SERGE A. THÉRIAULT

Contribution à l’étude de l’ œuvre d’un ancien vicaire général du diocèse de Québec qui est à l’origine de l’Église vieille-catholique d’Utrecht

1985 Presses de l’Université du Québec C.P. 250, Sillery, Québec G1T 2R1

Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération canadienne des études humaines dont les fonds proviennent du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada.

ISBN 2-7605-0378-X Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés © 1985 Presses de l’Université du Québec

Dépôt légal — 4e trimestre 1985 Bibliothèque nationale du Québec Bibliothèque nationale du Canada Imprimé au Canada

Non ita Verletus : quô Christi gloria poscit Advolat, et Christo soli placuisse juvabit. Protinus è Canada remeat, Patriamque revisit. L. Vaquier de Villiers, In Obitum... D.D. Dominici Marice Varlet, 21 juin 1742.

Remerciements

Cet ouvrage n’eût pu être mené à bien sans l’aide financière et les concours nombreux dont l’auteur a bénéficié. Grâce aux subventions qu’il a obtenues de l’Université du Québec à Hull, il a pu se rendre en Hollande et consulter la riche Collection Port-Royal que les autorités du Rijksarkief d’Utrecht ont généreu- sement mise à sa disposition. Monsieur Marc-Aurèle Vincent, le doyen des études avancées et de la recherche, le personnel de la bibliothèque, ainsi que les secrétaires du département des sciences humaines, tous de l’Université du Québec à Hull, ont apporté à nos recherches une part inestimable de leurs talents et de leur compétence. Qu’ils trouvent tous ici l’expression de notre vive gratitude.

Table des matières

REMERCIEMENTS ...... 8 TABLE DES MATIÈRES ...... 9 INTRODUCTION ...... 13

CHAPITRE PREMIER DOMINIQUE-MARIE VARLET, DE L’ÉGLISE DE QUÉBEC À LA RÉFORME D’UTRECHT ...... 17 Le contexte prédisposant à une réforme ...... 19 Les infortunes d’un ministère prometteur ...... 20 L’engagement missionnaire en Nouvelle- ...... 21 L’Église de Québec : une alternative à l’intégrisme ...... 24 Vers la dissidence ...... 27 L’option épiscopalienne ...... 30

CHAPITRE 2 LES LETTRES DE VARLET ...... 33 Présentation ...... 33 Fond et forme ...... 33 Organisation des lettres ...... 34 Recueil ...... 35 Extraits des lettres de la Nouvelle-France ...... 35 Le voyage vers le Nouveau Monde ...... 35 Utilité de ce voyage ...... 35 Description du voyage ...... 39 Le séjour au fort Louis de la Louisiane ...... 41 Premières impressions du pays ...... 41 Le mode de vie ...... 43 Les Illinois ...... 44 Le contexte ...... 44 Le mode de vie ...... 45 La montée à Québec ...... 46 Le voyage ...... 46 Le séjour ...... 48

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Extraits des lettres de Hollande ...... 49 L’intérêt pour l’expansion de la mission des Illinois 49 Les exhortations pastorales ...... 50 L’état de division de l’Église et les troubles de la Perse ...... 52

CHAPITRE 3 LES LETTRES QUE VARLET A REÇUES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE ...... 55 Présentation ...... 55 Les lettres du Canada ...... 56 Les lettres du Séminaire de Québec ...... 56 Les relations de la Louisiane ...... 57 L’estime vouée à Varlet ...... 58 Le contexte missionnaire ...... 58 Recueil ...... 60 Les lettres du Canada ...... 60 Témoignages d’estime et d’appréciation à l’endroit de Varlet ...... 60 Digne d’estime et dévoué à la cause des âmes abandonnées (Jean, évêque de Québec) — Zélé, saint pasteur et apprécié de ses missionnaires (Soeur Anne-Françoise Leduc) — Apte à transmettre de bons avis et digne ministre de l’Évangile (Soeur Catherine Chrétienne de Hautmesnil) — Ardent, conquérant et courageux (Joseph Ceré de La Colombière) — D’une amitié précieuse et reconnu comme quelqu’un qui fait le bien (Michel Bégon) Les lettres des supérieurs du Séminaire de Québec...... 65 Lettres de Charles Glandelet ...... 65 Les désagréments de la mission des Tamarôas — Décès de M. Calvarin et nécessité de renforts aux Tamarôas — Mort du supérieur du séminaire, besoin de renforts aux Tamarôas et prétention des jésuites — Mort de MM. Desmaizerest et Calvarin et difficulté du recrutement pour la mission des Tamarôas — Un nouveau supérieur pour le séminaire, impossibilité de remplacer Calvarin aux Tamarôas et choses pitoyables du côté des religieux de la Mobile — La maladie 1’a obligé d’abandonner son poste de supérieur au séminaire

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Lettres de Thomas Thiboult ...... 70 Mauvaise administration de Glandelet, besoins de la mission des Tamarôas, partage du territoire missionnaire et opposition aux jésuites — Difficultés financières du séminaire, assistance à la mission des Tamarôas, difficultés du recrutement, opposition aux jésuites, rumeur concernant Mgr Varlet et information sur les jeunes ecclésiastiques du séminaire Les relations de la Louisiane ...... 74 Lettres de Jean-Paul Mercier ...... 74 Témoignage d’appréciation, fruits du ministère et annonce de décès — Témoignage d’appréciation, déception de ne pas obtenir de renfort, informations sur la mission, affliction devant l’insuccès de la pastorale, nouvelles et détails des ravages causés par la tribu des Renards — L’établissement aux Missouris, méfait des guerres tribales et de la colonisation espagnole, et informations sur le ministère auprès des Hosages et des Missouris Lettres de René Thaumur de La Source ...... 81 Témoignage d’appréciation, information sur les progrès de la foi et annonce de la mort de M. Calvarin — Le secours qu’il est obligé de donner aux malades du fort de Chartres et la reconnaissance qu’il éprouve envers Mgr Varlet — Expression de reconnaissance, les misères de sa situation, évocation du voyage depuis Montréal, l’établissement, les troubles avec les jésuites, les circonstances de la mort de M. Calvarin, la mission de M. Mercier, l’affliction causée par le comportement des Indiens, les nouvelles de la mission et du bas de la colonie, les difficultés de la langue illinoise et le legs que leur a fait la Compagnie du Mississipi Lettre d’Antoine Davion ...... 97 Témoignage d’estime et raison pour laquelle il n’a pas envoyé de nouvelles BIBLIOGRAPHIE ...... 99 CHRONOLOGIE ...... 105 APPENDICE ...... 109

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(Une) physionomie (où) prédomine une bonté confiante, accusée par l’épaisseur des lèvres, l’écartement des yeux moutonniers, la carrure lourde des mains... Impression de force d’inertie chez un faible par bonté, soucieux de sa dignité, mais incapable de travestir la vérité de façon quelconque. Maximin Deloche.

Introduction

Le nom de Dominique-Marie Varlet est passé à l’histoire à cause de la part importante qui lui revient dans l’organisation d’une Église catholique autonome en Hollande dans la première moitié du XVIIIe siècle. Cette Église, qu’on connaît sous le nom de Kerk genootschap der Oud-Bisschoppelijke Clerezij1 d’Utrecht, a été, en quelque sorte, le point d’aboutissement des efforts de réforme qui ont suivi la publication de l’Augustinus de Jansenius2 et qui ont culminé dans une espèce de catholicisme épiscopalien fait tout à la fois de jansénisme et de gallicanisme3. Varlet a consacré la plus grande partie de sa vie à défendre cette idéologie ecclésiale, lisant et annotant les Écritures, les anciens Pères et les traités de droit ecclésiastique, développant une méthode pour l’enseignement de la théologie et de l’histoire de l’Église et publiant deux apologies célèbres qui l’ont fait connaître à toute l’Europe. La plus grande partie de son oeuvre, constituée de pièces manuscrites, se trouve aujourd’hui aux Archives royales d’Utrecht. J. Bruggeman, archiviste de l’Église vieille-catholique des Pays-Bas, et A.J. van de Ven, archiviste en chef à Utrecht, ont répertorié ces pièces dans un ouvrage intitulé « Inventaire des pièces d’archives françaises se rapportant à l’Abbaye de Port-Royal-des-Champs et son cercle et à la résistance contre la bulle et à l’Appel ». Sous les cotes 3637, 3646, 3659, 3678, 3686, 3695, 3708, 3726, 3737, 3731, et 3753, ils indiquent des

1. En français, « Église de l’ancien clergé épiscopal ». 2. Publié en 1640, ce traité expose une compréhension de la grâce chez saint Augustin, qui a donné lieu à une série de controverses. 3. Nous préciserons plus loin le sens de ces deux termes. Qu’il nous suffise, pour lors, d’évoquer des caractéristiques générales. Le jansénisme, du nom de Corneille Jansen, « c’est d’abord la conception d’un christianisme profondément exigeant, qui veut être vécu sans compromissions, ni concessions » (Louis Cognet, Le Jansénisme, P.U.F., Paris, p. 124). Le gallicanisme est « le grand mouvement qui [... ] s’est employé à défendre les droits anciens de l’Église de France contre les empiètements de la curie pontificale » (Urs Kiiry, Précis d’histoire de l’Église, Allschwill, Éditions catholiques- chrétiennes, 1968, p. 24).

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unités de documents qui ont trait à l’Église de la Nouvelle-France et qui ont pour auteurs, outre Dominique-Marie Varlet : sœur Catherine Chrétienne de Hautmesnil, dite de la Visitation, de la Congrégation Notre-Dame de Montréal, Mgr Jean-Baptiste de la Croix de Saint-Vallier, deuxième évêque de Québec, sœur Anne-Françoise Leduc, supérieure de l’Hôtel-Dieu de Montréal, l’abbé Joseph Ceré de La Colombière, grand vicaire de Québec, l’intendant Michel Bégon, l’abbé Charles Glandelet, supérieur du Séminaire de Québec, l’abbé Thomas Thiboult, curé de la cathédrale de Québec, les abbés Jean-Paul Mercier et René Thaumur de La Source, missionnaires des Tamarôas4 dans l’Illinois, et l’abbé Antoine Davion, missionnaire à la Nouvelle-Orléans. Il s’agit des lettres qui ont été envoyées et reçues par Varlet après son départ de la Nouvelle-France, où il avait été missionnaire auprès des Indiens tamarôas et vicaire général du diocèse de Québec de 1713 à 1718. Dans tout cet ensemble de documents, seulement deux lettres écrites par l’ancien missionnaire ont été conservées. Adressées aux abbés Jean-Paul Mercier et René Thaumur de la Source, elles ne sont pas datées, mais on peut établir qu’elles sont de 1723 puisqu’elles renvoient explicitement à 1722 comme année ayant précédé leur envoi. Fort heureusement, un autre ensemble manuscrit existe à côté des pièces conservées à Utrecht. Rapporté par Maximin Deloche, dans un article intitulé « Un missionnaire français en Amérique au XVIIIe siècle. Contribution à l’histoire de l’établissement des Français en Louisiane » (Bulletin de la Section de

4. D’après les renseignements que M. Bernard Assiniwi nous a communiqués à partir de ses notes de travail, on peut établir que les Tamarôas (le terme veut dire « tresse coupée » ou « queue coupée ») étaient une tribu algonquine de la confédération des Illiniwek ou Illinois (les Humains). À l’époque où Mgr Varlet a vécu avec eux, ils occupaient un territoire réparti sur les deux rives du Mississipi, près des embouchures des rivières Illinois et Missouri et leurs villages servaient d’étapes pour les voyageurs français qui se rendaient en Louisiane. Au début du XVIIe siècle, on estimait leur population à quelque deux cents familles de quatre personnes. La confédération s’étant éteinte en 1765, après la guerre de l’Indien Pontiac, qui est mort assassiné à Cohokia, les survivants reçurent des terres sur la rivière Marais des Cygnes ou Kansas, où les rejoignirent les Piankashaw, Weas et Miamis. Plus tard dépossédés par le gouvernement américain, ils s’établirent dans le désert de l’Oklahoma et dans le comté d’Ottawa (nord-est). Aujourd’hui les descendants des Illinois vivant en Oklahoma sont tous (ou presque) assimilés aux Américains. On peut voir encore la vieille église de la mission à quelques milles de la ville de Saint- Louis est dans l’état de l’Illinois.

INTRODUCTION 15

géographie du Comité des travaux historiques, Paris, volume XLV, 1930, pp. 39-60), il comprend neuf lettres et extraits de lettres écrites par Varlet depuis la Nouvelle-France, au cours des années 1713 à 1717. Ces lettres, avec celles qui ont été mentionnées ci-haut, constituent un corpus de onze documents. Comme ces écrits ajoutent à notre connaissance de l’ancien missionnaire et de l’histoire de la Nouvelle-France, nous les avons reproduits en français contemporain, accompagnés de la correspondance que Varlet a reçue du Canada et de la Louisiane. Une présentation générale sur Varlet en facilitera la compréhension de même que des introductions explicatives de leur forme et de leur contenu.

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CHAPITRE PREMIER Dominique-Marie Varlet, de l’Église de Québec à la réforme d’Utrecht

« Je bénis Dieu de s’être voulu servir de vous pour la conversion et la sanctification de tant d’âmes abandonnées. » Jean de Saint-Vallier, évêque de Québec, le 20 juillet 1719.

Le nom de Dominique-Marie Varlet évoque une page importante de l’histoire des idées au XVIIIe siècle. L’action se passe dans l’Église où militent des hommes et des femmes qui veulent le ramener à une plus grande exigence de vie. Les efforts se cristallisent autour de la publication du livre d’un théologien de Louvain, Corneille Jansen, Augustinus, un traité sur la compréhension de la grâce chez saint Augustin. Dès sa publication, cet ouvrage prend beaucoup d’importance à cause de la Faculté de théologie de Paris et de l’Abbaye de Port-Royal qui lui donnent une grande audience. Plus tard, un prêtre oratorien, , publie ses Réflexions morales sur le Nouveau Testament, dans lesquelles on croit trouver cent une propositions qui vont à l’encontre de l’enseignement de l’Église et de sa pratique.

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Les discussions se polarisent à Paris, dans la capitale française, mais toute l’Europe se ressent des soubresauts provoqués par ces publications. Deux partis se dessinent bientôt dans l’Église opposant les tenants d’une Église centralisée universelle (et papale) et d’une Église décentralisée (nationale et épiscopale). Les choses évoluent pour donner lieu, plus tard,, à ce qu’on a appelé le « second jansénisme », un mouvement fait tout à la fois d’une propension pour les théories de Jansen et d’un attachement à connotations épiscopaliennes aux libertés de l’Église de France. Ces libertés avaient été acquises par le roi Philippe Le Bel qui, au début du XIVe siècle, en était venu à ne reconnaître au pape que la seule gouverne des aspects spirituels de l’Église. Cette tradition s’était fortement implantée, donnant lieu aux fameux quatre « articles gallicans »1 qui ont exercé une influence directe sur le vécu ecclésial français jusqu’à ce que le roi Louis XIV en appelle au pape pour qu’il émette une bulle contre Pasquier Quesnel. Il s’en est remis au pouvoir pontifical, incapable de se rallier un épiscopat divisé qui était devenu menaçant pour son autorité.

1. « On entend par « gallicanisme » le grand mouvement qui, pendant des siècles, s’est employé à défendre les droits de l’Église de France contre les empiètements de la curie pontificale. Le gallicanisme atteignit un premier sommet immédiatement après les deux conciles de réforme (Constance et Bâle). En 1438, l’assemblée des évêques de France, réunie à Bourges, prit à son compte, dans la Pragmatique Sanction, les décisions du concile de Constance. Au siècle suivant, l’idée du conciliarisme se propagea grâce à des esprits éminents. Le mouvement atteignit son deuxième sommet sous Louis XIV (1715) qui, en 1682, fit promulguer comme loi par un synode national français les quatre « articles gallicans » rédigés par l’évêque J.B. Bossuet (1704). Ces articles stipulent que : a) les princes ne sont pas soumis à l’autorité de l’Église dans les choses temporelles ; b) l’autorité du pape est limitée par celle des conciles généraux dans les choses spirituelles ; c) l’autorité du pape est limitée par les lois et coutumes du roi et de l’Église de France ; d) l’opinion du pape n’est pas infaillible, à moins qu’elle ne soit confirmée par l’Église. » « En 1690, le pape déclara nuls et sans valeur les articles gallicans. Néanmoins, ils exercèrent, surtout l’article 4, et cela pendant longtemps, une grande influence sur la pensée de l’Église de France et d’autres pays. Le gallicanisme remit en valeur le conciliarisme, le principe de l’autonomie des Églises nationales et l’épiscopalisme, c’est- à-dire la conception selon laquelle l’autorité suprême de l’Église réside dans l’ensemble des évêques. Il encouragea également l’Église d’Utrecht à user de ses antiques prérogatives pour élire son archevêque en toute indépendance ». Voir U. Küry, Précis d’histoire de l’Église, Éditions catholiques-chrétiennes, Allschwill, 1968, p. 24.

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Le contexte prédisposant à une réforme C’est dans ce contexte qu’est né Dominique-Marie Varlet le 15 mars 1678. Il a grandi à Paris, près du mont Valérien, là où se trouvait une communauté d’allégeance janséniste du nom de Prêtres du Calvaire. Son père, ancien comédien de la troupe de Molière, s’était retiré là, à la recherche d’une expérience de vie plus fondamentale2. Il ne paraît pas y avoir chez lui de déception comme telle par rapport à sa carrière de comédien. Ce qui transpire, dans son attitude, c’est un questionnement du genre : qu’est-ce qu’il me reste de toutes ces années centrées sur le paraître maintenant que j’approche l’âge de la retraite ? Expression d’un désir d’aller au fond des choses, d’aller au bout d’une préoccupation pour l’essentiel. Dominique, qui grandit dans un tel climat, n’est pas sans en subir l’influence. Il se sent bientôt appelé au sacerdoce et entreprend des études théolo- giques au Séminaire Saint-Magloire, un centre de rayonnement des idées de Pasquier Quesnel3, dirigé par les pères oratoriens. Il y fait la connaissance de gens qu’il n’oubliera pas et qu’il va même retrouver lorsqu’il aura pris position en faveur du clergé réfractaire d’Utrecht. Plus tard, à l’Université de Paris, il connaît un milieu de vie intellectuelle intense. Les théologiens de la Sorbonne veulent entrer en dialogue, aussi bien avec l’Église orthodoxe russe qu’avec l’Église anglicane, et certains docteurs iront même jusqu’à initier des projets concrets de rapprochement. Il faut se souvenir que la Sorbonne a été appelée, dans l’histoire de l’Église, à jouer un rôle très important, notamment lors du grand schisme d’Occident. Ce sont des docteurs de Sorbonne qui ont été à l’origine des deux grands conciles de Constance et de Bâle et l’Église de France s’en est souvenue longtemps, même si le parti ultramontain a fini par dominer. Mais ceci est venu plus tard. À l’époque de Varlet, on se sent encore très près de l’action providentielle que l’Église de France a été amenée à jouer en Occident. Rappelons qu’au moment où le Concile de Constance a été convoqué, l’Église latine était dans un état de découragement.

2. Ceci est rapporté dans les Nouvelles Ecclésiastiques, édition du 8 juillet 1742, à la page 105. La mention se trouve chez la plupart de ses biographes mais il semble que tous la tirent des Nouvelles Ecclésiastiques. 3. A. Degert, Histoire des séminaires français jusqu’à la Révolution, t. II, Paris, 1912, pp. 16-17.

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Elle était aux prises avec trois papes et trois collèges de cardinaux. Les rois et leur gouvernement étaient divisés entre les différentes juridictions pontificales et ceci créait un état de tension et d’ambiguïté. Il a été mis fin à cette situation à partir d’une idéologie dite « conciliaire » qu’on peut résumer ainsi : étant donné l’existence concurrente de trois papes, ce n’est pas la papauté qui peut sauver l’Église mais le concile. Ayant été convoqués, les représentants du pouvoir séculier, de l’épiscopat, des ordres religieux et du clergé sont parvenus à élire un nouveau pape auquel s’est progressivement ralliée toute l’Église d’Occident. Un des aspects importants pour les gallicans de cette époque-là, c’est justement la suprématie du concile sur le pape et, dans la question de l’opposition à la bulle Unigenitus, émise en 1713 pour condamner le livre de Pasquier Quesnel, Réflexions morales sur le Nouveau Testament, c’est ce principe qui est défendu. Le fait que Louis XIV en appelle à l’infaillibilité du pape sans qu’elle ait été confirmée par l’Église, a amené l’épiscopat français à se diviser. Les uns, attachés à la papauté, défendent la position de Louis XIV alors que les autres, au nom de la grande tradition gallicane, en appellent au concile général d’une constitution qui compromet les libertés d’une Église particulière et les droits sacrés de son épiscopat. Les infortunes d’un ministère prometteur C’est là l’environnement ecclésiastique dans lequel il faut situer la vie étudiante de Dominique-Marie Varlet, tant au Séminaire Saint- Magloire qu’à la Faculté de théologie de Paris, d’où il sort docteur en 1706. La même année, il est ordonné prêtre et affecté au ministère paroissial en banlieue de Paris. C’est une époque importante de sa vie, très souvent ignorée, puisqu’il se distingue déjà comme réformateur. Avec Jacques Jubé, le pasteur de la paroisse d’Asnières, il aurait travaillé à un aggiornamento de la liturgie qui a beaucoup en commun avec la messe, dite de Paul VI, publiée après le concile Vatican II. Cette liturgie mérite qu’on s’y attarde tant elle innove pour l’époque. D’abord, on pourrait croire à l’influence de la Réforme : le prêtre entrait dans l’église par une procession qui mettait en lumière le livre de la Parole de Dieu et il ne montait à l’autel que pour l’offertoire. Toute la première partie de la messe se célébrait dans le choeur et attachait une grande importance à l’homélie qui devait consister en un approfondissement des

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Écritures. Ensuite, pour ce qui est de l’offertoire, on en donnait une interprétation qui se rapprochait de celle de la grande prière juive du « pater familias », la berakoth. Bien sûr, ces expériences liturgiques ne passent pas inaperçues et les bénédictins du Bec-Helloin, qui ont droit de regard sur la paroisse où est Varlet, ont vite fait de se plaindre des agissements du jeune abbé. La chose atteint un tel paroxysme qu’il remet sa démission à l’archevêque de Paris ; puis il se donne du temps pour réorienter son ministère. L’Église de France, bien qu’elle soit le lieu de partis pris ecclésiologiques novateurs, est quand même un milieu où il lui semble difficile de passer de la parole aux actes. Or, pour lui, toute cette communion d’appartenance idéologique incite à l’action : elle doit déboucher sur un agir. C’est ce qui l’amène à se présenter, en 1712, au Séminaire des Missions étrangères à Paris. Il entend l’évêque de Rosalie parler des âmes abandonnées et il se dit : voici, j’ai échoué dans un ministère où j’ai voulu traduire en actes mes idéaux réformistes, je suis dans une Église de discussions, où il n’est pas facile de passer de la pensée à la pratique ; je veux m’en aller dans un pays neuf où je puis travailler de façon créative au salut des âmes. Il songe à se rendre auprès des Indiens d’Amérique. Devenu membre de la Société des Missions étrangères, il rencontre Monseigneur de Saint-Vallier, l’évêque de Québec, qui, étant à Paris au sortir d’une captivité de cinq ans en Angleterre, réside au Séminaire des Missions étrangères. Celui-ci l’accepte comme missionnaire pour la mission de la Sainte- Famille de Canokia chez les Illinois. Il s’embarque à et, après différentes péripéties qui le conduisent jusque dans les Antilles, il arrive au fort Louis, en Louisiane, le 6 juin 1713. L’engagement missionnaire en Nouvelle-France Les premières impressions du missionnaire, à son arrivée, sont quelque peu déprimantes. Lui qui rêvait de servir les âmes dans un nouveau contexte se trouve confiné dans un fort peuplé de Français qui monopolisent les missionnaires. C’est seulement après quelques mois qu’il peut aller dire la messe dans une bourgade amérindienne christianisée, située aux abords du fort.

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Après avoir célébré cette messe, il lui devient impossible de se satisfaire du ministère auprès des Français. Il n’a qu’un désir : c’est de pousser plus loin ses excursions pour découvrir les Indiens auxquels il se destine. Aussi, il ne perd pas de temps pour se rendre à Cahokia quand il apprend que le gouverneur de la Louisiane, de La Mothe-Cadillac, prépare une expédition pour aller chercher des mines d’argent dans le Nord. Ce qu’il découvre à son arrivée n’est pas très stimulant : la mission fait l’objet d’un contentieux entre les prêtres de la Société des Missions étrangères et les pères jésuites. À ce problème s’ajoute le fait qu’un seul missionnaire ne suffit pas pour l’importance de la tâche à accomplir. Sentant la nécessité de se rendre à Québec rencontrer l’évêque, il quitte Cahokia au début de l’année 1717. Ce n’est pas une mince affaire que de se rendre des Illinois jusqu’à Québec : la navigation est rudimentaire avec des canots qui risquent de ne pas tenir le coup et on ne sait jamais si on ne se retrouvera pas au coeur d’une guerre indienne. Mais rien n’arrête Varlet une fois qu’il s’est mis quelque chose en tête et un événement de cette importance nous donne une bonne idée de la psychologie du personnage. Varlet est un être déterminé qui ne laisse rien en plan et qui va au bout de ses objectifs. Monseigneur de Saint-Vallier le pressentait probablement quand il lui a confié la mission des Tamarôas. C’était un poste relativement important puisque, non seulement le titulaire était-il le pasteur de la mission, mais il remplissait aussi les fonctions de grand vicaire de l’évêque pour toute la région de la Louisiane. Aussi, quand Varlet se rend à Québec, il veut, bien sûr, trouver une solution au contentieux missionnaire et obtenir des ouvriers évangéliques pour l’aider dans son travail, mais il a également pour objectif de rendre compte de son administration à l’évêque de Québec. Il y a ici quelque chose d’important à signaler pour comprendre l’étape hollandaise qui va suivre. Ce contentieux entre les pères jésuites et les prêtres des Missions étrangères en terre du Nouveau Monde, le fait qu’il existe là, est significatif du conflit beaucoup plus profond qui déchire l’Église européenne. À l’origine, il y a ce conflit idéologique dont nous avons parlé plus haut : les jésuites sont les défenseurs du centralisme romain ; ce sont des religieux ultramontains alors que les prêtres des Missions étrangères sont gallicans et que certains sont même de tendance épiscopalienne. Le séminaire de Paris s’appelait le « Séminaire royal des Missions étrangères », et on rapporte que, dès le début

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du XVIIle siècle, c’est là qu’ont été discutés de grands projets d’union avec les orthodoxes de la Russie et les épiscopaliens de l’Angleterre. Un pasteur calviniste suisse, le révérend Aymon, nous a laissé une lettre où sont clairement indiquées les propensions de certains ecclésiastiques français pour un rapprochement avec l’Église anglicane et leur attachement pour la réforme anglaise4. Même les supérieurs étaient impliqués dans les discussions et les échanges qu’avaient entrepris deux docteurs de l’Université de Paris, Pierre de Girardin et Louis Ellies Dupin avec l’archevêque de Cantorbéry, William Wake5. Le cardinal de Noailles s’y intéressa également. D’ailleurs, c’est lui qui avait fait placer le révérend Aymon en pension chez les prêtres des Missions étrangères. Il y a donc un vieux fond d’opposition entre les prêtres des Missions étrangères et les jésuites, et le fait que Varlet s’y trouve confronté en Nouvelle-France est un indice de la tension qui existait et qui continua d’exister lorsque, après avoir été sacré évêque, il fut suspendu de tout exercice d’ordre et de juridiction6.

4. Jean Aymon, Lettre à un destinataire inconnu, La Haye, le 23 août 1712. D’après un article de la France Protestante I, p. 202, ce pasteur calviniste serait venu à Paris en 1706 et il aurait été placé au Séminaire royal des Missions étrangères par le cardinal de Noailles. 5. Un prêtre français, Jacques Gres-Gayer, a préparé une thèse de doctorat sur cette question à l’Institut catholique de Paris. Elle porte le titre que donne à cette entreprise la Bibliothèque janséniste ou catalogue alphabétique des livres jansénistes du père Louis Patouillée (4e éd., 1744, t. II, pp. 104-105) : « Le projet pour unir le parti des jansénistes opposants à l’Église anglicane ». Cette thèse reproduit plusieurs textes ayant trait à cette propension du clergé français à se séparer de Rome et à rechercher le soutien de l’Église d’Angleterre. En plus de la lettre du révérend Aymon, dont nous avons déjà parlé, cette propension est relevée dans les lettres suivantes : Joseph Wilcocks (fellow du Magdalen College, Oxford et aumônier du roi Georges I) à Mgr l’archevêque William Wake (8 août 1716) ; Jean Rodolphe Hollard (pasteur suisse) au roi Georges I (février 1717) ; William Beauvoir (curé anglican à Paris) à Mgr l’archevêque William Wake (22 décembre 1717) ; le même au même (12 février 1718) ; Mgr l’archevêque de Cantorbéry à William Beauvoir (25 février 1718) ; William Beauvoir à Mgr l’archevêque William Wake (27 juillet 1718) ; l’archevêque à Beauvoir (22 août 1718) ; Pierre de Girardin (docteur de Sorbonne) à l’archevêque de Cantorbéry (27 août 1718). 6. « Arrivé sur la frontière de la Perse [...], rapporte Varlet dans sa Première Apologie (p. 4), un jésuite vint [...] nous remettre un écrit qu’il disait être une suspense décernée contre notre personne par M. l’évêque d’Ispahan, soi-disant fondé sur une commission à cet effet de la part du Pape et de la Sacrée Congrégation... » Ailleurs il ajoute : « J’ai bien cru [que les jésuites] me poursuivraient partout, et qu’après avoir commencé à me calomnier au Canada, ils continueraient à le faire en Perse » (lettres du 14 juin 1719 à François de Montigny et du 23 mars 1720 au duc d’Orléans, Archives Port-Royal, n° 3753).

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L’Église de Québec : une alternative à l’intégrisme ? Le contentieux missionnaire de Cahokia est vite réglé puisque une solution avait déjà été trouvée dans une commission que le roi avait lui-même constituée, commission où le différend avait été tranché en faveur des prêtres des Missions étrangères7. Le problème qui existe au moment où Varlet se trouve aux Illinois, ce n’est pas tant un problème de pastorale missionnaire auprès des Indiens qu’un problème de pastorale paroissiale auprès des Français qui vivent aux abords du village indien. Les jésuites, bien qu’ayant été obligés d’abandonner la mission, continuaient à maintenir qu’ils avaient un droit de regard sur le ministère aux Français. Mais on rapporte que ces derniers n’étaient pas très enchantés à l’idée d’être desservis par les pères jésuites. L’Église de Québec, à l’époque où Varlet y séjourne, est une Église où on s’accommode mal, dans certains milieux, des idées et des comportements des jésuites. Ceci ressort à l’évidence de la correspondance qu’il a entretenue après son départ de la colonie, avec des missionnaires de la Louisiane et des prêtres du Séminaire de Québec. D’autres échanges épistolaires entre Varlet et certains membres du clergé de l’Église de Québec nous permettent de voir un peu le contenu de leurs conversations pendant l’année 1717-1718 qu’il a passée dans la vieille capitale. D’abord, on se rend compte qu’il y avait un net courant d’opposition aux jésuites. Ceci transpire dans les lettres de Glandelet, le supérieur du Séminaire de Québec. Chaque fois qu’il est question de la mission des Illinois, il fait allusion au contentieux jésuite et ceci est typique de la mentalité ecclésiastique de l’époque. Sous Monseigneur de Saint-Vallier, l’Église de Québec a des accents différents de ceux qu’elle avait sous son prédécesseur, François de Montmorency Laval, un ancien élève des jésuites qui avait été formé au collège de Laflèche. Jean-Baptiste La Croix de Saint-Vallier, ancien élève de la Faculté de Paris, avait été élevé

7. Voir, à ce sujet, l’ouvrage de F. Émile Audet, Les Premiers établissements français du pays des Illinois, Paris, Fernand Galot, 1938, pp. 37-38. Le problème est également traité par C. -E. O’Neill dans Church and State in French Colonial Louisiana, Londres, Yale University Press, 1966, pp. 17 ss. On lira également sur cette question l’« Exposé des jésuites du Canada sur leur différend avec Mgr l’Évêque et son Séminaire au sujet de la Mission Illinoise des Tamarohois », Archives du Séminaire de Québec, polygraphe 9, 25.

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selon les principes augustiniens et il avait été fortement influencé par l’évêque de Grenoble, Mgr Le Camus, qui est cité comme un de ceux qui ont été mêlés à la résistance contre la bulle Unigenitus et au mouvement de l’appel au concile général8. On sait aussi qu’il avait été en rapports avec l’évêque d’Alet, Nicolas Pavillon, dont le nom est également associé à la querelle janséniste. D’ailleurs, le premier rituel de Québec est fortement inspiré de celui d’Alet qui, on le sait, contenait des propositions qui furent condamnées par l’Église9. Saint-Vallier, un ancien aumônier du roi, attachait une grande importance aux articles gallicans et aux libertés de l’Église de France. On rapporte qu’il s’opposait à l’administration de vicaires apostoliques en Nouvelle-France parce qu’il les trouvait davantage dévoués à la papauté qu’au roi10, Saint-Vallier est un gallican régaliste : le roi, dans l’Église de Québec, fait les nominations, contrôle les règlements des ordres religieux, voit au traitement des curés et tranche les questions litigieuses concernant l’administration temporelle de l’Église.

8. On trouve la mention dans l’ouvrage que J. Bruggeman et A. J. van de Ven ont publié chez Martinus Nijhoff, à La Haye, en 1972 et qui a pour titre Inventaire des pièces d’archives françaises se rapportant à l’Abbaye de Port-Royal-des-Champs et son cercle et à la résistance contre la bulle Unigenitus et à l’Appel. G. Plante (Le Rigorisme au XVlle siècle, Mgr de Saint-Vallier et le sacrement de pénitence, Paris, Duculot, 1971, p. 31, note 9), indique que A. Rimbaud (« La Croix de Chevrières de Saint-Vallier, Jean Baptiste », Dictionnaire biographique du Canada, Il, 1969, 342), fait état de l’influence de Mgr Le Camus sur Mgr de Saint-Vallier de même que Soeur O’Reilly (Mgr de Saint-Vallier et l’Hôpital Général de Québec, 1882, p. 23) et L. Bertrand (Correspondance de M. Louis Dronson, III, Paris, 1904, pp. 222-223). Or, le nom de l’évêque de Grenoble figure dans l’Inventaire de Bruggeman et van de Ven sous les cotes PR 286, 420, 863, 918, 922, 938, 1067, 1126, 1217, 2595, 3220, 4271, 6132, 6133, 6672, 6912 et 6969. On compte parmi ses correspondants : Antoine Arnauld (PR 286), Paquier Quesnel (PR 1067), Nicolas Pavillon (PR 4271) et Jean Soanan, évêque de Senez (PR 6672 et 6912). 9. Ce rituel, que l’opinion commune attribue à Arnauld et à Barcos, contenait « des doctrines et des propositions fausses, singulières, dangereuses et erronées dans la pratique, contraires à la coutume communément reçue dans l’Église » (Bref Credita Nobis, 9 avril 1668). 10. Henri Têtu (Les Évêques de Québec, Québec, Narcisse-S. Hardy, 1889) fait état de l’attitude d’opposition de Mgr de Saint-Vallier à l’érection de vicariats apostoliques en Nouvelle-France. Ceci, afin de donner la préférence aux évêques. La raison en est que « les évêques titulaires conservent mieux les intérêts du roi que les vicaires apostoliques, qui semblent plus attachés à ceux de Rome ». Ces propos tirés d’un mémoire de Saint- Vallier au roi en 1714, à l’occasion de la nomination de Mgr Duplessis de Mornay à la coadjutorerie de Québec, témoignent de la tendance qu’avaient les évêques français « de plaire au roi d’abord et au pape ensuite ».

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Dans un tel contexte, la pensée de l’évêque prend beaucoup de relief et, par voie de conséquence, la juridiction de ses grands vicaires, qui s’exerce dans le prolongement de ses politiques. Varlet y trouve le point d’aboutissement des idées auxquelles il a communié en France : il expérimente dans l’Église de Québec, une praxis conséquente avec sa prise de position idéologique. Elle le sera particulièrement pendant les années de son séjour puisque Saint-Vallier se montre sympathique aux jansénistes : Québec est, à côté d’Utrecht, un endroit de refuge pour certains partisans de la nouvelle doctrine. L’abbé de Merlac y vient, qui est nommé chanoine ; Varlet y devient grand vicaire et un bénédictin français, Georges-François Poulet, ami personnel de Pasquier Quesnel, s’y établit plus tard pour n’avoir pas à souscrire à la constitution Unigenitus. On évoque souvent, à la défense de l’orthodoxie doctrinale de Mgr de Saint-Vallier, le Récit de ce qu’un religieux bénédictin a souffert au Canada au sujet de la bulle Unigenitus12. On y apprend que l’évêque s’opposait au mouvement des Appelants ; qu’il a obligé Dom Poulet à accepter la constitution Unigenitus et que, devant son refus, il l’a obligé à quitter la colonie. Mais ceci n’infère pas que, dans la première partie de son épiscopat, il ait été sympathique aux jansénistes13. Régaliste,

11. Le rôle du gallicanisme au Canada français est démontré dans l’article de Joseph Cosette (« Jean Talon, champion, au Canada, du gallicanisme royal, 1665-1672 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. XI, n° 3, 1957, pp. 327-352) et dans celui du chanoine Lionel Groulx. (« Le gallicanisme au Canada sous Louis XIV », ibid, vol. I, n° 1, 1947, pp. 54-90). Voir également Mack Eastman, Church and Stace in Early Canada (Édimbourg, 1915) et Gustave Lanctôt, Une Nouvelle-France inconnue (Montréal, Librairie Ducharme, 1955, pp. 131-171) et Jean-Guy Lavallée, « L’Église dans l’État au Canada sous Mgr de Saint-Vallier (1685-1727) », (Société canadienne d’histoire de l’Église catholique, vol. 39, 1972, pp. 29-40). Selon John S. Moir (Church and State in Canada, 1627-1867, Toronto, McClelland and Stewart, 1967, p. 22), à l’époque de la Conquête anglaise, la tradition du contrôle gallican d’État ou érastianisme avait été pleinement établie en Nouvelle-France. Aussi, le gouverneur Carleton sera d’avis que la Couronne d’Angleterre assume une position gallicane en tolérant la religion catholique, même si elle s’objecte au maintien de la juridiction romaine (p. 86). 12. Bibliothèque Nationale, Paris, Département des manuscrits français, 20973, 115 v. 13. Mgr de Saint-Vallier se montre tolérant envers des ecclésiastiques fervents de la nouvelle doctrine (G. Plante, op. cit., p. 151) ; on lui reproche d’agir comme les évêques jansénistes (M. de Saint-Côme à Mgr de Laval, Archives du Séminaire de Québec, lettres R., 29, 2.) et on relève le fait qu’il a hésité à adhérer à la bulle de condamnation du livre de Pasquier Quesnel (Pontchartrain à l’abbé de Meaupon, 3 juillet 1715, Archives publiques du Canada, B, 37, 125).

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l’ordinaire de Québec ne pouvait pas aller à l’encontre du roi qui, pour régler le fameux problème entourant la publication du livre de Quesnel, en appelle directement au pape comme le lui conseille le jésuite Le Tellier, son confesseur. Solidaire de la majorité du clergé de France, il compte parmi les artisans de la réforme catholique issue du Concile de Trente. Il n’a pas suivi le mouvement de l’Appel qui caractérise le « second jansénisme ». Cependant, au moment où s’affirme l’ultramontanisme de Saint-Vallier, Varlet n’est plus à Québec. Vers la dissidence À l’automne de 1718, Varlet est rappelé à Paris par ses supérieurs qui l’ont recommandé au pape pour qu’il devienne coadjuteur de l’évêque de Babylone, Monseigneur Pidou de Saint-Olon. Dès lors, une distance s’installe entre Saint- Vallier et lui, même si, en fait, il demeurera attaché à l’Église de Québec jusqu’à sa mort. En 1739, il confiera à sa soeur qu’il lui prend souvent de regretter les bois de l’Amérique. S’il en vient à adopter une position différente de celle de Saint-Vallier par rapport au mouvement de l’Appel au Concile général, c’est à cause d’un jeu de circonstances où se mêlent tout à la fois incompréhension et idéaux missionnaires. Après sa consécration, alors qu’il se dirige vers la Perse, il s’arrête à Amsterdam où on le sollicite pour qu’il administre la confirmation à six cent quatre personnes qui n’ont pu recevoir ce sacrement à cause de la vacance du siège d’Utrecht consécutive à des démêlés avec la cour de Rome. Varlet dira, dans l’Apologie qu’il publie pour justifier sa conduite dans cette affaire, qu’il n’était pas très au fait de ces démêlés14. Tout se passe comme s’il avait voulu transposer en Hollande le modèle de fonctionnement ecclésial qu’il avait connu en Nouvelle-France. Or, il n’est pas question de libertés de type gallican pour cette Église qui est administrée, au nom de la cour de Rome, par l’internonce de Bruxelles. Le fait qu’il y ait fait des confirmations sans permission ne lui sera jamais pardonné par le Saint-Siège : lorsqu’il arrive à son diocèse persan, un jésuite l’attend avec une lettre de l’évêque d’Ispahan lui annonçant qu’il a été suspendu.

14. Lettre à la Congrégation de la propagande, Première Apologie, Amsterdam, 1724, p. 39.

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Revenu en Europe, il sollicite l’aide du cardinal de Noailles et des prêtres des Missions étrangères pour défendre sa cause à Rome. Convaincu de son innocence, il en appelle au pape pour être rétabli dans ses fonctions épiscopales. Un prêtre du Séminaire des Missions étrangères, l’abbé François de Montigny, s’occupe de son dossier. Entre-temps, suivant la recommandation qu’on lui a faite de s’établir en France, il vient habiter chez Mgr de Caylus, l’évêque d’Auxerre. Or celui-ci, un appelant irréductible, arrive à si bien convaincre Varlet de la légitimité du mouvement de l’Appel qu’il va refuser de souscrire à la constitution Unigenitus comme le lui demandent ses supérieurs. La Propagande, dans le texte de la suspense qui lui avait été signifiée en Perse, invoquait deux motifs de grief contre Varlet : premièrement, il avait administré le sacrement de confirmation en Hollande sans permission, au scandale des catholiques et, deuxièmement, il n’avait pas souscrit à la bulle Unigenitus avant son départ de Paris. Comme on prend prétexte du fait qu’il n’avait pas souscrit à la constitution Unigenitus, il invoque justement cette constitution pour faire appel au Concile général de l’injustice dont il a été l’objet15. Comme sa cause est devenue sans espoir, aux dires mêmes de l’abbé de Montigny, il se détermine à rentrer à Amsterdam et s’établit chez Brigode Dubois, sur le Keysersgracht, là où Pasquier Quesnel s’était lui-même retiré. C’est dans la chapelle privée de l’ancien réfugié qu’il va célébrer ses propres offices et qu’il va sacrer le premier archevêque dissident de l’Église d’Utrecht. C’est également dans la maison de Brigode Dubois qu’il va rédiger les deux apologies qui le feront connaître à toute l’Europe. Dans ces deux apologies, notamment dans les pièces constituées de « l’Acte d’appel au Concile général », de la « Plainte à l’Église catholique » et des pièces justificatives telles que la lettre à son agent à Rome, la lettre à la Congrégation de la propagande, les deux lettres au pape Benoît XIII et la lettre au Concile de Rome, il va revenir sur son expérience de grand vicaire dans l’Église de Québec pour justifier sa prise de position hollandaise. Tout se passe comme s’il y avait un lien direct, dans l’esprit de Varlet, entre le fait d’avoir servi dans l’Église de Québec sous Mgr de Saint-Vallier et celui d’avoir pris position en faveur du clergé réfractaire d’Utrecht. Son argumentation se polarise autour de

15. Acte d’appel au Concile général, Première apologie, p. 6.

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la question de la juridiction qui est détenue, pendant la vacance du siège, par le chapitre cathédral. Il dira, dans son Apologie, qu’ayant été grand vicaire de l’évêque de Québec, dans le contexte gallican dont nous avons parlé, il lui était impossible d’imaginer que les grands vicaires d’Utrecht fussent sans juridiction16. Ceci est le point de départ de son engagement vieilépiscopal. Ayant connu, dans l’Église de Québec, une praxis ecclésiale qu’il croyait conforme aux idéaux auxquels il avait communié dans l’Église de France, il a voulu la transposer à Utrecht. Pour lui, la cause d’Utrecht est une cause juste comme l’affirmaient ceux qui, avant lui, s’étaient penchés sur la misérable condition de l’Église de Hollande. L’un d’eux est le canoniste Bernard van Espen de la Faculté de Louvain. Dans la dissertation qu’il a publiée en faveur des droits de cette Église, il défend le même principe que Varlet avait soutenu à l’effet que, pendant la vacance du siège, c’est le chapitre cathédral qui détient la juridiction, qu’il a le droit d’élire son évêque et que, dans un cas où Rome refuserait d’émettre les bulles, les évêques voisins ont le devoir de donner leur assistance pour que l’ordination épiscopale se fasse. Aussi, lorsque le chapitre métropolitain d’Utrecht aura procédé à l’élection de Corneille Steenoven pour qu’il devienne premier archevêque du clergé réfractaire, beaucoup d’évêques, notamment en France, vont faire savoir qu’ils sont d’accord avec cette élection17. Fort de cet appui, Varlet n’hésitera pas à procéder au sacre lorsqu’on aura fait appel à lui. La deuxième apologie, qu’il publie en 1727, est presque entièrement consacrée à la défense des anciens droits de l’Église d’Utrecht et de la légitimité du sacre qu’il a administré à Corneille Steenoven. Au lieu d’avoir été diminué par cette consécration, Varlet est vite devenu une grande figure dans les milieux du second jansénisme. Il était celui qui avait osé traduire en actes ce que beaucoup espéraient sans être capables, dans les faits, de l’assumer. C’est pourquoi il deviendra une personne morale à laquelle on se référera pour de nombreux

16. Lettre à la Congrégation de la propagande, Première apologie. p. 39. 17. Un certain Monsieur Dilhe aurait remis une liste contenant le nom d’une trentaine de ces évêques à Mgr Barchman Wuytiers, archevêque d’Utrecht, au mois d’octobre 1725. Ceci est rapporté par J.M. Neale, dans History of the So-Called Jansenist Church of Holland, Oxford, Henry and Parker, 1858, p. 129.

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problèmes et questions ayant trait à la résistance à l’ Unigenitus, au mouvement de l’appel au Concile général et aux affaires de l’Église d’Utrecht18. L’option épiscopalienne Lorsqu’il ordonne Corneille Steenoven évêque, il est clair qu’il fait un pas en avant dans le sens du schisme. Tout de suite après avoir procédé au sacre, il est frappé d’excommunication19. À partir de ce moment-là, les dés sont jetés et il n’a plus d’autre choix que de vivre dans la communion de l’Église à laquelle il a donné une organisation ecclésiastique. Ceci sera particulièrement facilité par l’accession au siège d’Utrecht de Mgr Barchman Wuytiers, qui donnera une grande impulsion au clergé vieilépiscopal. Chez lui, on ne sent pas ce nationalisme étroit qui risque d’étouffer la petite Église dans les dernières années de la vie de Varlet et qui contribuera tellement à le désabuser. Sous Barchman Wuytiers, c’est comme si tous les appelants étaient impliqués dans la réforme d’Utrecht. Aussi cherche-t-on à trouver refuge en Hollande. Des chartreux français y viennent, qui s’établissent à Schonauwen ; des bénédictins luxembourgeois

18. La portion restée manuscrite de son oeuvre nous permet de nous faire une idée des nombreux problèmes et questions auxquels il s’est intéressé. On y trouve des commentaires sur le mode de l’exposé (Mémoire sur la manière d’écrire aux évêques, Mémoire sur l’établissement d’un évêque de Haarlem), constitués d’une réflexion et/ou d’une critique (Observations sur l’écrit : « Discussio brevis, an ecclesiæ Harlemensi Præficiendus sit episcopus », Observations sur l’instruction de Bissi, Remarques sur le traité contre l’usure, Remarques sur l’histoire de C. Lenfant : Schisme des protestants, Remarques sur un écrit concernant les prétentions du chapitre d’Utrecht), démontrant la fausseté de ce qu’un autre a affirmé (Réfutation de la lettre de R.D.N. à un étudiant de Coloque contre sa réputation, Réfutation des dialogues de M. de Cambrai), écrits en réponse à une question ou demande (Réponse à un écrit qui a pour objet de prouver [...] dans l’affaire de Haarlem), faits d’annotations sur des textes (Annotations de l’Écriture Sainte, Annotations sur le mandement du cardinal de Noailles du 2 août 1720 sur la bulle Unigenitus, Annotations sur divers sujets historiques, théologiques et moraux, Annotations sur les mémoires du refus des bulles), sous la forme d’un projet qui sert de base à une réalisation concrète (Plan d’une méthode pour étudier la théologie et l’histoire de l’Église, relatant des faits intéressant sa vie (Journal du voyage vers Babylone, Journaux du Tonquin), réunis et classés dans une intention documentaire (Collections sur l’épître aux romains, sur Isaïe, Justin, Tertullien et saint Augustin). Elle comprend aussi de nombreuses lettres ayant trait aux missions du Séminaire de Québec et de l’Orient ainsi qu’à la résistance contre la bulle Unigenitus et à l’appel au Concile général. Enfin, on y trouve, à part d’autres écrits sur les langues arabe, éthiopienne et hébraïque, un acte de protestation contre une élection épiscopale et diverses pièces sur les affaires de l’Église de Hollande. 19. L’excommunication a été prononcée par le pape Benoît XIII le 22 février 1725 dans le bref Qua sollicitudine.

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de l’abbaye d’Orval s’y transportent également pour se fixer à Rijnwijk. Monseigneur Barchman Wuytiers écrit une règle pour ces deux communautés religieuses qu’il accepte d’administrer avec la collaboration de Varlet20. Sous le deuxième archevêque d’Utrecht, ce sont de grands espoirs qui sont apportés à tous ces gens qui vivent en exil. Un des premiers événements qui caractérisent son épiscopat, c’est la fondation d’un séminaire pour la formation du clergé vieil- épiscopal à Amersfoort. Ce séminaire canalisera beaucoup des énergies des réfugiés. Monseigneur Varlet semble y avoir donné des cours d’exégèse biblique et d’histoire de l’Église21. Parallèlement, à Rijnwijk, un séminaire est établi dans le but de former des prêtres selon les idéaux du second jansénisme. C’est également l’époque de grands pourparlers d’union avec l’Église orthodoxe russe. Jacques Jubé, ancien condisciple de Varlet, qui est réfugié en Hollande, est envoyé pour être aumônier du rite latin auprès de la famille de la princesse Dolgorouki qui a fait profession de foi latine devant Barchman Wuytiers. C’est aussi l’époque d’un projet de mission indochinoise indépendante de la Propagande, projet dans lequel Varlet met beaucoup de lui-même. Il y est d’autant plus intéressé qu’il y voit une façon de véhiculer les valeurs dont il a vécu dans l’Église de la Nouvelle-France. Des valeurs qui sont prépondérantes dans sa vie puisque son engagement en faveur de l’Église réfractaire d’Utrecht est à la remorque de sa pro ension missionnaire. Il dira, dans son Apologie, que cette Église était aussi abandonnée que l’était la mission des Tamarôas. Bien qu’ils aient été très prometteurs, tous ces projets n’ont pas eu de lendemain : des intrigues à la cour de Russie ont fait échouer les entreprises de juridiction vieille-épiscopale et Jacques Jubé a dû revenir en Hollande. De la même manière, le projet de mission indochinoise a échoué lorsque l’évêque de Rosalie, qui assumait les fonctions de vicaire apostolique de Siam, n’a pas voulu, finalement, prendre la responsabilité d’une telle entreprise. Quand l’archevêque Barchman Wuytiers est mort, ce fut la fin d’une grande époque. L’archevêque van der Croon, qui lui a succédé, a employé beaucoup de son énergie à se défendre contre

20. Cette règle est reproduite dans l’article d’A.J. van de Ven, « La communauté cistercienne de la maison de Rijnwijk près d’Utrecht », Revue Internationale de théologie, Berne, 1949, pp. 115-139. 21. Ses idées sur l’enseignement de la théologie sont exprimées dans son « Plan d’une méthode pour étudier la théologie et l’histoire de l’Église » et dans ses « Annotations sur divers sujets historiques, théologiques et moraux ».

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les cardinaux qui l’accusaient d’être un faux évêque. Refréné par le parti gallican modéré qui avait peur d’offenser Rome, il a réduit la problématique de l’Église hollandaise à celle d’une affaire nationale et a fait de l’Oud-Bisschoppelijke Clerezij une réalité presque exclusivement locale, à la merci des commerçants hollandais. Cette période-là est une période sombre pour Varlet. Il en exprime beaucoup d’amertume dans sa correspondance22, et lorsque l’archevêque décède, il refuse de sacrer un successeur. Avec Jacques Jubé, il se retire dans un endroit secret afin qu’on ne puisse pas le solliciter. Finalement, en 1739, il finit par imposer les mains à Pierre Meindaerts, un homme d’envergure qui a pris sur lui de doter d’ordinaires les deux anciens sièges de Haarlem et de Deventer. Ce fut un geste providentiel puisque c’est à partir de l’évêché de Deventer que la succession épiscopale a pu se transmettre à l’extérieur de la Hollande, permettant à l’Église d’Utrecht de prendre une dimension internationale23. C’est également Pierre Meindaerts qui a convoqué le premier synode national de l’Église vieille- épiscopale en 1763 et qui a amené les dissidents hollandais à préciser leur foi. Malheureusement, Varlet n’a pas vécu assez longtemps pour connaître cette grande époque puisqu’il est mort à Rijnwijk le 14 mai 174224.

22. Voici ce qu’il écrit à Nicolas Petitpied le 18 juillet 1734 : « ils me traitent comme un évêque à gage, comme ceux qu’on nomme suffragants qui, par leur conduite servile, avilissent le sacré caractère. Je n’ai pas mérité, assurément, d’être ainsi traité... [Je crains] que cette Église ne périsse encore plus tôt avec un évêque que sans évêque, à moins qu’il n’ait une sagesse rare... » 23. Le 11 août 1873, en l’église Saint-Laurent et Sainte-Marie-Madeleine de Rotterdam, Hermann Heykamp, évêque de Deventer, transmettait la succession épiscopale d’Utrecht à Joseph Hubert Reinkens, l’évêque élu par le synode des opposants allemands au dogme de l’infaillibilité pontificale promulgué par le Concile Vatican I. 24. Ce texte a d’abord paru sous forme d’article dans la Revue d’histoire de l’Amérique française (vol. XXXVI, n° 2, septembre 1982, pp. 195-212). Nous remercions la rédaction de la revue de nous avoir autorisé à le reproduire dans cet ouvrage.

CHAPITRE 2

Les lettres de Varlet

« Je regrette souvent les bois de l’Amérique. » D.-M. Varlet, lettre à sa soeur, le 31 décembre 1733. Présentation Le corpus varlétien consacré aux missions du Séminaire de Québec comprend deux ensembles de documents : l’un, qui va de 1713 à 1717, est fait des lettres que le missionnaire a écrites à sa famille depuis la Nouvelle-France ; l’autre, daté de 1723, se compose de deux lettres qu’il a envoyées de la Hollande aux missionnaires du village des Tamarôas aux Illinois, Jean-Paul Mercier et René Thaumur de la Source. FOND ET FORME Le fond et la forme de ces deux groupes de lettres sont très différents et ceci va de pair avec le changement de situation de l’auteur. De 1713 à 1717, Varlet est un jeune missionnaire d’une trentaine d’années. Ses préoccupations sont celles d’un homme de cet âge : on y sent du zèle, de l’énergie, un attrait pour l’exotisme et un goût de l’aventure et du risque qui transpire particulièrement dans ses récits de voyage. Le ton des textes est familier,

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tantôt narratif, tantôt descriptif, le plus souvent préoccupé de communiquer une atmosphère, comme l’est celui d’un jeune homme d’aujourd’hui qui transmet à sa famille les impressions d’un premier séjour à l’étranger. Les accents sont mis sur le voyage, qui est toujours décrit en soulignant les aspects pathétiques, sur la topographie des lieux, les caractéristiques du climat, de la végétation, de la faune et des moeurs. Le contexte est autre en 1723. Celui qui énonce a 45 ans. Évêque depuis quatre ans, il a fait le tour du monde, s’est colletaillé avec les hautes autorités de l’Église et s’apprête à donner une organisation ecclésiastique au clergé réfractaire hollandais. Le style de ces dernières lettres, bien qu’il reste amical et proximique, ne cache pas une certaine condescendance et tourne facilement au paternalisme. Ceci se remarque dans le caractère directif de ses conseils et dans l’impression qu’il donne de pouvoir exercer quelque influence en faveur des deux missionnaires auprès des supérieurs des séminaires de Paris et de Québec. Par ailleurs, la mention qu’il fait à Thaumur de la Source de l’état de division qui existe dans l’Église témoigne d’une motivation idéologique absente des lettres de 1713 à 1717. En conséquence, nous nous croyons autorisé à déterminer deux champs discursifs dans le corpus varlétien qui porte sur les missions du Séminaire de Québec. Cette délimitation, qui existe déjà au niveau de la provenance des pièces, est également conditionnée par les changements de lieux et de situation du destinateur. Ainsi, nous parlerons des « lettres de la Nouvelle-France » pour évoquer les discours du prêtre du diocèse de Québec et des « lettres de Hollande » pour identifier ceux de l’évêque de Babylone, appelant français réfugié à Amsterdam. Notre intérêt étant de mettre en lumière des éléments de contenu qui soient de nature à fournir de l’information sur le personnage de Varlet et sur la Nouvelle- France au début du XVIIIe siècle, nous minimiserons le caractère épistolaire de ces écrits au profit d’une présentation de type « morceaux choisis », où les textes sont répartis en fonction des thèmes abordés et en tenant compte de la chronologie des faits rapportés. ORGANISATION DES LETTRES Les « lettres de la Nouvelle-France » comprennent cinq champs d’intérêt. Ce sont, dans l’ordre, le voyage vers le Nouveau Monde, le séjour au fort Louis, l’établissement aux Illinois, le

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voyage vers le Canada et le séjour à Québec. Chaque division est elle-même répartie en informations sur le comportement des gens rencontrés, l’organisation sociale ou les particularités du climat, de la faune, du sol et de la végétation. L’inventaire de ces différents éléments permet de circonscrire le contexte général qui conditionne le niveau de discours, plus idéologique, des « lettres de Hollande ». Quatre aspects ressortent de ce deuxième ensemble. Ce sont l’intérêt pour l’expansion de la mission indienne, les conseils de pastorale missionnaire et l’allusion aux troubles de la Perse et à ceux qui entourent l’émission de la bulle Unigenitus. Recueil Extraits des lettres de la Nouvelle-France (1713-1717) LE VOYAGE VERS LE NOUVEAU-MONDE (8 mars-6 juin 1713) Utilité de ce voyage Il n’y a aucune fortune à faire ici... Il n’y a de fortune à faire que pour le ciel car il y a bien des infidèles à gagner à Dieu.. . Lettre à sa mère écrite du fort Louis en Louisiane, le 23 octobre 1713. J’ai reçu, mon très cher frère1, les deux dernières lettres que vous m’avez écrites. On ne peut pas être plus sensible que je le suis aux témoignages d’amitié que vous m’y donnez. Je suis très édifié des pieux desseins que vous me marquez avoir conçus. Je vous exhorte, autant que je le

1. Il avait un seul frère, Jean-Achille. Avocat à la solde de son beau-frère, le procureur Antoine Olivier, il rêvait d’aller faire fortune en Nouvelle-France. Feignait-il, dans ce but, une piété inaccoutumée ? Rien n’est plus vraisemblable d’après la lettre du missionnaire.

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puis, à les soutenir et à profiter de la grâce qui les a fait naître et à racheter le temps que vous regrettez de peur que ces moments de grâce ne reviennent plus s’ils sont négligés. Mon éloignement ne doit pas être un obstacle à leur exécution. Paris est plein de secours pour aller à Dieu et pour faire de grands progrès dans la vertu. Si les mondains y trouvent une grande porte pour se perdre, les gens de bien y peuvent avoir toutes sortes de facilités pour entrer dans la voie du ciel. Prenez ce parti-là, mon cher frère. Si votre lettre est sincère, les sentiments que vous avez vous accuseront au jugement de Dieu si vous ne les suivez pas et si vous n’y persévérez pas car que sert à l’homme de gagner tout le monde s’il perd son âme. À l’égard du voyage au Mississipi, je ne vous le conseillerai pas et ne vous en dissuaderaipas non plus. Je ne vous le conseille pas parce que je sais que ces sortes de voyages sont aussi dangereux pour ceux qui cherchent l’argent qu’ils sont salutaires pour ceux qui cherchent des âmes. Je ne vous en dissuade pas de peur que vous ne m’accusiez d’être indifférent à l’égard de votre établissement que je souhaite être très avantageux et très chrétien. Pour les éclaircissements que vous demandez, je vous dirai que Monsieur le gouverneur2 est plein d’espérance de la réussite de cette entreprise. Ici, il a reçu depuis peu des nouvelles de ces pays-là par un homme qui en vient. Tout y est disposé parfaitement pour le trafic de monsieur Crozat3 mais, pour y faire quelque chose, trois précautions sont nécessaires : premièrement, il faut être envoyé par monsieur Crozat et en être bien appuyé ; deuxièmement, être d’une conduite admirable, tant à cause des occasions qu’on y

2. Le gouverneur de la Louisiane était, à cette époque, Antoine Laumet de La Mothe- Cadillac. Organisateur d’une expédition vers le Nord, au début de l’année 1715, à la recherche de mines d’argent, c’est lui qui transporta Varlet du fort Louis (Mobile, Alabama) à Cohokia (St. Louis East, Illinois), lieu de sa mission. 3. Le financier Antoine Crozat avait obtenu, le 14 septembre 1712, un monopole commercial important sur toute la Louisiane. Voir l’« Édit du Roi portant l’établis- sement de la Louisiane par le Sieur Crozat » dans Édits, Ordonnances royaux, déclarations du Conseil d’État du Roi concernant le Canada, Québec, 1854, t. I, pp. 327-331.

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trouve de se perdre qu’à cause des Espagnols4 qui méprisent fort les étourdis ; troisièmement, savoir entendre et parler espagnol. Voilà de la matière à vos réflexions... Lettre à son frère, écrite de La Rochelle, le 16 janvier 1713. ... Vous avez bien fait de quitter l’idée que vous aviez de venir ici : il n’y a rien à faire pour ceux qui ne cherchent qu’à s’enrichir et à s’établir dans le monde et le salut y est exposé à de grands périls. Ce voyage n’est utile qu’à ceux qui veulent s’employer à la conversion des infidèles. Il est vrai que des laïcs bien pieux ne seraient pas inutiles à ce dessein ; on en a vu servir plus fidèlement les missions que bien des missionnaires, mais il paraît que ce n’est pas là votre vocation. Tâchez de bien connaître celle à laquelle Dieu vous destine ; consultez-le bien par la prière, par de bonnes confessions, et par les conseils d’un bon directeur. Le point le plus important de notre vie et le plus décisif pour l’éternité, c’est le choix d’un état de vie. S’il n’est pas encore fait, travaillez à le bien faire [...] Vous me parlez, dans la même lettre, d’un jeune ecclésiastique5 dont vous m’avez déjà écrit quelque chose. Je n’ai point reçu sa lettre, mais je vous dirai, en général, que pour tous ceux qui voudraient travailler dans les missions, il est à propos, pour leur avantage même, qu’ils s’adressent à notre séminaire6 de Paris, car on pourrait avoir sujet de se repentir d’être venu ici légèrement et sans s’être éprouvé auparavant. Il faut, pour venir ici, beaucoup de zèle et plus de constance qu’en aucun endroit du monde. À son frère, du fort Louis de la Louisiane, le 5 janvier 1714.

4. Les relations avec la Louisiane, devenues difficiles à cause de la guerre de Succession d’Espagne, étaient meilleures depuis le mois d’août 1712, la suspension d’armes en Europe y contribuant. Cependant, les Espagnols n’en étaient pas moins présents, d’où la nécessité de comprendre et de parler leur langue. 5. Nous n’avons pu identifier ce personnage. 6. Il s’agit du Séminaire royal des Missions étrangères.

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Description du voyage Je me suis fort bien porté : je n’ai eu que fort peu de mal de coeur et n’ai perdu que trois ou quatre repas. Lettre à son frère, écrite du fort Louis en Louisiane, le 5 janvier 1714. (Vous me demandez) des circonstances de mon voyage et des tempêtes que nous avons essuyées sur les côtes de France. Je vous ai déjà mandé7, de La Rochelle et de Brest, les circonstances de nos deux relâches ; je vous ai marqué, je pense, que le second jour, après être parti de Port-Louis, avec deux autres vaisseaux qui nous attendaient, le vent devint contraire, en sorte qu’après avoir été battus du vent, la tempête augmentant toujours et le vaisseau faisant beaucoup d’eau, nous prîmes le parti de relâcher avec un vaisseau qui était sorti du port avec nous : l’autre avait disparu. Nous aurions bien voulu rentrer à Port-Louis, mais quand nous fûmes à la vue de terre, nous nous vîmes vis-à-vis l’île Dieu qui est endroit plus propre à faire naufrage qu’à mouiller8, personne du vaisseau ne connaissait cette île. Le capitaine du vaisseau qui nous faisait compagnie nous cria qu’il fallait bien se donner de garde d’y aller, qu’il n’y avait point là de mouillage et qu’il fallait relâcher à La Rochelle, la nuit, par le pertuis breton qui est fort dangereux, tout rempli de roches. Il faisait un vent très violent et nous nous y serions perdus, car personne du vaisseau ne connaissait cette route. Mais nous nous laissions conduire par l’autre vaisseau qui allait devant nous et le bon Dieu nous fit la grâce d’entrer heureusement à la rade, où nous n’étions guère à l’abri du vent qui continua tout le mois de février. Nous en partîmes le 8 mars. Nous avions déjà perdu deux jours et trois nuits de bon vent parce que notre capitaine, qui était à La Rochelle, ne pouvait venir à son bord, le vent, qui était favorable pour sortir, lui étant contraire. Enfin, il se risqua

7. Mander : ancien mot français qui signifie « faire connaître par un envoi ». 8. Mouiller signifie accoster en français aujourd’hui.

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et pensa périr pour rentrer dans son vaisseau pendant que nous perdions le temps. Les deux vaisseaux, qui étaient sortis avec nous de Port-Louis, et dont un nous avait introduits à la rade de La Rochelle, profitèrent du vent et partirent sans nous ; nous partîmes avec quelques brigantins qui allaient aux îles et qui ne nous auraient pas été d’un grand secours en cas de combat. Nous eûmes le même sort qu’en sortant de Port-Louis. Le deuxième jour, le vent tomba, puis devint contraire et devint de plus en plus violent. On s’y était bien attendu, car on prétend qu’autour de l’équinoxe, il y a toujours un coup de9 [...]. Pour l’éviter, après avoir battu la mer six ou sept jours, nous prîmes le parti de relâcher et nous fimes bien, car les brigantins, qui étaient sortis avec nous et qui allaient mieux que nous, n’ayant point relâché, n’arrivèrent qu’après nous aux îles. Lorsque nous pensions être proches de Port-Louis, nous nous trouvâmes vis-à-vis le bec du ras qui est une entrée du port de Brest très dangereuse. Nous fîmes dix lieues10 à travers les roches les plus affreuses et par un vent si violent qu’ils nous cassa un de nos mâts, parce qu’on forçait de voiles pour doubler une roche très périlleuse et nous arrivâmes à la rade de Brest. Je fus à Brest pour écrire, comme je vous ai marqué, et le 28, nous partîmes avec un vent très favorable et nous fîmes depuis ce jour la plus belle navigation qu’on puisse voir. M. le gouverneur11, qui avait fait plusieurs voyages au Canada, où on a toujours des mers affreuses, était charmé d’avoir une si belle mer. On était aussi tranquille dans le vaisseau que sur terre. Au reste, dans toutes nos tempêtes, je me suis fort bien porté : je n’ai eu que fort peu de mal de coeur et n’ai perdu que trois ou quatre repas. Nous arrivâmes au cap Français le dernier jour d’avril ; je descendis à terre aussitôt que nous eûmes mouillé afin d’écrire. Vous me mandez que vous avez reçu ma lettre. Je fus par hasard logé dans une hôtellerie dont le maître se trouva être un bachelier de Sorbonne qui était établi dans ce pays-là. Je l’avais un peu vu à Paris. Il me fit mille amitiés, me régala bien les trois jours que je fus là et, en

9. Un mot illisible. 10. Lieue : ancienne mesure de distance (environ 4 kilomètres). 11. Il s’agit du gouverneur de la Louisiane, de I,a Mothe-Cadillac.

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sortant, il ne voulut point de mon argent. Il n’y a point d’hiver dans cette ville : les arbres sont en tout temps chargés de fleurs et de fruits. Il y a des forêts d’orangers et de citronniers. Cette description vous ferait croire que ce serait un paradis terrestre : rien de moins que cela. L’air y est très malsain à cause des chaleurs qui y sont extraordinaires. Un mois ou six semaines après que nous en fûmes partis, on enterrait le monde à tas, comme nous l’avons appris par un vaisseau qui y passa alors. Le fruit le plus agréable de cette île, c’est l’ananas, mais il est dangereux. Les fruits de France n’y viennent pas bien ; le raisin n’y mûrit pas par la trop grande chaleur ; les figues françaises n’y sont pas bonnes, mais il y a une autre espèce de figues qu’on appelle des figues bananes, qui ne sont pas, à mon goût, fort bonnes. On y nourrit les nègres de cassave qui est une racine dont le jus est mortel ; on en exprime le jus et on en fait du pain. Les créoles, c’est-à-dire les originaires du pays, trouvent ce pain fort bon [...]. J’en ai goûté et l’ai trouvé fort mauvais. Vous savez que le trafic de cette île, et qui y attire incessamment des vaisseaux de France, est le sucre et l’indigo. Le sucre vient dans des cannes et l’indigo est une plante dont l’on fait le beau bleu. Après être sorti du cap, nous arrivâmes, au bout de quelque huit ou dix jours, au port de Havane qui est une ville espagnole, où j’ai écrit à ma mère : je ne sais si elle a reçu la lettre. Nous partîmes de là vers la veille de l’Ascension et nous arrivâmes ici la dernière fête de la Pentecôte qui était le 6 juin. Je vous ai mandé d’ici que j’étais tombé malade quinze jours après mon arrivée. Je reçus tous mes sacrements12. J’ai bien eu de la peine à reprendre mes forces mais, grâce à Dieu, je suis bien rétabli. À son frère, du fort Louis de la Louisiane, le 5 janvier 1714.

12. On dirait aujourd’hui « onction des malades ».

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LE SÉJOUR AU FORT LOUIS DE LA LOUISIANE (1713-1714)

Premières impressions du pays Le pays n’est point beau car il n’est pas encore défriché. À sa mère, du fort Louis de la Louisiane, le 13 juillet 1713. Je me suis, grâce à Dieu, bien porté pendant le voyage, mais ici, il a fallu payer le tribut au nouveau pays par un flux de sang13, qui est passé, par la miséricorde de Dieu, mais qui m’a un peu affaibli. L’air n’est point malsain. J’espère me bien porter dans la suite. Le pays n’est point beau, car il n’est point encore defriché. Nous sommes parfaitement bien logés et j’ai la consolation d’être avec des ecclésiastiques très pieux et très zélés. Je prie Dieu qu’il en augmente le nombre... À sa mère, du fort Louis de la Louisiane, le 13 juillet 1713. ... On ne peut pas dire que ce soit un beau pays : c’est un pays sauvage, inculte. L’endroit où nous sommes (il n’y a que deux ans que l’on est établi) est à mon goût, assez agréable, et l’air y est assez bon. Il est vrai que les nouveaux venus paient le tribut par une maladie mais, hors cela, on n’y voit point presque de malades. L’été est cependant quatre mois extrêmement chauds, mais ce qui est de pire, c’est que, pendant tout l’été, il ne faut faire état que de ne manger que du pain ; encore faut-il pour cela avoir de la farine de France. Pour de l’eau, on n’en manque pas. Il n’y a point de viande de boucherie ; la colonie étant si petite, il n’y a point de consommation pour tuer du boeuf. D’ailleurs, on ne saurait garder de bestiaux : ils se perdent tous dans les bois. Nous devrions avoir une douzaine de bêtes à corne à notre particulier : nous n’en avons pas une.

13. Écoulement sanguin, possiblement causé par la dysenterie.

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Nous ne savons où elles sont. Ainsi, point de lait, point de beurre, point de fromage. Le grain étant rare ces années-ci, on ne peut avoir de volailles ; par conséquent, point d’oeufs. Il n’y a point de chasse l’été ; la pêche ne donne guère, mais l’hiver est fort agréable. Il y a des jours où il y fait un peu de froid, mais il y en a où il fait fort doux. On n’y voit jamais de neige. Nous envoyons un sauvage à la chasse et depuis trois ou quatre mois, il nous a assez bien fournis de gibier, qui consiste principalement en sarcelles, canards, poules d’eau, outardes, grues. Il est allé à la chasse aux dindes et au chevreuil ; je ne sais s’il nous en apportera. Nous tâcherons d’avoir quelque boeuf sauvage et nous le salerons pour l’été. Voilà comme nous vivons. Nous mangeons des écureuils qui se trouvent fort bons en friture de poulets. Nous faisons toutes nos sauces avec de l’huile d’ours, car il n’y a ici ni oliviers, ni noyers. Nous sommes les mieux logés de la colonie, mais nous n’avons point d’église. Nous faisons l’office dans un pavillon de notre logis. Les terres ne sont point bonnes ici ; il faut aller à trois ou quatre cents lieues pour en trouver de bonnes. On doute fort que l’entreprise de M. Crozat réussisse : il s’est fondé sur de mauvais mémoires. Son magasin se remplit, mais il ne se vide point. Il n’y a point d’argent, point de commerce par mer avec les Espagnols. On a envoyé à la découverte pour voir si on pouvait découvrir quelque commerce par les terres. Il ne paraît rien à faire pour les mines. Ainsi, il pourrait bien se désister de son entreprise. En tout cas, ce ne serait pas un grand malheur. De curiosité, il n’y en a point, si ce n’est cette huile d’ours dont je viens de vous parler. Le boeuf sauvage est différent de ceux d’Europe en ce qu’il n’a pas de poil laineux comme les moutons en Europe. Le chevreuil est un fort bon manger l’hiver. Il y a de fort beaux bois, du cèdre odoriférant fort propre pour bâtir, toutes sortes de lauriers et de chênes dont les sauvages amassent soigneusement le gland, qui fait une bonne partie de leur nourriture. Les sauvages de ce pays-ci sont assez doux et assez traitables. Les pêchers et les mûriers viennent ici comme chiendent, mais tous les autres arbres fruitiers n’y sont rien. Je vous ai marqué que la terre ne vaut rien : ce n’est que du sable. La vigne y vient bien ; les forêts en sont pleines, mais on n’en a pas encore cultivé. Ainsi, on ne sait pas si le raisin pourrait faire du bon vin.

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L’été, tout est plein de melons. II y en a de deux sortes : des melons français, qui sont deux fois plus gros que ceux de France, et des melons d’eau, qui sont très communs, plus sains que les melons français, mais je ne les trouve pas bons. Il y a quantité de citrouilles toutes différentes de figure et de goût de celles de France ; je les trouve fort bonnes. À l’égard du blé-d’Inde, je m’en accommode assez. J’en prends tous les jours des bouillons qui me font grand bien à la poitrine14. Vous voyez que ce pays, sur la description que je vous en fais qui est naturelle, n’est point tentatif et que ça n’est pas, comme on le croit en France, une merveille du monde. À son frère, du fort Louis de la Louisiane, le 5 janvier 1714. Le mode de vie Il faut apprendre des langues dont il n’y a ni règles, ni lives, ni maîtres, et c’est un grand travail que d’exprimer les Saints Mystères dans une langue aussi grossière... À son frère, du fort Louis de la Louisiane, le 5 janvier 1714. Ma santé est rétablie et mes forces sont revenues. J’ai été dire aujourd’hui la messe à une lieue d’ici, à un petit village de sauvages chrétiens. Depuis plus de cinq mois, je n’étais pas sorti de notre fort. La chasse commence à être bonne ; ainsi nous ne manquons pas de vivres, car on ne vit ici presque que de chasse ; on ne sait ce que c’est que viande de boucherie. On mange ici, l’hiver, force15 canards, sarcelles, oies, dindes, outardes et des grues qui ne sont pas méprisables pour la soupe. Nous avons du gibier et

14. En phytothérapie, la décoction de maïs est généralement recommandée dans le cas de problème rénal (A. W. Kuts-Cheraux, M.D., Natura Medicina and Naturopathie Dispensatory, Des Moines, American Naturopathic Association, 1953, pp. 268, 278). Peut-être est-il plus spécifiquement question de bouillon d’eryngium (en anglais « corn snakeroot ») qu’on prescrit pour la toux et les irritations du larynx et des bronches ? (Ibid., p. 125). 15. Force : en grande quantité.

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du poisson de quoi nourrir une communauté de neuf ou dix personnes et nous ne sommes que trois, moyennant un chasseur sauvage, que nous avons chez nous, et qui nous coûte peu de chose. Mais l’été, ce n’est pas de même : on jeûne, car il n’y a ni chasse, ni pêche. La basse-cour y suppléerait si elle était bien fournie, mais elle ne l’est pas à cause de la disette des années dernières ; nous tâcherons de la rétablir. L’air est assez bon ici ; je n’y vois point de malades, si ce n’est les nouveaux venus qui doivent payer le tribut au nouveau climat. Je l’ai payé de la bonne manière, aussi je crois être quitte. Ainsi, je ne suis pas mal ici, quant au corps, mais quant à l’esprit, je ne suis pas sans douleur de voir tant d’âmes abandonnées à leurs ténèbres faute de missionnaires... À sa mère, du fort Louis de la Louisiane, le 23 novembre 1713.

LES ILLINOIS (1714-1716) Le contexte ... Je vous ai déjà écrit que j’avais quitté le voisinage de la mer16 pour venir ici relever une de nos anciennes missions17. Je me suis bien porté ici jusqu’à présent. C’est un très bon climat, très doux [...]. Le gouverneur de la Louisiane est monté de la mer ici en même temps que moi pour faire la recherche des mines. Il ne paraît pas qu’il ait trouvé grand chose. Tous les sauvages qui étaient du côté des Anglais ont tué tous les Anglais qui traitaient dans leurs villages et même tous ceux qui étaient établis aux environs de Charleston, et se sont mis du côté des Français, excepté les Charaquis18 qui ont tué aussi des Français, entre autres les fils de M. le gouverneur de

16. Le fort Louis était situé dans la région qui correspond à Mobile dans l’État d’Alabama. 17. La mission tamarôase de la Sainte-Famille, au pays des Illinois. 18. Charaquis ou Cherokees : Indiens du groupe iroquois. Ils occupaient un territoire situé au sud des Appalaches.

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Montréal19 au Canada et du lieutenant du roi de la même ville20. Pour du côté d’en haut, tout est tranquille par la paix qu’on vient de faire avec les Renards21 qui sont des sauvages des Lacs. Voilà les nouvelles du pays. À son frère, des Tamarôas, Illinois, le 2 novembre 1716. Le mode de vie Je suis prêt de partir pour aller hiberner22 avec la plus grande partie de nos sauvages parce que ce lieu-ci est trop incommode l’hiver. J’espère aller hiberner au même lieu où j’hibernai l’an passé, où je fus fort bien pour les vivres et pour me mettre à l’abri du froid qui se fait sentir plus vivement qu’à la mer. L’hiver, cependant, n’est pas si rude qu’à Paris : le climat est fort tempéré. À sa mère, des Tamarôas, Illinois, le 3 novembre 1716.

19. Le gouverneur Claude de Ramesay (1659-1724). 20. Claude, sieur de Mounoir, le fils cadet du gouverneur de Ramesay, fut tué par les Cherokees en 1715. 21. Les Renards : tribu algonquine dont la langue et la culture s’apparentaient à celles des Sacs et des Kichapoos. Ils originaient de la région connue aujourd’hui sous le nom de Green Bay au Wisconsin. 22. Semi-nomades, les Tamarôas quittaient Cahokia à la mi-automne pour les chasses d’hiver. L’abbé Varlet innova, comme missionnaire, en les accompagnant en forêt, vivant avec eux, sous le tipi, et y célébrant des offices forcément dépouillés de tout artifice.

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LA MONTÉE À QUÉBEC (1717) Il faudra [ ... ] que (je) passe un hiver (dans ce pays) car il y a au moins six cents lieues d’ici et les glaces rendent le chemin impraticable une partie de l’année. À son frère, des Illinois, le 2 mars 1717. Le voyage (24 mars-11 septembre 1717) ... Les affaires de nos missions23 et la disette de missionnaires m’ont engagé à entreprendre ce long voyage pour demander des ouvriers évangéliques aux directeurs de notre séminaire de Québec. Je suis parti de ma mission le 24 mars dernier. La sécheresse du printemps a été cause que nous avons eu beaucoup de peine à remonter la rivière des Illinois qui était extrêmement basse en haut. Nous avons été jusqu’à vingt-cinq jours à faire trente lieues. Enfin, le Seigneur nous a assistés et un grand orage, qui vint fort à propos, nous fit faire facilement le portage de la hauteur des terres et, sur la fin de mai, nous nous embarquâmes sur le lac24. La paix que l’on avait faite nouvellement avec les Renards favorisait notre voyage, en sorte que nous ne craignions pas les partis de guerre comme on aurait fait les années précédentes. Étant embarqués sur le lac, nous fûmes près d’un mois à faire cent trente lieues pour nous rendre à Michilimakinak25. Nous n’étions pas bien montés pour naviguer dans les lacs, parce que les canots de bois que nous avions ne soutiennent pas si bien le mauvais temps que les canots d’écorce.

23. Un des objectifs de ce voyage était d’obtenir, par de nouvelles lettres patentes de l’évêque, confirmation des privilèges obtenus en faveur du Séminaire de Québec le 14 juillet 1698. Ceci, afin de régler le contentieux qui l’opposait aux pères jésuites en matière de juridiction missionnaire. 24. Le lac Michigan, autrefois connu sous le nom de lac des Illinois. 25. Michilimakinak : un important centre de ralliement amérindien, qui était situé à l’embouchure du lac Michigan. Une dizaine de nations s’y croisaient.

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Le 20 juin, nous nous rendîmes à Michilimakinak, où je reçus mille honnêtetés de la part de M. le commandant et des PP. jésuites. Je logeai chez ces pères. Nous fûmes huit jours à nous ranger pour nous mettre en état de poursuivre notre route. Il fallait payer nos gens, acheter un canot d’écorce, car le canot de bois ne pouvait pas aller plus loin, quoiqu’il fût encore fort bon. Nous en fîmes présent aux pères jésuites pour reconnaître une partie de leurs honnêtetés26 et j’achetai un canot d’écorce qui me coûta cinquante écus27. Il fallait encore faire provision de vivres. Tout cela fait, nous partîmes le 28 juin. Nous aurions bien voulu prendre « chemin » plus court, mais comme il est fort dangereux à cause de la quantité de rapides où plusieurs s’étaient perdus le printemps même, ainsi n’ayant pas pu trouver de bons guides, nous prîmes le chemin le plus long, mais le plus sûr et le plus facile : c’est le chemin des lacs. Le premier est le lac Huron, où nous fîmes cent lieues, et nous entrâmes dans une rivière28 qui a vingt lieues de long : c’est la décharge des lacs au bas de laquelle est un fort qu’on appelle k fort du Détroit. Nous y arrivâmes le 19 juillet. Je logeai chez un père récollet29, qui est aumônier de ce fort, et après avoir fait nos vivres, nous reprîmes notre chemin. Nous entrâmes dans un autre lac30, où nous fîmes environ cent lieues ; nous fûmes souvent arrêtés par le mauvais temps. Nous sommes restés quelques fois cinq jours à terre sans pouvoir embarquer. Enfin, le 10 août, nous arrivâmes à une chute fort célèbre31 presque aussi haute que les tours de Notre-Dame. Toute l’eau des lacs se décharge par là. C’est ce qui forme k fleuve Saint-Laurent. Nous fîmes le portage qui est de deux lieues et demie, et le 17, nous nous embarquâmes sur un autre lac32, où nous fîmes environ quatrevingts lieues de chemin. Au bout de dix jours, nous sortîmes du lac et nous entrâmes dans le fleuve Saint-Laurent, où après avoir fait quarante lieues et passé

26. Honnêtetés : gentillesses. 27. Écu : pièce de monnaie d’argent valant soixante sous ou trois livres. 28. Rivière de Détroit. 29. Religieux franciscain. 30. Le lac Êrié. 31. La cataracte du Niagara. 32. Le lac Ontario.

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quelques rapides33, nous arrivâmes, le 2 septembre, à Montréal, la première ville du Canada. Je demeurai environ cinq jours dans le séminaire de cette ville, qui est rempli par des ecclésiastiques de Saint-Sulpice et, après avoir fait encore soixante lieues, nous arrivâmes, le 11 septembre, à Québec, à notre séminaire. ... En partant des Illinois, nous nous étions munis d’une provision de lard salé, de boeuf sec, de blé-d’Inde, de biscuits pour trois cents lieues et de farine pour faire d’autres biscuits au premier poste français pour achever le voyage. À chaque village, nous achetions du blé-d’Inde ; de cette manière, nous n’avons point manqué de vivres. Pour la chasse par le chemin, il n’y faut point compter le printemps. À l’égard de l’eau, comme on navigue sur l’eau douce, on en boit toujours de bonne, et c’est une douceur qu’on n’a point en mer... À sa mère, de Québec, le 6 octobre 1717. Le séjour (septembre 1717-octobre 1718) ... L’hiver me retient présentement (à Québec). Après avoir conféré de nos missions avec Mgr l’Evêque34 et Messieurs les directeurs du séminaire35, j’espère partir au printemps prochain pour m’en retourner. On me fait espérer quelques missionnaires36. Je crains qu’ils ne soient pas en grand nombre, car on en manque même ici. Priez le Seigneur, je vous conjure, qu’il multiplie les ouvriers dans sa moisson et procurez- nous le secours des prières de toutes les bonnes âmes que vous connaissez. Je compte ne partir qu’après l’arrivée du premier vaisseau. Je vous prie de me donner la consolation de recevoir de vos lettres et de

33. Les rapides de Lachine. 34. Mgr Jean de Saint-Vallier, évêque de Québec de 1688 à 1727. 35. Deux des directeurs, Charles Glandelet et Thomas Thiboult, sympathisants du jansénisme, deviendront ses amis et correspondront avec lui jusqu’en 1724. 36. En l’occurrence Jean-Paul Mercier et René Thaumur de La Source, ses deux correspondants de l’Illinois, qui partirent pour Cahokia au printemps de 1718.

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la famille. Pour cela, ayez la bonté de faire tenir vos lettres de bonne heure à La Rochelle, c’est-à-dire dès le commencement de mars. Le froid est extrêmement rude en ce pays-ci comme vous savez. Il y a, tout l’hiver, jusqu’à six pieds de neige. Depuis que j’ai demeuré dans les pays chauds, je suis encore plus sensible au froid qu’en France. Mais comme je n’ai point à faire hors du séminaire, j’espère, en me tenant clos et couvert, ne point sentir la rigueur de la froide saison... À sa mère, de Québec, le 16 octobre 1717. Extraits des lettres de Hollande (1723) L’INTÉRÊT POUR L’EXPANSION DE LA MISSION DES ILLINOIS ... Je souhaite fort qu’on vous envoie de bons ouvriers évangéliques du Canada car, communément parlant, s’ils sont bien choisis, ils seront plus propres que ceux qu’on pourrait vous envoyer de France. Toutes les fois que j’écris à nos messieurs de Paris, je les sollicite de vous aider. Je puis vous assurer qu’ils sont bien intentionnés car quoique, quand ils me rappelèrent il y a quatre ans37, ils fussent déterminés d’abandonner ces missions-là, ils ont été si touchés de ce que Dieu a daigné faire par votre ministère qu’ils ont résolu d’en prendre un soin particulier et même, il y a quatre ans, quand je partis de Paris, Monsieur l’abbé Théberge38 était fort incliné à fonder votre mission. Je ne sais s’il l’aura fait. Il est vrai que, depuis ce temps-là, le séminaire a fait de grandes pertes causées par le dérangement des finances qui a incommodé tout le royaume...

37. En 1723, il y avait cinq ans qu’il avait été rappelé puisqu’il a quitté la colonie à l’automne de 1718, possiblement le 2 octobre. 38. Théberge : un des supérieurs du Séminaire des Missions étrangères de Paris.

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Monsieur Jobard, supérieur, et Monsieur Tremblay39... me marquaient qu’ils avaient envoyé du secours à Monsieur Gaulin et qu’ils cherchaient quelques bons missionnaires pour vous envoyer. Pour moi, mon sentiment serait qu’on vous envoie plutôt quelques missionnaires de Québec et que ceux qu’on vous enverrait de Paris servent à les remplacer au séminaire. Je ne doute pas que vous ne sollicitiez de votre mieux, et Monsieur l’évêque de Québec et Monsieur Glandelet40, supérieur, de vous secourir. Pour Monsieur Thiboult41, il est toujours très zélé pour les missions sauvages et pour vous aider... À René Thaumur de La Source, d’Amsterdam, en 1723. LES EXHORTATIONS PASTORALES On ne convertit pas un peuple infidèle tout d’un coup. À Jean-Paul Mercier, en 1723. ... Je vous ai bien de l’obligation du détail que vous avez pris la peine de me faire pour m’apprendre l’état de notre mission car je la regarde toujours comme mienne, quoique je n’y ai été qu’un ouvrier inutile. Le nombre des priants est bien diminué, dites-vous, depuis l’arrivée des jongleurs de Pimiteoui42. Il ne faut pas que cela vous étonne. On ne convertit pas un peuple infidèle tout d’un coup. Il est vrai que c’est un surcroît de peines pour vous et c’est la seule chose qui m’inquiète, car il faut prendre soin de votre santé. Mais d’ailleurs, c’est toujours un gain. Il y

39. Henri-Jean Tremblay (1664-1740) fut prêtre du Séminaire de Québec de 1687 à 1692. Rentré en France, il exerça la charge de procureur du Séminaire de Paris jusqu’à sa mort. 40. Arrivé à Québec en 1675, Charles Glandelet exerça les fonctions de supérieur du 41. séminaire de 1721 à 1723 après y avoir enseigné et en avoir été un des directeurs. 42. Venu au Canada en 1710, Thomas Thiboult fut curé de la cathédrale de Québec de 1713 à 1723, puis supérieur du Séminaire. Il mourut le 12 avril 1724. 43. Une tribu membre de la confédération algonquine des Illinois, dont le village était situé près de la rivière du même nom.

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aura plus d’enfants que vous enverrez dans le ciel. C’est un gain sûr et, avec le temps, la grâce améliorera les coeurs des pères et mères pour connaître et aimer la vérité. II faut prêcher avec patience mais comptez beaucoup plus sur la force des prières que vous offrez à Dieu pour la conversion de ce peuple aveugle43. Ainsi, vous ne sauriez trop travailler à les rendre purs et fervents par une grande union avec Dieu. Cependant, ne vous laissez pas aller à l’attrait des mortifications corporelles qui ont enlevé Monsieur Bergier44 avant le temps. Contentez-vous des peines inséparablement attachées à votre état. Je me rejouirais, à l’arrivée des villages de Pimiteoui et du Rocher45, si je ne craignais que vous soyez surchargé. N’en prenez qu’autant que vous en pouvez porter. Vous devez être déjà bien content du [bien] que vous faites par le baptême des enfants et auprès des adultes... Ce n’est point par la force que vous vaincrez la jonglerie...46, mais par la patience, par l’oraison et par de persévérantes exhortations. Vous avez un avantage, c’est qu’ils viennent volontiers chez vous (du moins si cela est comme de mon temps que la maison ne désemplissait point depuis le matin jusqu’au soir). Vous possédez la langue : vous pouvez les exhorter et leur faire voir la vanité de leur jonglerie. L’essentiel est le catéchisme : peu à peu il sera plus fréquenté. Vous employez fort bien vos dimanches. C’est un grand avantage que le soin que vous prenez de ces pauvres gens dans leur maladie : vous gagnez leur coeur en sorte qu’ils vous aiment et estiment la prière. Le reste dépend de Dieu et viendra avec le temps. Tous les sentiments dont votre lettre est pleine m’édifient beaucoup : ils sont très capables d’attirer la bénédiction de Dieu sur votre travail. Pour ce qui est du temporel, vous savez que, sans une grande économie, les missions ne peuvent subsister. Vous devez savoir au juste ce qu’il vous faut pour subsister afin qu’on règle là-dessus

43. Maximin Deloche (op. cit., p. 42) voit dans ces propos le signe de ses convictions augustiniennes ou jansénistes. 44. Marc Bergier, le prédécesseur de Varlet à la mission des Tamarôas, appartenait comme Iui à la Société des Missions étrangères. Il fut supérieur de la Sainte-Famille de Cahokia de 1700 à 1707, année de sa mort. 45. Le Rocher : un village algonquin sis sur les bords de la Rivière Illinois. 46. Jonglerie : charlatanerie.

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l’envoi. Il faut tâcher de ne pas obliger d’emprunter : vous n’y trouveriez pas votre compte. Il est bon que vous ayez toujours du reste au bout de l’année pour attendre l’envoi. Je suis affligé que vos donnés47 aient perdu courage et vous aient quitté. Dieu l’a permis pour vous purifier par cette épreuve. C’est quelque chose que le forgeron soit demeuré quoique cela soit sous une autre condition. Vous faites fort bien de ménager les pères jésuites48 autant qu’il est possible. Je suis bien aise de ce que Monsieur Davion49 a approuvé la démarche de Monsieur Thaumur. Je souhaiterais que les Français se multipliassent dans votre village afin que vous soyez plus en assurance pendant le temps de la chasse d’été. J’ai bien de la peine de vous savoir ainsi seul et je souhaite fort que vous ayez un compagnon, que du moins Monsieur Thaumur revienne avec vous... À Jean-Paul Mercier, d’Amsterdam, en 1723. L’ÉTAT DE DIVISION DE L’ÉGLISE ET LES TROUBLES DE LA PERSE ... Notre France est toujours affligée. Elle est enfin délivrée de la peste qui a duré deux ans. Mais voici une mauvaise année causée par une grande sécheresse et on craint une famine qui, dans la rareté de l’argent, serait bien déplorable. Dieu est juste. Mais ce qui est encore plus digne de larmes et de prières, c’est la division qui est dans l’Église50, qui dure depuis dix ans, et qui est fomentée par

47. Donnés : laïcs consacrés aux missions du Séminaire de Québec. Ils remplissaient des tâches manuelles semblables à celles des frères convers. 48. Allusion au différend qui opposait les prêtres des Missions étrangères aux jésuites en matière de juridiction missionnaire. 49. Arrivé au Québec vers 1690, l’abbé Antoine Davion fut d’abord curé de Saint-Jean-de- l’Île (1694-1698), puis missionnaire chez les Tonicas du Mississipi (1698-1722). En 1723, il vivait retiré à la Nouvelle-Orléans. 50. Cette division est celle que provoqua l’émission de la bulle Unigenitus en 1713. Devenu loi d’État en France, ce document a conjugué, au service de la répression, les puissances civiles et ecclésiastiques. Voir là-dessus l’étude documentée de Robert Kreiser, Miracles, Convulsions and Ecclesiastical Politics in 18th Century Paris, Princeton University Press, 1978.

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des gens qui iraient trouver leurs avantages dans ces troubles-là... Les prières que vous offrez à Dieu [...] doivent avoir pour principal objet de demander la paix de l’Église. Je ne sais si je vous ai mandé le triste état où est notre Perse. Les barbares se sont rendus maîtres de la capitale de cet empire... La guerre est allumée... Dieu soit béni d’avoir bien voulu m’en tirer51 avant tout vacarme... À René Thaumur de La Source, d’Amsterdam, en 1723.

51. Varlet invoque ici le prétexte de la guerre pour expliquer la raison de son retour en Europe. De toute évidence, il ne tenait pas à ce que ses fils spirituels sachent qu’il était devenu persona non grata dans l’Église.

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CHAPITRE 3

Les lettres que Varlet a reçues du Canada et de la Louisiane

[Je me trouve] fort heureux de pouvoir me flatter d’une amitié aussi précieuse que la vôtre. Michel Bégon, intendant de la Nouvelle-France, le 10 novembre 1720. Présentation L’ensemble formé des lettres qui ont été envoyées à Varlet depuis le Canada et la Louisiane, de 1719 à 1724, vient préciser les perspectives qui se dégagent de ses textes, ajoutant à la connaissance de l’ancien missionnaire et de l’histoire de la Nouvelle-France. Ces pièces, à quelques exceptions près, sont toutes construites sur le même modèle : il y a d’abord l’énoncé de l’estime et de l’appréciation qu’on éprouve à l’endroit de Varlet, puis l’exposé d’informations ayant trait à l’Église de la Nouvelle-France et aux missions du Séminaire de Québec. Des variantes de style et de contenu conditionnent le regroupement de trois champs textuels différents : les lettres du Canada, les lettres des supérieurs du Séminaire de Québec et les

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relations de la Louisiane. Nous allons passer en revue les caractéristiques de ces différents champs, ce qui nous permettra d’établir l’ordre de présentation que nous suivrons dans le recueil. LES LETTRES DU CANADA (1719-1720) Les textes qui forment ce regroupement sont relativement brefs. Ils ont pour auteurs Mgr de Saint-Vallier, l’évêque de Québec, l’intendant Michel Bégon, l’abbé de La Colombière, grand vicaire de Québec, et deux religieuses de Montréal, soeur Anne-Françoise Leduc, r.h.s.j. et soeur Catherine Chrétienne de Hautmesnil, c.n.d. À l’exception du texte de soeur Catherine Chrétienne, qui donne des nouvelles de sa communauté (incendie au couvent et mort de la supérieure), ces lettres sont marquées au coin de l’officialité. Conditionnées par l’exigence des devoirs de politesse à l’occasion du sacré épiscopal de Varlet, elles ont en commun de souligner les traits de personnalité de l’ancien missionnaire. On le découvre digne d’estime et dévoué à la cause des âmes abandonnées (Saint-Vallier), zélé, talentueux, saint pasteur et apprécié de ses missionnaires (sœur Anne-Françoise Leduc), apte à transmettre de bons avis et digne ministre de l’Évangile (soeur Catherine Chrétienne), d’une amitié précieuse et reconnu comme quelqu’un qui fait le bien (Bégon) et, enfin, comme un conquérant courageux et ardent, dont les grands désirs de coeur doivent lui donner du crédit auprès de Dieu (de La Colombière). Ces discours, consacrés à la révélation de l’homme, sont suivis d’une série d’autres qui donnent le pouls du contexte ecclésiastique dans lequel il a oeuvré en Nouvelle-France, notamment sous l’angle de son appartenance à la Société des Missions étrangères. LES LETTRES DU SÉMINAIRE DE QUÉBEC (1719-1724) Cette suite de discours a deux auteurs : Charles Glandelet et Thomas Thiboult, qui se sont succédé à la direction du séminaire. Cependant, les préoccupations sont les mêmes d’un

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corpus à l’autre. Il y est question de problèmes de succession dans la conduite des affaires du séminaire, des difficultés de la mission tamarôase et du contentieux jésuite. Ce qui diffère, c’est le mode énonciatif qui est plus explicitement idéologique dans les lettres de Thiboult. On le voit dans les propos qu’il tient sur l’administration de son prédécesseur (« les choses vont plus mal que quand vous étiez à Québec »), et sur l’attitude hostile des Français de la Louisiane à l’endroit des jésuites. Ce trait devient encore plus marquant lorsqu’il transmet à son destinataire la rumeur qui veut qu’il soit regardé comme le successeur du père Quesnel1. Si la correspondance du Séminaire de Québec nous permet de camper le personnage de Varlet dans son contexte eccléciastique, il revient aux relations de la Louisiane de compléter le tableau en nous renseignant sur l’exercice du ministère pastoral auprès des Indiens. LES RELATIONS DE LA LOUISIANE (1720-1724) Nous entendons par « relations de la Louisiane »2, les lettres de deux missionnaires des Illinois, Jean-Paul Mercier3 et René Thaumur de La Source4 et celle d’un missionnaire de la Nouvelle-Orléans, Antoine Davion. Cependant, les textes qui retiennent notre attention sont ceux de l’Illinois car le manuscrit

1. Pasquier Quesnel (1634-1719), un théologien français, était membre de l’Oratoire. Il devint janséniste, quitta les oratoriens (1681) et rejoignit Antoine Arnauld à Bruxelles (1685). Il fut, après Arnauld, le chef et l’organisateur du parti janséniste. Emprisonné à Malines en 1703, il s’évada et s’installa à Liège, puis à Utrecht. Ses Réflexions morales sur le Nouveau Testament (1699) furent condamnées par la bulle Unigenitus (1713), ce qui détermina son « appel, au Concile général (Dictionnaire universel des noms propres, t. IV, Paris, 1974, p. 8). 2. Le texte des lettres de Mercier et de Thaumur de La Source a été reproduit en version originale par Pierre Hurtubise dans un article qu’il a publié dans la revue Église et Théologie (8, 1977), sous le titre « Relations inédites des missions de l’Illinois (1720-1724 ». 3. Né à Québec le 1er août 1694, Jean-Paul Mercier est entré au séminaire le 30 septembre 1716. Recruté par Varlet, il partit pour les Tamarôas le 10 mai 1718, deux jours après avoir été ordonné prêtre par Mgr de Saint-Vallier. 4. Né à Montréal le 1er août 1692, René Thaumur de La Source fut ordonné prêtre le 20 février 1717, après des études théologiques au Séminaire de Québec. Gagné à la cause des missions amérindiennes par Varlet, il partit pour l’Illinois en compagnie de Jean-Paul Mercier le 10 mai 1718.

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de Davion est illisible dans sa plus grande partie et nous n’avons pu défricher que le début de la lettre. Ces pièces reprennent, pour l’essentiel, le contenu des lettres du Canada et du Séminaire de Québec. Elles agissent comme des explications de l’estime qu’on a vouée à Varlet dans l’Église de Québec et de la problématique missionnaire auprès des Indiens. L’estime vouée à Varlet L’énoncé du témoignage d’estime, comme c’est le cas dans les lettres du Canada, est provoqué par la nouvelle de l’élévation de Varlet à la dignité épiscopale. À cet égard, il y a beaucoup d’affinités entre ces deux ensembles. Les termes se ressemblent : il y est question de dignité méritée, de zèle apostolique et de sincère affection. Cependant, le ton est beaucoup plus personnel et le discours s’approprie le donné des formules polies pour construire une représentation où alternent aveux d’appréciation et informations sur le vécu missionnaire. Les lettres de Mercier et de Thaumur sont élaborées sur le même modèle : il y a expression de félicitations à l’occasion de l’élévation épiscopale de Varlet, témoignage d’estime et nouvelles de la mission. Tout se passe comme si les informations sur la mission servaient d’enclaves explicatives à la description des qualités pastorales de l’ancien supérieur. L’évocation des traits du missionnaire est une reprise discursive des instructions que Varlet a laissées avant son départ et qu’il réitère dans ses lettres. L’information sur le vécu à la mission devient une façon d’illustrer le fait que les instructions sont exécutées. Une phrase de Thaumur subsume les motivations de la représentation : Varlet a une juste idée de ce qu’est un missionnaire. Aussi, le laissent-ils leur inspirer des sentiments de ferveur même si leur situation est plutôt de nature à les déprimer qu’à les encourager. Le contexte missionnaire Peu de prêtres se montraient intéressés par ce genre de ministère, d’où la plainte, souvent réitérée, qu’on n’envoie pas de renfort et que le recrutement est difficile. Plusieurs facteurs contribuaient à cet état de fait, à commencer par le manque de préparation des sujets pour le travail pastoral auprès des Indiens. On voit, par exemple, que Thaumur de La Source

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n’arrive pas encore à se faire comprendre de ses fidèles en 1723 alors qu’il est en poste depuis 1718. Par ailleurs, le vocabulaire avec lequel on parle des célébrations liturgiques qui sont offertes aux indigènes (vêpres et saluts au Saint-Sacrement) nous laisse croire qu’on présentait le même genre d’offices aux Blancs et aux Indiens sans se préoccuper de faire les adaptations qui auraient été nécessaires. Aussi, il n’y a rien d’étonnant à ce que seuls quelques enfants et adultes moribonds se laissent approcher pour qu’on les baptise. Pendant que les missionnaires leur servent le Rituel de Québec, les Indiens s’adonnent à la jonglerie et préfèrent leurs libertés traditionnelles au joug de la foi chrétienne. Les seuls soins qu’ils arrivent à leur prodiguer sont d’ordre paramédical, car il y a beaucoup d’infirmités corpo- relles. À ce niveau, ils sont débordés et ne suffisent pas à la tâche. Il s’ensuit du découragement et de l’amertume qu’amplifie le climat d’insécurité provoqué par les guerres tribales et l’expansionnisme espagnol. À cela s’ajoute une forte impression d’isolement qu’entretiennent l’opposition jésuite et le morcellement du territoire effectué par la Compagnie des Indes au profit de divers corps religieux le plus souvent rivaux. On comprend l’importance que peuvent avoir les lettres de Varlet dans un tel contexte. Là où le zèle des missionnaires est éteint, c’est celui de l’ancien supérieur qui continue de s’exercer. C’est ce que laisse entendre Thaumur de La Source dans sa lettre du 22 septembre 1720 : « Votre Grandeur a, par ma main, baptisé, en cette mission, l’année dernière, dix-sept enfants et une grande personne... Elle y fait par moi et mon cher confrère, M. Mercier, tous les jours le catéchisme, et nous avons lieu d’espérer qu’elle y fera encore plus de fruits dans la suite... » Malheureusement, les rapports de Varlet avec la Nouvelle-France cessent en 1724, l’année même où il procède au sacre du premier archevêque de l’Église autonome d’Utrecht5. À partir de ce moment, toutes ses énergies seront employées à défendre la cause de l’Oud-Bisschoppelijke Clerezij et les missionnaires de l’Illinois devront aller chercher ailleurs l’onction qui les faisait souhaiter d’être de plus en plus fidèles à leur vocation.

5. Le 15 octobre 1724, assisté de Johannes van Erkel, doyen du chapitre d’Utrecht, et de Willem van Dalenoort, un des chanoines, Mgr Varlet conférait l’épiscopat à Cornelis Steenoven malgré l’opposition de Rome.

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Recueil Les lettres du Canada (1719-1720) TÉMOIGNAGES D’ESTIME ET D’APPRÉCIATION À L’ENDROIT DE VARLET Digne d’estime et dévoué à la cause des âmes abandonnées Il faut que la réponse que je fais à votre lettre, mon cher seigneur, vous aille chercher bien loin puisqu’elle doit aller jusqu’en Perse6. Je bénis Dieu de s’être voulu servir de vous pour la conversion et la sanctification de tant d’âmes abandonnées. Ne doutez pas que je continue d’accorder à la nouvelle mission que vous avez établie aux Tamarôas toute la protection dont elle pourra avoir besoin de ma part. Mais, sans fonds et sans revenus, croyez-vous qu’elle puisse subsister ? On nous marque de Paris que Monsieur l’abbé Théberge la veut fonder : je le souhaite. N’oubliez point, dans vos prières et saints sacrifices, un évêque qui vous honorera, non pas seulement jusqu’à la mort, et qui vous assure de tout le respect que vous méritez et avec lequel je suis, autant qu’on le peut être, votre très humble et très obéissant serviteur. Jean, évêque de Québec, le 20 juillet 1719. Zélé, saint pasteur et apprécié de ses missionnaires J’ai reçu, avec respect (la lettre), que Votre Grandeur m’a fait l’honneur de m’écrire, par laquelle je reçois de nouvelles marques de votre (estime), desquelles je suis très reconnaissante, aussi bien que toutes mes chères soeurs, qui ont senti avec moi une joie très sensible de ce que l’on a su

6. Mgr Varlet se trouvait alors à Schamaké en Iran, où devait lui parvenir l’autorisation de traverser la frontière irakienne. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 61

reconnaître votre mérite en vous imposant la charge épiscopale, qui sera très allégée par le zèle et les rares talents de Votre Grandeur. Rien ne le prouve plus efficacement que le choix que l’on fait de vous pour l’aller faire éclater dans les pays les plus éloignés. Il me serait difficile de vous dire, Monseigneur, la douleur que vont ressentir vos missionnaires, qui vous attendaient7 avec empressement comme leur bon père. Il nous est aisé d’en juger par les lettres que nous en avons reçues, qui nous marquent l’inquiétude où ils sont dans l’incertitude de votre retour. Je leur ai mandé l’élection qu’on avait faite de Votre Grandeur pour remplir la chaire épiscopale de Babylone8 que vous allez sanctifier par votre exemple. Je me flatte, Monseigneur, que vous nous donnerez part dans vos travaux et que vous nous continuerez l’honneur de votre bienveillance puisque nous ne cesserons de demander au Seigneur de combler Votre Grandeur de ses bénédictions et de la conserver dans une santé aussi parfaite qu’elle sera utile à votre peuple, que j’estime heureux de posséder un si saint pasteur. Toutes mes soeurs prennent la liberté d’assurer Votre Grandeur de leur respect étant comme moi, pour jamais, Monseigneur, vos très humbles et très obéissantes servantes. Sœur Anne-Françoise Leduc, r.h.s.j., supérieure de l’Hôtel-Dieu de Montréal, le 5 septembre 1719. Apte à transmettre de bons avis et digne ministre de l’Évangile J’ai été très sensiblement mortifiée de n’avoir pu, cet automne, répondre à la lettre toute obligeante que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, l’ayant reçue trop tard par la négligence des personnes qui en étaient chargées. Comme j’ai entendu dire qu’il partait ce printemps une bar-

7. Mercier et Thaumur, partis de Québec en mai 1718, s’attendaient de revoir leur supérieur Varlet à Cahokia quelques mois plus tard. 8. Nom latin du siège irakien de Bagdad.

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que de vos messieurs pour [la] France, je suis ravie de trouver cette occasion pour vous assurer de mes très humbles respects et de la singulière vénération que je conserverai toute ma vie pour votre personne que j’ai connue dans le peu de sejour que nous avons eu le bonheur de vous posséder en notre pays. Une chose que je ne peux assez regretter, c’est que vous nous avez ravi un très digne et très zélé prêtre. C’en est en moins rien vouloir diminuer [le] mérite des deux autres9 que j’estime beaucoup. Je désire avec grande impatience en apprendre cet été de bonnes nouvelles. La meilleure pour moi serait de revoir en nos quartiers votre bon ancien10. Je suis persuadée que vous ne m’approuverez pas en cette occasion, mais je ne peux vous dissimuler ma pensée sur ce sujet, et je n’ai pas la consolation de recevoir un mot de sa main depuis sa sortie de Montréal. Comme je suis assurée que vous prenez quelque intérêt pour le bien spirituel de notre maison, je vous dirai la perte que nous avons faite de notre supérieure, arrivée le 25 janvier, après dix jours de maladie. Je ne puis assez vous exprimer notre juste douleur... C’était une fille de vertu et de grand mérite. La maison perd beaucoup en sa personne. Ma soeur du Saint-Esprit est supérieure. Elle ne s’attendait pas que cette charge lui tomberait sur le dos. Elle a besoin du secours de vos saints sacrifices pour lui aider à s’acquitter dignement des obligations que ce fardeau lui cause. J’espère que vous ne lui refuserez pas cette grâce et à moi pareillement, comme la plus indigne de toute la communauté, et pour m’obtenir de Notre Seigneur une heureuse et sainte mort. C’est l’unique chose que je demande en ce monde avec grande ardeur. Depuis la mort de notre mère, Dieu nous a visitées par un incendie à notre ménagerie. Il y a eu une étable de brûlée et douze vaches et leurs veaux. Elle était pleine de fourrage, cela est arrivé le 3 mars, et on a eu bien de la peine à nourrir celles qui ont resté. Tout cela ne m’a pas été

9. Elle fait allusion aux abbés Mercier et Thaumur de La Source. 10. Peut-être réfère-t-elle à Goulven Calvarin, ancien missionnaire de l’île Bourbon (aujourd’hui La Réunion) dans l’océan Indien, qui remplaça Varlet comme supérieur de la Sainte-Famille de Cahokia. Il décéda le 26 novembre 1719, un an à peine après son installation. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 63

si sensible que notre première perte. Dieu veut, dans la croix et les souffrances qu’Il [nous envoie], être à jamais béni pourvu que nous en fassions un saint usage. C’est toute la grâce que je lui demande. Ma sœur Saint-Augustin [ ... ] et plusieurs autres de la maison m’ont priée de vous assurer de leurs très humbles respects, et moi particulièrement, qui vous supplie de me croire, plus que jamais, avec respect et soumission, Monseigneur, votre très humble et obéissante servante. Sœur Catherine Chrétienne de Hautmesnil, c.n.d., Montréal, le 23 avril 1719. P. S. : Au cas où vous verriez quelques-uns de mes frères, je les recommande à votre saint zèle et vous supplie de les aider par vos bons avis pour le bien de leur âme. Ardent, conquérant et courageux Je me tiendrais bien heureux si je pouvais seconder un zèle aussi ardent et aussi courageux que le vôtre. L’univers est trop petit pour borner les désirs de votre grand coeur. Vous voudriez, comme Alexandre, qu’il y eût plusieurs mondes à conquérir et vos intentions sont infiniment plus pures et plus élevées que les siennes. Quelques raisons que nous ayons de vous regretter, je ne puis m’empêcher de remercier Dieu de ce qu’ils vous a ouvert un champ plus digne de vous. Puissiez-vous soumettre tout l’Orient à la lumière de la foi et au joug de l’Évangile ! Messieurs Calvarin et de La Source me paraissent un peu découragés dans leurs lettres. Comme je crois que vous les aurez animés par les vôtres, j’espère que, l’année prochaine, ils seront plus contents. De mon côté, je ferai tout ce que je pourrai pour soutenir l’oeuvre que vous avez commencée. Quand j’aurais tout le crédit imaginable, je ne saurais faire ce que vous Vites vous-même par celui que vous avez auprès de Dieu. Ne me refusez pas la grâce que je vous demande : c’est de l’employer pour le prêtre de l’Église qui

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en a le plus besoin et qui est, avec le plus de sincérité et de respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. Joseph Ceré de La Colombière, grand vicaire de Québec, le 8 novembre 1719. D’une amitié précieuse et reconnu comme quelqu’un qui fait le bien J’ai appris cette année, de Monsieur l’abbé de Brisassier11, qu’il n’avait pas encore de nouvelles de votre avancée à Eastpond, n’étant encore informé que de votre passage à Petersbourg et à Moscou. Je fais des voeux pour le succès de votre voyage et la continuation d’une santé parfaite dans votre diocèse, par l’intérêt que je prends toujours à ce qui vous intéresse, et par le bien que vous ferez dans ces pays éloignés. J’ai été fort sensible, Monseigneur, à la lettre que vous me fîtes, l’année dernière, l’honneur de m’envoyer, me trouvant fort heureux de pouvoir me flatter d’une amitié aussi précieuse que la vôtre. J’espère apprendre tous les ans de vos nouvelles par Monsieur l’abbé de Brisassier qui m’a aussi informé de la perte que vous avez faite de madame votre mère et de monsieur votre frère. Je vous supplie, Monseigneur, d’être persuadé de la part que je prends à votre affliction... Michel Bégon, intendant du Canada, de Québec, le 10 novembre 1720.

11. Supérieur du Séminaire des Missions étrangères de Paris. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 65

Les lettres des supérieurs du Séminaire de Québec (1719-1724) LETTRES DE CHARLES GLANDELET (1719-1724) Les désagréments de la mission des Tamarôas J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire de La Haye, en Hollande, le 29 mars dernier, qui m’apprend l’exaltation de Votre Grandeur à la dignité épiscopale, dont je bénis le Seigneur, sachant comme je sais l’esprit avec lequel vous êtes entré dans cette charge. La mission de Perse y gagnera, mais celles des Tamarôas et du Mississipi y perdront. Je ne sais si ceux qui ont été envoyés pourront soutenir les désagréments de ce lieu ; non point tant de la part du temporel, dont ils se trouvent bien dépourvus, que du côté du spirituel, dont ils paraissent déjà beaucoup rebutés par le peu d’espérance qu’ils ont d’y réussir pour le bien des sauvages, qui paraissent peu susceptibles des instructions qu’on veut leur donner. Mais il faut espérer qu’à force de mal aller, tout ira bien. Comme vous avez eu, Monseigneur, beaucoup de zèle pour cette mission, et que vous avez eu même le talent de l’inspirer aux autres, il faut croire qu’étant secondé de vos prières, il opérera les effets de grâce que vous vous êtes promis. Nous sommes résolus d’y contribuer de notre côté autant qu’il nous sera possible. Je vous supplie très humblement, Monseigneur, de vous souvenir de moi dans vos prières et saints sacrifices. Je ne vous oublierai point dans les miens. Je suis, dans un profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. À Québec, le 27 septembre 1719.

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Décès de M. Calvarin et nécessité de renforts aux Tamarôas J’eus l’honneur, l’an passé, de répondre à la lettre que Votre Grandeur eut la bonté de m’écrire sur la route de son voyage en Perse. Nos messieurs à Paris nous mandent n’avoir pas encore appris de vos nouvelles depuis votre départ. Celle que j’ai présentement à vous donner vous affligera : c’est la mort de Monsieur Calvarin sur qui je sais, Monseigneur, que vous comptiez pour l’établissement de la mission des Tamarôas. Il y décéda le 25 novembre dernier après avoir été infirme pendant un temps assez considérable. Messieurs Thaumur et Mercier sont restés là en attendant nouvel ordre. Je leur ai écrit pour les engager à ne pas abandonner leur poste et leur ai fait espérer qu’on leur enverrait quelques renforts. Monsieur Fournel, qui a été fait prêtre depuis six semaines seulement, se présente pour les aller joindre et nos Messieurs de Paris trouveront, comme j’espère, quelques sujets propres à conduire dans ce lieu et aux missions. Monsieur Lemaire12, qui est de retour en France, vous informera sans doute des grands déboires des endroits qu’il vient de quitter. Messieurs Dupré13 et Gautier14, deux anciens curés, que Votre Grandeur a connus, sont morts cette année. Il est inutile de recommander ces defunts à vos suffrages15, mais j’ose vous supplier de ne pas m’oublier dans vos prières et de me croire, dans un profond respect, de Monseigneur, le très humble et très obéissant serviteur. À Québec, le 12 octobre 1720.

12. Prêtre des Missions étrangères, il avait été missionnaire en Louisiane. 13. François Dupré, du diocèse de Chartres, était venu à Québec avec Mgr de Laval, en 1675. Il fut curé de Québec de 1687 à 1707, puis curé de l’Ancienne-Lorette jusqu’à sa mort survenue le 27 juin 1720. 14. Curé de Château-Richer près de Québec. 15. Recommander aux prières. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 67

Mort du supérieur du séminaire, besoin de renforts aux Tamarôas et prétention des jésuites J’ai reçu la lettre que Votre Grandeur m’a fait l’honneur de m’écrire, qui m’apprend la part qu’elle a prise à la perte que nous avons faite de Monsieur Desmaizerest16. Je m’en consolerais si elle pouvait être dédommagée par le choix qu’on a fait de moi pour lui succéder dans le sémi- naire. Mais vous me connaissez trop bien, Monseigneur, pour pouvoir concevoir cette espérance. Nous avons reçu tout récemment des nouvelles de Messieurs Thaumur et Mercier, qui paraissent fort zélés pour le bien de leur mission. Nous avons toute l’attention possible à leur procurer les secours temporels dont ils ont besoin et nous voudrions bien leur envoyer quelques sujets qui puissent les aider dans leurs travaux apostoliques. J’en écris fortement à nos Messieurs de France en leur marquant la prétention que quelques-uns paraissent avoir de s’établir dans le lieu qu’ils occupent17, à quoi Monseigneur, notre évêque, semble incliner beaucoup. J’aurai soin, Monseigneur, de me souvenir de vous au saint autel comme vous le souhaitez. Daignez m’accorder cette grâce et celle de me croire, dans un profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. À Québec, le 6 octobre 1722. Mort de MM. Desmaizerest et Calvarin et difficulté du recrutement pour la mission des Tamarôas J’ai l’honneur de vous assurer de mon profond respect et de vous rendre mes très humbles actions de grâce pour la lettre dont Votre Grandeur m’a honoré en réponse de celle que j’eus l’honneur de vous envoyer en 1719. Je suis

16. Louis des Maizerest (1636-1721) fut supérieur du Séminaire de Québec entre 1672- 1673, 1683-1685, 1688-1693, 1698-1721. 17. Malgré l’émission de nouvelles lettres patentes en faveur des prêtres du Séminaire de Québec, les jésuites continuèrent de réclamer la juridiction sur les Tamarôas.

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mortifié que vous n’ayez pas reçu celles que j’ai écrites chaque année depuis votre départ. Je n’ai point manqué à ce devoir car je m’en ferais un reproche éternel. Sans doute que les miennes ont été ensevelies dans la perte du paquet adressé à Monsieur Tremblay pour Votre Grandeur. Nous avons perdu, il est vrai, Monsieur Desmaizerest, perte pour nous irréparable. Notre consolation est que s’il nous assistait dans ce monde d’une manière si particulière, il est en lieu de faire incomparablement encore davantage. Sa mémoire nous est continuellement si présente que, chaque moment, elle nous attire de très justes regrets. Ce n’est pas, comme vous le dites, que nous ne soyons bien dédommagés en la personne qui nous est proposée sur place. Mais la confiance que nous avions en lui depuis tant d’années ne se peut trouver égale en si peu de temps. Monsieur de Calvarin est mort après avoir souffert trois mois entiers avec une résignation admirable aux ordres de Dieu... Nous travaillons selon nos forces à soutenir cette mission qui fait déjà de grands progrès, tant pour le spirituel que pour le temporel. Il ne s’est trouvé personne pour relever Monsieur Calvarin. Il faut attendre, fondés sur la Providence, qu’elle nous en offre de dignes (qui soient) capables de remplir une place qui demande autant de perfection que celle d’un missionnaire des Tamarôas. Gardez, je vous en supplie, une petite part dans vos saints sacrifices à celui qui est, avec un profond respect, de Votre Grandeur, Monseigneur, le très humble et très obéissant serviteur. À Québec, le 21 octobre 1722. Un nouveau supérieur pour k séminaire, impossibilité de remplacer Calvarin aux Tamarôas et choses pitoyables du côté des religieux de la Mobile J’ai reçu la lettre qu’il vous a plu de m’écrire cette année pour répondre aux trois lettres que je me suis donné l’honneur de vous écrire en trois différentes années. Votre Grandeur apprendra dans celle-ci que je ne suis plus supérieur du

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Séminaire de Québec, nos Messieurs de Paris m’ayant fait la grâce de me décharger du fardeau de cette supériorité sur les instantes prières que je leur en fis l’an passé... Monsieur Thiboult, qu’ils ont nommé pour remplir cette charge, a des qualités, ce me semble, propres à réparer les fautes que j’y ai faites. Vous le connaissez assez, Monseigneur, pour en convenir. Il paraît que Messieurs Thaumur et Mercier, qui sont les seuls qui restent au Tamarôas, sont zélés pour le bien de leur mission. Nous n’avons pu encore trouver quelqu’un qui soit disposé à les aller joindre et à moins qu’il ne s’en présente en France, je crois la chose assez difficile de ce côté-ci, au moins pour le temps présent. Nous leur avons envoyé, tous les printemps et ce dernier, les secours d’hommes et d’effets pour leur temporel le plus abondamment que nous avons pu et les avons bien exhortés de ne pas abandonner leur poste, ce qu’ils ne feront pas comme je l’espère. Monsieur Thiboult [ ... ] ne manquera d’y pourvoir autant qu’il pourra. Monsieur Davion, qui est à Mobile et qui paraît disposé de retourner à sa mission des Tonicas18, nous mande des choses fort pitoyables qui se passent du côté des religieux19 qui sont dans les quartiers de Mobile. Il faut prier le Seigneur d’y apporter le remède et d’envoyer à sa vigne des ouvriers qui y soient propres. Je supplie Votre Grandeur de me donner quelques parts dans ses prières. Je ne l’oublie point dans les miennes et je suis, dans un profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.

À Québec, le 16 septembre 1723.

P.S. : Nous avons perdu cette année Monsieur de La Colombière qui est décédé le 18 juillet dernier en réputation d’un grand serviteur de Dieu. Nous le recommandons aux prières de Votre Grandeur.

18. Les Tonicas étaient une tribu algonquine du Bas-Mississipi. 19. Les capucins contestèrent à l’abbé Davion l’autorité qu’il s’arrogeait sur les Tonicas. Ils réussirent à le faire renvoyer en France par la Compagnie des Indes en 1725.

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La maladie l’a obligé d’abandonner son poste de supérieur au séminaire J’ai reçu la lettre dont il vous a plu de m’honorer le 23 mai dernier. À ne raisonner des choses que d’une manière générale et spéculative, je conviens des raisons que je pouvais avoir eues de rester au Séminaire de Québec pour lui rendre les services dont il aurait besoin. Mais Dieu, par la Providence qui gouverne tout, m’a mis dans l’impossibilité de faire quoi que ce soit à cet égard, mes infirmités, qui croissent de jour en jour, ne me laissant la liberté de m’appliquer à quoi que ce soit. C’est un flux et une rétention d’urine qui m’ôtent le repos le jour et la nuit et qui m’avertissent de me disposer à quitter le séjour de ce monde pour entrer dans celui de l’éternité. Je vous supplie, Monseigneur, de m’obtenir de Dieu, par vos suffrages, la grâce d’une bonne mort. C’est la grâce que je vous demande et celle de me croire très attaché de coeur et d’affection au séminaire des missions étrangères. Je suis, avec tout le respect possible, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. À Trois-Rivières, le 17 octobre 1724. LETTRES DE THOMAS THIBOULT (1722-1723) Mauvaise administration de Glandelet, besoins de la mission des Tamar6as, partage du territoire missionnaire et opposition aux jésuites J’ai reçu, avec bien de la joie, la lettre que Votre Grandeur m’a fait l’honneur de m’écrire. Depuis que vous êtes parti de Québec, nous avons perdu Monsieur Desmaizerest et Monsieur Glandelet a pris la place. Tout va encore plus mal que quand vous étiez à Québec. Non pas qu’il y contribue, mais parce que, par ses infirmités et ses longues absences, il n’est pas en état d’y remédier. Notre temporel en est fort embarrassé : nos dettes sont fort

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augmentées et tant que nous aurons un supérieur qui n’inspirera pas confiance, tout ira de mal en pis. Vous connaissez l’humeur de Monsieur Glandelet : c’est assez pour juger de ce qu’il peut faire. Nous avons envoyé, cette année, quelques secours à nos missionnaires des Tamarôas, qui ont fait faire une maison de quarante pieds et une chapelle de trente pieds. Ils ont bien du courage mais nous n’avons point de missionnaire à leur envoyer. La compagnie du Mississipi a partagé ce vaste pays en trois : une portion sera desservie par des carmes..., une autre par des capucins et la troisième, qui est le lieu de notre mission, par ce qu’il plaira à Monseigneur l’évêque. Il y laisse les jésuites avec nos missionnaires mais il penche beaucoup plus du côté des jésuites que du nôtre. Cependant, on ne veut point de jésuites dans cet endroit. Les Français qui y sont, sous la conduite de Monsieur de Boisbriand20, n’ont point fait de pâques tant qu’ils ont eu un jésuite pour aumônier. Les jésuites ayant abandonné ce poste21 parce qu’on ne voulait pas augmenter leur appointement, Monsieur de La Source y a été par voie de mission et les a tous rangés à leur devoir. Ces Français veulent avoir un prêtre du clergé séculier. Je crains bien que la disette d’ouvriers ne nous oblige d’abandonner cette mission. On nous dit que Monsieur Mercier est toujours malade. Je suis toujours dans le même emploi. J’y ajoutai des répétitions de théologie que j’y ai faites toute l’année à nos jeunes théologiens. Aussi, je n’ai guère de temps à perdre. Priez Dieu pour moi. Je suis, avec un profond respect, Monseigneur, de Votre Grandeur, le très humble et très obéissant serviteur. À Québec, le 21 octobre 1722.

20. Pierre du Gué, sieur de Boisbriand (1675-1735), dirigea l’établissement des Illinois à compter de 1718. (Dictionnaire biographique du Canada, II, pp. 210-211). Il aurait concédé, en 1722, un terrain aux prêtres du Séminaire de Québec pour la mission des Tamarôas. Voir à ce sujet H. Provost, Le Séminaire de Québec. Documents et biographies, Presses de l’Université Laval, 1964, document LXXXVIII, p. 193. 21. Le fort de Chartres fondé par Boisbriand en 1720 et confié aux soins spirituels des jésuites.

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Difficultés financières du séminaire, assistance à la mission des Tamarôas, difficultés du recrutement, opposition aux jésuites, rumeur concernant Mgr Varlet et information sur les jeunes ecclésiastiques du séminaire Quoique mon inclination me porte à soutenir la mission des Tamarôas, le zèle que vous avez conservé pour la conversion de ces pauvres sauvages redouble mes empressements à leur procurer les secours que le séminaire sera en état de leur fournir. Votre Grandeur sait sans doute, à présent, le changement qui est arrivé dans notre séminaire. Monsieur Glandelet s’étant démis de sa supériorité, nos Messieurs ont jugé à propos de me mettre en sa place. Mais ils ne nous ont point envoyé de prêtres pour se charger de la cure de sorte que je suis encore partagé entre l’un et l’autre. J’ai trouvé les affaires du séminaire en plus mauvais état encore que je ne les croyais. Nous devons 70 000 livres. Nos dettes ont augmenté de plus de 30 000 livres pendant les vingtsept mois que Monsieur Glandelet a été supérieur. J’ignore encore comment cela s’est pu faire. Le temporel me donnera bien de la peine, mais j’espère qu’il ne m’empêchera pas de prendre soin du spirituel, surtout de procurer aux missionnaires les secours qu’ils demandent [afin] d’inspirer aux ecclésiastiques le goût des missions sauvages. Peut-être répondront-ils à ce que je leur en dirai ? Monsieur Fournel22 n’est pas disposé à s’y consacrer. Sa ferveur n’a pas été de longue durée. Nous avons envoyé quelques effets ce printemps aux Tamarôas et deux donnés pour cultiver des terres... Je vais écrire à Monsieur l’abbé Théberge de nous envoyer des missionnaires. Monsieur Thaumur fait des merveilles dans sa mission. Les jésuites ayant abandonné le fort de Chartres, qui est aux Illinois où il y a plus de paroissiens français, il a été obligé de s’en charger, au moins par voie de mission, car il va très souvent voir les sauvages. Il a fait bâtir auprès d’eux une

22. Ordonné prêtre par Mgr de Saint-Vallier en septembre 1720, l’abbé Fournel devait aller rejoindre Mercier et Thaumur aux Illinois. Voir la lettre de Charles Glandelet du 12 octobre 1720. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 73

chapelle de trente pieds et une maison de quarante. Quoiqu’il soit environné de jésuites, il ne leur donne aucune prise et il les met, par la prudence, hors d’état de lui nuire. Monseigneur de Québec23 a si souvent approuvé le crédit des jésuites, soit en bien soit en mal, que je ne suis pas surpris qu’il penche si fort de leur côté. Ce que je sais bien, c’est qu’il ne les aime pas24. Nous nous contentons qu’ils ne nous fassent point de mal et je trouve que c’est beaucoup. Monsieur Glandelet s’est retiré aux Trois-Rivières, où il paraît avoir envie de finir ses jours. Nous lui faisons mille livres de pension et Monseigneur de Québec lui donne trois cents livres sur les prêtres âgés. Monsieur de La Colombière mourut il y a environ deux mois d’une paralysie qui avait été précédée d’une espèce d’enfance de plusieurs mois. Un jeune homme, que nos messieurs nous ont envoyé cette année [...], nous a causé quelques chagrins par l’imprudence de ses discours. Il a dit à Monseigneur de Québec que vous n’aviez jamais été en Perse, que vous êtes à Amsterdam et qu’on vous regarde comme le successeur du Père Quesne125. Ce jeune homme repasse en France. Sa conduite et ses discours nous ont fait connaître qu’on ne l’avait pas assez examiné avant que de nous l’envoyer. Nos jeunes ecclésiastiques sont fort bien et si l’empressement de Monseigneur de Québec à les ordonner n’était pas si grand, ils se formeraient encore davantage. Je me recommande, et tout le séminaire, à vos saintes prières. Je suis, très respectueusement, Monseigneur, de Votre Grandeur, le très humble et très obéissant serviteur. À Québec, le 13 octobre 1723.

23. Mgr de Saint-Vallier. 24. Peut-être leur en a-t-il voulu longtemps d’avoir contesté l’orthodoxie de son Catéchisme, de son Rituel et de son Recueil d’ordonnances. Voir la « Censure faite par les docteurs de Sorbonne en l’année 1704 », les Archives du Séminaire de Québec, polygraphie 2, n° 68, 5e page. 25. En 1723, Varlet résidait chez un marchand français, A.J. de Brigode Dubois, à Amsterdam. Il occupait la chambre laissée vacante par la mort du père Quesnel et « se considérait comme le chef responsable de la communauté (des réfugiés français), (veillant) avec un soin jaloux à toute altération (des) principes (jansénistes) ». R. Tavenaux, Le Jansénisme en Lorraine, 1640-1789, Paris, 1960, p. 540.

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Les relations de la Louisiane (1720-1724) LETTRES DE JEAN-PAUL MERCIER (1720-1723) Témoignage d’appréciation, fruits du ministère et annonce de décès Il n’y a guère longtemps que j’ai eu l’honneur d’écrire à Votre Grandeur par la voie de Mobile. Je ne savais alors que nous avions appris la joyeuse nouvelle de votre élévation à l’épiscopat. Je bénis le Seigneur du choix qu’il a fait de votre sacrée personne pour une dignité si élevée et, en même temps, si bien méritée, si je puis parler ainsi, par le zèle apostolique que vous avez toujours fait paraître pour l’extension du règne de Jésus-Christ et pour la propagation de l’Évangile parmi tant de pauvres âmes ensevelies dans les profondes ténèbres de l’infidélité. Mais, en même temps, je ne puis ne pas envier le bonheur de l’heureuse nation qui vous a pour pasteur et pour père. J’avais toujours espéré que Dieu ne nous priverait pas, non plus que les peuples de la Louisiane, de votre présence qui nous aurait soutenus et nous soutiendrait encore en des circonstances quelques fois bien fâcheuses. Mais que la divine bonté soit à jamais bénie. Si le tout n’a pas réussi selon nos vues, au moins Dieu a tout disposé de la manière la plus sage. Nous commençons, Monseigneur, à jouir du fruit de vos travaux apostoliques dans la mission des Kahokias26. Le nombre des priants s’augmente de jour en jour, et nous avons beaucoup à espérer de la miséricorde de Dieu sur cette pauvre mission. La Robe blanche, chef de ce village, se fait instruire ; plusieurs autres suivent son exemple et il y a de l’apparence que la plus grande partie embrassera le christianisme. Dieu nous a donné de l’ouverture pour la

26. Aujourd’hui Saint Louis East dans l’État de l’Illinois. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 75

ment et nous espérons prêcher dans quelques mois. M. Thaumur se donnera sans doute l’honneur d’écrire à Votre Grandeur. Cependant, il m’a prié de lui présenter, dans celle-ci, ses très humbles respects. Antoine Ossens et Ignace Martin, nos donnés, persévèrent, jusqu’à présent, à vouloir aider les missionnaires dans cette mission. Ils m’ont prié de remercier très humblement Votre Grandeur de l’honneur qu’elle leur fait de son souvenir. Sans doute, Monseigneur, vous avez appris, par nos lettres de 1719, la mort de M. de Calvarin du 26 novembre de la même année. Nous venons d’apprendre celle du P. de Ville27 aux Natchez28 et, par les lettres du Canada, celle de M. Gauthier, curé de Chateau-Richer, près de Québec. Nous avons reçu hier, par la voie de Mobile, les deux lettres de Votre Grandeur, l’une de La Rochelle du 15 novembre 1718, l’autre de Valentiennes du 24 mars 1719. Nous en avons reçu une autre le premier mai de la présente année par la voie du Canada : elle est écrite d’Amsterdam29. Nous ne pouvons assez vous remercier, Monseigneur, de l’honneur que vous nous faites de vouloir vous souvenir de nous et de la part que vous prenez dans ce qui regarde notre mission. Nous ne manquerons pas de présenter nos vœux à Notre Seigneur pour la réussite des desseins de Votre Grandeur, desseins si avantageux pour la propagation de la foi. Nous prions aussi pour la consécration de votre sacrée personne. Nous la supplions avec instance de nous continuer son souvenir au saint autel. J’ai l’honneur d’être, avec tout respect et toute soumission, Monseigneur, de Votre Grandeur, le très humble et très obéissant serviteur. Aux Tamarôas, le 21 septembre 1720.

27. Un missionnaire jésuite. 28. Les Natchez : une autre tribu du Mississipi. 29. Mgr Varlet habitait alors avec Brigode Dubois, sur le Keysersgracht, à Amsterdam.

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Témoignage d’appréciation, déception de ne pas obtenir de renfort, informations sur la mission, affliction devant l’insuccès de la pastorale, nouvelles et détails des ravages causés par la tribu des Renards J’ai reçu, il y a quelques jours, la lettre que Votre Grandeur m’a fait l’honneur de m’adresser le 25 octobre 1721. Je lui en fais mes très humbles remerciements. Je ferai mon possible pour tirer tout le profit que je dois des avis qu’elle a la bonté de m’y donner. Plus je lis cette lettre, plus je me convaincs que j’avais raison de vous dire, au Séminaire de Québec30, que vous étiez mon père et que je vous regarderais éternellement comme tel. En effet, l’affection que vous daignez me témoigner est toute paternelle. Plût à Dieu que ma reconnaissance soit filiale ! Il m’est impossible, lorsque je fais réflexion, Monseigneur, [de ne pas m’apercevoir] que c’est par votre moyen que Dieu m’a appelé à la mission des Tamarôas. Lorsque je repasse, dans mon esprit, les fruits de salut que je me proposais de faire pour moi-même et pour les pauvres infidèles dont Dieu m’a chargé, par le secours et sous la conduite et les yeux de Votre Grandeur, il ne m’est pas possible, dis-je, de ne pas me laisser pénétrer de reconnaissance envers un Dieu si bon à mon égard, car il me fait la grâce de me faire estimer ma vocation et de n’être pas vivement touché de me voir frustré tout à coup de mes espérances, à la vérité peut-être trop fondées sur le sensible et trop peu, sans doute, sur la disposition de la divine volonté. Il faut que je l’avoue, Monseigneur, si j’avais l’honneur de vous écrire mille fois, j’aurais autant de fois celui de vous répéter que je regrette infiniment la perte que font les missionnaires et la mission des Tamarôas en les voyant pour toujours séparés de Votre Grandeur. Il est vrai que, pour mon particulier, mes regrets sont un peu plus conformes que ci-devant à la volonté de Dieu (car il m’a fallu faire de nécessité vertu), mais ils ne m’en sont guère moins sensibles.

30. Pendant l’hiver de 1718.

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Vous me dites, Monseigneur, que Dieu nous a ôté, par la mort de M. de Calvarin, un directeur, et qu’il y suppléera. M. Glandelet nous dit la même chose dans les lettres de 1721, et M. Tremblay, dans celle que nous avons reçue de lui dernièrement. Ce n’est pas à moi de presser sur la nécessité qu’il y a que ce supplément se fasse au plus tôt : il y a près de quatre ans qu’on nous flatte de cette espérance. Votre Grandeur me demande le détail de ce qui regarde notre mission. Je vais avoir l’honneur de lui faire. 1) Pour ce qui regarde le spirituel, le nombre des priants s’est beaucoup diminué à l’arrivée de quelques familles de Pimiteoui, qui ont renouvelé la jonglerie dans le village. 2) II est à craindre que ce nombre ne diminue encore, les deux villages de Pimiteoui et du Rocher étant sur le point d’arriver et de se joindre aux Kahos31 en partie. Ils se distribueront aussi chez les Metchis32 et les Kas33. 3) Tout le fruit que nous faisons auprès de ces pauvres infidèles, c’est de baptiser quelques enfants et de mettre quelques adultes moribonds dans le chemin de la véritable vie. 4) Nous nous sommes opposés de toutes nos forces aux jongleries, mais inutilement. 5) Le peu de priants que nous avons me paraissent avoir assez de confiance et d’ouverture. Nous leur accordons la participation aux SS. Mystères plusieurs fois l’année. 6) Nous faisons les catéchismes régulièrement de deux jours l’un, mais le mal est qu’il s’y trouve peu de monde. 7) Les dimanches et les fêtes nous les prêchons, leur chantons vêpres et leurs faisons un salut du Saint-Sacrement. Nous les soulageons le plus qu’il nous est possible dans leurs maladies, ce qui contribue à nous faire aimer et respecter d’eux. Généralement parlant, la prière est

31. Les Cahokias : une tribu de la confédération illinoise. 32. Les Metchigamias : une autre tribu illinoise. 33. Les Kaskaskias : autre peuplade de la famille illinoise.

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estimée parmi les Illinois, mais non pas au point de la leur faire embrasser. Ils sont trop esclaves de leur liberté, ou plutôt libertinage, pour les captiver facilement sous le joug de la foi et vivre avec la retenue que demande la religion chrétienne. Cependant, Monseigneur, nonobstant les ennuis, les dégoûts et les peines que fournit abondamment une mission dans laquelle on a le déplaisir de voir tout dépérir au lieu d’augmenter, nous ne laissons pas (et je répondrais plus facilement de M. Thaumur que de moi) de nous fortifier dans la pensée que l’ouvrage que nous faisons est l’oeuvre de Dieu, puisque nous nous y trouvons dans la presse et dans l’affliction. Oui, Monseigneur, nous nous sentons vivement affligés de voir ces pauvres âmes courir de gaieté de coeur à leur perte malgré nos avertissements, et nous gémissons chaque jour sur ce qu’il pourrait y avoir en nous de capable d’arrêter la miséricorde de Dieu à l’égard de ces infidèles. Cette vérité, que Dieu a ses temps et ses moments et que ce qu’il diffère aujourd’hui, c’est peut-être pour l’accomplir demain, nous console extrêmement ; après tout, nous sommes assurés de marcher dans la voie de l’obéissance et cela nous suffit. Pour le temporel, nous sommes assez bien bâtis en descendant sur la petite rivière à trente arpents environ de la maison que vous aviez fait élever dans la prairie. Cet endroit nous a paru plus commode, même pour le village qui peut être éloigné de nous de dix arpents. Nous sommes encore sans secours et le peu que le séminaire nous a envoyé l’année dernière n’est capable que de nous faire différer de quelques mois d’emprunter pour vivre. Je ne comprends pas comment nous pouvons subsister avec si peu de choses. Nous n’avons plus de donnés : ils nous ont laissés par ennui et par crainte de manquer en nous voyant nous-mêmes manquer de tout. Le forgeron34, cependant, demeure encore avec nous mais à d’autres conditions que celles de donné. Les premières années, nous accompagnions les sauvages dans leurs chasses, mais il nous est enfin devenu impossible de le faire. Ils laissent à l’ordi-

34. Il s’agit d’Antoine Ossens, un donné auquel fait référence (sans le nommer) Mgr Varlet dans sa lettre de 1723 à Jean-Paul Mercier. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 79

Haire le village à la chasse d’été, ce qui nous met dans un plus grand danger des ennemis car nous n’avons encore que sept ou huit Français. J’ai vu les pères jésuites ; nous vivons avec eux le plus charitablement qu’il nous est possible. Ils ne nous ont point encore porté de coups bien éclatants. Notre voisinage ne paraît pas leur être des plus agréables, ce qui n’empêche pas que nous ne soyons généralement aimés et estimés. M. Thaumur s’est chargé, pour un temps, du fort de Chartres établi à quinze lieues d’ici, en descendant le Mississipi. Il peut y avoir trois cents personnes. M. Davion l’a fort approuvé de cette démarche. Caskaret35 ne nous a point été renvoyé. Chabot est mort. Carrère36 et les autres s’établissent fortement et deviennent de gros habitants. On fait beaucoup d’établissements sur le bas du Mississipi. On parle d’établir Ouabache37, le Missouri38, et peut-être Pimiteoui. Les Chaouanons39 doivent faire village cet automne où M. de Boisbriand voudra les placer. Les Renards ont, cette année, tué une femme aux Metchis, emmené huit Metchis, assiégé le Rocher plus d’un mois, fait quitter le Rocher et Pimiteoui aux Illinois, tué plus de trente personnes du Rocher et des Péorias40, perdu eux-mêmes plus de cent personnes. Ils se sont retirés enfin, les Illinois, poussés par la faim sur leur Rocher, ayant été obligés de leur donner pour esclaves plusieurs de leurs enfants pour les engager à finir ce siège. Voilà, Monseigneur, le petit détail que j’ai cru ne devoir pas être désagréable à Votre Grandeur, de laquelle j’ai l’honneur d’être, avec toute la reconnaissance et le respect possibles, Monseigneur, le très humble et très obéissant serviteur. Aux Tamarôas, le 10 septembre 1722.

35. Esclave auquel Mgr Varlet s’était attaché à Cahokia. Voir la lettre de Thaumur de La Source du 2 mars 1724. 36. Chabot et Carrère (ou Carrière) étaient probablement d’anciens donnés. 37. Une région identifiée par le nom de la rivière qui l’arrosait. 38. Autre région dont le nom provenait d’un affluent du Mississipi. 39. Ou Shawnees, une autre tribu algonquine. 40. Tribu illinoise.

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L’établissement aux Missouris, méfait des guerres tribales et de la colonisation espagnole, et informations sur le ministère auprès des Hosages et des Missouris J’ai reçu l’honneur de votre dernière (lettre) par M. de Bourgmont41 au mois de septembre dernier. Ce monsieur a tant fait auprès de nous que nous n’avons pu lui refuser qu’un de nous montât avec lui et avec la garnison du Missouri. Je suis donc parti, avec l’agrément de Monsieur Thaumur, le 21 septembre de la présente année, de la mission des Kahos et suis arrivé au village des Missouris le 30 octobre. Notre marche a été heureuse et les bateaux qu’on croyait ne pouvoir entrer dans la rivière du Missouri vont monter facilement et pourraient même monter avec la même facilité jusqu’aux Canées42 et au-delà, selon le sentiment de M. de Bourgmont qui, comme sait Votre Grandeur, connaît parfaitement tous ces nouveaux pays. Nous attendons actuellement les Canées qui, chassés de leur village par les Espagnols du Mexique et les Padokas43, viennent se refugier ici. Les Octotatas44 et les Aioués45 ne tarderont pas non plus à nous venir voir. J’ai déjà eu le bonheur de baptiser deux enfants moribonds, un au village des Hosages46 et l’autre à celui des Missouris. Je vais m’appliquer, avec la grâce de Dieu, à me rendre utile à ces pauvres infidèles et j’espère que, dans un an, j’aurai quelque entrée dans leur langue. C’est aussi ce que je désire le plus pour le présent. M. Thaumur est à sa mission des Kahos. Je crois bien qu’il se donnera l’honneur d’écrire à Votre Grandeur en détail, comme elle le souhaite. Pour moi, j’aurai toujours

41. Explorateur du Mississipi, Étienne de Veniard de Bourgmont érigea le fort d’Orléans en 1723. 42. Tribu portant le nom de l’affluent du Mississipi près duquel elle s’était établie. 43. Ou Padoncas, une tribu nomade de la plaine. 44. Ils vivaient dans la région qui sépare le Missouri du Mississipi. 45. Tribu située à proximité des Octotatas. 46. Leur campement se trouvait au sud-ouest de la rivière Missouri. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 81

celui d’être et de me dire, avec le plus profond respect, de Votre Grandeur, Monseigneur, le très humble et très obéissant serviteur. Au village des Missouris, le 27 novembre 1723. LETTRES DE RENÉ THAUMUR DE LA SOURCE (1720-1724) Témoignage d’appréciation, information sur les progrès de la foi et annonce de la mort de M. Calvarin Après avoir remercié Notre Seigneur de la grâce qu’il me fait, et à notre mission des Tamarôas, de continuer, en Votre Grandeur, le zèle et la charité que vous conservez pour elle et pour moi, je ne cesserai de le bénir de la haute dignité à laquelle il lui a plu de vous élever, et à l’occasion de laquelle je prendrai la liberté de féliciter Votre Grandeur. Vous voulez, Monseigneur, que l’on vous mande les progrès de la foi dans ces lieux. J’ai eu l’honneur de vous en informer amplement dans mes dernières lettres auparavant que j’eusse appris le bonheur de la Perse, bonheur que j’envie avec raison. Mais il me doit suffire, puisque Dieu le veut ainsi, que vous ayez fait naître ma vocation à laquelle je souhaite d’être fidèle. Je m’estime, dans la peine que je ressens d’être privé de votre chère et sacrée personne, heureux de ce que Notre Seigneur veut bien se servir de moi pour vous faire exercer en ce pays un zèle qui devait se répandre par toute la terre. Votre Grandeur a, par ma main, baptisé en cette mission, l’année dernière, dix- sept enfants et une grande personne, tous morts aussitôt après le saint baptême. Elle y fait par moi et mon cher confrère, M. Mercier, tous les jours le catéchisme, et nous avons tout lieu d’espérer qu’elle y fera encore plus de fruits dans la suite, surtout si l’on peut compter sur nos sauvages qui commencent de nous écouter.

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Vous aurez, Monseigneur, déjà, sans doute appris la triste nouvelle de la mort de M. de Calvarin arrivée le 26 novembre dernier. L’occasion présente ne me permet pas d’avoir l’honneur de m’entretenir plus longtemps avec Votre Grandeur. J’aurai cet avantage bientôt, puisque vous voulez bien me le permettre dans les trois lettres que nous avons reçues de votre part. Depuis que nous sommes arrivés en ce pays, où présentement, je commence de me faire entendre, je goûte le contentement qu’il y a d’être appliqué au salut des âmes abandonnées. J’aurai l’honneur de vous rendre un fidèle compte de notre administration et, par avance, j’ai celui d’être, avec tout le respect possible, dans la plus parfaite reconnaissance, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. À Cahokia, le 22 septembre 1720. Le secours qu’il est obligé de donner aux malades du fort de Chartres et la reconnaissance qu’il éprouve envers Mgr Varlet Votre Grandeur aura la bonté de m’excuser si je n’exécute pas présentement les ordres qu’elle me donne de lui envoyer une espèce de relation de mon voyage de Québec47, ici, de notre établissement, et des circonstances de la mort de M. de Calvarin. Je ne le puis absolument point, Monseigneur, n’ayant, depuis plus de trois semaines, qu’à peine le loisir de dire seulement mon bréviaire. Je suis obligé de remettre tous mes exercices spirituels pour ne pas refuser le secours que je suis obligé de donner jour et nuit aux malades qui sont présentement en ce nouvel établissement qu’on nomme le fort de Chartres, desquels quelques-uns sont déjà morts, et plusieurs auxquels j’ai administré les derniers sacrements. Vous verrez, Monseigneur, dans la lettre que mon cher confrère, M. Mercier, a l’honneur de vous écrire, l’état de notre mission. J’envoie à Votre Grandeur sa lettre

47. Voyage entrepris le 10 mai 1718. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 83

telle qu’il me l’a envoyée. Ses sentiments sont les miens mais accompagnés de moins de ferveur. Je désirerais cependant en avoir plus que lui afin d’entrer dans ceux que vous avez, Monseigneur, la bonté de m’inspirer dans la lettre dont vous m’honorez et à laquelle j’espère mieux répondre dans quinze ou seize jours, une occasion devant pour lors se préparer pour la mer. Si la maladie cesse ou diminue en ce lieu, je ne manquerai pas de vous envoyer l’ample détail que vous me demandez et autant que je suis capable de le faire. J’ose avancer qu’il ne manquera pas d’exactitude. Je vais souvent d’ici par terre à notre chère mission où, malgré tout, nous goûtons cette douceur que je ne puis exprimer, et de laquelle Votre Grandeur daignait m’entretenir lorsqu’à Québec, Dieu me fit la grâce de m’appeler pour la mission des Tamarôas... J’en ai le coeur pénétré de reconnaissance et j’espère, de Votre Grandeur, me pouvoir dire toujours, dans un très profond respect, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur. Au fort de Chartres, le 2 octobre 1722. Expression de reconnaissance, les misères de sa situation, évocation du voyage depuis Montréal, l’établissement, les troubles avec les jésuites, les circonstances de la mort de M. Calvarin, la mission de M. Mercier, l’affliction causée par le comportement des Indiens, les nouvelles de la mission et du bas de la colonie, les difficultés de la langue illinoise et le legs que leur a fait la Compagnie du Mississipi Dans l’espérance, mais jusqu’ici vaine, d’un loisir dans lequel Votre Grandeur m’a témoigné souhaiter que je l’informe de tout ce qui nous regarde, j’ai différé de répondre aux demandes que le seul zèle et la charité que vous avez conservés pour nous vous ont fait faire dans plusieurs lettres dont vous nous avez, Monseigneur, honoré depuis 1721. Je me reproche présentement d’avoir eu trop de désir de satisfaire pleinement à ce que Votre Grandeur a bien voulu attendre de moi, et dans cet ardent

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désir d’avoir eu le malheur de voir passer des occasions, tant par le Canada que par Mobile, sans oser mettre la main à la plume. Quelque occupé que je sois présentement, je ne dois pas manquer celle-ci sans m’efforcer de vous marquer tout ce que le temps me permettra d’avoir l’honneur de vous écrire. Je commence par vous témoigner ma parfaite reconnaissance de l’affection que Votre Grandeur conserve pour la mission des Kahokias et Tamarôas, à laquelle nous lui avons l’obligation d’être appliqués. Nous la regarderons toujours, Monseigneur, comme vôtre, et par là je prends la liberté de vous assurer que nous ne pouvons oublier l’ardeur de ce zèle pour le salut des âmes, dont nous vous avons vu tout embrasé, et duquel je souhaite brûler à votre exemple. Nous sommes, M. Mercier et moi, touchés des bontés que vous continuez d’avoir pour nous et je ne saurais assez vous remercier de toutes les bonnes instructions que vous nous donnez dans vos lettres que je me plais de lire et relire. J’y trouve chaque fois une nouvelle onction, qui me fait souhaiter d’être de plus en plus fidèle à ma vocation, dans laquelle cependant je souffre plus que je ne puis dire mais, grâce à Dieu, sans découragement. Je puis même ajouter, avec vérité et avec la confiance que je dois avoir en Votre Grandeur, qu’au milieu de mes peines intérieures, et extrêmes faiblesses, que j’ai soin de cacher, je parais fort, et exhorte ainsi avec quelque grâce les autres à la persévérance. Je suis, chaque jour, de plus en plus touché des misères de nos pauvres sauvages, qui me seront éternellement chers quoiqu’ils ne correspondent pas encore aux grâces que notre Seigneur veut leur faire, hélas ! peutêtre, en punition de mes infidélités ou plutôt, pour parler plus juste, de mes crimes. Voici une de mes plus grandes peines : la crainte de ne pas remplir mon ministère et de ne pas mériter d’être celui dont notre divin Sauveur veut se servir pour la conversion de ces pauvres âmes plus aveugles qu’endurcies. Je m’efforce de chasser cette crainte et la grande disette où l’on est, en ce pays-ci, d’ouvriers évangéliques me rassure et me cause en même temps, d’un autre côté, un tourment qui m’accable. Je suis actuellement seul dans notre chère mission des Tamarôas pour la raison que j’aurai l’honneur de dire, ci-après, à Votre Grandeur, devant auparavant venir au

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détail qu’elle sait promis de moi. Je ne suis pas fâché qu’elle n’ait pas reçu la relation fade de notre voyage depuis notre séparation à Montréal48. Le souvenir de ce voyage m’est encore désagréable et je n’y pense que pour remercier Dieu de m’avoir mis tout d’un coup dans la voie des croix par les continuelles fantaisies de nos voyageurs. Nous n’avons eu la consolation de la compagnie de feu M. de Calvarin que depuis Pimiteoui jusqu’en ce lieu. J’oublie les chagrins que j’ai essuyés à cette occasion. Je vois que j’ai dû de bonne heure n’avoir d’autre directeur que notre aimable Jésus crucifié. Arrivés tous heureusement aux Tamarôas, nous avons, de point en point, exécuté ce que vous aviez marqué à Monsieur Calvarin dans vos instructions que je conserverai toujours, si ce n’est que je fus, au lieu du frère Alexandre49, envoyé aux Kaskaskias pour y recevoir et acheter ce que nous pouvions avoir de besoin. Les RR. PP. Jésuites me reçurent avec bien de la bonté sans pouvoir cependant me cacher la peine qu’ils ressentaient de notre arrivée en ce pays, (pleins de zèle, et de leur devise Ad Majorem Dei Gloriam, ils souhaiteraient être seuls). Ils me communiquèrent la lettre que Monseigneur l’évêque de Québec vous disait n’avoir pas écrite par les RR. PP. Jésuites que vous rencontrâtes en descendant au Canada. Ils ne manquèrent pas de se plaindre de Sa Grandeur en voyant celle que je leur présentai de sa part. Le feu R. P. de Ville me lut quelques lettres qu’il avait reçues de France, ou du bas de cette colonie, qui le faisaient triompher, et qui lui donnaient assurance que toutes les missions du pays des Illinois seraient desservies par les seuls jésuites. Nous avons eu grand tort de faire attention à son triomphe : nous payons cher actuellement les suites de notre simplicité qui nous porta à ne pas profiter du temps propre et facile à notre solide établissement. Ce qu’il nous débita pour lors fit que nous pensions à nous en retourner et que feu M. de Calvarin jugea à propos d’attendre, dans l’inaction, de nouvelles connaissances.

48. Varlet a accompagné Mercier et Thaumur jusqu’à Montréal lorsqu’ils sont partis pour Cahokia. 49. Un donné du séminaire.

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Le terrain que vous aviez eu aux Kaskaskias du vieux Pottier50 donna sur-le-champ occasion à ces RR. PP. de se plaindre et de dire que nous voulions les supplanter. Ils s’attaquèrent à moi seul et, afin d’intéresser davantage notre évêque, ils lui écrivirent qu’ils avaient des preuves que je n’étais pas homme à suivre ses ordonnances, surtout au sujet de la pénitence publique51 telle qu’elle a été en usage ici, et que je cherchais à m’introduire curé dans les Kaskaskias. Mais je ne sache pas que leur invention leur ait de rien servi qu’à me procurer quelques reproches de la part de Monseigneur l’évêque de Québec, lesquels reçus, j’ai eu occasion de parler et d’écrire d’une manière assez vive et assez juste pour leur faire nier d’avoir écrit et pour les obliger à nous rendre toute la justice qui nous était due. Je ne sais si je me trompe, depuis ce temps-là, il me paraît qu’on a quelque appréhension de ma méchante plume et qu’on me charge de compliments au lieu de ces premières plaintes. Pour achever de m’accabler, l’on affecte de prendre mes conseils mais, quoi qu’il en soit de toute cette conduite, nous vivons, les PP. Jésuites et nous, dans une grande union pourvu que la défiance secrète, de part et d’autre, ne nous désunisse pas intérieurement. Tout va bien, du moins à l’extérieur, et je suis si aveugle que je m’imagine que ma défiance est prudence et qu’elle n’empêche ni ne nuit à cette charité sincère qu’on doit trouver entre toutes sortes de missionnaires. Effectivement, je ne sens, en moi-même, quelque examen que je fasse, aucun sentiment contraire à la charité, laquelle ne me defend pas, je pense, d’être sur mes gardes et de garder pour moi seul mon secret. Il faut quelques fois, ou plutôt toujours, être mystérieux avec des personnes telles que celles que nous avons pour voisins et, cela, sans d’autres raisons que celles que le bien de la paix nous fournit, après quelques expériences que nous nous imaginons avoir. Je crois, par tout ceci, satisfaire, Monseigneur, à l’une ou plusieurs de vos demandes. Votre Grandeur veut encore

50. F.E. Audet mentionne le nom de Jean Pottier comme habitant de Kaskaskia en 1715, à la page 44 de son ouvrage Les Premiers établissements français du pays des Illinois, Paris, 1938. 51. Sur la politique de Mgr de Saint-Vallier touchant l’administration du sacrement de pénitence, voir le livre de Guy Plante, Le rigorisme au XVIIe siècle, Mgr de Saint- Vallier et le sacrement de pénitence, Gembloux, Duculot, 1971, pp. 72-82.

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savoir les circonstances de la mort de feu notre cher Monsieur de Calvarin et de celle du R. P. de Ville. Il n’est rien venu à ma connaissance de bien particulier de celle de celui-ci. Tout ce que je sais, c’est que, remontant de la mer où il était allé sur la fin de 1718, il est tombé malade en chemin et, ayant des Yazous52 relâché aux Natchez, il y est mort au mois de février 1721. La maladie, à ce qu’on a dit, lui a été causée par le chagrin auquel il s’est laissé aller pour de mauvais bruits que l’on a fait courir sur sa personne. II s’était confessé aux Tonicas à M. Davion. Pour ce qui est de M. Calvarin, en 1719, après avoir été malade environ trois ou quatre mois d’une maladie dont il paraissait parfaitement guéri, et dans laquelle il avait donné continuellement des marques de son insigne patience et de son entière égalité d’âme, ayant de plus, malgré les douleurs qu’il sentait, exercé chaque jour son extrême charité envers nous tous, prêtres et domestiques, qui étions tous alités à la fois après, dis-je, nous avoir, à chacun, rendu les services qu’il pouvait, il est retombé tout d’un coup et fut cinq jours sans pouvoir parler. Il conserva toujours une pleine et parfaite connaissance et quoique, pour lors occupés uniquement de la perte que nous allions faire, nous ne cessions d’admirer la résignation dans laquelle nous l’entretenions malgré notre extrême douleur avec la consolation de voir que son âme conservait sa tranquillité, ce dont il nous donnait des marques peu équivoques. Le cinquième jour, célébrant la Sainte Messe, il me vint en pensée de faire vœu pour lui et de m’adresser à la glorieuse sainte Anne. Je communiquai aussitôt ma pensée à tous ceux qui étaient à ma messe et ensemble nous suppliâmes Notre Seigneur d’avoir pitié de nous et de vouloir bien nous rendre celui que nous regardions comme mort. Dans ce moment, M. de Calvarin recouvre l’usage de la parole et s’en servit d’abord à réciter tout haut le psaume 50. J’entrai dans sa chambre, aussitôt après ma messe. Il me remercia de l’intérêt que je prenais à sa santé. Il avait entendu ce que j’avais dit à la messe pour engager notre petite troupe à se joindre à moi. Le lendemain, il se lève, se confesse, dit la Sainte Messe comme s’il n’avait point été incommodé pour ainsi dire. Trois jours de suite, il fait

52. Une tribu du Bas-Mississipi.

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paraître la même force de sorte que nous le crûmes guéri sans le secours d’aucun remède naturel. Mais, tout d’un coup, il retombe comme auparavant et va, le quatre ou cinquième jour, muni du sacrement de l’extrême-onction, paraître devant Dieu et y recevoir, je le crois, la récompense de ses travaux. Il est aisé, à Votre Grandeur, de savoir en quel état nous nous trouvâmes pour lors. Il y a lieu de s’étonner de notre persévérance si l’on nous considère de près, mais Dieu nous remplit sur-le-champ d’un esprit de force et, par un effet de sa pure miséricorde, il nous aida à porter cette pesante croix, ou plutôt il la porta et porte continuellement depuis avec nous qui, hors de lui, serions bientôt hors d’état de paraître. Nous avons devant les yeux encore les exemples d’obéissance, d’humilité, de charité, de zèle que nous a laissés notre cher M. de Calvarin qui mourut le vingt-sixième jour du mois de novembre 1719. Quelques jours après cette mort précieuse, nous ouvrîmes les lettres que nous avions reçues par Jean Ricard, le petit Anglais du frère Hubert53, le 24 novembre : elles nous confirmèrent dans le dessein dans lequel nous étions venus. Les ordres de nos supérieurs étaient précis et nous firent connaître que nous ne devions pas abandonner la partie à ceux qui, jusqu’ici, faisaient courir le bruit que nous étions rappelés. Il s’agissait donc de réparer le temps perdu et de songer à nous bâtir mais les moyens nous manquaient. Presque toute notre marchandise était consumée. Nous nous trouvions dénués, tout d’un coup, de tout. Cependant, notre confiance en la divine Providence en a été plus grande. Ce qui a fait, je n’en doute pas, que le tout a mieux réussi pour nous qui, pour lors, ne pouvions encore que nous affermir dans l’amour de la pauvreté et, en elle, nous contenter de faire des projets. Après, pendant un an, avoir tous ensemble payé le tribut au pays, (je veux dire après être un peu revenus des fièvres que vous savez qu’on a en ces endroits-ci) nous commençâmes à travailler à nous faire une maison commode.

53. Hubert était un donné du séminaire. Le petit Ricard (ou Richards) était probablement une des victimes des raids français des années 1702-1704, qui avaient entraîné le capture de nombreux habitants de Boston. Voir là-dessus C. Lanctôt, Histoire du Canada, II, Montréal, Librairie Beauchemin, 1963, pp. 203-204.

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La petite rivière54 qui passait devant notre village a changé son cours : sa sortie présentement est au-dessus de l’île des Kaskaskias et c’est pourquoi, les étés et les hivers, nous étions sans bonne eau à l’endroit où vous aviez fait bâtir votre maison et que l’on avait réparée à notre arrivée. Le portage au Mississipi nous a paru une grande difficulté jointe à celle de ne pouvoir élever poules et cochons au milieu des sauvages. Toutes ces raisons nous ont engagés à faire notre petit établissement dans la pointe de bois vers le bas de notre île. Nous espérons bientôt avoir l’air du Mississipi. Vous savez bien que toute cette pointe est de bois assez éloignés les uns des autres, ce qui donne facilité à déserter55 l’endroit. Je crois, Monseigneur, vous en dire assez de notre établissement que de dire à Votre Grandeur que nous sommes assez commodément bâtis, que nous avons une assez jolie église dans laquelle, cependant, nous manquons d’ornements actuellement. Nous augmentons nos clôtures pour commencer à semer du maïs. Nous avons assez de poules et cochons ; je viens d’acheter une vache dixhuit cents francs, une génisse que nous avons achetée l’an passé six cent vingt livres et un taureau que l’on me vend quatre cents francs en castor56. Voilà, avec un cheval, tout ce que nous avons de bestiaux. Pour m’y être pris trop tard, il nous en coûte car, plus nous allons en avant, plus tout renchérit. Nous sommes endettés en ce pays-ci de près de deux mille francs parce que la Compagnie royale des Indes ne nous paye pas d’appointements [même si] M. Tremblay [m’avait] écrit que nous devions les toucher en ce pays dans leurs comptoirs. Je ne compte pas devoir rien pour finir un détail peut-être ennuyeux. J’aurai l’honneur de dire à Votre Grandeur que nos séminaires de Paris et du Canada nous assistent avec bien de la bonté et autant, je pense, d’exactitude qu’il leur est possible. Nous serions bien coupables si les marques du zèle ardent de nos supérieurs pour cette mission ne nous y attachaient pas aussi fortement qu’elle le mérite. Je ne saurais perdre de vue les desseins qu’ils ont sur elles et qu’ils ont formés sur

54. M. Giraud, dans son Histoire de la Louisiane française (III, Paris, P.U.F., 1966, p. 376) précise que l’établissement de Cahokia se trouvait à la hauteur d’une rivière du même nom. 55. Rendre désert ; déboiser ; défricher. 56. Unité monétaire qui devait son nom à la vente de peaux de castor.

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le projet que vous nous avez laissé, qui est que notre mission des Kahokias serve, dans la suite, à l’ouverture de plusieurs belles et grandes missions qui se présentent à nous dès à présent. Mais nous manquons de sujets : plaise à Notre Seigneur de nous en envoyer un prompt secours [car] nous sommes dans la dernière nécessité à cet égard. Dès 1722, je fus comme forcé de laisser ici M. Mercier seul pour aller desservir un endroit que l’on nomme le fort de Chartres. C’est un nouvel établissement assez considérable, où sont tous Messieurs les officiers et leurs soldats. Ce sont Messieurs de Boisbriand, commandant général du pays des Illinois, que vous avez connu à Mobile, et de La Loire57, commis principal que vous avez vu aux Natchez, qui a commencé, avec M. d’Iron 58, de la former. Il est, sur le Mississipi, quatorze lieues au-dessous de notre village. J’ai été, dis-je, obligé d’aller desservir ce poste pour des raisons qu’il serait inutile de rapporter ici et que mes supérieurs au Canada ont trouvées justes et fortes59. Mais comme je me trouvais assez en commodité de venir souvent en notre chère mission, je ne laissais pas que de soulager encore mon cher confrère que j’avais la consolation de venir voir presque tous les mois. Après avoir passé près d’un an dans cette espèce de commencement de séparation, je suis revenu aux Kahokias, Mgr l’évêque de Québec ayant ordonné aux RR. PP. Jésuites de rentrer dans l’aumônerie dudit fort de Chartres. L’automne dernier, pour être fidèle aux vues saintes de Votre Grandeur et de nos supérieurs, j’ai consenti que M. Mercier allât dans le Missouri avec M. de Bourgmont. Cette séparation fait un peu, pour ne pas dire beaucoup, de tort à notre mission. Mais le bien qui se présentait à nous a dû l’emporter. Je me flatte que nos supérieurs, informés comme ils sont de la nécessité où nous sommes d’un bon secours de prêtres, et de nos démarches qu’ils ne peuvent qu’approuver, je me flatte, dis-je, qu’ils se hâteront de nous

57. M. Giraud (op. cit., p. 374) rapporte que Marc-Antoine de La Loire des Ursins était, à cette époque, commis principal de la Compagnie des Indes. 58. Il s’agit sans doute du lieutenant Bernard d’Artaguiette que Giraud (op. cit., p. 103) présente comme frère cadet du commissaire Martin d’Artaguiette d’Iron. 59. Ce poste, d’abord confié aux jésuites, avait été abandonné par eux parce qu’il ne leur offrait pas de revenus satisfaisants.

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secourir. Notre mission des Kaskaskias est nombreuse par la jonction des villages de Rocher et de Pimiteoui qui se sont refugiés parmi nous depuis un an et demi, les Renards les ayant chassés de Rocher. La mission que va commencer M. Mercier sera, je l’espère, une mission de bénédictions. Elle ne peut être commencée dans un temps plus favorable... Le nouvel établissement français et considérable qu’on veut faire dans le Missouri [est ] formé par un homme qui y va de toute son affection et qui a eu de la peine à nous gagner car, quelque ardeur que nous eussions de nous introduire dans ces vastes contrées, nous avons été bien aise d’offrir bien des difficultés à M. de Bourgmont qui ne s’est pas rebuté et qui a voulu avoir un missionnaire de notre corps. La grande facilité qu’a mon cher confrère pour les langues de ce pays, possédant déjà l’Illinois, les croix qu’ils souffrent actuellement, son grand zèle, la disposition dans laquelle paraissent les Missouris et les Hosages, tout cela sont des circonstances qui me semblent favorables au commencement d’une mission. J’espère beaucoup des bontés de notre divin Sauveur et des épreuves par lesquelles il fait passer M. Mercier, dont j’ai déjà eu des nouvelles. Il a beaucoup à souffrir de la part des Français. Je demande pour lui le zèle de nos saints Anges gardiens. Je lui ai écrit d’avoir bon courage et de tenir bon jusqu’à nouvel ordre. Je serais bien mortifié s’il abandonnait. Je craindrais que nous ne perdissions une palme que d’autres pourraient enlever. Notre mission des Kahokias et celle du Missouri, si elle se forme, s’entraideront dans peu et nous donneront lieu, si nous avons des sujets, de porter le Saint Évangile à des peuples qui en profiteront peut-être mieux que nos Illinois qui se démentent de plus en plus. Je ne dis rien à Votre Grandeur de bien particulier du spirituel de notre pauvre mission de laquelle, voyant son état présent, je ne puis parler que les larmes aux yeux. La nation est multipliée mais non pas la joie. Je vous assure, Monseigneur, que nous avons bien besoin de la patience à laquelle vous nous exhortez. Il n’est peut-être point de nation si inconstante que celle auprès de laquelle nous nous efforçons de travailler jusqu’ici avec un succès de peu de durée. Les plus grands sujets que nous avions de conso-

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lation se sont tournés en sujets d’amertume la plus grande. Je prends ici la liberté de nous recommander aux saintes prières de Votre Grandeur, laquelle veut bien continuer de nous donner des marques de sa parfaite charité. Malgré notre extrême affliction à la vue des crimes de nos sauvages, nous ne laissons pas cependant de sentir quelque joie qui nous dédommage entièrement de la fidélité des quatre ou cinq de nos chrétiens que nous avons la consolation de voir persévérer. Je ne saurais assez bénir Dieu des grâces qu’il nous fait en se servant de nous pour le salut assuré d’un bon nombre d’enfants que nous baptisons chaque année. Mon cher confrère, aux Missouris, est assuré du même bonheur. Ne sommes-nous pas, au milieu de nos croix, dignes d’envie ? Puisque j’ai, Monseigneur, encore quelques moments de loisir, j’aurai l’honneur de vous faire savoir ce qu’il me reste à vous mander. Aussitôt après la mort de M. Calvarin, tout notre monde, frappé de la crainte de manquer, songeait à nous abandonner. Le frère Alexandre est redescendu à Montréal en 1721. Antoine Ossens, notre forgeron, s’est retiré en son particulier ; il s’établit en ce lieu-ci. Ignace Martin, après avoir fini notre maison en 1722, s’en est retourné à notre séminaire, d’où il est revenu l’automne dernier avec autant de zèle qu’il avait eu de tout quitter. Nos Messieurs de Québec60 nous l’ont renvoyé avec un autre donné nommé Louis Lemieux. Ils me paraissent tous deux avoir bonne volonté et un grand désir de se sanctifier. J’ai ici, de plus, avec eux, deux jeunes garçons qui demandent à se donner à nous pour le service de nos missions. Ils sont dans leur année d’épreuve et j’espère que nos supérieurs agréeront que nous les recevions s’ils continuent comme ils commencent. J’ai appris cette année que votre petit Caskaret était mort au Canada chez un curé. Nous avons ici un petit esclave dont nous sommes assez contents. Il nous en est mort un il y a quelques années. Il est temps que je vous donne, Monseigneur, des nouvelles des missions du bas de cette colonie. Votre

60. Les directeurs du séminaire.

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Grandeur a peut-être su le partage qu’a fait la Compagnie royale des Indes61. Les RR. PP. Capucins62 desservent tout le bas de cette colonie jusqu’aux Arkansas ou plutôt, la desserviront quand on y en aura envoyés. Il n’y a point de missionnaires ni aux Tonicas, ni aux Natchez, ni aux Arkansas. Tous nos messieurs sont repassés en France à la réserve de M. Davion qui est sur le point d’y repasser, ou de venir nous joindre pour se rendre au Canada. Il est probable qu’il est en chemin pour monter ici-haut ou qu’il est repassé en France. Il a été maltraité à la mer depuis l’arrivée des trois PP. Capucins, dont l’un est à Mobile, l’autre à la Nouvelle-Orléans, et le troisième je ne sais où. Il y a un père carme avec les Apalaches63. Pour ce qui est du pays des Illinois, les Kaskaskias français sont desservis par un père jésuite64 qui a bien des sujets de chagrin au milieu des consolations qu’il goûte de la confiance qu’ont en lui ses ouailles. Ce bon père est en butte à de très mauvaises langues, auxquelles je ne crois pas qu’il donne matière. Depuis 1721, le feu P. Ville et celui-ci ont essuyé des peines telles que feu M. de Saint-Côme65 a ressenties s’il a entendu ce que vous savez bien avoir été publié de lui. Nous n’avons pas été hors la portée de quelques traits de la calomnie, mais on ne s’est pas acharné sur moi, Dieu ne le permettant pas, à cause sans doute de ma faiblesse. Pour ce qui est du R. P. curé des Kaskaskias, il a toujours, jusqu’ici, reçu de nouveaux coups qui lui sont portés, le plus souvent, par des mains cachées. Le village sauvage des Kaskaskias est divisé en deux : une partie est à une lieue en deça de l’établissement français

61. P. Heinrich (La Louisiane sous la Compagnie des Indes, Paris, 1908) précise qu’elle n’a pas mieux réussi que celle d’Occident, à laquelle elle avait succédé. Aussi, elle dut remettre la Louisiane au roi en 1731. 62. Selon C.L. Vogel (The Capucins in French Louisiana, 1722-1766, pp. 25ss), ces capucins, venus de la Champagne, s’étaient installés à la Nouvelle-Orléans en décembre 1722. Ils prirent également en charge la région de Mobile par suite de la révocation des carmes qui en avaient été responsables jusque-là. 63. Tribu située aux environs de Mobile. 64. Il s’agit de Nicolas-Ignace de Beaubois arrivé en Nouvelle-France en 1719. 65. Jean-François Buisson de Saint-Côme (1667-1706) était prêtre du Séminaire de Québec. Il succéda à son frère Michel (1681-1712) dans les missions du Mississipi et mourut assassiné par les Chetimachas.

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et va être desservie par un autre père jésuite nommé le P. Le Boullenger66 venu par la mer il y a cinq à six ans. L’autre partie, à un quart de lieue ou demi-lieue au-dessus du fort de Chartres, est desservie par le Père Kereben 67 que vous avez rencontré en descendant au Canada. Ce bon père dessert ce village sauvage et le fort de Chartres, où le nom jésuite ne plaît assurément pas. Ce père est devenu sourd depuis quelques temps. Il y a une habitation à dix ou douze lieues au-dessous d’ici, que les PP. Jésuites ont desservie quelques temps, et qui est à présent sans missionnaire. Les PP. Jésuites attendent du secours et ils en ont besoin aussi bien que nous. Je renferme tout ce qu’on peut dire en général de ce pays-ci dans ce seul mot : partout et de tout côté, misère spirituelle et corporelle on ne peut plus grande. Avec le monde, le péché augmente et la disette de toutes choses. Les vivres, les marchandises, toutes sont hors de prix. Je ne sais si les choses peuvent subsister longtemps dans l’état dans lequel elles sont. L’endroit où il y a moins, à mon avis, à souffrir, est notre chère mission : nous sommes peu de monde, nous manquons de toutes les douceurs de la vie, mais nous avons la paix. Contents de notre pauvreté, nous n’ambitionnons pas ce que nous ne pouvons avoir commodément. La charité règne parmi nous et, proprement, nous n’avons de peine que celle que nous nous faisons à nous-mêmes. Je ne rappelle pas nos peines intérieures inséparables de notre ministère vu l’état de nos apostats. Leur aveuglement et endurcissement de coeur ne saurait être assez pleuré. Votre Grandeur nous parle de l’esprit de désappropriation dans lequel notre séminaire de Québec s’est toujours maintenu. Nous en connaissons, grâce à Dieu, les charmes et nous nous y trouvons dans un dégagement si doux que nous n’avons garde de ne pas nous efforcer de la conserver et d’en laisser des traces à ceux qui nous suivront.

66. D’après la Liste des missionnaires jésuites de Nouvelle-France d’A. Melançon (Montréal, Collège Sainte-Marie, 1929, p. 47), le Père Jean-Baptiste Le Boullenger serait arrivé dans la colonie en 1716. Il est décédé à Kaskaskia vers 1740. 67. Joseph-François Kereben, venu au Canada en 1716, fut le premier supérieur de la Louisiane et mourut aux Illinois en 1728.

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Pour ce qui est de cet esprit d’oraison que vous nous recommandez, j’avoue que mon malheur, à moi seul particulier, est de ne l’avoir pas assez demandé à Notre Seigneur. Votre Grandeur a une juste idée d’un mission- naire et je ne sens que trop combien le temporel d’une mission est la source d’une infinité de soucis et de distractions qui me sont si à charge que je ne cesse, depuis la mort de M. de Calvarin, de souhaiter que quelqu’un vienne nous le remplacer. J’ai demandé cette grâce plusieurs fois à nos supérieurs. Je ne sais pas encore quand il leur plaira d’avoir compassion de ma jeunesse qui, avec l’âge, à mon avis, ne passe point en moi. Je sens de plus en plus le fardeau dont je me suis vu chargé sans que j’aie pu m’y attendre. Dieu seul l’a voulu et j’ai été obligé de me soumettre. Plaise à sa divine bonté que ma soumission, quoique si peu volontaire, me soit de quelque mérite. Vous nous félicitez sur notre courage et sur notre intelligence dans la langue illinoise. L’un et l’autre nous sont venus d’en-haut plus tôt qu’on ne pouvait l’espérer. Je dois ici à mon cher confrère la justice d’exceller en l’un et l’autre. Son zèle va augmentant et son application à l’étude de la langue illinoise a été grande et a eu tout le succès que nous pouvions nous promettre. Pour moi, j’ai, à la vérité, bonne volonté mais peu d’exécution. Je ne profite point du bon exemple : j’avance peu, pour ne pas dire que je recule. Je me fais moins entendre qu’au commencement ce me semble. L’illinois a toujours pour moi de nouvelles difficultés que j’ai peine à surmonter. Autant je prêche aisément aux Français, autant je souffre quand il faut que je parle à nos sauvages. Je crois connaître la cause de mon malheur et je ne saurais l’attribuer qu’à ma paresse et encore plus à mon orgueil. Flatté de quelques fruits dans mon auditoire français, rien ne me coûte en sa faveur. Rebuté dès le commencement du sauvage, je suis sans force et sans cette onction qui anime. Je me découvre ici avec toute la confiance que me donne la lecture de vos lettres, dans lesquelles j’ai, entre autres choses, bien goûté cet aimable avis de ne pas nous appuyer sur notre industrie pour la conversion des âmes. À l’oraison seule vous voulez que nous ayons recours et dans elle, désormais, je solliciterai le progrès de notre pauvre et très chère mission et de toutes

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celles que je souhaite voir, du moins, commencées dans les pays du Missouri que la Compagnie, à ce que m’a assuré M. de Bourgmont, a donné dans son partage des missions à notre séminaire des Missions étrangères pourvu qu’il voulût y envoyer des prêtres. Le pays des Illinois est demeuré entre nous et les jésuites : Monseigneur l’évêque de Québec a écrit ici qu’il renoncerait plutôt à l’épiscopat que de donner juridiction à d’autres qu’à ceux-ci, du moins sur les Français. Je juge aisément, par la manière dont il m’écrit, qu’il a quelque appréhension qu’on ne favorise pas les jésuites dans l’idée qu’ils peuvent avoir d’embrasser toutes les missions des Illinois. Grâce au Seigneur, celle des Tamarôas nous suffit et je ne crois pas qu’elle nous soit ôtée. La Compagnie nous y a accordé quatre lieues de terrain en franc-alleu, savoir à prendre d’un côté à un quart de lieue au-dessus de l’embouchure de la petite rivière des Kaskaskias en descendant suivant le long et cours du Mississipi. Je me sais, dans le moment présent, quelque gré de la longueur de cette lettre. Votre Grandeur m’a ordonné de lui écrire au long et à loisir. Je ne suis pas libre de disposer du temps, je suis exposé à être souvent interrompu, mais je crois cependant avoir obéi pour ce qui est de la longueur. Votre charité ne la désapprouvera pas et recevra ici les respects que nos donnés prennent la liberté de vous présenter avec toute la soumission et la reconnaissance possible dans lesquelles j’ai l’honneur d’être, Monseigneur, de Votre Grandeur, le très humble et très obéissant serviteur. À Cahokia, le 2 mars 1724. LETTRES DU CANADA ET DE LA LOUISIANE 97

LETTRE D’ANTOINE DAVION (1723)

Témoignage d’estime et raison pour laquelle il n’a pas envoyé de nouvelles Je ne peux qu’être très sensible à la lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire : [elle fait la preuve] de la sincère affection que vous m’avez toujours témoignée. Je serais [honteux] de ce que vous me marquiez n’avoir pas reçu de mes [nouvelles] ... si j’avais su où vous étiez ... Je m’attendais que vous deviez retourner et vous étiez déjà parti pour la Perse68 ... [Tout] ce que j’ai pu faire a été de vous [confier] à Dieu... Je vous dédommagerai ... en vous faisant [la] relation de tout ce qui regarde cette colonie, à laquelle je vois que vous prenez toujours beaucoup de part.. . À la Nouvelle-Orléans, le 14 septembre 1723.

68. Comme Mercier et Thaumur, Davion s’attendait à ce que Varlet revienne à Cahokia après son séjour à Québec.

Bibliographie

ŒUVRES DE VARLET Éditions Lettre de Monseigneur l’évêque de Babylone à Monseigneur l’évêque de Montpellier pour servir de réponse à l’ordonnance de M. l’archevêque de Paris rendue le 8 novembre 1735 au sujet des miracles opérés par l’intercession de M. de Pâris, à Utrecht, aux dépens de la Compagnie, MDCCXXXVI. Lettre de Monsieur l’évêque de Babylone aux missionnaires du Tonquin, à Utrecht, chez la veuve Chrysostôme Lafuite, MDCCXXXIV. Lettre de Monseigneur l’archevêque d’Utrecht et de Monseigneur l’évêque de Babylone à Monseigneur l’évêque de Senez au sujet du jugement rendu à Embrun contre ce prélat, à Utrecht, aux dépens de la Compagnie, MDCCXXXVIII. Première Apologie de Monseigneur l’évêque de Babylone, Nicolas Potgieter, Amsterdam, 1724. Deuxième Apologie de Monseigneur l’évêque de Babylone, Nicolas Potgieter, Amsterdam, 1727. Réponse de Monseigneur l’évêque de Babylone à Monseigneur l’évêque de Senez, Utrecht, MDCCXXXVI. Testament spirituel de M. Dominique-Marie Varlet, évêque de Babylone, Nouvelles Ecclésiastiques, Paris, 8 juillet 1742. MANUSCRITS Commentaires Constitués d’un exposé et/ou d’une requête Mémoire sur la manière d’écrire aux évêques. Mémoire sur l’établissement d’un évêque de Haarlem. Constitués d’une réflexion et/ou d’une critique Observations sur l’écrit « Discussio brevis, an Ecclesiæ Haarlemensi præficiendus sit episcopus ». Observations sur l’instruction de Bissi. Remarques sur le traité contre l’usure. Remarques sur l’histoire de C. Lenfant, Schisme des protestants.

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Remarques sur un écrit concernant les prétentions du chapitre d’Utrecht. Démontrant la fausseté de ce qu’un autre a affirmé Réfutation de la lettre de R.D.N. à un étudiant de Cologne contre sa réputation. Réfutation des dialogues de M. de Cambrai. Écrits en réponse à une question ou demande Réponse à un écrit qui a pour objet de prouver [... ] dans l’affaire de Haarlem. Faits d’annotations sur des textes Annotations de l’Écriture Sainte. Annotations et extraits sur les affaires de l’Église. Annotations sur divers sujets d’ordre historique, théologique et moral. Annotations sur le mandement du cardinal de Noailles du 2 août 1720 sur la bulle Unigenitus. Annotations sur les mémoires du refus des bulles. Mis par écrit sous la forme d’un projet qui sert de base à une réalisation matérielle Plan d’une méthode pour étudier la théologie et l’histoire de l’Église. Relatant des faits intéressant sa vie Journal du voyage vers Babylone. Journaux du Tonquin. Réunis et classés dans une intention documentaire Collections sur l’épître aux Romains, sur Isaïe, Justin, Tertullien et saint Augustin. Lettres Sa correspondance générale comprenant les lettres qui se rapportent aux missions du Séminaire de Québec et de l’Orient ainsi que celles qui ont trait à la résistance contre la bulle Unigenitus, à l’Appel au Concile général et aux affaires de l’Église d’Utrecht. Autres écrits Acte de protestation contre l’élection de G. Akkoy. Divers écrits sur les langues arabe, éthiopienne et hébraique. Expostualtio de calumniosa libello sparso 8 aprilis 1724 et appendix appellationis interpositæ. Pièces sur les affaires de l’Église de Hollande. Bibliographie Jacob Bosvelt, Bibliotheca Varletiana, Kribber et Weyde, Utrecht, 1748.

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Chronologie

1678 Dominique-Marie Varlet naît à Paris, le 15 mars, fils d’Achille Varlet et de Marie Vallée. 1699 Il est inscrit, le 6 octobre, à titre d’agrégé, dans la congrégation des prêtres du Calvaire. 1701 Il est reçu bachelier du Collège de Navarre (l’un des collèges de l’Université de Paris) après des études au Séminaire Saint-Magloire à Paris. 1706 Alors qu’il termine le doctorat en théologie de la Sorbonne, il est ordonné prêtre dans le clergé séculier du diocèse de Paris. 1708 Il est affecté au ministère paroissial en banlieue de Paris. 1711 Attiré par les oeuvres saintes abandonnées, il demande son admission dans la Société des Missions étrangères. 1713 Il part pour la Nouvelle-France le 8 mars avec le mandat de restaurer la mission des Tamarôas (aujourd’hui Saint-Louis East, Illinois), à Cahokia. Il débarque au fort Louis le 6 juin et y demeure jusqu’au début de 1715. 1715 Il est nommé vicaire général de l’évêque de Québec pour la région du Mississipi et de l’Illinois et quitte le fort Louis à destination de Cahokia où il doit remplacer l’abbé Marc Bergier décédé en 1707. Il profite d’une expédition organisée par le gouverneur de la Louisiane, de La Mothe- Cadillac. 1717 Il part pour Québec le 24 mars dans le but d’y recruter des missionnaires et d’obtenir de l’évêque, Mgr de Saint-Vallier, confirmation des lettres patentes obtenues par le Séminaire de Québec en 1698. Arrivé à Détroit à la fin de juillet, il s’embarque à destination de Montréal puis de Québec où il arrive le 11 septembre. Le 6 octobre, l’évêque de Québec lui confirme les privilèges obtenus par le Séminaire de Québec pour la mission des Tamarôas. 1718 Il séjourne à Québec jusqu’au début d’octobre 1718. Durant les treize mois passés dans la capitale, il fait du recrutement au grand séminaire en faveur de la mission des Tamarôas. Trois prêtres partent pour Cahokia le 10 mai 1718. Rappelé à Paris par ses supérieurs, il s’embarque à Montréal au début d’octobre. À son arrivée, le 14 novembre, on lui fait

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part de sa nomination comme coadjuteur de l’évêque de Babylone, Mgr Louis-Marie Pidou de Saint-Olon. 1719 Il est consacré le 19 février, dans la chapelle basse des Missions étrangères, à Paris, par Mgr Jacques de Matignon. L’un des co-consécrateurs est Mgr Louis-François Duplessis de Morney, évêque coadjuteur de Québec. Une lettre reçue le même jour de la Congrégation de la propagande lui annonce le décès de l’évêque de Babylone et lui fait part de sa nomination comme successeur de ce dernier. Le 18 mars, il quitte Paris pour la Perse en compagnie du nouveau consul de France à Shiraz. Le trajet s’annonce long puisque à cause du mauvais état des routes, il faut bifurquer par la Russie. Après une nuit passée à Bruxelles, ils prennent le bateau à Anvers en direction de Lubeck et de Saint-Petersbourg. En cours de route, le consul décide de s’arrêter à Amsterdam et ils y arrivent le 2 avril. Mgr Varlet réside chez l’abbé Jacob Krys et confirme, à sa demande, quelque six cent quatre personnes qui n’ont pu recevoir ce sacrement à cause de la vacance du siège d’Utrecht consécutive à des démêlés avec Rome. Les deux hommes repartent et arrivent à Moscou le 10 juillet. De là, ils descendent la Volga, traversent la mer Caspienne et se rendent en Perse. Mgr Varlet s’établit à Schamaké dans la province de Shirwan (aujourd’hui Shemakh dans la république soviétique d’Ajerbaijan). 1720 On l’avise le 26 mars qu’il est suspendu par la Congrégation de la propagande depuis le 7 mai 1719. Le Vatican est choqué de ce que Mgr Varlet ait rempli des fonctions épiscopales en Hollande et de ce qu’il n’ait pas souscrit à la bulle Unigenitus avant son départ de Paris. Il retourne en Europe et s’établit à Amsterdam, où il s’emploie à faire annuler la suspense qui pèse contre lui. C’est de cette époque que datent les relations des missions de l’Illinois (1720-1723), où il s’efforce de soutenir l’œuvre qu’il a commencée en Nouvelle-France. 1722 Il séjourne en France où il établit des contacts afin de faire annuler sa suspense. Il refuse de souscrire à la bulle Unigenitus et retourne à Amsterdam afin de travailler à une défense élaborée. 1724 Il consacre, le 15 octobre, en sa chapelle privée d’Amsterdam, sur le Keysersgracht, Corneille Steenoven, l’archevêque élu par le chapitre d’Utrecht. Publication, à Amsterdam, de sa première Apologie. 1725 Le 22 février, par le bref Qua sollicitudine, le pape Benoît XIII déclare illicite la consécration de Mgr Steenoven et prononce

CHRONOLOGIE 107

l’excommunication de Mgr Varlet et de ceux qui ont été impliqués dans l’élection et dans le sacre de l’archevêque d’Utrecht. Décès de l’archevêque Steenoven le 3 avril. Consécration, par Mgr Varlet, du nouvel archevêque élu, Corneille Jean Barchman Wuytiers, le 30 septembre, en l’église Saint-Jacques et Saint- Augustin de La Haye. 1727 Le 16 juin, se tient à Utrecht un synode électoral dans le but de doter l’ancien diocèse de Haarlem d’un ordinaire. Mgr Varlet y participe à titre de suffragant de l’archevêque d’Utrecht. Publication, à Amsterdam, de sa seconde Apologie. 1733 Décès, le 13 mai, de Mgr Barchman Wuytiers. Le bruit court que Mgr Varlet pourrait lui succéder. 1734 Thodore van der Croon, le nouvel archevêque élu d’Utrecht, est sacré par Mgr Varlet le 28 octobre. 1739 Décès de Mgr van der Croon le 9 juin. Mgr Varlet consacre un successeur le 18 octobre. Il s’agit de Pierre Jean Meindaerts de qui origine la succession apostolique des Églises vieilles- catholiques. 1742 Décès de Mgr Varlet à Rijnwijk, près d’Utrecht, le 14 mai. Inhumation dans le cloître de l’église Sainte-Marie d’Utrecht le 18 mai. Publication du « Testament spirituel de M. Dominique-Marie Varlet, évêque de Babylone », dans les Nouvelles ecclésiastiques, Paris, le 25 novembre.

Appendice

LES SOURCES Les textes que nous présentons dans ce livre ont été établis à partir des pièces manuscrites qui sont conservées aux Archives royales d’Utrecht (cotes 949 à 4175) et de celles qui sont reproduites dans l’article de Maximin Deloche, « Un missionnaire français en Amérique au XVIIIe siècle », Bulletin de la section de géographie, Comité des travaux historiques, Paris, 1930, vol. XLV, pp. 39-60. Nous remercions les autorités des Archives royales d’Utrecht de nous avoir autorisé à reproduire les pièces de la Collection Port-Royal qui figurent dans cet ouvrage. PIECES D’ARCHIVES AYANT TRAIT AU SÉJOUR DE VARLET EN NOUVELLE-FRANCE CONFIRMATION De privilèges en faveur du séminaire de Québec pour les missions des Tamarois Nous, JEAN, par la grâce de Dieu et du Saint-Siège Apostolique, Évêque de Québec, dans la Nouvelle-France. À tous ceux qui ces présentes lettres verront, Salut et Bénédiction en Notre Seigneur. Quoique par nos lettres patentes du 14e juillet 1698, nous avons accordé aux Supérieur et Directeurs du Séminaire des Missions Etrangères de Québec un pouvoir spécial d’envoyer des Missionnaires chez les Sauvages dits Tamarois, et faire telles résidences, établissements et missions, qu’ils jugeraient à propos, attendu que les lieux,

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où demeurent les dits sauvages Tamarois, sont comme la clef et le passage nécessaire pour aller aux nations plus avancées et s’en faciliter l’abord. Cependant le sieur Varlet, notre Grand Vicaire, Missionnaire des dits Sauvages Tamarois, nous ayant représenté qu’avant son arrivée dans la dite mission il se serait passé un temps assez considérable sans que le dit Séminaire de Québec eût pu envoyer quelques missionnaires pour occuper la place du Sieur Bergier qui y était mort en travaillant à la conversion des dits Sauvages, il serait à craindre qu’on ne regardât nos dites lettres patentes du 14e juillet 1698 comme surannées, et que des Missionnaires de quelques autres corps, ne prétendissent en disputer la possession au dit Séminaire, il nous aurait supplié de lui donner de nouvelles lettres patentes, confirmatives des précédentes, des susdits mois et an. Nous, voulant favoriser le zèle du dit Séminaire pour la conversion des infidèles et ayant égard aux remontrances qui nous ont été faites par le dit Sieur Varlet, avons permis et permettrons aux dits Supérieur et Directeurs du dit Séminaire de Québec de continuer leurs dites missions aux Tamarois, confirmant par ces présentes celles que nous leur avions fait expédier le 14e juillet 1698, aussi bien que celles du premier jour de mai de la même année 1698, par lesquelles nous avions accordé aux dits Supérieur et Directeurs un ample pouvoir de s’établir et faire des missions dans les nations qui sont en deçà et au-delà du fleuve Mississipi, et tout le long de ce fleuve et des rivières qui se déchargent dedans et ont communication avec les dits lieux. Confirmant de plus tout le contenu des dites lettres, révoquant par ces présentes toutes autres lettres et pouvoirs, que nous aurions pu accorder à d’autres, s’il s’en trouvait quelques-unes à celles-ci contraires ; Nous réservant le pouvoir, lorsque les dits Missionnaires des Missions . Étrangères de Québec abandonneront le dit lieu, de donner la dite mission des Tamarois à qui nous le jugerons à propos, afin que les âmes ne restent pas abandonnées. APPENDICE 111

Donné à Québec, sous notre seing, celui de notre secrétaire et scellé du sceau de nos armes, ce sixième octobre mil sept cent dix-sept. JEAN, Évêque de Québec, Par Monseigneur, Armand. Mémoire de ce que la mission des Tamarôas a reçu de Monsieur Varlet Le 5 septembre 1718, le sieur Pottier, habitant des Kaskaskias, nous a remis les effets ci-dessous qui étaient ceux que Monsieur Varlet avait laissés aux Illinois et ceux qu’on lui avait envoyés de la mer pendant son voyage au Canada, à savoir : — un baril de poudre pesant 91 livres ; — un baril de 15 livres de vermillon ; — trois livres de vermillon, — deux fusils de traite ; — quatre gros couteaux jambettes ; — (...) — seize pioches de traite ; — dix petites haches ; — deux moyennes ; — quatre plus fortes ; — cinq livres de rasade anoline ; — une douzaine et demie de grottes ; — six douzaines de grelots moyens et petits ; — deux paires de ciseaux de traite ; — douze livres d’acier ; — cinq aul. de toile vonen. fleuret — treize aul. scarlatine ; — trois aul. et demie de frise double... ; — six pièces d’environ six à sept aul. de toile de Bretagne ; — deux aul. de (...) avariées ; — huit aul. de petite étoffe dite sempiterne ; — huit liv. sanguine ; — trois douzaines de petits miroirs de carton. hardes et linges — deux soutanes ; — trois paires de chaussettes de fil ; — une paire de souliers ; — un petit paquet de fil noir, soie et galon de fil ; — un peu d’amidon ; — deux briques de savon ; — une malle ; — dix chemises neuves et cinq vieilles ; — sept paires de caleçon ; — un mouchoir de toile, une nappe et onze serviettes ; — deux coiffes de bonnet ; — un fer à flasquer ; — dix-neuf collets à l’oratorienne. ornements et linges d’église — chasuble, étole et manipule espagnols ; — une bourse dépareillée, un devant d’autel, une paire de burettes, un fer ahort... une clochette de cuivre, une autre petite cloche.

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livres — Ap. de saint Basile ; — (...) — Tradition de l’Église sur la pénitence... renvoyé à M. Davion ; — Cabassutius ; — Abrégé de saint Jean Chrysostome, 2 volumes ; — Instructions ... renvoyées à M. Davion ; — les 7 premiers tomes de la Morale de Grenoble ; — le 9e tome des Essais de morale ; — le rituel de Québec ; — un antiphonaire romain ; — la Pastorale de saint Grégoire. ustensiles — une grande chaudière ; — une casserole ; — deux vieux chaudrons ; — une vieille cafetière ; — une espèce de ciseau ; — une gorge et un bec d’âne ; — deux targettes et une serpe ; — une p. de pentures ; — une mauvaise bâche ; — un mauvais marteau... ; — (...) une cannette où il manque un flacon ; — une bêche ; — (...) Archives du Séminaire de Québec, Missions, n° 105 b.

Achevé d’imprimer en octobre 1985 sur les presses des Ateliers Graphiques Marc Veilleux Inc. Cap-Saint-Ignace, Qué.