L'O.M. QUE J'AIME DU MEME AUTEUR

Histoire

LE DÉBARQUEMENT DE PROVENCE (Robert Laffont). JOUR J EN AFRIQUE (Robert Laffont). L'AFFAIRE DE BERLIN (Gallimard). EXTRAORDINAIRES HISTOIRES VRAIES (Librairie Académique Perrin). LES GRANDS DOSSIERS DU TROISIÈME REICH (Librairie Aca- démique Perrin).

Romans

LA MISE A MORT (Julliard). POUSSIÈRE DE L'ÉTÉ (Julliard). LES FAUBOURGS DE LA VILLE (Julliard). LES FLAMMES DE LA NUIT (Julliard). LES CARTES DU DIABLE (Julliard).

Littérature

MAURIAC (Ed. Universitaires). LE ROMAN DES CHEFS-D'ŒUVRE (Librairie Académique Perrin). LE DÉFI DES GONCOURT (Denoël). JACQUES ROBICHON

L'O.M. QUE J'AIME

Radioscopie d'une équipe de football

JULLIARD 8, rue Garancière PARIS La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou par- tielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite » (alinéa premier de l'article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et sui- vants du Code pénal.

© Julliard, 1975. , « porte du soleil », seconde ville de , 894 000 habitants, c'est la Canebière, le mistral et la bouil- labaisse, Pagnol, Marius et Fanny, le Vieux-Port et la Bonne- Mère, les Catalans et le Vallon des Auffes, le Château-d'If. Et puis, l'O.M. L'Ohème — c'est-à-dire l' — l'enfant terrible du football français, près de quatre-vingts ans d'âge, quatre fois champion de France, recordman des victoires en Coupe : l'équipe qui, légendairement dans l'Hexagone et jusqu'à Bastia et Ajaccio, exaspère le plus de passions antagonistes, et fort probablement aussi, la seule où le limogeage d'un entraîneur motive un titre à la une de France-Soir. Cet O.M. à nul autre pareil, assurent les uns, où rien ne se fait comme ailleurs, prétendent les autres, et où il se passe toujours « quelque chose » : sur la pelouse du bou- levard Michelet, sur les gradins du stade, dans le bureau des dirigeants. L'O.M. à l'image de ce Midi paroxystique et brûlant, capable du meilleur comme du pire, défrayant indéfiniment la chronique : ce club qui, après avoir caracolé sur les sommets, entama la saison 1973 en disputant une rencontre européenne pour finir, en 74, sous la menace d'une relé- gation en deuxième Division. L'O.M. à l'histoire folklorique et tumultueuse, l'O.M. adoré, l'O.M. haï, l'O.M. redouté, vilipendé, l'O.M. ambi- tieux et furieusement controversé, contesté souvent à la limite de la mauvaise foi par ceux qu'irrite ou feint d'indi- gner sa « politique » de vedettes, son recrutement de stars — et de super-stars — étrangères de préférence, acquises à prix d'or, et ses joueurs pensionnés à coups de millions pour être laissés sur la touche. L'O.M. enfin, grand rapace des bords de la Méditerranée, représenté comme l'Ogre du ballon rond, se nourrissant de transferts à sensation obtenus à coups de contrats mirifiques, marchant de rapt en rapt et débauchant les footballeurs inter- nationaux partout où il s'en trouve. Cet O.M. qui ne peut se passer de faire parler de lui, fût-ce en perdant des mat- ches, et jusque dans un feuilleton télévisé : même les cou- ches de la population les plus étrangères au jeu de « ballon à pied », ne peuvent ignorer son existence et ses tribulations, là-bas, tout à fait au sud de la France, au bord de la mer légendaire, à l'ombre de la colline de la Garde et des hauts platanes mouchetés, parmi les parties de pétanque. Rien que pour les cinq premiers mois de la saison 74-75, toute la France a retenti de la mise à l'écart de Bernard Bos- quier, des débuts de Paulo Cezar, de la fracassante arrivée de Jaïrzinho sur la Canebière, du retrait anticipé de , des frasques et des fugues des deux étoiles brési- liennes, de l'achat — dans la tempête — à Saint-Etienne, pourtant le plus constant de tous ses rivaux, de Georges Bereta. En dépit — ou à cause — de cela, tel qu'il est, outran- cier et tonitruant, l'O.M. si décrié et envié, qui bat à Mar- seille aussi bien que dans le reste de la France les records nationaux d'affluence, demeure un de ces clubs sans lequel, à l'estimation de ses plus irréductibles adversaires, le foot- ball français ne serait pas tout à fait ce qu'il est, auquel sans lui — il manquerait sûrement quelque chose. Les « 434 ».

Ils étaient 434, pas un de plus, par une fraîche soirée de printemps, 434 Marseillais perdus dans l'immense Stade- Vélodrome de 40 000 places, pour assister à un match de deuxième Division où l'Olympique de Marseille rencontrait l'Union Sportive de Forbach. Ce jour-là — vendredi 23 avril 1965 — devait compter parmi les plus sombres de toute l'histoire de l'O.M. Les Marseillais avaient perdu le chemin de leur stade et, depuis quelques saisons déjà, lui préféraient le cinéma en noc- turne, les bains de mer au soleil et les parties de pêche ou de pétanque, le « cabanon » du dimanche. Pour tout dire, l'O.M. s'apprêtait à toucher le fond de l'abîme. Et Marseille, le cœur gros et désenchanté, le laissait couler, aller à sa perte. Marseille avait fini par oublier l'O.M. et le football. Où étaient-elles, ces clameurs de frénésie et d'extase, et qu'étaient-ils devenus, ces longs cris d'exaltation et d'amour, le chant immense du stade, les « orgues » rugissantes d'allé- gresse, de bonheur, d'orgueil, déferlant des gradins vers la pelouse ? Où étaient-elles, les grandes foules de naguère, drai- nées de tous les quartiers et des plus lointaines banlieues vers le long boulevard rectiligne bordé de platanes, qui va de Castellane à et mène des faubourgs au centre de la ville, vers ce rond-point du Prado où, depuis 1937, s'éri- geait le temple de béton muré d'ocre délavé, rendez-vous de toutes les fêtes et de tous les fastes du football ? Qu'était devenue la gloire passée : de Gunnar Anderson, le premier Suédois à jouer sous les couleurs olympiennes et qui avait, sans tirer un seul penalty, « planté » trente-cinq des soixante-deux buts marqués en 1953 par son équipe, à Larbi Ben Barek, la première de toutes les « perles noires » de Marseille, et à « Manu » Aznar et Johansson, Roger Scotti, Jean Robin, héritiers de celle des Crut, Boyer, Kohut, Joseph « Pepito » Alcazar, Di Lorto, l'inoubliable gardien brésilien Vasconcellos « El Jaguar », Félix Pironti ? Où était-il, le passé de gloire ? où était le temps passé, quand — affluence record pour l'époque — 42 000 specta- teurs survoltés saturaient et faisaient exploser ce même « Stade-Vél », à l'occasion d'une rencontre de Marseille contre Lille ? dira, un jour : — Le public marseillais réveillerait un mort, si besoin était... Mais, en 1965, ce mort, c'était l'O.M. Aujourd'hui, le grand vaisseau à l'amarre du boulevard Michelet, à un jet de pierre de la Cité Radieuse de Le Corbu- sier, ne figurait plus qu'une épave abandonnée, partant à la dérive. Qu'était-il donc advenu au vieil Ohème — glorieux, pres- tigieux, légendaire ; et comment avait-il pu en arriver là ? Jusqu'en 1959 encore, il avait tenu bon et, même, assez fréquemment, le haut du pavé, jusqu'à devenir un des bas- tions et jusqu'à faire, de Marseille, une des capitales du football français. Cependant, cinq sur six des Coupes de France rempor- tées par l'O.M. remontaient, maintenant, à l'avant-guerre, et la dernière — contre Bordeaux — en 1943, jour entre tous mémorable où Manu Aznar qui mourra sur un stade, un dimanche matin, balle au pied, avait fusillé le gardien giron- din en transperçant ses filets... Mais, déjà, le vieux club fondé en 1898, grimpant à l'assaut du Championnat pour y culmi- ner en 1948, accusait des hauts et des bas, montrant parfois d'inquiétants signes d'essoufflement, épuisant jusqu'à sept entraîneurs en quatorze années, et par un soir d'été 1959, terminant bon dernier pour se retrouver, la saison suivante, en seconde Division. Le grand « purgatoire » de l'O.M. déchu, meurtri, dura trois ans. Il y avait bien eu, en 54, une nouvelle aventure olym- pienne en Coupe où, parvenu en finale sur la pelouse de Colombes, l'O.M. s'était mesuré à Nice, le rival azuréen, qui l'avait battu. C'est alors qu'était apparu sur la Canebière celui qui, l'espace d'une saison, devait être bien plus que l'enfant chéri des Marseillais, quoiqu'il ne fût pas un joueur, le nouveau « Messie » de l'O.M. et son sauveur : l'entraîneur brésilien Otto Gloria, neuvième directeur technique de l'équipe phocéenne depuis la fin de la guerre. Ceci se passait en 1961. De la dernière place du classe- ment en deuxième Division, Otto Gloria — le bien nommé — fit remonter l'O.M. à la quatrième, derrière Grenoble, Valenciennes et Bordeaux, permettant à Marseille de retrou- ver la Division nationale, tandis que Saint-Etienne, Sochaux, Metz et Le Havre, eux, la quittaient. Mais « les miracles n'ont lieu qu'une fois » : Gloria, re- parti pour le Brésil pendant les vacances, n'en revint pas. Et l'O.M. ne parvint à se maintenir qu'une seule année en première Division. A la fin de la saison 62-63, le club marseillais terminait vingtième et dernier. Il redescendit. Il n'avait plus bougé. En 64, l'O.M. occupait encore la cinquième place sur les seize clubs opérant en seconde Divi- sion, avec 40 points. Mais, dès la saison suivante, il apparut vite que les Marseillais éprouveraient les plus grandes dif- ficultés pour approcher seulement la moitié de ce score. Ses joueurs de quelque renom s'appelaient alors Escale et Tassone, Markiewicz, le Camerounais Yegba-Maya, mieux connu sous son prénom de Joseph, Cassar, Baulu, le très jeune Jean-Louis Hodoul. Toute cette saison-là, l'O.M. végéta, stagna, luttant contre Nice, , le Red-Star, Metz, le Racing, peinant à longeur de matches pour gagner quelques misérables points qui lui permettraient de se rapprocher du milieu du tableau. (Et, tan- dis que Cannes marquait cinquante-neuf buts au cours de l'année, Marseille en réussissait péniblement vingt-six et en encaissait trente-huit, gagnait sept matches et en perdait seize.) Pendant ce temps, les prestations des Marseillais se dérou- laient devant des banquettes de plus en plus fréquemment et désespérément clairsemées, vides autant dire : lorsque l'O.M. se déplaça à Béziers pour s'y faire battre par 2 à 0, cette rencontre n'avait attiré que 314 spectateurs. Pour son dernier match de la saison, disputé contre Besançon qui avait, pourtant, quelques semaines auparavant, créé la surprise en battant Nice, le leader, 3 à 0, sur son terrain : 768. Mais le tréfonds de l'humiliation, les Marseillais l'avaient connu, en décembre précédent, en se faisant proprement étriller — et éliminer — dès leur « entrée » en Coupe de France, par les joueurs amateurs du Gazélec d'Ajaccio : 5 buts à 1. Dès lors, rien ne pouvait plus empêcher le vieil O.M. en perdition de sombrer, définitivement, corps et biens. Tandis que les Olympiens se débattaient dans les affres communes aux équipes des profondeurs du classement, les recettes, elles, s'infléchissaient vertigineusement, dramatique- ment : 271 880 anciens francs pour un seul match du mois de mai 1965, à peine plus de 70 000 entrées pour l'ensemble de cette année-là — et 140 millions de déficit accusé par les caisses du club en fin de saison. Tout annonçait qu'à l'exemple d'autres équipes presti- gieuses de ce pays, l'Olympique de Marseille allait, à son tour, devoir être rayé de la carte du football professionnel français. Le match qui avait opposé l'O.M. à Forbach s'acheva sur le score de 3 à 0, en faveur des joueurs olympiens, et du même coup, par une bizarrerie imprévisible du sort, s'apprê- tait à entrer dans la légende : dix ans plus tard, pas moins de 30 000 Marseillais jureront avoir été de ces 434 qui, ce soir-là, la mort dans l'âme, rentrèrent chez eux après avoir bien cru assister, sur les gradins d'un vieux stade plus qu'aux neuf dixièmes déserté, à ce qui avait probablement été l'une des dernières manifestations de leur équipe. De ce fait, aucun de ces 434 ne se soucia véritablement, sur le moment, d'en retirer aucune gloire particulière. Est-ce de ce soir d'avril 1965, où tout avait failli se ter- miner, que tout — une fois de plus — est reparti pour l'O.M. ?

Départ pour une aventure.

L'équipe marseillaise avait achevé sa saison à la quator- zième place, devant Forbach et Béziers — Nice et le Red-Star finissant en tête avec Cannes, et remontant, tous les trois, en première Division. Ce fut à ce moment que se situa une rencontre qui allait décider du destin de l'O.M. et bouleverser, dans une notable mesure, la vie de la ville de Marseille, en même temps qu'elle était appelée à secouer durablement, à plus ou moins brève échéance, le football français tout entier. Cette rencontre eut lieu au Cercle des Nageurs de Mar- seille et mit en présence deux journalistes, l'un sportif, l'au- tre de la presse de télévision. Le premier s'appelait André Barutaud et travaillait au Méridional, où il tenait la rubrique du football, et venait de publier une enquête intitulée : Faut- il que l'O.M. disparaisse ? Cette enquête avait attiré l'attention du second, qui se nommait Marcel Leclerc, quarante-quatre ans, créateur — dix ans auparavant — du premier hebdomadaire de télévision en France : Télé-Magazine, ancêtre de Télé-7 Jours, de Télé- Poche, de Télérama, etc. En 1959, Télé-Magazine tirait à 400 000 exemplaires. Lorsque, cette année-là, les puissants groupes de presse Ha- chette et Paris-Match résolurent de lancer un nouveau maga- zine de radio-télévision à très fort tirage, Jean Prouvost fit proposer à Marcel Leclerc de s'effacer au profit de Télé-7 Jours prévu pour paraître au début de 1960. Leclerc résista. Il résista à une première offre : 150 millions, puis à une seconde : 200, puis à une troisième : 250. Les enchères grimpèrent jusqu'à 300 millions. Leclerc refusait toujours. Un autre bond en avant ne le fit pas fléchir : 400 millions. A ce chiffre, les offres de rachat de Télé-Magazine s'arrê- tèrent, Télé-7 Jours parut et dépassa promptement les tirages les plus considérables de toute la presse française, Télé- Magazine enregistra le choc, mais ne disparut pas. Et Marcel Leclerc, lui aussi, survécut avec son journal à l'impitoyable tornade. Tel était l'homme qu'André Barutaud, vieux routier du journalisme sportif en Provence, avait en face de lui, par une soirée de juillet 1965, moins de trois mois après le match de l'O.M. contre Forbach, et quelques semaines seulement après la fermeture pour l'été des vestiaires du Stade-Vélo- drome. Le journaliste du Méridional exposa à Marcel Leclerc la situation du club phocéen au terme d'une des saisons les plus désastreuses qu'eût connues le football à Marseille. Leclerc se déclara « intéressé » par l'affaire, mais il demandait à réfléchir et, avant toute chose, à se faire montrer les comptes. Il allait falloir reprendre en main et rebâtir une équipe, assurer son financement (joueurs, entraîneur, stade et toutes dépenses annexes) pour la saison à venir, dont l'ouverture était fixée à la seconde semaine d'août. Et, sans compter les dettes à éponger, pour redresser la barre sur le double plan financier et des résultats sportifs, faire retrouver aux Mar- seillais la route du stade, en même temps qu'assurer, aussitôt que possible, la « remontée » de l'O.M. en Division natio- nale : ce qui, à vrai dire, ne constituait pas autre chose qu'un cercle vicieux, puisque de la seconde condition dépendait en majeure partie la première. Pour celui qui s'était affronté à Jean Prouvost et à Pierre Lazareff, l'entreprise — l'aventure — marseillaise se révélait au plus haut point fascinante. Mais, auparavant, Leclerc devait partir en vacances avec sa famille en Yougoslavie : il prendrait sa décision à son retour. — Soit, répondit Barutaud. Mais faites vite, les morts n'ont plus besoin de personne... Quelques semaines plus tard, Marcel Leclerc rendit sa réponse : c'était oui. L'aventure commençait. D'entrée de jeu, le nouveau responsable des destinées olympiennes annonça la couleur : replacer l'Olympique de Marseille sur orbite — au sein de l'élite du football national. Pour cela, il s'était fixé un délai : trois ans — avant 1968. Et pour l'immédiat : ne perdre aucun des cinq premiers matches que l'O.M. aurait à disputer entre août et septembre 1965. Si possible, même, les gagner tous. Ce dernier pari, Marcel Leclerc allait — presque — par- venir à le gagner.

La remontée.

Sa saison du renouveau, l'O.M. allait devoir l'aborder par une rencontre jouée à domicile, contre Grenoble qui, au précédent classement, avait fini septième et dont l'entraî- neur était, alors, . Qu'allait-il se passer ? Toute la presse marseillaise a annoncé, commenté ce match qui ouvre le championnat de deuxième Division où l'O.M. aura, cette fois, à se mesurer à dix-huit adversaires contre quinze, l'année passée. Aux environs du 15 août 1965, la question qui se posait était donc celle-ci : après plus de sept ans de stagnation et d'indifférence issue de tant de désillusions, comment allaient réagir les Marseillais à la « résurrection » au petit trot de leur O.M. remis sur les rails ? Quelles chances avait exactement l'enthousiasme de l'em- porter, décidément, sur le scepticisme ? En d'autres termes : de quel impact disposait encore l'O.M. sur son public ? Et, d'une manière plus précise, combien d'entrées enregistre- raient les guichets, ce jour-là ? Trois mois plus tôt, moins de 800 personnes avaient assisté au dernier match joué par l'O.M. contre Besançon. En ce brûlant après-midi du 17 août, plus de 5 000 specta- teurs ont envahi les tribunes, brandissant banderoles, pancar- tes et drapeaux, scandant le vieux slogan oublié : Allez l'OM ! Ils étaient revenus. Et Marseille l'emporta sur Grenoble, en gagnant son premier match de la saison — par 1 à 0. Les quatre suivants prirent une allure de bombardement avant le débarquement des troupes au Jour-J : nul — 1 à 1 — à Bastia et à Cherbourg, 4 à 0 contre Marignane, 1 à 0 contre le (le 20 septembre devant 11 000 spectateurs). Après ses cinq premiers matches, s'il n'en avait gagné que trois, le nouvel O.M. de 1965 demeurait invaincu, et Marseille se retrouvait — même — leader de la seconde Division. Jusqu'alors, aucune des rencontres disputées par les Olympiens ne s'était déroulée une seule fois sur la pelouse du Stade-Vélodrome Municipal. Pour deux motifs : l'un comme l'autre fort largement diffusés, dans la presse méridionale, où ils avaient fait l'objet d'une polémique assez poussée entre les nouveaux dirigeants de l'O.M. et le propre maire de Marseille, Gaston Defferre. Motif financier (le plus important) : insuffisance de la subvention accordée par la municipalité de Marseille au club olympien \ à quoi s'ajouta it le « lourd tribut » supporté par ce dernier, taxes et droits divers prélevés sur les recettes pour toute rencontre utilisant les installations du boulevard Michelet.

1. 20 millions d'anciens francs. Motif annexe : la crainte — justifiée — de Marcel Leclerc que, pour sa première saison de reprise en main d'une équipe encore bien vulnérable, le trop vaste Stade-Vélodrome ne fût loin d'attirer la grande foule, d'afficher complet. Lorsque les joueurs de Mario Zatelli avaient commencé à s'entraîner pour leurs premiers matches de la saison 1965- 66, le maire de Marseille se trouvait lui-même en vacances. Marcel Leclerc mit donc à exécution un projet qu'il était allé mûrir en Yougoslavie : la remise en état, entre le Parc Borély et la plage du Prado, du vieux terrain de football de l'Huveaune, utilisé jusqu'à ces derniers temps pour des cour- ses de stock-cars. Coût des travaux (exécutés en dix-sept jours) : 10 millions. Leclerc déboursa la somme. La capacité d'accueil du stade de l'Huveaune pouvait être évaluée entre 8 000 et 10 000 personnes. La réfection et l'aménagement du terrain et des tribunes seront finalement prêts pour le 17 août. A l'Huveaune, qui deviendra prompte- ment le terrain mascotte du onze phocéen, l'O.M. restera imbattu jusqu'à la fin de sa saison. Quand, le 20 novembre 1965, pour accueillir 33 000 spectateurs, les joueurs marseil- lais déserteront provisoirement leur terrain favori pour af- fronter Toulon sur celui du boulevard Michelet, cette pre- mière exhibition au Stade-Vélodrome ne leur portera pas chance : pour la première fois, à l'occasion de ce « derby » au sommet, l'O.M. sera battu dans sa propre ville et devra s'incliner devant les Toulonnais sur le score de 2 buts à 1. Ce jour-là, justement et pour la première fois aussi, Def- ferre et Leclerc, côte à côte, s'avancèrent sur la pelouse pour donner le coup d'envoi du match. Leur différend avait, graduellement, trouvé son règle- ment. L'un, cinquante-cinq ans, député des Bouches-du-Rhône, ancien ministre du gouvernement Guy Mollet en 56-57, pré- sident du groupe socialiste à l'Assemblée nationale et direc- teur du Provençal, un des dix grands régionaux français, était depuis douze ans à la tête de la mairie de Marseille et profondément attaché à sa ville, quoiqu'il n'en fût pas ori- ginaire ; l'autre ne l'était pas moins, quoiqu'il n'en fût pas originaire non plus. Et, entre eux, aujourd'hui, il y avait l'O.M. Curieusement, Gaston Defferre ne s'était jusque-là qu'as- sez médiocrement intéressé au football, auquel il préférait la voile, le nautisme de compétition. Il allait en être dif- féremment, désormais. Marcel Leclerc avait fini par obtenir gain de cause : l'octroi, à l'Olympique de Marseille, d'une première subven- tion, la plus importante qu'une équipe de football eût jamais obtenue en France jusqu'ici : 300 millions — pour les quatre années suivantes. Cependant, au terme de ce délai, les joueurs marseillais devraient avoir rapporté la Coupe de France — ou un titre de Champion — sur la Canebière. Ils allaient tenir parole. En outre, l'O.M. aurait, dorénavant, « l'entière disposition du Stade-Vélodrome ». Ils n'étaient plus, ni aussi démunis, ni aussi inconnus. Leurs noms ne volaient pas encore, de bouche en bouche, à travers tout le pays, et ils ne monopolisaient pas assurément les gros titres de la presse. Mais ils commençaient à faire parler d'eux. Et la France du football, déjà, s'interrogeait à leur sujet. Jean-Paul Escale, l'ancien ouvrier sur tôle qui, la saison précédente encore, avait repris son métier entre deux matches et deux séances d'entraînement, gardait toujours les buts de l'O.M. A la petite phalange de l'été 65 étaient, progressive- ment, venus s'adjoindre le blond Lithuanien Trusas, Fiawoo le Togolais, le Franco-Argentin Gauthier venu de Lille, Buron, l'ailier gauche normand, Sejnera le stoppeur, le Lorrain Erhardt, Bérangé du Stade-Français, Hatchi le Guadeloupéen, Brotons, le dribbleur oranais de Salon-de-Provence, Casolari le Cannois, Henri Lopez... Tous menaient la vie dure à leurs rivaux de Reims, de Bastia, d'Ajaccio, Metz et Toulon, d'An- goulême et du Racing de Paris, pour conquérir les places qui seraient les plus chères à l'heure du classement final. Un an auparavant, les amateurs ajacciens avaient « sorti » les professionnels marseillais de la Coupe de France, sur un score sans appel, en leur marquant cinq buts contre un seul logé par l'équipe de Mario Zatelli au fond des filets corses. Quel va être le sort réservé à l'O.M. de Leclerc, en 1966 ? Il est nettement trop tôt pour songer à un succès en Coupe. L'effectif olympien est, certes, vaillant et généreux, combatif, résolu à défendre sa place au soleil, mais encore bien fragile, et en tout cas, hors d'état de prétendre pouvoir se mesurer aux « grands » clubs opérant à l'échelon supé- rieur, fût-ce à l'occasion de l'épreuve favorite des Marseillais où, dans le passé, les Olympiens s'étaient imposés par six fois. Mais c'est l'occasion, aussi, de jauger les ressources de l'O.M. 66. Le premier test a lieu contre Saint-Raphaël : les Corses de 1965 avaient « passé » cinq buts aux Olympiens ; en 66, ceux-ci en marquent deux, sur leur terrain de l'Huveaune, à l'équipe raphaéloise, sans en concéder aucun. Au tour suivant, l'adversaire que le tirage au sort vient de désigner aux Marseillais doit sonner, théoriquement, le glas des espé- rances phocéennes : qui, en effet, songerait à donner Mar- seille vainqueur contre les rugueux Girondins de Bordeaux ? Personne. Pas même Zatelli, pas même Marcel Leclerc — pas même Emmanuel Aznar, le vétéran, héros de la der- nière Coupe de France remportée par l'O.M. contre ces mêmes Girondins. Le match a lieu à Sète, terrain neutre, au stade des Métairies. Et, contre toute attente, Bordeaux s'épuise à cher- cher la faille dans la formation marseillaise, Bordeaux, grand spécialiste de la Coupe et qui, pourtant, n'est parvenu qu'une seule fois à ramener le trophée chez lui, Bordeaux qui encaisse un premier but de l'O.M. et provoque la stupé- faction, puis un second qui l'élimine définitivement. Cependant, la Coupe reste la Coupe, « royaume du ca- price, de la bravoure et de l'exploit », de la surprise, de l'inattendu, de l'aventure, du suspense, du paradoxe : après leur victoire sur les Girondins, les Marseillais se font, à leur tour, éliminer à Brest, par les Bretons amateurs de Saint- Brieuc. N'importe : en six mois, le nouvel O.M. revenu de loin a su, lentement mais sûrement, ranimer la flamme vacillante du football dans le cœur des Marseillais toujours prêts à s'em- braser dès qu'il s'agit d'aventure — et surtout si cette aven- ture se rapporte au ballon rond. Ne nous faisons pas d'illusions, la route sera longue, avait prédit Leclerc, l'été précédent, en prenant en main les affaires de l'O.M. Celles-ci n'avaient, en définitive, marché ni si mal, ni si lentement : à mesure qu'un nouvel été se rapprochait, le club phocéen après avoir flirté dangereusement avec le fond du classement pouvait, sans excessif optimisme, escompter terminer sa saison dans les quatre ou cinq premiers du ta- bleau. Personne, à Marseille, n'eût considéré cette pers- pective autrement que comme une promotion éminemment satisfaisante. Or, il se trouva qu'au début du printemps 1966, l'Olym- pique de Marseille talonnait le Stade de Reims, le leader, où opérait toujours et qui, lui aussi, venait d'effectuer un spectaculaire redressement, « roue contre roue » avec les Marseillais. En début de championnat, l'O.M. avait battu les Rémois ; au match retour, au stade Auguste- Delaune, les Marseillais réalisaient une excellente opération en obtenant le nul. Deux rencontres restent encore à disputer : contre Béziers, qui nourrit des desseins ambitieux similaires à ceux de Mar- seille, et contre Bastia qui n'affiche pas moins d'appétit. Le sort de Béziers est réglé, à Béziers, par 2 à 0 en faveur des Marseillais. Reste Bastia. C'est la dernière partie de l'année, l'ultime journée du Championnat. Et elle va se jouer à Marseille. Tout Marseille est là — et toute la Corse de Marseille. Et, bien entendu, tous les Corses qui ont accompagné les Bastiais depuis leur île. La « marmite » de l'Huveaune, par un orageux après- midi de juin, est chauffée à blanc, où s'écrasent, piétinent, tanguent et s'époumonent bien avant l'ouverture des débats, 15 000 spectateurs fanatisés, prêts à l'émeute. Celle-ci éclate — au moment où l'O.M. ayant inscrit son premier but par Buron, le bouillant ailier africain Fiawoo, méchamment agressé par un adversaire et s'étant sans plus différer fait justice lui-même, est expulsé du terrain. L'O.M. ne jouait plus, désormais, qu'à dix. Mais Escale, le portier marseillais, montait bonne garde dans sa cage et se trouvait à la parade, subissant l'assaut corse qui, maintenant, s'était déchaîné. Repoussés, les Corses refluaient, repartaient à l'attaque, puis reculaient et, fina- lement, se diluaient, tandis qu'à l'autre bout du stade, un nouveau but des Marseillais, que vient de marquer Joseph faisait trembler les filets bastiais. Survoltés, les neuf Olympiens du champ sonnaient la charge, bousculaient leur adversaire sous le ciel qui se couvrait, et marquaient, par Brotons, le troisième et dernier but de la partie, écrasant — 3 à 0 — Bastia qui restera en seconde Division. Le stade tout entier se dressa. Marseille avait gagné : moribond un an plus tôt, l'O.M. « remontait ». Après trois interminables années, le vieux club phocéen reprenait sa place en Division nationale : celle où se livrent les grands duels du football français et européen, où se recrutent les joueurs sélectionnés pour l'équipe de France. Le pari engagé par Marcel Leclerc avait été tenu ; main- tenant allait venir le défi. Ce soir-là, à la sortie du stade, un cortège se forma spontanément, en dépit des nuées menaçantes qui s'amon- celaient au-dessus de la ville, tandis qu'une foule de Mar- seillais escortait joueurs et dirigeants dans leurs voitures, ce qui n'était plus arrivé depuis longtemps, et malgré la pluie fine qui commençait à tomber, s'en alla à travers rues et boulevards faire retentir les vieux chants d'allégresse qui