Les huit modes de gouvernance locale en Afrique de l’Ouest

Jean-Pierre Olivier de Sardan

Working Paper

No. 4 Nov, 2009

Les huit modes de gouvernance locale en Afrique de l’Ouest Jean-Pierre Olivier de Sardan

Sommaire

1 Gouvernance et modes de gouvernance locale 1 1.1 Les malentendus de la gouvernance 1 1.2 Une perspective empirique sur la gouvernance 4 1.3 Gouvernance, Etat, politiques publiques 6 1.4 Quelques précisions sur le concept de « gouvernance locale » 8 1.5 Du à l’Afrique 9

2 Les modes de gouvernance locale 10 2.1 Le mode chefferial de gouvernance locale 10 2.2 Le mode associatif de gouvernance locale 15 2.3 Le mode communal de gouvernance locale 19 2.4 Les autres modes de gouvernance locale 24

3 Une extension comparative de l’analyse des modes de gouvernance locale ? 29 3.1 Variables explicatives et variables contextuelles 31 3.2 Un tableau provisoire 42

4 Conclusion : culture politique locale, espace public, redevabilité ? 42 Bibliographie 46

Annexe : Base de données qualitatives sur les communes et les pouvoirs locaux au Niger (rapports du LASDEL) 50 Introduction 50 Rapports de synthèses 55

Les huit modes de gouvernance locale en Afrique de l’Ouest

Jean-Pierre Olivier de Sardan

Nous évoquerons tout d’abord divers problèmes que posent tant les acceptions usuelles de « gouvernance » que les critiques qui lui ont été faites, et nous proposerons notre propre définition de « gouvernance », orientée vers l’analyse d’objets empiriques clairement circonscrits, dont une des applications possibles est l’étude de la gouvernance locale. Nous tenterons, dans un second temps, de dégager les grandes lignes d’une série de « modes de gouvernance locale », qui nous semblent omniprésents en Afrique de l’Ouest francophone : il s’agit respectivement des modes chefferial, associatif, communal, étatique, projectal, mécénal, religieux et marchand. Dans un troisième temps, nous proposerons un tableau comparatif pour servir de base à un inventaire des biens délivrés au sein de chacun de ces modes, des normes qui régulent cette délivrance, et des facteurs éventuels qui pourraient permettre de rendre compte des variations dans la qualité de la délivrance de ces biens. Une conclusion, plus spéculative, portera sur l’usage éventuel de concepts tels que culture politique locale et espace public local.

1 Gouvernance et modes de gouvernance locale

« Gouvernance » est un terme très polysémique, utilisé à des niveaux très différents et portant sur des objets de nature diverse 1. Il est en outre tantôt analytique, tantôt descriptif, souvent les deux à la fois.

Cependant, faute d’un terme disponible qui serait plus précis et moins équivoque, nous avons choisi de nous en servir à notre façon, qui est, on le verra, très spécifique.

1.1 Les malentendus de la gouvernance

Le terme de « gouvernance » ne fait pas l’unanimité en sciences sociales. La plupart des définitions de la gouvernance restent trop générales et/ou révèlent des arrière-plans idéologiques très contestables, comme par exemple celle que propose Charlick (1995: 22), s’inspirant de Hyden (1992) : « La gouvernance est un processus par lequel des sociétés gèrent leurs affaires publiques en stimulant et en structurant un consensus normatif sous- jacent selon des règles basées sur le sens du bénéfice mutuel ou réciproque ».

On voit bien les présupposés moraux et idéologiques qui sous-tendent une telle définition, comme beaucoup d’autres. De nombreux critiques ont dès lors reproché à la notion de

Directeur de recherche émérite au CNRS, Directeur d’études à l’EHESS, Marseille, France ; Laboratoire d’études et recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (LASDEL), BP 12 901 , Niger ([email protected]). 1 Cf. par exemple Gaudin (2002) ; Bellina, Magro & de Villemeur (eds) (2008). Une littérature très importante a été consacrée à ce terme.

Olivier de Sardan, Modes de gouvernance locale 1

gouvernance d’être « polluée » par ses acceptions normatives (développées en particulier par la Banque mondiale, apôtre d’une « bonne gouvernance » fortement teintée d’idéologie néolibérale 2), et/ou de masquer une entreprise de « dépolitisation » des affaires publiques, au profit d’une vision purement gestionnaire ou technocratique, qui serait illusoire ou mensongère 3. Une des origines modernes du concept de « gouvernance », celle qui est issue du monde de l’entreprise (corporate governance) 4, et qui a été peu à peu exportée vers le monde de l’action publique, a engendré parfois une forte suspicion. Il est vrai que d’autres acceptions de ce concept ont vu le jour, par exemple dans la science politique anglophone des années 1980 5. Quoi qu’il en soit, la « gouvernance » est devenu aujourd’hui un terme clé dans les politiques publiques d’aide au développement pilotées au Nord (à travers l’influence néo-institutionnaliste sur la Banque mondiale).

De nombreux malentendus ou confusions sont décelables à travers cet usage, souvent incontrôlé, du concept de gouvernance vers le monde du développement, en particulier du fait de la concaténation, autour de ce terme, de phénomènes de nature différente. Selon nous, quatre processus distincts, induits par les institutions internationales et les agences d’aide, se sont en effet « emmêlés », depuis les années 1980 jusqu’à nos jours : la subsidiarisation, la privatisation, l’associationnisme et la gestionnarisation. Cet emmêlement a brouillé la question du rapport entre gouvernance et gestion en matière de développement. Il convient donc de « démêler » ces processus, d’autant plus qu’ils ont eu des impacts décisifs sur les divers modes locaux de gouvernance que l’on rencontre en Afrique aujourd’hui.

1) En premier lieu, on a assisté dans le monde du développement à une pression pour l’extension de l’ancienne « délégation de service public », qui est devenue une subsidiarisation, sous diverses formes, de la délivrance de services publics ou collectifs (en particulier vers des collectivités territoriales). Rapprocher la délivrance de biens et services publics ou collectifs de ceux qui doivent en être les bénéficiaires est au principe de la subsidiarisation. Au niveau local, qui nous intéresse particulièrement, la décentralisation est évidemment l’exemple type de la subsidiarisation, et elle constitue un fait majeur de la dernière décennie en Afrique francophone. Le mode communal de gouvernance locale est lié à ce processus.

2) En second lieu, les institutions d’aide et de coopération ont impulsé un processus de privatisation de services autrefois publics, et désormais cédés ou concédés au secteur privé. Les politiques d’ajustement structurel ont beaucoup insisté sur cette dimension, au niveau des grandes entreprises nationales. Au niveau local, les mises en régie de services publics (adductions d’eau potables, par exemple) sont devenues de plus en plus fréquentes, mais elles ne relèvent pas nécessairement de l’idéologie néo-libérale caractéristique des privatisations massives. Le mode marchand de gouvernance locale est en partie un résultat de cette politique.

2 Cf. World Bank (1992) : ce texte fondateur associe étroitement la « bonne gouvernance » à la création d’un environnement favorable aux entreprises internationales. 3 Abrahamsen (2002) ; Hermet, Kazancigil et Prud’homme (2005). 4 Cf. les travaux de Coase. 5 Il s’agissait alors d’échapper au caractère restrictif de « gouvernement » et d’incorporer des formes inédites d’action publique impliquant des collaborations avec des institutions et réseaux non étatiques (merci à Richard Crook de m’avoir rappelé ce point).

Olivier de Sardan, Modes de gouvernance locale 2

3) En troisième lieu, la promotion de la « société civile » par les agences de développement et les ONG du Nord, pour des raisons en fait multiples, associée aux thématiques de la « participation » et de l’« empowerment », a engendré un fort associationisme (sous des formes diverses : ONGs nationales, groupements de producteurs, comités de gestion, coopératives, organisations faîtières, etc.). Le mode associatif de gouvernance locale en est le produit direct, mais il a été largement impulsé par les « projets de développement », eux- mêmes présents localement (mode projectal de gouvernance locale).

Ces trois registres, qui ne relèvent pas nécessairement de la même vision politique, ont en commun d’avoir dessaisi les Etats africains d’un certain monopole antérieur de la délivrance de biens et services publics, autrement dit, ils convergent dans une dynamique de désétatisation relative de cette délivrance. Nous sommes dans le « moins d’Etat ». L’une des raisons du succès du concept de « gouvernance » dans les milieux du développement a d’ailleurs été qu’il permettait de désigner un phénomène nouveau, à savoir qu’une pluralité d’acteurs et d’institutions délivrent désormais des biens et services publics là où, avant, seul l’Etat était censé le faire.

4) En quatrième lieu, les agences de développement ont voulu promouvoir, au sein des dispositifs publics du Sud, des préoccupations gestionnaires jusqu’ici largement négligées par les Etats post-coloniaux. On peut parler ici de gestionnarisation. Nous sommes cette fois dans le « mieux d’Etat ». La dimension technique de tels processus est indéniable (mettre de l’ordre dans les budgets et les comptes, respecter certaines procédures, recourir à des expertises et des audits, utiliser massivement les outils informatiques, évaluer l’action à partir des résultats, élaborer des cadres logiques, etc.), et doit être prise au sérieux, bien qu’on puisse se poser des questions sur l’efficacité ou la pertinence des techniques de gestion mises en place en Afrique. Diverses conditionnalités de l’aide, à travers les approches programmes ou l’aide budgétaire, entendent favoriser cette gestionnarisation. Le mode étatique de gouvernance locale et le mode communal de gouvernance locale sont ici concernés.

Cette question de la gestionnarisation mérite quelques réflexions. On a en effet souvent critiqué la perspective gestionnaire comme étant au minimum un déni ou un oubli du politique, voire comme étant une « machine anti-politique »6. Mais pourquoi perspective « gestionnaire » et perspective « politique » seraient-elles antinomiques ? L’association de « gouvernance » à « gestion » n’est pas nécessairement un motif de condamnation du concept. Que les actions publiques (ou les actions collectives) incorporent une dimension gestionnaire formalisée qui puisse être analysée en tant que telle n’a rien en soi de scandaleux. Il serait absurde de discréditer toute analyse des formes de gestion, en ce qu’elles ont de spécifique, au nom d’un présupposé selon lequel elles seraient nécessairement des entreprises de dépolitisation, ou des manoeuvres pour cacher les effets de domination sous-jacents. Il s’agit plutôt de savoir comment la dimension gestionnaire fonctionne, et comment elle est articulée avec les dimensions sociales et politiques des problèmes traités. Tel est selon nous le véritable débat autour de la gouvernance.

Il est certes indéniable que les politiques de développement, bien qu’étant des politiques publiques, sont le plus souvent présentées sur un mode résolument a-politique (cela a été

6 Ferguson (1990).

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souvent souligné par les approches critiques du développement 7), qui masque ou élude les blocages politiques, les conflits de pouvoir, la lutte contre les privilèges, les inégalités, la corruption, le clientélisme, au profit d’une vision purement technique ou technocratique des problèmes à résoudre (c’est l’effet même du vocabulaire du développement, omniprésent dans les OMD, les documents de projets, le cadre logique, les déclarations publiques, etc.…). Mais la gestionnarisation peut être associée à des types de politiques très différents, comme elle peut assumer ou au contraire nier ses implicites politiques. Quant à l’analyse sociologique des formes de gestion, rien ne s’oppose à ce qu’elle soit incorporée à une analyse plus vaste de la gouvernance, conçue de façon radicalement différente, sans normativité, et incorporant sur un mode non idéologique les dimensions politiques variées des actions publiques ou collectives.

1.2 Une perspective empirique sur la gouvernance

En prenant le concept de « gouvernance » dans un sens purement descriptif et analytique, aussi empirique que possible, nous la définirons comme une forme organisée quelconque de délivrance de biens et services publics ou collectifs selon des normes et logiques spécifiques. Chaque forme organisée de cette délivrance (chaque arrangement institutionnel), fonctionnant selon des normes particulières, et mettant en œuvre des logiques spécifiques, peut alors être considérée comme un « mode de gouvernance ».

Il y a bien sûr déjà eu diverses tentatives pour échapper aux visions normatives de la gouvernance, et nous ne sommes pas les seuls à avoir pour objectif « to explore empirically the meanings behind the concept of governance when it is relieved of its normative elements » (Blundo & Le Meur, 2009 : 2). De nombreuses définitions non normatives ont été proposées, comme par exemple : « Les modalités de coordination des acteurs et d’intégration de l’action collective » (Dubresson et Jaglin, 2002 : 72) ; ou : « Governance refers broadly to how the formal and informal rule are managed and enforced or how power and authority are exercised » (Boesen, 2007: 84, qui se réfère à Scott et Hyden) ; ou encore : « Governance is conceived as a set of interactions (conflict, negotiation, alliance, compromise, avoidance, etc.) resulting in more or less stabilized regulations, producing order and disorder (the point is subject to diverging interpretations between stakeholders) and defining a social field, the boundaries and participants of which are not predefined » (Blundo & Le Meur, 2009 : 7). Mais ces définitions restent très générales : elles se réfèrent à l’action collective, à l’exercice du pouvoir et de l’autorité, ou aux interactions productrices de règles.

Notre définition se focalise par contre sur une fonction particulière de l’action collective, de l’autorité ou de la régulation, qui a longtemps été associée à l’Etat, et qui aujourd’hui peut être mise en œuvre par d’autres types d’institutions et d’acteurs. Elle nous semble donc à ce titre plus opératoire, et mieux adaptée à l’analyse de matériaux empiriques spécifiques 8.

Cette délivrance de biens et services publics ou collectifs peut s’effectuer de façon libérale ou bureaucratique, centralisée ou décentralisée, clientéliste ou despotique, formelle ou informelle, orientée par le marché ou par l’Etat. Elle peut être efficiente ou non, porter sur des

7 Toute une littérature en anthropologie du développement s’intéresse au « développement comme discours » et s’emploie à le déconstruire (pour un bilan critique, cf. Olivier de Sardan, 2001) 8 Blundo (2002) propose lui aussi d’utiliser le terme de gouvernance comme un outil d’investigation empirique relatif à la délivrance des services.

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biens et services de qualité ou non. Elle implique tous les niveaux de la société et de l’Etat. Certes la tradition socio-anthropologique incite à privilégier les interfaces locales entre ceux qui délivrent des biens et services publics ou collectifs et les usagers ou destinataires de ces biens et services, mais rien n’empêche de prendre pour objet d’enquête le niveau le plus élevé des prise de décision en ce domaine (studying up 9), ou de choisir des sites relatifs au fonctionnement des organisations qui assurent cette délivrance. Un tel objet de recherche permet de combiner studying down, studying up et studying in the middle…

Par ailleurs, les acteurs (ou les institutions) qui délivrent des biens et services publics ou collectifs sont de plus en plus nombreux, plus particulièrement en Afrique. Les modes de gouvernance y sont devenus très diversifiés, ce qui ouvre encore plus l’analyse. D’une part, du fait de l’importance de la « rente du développement » et du poids économique des agences de développement, ces dernières jouent un rôle éminent d’élaboration, de mise en oeuvre et de financement des politiques publiques : la gouvernance développementiste a ainsi pris place aux côtés de la gouvernance étatique (les deux étant d’ailleurs souvent imbriqués). D’autre part, comme cela a été évoqué plus haut, un nombre croissant d’acteurs non étatiques délivrent désormais des biens et services publics ou collectifs, en raison des processus de subsidiarisation, de privatisation et d’associationnnisme. De ce fait: « There is no longer any public service in Africa whose deliverance does not include the greater or lesser involvement of the four following instances: the state administrative services, the development administration (NGOs and international agencies), the ‘community-type’ organizations (from associations to the municipal council), and private operators » (Blundo & Le Meur, 2009).

La définition de la gouvernance que nous proposons procure donc à la socio-anthropologie un périmètre original et vaste de recherches de terrain :

(a) sur l’ensemble des institutions étatiques et non étatiques, à tous niveaux, qui délivrent ces biens et services et leur fonctionnement quotidien 10 ; (b) sur leurs relations avec leurs publics, leurs usagers, leurs citoyens ; (c) sur la mise en œuvre nationale ou locale des actions publiques (qui inspirent, organisent ou financent en grande partie cette délivrance), quels que soient les acteurs (Etat, agences de développement, municipalités, secteur associatif, clercs, entreprises privées) qui conçoivent, mettent en oeuvre ou utilisent ces actions publiques ; (d) sur les écarts et discordances qui existent entre les normes officielles de délivrance des biens et services publics ou collectifs et les normes pratiques qui régulent les comportements des acteurs en charge de cette délivrance.

Le concept de gouvernance est nécessairement pluriel : il n’y a jamais, même dans une économie centralisée et collectivisée et sous un Etat despotique, une seule forme de gouvernance. On a toujours affaire à une inévitable diversité de modes de gouvernance 11. Ce pluralisme peut être appréhendé sur un plan externe (plusieurs « modes de gouvernance »

9 Nader (1974). 10 On peut y inclure que C. Lund (2006) nomme twilight institutions, autrement des institutions « mi- chèvre mi-chou », qui sont des institutions non étatiques accomplissant des fonctions étatiques et cherchant une reconnaissance en tant que telles. 11 Sylvie Jaglin parle elle aussi au pluriel de « modes de gouvernance », à propos de la délivrance de l’eau potable en Afrique (Jaglin, 2008).

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coexistent) et sur un plan interne (un même mode de gouvernance associe divers acteurs et institutions).

Par exemple, l’analyse du mode étatique de gouvernance en Afrique s’intéressera au fonctionnement et à la gestion des services publics, à la culture professionnelle des agents de l’Etat, à la sociologie quotidienne des administrations, aux interactions entre agents publics et citoyens, administrateurs et administrés, fonctionnaires et usagers, aux diverses formes de clientélisme, de corruption ou d’interventionnisme politique observables dans les dispositifs publics,etc. Le mode de gouvernance « développementiste » aura quant à lui d’autres caractéristiques : le fonctionnement des institutions et agences d’aide au développement, les stratégies et formes d’intervention de leurs directions locales, le système des projets et ses effets in-intentionnels, les modalités concrètes du passage à l’aide programme, le rôle des assistants techniques, le recours aux consultants nationaux et internationaux, les modalités d’audit, de monitoring et de contrôle, les rapports avec les services techniques, la mise en place d’ingéniéries institutionnelles importées, etc.

1.3 Gouvernance, Etat, politiques publiques

Notre définition de la « gouvernance » permet de compléter les approches socio- anthropologiques classiques de l’Etat en Afrique, qui, le plus souvent, ignorent le rôle de l’Etat comme délivrant des biens et services et comme gestionnaire de cette délivrance 12 (ou plus exactement comme co-délivrant, et co-gestionnaire, aux côtés d’autres institutions), et qui privilégient systématiquement d’autres fonctions déjà bien connues, en particulier les fonctions répressives (Foucault ou Scott étant alors abondamment cités). L’Etat, ses agents, ses appareils, ont été perçus, par toute une tradition critique comme étant par essence et avant tout constitué de dispositifs de répression ou de conditionnement idéologique. Thomas Bierschenk, qui plaide lui aussi pour une analyse socio-anthropologique du fonctionnement quotidien des services publics en Afrique, a analysé très clairement les biais d’une certaine « anthropologie de l’Etat », essentiellement anglophone, dépourvue de fondements empiriques solides, qui ne s’intéresse qu’aux mécanismes de domination, ou, sinon, aux marges de l’Etat.

Or, les interventions de l’Etat, au Nord comme au Sud, ne se résument pas seulement à des phénomènes de domination (de monopole de la violence légitime, selon Max Weber, ou de discipline et de contrôle des corps et des esprits, selon Foucault), de légitimation ou d’idéologie. Les dispositifs administratifs et les services publics assurent également (plus ou moins bien, plus ou moins efficacement, avec plus ou moins de justice) des fonctions de protection, d’assistance, de développement, d’arbitrages de conflits, de création d’infrastructures, de mise en œuvre de politiques publiques, d’administration au quotidien, de bureaucraties d’interface (ou « street-level bureaucracies » 13) et d’interactions avec les usagers, d’expertises professionnelles, d’action collective, de fonctionnement d’organisations, de gestion de programmes et de budgets, de réformes institutionnelles, etc. Il en est ainsi pour

12 On notera toutefois les invitations de Darbon (1985, 2001) ou de Copans (2001) à s’orienter vers une telle direction. 13 Lipsky (1980).

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une démocratie progressiste comme pour une dictature rétrograde. 14 L’Etat répressif ne résume pas à lui seul toutes les fonctions de l’Etat. Il faut aussi prendre en compte « l’Etat délivreur de services » (delivery State).

L’Etat délivreur de services est indissociable de la mise en œuvre des politiques publiques. Toute politique publique se donne en effet pour objectif la délivrance de biens et services publics et collectifs.

Si l’analyse des politiques publiques est devenue depuis quelques années un domaine particulier des sciences politiques, les études empiriques de type socio-anthropologique en ce domaine restent rarissimes. Les seuls textes prenant explicitement pour objet l’anthropologie des politiques publiques (anthropology of public policies) restent fortement idéologiques, et sont consacrés pour l’un aux études critiques sur les effets déstructurants des politiques d’ajustement structurel (Okongwu & Mencher, 2000), pour l’autre à une lecture typiquement foucaldienne des politiques publiques et de la gouvernance comme formes modernes sophistiquées de la domination (Shore & Wright, 1997). Ni l’un ni l’autre ne s’intéressent à l’ethnographie de la formulation et de la mise en oeuvre des politiques publiques.

On doit noter toutefois que la nouvelle anthropologie du développement a d’une certaine façon ouvert la voie à une anthropologie des politiques publiques 15, dans la mesure où les politiques de développement sont de facto des politiques publiques (même si elles sont pilotées de l’extérieur). Ses acquis ont d’ailleurs été pris en compte par des analystes des politiques publiques dans des secteurs spécialisés en Afrique (santé, aménagement du territoire, eau, etc…) 16.

Cette dimension « publique » (policy) de la politique, qui a été souvent oubliée au profit des seuls rapports de pouvoirs (politics), est intimement liée aux modalités de délivrance de biens et services publics ou collectifs. Aussi une socio-anthropologie de la gouvernance est également une socio-anthropologie des politiques publiques (de leur conception et de leur formulation comme de leur mise en œuvre).

Certes, ni les politiques publiques ni les formes de délivrance des biens et services publics ou collectifs ne sont dépourvues, loin de là, de phénomènes de pouvoir (« pouvoir de » et « pouvoir sur »), à des niveaux micro, méso ou macro. Notre approche n’entend pas opposer l’analyse des modalités de la délivrance de biens et services à l’analyse des relations politiques, l’analyse de « policy » à l’analyse de « politics ». Elle entend les combiner. C’est d’ailleurs dans une perspective analogue que Blundo et Le Meur (2009) ont suggéré d’associer une certaine acception du concept foucaldien de « gouvernementalité » (dont ils soulignent au passage la polysémie) au concept de « gouvernance », afin de mettre en commun les connotations « politiques » de l’un et les connotations « gestionnaires » de l’autre. Il n’est pas sûr que Foucault soit la meilleure référence pour analyser la complexité et la diversité des phénomènes de pouvoir associés aux formes empiriques de gouvernance, mais nous partageons leur souci d’analyser simultanément policy et politics.

14 Le néolibéralisme n’est donc qu’une forme de gouvernance parmi bien d’autres. Au temps de l’URSS, il y avait par exemple une gouvernance soviétique, ayant des points communs et des différences avec la gouvernance maoïste… 15 Cf. Olivier de Sardan (2007). 16 Cf. Ridde (2006), Leroy (2006), Tidjani Alou (2006).

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Analyser empiriquement les modalités de cette fonction de délivrance de biens et services publics ou collectifs, que nous appelons « gouvernance », et comment des relations de pouvoirs s’y manifestent, nous semble en effet être une priorité des sciences sociales en Afrique. L’étude minutieuse de la gouvernance au quotidien, de son modus operandum, des formes de gestion qui y sont impliquées, de comment les biens et services publics ou collectifs sont (ou non) délivrés aux usagers/citoyens, reste encore largement à faire en Afrique, malgré quelques études pionnières 17, alors qu’elle est de mieux en mieux documentée en Europe.

La gouvernance, prise dans cette acception, constitue donc un « champ semi-autonome 18 », qui n’est certes pas indépendant de la nature du pouvoir, du type de régime ou de gouvernement, mais qui a sa propre épaisseur et ses propres logiques 19.

1.4 Quelques précisions sur le concept de « gouvernance locale »

Jusqu’ici, le terme de gouvernance n’a été évoqué que dans une acception nationale, voire internationale, autrement dit dans un registre et à une échelle indissociables de l’État et du pouvoir central, d’un côté, des institutions de développement, de l’autre. La gouvernance locale, quant à elle, est soumise à d’autres contraintes et présente d’autres caractéristiques. L’État, à travers ses services administratifs ou techniques déconcentrés, en d’autres termes l’« État local », n’est plus, de façon plus évidente encore qu’à l’échelle nationale, qu’un partenaire parmi d’autres. Les rapports avec les populations changent de nature avec l’intervention d’un ensemble de facteurs typiquement locaux : les relations de proximité, les micro-identités collectives, les liens de clientèle, les conflits de factions ou de personnes, les alliances ou les haines ancestrales ou personnelles, le poids de l’interconnaissance, les rapports tributaires… La notion d’« arène locale », où se confrontent quasi « physiquement » des institutions et des acteurs reliés par des liens « multiplexes » (Gluckman, 1955), a le mérite de résumer cette spécificité. 20

Or, la perspective de la délivrance de biens et de services collectifs ou publics peut aussi s’appliquer à l’échelle locale. Les instances locales de pouvoir ne sont pas qu’une affaire de légitimité, d’autorité ou de représentativité, mais comportent, elles aussi, une dimension gestionnaire, technique et procédurale. La notion de gouvernance locale a le mérite de mettre l’accent sur les formes concrètes d’action des pouvoirs locaux en tant que délivreurs de services et leurs interactions directes avec les usagers/citoyens. De ce point de vue, un mode de gouvernance local inclut l’ensemble des modalités par lesquelles une institution locale (formelle ou non, publique ou non), délivrant tels ou tels biens ou services publics ou collectifs, gère les ressources symboliques et matérielles qu’elle contrôle à cet effet, au nom

17 Cf. pour la socio-anthropologie Bierschenk (2007, 2008); Anders (2009); Blundo (2006) ; Blundo & Le Meur (2009); Tidjani Alou (2009a) ; Jaffré & Olivier de Sardan (2003). D’autres travaux, en science politique ou en géographie, vont dans le même sens. 18 Pour reprendre l’expression que S.F. Moore (1978) avait utilisée à propos de l’espace juridique. 19 Etudier la gouvernance, c’est, en socio-anthropologie, étudier la gouvernance « réelle » et non la gouvernance « idéelle », autrement dit s’intéresser aux écarts entre normes officielles et normes pratiques (cf. Olivier de Sardan, 2008b). 20 Sur la notion d’arène locale, cf. Bierschenk et Olivier de Sardan (1997, 1998) ; Dartigues (1997). Cf. plus généralement Swartz (1968), Bailey (1969).

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d’une certaine conception de ses intérêts et de l’intérêt public ou collectif. Chaque mode de gouvernance local a ses formes spécifiques d’autorité et de légitimité, plus ou moins acceptées ou contestées, plus ou moins efficaces quant à la délivrance des biens et services.

La coexistence de nombreux modes de gouvernance locale nous semble constituer une caractéristique centrale des pays africains. Le processus d’« empilement » des types de pouvoir dans les arènes locales 21 y est en effet généralisé: la mise en place d’une nouvelle instance politique (du fait de l’Etat ou des agences de développement) ne se substitue pas aux instances déjà en place mais s’y ajoute. La « polycéphalie » caractéristique des « pouvoirs au village » y trouve sa source. Des strates de pouvoirs et de légitimités datant d’époques différentes, dont aucune n’a vraiment disparu, mais qui toutes se sont recyclées et recomposées, s’imbriquent et s’entrelacent dans une coexistence qui n’est parfois pacifique qu’en apparence. Il y a longtemps, premiers occupants, chefs de terre, guerriers et conquérants d’antan, émirs ou sultans ; avant-hier, chefs administratifs coloniaux ; hier, autorités locales postcoloniales, présidents de coopératives ou de groupements, représentants du parti unique ; aujourd’hui, maires : voilà, de façon non exhaustive, autant de formes particulières d’autorité, autant de revendications de légitimités, venues d’un passé plus ou moins proche, qui peuvent toutes cohabiter dans le même espace socio-politique, dans un complexe mélange de reconnaissance mutuelle et de compétition sourde, de tolérance affichée et de rivalités masquées. 22

1.5 Du Niger à l’Afrique

L’analyse que nous proposons sous forme d’une modélisation théorique de huit « modes de gouvernance locale » est d’abord et avant tout fondée sur des données empiriques convergentes, recueillies par les chercheurs du LASDEL dans le cadre d’un programme de recherche sur les pouvoirs locaux et la décentralisation 23. Elle s’ancre donc dans les réalités nigériennes.

Nous avons cependant tenté d’élargir nos analyses de façon à fournir un cadre comparatif. Les huit modes de gouvernance locale résumés ci-dessous ne sont en effet pas seulement présents au Niger : nous avons été partie prenante dans divers programmes de recherche régionaux, et il semble bien que la plupart des pays d’Afrique francophone présentent des caractéristiques proches (avec bien sûr certaines nuances importantes : le Sénégal a connu une décentralisation depuis 1973 ; les chefferies n’ont jamais été « abolies » au Niger alors qu’elles l’ont été au Mali ou au Benin ; etc.). Il nous semble aussi que, dans les pays anglophones, malgré d’évidentes différences (l’indirect rule britannique, par exemple, et sa

21 Cf. Bierschenk et Olivier de Sardan (1998, 2003) pour le Bénin. 22 Cette diversité de formes de pouvoirs, dont les compétences se chevauchent toujours quelque peu, explique la complexité des conflits fonciers fort bien décrite par Lund (1998) pour l’Est du Niger. Il y a simultanément deux ensembles d’enjeux : d’une part, la quête permanente par chaque protagoniste de l’institution qui lui apparaît la mieux placée pour régler à son profit le litige (« institution shopping », selon l’expression de Bierschenk ; cf. Bierschenk et Olivier de Sardan (1998: 38) ; Benda-Beckmann (1981) avait proposé le concept de « forum shopping »), et, d’autre part, une compétition entre institutions pour acquérir un surplus de légitimité aux dépens des autres en arbitrant tel ou tel litige. 23 Cf. en annexe la présentation de la base de données qualitatives sur les pouvoirs locaux constituée par le LASDEL dans le cadre de son programme « Observatoire de la décentralisation » et de divers autres programmes proches.

Olivier de Sardan, Modes de gouvernance locale 9

politique ethnique systématique ; ou l’existence de dynamiques économiques endogènes fortes au Ghana ou au Nigéria), le cadre général proposé ici peut rester pour l’essentiel valable, et pourrait donc servir de base de discussion en vue d’une caractérisation de ces divers modes de gouvernance locale. Certains modes de gouvernance locale sont les héritiers directs de la période coloniale, d’autres sont issus des remous politiques post-indépendance ou des politiques de développement impulsées depuis le Nord, mais tous représentent des formes originales et composites d’action publique ou collective et d’interactions avec les usagers, et tous subissent de permanents réajustements.

2 Les modes de gouvernance locale

Nous insisterons ici particulièrement sur trois modes de gouvernance locale, les modes chefferial, associatif et communal 24, non seulement parce que nous avons plus de données systématiques sur eux, mais aussi pour trois raisons de fond: (a) la prise en compte récente par les institutions d’aide au développement des « facteurs culturels » ou des « réalités locales » les amène bien souvent à se tourner vers les chefferies et à vouloir en faire des partenaires du développement ; (b) la multiplication des associations délivrant des services rend celles-ci incontournables, selon un « modèle » participatif promu par les agences de développement qui est en fait largement approprié à leur façon par les populations locales (ou « détourné » par elles) ; (c) les communes sont désormais les instances officielles par excellence des pouvoirs locaux, et sont devenues, pour certaines d’entre elles, des partenaires privilégiés des institutions de développement.

2.1 Le mode chefferial de gouvernance locale

La chefferie administrative a été une institution fondamentale de l’appareil d’état colonial, que l’on retrouve partout en Afrique, et qui a été la principale forme de pouvoir local, au service de la colonisation, pendant plus de 60 ans. Elle s’est inspirée de diverses institutions pré-coloniales, dont elle entendait tirer sa légitimité. Cependant ces chefferies « administratives » (nous les appelons ainsi pour les distinguer des chefferies pré-coloniales) n’avaient que peu de rapports avec les formes politiques antérieures, même si elles en avaient repris les attributs symboliques et si leurs détenteurs étaient souvent issus des aristocraties pré-coloniales. En effet, les systèmes politiques au XIXème siècle étaient multiples, depuis les conseils des anciens et les chefs de terre, jusqu’aux royaumes, émirats et sultanats, en passant par les confédérations et des relations très diverses de vassalité. Ils reposaient plus ou moins, selon les cas, sur les relations de parenté, sur les classes d’âge, sur les classes, castes ou ordres sociaux, sur les raids, sur la guerre (parfois sainte), sur l’esclavage, sur le commerce caravanier. Par contre, les chefferies administratives ont partout été des auxiliaires de l’Etat colonial – et de la paix coloniale –, avec pour fonction principale d’assurer l’interface entre le despotisme colonial et les populations 25.

A cet égard, les différences entre administration coloniale britannique et administration coloniale française, qui sont réelles, reposent néanmoins sur un fond commun: dans les deux cas, il s’agissait de déléguer à une fraction de l’aristocratie locale, supposée avoir une

24 Les modes chefferial et associatif au Niger ont fait l’objet d’une première description in Olivier de Sardan (2009). Pour l’histoire de la chefferie au Niger, cf. Tidjani Alou (2009). 25 Cf. Olivier de Sardan (1984) ; cf. Mamdani (1996).

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légitimité traditionnelle, la tâche d’assurer, avec une certaine autonomie, la gestion quotidienne des populations pour le compte des occupants. Mais il est vrai que, avec l’indirect rule, la marge de manoeuvre des chefs était plus grande, et le respect de certaines procédures pré-coloniales plus affirmé, alors que le contrôle des chefs par les « commandants de cercle » français était plus direct 26. On peut toutefois relever des cas de chefferies faibles et plus ou moins « inventées » dans les colonies anglaises, comme il est des cas de chefferies fortes et ancrées dans la tradition dans les colonies françaises. Il s’agit donc plutôt d’un continuum entre deux pôles (forte légitimité pré-coloniale et forte autonomie de certaines chefferies administratives à un extrême, faible légitimité pré-coloniale et faible autonomie d’autres chefferies administratives à l’autre extrême), chacune des deux colonisations penchant plutôt d’un côté que de l’autre.

Après les indépendances, la chefferie a été souvent attaquée, voire abolie, par les nouveaux régimes, en particulier ceux qui se réclamaient d’une orientation socialiste. Jamais elle n’a totalement disparu du paysage politique. Partout, cependant, avec la démocratisation, elle est revenue sur le devant des scènes locales, au moins symboliquement, en tant que chefferie « traditionnelle » (en oblitérant par là même son ancrage colonial), mais avec de profondes transformations dans son recrutement comme dans ses fonctions.

Il y a de nombreuses variables qui peuvent aujourd’hui permettre de distinguer entre elles les innombrables formes de chefferie que l’on rencontre partout sur le continent. Parfois (comme au Niger) la chefferie administrative est restée un rouage essentiel, et officiel, de l’administration locale post-coloniale, alors qu’ailleurs (Mali, Bénin, Tanzanie) la chefferie administrative a été abolie, et n’a plus d’existence dans les organigrammes officiels. Parfois l’Etat contemporain reconnaît aux chefferies dites traditionnelles certains pouvoirs d’arbitrage, de justice, de régulation foncière, alors qu’ailleurs les fonctions de la chefferie relèvent purement de l’informel ou d’un certain folklore politique.

Partout, le profil des chefs a profondément changé. Aujourd’hui, la plupart des chefs (en tout cas au niveau du canton ou du district, et encore plus de la province) sont d’anciens cadres ou responsables politiques, qui ont fait une partie de leur carrière antérieure au sein de l’administration.

Mais ce qui nous intéresse ici n’est pas de proposer une analyse comparative et historique de la chefferie comme institution, en toutes ses nuances. C’est de dégager les grandes lignes du mode chefferial de gouvernance locale, en Afrique de l’Ouest, dans la mesure où les diverses façons dont les chefs exercent leur pouvoir et remplissent leurs fonctions publiques dans les arènes locales, que ce soit dans un registre formel ou informel, nous semblent offrir des caractéristiques communes : le patrimonialisme ; la confusion des pouvoirs ; la prédation et la corruption ; le clientélisme ; l’absence de redevabilité envers les populations ; l’ostentation aristocratique ; les rivalités intestines ; la défense d’une idéologie aristocratique et patriarcale.

Le patrimonialisme

Les ressources et dépenses personnelles du chef et ses ressources et dépenses de fonction sont confondues : cela était la pratique commune sous la colonisation avec l’aval officiel du

26 Cf. Miles (1987, 1994).

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pouvoir, et c’est parfois encore aujourd’hui le cas. Le chef ne reçoit dans le meilleur des cas de l’État qu’une « indemnité » ou une subvention personnelle, et doit donc financer ses charges officielles sur ses revenus propres. Or, il a un « rang à tenir » et son rôle lui impose de nombreuses dépenses. Aumônes et cadeaux, entretien des émissaires, voyages et tournées, accueil des visiteurs : il lui faut sans cesse rétribuer, donner, distribuer. Le chef finance très officiellement « de sa poche » les activités liées à sa fonction, et il y a donc confusion complète entre dépenses de fonction et dépenses personnelles : c’est cela, le « patrimonialisme ». Il doit « se débrouiller » pour trouver les ressources qui lui sont nécessaires, et celles-ci lui permettent indissociablement et simultanément d’assurer les charges liées à sa fonction, et de maintenir ou d’accroître son prestige et ses biens. La plupart des chefs de canton ou de province ont ainsi des ressources propres, en raison entre autres de la constitution d’un vaste patrimoine familial foncier, en général accaparé par la chefferie au fil des années aux dépens de ses sujets, avec la tolérance des autorités coloniales puis postcoloniales. Bien souvent, les fonctions traditionnelles d’attribution, de contrôle, de culte ou d’arbitrage sur la terre se sont transformées en des domaines fonciers de fait privatisés. Certaines chefferies ont investi dans le commerce et ont pu se constituer d’importantes fortunes.

La confusion des pouvoirs

Dans son canton, le chef détenait sous la colonisation tous les pouvoirs, plus particulièrement les pouvoirs d’administration, de justice et de police, comme le « commandant de cercle ». Il représentait celui-ci, diffusait ses consignes, gérait la paix sociale, organisait les réquisitions, recouvrait les impôts, et pouvait faire arrêter tout administré par ses « cavaliers », ses gardes ou ses émissaires, et le faire conduire à la préfecture ou à la gendarmerie.

Aujourd’hui, ses pouvoirs ont été considérablement rognés, que ce soit du fait des politiques « anti-chefferie » suivies par la plupart des Etats indépendants ou en raison de l’émergence récente d’autres modes de gouvernance (en particulier du fait de la décentralisation, des projets de développement, ou du « boom » associatif). Cependant le chef garde un espace d’autorité spécifique, plus ou moins informel, qui reste marqué par une certaine confusion des pouvoirs. Il convoque parfois les villageois, individuellement ou collectivement, au nom de l’administration, et peut initier des actions collectives. Il représente encore souvent, inversement, la communauté auprès des autorités. Il occupe un certain rôle, directement ou indirectement, dans la protection de la société contre les forces occultes. Il reçoit les étrangers. Il arbitre les litiges fonciers, les querelles d’héritage, les affaires de divorce ou d’adultère, les bagarres entre individus, les larcins, les conflits entre éleveurs et agriculteurs, appliquant un droit dit « coutumier » souvent réorganisé à son avantage, aux frontières imprécises, avec une large marge d’évaluation personnelle.

La prédation et la corruption

Le chef de canton a toujours bénéficié d’une large tolérance des autorités coloniales pour prélever des redevances dites « coutumières » et autres « contributions » ou tributs

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« traditionnels » (souvent « néo-traditionnels ») sur ses administrés. 27 Certes la période coloniale n’est pas homogène et doit être périodisée : le mélange d’exactions massives et de répressions brutales, si caractéristique de la chefferie aux débuts de l’époque coloniale, s’est atténué progressivement (du fait de la lutte du RDA, puis de l’abolition de l’indigénat en 1945, et enfin avec la loi-cadre Defferre), et l’ampleur des ponctions avait sensiblement diminué à la veille de l’indépendance. Les redevances sont aujourd’hui pour une grande part symboliques, sans être toujours négligeables pour autant.

Aujourd’hui, pour la gouvernance chefferiale, la mainmise sur le foncier est décisive. Le chef trouve dans la vénalisation et la marchandisation croissantes des terres agricoles de nouvelles ressources, en vendant lui-même les terres, ou en percevant des commissions ou des dessous- de-table pour avaliser des ventes ou trancher des conflits.

La justice rendue par le chef est également restée une source importante de revenu. Divers prélèvements plus ou moins occultes alimentent, grâce à cette fonction judiciaire, la cassette du chef de canton ou de ses hommes de main : « droit de convocation », amendes infligées et perçues directement, commissions sur les dommages et intérêts, et, surtout, d’importantes sommes très souvent versées en sous-main pour se gagner la bienveillance du chef ou de ses conseillers, avant un jugement, ou pour les remercier, après. La vénalité de la justice en Afrique prend en partie sa source dans la chefferie administrative.

Les habitudes clientélistes

Inversement les chefs redistribuent une partie importante de ces ressources « informelles » à leurs dépendants, à leur cour, et à certains de leurs sujets. Le chef entretient tout un réseau de clientèle et pratique diverses formes de mécénat. Mais la richesse en hommes comme la richesse en biens (et la conversion permanente de capital économique en capital social, et vice versa) sont des conditions sine qua non à l’accès à la chefferie et à la réussite d’un « règne »...

Par ailleurs, le chef a une « maison » à sa charge, qui lui tient lieu de personnel de fonction. Il lui faut en effet des gardes, des représentants auprès du cercle, voire de la capitale, des percepteurs pour prélever les taxes sur les marchés, des émissaires qu’il peut dépêcher auprès des villages, des conseillers pour rendre la justice, un secrétaire pour les tâches administratives et les écritures nécessaires, sans parler des inévitables griots attachés à sa personne et chantant ses louanges.

Pour toutes ces diverses charges liées à la chefferie, le chef nomme et révoque qui il veut, comme il veut, quand il veut. Il choisit systématiquement ses collaborateurs et auxiliaires parmi ses parents ou ses dépendants. Ils sont rétribués par lui, de façon informelle. Ils n’ont de comptes à rendre qu’à lui.

27 Sur ces redevances coutumières sous la colonisation dans l’Ouest du Niger, qui étaient loin de refléter les « coutumes précoloniales » et plus généralement sur la chefferie administrative coloniale et sa différence avec la chefferie précoloniale, cf. Olivier de Sardan (1984).

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Pas ou peu de redevabilité envers les administrés

Le patrimonialisme inhérent à la chefferie implique l’absence de toute comptabilité. Pas de budget, pas de comptes. Mais, au-delà des comptes au sens strict, les chefs échappent à toute redevabilité formelle envers leurs administrés 28. Ils sont en effet nommés à vie par l’administration, et ne sont donc soumis à aucun contrôle de la part de leurs « sujets ». La seule menace qui plane sur eux est la révocation, s’ils déplaisent trop au pouvoir central, ce qui explique sans doute le fait que les chefs aient, dans leur très grande majorité, toujours penché du côté du régime en place. Cette complaisance a pour contrepartie le fait qu’on leur laisse les mains libres en matière de politique locale. Seuls des excès majeurs créant une hostilité populaire telle qu’elle inquiéterait l’Etat central peuvent menacer leur position.

L’ostentation aristocratique

La chefferie de canton est restée une instance centrale de la notabilité locale. Ce prestige de la chefferie est produit et reproduit au quotidien par des dispositifs ostentatoires particulièrement efficaces : le « palais » où le chef réside, les courtisans qui l’entourent, ses gardes, les griots qui clament ses louanges, les titres qu’il distribue, les audiences qu’il accorde, les solliciteurs qui se pressent, le cérémonial qui le met en scène, la déférence qu’on lui témoigne… Les chefs de canton ont généralisé sous la colonisation l’étiquette et les formes protocolaires réservées autrefois à certains royaumes ou sultanats précoloniaux, et ont érigé la mise en scène de leurs avantages et privilèges en règle de comportement politique, qui vaut encore aujourd’hui, avec parfois des inventions et adaptations récentes.

Cet apparat et ce prestige symbolique attachés à la chefferie expliquent sans doute pourquoi les élites politiques issues de l’aristocratie 29, autrement dit celles qui figurent parmi les « ayants droit », ont comme ambition en fin de carrière de devenir chef de canton ou de groupement, et pourquoi la nomination d’un nouveau chef de canton ou de groupement et son investiture constituent des évènements nationaux.

Rivalités intestines

La visibilité et la centralité du chef de canton ou de groupement ont leur revers de médaille : elles impliquent d’innombrables conflits et intrigues, en particulier au sein du clan de l’aristocratie locale des « ayants droit ». À la mort d’un chef, le successeur est en effet choisi parmi différents candidats au sein de sa famille. Les parents évincés, les cousins désavoués ne ménagent pas aigreurs et rumeurs. Il n’est guère de chefferie sans coterie interne contre le chef en place, dressant une partie de la famille régnante contre une autre. Parmi les prétendants, chacun veut obtenir à coups d’intrigue auprès du pouvoir central la disqualification de ses adversaires et sa propre qualification, en invoquant telle décision d’un administrateur colonial précédent, en se réclamant d’un canton colonial éphémère disparu entre-temps, en brandissant un grand-père révoqué ou un oncle injustement récusé, en

28 On peut certes se demander si le souci que peut avoir un chef de sa réputation auprès de ses sujets ne serait pas une forme douce de redevabilité, ou encore s’il n’est pas redevable envers sa famille. Mais nous ne rentrerons pas ici dans les débats sur l’accountability, qui mérite une analyse distincte (cf. par exemple Lindberg, 2009). 29 Au sein de l’élite politique moderne, l’appartenance à l’aristocratie est une ressource politique importante.

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mobilisant parfois des références précoloniales plus ou moins contestées ou des procédures « traditionnelles » plus ou moins réinterprétées... Depuis la colonisation et la création de la chefferie administrative, les nominations et dépositions de chefs, dans des branches rivales, se sont partout succédé, au gré de l’arbitraire et des préférences du pouvoir colonial puis postcolonial, multipliant ainsi les contentieux et les revendications entre les divers héritiers de ces chefs successifs. De plus, les limites des cantons ont, elles aussi, varié, excluant ou incluant par-là même telle ou telle fraction de l’aristocratie locale du groupe des prétendants.

Ces deux éléments, la concentration des signes du pouvoir local sur une seule personne et le monopole de la fonction par les différentes branches d’une seule famille, convergent pour rendre compte de la permanence et de l’acuité des « conflits de proximité » ou des « conflits de parenté » autour de la chefferie de canton.

Nommé à vie, le chef a donc un opposant à vie, en général le cousin ou le neveu qu’il a évincé lors de la course au titre. Mais ces conflits sont internes, larvés, dissimulés.

La défense d’une idéologie aristocratique et patriarcale

Cette double idéologie inégalitaire (reproduisant la suprématie de l’aristocratie sur les roturiers, et la suprématie des aînés masculins sur les femmes et les cadets) est affirmée et reproduite en particulier par la chefferie. Elle produit deux formes de discrimination majeures. La première s’exerce envers les basses castes, le petit peuple, les derniers venus, les descendants d’esclaves ou d’artisans, selon les contextes sociaux, et les exclut le plus souvent des positions politiques. Une autre forme de discrimination et d’exclusion s’exerce envers les femmes. Celles-ci restent à peu près partout marginalisées dans la sphère publique. La chefferie, avec ses formes habituelles de condescendance (entre mépris et paternalisme) a été et reste encore l’espace de reproduction et de légitimation par excellence de la supériorité des aristocrates et de l’infériorité des roturiers et des femmes. Cette idéologie aristocratique ne semble guère en voie d’extinction, y compris dans les milieux lettrés.

2.2 Le mode associatif de gouvernance locale

Ce mode de gouvernance a été implanté par les institutions de développement du Nord, depuis une vingtaine d’années au moins, parfois beaucoup plus (en ce qui concerne par exemple les coopératives), pour assurer le fonctionnement et la gestion des infrastructures qu’elles ont financées. Les agences de coopération et les ONG ont en effet exigé la mise en place, comme conditionnalité à leur intervention locale, d’une architecture institutionnelle basée sur le modèle associatif occidental, largement diffusée dans tous les pays africains, et qui a partout à peu près les mêmes éléments de base, quels que soient les régions, les secteurs, et les bailleurs : constitution de groupements (ou de coopératives, d’associations de développement, etc.), élections de délégués, mise en place de comités de gestion, désignation d’un bureau, comptabilité écrite, assemblées générales. Le système est plus ou moins pyramidal (comités villageois, comités de grappes ou de zones, comités cantonaux, etc.). Il inclut depuis quelques années des fonds de développement local, gérés par des comités d’octroi liés aux structures faîtières, auxquels les comités villageois soumettent des projets de financement (avec l’aide de « rédacteurs »). Souvent, les intervenants imposent un certain quota de femmes dans les divers bureaux et comités, au nom d’une politique d’empowerment.

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Cette architecture institutionnelle repose en effet sur quelques mots-clés qui caractérisent le type de gouvernance qu’elle entend promouvoir : intérêt public, participation communautaire, transparence, accountability , partenariat, promotion des femmes, formation démocratique…

Ce mode associatif de gouvernance locale est fondamentalement un produit d’importation, impulsé et porté à bout de bras depuis longtemps par les institutions de développement du Nord quelles qu’elles soient (organisations internationales, coopérations bilatérales ou multi- latérales, banques de développement, ONG petites et grandes), et piloté à distance par elles 30. Une autre caractéristique de cette architecture institutionnelle est son caractère à la fois foisonnant et éphémère. Les interventions extérieures ne sont en effet pas coordonnées, et chacun crée comme bon lui semble ses « comités » à travers le pays. Tout village important a ainsi une bonne dizaine de structures associatives de gestion, indépendantes les unes des autres. Mais la vie de ces structures dépend des ressources et de l’appui fournis par les bailleurs de fonds, de nature fondamentalement transitoire. Quand un projet de développement ferme ses portes, et tout projet met fin à ses activités après quelques années, les associations qu’il a mises en place disparaissent elles aussi.

Ce tableau, selon lequel la plus grande partie du monde associatif local délivrant des services dépend directement ou indirectement de l’aide au développement, connait une exception majeure. Dans les secteurs de l’économie de plantation ou des cultures d’exportation (cf. coton, café, cacao), de solides associations de producteurs se sont constituées depuis longtemps (sur la base des surplus générés et d’un encadrement technique intensif). En ce cas, les associations de producteurs délivrent des services sur la base d’une rente interne, qu’ils contrôlent, alors que les associations liées au développement sont des sous-traitants d’une rente externe (la « rente du développement »), contrôlée au Nord. On pourrait donc y voir un mode de gouvernance spécifique (ou une variante du mode associatif ?). Mais nous ne le prendrons pas en compte ici du fait de son caractère fortement régionalisé (il est absent dans une grande partie de l’Afrique de l’Ouest), alors que le mode associatif lié au développement est, lui, omniprésent.

L’univers associatif, souvent informel, est bien sûr beaucoup plus diversifié, et ne peut être réduit à ces deux catégories (cf. associations de migrants sur la base des régions d’origine, associations de jeunes ou de classes d’âge, tontines, groupes d’entraides, etc.). Mais cette diversité ne débouche pas selon nous sur un mode de gouvernance spécifique, à la différence des associations relevant du modèle importé par les institutions de développement.

Au fil des années, des projets et des tournées d’animateurs, le modèle importé a été « approprié » par les populations destinataires, et il est partout devenu incontournable dans les paysages institutionnels locaux. Cependant, cette « appropriation » de la gouvernance associative n’a pas vraiment suivi, loin de là, les directions prévues par les institutions de développement. Il y a en effet deux types d’appropriation, une « appropriation idéelle » (rêvée par les « projets ») et une « appropriation réelle » (opéré par les paysans).

30 Au-delà du paradigme « participatif » de la fin des années 1980, qui a largement amplifié le mode associatif, on doit rappeler l’existence dès les indépendances, et parfois avant (cf. Chauveau, 1994), de structures coopératives ou communautaires mises en place à partir de l’extérieur (cf. au Niger le service d’animation rurale si important sous le régime du RDA).

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La première consisterait en une intériorisation du modèle importé : selon le scénario promu par les opérateurs de développement, le modèle associatif s’intègrerait peu à peu dans la réalité villageoise, la greffe « prendrait », les normes importées seraient intériorisées, l’idéologie démocratique s’insèrerait en douceur dans la culture politique locale, les procédures de gestion inhérentes au modèle seraient peu à peu appliquées par les acteurs locaux de façon routinière, et le système se pérenniserait spontanément après le départ des « projets ».

La seconde « appropriation », celle qui est passée par l’épreuve de la réalité, est beaucoup plus complexe. Elle s’éloigne des règles formelles pour suivre des normes pratiques assez éloignées, s’opère selon des dérives multiples par rapport aux objectifs assignés, et met en jeu des mécanismes sociaux largement opaques aux intervenants extérieurs.

On peut en fait distinguer deux modalités principales de cette appropriation réelle : l’anticipation par les paysans des conditionnalités « associatives » des institutions de développement, d’une part ; et, d’autre part, les diverses formes de détournement de l’idéologie démocratique et de contournement des procédures dans le fonctionnement des associations.

La création « endogène » de groupements

Dans un premier temps, coopératives, groupements et comités de gestion ont tous été des créations ex nihilo à l’initiative d’acteurs extérieurs aux villages, à savoir les animateurs de terrain agissant pour le compte des institutions de développement. Mais on assiste de plus en plus à la création « spontanée » de ce type de structures associatives. Le processus affecte donc désormais des apparences « endogènes », et exprime incontestablement certaines dynamiques locales. Mais il ne rompt pas pour autant avec l’extraversion, dans la mesure où ces créations ont en général pour objectif principal d’attirer des financements venant des institutions de développement. Autrement dit, il y a de plus en plus d’acteurs locaux en mesure d’anticiper les conditionnalités des « projets », et de constituer des « coquilles associatives », plus ou moins vides, destinées à séduire d’éventuels bailleurs de fonds, et attirer ainsi la « rente du développement ».

Cette appropriation du modèle semble donc largement opportuniste, mais n’en est pas moins réelle. Elle exprime en effet des capacités d’innovation et d’adaptation au contexte moderne du développement et a des conséquences sociologiques : les « courtiers locaux du développement » 31 sont devenus une composante des arènes rurales, et ont pris place aux côtés des animateurs comme un nouveau type de médiateurs sociaux.

Détournements et contournements au sein du fonctionnement associatif

Lorsque l’on a recours aux méthodes de l’enquête de terrain socio-anthropologique, on s’aperçoit que le fonctionnement des structures associatives est assez différent, de fait, de ce qui avait été prévu par les concepteurs occidentaux et promu par les animateurs locaux. Les élections sont souvent remplacées par des désignations au consensus ou téléguidées par le chef. Les assemblées générales et les réunions de bureau n’ont pas lieu aux dates prévues, loin

31 Cf. Bierschenk, Chauveau et Olivier de Sardan (eds) (2000).

Olivier de Sardan, Modes de gouvernance locale 17

de là. Les comptes ne sont pas fournis, et la gestion reste opaque. Les fonds accumulés dans la caisse commune sont « empruntés ». Les accusations de détournements sont omniprésentes, mais les responsables présumés ne sont pas punis. Les rivalités villageoises de type factionnel font sans cesse irruption dans le quotidien des associations. Quand le projet ferme ou quand l’appui cesse, les structures s’effondrent.

Nous examinerons trois exemples de ces décalages.

Des caisses intouchables ou « empruntables » ? La monétarisation de la vie quotidienne est aujourd’hui très importante, non seulement pour assurer la subsistance familiale par l’achat de nourriture, mais aussi du fait de l’importance de l’argent dans les échanges sociaux, les dons et contre dons, les cérémonies familiales, les formes de reconnaissance sociale (une partie du stock de mil des ménages, même les plus pauvres, est ainsi vendue après la récolte pour satisfaire à de telles obligations). La circulation monétaire est particulièrement forte, il y a une pression permanente pour la recherche de numéraires, pour des usages indissociablement sociaux et alimentaires : on a même pu parler de « sur-monétarisation ». 32 L’importance des prêts entre particuliers, et le succès massif de toutes les formes de crédit en milieu rural en témoignent. Dans de telles conditions, qu’il y ait de l’argent inutilisé qui dorme dans une caisse collective est une sorte de déni au bon sens, et la tentation de le « faire tourner » malgré tout est particulièrement forte. Ces « dépannages », ces « prêts exceptionnels », cette « rentabilisation des dépôts » sont bien souvent à l’origine des nombreux « trous »constatés dans les caisses des associations. De fait, les accusations de détournement sont omniprésentes et alimentent des soupçons permanents, qui constituent la toile de fond de la gestion de toutes ces structures.

Un bénévolat imposé ou accepté ? Au nom du dévouement à l’intérêt général et de la participation communautaire, les « projets » imposent en général une règle de bénévolat pour les postes dans les bureaux associatifs ou comités de gestion, et pensent que cette règle va de soi, autrement dit qu’elle rencontre l’assentiment des intéressés, qui, il est vrai, semblent dans un premier temps l’accepter sans mot dire. Mais nous n’avons jamais rencontré au cours de nos enquêtes de président ou de trésorier qui ne se plaigne amèrement de cet état de fait et ne revendique pas un salaire (un « intéressement ») ! Il faut en outre savoir que, de façon générale à travers le pays, l’exercice bénévole d’une charge quelconque est perçu comme un tremplin vers un poste rémunéré. 33 Les per diem, désormais systématiquement réclamés ouvertement ou en sourdine par les paysans pour des réunions ou des formations, y compris dans leurs propres villages, sont ainsi une façon de récupérer ce qu’ils estiment leur être dû. 34

Des associations communautaires ou factionnelles ? Alors que dans l’esprit de leurs initiateurs les coopératives ou les comités de gestion doivent représenter l’intérêt collectif et être l’expression de la « communauté », les enquêtes de terrain

32 Cf. Olivier de Sardan (1999 ; 2008a) ; c’est Raynaut (1977) qui a le premier attiré l’attention sur l’importance de la circulation monétaire dans la région de Maradi au Niger. 33 Ainsi, de nombreux bénévoles travaillent dans les centres de santé (manœuvres, secouristes, etc.) dans l’attente d’être embauchés un jour (Jaffré et Olivier de Sardan, 2003). 34 La culture des per diem a été introduite par les « projets », mais ceux-ci ont été attribués aux animateurs, personnels et experts : les paysans estiment donc qu’ils devraient eux aussi avoir « leur part ».

Olivier de Sardan, Modes de gouvernance locale 18

révèlent au contraire un processus larvé de factionnalisation. En fait les villages nigériens, comme la plupart des villages à travers le monde, sont profondément divisés, selon des lignes de partage multiples : premiers occupants versus nouveaux venus ; quartier d’anciens esclaves versus quartier de l’aristocratie ; clan du chef versus clan de l’opposant du chef ; agriculteurs versus éleveurs ; et, bien sûr, clivages entre partis politiques, entre réseaux de clientèle, voire entre « groupes ethniques » (la plupart des villages sont « multi-ethniques »)…

De ce fait, la fréquente mainmise d’une « faction » sur le comité de gestion ou sur la coopérative entraîne inéluctablement l’opposition ou la désaffection de l’autre faction. La structure associative est alors perçue plus comme un dispositif au service d’un groupe particulier (qui a su s’attirer les bonnes grâces d’un « projet ») que comme un bien commun au service de tous.

2.3 Le mode communal de gouvernance locale

Présent depuis longtemps au Sénégal (1973), et implanté plus tard en Côte d’Ivoire, c’est au cours des dernières années que ce mode de gouvernance locale s’est véritablement implanté dans plusieurs pays francophones d’Afrique (Bénin, Burkina Faso, Mali, Niger), à travers des politiques dites de décentralisation, largement impulsées par les partenaires extérieurs, mais recoupant aussi parfois des considérations de politique intérieure (cf. accords de paix avec les rébellions touaregs au Mali et au Niger).

Les modalités de ces réformes de décentralisation ont été assez diverses selon les pays, mais le résultat en a été partout à peu près le même : la mise en place à travers tout le territoire national de conseils municipaux élus, choisissant eux-mêmes un maire en leur sein, administrant des collectivités territoriales dotées de l’autonomie budgétaire, et récupérant diverses compétences autrefois relevant de l’Etat.

Il s’agit, dans les milieux ruraux des pays francophones 35, d’une innovation fondamentale, qui organise des formes inédites de délivrance des biens et services publics, ouvre l’espace local des positions de pouvoir et instaure, à travers les élections communales, une nouvelle forme de redevabilité envers l’ensemble des citoyens.

L’expérience du Niger, même si elle est récente, procure divers enseignements quant au fonctionnement du mode de gouvernance communal, qui peuvent avoir une certaine validité ailleurs.

Les élections et destitutions de maires

Partout, une fois les conseils municipaux élus, la désignation du maire en leur sein a été l’enjeu de sévères batailles. Que ce soit du fait d’alliances mouvantes (parfois très éloignées des alliances nationales) entre les partis pour dégager une majorité, ou du fait de luttes de factions internes au parti dominant localement, il est très rare qu’un maire ait été choisi au consensus.

35 Les grandes villes par contre ont souvent été érigées en communes depuis les années 1960, mais elles ont été dirigées par des maires nommés et non élus (administrateurs délégués).

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Le plus souvent, une fois élus, les maires ont fait l’objet d’une forte permanente contestation interne, qui a abouti à de très nombreuses tentatives de destitution, parfois réussies (il faut deux conditions pour une destitution officielle : que la majorité des conseillers votent la destitution ; que l’autorité de tutelle – préfecture – entérine).

En outre, le gouvernement a pris l’initiative, au nom d’une soudaine politique affichée de lutte contre la corruption, de démettre (et traduire en justice) un certain nombre de maires pour malversations et mauvaise gestion, alors même que le respect des procédures comptables officielles par les maires était rendu impossible du fait du mauvais fonctionnement des services de l’Etat, de la non tenue par l’Etat de ses engagements financiers, et d’un flou réglementaire et juridique important.

Les commissions

Partout les conseils municipaux sont organisés en commissions (entre 2 et 5, le plus souvent) qui permettent de diviser les tâches, et de donner des responsabilités « officielles » à certains conseillers qui n’ont pas été élus maire ou vice-maire. Mais celles-ci ne presque jamais opérationnelles. La principale raison invoquée est le manque de moyens pour les faire fonctionner (autrement dit de per-diem pour les réunir).

Le plan de développement communal (PDC)

Cet outil de planification des investissements et des activités de la commune, largement évoqué dans les formations dont ont bénéficié les élus de la part des projets, est presque une conditionnalité des institutions de développement pour pouvoir faire bénéficier les communes d’investissements et d’aides diverses. Des PDC ont donc été élaboré dans les communes aidée par des bailleurs de fonds, mais seulement dans la mesure où les techniciens d’un projet ou de la préfecture les ont pris en main. Le plan de développement communal, quand il existe, est donc peu approprié par les élus, restés largement extérieurs au processus. On peut en outre se poser des questions sur sa mise en œuvre future. Il reste très largement le produit d’initiatives, de financements et de savoir-faire extérieurs, apparaissant de ce fait comme une conditionnalité pour être soutenu par des bailleurs de fonds.

La formation des élus

Ces formations ont été en fait assez nombreuses, à travers tout le pays, dispensées par les « projets », soit en direction de l’ensemble des conseillers, soit en direction des maires et vices-maires. On ne peut donc parler d’un déficit de formation, si l’on se réfère par là à ces sessions de quelques jours organisées ad-hoc. Mais on peut se poser des questions sur l’efficacité de telles formations, déconnectées de la quotidienneté du fonctionnement d’une mairie.

La trésorerie

La permanence de l’unicité de caisse est un obstacle majeur pour les maires, qui sont normalement tenus verser l’intégralité des recettes auprès de l’agent du Trésor de la

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préfecture, et qui, de même, dépendent de ce dernier pour toutes les dépenses de la commune (sauf pour les anciennes communes urbaines, qui ont des receveurs).

Bien évidemment cette situation incite à des stratégies de « contournement » (comme le fait de garder au niveau de la commune une partie des taxes, afin de couvrir une partie des dépenses sans être obligé de passer par la préfecture), du côté de la préfecture comme du côté des municipalités 36. Ces situations d’informalité, voire d’illégalité, dans le contexte de suspicion généralisée qui caractérise les villages, induisent presque automatiquement des rumeurs de détournement. C’est sur la base entre autres de telles pratiques que le gouvernement a entrepris une campagne de destitution et d’inculpation de maires, les accusant de mauvaise gestion ou de prévarication (alors même que l’Etat n’était pas clair quant aux procédures à suivre, et ne fournissait aucun appui technique en ce domaine aux communes).

L’implantation locale des partis

La décentralisation a été une aubaine pour les partis politiques, à qui d’une part elle permet de s’implanter durablement dans l’intérieur du pays (alors qu’ils n’y jouaient jusque là qu’un rôle très épisodique, lors des seules élections nationales) et à qui elle propose d’autre part des postes « frais », une ouverture du champ politique, autrement dit des opportunités de nouvelles formes de « notabilisation » et de nouvelles récompenses politiques. En effet, jusqu’ici l’arène locale en milieu rural était en quelque sorte limitée aux seules querelles autour de la chefferie ou autour des « comités » des « projets ». On constate que les forces sociales qui investissent la direction des partis (résidants locaux ou ressortissants) sont essentiellement les membres de l’aristocratie locale (chefferies), les commerçants, les fonctionnaires (dans les villes), les retraités, et certains jeunes déscolarisés 37.

Cependant, il ne faudrait pas avoir une approche unitaire ou nationale des partis politiques. Nous avons en effet découvert un jeu politique local particulièrement complexe, et fort éloigné des stratégies des états-majors de la capitale. Fréquemment les appartenances partisanes, les renversements d’alliance et le nomadisme politique renvoient à des conflits purement locaux, et à des rivalités factionnelles explicables par des conflits anciens ou des querelles de personnes.

Plus souvent qu’on ne croit, les structures nationales des partis sont « manipulées » par les notables locaux (un peu comme les « projets de développement » le sont), qui « se servent des partis » pour promouvoir leurs intérêts personnels, ou renforcer leurs propres réseaux de clientèle, ou simplement bénéficier de rentes ou avantages pécuniaires.

Le jeu politique entre partis est en outre systématiquement réinvesti par diverses contradictions locales (entre autochtones et nouveaux venus, entre chefferie et opposants à la chefferie, entre aristocrates et dépendants, entre villages antagonistes, etc…).

36 Tout le monde « régularise » après coup : le préfet qui effectue des dépenses sur le budget des communes et donne des ordres au receveur sans l’autorisation du maire, et le maire qui garde des recettes pour effectuer lui-même des dépenses sans passer par le receveur. 37 Cf. Mohamadou (2007): à partir des résultats du programme « Veille sociologique » du LASDEL, il semble que les aristocrates contrôleraient plutôt les grands partis, alors que les petits commerçants locaux seraient à la tête des petits partis.

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Le cas le plus fréquent est qu’un leader local ou un chef d’une faction d’un parti, mécontent de l’attitude du parti envers lui (du fait des responsables locaux ou nationaux, qui, le plus souvent, lui ont refusé un poste ou ont soutenu un adversaire), quitte son parti avec armes et bagages (c’est-à-dire avec tous ses parents, amis, clients et sympathisants) pour un parti concurrent.

Autrement dit, la force locale des partis, accrue par la décentralisation, doit être relativisée par trois phénomènes complémentaires : le clientélisme, la transhumance, et le factionnalisme. Nombre d’électeurs suivent en fait un notable local, et accordent moins leur voix à tel ou tel parti qu’à tel ou tel « patron » politique. Le patronage politique est un phénomène complexe, qui associe en des proportions variables : (a) la distribution de faveurs, d’avantages, de billets et de cadeaux par l’« homme du terroir » (ce que l’on peut parfois interpréter comme de l’ « achat de votes ») ; (b) le mécénat ou l’interventionnisme d’intérêt public (obtenir une infrastructure pour le village, ou la financer, faire venir un « projet ») ; et (c) la détention d’un capital social et symbolique local (renommée, filiation, réseau…). En fait le clientélisme va de pair avec la transhumance, c’est-à-dire la capacité d’un notable local à changer de parti avec sa clientèle, en fonction de ses intérêts, de ses négociations ou de ses désaccords avec les états-majors régionaux ou nationaux.

D’autre part le succès d’un parti ne signifie en rien une majorité paisible. Chaque parti est en effet déchiré par des luttes personnelles, qui, conjugués au clientélisme, vont produire un factionnalisme exacerbé. Ainsi, au sein du conseil communal, les conseillers écartés du poste de maire ne sont pas tendres pour leur concurrent victorieux, le maire actuel, ce qui montre l’ampleur des rivalités internes à un parti. D’une certaine façon, au sein d’un parti dominant, le « factionnalisme local » est la règle, et s’exprime par des formes de rivalités, de coups bas, de trahisons, de soupçons, de dénigrements, assez analogues à celles que l’on rencontre au sein de l’aristocratie (par rapport à la lutte pour la chefferie). La persistance de violentes rivalités internes (ou de proximité) est sans doute une dimension de la « culture politique locale » (cf. infra, conclusion) toute aussi importante que la recherche d’un consensus. De même qu’un chef de canton, élu à vie, aura en face de lui un opposant à vie, son concurrent malheureux, qui est par ailleurs son cousin ou son neveu, de même le maire aura tout au long de sa mandature un opposant résolu (voire plusieurs), pourtant issu du même parti que lui, mais qui n’a pu obtenir le poste, et ne lui fera aucun cadeau. Ceci explique le grand nombre de maires destitués par leurs conseils municipaux, qui les avaient pourtant élus, suite à des luttes de faction internes au parti dominant et à des renversements d’alliances locales, et le plus grand nombre encore de tentatives de destitution n’ayant pas abouti.

La rente électorale

Dans les représentations des acteurs, sur tous les sites, les élections sont perçues comme une occasion de « manger » pour les électeurs, autrement dit comme une « rente » dont il convient de profiter autant que possible. A la différence de la « rente du développement », qui est permanente (bien que rythmée par le temps propre des projets), la rente électorale est épisodique, sporadique.

Ce que qu’on appelle parfois la « corruption électorale » est ainsi devenu un élément central du paysage politique, et la décentralisation a certainement accentué et « démocratisé » ce

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phénomène. L’élargissement du périmètre électoral avec les élections locales généralisées permet une plus grande fréquence des opportunités de captation de la rente électorale, une multiplication des occasions d’y participer. Mais il ne s’agit pas que de « corruption », d’ « achats de conscience » ou d’achats de votes, et de mécanismes informels ou illégaux 38. Des procédures publiques et légales concourent aussi aux mécanismes redistributifs de la rente électorale. Par exemple, un élément de jonction entre la rente du développement et la rente électorale est la « culture des per-diems » (ou les « motivations »39). Introduits par les projets de développement, per-diems et motivations sont désormais devenu un élément de la culture locale (les paysans revendiquent désormais des per-diems pour les formations les concernant ayant lieu dans leur village), et figurent en bonne place parmi les moyens de s’approprier la rente électorale (per-diems pour les militants, « motivations » pour les meetings, per-diems pour les principaux membres des bureaux de vote…).

Le poids des ressortissants

En ouvrant l’arène politique locale, la décentralisation l’ouvre en particulier aux ressortissants (originaires de la région, et installés dans des grandes villes, à la capitale ou à l’étranger), qui, jusqu’ici, n’étaient pour la plupart guère concernés par les querelles de chefferie (sauf quelques aristocrates), ou ne pouvaient par définition animer les comités liés aux projets (réservés aux producteurs locaux). Ces ressortissants restaient donc extérieurs aux principaux modes de gouvernance locale en présence. Ceux d’entre eux qui gardaient un lien avec la région d’origine se limitaient à des actions épisodiques de mécénat (construction d’une mosquée, réfection d’un forage, aides ponctuelles, etc.): soit individuellement ; soit par le biais de cotisations ad-hoc ; soit, plus rarement, à travers une « association de ressortissants ». Les élections nationales en mobilisaient certains, la plupart pour une apparition ponctuelle dans les campagnes électorales, et seulement quelques uns comme candidats à la députation. Ces ressortissants appartiennent à deux grandes catégories (certains cumulant les deux) : les cadres d’un côté (fonctionnaires) ; les commerçants de l’autre (installés dans les grandes villes, mais souvent aussi dans les pays voisins).

Nombreux sont ceux qui se sont investis désormais dans les élections locales, amplifiant ainsi un mouvement déjà esquissé de « retour au pays » (ce retour est parfois personnel et permanent, en particulier pour les fonctionnaires proches de la retraite 40 ; le plus souvent, il est épisodique, sur un mode absentéiste, et passe par des clients, parents ou dépendants habitant sur place).

Cet investissement récent des ressortissants dans l’arène locale s’est essentiellement fait par le truchement des partis politiques, dans la mesure où ceux-ci étaient la seule voie d’accès à d’éventuels postes de conseiller ou de maire. Ceci a encore compliqué le jeu politique (cf. ci-

38 Il faut évidemment faire attention aux jugements normatifs qu’implique l’utilisation d’un tel vocabulaire. L’avantage de la métaphore de la « rente » est qu’elle est moins saturée de jugements de valeur. 39 Ce terme désigne aujourd’hui dans le langage populaire toutes les formes de primes. 40 Rappelons que celle-ci intervient tôt (entre 55 et 60 ans), et que la plupart des retraités n’ont pas de pension, mais un pécule lors de leur départ : ces deux faits influent certainement sur ce « retour au pays ».

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dessus) en introduisant certaines contradictions entre ressortissants et notables du cru au sein des sections locales (ou entre sections locales et états-majors). Par ailleurs, la venue des ressortissants pour les campagnes locales a plutôt accentué les phénomènes de corruption électorale et d’achats de vote.

Un certain nombre de ressortissants ont accédé aux fonctions de maire. La catégorie des « maires absentéistes » 41 est donc devenue fournie, ce qui pose de nombreux problèmes pour le fonctionnement des communes (d’autant que souvent les vice-maires sont aussi des ressortissants absentéistes).

Le privilégisme et la privatisation informelle

Il n’est guère surprenant de constater que les nouvelles communes tendent à reproduire les mécanismes qui caractérisent la gouvernance publique du haut en bas de l’Etat 42. C’est le contraire qui aurait été étonnant. L’extension maximale des privilèges liés à une fonction semble donc être en vigueur, comme on l’a vu ci-dessus avec le montant des primes accordées aux maires. La création du Haut-conseil des collectivités locales va dans le même sens, avec les avantages considérables accordés à ses instances dirigeantes.

Quant à la « privatisation informelle » (autrement dit les formes banalisées de corruption quotidienne)43 il est encore trop tôt pour en dresser un bilan à l’échelle communale. Ce qui est sûr, c’est que, à tort ou à raison, les conversations, sur la plupart de nos sites, vont déjà bon train. Pour certains, la décentralisation est d’abord une décentralisation de la corruption. Comme dans les comités de gestion, les preuves de malversation avérée sont difficiles à réunir, mais les soupçons et accusations sont permanents. Autrement dit, dès leurs premiers mois à la tête des communes, de nombreux maires, ou leurs adjoints si ceux-ci étaient actifs, ont été la cible de rumeurs de mauvaise gestion, fondées ou non, souvent sur la base d’une gestion informelle et opaque. Mais, là encore comme dans les comités de gestion, il n’est jamais donné de suite pénale à une affaire, même si elle semble avérée. La reconnaissance de la faute, voire le remboursement, suffisent, et on évite les sanctions économiques ou juridiques. Par contre ces affaires sont largement utilisées politiquement, par exemple, comme cela a été dit, pour tenter de destituer le présumé fautif : comme dans les comités de gestion, les accusations ou rumeurs de mauvaise gestion sont au fondement de manœuvres d’opposants (souvent internes) pour déstabiliser les responsables, voire pour les démettre et les remplacer.

2.4 Les autres modes de gouvernance locale

Nous passerons maintenant en revue beaucoup plus rapidement les cinq autres modes de gouvernance locale.

41 Il faut remarquer que l’exemple existait déjà en milieu rural du coté de la chefferie. Du fait de l’investissement croissant des ressortissants d’origine aristocratique (cadres, mais aussi commerçants) dans la « quête de la chefferie », de plus en plus de chefs de canton et de village résident de fait à la capitale, et sont donc « absentéistes », laissant à un petit frère ou un cousin au village le soin de gérer la chefferie au quotidien à leur place et en leur nom… 42 Cf. Olivier de Sardan (2004). 43 Cf. Blundo & Olivier de Sardan (2007).

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Le mode projectal de gouvernance locale

Le terme « projet » est passé dans les langues locales (porze en zarma) pour désigner l’ensemble des formes d’aides au développement présentes à l’échelle locale, quels qu’en soient les opérateurs (nationaux ou internationaux).

Si le mode projectal suscite, alimente et finance le mode associatif décrit plus haut, qui en est à divers égards une émanation ou un prolongement, il a aussi son autonomie propre et existe sur le terrain sous formes d’enclaves ou comme structure faîtière d’animation, de formation ou de supervision.

En un sens le mode projectal de gouvernance locale se situe dans le même espace politique et gestionnaire que le mode étatique de gouvernance locale et il remplit certaines de ses fonctions, que ce soit à sa place, en concurrence avec lui ou en complément. Mais contrairement à ce dernier, caractérisé par son dénuement, il représente au contraire des oasis de prospérité qui suscitent l’envie de tous les agents publics, dont l’ambition est d’être recrutés par un projet ou, sinon, financés par lui.

Le mode projectal est organisé autour d’une logistique sophistiquée et fonctionnelle, en décalage avec l’environnement administratif et social. Infrastructure bureautique, réseau informatique, moyens de déplacement (4x4, maintenance, essence), frais de mission et de fonctionnement, personnels formés et bien rétribués, il représente une sorte de mutualisation de privilèges bureaucratiques spectaculaires, financés par une institution du Nord conformément à des procédures administratives et comptables extra-territoriales, au service de missions « développementistes ». Un projet de développement est à la fois une agence de financement subventionnant divers opérateurs locaux (en particulier les associations locales qu’il a souvent lui-même créées) et une agence d’exécution, assurant la fourniture directe ou indirecte de certains biens et services.

Les cadres, autrefois pour l’essentiel expatriés, sont de plus en plus nationaux, en général issus des meilleurs éléments de la fonction publique (selon une « fuite des cerveaux » interne devenue systématique).

Les projets recourent aussi à des cohortes d’« animateurs » salariés, recrutés localement, présents dans tout le pays 44, agissant à l’interface entre la « configuration développementiste » 45, et les populations locales, qui sont chargés de promouvoir les structures associatives, de « sensibiliser » les populations, d’appuyer les bureaux et comités villageois, et de former les acteurs locaux à ce nouveau jeu institutionnel, à son idéologie démocratique et à ses mécanismes procéduraux.

Les projets sont par définition des structures provisoires, censées créer les conditions de leur propre disparition : autrement dit, de permettre que les biens et services qu’ils délivrent soient progressivement délivrés par des acteurs locaux. Bien évidemment, ils tendent à se perpétuer

44 Il n’est pas de village où ils ne soient désormais repérés et connus, au point qu’ils sont souvent identifiés à leurs motos tous terrains, devenues l’emblème de leur identité professionnelle aux yeux des paysans. 45 Olivier de Sardan (1995).

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le plus longtemps possible, quitte à prendre d’autres formes. Bien évidemment aussi, la disparition d’un projet entraine en général la disparition des biens et services qu’il fournissait.

Suite à la déclaration de Paris, le passage à l’aide sectorielle, puis à l’aide budgétaire, n’a pas pour autant supprimé les projets, surtout au niveau local, mais les modalités en ont peu à peu changé. Parmi ces transformations récentes, on notera : (a) une plus grande présence sur le terrain des ONG du Nord ou des pays arabes, qu’elles soient développementistes ou humanitaires, ainsi que des collectivités du Nord (coopération décentralisée), par rapport aux grandes agences bi-latérales et aux « grands projets » d’antan; (b) une plus grande sous- traitance par des ONG nationales ; (c) un appui grandissant des projets à l’Etat local et, surtout, aux communes.

Le mode étatique de gouvernance locale

Sous la colonisation, qui a construit l’Etat moderne en Afrique (sous une forme particulièrement dérogatoire, en particulier marquée par le régime de l’indigénat), la présence de l’Etat au niveau local était symbolisée par le personnage du « commandant de cercle », et les personnels auxiliaires à son service. Leur mode de gouvernance était fondamentalement de type despotique. La sécurité (politique et militaire) et les prélèvements fiscaux ou humains (travail forcé, conscription) étaient des tâches prioritaires, mais avec une forte marge de manoeuvre, laissant place en particulier à de nombreux privilèges, comme au recours à des intermédiaires et courtiers locaux divers 46. Même la délivrance d’un bien public aussi important que la sécurité alimentaire était assurée de façon despotique, sous la forme des greniers de réserve obligatoires.

Les administrateurs, préfets et sous-préfets ont pris le relais aux indépendances, en reproduisant bien souvent le même mode de gouvernance despotique. Parallèlement, on a assisté à l’implantation progressive à l’intérieur du pays des services techniques de l’Etat (au niveau des petites villes rurales) : santé, éducation, agriculture, élevage, hydraulique, etc…

Le mode étatique de gouvernance locale recouvre donc à peu près ce que nous avons ailleurs appelé l’« Etat local » 47 , à savoir les services de l’Etat déconcentrés, autrement dit les segments de l’Etat présents à l’intérieur du pays.

Avec la décentralisation et la démocratisation, une reconversion importante du mode étatique de gouvernance locale s’est opérée, au cours des dernières années. D’un côté, l’administration dite (significativement) de « commandement » a dû rompre avec les principales caractéristique du despotisme ancien, pour se transformer, au moins officiellement, en administration de soutien aux communes et de tutelle de celles-ci. La phase actuelle est de ce fait marquée par de nombreuses frictions entre les communes et les préfets ou gouverneurs : ces derniers sont soucieux de garder certaines de leurs prérogatives, et entendent assurer la prééminence de la branche politique de l’Etat local sur les maires. Les services techniques

46 Le privilégisme et l’intermédiation font partie de ces normes pratiques encore aujourd’hui en vigueur dans l’administration qui datent de la colonisation. Cf. Olivier de Sardan (2004). 47 Ce terme a été utilisé par le LASDEL depuis 1999, entre autres dans son programme scientifique. Il a depuis été repris entre autres par le département d’Afrique de l’Ouest de la coopération suisse ou par Ace-Recit au Burkina Faso.

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déconcentrés, quant à eux, en plein dénuement dans leur fonctionnement ordinaire, tentent de se reconvertir dans l’appui technique aux collectivités locales, avec le soutien des partenaires étrangers.

Il faut par ailleurs distinguer nettement la situation dans les villes rurales et dans les villages.

Les villes rurales Les villes rurales sont l’espace par excellence de l’Etat local (préfecture et services techniques). L’Etat a été au cœur du processus de développement urbain dans l’intérieur du pays. Les bourgs administratifs en voie d’urbanisation, malgré leur caractère encore très rural, sont eux aussi de pures créations étatiques, l’habitat spontané et les commerces s’étant avant tout greffés sur une école, puis sur un poste administratif ou une sous-préfecture, longtemps sommaires.

Mais la principale caractéristique de l’Etat local est sans doute que les fonctionnaires affectés dans ces villes (cadres de commandement, administrateurs, services techniques) ne le sont que pour peu de temps : ils sont simplement de passage. De ce fait, on considère souvent qu’ils sont là pour s’enrichir au plus vite avant de repartir ailleurs, sauf s’ils ont un projet de vie local (familial ou politique).

Cet Etat local « rurbain » se caractérise par :

des fonctionnaires à la fois en nombre dérisoire, mais dont la plupart sont oisifs, et improductifs, à part quelques uns qui sont inversement débordés ; une politisation systématique, qui accorde presque toujours la primauté aux décisions politiques sur les choix techniques, aux nominations partisanes sur la promotion des compétences ; une absence dramatique de moyens de fonctionnement, qui auraient dû être fournis par les filières étatiques normales, et ne le sont pas un désengagement quasi total de l’Etat de ses fonctions d’investissement et de réalisation d’infrastructures ; une place très importante prise par les « projets » (quand il y en a), de qui dépendent désormais tant la possibilité pour un service de fonctionner (s’il est connecté à un projet) que la réalisation d’infrastructures (seuls les projets en construisent), mais tout ceci pour une durée limitée (celle d’un projet) et de façon aléatoire (bénéficier d’un projet est une chance, et s’apparente à une loterie).

Les villages Dans les communes rurales (cantons et groupements), l’Etat était pour l’essentiel absent, et la création de la commune constitue paradoxalement une forme de construction locale de l’Etat, sous la forme de la mairie, et du conseil communal, et des agents municipaux. Le rapport de la mairie avec la préfecture (en ville) est par ailleurs fondamental : c’est de la préfecture que le maire d’une commune rurale peut espérer des mises à dispositions de personnels, le versement d’une subvention, la validation des décisions du conseil municipal, et c’est la préfecture qui gère les fonds de la commune (cf. unicité de caisse).

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Certes, le prestige du préfet, qui bénéficie encore parfois, mais de moins en moins, de l’appellation populaire de « commandant » héritée de la colonisation, a considérablement diminué, pour diverses raisons évoquées ci-dessus: les capacités d’intrigues au niveau national des notables politiques locaux ; la forte politisation de l’administration ; la démocratisation de la vie politique ; la place que les projets ont pris aux dépens de l’Etat. De plus, d’autres acteurs locaux, officiellement sous ses ordres, comme certains chefs de canton ou de groupement (et, aujourd’hui, certains maires), peuvent, du fait de leur entregent et de leurs relations directes avec la capitale, avoir le dessus sur lui. Mais la tutelle qu’il exerce sur les communes peut d’une certaine façon lui procurer une nouvelle autorité.

Une source potentielle de conflit devrait être les marchés publics. Leur attribution reste actuellement une prérogative du département, à travers la commission départementale des marchés publics.

Du côté des services techniques déconcentrés, qui restent placés sous l’autorité des préfets, de profonds changements interviennent dans leurs rapports avec les communes, mais le plus souvent du fait de l’intervention des projets. En effet, ils deviennent de plus en plus prestataires de services pour les communes (comme ils l’étaient déjà devenus parfois pour les projets), sur financements de bailleurs de fonds souhaitant appuyer les communes. Autrement dit, les services techniques de l’Etat délivrent désormais de l’expertise privée marchande aux communes

Le mode mécénal de gouvernance locale

Le rôle du mécénat a été largement sous-estimé et sous-étudié en Afrique. Pourtant, Bierschenk (2006: 551) montre clairement, à propos de Parakou au Bénin – mais ceci est tout aussi vrai au Niger, et dans bien d’autres pays –, que la « logique du mécénat » (the logic of sponsorship) est au cœur de la vie politique locale (et nationale). On pourrait en dire autant pour certains services publics ou collectifs, régulièrement délivrés par le moyen du mécénat : la construction ou la réparation d’infrastructures (édifices religieux, hydraulique villageoise, bâtiments scolaires ou sanitaires), le paiement d’impôts à l’Etat ou à la commune ou de quote-parts exigées par les projets, l’aide alimentaire en cas de disette, en sont les principales formes.

Les acteurs sociaux susceptibles de jouer le rôle de mécènes sont variés. A côté du modèle du commerçant enrichi établi en ville, ou dans un pays de la côte (El Hadj souvent analphabète), d’autres modèles coexistent : le politicien originaire du terroir, ou le cadre de la fonction publique. Les migrants temporaires ou permanents peuvent aussi mener des actions de mécénat. Même si le mécène a un pied-à-terre dans le village ou le bourg d’origine, il réside très généralement à l’extérieur, et ses actions de mécénat sont un moyen pour lui d’avoir une insertion forte dans l’arène locale (soit pour y jouer lui-même un rôle, soit pour y « placer » des dépendants ou des clients).

Le mode religieux de gouvernance locale

La délivrance de biens et services publics ou collectifs par des institutions religieuses peut sembler proche parfois du mode mécénal, et parfois du mode associatif, mais elle prend cependant des formes spécifiques, qui permettent sans doute de parler d’un mode religieux de

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gouvernance locale. Cependant, la diversité de ces institutions religieuses, non seulement selon les grandes religions (catholicisme, protestantisme, Islam), mais aussi à l’intérieur des grandes religions (églises protestantes diverses, mouvement charismatique, confréries islamiques), ou à leur périphérie (églises syncrétiques et prophétiques, sectes) oblige à se demander si une telle diversité peut malgré tout permettre de dégager des points communs au- delà de l’arrière plan religieux.

La réponse est à notre avis « oui » ! On peut citer par exemple l’action sociale, très spécifique de ce mode de gouvernance, en tant que prolongation sociétale et collective de la charité exigée des fidèles, qui se décline sous les formes privilégiées de services sociaux (éducation, santé), ou d’interventions humanitaires. La capacité de mobiliser des réseaux extérieurs à la communauté locale, nationaux ou internationaux, est aussi une composante du mode religieux de gouvernance locale. Le rôle de dirigeants charismatiques, adossé à une légitimité religieuse, est à souligner.

Le mode marchand de gouvernance locale

Autant les privatisations de certains réseaux nationaux au profit d’entreprises multinationales relèvent de politiques néo-libérales internationales, autant le recours, au niveau local, à des opérateurs privés pour délivrer des biens et services publics ou collectifs renvoie le plus souvent à d’autres types de logiques. Comme les modes mécénal et religieux de gouvernance locale, le mode marchand est un agrégat de pratiques diverses d’acteurs hétérogènes. Toutes ont en commun de se mouler dans le schéma de l’échange marchand, largement répandu dans la vie quotidienne. Les biens et services collectifs sont alors des prestations payantes, donnant lieu à rémunération et à bénéfice.

On pourrait certes considérer que, dès lors qu’il s’agit d’échanges marchands, la logique de la privatisation est contradictoire avec une approche en termes de biens et services publics. Rien n’est moins sûr. De même que les mécènes ou le secteur associatif jouent un rôle d’action publique, de même certains opérateurs privés jouent un rôle analogue. La décentralisation et la pression des bailleurs de fonds ont ouvert toute une gamme de délivrance marchande de biens et services sous la responsabilité des communes : mises en régie, délégations de service public, concessions.

Le mode marchand de gouvernance locale ne doit pas être confondu, à cet égard, avec les privatisations de réseaux publics dans les grandes villes, qui relèvent, elles, de politiques nationales d’ouverture des marchés de l’eau, de l’électricité ou du téléphone à des grands groupes internationaux 48.

3 Une extension comparative de l’analyse des modes de gouvernance locale ?

Nous avons décrit dans la seconde partie les huit modes de gouvernance locale qui nous semblaient englober l’essentiel de la délivrance de biens et services publics au Niger, et dont

48 Cf. Jaglin (2005).

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nos expériences d’enquêtes dans d’autres pays de la région nous font penser que, pour l’essentiel, ils se retrouvent dans les autres pays francophone d’Afrique de l’Ouest.

Pour permettre une analyse comparative plus fine, non seulement vers ces pays, mais aussi vers les pays anglophones dont l’histoire coloniale et post-coloniale est quelque peu différente, nous proposons la série de tableaux ci-dessus, à compléter ou à modifier à volonté.

Un même bien ou service est le plus souvent délivré, de façon complémentaire ou concurrentielle, par divers modes49. Ces biens ou services s’adressent à des publics plus ou moins spécifiques, mais il nous a semblé trop complexe de préciser dans une colonne particulière l’extension et la nature de ces publics. Chaque mode délivre une gamme plus moins étendue de biens de services, et peut être plus ou moins spécialisé, en délivrant tendanciellement certains biens et services publics ou collectifs spécifiques (d’où une colonne ad hoc).

Ces modes coexistent en général dans les mêmes espaces politiques, dans les mêmes arènes locales. Ils ne sont cependant pas tous présents partout, et encore moins présents avec la même intensité ou la même densité, selon les niveaux administratifs ou les régions : le mode étatique est implanté pour l’essentiel au niveau des chefs-lieux des collectivités territoriales, le mode projectal est très variable dans l’espace et dans le temps, les villages restent largement à l’écart du mode communal, etc.

Certains de ces modes sont d’origine relativement ancienne (le mode chefferial remonte à l’époque coloniale, le mode mécénal parfois plus avant encore, comme certaines formes du mode religieux) mais ils ont beaucoup changé au fil des années, et en particulier depuis les indépendances. D’autres sont des innovations récentes (le mode projectal ou le mode communal). Tous prennent des formes différentes selon les contextes (d’où une colonne « transformations et variantes »).

Ces modes, bien que proches des données nigériennes, sont de nature « idéal-typique ». Ceci a deux conséquences :

Dans les faits, ils se recoupent et s’interpénètrent parfois, ou même souvent : un chef, un maire, un prophète ou un préfet peuvent aussi faire du mécénat; les changements de rôles, ou le cumul des fonctions, ne sont pas rares. Chacun, par ailleurs, est traversé de fortes diversités internes : un chef de village peut être un simple paysan sans moyens et sans audience, ce qui n’est jamais le cas des chefs de canton…

La nature des normes qui les régulent officiellement ou publiquement (normes officielles et normes sociales) et leurs écarts avec les normes pratiques doivent aussi être pris en compte. Les modes étatiques, communal, projectal, et associatif sont enserrés dans un vaste réseau de normes et de procédures formelles écrites, alors que les modes mécénal, marchand, chefferial et religieux relèvent surtout de normes sociales (même si divers textes légaux encadrent plus

49 Cf. Blundo (2009).

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ou moins leurs activités). Les modalités du « jeu » entre normes officielles et normes pratiques en sont donc assez différentes 50.

3.1 Variables explicatives et variables contextuelles

Il s’agit aussi de progresser, par cette mise en tableau expérimentale, vers la recherche de variables pertinentes en ce qui concerne la plus ou moins grande qualité des biens et services délivrés (ou des developmental outcomes) 51.

Aucun de ces modes n’est une « variable » par elle-même. Ce point nous semble très important. Il faut en effet, pour chaque mode, chercher les variables indépendantes susceptibles d’expliquer l’existence ou non en son sein de developmental outcomes. Nous n’en sommes pas encore là, et, plus prudemment, nous avons inséré une colonne « Facteurs éventuels d’une amélioration de la qualité des services fournis » pour chaque mode. Ces facteurs éventuels sont très provisoires, et ne sont rien d’autre que des pistes éventuelles pour rechercher des variables explicatives.

Mais il existe d’autres variables qu’il nous faudra prendre en compte dans le choix des sites, que nous appellerons variables contextuelles : il nous semble impossible de les considérer comme explicatives, mais elles peuvent être utiles dans une perspective comparative, soit pour homogénéiser autant que possible les sites, soit au contraire pour les diversifier.

Prenons par exemple la présence de l’Islam. On peut décider de ne prendre que des sites musulmans à travers l’Afrique, pour permettre un comparatisme interne à cette variable contextuelle. On peut aussi (ce serait sans doute plus réaliste) prendre par exemple une moitié de sites musulmans et une moitié de sites chrétiens, pour avoir des sites plus variés au niveau religieux. Mais dans tous les cas, il serait absurde (et dangereux) de considérer que l’Islam ou le christianisme sont des variables explicatives, qui peuvent par elles-mêmes déterminer ou non le succès des leaders locaux !

Il en est de même du caractère urbain ou rural des sites, de leur plus ou moins grande homogénéité ethnique, sociale ou professionnelle, de leur isolement ou au contraire de leur désenclavement, ou encore de l’importance des ressources économiques locales. On peut ainsi proposer la liste suivante :

Homogénéité ou diversité du peuplement Homogénéité ou diversité religieuse Religion (confrérie, secte, etc…) dominante Plus ou moins grande stratification sociale Enclavement ou désenclavement Ressources économiques locales plus ou moins importantes Tensions foncières Plus ou moins grande présence de l’Etat

50 Cf. Olivier de Sardan (2008b). 51 Cette perspective d’aide à l’action publique est propre au programme APPP, dans le cadre duquel ce texte a été rédigé.

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Distinguer ces deux types de variables nous semble extrêmement important.

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Modes Acteurs Biens délivrés Exemples de Redevabilité Facteurs Transformations locaux de stratégiques normes (accountability) éventuels historiques et gouvernance (institutions) pratiques d’une grandes variantes amélioration géographiques de la qualité des services fournis Chefferial Chefs de Arbitrages, justice vénale Officielle : Personnalité Création canton et conciliations, accaparements Ministère de du coloniale groupements justice de fonciers l’intérieur responsable (chefferie Home chiefs proximité prélèvements Pratique : (dont : son administrative) Town chiefs Organisations illicites Aristocratie investissement avec récupération de certaines conflits locale ; religieux ou de légitimités pré- actions internes forts réputation (maa) éthique coloniales plus ou collectives (cf. (baabizey) personnel, sa moins réelles ; opérations de contrôle biographie, différences nettoyage) indirect des etc…) relatives Régulations infrastructures Légitimité colonisation foncières (gestion par locale (pré- anglaise/française Intermédiation parents et coloniale, Souvent attaquée avec Etat dépendants) coloniale , ou marginalisée Intermédiation accès et post- aux avec projets de interventions coloniale) indépendances développement directes Présence d’un (pas partout) (parfois) auprès des conseil de Résurgence Représentation hauts notables ou symbolique extérieure responsables d’anciens récente et intérêt communauté étatiques Capital PTF nouveau Représentation scolaire Appartenance locale de l’Etat Capital aujourd’hui des Aide sociale économique chefs à la Accueil Réseaux bourgeoisie étrangers sociaux et d’Etat Fiscalité : politiques perception Fonctions impôt 52 ( ??) antérieures Protection Nature de magico- l’opposition religieuse de la interne à communauté l’aristocratie (baabizey) Age

52 La fiscalité est-elle un bien ou un service public ou collectif ?

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Modes Acteurs Biens délivrés Exemples Redevabilité Facteurs Transformations locaux de stratégiques de normes (accountability) éventuels historiques et gouvernance (institutions) pratiques d’une grandes variantes amélioration géographiques de la qualité des services fournis Etatique Gouverneurs, Justice Privilégisme Officielle : Personnalité Autrefois = préfets, sous- Sécurité Privatisation Ministères du responsable fondamentalement préfets, district Services informelle Pratique : partis (dont : son despotique (y officers sociaux (santé, Engagement politiques ; investissement compris après Services éducation, pour un parti citoyens et religieux ou indépendance) techniques eau) Recherche usagers ; éthique Perte d’autorité Implantation d’embauche conseils personnel, sa progressive et gestion par les communaux biographie, récente de infrastructures projets etc…) l’administration (public goods Missions et Formation de ou club goods) vacations professionnelle commandement Aide sociale pour les (ENA ou non) (pas partout) Protection projets Appartenance Reconversion (et environnement Financement de parti semi- Représentation de Fonctions privatisation) des locale de spécialistes antérieures services technique l’Etat occultes 53 Nature du comme « appui », Gestion des poste et type sous influence conflits de service PTF Comptabilité délivré et caisses Plus ou moins publiques grande marge (Trésor) de manoeuvre locale Pression hiérarchique Réseaux sociaux Statut social et genre

53 Dit parfois « service public immatériel » !!

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Modes Acteurs Biens délivrés Exemples de Redevabilité Facteurs Transformations locaux de stratégiques normes (accountability) éventuels historiques et gouvernance (institutions) pratiques d’une grandes variantes amélioration géographiques de la qualité des services fournis Communal Conseils Etat-civil Privilégisme Officielle : Personnalité Récent du côté municipaux Intermédiation Maires électeurs ; du responsable francophone (sauf Maires avec Etat absentéistes conseil (dont : son Sénégal et Local Intermédiation Importance des municipal investissement communes councils avec agences tentatives de Pratique : partis religieux ou urbaines gérées par de destitution politiques et éthique des administrateurs développement Financement commerçants ; personnel, sa civils), liées à Régulations sur budget chefferie biographie, réformes de foncières communal des (parfois) etc…) décentralisation ; Représentation missions et Statut social plus ancien côté communauté interventions NB : Cas des Richesse anglophone Aide sociale de l’Etat destitutions de Formation Non soutien réel Gestion Délégation des maires au professionnelle Etat conflits investissements Niger ; elles Appartenance Intérêt croissant Sécurité aux projets sont politique des PTF Gestion des Marchés significatives Réseaux Règles du jeu infrastructures comme des sociaux introduites d’en Fiscalité : ressource redevabilités Relations avec haut, ou de perceptions principale « réelles » ; la tutelle l’extérieur taxes Reconnaissance elles sont Capacité honorifique des demandées : d’animation et chefs - par le conseil d’organisation Financement de - par la tutelle Homogénéité spécialistes - par les partis politique du occultes - ou opérées conseil Budgets fictifs par les communal ou élections du parti dominant (luttes factionnelles) et relations maire- conseillers Importance et nature des infrastructures communales Rôle et formation personnel communal (SG)

Présence d’un mouvement citoyen ou social local Nature de l’opposition Liens avec des

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PTF, ONG, coopération décentralisée, etc…

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Modes locaux Acteurs Biens délivrés Exemples de Redevabilité Facteurs Transformations de stratégiques normes pratiques (accountability) éventuels d’une historiques et gouvernance (institutions) amélioration de grandes la qualité des variantes services fournis géographiques Projectal 54 Agences de Infrastructures Fiction du Officielle : Stratégies Consécutif aux développe- Ingéniérie partenariat contribuables du institutionnelles indépendances ; ment institutionnell proclamé Nord, Poids dimension ONG du Nord e et formation (injonctions et souscripteurs du économique « participative » ONG (cf. ONG conditionnalités) Nord, conseils Procédures de récente (d’où nationales locales et Méfiance envers d’administrations financement connexion avec associations) les structures au Nord ; Etat Présence à plus le mode Financements locales national ou moins long associatif) divers (micro- Oasis de Pratique : terme Reste encore crédits, etc.) privilèges professionnels du Dispositifs présent même Nombreux développement opérationnels après l’aide malentendus (cf. maîtrise de la sur le terrain sectorielle et réciproques avec langue officielle l’aide les acteurs locaux des institutions de budgétaire Pressions développement) ; Coexistence régionalistes audits comptables d’interventions « cour- circuitant » l’Etat local et d’interventions appuyant l’Etat local

54 Néologisme issu de « projets de développement », largement connus dans les langues nigériennes sous le nom de « porze »

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Modes locaux Acteurs Biens délivrés Exemples de Redevabilité Facteurs Transformations de stratégiques normes (accountability) éventuels d’une historiques et gouvernance (institutions) pratiques amélioration de grandes variantes la qualité des géographiques services fournis Associatif Comités de Intermédiation Apprentissage Officielle : Personnalité du Apparu avec les gestions avec agences de langage et adhérents, responsable projets et agences Bureaux développement procédures du usagers (dont : son de développement Associations Gestion Nord Pratique : investissement Nouvelles règles Coopératives infrastructures Non respect projets de religieux ou du jeu introduites ONG locales (public goods procédures développement éthique par PTF Groupements ou club goods) Accaparement (maîtrise de la personnel, sa « Affirmative Ressortissants Services factionnel langue officielle biographie, action » imposée sociaux (santé, Perspectives des institutions etc…) par PTF (genre) éducation) de promotion de Alphabétisation Emergence Protection de sociale et de développement ; Genre récente de l’environnement carrières avec relations de Relations avec nouvelles élites de Gestion de les projets clientèles) ; la chefferie nouvelles conflits Stratégies Etat ;chefferie ; Statut social compétences et de Création de assistancialist partis Réseau social nouvelles débats publics es Richesse fonctions Agence Manipulations Type de service Formalisation d’exécution des par la délivré ou croissante des projets chefferie ou d’action associations Sécurité (cf. les partis collective milices) (selon enjeux) Divisions du Aide sociale village et de la Lien social, chefferie coopération, Autonomie/dépe action collective ndance envers les PTF ; stratégies des PTF Capacité d’animation et d’organisation

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Modes locaux Acteurs Biens délivrés Exemples de Redevabilité Facteurs Transformations de stratégiques normes (accountability) éventuels d’une historiques et gouvernance (institutions) pratiques amélioration de grandes la qualité des variantes services fournis géographiques Mécénal 55 Commerçants Gestion Appropriation Officielle/ Personnalité du 1) Récent et très Politiciens infrastructures privative des Pratique responsable localisé Ressortissants (public goods infrastructures Dieu (dont : son (enclaves) Migrants ou club Usage politique Ego et investissement 2) Ancien et goods) important réputation religieux ou partout ; très Aide sociale Clientélisme (maa) éthique inséré et Services Famille, personnel, sa valorisé sociaux clientèle, biographie, socialement (santé, communauté etc…) éducation) Parti politique Degré et type Prises en d’investissemen charge t politique diverses Réseau de (impôts, clientèle local cotisations, Capital quotes-parts, économique étudiants) Réseau sociaux Intermédiation Type de biens et Représentatio services n à l’extérieur financés de la communauté (ambassades informelles)

55 Néologisme issu de « mécénat ».

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Modes locaux Acteurs Biens délivrés Exemples de Redevabilité Facteurs Transformations de stratégiques normes (accountability) éventuels historiques et gouvernance (institutions) pratiques d’une grandes variantes amélioration géographiques de la qualité des services fournis Religieux Eglises Aide sociale Influence Officielle : Personnalité Différences Confréries Services électorale Dieu ; fidèles du islams sociaux (santé, Enrichissement Pratique : responsable /christianismes/se éducation) responsables hiérarchie (dont : son ctes diverses Intermédiation Sécurité religieuse ; investissement Liens avec des avec agences de symbolique chefferie ; Etat ; religieux ou réseaux développement sponsors éthique confessionnels Lien social et personnel, sa extérieurs coopération biographie, Plus ou moins de Gestion des etc…) stratégies de espaces Capital ruptures (cf. collectifs scolaire pentecôtistes, religieux Connaissances isalistes) et (mosquée, religieuses d’investissement église) Référentiel dans la vie Etat-civil religieux politique locale Justice Capital économique Réseau social Insertion locale du groupe religieux Conflits religieux Capacité d’animation et d’organisation

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Modes Acteurs Biens délivrés Exemples de Redevabilité Variables Transformations locaux de stratégiques normes (accountability) possibles historiques et gouvernance (institutions) pratiques grandes variantes géographiques Marchand Régies Implantation Capitalisation Officielle : Personnalité Développement Commerçants et gestion politique raison sociale ; (dont : récent des formes Transporteurs infrastructures usagers investissement modernes formelles Cabinets de (public goods Pratique : religieux (cf. régies = santé, écoles ou club chefferie ; personnel, influence bailleurs privées goods) partis ; Etat biographie, de fonds ; écoles et Services etc…) cabinets privés = du sociaux Degré fait de la crise des (santé, d’informalité services publics) éducation, Capital Plus ou moins de eau) scolaire coordination avec Commerces Capital services publics ou de proximité économique de contrôle de l’Etat (y compris Réseaux moulins, sociaux téléphone, etc…) Marchés Transports

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3.2 Un tableau provisoire

Les modes de gouvernance locale définis ci-dessus ne sont pas définitifs. On pourrait éventuellement en éliminer certains, si on les jugeait non pertinents pour notre recherche, ou même en proposer d’autres, qui auraient été oubliés. On peut aussi modifier la composition de ceux qui figurent dans le tableau : par exemple on peut estimer que le mode mécénal de gouvernance locale doit être dédoublé (entreprises d’un côté, commerçants et politiciens de l’autre), ou que le mode religieux de gouvernance locale doit être éclaté en variantes distinctes selon les caractéristiques des églises, confréries et sectes considérées, ou que le mode chefferial couvre des catégories de chefs trop différentes pour ne pas être distinguées. Autrement dit, chaque mode peut, en fonction de considérations empiriques, donner naissance à une série de « sous-modes ».

La colonne « accountability » pourrait être supprimée, et renvoyée d’une part aux caractéristiques « officielles » du mode de gouvernance et d’autre part aux normes pratiques. On peut aussi envisager d’insérer une colonne « réformateurs » pour tenter d’appréhender, pour chaque mode, quels sont les acteurs sociaux le plus susceptibles de faire évoluer ce mode vers une direction « développementale », ou une colonne « conflits », pour analyser les principales tensions et contradictions propres à chaque mode.

Enfin, cette approche par les modes de gouvernance locale n’est pas exclusive, et peut tout à fait être combinée avec d’autres approches, en particulier celle proposée par Giorgio Blundo, qui privilégie une entrée selon la nature des biens ou services délivrés 56.

4 Conclusion : culture politique locale, espace public, redevabilité ?

Mais ne peut-on, derrière la diversité des modes de gouvernance locale, repérer quelques traits transversaux communs ? En effet, il y a divers types de comportements politiques qui se retrouvent présents dans plusieurs modes de gouvernance locale, parfois même dans tous. La « privatisation informelle » (la délivrance payante au profit de l’agent délivreur d’un service normalement gratuit), qui peut être assimilée à une forme de corruption 57, est indissociable du mode de gouvernance locale étatique, mais est largement observée dans le mode communal, dans le mode associatif, et même dans le mode projectal. Les relations de clientèle et de patronage sont quant à elles partout au rendez-vous, quel que soit le mode, et nous avons signalé, à propos du mode chefferial, que la gestion des chefs de canton devenait une référence de fait pour tous les responsables politiques.

Poser cette question des pratiques et représentations partagées par tous les modes de gouvernance locale, c’est poser la redoutable question de la « culture politique locale ». 58 Peut-on en effet utiliser le concept de « culture politique locale » sans tomber dans le piège « culturaliste-traditionnaliste », et son cortège de clichés, d’amalgames et de présuppositions ?

56 Blundo (2009). 57 Cf. Blundo & Olivier de Sardan (2007). 58 Je reprends ce concept utilisé par Hahonou (2006) pour rendre compte des comportements politiques dans le nord-ouest du Niger. Le concept plus général de culture politique a bien sûr une longue histoire en science politique, depuis son usage par Almond & Verba (1966). Faire un état de la question nous emmènerait trop loin.

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Nous pensons que oui. Des usages précis, circonscrits, empiriquement fondés du concept de « culture » sont possibles 59. La culture politique locale n’est pas la culture politique des élites de la capitale, elle n’est pas non plus l’expression de la « tradition », et n’a évidemment rien à voir avec une quelconque « culture africaine ». 60 La culture politique locale est un ensemble de pratiques et de représentations modernes partagées, quant au fonctionnement pratique des modes de gouvernance locale, qui incorpore les expériences multiples accumulées par les villageois : la façon dont les populations ont vécu ou géré à leur niveau les régimes politiques successifs (la colonisation, le parti unique, la dictature militaire et les samaria, le multipartisme et la corruption électorale) ; les compromis et les ruses avec les services techniques de l’État ou les animateurs des « projets » ; les habitudes clientélistes prises avec les El Hadj commerçants ayant fait fortune à l’extérieur ces deux dernières décennies, et leurs comportements évergétistes, etc. 61

Notre expérience, à travers les nombreux sites de l’Observatoire de la décentralisation du LASDEL, répartis à l’intérieur du pays, nous incite à penser qu’il y a bien une culture politique locale largement commune à travers le Niger tout entier, au-delà des inévitables variantes régionales. Mais rien ne dit qu’elle soit identique dans d’autres pays. On peut penser que, ailleurs, certains traits seront analogues (du fait, par exemple, et entre autres, de l’héritage colonial, et de politiques de développement post-coloniales largement standardisées) et que d’autres seront au contraire nettement différents (du fait, par exemple, et entre autres, de configurations politiques originales post-coloniales, ou de situations de rente particulières).

Une réflexion comparative sur les cultures politiques locales pourrait donc être envisageable, bien que comportant divers risques de généralisation et d’homogénéisation abusives. L’un des traits de la culture politique locale au Niger (souligné par Hahonou, 2006 a), et qui n’est pas nécessairement valable pour la culture politique nationale, est de privilégier dans certaines situation (par exemple en public, ou face à l’extérieur) la prise de décision finale par consensus (en recourant le moins possible au vote contradictoire), et d’éviter les mises en cause publiques susceptibles d’humilier un adversaire qui est aussi un voisin ou un parent. Mais cette « unanimité » est souvent de façade, et, derrière le consensus, les conflits

59 Curieusement, alors que certains ne supportent pas notre critique du « culturalisme- traditionnalisme », nous avons été nous-mêmes parfois accusé de « culturalisme » (Dahou, 2005) à propos d’une tentative antérieure de dégager quelques « logiques culturelles » jouent un rôle de « facilitateur » (ni plus, ni moins) des pratiques corruptives (Olivier de Sardan, 1999 ; le paradoxe, dans le cas du procès que nous fait Dahou, est que sa propre interprétation de la corruption est elle- même en fait profondément culturaliste : cf. Blundo, 2007). Tout se passe comme s’il fallait soit accepter n’importe quel usage du terme « culture », soit ne jamais s’en servir ! Nous pensons au contraire que l’idéologie culturaliste (source de nombreux biais en sciences sociales et légitimation d’innombrables clichés, et dont la composante « traditionnaliste » est fondamentale) ne doit pas être confondue avec un recours rigoureux (et donc prudent) au concept de « culture », qui implique d’être nettement circonscrit dans le temps et l’espace, autrement dit de porter sur des représentations et pratiques sociales contemporaines tendanciellement partagées, dans des contextes donnés, attestés par l’enquête. Dans l’article ici évoqué sur l’économie morale de la corruption, nous avions pourtant pris soin de critiquer le culturalisme, et d’utiliser le terme de « logiques culturelles » en précisant : « all these logics are syncretic, none is ‘traditional’, none is coming directly from a so-called precolonial culture » (Olivier de Sardan, 1999: 44) 60 Nous avons insisté par ailleurs sur le rôle central de l’héritage colonial dans la configuration moderne des États africains (Olivier de Sardan, 2004). 61 Bierschenk n’utilise pas l’expression de « culture politique », mais il évoque la notion voisine de « style politique » (2006: 567).

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prolifèrent, comme avec les conflits de parenté inhérents au mode chefferial de gouvernance locale ou les nombreuses tentatives de destitution de maires. Au-delà des conflits de proximité, l’existence d’une opposition sourde, d’un mécontentement diffus, et même de flambées de violences, est parfaitement compatible avec cette pratique du consensus qui n’a rien d’un unanimisme.

Factionnalisme, clientélisme, conflits de proximité, suspicion généralisée, priorité aux affiliations réticulaires, consensus de façade, absence de transparence, hégémonie des commerçants, associationnisme de captation d’aide, transhumances politiques, achats de votes et trucages électoraux, privilégisme, générosités ostentatoires, entraides sélectives, légitimations islamiques, privatisation informelle ou néo-patrimonialisme, réduction des femmes à des fonctions de façade, factionnalisme internes aux partis: tous ces traits figurent, à des degrés divers, dans la culture politique locale au Niger. Mais on ne peut en exclure non plus des attentes liées à la justice ou à l’équité, qui s’expriment par exemple dans la critique féroce du comportement des élites urbaines, des politiciens ou de certains chefs de canton, qui revient régulièrement dans nos entretiens. Autrement dit, les aspirations non satisfaites des populations, telles que les discours émiques les énoncent, et les contestations des pouvoirs en place, dans les mots ou dans les pratiques, nous semblent faire partie de la réalité locale tout autant que les modes de gouvernance locale à l’œuvre (dont chacun est d’ailleurs l’objet de critiques spécifiques), et en tenir compte nous semble important dans une perspective de « réformes de l’intérieur ». On ne doit pas non plus négliger des formes de réelle solidarité, divers investissements militants, ou des épisodes de mobilisation collective, observables ici ou là.

On peut d’une certaine façon se représenter la culture politique locale comme un construit idéologique partagé, latent, évolutif, ambivalent, sous-jacent aux divers modes de gouvernance locale, et en interaction avec eux. Les modes chefferial, mécénal et marchand de gouvernance locale, qui apparaissent comme les plus « autochtones » ou « endogènes », sont à l’évidence les plus proches de cette culture, sans s’y confondre. Les modes étatique, communal, projectal, et associatif s’en distinguent beaucoup plus sur le plan formel, relatif aux règles, mais s’en rapprochent en ce qui concerne les pratiques réelles. Autrement dit, d’un mode de gouvernance local à l’autre, l’écart entre normes officielles et normes pratiques peut varier considérablement. On peut aussi se représenter la culture politique locale comme étant constituée de l’ensemble des normes pratiques partagées, autour de l’action collective, du pouvoir et de la délivrance de biens et services, que ces normes soient proches ou non des normes officielles. Elles sont transversales aux divers modes de gouvernance locale, lesquels se classent alors en deux ensembles : dans l’un, les normes officielles sont peu différentes des normes pratiques ; dans l’autre elles s’en éloignent nettement. Mais ceci ne nous dit rien de l’efficacité respective de ces modes en matière de délivrance de biens et services publics ou collectifs.

Cette question en cache une autre, qui porte sur la capacité respective de chacun des modes de gouvernance à construire un « espace public local 62 ». En effet, le mode chefferial de

62 Par « espace public local », nous entendons un espace politique où diverses conceptions des affaires publiques locales, et, entre autres, de la délivrance des biens et services publics ou collectifs, se confrontent au nom de l’intérêt public. Cette définition diffère donc quelque peu de celle que Habermas (1978) donne de Offentlichkeit (comme sphère publique ou comme espace public), dans la mesure où il insiste plutôt sur la formation d’une opinion publique.

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gouvernance locale est à l’évidence assez éloigné de la notion d’espace public, de par son caractère fortement patrimonial et clientéliste. Quant au mode associatif de gouvernance locale, qui formellement présuppose l’existence partagée d’une telle notion, on a vu que la réalité, dominée par le factionnalisme et la recherche de la rente du développement, est assez différente. Le mode communal pourrait alors, pour diverses raisons, apparaître comme le plus susceptible de renforcer la notion d’espace public (ou de le construire, si l’on adopte l’hypothèse selon laquelle ce dernier fait très largement défaut), s’il est suffisamment approprié par les cultures politiques locales pour n’être pas perçu comme un modèle importé plus ou moins imposé, et s’il se distingue suffisamment de l’usage clientéliste ou néo- patrimonial que beaucoup de maires tentent d’imposer en son sein.

On peut penser en effet que la culture politique locale privilégie plutôt les appartenances de groupe et les solidarités particulières, et n’est guère favorable à la notion d’un intérêt public surplombant ou dépassant les clivages internes. On peut multiplier les exemples. Le chef de canton est d’abord le représentant d’une lignée, le porte-parole d’une caste familiale et sociale (l’aristocratie). Le président du comité de gestion de la banque céréalière est d’abord l’homme d’un quartier, le délégué d’un groupe de pression local, voire le protégé d’un projet. Le village est d’abord la « propriété » du lignage fondateur, rejetant toute prétention des « derniers venus » (même s’ils sont arrivés il y a deux siècles). Un puits, même utilisé collectivement, reste sous la responsabilité de celui qui l’a foncé. Une pompe communautaire réparée par un mécène devient de fait son bien personnel. Toutes les terres sont appropriées (sur une base individuelle, familiale ou clanique), et la notion d’un patrimoine foncier villageois fait défaut. L’imamat s’hérite, au lieu d’être choisi par les fidèles sur la base de la compétence religieuse.

Il doit être en tout cas clair que les solidarités particulières qui « freinent » ou bloquent le passage à l’intérêt général et à l’espace public sont loin d’être principalement de type « traditionnel » ou « primordial » (pas plus qu’elles ne peuvent se réduire à une « pression communautaire »). Elles relèvent toutes de la modernité, quelles que soient les légitimités dont elles se réclament. Les composantes d’intérêt personnel sont loin d’en être absentes. On l’a vu avec le mode chefferial de gouvernance locale comme avec le mode associatif de gouvernance locale. De plus, les réseaux de clientèle, de patronage ou d’allégeance débordent les appartenances familiales ou ethniques, et s’édifient sur des bases très contemporaines et « mondialisées », même au niveau local, que ce soit dans le registre de l’affairisme (par exemple le commerçant originaire du village établi à Lomé, qui finance la mosquée et le forage, va régulièrement à Dubaï et commerce avec la Chine…) ou dans celui de la politique partisane (par exemple le big man local a de solides amitiés en Libye et reçoit un soutien financier du Nigeria…).

De ce point de vue, la décentralisation, en introduisant les partis politiques dans le jeu local, n’a pas forcément favorisé la construction d’un espace public communal. En effet, les élections locales ont été réservées aux partis, tous d’origine urbaine et logés à la capitale, qui seuls pouvaient présenter des listes. Ainsi, ces partis ont pu s’implanter à l’échelle villageoise de façon durable, alors que jusqu’ici ils n’y avaient d’existence qu’épisodique, lors des élections nationales. Or, les partis au Niger expriment beaucoup moins une certaine vision de l’intérêt général que celle d’un intérêt hautement factionnel. Autrement dit, la culture politique « partisane » dont ils sont porteurs va plutôt dans le même sens que la culture politique locale en place, c’est-à-dire le primat aux affiliations particulières, aux stratégies de

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cliques, et à la recherche de privilèges pour les membres du groupe, aux dépens des perspectives citoyennes et d’une quête de l’intérêt public.

Mais nous ne devons pas oublier pour autant que, lors de nos enquêtes, le discours sur l’intérêt public, même s’il était démenti par les actes, était très présent dans de nombreux entretiens, ne serait-ce que pour exprimer les attentes des uns ou les déceptions des autres.

Les représentations populaires locales sont donc loin d’ignorer les notions de bien public ou d’intérêt général. Celles-ci font partie incontestablement du répertoire discursif ou de l’outillage mental des acteurs, scolarisés comme analphabètes. Mais c’est le passage à l’acte qui pose problème, non seulement pour les élites politiques, mais aussi pour tout un chacun, pris dans le filet des obligations familiales, amicales, factionnelles ou réticulaires.

Les représentations populaires « pro-espace public communal » arriveront-elles à s’inscrire dans la réalité, à devenir peu à peu des éléments significatifs de la culture politique locale, et à prendre forme dans la gouvernance communale en construction, voire dans d’autres modes de gouvernance locale ? L’avenir le dira.

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Annexe : Base de données qualitatives sur les communes et les pouvoirs locaux au Niger (rapports du LASDEL)

Introduction

Le LASDEL a mené depuis 2001 une série d’enquêtes sur les pouvoirs locaux et la décentralisation au Niger, qui ont débouché sur la rédaction de 78 rapports de sites à ce jour (dont 38 ont déjà été publiés dans la série « Etudes et travaux du LASDEL ») et 5 rapports de synthèse intermédiaire, ainsi que sur un ouvrage sous-presse (deux autres ouvrages sont en préparation) 63 et quelques articles prévus.

Un dépouillement systématique de cet ensemble de rapports est en cours (dans le cadre du programme APPP, « African power and politics », ODI, financement DFID).

Les enquêtes sur les pouvoirs locaux ont été menées au sein de plusieurs programmes de recherche. L’épine dorsale en a été le programme « Observatoire de la décentralisation au Niger », monté par le LASDEL depuis 2001 avec le concours de plusieurs financements (Coopération suisse, Coopération française, Union européenne et FICOD-KFW). D’autres programmes du LASDEL ont porté sur des problématiques similaires ou proches : « La place des femmes dans les arènes locales à l’heure de la décentralisation (quatre sites sur la rive droite du Niger) » (financement AFD) ; « Veille sociologique dans le cadre de la mise en œuvre du Projet Coopération Décentralisée Phase II (PCDII) » (financement Union européenne) ; « La fourniture des services publics dans les communes de quatre pays » (Ace- recit, financement SNV).

De nouvelles enquêtes ont été menées en 2009 sur la délivrance de quatre biens publics dans 3 communes (programme APPP), et doivent être menés en 2010 sur les élections locales dans divers sites (financements de la Coopération suisse et de Aires Sud).

63 « Les pouvoirs locaux au Niger. Tome 1 : à la veille de la décentralisation » (Olivier de Sardan & Tidjani Alou, eds) doit paraître chez Karthala. Le tome 2, en préparation, portera sur les premiers pas des communes.

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Sites Régions Ordre Année Financement Responsable étude Numéro de « Etudes suivi et annuel travaux du LASDEL » Shadakori Maradi BUCO Aboubacar Souley 22 Birni Lalle Maradi 1 BUCO Abdoulaye 16 Mohamadou 2 BUCO Abdoulaye 56 Mohamadou 3 BUCO Abdoulaye 72 Mohamadou 4 BUCO Abdoulaye Mohamadou Bana- Dosso 1 BUCO Adamou Moumouni 21 2 BUCO Adamou Moumouni 47 Albarkaizé Dosso BUCO Adamou Moumouni 18 Tillabéri 1 BUCO Eric Hahonou 20 2 BUCO Eric Hahonou 28 3 BUCO Eric Hahonou 69 4 BUCO Eric Hahonou 77 Diomona- Tillabéri 1 SCAC Abdoua Elhadji Dagobi 15 Famale 2 SCAC Abdoua Elhadji Dagobi Ngourti 1 2001 SCAC Hadiza Moussa 12 2 2006 SCAC Hadiza Moussa 60 Agadès 1 SCAC André Bourgeot 2 SCAC AbdoulkaderAghali Balleyara Tillabéri 1 SCAC Eric Hahonou 14 2 BUCO Nana Issaley 52 3 SCAC Nana Issaley 71 4 BUCO Nana Issaley In Gall Agadès 1 Union André Bourgeot europ. 1 bis LASDEL Eric Hahonou 2 BUCO AbdoulkaderAghali 61 3 BUCO AbdoulkaderAghali 73 1 FICOD Abdoulaye 34 Mohamadou Tahoua 1 FICOD Abdoulaye 32 Mohamadou Abalak- Tahoua 2 FICOD Abdoulaye 57 Tchintabaraden Mohamadou Tillabéri Tillabéri 1 FICOD Eric Hahonou 33 2 2005 FICOD Younoussi Issa 51

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Filingué Tillabéri 1 FICOD Mahaman Tidjani Alou 31 2 FICOD Mahaman Tidjani Alou 49 Kohan Tillabéri 1 AFD Adamou Moumouni 38 2 AFD Adamou Moumouni 58 3 AFD Nana Issaley 78 4 AFD Nana Issaley Tillabéri 1 AFD Abdoua Elhadji Dagobi 35 2 AFD Abdoua Elhadji Dagobi 50 3 AFD Abdoua Elhadji Dagobi 74 4 2008 AFD Hadiza Moussa 82 Tillabéri 1 AFD Jean-Pierre Olivier de 37 Sardan 2 AFD Jean-Pierre Olivier de 46 Sardan 3 2007 AFD Younoussi Issa 4 2008 AFD Younoussi Issa Guéladjo Tillabéri 1 2003- AFD Hadiza Moussa 36 04 2 2004- AFD Hadiza Moussa 48 05 3 2005- AFD Nana Issaley 06 4 2006- AFD Hadiza Moussa 07 Abala Tillabéri 1 2004- Union Hadiza Moussa 05 europ. 2 2005- Union Hadiza Moussa 06 europ. 3 2006- Union Hadiza Moussa 07 europ. Karguibangou Dosso 1 2004- Union Amadou Oumarou 05 europ. 2 2005- Union Amadou Oumarou 06 europ. 3 2006- Union Amadou Oumarou 07 europ. Baninangou Tillabéri 1 2004- Union Oumarou Hamani et 05 europ. Abdoulaye Mohamadou 2 2005- Union Oumarou Hamani et 06 europ. Abdoulaye Mohamadou 3 2006- Union Oumarou Hamani et 07 europ. Abdoulaye Mohamadou Filingué Tillabéri 1 2004- Union Oumarou Hamani et

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05 europ. Abdoulaye Mohamadou 2 2005- Union Oumarou Hamani et 06 europ. Abdoulaye Mohamadou 3 2006- Union Oumarou Hamani et 07 europ. Abdoulaye Mohamadou Koré Dosso 1 2004- Union Tahirou Ali Bako et 05 europ. Abdoulaye Mohamadou 2 2005- Union Tahirou Ali Bako et 06 europ. Abdoulaye Mohamadou 3 2006- Union Tahirou Ali Bako et 07 europ. Abdoulaye Mohamadou Dosso 1 2004- Union Tahirou Ali Bako et 05 europ. Abdoulaye Mohamadou 2 2005- Union Tahirou Ali Bako et 06 europ. Abdoulaye Mohamadou 3 2006- Union Tahirou Ali Bako et 07 europ. Abdoulaye Mohamadou Tombokoyrey Dosso 1 2004- Union Hassan Moussa 2 05 europ. Ibrahim et Abdoulaye Mohamadou 2 2005- Union Hassan Moussa 06 europ. Ibrahim et Abdoulaye Mohamadou 3 2006- Union Hassan Moussa 07 europ. Ibrahim et Abdoulaye Mohamadou Tillabéri 1 2004- Union Moumouni 05 europ. Goungoubane, Hassan Moussa Ibrahim et Abdoulaye Mohamadou 2 2005- Union Hassan Moussa 06 europ. Ibrahim et Abdoulaye Mohamadou 3 2006- Union Hassan Moussa 07 europ. Ibrahim et Abdoulaye Mohamadou Say Tillabéri 1 2007 SNV Amadou Oumarou 75

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2 2009 SNV Amadou Oumarou 81 Bermo Maradi 1 2009 SNV Amadou Oumarou

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Rapports de synthèses

Sites concernés Année Financement Auteur Titre Shadakori, 2003 BUCO, SCAC, Jean-Pierre Des pouvoirs Birnin Lalle, Union Olivier de locaux en Bana, européenne Sardan attente de la Albarkaizé, (Observatoire décentralisation Gorouol, Dessa- de la (Niger) Famale- décentralisation Brève synthèse Diomana, au Niger) provisoire des Ngourti, résultats des Balleyara, enquêtes Tabelot, In Gall menées en 2001-2002 Birnin Lalle, 2006 BUCO, Jean-Pierre Vers la Bana, Balleyara, FICOD, AFD Olivier de gouvernance Tamou, (Observatoire Sardan communale : Guéladjo, de la premiers pas et Kohan, décentralisation premières , au Niger ) difficultés. Namaro, Synthèse des Tchintabaraden, résultats des Abalak, enquêtes de Tillabéri suivi menées en 2004-2005 Abala, 2005 Union Abdoulaye Rapport de Karguibangou, européenne Mohamadou synthèse du Tombokoyrey 2, (Veille programme Tondikiwindi, sociologique) Veille Tibiri, sociologique, Baninangou, an I Filingué, Koré Abala, 2006 Union Abdoulaye Rapport de Karguibangou, européenne Mohamadou synthèse du Tombokoyrey, (Veille programme 2, sociologique) Veille Tondikiwindi, sociologique, Tibiri, an II Baninangou, Filingué, Koré Abala, 2007 Union Abdoulaye Rapport de Karguibangou, européenne Mohamadou synthèse du Tombokoyrey 2, (Veille programme Tondikiwindi, sociologique) Veille Tibiri, sociologique, Baninangou, an III Filingué, Koré

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Tous 2009 APPP-ODI Jean-Pierre Les huit modes 79 Olivier de de gouvernance Sardan locale en Afrique de l’Ouest

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Edité au nom du programme « Afrique: pouvoir et politique » par le Overseas Development Institute, 111 Westminster Bridge Road, London SE1 7JD, UK (www.odi.org.uk).

La série de « Working Papers » de l’APPP est dirigée par Richard Crook, Professorial Fellow, Institute of Development Studies at the University of Sussex, Brighton BN1 9RE, UK ([email protected]).

Afrique: pouvoir et politique est un programme de recherche dirigé par un consortium d’organisations. Le programme et financé par le Ministère britannique du développement international (DFID) et par Irish Aid pour le bénéfice des pays en voie de développement. Les opinions de ce document sont formulées sous la responsabilité de ses auteurs. Elles ne reflètent pas nécessairement le point de vue officiel de DFID, Irish Aid ou des institutions partenaires.