Le collectif Arnait Video Productions et le cinéma engagé des femmes inuits : Guérison communautaire et mémoire culturelle

36 Karine Bertrand Queen’s University

De manière analogue à celle des Premières Nations1 situées plus au Sud, l’histoire de la colonisation des Inuit est caractérisée par la décimation des populations par les maladies infectieuses, l’assimilation linguistique et religieuse ainsi que par un génocide culturel récemment reconnu par les autorités canadiennes, suite à la pub- lication d’un rapport/enquête (Commission Vérité et Réconciliation, 2015) visant à sensibiliser la population eu égard aux sévices subis dans les pensionnats autoch- tones pendant plus de 70 ans. De même, l’influence marquée de la colonisation sur la structure familiale et sur les rapports hommes-femmes, à travers l’imposition d’un système patriarcal valorisant le domaine masculin au détriment de la femme, contribua au démentèlement d’un mode de pensée où le genre/sexe variait selon les normes sociales. Alors que la reconnaissance formelle des torts commis envers les Premiers Peuples se veut une première étape vers une réconciliation entre ces der- niers et la société canadienne, les communautés s’engagent de leur côté dans un long processus de guérison, utilisant pour ce faire des outils empruntés à la fois à la tradition (savoir ancestral, oralité, spiritualité, rituels, langage) et à la modernité (thérapies, engagement artistique, médiums contemporains). Se situant au coeur de ces démarches de réappropriation de leur culture, les femmes inuits travaillent bien souvent de l’intérieur pour retisser les liens intergénérationnels et familiaux, entre autres en transmettant aux plus jeunes générations des enseignements traditionnels et des leçons de vie adaptés au contexte contemporain.

Canadian Review of Comparative Literature / Revue Canadienne de Littérature Comparée crcl march 2017 mars rclc 0319–051x/17/44.1/36 © Canadian Comparative Literature Association Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions

Parmi les outils utilisés par les Autochtones pour communiquer leur savoir et cau- tériser les plaies d’une tentative d’assimilation dont les effets se font encore ressentir, le cinéma se présente comme un outil idéal du transfert de l’oralité, jouant un rôle analogue à celui du chaman/conteur inuit, c’est-à-dire un rôle de transmetteur, de guérisseur, de médiateur et de catalyseur. Ce rôle du cinéaste-chaman est d’ailleurs attribué à Zacharias Kunuk (Bertrand, Le cinéma des Premières Nations) qui sera le premier cinéaste à approfondir le sens de l’autoreprésentation autochtone « en trans- portant l’art millénaire de la tradition orale au cinéma, en utilisant les techniques propres au langage cinématographique afin de transposer à l’écran la magie instillée par la performance du chaman (magicien, guérisseur) et en filmant l’invisible, i.e. en filmant les relations de ce peuple avec les ancêtres décédés ainsi qu’avec les esprits tutélaires » (241-42). Depuis un peu plus de trois décennies, les cinéastes inuits utilisent ainsi la vidéog- raphie comme un outil politique et social qui participe à la réappropriation d’une culture traditionnelle ainsi qu’à l’ancrage de cette dernière dans la modernité. 37 L’autochtonisation2 du médium par les Inuits et la remédiation de la tradition orale à l’écran agissent comme autant de moyens favorisant la réconciliation intergénéra- tionnelle, la guérison individuelle et collective et la transmission d’un savoir-être et d’un savoir-faire3 millénaires à l’intérieur comme à l’extérieur des communautés. À cet égard, l’auteure Michelle Raheja, dans son ouvrage intitulé Reservation Reelism (2010) explique comment le style de production inuit et communautaire employé par Zacharias Kunuk (from Inuk point of view) assure la continuité des langages et des cultures tout en permettant au peuple inuit « d’exprimer leur réalités et défis avec leurs propres voix » (202). Dans la même veine, selon le cinéaste de Pond Inlet John Houston, l’utilisation du cinéma par différentes générations permet un rapproche- ment entre les ainés et les jeunes qui, voyant les images de leur culture traditionnelle à l’écran, sont plus enclins à dialoguer par la suite avec leurs ainés afin d’obtenir davantage de précisions sur leur héritage culturel (Bertrand, « Le cinéma inuit »). De manière plus concrète, le documentaire de Maurice Bulbulian, Chroniques de Nitinaht (1997), réalisé sur une période de six ans, met de l’avant l’instrumentalisation de l’audio-visuel et l’implication de la communauté dans le processus de guérison d’une communauté frappée par l’inceste, et où la caméra devient le médiateur d’une théra- pie particulière « qui vise non pas à guérir les individus, mais toute une communauté […] parce qu’il a été possible de faire le film de la laborieuse reconstitution du lien communautaire » (Froger 205). Enfin, la cinéaste autochtone Loretta Todd, dans une entrevue avec Carol Kalafatic, explique que le rôle d’un cinéaste autochtone est ana- logue à celui du conteur traditionnel, qui a pour mission de donner vie aux objets et symboles qui font partie de l’histoire autochtone, en rappelant, par l’utilisation du mouvement, de la lumière, des mots et des images, leur valeur spirituelle (Kalafatic 116). De cette façon, les cinéastes autochtones contribuent à la revivification de la culture pour la communauté qui se voit réunifiée à travers des images rassembleuses. Suivant cette trajectoire, le collectif Arnait Video Productions, une initiative de crcl march 2017 mars rclc

la cinéaste Marie-Hélène Cousineau, qui regroupe des femmes inuits de la commu- nauté d’, utilise la vidéo pour démontrer l’importance de la femme inuit dans le développement et la cohésion de l’unité sociale et familiale de l’Arctique (passé, présent et futur). Soulignant la spécificité culturelle des femmes d’Igloolik, ainsi que la portée universelle de questions reliées par exemple à la maternité, au pouvoir et au potentiel des femmes qui sont considérées comme des agents de changement sociétal participant à la transmission et au renouvellement de la connaissance traditionnelle, les cinéastes d’Arnait ont participé à des projets novateurs (telle que l’initiative Live from the Toundra) où les outils technologiques (Internet, blogues, capsules vidéos, radio, satellite) ont servis à établir des ponts entre les différentes communautés du Nord. De même, la sortie récente du long-métrage documentaire biographique Sol (2014) a contribué à remetttre à l’avant-plan certaines problématiques présentes dans les communautés, telles que le traitement du suicide, de la violence, de la justice et de la discrimination dans les régions arctiques. 38 Dans cette veine, nous souhaitons dans un premier temps démontrer, à travers une analyse du contenu des oeuvres documentaires produites par des réalisatrices inuits, comment le cinéma se présente à la fois comme un « bâton de parole », en donnant une voix aux femmes, et comme un médiateur, en favorisant l’écoute et l’échange entre les plus jeunes générations et les aînés, ainsi qu’entre les hommes et les femmes. Dans un second temps, nous examinerons la manière dont ces oeuvres se présentent comme des agents de changements communautaires et politiques en incitant les membres des communautés à se responsabiliser et à participer au devenir de leur peuple. Pour ce faire, nous aurons recours aux écrits de l’auteure Maori Linda Tuhiwai Smith, qui, dans son ouvrage sur les méthodologies autochtones (1999) présentent 25 projets de décolonisation4 contribuant à la réalisation de « la survie culturelle, de l’auto-détermination, de la guérison et de la justice sociale » (142).

La colonisation de la femme inuit : Stratégies de résistances et pouvoirs de la parole

Plusieurs chercheurs autochtones placent la femme au cœur de ce que l’historien Huron-Wendat Georges Sioui nomme le cercle sacré de la vie, ce dernier souten- ant la thèse selon la quelle le matriarcat aurait été généralement présent chez les populations autochtones préhistoriques, l’érosion de l’ordre matrilinéaire pouvant être attribuable au processus d’acculturation survenu au moment du contact avec les Blancs (22). Dans la même veine, la féministe et professeure de descendance Laguna-Pueblo Paula Allen-Gunn affirme que la plupart des sociétés autochtones traditionnelles étaient gynécocratiques,5 le pouvoir des femmes étant reconnu à travers l’ordre social, la tradition orale ainsi qu’à travers une spiritualité où les fonc- tions et attributs biologiques de la femme (matrice, sang menstruel, cycle lunaire, lait maternel) portaient une charge symbolique si puissante que de multiples pre- Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions scriptions et tabous étaient directement reliés à ce « pouvoir sacré féminin » (2). De même, Gunn-Allen précise qu’avec l’arrivée des missionnaires et sous l’influence du christianisme, plusieurs récits oraux présentant la femme comme étant au cœur du cercle de la vie (The Sacred Hoop) furent modifiés pour suivre la ligne de pensée patriarcale instaurée par les colonisateurs européens, les textes sacrés promus par l’Église relatant l’idée d’un Dieu décrit comme étant une entité masculine (15). Or, malgré cette intrusion de l’Église et les ravages qui découlèrent de l’assimilation et de l’évangélisation des Autochtones, la transmission secrète de textes millénaires par des conteurs et surtout par des conteuses ayant préservé le sens originel de ces récits racontés dans la langue de leurs ancêtres, assura la continuité de la tradition autochtone, ces histoires agissant comme des instruments sacrés de guérison pour les femmes autochtones qui, évoluant dans un contexte contemporain, peuvent encore s’identifier, via la tradition orale, à ce « sacré féminin » contenu dans les mythes et légendes : 39 The oral tradition is vital; it heals itself and the tribal web by adapting to the flow of the present while never relinquishing its connection to the past […] Certainly the modern American Indian woman bears slight resemblance to her forebears, but she is still a tribal being in her deepest being. Her tribal sense of relationship to all that continues to flour- ish. And […] while she adapts her mind and being to the circumstances of her present life, she does so in tribal ways, mending the tears in the web of being from which she takes her existence as she goes. (46) En ce qui concerne plus spécifiquement la femme inuit, cette dernière était sen- siblement vue comme « l’essence et le centre des relations familiales » donc en charge de tout ce qui concernait l’espace intérieur, la transmission de la tradition orale et la domesticité (Beique 55). Par ailleurs, selon les recherches effectuées par l’anthropologue Bernard Saladin d’Anglure, la domination masculine était le mot d’ordre de l’organisation sociale inuit, les jeunes femmes étant soumises à l’autorité des hommes et des ainées, de même qu’aux nombreuses prescriptions reliées au chamanisme (5-8). Cette lecture allochtone de la division des rôles pose cependant problème puisqu’elle ne tient pas compte des réalités profondes de la culture inuit, où il existe par exemple une « double potentialité ou permutation sexuelle » impliquant la transformation sociale de la fille en garçon ou du garçon en fille, une pratique que Saladin d’Anglure a relié au phénomène de l’éponymie, qui consiste à donner au nouveau-né le nom d’une personne vivante ou décédée (Guérin 135). L’existence d’un troisième sexe6 inuit qui autorise la transgression des frontières entre les sexes permet ainsi de nuancer quelque peu la question du statut de la femme chez les peu- ples de l’Arctique, même si ce phénomène du troisième sexe social se vit maintenant de manière plus discrète, entre autres à cause de la sédentarisation et de l’influence du christianisme. Ceci dit, la femme portant le statut de grand-mère ou d’ainée détenait quant à elle un grand pouvoir sur les générations subséquentes. Affranchie des tabous reliés entre autres aux fonctions reproductrices et à l’écoulement du sang, la femme plus crcl march 2017 mars rclc

âgée servait d’abord de guide aux plus jeunes générations, perpétuant son savoir à travers le récit de ses expériences, en se servant de « l’efficacité magique du souffle et de la parole » comme pouvoir de persuasion et de transformation, un pouvoir qui était décuplé si cette dernière possédait les dons du chaman lui conférant un accès direct au monde des esprits (Saladin d’Anglure 14). En effet, en l’absence d’un sys- tème d’écriture la transmission orale des contes, des récits autobiographiques et des légendes7 encourageait la consolidation identitaire d’un groupe unifié par un sys- tème de croyances, de lois et de prescriptions qui étaient constamment redynamisés à travers la performance du conteur qui écourtait, transposait et aménageait l’histoire selon le contexte vécu (Epes-Brown 27). Au-delà de sa nature cohésive et de sa fonc- tion rassembleuse, la tradition orale, en transportant et en communicant le savoir sacré, était considérée comme un instrument puissant de guérison individuelle et collective, transmettant un savoir-être et un savoir-faire qui façonnent le mode de vie et imprègnent la mémoire collective des peuples autochtones (Boucher 11). 40 Aujourd’hui encore les ainées des communautés de l’Arctique travaillent à la fois au retissage des liens sociaux, à la guérison de la cellule familiale ainsi qu’au déve- loppement économique de leur région, dans un contexte politique où la tradition orale et ce que Laugrand nomme la « mémoire sociale8 » se présentent comme des instruments de revendication et d’affirmation identitaire. De même, l’apparition de la notion d’Inuit qaujimajatuqangit,9 pouvant être définie comme « les savoirs tradi- tionnels inuit auxquels on reconnait encore un usage » (Laugrand 99) a renouvelé la volonté de mettre en action certaines pratiques telles que le Piliriqatiginniq (travailler ensemble pour une cause commune) et l’Avatittinnik Kamatsiarniq (le respect et soin de la terre, de la faune et de l’environnement) (Gouvernement du Nunavut 2013). L’utilisation des savoirs transmis oralement de génération en génération devient alors un outil de réclamation, « la stratégie adoptée par les leaders Inuit sortis tout droit des écoles et des pensionnats de même que leur engouement pour les travaux d’histoire orale visant à revendiquer certains droits à la lumière des usages tradition- nels » (102). Faisant face à des défis de taille tels que le taux élevé de suicide chez les jeunes, le décrochage scolaire, la pauvreté, l’isolement, la violence conjugale et familiale, la toxicomanie et l’alcoolisme, la femme inuit occupe une place centrale à l’intérieur comme à l’extérieur du noyau familial et communautaire (puisque 49% de ces femmes pratiquaient un travail rémunéré en 2006; Statistique Canada, 2006). Le devoir de transmission et de protection de la famille se perpétue d’ailleurs à travers les postes occupés par celles-ci : enseignantes, travailleuses sociales, sages-femmes, monitrices de garderie, dirigeantes communautaires. De surcroit, les grand-mères prennent fréquemment en charge l’éducation de leurs petits-enfants, via l’adoption coutumière, une forme d’adoption propre aux Autochtones, qui ne nécessite aucune intervention extérieure ou procédure juridique. Appuyés en cela par des organismes spécialisés tels que Pauuktuutit (la voix des femmes inuits) et Saturviit (situé au Nunavik) qui fournissent aux femmes les ressources nécessaires pour négocier avec Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions les problématiques actuelles et contribuer au changement communautaire, de petits groupuscules initient des projets porteurs, que ce soit la fabrication de vêtements traditionnels et la transmission de cet art aux jeunes filles, la diffusion d’émissions radiophoniques permettant d’établir des liens de communication avec les femmes des communautés éloignées, la mise en place de coopératives locales se spécialisant dans la vente d’objets artisanaux ou la création d’un réseau de soutien pour les mères célibataires. Dans cet ordre d’idées, l’utilisation de la vidéographie par les femmes inuits se situe dans la continuité du projet de revendication de droits fondamentaux et de réappropriation d’une culture cherchant à reconstruire son identité selon les principes dynamiques qui sont au cœur du savoir-être et du savoir-faire inuit. À cet égard, Linda Tuhiwai Smith, dans son ouvrage sur les méthodologies autoch- tones, introduit 25 projets ancrés dans les méthodologies et pratiques autochtones visant l’autodétermination, la justice sociale et la guérison. Nous souhaitons ainsi nous inspirer de quelques-uns de ces projets : Claiming (revendiquer) Testimonies 41 (témoignages) Storytelling (raconter des histoires) Celebrating Survival (célébrer la survie) Intervening (intervenir) Connecting (établir des connections) Creating (créer) présents dans les œuvres créées par des réalisatrices inuits pour démontrer comment ces dernières participent, autant au niveau de leur éthique de travail que dans le contenu et l’esthétique de leurs films, à la revitalisation culturelle ainsi qu’à la guérison communautaire de leurs peuples.

Le cinéma inuit et la remédiation de la parole au féminin : Représentation, revendication, récit et création

Tout comme leurs voisins du Sud, les Inuits furent pendant longtemps les sujets de prédilection de médiateurs externes-peintres, écrivains, photographes, ethnologues et cinéastes-qui les représentèrent plus souvent qu’autrement suivant les critères esthétiques et stéréotypes propre à chaque époque. Que ce soit dans les œuvres du populaire genre Northern des années 1920-1930 aux États-Unis, dans le célèbre docu- mentaire romancé de Flaherty, Nanook of the North (1922) ou au cœur du cinéma ethnographique de l’Office national du film du Canada (1950-1980) l’exotisme des mœurs inuit, ainsi que le mystère et la splendeur des paysages nordiques con- tribuèrent à figer à jamais ce que A. Dudemaine nomme le mythe de « l’esquimau éternel sur une banquise inaccessible […] isolé, stylite dans le ciel nordique, dans son innocence sauvage, […] se voyant réduit à jouer le rôle de référent capable de ras- séréner l’homme du Sud enfin certifié, par la grâce mécanique du cinématographe, dans sa lumineuse modernité » (55). Au cœur de ces représentations, la femme inuit tient généralement un rôle discret, servant d’acolyte au héros, à l’image du cinéma crcl march 2017 mars rclc

hollywoodien. Il existe cependant quelques exceptions à la règle, parmi lesquelles le court-métrage The Way of the Eskimo (1911) mettant en scène de « vrais Inuits » et dont le scénario fut écrit par deux femmes inuits, Nancy Colombia et sa mère Esther Eneutseak, ces dernières tenant les rôles principaux dans le film de William Selig ainsi que dans plusieurs productions qui, jouissant de la popularité du genre Northern, exploiteront l’image des Inuit pour mettre de l’avant le point de vue des explorateurs (Bouchard et Lévesque 244). De même, le projet Unikkausivut- transmettre nos histoires-initié par l’Office national du film du Canada, donne à voir quelques œuvres réalisées par des femmes du Nunavik, région située au Nord du Québec (Elisapie Isaac et Alethea Arnaquq-Baril) et du Nunavut (Gyu Oh). Parmi celles-ci, le documentaire personnel de l’artiste Élisapie Isaac, Si le temps le permet (2003), raconte le périple entrepris par une jeune femme afin de découvrir le sens de ses origines et d’observer comment cohabitent tradition et modernité dans le Nord. La jeune femme, qui tient le rôle de narratrice, nous invite ainsi à l’accompagner 42 tout au long de sa quête où se côtoient le passé et le présent, l’utilisation d’images d’archives et de témoignages d’ainés aujourd’hui disparus contrastant vivement avec la parole des plus jeunes générations ayant renoncé au mode de vie traditionnel pour s’installer dans le confort de la modernité. Elle-même exilée au Sud depuis de nombreuses années, l’artiste Métis (son père est un Blanc) met en lumière le fossé intergénérationnel séparant les ainés des jeunes, en soulignant le manque de repères de ces derniers et l’absence flagrante de ce qu’elle nomme la fierté Inuk. Ce retour aux sources ayant pour objectif une reconnexion avec sa culture d’origine ainsi qu’une revendication de son identité inuit, s’effectue à travers une réappropriation d’un territoire qu’elle redécouvre à la lumière des témoignages des ainés et des jeunes. Alors que Tuhiwai Smith met l’accent sur le travail actif d’une partie de la population autochtone qui revendique les droits et territoires de leur peuple en passant par les tribunaux et les instances gouvernementales, le cinéma offre un terrain propice à la revendication culturelle et identitaire, en se faisant le médiateur et surtout le bâton de parole qui permet aux individus de témoigner et de réclamer la part symbolique de leur héritage, et enfin de guérir à travers le dialogue muet qui a lieu entre les images du passé et celles du présent (142). Loin des représentations truffées de stéréotypes des réalisateurs hollywoodiens et des anthropologues bien-pensants, le documen- taire dresse un portrait nuancé de l’identité autochtone contemporaine, une identité caractérisée par le métissage, la résilience et la capacité d’adapter les croyances tradi- tionnelles à la réalité moderne. Dans un tout autre registre, le court-métrage d’animation Lumaajuq (Althea Anarquq-Baril, 2009) découlant également du projet Unikkausivut, puise à même la légende épique Le garçon aveugle et le huard pour raconter le récit d’une vengeance portant les stigmates du chamanisme. Narré par la réalisatrice, les images animées nous ramènent à un temps où les humains et les animaux partageaient un même langage, et où le territoire et ses quatre éléments (air, eau, feu et air) pouvaient être à la fois des alliés précieux et des ennemis cruels. À cet effet, la transgression des fron- Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions tières entre le règne animal et le monde des humains est rendue explicite à travers la transformation de la vieille femme en narval, créature magique de la mer symbolisant la puissance sexuelle de l’humain. L’importance accordée aux différentes sonorités/ vocalités exprime en outre l’existence d’un langage vocal puisant ses origines dans le corps et dans le territoire, comme le constate P. Le Goff : Le corps est pleinement une dimension du langage habité par la voix et le silence. L’espace arctique, dépourvu d’arbres, n’offre quasiment aucun abri naturel. Il faut inventer, fab- riquer, construire et le corps est à la fois refuge et outil. Il est également un élément indissociable de la nature dans laquelle l’Inuk puise toutes les ressources qui lui per- mettent de vivre. Ce corps est donc exploré et fréquemment mis à l’épreuve, dans des situations très diverses et à tout moment, des mises en jeu physiques et vocales per- mettent de tester ses capacités physiques et psychologiques. (3) L’aspect ludique de la langue et de la culture inuit, sa fluidité et son lien avec le ter- ritoire est mis en évidence par l’utilisation d’un genre (l’animation) qui traduit avec justesse l’essence de l’histoire transmise, autant au niveau de sa forme que de 43 son contenu. De plus, l’animation permet de rejoindre diverses générations qui se reconnaissent soit dans le récit (les aînés) soit dans le médium (les jeunes). En corre- spondance avec les propos de F. Laugrand sur l’importance de l’oralité chez les Inuits et ceux de P. Le Goff sur l’Inuktitut, Tuhiwai-Smith décrit le rôle du conteur comme étant celui d’un passeur qui relie : « le passé au futur, les aînés aux plus jeunes, le ter- ritoire au peuple et le peuple à leur histoire » (144). En redonnant vie à cette légende, en utilisant pour ce faire un médium qui transmet avec davantage de précision que l’écriture les qualités du corps-vocal (intonations, mouvement, circularité, fluidité) la réalisatrice participe à la revitalisation et à la réclamation de sa culture. En ce qui concerne plus spécifiquement le Nunavut, c’est au début des années 1980, avec l’introduction dans l’Arctique de la caméra vidéo portative, que l’on verra apparaitre la première génération de jeunes documentaristes inuits qui utilisera la vidéographie comme outil politique et social, pour transporter l’art de la tradi- tion orale dans la modernité et participer à la transmission culturelle. Le cinéma fut également adopté par les réalisateurs inuits comme un moyen créatif et efficace d’exploration et de partage de leur culture avec les groupes autochtones et non autoch- tones du Canada. La création du réseau de télévision APTN (Aboriginal People’s Television Network), de la IBC (Inuit Broadcast Corporation) ainsi que la fondation d’une maison de production vidéo inuit (Igloolik Productions) dans la décen- nie 1990 favoriseront le contact interculturel entre les nations autochtones, tout en offrant aux jeunes inuit un miroir culturel et identitaire auquel ils pourront aisément s’identifier, à travers la diffusion d’émissions et/ou de documentaires à contenu inuit. Zacharias Kunuk, fondateur d’Isuma Productions, sera le premier cinéaste à appro- fondir le sens de l’autoreprésentation autochtone en transportant l’art millénaire de la tradition orale au cinéma, en mettant en avant-plan l’utilisation de l’inuktitut dans tous ses longs-métrages. De même, l’éthique de travail du réalisateur, qui exprime par l’intermédiaire de la caméra ce qu’il nomme l’Inuk point of view (le point de crcl march 2017 mars rclc

vue Inuk) et sa reconstitution d’une communauté traditionnelle servira de point d’ancrage aux œuvres qui suivront dans les pas de ce grand réalisateur. Le succès international de son premier long-métrage fictionnel inuit,Atanarjuat (2001), con- tribua à propulser le cinéma Inuit à l’extérieur des sphères de l’Arctique, incitant par la suite de nombreux Autochtones à poursuivre dans le même chemin. Par ailleurs, si le domaine de la vidéographie fut pendant de nombreuses années un domaine généralement réservé à la gente masculine, la naissance d’une cinématogra- phie inuit dans les communautés du Nord inspira la jeune réalisatrice Arnaquq-Baril à participer au processus de décolonisation de son peuple, en réalisant un documen- taire sur l’art millénaire du tatouage inuit et surtout sur sa résurgence dans l’Arctique suite à la sortie du long-métrage Atanarjuat en 2001. Le projet Tunniit : Retracing the Lines of Inuit Tattoo est né du désir de la jeune femme à « remplir ce trou béant présent dans l’âme des femmes inuit », un vide résultant de la « colonisation rapide et intense de son peuple » qui ressent encore vivement la perte de la langue et de la 44 culture traditionnelles (Unikaat Studios.com). En résumé, le documentaire décrit la quête identitaire de la jeune femme cherchant à comprendre l’origine des tatouages faciaux réservés aux femmes et leur symbolique, interrogeant pour ce faire des ainés/ ainées qui, bravant les dogmes chrétiens régissant maintenant leur vie, « ont le cour- age et la dignité de se présenter devant la caméra pour parler de ce phénomène » (Unikaat Studios.com). Au-delà de la recherche d’une fondation et d’une volonté de se sentir partie prenante d’une communauté, la réalisation controversée du film qui choqua une partie de la population ayant banni (christianisme oblige) les coutumes anciennes provoquèrent l’émergence d’un discours critique chez les peuples du Nunavut. Cette ouverture au débat et à la communication entre les traditionnalistes (ceux qui croient toujours au chamanisme) et les convertis (les Inuits chrétiens) est représentative du moment charnière que vivent présentement les Inuits, les images de Kunuk et des autres ayant ravivé une mémoire qui met en lumière la beauté et la force de leur culture d’origine., En outre, la présence remarquée de ces tatouages dans ce documentaire a encouragé le renouvèlement chez les Inuits d’une tradition ayant été pratiquée pendant des siècles dans l’ensemble du monde circumpolaire, l’existence et la signification de ces tatouages étant méconnues par la plupart des habitants d’Igloolik et ce, jusqu’à la projection d’Atanarjuat: Partout où vivaient les Inuits […] il y avait des tatouages traditionnels. Le mot inuktitut pour tatouage est « kakinik » ou « kakiniit » au pluriel. Les tatouages les mieux connus et vus étaient ceux que les vieilles femmes avaient sur le visage, les « tunniits ». À la sortie du film d’Isuma,Atanarjuat, la légende de l’homme rapide, tout le monde a pu constater ce dont j’avais parlé et les tatouages inuit sont devenus monnaie courante. J’ai pu constater le pouvoir de la cinématographie comme outil pour enseigner, renforcer et modifier une culture. (Arnaquq-Baril 1) Ce pouvoir du cinéma, dans sa capacité de rejoindre, d’informer et de mobiliser la population sur des questions telles que l’identité, la transmission des valeurs, le métis- sage et le recouvrement de la souveraineté des peuples colonisés se voit magnifier par Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions la participation, lors des projections dans certaines communautés de l’Arctique, des spectateurs qui rassemblés devant l’écran, se réapproprient le film et par le fait même leur culture, tel que le stipule le cinéaste de Pond Inlet John Houston à propos de son moyen-métrage The White Archer (2010) : Members of the community spoke from the heart about the feelings the film raised in them, about their culture, our (non-native) attempts to destroy it, and now Inuit attempts to resurrect it. Emotions ran high. Some crying, and then laughter, recalling lighter parts of the film. Many questions about the visual effects and excitement around that. In the case of The White Archer, good-natured teasing of the actors, speaking to them as if they were actually the characters, and not actors. (Bertrand, Le cinéma des Premières Nations) Par ailleurs, selon Marie-Hélène Cousineau, les œuvres appartenant au corpus d’Igloolik Isuma Productions et celles d’Arnait Video Productions sont aussi pro- jetées dans quelques communautés inuites, où les films sont généralement accueillis avec fierté et enthousiasme. Les discussions découlant de ces rassemblements se posent comme un premier jalon dans la mise en commun de savoirs et de ressources 45 où jeunes et ainés s’échangent des connaissances.

Arnait Video Productions : Générer, engen- drer, témoigner, autochtoniser, se connecter et raconter

Considérée comme le cœur des communautés et comme la source principale de la transmission, la femme inuit est bien souvent initiatrice de ces rassemblements qui ont pour motif le resserrement et la dynamisation des liens/relations. Ce por- trait de la femme inuit considérée comme une force mouvante mais stable au sein de la culture inuit est présent dans les œuvres de Kunuk, qui contribua à la mise en place, sous la bannière de sa compagnie de production, d’un lieu d’expression pour les femmes de son peuple. Jailli des entrailles d’Isuma Productions en 1991, le projet Arnait Video Productions, rassemble la réalisatrice québécoise Marie- Hélène Cousineau et diverses collaboratrices inuit telles que Madeleine Ivalu, , Carole Kunuk et Atuat Akitirq, qui agissent à titre d’actrices, de directrices de la photographie, de monteuses ou consultantes. Décrivant leur mission première comme étant « la valorisation de la voix des femmes inuit dans les débats qui intéres- sent tous les Canadiens », le collectif Arnait a réalisé des œuvres documentaires et fictionnelles autour du motif de la parole et de la transmission de la tradition orale, brodant leurs récits suivant des thèmes tels que les activités traditionnelles (Qulliq, Attagutaaluk Starvation, Piujuq and Angutautaq), les liens familiaux et communau- taires (Ningiura, My Grandmother/Ma grand-mère, 2000, Unakuluk, Dear Little One, 2005; , 2008; Of Ravens and Children, 2015), et les légendes issues de la tradition orale (Unikausiq, Stories, 1996; Attagutaaluk, Starvation, 1992). Outre crcl march 2017 mars rclc

ces films, Arnait a également participé à l’initiative From the Tundra, un projet médi- atique expérimental impliquant un groupe d’Inuit et de non-Inuit qui furent isolés sur un campement lointain pour une durée de cinq jours. Ayant à leur disposition un laboratoire médiatique mobile (le Nunatinnit Mobile Media Lab) les participants téléchargeaient quotidiennement des documents audio, vidéo, des photos et messages textes qui relataient leur expérience au monde extérieur, avec la possibilité de rece- voir simultanément de la rétroaction, ou de s’engager dans des discussions à propos des expériences vécues en partageant divers points de vue : féminin, Inuit, non-Inuit, ainé, jeune, etc. En outre, ce projet visant à explorer les possibilités offertes par la technologie éveilla le désir de posséder une technologie permettant une communica- tion plus directe avec l’extérieur, un souhait qui fut réalisé en 2005 via l’installation d’un réseau Internet sans fil accessible à la majorité des communautés (Soukup). À l’exception de ce projet, Arnait a consacré les 25 dernières années de son exis- tence à développer une éthique de travail ainsi qu’une esthétique filmique du féminin 46 sacré10 autochtone, un terme qui désigne l’empreinte féminine omniprésente dans les courts, moyens et longs métrages produits par le collectif de femmes. Cette expression du féminin sacré est d’ailleurs prégnante dans le premier long-métrage fictionnel co-réalisé par Cousineau et Ivalu, Before Tomorrow, et où les images fluides du paysage arctique sont représentées par la douce chaleur de la matrice protectrice (plusieurs scènes ont lieu à l’intérieur d’une caverne ou sous l’eau) et bercées par la voix chaleureuse d’une grand-mère Inuk qui traverse l’espace du récit avec les chants et légendes traditionnelles pour l’accompagner. Alors que les films qui précédèrent Before Tomorrow portaient principalement une facture documentaire, ainsi qu’une esthétique dénuée de prétention, probablement à cause des moyens et des habiletés techniques limités des participantes, ce dernier ouvrit la porte à une nouvelle vague d’œuvres portant les marques d’une autochtonisation du médium, un terme que Tuhiwai-Smith emploie pour désigner l’utilisation du savoir-faire et du savoir-être relatifs à la tradition pour en imprégner une œuvre, une cause et/ou un processus de recherche (146). Dans le cas qui nous intéresse, l’autochtonisation du médium comporte des éléments tels que l’implication de la communauté dans le processus de création du film, l’intégration des savoirs traditionnels dans le récit, l’utilisation de l’inuktitut comme langue principale, l’utilisation d’une esthétique tenant compte d’éléments tels que la lenteur, la circularité, la fluidité et l’importance de la parole sur les images. De même, la façon de manipuler la caméra afin de montrer la hiérarchie sociale ou les méthodes de construction d’un iglou et l’utilisation de plans ciné- matographiques cherchant à dépeindre le corps comme une extension du territoire sont autant d’exemples d’autochtonisation du médium. Parce que ce dernier aborde un sujet d’actualité qui englobe la majorité des projets de Tuhiwai-Smith identifiés plus haut, tout en étant un exemple flagrant de la par- ticipation active des femmes au changement et à la guérison communautaire, nous souhaitons nous attarder sur le plus récent long-métrage documentaire du collectif Arnait, Sol, où se côtoient tradition orale, témoignages autobiographiques et vidéos Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions d’archives faisant le pont entre le passé et l’avenir. Le long-métrage documentaire Sol, projeté abondamment au Nunavut et dans le reste du Canada, a suscité de nombreux débats sur un sujet de préoccupation pour les Autochtones en général, soit le suicide envisagé comme une des nombreuses con- séquences de la sédentarisation et de la disparition de la culture traditionnelle. Au moment où L’ONU (Organisation des Nations Unies) dénonce, en juillet 2015, les nombreuses inégalités ainsi que la violence faite aux femmes et les conditions de vie déplorable dans les réserves, le taux de suicide chez les Inuits du Nunavut est évalué comme étant 13,5 fois plus élevé que la moyenne nationale. Le projet Sol, né en 2013, découle directement d’une initiative d’un petit groupe de femmes inuit qui, suite à la mort nébuleuse d’un jeune homme de leur communauté, se tourne vers Marie-Hélène Cousineau et Susan Avinqaq et sa caméra afin de donner un sens aux évènements entourant la mort de Solomon Tapatia Uyarasuk, tout en conscientisant la population à propos du suicide, ce fléau décimant les communautés de l’Arctique. C’est donc armées d’une caméra que la cinéaste et son acolyte Susan Avingaq entre- 47 prennent une démarche qui donnera l’opportunité à une communauté de vivre leur deuil, à travers une prise de parole qui cherche moins à dénoncer qu’à comprendre et surtout à prévenir et guérir les nombreuses blessures entourant leur perte ; perte de la culture, de l’identité, des racines, des valeurs et d’un langage portant les vestiges d’un mode de vie tombé en désuétude. Tel que confirmé par la cinéaste lors d’une projection hors réserve (village de Wakefield, 2014) le documentaire suscita des réactions mitigées à Iqaluit, entre autre parce que les cinéastes souhaitaient d’abord exposer les faits entourant la mort de Sol plutôt que de se positionner de manière implacable derrière la thèse selon laquelle le garçon aurait été assassiné sans l’ombre d’un doute par les agents de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC). Le spectateur a ainsi droit à un portrait non biaisé (dans le mesure du possible) d’une situation qui dépasse la mort d’un seul individu, Sol devenant à travers un montage habile une manière d’humaniser, de donner un visage réel, attachant, vivant à toutes ces figures anonymes qui ont perdu la vie dans des cir- constances semblables, et où le suicide peut être vu comme le résultat d’un génocide culturel où s’entassent de plus en plus de cadavres. À cet égard, le premier plan du film donne à voir une vaste étendue blanche où l’on perçoit à peine, tout au fond du paysage, les croix enneigées et autres pierres tombales, au pied desquelles s’agenouille une ombre indistincte. Accompagnant ces images, la voix d’une ainée exprime l’incapacité de cette dernière à lâcher prise et aller de l’avant alors que le doute persiste dans son esprit quant à la mort suspecte d’un être qu’elle chérissait. Le plan suivant nous ramène deux ans en arrière, la voix hors champ d’un journaliste relatant les faits entourant la mort du jeune Solomon, retrouvé inerte dans une cellule de prison sous la supervision d’agents de la GRC. Par la suite, une conversation Skype entre la réalisatrice et une ainée d’Igloolik nous fait comprendre que l’initiative du film découle directement de la volonté des femmes de la communauté d’éclaircir le mystère entourant le supposé suicide de Sol. crcl march 2017 mars rclc

S’ensuit une série de témoignages, qui nous transporte d’abord dans une tente isolée au milieu d’un campement d’été, où les femmes réunies expriment leurs doutes et incompréhension quant à certains aspects de la mort du jeune homme de 26 ans ; par exemple, pourquoi ses vêtements ont été immédiatement jetés ? Pourquoi n’ont-ils pu voir son corps ? Et pourquoi les policiers impliqués dans sa mort ont quitté immédi- atement le territoire ? Ainsi, d’entrée de jeu la cinéaste place la responsabilité du documentaire entre les mains des femmes de la communauté, sans qui ce projet n’aurait pas eu lieu. Le témoignage des femmes, leur solidarité dans l’action et leur persistance quant à la version des faits qu’elles souhaitent présenter suffisent à semer le doute chez les spectateurs qui questionnent à leur tour la version officielle des faits tels que com- muniqués par les autorités. La caméra devient dès lors le témoin et le médiateur d’une enquête qui dépasse l’enceinte communautaire. Le message lancé par ces femmes s’adresse aux autres communautés inuites et plus encore, aux communau- 48 tés autochtones qui vivent sensiblement avec les mêmes problématiques : abus du système, violence policière, suicide. Au-delà du message communiqué, l’opportunité d’exprimer ces griefs devant l’œil de la caméra permet aux femmes et par extension aux autres membres de la communauté de se libérer d’un poids et de vivre autre- ment leur deuil, en sachant que le départ du jeune Sol ne sera pas tenu sous silence. Le processus de guérison individuel et communautaire se voit ainsi favorisé par la présence de la caméra qui donne un poids et une portée supplémentaires à une parole qui sera diffusée, entendue et surtout discutée dans des lieux extérieurs à l’espace de tournage. Par exemple, une projection du documentaire dans un petit village non- autochtone du Québec (Wakefield) suscita de vives discussions chez des spectateurs non-autochtones, alors que certains spectateurs croyaient que le suicide était une partie intégrante de la culture autochtone et inuit. D’autre part, l’utilisation d’images vidéo d’archives-celle de la série sur Igloolik -nous aide à comprendre l’enfance en apparence heureuse du petit Sol, qui, comme le confirme plus tard son frère, fut chéri par leur grand-mère qui « le laissait libre de jouer et de partir comme bon lui semblait ». Outre leur fonction biographique, ces images d’archives donnent aux spectateurs un bref aperçu de la vie au Nunavut avant la sédentarisation, une vie caractérisée par la chasse, la pêche, le chamanisme et par l’entraide familiale et communautaire. Elles nous racontent aussi la relation intime qui reliait le territoire à ses habitants, à un moment charnière de l’histoire. Aidés en cela par ces représentations, il sera plus aisé par la suite de voir « l’avant » et « l’après » de la sédentarisation, et de comprendre comment la transition ultra rapide entre deux modes de vie a profondément affecté les nouvelles générations. Enfin, un montage habile, non-chronologique ainsi qu’une utilisation judicieuse de l’espace-temps cinématographique donnent à voir et à comprendre une réalité d’une grande complexité, où les notions de meurtre et de suicide ne font qu’une, lorsqu’arrimés à un contexte où l’âme colonisée par les paysages de l’oppresseur meurt à petit feu, comme le souligne ce discours du chanteur B. Tagalik : « I’m not Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions losing people to suicide, I’m losing people to residential schools, I’m losing people to assimilation, I’m losing people to the fact that they don’t know who they are or what they want to be. Not for their grandparents but for their children. » Malgré la grande capacité d’adaptation du peuple inuit qui, de tout temps, ont su démontrer leur résilience et leur capacité à faire face à des conditions extrêmes pour survivre, la cassure subite et violente avec les racines mêmes de leur identité placent les jeunes dans une situation de précarité devant laquelle nous avons tous une responsabilité, Inuk ou non.

Conclusion : Voyager les territoires de la résis- tance au féminin

Devant le défi colossal de reprendre le contrôle de leur destinée et de réparer les dommages engendrés par la violence coloniale, les Inuits ont recours à des actions 49 concrètes ayant pour objectif la réappropriation d’une culture traditionnelle pouvant être enrichie par l’emprunt à l’autre et le partage interculturel. Pendant de nom- breuses décennies, les femmes autochtones et inuites ont lutté pour la réconciliation des nombreux éléments de déconnexion entre leur culture traditionnelle liée à un mode de vie nomade et les nouvelles manières d’être, de faire et de penser en lien avec la sédentarité et la modernité occidentale. Positionnées au cœur des actions qui assurent la protection de leurs communautés et de leurs cultures, les femmes inuit se présentent comme le noyau autour duquel circulent, se courtisent et finalement se rencontrent les différents atomes (ainés, jeunes, culture traditionnelle et modernité) qui agissent comme agents de changement sociétaux et d’une guérison communau- taire dont les répercussions se font ressortir bien au-delà de la collectivité, comme le souligne l’ainée Mohawk Marlene Brant Castellano : Women often describe their work as Healing, in the Aboriginal sense of restoring physi- cal, emotional, mental and spiritual balance to the lives of individuals, families and communities. As their work reverberates beyond their communities, they can also be seen as healing their nations, bringing a distinct approach to renewal that asserts the authority of experience and the wisdom of the heart. (204) Parce qu’elles travaillent principalement de l’intérieur, à partir de la cellule famil- iale, puis au niveau de leur engagement communautaire, ces femmes ont compris que c’est en voyageant dans les territoires fertiles de l’imaginaire inuit qu’une parole pendant longtemps muselée parvient à se répandre et surtout à se faire entendre. Entre les mains de femmes telles que Alethea Arnanuq-Baril, Gyu Oh, Madeleine Ivalu et Susan Avingaq, le cinéma, de par sa capacité à reproduire le son et le mou- vement, consacre le réinvestissement d’une mémoire sociale renvoyant à un savoir dynamique qui se renouvèle constamment. En concordance avec les 25 projets de Linda Tuhiwai-Smith, le collectif de femmes crcl march 2017 mars rclc

constituant Arnait Video Productions ancrent leurs œuvres dans des actions- Raconter, Revendiquer, Autochtoniser, Dynamiser, Engendrer-qui provoquent un changement de l’intérieur, tout en conscientisant la population autochtone et alloch- tone sur leur réalité contemporaine. Ce faisant, elles contribuent à fournir à leur peuple un document matériel qui leur permettra de se reconnaitre dans le récit (con- naissance ancestrale) ainsi que dans le procédé (construction d’une communauté filmique inuite liée au processus de réalisation) et enfin, de transmettre cette con- naissance aux générations à venir.

Notes

1. Les termes Autochtone et Premières Nations désignent, selon le guide terminologique autochtone, à la fois les Indiens inscrits, les Inuits, et les Métis. Dans le cadre de cet article, la nomenclature est utilisée pour parler des Indiens inscrits et des Inuits, selon le cas. 50 2. Le terme autochtonisation (indigenizing en anglais) dans sa définition la plus simple, renvoie à l’action de rendre plus autochtone, que ce soit en lien avec un contenu, une loi, un objet ou une pratique. En ce qui concerne le domaine des études cinématographiques, les auteurs Michelle Raheja (2010) et Steven Leuthold (1998) décrivent dans leurs ouvrages comment les cinéastes autochtones et inuits se sont approprié un médium Blanc et occidental afin de lui apposer l’empreinte autochtone. De la même façon, j’utilise dans ma thèse doctorale Le cinéma des Premières Nations du Québec et des Inuits du Nunavut : réappropriation culturelle et esthétique du sacré le terme autochtonisation pour décrire l’adaptation des procédés cinématographiques aux valeurs et modes de vies autochtones et inuit (par exemple l’utilisation d’un traineau à chien par le cinéaste inuit Zacharias Kunuk pour effectuer des travellings).

3. L’auteure Natalie Boucher introduit la notion de savoir-faire et de savoir-être autochtones en déclarant qu’à l’instar de la tradition orale et de la langue, qui sont pour les autochtones à la fois une façon de faire et une façon d’être, les savoir-faire inuit incluent l’enseignement des pratiques telles que la chasse, la pêche, le trappage, l’artisanat, la confection d’objets utilitaires, tandis que le savoir-être est directement en lien avec la transmission d’un système de valeurs traditionnelles que l’on retrouve chez la plupart des peuples autochtones. En outre, le savoir-être, donc ce système de valeurs, est implicitement présent dans le savoir-faire (culture matérielle) (Boucher 15).

4. Alors qu’en ce qui concerne les peuples africains, la décolonisation et ce que l’on appelle postcolonial- isme est en lien avec le processus d’indépendance des pays du Sud, alors que nombre d’auteurs (dont Saul, Green, Roy) considèrent que les Autochtones du Canada demeurent à plusieurs égards dans une position de colonisés, donc de dépendance vis-à-vis d’un État qui résiste à leur accorder une pleine autonomie, et ce malgré la mobilisation de nombreuses communautés engagées depuis plusieurs décennies dans une lutte (revendications territoriales, politiques et sociales) pour la décolonisation.

5. Selon Allen-Gunn, Johann Jakob Bachofen définit la gynécocratie comme étant « la poésie de l’histoire » (43), en ce sens où elle représente « la période de l’intuition profane, du pressentiment religieux, de la piété, de la superstition, de la sage modération, de l’équité […] » (66-67) en insistant sur le fait que dans les sociétés gynocentristes, tous les hommes sont frères, toutes les femmes sont sœurs, jusqu’à ce que la victoire du patriarcat dissolve l’homogénéité de la masse et remplace l’uniformité confuse par le groupement régulier.

6. Saladin d’Anglure définit le troisième sexe inuit comme étant : « Une catégorie de sexe résultant d’une construction socio-culturelle de l’identité opérée par le groupe, à travers un atome familial de repro- duction (modèle idéel, mais aussi unité sociale) en manipulant et la filiation (ordre des générations, ou ordre de naissance) et les catégories de sexe, en fonction de l’état de développement de cet atome Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions

familial et de l’identité de ceux qui en ont la charge » (64).

7. Encourageant une certaine prudence dans le choix des termes employés pour définir les diverses catégories appartenant à la tradition orale (mythes, légendes, histoires, récits) l’anthropologue Rémi Savard décrète que ces derniers sont « plus que de simples récits oraux pour une humanité en attente d’écriture, car on est en présence de véritables monuments sonores. Il s’agit de performances émail- lées de dialogues, de chants, de rebondissements imprévisibles et de pirouettes sémantiques les plus inattendues, au cours desquelles la voix humaine » (vouloir-dire et volonté d’existence) jouait un rôle semblable à celui que Paul Zumthor avait reconnu dans la poésie orale du Moyen-Âge (18).

8. Laugrand situe la mémoire sociale dans le contexte plus large du développement d’une conscience historique collective et de la venue de nouveaux régimes d’historicité chez les peuples de l’Arctique, lesquels donnent préséance à l’oralité et plus spécifiquement à la mémoire autobiographique, « Cette prédominance accordée au récit de vie et au genre autobiographique allant de pair avec ce souci de préserver, et non de réduire, la diversité des expériences » (105).

9. Selon Shirley Tagalik, Inuit Qaujimajatuqangit (IQ) est le terme utilisé pour décrire l’épistémologie inuite ou le savoir autochtone des Inuits. Il peut se traduire par ce que les Inuits ont toujours tenu pour être vrai : « Tout comme les autres systèmes autochtones des connaissances, l’Inuit Qaujima- jatuqangit est connu comme un système unifié de croyances et de savoir propre à la culture inuite. 51 Le terme a officiellement été adopté par le gouvernement du Nunavut. Toutefois, les descripteurs employés pour saisir son sens profond sont connus pour être en harmonie avec la vision inuite du monde dans divers lieux circumpolaires » (1).

10. Voir à ce sujet Bertrand, Le cinéma des Premières Nations du Québec et des Inuits du Nunavut : réap- propriation culturelle et esthétique du sacré.

Ouvrages cités

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Brant Castellano, Marlene. « Heart of the Nations : Women’s Contribution to Community Healing. » Restoring the Balance. First Nations Women, Community and Culture, édité par Gail Valaskakis et al., U de Manitoba P, 2009. Dudemaine, André. « L’âme est un voyageur imprévisible. La question du chaman- isme dans Nanook of the North et Le journal de Knud Rasmussen. » 24 images, no. 134, 2007, pp. 54-57. Epes-Brown, Joseph. Héaka Sapa. Les rites secrets des Indiens Sioux. Petite Bibliothèque Payot, 1975. Froger, Marion. « Le documentaire québécois à l’épreuve de la communauté. » Le cinéma au Québec. Tradition et modernité, édité par Stéphane-Albert Boulais, Fides, 2006, pp. 203-20. Guérin, Yvonne. « La femme inuit dominée : création mythique allochtone ? » Anthropologie et Sociétés, vol. 6, no. 3, 1982, pp. 129-54. 52 Kalafatic, Carol. « Keepers of the Power: Story as Covenant in the Films of Loretta Todd, Shelley Niro and Christine Welsh. » Gendering the Nation : Canadian Women’s Cinema, édité par Kay Armatiga et al., U de Toronto P, 1999. Le Goff, Philippe. « Oralité et culture vocale inuit. »DEMéter , décembre 2003, demeter.revue.univ-lille3.fr/manieres/legoff.pdf. Consulté le 7 février 2012. Laugrand, Frédéric. « Écrire pour prendre la parole. Conscience historique, mémoires d’aînés et régime d’historicité au Nunavut. » Anthropologie et Sociétés, vol. 26, no. 2-3, 2002, pp. 91-116. Leuthold, Steven. Indigenous Aesthetics : Native Art, Media and Identity. U de Texas P, 1998. Raheja, Michelle H. Reservation Reelism. U de Nebraska P, 2010. Saladin d’Anglure, Bernard. « Mythe de la femme et pouvoir de l’homme chez les Inuit de l’Arctique central. » Anthropologie et Sociétés, vol. 1, no. 3, 1977, pp. 79-98. Savard, Rémi. « Traditions orales : les Innus et leurs chefs-d’oeuvre. » Cap-aux- Diamants : la revue d’histoire du Québec, no. 85, 2006, pp. 16-20. Sioui, Georges. Pour une histoire amérindienne de l’Amérique. L’Harmattan et PU Laval, 1999. Soukup, Katarina T. « Travelling Through Layers: Inuit Artists Appropriate New Technologies. » Canadian Journal of Communication, v. 31, no. 1, 2006, www. cjc-online.ca/index.php/journal/article/view/1769/1889. Consulté le 3 août 2015. Tagalik, Shirley. « Inuit Qaujimajatuqangit : le rôle du savoir autochtone pour favoriser le bien-être des communautés inuites du Nunavut. » Document rédigé pour le Centre de collaboration nationale de la santé autochtone. www. nccah-ccnsa.ca/Publications/Lists/Publications/Attachments/6/Indigenous%20 Karine Bertrand | Le collectif Arnait Video Productions

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