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L'Inconvénient

Geri Allen, la gardienne du feu Stanley Péan

Les nouveaux romanciers mexicains Number 71, Winter 2018

URI: https://id.erudit.org/iderudit/86967ac

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Publisher(s) L'Inconvénient

ISSN 1492-1197 (print) 2369-2359 (digital)

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Cite this review Péan, S. (2018). Review of [, la gardienne du feu]. L'Inconvénient, (71), 55–57.

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Stanley Péan

n arrivant sur la scène de la et d’exprimer ma musique, Maison symphonique le 30 juin ma propre voix en tant Edernier, le vétéran saxophoniste que soliste et compositrice. américain Charles Lloyd a d’abord cité J’imagine que chaque l’élégant euphémisme de Lester Young créateur en arrive à vouloir pour saluer un compagnon de route exprimer son point de vue. récemment décédé. « Untel a quitté la Être leader de son propre ville », avait coutume de dire celui que ensemble est la meilleure Billie Holiday avait surnommé en son manière d’y parvenir, je temps « Prez », comme dans « président crois1. » des saxos ténors ». Lloyd tenait à prendre un moment pour signaler le • décès de la pianiste Geri Allen, qui ancien troupier de l’orchestre de Ray l’avait accompagné en tournée et sur Geri Antoinette Allen venait Charles. Sous la houlette de Belgrave, deux disques majeurs, Lift Every Voice tout juste d’avoir soixante ans lorsque qui la propulse dans le circuit des boîtes et (ECM, 2002 et la Faucheuse l’a ravie. Née à Pontiac, de nuit, la jeune Geri approfondit sa 2005). Elle avait été emportée par le Michigan le 12 juin 1957, d’une mère connaissance des maîtres du piano cancer trois jours plus tôt. administratrice dans l’industrie militaire jazz moderne, de et Allez savoir pourquoi, tandis que le et d’un père directeur de collège et Bud Powell à Herbie Hancock. Après saxophoniste réclamait un peu de silence également pianiste, elle a grandi à avoir gradué de l’Université Howard pour honorer sa consœur disparue, à la , haut-lieu de la musique soul de Washington, où elle a bénéficié de mémoire de qui il voulait dédier son qui a vu naître et prospérer le mythique l’enseignement de et concert, les festivaliers montréalais se label , fondé par Berry Gordy, côtoyé son futur époux, le trompettiste sont mis à applaudir à tout rompre, mais également creuset d’un certain jazz , Geri Allen obtient en comme sourds au deuil du musicien qui au carrefour d’influences multiples. La 1979 un diplôme en ethnomusicologie a donc dû se reprendre pour obtenir le première artiste de jazz récipiendaire du de l’Université de Pittsburgh, au terme recueillement de mise. prix Lady of Soul, en 1995, ne manquera d’études sous la tutelle du saxophoniste Déficit d’attention, quand tu nous d’ailleurs pas de rendre un vibrant Nathan Davis et du réputé musicologue tiens ! hommage aux musiques populaires qui ghanéen Joseph Hanson Kwabena L’admiration de Charles Lloyd ont bercé ses années d’apprentissage sur Nketia. En 2012, l’établissement offrira pour la pianiste et compositrice défunte, son excellent et hélas dernier album, d’ailleurs à Allen le poste de directrice il va sans dire, était réciproque. À Alain : Motown & Motor du Département des études jazz. Brunet de La Presse, Geri Allen avait City Inspirations (Motéma, 2012). Installée à New York au début des confié en mars 2011 : « Pourquoi avoir Soutenue par sa famille, Geri années 1980, Allen s’engage dans le laissé le quartette de Charles ? D’abord, Allen commence son apprentissage du mouvement M-Base, qui met de l’avant je dois dire que ce fut pour moi une piano à sept ans. Dès l’adolescence, elle une fusion inédite entre les rythmes expérience merveilleuse. Charles est croise la route de deux trompettistes des musiques des diasporas africaines un leader extraordinaire, il accorde et pédagogues qui l’encourageront à et l’improvisation expérimentale. À ce beaucoup de liberté à ses musiciens. Or, développer son talent déjà évident, titre, la pianiste contribue à Motherland il était temps pour moi d’aller de l’avant Donald Byrd et , Pulse ( JMT, 1985), premier album d’une

L’INCONVÉNIENT • no 71, hiver 2017-2018 55 Carter (Feed the Fire, Verve, 1994) et, est également ponctué par un thème plus récemment, avec la chanteuse emblématique (« Feed the Fire »), que la française d’origine gréco-guinéenne pianiste revisitera bientôt en compagnie Elisabeth Kontomanou (Secret of the de la chanteuse , qui n’a Wind, Outnote/Effendi, 2011). jamais craint de défricher des territoires Après ses expérimentations avec harmoniques et mélodiques méconnus. les artisans du M-Base, sa collaboration À la faveur de sa réputation déjà avec le contrebassiste et enviable, nul ne s’étonne que le jury le batteur , vétérans du free du prix Jazzpar lui décerne, en 1996, jazz, ne tarde pas à attirer l’attention cette prestigieuse distinction danoise, des critiques et des mélomanes. Sur attribuée entre 1990 et 2005 à des le premier opus du trio, Etude (Soul artistes d’envergure internationale et du Note, 1988), Allen donne à entendre plus haut niveau. Ses concerts en trio et un nouvel hommage à en nonette présentés à Copenhague dans (« Dolphy’s Dance »), qui décidément la la foulée de la cérémonie honorifique des figures de proue de cette fascine et auquel elle ne cesse de revenir ; font l’objet d’une captation, Some Aspects école esthétique, le saxophoniste sur les autres plages, le combo explore of Water (Storyville, 1996), dont la suite . Elle-même s’est des thèmes signés Motian et offre éponyme d’une durée d’une vingtaine déjà commise sur disque avec The deux relectures des plus intéressantes, de minutes vaut à elle seule le détour. Printmakers (Minor Music, 1984), un « Lonely Woman » d’ C’est à cette époque que le amalgame habile et (d)étonnant de et « Shuffle Montgomery » du sous- saxophoniste et violoniste à ses heures musiques africaines et de jazz post- estimé Herbie Nichols. Cet opus initial Ornette Coleman la recrute pour bop (et même free par moments), aura plusieurs suites, toutes captivantes. l’enregistrement de enregistré en trio avec à À compter du milieu des années (Harmolodic/Verve, 1996), son premier la contrebasse et aux 80, Geri Allen multiplie les rencontres disque avec piano depuis plus de percussions. Magistral coup d’envoi fructueuses avec les têtes d’affiche de trente ans. Ce rendez-vous s’imposait, dont on retient le thème « Eric », l’avant-garde new-yorkaise, dont les manifestement, tellement le parcours dédié à la mémoire du saxophoniste saxophonistes Arthur Blythe, Dewey d’Allen semblait la diriger vers le et clarinettiste révolutionnaire Eric Redman et Wayne Shorter. On peut gourou du free jazz : l’approche de la Dolphy, sur l’œuvre duquel avait porté également la voir et l’entendre aux côtés musicienne s’inscrit dans le sillage de son mémoire de maîtrise. du trompettiste , hélas en figures tutélaires telles que Thelonious Échange de bons procédés, Steve fin de carrière (sur le jubilatoireBemsha Monk, Mary Lou Williams, Paul Bley et Coleman accepte son invitation à jouer Swing, la captation d’un concert présenté Herbie Hancock, tout en faisant siennes sur Open on All Sides (Minor Music, à Detroit en 1986, parue cependant les propositions les moins orthodoxes 1987), le troisième album d’Allen, dont en 1997 sous étiquette Blue Note), et d’Ornette. En retour, Ornette Coleman le titre traduit l’ouverture revendiquée même avec les musiciens du groupe rock prend part à l’album Eyes... in the Back par l’artiste. Au piano et aux claviers afro-américain . Toutes of Your Head (Blue Note, 1997), auquel électriques, elle accueille également son ces aventures témoignent autant de son contribue également le trompettiste mentor Marcus Belgrave (sur une plage), travail éclectique que de sa polyvalence. Wallace Roney, désormais marié à ainsi que Rayse Biggs aux trompettes, En pleine possession de ses la pianiste. À propos de ce disque au trombone, David considérables moyens, Allen fait exigeant, Willard Jenkins de Jazz Times McMurray au saxophone, de même paraître en 1992 Maroons (Blue Note), écrit : « Dans la conversation, [Allen] que le bassiste , le batteur un album charnière dont l’illustration est une femme aux assises bien solides ; et le percussionniste Mino de couverture (un portrait de la pianiste dans sa musique, elle garde cet ancrage Cinelu. On ne peut passer sous silence vêtue d’une élégante robe de l’époque et apporte aussi un sens de la narration la participation de la chanteuse Shahida victorienne) suggère un attachement au et de la peinture qui refuse la préciosité. Nurullah, notamment à la chanson « I passé qui, paradoxalement, ne contredit Cet enregistrement est du pur Geri Sang a Bright Green Tear for All of Us pas les audacieuses avancées contenues Allen, toujours gratifiant2. » This Year… », véritable tour de force qui dans sa musique. Encore ici, la pianiste Fort de la remarquable complicité impressionne autant par son rythme et compositrice sollicite le concours de musicale qui l’unit, le couple enregistre obsédant que par la dynamique du jeu Marcus Belgrave, qui s’illustre en duo en alternance sous la direction de l’un ou d’Allen aux claviers – une prestation avec elle sur « Number Four » puis sur l’autre des conjoints, ou comme invités qui fait le pont entre son travail dans une reprise de « Dolphy’s Dance » où il de marque sur les disques des chanteuses l’idiome soul aux côtés de Mary Wilson croise le cuivre avec son cadet Wallace Tricia Tahara (Secrets, Savant, 1998) et (autrefois de la formation soul Diana Roney, ancien compagnon de classe Mary Stallings (Remember Love, Half Ross & The Supremes) et celui mené qu’Allen fréquente alors à l’extérieur Note, 2005). Sur The Wallace Roney avec l’aventureuse icône bebop Betty du studio et de la scène… L’album Quintet (Warner, 1996), le trompettiste

56 L’INCONVÉNIENT • no 71, hiver 2017-2018 dédie à son épouse une composition une pionnière qui fut un temps la laconiquement intitulée « Geri » – collaboratrice de Duke Ellington et à moment fort de l’album –, une ballade qui Geri Allen a prêté ses traits dans les envoûtante aux contours vaporeux séquences musicales du filmKansas City qui fait écho à la sensualité troublante (1996) de . Cofondatrice de leur échange sur « Smooch » du programme de résidence féminin du (Munchin’, Muse, 1993). Allen rend New Jersey Performing Arts Center en hommage à son époux avec « Dark 2014, Allen travaillait régulièrement Prince », une plage de The Gathering avec sa copine, la percussionniste étoile (Verve, 1998), album qui présente une , notamment sur palette harmonique élargie et une soif les albums entièrement féminins du constante d’innovation. Mosaic Project, mais aussi au sein du Cela dit, cet impérieux désir Trio ACS avec la bassiste-contrebassiste d’arpenter sans cesse de nouvelles et chanteuse Esperanza Spalding. avenues n’a pas empêché Geri Allen ne s’exprimait pas en termes techniques, de revenir à l’occasion à la formule • mais dans un langage visuel qui tenait éprouvée du trio acoustique, toujours compte des autres sens. Voilà le type avec le même bonheur. À ce chapitre, C’est au sein de cette formation d’artiste qu’était Geri3. » Arnaud on peut citer Twenty One (Blue Note, que j’ai vu et entendu Geri Allen pour Robert, du quotidien suisse Le Temps, 1994), enregistré avec le contrebassiste la dernière fois, au Festival jazz Cinq a évoqué quant à lui le dernier concert et le regretté batteur Tony Continents de Marseille, en juillet 2013. d’Allen au bord du lac Léman : « Le Williams, ou The Life of a Song (Telarc, Le Trio ACS se produisait en première 4 avril, on l’avait vue une dernière 2004), avec le contrebassiste Dave partie du concert du saxophoniste fois. Après son propre concert sous le Holland et le batteur Jack DeJohnette, Wayne Shorter ce soir-là, et Allen avait chapiteau de Cully, un concert d’une deux autres incontournables de sa promis une entrevue à mes collègues douceur et d’une intelligence inouïes, discographie. de FIP, l’antenne musicale de Radio- elle s’était levée pour laisser sa place au En 2006, elle propose l’un de ses France, et à moi d’ICI Musique, qui vieux patron McCoy Tyner. Devant lui, projets les plus ambitieux : Timeless coanimions une émission diffusée de elle avait souri, joint ses mains comme Portraits and Dreams (Telarc), un part et d’autre de l’Atlantique sur les pour une prière et, discrètement, avait vertigineux mélange de standards, deux réseaux publics. Par caprice ou trouvé une chaise dans les coulisses de morceaux originaux, de negro par timidité, la pianiste ne cessait de pour écouter une fois encore un maître spirituals et de musique sacrée, auquel reporter à plus tard son passage sur du jazz. Rien qu’à la voir ainsi, presque contribuent quelques vieux complices notre plateau, invoquant toutes sortes soixante ans, éperdue de transmission, (le contrebassiste Ron Carter, le d’excuses peu crédibles. Finalement, à baignée d’humilité, on comprenait que batteur et encore Wallace notre grande surprise, la tête d’affiche Geri Allen n’était pas seulement l’une Roney) ainsi que de nouveaux venus (la de la soirée, le saxophoniste Wayne des meilleures pianistes de son temps, chanteuse et l’ensemble Shorter, s’est pointé à la place de Geri mais une humaniste, très simplement4. » vocal Atlanta Jazz Chorus). La même Allen. Le 27 juin dernier, Geri Allen a année, elle signe la suite For the Healing À propos des musiciennes qui quitté la ville, selon la formule de Lester of the Nations, en hommage aux allaient ouvrir la soirée, l’ex-compagnon Young citée par Charles Lloyd. victimes et aux survivants des attentats de route de Miles s’est exprimé en Silence et respect s’imposent, tout terroristes du 11 septembre 2001, ainsi termes des plus élogieux. simplement. g que la musique du documentaire Beah: – Vous savez, il faut arrêter de faire A Black Woman Speaks, portrait de la tout un plat à propos du fait que le Trio 1. Alain Brunet, « Geri Allen : pianiste vir- comédienne et activiste afro-américaine ACS est un groupe féminin, nous a dit tuose, créatrice émérite et mère aimante », Beah Richards qui vaudra à la cinéaste en substance le vétéran. À mes yeux, ce La Presse, 12 mars 2011. Lisa Gay Hamilton une pléiade de qui importe d’abord et avant tout, c’est 2. Willard Jenkins, « Geri Allen: Eyes… in the Back of Your Head », JazzTimes, 1er octobre récompenses. En 2008, la fondation que Geri, Terri Lyne et Esperanza sont 1997. Guggenheim lui décerne son fameux d’excellentes musiciennes, que toutes 3. Giovanni Russonello, « Geri Allen, Pia- fellowship. les trois se classent dans le peloton de nist Who Reconciled Jazz’s Far-Flung Styles, Dies at 60 », The New York Times, 27 juin Enfin, il serait malvenu de ne pas tête des virtuoses de leur instrument 2017. souligner le travail acharné de Geri respectif. 4. Arnaud Robert, « Geri Allen, voix im- Allen pour la reconnaissance de la Au lendemain de l’annonce de son mense du , est décédée », Le contribution des femmes au jazz : avec décès, Terri Lyne Carrington a décrit Temps, 28 juin 2017. assiduité, elle a œuvré à garder vivant ainsi sa consœur : « Elle pouvait aller le legs de la pianiste, compositrice partout, refusait les ornières. Elle parlait et arrangeuse Mary Lou Williams, de mettre de l’eau sur les accords ; elle

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