. Goerg, 1990, p. 86), comme dans toute l’Afrique de l’Ouest au cours de ces décennies. Débarqués « accidentellement » (les premiers migrants se seraient arrêtés, faute de moyens, sur leur route vers l’Amérique), ils y inventent des modalités d’insertion économique originales au fondement d’une implantation durable. Continuité et rupture d’une tradition migratoire Les commerçants marocains qui s’installent à partir des années 1870 dans les capitales coloniales de l’Afrique occidentale sont les héritiers, à la différence de ces derniers, d’une tradition séculaire. Ils peuvent reproduire, avec un décalage chronologique, les stratégies commerciales éprouvées pendant des générations par leurs prédécesseurs implantés à Tombouctou, à Gao ou à Djenné. Ils partagent

13. R. Aouad-Badoual, 1994, tome 1, p. 308-320. 14. Quatre-vingt Marocains recensés en 1905, six en 1911. Des chiffres à manier avec précaution. M. Freitas, 1968, p. 43, ANS2G23, CAOM, 14mi1109.

196 De Tombouctou à Conakry avec les animateurs du grand commerce caravanier de solides réseaux familiaux ou confessionnels. Les musulmans jouissent, en milieu islamisé, d’un prestige lié à leur érudition et à leur ascendance chérifienne, à leur affiliation à une confrérie (la Tijâniyya), à leur statut de haj. Distingués socialement, ils s’intègrent par les mariages sur place15. Leur installation est accompagnée par celle d’un frère ou d’un fils, aide ou agent itinérant. Beaucoup de points communs entre Sidi el Makki Buhillal originaire de Fès, un des grands marchants marocains installés à Tombouctou au milieu du XIXe siècle dont les frères commerçaient jusque dans les villes haoussa (Schroeter, 1988, p. 243, note 127) et de nombreux commerçants fassis arrivés à Saint-Louis ou Dakar à la fin duXIX e siècle avec un fils, un frère ou un neveu chargé d’explorer « les marchés de l’intérieur » de la colonie. À la fin duXIX e siècle, l’installation au Sénégal peut être considérée comme un moment d’une carrière professionnelle qui saisit les opportunités de la mondialisation du commerce et des affaires, préfigurant ainsi « les carrières à l’international » d’aujourd’hui. Âgé de 26 ans, Moulay Ali el Ktiri arrive à Saint-Louis au début des années 1880. Derrière lui, déjà, une expérience du négoce en Méditerranée et en Angleterre. Il y reste six ans avant de retourner à Fès où il joue, à la veille du protectorat, le rôle de bourgeois éclairé (Dr D’Anfreville de la Salle, 1905, p. 155). David Hatchwell de Mogador, d’abord comptable de la maison Afriat à Londres, installé à Rufisque en 1910, élargit ensuite ses activités en Gambie anglaise (ANS, 21G41 CAOM 14 mi1102). Mais l’expérience en Afrique occidentale reste pour beaucoup de Marocains – essentiellement fassis – plus sédentaire : l’itinéraire plus modeste d’un simple boutiquier, vendant tissus, effets vestimentaires, babouches et livres religieux en provenance du Maroc, forge l’image stéréotypée du fassi en Afrique noire jusqu’à aujourd’hui : commerçant de détail écoulant auprès de sa clientèle des produits choisis. Parmi ces parcours qui dessinent une communauté hétérogène, deux destins judéo-marocains forcent les traits d’une rupture entre tradition commerçante transsaharienne et élan entrepreneurial prospérant sur le terreau du capitalisme colonial de l’Afrique occidentale.

15. Pour exemple : « Chérif Bakhali était un érudit avec une réputation en Gambie et au Sénégal. C’est grâce à cette réputation qu’en visite à Saint-Louis un marabout local du nom d’Abalye Sarr lui a offert comme épouse sa fille aînée, Khady, née à Saint-Louis en 1883. » Entretien avec Edris Makward, juin 2010.

197 En 1900 meurt le dernier représentant d’une présence juive marocaine à Tombouctou, le dernier dhimmi de la ville, l’héritier de la petite communauté formée autour du rabbin Abi-Serour Mardochée dans les années 1860-187016. Au moment de la conquête française en 1894, trois juifs originaires du Maroc, dont deux frères du Tazerwalt, Eliahou et Aaron ben el Hazan Yacoub El Harrar, vivent encore à Tombouctou. Eliahou – baptisé Léon Azan par les Français – va connaître une rapide déchéance. Jouant d’abord un rôle d’intermédiaire entre les militaires français de Tombouctou et le chef de la tribu maure des Bérabiches, il est victime, dans un climat de grande tension, de l’antisémitisme du commandant de la région17 condamné en 1895 pour « espionnage en faveur de l’ennemi », ruiné par le paiement de deux mille francs d’amende et mis en prison18. Conduit sous escorte et enfermé à Bamako, il meurt à Tombouctou en 1900 endetté et bien isolé des siens puisque la nouvelle de son décès ne parvient que six ans plus tard à son frère Makhlouf (ANM, fonds ancien, 4D112). D’Eliahou à Léon, le destin du dernier dhimmi de Tombouctou sonne comme une fin de monde. Dans la cité sahélienne devenue forteresse, on retiendra donc cette rencontre ratée entre le judaïsme marocain incarné par un personnage polyglotte, à la mobilité étonnante et aux rôles multiples, et la colonisation française dans sa version antisémite matinée de « soudanite »19. L’année même de la disparition du dernier juif marocain de Tombouctou, les Cohen-Frères de Tanger s’installent à Conakry, deviennent concessionnaires d’une ligne postale de navigation entre Conakry et la Basse-Guinée en 1906, arment une flotte et comptent parmi les grandes entreprises de la colonie au début duXX e siècle. La « world compagnie »20 des frères Cohen de Tanger maille l’espace économique

16. Sur ce personnage au parcours exceptionnel : A. Beaumier, 1870 ; J. Oliel, 1998 ; T. Nathan, 2008 ; M. Abitbol, 2009, p. 346-347. 17. « Le juif Azan Léon, usurier de profession, espion par intérêt, médecin à l’occasion… » Rap- port du chef de bataillon d’infanterie de la marine Réjou, commandant la région de Tombouctou au lieutenant-colonel gouverneur du Soudan, le 8 septembre 1895, ANS 15G212CAOM14mi1054. 18. Ordre n° 8 du chef de bataillon d’Infanterie de la marine, commandant la région de Tombouctou, 4 septembre 1895, ANS 15G215 14mi1057. 19. « Au Soudan, il faut être pessimiste à rebours. Le soleil surchauffe les cervelles, aiguise les lan- gues et rend souvent injuste pour autrui. C’est la « soudanite », maladie toute locale, se manifes- tant sous des formes diverses. Personne n’y échappe, peu ou prou. » Selon la propre définition du commandant Réjou. Commandant Réjou, 1898. 20. Le siège social est à Tanger. La compagnie est aussi présente à Gibraltar, en Algérie.

198 De Tombouctou à Conakry guinéen et constitue un véritable empire monté avec l’habilité des self-made men du nouveau monde et la bénédiction des autorités coloniales21. La simultanéité de ces deux parcours met en regard, d’un côté, le processus rapide de marginalisation du judaïsme intérieur marocain, de l’autre, l’inscription dans des réseaux mondialisés du judaïsme tangérois, illustrant les profonds clivages traversant désormais la société judéo-marocaine. Ces mutations rapides ont lieu à un moment de crise et d’accentuation des pressions coloniales sur le Maroc. L’une des principales conséquences sociales et politiques de ce processus est l’éclatement des cadres traditionnels d’appartenance avec le développement du phénomène des protections à l’intérieur du pays, des naturalisations à l’extérieur22. Originaires de l’empire chérifien, expatriés dans des territoires coloniaux, les Marocains d’Afrique occidentale sont au cœur de ces tensions. Appartenance nationale, catégorisation juridique et identité dans l’espace migratoire Maroc-Afrique noire Le mouvement de naturalisation de ces Marocains commence au début des années 1890 et culmine dans les années 1909-1912 constituant la quasi-totalité des étrangers naturalisés à partir de l’AOF23. La tendance est exacerbée chez les judéo- marocains. En effet, quasiment tous les juifs du Maroc sollicitent et acquièrent – malgré les débats suscités24 – la nationalité française lors de leur séjour en AOF25, sans pour autant y faire souche. Ce qui indique clairement qu’expatriation et acquisition de la nationalité française sont ici liées expliquant aussi le tarissement

21. Dossiers de naturalisation des Cohen ANS23G33CAOM14mi1119, Annuaires du gouvernement général de l’AOF. 22. Qui ont forcé à une première définition internationale de la nationalité marocaine à la conféren- ce entérinée par la convention de Madrid de 1880. 23. En 1911, sur six dossiers de naturalisation parvenus d’AOF et d’AEF au ministère des Colonies, cinq concernent des Marocains, le dernier un « Libano-Syrien ». 24. De Guinée, le secrétaire général écrit au lieutenant de la colonie au sujet de la demande de natu- ralisation d’Abraham Cohen en 1904 : « Je me permets de rappeler que la naturalisation des Israélites d’Algérie a soulevé de violentes polémiques et qu’en Tunisie, pays de protectorat comme pourrait le devenir le Maroc, il ne semble pas que l’on pousse à la naturalisation de cette catégorie d’indigènes. » ANS23G33, CAOM 14mi1119. 25. En plus d’autre nationalité, comme c’est le cas de Abraham Benaïon – dit Albert – sujet brésilien naturalisé français en 1911 mais déjà parti pour Tanger au moment de la remise de son décret de naturalisation ! ANS 23G32/CAOM14mi1119.

199 de ce courant migratoire une fois le protectorat instauré au Maroc et le statut des Marocains modifiés. De nombreux Fassis musulmans deviennent également français au Sénégal formant une catégorie particulière dans le paysage social de la colonie française (R. Aouad, 2009). Ces choix les distinguent des « Marocains » de Tombouctou, peu prompts à troquer le prestige de leur ascendance septentrionale contre le statut de citoyen français qui ne constitue pas un « nirvana »26 dans leur cité aux marges du monde colonial. Ces derniers s’inscrivent toujours dans le monde des échanges transsahariens sur lequel il est difficile de plaquer les notions d’étranger et de national, de migration et d’expatriation, telles qu’elles se forgent à la fin du XIXe siècle dans l’Europe des États-nations et s’exportent vers le monde colonisé. Leurs modes de mobilité induisent des séjours plus ou moins prolongés dans différents lieux de résidence, des allers-retours, en bref : une vie de mobilité partagée entre plusieurs mondes. Logiques migratoires complexes donc sur lesquelles on a apposé aujourd’hui les notions de migrations circulaires, systèmes résidentiels et multilocalisation (F. Boyer, 2007). Les Tekna de Tombouctou, à la vie partagée entre Tombouctou et Guelmim, Tombouctou et Marrakech ou Essaouira en sont un bon exemple à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (R. Aouad, 1993). De l’autre côté, les Marocains, fassis ou juifs, s’embarquant sur les cargos européens à Tanger ou Casablanca, débarquant à Saint-Louis ou Dakar, soumis au contrôle sanitaire, passant frontière, déposant caution financière de rapatriement, surveillés et passibles d’expulsion, usent, avec les possibilités de naturalisation, de rares brèches juridiques permettant d’ échapper aux stigmates de l’étranger et/ou de l’indigène en situation de domination coloniale. Étrangers ou indigènes ? Quel est précisément le statut de ces Marocains aux yeux des autorités coloniales ? C’est en tant qu’étrangers résidant dans une colonie française que les Marocains domiciliés en Afrique occidentale sont en droit, entre 1894 et 1912, de solliciter la naturalisation française27. Dans l’esprit du législateur colonial, ce critère d’accès à la citoyenneté visait implicitement les étrangers de « droit commun » d’origine européenne appartenant, de fait, au groupe des colonisateurs à distinguer des étrangers « assimilés aux indigènes » en raison de leur statut personnel jugé

26. Terme emprunté à Christian Bruschi, 1987-1988. 27. C’est le décret du 7 février 1897 qui clarifie les conditions de naturalisation française à partir de l’AOF. En 1912, la situation change puisque les Marocains appartiennent désormais à une catégorie particulière d’étrangers, les protégés.

200 De Tombouctou à Conakry proche de celui des sujets français (C. Bruschi, 1987-1988). Dans cette hiérarchie d’étrangers caractéristiques de la colonisation, la place des Marocains est ambiguë : « Citoyens d’une nation fort ancienne et d’ailleurs reconnue par l’ensemble des puissances […] » ne pouvant « […] être assimilés aux noirs […] » pour les uns, ils sont pour les autres des « […] étrangers musulmans […] » qui ne doivent pas être « […] plus favorablement traités que nos sujets. »28 En même temps qu’ils s’interrogent sur l’attitude à adopter face à ces demandes de naturalisation – octroyées dans la majorité des cas car elles ne constituent pas un courant massif – les représentants de l’autorité coloniale en Afrique occidentale française ouvrent « la boîte de pandore » de la « marocanité ». Débats suscités par les naturalisations mais aussi catégories adoptées lors des identifications et des recensements montrent la complexité de l’affaire ! Musulmans et juifs, blancs, métis et noirs, étrangers et Français, le cas des Marocains d’Afrique occidentale française brouille les contours des catégories de religion, couleur de la peau, d’africanité et d’européanité, d’indigénat et de citoyenneté. Déjà, dans le cadre d’un projet d’émigration de jeunes israélites de Mogador vers le Sénégal dans les années 1890, le chargé d’affaires de France à Tanger affirmait, lapidaire, que ces derniers ne « […] sont pas à proprement parler des Marocains […] » restreignant sa définition de la marocanité aux seuls musulmans29. À Tombouctou, les classifications coloniales évoluent d’une mosaïque sahélienne bien simplifiée – en noir et blanc – dans laquelle les Marocains sont le plus souvent assimilés à des « commerçants blancs »30 à un éclatement ethnique extrême où ils ne sont quasiment plus identifiables : le recensement colonial de 1912 éclate, en effet, la dénomination des Tombouctéens en pas moins de trente-six groupes ethniques dans lesquels Marocains, Teknas, Tadjakants, Berabers, Filali, Arabes et Maures constituent des catégories à part31.

28. Correspondance entre le lieutenant gouverneur de Saint-Louis, le gouverneur du Sénégal et le gouverneur général de l’AOF au sujet de la demande de naturalisation de Moulaye Hamed Bougaleb, 1911. ANS 23G31/ CAOM 14mi1119. 29. Lettre du chargé d’affaires de France à Tanger du 28 août 1894 au ministère des Colonies, CAOM, Séries géographiques, Sénégal et dépendances XIV, dossier 25. 30. Encore en 1900, catégorie de « commerçants blancs », ANM, FA, 2 E71, fiches de renseigne- ments, Tombouctou. 31. ANM, FA, 5D50, Recensement de la ville de Tombouctou, 1912. Au sujet de la difficulté du classe- ment « racial » et de l’identification des Marocains, le responsable du recensement, M. Huchery, commis première classe aux affaires indigènes avoue ses difficultés : « Il est matériellement impossible d’attribuer à chaque individu de race exacte. Ce travail a consisté à enregistrer les déclarations qui m’étaient faites. »

201 Autre évolution de la classification à la fois étonnante et révélatrice : celle des commerçants marocains des territoires côtiers de l’AOF. Catégorisés dans un premier temps comme « Syriens et assimilés », l’activité commune – le commerce – déterminant ici un groupe aux contours assez flous32, puis identifiés comme « Africains étrangers »33, les Marocains peuvent devenir dans les années 1920 des « Européens étrangers » ; ce classement est justifié par l’élaboration d’une définition des populations non européennes comme étant « toutes les populations qui ne sont pas de race blanche et pas issues d’Europe »34 ce qui conduit à une acception effectivement assez large de l’européanité… dans le sens de son assimilation à la race dite blanche. Derrière ces catégories fluctuantes se lit l’embarras et l’empirisme d’une administration coloniale dérangée par un groupe peu « ethnographiable » – dans le sens colonial d’identification de catégorie – difficile donc à intégrer dans la gestion hiérarchisée des groupes caractéristiques de la colonisation. Cette mise en perspective voulait d’abord montrer que des migrations ni forcées ni massives35 pouvaient présenter un intérêt historique, rejoindre et illustrer des mutations plus globales, d’ordre géographique, économique et sociopolitique : le renversement de l’espace Maroc-Afrique noire sur ses littoraux et l’enclavement de l’espace sahélien, la maritimisation et l’extraversion de l’économie de traite ouest-africaine, l’éclatement des cadres d’appartenance traditionnels au contact de la colonisation française, la complexification des statuts sous administration coloniale. Pris un à un et mis côte à côte, les destins de ces « diasporais » marocains d’Afrique subsaharienne, longtemps oubliés de l’histoire, incarnent tout cela. Parmi eux, quelques individus maintiennent une présence judéo-marocaine en Afrique subsaharienne l’espace d’une génération, celle de l’entrée dans la modernité coloniale, au cours de laquelle ils testent les possibilités offertes et font le choix de ne pas rester. En se détournant d’un territoire à l’économie fragile où une partie de l’activité commerciale passe sous contrôle des Libano-Syriens et, en portant

32. « La question des Syriens en Guinée française », À travers le monde, 1895, p. 22 : « Au début, cette population cosmopolite, qui n’est pas entièrement syrienne, mais comprend également des Ita- liens, des juifs marocains et de Gibraltar, des Maltais, des Égyptiens […]. » 33. Les recensement de 1909 (Gorée), de 1912 (sur la populations des principales villes de l’AOF) adoptent ces catégories (ANS 3G11/136 CAOM 14mi740 ; ANM, FA, 5D85). 34. Voir pour l’exemple le recensement du cercle de Louga de 1926, ANS 2G26/69, CAOM 14mi 2623. 35. Quelques centaines de musulmans, quelques dizaines de juifs…

202 De Tombouctou à Conakry leurs regards ailleurs, ils montrent bien qu’ils choisissent et ne subissent pas leur trajectoire migratoire. L’Afrique subsaharienne, espace séculaire de circulation et d’échange du Maroc apparaît donc comme un espace où s’est, avec bien des nuances, jouée la « rencontre coloniale » : choc, mais aussi adaptation, accommodement voire usage stratégique et temporaire de celle-ci. En cela, elle constitue un laboratoire et un observatoire, un concentré des mutations que connaissent, à cette période, la société marocaine en général et les juifs du Maroc en particulier.

Sources Archives nationales du Mali (ANM) ANM, fonds ancien, 4D112 : successions Tombouctou, 1902-1919 ANM, fonds ancien, 5D50 : recensement de la population du cercle et de la ville de Tombouctou ANM, fonds ancien, 5D85 : recensement statistique de la population du cercle de Tombouctou. ANM, fonds ancien, 2 E 71 : Notes et fiches de renseignements sur les chefs et notables, Tombouctou, 1897-1917

Archives nationales du Sénégal (ANS) Centre national des archives d’outre-mer, Aix-en-Provence (CAOM) ANS2G26/69CAOM14mi2623 : rapports périodiques ANS3G11/136CAOM14mi740 ANS15G212/CAOM14mi1054 : Région Nord (chef-lieu Tombouctou. Correspondance des commandants de la région Nord au gouverneur du Soudan. 1894-1896. ANS22G23/CAOM 14mi1109 : statistiques générales pour l’office colonial : culture et colonisation, justice, population, 1910. ANS22G24 /CAOM 14mi1109 : statistiques générales des colonies de l’AOF destinées à la préparation de la situation générale en AOF, 1911. ANS23G32/CAOM 14 mi1119 : naturalisations des étrangers. Accessions accordées. 1905-1916 ANS23G33CAOM14mi1119 : naturalisations des étrangers. Accessions refusées. 1903-1920.

203 Références bibliographiques Michel Abitbol, 1979, Tombouctou et les Arma, de la conquête marocaine du Soudan nigérien en 1591 à l’hégémonie de l’empire peul du Macina en 1833, Paris, Maisonneuve et Larose. Michel Abitbol, 1980, « Le Maroc et le commerce transsaharien du XVIIe au début du XIXe siècle » Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, volume 30, n° 1, p. 5-19. Michel Abitbol, 1981, « Juifs maghrébins et commerce transsaharien du VIIIe au XVe siècle », Le sol, la parole et l’écrit. Mélanges en hommage à R. Mauny, Société française d’histoire d’outre-mer, p. 561-576. Michel Abitbol, 1998, Les commerçants du roi. Tujjar al-sultan. Une élite économique judéo-marocaine au XIXe siècle, Paris, Maisonneuve et Larose. Michel Abitbol, 2009, Histoire du Maroc, Paris, Perrin. Yahia Abou el Farah, Abdelouahed Akmir, Abdelmalek Beni Azza, 1997, La présence marocaine en Afrique de l’Ouest : le cas du Sénégal, du Mali et de la Côte d’Ivoire, publications de l’Institut des études africaines, Université Mohammed V, Rabat, 495 p. Dr d’Anfreville de la Salle, 1905, « Les Marocains en Afrique occidentale », Bulletin du comité de l’Afrique française, Renseignements coloniaux, p. 155-156. Annuaires du Sénégal et dépendances, années 1880-1890. Annuaires de l’AOF, années 1890-1900. Rita Aouad, 1993, « Les réseaux marocains en Afrique subsaharienne. Les Tekna de l’oued Noun : le cas de la famille Benbarka 1880-1930 », Maroc-Europe n° 4, Rabat, p. 93-114. Rita Aouad-Badoual, 1994, Les incidences de la colonisation française sur les relations entre le Maroc et l’Afrique noire (c. 1875-1935), thèse de doctorat d’histoire, Université de Provence. Rita Aouad-Badoual, 1995, « Colonisation française et échanges transsahariens. Aspects des relations Maroc-Afrique noire d’une guerre à l’autre (1914-1939) », Maroc-Europe, n° 8, Rabat, p. 219-245. Rita Aouad, 2009, « Aspects des relations entre Fès et l’Afrique noire au tournant du XIXe et du XXe siècle », Fès. Mille deux cents ans d’histoire, sous la dir. de Jeronimo Paez et Hamid Triki, fondation Benjelloun Mezian, 2009, p. 396-412.

204 De Tombouctou à Conakry

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205 Jacob Oliel, 1998, De Jérusalem à Tombouctou. L’odyssée saharienne du rabbin Mardochée (1826- 1886), Paris, éd. Olbia. Roger Pasquier, 1987, Le Sénégal au milieu du XIXe siècle. La crise économique et sociale, Paris, thèse d’État, Université de Paris IV. Commandant Rejou, « Huit mois à Tombouctou et dans la région nord », Le tour du monde, nouvelle série 4, p. 409-420. Daniel J. Schroeter, 1988, Merchants of Essaouira. Urban Society and imperialism in southwester Morocco, 1844-1886, Cambridge University Press, 322 p. Jean-Louis Triaud, 2008, « La relation historique maghrébo-africaine : une dimension islamique », Culture sud. Maghreb-Afrique noire : quelles cultures en partage ?, p. 47-53. « La question des Syriens en Guinée française », À travers le monde, 1895, p. 22- 23.

206 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard

Anissa Bouayed

Dans l’effondrement politique, social et culturel qui suit la conquête, la société algérienne est confrontée brutalement à d’autres systèmes symboliques qui s’imposent avec l’arrivée des populations européennes et par la domination coloniale. Un regard forcément marqué par l’altérité s’exerce désormais sur le pays et ses gens. Regard médiatisé par toute une série de techniques, elles-mêmes étrangères dans leurs formes mais aussi dans l’esprit qui en sous-tend l’emploi. La peinture de chevalet fait plus qu’une incursion au Maghreb : elle installe une vision orientaliste appelée à un grand succès, elle se pérennise sur place par ses peintres d’habitude, ses écoles, puis ses galeries et ses musées. Les autochtones en sont d’abord l’objet, puis imperceptiblement certains se lancent dans la nouvelle aventure artistique, passant de l’autre côté du miroir. Parmi les premiers peintres dits indigènes, on peut citer aussi bien des peintres d’origine musulmane comme les frères Racim (Omar naît en 1883, Mohamed en 1896) qu’un peintre juif, Salomon Taïb, né en 1877. Nous sommes encore à la fin du XIXe siècle ou au tout début du XXe, lorsque ce dernier entre en peinture, en pleine mode orientaliste dans laquelle il va se complaire. Ces exemples de mobilité culturelle, cette migration du regard, nous en disent long sur la décomposition-recomposition de la société en situation coloniale, sur les

207 segmentations à l’œuvre et la vitalité, malgré la contrainte, qui pousse quelques personnalités éclairées et curieuses à saisir le moment moderne, à rivaliser de génie avec la culture dominante, quitte à s’en approprier les techniques, les codes et les référents et, en bénéfice second, à imposer à terme un regard différent, qui n’est plus celui de l’origine, ni le regard extérieur et allogène des voyageurs et esthètes européens, en affirmant leurs « points de vue » et leur discours sur le réel. À la fin de la période coloniale, il est très intéressant de noter que le premier peintre natif d’Algérie à passer radicalement à l’art abstrait et à s’imposer à Paris, en y vivant et en y travaillant, est Jean-Michel Atlan, né à Constantine en 1913, qui grandit dans la communauté juive de la vieille cité, puis s’exile à Paris dès 1930 et y meurt, célèbre, en 1960 sous son nom de peintre, Jean Atlan. Avant lui, d’autres rares artistes peintres venus du Maghreb étaient souvent perçus à travers le prisme ethnique ou orientalisant. En effet, ses précurseurs ou ses contemporains ont rencontré des écueils dans la perception que la société d’accueil (la métropole coloniale) avait de ces nouveaux venus sur la scène picturale. Les attentes de la société occidentale ont pour une part « informé » l’œuvre même des artistes, ainsi que leur posture sociale. Mammeri dans les années 1920 ou encore Hemche une génération plus tard, par exemple, se démarquent difficilement du moule orientaliste, qui prévaut encore dans les salons et chez les amateurs d’art. Dans les années 1930, Mohamed Racim s’inscrit dans une renaissance (la Nahda) de formes plastiques antérieures, certes modernisées, mais considérées comme indéfectiblement attachées à l’aire arabo- musulmane. Les questions de la tradition, de l’authenticité pèsent sur l’appréciation esthétique. Et même après la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où Atlan se fait connaître, la jeune Baya éblouit Paris, force les portes de la modernité, mais les commentaires des critiques, tout en ne tarissant pas d’éloges, l’enferment parfois, elle et sa peinture, dans des catégories stéréotypées : « art naïf », représentante de « l’Arabie heureuse », selon les expressions de l’époque, parmi lesquelles les appréciations enthousiastes d’André Breton. Comment Atlan a-t-il pu se démarquer des catégories globalisantes, lui qui revendiquait une inspiration berbère, voire africaine ? Avec lui, les termes du débat quittent les formulations implicites ou hâtives, car le peintre, de par sa solide formation universitaire, construit son propre discours sur sa pratique artistique. En effet, Atlan vit à Paris dans le milieu de l’intelligentsia et des artistes depuis les années 1930 ; il a une stature d’intellectuel, de poète, de militant anticolonialiste puis de résistant qui force le respect de tous. Il contribue au débat intellectuel sur l’art

208 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard moderne, répond aux critiques et tente de sortir d’un débat piégé sur l’identité pour que seule sa peinture, son apport novateur, soit objet d’analyse et de commentaire. Une place incontestée dans un ensemble minoré Un étrange mouvement de balancier se produit lorsqu’on cherche à saisir l’apport des artistes venus d’Algérie sur la scène picturale européenne à l’époque coloniale. Référence pour le monde de l’art, le Bénézit accorde très peu de place aux artistes algériens. Chez les précurseurs, Hemche et Racim sont honorés d’une notice à part entière, mais d’autres artistes importants sont totalement absents (Yelles, Ali-Khodja, Guermaz…). Seule la génération née dans les années 1930 est relativement bien représentée avec les notices de Baya, Benanteur, Khadda et Issiakhem. Mais le seul artiste à avoir une notice vraiment conséquente, servie par un texte extrêmement élogieux, est justement le peintre Jean Atlan. Minorer la participation des artistes algériens à l’histoire artistique du XXe siècle n’est-il pas un dommage colonial et postcolonial ? Ce que pointe un chercheur algérien, Mansour Abrous, dans son dictionnaire biographique des artistes algériens : « Les artistes algériens sont évincés de l’histoire de l’art contemporain. Ils sont relégués aux chapitres arts populaires, arts mineurs, art arabe ou art africain. Toujours le règne de la spécificité, encore indigènes ou colonisés de l’art. […] L’urgence de fixer la mémoire passe inévitablement par l’urgence de mémoriser les actes, d’immortaliser les acteurs. […] L’inventaire s’impose en hommage à ces créateurs qui font entrer l’Algérie dans l’histoire universelle. » Mansour Abrous retient exclusivement pour la période de la colonisation les artistes arabes (auxquels s’ajoute Dinet, converti à l’islam en 1913) et ceux parmi les non-musulmans qui optèrent pour la nationalité algérienne à l’indépendance : on trouve ainsi Myriam Ben (née en 1928 à Alger) ou Denis Martinez (né en 1941). Mais on ne trouvera pas Atlan, né sous la colonisation et décédé avant l’indépendance. Pourtant celui-ci revendiquait avec fierté son algérianité, son origine judéo-berbère. Entrer de plain-pied dans l’art contemporain La plupart des études sur l’histoire de la peinture en Algérie font démarrer, avec la génération née autour des années 1930 et active au mitan du siècle, l’entrée de plain- pied dans l’art contemporain. Cette génération s’engage dans une voie nouvelle, propose une nouvelle esthétique, de façon synchrone à la remise en cause de l’ordre

209 colonial. Leurs précurseurs étant considérés, parfois à tort, comme trop proches de leurs maîtres orientalistes tandis que les miniaturistes, courant fécond en Algérie, relèvent dans les classifications des arts islamiques. À l’échelle du pays, en termes généraux de générations engagées, avec le contenu socialement dynamique que le concept, élaboré par Mannheim, recèle, cette perspective est éclairante et ces jeunes artistes se présentent comme une génération de rupture. Mais il faut reconnaître que des personnalités exceptionnelles ont devancé l’appel. C’est le cas d’un Guermaz, né en 1919, passant à l’abstraction très tôt, et c’est celui d’Atlan, dont la biographie si particulière, marquée par une période de latence relativement longue avant de se donner entièrement à la peinture, perturbe la logique du temps. Dans l’exil, le cheminement vers la singularité Écarts et paradoxes semblent récurrents dans l’itinéraire du peintre, pour dessiner un parcours aboutissant à une grande singularité, difficilement saisissable. La biographie d’Atlan, au lieu de donner un cadre contextuel rassurant qui expliciterait l’œuvre, fait surgir les interrogations, voire les paradoxes qui semblent tenir de l’aporie : venu en France pour faire sa philosophie, Atlan consacre plusieurs années à ses cours à la Sorbonne et, après sa licence, poursuit sa quête philosophique par un travail sur la dialectique. Mais il fréquente dans le même temps les poètes, avant de se mettre lui-même à la poésie. La poésie le conduit progressivement à la peinture à laquelle il s’adonne totalement à partir de 1945, abandonnant l’enseignement de la philosophie. Première énigme, comment concilie-t-il dans l’expression de sa conscience la rationalité, la raison « raisonnante » de la philosophie et la création, avec sa valorisation de l’imaginaire et de la perception sensible ? Refuse-t-il la hiérarchie hégélienne, si prégnante dans les Leçons d’esthétique, plaçant l’art, expression de l’Esprit à travers une forme sensible, derrière la Pensée et sa puissance spéculative, réflexive et conceptuelle ? Avec humour, Atlan lui-même donne une clé pour comprendre le choix ou le combat entre ces deux formes de l’esprit : « J’ai commencé à m’intéresser à la philosophie par un abus de confiance. À 14 ans, je croyais que la philosophie occidentale était la clef du monde […] Mais lorsque j’ai fait mes études de philosophie, j’ai été très déçu, j’aurais dû faire de la Kabbale ou du zen. » Rapport au réel qui n’exclut ni la pensée magique ni le mystère, le choix d’Atlan est celui d’un poète qui veut conserver ces liens mystérieux au monde, et pas seulement l’analyser. Il a voulu créer aussi son propre monde, pas seulement proposer des concepts. À une époque où la peinture devient de plus en plus

210 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard conceptuelle, comme l’a bien noté Benedetto Croce, Atlan veut se situer entre abstraction et figuration, se démarque de l’abstraction géométrique et privilégie le geste, le rythme, l’expressivité, le lyrisme. Ses fervents admirateurs mettent en avant cette part mystérieuse, « maudite » aurait pu dire Bataille à la même époque. Il s’agit sans doute de cette « énergie excédante » dont le mouvement « traduit l’effervescence de la vie », où Bataille voit, hors de la rationalité économique, l’importance de champs de « consumation » tels que la fête, l’érotisme ou l’art. Atlan disait quelques mois avant de mourir alors qu’il se savait très malade : « La peinture est une aventure qui met l’homme aux prises avec les forces redoutables qui sont en lui et hors de lui, le destin, la nature. » Tous les propos tenus par les critiques, ses propres déclarations montrent que la pensée d’Atlan participe d’une vision holiste de l’art : c’est la création artistique qui donne la pleine conscience de soi et, dans un mouvement dialectique, la conscience de soi devient cet indispensable levier pour affronter l’art comme un combat singulier, fruit d’une individuation poussée à son extrême accomplissement, dans la pratique solitaire et silencieuse de la peinture et dans la naissance d’un style si personnel. L’émigration transforme le lien au pays Deuxième écart remarquable, car porteur d’élan créateur, son récit des origines formulé bien après son arrivée et son installation durable à Paris. Atlan parlait volontiers de sa ville natale et berceau de sa famille, Constantine. Il y revenait souvent au moment des vacances universitaires, tout au moins dans la première partie de sa vie parisienne. Maurice Nadeau raconte avec ironie que leur engagement politique, groupusculaire à Paris, avait, grâce à Atlan, une forte excroissance constantinoise, qui ne tenait qu’aux qualités de persuasion du jeune philosophe entré en militance à l’extrême gauche. Implication dans le milieu familial, retrouvailles avec ses anciens camarades de lycée, Atlan est actif à Constantine lors de ses séjours : « J’ai connu Atlan à une époque où nous préparions tous deux – et avec quelques autres – un avenir meilleur à l’humanité, dit Maurice Nadeau. Nous n’étions bien vus de personne, pas même de ceux dont nous nous étions faits les “représentants éclairés”. Atlan, très sérieux au fond et dévoué, et toujours sur la brèche, commentait nos déceptions avec le sourire. Rien ne lui faisait peur et si, à Belfort, il ne réussissait pas à enflammer les foules, à Constantine, il parvenait à grouper plus de militants que nous n’en avions à Paris. » Mais le lien au pays natal, dont tous les écrivains et spécialistes des questions du déracinement montrent qu’il est l’un des tropismes les plus féconds pour la création littéraire ou artistique en situation d’exil, n’est pas fait que de voyages. La

211 perte du pays natal n’est pas la perte de l’amour du pays natal, comme le remarquait Edward Saïd. Il y a certes rupture sociale, perte des repères géographiques dans leur quotidienneté, mais aussi permanence et aiguisement d’une présence mentale qui comble partiellement la discontinuité entre l’homme en exil et son groupe d’origine, une source puissante d’évocations et d’inspiration, instillée de nombreuses réminiscences. Et dans le récit du peintre, le site exceptionnel de la ville, son passé prestigieux et rebelle deviennent des hyperboles puissantes. Dans les souvenirs liés à sa ville, Atlan fait radicalement la part des choses : le site vertigineux, le passé de citadelle de la résistance dès l’époque romaine, la présence d’une nature sauvage et violente, et au cœur de tout cela, l’inscription de sa famille dans ce territoire, voilà ce qui fait partie d’un héritage revendiqué. « Mes origines sont judéo-berbères, comme un peu tout le monde là-bas dans cette vieille ville, comme Jugurtha, qui fut la capitale de la Numidie et qui est construite avec des rochers, des ravins, des nids d’aigle et des cactus. » La présence mentale de la ville désormais absente, en de nombreux textes, fait partie du viatique qui accompagne dans son voyage l’émigré volontaire qu’est Atlan. Par le fait de l’éloignement, les contingences réelles du milieu d’origine s’effacent pour n’en garder que les images qui nourrissent l’imaginaire. Ces contingences, Atlan en a pointé lui-même quelques-unes, dont celles qui nous intéressent le plus sur la difficulté (voire l’impossibilité) qu’il aurait eu à assumer son destin de peintre dans cette ville coloniale. En effet, Atlan se démarque dans le même temps d’une autre vision de Constantine et de ses aspects provinciaux de ville coloniale, timorée en matière de culture, confite dans des représentations orientalistes ressassées, qui perdurent depuis le XIXe siècle, poussant à l’inertie, endormant les vocations au lieu de les faire naître : « Les tableaux qui étaient accrochés au mur du musée municipal ne m’ont guère incité à découvrir la peinture. Si j’étais né à Paris, je m’y serais certainement intéressé plus tôt. » « Je suis né en Algérie, à Constantine, où les préoccupations picturales étaient absolument inexistantes. On ne pouvait voir, à Constantine, que des sculptures romaines de la décadence. Le musée présentait un et des scènes militaires de la conquête. À part ça, il existait des peintres locaux du genre “marché arabe”. Dans mon enfance, je ne pouvais imaginer la peinture et la sculpture autrement que comme ces choses pompières reproduites dans mon livre d’histoire de France. »

212 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard

C’est donc cet amour, ce lien empathique, presque fusionnel à la ville et au pays natal, qui est premier, sans médiation picturale. Les analystes de l’œuvre du peintre constantinois insistent sur le lien à la terre même s’il ne s’agit absolument pas d’une peinture de paysage. Kenneth Withe en rend compte dans la biographie qui accompagne le catalogue raisonné : « Si, sur les bancs du collège et du lycée, en lisant par exemple le Bellum Jugurthae de Salluste, le jeune Atlan apprend l’histoire, dans la rue et dans les alentours de la ville, il s’imprègne d’une atmosphère assez particulière. Mais le monde que connaît surtout Atlan est un monde moderne, dont la modernité s’est installée sous le signe du colonialisme. […] Le colonialisme, c’est la main mise sur l’espace […] Il ne s’agit pas ici d’entrer dans les détails de la politique et de l’économie, il s’agit d’observer leurs incidences sur la culture et sur l’art d’Atlan. La culture, c’est sans doute d’abord une sensation de l’espace, de l’espace vécu, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un peintre. […] Je ne suis pas certain que le jeune Atlan était pleinement conscient de cette situation […] mais cela eut deux résultats : d’un côté il allait s’attacher à ce qui restait de sensoriel et de palpable ; de l’autre il allait chercher une dimension de vie située bien en dehors du cadre colonial, de tous les contextes aliénés. Par ses origines, Atlan est un résistant et un rebelle […] et le résistant, le rebelle, le mystique évoluent dans le contexte d’une terre sensible, riche en images. Il utilisera certains éléments de cette terre comme métaphores, pour dessiner les contours de cette atopie que nous appelons son Atlantide. » L’épreuve limite sous l’Occupation Atlan doit arrêter d’enseigner, alors qu’il est professeur à Paris, à cause du zèle antisémite de Pétain, dès l’armistice signé et la mise en place de la collaboration. Il est victime des lois antijuives du gouvernement de Vichy édictées dès 1940 qui interdisent aux juifs l’accès aux métiers de la culture, de l’enseignement et de l’information. C’est dans ce contexte hostile qu’Atlan écrit et commence à dessiner. Le seul autoportrait que nous connaissons de lui, un profil très sombre, au trait charbonneux, date de cette année 1940, si sombre elle aussi. Œuvre inaugurale, l’autoportrait est aussi une inscription volontaire dans l’histoire, au moment le plus terrible de l’histoire des juifs. Ce profil tracé d’un geste rapide est la façon la plus personnelle de revendiquer à la fois une identité de peintre et une présence au monde. C’est donc en toute connaissance de cause qu’Atlan entre dans la Résistance où son frère est déjà engagé (il sera tué au combat). Arrêté à Paris en juin 1942, Atlan simule la folie et continue à dessiner et à peindre au cours de son internement à l’hôpital psychiatrique Sainte- Anne et c’est sans doute la connivence de certains médecins mais encore l’acte de peindre qui le maintinrent en vie dans le huis-clos psychiatrique. Sa vocation s’est ainsi affirmée dans un contexte hors du commun et des plus difficiles.

213 À la Libération, il décide donc de s’adonner exclusivement à la peinture. Définitivement, il s’invente peintre. Là encore, autre paradoxe, non seulement il abandonne l’enseignement, mais également l’action politique. Rupture mystérieuse dans l’itinéraire protéiforme d’un homme qui était sur tous les fronts, cet abandon a trait sans doute à l’urgence de se donner à fond à la peinture après l’épreuve- limite de l’Occupation et la tragédie de la guerre. L’épreuve surmontée devient moment fondateur. Sa peinture ne se réfère jamais explicitement à ces épreuves, ni à un quelconque mot d’ordre. Atlan évite cet écueil, maintient le cap, écarte ainsi visée propagandiste et instrumentalisation, toujours possibles quand le primat du politique s’impose. Dans certains écrits, il récuse fermement le réalisme socialiste, toujours en cours dans les années 1950-1960, qui reste pour lui une peinture de circonstance. Il va jusqu’à se démarquer également d’une certaine tentation de l’expressionisme : « Je suis attaché à l’expressionisme au sens d’expression de la violence profonde et non au sens vulgaire de peinture hurlante qui veut donner le change. » La formation intellectuelle d’Atlan lui permettait d’être commentateur de sa propre peinture. Cela est utile pour voir, comme l’ont suggéré, avec Stuart Hall, les tenants des Cultural Studies, le hiatus plus ou moins profond entre le moment de la production d’une œuvre et celui de la réception, du décodage de l’œuvre ; écart indiquant les tensions latentes dans le champ culturel. Cela est d’autant plus prégnant qu’un imaginaire colonial a investi depuis un siècle le champ des représentations. Ainsi, la démarche et l’œuvre d’Atlan sont aux prises avec la volonté de récepteurs tels que les critiques de procéder à des catégorisations parfois réductrices. Atlan eut à le subir, mais en s’en défendant avec brio, comme par exemple l’affirmation d’avoir affaire à un peintre « régional » : « Quand je suis sorti de Sainte-Anne on disait que ça ressemblait à de la peinture de fous ; né à Constantine, que ça ressemblait à de la peinture africaine. » Refusant les stéréotypes, Atlan ne veut « ressembler » à personne, affirme sa modernité, sa singularité et sa place sur la scène internationale, en commentant lui-même la réception de son œuvre. Invalidant les critiques folklorisantes citées plus haut, il accorde plus de crédit à d’autres essais d’interprétation de son travail. Mais beaucoup de discours flirtent plus ou moins facilement avec des catégories ethnologiques ou une terminologie quelque peu connotée. En effet, des critiques, parfois les plus élogieuses, mettraient Atlan dans la catégorie du primitivisme moderne, trouvant à son travail « une force barbare ». Ce jugement informe la réception au fil des ans. La référence dans le monde de l’art,

214 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard le dictionnaire Bénézit (réédition de 1999, quarante ans après la mort du peintre), condense de cette manière la réception de la peinture d’Atlan : « On s’accorde unanimement à en reconnaître le caractère barbare, bien que formulé en tout clarté d’esprit dans des peintures sévèrement construites où traînent des échos de l’Afrique profonde. » Une matrice culturelle autre Que peut-on voir dans les soubassements de ces essais de classification ? D’un côté, les errements de la critique, au gré des archétypes en cours, y compris des stéréotypes coloniaux, face à une œuvre moderne et originale, mais aussi la reconnaissance d’un vaste champ culturel qui inspire le peintre et qui ne passe pas par les codes, les référents, de l’histoire de l’art européen. Atlan disait lui-même : « Il y a une vraie rupture chez moi avec le pompiérisme de tout ordre, une reprise de contact avec les grandes traditions (qui ne sont pas des traditions), je veux dire les primitifs, les Égyptiens, les Assyriens, les Étrusques… » Certains ont donc compris qu’Atlan, par choix mais aussi par héritage culturel, puisait son originalité dans un fonds culturel autre, revivifié, qui sert de matrice à l’inspiration de l’artiste. Il s’agit ici de culture au sens large, et Atlan peut être perçu comme un passeur qui fait advenir dans l’art contemporain des sources d’inspiration lointaines dans le temps et dans l’espace. Son refus des étiquettes et des classifications ne ressort-il pas ainsi du fait qu’il avait ses propres raisons d’être abstrait (si l’on penche pour cette classification), ou encore de privilégier le signe, comme d’autres peintres venus du Maghreb le mettront en évidence après lui dans ce que l’on nommera l’« école du signe » en oubliant parfois qu’il est en le précurseur ? Son ami et critique André Verdet avait su dire l’impact de ce fonds qui resurgit dans l’œuvre d’Atlan : « Toute peinture vraie est la projection plastique d’un idéal, d’une morale, d’une culture, qui très souvent s’ignorent en s’anéantissant dans l’acte créateur. L’œuvre de Jean Atlan baigne à même l’humus des âges archaïques, par-delà le néolithique, mais la vie enfouie, gorgée de civilisations accablées ou disparues, retentit dans le plein ciel de nos jours, se répercute dans l’ère nouvelle, se prolonge dans l’avenir. » Cette mise au jour de cultures extraeuropéennes revient encore sous la plume de ce critique, comme si, par son apport actuel, Atlan opérait une traversée de temporalités différentes de celles de la culture européenne : « Atlan, “ce souterrain des civilisations afro-méditerranéennes” […] possède par son art le secret de remuer le vieux fonds des sensibilités humaines. »

215 Il y a sans doute dans cette attention portée à une peinture qui part d’autres référents un contexte historique favorable : l’après-Seconde Guerre mondiale est une époque de grande curiosité intellectuelle pour les autres cultures, comme ce fut le cas au début du XXe siècle, avec les premières expériences des peintres européens découvrant les productions culturelles d’autres peuples hors d’Europe et les incorporant dans leurs recherches plastiques, débouchant sur de nouvelles propositions esthétiques. À nouveau, un ensemble de facteurs historiques trouvent alors leur traduction dans le champ de la culture : le désarroi moral consécutif à l’effroyable bilan humain de la Seconde Guerre mondiale, guerre initiée en Europe, relativise la suprématie de la civilisation européenne. Et encore, dès la fin de la guerre, la poussée irréversible de la décolonisation, qui met en branle les sociétés dominées sur d’autres continents, incite à regarder d’un œil neuf leurs productions culturelles et leurs différentes modalités d’expressions artistiques. En ce qui concerne seulement l’Algérie, l’Europe découvre, dès 1945, des écrivains et des artistes natifs de ce pays qui s’imposent désormais sur la scène artistique : les écrivains Kateb Yacine, Mohamed Dib, Malek Haddad, les peintres Atlan, Benanteur, Khadda, Mesli, Issiakhem… À la différence des premières expériences du début du XXe siècle, où l’art « autre » était saisi comme immuable, a-historique, hormis peut-être pour André Breton, après la Seconde Guerre mondiale, issus des sociétés dominées ou colonisées, émergent des ténors qui entendent chanter leurs propres partitions dans le concert universel, tout en utilisant les vecteurs culturels contemporains : art moderne, langue internationale… et généralement en choisissant volontairement l’exil durable ou passager. Le métissage change finalement de direction et fait dialoguer des formes vivantes de l’art et de la culture. Les discours tenus sur l’œuvre d’Atlan, négatifs ou élogieux, participent pour une part de cette « découverte », de cette « reconnaissance » – les termes eux- mêmes montrent l’ambigüité de ces changements de regard – et véhiculent de ce point de vue un contenu historiquement daté où les meilleures intentions peuvent être teintées de paternalisme. L’autre grand critique et ami d’Atlan, Michel Ragon, tente d’éviter ce dilemme, en commentant en de nombreux écrits : « Tu as été un pionnier de ce que j’appelle depuis un certain temps […] “une autre figuration”. Pas un art autre, pas une nouvelle figuration, mais “une autre figuration ”. C’est- à-dire une peinture qui n’a rien à voir avec l’esthétique de l’art abstrait classique et qui n’a rien à voir non plus avec l’esthétique figurative traditionnelle. D’un côté, c’est une peinture symbolique. […] De l’autre, c’est plutôt une peinture hantée par la métamorphose. […]

216 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard

Permets-moi de t’enfermer provisoirement dans ces tiroirs pour t’en ressortir aussitôt au plein soleil de ton Afrique natale. Car, cette Afrique du Nord explique aussi bien ta peinture que ces écoles par lesquelles en fait tu n’es jamais passé. […] Il y a chez toi du barbare judéo-berbère, si fier d’être né dans la ville de Jugurtha et riant sous cape à la pensée que de nos jours saint Augustin aurait dû se faire vendeur de cacahuètes. Cette Afrique du Nord […] elle est contenue dans ta peinture. Et ta ville natale de Constantine […] Oui, il y a tout cela, bien que rien ne soit décrit. » Cinquante ans après la disparition brutale de Jean Atlan, Michel Ragon confirme toujours cette appréciation de l’œuvre du peintre. Il m’a permis de renforcer cette investigation par la lecture du poème Le sang profond, écrit par Atlan en 1946, qui montre la prégnance du même univers onirique, des mêmes images mentales que celles qui nourrissent sa peinture, dans une grande cohérence. Comment ne pas penser au milieu juif constantinois où l’on nommait la ville la « deuxième Jérusalem », aux tenues traditionnelles des femmes, à la place de la musique andalouse, à la vieille citadelle, aux gorges du Rummel qui entaillent le rocher, au retour sur soi d’un visionnaire, familier de l’ésotérisme de la Kabbale, dans ce poème, Le sang profond : « Œil devenu la proie des songes Ainsi demeurons-nous voilés de larmes C’est au tour des prodiges de charmer les danseuses Grâce cousue aux plis des robes Elles sont descendues dans le fleuve […] » Les titres, « indication poétique », ensemble signifiant Autre indice des lieux, des temporalités et des mythes qui ont pour le peintre un fort pouvoir d’évocation : les titres de ces œuvres. En effet, les titres sont très souvent un message linguistique, un guide pour la lecture d’une œuvre. Leur relevé, sur tout le corpus du catalogue raisonné, constitue une série significative, à mon sens, des préoccupations présentes au moment de la création tout en se gardant bien de réduire l’œuvre à un thème ou à un sujet précis et anecdotique. Dans la polysémie d’une peinture qui ne se veut pas analogique, le titre de l’œuvre, à l’instar de la légende de l’image commentée par Roland Barthes, agit pour « fixer la chaîne flottante des signifiés ». Atlan disait lui-même : « Le problème des titres est en effet irritant. J’en ai donné autrefois, j’en redonne aujourd’hui. […] Pourtant, le titre est nécessaire. D’abord pour une raison pratique. […] Ensuite le titre donne au spectateur une suggestion, une indication poétique. […] à mi-chemin entre ce qui risquerait d’épaissir – ou d’éclaircir – le “mystère” de mes formes. »

217 Si Atlan donne peu de titres à ses œuvres (la plus grande majorité des œuvres n’est pas désignée par un titre), le sens de l’identité transparaît, en revanche, presque toujours dans les intitulés des œuvres qui en expriment la dimension. Identité religieuse (référent sui generis du père féru de la Kabbale et d’ésotérisme) et identité culturelle sont présentes dans Le Lion de Judas de 1945, la série des « miroirs du roi Salomon » de 1959. Également et surtout, au moment même où les combats en Algérie ne pouvaient pas ne pas avoir de résonnance chez cet artiste, ne nomme-t-il pas une toile Les Aurès, une autre La Kahena en 1958, désignant ainsi lieu et symbole emblématiques de la résistance algérienne. Il ne s’agit pas bien sûr d’une position politique ou d’une peinture « à sujet », mais de l’indice d’un fonds culturel que l’artiste porte en lui et qu’il convoque dans le présent. C’est d’ailleurs cette partie du monde, d’où il est issu, qui revient en une géographie poétique, sous les qualificatifs de Maghreb (terme pourtant peu utilisé à l’époque où l’on parlait plutôt d’Afrique du Nord et de Nord-Africains) comme légendes de toiles nommées précisément Maghreb I, Maghreb II. La fascination pour le passé rebelle se lit aussi dans le titre Numidie, en référence à l’appellation de la région au temps de l’occupation romaine et des luttes du chef numide Jugurtha contre l’Empire romain. De façon plus intérieure encore au monde de cette région, en 1954, il nomme aussi une toile Peinture berbère. C’est, à mon sens, la seule de ses œuvres qui porte ce titre tout à fait générique, ouvert, sans recherche d’un signifiant plus codé ou plus poétique. Peinture berbère, ce titre a la simplicité d’une profession de foi ou d’un manifeste de l’être au monde. « La rutilante Peinture berbère où se profile l’arrière-pays des songes », dit justement Kenneth White. La dimension africaine est également très présente, avec plusieurs œuvres qui se nomment Rythmes africains I (en 1954) et Rythmes africains II (en 1959), Sahara, Sahel, Soudan, African Queen, etc. En revanche, si l’on procède à « une lecture en creux », on ne trouve aucun titre contenant l’item Algérie ou Algérien. Ce qui est aussi, à mon sens, l’indice d’un attachement culturel fort mais d’un évitement strict de l’engagement politique au moment des épreuves de la décolonisation. Anticolonialiste militant dans les années 1930, Atlan, comme créateur, se garde désormais de laisser transparaître un thème politique dans sa peinture. Synthèse et/ou unicité ? La prégnance de ses souvenirs d’Algérie, la vivacité des images de sa ville natale sont, en somme, des matériaux constamment travaillés par le peintre dans une

218 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard métamorphose continuelle, un substrat qui l’habite et qui fait écho dans sa création. Sa mémoire, comme jonction et tension entre le passé et le futur, est un élément central de sa conscience. Atlan utilise souvent l’idée de ce qui est encore présent en lui de son pays natal. Cette coprésence rappelle le terme utilisé par le grand écrivain de la créolité, Édouard Glissant, pour nommer les pratiques culturelles syncrétiques propres aux artistes et intellectuels à cheval sur plusieurs cultures. L’exil met ainsi Atlan en position de s’adonner au syncrétisme, relevant de l’entre-deux. Il transporte en lui un autre monde qui transparaît dans son travail artistique tout en refusant de procéder par analogie avec la réalité visible. Il dit d’ailleurs dans un aphorisme – aussi pertinent que ceux d’Oscar Wilde dans Le Portrait de Dorian Gray –, qu’il privilégie « la réalité de la vision, plutôt que la vision de la réalité ! ». Images liées à un imaginaire riche et fécond, couleurs de terre, du brun le plus sombre au rouge en passant par tous les ocres, donnant une forte impression d’espace minéral, cernes noirs imprimant un rythme, inscrivant dans l’espace des formes totémiques, ou encore une calligraphie au sens obscur, volonté de convoquer des forces invisibles, des pulsions latentes, sous-jacentes. L’univers du peintre, qu’il met sous nos yeux, est bien singulier et ne ressemble à aucun modèle pictural déjà connu dans l’histoire de la peinture occidentale. Mais la seconde école de Paris, qui éclot après-guerre et privilégie l’abstraction lyrique, entend aussi se débarrasser des modèles et des académismes. Il y aura donc des recherches non pas identiques mais similaires, des convergences avec d’autres artistes. En 1960, peu de temps avant la mort brutale du peintre, Michel Ragon écrit une lettre qui doit figurer dans un nouveau livre sur l’artiste : « On sait que la peinture gestuelle, sous l’influence de la calligraphie extrême- orientale est aujourd’hui très à la mode. Mais aurais-je su que tu étais un pionnier de cette peinture gestuelle, si nous ne nous connaissions pas depuis si longtemps ? En fait, ton dessin de 1945 était encore plus calligraphique que celui de 1960. » Ne pouvant facilement définir sa peinture, beaucoup de critiques trouvent commode d’utiliser le terme de synthèse, et on dit alors de lui qu’il fait la synthèse de l’expressionisme, du surréalisme, de l’abstraction. D’autres procèdent par élimination, sa peinture n’est ni figurative ni abstraite, etc… La difficulté à classer ne vient-elle pas du fait que, pour classer, il faut « reconnaître » selon une grille de lecture déjà établie ? N’y a-t-il pas un impensé, un vide conceptuel, un point aveugle qui ne permet pas de regarder sans présupposés, ces œuvres que l’artiste nous donne à voir ? Si le moment historique offre une curiosité bienveillante pour des œuvres nouvelles, il n’y a pas encore d’outillage conceptuel qui permette de les

219 « décoder ». Finalement, les termes « inclassable », « insolite », qui reviennent souvent pour l’œuvre d’Atlan, soulignent, par leur imprécision, l’impossible recours aux canons esthétiques en usage tout en signifiant l’éminente singularité de son art. Réception parmi les créateurs algériens Parmi les peintres algériens qui arrivèrent à l’âge de la création au milieu des années 1950, l’influence d’Atlan, déjà célèbre, a-t-elle été importante ? Ils sont arrivés à Paris, eux aussi en situation d’exil volontaire pour parfaire leur formation et se frotter à la scène artistique parisienne qui, malgré la prééminence désormais évidente de New York, reste encore l’une des plus importantes. Il semble qu’Atlan ait peu influencé directement cette génération, plus avide alors de combler des lacunes dans leurs connaissances de l’art occidental, de visiter les musées, de se perfectionner à l’école des beaux-arts ou dans une académie, que de trouver un aîné, qui plus est autodidacte. C’est ainsi que Mesli parle de son insertion à Paris, de sa soif d’apprentissage, sans aller spontanément vers Atlan. Issiakhem ne l’évoque pas. Benanteur, le plus rétif face aux questions d’identité, qu’il trouve sclérosantes, dit même : « Atlan a été le premier, dans le contexte maghrébin, à poser le problème non pas de la nationalité mais des racines. Il s’est défini en tant que maghrébin et africain, il a écrit de nombreux articles où il exprimait sa position. À l’époque, les gens réagissaient plus par rapport à l’actualité que par rapport à la peinture. […] Il s’agissait moins de montrer de la peinture que d’avoir un thème à expliciter. […] Atlan a trouvé un accord entre son discours et sa peinture, ce qui dégageait un sens lumineux pour le profane. Or il faut se demander si Atlan est dans la logique de la peinture, parce que celle-ci a sa logique et son intelligence propres. » Jugement très dur, qui correspond peu d’ailleurs à la démarche réelle d’Atlan qui se tenait loin des mondanités et des phénomènes de mode, qui pouvait à la fois dire que son bagage culturel puisait à d’autres sources, mais qu’il refusait d’être enfermé « assigné » à un folklore quelconque. « La peinture est ailleurs. Elle n’est surtout pas là où sont les modes, les tricheurs ; elle est tout à fait en dehors du fameux problème abstraction ou figuration. […] j’ai écrit quelque part que mes formes n’avaient ni passeport ni papier d’identité », répétait Atlan. Benanteur ajoute aussi une appréciation importante : l’œuvre d’Atlan connaît une éclipse au début des années 1950, après une renommée fulgurante à la fin des années 1940, et une reprise non moins prodigieuse après 1956, qui le conduit du Japon aux États-Unis et que seule la mort interrompt. Au moment de cette éclipse où Atlan quitte la galerie Maeght et

220 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard se trouve peu exposé, Benanteur a pu penser que ce type de peinture, très proche du fonds maghrébin, était une sorte d’impasse, confirmée par la désaffection actuelle que subissait l’artiste constantinois. Le plus attentif à l’apport d’Atlan, parmi les peintres de cette génération, fut Khadda. Il est le seul de la génération de rupture à avoir nourri une réflexion historique et théorique. Ses œuvres sont un jalon essentiel de l’histoire de la peinture en Algérie. Ses écrits sont aujourd’hui des références incontournables pour quiconque aborde la question. Dans une mise en perspective à partir des premiers peintres algériens, il situe l’apport d’Atlan : « Atlan, le constantinois prématurément disparu, est un pionnier de la peinture algérienne moderne. Toute son œuvre aux rythmes barbares n’est que mémoire des gorges du Rhummel et du nid d’aigle qu’est Constantine. » Place difficile que celle d’Atlan dans l’histoire de l’art. Place instable pour un apport pourtant si homogène avec une œuvre inimitable car si proche de la personnalité même de l’artiste, comme si mémoire, histoire et création, avec lui, avaient avancé de pair. La remarque vaut pour la France mais aussi pour l’Algérie. Malgré cette reconnaissance par un peintre aussi important que Khadda, peu de choses d’Atlan ont été montrées en Algérie. À ma connaissance, une seule fois, en 1966, les centres culturels français d’Alger et de Constantine ont montré un ensemble d’œuvres : détrempes, pastels, lithographies et livres illustrés. Depuis, pas d’exposition, encore moins de rétrospective. Son nom ne figure pas souvent dans les écrits sur l’art, il est peu fait mention dans la presse de son apport esthétique, ses œuvres ne sont pas dans les musées. Alors qu’Albert Camus, né en Algérie la même année que le peintre, mort en France la même année que lui également, est une personnalité centrale de l’histoire culturelle, Atlan est absent d’un patrimoine culturel qu’il a contribué à revivifier, à universaliser en le propulsant sur la scène artistique contemporaine et en montrant l’étonnante modernité de ses formes. Toutefois, des peintres créant aujourd’hui en Algérie, intrigués par le silence qui occulte cet artiste, alertés par quelques mentions laconiques, ont voulu comprendre sa démarche. Pour le peintre constantinois Nadir Remita, le choc de la découverte fut grand, engendrant un désir de créer, non pas en imitant Atlan, mais en essayant, par la présence magique de la peinture, de retrouver ce lien si particulier au pays : ce fut l’exposition « La huppe messagère », réalisée à Constantine en 2002, qu’il dédia à Atlan. Il considère tout comme un autre artiste de Constantine, Ahmed Benyahia, qu’Atlan est le précurseur de la peinture moderne algérienne. Alors, reconnu dans

221 le petit cénacle des peintres algériens, mais inconnu ailleurs, quel chemin doit être parcouru pour affûter le regard en retrouvant Atlan et, avec lui, un pan entier de l’histoire culturelle de ce pays ? Cette tâche relève des historiens, des responsables d’institutions culturelles, du public : ne pas laisser une œuvre si importante dans l’oubli. Nous avions dit, par ailleurs, qu’une meilleure connaissance de l’œuvre pallierait, dans l’histoire de la peinture en Algérie, « un déficit cruel » et comblerait « un chaînon manquant ». C’est, selon nous, une nécessité intellectuelle, éthique et esthétique.

222 Le peintre Atlan (1913-196o) de Constantine à Paris ou la migration du regard

Bibliographie sélective Mansour Abrous, Les artistes algériens. Dictionnaire biographique, 1917-1999, Alger, Casbah éditions, 2002, 304 p. Jean Atlan, Le Sang profond, poèmes, Paris, Grande Chaumière, 1946. Roland Barthes, Rhétorique de l’image, in Communications, 1964, repris in Essais critiques III, Paris, Le Seuil, 1982. Georges Bataille, La part maudite, Paris, Éditions de Minuit, 1949. E. Bénézit, Dictionnaire critique et documentaire des peintres…, réédition sous la direction de Jacques Busse, Paris, Gründ, 1999, 14 vol. Anissa Bouayed, L’art et l’Algérie insurgée, les traces de l’épreuve, 1954-1962, Alger, Enag, 2005, 166 p. Anissa Bouayed, La formation historique de l’élite artistique algérienne : entre identité et modernité, p. 177-202 de l’ouvrage collectif Images du Maghreb, Images au Maghreb, (XIXe-XXe siècle) Une révolution du visuel ?, Gremamo-Laboratoire Sedet, coordination moderne Omar Carlier, Paris, L’Harmattan, 2010, 328 p. Hegel, Introduction aux leçons d’esthétique, Pairs, Nathan, 2003. Djilali Kadid, Benanteur, Empreintes d’un cheminement, Paris, Myriam Solal, 1998, 214 p. Mohammed Khadda, Eléments pour un art nouveau, Alger, unap, 1972, 78 p. Jacques Polieri, Kenneth White, Atlan, catalogue raisonné de l’oeuvre complet, Paris, Gallimard, 1996, 675 p. Michel Ragon et André Verdet, Jean Atlan, Genève, éditions René Kister, 1960, collection Les grands peintres, 35 p. Michel Ragon, Atlan, Paris, Georges Fall éditeur, 1962, 91 p. Michel Ragon, 50 ans d’art vivant, Paris, Fayard, 2001, 509 p.

223

Annexes Comité scientifique du colloque

Frédéric Abécassis, Université de , Mohammed Hatimi, Université Sidi Mohamed ENS Lettres et sciences humaines, Ben Abdellah de Fès Centre Jacques Berque pour les études en Mohammed Kenbib, Université Sciences humaines et sociales, Rabat Mohammed V-Agdal, Rabat Abdelkrim Allagui, Université de Tunis- Driss Khrouz, Bibliothèque nationale Manouba du royaume du Maroc, Rabat Lisa Anteby-Yemeni, CNRS, Institut Habib Kazdaghli, Université de Tunis- d’ethnologie méditerranéenne, européenne Manouba et comparative (IDEMEC), Maison Claudia Moatti, University of Southern méditerranéenne des sciences de l’homme, California, Los Angeles Aix-en-Provence. Michel Peraldi, Centre Jacques Berque pour Jamaâ Baïda, Université Mohammed V-Agdal, les études en sciences humaines et sociales, Rabat Rabat, Maroc Joseph Chetrit, Université de Haïfa Daniel Schroeter, University of Minnesota, Karima Dirèche, CNRS, Centre Jacques Minneapolis Berque pour les études en sciences humaines Emanuela Trevisan-Semi, Université de Venise et sociales, Rabat Lucette Valensi, EHESS Mohamed Elmedlaoui, responsable de Colette Zytnicki, Université Toulouse- GIM (Géopolitique, identité et migration) Le Mirail à l’Institut universitaire de la recherche scientifique, Université Mohamed V-Souissi, Rabat

Comité d’organisation du colloque

Frédéric Abécassis, Université de Lyon, ENS Mohammed Hatimi, Université Sidi Mohamed Lettres et sciences humaines, Centre Jacques Ben Abdellah de Fès Berque pour les études en sciences humaines Mostafa Aghrib, Institut français de Marrakech, et sociales, Rabat chargé de mission Laura Abou Haidar, Institut français Loubna Mourady, Centre Jacques Berque pour de Marrakech les études en sciences humaines et sociales, Jamaâ Baïda, Université Mohammed V-Agdal, Rabat Rabat Mahjoub Zamrani, Centre Jacques Berque Karima Dirèche, CNRS, Centre Jacques pour les études en sciences humaines et Berque pour les études en sciences humaines sociales, Rabat et sociales, Rabat Mohamed Elmedlaoui, responsable de GIM (Géopolitique, identité et migration) à l’Institut universitaire de la recherche scientifique, Université Mohammed V-Souissi, Rabat

226 Comité éditorial des actes

Frédéric Abécassis, Université de Lyon, ENS Lettres et sciences humaines, LARHRA Michel Abitbol, Université hébraïque de Jérusalem Rita Aouad, Lycée Descartes, Rabat Jamaâ Baïda, Université Mohammed V-Agdal, Rabat Joseph Chetrit, Université de Haïfa Karima Dirèche, CNRS, Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales, Rabat Mohamed Elmedlaoui, IURS, Université Mohamed V-Souissi, Rabat Habib Kazdaghli, Université de Tunis-Manouba Daniel Schroeter, University of Minnesota, Minneapolis Yaron Tsur, Department of Jewish History, Tel Aviv University Lucette Valensi, EHESS Colette Zytnicki, Université Toulouse-Le Mirail

Site Internet du colloque https://sites.google.com/site/migrationsidentitemodernite/ Réalisation du site : Justine et Frédéric Abécassis Revue de presse : Badreddine Badi Édition audiovisuelle en ligne (Mediamed) : Abdelmajid Arrif

227 Partenaires du colloque

Conseil de la communauté marocaine à l’étranger www.ccme.org.ma Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales www.ambafrance-ma.org/cjb Commission nationale marocaine pour l’UNESCO http://maroc.comnat.unesco.org Conseil consultatif des droits de l’homme www.ccdh.org.ma Association Essaouira Mogador www.association-essaouiramogador.org Conseil des communautés israélites du Maroc www.mimouna.net Comité de coopération Marseille Provence Méditerranée www.comitecoop.org Cité nationale de l’histoire de l’immigration www.histoire-immigration.fr Service de coopération et d’action et culturelle de l’ambassade de France au Maroc www.ambafrance-ma.org/cooperation Service de coopération et d’action et culturelle de l’ambassade de France en Algerie http://scacalger.ambafrance.org/site Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, Tunis www.irmcmaghreb.org Centre de recherche français à Jérusalem www.crfj.org Délégation Wallonie-Bruxelles à Rabat www.wbi.be Instituto italiano di cultura Maroc www.iicrabat.esteri.it/IIC_Rabat Centre national de la recherche scientifique http://www.cnrs.fr/ École normale supérieure de Lyon www.ens-lyon.eu Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes http://larhra.ish-lyon.cnrs.fr Agence nationale de recherche - Projet Imaginaires du Sud UMR Temps, espaces, langages, Europe méridionale-Méditerranée http://telemme.mmsh.univ-aix.fr Al Akhawayn University www.aui.ma École de gouvernance et d’économie de Rabat www.egerabat.com

228 UMR Migrations internationales, espaces et sociétés www.mshs.univ-poitiers.fr/migrinter Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires http://w3.lisst.univ-tlse2.fr/ UMR France méridionale et Espagne : histoire des sociétés du Moyen Âge à l’époque contemporaine http://framespa.univ-tlse2.fr/ Université de Rennes 2 www.univ-rennes2.fr Institut de documentation pour l’étude de l’histoire du Maghreb Agence universitaire de la Francophonie www.auf.org Marocan American Friendship Fundation http://maff.weebly.com The Moroccan-American Commission for Educational and Cultural Exchange www.macece.org Alliance franco-marocaine d’Essaouira www.ambafrance-ma.org/institut/afm-essaouira/index.cfm Ministère de la culture/Délégation provinciale d’Essaouira http://www.minculture.gov.ma/ Académie régionale d’éducation et de formation de Marrakech - Tensift - Al Haouz Institut français de Marrakech www.institutfrancaismarrakech.org Alliance israélite universelle www.aiu.org Fondation du judaïsme français www.fondationdujudaisme.org Le Centre mondial du judaïsme nord-africain Marseille- Société d’histoire des juifs de Tunisie www.shjt.fr Fondation du patrimoine culturel judéo-marocain, Casablanca http://www.casajewishmuseum.com/ Le Centre de la culture judéo-marocaine à Bruxelles (CCJM) http://www.judaisme-marocain.org/ La Maison de la photographie, Marrakech http://maison-delaphotographie.com/ Fondazione Centro di Documentazione Ebraica contemporanea, Milan http://www.cdec.it/ Génériques http://www.generiques.org/ Royal Air Maroc http://www.royalairmaroc.com/

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Table des matières Volume 1 : Temps et espaces Ahmed Herzenni Lettre de soutien du CCDH ...... p. 007

André Azoulay Avant-propos ...... p. 009

Frédéric Abécassis et Karima Dirèche Introduction ...... p. 017 Première partie : « Mille ans, un jour » Mohammed Mezzine Le peuplement du Maghreb : une histoire de migrations plurielles ...... p. 039 Jean-Pierre Dedieu L’Espagne au miroir de ses juifs : une très vieille et très complexe relation ...... p. 057 José Alberto Rodrigues da Silva Tavim Les quartiers juifs de Safi et Azemmour sous domination portugaise : le développement d’un tissu social original au XVIe siècle ...... p. 079 Vanessa Paloma Judeo-Spanish in Morocco: language, identity, separation or integration ? ...... p. 103 Deuxième partie : Colonisation et distorsion de l’espace Jacques Taïeb Migrations des populations juives et musulmanes à l’intérieur de l’espace maghrébin, XIXe et XXe siècles ...... p. 115 Daniel J. Schroeter Identity and nation: Jewish migration and inter-community relations in the colonial Maghreb ...... p. 125 Joshua Schreier Du séfarade à l’indigène : Jacob Lasry et les négociants juifs dans l’Algérie coloniale ...... p. 141 Mimoun Aziza Colonisation et migration au Maghreb (1830-1962) : les flux migratoires entre le Maroc et l’Algérie à l’époque coloniale ...... p. 151 Jessica Marglin Aspects de la modernité judiciaire au Maroc : protégés juifs, tribunaux consulaires et loi islamique ...... p. 167 Rita Aouad De Tombouctou à Conakry : musulmans et juifs du Maroc dans l’espace de la relation Maroc-Afrique noire (finXIX e siècle-début XXe siècle)...... p. 191 Anissa Bouayed Le peintre Atlan (1913-1960) de Constantine à Paris ou la migration du regard ...... p. 207

237 Volume 2 : Ruptures et recompositions

Troisième partie : Ruptures Yaron Tsur L’« exode de Fès » : sur les origines de l’émigration sioniste du Maroc Habib Kazdaghli Immigrations des juifs de Tripolitaine vers la Tunisie (1936-1948) Liliana PicciottoLa déportation des juifs de Libye sous l’occupation italienne 1942-1944 Jamaâ Baïda Les « réfugiés » juifs européens au Maroc pendant la Seconde Guerre mondiale Pierre-Jean Le Foll-Luciani Des étudiants juifs algériens dans le mouvement national algérien à Paris (1948-1962) Nathalie Deguigné L’émigration des juifs maghrébins et le camp du Grand Arénas 1946-1966 Benjamin Stora Juifs d’Algérie. Les choix du départ. Réflexions sur les vagues de départ des juifs d’Algérie en direction de la France (1958-1968)

Quatrième partie : Recompositions Harvey Goldberg The notion of «Libyan Jewry» and its cultural-historical complexity Joseph Chetrit L’identité judéo-marocaine après la dispersion des communautés : Mémoire, culture et identité des juifs du Maroc en Israël Chantal Bordes-Benayoun Unité et dispersion des choix identitaires des juifs originaires du Maghreb en France contemporaine Yann Scioldo-Zurcher et Yolande Cohen Migrations juives maghrébines à Paris et Montréal, approche quantitative du mariage religieux en migration, 1954-1980 Colette Zytnicki Les juifs séfarades, acteurs d’un renouveau identitaire ? L’exemple de Toulouse (des années 1950 à la fin des années 1960) Nasima Moujoud Employées « musulmanes »/employeurs « juifs » maghrébins en migration : la singularité de la relation de services domestiques

Volume 3 : Entre mémoire et nouveaux horizons Serge Berdugo La communauté juive marocaine : communauté matricielle et diaspora Ami Bouganim La notion de diaspora à l’ère de la mondialisation Haïm Saadoun Histoire familiale mémoire collective : les vagues d’émigration des Juifs du Maroc vues par le rabbin Joseph Messas Orna Baziz L’exode des rescapés juifs d’Agadir après le séisme de 1960 Emanuela Trevisan Semi Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 1960-1970 Victor Hayoun Généalogie, onomastique et migrations : le cas de la communauté juive de Nabeul Sidney Corcos La communauté juive de Mogador-Essaouira, immigrations et émigrations, recherche généalogique et onomastique Asher Knafo « Heureux sois-tu, pays aux nombreux fils et aux nombreuses tombes » Mohamed Elmedlaoui Le patrimoine immatériel, lieu de mémoire et de dialogue interculturel Franklin Rausky De la condition coloniale à la culture de l’exil : clés pour comprendre la pensée sociale d’Albert Memmi Abdelmadjid Merdaci Constantine-sur-Seine : retour sur un transfert de mémoire Driss El Yazami Postface : pour une histoire des mobilités maghrébines

238 Liste des auteurs (l’institution de rattachement est celle de mars 2010) Frédéric Abécassis, ENS de Lyon, Ahmed Herzenni, président du Conseil Centre Jacques Berque pour les études consultatif des droits de l’homme, Rabat en sciences humaines et sociales, Rabat Habib Kazdaghli, Université de Tunis- Rita Aouad, Lycée Descartes Rabat La Manouba Mimoun Aziza, Université Moulay Ismail, Asher Knafo, Brit - revue des juifs du Maroc, Meknès Ashdod André Azoulay, conseiller de Sa Majesté Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Université Mohammed V, président de la Fondation de Rennes 2 Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures Jessica Marglin, Princeton University Jamaâ Baïda, Université Mohammed V-Agdal, Abdelmadjid Merdaci, Université Mentouri, faculté des lettres & sciences humaines, Rabat Constantine Orna Baziz, David Yellin College, École Mohammed Mezzine, Université Sidi académique de formation des maîtres Mohammed Ben Abdellah de Fès Serge Berdugo, ambassadeur itinérant Nasima Moujoud, Université Pierre Mendès de Sa Majesté, secrétaire général du Conseil France, Grenoble, LARHRA des communautés israélites du Maroc Vanessa Paloma, The Hadassah-Brandeis Anissa Bouayed, Université Paris 7, Jussieu Institute Ami Bouganim, écrivain et philosophe Liliana Picciotto, Centro di documentazione Chantal Bordes-Benayoun, LISST-CNRS- ebraica contemporanea CDEC, Milan Université de Toulouse 2 Franklin Rausky, Université de Strasbourg Joseph Chetrit, Université de Haïfa Haïm Saadoun, Université ouverte d’Israël, Yolande Cohen, Université du Québec Raanana à Montréal Joshua Schreier, Vassar College, Poughkeepsie, Sidney Corcos, chercheur, directeur de musée, New York Jérusalem Daniel J. Schroeter, University of Minnesota, Jean-Pierre Dedieu, CNRS, LARHRA, Minneapolis Université de Lyon Yann Scioldo-Zurcher, CNRS, Poitiers Nathalie Deguigné, comité de coopération Benjamin Stora, Université de Paris XIII, Marseille-Provence-Méditerranée, Marseille Inalco Karima Dirèche, CNRS, Centre Jacques Jacques Taïeb, Société d’histoire des juifs Berque pour les études en sciences humaines de Tunisie et sociales, Rabat José Alberto Rodrigues da Silva Tavim, Mohamed Elmedlaoui, Institut universitaire Instituto de Investigação Científica Tropical, de la recherche scientifique, Rabat Lisbonne Driss El Yazami, président du Conseil Emanuela Trevisan Semi, Université de la communauté marocaine à l’étranger, de Ca’ Foscari, Venise CCME, Rabat Yaron Tsur, Tel Aviv University Harvey Goldberg, Hebrew University Colette Zytnicki, Université de Toulouse- of Jerusalem Le Mirail Victor Hayoun, Institut de recherche AMIT [Association mondiale des israélites de Tunisie], Netanya

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