Marianne Mako

30 vies en confidences

HACHETTE © Hachette Livre, 1998. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Hachette Livre, 43, quai de Grenelle, 75015 Marianne Mako - trente-quatre ans - est journaliste depuis 1984, diplômée de l'université de Bordeaux. En paral- lèle de ses études, elle commence une carrière de reporter sportif au journal Sud-Ouest et à Radio Bordeaux- Gironde. Elle peut ainsi donner libre cours à sa passion de toujours : le football. C'est à cette époque qu'elle côtoie les Girondins de Bordeaux dirigés par Aimé Jacquet. Remarquée lors des multiplex de football de France Inter, Marianne Mako devient la première femme à commenter régulièrement les matchs pour une radio. En 1985, elle entre à RMC pour y occuper la même fonction; elle collabore aussi à et au service des sports de Libération En 1987, Didier Roustan, rencontré lors de la Coupe du monde au Mexique, lui propose de rejoindre TF1 et la rédaction de Téléfoot Elle y restera dix ans. Aujourd'hui joumaliste free-lance, elle publie son deuxième livre, reflet d'une complicité de plus de quinze ans avec les footballeurs professionnels.

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À Antoine, informaticien maison, coursier et premier lecteur. Soutien logistique et moral de tous les instants. Avec ma grande reconnaissance et toute ma tendresse.

Mille mercis aux trente joueurs et aux deux sélectionneurs qui m'ont témoigné leur confiance et m'ont consacré de longs entretiens malgré leur emploi du temps chargé : Ibrahim Ba Vincent Candéla Bernard Diomède Stéphane Guivarc'h Marc Keller Pierre Laigle Frank Lebœuf Lionel Létizi Florian Maurice Robert Pirès David Trézéguet Zinédine Zidane Aimé Jacquet et À l'heure où paraîtra ce livre, la sélection pour la Coupe du Monde sera connue. Toute ma compassion, très sincèrement, aux malchanceux de la dernière ligne droite. Bonne route et belle aventure aux vingt-deux heureux élus !

« Yazid! »

Zinédine Zidane se redresse d'un coup, en plein étirement. Les Girondins de Bordeaux s'échauffent sur le stade Grimonprez-Jooris, avant leur rencontre face aux Lillois. Jusque- là, Zizou, très concentré, restait sourd aux « Zinédine! Zinédine ! » lancés par les petits chasseurs d'autographes der- rière les grilles. Maintenant, son regard scrute avidement la tri- bune d'où a jailli le cri. Plus personne ne l'appelle «Yazid » ! En tout cas, pas dans le grand public, ni dans le milieu profession- nel. Seuls ses amis d'enfance, à , ont conservé l'habi- tude d'utiliser son deuxième prénom. Le joueur bordelais s'avance pour examiner les spectateurs de chaque rangée. « Salut Yazid ! » Il retrouve deux copains de la cité où il vivait avec sa famille. Deux « émigrés » contraints à s'installer dans le Nord de la France pour trouver du travail. Dans la cité de la place Tartane, en plein Castellane, un arrondissement au nord de Marseille, Zinédine Zidane englou- tit son « quatre-heures » pour pouvoir dévaler au plus vite l'es- calier de son immeuble. Des gamins, plus âgés, ont déjà commencé une partie de foot sur le goudron. Le petit bon- homme se plante devant la ligne de touche imaginaire. Son doux regard bleu ciel rempli d'envie perce sous les longs cils noirs. L'invitation ne tarde pas. Ses qualités de jeu compensent la différence d'âge. « Si Yazid joue, je joue pas ! » À chaque fois, Nordine Zidane refuse l'entrée de son cadet. Zinédine paye son statut de « petit dernier » de la famille. Trois ans le séparent de son unique sœur Lila ; cinq de Nordine, sept de Farid et neuf de Djamel. La scène se répète tous les jours sur le terrain de foot impro- visé. Soit Yazid profite de l'absence de son frère, soit il regarde Nordine et son équipe jouer. Pas longtemps, d'ailleurs, puisqu'il prend souvent un ballon pour taper tout seul contre un mur. « Moi, je ne rêvais que de ça : jouer avec lui ! J'avais beau me faire rabrouer, je suivais toujours le mouvement. Mais pour Nordine comme pour les autres frangins, j'étais la plupart du temps une charge imposée par les parents. Fallait pas m'embê- ter parce que j'étais trop petit, faire toujours attention à moi dès que je descendais de l'appartement, savoir où je jouais. Une sur- veillance à double tranchant car si je rentrais en retard, c'étaient eux qui m'engueulaient. Au point que parfois, les parents cal- maient le jeu J'étais le bébé, ils me chouchoutaient. » POUR BERNARD LAMA aussi, cette situation protectrice est parfois pesante. Il est le petit dernier de quatre enfants. p Marcel, l'aîné, a neuf ans de plus, Catherine : sept, et Éli- sabeth : cinq. « J'étais à la fois le souffre-douleur (mon frère me chambrait et ses copains aussi) et celui qu'on ne veut pas "traî- ner" avec soi. Je ne m'amusais pas avec mes frères et sœurs, je les regardais. Je suivais leurs jeux de plage sans y être intégré. » Empêcheur de tourner en rond des « grands », le petit Bernard se retrouve donc plus proche de ses parents. Il part par- fois en vacances avec son père. « Un mois tous les deux à la pêche ! Des instants privilégiés. » Dans un premier temps, sa mère conserve son emploi au bureau d'aide sociale. Elle l'emmène partout, au marché, faire les courses, dans ses visites. Puis, elle aura tout le loisir de l'élever. « Je suis né à quatre ans, au moment où je suis entré à l'école maternelle. Je ne voulais pas y aller.Tous les matins, c'était toute une histoire ! Quand je voyais que l'heure passait, je me disais : "C'est bon, je n'y vais pas." Mais ça signifiait seulement que j'étais en retard ! Ce n'était pas fait pour moi, l'école. J'y suis allé parce qu'il le fallait. C'était un divertissement alors que je pre- nais le foot très au sérieux. J'en faisais le minimum pour avoir la moyenne et ne pas avoir de problèmes avec les parents, jus- qu'au bac. » Les Lama vivent à Cayenne, dans une maison du domaine de l'hôpital, sur la plage. Papa est chirurgien. Le week-end, la famille se rend à Montjoly où elle possède une maison. L'enfance de Bernard se déroule entre deux bandes de copains bien distinctes. Celle de la semaine, et celle du week-end. « À côté de la maison de Montjoly, il y avait un foyer pour enfants. Des gars durs, une espèce de jungle. Moi, j'étais le fils du docteur mais aussi celui du maire. Je n'ai jamais fréquenté de fils de médecins, j'étais tout le temps dans la rue.Je devais m'im- poser plus que les autres. J'y suis parvenu grâce au foot. Ces gars sont devenus mes amis, on se retrouvait ensuite en club. Le sport m'a aidé à m'intégrer parmi eux. » NCORE une famille nombreuse chez les Thuram ! Trois frères et deux sœurs dans une petite maison à Anse- E Bertrand, à la Guadeloupe. Lilian est l'avant-dernier né de la famille et le plus jeune fils. Antonio a trois ans de plus que lui et Gaétan, douze ! Comme Zinédine et Bernard, le plus jeune des Thuram est exclu des jeux de ses trop grands frères. Ça ne le perturbe pas outre mesure puisqu'il se crée son propre environnement et rejoint après l'école sa bande de copains pour organiser un match dans la rue goudronnée en face de chez lui. Les gamins suspendent la partie à chaque passage de voiture, puis visent à nouveau les pierres qui délimitent le but. Plus tard, ils enrichi- ront nettement leur patrimoine en aménageant sur le champ à côté de la maison de vraies cages issues du système « D » : en fixant des branches sur des troncs en fourche. Les infrastruc- tures évoluent, mais pas l'équipement. Les gosses continuent à jouer pieds nus; personne ne roule sur l'or dans le coin. Et même quand on a la chance d'avoir de vraies baskets ou des tennis, on les retire pour jouer au foot afin de ne pas les abîmer trop vite... Ainsi se déroule une compétition parallèle, avec des rencontres inter quartiers, dans lesquelles les plantes de pied endurcies rivalisent avec de rares crampons moulés. Lilian fait partie des « va-nu-pieds ». Seule pour élever ses cinq enfants, Mme Thuram ne peut accomplir de miracles avec son salaire d'employée de maison. « On ne s'est jamais dit qu'on manquait de quelque chose, se souvient Lilian. Je ne me suis jamais posé la question. J'étais heureux. Maman travaillait à Pointe-à-Pitre, je me baladais à ma guise. Surtout, j'adorais jouer au foot ! » « Comme nous avons eu la télé assez tard et que je n'ache- tais ni L'Équipe, ni le moindre magazine spécialisé, j'ignorais tout de la compétition professionnelle. Au point qu'aujourd'hui encore, je surprends quand j'avoue ne pas connaître tel ou tel joueur. Ça ne m'intéresse pas plus : je regarde toujours aussi peu les matchs à la télé, et je ne sais quasiment rien des effectifs des autres équipes. C'est JOUER qui m'intéresse. » Ainsi Lilian coule une jeunesse heureuse. On la soupçonne- rait pourtant assombrie par l'absence de père à la maison. « J'ai un vague souvenir de lui quand j'étais tout petit. Puis plus rien. Je ne l'ai revu qu'à vingt ans pour une dernière rencontre fur- tive. Enfant, je ne m'imaginais pas avec un père à la maison. Je voyais bien que tous les autres en avaient, mais ça ne me man- quait pas. Il y avait assez d'amour chez nous ! » OYER MONOPARENTAL aussi pour les fils Henry en ban- lieue parisienne sud. Les parents divorcent lorsque F Thierry atteint l'âge de huit ans. Il vit alors avec sa mère et son grand frère Willy, son idole. Mais contrairement à Lilian, la cellule familiale reste préservée puisque les deux parents s'installent l'un à Orsay et l'autre à Châtenay-Malabry. Les garçons continuent de voir leur père tous les jours, comme ils l'entendent. Une relation entretenue par une passion com- mune : le football ! À la naissance de Thierry, sept ans après celle de Willy, l'heu- reux papa admire son rejeton tout neuf et s'exclame : « Il sera footballeur! » Jusqu'alors, aucun recruteur de grands clubs n'avait su déceler dans les gigotements d'un nouveau-né les pré- mices de futurs dribbles qui enchanteraient la France, la Principauté et ses environs... Il faut croire que M. Henry avait un sacré flair, et surtout de la suite dans les idées. Il entraîne Thierry, dès l'âge de cinq ans, sur un terrain, se met dans les buts, et lui fait tirer des penalties à répétition. Le môme ignore encore ce qu'est un penalty ; ce qu'il sait, c'est qu'il prend plai- sir à taper dans le ballon trop gros pour lui et à ruser pour le faire entrer dans la cage. Le virus est pris. Ça tombe bien, car papa lui répète depuis quelques années déjà : « Tu vas être foot- balleur professionnel, plus tard ! » Si le père a scellé le destin de son fils cadet, ce dernier suit sans forcer la voie royale dont les premiers mètres se situent, comme pour Zinédine Zidane, au pied de la cité où il vit. Aux Ulis, d'abord, Willy descend tous les jours jouer au foot sur le bitume avec ses copains, Thierry sur ses talons. Le gamin a plus de chance avec son aîné que Zinédine avec Nordine. « Tu joues, mais tu ne parles pas ! Et tu ne pleures pas non plus ! »Trop content d'être accepté, Thierry ne la ramène pas. Il cherche à s'immiscer dans les jeux des plus grands. Au foot, il plante son gabarit « Tom Pouce » devant les buts (des pierres par terre) et attend les ballons. Drôle d'avant-centre ! Un nain parmi les balèzes de seize ans. Il faut croire que sa technique n'a pas attendu le nombre des années : on le tolère régulière- ment... Willy ne s'accommode pas toujours de ce petit frangin qui lui emboîte systématiquement le pas. «Tu vas où? - Je vais avec toi. - Non.Tu restes devant le bâtiment ! » « J'étais le boulet, je le vivais mal. Vers quatorze ans, quand je voyais mon père et mon frère sortir ensemble, je me prenais la même réflexion: :"Tu restes là !" Je pleurais une demi-heure sous ma couverture puis je m'endormais. » Le manque du grand frère se fait sentir plus cruellement en pleine adolescence. Willy se met en ménage avec sa copine et, malgré les quelques visites à son nouvel appartement à Paris, métro Glacière, Thierry fait le dur apprentissage de la solitude. « J'ai souffert de l'absence de mon grand frère à la maison, même si, lorsque nous vivions ensemble, il ne s'intéressait plus depuis longtemps à mes petites voitures, et que, hors football, nous n'avions pas la même bande de copains. Il n'y avait per- sonne quand je rentrais de l'école. Ma mère partait au boulot à six heures et rentrait à vingt et une heures. Elle passait deux heures dans les transports en commun pour aller à l'université d'Orsay où elle bossait comme standardiste. Quand je vois qu'elle m'a élevé avec son petit salaire... À vingt ans, j'ai peut- être plus d'argent qu'elle n'en aura gagné dans toute sa vie ! » Une « Mère Courage », comme celle de Lilian Thuram et de Patrick Vieira. Seules pour faire face aux soucis quotidiens amplifiés par le manque d'argent à la maison. Elles avancent tout sourire, toute tendresse dehors, et leurs enfants n'y voient que du feu, éblouis par leur amour. COMME LILIAN, Patrick n'a pas connu son père. L'atmosphère n'en est pas moins chaleureuse. Au c contraire, il découvre la vie dans une grande mai- son, à Dakar, auprès de ses grands-parents maternels, de sa mère et de ses sept oncles et tantes ! Le grand-père a une bonne situation dans une entreprise en ville et peut accueillir toute sa progéniture sous son toit. Sa fille Émilienne, seize ans, est la première à devenir maman. Elle préfère qu'on l'appelle « Rose ». Patrick succède à la naissance de Nickoro, un an plus tard. Deux fils ! Les premiers petits-enfants de la famille ! Toute la mai- sonnée s'attendrit sur le tableau. Il y a toujours un oncle pour chahuter, une mamie ou une tante à câliner. L'enfance dorée dure jusqu'au passage obligé par l'école. Ça, Patrick n'aime pas beaucoup... au point de se permettre quelques incartades, mal- gré son jeune âge. C'est franchement plus marrant d'aller sur la plage jouer avec les copains, puis de rentrer à la maison pour se lancer dans un match de foot sous le préau juste à côté. Les blousons par terre délimitent les buts. On shoote dans un bal- lon en mousse. Et paf ! un tir dans le tas de fringues. Encore une polémique sur l'homologation du but : « Y'a poteau ! Normalement, il rentre pas ! - Mais si : y'a poteau "rentrant" ! » Les mères de famille, peu rompues au règlement du foot, ne voient que des vêtements salis et le temps qui passe plus que de raison au moment de se mettre à table. À Dakar, aux Ulis comme à Castellane, les mamans brandissent des balcons ou de la ligne de touche des cartons rouges imaginaires. Tous les fils prodiges commencent leur carrière par de bonnes engueulades à la sortie du terrain... Patrick a peut-être rencontré à Dakar un gamin de trois ans son aîné. Il ne pouvait pas deviner qu'il le devancerait un jour à son arrivée au Milan AC. Particulièrement costauds et doués, les deux petits Sénégalais... POUR L'HEURE, une grand-mère s'égosille dans le quartier de la Médina : « Ibou ! Ibou ! » Elle a beau dévisager p chaque jeune footballeur de rue, son petit-fils reste introuvable. Elle dérange régulièrement d'autres « Ibou », surpris de se faire interpeller par une inconnue. Ibou est le diminutif d'Ibrahim, au Sénégal; or, lorsqu'on est originaire du peuple nomade peul, comme les Ba, on a toutes les chances de porter ce prénom musulman. « Quel Ibrahim vous cherchez, madame ? - Le fils d'Eusébio. » Cette fois, tout le monde voit de qui il s'agit. Le fils d'un autre Ibrahim... à une lettre près : Ibrahima Ba. L'ancien capitaine de la sélection nationale depuis l'âge de dix-huit ans, soit un an après son arrivée dans l'équipe ! Soixante-cinq capes interna- tionales et le surnom d'une star portugaise, comme Abédi Ayew devenu « Pelé ». Un héritage difficile à assumer d'autant qu'il s'enrichit de la carte de visite de sa grand-mère maternelle - capitaine de la sélection sénégalaise de basket à une époque où le sport féminin était loin d'être ce qu'il est aujourd'hui, surtout en Afrique -, et d'une maman athlète de demi-fond ! Avec de pareilles origines, on ne s'étonne pas que le petit Ibrahim n'aie pas eu une vocation précoce pour le dessin indus- triel ou la plomberie. Si la grand-mère Binta regardait un peu mieux la plage, à présent, elle apercevrait au loin son Ibou de malheur glisser au fil de l'eau. Quand l'école lui laisse du temps libre, il aime traî- ner sur le sable où les pirogues sont échouées. Il y a toujours un pêcheur qu'on connaît, et qui, devant les yeux envieux du gamin, finit par lui proposer d'embarquer pour la journée. Ravi, Ibou aide à passer les rouleaux et goûte son aventure sans se soucier de sa grand-mère qu'il ne soupçonne même pas inquiète. Lorsque Ibou n'expérimente pas son habileté au filet, il ne quitte pas son quartier. Pas la peine d'aller à des kilomètres pour jouer au foot, qui reste sa discipline préférée. Il s'installe avec des voisins dans la rue jusqu'à la tombée de la nuit. Binta râle au moindre carreau cassé. C'est à ça qu'on reconnaît les terrains de foot des gamins dans le coin... Il ne subsiste pas énormément de vitres intactes. Pour rendre l'intimité à sa maison, la grand-mère éteint la télé. Du coup, les spectateurs extérieurs retirent leurs coudes des fenêtres et rentrent chez eux. C'est l'un des rares postes du quartier ; il attire les voisins comme des mouches dès qu'il est allumé. Ibrahim vit avec ses deux sœurs et son frère cadet chez les grands-parents. Il a quatre ans lorsque sa mère rejoint son mari au Havre, où il poursuit sa carrière. Comme souvent sur le continent africain ou dans les îles, l'éloignement des parents n'est pas ressenti de la même façon qu'en Europe. La famille est vécue au sens large, et les grands-parents ou les oncles et tantes se substituent facilement aux parents absents. Ibou grandit dans l'affection et l'admiration qu'il porte à sa grand-mère Binta, sa confidente, son héros. Elle a eu l'occasion de mesurer le chemin parcouru par le petit Ibou fugueur à chacun de ses retours au pays ces dernières années. Les exploits bordelais en Coupe d'Europe avaient ampli- fié sa popularité. Le fils d'Eusébio marchait sur les traces de son père! L'arrivée du « blond » noir provoque à chaque fois un attroupement devant la maison des grands-parents. « Impossible de se balader en ville sans garde du corps, explique son père. À Dakar, les jeunes portent le maillot rayé rouge et noir du Milan AC ou celui de l'équipe de France floqués du nom d'Ibou. » Les petits Sénégalais s'identifient à lui comme leurs pères rêvaient d'Ibrahima... Une comparaison douloureuse quand on est, de plus, distingué de son père par une seule voyelle. Il a plus souvent été « le fils d'Eusébio » qu'Ibrahim Ba. Des gens, bien intentionnés, croient faire plaisir au patriarche en le flattant : « Ton fils, il est formidable, mais il ne t'arrive pas à la che- ville! » À l'inverse, Ibou a les oreilles rebattues par : « Ah ! Ton père, c'était quelqu'un ! » Pas évident de succéder à un père qui a largement marqué les esprits, avec toute la démesure que peut atteindre la passion dans un pays africain. YOURI DJORKAEFF, en revanche, vit cet héritage avec plus de sérénité. Il baigne dans l'ambiance du football pro- fessionnel dès ses premiers pas. Il aurait dû naître à Marseille si maman n'avait préféré accoucher près de sa famille à . Les maris footballeurs ont toutes les chances d'être en plein match, à l'autre bout de la France, au moment des ultimes contractions. Aujourd'hui, dans son appartement milanais, le petit Sacha Djorkaeff, trois ans, embrasse l'écran de télévision à chaque fois que son papa apparaît. À quatre ans, Youri pensait que tous les pères étaient foot- balleurs. Aucun souvenir ne lui reste de la carrière du sien à l'OM ni de leur vie en Provence. Il est à Paris à présent ! Trop petit, il n'assiste pas aux matchs mais adore le rituel du décras- sage le dimanche matin. C'est rigolo de déambuler avec le grand frère dans le vestiaire du Paris FC parmi les copains de jeu de papa. Des types, tous sympa, lui caressent les cheveux dès qu'ils le croisent. Le plus chouette, c'est la grande piscine à côté des douches. Les deux gamins y pataugent à l'envi. Puis, ils donnent un coup de main à leur père. Denis, l'aîné de sept ans, cire les chaussures dans lesquelles il glisse tout son avant-bras. Les petites mains de Youri s'appliquent à masser la cuisse paternelle dont les muscles roulent à peine malgré l'assiduité dont elles font preuve. À l'inverse de Patrick Vieira,Youri aime beaucoup l'école. Il n'y va pas pour travailler, mais pour apprendre. Plus tard, il aurait voulu poursuivre ses études dans une université à l'amé- ricaine, un campus ouvert où l'on se croise dans la verdure. Mais sa fulgurante ascension dans le football de haut niveau ne lui permettra pas de décrocher le bac. Il n'en garde pas de regret ; il savait déjà qu'il allait devenir pro. La lecture apaise sa soif de savoir, aujourd'hui comme hier. Il dévore un livre par semaine. Le cadet Djorkaeff s'épanouit dans un environnement cha- leureux. Le père, posé, a laissé une entière liberté à ses fils dans le sport.Tous se dirigent vers le football, évidemment ! Mais sans contrainte. Ils le pratiquent, parce que c'est leur choix. Ce n'est que lorsque Youri puis Micha décideront d'en faire leur métier que leur père interviendra pour les mettre en garde sur les dif- ficultés à venir et qu'il se montrera très exigeant sur leur vie de footballeur. TOUS DEUX anciens joueurs, Jean Djorkaeff et André Lebœuf n'ont pas la même façon de concevoir l'édu- T cation sportive de leurs jeunes fils respectifs. Si «Tchouki » leur laisse la bride sur le cou, André Lebœuf devance leurs éventuelles envies. Frank sanglote du haut de ses cinq ans, dans le salon de la maison de La Cadière d'Azur, près du Castellet. Ses larmes n'émeuvent pas le père qui a décidé de lui faire suivre l'entraî- nement des poussins qu'il dirige. Le petit continue de pleurer dans la voiture. À son âge, on n'a pas forcément le goût de la compétition, et encore moins celui de passer ses mercredis sous tutelle paternelle. Frank redoute surtout ce groupe de « grands » de sept ans. Il n'a pas l'âge requis pour débuter officiellement mais le père têtu réussira à le faire jouer. Le gamin traîne toujours des pieds. Pas de chance (l'avenir prouvera le contraire...) : André Lebœuf va entraîner son fils dans toutes les catégories jus- qu'à son entrée au centre de formation toulonnais. « Il avait joué au stade de Reims avec Marche et Fontaine, explique Frank. Il nous apprenait les mêmes méthodes : à quinze ans, on évoluait toujours en 4-2-4 alors que tout le monde était passé depuis longtemps au 4-4-2 ! » Non seulement Frank doit absolument aller au foot mais, en plus, il subit les cri- tiques sévères de ce père, éternel insatisfait. Son aîné est logé à la même enseigne. Il n'accepte que « la gagne » comme résultat. En match, Frank a encore l'occasion de ravaler ses larmes sous les hurlements paternels, tandis que la défaite menace. ux ULIS, à quelques kilomètres du Centre technique national du Football à Clairefontaine-en-Yvelines, le A père de Thierry Henry persévère dans son idée de transformer son fils en vedette. Il fait preuve de beaucoup plus de mansuétude face aux mauvaises notes que devant un entraî- nement séché. Ce n'est pas que Thierry n'aime pas la classe : il a toujours été attiré par l'anglais et écoute avec plaisir les cours de géo, d'histoire, de maths. Mais il a horreur d'ingurgiter des textes par cœur. « Je n'arrivais pas à rester devant un cahier à apprendre. Je me braquais, c'était plus fort que moi. Pourtant, je savais que l'école, c'était important : on nous le rabâchait tous les jours... » À la sortie des cours, il a souvent entraînement. Thierry pousse un soupir : voilà le père ! Il se passerait bien de sa pré- sence plus pesante encore les jours de match. « Parfois, il râlait quand on ne m'avait mis que remplaçant. Il avait souvent des accrochages avec les entraîneurs. Des gars ont arrêté le foot pour moins que ça : ils avaient l'impression que les parents jouaient à leur place ! » « Un jour, se souvient Frank Lebœuf, on a gagné huit à deux, et j'avais marqué trois buts. Mon père m'a engueulé ! Il ne prenait en compte que ce que j'avais fait de mauvais. Dans la suite de ma carrière, il ne s'est jamais laissé allé à me faire des compliments tous azimuts. Jusqu'à la finale de la Cup que j'ai remporté avec Chelsea. Là, j'ai vu mon père heureux et ému me sauter dans les bras. Je n'en revenais pas ! Il portait un tee-shirt avec ma tronche dessus ! Comme un vrai supporter, un drapeau à la main ! » DIX ANS, Ibrahim Ba a décidé qu'il voulait devenir foot- balleur. Ibrahima le prend au mot, après avoir exigé de bons résultats à l'école. « Tu veux devenir pro ? O. AK. Je vais t'entraîner. » Outre la rigueur climatique qu'il découvre à sept ans lors de sa première année en France, à Abbeville, Ibou expérimente la préparation version paternelle. « Arrête ! Tu vas le tuer ! » Mme Ba surgit hors de la maison et s'emporte contre son mari. Elle ne réagit pas en mère poule mais en ex-athlète qui s'inquiète du rythme de travail infernal imposé à son petit garçon. Il n'y a pas école ; c'est dimanche. Mais à neuf heures, Ibrahima a sorti son fils du lit pour une séance corsée d'accélérations, d'abdos et de lever de poids. Un programme d'adulte. Ibou pleure en silence. « Faut faire ça pour réussir! » À chaque concours Adidas, Eusebio exige une première place. Il l'obtient souvent. Le fils proteste pourtant : « Mais on ne peut pas toujours ! - Si tu veux, tu peux. » Le père ne relâche pas la pression mais explique sa motiva- tion : « S'il m'arrive quelque chose, c'est toi qui deviendras le chef de famille. Tu n'as pas le droit à l'erreur. » Une logique bien africaine : on considère qu'Ibou est l'aîné de la famille, puisqu'il est le plus âgé des fils. Les filles auront un mari qui pourvoira à leurs besoins. CANDÉLA n'a pas l'inflexibilité d'« Eusébio ». Attendri, il lève les punitions que son épouse M • inflige à son fils. Ce jour-là, le directeur en per- sonne est venu récupérer Vincent sur le terrain de foot voisin de l'école, en plein après-midi. Encore un qui recherche la Tant d'années d'amitiés tissées au quotidien, au bord des terrains d'entraînement et des pelouses des stades. Marianne Mako nous fait découvrir ces 30 hommes en bleu, leur itinéraire exceptionnel, ces 30 « sélectionnables » français qui feront, aux côtés des équipes du Brésil, d'Allemagne, d'Italie et de toutes les autres, vibrer le monde entier cet été. Auprès d'elle, les joueurs se souviennent et racontent leur enfance, les mauvais tacles — physiques et affectifs — qui ont marqué leur parcours, confient leurs rêves et leurs espoirs...

Marianne Mako — trente-quatre ans — est journaliste depuis 1984. Elle a commencé une carrière de reporter sportif au journal Sud-Ouest et à Radio France Bordeaux Gironde. Remarquée lors des multiplex de football de France Inter, Marianne Mako devient la première femme à commenter régulièrement les matchs pour une radio. En 1965, elle entre à RMC et collabore aussi à France Football ainsi qu'au service des sports de Libération. En 1987, elle rejoint TF1 et la rédaction de Téléfoot. Elle y restera dix ans. Aujourd'hui journaliste free-lance, elle publie son deuxième livre. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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