INTRODUCTION

To action alone hast thou a right, and never at all to its fruits Let not the fruits of action be thy motive ; neither let there be any attachment to inaction1

Shri Ram

On n’a pas besoin d’être un grand amateur de hockey pour admirer le remarquable parcours du Canadien de Montréal. Aucun des auteurs de cette étude n’était vraiment un fou du hockey. Line, comme Obélix, « était tombée dedans ». Tous ses souvenirs de petite fille et sa réalité de mère aujourd’hui sont imprégnés de hockey. Taïeb est un émigré qui n’avait entendu parler du hockey que de manière sporadique avant son arrivée au Québec, même s’il s’est rattrapé depuis. Pourtant, la rencontre qui avait été organisée avec M. Sam Pollock ce matin du 10 décembre 1994 était attendue avec une anticipation particulière. Elle était prévue à l’hôtel

1. À l’action seulement as-tu droit Et au grand jamais à ses fruits Ne laisse pas ces fruits dominer tes motifs Ni ne te laisse prendre par l’oisiveté Shri Ram

Reine Elizabeth, où M. Pollock, alors président du conseil d’administration des brasseries Labatt, avait l’habitude de descendre. Comme toujours, le lobby de l’hôtel était très achalandé et nous nous demandions si nous allions être capables de le reconnaître. L’appel à sa chambre indiquait qu’il n’y était pas. Les garçons de restaurant nous répondaient aussi qu’ils ne l’avaient pas vu. Nous commencions à nous inquiéter lorsque Line, qui l’avait déjà rencontré, le vit au pied des ascenseurs, lui aussi à notre recherche. C’était presque surprenant de voir ce géant du hockey en chair et en os. Quand on entend les personnes qui l’ont côtoyé, joueurs, dirigeants et journalistes, en parler, on imagine un personnage mythique, quasiment irréel, flottant plutôt que marchant. En face de nous, il y avait un petit bonhomme au cheveu blanc, un tantinet grassouillet, empaqueté dans un costume simple mais suffisamment conformiste pour faire homme d’affaires. Rien de vraiment impressionnant. Mais il avait des yeux vifs, amicaux, presque chaleureux. Il paraissait bien occupé. En fait, il l’était. Nous avons appris par la suite que les personnes se succédaient dans sa chambre presque sans interruption. Il nous proposa tout de suite d’y aller : « Nous serons plus tranquilles », dit-il d’une voix qui n’attendait pas de réplique. Chemin faisant, nous devisèrent de quelques banalités. En arrivant, l’alarme d’incendie est déclenchée. Devant nos hésitations, il décida que le plus simple était de rentrer dans la chambre et de se renseigner : ce n’était qu’un exercice. On s’attendait à une grande suite. En fait, ce n’était qu’une chambre simple. Il n’y avait d’ailleurs que deux petits fauteuils et quelqu’un devait donc s’asseoir sur le lit. Taïeb se proposa, mais M. Pollock était catégorique, c’était lui qui allait le faire parce qu’il préférait cela ». Il était cependant évident que cette position était particulièrement inconfortable, mais là aussi personne n’osa le contredire. Ce n’était pas qu’il était

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autoritaire, mais il disait toutes ces choses-là avec tant de gentillesse, qu’il était difficile de lui dire le contraire sans avoir le sentiment de le froisser. Pollock est une sorte d’antihéros. Il n’a rien des apparences stéréotypées des grands gestionnaires. Contrairement à la plupart des personnes que nous avons déjà interviewées, ce dirigeant répond simplement à nos questions sans chercher à se faire valoir. Il semblait même avoir de la difficulté à meubler la conversation, comme s’il voulait tout le temps dire : « Je suis flatté par votre intérêt, mais peut- être que vous devriez regarder ailleurs. Chez moi, vous avez déjà tout vu ! » Tous ceux qui ont approché Sam Pollock ont éprouvé des sentiments similaires. Il y a chez lui à la fois une grande timidité, peut-être est-ce de la modestie, et une grande attraction, presque magnétique. C’est un personnage qui irradie une grande volonté et une force intérieure à laquelle il est difficile de résister. Sam Pollock n’a pas d’attraits physiques spectaculaires, mais ses valeurs morales émanent de tout ce qu’il fait : la constance dans l’effort, l’insistance, la persistance et la foi en ce qu’il entreprend, et surtout le respect qu’il peut avoir pour les autres, un respect presque religieux mais teinté de réalisme. Pollock semble convaincu que les performances physiques, intellectuelles ou spirituelles ne viennent pas naturellement, qu’il faut les stimuler. On voit facilement que pour ce petit bonhomme, il n’y a rien d’impossible à qui veut faire les efforts nécessaires. Cependant, même les meilleurs peuvent ne pas comprendre l’importance de l’effort collectif. Lorsque Pollock eut à faire face aux exigences de , le grand gardien de but, alors que l’Association mondiale de hockey menaçait de lui enlever ses meilleurs joueurs, il n’a pas reculé, laissant Dryden prendre une année sabbatique en guise de protestation. Cela, pensait-il alors, serait un enseignement important dans la formation de ses jeunes recrues. Ted Blackman du Globe and Mail ajoute :

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Ce courage de conviction imposait tellement de respect que Dryden, bien qu’il eût la haute main dans un marché de vendeurs, utilisa un intermédiaire pour approcher Pollock et retourner au troupeau quasi religieux qu’il avait déserté. Le plus abrasif des agents de joueurs approchait Pollock avec humilité. Eagleson, bien qu’il fût en état de guerre déclaré avec Imlach, n’a jamais eu de mots durs avec Pollock [...] Bob Woolf, de Boston, qui avait négocié les contrats les plus payants de la NFL et de la NBA, prit des informations en secret sur « votre légendaire M. Pollock », avant de l’approcher au Forum, avec beaucoup d’excitation, pour son premier mandat de négociation au hockey. « Hell, d’où vient cette réputation de marchand d’esclaves obstiné qu’on a faite à cet homme ? dit-il plus tard, il est plus raisonnable que tout autre que je connaisse dans le monde du sport professionnel.» Cela n’a pas empêché Pollock de réaliser qu’il ne pouvait pas faire la même chose avec son attaquant vedette . Devant l’offre de Québec, il n’a pas hésité à répliquer en offrant à l’intéressé un million de dollars étalés sur une période de dix ans, offre pouvant être ouverte si les conditions du marché changeaient de manière trop importante. Les adversaires, comme les partenaires, étaient impressionnés par les réalisations de Sam Pollock. On attribuait cela surtout à sa capacité à planifier, à « stratégiser », à ne toujours faire les choses que par intérêt pour son club, pour la réussite. On avait fini par le surnommer « le maître des transactions ». Il y avait sans doute beaucoup de cela chez Pollock, mais il y avait beaucoup plus. D’abord, cette incroyable capacité à voir loin, à sacrifier les avantages furtifs pour la construction durable. Beaucoup de ses transactions étaient très transparentes. Il était clair que Pollock était intéressé à des avantages à terme. Il comprenait cependant très bien qu’une bonne transaction est celle dans laquelle les parties sortent toutes

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gagnantes. Il s’est souvent arrangé pour que cela soit le cas, ce qui explique ses succès. Blackman expliquait : Pollock affirme que ses transactions sont construites de manière à aider les autres autant que lui. En fait, c’était habituellement le cas. « Pourquoi faire mal à quelqu’un sachant que vous pourriez avoir affaire à lui plus tard ? » dit-il. Et les gens venaient à lui souvent, à la recherche d’aide pour le court terme, en retour de coupons à long terme que le Canadien pourrait utiliser dans le futur. C’est pour cela que Pollock a amassé des choix de repêchage et, entouré de collaborateurs aussi avertis que lui en matière de sélection de talents, les a utilisés avec sagesse. La chance a aussi sa part. Lorsque les Oakland Seals ont acquis la deuxième place de leur division une année et pensaient qu’avec un couple de plombiers ils pourraient briguer la première place, Pollock a obligé, en retour d’un premier choix d’Oakland plus tard. C’est ce premier choix qui lui a permis d’aller chercher sa vedette d’aujourd’hui, Guy Lafleur. Il consacrait beaucoup de temps à comprendre les forces qui auraient de l’effet sur le futur, et cela lui permettait de mieux agir, de mieux choisir et de mieux réaliser ses transactions. Certains voyaient avec rage ses succès s’accumuler et, ne comprenant pas tous les efforts que cela nécessitait, les attribuaient à une mystérieuse conspiration dont le Canadien aurait bénéficié. Les pratiques de Sam Pollock ont transformé de manière fondamentale l’ensemble de l’industrie du hockey. Aujourd’hui, tout le monde l’imite et s’assure d’avoir toutes les informations nécessaires avant d’arrêter quelque décision que ce soit. Sam Pollock était aussi d’une pâte particulière. Il avait au fond de lui la conviction qu’il n’y a pas de succès durable sans un effort constant. Il avait une peur bleue de la complaisance, surtout de la complaisance vis-à-vis de soi. Plus on a de réussites, pensait-il, et plus les dangers de chute sont grands. Toutes les forces, internes et externes, se liguent contre les meilleurs. Pour se maintenir, il faut travailler sans relâche. Et

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travailler sans relâche était une qualité distinctive de Sam Pollock, une qualité tellement difficile à copier ! Fort de cette croyance que tout succès est toujours menacé, Sam Pollock portait un regard détaché sur ses propres constructions et ses propres succès. Alors que tous nous travaillons à protéger nos réalisations, Pollock était de ceux qui les remettent en cause constamment. Alors que l’on croyait qu’il était attaché à une façon de faire les choses, il n’hésitait pas à lâcher prise et à changer. En particulier, Sam Pollock avait été le constructeur des clubs-écoles, qui avaient fait le succès du Canadien. C’est pourtant lui qui les a déman- telés, lorsque la réalité de la Ligue l’a convaincu qu’ils n’étaient plus nécessaires à la survie du Canadien. Finalement, Sam Pollock était l’homme de l’institution. Il ne vivait que pour elle. Il lui était fidèle et déployait toute son énergie pour qu’elle réussisse. Alors que le comportement moyen des dirigeants est de réussir eux-mêmes, parfois à travers la réussite de leurs organisations, Pollock semblait surtout travailler à la réussite du Canadien. Qu’en retour, il réussisse aussi était une conséquence plutôt qu’un objectif. Rien dans son comportement ne venait remettre en cause cette incroyable cohérence. Shakespeare disait : « L’action est éloquence. » La personnalité et les réussites de Pollock étaient impressionnantes, parce que ses actions allaient inexorablement dans le même sens. Pour beaucoup, une telle cohérence est effrayante. Elle est à l’image de Dieu ou du diable. Comme on a peur de voir Dieu chez les autres, on aurait tendance à penser plutôt au diable. Pour ceux qui étaient autour de lui, Pollock était cependant une sorte de dirigeant extraordinaire. Il voyait à tout, il pensait à tout, à la fois pour ses joueurs et pour les relations avec les autres clubs ou la Ligue. Pour Pollock, rien ne devait jamais être laissé au hasard. Il fallait toujours faire un travail professionnel. Lorsque des imperfections pouvaient être évi-

tées et ne l’étaient pas, il en était littéralement malade. Surtout, le confort de ses joueurs et la bonne organisation des activités lui tenaient plus particulièrement à cœur. Il ne pouvait exiger le maximum des autres et permettre que son travail et celui de ses services soient perçus comme médiocres. L’ancien arbitre de la LNH et membre du Temple de la Renommée Red Storey (Turowetz et Goyens, 1986) nous en parle : Sam Pollock avait un secret extraordinaire qui lui donnait plusieurs longueurs d’avance sur ses adversaires. Il était très, très dévoué et travaillait huit ou dix heures par jour. Non seulement il travaillait plus fort, mais il était plus intelligent que la moyenne. Mais c’est son caractère que Storey admire le plus : Je l’aimais beaucoup parce qu’il était réaliste, il n’avait pas d’illusions de grandeur. Je pense que sa plus grande satisfaction provenait du fait qu’il avait du succès dans son travail. Il n’avait besoin de rien d’autre. Lorsque Pollock quitte le Canadien, la réaction du joueur , plus tard directeur-gérant, est semblable (Le Devoir, 1978) : Il s’agit d’une grande perte pour les joueurs. Sam Pollock n’ayant jamais compté les heures pour faire du Canadien un club champion. Sam Pollock était très préoccupé par l’effet que le succès a sur l’éthique de travail d’une équipe (Turowetz et Goyens, 1986, p. 172) : Quand vous êtes gagnant, il faut chercher à vous perfectionner encore. Il faut effectuer les échanges et faire les changements qui renforcent l’équipe même s’ils ne sont pas populaires sur le coup. Il faut continuer à vous occuper de votre affaire. C’est là que nous sommes peut-être différents des autres organisations. Quand nous avons commencé à gagner, nous avons travaillé encore plus fort

pour continuer à gagner. Trop d’organisations ont tendance à se laisser aller à ce moment-là. Ce personnage effacé, qui fut sans doute le plus grand dirigeant que le hockey professionnel ait connu, avait des valeurs simples mais solides. Il travaillait constamment à faire que l’organisation, plutôt que ses dirigeants, soit grande. On lui a, par exemple, souvent demandé comment il avait construit la tradition du Canadien. Il répondait (Turowetz et Goyens, 1986) : Le but n’est jamais, à priori, de bâtir une tradition. Vous commencez par bâtir une équipe gagnante. Si la victoire se répète, vous aboutirez peut-être à une tradition, mais c’est un à-côté. On s’en rend compte après coup. Ce qui est clair, c’est que le succès engendre la tradition. Dans le cas du Canadien, la plus ancienne équipe de hockey professionnel, il a eu la chance de bénéficier, au fil des ans, des services d’une ou deux super-étoiles [...] La tra- dition se construit en gagnant, puisque, quand il s’agit d’une équipe de championnat, il y a beaucoup plus de stabilité que chez une équipe perdante. Les équipes gagnantes ne changent pas leurs joueurs, leurs entraîneurs, ou leurs administrateurs aussi souvent que le font les équipes perdantes. C’est là que la tradition se bâtit. Un homme effacé, et pourtant un homme qui non seulement a consolidé et mené à des sommets le travail remarquable de son prédécesseur et alter ego Frank Selke, mais a de plus transformé de manière fondamentale le fonctionnement de la Ligue nationale de hockey. Il a introduit les méthodes de travail qui sont aujourd’hui la pratique courante partout. Il a aussi défendu et obtenu l’expansion la plus importante de la Ligue. Il défendait cette idée comme essentielle à la survie du sport, du moins aux États-Unis, et aujourd’hui tout le monde reconnaît le bien-fondé de ce choix. Pollock est un peu comme ces pays méditerranéens que décrivait Camus. Lorsqu’on les a vus, on a tout vu d’un coup.

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Il n’y a rien d’autre à découvrir. Pourtant l’attachement est éternel. Pollock, comme Selke d’ailleurs mais encore plus que lui, est facile à décrire. Ses succès dont dus à des choses simples. On est presque déçu de ne pas trouver plus de mystère ou de facteurs « héroïques ». Mais c’est pourtant cette remarquable simplicité qui est à la source des plus grands attachements et ultimement, des plus grands succès. C’est dans les reconnaissances exprimées par les autres que l’on reconnaît la grandeur de la réalisation de Pollock. Lorsqu’il a remis sa démission, le choc était partout le même : C’est une perte énorme pour le hockey. C’était un homme qui aimait le sport et dont les connaissances en faisaient presque un génie du hockey. Il avait créé à Montréal un style, une école, qui était certes un modèle à suivre pour plusieurs formations du circuit. René Le Cavalier (grand commentateur sportif, admis au Temple de la Renommée) C’est une personne que j’ai toujours respectée. Je crois qu’il a apporté une grande contribution, non seulement à la cause du Canadien et du hockey en général, mais aussi à tout le pays. Allan Eagleson (directeur de l’Association des joueurs) Personne ne pourra remplacer Sam. En fait, personne ne cumulera véritablement ses fonctions, le poste ne comportant plus les mêmes exigences. (remplaçant de Pollock) En le choisissant en 1978 comme Grand Montréalais, le jury reconnaissait aussi ses grands mérites, qui venaient d’être affirmés cette année-là par son intronisation au Temple de la Renommée du hockey. Alors que nous réfléchissions à ce qui avait fait la richesse du style et de l’apport de Pollock, nous revint en mémoire ce formidable discours de Martin Luther King sur la non-

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violence, prononcé à Montgomery, Alabama, en décembre 1956 : À l’avenir nous devrons nous mesurer à des gens de toutes races et de toutes nationalités. Alors, nous ne pouvons nous donner comme but d’être simplement de bons professeurs Noirs, de bons pasteurs Noirs, de bons ouvriers spécialisés Noirs. Nous devons nous donner comme objectif de faire du bon travail, peu importe la race et de l’accomplir si bien que personne d’autre ne pourrait le faire mieux. Quelque soit votre travail, faites-le bien. Même si ce n’est pas l’une des soi-disant grandes professions, faites-le bien. Comme un président de collège disait : « Un homme devrait faire son travail si bien que les vivants, les morts et les enfants à naître ne pourraient mieux le faire. » Si votre destin est d’être balayeur de rue, balayez les rues comme Michel-Ange peignait ses tableaux, comme Shakespeare écrivait sa poésie, comme Beethoven composait sa musique balayez les rues si bien que tous les habitants du Ciel et de la Terre devront s’arrêter et remarquer : « Ici vivait un grand balayeur de rue qui accomplissait bien son travail. » Comme Douglas Mallock disait : « Si vous ne pouvez être un pin au sommet de la montagne Soyez un buisson dans la vallée Mais soyez le meilleur petit buisson au flanc de la montagne Soyez un arbuste si vous ne pouvez être un arbre. Si vous ne pouvez être une autoroute soyez un sentier Si vous ne pouvez être le soleil soyez une étoile Ce n’est pas par la taille que vous gagnez ou perdez Soyez le meilleur de vous-même.» Décrire les mérites d’un homme aussi peu coloré force à laisser la place à ses réalisations. Dans cette étude, nous avons donc mis l’accent sur le territoire, la Ligue nationale de hockey et celles qui l’ont précédée, et sur les événements. Nous croyons qu’à travers ces descriptions, les lecteurs découvriront aussi combien les grandes réalisations et les grands dirigeants se rejoignent.

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