UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE

ÉCOLE DOCTORALE I Mondes anciens et médiévaux

T H È S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE Discipline/ Spécialité : Études grecques Présentée et soutenue par : Ourania TOMARA

le : 22 juin 2013

ÉTUDE DIACHRONIQUE DE TRADUCTIONS EN GREC MODERNE DE DEUX TEXTES DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE FRANÇAIS : LES LETTRES PERSANES DE ET ZADIG DE

Sous la direction de : M. Henri TONNET Professeur émérite, Université Paris IV Paris -Sorbonne

JURY: M. René BOUCHET Professeur émérite, Université de Nice Sophia-Antipolis Mme Martine BREUILLOT MCF HdR, Université de Strasbourg Mme Eleni SELLA Professeur des universités, Université nationale et capodistrienne d’Athènes M. Henri TONNET Professeur émérite, Université Paris IV Paris -Sorbonne Résumé

La thèse étudie les traductions en grec moderne de deux œuvres du mouvement des Lumières françaises. Elle explore les Lumières néohelléniques et appréhende les principaux points de l’idéologie de ce mouvement en relation avec le contexte socioculturel et historique du monde grécophone, afin de présenter les facteurs qui donnent naissance à la « question de la langue » et d’établir les conditions qui influent sur l’art de la traduction et sur la langue utilisés à l’époque. Les relations idéologiques du mouvement des Lumières néohelléniques avec l’œuvre de Montesquieu et de Voltaire et leur réception sont également explorées. Il est question de l’art de la traduction en même temps que de la langue utilisée dans le monde grécophone au XIXe siècle, dans une approche méthodologique originale. L’étude contrastée de la question de la langue avec l’univers idéologique de chaque type d’expression langagière, ainsi que la présentation pragmatologique des œuvres étudiées permettent d’étayer la relation des choix linguistiques avec le contexte socioculturel de leur apparition. L’étude conclut sur la présentation d’un travail à vocation lexicologique où les vocables sont interrogés sous un angle diachronique, et à partir du texte français, les traductions de deux œuvres sont analysées depuis le XIXème siècle jusqu’à l’âge contemporain. L’évolution sémantique des termes recherchés est présentée dans un souci de précision, à partir d’un corpus conséquent, mobilisant des sources primaires et des dictionnaires du XVIIIème au XXIème siècle. Ce travail permet de dégager des conclusions sur la langue, valables pour l’appréhension de l’évolution du vocabulaire néohellénique dans son ensemble.

Lumières néohelléniques, traduction, Montesquieu, Voltaire, traductologie, évolution du vocabulaire, sociolinguistique, katharévoussa, démotique, lexicologie, grec moderne.

[A diachronic study of the Greek translations of two eighteenth century French texts: Montesquieu’s Persian Letters and Voltaire’s Zadig]

Résumé en anglais The thesis studies the translations into Modern Greek of two works of the French Enlightenment. It examines the ideological hallmarks of the Greek Enlightenment in light of the sociocultural reality of the Greek-speaking world, in order to elucidate the origins of the language controversy as well as the various forces shaping translations and language at that time. It also explores the ideological affinities between Montesquieu, Voltaire and the Greek Enlightenment, as well as the reception of the two writers in . The art of translation is separately analyzed and discussed, as is language as key to a novel methodological approach towards translation in the Greek-speaking world of the 19th century. Throughout the thesis, linguistic matters are addressed against the backdrop of ideological developments. The approach to the individual works is intended to reveal the linguistic choices that were made, how these affected the lexicological development of the language, and the sociocultural context in which this occurred. The thesis concludes with an extensive lexicological analysis of terms found in the corpus, predicated on a comparison of the different translations of the two works in question, from the 19th century to the present. The semantic evolution of the terms studied is traced in detail, using a wide range of literary sources and dictionaries, going back to the 1700s. Based on this historical cultural and lexicological groundwork, a number of conclusions are drawn. In the end, this study of the language and vocabulary reveals certain tendencies and, more generally, sheds new light on the dynamics and advancement of the Modern Greek lexicon as a whole.

Greek Enlightenment, Translation, Montesquieu, Voltaire, Translation studies, Lexicon evolution Katharevoussa, Demotic language, Lexicology, Modern Greek.

Discipline : Études grecques

École Doctorale I, Mondes anciens et médiévaux

TABLE DES MATIÈRES AVANT -PROPOS ...... 11

INTRODUCTION ...... 19

PREMIERE PARTIE ...... 27

LES LUMIERES NEOHELLENIQUES : UNE HISTOIRE DES IDEES ...... 27

A. LES LUMIERES NEOHELLENIQUES : QUAND – OU – COMMENT . 29 I. L’IDENTITE DU MOUVEMENT ...... 29 II. LES GRANDES PERIODES ...... 35 i) Première période ...... 35 ii) Deuxième période ...... 39 iii) Troisième période ...... 48

B. LA PHILOSOPHIE AU TEMPS DES LUMIERES NEOHELLENIQUES ...... 53 I. SOURCES ET TRANSFERTS ...... 53 Quel contenu ? ...... 55 Quel rôle pour les idées philosophiques ? ...... 57 La philosophie de la « philosophie » ...... 60

II. LES HOMMES ECLAIRES DE LA PHILOSOPHIE DES LUMIERES NEOHELLENIQUES ...... 63 Evgenios Voulgaris ...... 63 Dimitris Katardzis ...... 67 Iossipos Moissiodax ...... 71 Veniamin Lesvios ...... 75 Christodoulos Pablekis ...... 76 Athanassios Psalidas ...... 77 Adamance Coray ...... 79 III. LES CONSERVATEURS OU ANTIPHILOSOPHES ...... 83 Athanassios Parios ...... 83 Panagiotis Kodrikas ...... 85

C. LES LUMIERES NEOHELLENIQUES ET L’EGLISE ORTHODOXE.

4 UNE RELATION DIFFICILE ? ...... 88 Une introduction : la configuration du pouvoir ...... 88 Les mouvements d'idées ...... 90 Naissance du conservatisme, ou un progrès latent ...... 93 Nouvelle classe sociale ...... 95 Les révolutions et la réaction ...... 97 Les enjeux politiques ...... 99 La guerre des pamphlets ...... 100 Les académies en tant que zones d’influence ...... 111 Au tournant du siècle ...... 113 Défaite ? ...... 114 La société change : les deux camps ...... 115 Le rôle de l’Église ...... 116

DEUXIEME PARTIE ...... 120

UNE HISTOIRE DE LANGUE, UNE HISTOIRE DES MOTS ...... 120

A. LE SUJET DE LA LANGUE PENDANT LA PERIODE DES LUMIERES NEOHELLENIQUES ...... 122 I. UNE HISTOIRE DE DIGLOSSIE ...... 122 Langue et Nation ...... 122 L’Église : un tout premier réformateur ...... 124 Langue imprimée ...... 127 Langue enseignée ...... 128 Langue des Phanariotes ...... 128 II. L’ADMIRATION DE LA LANGUE ARCHAÏQUE ...... 130 Les débuts de la question de la langue ...... 130 Evgenios Voulgaris et le grec ancien ...... 132 Une question polémique ...... 133 Sous l’influence de Voulgaris ...... 134 III. L’ADMIRATION POUR UNE LANGUE SIMPLE ET SANS FAÇON ...... 139 Dimitris Katardzis ...... 140 Autres tendances autour de la langue populaire ...... 144

5 Le besoin de corrections ...... 151

IV. ADAMANCE CORAY ET LA VOIE MOYENNE (ΜΕΣΗ ΟΔΟΣ) ...... 152 Adamance Coray ...... 152 La langue devient synonyme de liberté ...... 153 La voie moyenne ...... 155 Mots étrangers –Passion pour l’étymologie ...... 158 Un lexicographe helléniste ...... 160 Relation entre la langue ancienne et la langue vernaculaire ...... 162 Les tendances de l’évolution de la langue ...... 164

B. PRECIS HISTORIQUE...... 167

I. L’EVOLUTION DU MOT IDENTITAIRE DANS LA DIACHRONIE, OU COMMENT LA

TRANSFORMATION NATIONALE MARQUE LA TRANSFORMATION DES MOTS .... 167 Hellènes, Grecs ou Romains ? ...... 167

II. L’EVOLUTION DE LA LANGUE DANS LA DIACHRONIE. ABREGE HISTORIQUE...... 179 L’établissement d’une langue officielle ...... 179 La purification du vocabulaire ...... 180 La démotique au premier plan ...... 182 La question de la langue est dorénavant résolue mais continue à évoluer .. 187

C. LA RECEPTION DE VOLTAIRE ET DE MONTESQUIEU, PAR LES LUMIERES NEOHELLENIQUES ...... 190 I. VOLTAIRE DANS LES LUMIERES NEOHELLENIQUES ...... 190 Voltaire : une figure emblématique des Lumières européennes ...... 190 Références bibliographiques sur les traductions de Voltaire ...... 192 Zadig ou la destinée la traduction de D.N. Iskenderis ...... 197 Le choix de l’ouvrage par D.N. Iskenderis ...... 200 La réception intellectuelle de Voltaire dans les Lumières néohelléniques .. 203 Le mouvement anti-Lumières et Voltaire ...... 205 Le développement de l’esprit philosophique et Voltaire ...... 207 Quand le nom de Voltaire est passé sous silence ...... 209 Voltaire en Grèce moderne ...... 211 II. MONTESQUIEU DANS LES LUMIERES NEOHELLENIQUES ...... 213

6 Montesquieu : une figure emblématique des Lumières européennes ...... 213 Références bibliographiques sur les traductions de Montesquieu ...... 214 La traduction des Lettres Persanes ...... 220 Lettres Persanes, la traduction de 1836 par Néoclis Papazoglou ...... 221 Néoclis Papazoglou un enseignant éclairé et progressiste ...... 222 La réception intellectuelle de Montesquieu dans les Lumières néohelléniques ...... 227 L’influence de la pensée de Montesquieu dans la Grèce postrévolutionnaire ...... 240 Montesquieu à l’époque moderne ...... 242

D. POUR UNE THEORIE DE LA TRADUCTION DANS LA PERIODE DES LUMIERES NEOHELLENIQUES ...... 244 I. INTRODUCTION HISTORIQUE ...... 244 Les premières traductions ...... 245 La traduction en tant qu’acte littéraire ...... 246 II. LA TRADUCTION PENDANT LES LUMIERES NEOHELLENIQUES ...... 251 La traduction : un élément inséparable de l’histoire de la langue ...... 251 Les particularités de la période ...... 254 L’apport de la traduction – une étude sur la traduction à travers la lecture de la « Bibliographie Hellénique du XVIIIème Siècle » d’Émile Legrand ...... 256

III. APPROCHE METHODOLOGIQUE DE LA TRADUCTION NEOHELLENIQUE AU

XVIIIE SIECLE ...... 263 Une série de questions et de réponses ...... 263 État de la recherche ...... 265 Le rôle de la traduction au XVIIIème siècle néohellénique ...... 266 L’horizon d’attente et les approches du texte final ...... 267 Le traducteur face à l’usage de la langue au XVIIIème siècle ...... 268 La critique de l’usage du style archaïsant ...... 274 La critique de l’usage du style mixobarbare (mixte barbarisé) ...... 276 Les trois modèles de la traduction de la période des Lumières ...... 282 Conclusion ...... 285

TROISIEME PARTIE ...... 287

7 LA TRADUCTION COMME TEMOIN DE L’EVOLUTION DU VOCABULAIRE NEOHELLENIQUE ...... 287

A. INTRODUCTION THEORIQUE – UNE APPROCHE PLURIDISCIPLINAIRE ...... 290

B. INSCRIPTION CHRONOLOGIQUE DU FONDS LEXICAL DU VOCABULAIRE NEOHELLENIQUE DANS LA TRADUCTION DE ZADIG DE VOLTAIRE PAR D.N. ISKENDERIS EN 1817 ...... 309 Avant-propos ...... 309 1) οφθαλµοκόρη, Épître dédicatoire de Zadig à la Sultane Sheraa, par Sadi (p.17) ...... 311 2) κωνοειδοπίλους Épître dédicatoire (p.18) ...... 312 3) σκώπτω, Chapitre premier (p.21) ...... 313 4) µεγαλαυχώ, Chapitre premier (p.22) ...... 315 5) υποζυγώνω, Chapitre premier (p.22) ...... 316 6) εράσµιος, ερασµία, Chapitre premier (p.23) ...... 317 7) µίνιστρος, Chapitre premier (p.23) ...... 319 8) πολίτης, πολίτιδα, Chapitre premier (p.26) ...... 320 9) οµνύω, Chapitre second (p. 27) ...... 324 10) διατρίβω, Chapitre second (p.27) ...... 327 11) σπληνώδης, Chapitre second (p.29) ...... 329 12) άψινθος, Chapitre troisième (p. 31) ...... 331 13) µυς, Chapitre troisième (p. 32) ...... 333 14) φαρφουρία, Chapitre troisième (p.32) ...... 337 15) αγχίνοια, Chapitre troisième (p. 32) ...... 340 16) µάλαγµα, Chapitre troisième (p.33) ...... 342 17) αειφυγίαν, Chapitre troisième (p.34) ...... 345 18) απόστηµα, Chapitre troisième (p. 36) ...... 348 19) ταλανίζω, Chapitre quatrième (p. 45) ...... 352 20) ψιττακός, Chapitre quatrième (p. 45-46) ...... 356 21) σατράπης, Chapitre cinquième (p. 49) ...... 358 22) µεγιστάνας, Chapitre cinquième (p. 49)...... 360 23) εγγαστρωµένη, Chapitre sixième (p. 56) ...... 363

8 24) σύµβαµα, Chapitre sixième (p. 57) ...... 367 25) κρισολογία, Chapitre septième (p. 63) ...... 372 26) ιοβόλος, Chapitre septième (p. 67) ...... 378 27) θηριογνώµων, Chapitre dixième (p.85) ...... 382 28) σατράντζιον, Chapitre douxième (p. 99) ...... 386 29) ριζάρι Chapitre treizième (p. 106) ...... 389 30) πύξος Chapitre treizième (p. 106) ...... 392

C. INSCRIPTION CHRONOLOGIQUE DU FONDS LEXICAL DU VOCABULAIRE NEOHELLENIQUE DEPUIS LA TRADUCTION DE LETTRES PERSANES DE MONTESQUIEU PAR NEOCLIS PAPAZOGLOU EN 1839 ...... 395 Avant-propos ...... 395 1) ακαλόβολα, Lettre 3 (p. 4) ...... 398 2) αναισθητότητα, Lettre 6 (p. 7) ...... 400 3) αξιοµισθία, Lettre 7 (p. 10) ...... 405 4) απουσία, Lettre 7 (p. 10) ...... 409 5) απόσυρµα, Lettre 8 (p. 12) ...... 413 6) καταβαρυµένος, Lettre 9 (p. 14) ...... 419 7) ρηχοπαλίρροια, Lettre 9 (p. 15) ...... 423 8) ωροτέταρτο, Lettre 9 (p. 16) ...... 427 9) δεσπότης, Lettre 9 (p. 16) ...... 428 10) εµπεριδεµένος, Lettre 18 (p. 33) ...... 434 11) πταρµίζοµαι, Lettre 18 (p. 35) ...... 438 12) δορυκτήτωρ, Lettre 19 (p.37) ...... 440 13) προβατώ –άω, Lettre 24 (p. 44) ...... 444 14) µισαλλόγυρον, Lettre 24 (p.44) ...... 446 15) κονστιτουσιόν, Lettre 24 (p. 46) ...... 450 16) ενδιαλαµβανόµενος, Lettre 24 (p. 46) ...... 454 17) φακιόλιον, Lettre 26 (p. 49) ...... 458 18) χειροθήκη, Lettre 28 (p. 54) ...... 460 19) κυλινδροφεγγίτης, Lettre 30 (p. 60) ...... 466 20) χειροµάνδηλον, Lettre 37 (p. 71) ...... 468

9 21) κτηµατουχία, Lettre 38 (p. 73) ...... 471 22) δικαστικό φόρεµα, Lettre 44 (p. 80) ...... 476 23) στραµουρίζει, Lettre 48 (p. 92) ...... 480 25) σπουδαρέσκεια, Lettre 56 (p. 113) ...... 483 26) πίστωσιν, Lettre 88 (p.187) ...... 486 27) παρλαµέντον, Lettre 92 (p. 193) ...... 491 28) κάµερα δικαιοσύνης, Lettre 98 (p. 207) ...... 494 29) χασµήρυµα, Lettre 110 (p.233) ...... 498 30) νεολόγοι, Lettre 130 (p. 275) ...... 500

D. APPRECIATION DES TRADUCTIONS DU XIXEME SIECLE, AU SUJET DE L’ETUDE DIACHRONIQUE DU VOCABULAIRE GREC ...... 504 I. LAISSER LES TEXTES PARLER ...... 504 II. La langue et le vocabulaire de la traduction de Zadig par D.N. Iskenderis ...... 507 III. La langue et le vocabulaire de la traduction des Lettres Persanes par N. Papazoglou ...... 515 IV. Remarques sur l’évolution du vocabulaire néohellénique ...... 524 Conclusion ...... 529

CONCLUSION FINALE ...... 532

BIBLIOGRAPHIE ...... 539 DICTIONNAIRES ...... 539 SOURCES PRIMAIRES ...... 542 SOURCES SECONDAIRES ...... 553

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Avant -propos

______

« La Grèce proprement dite - tant continentale qu'insulaire- est le centre géographique de la présente histoire, le foyer d’où l’hellénisme était destiné

à s’étendre en éventail sur des espaces plus ou moins vastes, selon le flux et le reflux de son expansion »1 selon C. Th. Dimaras. Cette citation définit la

Grèce en tant que société hybride, où, des éléments venus de l’Est, de l’Ouest, du Nord et du Sud de la Méditerranée se sont assimilés à travers les siècles, cultivant un caractère polymorphique.

Dans cet environnement, la notion de l’altérité devient une notion centrale de la pensée grecque, depuis l’Antiquité. Hésiode parlait des « Barbares », et c’est dans le cadre de « nous » et « des autres », qu’il inscrit la notion qui allait donner naissance à l’idée nationale. De la même façon, Plutarque, lui, s’occupait des parallélismes pour faire avancer la pensée philosophique.

L’avancement de la pensée se met en place d'une comparaison à l’autre.

1 C. Th. Dimaras. Histoire de la littérature néo-hellénique. Des origines à nos jours. Athènes, Collection de l’Institut Français d’Athènes, 1965, p.14.

11 L’altérité fait avancer la conception des idées qui se développent dans la diachronie d’une façon ou d’une autre.

Vers la fin du XVIIème siècle, dans les villes cosmopolites, ce rapport d’échange et cette culture d’ouverture semble s’établir de plus en plus entre les intellectuels Grecs et les philosophes des Lumières. Les Phanariotes,

Adamance Coray et les intellectuels de la période font partie d’un mouvement qui préparera la « révolution de 1821 », l’insurrection du peuple grec contre l’Empire ottoman. La Grèce crée sa nouvelle identité par un processus de transformation longue, à l’intérieur, et essaie de se définir en tant qu’entité autonome et de s’extraire du pouvoir ottoman, à l’extérieur.

Cette longue transformation passe par la culture et les nouvelles idées

« éclairées » qui arrivent de l’étranger, et sont donc les produits de l’altérité occidentale. L’identité hellénique se redéfinit, revendique un présent et un territoire national et pose des questions sur son passé et son futur. L’identité nationale passe par la langue et la religion principalement. Le débat sur la langue grecque commence dès la période des Lumières néohelléniques, continue lors de la création de l‘identité néohellénique et persévère depuis la révolution nationale contre les Ottomans jusqu’à nos jours.

Au XIXème siècle, la culture grecque moderne cherche à définir les composants du « génie national » en regroupant des éléments venant de

12 différentes périodes du passé. La quête de la grécité se poursuit au début du

XXème siècle et s’accentue avec la production littéraire et philosophique de la génération des années ’30, à la recherche de la modernité.

Un siècle après les Lumières néohelléniques, lors d’un deuxième moment de transition sociale important, où la présence de la classe bourgeoise, et l’ère de l’industrialisation (venue par ailleurs de l’Occident) pousse la Grèce à se redéfinir à nouveau par rapport à l’évolution moderne, le débat sur la langue s'enflamme. L’identité grecque et les enjeux historiques nationaux s’expriment très souvent à travers des questions sur la langue. Le genre

« Hellène » après un siècle de culture de son identité nationale2, crée un nationalisme expansionniste qui trouve son expression dans la guerre de

1922.

À travers ces deux moments historiques, nous voyons émerger une constante qui concerne le sentiment national et ses conséquences historiques : à savoir que, les moments de création ou d’évolution du sentiment national (suivis par la nécessité d’autodéfinition) créent une

2 En 1830 l’État grec moderne est créé. L’indépendance de la Nation grecque était déclarée par l’Assemblé nationale d’Epidaure (Α’ Εθνοσυνέλευση της Επιδαύρου) pour la première fois en 1822, et en 1830 fut signé le Traité d’Andrinople qui reconnait la Grèce en tant qu’Était autonome et le Protocole de Londres, qui reconnaît l’indépendance de la Grèce vis-à-vis de l’Empire ottoman.

13 dynamique qui s’exprime à travers des moments historiques significatifs, dont, notamment la guerre pour l’indépendance (1821), mais aussi la guerre d’expansion (1922). La nation grecque évolue et la langue, ou mieux encore l’idée de la langue idéale et le débat sur la question langagière évoluent avec elle, car le sentiment d’appartenance à la nation, passe par la langue. Nous pourrons ainsi parler de l’application de la constatation de Marc Fumaroli,

énoncée pour la langue française : « génie de la langue et génie de la nation se postulent l'un l'autre »3, dans le cas grec aussi.

L’idée de la liaison entre la langue et l’histoire grecques est centrale dans notre élaboration. La langue et la société grecque maintiennent des liens très

étroits. L’identité nationale est calée sur un modèle de langue qui sert à

établir les liens avec la civilisation de la Grèce antique. Ces liens sont primordiaux pour l’amour-propre de la population grecque, soumise à l’empire ottoman. Leur importance se voit aussi dans les revendications des territoires où vivaient les populations grécophones d’Asie Mineure, et dans la poursuite de l’idéal nationaliste de la Grande Idée. Il s’agit d’une idéologie qui exige que la Grèce moderne retrouve toute la gloire de son passé historique en réunissant sous son pouvoir les territoires où la civilisation grecque avait fleuri depuis l’antiquité et la période byzantine.

Comme le dit A. Liakos (c'est nous qui traduisons) “l’incorporation de

3 Marc Fumaroli. Le génie de la langue française, Paris : Gallimard, 1994.

14 l’Antiquité constitue non seulement le début de l'histoire nationale, mais en réalité constitue la construction de l'objet dudit récit. Pour les Grecs, se sentir grec signifie intérioriser leur relation avec la Grèce antique »4.

La question de la langue, mais surtout l’évolution du vocabulaire est une question que nous aspirons examiner. Notre intérêt est un intérêt d’ordre herméneutique au sens large ; pour citer Paul Ricœur l’interprétation est « le travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les niveaux de signification impliqués dans la signification littérale. »5 Cette définition nous mène à la nécessité de déterminer ce qui est un texte, quel est son fonctionnement, mais surtout notre propre approche interprétative envers l’univers textuel.

Bien sûr un texte est « tout discours fixé par l’écriture, et selon cette définition, la fixation par l’écriture est restrictive du texte lui-

4 “the incorporation of antiquity constitutes not simply the beginning of the national narrative, but actually the construction of the object of this narrative. For Greeks, to feel as national subjects means to internalize their relationship with Ancient Greece”. A. Liakos, « Hellenism and the Making of Modern Greece: Time, Language, Space », in K. Zacharia (ed.), Hellenisms: Culture, Identity and Ethnicity from Antiquity to Modernity, Hampshire : Éditions Ashgate, 2008 p. 206. 5 Paul Ricœur. Le conflit des interprétations, Essais d’herméneutique I. Paris : Éditions du Seuil, 1969, p. 16.

15 même. »6 Cependant la relation entre l’œuvre du discours, et le monde dans lequel cette œuvre est créée, est vitale pour un effort d’interprétation. Il y a un lien dynamique et une projection du monde sur le texte lui-même, que chaque effort interprétatif ne saurait ignorer, parce que cela serait égal à la négation du sens propre lié au texte étudié. Notre vision et perception de ce qu’est un texte se rapproche à la définition proposée par G. Kentrotis, selon laquelle le texte englobe les influences temporelles et historiques, les nécessités sociales et culturelles qui agissent lors de sa naissance, tout en constituant une construction linguistique qui reflète tout un système linguistique particulier avec ses règles7.

Cette vision nous met face à des questions qui tournent autour de la réception des traductions choisies, vis-à-vis de l’idéologie et des courants philosophiques, linguistiques et politiques de la période, mais aussi nous oblige en même temps à nous concentrer sur une recherche lexicographique pure, afin d’interroger la relation du lecteur avec les textes que nous

6 Paul Ricœur. Du texte à l’action, Essais d’herméneutique II. Paris : Éditions du Seuil, 1986, p. 137-138. 7 « Προεγαγγελτικά µπορούµε να πούµε εδώ ότι το κάθε κείµενο αποτελεί α) µόρφωµα υποκείµενο σε χωροχρονικές επιδράσεις, υπό την έννοια ότι κατ’ ανάγκην εντάσσεται σε ορισµένο κοινωνιοκουλτουραλικό περιβάλλον κατά τη στιγµή της γένεσής του, και β) µόρφωµα γλωσσικό, όπου αντικατοπρίζονται οι ιδιοτροπίες των καθέκαστων γλωσσικών συστηµάτων και κανόνων.» G. Kentrotis. Θεωρία και Πράξη της µετάφρασης, [Théorie et pratique de la traduction]. Athènes : Éditions Diavlos, 1996, p. 132.

16 étudions, et sa compréhension des traductions étudiées. Ainsi, dans un premier temps il faudrait définir l’univers idéologique, philosophique, social, politique et linguistique où naissent ces traductions, pour examiner, dans un deuxième temps, le vecteur texte-traducteur et déterminer les mécanismes et le contexte régissant ses choix lexicaux, avant d’arriver à l’examen de la relation entre lecteur et texte traduit, et d’explorer les sens des mots et leur évolution dans un système linguistique dynamique.

En effet, cette problématique s’avère être un effort pluridisciplinaire, où il faut découvrir des points de convergences entre l’histoire, l’anthropologie, la linguistique et la philosophie, parce que la question la plus profonde, derrière toute recherche qui concerne les significations et les mots tourne finalement autour du problème de la compréhension. Souvent la notion de la compréhension est envisagée comme élément constitutif d’une seule discipline, et se trouve rarement prise dans une problématique pluridisciplinaire qui aspire à susciter et examiner la rencontre entre linguistique et herméneutique. En bref, la citation de Jacques Bouveresse :

« la linguistique en tant que théorie de la compétence tacite du locuteur standard placé dans les conditions de l’échange linguistique ordinaire semble privilégier une conception à la fois statique et automatique de la compréhension, que l’herméneutique rêve de compléter ou de remplacer par une approche du langage qui ferait droit également à l’aspect

17 temporel, historique, créatif, imprévisible et incalculable du problème de la compréhension et à tout ce qui , dans la compréhension envisagée sous cet aspect, semble excéder les limites de la compétence linguistique, au sens étroit8 »,

nous ramène au cœur de notre problématique, des questions soulevées et des réponses auxquelles nous aspirons répondre.

8 Jacques Bouveresse. Herméneutique et linguistique suivie de Wittgenstein et la philosophie du langage. Combas : Éditions de l’Éclat, 1991, p. 10.

18

Introduction

______

Notre objet de recherche porte sur les traductions en grec moderne de deux textes du dix-huitième siècle français : la traduction de Lettres Persanes de

Montesquieu, traduit par N. Papazoglou en 1836, et la traduction de Zadig de Voltaire, traduit pat D.N. Iskenderis en 1817. Les questions posées par un tel sujet sont nombreuses et concernent plusieurs domaines. D’abord il s’agit d’un sujet qui nous introduit à l’étude du mouvement des Lumières dans le monde néohellénique, une période extrêmement importante avec des liens très étroits avec la culture et la production intellectuelle française du

XIXème siècle. L’étude des textes traduits, se focalise sur l’étude de l’énoncé, au monde de la sémantique par excellence, la traduction étant un processus communicationnel qui sert à transférer des contenus, des messages, des idées et des notions d’un texte-source vers un texte-cible.

René Ladmiral définit la traduction comme :

« [...] un cas particulier de convergence linguistique : au sens le plus large, elle désigne toute forme de “médiation

19 interlinguistique”, permettant de transmettre de l’information entre locuteurs de langues différentes. La traduction fait passer un message d’une langue de départ ou langue-source dans uns langue d’arrivée ou langue-cible. »9

L’étude diachronique des traductions signale une invitation à faire une étude comparative entre les versions de la traduction la plus ancienne vers la traduction la plus récente de Zadig et de Lettres Persanes, respectivement.

Cette étude comparative constitue un point de départ pour explorer la période des Lumières néohelléniques, l’effet du mouvement sur la question de la langue et l’art de la traduction, et également l’apport de Montesquieu et de Voltaire dans les Lettres néohelléniques de l’époque. Le corps des textes est assez vaste et intéressant à ce qu’il permet une étude précise des questions qui concernent la langue sur une étendue diachronique large : depuis le XIXème siècle, jusqu’au XXIème siècle. À travers notre corpus, et son étude diachronique, nous cherchons à étudier l’évolution du vocabulaire néohellénique, qui est la question à laquelle nous nous concentrons et à laquelle nous souhaitons répondre.

9 Jean René Ladmiral. Traduire : théorèmes pour la traduction. Paris : Éditions Gallimard, 1994, p. 11.

20 Les conditions extérieures, la projection du monde sur les textes étudiés, sont très importants pour la détermination des significations et donc primordiaux pour notre compréhension ; la compréhension du passé étant très importante pour une meilleure interprétation des textes étudiés. La projection des conditions extérieures détermine, pas seulement le contenu d’un texte, mais aussi, comme nous le verrons dans notre recherche, détermine en grande partie la langue utilisée pour véhiculer les idées désirées, ici les idées de Voltaire et de Montesquieu, qui sont transférées dans le monde néohellénique à travers les traductions du XIXème siècle.

Le parcours que nous suivrons nous permettra d’encadrer notre recherche historiquement, analyser l’époque où les traductions étudiées étaient produites, déchiffrer leur signification à un niveau culturel et intellectuel pour passer à l’étude détaillée de leur langage et de l’énoncé. Ainsi, nous allons essayer de tracer des parallèles entre l’histoire de la Grèce et la langue grecque, en passant par l’histoire des idées qui ont marqué la société et l’histoire grecques modernes. Le vocabulaire suit l’histoire de la langue qui suit et s’enchevêtre avec l’histoire des idées, depuis la période des

Lumières. Donc, pour comprendre l’évolution du vocabulaire il faudrait, dans un premier temps, suivre le fil de l’histoire des idées de la période de

Lumières, où prit naissance le début de la controverse linguistique que nous allons, par la suite, présenter. Il est important de comprendre le rôle des

21 différents acteurs et les sphères d’influence dans l’évolution du mouvement des Lumières néohelléniques, parce qu’il s’agit d’un mouvement qui historiquement fut décisif pour la « grécité » mais aussi pour l’évolution et les particularités de la langue grecque moderne.

Nous retrouverons le fil conducteur de cette élaboration lors de notre présentation de la « question de la langue », qui détermine l’évolution du grec moderne jusqu’au XXème siècle. La présentation des acteurs principaux du débat sur la langue pendant les Lumières néohelléniques va nous permettre d’être en position de caractériser, reconnaître et interpréter la langue utilisée par les auteurs des traductions étudiées. La langue grecque se trouve à un point de son histoire, où après longtemps, elle envisage un avenir en tant que langue d’un État officiel, et avec son changement de rôle, les enjeux concernant les différentes voies possibles de son évolution changent aussi, et la déterminent. Il serait donc nécessaire de parcourir l’histoire de la langue grecque, dont le vocabulaire fait partie. Dans cet objectif, nous étudierons en parallèle l’histoire nationale et l’histoire de la langue. Ainsi, nous estimons pouvoir faire ressortir les liens entre la société, la langue et le vocabulaire.

Le choix des textes traduits vers le grec est significatif et sert à nous guider dans une analyse par excellence traductologique, car il s’agit des textes-

22 phares de la période des Lumières traduits et retraduits vers le grec au fil des années. Ces sont : Zadig de Voltaire et les Lettres Persanes de Montesquieu, ouvrages de deux auteurs illustres des Lumières françaises. Les deux philosophes sont traduits et étudiés par les intellectuels qui font partie des

Lumières néohelléniques. Leur traduction constitue un exemple-type du lien de l’interculturalité entre le mouvement français et le mouvement grec. Il s’agit d’un transfert culturel qui réalise le fameux « transvasement des idées », cité à plusieurs reprises par Adamance Coray. Par la présentation et l’examen du rôle particulier de Voltaire et de Montesquieu dans les

Lumières néohelléniques nous cherchons à comprendre un peu plus le génie créateur des traductions étudiées. Il s’agira notamment de découvrir, l’histoire, la vie et l’œuvre de D.N. Iskenderis et de N. Papazoglou.

Il faut également arriver à connaître le rôle de la traduction à l’époque, que nous étudierons dans le but d’établir une méthodologie précise pour expliquer la langue utilisée et l’approche du traducteur de l’art de la traduction et de son texte-source, sans laisser de côté la réception des traductions produites, et la corrélation entre la critique des ouvrages traduits par rapport à la langue utilisée. Pour le faire nous allons plonger dans les textes de notre corpus, mais aussi en essayant de puiser le plus possible de sources primaires de la période, dans les traductions du XVIIIème siècle. En effectuant une recherche sur une fraction de la bibliographie de la période,

23 qui est géographiquement dispersée en peu partout en Europe, nous avons

étudié la bibliographie d’Émile Legrand, dans l’intérêt d’établir les grandes lignes qui régissent la traduction en tant que art, mise à part et étudiée en tant que telle. La traduction comme processus, représente une partie importante de notre corpus et mérite une attention particulière, étant le moyen à travers lequel nous avons accès aux textes que nous étudierons par la suite.

Notre partie finale consiste en une partie spécialisée, où nous présenterons une série de termes recueillis à travers l’étude de notre corpus et analyser leur évolution sémantique dans la diachronie. Ce corpus comprend des traductions des ouvrages déjà cités. En ce qui concerne Zadig, les traductions disponibles sont: Τα περί του Σαδίκην ή την ειµαρµένην traduit par D. M. Iskenderis (1819), Ζαντίγκ ή το πεπρωµένο traduit par Irène Marra

(1979), et Ζαντίγκ, traduit par Sofia Dionyssopoulou (2006). Pour Les

Lettres Persanes nous étudierons une traduction de 1836, dans sa version originale, sous le titre Επιστολαί Περσικαί του Μοντεσκιώ par Néoclis

Papazoglou (1836), la traduction de G. Vlastos, Περσικά Γράµµατα parue en

1925, et la traduction de Niki Molfeta, Περσικές Επιστολές, parue en 1998.

À partir de cet ensemble de traductions, nous allons procéder à une comparaison sur deux axes : d’abord, nous allons comparer les différentes

24 traductions avec le texte d’origine, et ensuite les traductions entre elles pour déceler les différences présentes en diachronie. Le nombre de traductions disponibles, et la distance historique qui les sépare contribuent à l’originalité de notre projet. Il existe, en effet, peu de travaux portant sur l’étude diachronique d’anciennes traductions. Comme l’affirme H. Tonnet dans son livre Études sur la nouvelle et le roman grecs modernes, "l'histoire des idées, des courants littéraires et de la langue grecques aurait beaucoup à gagner à l'étude systématique des plus anciennes traductions".

L’examen des traductions se focalise sur les choix séméiologiques, stylistiques et pragmatologiques que nous observerons lors de notre étude.

En même temps, à l’aide d’un corpus de dictionnaires et des écrits qui couvrent la période depuis le XIXème siècle jusqu’à l’âge contemporain, nous nous mettons à examiner l’évolution sémantique des termes intéressants. L’étude des termes particuliers nous amène à faire une inscription chronologique du fonds lexical du vocabulaire néohellénique à travers le corps des traductions étudiées. En s’appuyant sur ce travail de vocation lexicologique nous sommes en mesure d’offrir notre vision sur l’évolution du vocabulaire néohellénique, et finalement de proposer une inscription des mécanismes que nous avons observés se mettre en place au sein de la langue néohellénique dans la diachronie.

25 La traduction sert à révéler un échange à la fois linguistique et idéologique, et sert à tracer les marques d’un comparatisme qui se trouve au cœur de l’exemple grec. À travers l’étude de la traduction, il serait possible d’aborder l’histoire des idées et l’histoire de la langue d’un point de vue novateur, en élargissant notre problématique initiale. La traduction fonctionne en tant que moyen d’évaluation de l’altérité d’une civilisation

étrangère, qui en passant dans la langue-cible se transforme en identité. Car, après tout, l’étude traductologique sert à reconnaître les échanges idéologiques et l’interculturalité et constitue un moyen d’approcher, d’un point de vue différent, notre problématique initiale qui est une étude sur le vocabulaire, présentée à partir du postulat que les sociétés participant à l’énonciation de la langue font partie intégrante de notre étude de recherche.

26

PREMIÈRE PARTIE

Les Lumières néohelléniques : une histoire des idées

Le mouvement des Lumières néohelléniques est un mouvement qui a un riche patrimoine idéologique, en philosophie sociale. Malgré les tensions à l’intérieur de ce mouvement, ses contradictions et ses différentes manifestations, ce courant s’est étendu sous diverses formes, en occident comme en orient. L’approche de sa réception en Grèce à la fin du XVIIIème et au début du XIXème siècles est liée à des causes politiques et sociales. Il serait intéressant d’étudier ceux qui comme (A. Coray, E. Voulgaris, I.

Moissiodax, D. Katardzis, V. Lesvios, Ath. Psalidas et d’autres encore) ont

à l’ origine contribué à l’opération de la metakenosis (« transvasement ») des idées européennes vers le milieu des intellectuels grecs, et examiner les réactions à ce fait, dans la perspective des traditions, des institutions, des tendances spirituelles et sociales, qui sont spéciales à la Grèce.

L’occupation ottomane et ses conséquences, l’absence d’éducation du clergé et en général le conservatisme de l’Église ont refréné la large acceptation du mouvement des Lumières. Nous souhaitons examiner l’identité du mouvement des Lumières néohelléniques, étudier ses représentants et faire

27 une présentation de certaines entraves par rapport à sa diffusion. Les réactions qui proviennent surtout des sources conservatistes orthodoxes, envers le courant des Lumières, avaient un fondement philosophique, donc une présentation des idées philosophiques du courant serait intéressante et nécessaire, pour être en position de comprendre son apport intellectuel avant d’approfondir notre réflexion en revenant à notre préoccupation initiale sur des questions de langue plus spécialisées.

28

A. Les Lumières néohelléniques : Quand – Où – Comment

I. L’identité du mouvement Les Lumières constituent la suite d’un mouvement à connotation polyvalente et assimilatrice qui dépasse une nationalité ou une ethnie. Les

Lumières néohelléniques forment la continuation d’un mouvement européen, dit Englightment, Aufklärung, Illuminisme et

Lumières respectivement, répandu plus ou moins pendant la même période en Europe. Son nom, équivalent des Lumières en français, porte plusieurs connotations qui sont révélatrices par rapport à l’histoire culturelle grecque.

Le nom « Lumières » (φώτα) et le nom « illumination » (διαφωτισµός), utilisés en grec pour connoter ce mouvement, rappellent des phrases utilisées dans la langue ecclésiastique, telles que φωστήρας (quelqu’un qui est brillantissime, le mot connote aussi le nom des trois saints de l’Église

Orthodoxe, dits «φωστήρες ») ou même la fête ecclésiastique «τα φώτα» qui désigne l’Épiphanie.

29 Un mouvement européen Le mouvement et ses influences directes ou indirectes, issues du mouvement des Lumières européennes, se manifeste de façon différente dans chaque pays. Roland Mortier explique cette particularité du mouvement des

Lumières européennes, qui constitue en même temps sa spécificité, celle d' un mouvement qui a paru en Europe, plus au moins pendant la même période, mais sans être entièrement homogène ni totalement identique. Il précise que : «Dans chaque aire culturelle la notion s’est inscrite dans une situation historique particulière, par rapport à laquelle elle se définit, souvent en termes d’opposition. »10

Lumières néohelléniques Pour définir donc la particularité des Lumières néohelléniques il faudrait se pencher sur les conditions socioculturelles et historiques de la période où le mouvement se manifeste dans le monde grécophone. C. Th. Dimaras précise que le mouvement s’étend des années 1774 à 1821, en Grèce, donc il a une floraison plus tardive et le mouvement persiste même après la fin du mouvement des Lumières françaises, qui finissent avant la Révolution.

Notons que le monde grec n’a reçu l’influence de la Renaissance qu’assez

10 Roland Mortier. Lumières du XVIIIème siècle européen. Dix-huit questions posées à Roland Mortier par Georges Tolias et Ourania Polycandrioti. Institut de Recherches Néohelléniques, Fondation Nationale de la Recherche Scientifique, 2003, p. 68.

30 tardivement, en plein XVIIème siècle. En outre, le mouvement de la

Renaissance occidentale influence plutôt la Crète vénitienne, et les quelques centres d’influence italienne qui existaient dans le territoire grec, c’est-à- dire les Îles Ioniennes. Ces influences mises à part, la culture grecque est principalement dominée par l’éthique chrétienne orthodoxe. L’enseignement est assuré par le clergé et dominé par les idées de l’aristotélisme. C. Th.

Dimaras nous révèle une image de pure anatomie sociologique quand il décrit parfaitement la relation avec l’Antiquité, la stratification sociale et l’accès à l’enseignement par classe sociale, à l’époque précédant l’avènement des Lumières en Grèce, dans les lignes suivantes:

L’hellénisme postérieur n’a jamais chassé la conscience de ses liens avec l’Antiquité, qui se manifeste, en ce qui concerne le bas peuple avec la persistance des mythes, et dans les cercles intellectuels par des affirmations explicites11.

Les Lumières en général, autant que les Lumières néohelléniques en particulier, apportent un renouveau, imposent le dialogue avec le passé et

établissent une nouvelle relation avec la philosophie, où se manifeste

11 « [...] ο µεταγενέστερος ελληνισµός δεν απέβαλε την συνείδηση των δεσµών του µε τους αρχαίους, η οποία εκδηλώνεται, στον µεν λαό µε µύθους, στους δε λογίους µε κατηγορηµατικές βεβαιώσεις». C. Th. Dimaras. Νεοελληνικός Διαφωτισµός, [Les Lumières néohelleniques]. Dixième édition. Athènes : Éditions Hermis, 2009, p.3.

31 l’introduction des idées nouvelles. En même temps, les traditions culturelles, et tout particulièrement, les croyances religieuses sont réexaminées sous la poussée de la modernité apportée par les représentants du mouvement. En ce qui concerne la langue, il s’agit de la période où commence à se poser, de façon plus systématique, la question : langue démotique ou archaïsante ? Pour préciser l’importance historique du mouvement des Lumières, nous dirons qu’il est perçu en tant qu’effort de redéfinir le contexte de l’existence collective. Dans ce sens, les Lumières ont été interprétées comme une rupture avec la tradition de l’Orient orthodoxe. L’histoire de cette rupture aboutit à l’histoire intellectuelle du monde grécophone du XVIIIème siècle. Il s’agit d’un processus qui a commencé par une redéfinition intellectuelle, au début du XVIIIème siècle, qui s’est transformée en véritable mouvement après 178012.

En tout cas les Lumières ne constituent pas un courant philosophique. Il s’agit plutôt d’une tendance, d’un genre d’esprit qui peut se manifester dans plusieurs domaines ; il s’agit de l’esprit critique montré face à la pensée philosophique dans le but de surmonter l’obscurantisme des superstitions et d’éclipser l’ignorance, croire à la raison, à la possibilité qu’a l’homme d’évoluer, d’améliorer sa vie et d’atteindre le bonheur. En tant que courant

12 Paschalis Kitromilides. « The Enlightenment and the Greek cultural tradition. » in, History of European Ideas, March 2010, Volume 36, Issue 1, pp. 39-46.

32 de pensée optimiste, il défend les langues vivantes, cultive la liberté de la recherche scientifique (en s’appuyant sur l’esprit critique) et parle de la valeur de la dignité de l’homme. La raison est peut-être la valeur la plus puissante. Elle est propagée par les Lumières en tant qu’idée plus forte que la tradition, les Lumières étant un mouvement qui prône l’expérience scientifique comme moyen de surpasser la tradition et ouvrir les portes vers le savoir du monde naturel.

Précurseurs Parmi les précurseurs des Lumières néohelléniques citons Théophilos

Korydalleus, dont les écrits constituaient la matière principale des manuels scolaires jusqu’au début du XIXème siècle. Au moment de la parution des textes des Lumières, ses œuvres apportaient déjà un renouveau et une rupture avec la pensée byzantine13. Ainsi, les premiers pas de la contestation de l’aristotélisme, synonyme de l’enseignement ecclésiastique post- byzantin, comme nous allons le voir plus loin, apparaissent timidement vers le début du XVIIIème siècle. Anna Tabaki présente Chrysanthos Notaras,

13 « [...] κι έτσι, επί διακόσια σχεδόν χρόνια, η διδασκαλία του, ο κορυδαλισµός, έγινε βάση της φιλοσοφικής εκπαίδευσης του νέου ελληνισµού. Τα έργα του θεωρήθηκαν τότε µεγάλη πρόοδος απέναντι στα βυζαντινά διδακτικά εγχειρίδια που είχαν προηγηθεί. » C.Th. Dimaras. Histoire de la littérature néohellénique. Des origines à nos jours. Neuvième édition. Athènes, Ed. Gnossis, 2000, p.75.

33 Patriarche de Jérusalem qui publie, en 1716, un essai d’astronomie,

Vikentios Damodos, qui exprime son admiration pour Descartes dans ses propres ouvrages de philosophie et Antonios Katiforos, qui publie une biographie de Pierre le Grand de Russie, en faisant référence dans son introduction à l’Histoire de Charles XII de Voltaire14 comme des précurseurs du mouvement.

14 Anna Tabaki. Περί νεοελληνικού Διαφωτισµού. Ρεύµατα ιδεών και δίαυλοι επικοινωνίας µε τη δυτική σκέψη. [Sur les Lumières néohelléniques. Courants de pensée et voies de communication avec la pensée occidentale]. Athènes : ed. Ergo, 2004, pp. 27-28.

34

II. Les grandes périodes i) Première période La première grande période, selon C. Th. Dimaras, est celle qui correspond

à l’introduction et à la propagation de l’œuvre de Voltaire dans le monde grécophone et s’étend de 1700 à 1750. Voltaire devient le symbole du libéralisme et de la modernité, ses œuvres sont propagées par les modernistes et critiquées par les conservateurs. Les érudits les mieux connus de cette première période sont, peut-être, Iossipos Moissiodax et

Evgenios Voulgaris. Pendant la première période, le Sud-Est de l’Europe connaît un renouveau, une ouverture aux idées venues de l’étranger, il

établit un premier contact avec les idées nouvelles de la période des

Lumières européennes. Les Lumières apportent un contact avec la pensée philosophique contemporaine et les enseignants se posent des questions sur les façons d’obtenir l’assimilation de la philosophie à l’enseignement. En même temps, la philosophie recherche et cultive un lien organique et réel avec la vie quotidienne. Elle acquiert une utilité, sans plus être un savoir pédant. L’éthique, en particulier, est le domaine philosophique qui est mis en avant, et va à la découverte et délimite les attitudes sociales qui changent dans une société en mouvement. Les érudits éclairés de la période veulent

établir un lien avec la pensée occidentale et en même temps présenter une

35 autodéfinition de la tradition philosophique nationale. L’Antiquité devient un symbole du passé et les érudits de l’époque cherchent à la redéfinir, mais sans sous-estimer son apport à la pensée moderne européenne.

Les Phanariotes Les Phanariotes, étaient des cosmopolites, parmi lesquels nous rencontrons très souvent des érudits « éclairés ». Comme la plupart d’entre eux ont reçu une éducation dans les Académies européennes, ils constituent les principaux porteurs du renouvellement culturel. Ils sont parmi les instigateurs les plus importants des nouvelles théories politiques.

L’idéologie révolutionnaire française, d’une part, et les théories libérales des philosophes anglais, de l’autre, servent d’exemples pour le développement de la pensée politique qui fera ressortir l’exemple démocratique néohellénique type.

La famille Mavrocordatos La famille Mavrocordatos, une famille de princes des pays danubiens, avec des contacts dans le milieu des intellectuels occidentaux, présente un exemple de l’activité des familles phanariotes et de leur rôle dans la propagation du mouvement des Lumières. Alexandre Mavrokordatos rédige des ouvrages d’histoire, il est très proche de la pensée scientifique contemporaine et transmet, dans ses écrits, une philosophie politique qui se

36 situe dans un réalisme plein de maturité et de raison qu’il utilise en tant qu’axe pour tout comportement politique. Orientée vers le despotisme

éclairé, et imprégnée d’une éthique politique nouvelle, sa pensée fait écho à l’éthique de Machiavel et de La Rochefoucauld. Quand Professeur P.

Kitromilides remarque que l’instance la plus précoce de l’œuvre de John

Locke dans la pensée grecque se trouve au début des Lumières15, il puise ses informations dans la correspondance de Nicolas Mavrocordatos avec Jean

Leclerc. Nicolas Mavrocordatos produit une œuvre considérable de philosophie politique, et devient celui qui exprime ce qui deviendra, plus tard, une véritable école de théorie politique phanariote. Il reflète le point de vue de tout un groupe social qui y voit son ascension dans la société et se sent sûr. L’époque des Phanariotes est caractérisée par des réformes importantes qui ont déterminé le cadre d’une évolution culturelle et intellectuelle, en particulier dans les sociétés féodales des pays danubiens qui devinrent, peut-être, le centre le plus important des Lumières au sud-est de l’Europe. Le succès social des Phanariotes leur permet de surpasser l’angoisse de la préservation, ils peuvent ainsi dépasser la soumission totale

15 « the earliest instance of interest in Locke’s work can trace in Greek thought takes us back to the cosmopolitan universe of the early Enlightenment » Paschalis Kitromilides. « and the Greek Intellectual Tradition: An Episode in Locke’s Reception in South-East Europe », in Locke’s Philosophy. Content and Context. Edité par G.A. J. Rogers, Oxford : Éditions Clarendon Press, 1994, p. 221.

37 au pouvoir ottoman, instinct qui auparavant ne permettait d’envisager aucun exercice de politique et aucune pensée de changement politique16.

Œuvres sur la théorie politique moderne Dans l’ouvrage De Officiis, Nicolas Mavrokordatos examine sa théorie de moralité sociale. Sa théorie politique exprime une flexibilité se situant entre la conception byzantine du monde, qui constitue l’héritage culturel primaire des sujets orthodoxes du Sultan, et la conscience néohellénique, qui, sous l’influence des Lumières allait se transformer en moyen d’auto- détermination. Dans son œuvre, il cite Hobbes et . Il maintient une épistolographie riche avec Jean Leclerc, éditeur du journal

Nouvelles de la république des lettres, journal célèbre du mouvement des

Lumières.

Œuvres littéraires et traductions Cosmopolite et bien placé dans la culture des Lumières occidentales, N.

Mavrokordatos est très conscient de l’importance de la traduction dans l’évolution des Lettres dans le monde grécophone et la propagation du

16 Pour plus de détails sur les changements politiques et sociaux qui ont abouti à la floraison du mouvement des Lumières grecques : Paschalis Kitromilides. Νεοελληνικός διαφωτισµός, οι πολιτικές και κοινωνικές ιδέες, [Lumières néohelléniques, les idées politiques et sociales]. Athènes : Éditions de l’Institut Éducatif de la Banque Nationale, 2009, pp. 22-42.

38 mouvement des Lumières. Il écrit un roman intitulé Les Loisirs de Philothée en 1713 (Φιλοθέου Πάρεργα). La traduction sera de première importance dans le processus de modernisation des structures littéraires, selon

Mavrocordatos, processus auquel il participe avec la traduction d’œuvres comme Les Aventures de Télémaque de Fénelon, le Don Quichotte de

Cervantès, des œuvres de Molière, etc. que nous examinerons un peu plus loin.

Mais aussi…

Pour cette toute première période, nous ne pouvons ignorer les œuvres de

Vikentios Damodos, de Methodios Anthrakitis et de Théodoros Kavalliotis.

Influencés par Descartes, Malebranche et le progrès scientifique dans la science mathématique respectivement, ils sont parmi les premiers à apporter en Grèce les idées nouvelles et à enrichir la tradition culturelle de la pensée intellectuelle du monde grécophone. ii) Deuxième période

Pour la deuxième période des Lumières, qui commence pendant la deuxième moitié du XVIIIème siècle, l’augmentation de l’activité éditoriale reste parmi les éléments les plus intéressants à suivre et à remarquer. La hausse considérable de l’activité éditoriale avait comme but la couverture des besoins éducatifs, et servait à combler les lacunes et les omissions que les esprits éclairés voyaient dans le domaine de la production scientifique et

39 de l’enseignement. Les maisons d’édition se hâtent d’apporter un renouveau dans l’éducation et les programmes pédagogiques. Cette envie de réforme devient une priorité absolue. Par ailleurs, la plupart des esprits novateurs et

éclairés sont des enseignants. Le contact avec la pensée occidentale devient encore plus régulier et les changements dans les mentalités et le mode de la vie se cristallisent.

Influence de l’Encyclopédie

L’impact de l’esprit encyclopédique se fait sentir de façon plus systématique et des renseignements et des théories y sont puisés sur plusieurs questions.

Dans le travail de Roxane Argyropoulos17 sur les Lumières néohelléniques, nous lisons que parmi les renseignements et les théories puisées dans l’Encyclopédie, il y en a qui concernent la question de la langue

(Grammaire générale, langue universelle), l’art de la traduction (utilisé par

Katardzis), aussi bien que des définitions de ce qui constitue un philosophe

(Christodoulos Pablekis écrit l’ouvrage intitulé Autour du Philosophe Περί

Φιλοσόφου), ainsi que sur les sciences naturelles (Rhigas y puise l’ouvrage

Florilège de Physique (Φυσικής Απάνθισµα). Dans le domaine de la science géographique les articles relatifs de l’Encyclopédie Méthodique de

17 Roxane Argyropoulos. Veniamin Lesvios et la pensée européenne du XVIIIème siècle. Thèse de doctorat, Athènes, 1983, p. 18.

40 Marmontel, trouveront des représentants, tels que Daniel Philippides et

Grigorios Konstantas, qui ont écrit, à leur tour, la Géographie Moderne

(Νεωτερική Γεωγραφία).

Evgenios Voulgaris Evgenios Voulgaris, un disciple de Nicolaos Anthrakitis, est exposé très tôt dans les centres de pensée du mouvement des Lumières. Il est considéré comme l’un des représentants les plus importants des Lumières néohelléniques. Les spécialistes du sujet aiment souvent faire un parallèle entre le parcours personnel de E. Voulgaris et l’évolution du mouvement des Lumières, puisque, dans le cours de sa longue vie, nous pouvons suivre l’histoire du monde grécophone. Paschalis Kitromilides remarque que « son intelligence, son érudition, son génie linguistique et son éducation impressionnante sur un large spectre de domaines scientifiques, combinés à un sentiment profond de dévotion, qui l’avait conduit depuis sa jeunesse au sein de l’Église, étaient impressionnants »18.

18 « Η ευφυϊα και η πολυµάθειά του, η γλωσσική του ιδιοφυία και η εντυπωσιακή κατάρτισή του σε ευρύτατο φάσµα επιστηµονικών κλάδων, σε συνδυασµό µε την ευσέβειά του, η οποία τον είχε οδηγήσει, νέο ακόµη, στους κόλπους του κλήρου, εντυπωσίασαν [...] ». Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 54.

41 Selon ses biographes, E. Voulgaris reçoit, très tôt, une influence des esprits progressistes. Il a l’occasion de cultiver le savoir de la pensée rationaliste allemande, il développe une connaissance profonde de l’héritage philosophique de la Grèce classique, mais aussi de l’enseignement des Pères de l’Église et de la philosophie byzantine, autant qu’il est en contact avec les systèmes philosophiques de Descartes, de Locke, de Leibniz et de

Christian Wolf. Evgenios Voulgaris offre une version simplifiée de la pensée de John Locke dans son ouvrage La Logique, et, en même temps, il est le premier traducteur de Voltaire en grec (il traduit Memnon et l’Essai historique et critique sur les dissensions des Églises de Pologne).

Un aspect très important dans le trajet intellectuel de Voulgaris est l’expression d’un certain dilemme qui s’exprime entre son érudition éclairée et progressiste et sa croyance qui l’attire vers le conservatisme de l’Orthodoxie. Il s’agit d’une oscillation philosophique qui se focalise sur la distinction cognitive entre la théologie et la philosophie et, qui devient une question centrale dans l’évolution culturelle du mouvement des Lumières de la période.

Iossipos Moissiodax Un autre représentant de cette période est Iosipos Moissiodax qui souligne le problème néohellénique de la relation avec les Anciens. Cette conception

42 et cette vue, combinées avec les théories de E. Voulgaris, nous permet d’avoir une idée assez complète et précise de l’état des choses au niveau culturel. Selon une citation très connue de Moissiodax, qui date de 1761 et que nous traduisons librement :

« La Grèce d’aujourd’hui cultive deux faiblesses qui ne conviennent point à sa gloire. Il y a deux tendances très puissantes : la première constitue la révérence pour l’Antiquité et la deuxième la négligence de l’Antiquité. La première a fait naître une quasi-superstition, qui exige que tout ce qui est inventé ou cultivé par les Anciens soit bien fait, et la deuxième [tendance] a provoqué l’abandon et le mépris envers plusieurs ouvrages anciens. Ainsi, à cause de ladite superstition naquit une haine implacable contre tout ce qui est Moderne et à cause dudit abandon, la Grèce fut privée de tous les apports et les bénéfices de la période Ancienne19 ».

19 « Την σήµερον η Ελλάς τρέφει και περιποιείται δύο ελαττώµατα τα πλέον ανοίκεια εις την δόξαν της. Αυτή κυριεύεται κατά κράτος από την υπόληψιν και από την αµέλειαν της Αρχαιότητος. Η πρώτη εγέννησεν εκείνην την ακµαίαν Πρόληψιν, ότι όσα ή εφεύρηκαν, ή εκαλλιέργησαν οι Παλαιοί, όλα γενναία, όλα ακριβή: και η Δευτέρα της επροξένησε την σπάνιν, ή µάλισταν την ερηµίαν των περισσοτέρων παλαιών Συγγραµµάτων. Δεν φθάνει. Η Πρόληψις έπειτα της εφύτρωσεν ένα άσπονδον µίσος εναντίον πάντων των Νεωτέρων, και η σπάνις την εγύµνωσεν σχεδόν από όλα τας κεφαλαιωδεστέρας ειδήσεις των Παλαιών. » C. Th. Dimaras. Les Lumières néohelléniques. Op.cit. p. 16. Citation qui se trouve dans le Préambule du Traducteur de l’ouvrage Philosophie Morale de Moissiodax.

43 Moissiodax décrit le problème tel qui existe dans l’esprit et la mentalité grecque de cette période c’est-à-dire que, d’une part, la révérence pour l’antiquité devient un pédantisme absolu, qui bloque l’évolution et l’acceptation des idées nouvelles et du renouveau, et d’autre part, le rejet de tout ce qui est ancien risque de provoquer l’oubli des œuvres et des idées primordiales pour tout renouvellement culturel et intellectuel.

Pendant cette période du mouvement des Lumières néohelléniques, les idées modernes trouvent un champ d’application dans l’enseignement, dans la mesure où les enseignants sont des esprits «éclairés » et ouverts. Les langues nationales se mettent en avant partout en Europe et l’enseignement devient un sujet central pour les représentants du mouvement. La question de la langue prendra une évolution tout à fait différente pour le cas grec, où les questions ne se posent pas sur le choix, langue parlée ou langue morte, mais s’exprime plutôt à travers le dilemme langue moderne ou langue antique. En tout cas, les institutions enseignantes se multiplient et leur importance augmente. Nous pouvons faire référence à l’Académie de

Bucarest, de Jassy, à l’Académie dite Athonias (Athonite), à l’école

Patriarcale, aux écoles qui se trouvent dans les régions d’Épire et de l’ouest de la Macédoine, d'Asie Mineure, et des Îles Ioniennes.

Questions de langue

44 Les questions de langue commencent à devenir de plus en plus importantes, imbriquées dans des systèmes philosophiques, et le traitement de la question de la langue devient un symbole et un équivalent idéologique. E. Voulgaris croit que pour « faire renaître la gloire des ancêtres », un idéal qui se trouve de plus en plus au centre de l’esprit des érudits grecs, il est nécessaire de rétablir, en entier, la langue antique. E. Voulgaris y croit, non pas par esprit rétrograde ni conservatisme, au contraire, il en est persuadé par son envie de témoigner du renouveau et du progrès dans le monde grécophone. Il pense que la langue antique constitue un moyen linguistique plus apte à l’expression des idées nouvelles.

Dimitris Katardzis Un représentant important du mouvement, qui se situe plutôt vers la deuxième moitié de cette période des Lumières, est Dimitris Katardzis. Tout en respectant l’Antiquité, il demande l’usage de la langue parlée dans l’enseignement. Il occupe le pôle idéologique qui se trouve diamétralement opposé à celui représenté par Voulgaris dans ce débat. Katardzis exige la présence de la langue parlée dans l’enseignement et la culture grecque. Il travaille beaucoup autour des sujets de la langue, et il est favorable à la traduction des ouvrages étrangers. Il a envisagé la création d’un ouvrage qui ressemble à l’Encyclopédie, mais ses œuvres n’ont pas été publiées, malgré

45 leur qualité. Parmi ses disciples, nous trouvons Rhigas Velestinlis, Daniel

Filippidis, Grigorios Konstantas. Son influence est majeure et de nombreux ouvrages du mouvement des Lumières furent traduits en grec par ses disciples. Paschalis Kitromilides nous apprend que « Fontenelle,

Montesquieu, Condillac et Lalande ont été présentés aux lecteurs grecs par les membres du cercle intellectuel de Dimitris Katardzis dans les principautés danubiennes »20.

Vers une historiographie moderne de la fierté nationale ? Une influence primordiale, qui touche, peut-être, à l’ensemble du XVIIIème siècle, est l’importance accordée à l’étude de l’histoire. Il s’agit d’une tendance qui concerne l’ensemble de l’Europe, qui se tourne vers l’Antiquité afin de redécouvrir l’histoire. Les Grecs redécouvrent une partie de leur identité perdue en relisant leur histoire, ils intègrent la notion de

« fierté nationale ». Pendant cette période, la notion de « Ghénos » commence à devenir extrêmement importante et significative, évoquant la trajectoire du développement et de la formation de l’idée nationale dans le

20 «Μερικά από τα πιό σηµαντικά έργα του Διαφωτισµού µεταφράστηκαν στα ελληνικά από τους συνεργάτες και τους µαθητές του. Οι πρώτες προσπάθειες για να παρασουσιαστούν ο Fontenelle, ο Montesquieu, ο Condilac, και ο Lalande στους Έλληνες αναγνώστες έγιναν από µέλη του πευµατικού κύκλου του Καταρτζή στις παραδουνάβιες ηγεµονίες. » Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 208.

46 monde grécophone. C. Th. Dimaras en guise de commentaire sur la notion de Ghénos, recueille une citation d’Adamance Coray qui avait dit à ce sujet que : « […] je réfléchis, sur l’excès fait à l’usage du mot ghénos, qui me paraît caractéristique de tous les démagogues21 ».

L’influence de la Révolution française et la naissance du mouvement anti- Lumières

Cette période influence de façon décisive le territoire balkanique et le monde grécophone. La radicalisation politique est de plus en plus proclamée et évidente : Rhigas Velestinlis devient un pôle d’expression de cet esprit révolutionnaire, un autre pôle est né dans les centres des Grecs de la diaspora, et un dernier pôle d’expression de l’esprit révolutionnaire et un centre important de propagation de la pensée du mouvement se trouve dans les Îles Ioniennes, où, sous l’influence des Français, les habitants révoquent l’ancien régime féodal et proclament une liberté citoyenne et révolutionnaire.

21 «...συλλογίζοµαι... την κατάχρησιν του ονόµατος γένος, ήτις χαρακτηρίζει όλους τους δηµοκόπους». C. Th. Dimaras. Les Lumières néohelléniques. Op.cit. p.19, l’auteur nous informe que la citation provient d’un Dialogue anonyme de Coray.

47 La radicalisation et les événements de la Révolution provoquent une réaction anti-Lumières, un courant de pensée conservatrice opposé aux philosophes «éclairés ». Il s’agit d’une tendance régie par l’idéologie religieuse qui proclame le maintien de l’ordre établi en politique, mais aussi la réaction face au progrès de la pensée philosophique et à la création de toute idéologie nouvelle. Autrement dit, le mouvement anti-Lumières constitue une réaction contre le renouveau des Lumières et surtout contre l’application politique de ce mouvement lors des renversements violents provoqués par la Révolution française. Cette réaction est exprimée dans la « guerre des pamphlets » que nous allons analyser plus loin dans notre

étude. Le rôle de l’Église est important dans cette « guerre », qui voit la circulation de textes où la philosophie contemporaine est proche ou synonyme de l’athéisme et concorde avec l’esprit révolutionnaire.

iii) Troisième période La troisième étape coïncide avec le début du XIXème siècle, il s’agit d’un mélange de tendances et des préparatifs qui mèneront à la Guerre de l’Indépendance hellénique de 1821. L’émancipation nationale devient le but principal de cette période et la notion de A. Coray, la fameuse

« µετακένωσις » c’est-à-dire l’acte de « transvaser les progrès de

48 l’Europe »22 , se voit appliquée dans l’univers grécophone. Les études modernes font reculer l’apparition des Lumières d’une cinquantaine d’années, ainsi leur impact le plus fort demeure la période qui commence en

1750 et finit en 1790. L'intensité de l’activité culturelle se voit à travers la production de livres et l’activité éditoriale, et le recul que connaît la production du livre ecclésiastique.

La presse écrite et le souci d’éduquer

Il s’agit d’une période où l’importance de l’apport pédagogique des textes philosophiques et philologiques se trouve à son point culminant. Une activité éditoriale particulièrement marquée est observée, caractérisée par un souci d’informer, de former des opinions, mais aussi d’éduquer. Par exemple pour les années 1790, 42,32% 23des nouveaux livres parus avaient un contenu d’orientation scientifique et laïque. Les revues philologiques font leur apparition. La presse écrite et la presse périodique participent fiévreusement à l’échange et la propagation des idées. Les références obligatoires seront les feuilles d’Ephimeris des frères Markides-Poulioi et la revue Logios Ermis. Tous les conflits idéologiques, les débats, les

22 Traduction proposée par Anna Tabaki. 23 C.Th. Dimaras. La Grèce au temps des Lumières. Genève : Droz, pp. 104- 105.

49 différences d’opinions avaient des résultats très bénéfiques pour l’enseignement en entier. Les nouvelles écoles et les nouvelles académies sont abondantes, de nouvelles méthodes d’enseignement sont appliquées, dont Coray demeure un de plus importants précurseurs24.

Coray, les Idéologues, les Révolutionnaires et les conservateurs Cette période est influencée par le mouvement des Idéologues ; il s’agit du groupe des érudits qui, tout en étant dévoués aux valeurs de la Révolution française, condamnent la violence lors de l’application de l’idéologie révolutionnaire. Le représentant le plus éminent de ce mouvement était

Adamance Coray. Pendant cette même période, nous observons une très vive différenciation des tendances et des idées et les tensions intérieures semblent accrues. D’une part, Adamance Coray, qui représente une « voie moyenne », représenté en tant qu’esprit éclairé, raisonné, d’autre part les partisans de l’esprit révolutionnaire et finalement les antiphilosophes, c’est-

à-dire les conservateurs, qui se rassemblent dans un mouvement qui rejette les Lumières, forment un mélange idéologique fortement hétérogène.

La critique sociale : les Lumières ou la libération d’un conflit sous-jacent

24 Son apport à l’éducation se concentre en grande partie dans son ouvrage les Réflexions Improvisatrices (Αυτοσχέδιοι Στοχασµοί).

50 Pendant la même période, l’esprit anticlérical prend des racines et se présente publiquement à travers des écrits et des ouvrages. Parmi ces publications, on pourrait citer l’Anonyme de 1789, un pamphlet sous le titre

La Trompette de la Vérité, paru en 1792, et aussi la Réponse d’un anonyme

à ses accusateurs insensés, ou De la Théocratie, écrit par Christodoulos

Pablekis, paru en 1793. L’Anonyme semble être écrit par un admirateur de

Voltaire, dont il imite le style. Il parodie des personnages réels, parmi eux des dignitaires ecclésiastiques, et critique les institutions de l’Église, et même les sacrements de la religion chrétienne. En ce qui concerne La

Trompette de la Vérité, il s’agit d’un pamphlet rédigé en vers, plutôt moraliste et moins acerbe que le dernier, mais nettement anticlérical,

également. L’enseignement philosophique du texte, signé par Christodoulos

Pablekis, n’était pas au gré de l’Église et son auteur fut condamné par le

Patriarcat.

Conclusion Nous avons noté que le mouvement des Lumières en Europe avait des différences dans sa façon de s’exprimer d’un pays à l’autre, pourtant les

Lumières néohelléniques furent influencées principalement par le mouvement français homonyme. C. Th. Dimaras affirme que :

« Il ne faut pas négliger que les lettres françaises constituent à l’époque le porte-parole de la vie intellectuelle européenne ;

51 ainsi, tous ceux qui viennent en contact avec les lettres françaises pouvaient, d’une certaine façon, prendre contact avec la totalité de la culture européenne.25 »

Cette influence rend le transvasement des idées depuis les textes français, faite par la traduction, particulièrement significatif.

25 «Δεν πρέπει όµως να παραβλέπεται το γεγονός ότι σ’εκείνα τα χρόνια η Γαλλία και η γαλλική γραµµατεία είναι τα φερέφωνα της ευρωπαϊκής πνευµατικής ζωής΄έτσι, εκείνοι που έρχονταν σε επαφή µε τα, κρατούντα τότε, γαλλικά γράµµατα γεύονταν κατά κάποιο τρόπο το σύνολο της ευρωπαϊκής παιδεία. » K. Th. Dimaras. Les Lumières néohelléniques (Νεοελληνικός Διαφωτισµός). p.13

52

B. La philosophie au temps des Lumières néohelléniques

I. Sources et transferts

En voulant parler de la philosophie aux temps des Lumières néohelléniques, nous nous trouvons dans l’impossibilité de construire une liste, ou même de nommer une série des idées philosophiques définissant telle ou telle école de pensée. Les Lumières néohelléniques étant un mouvement beaucoup plus vaste, qui comprend des théories englobant des domaines de la pensée tels que la politique, la pédagogie, la pensée scientifique, s’entremêle avec plusieurs disciplines, afin d’être envisagées comme mouvement de la pensée philosophique dans le sens strict du terme. Nous pourrons parler de philosophie des Lumières néohelléniques, proprement dites, dans le sens où tous les domaines de la pensée humaine se retrouvent autour des principes de base qui sont en contact avec une problématique philosophique. De plus, les Lumières néohelléniques n’ont pas vraiment proposé une position philosophique bien définie et bien nette. Il s’agit plutôt d’un ensemble de courants intérieurs et souvent divergents, manquant d’unité. Les Lumières

53 néohelléniques n’ont pas d’idées nouvelles à offrir à la philosophie. La tendance générale est résumée par la prise de distance avec un univers régi par les idées religieuses et une idéologie à focalisation théologique, tendance qui coïncide et imite les courants philosophiques européens qui font le même choix, prenant les mêmes distances. Très généralement parlant, l’esprit des Lumières, qui se reflète dans la philosophie de la même période, pourrait être abordé par une définition proposée par Philippe Nemo, qui décrit le mouvement en tant que:

« l’esprit de la recherche critique ; où les savants et intellectuels ne se réfèrent plus à une communauté idéologique fermée et structurée autour d’un Magistère (ecclésiastique ou civil), mais une opinion internationale ouverte. L’intellectuel qui s’adresse à cette opinion anonyme n’est plus le membre d’une communauté organique où règnent l’unanimisme et le conformisme ; il n’est pas non plus enfermé dans le solipsisme d’une conscience monadique. En réalité, il est en contact avec le monde universel de l’esprit. »26

Panagiotis Kondylis insiste sur l’existence des prêts ou des transferts des idées dominantes des Lumières européennes, par la traduction, dans l’univers grec. De la même façon, la production littéraire, scientifique et

26 Philippe Nemo. Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains. Paris : PUF, 2002 (Quadrige, Manuels).

54 philosophique de la période des Lumières néohelléniques est constituée, en grande partie, par les traductions et la vulgarisation des idées que nous trouvons dans les œuvres des écrivains étrangers, comme nous en assure

Paschalis Kitromilides27. Cependant, le matériel choisi et les thématiques couvertes révèlent les grandes questions de l’époque, les mentalités existantes et permettent la reconstruction de l’histoire des idées. Par ailleurs, les traductions des œuvres étrangères, une fois lues et publiées, servent à introduire le contenu de l’œuvre des écrivains étrangers en Grèce, le transportant et l’incorporant dans la culture néohellénique, le fameux

« transvasement » de Coray.

Quel contenu ? Panagiotis Kondylis juge que sur un pur niveau théorique, le véritable apport des idées philosophiques fut faible, parce que la pensée théorique, peu développée, ne pouvait ni soutenir, ni innover et même pas suivre la complexité philosophique des Lumières européennes28. En effet, la pensée

27 Paschalis Kitromilides. Νεοελληνικός Διαφωτισµός. Οι πολιτικές και κοινωνικές ιδέες. [Lumières néohelléniques. Les idées sociales et politiques]. Troisième édition. Athènes : Institut Culturel de la Banque Nationale de Grèce, 2009. p.21. 28 «Και ο δανεισµός αυτός, πάλι, ελάχιστα γόνιµος υπήρξε, από την καθαρά θεωρητική άποψη, πολύ περισσότερο γιατί οι ελληνικές πνευµατικές ανάγκες ήσαν µάλλον ισχνές και µπορούσαν να ικανοποιηθούν από δεύτερο και τρίτο χέρι, όπως και από έργα δεύτερης και τρίτης σειράς: εδώ ανήκουν τα πλείστα απ’όσα

55 grecque était dominée par les enseignements et l’éthique de la religion chrétienne orthodoxe, un mélange d’aristotélisme et de littératures antiques et byzantines. K. Th. Dimaras parle de la faculté d’assimilation de la pensée grecque et caractérise la civilisation et la pensée, dirait-on, « d’un traditionalisme ouvert, toujours prêt à accueillir les apports étrangers, toujours prêt à innover. »29 Panagiotis Kondylis estime que les Lumières néohelléniques ont apporté un changement, qui a fait renaître la pensée théorique, non pas en renouvelant les éléments et le matériel philosophique, mais plutôt en introduisant et en transférant des éléments qui proviennent de l’étranger. La renaissance de la pensée grecque, souvent associée au mouvement des Lumières, ne fut pas le résultat d’une évolution intérieure de l’aristotélisme vis-à-vis du platonisme, ni la réaction au néo-aristotélisme de Théophilos Korydalleus30. Au contraire, elle a été entièrement organisée

µεταφράζονται και διαβάζονται.» Panagiotis Kondylis. Les Lumières néohelléniques, Les Idées Philosophiques. Athènes : Themelio, 2008, p. 9. 29 C.Th. Dimaras. La Grèce au temps des Lumières. Genève : Droz, 1969, p.11. 30 Né en 1570 à Athènes, il étudia la médecine et la philosophie en Italie, fut disciple de Cesare Cremonini, il a été beaucoup influencé par l’aristotélisme. Il a enseigné à Venise, à Athènes à Céphalonie et à Zante dans les écoles de la communauté grecque, avant d’assumer la position de directeur de l’Académie Patriarcale. Plus tard, il est devenu prêtre et moine. Ses essais de logique et de philosophie, ses rhétoriques, etc. furent largement répandus en tant que manuels scolaires et furent largement répandus comme manuels scolaires et furent utilisés jusqu’en 1827, ainsi Théophilos Korydalleus, s’impose au système éducatif de

56 autour d'éléments apportés de l’étranger, dont la combinaison fut le résultat des conditions particulières régissant l’univers grec. Panagiotis Condylis, dans son ouvrage, est aussi ferme sur le sujet qu’il va jusqu'à soutenir la position que la notion de la philosophie grecque, en tant qu’unité des thématiques et des tendances aux caractéristiques bien définies, constitue essentiellement un non-lieu, qui n’a de retentissement qu’au milieu d’un certain « helléno-centrisme» sans réelle substance historique31.

Quel rôle pour les idées philosophiques ? Bien que la position critique de Panagiotis Kondylis sur son sujet paraisse manquer de bienveillance, dirait-on, sa conclusion reste vraie. En matière de contenu, la philosophie de la période des Lumières n’a pas apporté une production considérable sur le plan des idées. L’importance des idées philosophiques et, par extension, notre intérêt pour la thématique de la philosophie au temps des Lumières, est portée par la fonction historique des l’orthodoxie de l’Orient. Le néo-aristotélisme, a connu un grand retentissement et constituait la philosophie officielle de l’Église d’Orient. Pendant la première période des Lumières, il était synonyme surtout de l’approche scolastique de l’apprentissage d’Aristote, approche qui a été critiquée par des représentants appartenant aux Lumières. 31 Η «ελληνική φιλοσοφία» ως αδιάσπαστη συνέχεια θεµάτων και τάσεων µε ειδοποιά χαρακτηριστικά αποτελεί κενό λόγο, ο οποίος ωστόσο σήµερα βρίσκει κι αυτός συχνά κάποιαν απήχηση κοντά στα άλλα ανιστόρητα φιληναφήµατα των διαφόρων κατευθύνσεων του «ελληνοκεντρισµού». Panagiotis Kondylis, op. cit. p. 10.

57 idées qui est sans relation directe avec leur qualité sur le plan théorique.

Elles apportent du renouveau, de l’espoir, qu’accompagne l’existence des possibilités et des alternatives, offrent une promesse de libération intellectuelle. Dans ce sens-là, nous partageons le commentaire de

Panagiotis Kondylis sur l’helléno-centrisme, car il révèle une grande vérité:

à la suite de l’incapacité des Lumières à s’enraciner dans la pensée grecque, la conséquence était le remplacement de la critique par la rhétorique. Il s’agit d’un choix qui a donné le ton à l’analyse historique et sociale et qui a aussi imprégné la création du sentiment national. Ce que Condylis caractérise en tant qu'« helléno-centrisme » se manifeste par une manière plutôt superficielle de juger les données, par le manque d’approfondissement des vraies causes, et par une faiblesse consécutive en capacités analytiques et synthétiques.

Les idées philosophiques introduites par la traduction des textes des

Lumières européennes et le transfert, ou la reproduction, d’idées vues tant en France qu’en Allemagne, en Italie et ailleurs ont joué un rôle important et primordialement historique dans la formation de la société grecque et son

évolution, devenant un catalyseur sur le plan social. Leur importance ne tient ni à leur originalité, ni à leur capacité à renouveler l’univers philosophique.

58 La période des Lumières constitue la période de la critique, il s’agit du mouvement qui introduit la modernité, provoque une confrontation, crée des polémiques entre des groupes et des classes, met en place une renaissance, qui sert d’antidote à une certaine stagnation intellectuelle. Les représentants des Lumières ne cherchent pas à se comparer aux philosophes européens, mais surtout, ils aspirent à enrichir la pensée, à renouveler les mentalités et surtout à faire renaître l’esprit critique. Ils fonctionnent plus comme des pédagogues, avec un souci de rapporter, de mettre à la disposition du peuple grec les idées qui leurs paraissent intéressantes, d’agir plus comme maîtres d’école qu’autre chose. La traduction est l’outil par excellence par lequel se transmet le savoir, un savoir qui paraît peut-être banal en Europe, mais dont la présence est vitale en Grèce. Les idées nouvelles fonctionnent comme un véritable tonique de la vie intellectuelle, et font se multiplier les voix des hommes de lettres, suite au long silence qui avait précédé.

Notre intérêt sur le plan des idées, est focalisé sur les influences que les idéologies provoquent sur les traditions et leur effet sur la conscience collective de la société qui les reçoit. L’analyse des idées, et en particulier des idées philosophiques, permet d’effectuer, à travers les écrits de plusieurs

écrivains et le débat idéologique qu’ils provoquent, une évaluation de leur importance sur le plan historique, social et psychologique, pour l’ensemble

59 de la société, dans le but de présenter une histoire des idées de ce mouvement important de l’histoire de la Grèce.

Nous allons débuter par une brève présentation des idées philosophiques, suivant l’analyse érudite de Panagiotis Kondylis sur le sujet, que nous allons enrichir avec des éléments qui nous paraissent pertinents. Ce qui nous intéresse c'est d’examiner les interprétations et les tendances à l’égard de l’idée même de philosophie, au temps des Lumières, c’est-à-dire comment les hommes éclairés, les hommes de Lettres approchent le sujet pour le définir, ses points de diversification sur un plan structural et conceptuel.

Nous jugeons que la façon, dont nous construisons la sémantique de la philosophie et les processus cognitifs qui cherchent la vérité comme point de référence, est critique sur le plan méthodologique, et dans le but d’approcher l’esprit philosophique des Lumières néohelléniques.

La philosophie de la « philosophie » Il s’agit d’un terme dont l’interprétation, la définition et l’approche sont significatifs et révèlent les affinités idéologiques de chaque écrivain, mais qui semble provoquer des problèmes sémantiques au cours des Lumières.

Cependant C. Th. Dimaras nous assure que le terme « philosophie »

60 provoque la polémique depuis l’antiquité et Platon32 et donc, représente un terme qui est sémantiquement lourd dans l’analyse de l’histoire des idées.

Les Lumières néohelléniques, comme nous l’avons expliqué, est en grande partie un mouvement qui reflète les mouvements européens, de la même façon donc la définition et l’approche de la définition de la philosophie suivent les idées que les philosophes européens manifestent dans leurs écrits sur le même sujet. Plus précisément, cette affinité idéologique avec les

Lumières européennes s’exprime dans l’envie de se différencier par rapport au passé, chose nécessaire afin d'apparaître comme mouvement porteur de la renaissance intellectuelle.

Les Lumières en Occident avancent consciemment dans une voie qui s’éloigne de l’omnipotence divine ; l’homme occidental, jadis sous le regard d’un Dieu sévère, se libère de la vision qui exigeait que la vie soit un parcours plein d’épreuves, où l’homme aspire à sa transcendance vers un

Dieu tout-puissant. L’autonomie de la pensée apparaît comme l’ultime liberté de l’homme éclairé, donc la scolastique, le pouvoir ecclésiastique subissent une perte de position dans leur système de valeurs, sans

32 «Πάντως δεν είναι άχρηστο να θυµηθούµε, προκειµένου να προσπελάσουµε στα προβλήµατα τα οποία γεννάει, ότι κιόλας από τη γένεσή του [όρου] είχε αρχίσει να προσφέρεται σε αµφιλογίες και εριστικότητες» C. Th. Dimaras Lumières néohelléniques [Νεοελληνικός Διαφωτισµός]. Dixième édition. Athènes : Éditions Hermis, 2009 (Collection : Études Néohelléniques) p. 76.

61 nécessairement induire une rupture avec la religion. Comme nous dit Roland

Mortier : « le philosophe est le nouveau modèle humain proposé à la société. Il se substitue au prêtre et au théologien33 », constatant ainsi l’établissement d’un nouveau système de pensée. Sur le plan philosophique, cette tendance s’avère par la rupture avec la tradition du syllogisme, qui se faisait traditionnellement en langues mortes. Dans ce sens, il apparaît que l’établissement des langues vivantes coïncide avec le renouvèlement de la forme de la philosophie, qui se met en contact direct avec les nouveaux groupes sociaux qui prennent le devant, sur le plan intellectuel, après l’effondrement de la dominance idéologique de l’Église34. L’anthropologie remplace la théologie, la Nature et les sciences naturelles, qui donnent une prépondérance à l’observation, l’analyse et la raison émergent au centre des tendances intellectuelles. Les sciences et le processus scientifique viennent au premier plan et la théorie philosophique se lie avec l’acte social par la voie de la philosophie expérimentale. Le relativisme s’instaure avec une forte poussée de l’esprit critique qui fait que le Logos philosophique et l’esprit critique constituent les topoï fondamentaux des Lumières européennes.

33 Roland Mortier. Conférence Annuelle C.Th. Dimaras, 2002. Lumières du XVIIIème siècle européen. Dix-huit questions posées à Roland Mortier par Georges Tolias et Ourania Polycandrioti. Athènes : Éditions de l’Institut de Recherches Néohelléniques (Fondation Nationale de la Recherche), 2003, p. 71. 34 Panagiotis Condylis, Op. cit. p. 16.

62

II. Les hommes éclairés de la philosophie des Lumières néohelléniques

Evgenios Voulgaris

La notion de la philosophie au temps des Lumières néohelléniques est si diversifiée qu’un seul auteur peut présenter les diverses facettes d’une seule tendance, même contradictoires. Selon Panagiotis Kondylis35, Evgenios

Voulgaris36 oscille entre le conservateur éclairé et l’homme des Lumières, assez conservateur. Il accepte l’indépendance de la pensée moderne par rapport à l’aristotélisme scolastique et paraît être conscient de la rupture entre l’aristotélisme et la philosophie sur le plan européen en termes de méthode et d’objectif ; Voulgaris nous assure qu’il ne fait confiance que

35 Panagiotis Condylis, Op. cit. p. 20. 36 Evgenios Voulgaris fut un ecclésiastique, un intellectuel et un «γεννάρχης» un véritable instituteur pour le peuple grec. Né en 1716 à Corfou, il a fait des études en Grèce et en Italie, étudiant la littérature, la théologie, la physique, les mathématiques et les langues. De retour en Grèce en 1742, il a enseigné dans plusieurs écoles au Nord de la Grèce. En 1762 il a émigré à Wallachie et ensuite à Leipzig. En 1772 l’impératrice Catherine II le nomme Directeur de sa Librairie. En 1776, il devient Archevêque de Slovinio (Slaviansk) et de Cherson (Kherson). De retour à St Pétersbourg, en 1779 il devient membre de l’Académie Impériale. En 1802, il se retire au monastère de St Alexandre Nevski, jusqu’à sa mort en 1806. Il a traduit l’Eneïde de Virgile en grec, parmi plusieurs ouvrages sur l’histoire, la religion, la philosophie, la physique, les mathématiques et la musique.

63 «παρά µόνον τῳ φιλεπιστήµονι ἀποδεκτέον»37. En homme d’église éclairé, en 1766, il traduit Memnon ou la sagesse humaine38 de Voltaire, ce qui en fait l'un des premiers à introduire l’œuvre du grand philosophe des Lumières dans le monde grec. Il est celui qui fait entrer le débat sur l’idée de la tolérance religieuse, comme nous pouvons le voir dans son Essai sur la tolérance39.

Panagiotis Kondylis remarque qu’Evgenios Voulgaris reste toujours très loin de la philosophie expérimentale, telle qu’elle a été exprimée par les hommes des Lumières européennes, et prend ses distances par rapport à certains philosophes qui, comme Voltaire par exemple, utilisent la propagande comme moyen de vulgariser ses idées. Pour lui, la philosophie reste une partie des Lettres, dans le sens classique du terme. Evgenios

Voulgaris caractérise le philosophe de «θηράτορα της αλήθειας40» mais

37 Ce qui est acceptable par la science. Evgenios Voulgaris. Logique. [Η Λογική.] Leipzig, 1766, p. 44. 38 Traduction parue en 1792, à Venise publié par la maison de Démétre Theodosiou, sans nommer le traducteur, cependant il est bien établi que il s’agit de Evgenios Voulgaris. 39 Ce qu’il est intéressant de noter est le fait qu’il introduit un néologisme crucial, le mot ανεξιθρησκεία, qui signifie « tolérance religieuse ». Pour lui, la tolérance est une notion indispensable dans le cadre du pouvoir politique exercé par l’État, qui doit aussi être adoptée par le pouvoir ecclésiastique et pratiquée par l’Église officielle. 40 Un chercheur, un chasseur de la vérité, Evgenios Voulgaris, op.cit. p. 58.

64 semble rester très proche de la théorie de l’ancienne métaphysique qui proclame la seule et unique vérité. Pour lui, la théorie et l’action s’intègrent

à la défense des valeurs traditionnelles, hiérarchisées sur une base ontologique qui reste inchangeable. Dans son œuvre Ἡ Λογική [La Logique]

Voulgaris affirme que : “Οὐδἐ γἀρ εἶναι τοὗτο καινοτοµεῖν, αλλ᾽ἀρχαϊκῶς

µάλιστα βαίνειν, τοῦ γάρ ἀληθοῦς αρχαιότερον οῦδέν. », admettant ainsi que cela, [il s’est précédemment référé à la philosophie], n’implique pas une innovation, mais qu'il s’agit plutôt de faire confiance et de suivre la voie des anciens, car il n’y a rien de plus ancien que la vérité.

Finalement nous dirons que Voulgaris réinterprète le traditionnel avec des outils plus modernes, il défend les positions classiques de la philosophie et insiste, à la façon antique de la diversification méthodologique, sur le domaine du savoir. Sa position face à la Physique est très révélatrice : il résiste aux changements apportés par les découvertes modernes, il refuse d’accepter Copernic et discute son système en utilisant des arguments de la

Bible. Pour lui, une matière comme la physique, reste sous l’égide de la pensée philosophique, en ce qui concerne l’hiérarchie et la méthode. Ceci dit, la valeur de l’expérimentation n’est pas ignorée ni sous-estimée, mais selon Voulgaris, l’expérimentation garde, plus ou moins, le même niveau d’importance qu’elle avait dans la physique aristotélicienne. Nous dirons que Voulgaris a le souci de nuancer les différences entre l’ancien et le

65 moderne sur le plan des idées, mais en favorisant l’ancien. Sans sous- estimer le fait qu’il a travaillé dans le sens de l’ouverture de l’ancienne logique vers une théorie post-cartésienne de la connaissance, il serait nécessaire de remarquer qu’il préfère que le savoir reste soumis à une analyse conceptuelle et méthodologique à l’ancienne.

Voulgaris croit à l’importance de la liberté individuelle de procéder à une pensée analytique, mais, pour lui, cette liberté n’est pas sans limites : la foi transcende les limites de la raison.

« Parce que si nous voulons nous convaincre par la voie de la raison que Dieu est devenu un homme, [...] sans fonder notre croyance sur la foi, nous deviendrons ridicules. Car ce ne sont ni la sagesse, ni la raison qui peuvent confirmer la croyance dans l’existence de Jésus-Christ qui mourut sur la Croix, mais la foi».41

Evgenios Voulgaris obtient le poste de directeur de l’Académie athonite qui fonctionne sous l’égide du Patriarcat de Constantinople, et se trouve parmi

41 « Τά ὑπερβαίνοντα λογισµόν, πίστεως δεῖται µόνης. Και γάρ ἐάν θέλωµεν πείθει διά λογισµῶν, πῶς ἄνθρωπος ἐγένετο ὁ Θεός, καί εἰς µήτραν εἰσῆλθε παρθενικήν, καί µή τῆ πείσει τό πρᾶγµα ἐπιτρέψωµεν, µᾶλλον ἐκεῖνοι καταγελάσονται... Τό γάρ εἰς τόν σταυρωθέντα καί ταφέντα πιστεύειν, καί πεπληροφορῆσθαι και τοῦτο σοφίας οῦ δεῖται, ουδέ λογισµῶν, ἀλλά πίστεως. » Evgenios Voulgaris. Logique. Op. cit. p. 66.

66 les premiers à établir et promouvoir le changement des idées développées autour de l’enseignement, travail qu’il réalise avec l’aide et l’encouragement de l’Église. Sur ce point, afin d'insister sur l’évolution de la culture et de l’histoire des idées, il faut absolument souligner l’importance des changements apportés par Voulgaris à l’enseignement. Voulgaris introduit la logique, la science et le latin à côté de l’enseignement traditionnel de la théologie et de la grammaire. Malgré sa position, parfois pleine d’attention et de réserve, vis-à-vis des grands changements, Voulgaris est celui qui introduit les idées des Lumières au sein de l’Orthodoxie traditionnelle42.

Dimitris Katardzis

Dimitris Katardzis fut un représentant de la pensée phanariote, lecteur des philosophes comme Voltaire, Diderot, et D’Alembert, admirateur de l’Encyclopédie et profondément influencé par l’esprit encyclopédique. Pour ne pas être accusé d’athéisme, il semble favoriser un schème où l’orthodoxie, la culture grecque classique et la culture occidentale se respectent et coexistent. Il maintient cet équilibre délicat dans les relations entre la philosophie, dans le sens moderne du terme, et la religion, tout en procédant à une interprétation modernisée du christianisme, mettant l’accent

42 Paschalis Kitromilides. « Athos and the Enlightenment. Mount Athos and Byzantine Monasticism. » in Papers from the twenty-eight spring symposium of Byzantine Studies, University of Birmingham, March 1994. Edité par A.A. M. Bryer et Mary Cunningham, Aldershot : Éditions Varorum, pp. 257-272.

67 sur son côté moral et pratique, côté qu’il voit en parallèle avec la relation que la philosophie entretient avec les sciences, telles que la physique et les mathématiques. La philosophie doit soutenir le progrès des sciences, ainsi

Katardzis dit que « la seule et unique chose qui freinait le progrès de la philosophie, la chose qui n’était pas nécessaire à notre théologie, la chose qui a fait naître des dissidences » n’a été que « l’habileté scolastique »43 .

Héritier d’une culture humaniste, il confère une préférence à l’aristotélisme, dont il veut renouveler le corpus. Il met en cause le matériel du néo- aristotélisme et conteste des écrivains tels que Théophilos Korydalleas et même Evgenios Voulgaris. Il trouve, que le problème avec leur analyse, réside dans un certain manque de renouvellement, un manque de arte inveniendi ; il pense que refaire les mêmes idées qui suivent une série logique qui reste inchangeable, est condamné à se répéter sans cesse, par faute d’ouverture à d’autres domaines du savoir et à d’autres sciences44.

43 « ἐκείνο πού ἐµπόδισε ὤς τά τώρα τή φιλοσοφία νά πάγῃ µπροστά, ἐκείνο που δέν χρειάζονταν τόσο τόσο στή θεολογία µας, ἐκείνο πού ἐπροξένησε πολλόταταις αἲρεσες [δεν ήταν άλλο από] « τή σχολαστική τήν περίνοια ». Dimitrios Katardzis. Δοκίµια. [Essais]. Éditeur K. Th. Dimaras. Athènes : Éditions Hermis, 1974, p. 86. 44 « ἡ λογική, ὢντας έπιλογισµός ἀπάνου στῇς ἰδέαις πού ἒχουµε, δέν µπορεῖ νά ἐνεργήσῃ σ’ἀὐτήν ἐκεῖνος πού δέν ἒχ’ιδέαις, καί µ’ὂλον ὂπου αὐτ’ἒχει τίτλο πώς εἲν’ ὂργανο τῆς φιλοσοφίας, πλήν ἃ δέν ἒχῃ τινάς ἰδέαις µιανῆς ἐπιστήµης, δέν µπορεῖ µόνε µέ τ’ὂργανο νά συλογιστῇ σ᾽ἐκείνηνα » Dimitrios Katardzis. Essais. Op. cit. p. 32.

68 Pour rétablir la relation de la nation grecque avec la philosophie, il ne suffit pas de répéter de façon pédante la pensée grecque antique, comme un texte sacré qui limite autant sur le plan du contenu que sur celui de sa forme linguistique ; il est nécessaire de s’ouvrir et d’adopter la philosophie européenne contemporaine, telle qu’elle a été formée et conditionnée aux sociétés occidentales après la Renaissance. D. Katardzis demande donc l’ouverture de la société grecque vers l’Europe. C.Th. Dimaras nous dit que la volonté de D. Katardzis était d’introduire la philosophie et le philosophe dans un processus qui passe tout en douceur depuis un point de départ, qui sémantiquement appartient à une interprétation variée, mais traditionnelle, afin de conférer à ces deux termes une dimension sémantiquement nouvelle, plus modernisée. Il approche donc, en même temps le moderne en préservant tout ce qu’il voit d'utile dans l’ancien45. En fait, il fait ressortir la valeur de la pensée antique, exigeant la nécessité de la réévaluer, en demeurant largement tributaire de la tradition de la philosophie antique.

Une autre reproche, que D. Katardzis fait à la discipline de la logique, est qu’elle remplit l’esprit de l’élève avec des idées qui n’ont rien à faire avec son contact avec les autres, sauf, peut-être, quelques-uns, peu nombreux qui lui ressemblent46. Autrement dit, il est très conscient du rapport entre la

45 C. Th. Dimaras. Les Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 78. 46 « Δέν µπαίνουν καθόλου στή συναναστροφή πὢχει µ᾽ὄλους τούς

69 culture et le fait social, estimant que le patrimoine culturel est le véhicule de l’identité pour la nation et les Grecs, il confère donc à la médiation culturelle un rôle prépondérant en ce qui concerne la formation du sens dans la vie sociale. Face à la scolastique, il oppose l’idéal socratique de la connaissance de soi et de l’amélioration de soi-même. En citant Socrate, D.

Katardzis déclare que l’important, pour le philosophe, c’est de se livrer à la morale, pas seulement au niveau de la théorie, mais à son application dans la vie, à l’acte47.

Les querelles philosophiques qui avaient déjà commencé, secouaient les fondements de la culture néohellénique et rappelaient la Querelle des

Anciens et des Modernes ; dans ces querelles D. Katardzis ne se prononce définitivement ni pour les Anciens ni pour les Modernes. Dans les controverses entre les aristotéliciens et les Modernes, la majorité de ces derniers n’hésite pas à afficher avec acharnement mépris et indignation envers l’autorité d’Aristote. Dimitris Katardzis a vécu la décadence du néo- aristotélisme, mais sa fascination envers le philosophe reste intacte. Son souci est l’affranchissement de l’enseignement des commentaires néo- aristotéliciens qui étaient extrêmement répandus dans les manuels scolaires.

ἀνθρώπους, ὂξ᾽ἀπό µερικούς ὃµοιούς του.» Dimitrios Katardzis, op.cit. p. 33. 47 « Ὂλ’ή τρυφή τ᾽ὃµως (του φιλοσόφου), σάν τό Σωκράτ’, εἶναι νά περµαζώνῃ τή φιλοσοφία στόν ἐαυτό του, καί νά δίδεται στά ἡθικά, ὂχι µόνο κατά τή θεωρία τους, ἀλλά τό καθ᾽αὑτό εἰς τἠν πρᾶξι τους. » D. Katardzis, op.cit. p. 75.

70 Mais, même s’il les critique, il ne rejoint point le scepticisme moderne qui conduit à l’athéisme. Il respecte l’Église et il respecte pareillement les Pères de l’Église et les auteurs anciens. L’excès de la foi conduit à la superstition et, pour D. Katardzis, le même excès dans la pensée philosophique risque de conduire à l’impiété.

Iossipos Moissiodax

Disciple de E. Voulgaris, érudit qui fit des études à Padoue vers 1759-1760,

Moissiodax reflète le climat intellectuel des Phanariotes. Il considère la pensée d’Aristote comme périmée et sans valeur éducative ; il affirme, avec ténacité, que l’ancienne logique est dépassée. Il est conscient du nouvel ordre des choses et des changements apportés par la science naturelle du

XVIIème siècle. Il formule les principales revendications pédagogiques et exprime l’esprit rénovateur des Lumières néohelléniques, dès la seconde moitié du XVIIIème siècle. Militant des valeurs laïques des Lumières et critique social féroce, il représente, en même temps, un exemple parfait de la continuité particulière qui pouvait exister entre la tradition orthodoxe de l’Orient grec et les Lumières.

Il incarne ce que Professeur P. Kitromilides appelle le « Commonwealth orthodoxe » : c'était un homme d'église, il avait fait ses études dans un milieu orthodoxe et religieux. Par la suite, ayant quitté le monde grec, il fut

71 submergé par la culture des Lumières en Italie et à Hambourg, pour aboutir

à un équilibre parfait et délicat entre l’enseignement classique et la science moderne, qui obéit à la philosophie utilitariste des Encyclopédistes. À son avis, Galilée et Descartes sont les précurseurs du renouvèlement de l’ancienne façon de philosopher, en philosophant par la voie des mathématiques. Iossipos Moissiodax admire Newton qu’il considère comme celui qui a pu ouvrir la voie à la vraie philosophie, en offrant les moyens d’une meilleure expression des travaux scientifiques48.

Iossipos Moissiodax s’oppose à la tendance qui consiste à surestimer l’Antiquité, il caractérise l’aristotélisme comme une tyrannie terrible et juge que les principes de la physique aristotélicienne et de l’astronomie sont dépassés par l’évolution scientifique. Dans sa critique, il vise non pas la réputation du grand philosophe, dont les ouvrages sur l’éthique, la dialectique et de la poétique ont une immense valeur qu'il reconnaissait, mais il s’oppose à l’acceptation d’Aristote comme autorité absolue, son intention n’étant pas de blâmer le grand philosophe. Iossipos Moissiodax, souhaitait avant tout défendre l’esprit critique et la pensée libre. Sur ce plan-

48 « πρῶτοι αὐτοί ἀνεζώσθησαν νά ἀνακαινίσωσι τόν ἀρχαῖον τρόπον τοῦ φιλοσοφεῖν, καί να φιλοσοφήσωσι µαθηµατικῶς ». «ὁ κλεινός Νεύτων, ὑπανοίξας τό θέατρον τῆς ἀληθινῆς φιλοσοφίας, ἒδωκε τοῖς φιλοσοφοῦσι καί τά µέσα, διά τῶν ὁποίων νά ἀπευθύνωσίν εἲτε τάς πείρας εἲτε τάς µελέτας αὐτῶν ». Iossipos Moissiodax. Απολογία. [Plaidoirie]. Athènes : Éditions Hermis. Éditeur : Alkis Angelou, 1976. p. 23.

72 là et avec cette position vis-à-vis de la philosophie antique, I. Moissiodax se met au cœur du débat des Anciens et des Modernes.

Prenant une position favorable à la « saine philosophie49 », que l’aristotélisme contrarie, il se prononce pour la raison critique, qui est basée sur la problématique cognitive, en se posant tout d’abord la question

« qu’est-ce que la raison », pour examiner ensuite ses fonctions, les idées, les syllogismes, la découverte de la vérité et aboutir à la question de la méthodologie50. Il introduit la physique et les mathématiques comme priorités et outils particulièrement importants dans l’ensemble de la hiérarchie philosophique. Il opte pour le passage d’une philosophie traditionnelle, qui considérait la métaphysique comme l’aboutissement ultime de la philosophie, à une pensée philosophique qui remplace la théologie par l’anthropologie. Dans la nouvelle division des sciences philosophiques qu’il opère, il attribue une priorité absolue à l’Ethique et rattache la Théologie à la Métaphysique51. De plus, il développe dans ses

écrits l’idée que la superstition dérive de l’ignorance52. Le questionnement philosophique sur la connaissance change : d’un côté, la philosophie

49 « ἐχθρός ἄσπονδος ἀεί τῆς ὑγιοῦς φιλοσοφίας » Iossipos Moissiodax. Απολογία [Plaidoirie]. Éditeur : Alkis Angelou. Athènes : Éditions Hermis. 1976. p. 17. 50 P. Kondylis op.cit. p. 29. 51 Iossipos Moissiodax. Plaidoirie. Op.cit. p.93. 52 Iossipos Moissiodax. Plaidoirie. Op. cit. p. 98-99.

73 religieuse se concentre sur la métaphysique et le mystère de la nature ultime de Dieu, de l’autre Moissiodax, en tant qu’observateur du monde et penseur libre, envisage un système cohérent de la pensée où le savoir est organisé et devient utile, remplaçant donc la métaphysique par la réflexion sur l’homme et transformant ainsi la philosophie, qui devient anthropocentrique53.

Il s’inspire de l’Europe éclairée qui devrait selon lui représenter l’idéal pour le peuple grec, avant toute idéalisation du savoir universel des anciens. La philosophie devient partie de la culture générale et englobe toutes les disciplines possibles et fait partie intégrante de la société. La démarche empirique rallume l’intérêt pour le savoir et l’ouverture de l’esprit, comme cela se passait en Europe. Dans la pensée de Moissiodax, la philosophie moderne devrait refléter parfaitement les besoins de la société. Pour lui, la philosophie devrait avoir une application dans la société, tout particulièrement dans l’enseignement. Ainsi, Moissiodax aspirait à l’application d’un rationalisme pur à l’organisation du matériel enseigné,

élément qui pourrait améliorer le niveau éducatif et rendre l’éducation plus proche de la société. Son idéal philosophique est la saine philosophie, qui propose une théorie complète pour l’examen de la nature des choses, dans le

53 « ἐπιστήµη ἀνθρωπἰνη, ἥτις καταγίνεται καθ᾽αὑτό περί τόν ἄνθρωπον » Iossipos Moissiodax. Plaidoirie. Op. cit. p. 97.

74 but de maintenir et approcher le vrai bonheur que l’homme peut éprouver sur la terre54.

Veniamin Lesvios

Veniamin Lesvios se trouve pris dans l’antagonisme de l’Église et de la philosophie moderne, qui introduit les résultats scientifiques et croit à un esprit critique qui s’exprime librement sur toutes les choses. En enseignant à l’Académie de Cydoniae, il opte pour la physique, les mathématiques, la métaphysique et l’éthique. C'est un ami d’Adamance Coray et il a fait ses

études en Europe. Dans son enseignement il incorpore l’usage des essais scientifiques, favorise la philosophie naturaliste et rompt avec la tradition des scolastiques. Il utilise des cartes et adopte une théorie du cosmos qui se trouve en antithèse totale avec les théories d’Aristote. Quand l’Église l’appelle à Constantinople pour justifier ses idées modernes et défendre sa foi, il dit que, dans les pays européens, on peut parler librement et sans peur ; même celui qui exprimerait une idée qui n'est pas avérée ne serait pas puni, parce que « ses juges ne sont que des philosophes, des humains, qui

54 « µία θεωρία ὁλική, ἣτις ἐρευνά τάς φύσεις τῶν πραγµάτων ἀεί πρός τέλος, ὣστε νά συντηρήσῃ, νά συστήσῃ τής ἀληθινήν εὐδαιµονίαν, τήν ὁποίαν ὁ ἄνθρωπος, ὡς ἄνθρωπος, δύναται νά ἀπολαύση ἐπί τῆς γῆς » Iossipos Moissiodax. Plaidoirie. Op. cit. p. 96.

75 ont appris que rien n’est aussi commun pour l’être humain que le fait de commettre une erreur 55».

Christodoulos Pablekis

Homme de lettres qui a séjourné à Paris, à Vienne et à Leipzig, il se trouve, comme plusieurs hommes de lettres aux temps des Lumières, au cœur de deux pressions sociologiques, d’une part une forte spiritualité accompagnée d’une foi traditionaliste et d’autre part l’inquiétude de l’Église, qui se mobilise contre la montée d’un mouvement anticlérical critiquant les divergences entre théorie religieuse et pratique. Pablekis parle du problème qui se pose avec la séparation entre le savoir théorique et la pratique, erreur qui, selon lui est responsable de « plusieurs recherches et problématiques privées de sens »56. Il pense que le message socratique a été oublié et que les philosophes sont désormais devenus ceux qui enseignent le fatalisme ou la

55 « ἐπειδή οἱ κριταί του ἂλλοι δέν ἢθελεν εἶναι, παρά φιλόσοφοι, ἂνθρωποι δηλαδή οἵτινες ἔµαθαν ἐκ πείρας πώς δέν εἶναι ἂλλο τόσον πλησίον εἰς τόν ἂνθρωπον ὡσάν τό λανθάνεσθαι.» Michalis Stefanidis. Αι φυσικαί επιστήµαι εν Ελλάδι προ της Επαναστάσεως : η εκπαιδευτική επανάστασις, [Les sciences Naturelles en Grèce avant la Révolution : la révolutioni pédagogique]. Athènes : Imprimerie P.D. Sakellarios, 1926, p. 40. 56 « πληθύν ἀνωφελῶν ζητήσεων καί µαταίων προβληµάτων » Christodoulos Pablekis. Περί φιλοσόφου, φιλοσοφίας φυσικών, µεταφυσικών πνευµατικών και θείων αρχών, [Pour le philosophe, la philosophie, les principes naturels, métaphysiques, spirituels et divins]. Vienne, 1786, pp. 1, 2.

76 superstition. Il s’agit d’une figure symbolique dans l’histoire des Lumières néohelléniques, qui à la fin de sa vie, fut accusé par l’Église orthodoxe d’une véritable révolte intellectuelle contre la religion.

En effet, il prêche la liberté d’esprit et la prépondérance de l’esprit critique, comme D. Katardzis, et il est même soucieux de condamner l’athéisme ; mais aux yeux de l’Église rien ne pouvait lui épargner la persécution et la réputation d'anticléricalisme. Il croit au Logos qui doit être autonome et auto-anaphorique, à la philosophie de la Raison et aux preuves fondées sur des principes concrets et méthodiquement choisis. Il soutient que la philosophie « propose des principes solides et inébranlables et conduit à des conclusions légitimes basées sur la raison »57. Il défend la philosophie face à la superstition religieuse et la foi aveugle dans la sainteté des textes anciens.

Athanassios Psalidas A. Psalidas soutient avec véhémence les idées philosophiques des Lumières.

Il se prononce contre la notion exprimée par Voulgaris sur la provenance du savoir humain, c’est-à-dire la révélation divine. Pour A. Psalidas, cette notion « le montre en tant que théologien philosophant et non pas en tant

57 « στερεάς καί ἀκλονήτους ἒχειν ἀρχάς, καί ἐπί πᾶσι σοφήν µέθοδον, ἳνα τούτων τόν ἀποχρῶντα λόγον ἀπονέµων, νοµίµους καί τάς συνεπείας αὐτῶν ἐξάγῃ » Christodoulos Pablekis, op. cit. p.5.

77 que philosophe, état déplacé et loin du sens de la philosophie ; il semble ignorer ce que c’est qu'être un philosophe, c’est-à-dire être un homme qui n’aboutit pas à des conclusions sans avoir présenté des preuves bien visibles auparavant »58. A. Psalidas insiste sur l’autonomie du Logos philosophique et se réfère à l’examen de la naissance des idées à travers l’élaboration des données reçues par les sens. Cette vision de la pensée philosophique la rend indépendante de la théologie, libre de former des conclusions exclusivement basées sur des preuves et des données scientifiques. A. Psalidas est sensible

à la notion de l’utilité de la philosophie qui peut s’appliquer directement à la vie des hommes et peut être accessible par tous : «la Logique entreprend les idées communes, autrement dit les idées que tous les hommes sans exception peuvent capturer ou comprendre »59. Le rapprochement de la philosophie de la nature humaine est l’élément qui l’éloigne le plus, peut-

être, de tout type de scolastique et rhétorique.

58 «τόν ἀποδείχνει ὂχι φιλοσοφοῦντα, ἀλλά φιλοσοφοθεολογοῦντα, τό ὀποῖον εἶναι ἂτοπον καί πόρρων τῆς φιλοσοφίας καί µέ φαίνεται, ὃτι ἀγνοεῖ τό τοῦ φιλοσόφου, τό οὐδέν ἐν τῷ νῷ, ὃ µή πρότερον ἐν τῇ αἰσθἠσει» Athanassios Psalidas. Καλοκινήµατα, ἢτοι Έγχειρίδιο κατά φθόνου και κατά τῆς Λογικῆς τοῦ Εὐγένιου Βούλγαρη, [Bons mouvements, ou manuel contre la jalousie et La Logique de Evgenios Voulgaris]. Vienne, 1795. 59 « ἡ Λογική καταγίνεται εἰς τἀς κοινἀς ἰδέας, δηλ. εἰς ἐκείνας, ὃπου ὃλοι οἱ ἂνθρωποι ἂνευ ἐξαιρέσεως ἢ τοι ἒχουν ἢ ἠµποροῦν νἀ προσλάβουν...» Athanassios Psalidas, op.cit. p. 16.

78 Adamance Coray Chez A. Coray, la notion de la philosophie, en tant que notion qui agit sur un plan social vaste et aussi, en tant que notion qui passe par l’éducation générale, se trouve à son apogée. Il s’agit d’une science utile, loin de la théorie pure qui est sans application dans la vie des hommes. Il n’apprécie pas particulièrement l’ancienne métaphysique et de son point de vue, la partie la plus importante de la philosophie est « la philosophie qui concerne les hommes », ou autrement dit, l’art de vivre. La philosophie, à ses yeux, comprend d’abord une dimension sociale et politique. L’homme est un être politique, donc la philosophie qui concerne les hommes regarde le côté politique et social de la vie humaine. A. Coray maintient que la philosophie est « le savoir de tout ce qui est dans l’intérêt du peuple. »60 Il se prononce pour l’union de la politique avec l’éthique, et croit que le progrès de la philosophie pourrait ainsi signifier la moralisation de la politique. La diffusion de l’imprimerie a propagé la philosophie et, en particulier, la notion de moralisation politique qui fut bénéfique pour le développement des arts, des sciences mais a aussi servi à une évolution des lois qui sont devenues plus favorables envers l’homme. La vision de Coray sur la philosophie est également perceptible dans un commentaire sur la

60 « γνῶσις τῶν ἀληθῶς συµφερόντων εἰς τήν εὐδαιµονίαν τοῦ λαοῦ » Adamance Coray, Περί των ελληνικών συµφερόντων διάλογος δύο Γραικών, [Dialogue de deux Grecs sur les intérêts grecs]. Hydra : Imprimerie hellénique, 1825, p. 625.

79 Révolution française, au sujet de laquelle il remarque : « ce serait peut-être la première fois, depuis le début des temps, que la philosophie a montré son vrai pouvoir61. »

Les représentants du mouvement de l’anti-Lumières dans le monde grec, l’accusent de fomenter de l'agitation politique et de montrer d’irrespect pour les autorités religieuses. De son côté Coray estime que les superstitions religieuses et la tyrannie politique vont de pair. Exactement comme C.

Pablekis et D. Katardzis, Adamance Coray dénonce catégoriquement l’athéisme, mais veut à tout prix combattre la superstition. Il opte pour le détachement du christianisme par la pratique de la scolastique et son adaptation au programme moral et social des Lumières. Il prône le culte

« raisonnable de Dieu »62, qui devrait constituer le socle de la concordance entre la philosophie et la religion. Cette idée est la base de sa critique de la religion et de l’Église ; il admet que la philosophie n’aurait rien à ajouter ni

61 « πρώτην φοράν ἲσως ἀφ᾽οὗ ἒγινεν ὁ κόσµος ἒδειξεν ὃλην αὐτῆς τή δύναµιν ἡ φιλοσοφία. » Adamance Coray, Περί των ελληνικών συµφερόντων διάλογος δύο Γραικών, [Dialogue de deux Grecs sur les intérêts grecs]. Hydra : Imprimerie hellénique, 1825, p. 435. 62 Adamance Coray, Συµβουλή τριών επισκόπων, επισταλθείσα κατά το 1553 έτοςµ προς τον Πάπαν Ιούλιον τον τρίτον, µεταφρασθείσα από την Λατινικήν γλώσσαν και µε σηµειώσεις εξηγηθείσα, [Conseil de trois évêques, envoyée en 1533 au Pape Jules III, traduite depuis la langue latine et annotée], Athènes : Imprimerie A. Coromélas, p. 73.

80 à offrir à l’Église, mais à son avis, le niveau du clergé fait que Jésus est mieux représenté sur terre par la philosophie que par le clergé63.

La philosophie est primordiale pour les philologues et les hommes de lettres mais elle est aussi importante pour le développement des sciences. Coray affirme de façon caractéristique que « La grammaire sans la philosophie ne produit pas d’hommes savants mais scolastiques, une variation des tyrans».

Il prône l’ouverture d’esprit à l’enseignement de la grammaire. Il est pour l’abolition du savoir qui se limite à la répétition stérile des textes anciens, traités quasiment comme sacrés, savoir qui reste inchangé pendant des siècles. Il défend la philosophie moderne et se prononce contre tous ceux qui la ridiculisent en utilisant des jeux de mots tels que la philozofian, c’est-

à-dire pas la philo- (amitié, amour, inclination pour) -sophia (σοφία)

(sagesse), mais en revanche, l’amour pour le -zofos (ζόφος) c’est à dire la noirceur, l’obscurité64. A. Coray, voulant se montrer conciliant, était

63 « ῾Η φιλοσοφία σήµερον κρατεῖ τή αὐτήν Λυδίαν λίθον τή δοθεῖσαν ἀπό τόν Χριστόν καί δι᾽αὐτῆς κρίνει τους ἀνθρώπους » A. Coray, Conseil de trois évêques, envoyée en 1533 au Pape Jules III, traduite depuis la langue latine et annotée, op. cit. p.72, 73. 64 « ἐπειδή οἱ ἐχθροί της ἀναισχύντως τήν ὀνοµάζουσι Φιλοζοφίαν, ἢγουν ἀγωνίζονται νά τή δείξωσι πηγήν παντός κακοῦ, ἐξανάγκης οἱ ὑπέρµαχοί της πρέπει συνεχῶς να φωνάζωσιν, ὃτι τίποτε καλόν χωρίς αὐτῆς νἀ κατορθωθῇ δἐν εἶναι δυνατόν. » A. Coray, Στοχασµοί αυτοσχέδιοι περί της ελληνικής παιδείας και γλώσσης, [Pensées en improvisation autour de l’enseignement et la langue grecque]. Tome B. Paris : Éditions Firmin Didote, 1805, p. 905-906.

81 toujours soucieux de souligner les aspects positifs, même des idées qu’il critique, pour ne pas provoquer de réactions agressives de la part des conservateurs ou du clergé, autrement dit, pour ne pas provoquer l’ensemble du mouvement qui s’opposait à la philosophie moderne et à l’esprit des

Lumières, mouvement qui s’était montré particulièrement belliqueux pendant cette période des Lumières néohelléniques65.

65 C. Th. Dimaras. Les Lumières néohelléniques. Op. cit. p : 78-79- 80.

82

III. Les conservateurs ou antiphilosophes

Athanassios Parios Il fait partie du mouvement antiphilosophique et anti-lumière, mouvement qui appliquait une pression sociale antagoniste au modernisme des idées portées par les Lumières européennes. Il s’agit de la partie la plus conservatrice de la société et elle comprend une très grande partie du clergé, qui lutte contre toute influence européenne par peur de la voir altérer sa

« sphère d’influence » sur le plan intellectuel, et ultérieurement politique.

En même temps, cette partie de la société se montre méfiante envers la pensée antique, qui est essentiellement une pensée païenne, éloignée de l’idéal ascétique prôné par l’Église.

Parios, sincère émetteur du conservatisme clérical, critique le libertinage des anciens et conteste leur contribution intellectuelle, puisqu’ils n’ont pas pu découvrir Dieu66. En même temps l’Église avait assuré sa position en tant que puissance dominante sur la question éducative, et fondé sa mission et sa

66 Athanassios Parios. Περί της αληθούς φιλοσοφίας ή Αντιφώνησις προς τον παράλογον ζήλον των από της Ευρώπης ερχοµένων φιλοσόφων και επί αφιλοσοφία το ηµέτερον γένος ανοήτων οικτειρόντων, [Sur la vraie philosophie]. Hermoupolis : Éditions de la Nation, 1856, p. 11.

83 vocation éducative au sein du peuple, dominé par l’empire ottoman, en grande partie grâce à son rôle de garant et dépositaire de la culture archaïque. Ainsi, A. Parios spécifie qu’il est nécessaire d’enseigner la grammaire et la scolastique (accompagnés de la logique, la métaphysique, la théologie et la rhétorique) et exprime son penchant pour un enseignement où l’amour de la langue antique et la théologie se retrouvent sous l’égide de l’aristotélisme.

Athanassios Parios comprend parfaitement, que la philosophie moderne propose un renversement de la hiérarchie traditionnelle de la métaphysique, telle que la religion orthodoxe la professe. Quand la priorité de la vie humaine se déplace, de l’au-delà prometteur de la vie après la mort, au quotidien de la vie présente, contrairement à toute doctrine théologique, il y a un changement concomitant de la structure sociale et de la hiérarchie qui se met en œuvre. A. Parios insiste donc sur le fait que « le bonheur, dans le sens métaphysique du terme, ne peut pas arriver sur terre. »67 De la même façon il dit que « la réelle et véritable philosophie est celle de l’Apocalypse »68, en tant qu’unique garant d’une vie morale et du salut de l’âme. En ce qui concerne la philosophie moderne et son utilité ou application dans la vie de tous les hommes, A. Parios oppose l’argument

67 Athanassios Parios, op. cit. p : 9. 68 Athanassios Parios, op. cit. p. : 17.

84 que le christianisme est en réalité la philosophie la plus pratique qui soit, en tant que voie unique pour épurer l’âme de ses passions. Athanassios Parios fut canonisé par l’Église grecque orthodoxe.

Panagiotis Kodrikas Savant d’Athènes, cosmopolite et secrétaire de Michael Soutsos, et du patriarcat de Jérusalem, diplomate de la Sublime Porte et diplomate de

France par la suite, il traduit des textes du temps des Lumières69 au début de sa carrière mais, plus tard, il revient sur des positions conservatrices au sujet de la philosophie et de la langue en particulier (il se lance dans une attaque contre A. Coray sur le sujet de la langue). Il suit, comprend et s’exprime favorablement à l’évolution de l’esprit post-Renaissance en Europe. Il prend position pour la réforme et l’écartement progressif de l’aristotélisme de l’éducation. Mais pour P. Kodrikas, le renouveau proposé par les Lumières néohelléniques devrait commencer et finir à la réforme « conservatrice » proposée par Evgenios Voulgaris. P. Kodrikas exprime son admiration pour

Voulgaris et son mépris pour les philosophes qui lui sont postérieurs. E.

Voulgaris, qui est admiré par P. Kodrikas est assez conservateur sur le plan

69 Il signe l’introduction et il fait des notes sur la traduction de l’ouvrage Entretiens de la pluralité des mondes (Ὀµιλίαι περί πληθύος κόσµων, 1794) de Fontenelle, ouvrage puisée en grande partie dans l’Encyclopédie Méthodique qui se prononce en faveur de la nouvelle physique qui mettra fin à l’ignorance superstitieuse.

85 des idées, mais aussi sur le plan de la langue. P. Kodrikas remarque que le

« vrai philosophe », est un ennemi de la « philosophie des sophistes (de la sophistique) ». Selon P. Kodrikas, le vrai philosophe est surtout celui qui :

« respecte et défend la grammaire, qui apprécie le bon choix, la place correcte et l’ordre juste des mots. Il traite les mots avec le respect dû à la façon selon laquelle ils sont composés, suivant des conventions déjà admises communément et finalement, le vrai philosophe ne maltraite pas ce qui a été préalablement admis ni ne veut réformer tout ce qui a été légalisé au niveau national »70.

Pour P. Kodrikas, les lettres étaient une science supérieure à la philosophie expérimentale qui était une science factice, une théorie sans contenu réel.

Vu ses positions, son avis sur A. Coray, et son œuvre, est très critique.

D’après P. Kodrikas, A. Coray peut être un « excellent philosophe, mais un très mauvais grammairien »71 et cela montre que « philosophie » et

70 Ο «ἀληθής Φιλόσοφος», ὂχι µόνο εἶναι ἐχθρός τῆς «σοφιστικῆς φιλοσοφίας», ἀλλά καί «σἐβεται, µέ εὐµένειαν την τέχνην τῆς Γραµµατικής... Χαίρει εἰς τήν καλή ἐκλογή, καί ἐνασµεζίνεται τήν ὀρθήν θέσιν καί εὐταξίαν τῶν ὀνοµάτων. Τἀ µεταχειρίζεται καθώς εἶναι ἐκ κοινῆς Συνθήκης συντεθειµένα... Δέν ἐξουθενοῖ ἂρα ὀ ἁληθής Φιλόσοφος τἀ κοινῶς καθοµολογηµένα, οὐδ᾽ἀναπλάττει τἀ Ἐθνικῶς νοµοθετηµένα. » Panagiotis Kodrikas. « Introduction », in Μελέτη της κοινής ελληνικής διαλέκτου. [Étude du dialecte hellénique commun], 1818. 71 Panagiotis Kodrikas. « Introduction », in Μελέτη της κοινής ελληνικής

86 « philosophe » étaient des mots utilisés avec une connotation négative par P.

Kodrikas et l’ensemble des conservateurs et des partisans du mouvement anti-Lumières.

Conclusion L’observation de la trajectoire de la notion de « philosophie » à travers les

écrits des intellectuels de l’époque des Lumières offre une trame unique pour ceux qui étudient l’histoire des idées et peut certainement éclairer l'espace de l'idée qu'elle recouvre. Ce qui est dit, rénové, altéré, redéfini, révèle ce qui existe déjà en tant que contenu de la conscience collective ; les tendances principales et antagonistes nous aident à établir le cours de l’évolution idéologique dans le temps. Le discours philosophique, avec toutes ses tensions intérieures, symbolise la prise de conscience des limites humaines d’une nation qui, bien qu’asservie, garde néanmoins les possibilités d’une amélioration culturelle et sociale. Plus précisément, la pensée philosophique des Lumières néohelléniques demeure, au fond, celle d’une société en transformation entre l’époque féodale et l’époque bourgeoise.

διαλέκτου. [Étude du dialecte hellénique commun], 1818.

87

C. Les Lumières néohelléniques et l’Église orthodoxe. Une relation difficile ?

Une introduction : la configuration du pouvoir La chute de l’Empire byzantin a entraîné des conséquences politiques, sociales et intellectuelles qui ont déterminé l’évolution de la communauté grecque, de son développement intellectuel et de sa civilisation. La conquête ottomane a exclu la société grecque de la Renaissance occidentale, qui était en train de naître, en partie facilitée par la contribution des érudits byzantins, qui s’étaient réfugiés en Occident. Cette exclusion, a soutenu la domination d’une théorie principalement orthodoxe et conservatrice dans le monde grec. Le mouvement de renouvellement politique, autant que philosophique, qui s’inspirait du néoplatonisme, comme la première suggestion d’une nouvelle identité grecque et d’une nouvelle relation avec l’Antiquité, furent éliminés après la conquête ottomane.

La relation de la société grecque avec l’Église, pendant les siècles de l’occupation ottomane, était délicate. D’une part, la structure institutionnelle de l’Empire ottoman, qui dépendait de la religion islamique, faisait en sorte que la particularité ethnique coïncidât et plutôt s’exprimât à travers la différenciation religieuse. L’organisation civile de l’Empire identifie et

88 classe ses citoyens par rapport à leur religion. Ainsi, peu à peu, l’idée de l’orthodoxie devient identifiable avec l’idée de Ghénos, une notion très importante dont les représentations vont nous préoccuper dans la suite de notre analyse. L’institution qui, désormais, rappelait l’œcuménisme byzantin, fut le patriarcat de Constantinople, qui devint, à juste titre, le symbole représentant l’orthodoxie œcuménique. Il s’agit d’une évolution qui ne fut possible qu’après la prise de Constantinople et l’éradication de l’empereur orthodoxe chrétien. Alors, les Ottomans ont cédé des privilèges politiques, en reconnaissant le Patriarche et les archevêques comme les représentants des communautés orthodoxes dominées. Ainsi toutes les communautés orthodoxes des Balkans étaient représentées par le patriarcat

œcuménique. L’Église s’est montrée très souple vis-à-vis de ce changement de représentants du pouvoir, et la transition ne lui demanda aucun effort72.

Géopolitiquement parlant, l’Empire ottoman, a protégé les intérêts de l’Église orthodoxe en cultivant et en maintenant l’isolement du territoire.

L’Empire ottoman se méfiait de l’Occident et l’Église orthodoxe y voyait un

72 « Ο βασιλεύς, µετά την κατάκτηση, παρέµεινε εκ Θεού δεδοµένο στοιχείο της φυσικής τάξης των πραγµτάτων, στην οποία εντάσσεται και η Εκκλησία, χωρίς όµως να είναι πλέον φορέας αγιότητας και ευσέβειας και µέτοχος της εσωτερικής ζωής της Εκκλησίας. » P. Kitromilides affirme que le roi, étant toujours un symbole du pouvoir de droit divin, assurant l’ordre naturel des choses, ordre dans lequel l’Église trouve bien une place, continue à exister, la seule différence est le fait que le roi n’est plus lui- même porteur de sainteté et de piété, ni un participant de la vie intérieure de l’Église. Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 27.

89 ennemi : le catholicisme. L’existence d’ennemis communs, entre l’Empire ottoman et l’Église, avait comme résultat la création d’un front commun face à l’Occident, face à la propagande religieuse catholique autant qu’à la pression idéologique des nouveaux courants de pensée européens. L’Église orthodoxe a assis sa légitimité morale et, par conséquent, sa légitimité politique, en grande partie grâce à la nécessité de collaborer avec l’État ottoman. Cette même coalition a fait face aux idées du mouvement des

Lumières73.

Les mouvements d'idées Sur le plan des idées, l’aristotélisme tant en Orient qu’en Occident était la doctrine philosophique qui dominait dans les sociétés, après le Moyen-Âge.

L’Empire byzantin avait si bien assimilé l’aristotélisme que ce dernier constituait une partie inséparable de la pensée chrétienne et de la tradition

73 « […] η εκκλησία µπορούσε όχι µόνο να ισχυριστεί ότι έτσι εξασφάλιζε την ανοχή τους στη διατήρηση της πίστης, αλλά και ότι, µε τον τρόπο αυτό, µετέβαλλε τις οδύνες της δουλείας σε συλλογική πνευµατική άσκηση ή ακόµη και σε επίγεια δοκιµασία, που θα µπορούσε να ανοίξει τις πύλες των ουρανών. Από την άποψη αυτή λοιπόν η Εκκλησία είχε θεολογικά, το δίκαιο µε το µέρος της. » Pachalis Kitromilides assure que l’Église pouvait non seulement prétendre qu'ainsi (par sa collaboration avec les Ottomans) elle obtenait la tolérance de l’Empire ottoman afin d’assurer la préservation de la foi, mais aussi qu’elle transformait l’affliction de la sujétion en exercice spirituel et épreuve qui amènerait au paradis. De ce point de vue alors, l’Église pourrait, théologiquement, se défendre complètement. Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 28.

90 spirituelle de l’Orient grec. Le débat dogmatique s’établit et l’Église orthodoxe défend la pureté de la croyance contre l’hétérodoxie, contre les catholiques. Pendant la Renaissance, le manque de manuscrits philosophiques constitue une indication éloquente du fait que les Lettres, à la suite de la prise de Constantinople, ont connu un véritable déclin en

Orient. Au cours du XVIIème siècle, les liens avec l’Occident se renouent.

Les territoires sous contrôle vénitien, mais peuplés de Grecs, servirent de lien pour le rétablissement des échanges intellectuels. À cause du manque d’institutions universitaires, les étudiants grecs, venant des territoires sous contrôle latin, et progressivement d’autres territoires du monde grec, allaient faire leurs études à Padoue. L’université de Padoue était un centre de grande renommée, spécialisé dans l’étude du monde ancien et lieu de culture où le néo-aristotélisme florissait et l’étude des sciences naturelles connaissait un grand essor.

C. Th. Dimaras introduit le phénomène de « l’humanisme religieux » dans son analyse de la période ; il s’agit d’un courant qui plaide en faveur de l’unité de la civilisation classique avec la culture chrétienne74 et coïncide avec la traduction de la Bible en langue parlée, à la suite de l’initiative du

Patriarche Cyrille Loukaris. Celui-ci, très progressiste, a transformé l’Église

74 C. Th. Dimaras. Histoire de la littérature néohellénique. Des origines à nos jours. Athènes, Collection de l’Institut français d’Athènes, 1965, p. 111.

91 orthodoxe, qui à l’époque, fut très ouverte et réceptive. Cyrille Loukaris voulait cultiver la communication avec les Églises protestantes et les pays protestants, pour des raisons politiques : il voulait former un front commun avec les protestants contre le catholicisme. En même temps, il s’occupait de l’amélioration de l’enseignement. Pour ce faire, il engage Korydalleus, un

Athénien qui avait donné une allure classique à son nom en le changeant en

« Korydalleus », pour diriger l’Académie Patriarcale, en lui donnant le mandat de la transformer en école universitaire. Loukaris a su produire une première réforme culturelle, avec l’établissement de l’aristotélisme dans l’enseignement.

Il s’agit de la période où l’Église devient une force œcuménique prédominante ; C. Th. Dimaras résume les particularités régissant le monde de l’Église pendant cette période dans la phrase suivante :

« une hégémonie assumée de grand cœur par l’Église, reconnue par les lettrés qui eux-mêmes, en majorité, portaient l’habit ecclésiastique. La vie religieuse ressentait à peine les secousses provoquées par les doctrines subversives du siècle des Lumières ; le patriarcat constituait une force consciemment progressiste et regardait sans méfiance exagérée le mouvement des idées ».75

75 C.TH. Dimaras. La Grèce au temps des Lumières, op. cit. p. 64.

92 Cyrille Loukaris et Korydalleus ont travaillé pour un véritable renouvellement de la pensée philosophique, son émancipation de la théologie, et le développement des sciences naturelles indépendamment de la philosophie et de la théologie. La scolastique héritée du Moyen Âge, fut critiquée et Korydalleus soutenait la liberté de l’esprit critique, ce qui lui a valu son expulsion de l’Académie Patriarcale, après la mort du Patriarche

Cyrille. Les réformes introduites dans l’enseignement à l’époque, ont été reprises et appliquées aux institutions d’enseignement dans les Balkans, à

Constantinople et dans les îles de la mer Egée.

Naissance du conservatisme, ou un progrès latent L’héritage des lettres classiques, comme elles ont été intégrées dans les valeurs intellectuelles de l’Orthodoxie de l’Orient, et ont persisté sous diverses formes de l’humanisme chrétien, constituent le premier lieu de la réception des Lumières. Dans cet environnement, le mouvement des

Lumières a pu pénétrer la culture post-byzantine, en tant que poursuite intellectuelle légitime. Il est intéressant de remarquer que cette première ouverture d’esprit, au XVIIème siècle, aura comme résultat, plus tard, au

XVIIIème siècle, la création d’un courant conservateur qui s’opposera aux idées novatrices introduites dans les Lumières européennes. Autrement dit, la relecture d’Aristote, exclusivement effectuée à travers l’analyse de

Korydalleus, constituait la base de l’enseignement dans les écoles grecques

93 du XVIIème siècle et délimitait l’univers de la pensée enseignée. Une fois sacralisé, l’aristotélisme scolastique amène la pensée philosophique à un caractère introverti. Ainsi le korydallisme76 se transforme de signe de progrès en une véritable trêve de la progression de l’enseignement de la pensée philosophique dans le monde grec.

Néanmoins, il est nécessaire de bien faire ressortir un subtil équilibre entre les Anciens et les Modernes sur ce point. D’une part, il y a le progrès, représenté par les idées modernes des Lumières européennes, et d’autre part, l’Église, qui joue un rôle particulier dans leur réception. L’Église qui peut paraître réactionnaire, a plutôt facilité les idées progressistes et l’évolution culturelle, à la longue. Les Lumières ont été perçues, en Grèce, comme une réorientation vers une expression de l’hellénisme classique. Il s’agit du moment historique où la société moderne redécouvre le chemin moral et les messages politiques de son passé classique, pour les réintégrer dans ses besoins modernes et créer son propre avenir. L’intégration sélective des lettres classiques, par l’Orthodoxie et l’enseignement orthodoxe classique, pose une grande difficulté à l’Église qui veut résister à cette réorientation culturelle, qui, laïque dans son contenu, et sans doute subversive spirituellement et politiquement parlant, est issue d’un classicisme purement

76 Terme qui désigne le néo-aristotélisme enseigné à travers l’analyse philosophique de Korydalleus.

94 grec, qui était préalablement accepté et répandu par l’Église elle-même. La réception d’autres parties des Lumières, telles que la science moderne et la philosophie rationaliste, étaient les domaines où se focalisait la résistance de la part des représentants de l’enseignement ecclésiastique, mais en réalité, la partie la plus saisissante des Lumières était trop proche du classicisme pour

être niée véritablement ou pour bien longtemps.

Nouvelle classe sociale La réintroduction de la philosophie, du Logos comme moyen d’élaboration des idées, mène à une évolution de l’analyse politique et donne les moyens pour une révision synthétique des idées politiques traditionnelles.

L’amalgame des idées anciennes, des idées transmises de la tradition byzantine à la période hellénistique, réintroduites dans la langue au terme d’une nouvelle réalité politique, transforme la nouvelle situation sociale qui domine la société grecque au cours des dernières décennies du XVIIème siècle. Le traité de Kutchuk-Kaïnardji orientait la nouvelle classe bourgeoise vers des conceptions nouvelles. Les Phanariotes émergent d’un environnement homogène, créé après la conquête ottomane, en tant que représentants de cette nouvelle structure sociale. Avec eux, émergent de nouveaux mouvements et de nouvelles nécessités morales, intellectuelles et littéraires, mais surtout l’exigence de créer un savoir nouveau et de faire face aux nouvelles conditions avec des déontologies innovantes. Les

95 Phanariotes seront ceux qui soutiendront le développement de l’enseignement et de la recherche sur les questions de la conscience morale.

A l’aube du XVIIIème siècle, pour la première fois depuis la conquête ottomane, une classe sociale semble partager l’allure et le potentiel que, jadis, monopolisait l’Église. Il s’agit de l’aristocratie phanariote, une classe sociale qui a gagné sa place grâce à la performance de ses membres dans le commerce et les professions scientifiques. Les Phanariotes, nommés ainsi parce qu’ils habitaient dans le quartier dit « Phanari » de Constantinople, faisaient des études en Occident et, grâce à leur érudition, leur cosmopolitisme et leur capacité à parler plusieurs langues, occupaient des places à l’Académie patriarcale, mais aussi à la Grande Porte du sultan, en tant que diplomates. Sur le plan idéologique, les Phanariotes n’ont pas contesté l’Église. Ils se sont montrés modérés et partisans du despotisme

éclairé, politiquement parlant. Les Phanariotes tout au long des années 1780, soutiennent les idées des Lumières avec véhémence. Dimitris Katardzis, un penseur des Lumières néohelléniques, constitue peut-être la voix la plus caractéristique des Phanariotes. Il est tout à fait favorable au progrès des idées, et il introduit les grands philosophes des Lumières françaises en

Grèce, par ses traductions. Il prône le renouvellement de l’enseignement, faisant une critique du néo-aristotélisme. Néanmoins, après la Révolution française, et surtout après l’entente entre la Russie et la Turquie contre la

96 France, les Phanariotes changent d’attitude ; le silence de Katardzis durant ces évènements, est éloquent, nous assure Paschalis Kitromilides77.

Katardzis maintient une attitude de « juste milieu » sans reculer vers une approche réactionnaire idéologiquement parlant, et sans adopter les principes du mouvement anti-Lumières.

P. Kodrikas, qui est conservateur sur les questions de la philosophie et de la langue, se trouve en position d’influence particulière dans les cercles russes et a le soutien du patriarcat de Constantinople. Son ouvrage principal, sur la langue, est dédié au tsar Alexandre I78 et en même temps il reçoit deux lettres de félicitations, l’une de la part du Patriarche Grégorios V et l’autre de l’ancien Patriarche Cyrille VI79, pour le travail qu’il a effectué.

Les révolutions et la réaction L’ascension de la bourgeoisie commerçante, la domination sociale d’une nouvelle aristocratie, qui entretenait des relations intellectuelles avec l’Occident, créent une dynamique qui se transformera en secousses sociales

77 P. Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op.cit. p.444. 78 Panagiotis Kodrikas. Μελέτη της Κοινής Ελληνικής Διαλέκτου. Παρά Παναγιωτάκη Καγκελαρίου Κοδρικά. Εκδοθείσα φιλοτίµω δαπάνη των ευγενών και φιλογενών κυρίων Αλεξάνδρου Πατρινού και αδελφών Ποστολάκα, [Étude du dialecte hellénique commun]. Paris : Imprimerie I. M. Everarte, 1818. 79 Publiées dans le Journal Calliopie 2 en 1820 ; pp. 186-188.

97 importantes, après le déclenchement de la Révolution française et le renforcement du radicalisme. L’esprit révolutionnaire a un impact sur les idées philosophiques : les idées deviennent plus poussées, inspirées par le souffle révolutionnaire. C.Th. Dimaras l’explique par le commentaire suivant : « l’action politique, la plus superficielle parmi les causes qui sont citées ici, déclenche les mouvements les plus profonds »80. Face à ces tendances, l’Église adopte une attitude qui devient de plus en plus conservatrice et méfiante face à tout ce qui est nouveau. La décennie de

1790 est une période qui est marquée par l’agressivité et une polémique féroce lancée par les forces conservatrices de la société face aux voix contestataires. Paschalis Kitromilides remarque que :

« La décennie qui commence en 1790 signale le début d’une période caractérisée par des bouleversements et des aléas politiques sans pareil au sein de la nation et de l’Église, évènements qui ont été identifiés de façon assez subtile, par le chroniqueur, par excellence, du Patriarcat Œcuménique, un siècle après, comme les conséquences directes de l’impact de la Révolution française en Orient et, en particulier, comme le retentissement du régicide. »81

Menées par leur inquiétude d'un statu quo menacé, les forces conservatrices ont attaqué le mouvement des Lumières, en interprétant le rapprochement de

80 C.Th.Dimaras. La Grèce au temps des Lumières. Op.cit. p. 73. 81 Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. op. cit. p. 273.

98 la « philosophie nouvelle » comme un danger de dépravation morale et d’éloignement de la foi orthodoxe. Cette tendance réactionnaire est constatée, parmi d’autres, dans la répétition des expressions où les jeux de mots, à sens péjoratif, sont utilisés pour remplacer le mot « philosophie » dans les textes, comme le fameux « philozophie », que nous avons abordé dans la partie précédente.

Les enjeux politiques Le patriarcat de Constantinople devait réagir face à ce mouvement d'idées, qu’il ne pouvait pas contrôler. Un autre changement significatif était le fait que les enseignants avaient, de plus en plus, une origine laïque, sans plus

être, en exclusivité, des hommes d’église. Cette nouvelle situation favorisait une tendance vers une indépendance d’esprit de leur part et souvent, allait de pair avec une attitude qui, imprégnée d’idées nouvelles, se tournait de plus en plus vers un point de vue plutôt critique. C.Th. Dimaras affirme :

« Le patriarcat de Constantinople, qui autrefois était partagé entre ses sympathies envers l’« Empire orthodoxe » et son désir de maintenir de bons rapports avec la Sublime Porte, maîtresse de son sort, pouvait désormais concilier ces deux sentiments. D’autre part, cette alliance est faite pour satisfaire

99 les tendances réactionnaires de l’Église, qui seront aussi bien vues par la Turquie que par la Russie. »82

Tout au long du XVIIIème siècle, la philosophie nouvelle est férocement attaquée. La condamnation, en 1793, de Christodoulos Pablekis, professeur de philosophie à Leipzig, excommunié par l’Église à cause de ses opinions, révèle le caractère réactionnaire de la critique de l’Église face à la transformation des idées philosophiques, politiques et morales. Voltaire et

Rousseau sont parmi les philosophes considérés comme les précurseurs des idées révolutionnaires et condamnés à cause de leur idéologie. L’Église se trouve au cœur des conflits idéologiques de la société grecque prérévolutionnaire et laisse sa trace sur l’éducation. La création et la perception de l’identité religieuse de la part de la société grecque qui change, à la suite du renouvellement de son univers idéologique, influenceront l’Église aussi, mais plus tard.

La guerre des pamphlets

Il est important de voir le rôle particulier de l’Église, en suivant les mouvements idéologiques tels qu’ils ressortent des ouvrages, des lettres et des pamphlets produits lors d’une véritable guerre idéologique. En 1791

82 C.Th. Dimaras. Grèce au temps des Lumières. Op.cit. p. 74.

100 circule l’ouvrage « Τρόπαιον83 », qui accuse Voltaire de faire partie des

« impudents, bavards, athées francs-maçons »84. En 1793 parut une autre brochure, qui parlait des préjugés de Voltaire, sous le titre « Η αθλιότης των

δοκησισόφων»85; le pseudonyme de l’auteur de cet ouvrage était Kéléstin le

Rhodien, mais il est probable que la brochure a été composée par

Athanassios Parios, un des écrivains les plus dynamiques du mouvement anti-Lumières. L’ouvrage essaye de réfuter les fondements moraux et philosophiques du mouvement des Lumières, d’un point de vue chrétien orthodoxe86.

83 Antoine Manuel. Geminiano Gaeti. Τρόπαιον τῆς Ὀρθοδόξου Πίστεως. Πόνηµα Ἀντωνίου Μανουήλ... Τἀ µέν ἐν τῷ κειµένῶ µεταφρασθέντα ἐξ Ἰταλικοῦ... πρός ἀπόδειξιν τῆς εὐσεβείας, καί ἀναίρεσιν τῶν φληναφῶν δυσσεβῶν... [Le Trophée de la foi orthodoxe, essai d'Antonios Manouil…Texte traduit de l’italien… en réfutation des radoteurs impies]. Vienne, Yossef Baumeïster, 1791. (Le livre a paru sous le nom de son compilateur). 84 C.Th. Dimaras. La Grèce au Temps des Lumières. Op. cit. p. 75. 85 Kéléstin le Rhodien. Ἡ ἀθλιότης τῶν δοκησισόφων, ἢτοι ἀπολογία ὑπέρ τῆς πίστεως τῶν Χριστιανῶν πρός ἀναίρεσιν τινῶν φιλοσοφικῶν ληρηµάτων...[La misère des faux-savants, ou apologie pour la foi des chrétiens en réfutation de certains bavardages philosophiques]. Trieste : Imprimerie Royale Césarienne, 1793. Selon C. Th. Dimaras, Kéléstin le Rhodien est un pseudonyme et le vrai auteur de l’ouvrage est Spiridion Zorzelas. 86 Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op.cit. p. 274.

101 Cette même année sort un ouvrage en vers sous le titre «Νεκρικοί

Διάλογοι»87; écrit par Polyzoïs Kontos, il s’agit d’un dialogue imaginé entre

Voltaire, le mathématicien Dupré, et la Mort, où P. Kontos fait la critique des idées révolutionnaires et attaque la moralité libertine. Dans les

Dialogues des Morts, Kontos répète une accusation contre Voltaire, qui fut reprise par plusieurs conservateurs, c’est-à-dire qu’il imite Lucien, et cultive les mœurs socratiques.

Il est très intéressant de noter que la critique des idées nouvelles se fait par la voie d’une comparaison avec le monde grec antique, qui est le seul digne d’être cité et connu. Une telle comparaison, sans doute, chatouille l’amour- propre des Grecs lettrés qui liront ces ouvrages, et seront charmés par le fait que les idées modernes sont mises en comparaison avec la pensée grecque antique, avec laquelle ils revendiquent un lien. Le mouvement anti-

Lumières est particulièrement critique envers Voltaire, qui est visé sans cesse. C.Th. Dimaras dit que, la même année, dans une encyclique patriarcale qui condamne Voltaire, nous lisons « le malignissime et misanthrope démon a conçu, dans les temps présents, comme instruments d’impiété et d’athéisme absolus, les »88.

87 Polyzoïs Kontos. Νεκρικοί Διάλογοι [Dialogues des Morts], Vienne 1793. 88 C.Th. Dimaras. La Grèce au temps des Lumières. op.cit. p. 76.

102 Un autre pamphlet circulait sous le titre Acolouthie du borgne et antéchrist

Christodule, natif d’Acarnanie89, malheureusement le titre en français n’arrive pas à évoquer le jeu de mots très significatif entre les noms

Christodoulos (le pronom signifie littéralement « celui qui sert Dieu, qui est le servant du Christ ») et Antéchrist, qui réside sur la répétition du nom du

Christ dans une synthèse où chaque nom est pratiquement le contraire de l’autre. La tradition du jeu de mots arrive de Byzance, rappelle la guerre de religions et constitue un élément qui montre l’aigreur et la tension qui existent au sein de l’Église à cette époque. En ce qui concerne la forme, le texte est une acolouthie, c’est-à-dire qu'il est rédigé dans la prose rythmée des textes liturgiques de l’Église orientale90. Christodoulos Pablekis qui est visé par cette lettre, fut condamné par le patriarcat en 1793, année de sa mort. Cette réaction n’a pas empêché ses disciples de faire élever une statue

à son honneur, dans un jardin public de Leipzig91. La guerre des pamphlets montre comment l’évolution des différentes visions culturelles et les discordes intellectuelles concomitantes, peuvent se traduire, à la suite de l’évolution d’un substrat social correspondant, par une dispute politique.

89 Ακολουθία ετεροφθάλµου και αντιχρίστου Χριστοδούλου του εξ Ακαρνανίας. 90 C.Th. Dimaras. La Grèce au temps des Lumières. Op.cit. pp. 74-76. 91 L’inspiration principale et les information les plus importantes sur la guerre des pamphlets nous a été donné par le chapitre sur l’Église et les Lumières dans : Anna Tabaki. Περί νεοελληνικού Διαφωτισµού, [Sur les Lumières néohelléniques]. Ergo, 2004. p. 67-73.

103

Les encycliques patriarcales Le mouvement anti-Lumières mené par l’Église utilise deux supports : d’une part, les pamphlets, qui circulent surtout dans le public lettré, et d’autre part, les encycliques patriarcales, qui sont répandues par les Églises et visent le grand public. L’Église propage son idéologie surtout dans les territoires qui sont les plus exposés à la transmission d’idées nouvelles ; cela représente un effort pour protéger ce qui était perçu comme « la pureté de la foi », face aux promesses perfides des idées révolutionnaires92. Professeur P.

Kitromilides affirme :

« Des lettres encycliques pareilles ont été adressées à plusieurs diocèses du Péloponnèse. Elles déclarent la résistance contre «πρός τήν φθοροποιόν νεωστί ἀναφανεῖσαν λύµην », s’adressant aux habitants de Ioannina, d'Arta et de Parga dans la région d’Épire, aussi bien qu’aux habitants des îles de la mer Egée, au clergé de Crète et de Smyrne. Une attention particulière était donnée aux habitants des îles Ioniennes, qui, à la suite de la dissolution de la Cité Vénitienne, en 1797, par Napoléon, sont passées sous la juridiction immédiate de la France. »93

92 Parmi les plus caractéristiques nous trouvons l’encyclique envoyée par le Patriarche Grégoire V en 1798 en faveur de la force russe et turque contre l’armée française aux Îles Ioniennes, de même que l’encyclique envoyée au siège épiscopal de Smyrne, en 1798 pour condamner une œuvre de Rhigas Velestinlis. 93 Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op.cit. p. 275.

104

Dans cette lutte contre l’esprit des Lumières, l’Église se coalise avec la

Grande Porte, qui se voit coincée par l’armée française en Europe Centrale et en Egypte. L’argument qu’utilisait l’Église, pour légitimer moralement son choix stratégique, était que l’Empire ottoman fut la force protectrice des chrétiens contre les hérétiques et l’athéisme, représentation utilisée pour désigner les partisans du mouvement des Lumières.

L’Enseignement Paternel Ces opinions sont formulées dans une brochure patriarcale sous le titre

Enseignement Paternel, écrit par le Patriarche de Jérusalem, imprimé en

1798. Dans l’Enseignement Paternel, nous voyons tous les concepts-clés d’une idéologie conservatrice et sclérosée. Historiquement parlant, il est particulièrement significatif que, pour la première fois, ce soit à cette période-là que le patriarcat de Constantinople obtient une imprimerie94, qu’il contrôle et peut utiliser à son gré. L’obtention de l’imprimerie constitue un privilège qui est symptomatique du fait que le patriarcat et la

Grande Porte ressentent la pression des forces européennes d’une part et de

94 « L’imprimatur » est introduit dans l’Église orientale et la première autorisation ecclésiastique semble avoir été accordée pour un ouvrage publié en 1787. C.Th. Dimaras, La Grèce au temps des Lumières. Op.cit. p.85.

105 l’autre, veulent concurrencer les éditions des ouvrages révolutionnaires et modernes qui sortent en Europe, surtout à Vienne et à Venise.

L’ouvrage l’Enseignement Paternel alertait le public sur « τάς νεοφανεῖς

ἐλπίδας τῆς Ἐλευθερίας» les nouveaux espoirs de la liberté qui n’étaient en réalité que «νεοφανῆ και ἒντεχνον παγίδα» un nouveau piège industrieusement conçu. Il recommande de soutenir et de se mettre sous la protection du «ἰσχυράν βασιλείαν τῶν Ὀθωµανῶν» royaume influent des

Ottomans, parce que les nouvelles théories sur la liberté, parues en Occident pendant cette période-là, contrariaient «τά ρητά τῆς θείας Γραφῆς καί τῶν

Ἁγίων Ἀποστόλων, ὃπου µᾶς προστάζουν νά ὑποτασσόµεθα εἰς τάς

ὑπερεχούσας ἀρχάς» les saintes écritures de la Bible et des saints Apôtres qui nous commandent d’obéir aux autorités95. La Révolution française était directement visée dans cet ouvrage, dont l’objectif était d’effrayer les chrétiens, au point qu’ils ne soient pas fascinés, mais méfiants envers les nouvelles théories politiques. Il s’agit d’un effort pour présenter la

Révolution Française comme un acte, renversant le statu quo politique, qui ne provoque que du bouleversement social et n’apporte pas de liberté.

95 Διδασκαλία Πατρική συντεθεῖσα παρά τοῦ Μακαριωτάτου Πατριάρχου τῆς Ἁγίας Πόλεως Ἱερουσαλήµ κύρ Ἀνθίµου εἰς ὠφέλειαν τῶν Ὀρθοδόξων Χριστιανῶν, [Enseignement Paternel, composé par le Bienheureux Patriarche de la Sainte Ville de Jérusalem, monseigneur Anthimos, à l’intérêt des Chrétiens Orthodoxes]. Constantinople, 1798, p. 11, 13-14.

106 Pendant la période où l’armée française s’approche de la Grèce, lors de l’expédition en Italie et l’occupation des îles Ioniennes, le patriarcat devient plus agressif et plus véhément dans ses réactions. Ainsi, la condamnation des textes devient une pratique de plus en plus répandue. Parmi les textes condamnés se trouve la Constitution96 de Rhigas Velestinlis, écrit en 1797.

Imprégné de radicalisme révolutionnaire et influencé par la constitution jacobine de 1793, il s’agit d’un ouvrage suspecté d’idées subversives et, pour l’Église, les idées révolutionnaires étaient synonymes d’athéisme.

Réelles intentions Au tournant du siècle, une partie des intellectuels grecs, influencés par les

Idéologues, reviennent sur l’idée de l’athéisme révolutionnaire et défendent l’existence de Dieu. Parmi eux, Athanassios Psalidas parle de l’idée de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme dans son ouvrage La véritable félicité97. Veniamin Lesvios, qui est peut-être un des esprits

96 Sur l’exemplaire du manuscrit de Cythère, reproduit par le journal Παρθενών (Parthenon), nous lisons, à la toute première page : Ρήγα του Φιλοπάτριδος. Νέα Πολιτική Διοίκησις των κατοίκων της Ρούµελης, της Μ. Ασίας των Μεσογείων Νήσων και της Βλαχοµπογδανίας. Υπερ των Νόµων, Ελευθερία, Ισοτιµία, Αδελφότης και της Πατρίδος. (De Rhigas, le patriote. Nouvelle Administration politique pour les habitants de Roumélie, d’Asie mineure, des îles méditerranéennes et de la Vlachobogdanie). 97 Athanassios Psalidas. Ἀληθής Εὐδαιµονία ἠτοι βάσις πάσης Θρησκείας [La véritable félicité, ou la base de toute religion] Vienne: Yossef Baumeïster, 1791.

107 philosophiques les plus importants de la période, décrit une société libérale où l’Église a son rôle dans la société.

Les Lumières en Grèce ont été déterminées, à un très haut degré, par les idées et les attitudes d’Adamance Coray, qui figure parmi les hommes les plus importants et les plus accomplis, intellectuellement parlant, de la période. Adamance Coray, préoccupé par les questions religieuses, entreprend la traduction du Catéchisme de Platon, évêque de Moscou, en

1770. Ainsi, en 1782, fut publiée, à Leipzig, ladite traduction l’Enseignement Orthodoxe ou Abrégé de la Théologie Chrétienne

(Ορθόδοξος Διδασκαλία, ήτουν Σύνοψης της Χριστιανικής Θεολογίας). En

1783 fut publiée la Synopse de l’histoire sainte du catéchisme (Σύνοψις τῆς

ἱεράς ἱστορίας καί τῆς κατηχήσεως) à Venise, écrit aussi par Coray.

L’enseignement orthodoxe de l’évêque de Moscou est une œuvre qui renvoie plutôt à l’esprit des Lumières qu’à l’orthodoxie. George Florovsky98 cite une phrase de l’empereur d’Autriche, Joseph II, sur Platon de Moscou : il le dit « plus philosophe que prêtre ». Les cercles patriarcaux se sont particulièrement inquiétés du le prologue de Coray, où il propose une critique des cercles ecclésiastiques de son époque.

98 George Florovsky. The Ways of Russian Theology. Vol. V. Collected Works. Belmont Massachusets : Éditions Nordland, 1976, pp. 142-146.

108 Il participe activement au projet de la traduction de la Bible, projet dont il favorise la réalisation et désigne son ami et adepte, Néophytos Vamvas, pour compléter la traduction. Un texte très important de Coray sur l’Église et les idées politiques nouvelles, est l’Enseignement Fraternel, une riposte à l’Enseignement Paternel, paru en 1797. Sa signification pour l’histoire des idées se résume au fait qu’il constitue une étape où le passé, fermenté par le présent, prépare le futur, dirons-nous. Il s’agit d’un texte très prometteur par rapport à la production d’une théorie politique, fondée sur les idées des

Lumières et résultant du nouvel ordre social en train de naître. Coray y exprime ses idéaux égalitaires et républicains et parle du rôle de l’Église, qui doit écarter des Lumières, l’ignorance, et la superstition. Il se prononce contre les excès de la vie monastique, où il voit une relation directe avec le déclin de l’Empire byzantin. Il fait l’éloge des vertus républicaines et s’oppose à la tyrannie politique. Pour lui, la seule liberté se trouve dans un système républicain. À travers cette querelle des Anciens et des Modernes, qui au sein du monde grécophone, prenait la forme d’une querelle entre les cercles ecclésiastiques, et les cercles des érudits qui propageaient les idées des Lumières, Coray articule une idéologie politique libérale et républicaine, en transformant les idées des Lumières en théorie politique.

Au début du XIXème siècle, les enjeux politiques changent et, avec eux, le patriarcat devient plus favorable aux idées des Lumières. En 1803, Coray,

109 dans son Mémoire sur l’état actuel de la civilisation en Grèce, qu’il a lu devant la Société des Observateurs de l’Homme, dont il était membre, reconnaît le rôle et la contribution du clergé éclairé. Il affirme que « […] ces respectables ecclésiastiques ont bien senti que la vraie pitié est la pitié

éclairée, et que les Lumières, loin d’être un mouvement contraire à la véritable religion, la rendent plus solide et plus facile à se glisser dans le cœur des hommes. »99

Néanmoins, il se montre moins positif en ce qui concerne les traditions byzantines. Il est très critique envers la superstition religieuse à Byzance.

Cette superstition constitue, à son avis, la raison du déclin de l’Empire byzantin. Il n’épargne pas non plus les monastères et l’accumulation des biens au détriment du développement social, et prône la prospérité du peuple par le biais du progrès personnel offert par l’exercice d’un métier. Il fustige l’Église catholique et le pouvoir absolu des abbés et il constate moins de corruption chez les moines orthodoxes. Il se montre hostile au papisme et aux Jésuites, qui ont recours au prosélytisme. La comparaison entre catholicisme et orthodoxie, en ce qui le concerne, est favorable à

99 Adamance Coray. Mémoire sur l’état actuel de la civilisation en Grèce : lu à la Société des Observateurs de l’homme, le 16 Nivôse, an XI (6 Janvier 1803). Par Coray, docteur de Médecine, et Membre de ladite Société. Paris : F. Didot, 1803, pp. 42-43.

110 l’orthodoxie, car il croit que la superstition religieuse, qui a empêché l’union avec Rome, a sauvegardé la nation grecque.

Les académies en tant que zones d’influence Le conflit entre les Conservateurs et les Modernes se reproduit à l’intérieur de la péninsule grecque et se concentre dans les territoires où siègent des

Académies d’enseignement, ou des écoles d’une certaine renommée. Plus particulièrement, Athanassios Psalidas, maître de l’École Caplanios, à

Ioannina se heurte sans cesse à la famille Balanou. La guerre des pamphlets devient la guerre des écoles. Le rôle de l’Église est prépondérant et significatif, ici aussi. En fait, il apparaît que les académies où enseignaient les adhérents des Lumières les plus novateurs, deviennent le théâtre d’un conflit idéologique extrêmement hardi. Pendant les années 1820, l’Académie de Jassy a changé de directeur, passant sous le contrôle des conservateurs, à la suite de l’abdication obligatoire de Stephanos Dougkas, qui fut accusé d’hérésie. L’Académie de Bucarest, sous la direction de

Néophytos Doukas, devient la cible des attaques du patriarcat, le prédicateur du patriarcat, Samuel de Andros, jouant le rôle du principal accusateur de S.

Dougkas. En 1818, S. Dougkas, fut condamné par le patriarcat comme hérétique.

111 Chios, Smyrne et la région de Kydonie ont aussi attiré des conflits à cause des écoles séculiers et des programmes éducatifs modernes. Les transformations sociales qui se réalisent en Asie mineure et à Chios, territoires qui, à cause de leur proximité géographique, maintenaient un contact étroit avec Constantinople, reflètent le changement culturel apporté par les idées des Lumières. Smyrne, traditionnellement conservatrice en matière d’enseignement, malgré son cosmopolitisme, voit en 1809 l’ouverture du Gymnase Philologique (Φιλολογικό Γυµνάσιο) qui bouleverse l’ordre établi en proposant l’enseignement des sciences, tant critiquées et contestées par les représentants du conservatisme ecclésiastique.

Kydonie est le siège de l’académie où enseigne Veniamin Lesvios et

Néophytos Vamvas, un disciple de Coray, devient, en 1811, le directeur de l’académie d’éducation de Chios. En 1812, Lesvios est obligé de se retirer à la suite des attaques constantes de Dorothéos Voulismas100, officier de très haut rang au Patriarcat de Constantinople. À Smyrne, le Gymnasium

Philologique ferme en 1819, à la suite du sabotage par les conservateurs qui semaient la peur dans le peuple au regard des idées scientifiques et philosophiques modernes. En 1821, l’Église parvient à fermer l’académie de

100 Le même officier fut responsable pour la condamnation de Stephanos Dougkas.

112 Chios grâce aux efforts de l’archevêque de Chios, Platon. Par ces actions, les Lumières perdent de leur force dans l’Orient orthodoxe.

Au tournant du siècle Grégoire V devient à nouveau Patriarche pendant les années 1819-1821.

Pendant son premier mandat, il avait réprouvé la Révolution française et

Rhigas Velestinlis. De 1806 à 1808, il revient sur le trône et reprend son effort pour éradiquer le mouvement des Lumières et regagner l’influence qu’il avait sur la société grecque. En 1816, Stéphanos Dougkas est obligé de soumettre son manuscrit, La Physique, au jugement du Synode Patriarcal.

Acceptant la décision du synode, il est obligé de répudier son travail, jugé comme produit d’hérésie, et signer une « confession de foi ». En 1819,

Ignatios Skalioras lance une attaque véhémente et particulièrement hardie contre Adamance Coray, avec son ouvrage Lettre critique de la nouvelle philosophie101. Il l’accuse d’athéisme, il critique ses idées, en tant qu’extrêmes révolutionnaires, et le décrit comme un petit commerçant raté qui s’est tourné vers la philosophie par désespoir.

Les lettres encycliques du Patriarche, et en particulier celle parue en 1819, parlent du danger de renoncer au savoir grammatical traditionnel en faveur de la science nouvelle, des mathématiques, savoir qui est pernicieux pour la

101 Ἐπιστολή τῆς νέας φιλοσοφίας στηλιτευτική. Leipzig, 1817.

113 foi et le salut de l’âme. La même année, le Patriarche envoie une lettre de félicitations à Kodrikas, qui défend l’enseignement traditionnel, en le félicitant en particulier pour sa rhétorique contre Coray et ses idées sur la langue. Cette même année 1819, sort un autre pamphlet, sous le titre

Réflexions de Criton102, qui touche surtout le haut clergé et son administration économique. Le texte faisait allusion à une erreur commise par l’Église, et plus précisément, il critiquait la tendance de l’Église à dépenser les sommes accumulées par des donations, afin de maintenir le statut et garantir le confort personnel des évêques. Le pamphlet provoqua l’ire du patriarcat et les Réflexions de Criton ont été brûlées publiquement à

Constantinople en tant que texte blasphématoire.

Défaite ? Mais finalement, l’Église, voyant que le mouvement des Lumières ne pouvait plus être arrêté, essaye de gagner ses adeptes. L’officier du plus haut rang qui était chargé de mener la politique éducative du patriarcat

œcuménique, Ilarion, invite les savants (πεπαιδευµένους και σοφούς του

γένους) à soumettre leurs ouvrages au patriarcat, afin qu’ils soient publiés par l’imprimerie patriarcale. Cet acte avait une signification double : les savants, ainsi, reconnaissent l’autorité de l’Église et acceptent les

102 Στοχασµοί του Κρίτωνος. [Réfléxions de Criton.] Paris : Imprimerie F. Didot, 1819, pp. 18.

114 recommandations de la censure officielle. Ilarion, parle des avantages qu’auraient de pareilles impressions dans l’éducation de peuple grec et signale que le contrôle central des ouvrages par le patriarcat pourrait assurer la qualité des ouvrages imprimés. Le manifeste d’Ilarion fut très répandu et reproduit même par le journal Melissa, le journal le plus radical de l’époque.

La période finale des « persécutions » que l’Église mena face au mouvement des Lumières a eu lieu pendant les représailles exercées par les

Turcs à Constantinople, après la déclaration de la Révolution dans le

Péloponnèse. Un synode patriarcal fut appelé afin de finaliser la destitution des matières philosophiques dans les écoles, et ce synode vise tout particulièrement Coray, Koumas et Veniamin Lesvios en tant qu’instigateurs de la rébellion.

La société change : les deux camps Il s’agit du moment dans l’histoire où nous pouvons nous rendre compte d’une certaine maturité des idéologies philosophiques dans les revendications visant l’émancipation nationale. La fin de la superstition, de l’obscurantisme religieux ne pouvait que mener à la Résurrection Nationale.

La discussion et les conflits entre les adeptes des Lumières et les conservateurs ne concernaient plus des questions philosophiques ou des choix qui concernaient l’enseignement. Chaque partie exprime une position nette sur le statu quo social.

115

Les adeptes des Lumières demandent un changement social radical et optent pour la révolution politique, tandis que les conservateurs, et l’Église en particulier, veulent maintenir des valeurs considérées comme sacrées et, en même temps, maintenir les privilèges et les avantages sociaux et matériels que ces valeurs pourraient garantir. Les conservateurs, poussés par l’élan des Lumières, ont abandonné tout prétexte et se sont ouvertement identifiés avec le despotisme païen des ottomans. Malgré les efforts pour présenter des arguments pour soutenir moralement ce choix, les vrais intérêts politiques se voient derrière les arguments théologiques et l’appel à la logique que prêchent les conservateurs anti-Lumières. Leur réaction est une expression de la panique de l’Église, qui se coalise avec l’Empire ottoman, que les adeptes des Lumières néohelléniques appelaient « le royaume des ténèbres »

(βασίλειο του σκότους).

Le rôle de l’Église L’Église tient un rôle très important dans les transitions intellectuelles de la pensée pendant le mouvement des Lumières. Nous parlons beaucoup de l’introduction des éléments nouveaux qui provoquent une réaction et des conflits idéologiques. L’Église est essentielle par sa fonction dans la société.

Elle fait partie intégrante de l’histoire de la civilisation grecque et son rôle est d’assurer la continuité dans l’histoire culturelle du monde grécophone.

116

Cette vision de la continuité nous permet de comprendre les phénomènes qui se dérouleront par la suite. L’Église et l’importance de son rôle manifestent que la vitalité de la culture est le résultat des traditions et des pratiques, auxquelles viennent se joindre des éléments des idées nouvelles, en un système qui, par son manque de structure formelle, pourrait être assez réceptif aux ajouts idéologiques et autres, apportées par le mouvement des

Lumières.

Cette continuité se traduit dans les pratiques sociales, dans les expériences

éducatives et même dans les histoires personnelles. Les Lumières néohelléniques étaient le produit des expériences éducatives et des prédilections culturelles d’un premier groupe d’érudits et de dirigeants, des

Phanariotes. Par la suite du déroulement de l’histoire du renouvellement apporté par les Lumières, il ne faut pas oublier le rôle de l’Église ; gardienne de la tradition intellectuelle de l’Orient, l’Église orthodoxe fut la première à introduire un esprit de réforme. Sans doute, des groupes séculiers ont pris le relais, étant donné que les idées modernes circulaient avec une plus grande facilité dans l’environnement culturel, hors des cercles ecclésiastiques. Mais l’Église et les hommes d’Église étaient les premiers à introduire des changements. Ce n’était que pour des raisons politiques et suite aux réactions phobiques que provoqua la Révolution française que l’Église prit

117 des distances nettes par rapport au mouvement des Lumières, pour essayer d’éviter les implications politiques qu’entraînait le renversement du statu quo dans sa propre sphère de puissance. Les idées séculières constituaient toujours une menace pour l’idéologie ecclésiastique et, en tout cas, les officiers de l’Église furent toujours très durs vis-à-vis des déviations au dogme de la foi, mais la politique officielle des persécutions vint après le tournant du siècle. Ce bref historique a consisté à montrer que le mouvement des Lumières avait grandi au sein de l’Église avant de se disperser dans la société.

Conclusion La tradition classique, protégée par l’Église après la chute de l’Empire byzantin, fut réinterprétée par le mouvement des Lumières et entra dans une période de renouveau. Le retentissement du classicisme politique européen et des modèles républicains de la Révolution française a transformé ce que l’Église orthodoxe regardait comme une partie de son héritage culturel. Soit par les ouvrages d’un activisme radical, tel qu’il a été représenté par Rhigas

Velestinlis, soit à travers l’érudition libérale de Coray, la culture grecque s'est vue transfuser une identité nouvelle. Pendant cette période, l’héritage classique de l’antiquité, préservé par l’Église, se tourne pour la première fois contre la tradition orthodoxe. Ainsi commence à apparaître une identité laïque, qui est directement liée avec la société grecque moderne, qui cherche

118 à renouer avec un hellénisme classique et républicain. Face à ces changements inattendus, l’Église a reconnu que la cohabitation avec la culture classique la menaçait directement. Plus tard, à l’avènement de

Grégoire V au patriarcat pour la troisième fois, quand il lance une campagne contre la culture du classicisme antique, il est déjà très tard, les Lumières néohelléniques avaient déjà commencé à diffuser une idéologie nouvelle.

De ce conflit va émerger une nouvelle période dans l’histoire grecque103.

103 Pour plus d’informations sur la réception de Byzance, voir : Paschalis Kitromilides. « The Enlightenment and the Greek cultural tradition», in History of European Ideas. March 2010, Volume 36, N° 1, pp. 39-46.

119

DEUXIÈME PARTIE

Une histoire de Langue, une Histoire des Mots

Dans cette partie, nous allons traiter de plusieurs questions centrales pour notre sujet et nous allons travailler selon deux axes, dont le premier est la langue et le deuxième, la traduction. Nous nous attacherons à présenter un

état de la langue de la période des Lumières, à illustrer les différentes tendances, les différentes approches, théories et écoles qui se développent autour de la forme de la langue, en tant qu’organe linguistique, et finalement, nous allons nous concentrer sur l’évolution de cette langue, qui en devenant l’organe linguistique de la nation des Hellènes, suit de près l’histoire politique de cette nation. Par la suite, nous allons faire une présentation de l’impact de Voltaire et de Montesquieu dans le mouvement des Lumières néohelléniques et établir une chronologie de leur présence dans les Lettres de l’époque. Dans cette recherche, notre objectif est

120 d’examiner et comprendre la position de D.N. Iskenderis qui traduit Zadig de Voltaire, en 1817, et de Néoclis Papazoglou, qui traduit les Lettres

Persanes de Montesquieu en 1839 vers le grec. Finalement, nous allons faire une présentation de la traduction au XVIIIème siècle néohellénique et

étudier l’art de traduire du point de vue comparatif, historique et méthodologique, en nous concentrant sur l’influence de la traduction dans le traitement de la langue et en présentant les différents niveaux de style utilisés.

Les érudits du mouvement des Lumières sont les premiers à se poser des questions sur la langue, quand ils se trouvent confrontés à la traduction des ouvrages des philosophes illustres des Lumières européennes. Le rôle de la traduction est essentiel, car c'est un processus où les choix linguistiques sont particulièrement significatifs sur le plan du contenu, pour le transfert des connaissances et des informations de la langue-source. Mais le rôle de la traduction s'avère aussi particulièrement important pour la langue-source, car il est en soi évolutif et conduit à l’enrichissement de la langue sur le plan des signifiés autant que sur le plan lexicologique, par l’introduction de néologismes et d'éléments étrangers dans la langue.

121

A. Le sujet de la langue pendant la période des Lumières néohelléniques

Le mouvement des Lumières néohelléniques évoque le problème linguistique et le transpose au niveau national. A l’époque, les langues nationales sont favorisées et l’idée qu’une langue morte puisse exprimer l’identité des peuples naissants, nourrie par l’idéologie « éclairée » devient un non-lieu. Généralement parlant, le mouvement des Lumières européennes entraîne, au XVIIIème siècle, des mouvements de patriotisme national, des révolutions, une histoire qui a besoin de narration. Pendant cette période les collectivités humaines s’organisent dans des souverainetés définies territorialement, qui fonctionnent, politiquement, sous la forme de l’état-nation. Les nouvelles communautés nécessitent l’établissement de relations sociales autour d’une communauté historique et temporelle moderne qui dépasse toute expérience historique précédente.

I. Une histoire de diglossie

Langue et Nation La notion de la langue et l’idée de la Nation étant enchevêtrées, la langue acquiert un statut utilitaire par rapport à l’expression des idées connexes au

122 sentiment national et un statut symbolique en tant qu’élément unificateur de la Nation. En même temps, la langue, constituant un bien commun, ne pouvait se détacher ni de la société, ni des classes sociales, qui l’utilisaient chacune de façon différente, ni de la tradition langagière de l’Église, qui fait partie de l’idée nationale.

Quelle langue pour quel usage Plus particulièrement, en ce qui concerne la langue pendant la période des

Lumières nous rencontrons deux versions : la langue « hellénique » qui correspond à la langue grecque antique, utilisée par les intellectuels, et la langue moderne et populaire, parlée par le peuple. Mais la question de la langue remonte aux années byzantines et les questions de diglossie, apparurent pour la première fois à cette époque-là. La langue formelle de l’État, de l’Église et des intellectuels, après l’hellénisation de l’Empire byzantin, tant au niveau linguistique qu’ethnique, était assez proche du modèle de la langue attique. À la cour byzantine, préside l’usage de la langue attique, la langue populaire était absolument bannie, en tant que langue vulgaire, qui convenait à la vulgarité propre à la populace104. Cette langue paraît figée, par rapport à la langue vivante parlée par le peuple, qui

104 « Το Ιερατείο και η Αυλή του Βυζαντίου δεν θέλουν ν’ακούσουν ούτε µια λέξη από τη λαϊκή γλώσσα. Αυτή ήταν χυδαία, όπως χυδαίος ήταν (όπως έλεγαν περιφρονητικά) και ο όχλος. Giannis Kordatos. Ιστορία του γλωσσικού µας ζητήµατος. [Histoire de la question de notre langue]. 5ème édition. Athènes : Éditions Boukoumani, 1973, p. 26.

123 utilise un idiome néohellénique qui existe déjà depuis le Xème siècle. Il s’agit de l’idiome utilisé dans la poésie populaire et épique et dans la littérature narrative de la période postbyzantine. Après le XIVème siècle, l’utilisation obligatoire de la langue attique, pour communiquer par écrit commence à fléchir, mais depuis, la trace de cette habitude persiste et le mépris pour la langue populaire devient quasiment la règle pour les érudits, les historiens, les chroniqueurs ou les poètes.

L’Église : un tout premier réformateur L’humanisme religieux, en partie influencé par l’exemple de l’Église réformée, impose peu à peu l’usage du langage populaire dans la rhétorique ecclésiastique. Cette tendance commence au XVIème siècle, il est connu qu’Érasme traduit la Bible en langue vernaculaire en 1516. Le représentant le plus éloquent et le plus élégant de cette langue, est Ilias Miniatis, qui se situe historiquement entre le XVIIème et le XVIIIème siècle. La langue utilisée par le Patriarcat Œcuménique pourrait être caractérisée de langue byzantine archaïsante. Le choix entre la langue archaïsante et la langue simple dépendait de la situation de communication. La nécessité de prêcher dans une langue qui soit compréhensible par le peuple oblige l’église à adapter le langage populaire, à l’image du discours parlé. Henri Tonnet note qu’

124 « il est probable aussi que l’exemple des Occidentaux, qui avaient fait accéder des dialectes vulgaires (le florentin, le vénitien, le français) au rang des langues littéraires, a dû entraîner certains Grecs à abandonner leurs préjugés à l’égard de la langue parlée et éventuellement à réfléchir aux moyens de la rendre utilisable à l’écrit. »105

De cette façon, l’Église devient la première à réaliser des initiatives qui placent au premier plan la nécessité d’adapter la langue aux circonstances de la communication. Le sujet de la forme de la langue commence à se poser, un sujet qui, par la suite, se trouvera souvent au cœur de la régénération ethnique et de la question nationale. Pour ne nommer que les plus importantes des figures ecclésiastiques, ayant contribué à la transmission du catéchisme en langue parlée, nous devrons mentionner Damaskinos

Stouditis, évêque de Naupacte et d' Arta, au XVIème siècle, qui a écrit un

Thésaurus (1568) 106; Maximos de Gallipoli (Μάξιµος Καλλιπολίτης), qui a rédigé une traduction du Nouveau Testament au XVIIème siècle (1688); et bien sûr Ilias Miniatis, évêque de Kernitsa, qui a produit des textes de catéchisme écrits en langue démotique107. A.E. Mégas fait les remarques

105 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne, la formation d’une langue. Paris : L’Asiathéque, 1993. p.169. 106 Δαµασκηνού, Υποδιακόνου και Στουδίτου του Θεσσαλονικέως, Θησαυρός (1568) [Thesaurus de Damaskinos, Sous-diacre et Studite de Thessalonique]. 107 Ηλία Μηνιάτου Κεφαλλήνος, Διδαχή περί πίστεως (1763). [Ilias Miniatis

125 suivantes sur la langue de la période, dans son ouvrage sur l’histoire de la question de la langue (nous traduisons):

« Nicolaos Sofianos, se trouve parmi les premiers partisans de la langue démotique en tant que langue utile pour l’éducation des jeunes ; il écrit une Grammaire, il traduit le discours de Plutarque « Sur l’éducation des enfants » dans la langue « parlée » (1544), où il fait un effort pour éradiquer les archaïsmes, jugés incompréhensibles, que les écrivains et les poètes qui étaient des partisans d’une démotique mixte, avaient l’habitude d’introduire dans leurs textes. Cet exemple est imité par d’autres et ainsi, la langue démotique commence à se former en tant que langue ordinaire ». [A.E. Mégas, un peu plus loin, sur la même page, note que] : « Sans être encore parfaite elle est pourtant harmonieuse ; elle présente des nuances, ainsi, elle se présente avec une tonalité vive et intense dans l’ouvrage intitulé « Art rhétorique » de Sofianos, par exemple ; d’autre part elle résonne de manière plus lyrique sur les lèvres de Miniatis, qui s'adresse au peuple grec depuis la chaire de la même façon que Démosthène s'adressait au parlement athénien108 ».

de Céphalonie, Sermon prêchant la foi.] 108 A.E. Mega. Ιστορία του γλωσσικού ζητήµατος. Μέρος α΄ Αιώνες γλωσσικών αλλοιώσεων (300 π.Χ. -1750 µ.Χ.). [Histoire de la question de la langue. Première partie, des siècles d’altérations linguistiques (300 av.J.C. -1750 ap.J.C.).]. Réédition. Athènes –Ioannina: Éditions Dodoni, 1997, p. 362.

126 A .E. Mégas pense que ce sont des érudits qui connaissent la langue savante et la langue du peuple, et en même temps respectent la tradition littéraire telle qu’elle a été sauvegardée à travers les siècles qui posent les fondements de la langue néohellénique écrite. A.E. Mégas insiste sur l’équilibre qui existe dans la langue qui est parlée et comprise par le peuple. Plus loin il fait l’interprétation historique que, déjà, la langue de l’évangile, ou grec néotestamentaire, constitue la forme la plus ancienne, sous forme écrite, de la langue démotique, qui autrement dit est une langue parlée et comprise par le peuple.

Langue imprimée Au cours des XVIIème et XVIIIème siècles, la circulation des œuvres littéraires et populaires connaît un véritable essor. Ces ouvrages sont publiés

à Venise ou Vienne, les centres les plus importants de la typographie à l’époque, et se trouvent partout en Orient. Cette tendance a contribué à la transmission des œuvres importantes mais aussi à la production d’ouvrages plus médiocres et a permis aussi le sauvetage de la littérature populaire post–byzantine. La langue de cette période correspond à la langue littéraire commune de la période ottomane. Des traductions de textes en langue parlée avaient commencé, semble-t-il, dès le XVIème siècle, avec Nicolaos Sofianos

127 (1500-1550), Fragiskos Skoufos (1644-1697), Ilias Miniatis (1669-1714),

Vikentios Damodos (1700-1052)109.

Langue enseignée La situation linguistique de la période se reflète dans l’organisation de l’enseignement, dans les types d’enseignement offerts mais aussi dans la façon d’enseigner la langue. Les écoles sont divisées en écoles communes

(correspondant à un enseignement élémentaire) et en écoles d'enseignement encyclique. Les écoles enseignent la langue officielle, c'est-à-dire le grec ancien. Dans les écoles d'enseignement élémentaire les livres utilisés sont des livres ecclésiastiques, et dans les écoles d'enseignement encyclique les livres utilisés sont des œuvres des poètes anciens, et des ouvrages de rhétorique.

Langue des Phanariotes La première génération des Phanariotes préfère la langue ancienne, qui par ailleurs constitue le support linguistique de prédilection de l’école philosophique « corydallienne ». La famille Mavrocordatos, Alexandre et ensuite son fils Nicolas, écrivent en langue archaïque, le langage préféré de

109 Pour plus d’information voir l’ouvrage K. N. Sathas. Annexe de Philologie Néohellénique, Histoire de la question de la langue néohellénique. Athènes, 1870 reproduit en 1969 par les éditions Chiotelli (pp : 11-15 et 64-74).

128 ceux qui appartiennent aux classes helléniques les plus influentes.

Nicolas Mavrokordatos proclame la supériorité de la philosophie moderne sur la philosophie aristotélicienne, tout en observant le style et la forme archaïque de la langue attique, chose qui vient presque en contradiction avec le renouvellement idéologique qu’il recommande dans son œuvre110.

110 Pour mieux faire sentir le langage utilisé nous citons la toute première page de l’ouvrage Les Loisirs de Philothée de Nicolas Mavrocordatos, où nous lisons : « Τἀ Πάρεργα Φιλοθέε, ἃφέρεις µετά χεῖρας φιλόµεσε, ἱστορία τίς ἐσι πεπλασµένη µὲν και µυθὼδης, ἐκ ἐλάσσω δ᾽ἀληθὲς και ὑφεσώσης τήν ὂνησιν παρεχοµένη » Nicolas Mavrocordatos. Φιλοθέου Πάρεργα, [Les Loisirs de Philothée]. Vienne : Franz Anton Schreibel 1800, pp. A2.

129

II. L’admiration de la langue archaïque

Les débuts de la question de la langue Le moment historique où l’hellénisme essaie de former un organe linguistique capable d'approcher le fait culturel occidental est le moment où la question de la langue est introduite par les érudits qui constituent les représentants des Lumières néohelléniques. Professeur Henri Tonnet distingue trois formes principales du grec au XVIIIème siècle :

« a) une forme « supra-régionale mais non nationale », car les gens sans culture ne l’entendent pas, le grec archaïque des ecclésiastiques et des lettrés, b) des koinés parlées régionales, à Constantinople, à Smyrne, dans le Péloponnèse et dans l’Heptanèse, et enfin c) des koinés territoriales, correspondant aux dialectes111. »

La publication et la reproduction des ouvrages d’édification non ecclésiastiques accentuent la question de la forme de la langue. La nécessité de propager la connaissance et la culture occidentales, qui naquit sous l’influence du mouvement des Lumières européennes, devient impérative et la question du choix de l’organe linguistique qui servirait le mieux les besoins du peuple grec se pose de plus en plus. La question de la langue est,

111 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op.cit. p. 207.

130 sans doute, essentiellement une question normative ; en fait elle se résume au choix du type de corrections à appliquer à la langue existante et à la recherche de la formule idéale entre la langue vivante et parlée et la langue archaïque et figée. L’objectif en est la régénération, ou la création, d’un idiome commun pour la nation des Grecs, compris par tous et adéquat en tant qu’organe linguistique. Autrement dit, un idiome qui possède l’aisance nécessaire, et l’efficacité d’expression permettant de véhiculer les nouvelles idées et de reprendre les anciennes, tout en même temps.

Celui qui mène cette discussion est Evgenios Voulgaris, qui devient le défenseur le plus important de la langue archaïque. E. Voulgaris constitue une figure extrêmement importante des Lumières néohelléniques, il est celui qui a introduit dans le monde hellénique la pensée de John Locke et de

Voltaire, dont il a traduit les œuvres. Il était convaincu que la langue de tous les jours ne pouvait pas exprimer, avec élégance et exactitude, les subtiles notions philosophiques. À son avis, seule la langue de Platon et des philosophes anciens pouvait réellement correspondre à ce besoin. Tout de même, E. Voulgaris était le représentant le plus progressiste de l’humanisme ecclésiastique, un homme d’Église qui était au courant des idées philosophiques les plus modernes du mouvement des Lumières et qui en a fait l'éloge. Cependant, malgré sa compréhension de la pensée moderne, sur

131 le sujet de la langue, il opte pour la langue archaïque, qu’il estime supérieure en tant qu’organe linguistique.

Evgenios Voulgaris et le grec ancien Dans son ouvrage intitulé La Logique (publiée à Leipzig en 1795), Evgenios

Voulgaris insiste sur le fait que celui qui désire mériter le nom sublime de philosophe, devrait d’abord bien connaître la langue écrite :

Ceux donc, dit-il, qui dans un langage irrégulier, mêlé de termes philosophiques, se flattent par là d’avoir acquis des connaissances universelles, sont des philosophes ignorants, qui joignent l’audace à l’ineptie : rejetez donc ces brochures, qui vous présentent la philosophie dans un langage informe, et occupez-vous bien de votre langue grecque, dont la connaissance vous mettra à même d’entendre les anciens philosophes ; pour moi, je désire même que mon philosophe sache la langue latine et la langue française, ou l’italienne112.

112 Τοῖς γάρ ἐν ὒγει χυδαίῳ παρενυφασµένοις ἐγκοµβούενοι φιλοσοφικοῖς λεξειδίοις, αὐτοῦ µονονουχί τοῦ τῆς γνώσεως ὒψους τῇ κεφαλῇ ψαύειν ἐοίκασι καί φιλοσοφοῦντες ἀπαιδεύτως, ἀνοηταίνουσι νεανικῶς. Ἐκσυρικτέον ἂρα τά χυδαϊστί φιλοσοφεῖν ἐπαγγελλόµενα βιβλιδάρια, τῆς Ἐλλάδος φωνῆς ὠς οἶοντε ἐπιµελουµένους, ἦς ἂνευ, οὐδέ τῶν παλαί πεφιλοσοφηκότων ἐστίν ἀπονάσθαι, ὠς ἒγωγε καί τῆς Λατινίδος ἂν αὐτῆς ἒµπειρον βουλοίµην εἲναι καθ’ ἡµάς τόν φιλοσοφίας ἁπτόµενον, ἢ τῆς Γαλλικῆς, ἢ τῆς Ἰταίδος γοῦν. Evgenios Voulgaris. La Logique. Leipzig, p. 50. La traduction en français est prise dans l’ouvrage de Mynas Minoïde. Théorie de la grammaire et de la langue grecque. Paris: Éditeurs : Bossange Père, 60 Rue Richelieu, et Treuttel et Wurtz, 17 Rue Bourbon; Londres : Bossange, Barthès et Lowel 14 Great Marlborough Street, Treuttel et Wurtz, 30

132

Evgenios Voulgaris était d'avis que la langue populaire n’était pas assez sophistiquée pour pouvoir exprimer la subtilité des notions philosophiques.

Paschalis Kitromilides interprète cette position de E. Voulgaris comme le résultat d’une influence de Wolff, qui soutenait que le besoin d’exactitude en philosophie nécessitait le maintien des termes ou des particularités linguistiques de la philosophie ancienne. Paschalis Kitromilides remarque que cette position de E. Voulgaris lui a conféré « un air aristocratique, qui ferait l’objet de plusieurs critiques par ses successeurs dans le mouvement des Lumières néohelléniques »113, et que E. Voulgaris « en recherchant un moyen linguistique qui consistait en un support langagier archaïque et artificiel, ne pouvait pas réellement atteindre le niveau d’exactitude que nécessite le style philosophique pur. »114

Une question polémique La question de la langue devient parfois une véritable querelle, nuance remarquée tout particulièrement par A.E. Mégas, qui écrit dans son histoire de la langue que cette « vive discussion » qui, par la suite fut nommée « la question de la langue » devint une véritable guerre où les rivalités

Soho Square, 1827, p. XIV. 113 Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 63. 114 Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 62.

133 personnelles étaient beaucoup plus importantes que les idées. Selon Mégas, cette phrase de Voulgaris115 a provoqué « un véritable incendie dans le champ linguistique » et une polémique intense autour de la question de la langue, de façon que

« même si aujourd’hui nous souhaitions atteindre une perfection linguistique pareille à celle du Parthénon, nous ne finirions par bâtir qu’une Tour de Babel dont les portes jouxteraient celles des écoles primaires. »116

Sous l’influence de Voulgaris

Le cas d’Ilias Miniatis

115 Nous faisons allusion à la phrase « εκσυρικτέον τα χυδαϊστί φιλοσοφείν επαγγελλόµενα βιβλιδάρια ». Selon Paschalis Kitromilides cette phrase visait à foudroyer les notions que Iossipos Moissiodax (ancien élève de Voulgaris) avait exprimées en 1761 dans le préambule de la Philosophie Morale de Muratori, ouvrage qu’il avait transposé en grec populaire. 116 « ὑπῆρξεν ὁ ζωηρός σπινθήρ, ὃστις ἂναψε τήν ἂσβεστον ἐν τῷ γλωσσικῷ πεδίῳ πυρκαϊάν, προεκάλεσε τόν µέγαν περἰ τῆς γραµφοµένης ἡµῶν γλώσσης ἀγῶνα, ὣστε νἀ θέλωµεν καί σήµερον ἀκόµη νἀ κτίσωµεν τἐλειον γλωσσικὀν Παρθενῶνα καί νά κτίζωµεν Πύργον Βαβέλ παρ᾽αὐτάς τάς πύλας τῶν δηµοτικῶν σχολείων! » A.E. Mega. Ιστορία του γλωσσικού ζητήµατος. Μέρος β’ Αιώνες γλωσσικών συζητήσεων (1750- 1926), [Histoire de la question de la langue. Deuxième partie, Des siècles de discussions sur la langue (1750- 1926)]. Athènes : Éditions Dodoni, 1997, p. 7.

134 Ilias Miniatis remarque que les Hellènes qui se sont établis en Occident, et qui avaient souvent une instruction beaucoup plus étendue dans les langues

étrangères qu'en grec, ont traduit des ouvrages scientifiques dans un langage où la langue parlée et les locutions du peuple se mêlaient aux idiomes qu’ils traduisaient. La réaction d’Evgenios Voulgaris, « qui était parmi ceux qui attaquèrent ce style d’écriture tout particulier», est très importante pour

Miniatis.

Néophytos Doukas Néophytos Doukas (1762-1845), fut un autre défenseur de la langue archaïque. Excellent connaisseur de la langue antique, il n’acceptait pas l’usage de la langue vulgaire de l’époque, qui, à son avis, ne pouvait pas exprimer les notions des sciences théoriques. En particulier il pensait que la langue populaire n’avait pas un vocabulaire assez varié, parce que le bagage cognitif, culturel, idéologique et notionnel de ses locuteurs n’était pas très développé non plus. Pour Doukas, la langue vulgaire était constituée par l’ensemble des choses qui l’entouraient et l’affectaient dans la vie de tous les jours. Il dit que « la langue n’est pas plus développée que les idées », et que la langue des Grecs instruits est différente de celle du peuple ; la première correspond à tout ce qui existe de plus exquis et de plus distingué

135 dans les créations artistiques […] et l’autre correspond et reflète la pénurie des gens pauvres. »117

Stephanos Kommitas Erudit thessalien né aux environs de 1770 et mort en 1830, il proclame l’usage de la langue archaïque non seulement dans la langue écrite mais aussi dans la langue parlée. En 1800 il publie à Vienne son ouvrage intitulé

Παιδαγωγός ή Πρακτική Γραµµατική (Grammaire pédagogique ou pratique) qui constitue une grammaire de la langue ancienne écrite en dialecte attique, où il condamne tout effort de renouvellement de la langue118.

Panagiotis Kodrikas Aristocrate athénien né en 1762 et mort en 1827, érudit et passionné par la question de la langue, il publie en 1818 son ouvrage Μελέτη της κοινής

ελληνικής διαλέκτου (Étude du dialecte hellénique commun), où il présente ses opinions. Avec cet ouvrage il redéfinit la question de la langue en y

117 Η γλώσα εκτεταµένη ουχί περαιτέρω των ιδεών, εις τοιούτον λοιπόν περιορισµόν ιδεών. [...] Άλλη εστίν, ω άνδρες Έλληνες, των πεπαιδευµένων η γλώσσα και ετέρα η των χυδαίων, εκείνη µεν αναλογεί µε τα εκλεκτά των τεχνών τεχνουργήµατα, [...] αυτή δε µε τα σκευάρια των πενήτων [...]. Il s’agit d’un extrait de l’ouvrage de Neofytos Doukas, Η κατ’επιτοµήν Γραµµατική Τερψιθέα, quatrième édition, imprimée à Vienne en 1812. 118 Voir K.N. Satha. Νεοελληνικής Φιλολογίας Παράρτηµα, Ιστορία του ζητήµατος της νεοελληνικής γλώσσης [Annexe de Philologie Néohellénique, Histoire de la question de la langue néohellénique]. Athènes, ouvrage publié en 1870 reproduit en 1969 par les éditions Chiotelli. p. 275.

136 ajoutant des paramètres sociaux et politiques plus vastes. De plus il a l’habitude d’affecter un style acariâtre et de lancer des attaques personnelles contre ceux qui contrarient ses idées. Il vise notamment I. Moissiodax et tout particulièrement A. Coray qui représentent une « école » et une approche linguistique tout à fait différentes de la sienne. Ce caractère malveillant coûte à Kodrikas sa crédibilité scientifique. Kodrikas se prononce en faveur du caractère aristocratique de la langue, qui vient peut-

être de la longue tradition byzantine, et procède à une claire démarcation entre la langue de ceux qui sont Nobles et importants (ευγενείς και

σπουδαίοι), qui seraient responsables du renom et du bonheur (εύκλειαν και

ευδαιµονίαν) de la nation grecque. Il procède à une discrimination entre le peuple et la classe de ceux qui sont importants (Σπουδαίοι) et insiste sur le fait qu‘il n’écrit pas pour les agriculteurs ni les épiciers, mais pour les

Nobles et les gens cultivés119.

Nikiforos Theotokis Né en 1731 et mort en 1800, N. Theotokis fut un érudit et un théologien grec qui est devenu archevêque des provinces du sud de l’Empire russe.

119 Panagiotaki Kagelariou Kodrika. Μελέτη της κοινής ελληνικής διαλέκτου. [Étude du dialecte hellénique commun]. Corrigé et édité par Alkis Aggelou. Athènes : Éditions de l’Institut Éducatif de la Banque Nationale : « Άλλη [εννοείται η γλώσσα] η των Σπουδαίων, και άλλη η των χυδαίων. [...] Δεν γράφω µήτε διά Γεωργούς, µήτε διά Πακκάλιδες, γράφω απλώς διά Ευγενείς και πεπαιδευµένους. » pp. 247-248.

137 Très intéressé par la question de l’éducation, il a été loué pour son œuvre d’éducateur. En ce qui concerne ses choix linguistiques il est pour un idiome archaïque. Son ouvrage Στοιχεία Φυσικής [Eléments de Physique], un ouvrage très important qui défend la théorie de Newton, est écrit en langue archaïque. En 1796, dans son ouvrage intitulé Κυριακοδρόµιον (il s’agit d’un sermon délivré pendant la dimanche de Pâques et de son analyse sur le plan moral), il utilise le terme «katharévoussa», pour la première fois. Ses premiers ouvrages sont plus près du langage d' Ilias Miniatis, mais plus tard il essaie de renforcer l’idiome ecclésiastique de la koinè dans sa forme écrite et érudite. Ainsi, il est peut être le premier à formuler la première version de la katharévoussa, qu’il utilise dans ses ouvrages.

138

III. L’admiration pour une langue simple et sans façon

La découverte de la langue naturelle, malgré la tendance généralisée qui consiste à mépriser la langue vivante et parlée, a déjà été faite par Nicolaos

Sofianos, un prêtre originaire de l’île de Corfou, qui écrit, en 1540, la première grammaire néohellénique qui n'a été publiée qu’en 1870, par Émile

Legrand120. En ce qui concerne la période des Lumières,

Iossipos Moissiodax est peut-être le premier à insister sur l’usage d’un langage simple et compréhensible. Plus tard, confrontés au style archaïque proposé par Voulgaris, plusieurs érudits tels que Ioannis Vilaras,

Athanassios Psalidas et Dimitris Katardzis, se prononcent en faveur d'un langage d’expression plus simple et naturelle. D. Katardzis, un disciple de

Moissiodax, et la figure la plus influente de cette tendance vers une langue plus naturelle, moins imprégnée des archaïsmes incompréhensibles, rassemble autour de lui des disciples tels que Rhigas Velestinlis, Grigorios

Konstantas et Daniel Philippides.

120 Nicolaos Sofianos, le Corfiote. Γραµµατική της κοινής των Ελλήνων γλώσσης νυν το πρώτον κατά το εν Παρισίοις χειρόγραφον, [Grammaire de la langue commune entre les Grecs, ceci est le premier manuscrit qui se localise à Paris]. Corrigé et edité par Emile Legrand. Paris : Librairie Maisonneuve et Cie, 15, Quai Voltaire, 15, 1870.

139 Dimitris Katardzis Katardzis, né en 1739, mort en 1807, était un Phanariote, érudit et aristocrate, chargé de l’administration de Bucarest, un homme très estimé avec une très bonne connaissance du monde grec ancien. Il était extrêmement influencé et imprégné par les idées des Lumières et croyait fermement à l’utilité d’un savoir qui serait transmissible au peuple, par le biais de la langue. Poussé par un devoir « patriotique » et par son vif espoir de voir sa Nation dans de meilleures conditions, « µόνο να ωφελήσω το

γένος µου », il travaillait intensément sur les traductions des ouvrages importants et en vue de moderniser l’enseignement offert. Avec ses traductions et des ouvrages de grammaire, il essaie de fortifier sa position sur la question de la langue. Selon Katardzis, le meilleur moyen d'instruire les Grecs n’était que la langue démotique, une langue naturelle, la seule qui pouvait prédominer et finalement être utilisée par tous les Grecs, sans exception.

Cette langue, « τα ρωµαίικα» (roméique), d’une forme naturelle et simple, a provoqué des réactions. Katardzis affirme sa prédilection pour le roméique qui soit parlé, soit écrit, possède une mélodie dans le discours, un rythme dans la poésie, de la passion et de la persuasion quand elle est utilisée en rhétorique121. Son idéal pour la langue s’exprime dans la phrase suivante :

121 « [τα ρωµαϊκα ως γλώσσα] καθώς λαλιέται και γράφεται, έχει στα

140

« […] la langue a été inventée pour que nous communiquions nos idées entre nous, et que nous nous comprenions facilement les uns les autres ; or ceci ne se fait pas convenablement et exactement, si nous ne parlons pas ou n’entendons pas la langue dont nous avons l’habitude, et que nous avons coutume de parler et d’entendre depuis notre enfance ; chez nous c’est le roméique, langue dans laquelle nous pouvons facilement et sans beaucoup réfléchir exprimer nos idées et comprendre une autre personne quand elle fait de même. »122

λογογραφικά της τη µελωδία, και στα ποιητικά της ρυθµό, και το πάθος και την πειθώ στα ρητορικά της. Ότι τέτοια, είναι σαν την ελληνική, κατά πάντα καλίτερ’απ’όλαις ταις γλώσσαις. Κι ότ’η καλλιέργιά της, κ’ η συγγραφή βιβλιών σ’αυτήνα, είναι γενική και ολική αγωγή του έθνους. » depuis la Notice au lecteur, que D. Katardzis avait introduit à la traduction manuscrite de l’ouvrage La science du gouvernement : ouvrage de morale de droit et de politique de G. Réal de Curban. 122 « [...] η γλώσσα εφευρέθηκε για να κοινολογούµε της ιδέαις µας αναµεταξύ µας, και για να καταλαβαίνουµε µ’ευκολία ένας τον άλλον, αυτό λοιπόν δεν γένεται σωστά και ορθά, α δε λαλούµε ή α δεν ακούµε τη γλώσσα που έχουµ’έξι, και οπού συνηθίσαµε να λαλούµε και ν’ακούµ’ απτά µικράτα µας, το οποίο σ’εµάς ειν’η ρωµαίκια γλώσσα, στην οποία µπορούµε µε καθ’ευκολία και χωρίς σκέψι πολλή να εκφράζουµε της ιδέαις µας, και να καταλαβαίνουµ’ άλλονα να κάµη το αυτό.» Extrait tiré des Essais de Dimitrios Katardzis édité par K.Th. Dimaras, p. 9. La traduction en français est faite par le Professeur Henri Tonnet : Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op. cit. p. 227.

141 Katardzis propose un système pour l’amélioration de la langue telle qu’elle existe déjà et son enrichissement effectué de façon qu'elle se développe naturellement. En parlant de nombreuses traductions faites, dans l’objectif initial de répandre un savoir dans le monde grec, il critique la langue utilisée en tant que « δυσκατάληπτη », incompréhensible. Nous citons :

« Tous les livres qui ont été traduits d’autres langues en roméique ou tous ceux qui ont été rédigés directement (dans cette langue) sont difficiles à comprendre et pour la plupart insipides ; et s’ils se trouvent être bons, ils n’ont pas la saveur de la langue cultivée. Et ceci parce qu’ils ne suivent pas le génie de la langue, parce qu’il leur manque la théorie de leur grammaire commune. »

L’idéal de Katardzis sur la langue, est celui d’une langue grecque, une langue améliorée naturellement, mais « réellement », qui accepte les emprunts pour s’enrichir comme font les langues en Europe : « elles (les langues) prennent insensiblement des mots, qui chez les Européens (Francs) viennent du latin ». Pour lui le « génie de la langue » (το γκένιο της

γλώσσας), son essence est sa grammaire, constitue le système de la langue vivante qui évolue et persiste en changeant de forme. Contrairement aux

érudits, qui voyaient dans la langue populaire une trahison de la langue ancienne, et méprisaient la forme parlée du grec actuel, Katardzis ne voit que l’évolution naturelle sans être du tout gêné par le fait que les idées

142 nouvelles et l’enrichissement culturel et cognitif du « ghénos » grec ne se feraient pas dans un idiome attique strict et figé, inchangé depuis des siècles d’histoire après l’antiquité classique.

Professeur Henri Tonnet fait des remarques particulièrement pertinentes sur la langue de Katardzis, que nous allons utiliser par la suite pour éclairer les choix linguistiques des traductions de cette même période. D’une part il souligne que la langue de Katardzis est grecque, avec des emprunts

étrangers peu nombreux, sa phonétique et sa morphologie sont celles des

« Grecs cultivés de Constantinople » ; et en somme la langue de Katardzis ressemble « au grec médiéval et aux dialectes du Péloponnèse et de l’Heptanèse, qui donneront naissance vers 1834 dans la nouvelle capitale de la Grèce à la langue grecque parlée commune actuelle. »123

Les opinions de Katardzis sur l’éducation sont également intéressantes.

Novatrices et importantes, ses idées sur l’instruction de la langue continuent d’être modernes, même aujourd’hui. Peut–être le renouveau le plus important qu’il propose est celui des habitudes et des vécus, des sentiments ou des « passions » des élèves, dit-il, en vue de l’apprentissage de la langue.

Katardzis regardait la langue comme un élément unificateur, la langue naturelle est donc de premier ordre, en tant que moyen d’expression, mais

123 Henri Tonnet. Op.cit. p. 228.

143 aussi en tant que moyen d’instruction. Ses positions et théories sont sans doute les plus intéressantes de la période, il maintient un bon équilibre entre régularisation et assimilation des éléments et tendances linguistiques déjà existantes. Mais D. Katardzis n’a pas publié ses ouvrages. Finalement,

Katardzis s'éloigne des positions les plus extrêmes et opte pour une langue simple, une langue naturelle la langue « αιρετή», choisie. Après lui, les tendances régulatrices seront plus importantes et toute intervention aura un caractère plus fort et parfois même radical.

Autres tendances autour de la langue populaire

Rhigas Velestinlis Rhigas Velestinlis (1757-1798), a travaillé en tant qu’instituteur dans les villages du Pilion, avant de se livrer à la lutte révolutionnaire. Secrétaire d'

Alexandre Ypsilantis, il fait partie de la société phanariote et se familiarise avec la culture de l’époque. En 1790, à Vienne où il résidait, il rencontre des intellectuels grecs et commence son œuvre pour faire jaillir la lumière de la culture et pour l'éveil national. Influencé profondément par le mouvement des Lumières, il croit à l’importance de l’éducation en tant que force capable d'entraîner la libération nationale. Pour contribuer à cet éveil national, qui ne se fera qu’à travers l’éducation et l’instruction du peuple, il

144 se met à écrire et à traduire des ouvrages publiés en Occident. La langue utilisée par Velestinlis, qui fut un élève de Moissiodax, est la langue populaire. Il croit que l’usage de la langue populaire est nécessaire et pourrait rendre l’enseignement accessible au peuple. Pour la langue qu’il utilise, il note dans l’introduction de son ouvrage didactique, intitulé

Florilège de Physique : «Tout en étant un philhellène, je ne trouve pas de satisfaction à la déploration seule de mon Ghénos ; il est important pour moi de contribuer à l’amélioration de sa situation124 ». Plus précisément pour son choix d’un style linguistiquement simple, il dit :

« Mon but étant d’apporter du bien à ma propre nation, et non pas d’accumuler des mots pédants pour me vanter, il était important pour moi de tout présenter avec clarté et de façon à ce que tous puissent comprendre, afin d’acquérir un savoir de la science incompréhensible de la Physique 125».

124 «Όντας φύσει φιλέλλην, δεν ευχαριστήθην µόνον απλώς να θρηνήσω την κατάστασιν του Γένους µου, αλλά και συνδροµήν να επιφέρω επάσχησα,[...]» de l’ouvrage Ρήγας Βελεστινλή, Άπαντα τα σωζόµενα. [Recueil des ouvrages retrouvés de Rhigas Velestinlis.] Second tome. Edition – commentaires par Kostas Th. Petsios. Athènes : Éditions du parlement grec, 2002. pp. :37-38. 125 « Όθεν, αφορώντας ο σκοπός µου εις το να ωφελήσω το Γένος µου, και όχι προς επίδειξιν να επισωρεύσω λέξεις εις αυτό µου το απάνθισµα, έπρεπε να το εκθέσω µε σαφήνειαν, όσο το δυνατόν, οπού να το κατλάβουν όλοι και να αποκτήσουν µίαν παραµικράν ιδέαν της ακαταλήπτου Φυσικής» dans l’ouvrage Ρήγας Βελεστινλής, Άπαντα τα σωζόµενα. [Recueil des ouvrages retrouvés de Rhigas Velestinlis.] Second tome. Edition – commentaires par Kostas Th. Petsios.

145

Grigorios Konstantas et Daniel Philippides. Grigorios Konstantas (1758-1844) et Daniel Philippides (1750-1832) sont des figures importantes du mouvement des Lumières néohelléniques et sont passés dans l’histoire en tant qu’éducateurs du ghénos des Hellènes. Ils

étaient cousins, c'étaient des ecclésiastiques, et ils ont travaillé ensemble pour produire un ouvrage intitulé Γεωγραφία Νεωτερική

[Géographie Moderne], un ouvrage particulièrement important dans la production du mouvement des Lumières néohelléniques : ils ont publié le premier tome à Vienne en 1791, mais sans pouvoir l’achever. C'étaient des disciples de Katardzis et son influence se reflète clairement dans les pages de leur ouvrage : ils adoptent un point de vue favorable à la langue parlée dont ils prônent l'usage et en même temps ils désirent faire ressortir la langue populaire comme langue d’une valeur littéraire certaine. Ainsi, à propos de la langue populaire ils écrivent que :

«notre langue a plusieurs mérites, c’est une langue très harmonieuse et poétique, [...], nous sommes, paraît-il, les seuls à l’ignorer; nous ressemblons à une nation de vieillards et comme des vieillards nous ne pouvons pas bien discerner le véritable trésor qui se trouve juste devant nos yeux; ainsi nous préférons regarder tout ce qui se trouve loin

Athènes : Éditions du parlement grec, 2002. pp :37-38.

146 de nous, et nous essayons de discerner quelques vers grecs, italiens, français, sans penser que la versification italienne, et la française sont inférieures à la nôtre126.»

Athanassios Christopoulos Athanassios Christopoulos (1772-1847), est connu pour ses opinions intéressantes sur la question de la langue et sa production de poésie lyrique.

Il est influencé par la théorie de Katardzis et il s’est engagé avec ceux qui demandent la prédominance de la langue vivante à l’écrit. En 1805,

Athanassios Christopoulos publie son ouvrage à Vienne, sous le titre :

Γραµµατική της Αιολοδωρικής, ήτοι της οµιλούµενης τωρινής των Ελλήνων

γλώσσας, [Grammaire de l’éolo-dorien : langue parlée contemporaine des

Hellènes]. Il propose une théorie qui montre la dépendance de la langue parlée par rapport à la langue ancienne. Selon A. Christopoulos, la langue parlée était de parenté dorique et éolienne donc, il s’agissait d’un langage aussi ancien que l’idiome attique ; il soutient que ces dialectes sont restés vivants dans le langage parlé, tout au contraire du dialecte attique, qui fut

126 «Η γλώσσα µας κοντά εις τα άλλα προτερήµατα όπου έχει, είναι και πολλά αρµονική και ποιητική, και όλα τα ξένα έθνη το οµολογούν, ηµείς µόνο δεν ο ηξεύροµεν, και φαίνεται πως είµασθε ένα έθνος γηραλέο, και πάσχοµεν το πάθος µερικών γερόντων όπου δια την επιπέδωσι των µατιών µας δεν βλέποµεν από κοντά, να καταλάβωµε τι θησαυρό έχοµεν, αµή κιτάζοµεν µακρυά να ιδούµεν τίποτε στίχους Ελληνικούς, Ιταλικούς, Φραντζέζικους, και δεν στοχαζόµασθε πως η στιχουργία η Ιταλική, µάληστα η Φραντζέζικη δεν είναι τίποτε συγκρινόµενη µε την εδική µας.» Grigorios Konstantas, Daniel Philippides, Γεωγραφία Νεοτερική, [Géographie Moderne]. Vienne, 1791, p. 114.

147 parlé par peu de personnes et sur une étendue géographique restreinte127.

Avec cette théorie, A. Christopoulos répond aux arguments des adeptes de la tendance archaïsante sur la légitimité et la continuité de la langue. À son avis, la langue, qui est commune en Grèce, c'est-à-dire en Macédoine, en

Épire et Thessalie, dans l’Heptanèse, le Péloponnèse et ailleurs, peut très bien avoir une grammaire, qui soit plus concise et plus régulière que celle du dialecte attique, écrivait-il128. À part son effort pour produire une théorie grammaticale qui soutient la prédominance de la langue populaire, il traduit des œuvres classiques de l’Antiquité, d’Homère, de Sappho, d’Hérodote.

Ioannis Vilaras Ioannis Vilaras (1771-1823), fut un poète important de la période prérévolutionnaire, un docteur qui était vivement intéressé par les études de lettres et qui fut, par ailleurs, une figure littéraire importante de la période.

Son ouvrage Η ροµέηκη γλοσα (La langue roméique), publié en 1814, rompt avec la tradition de l’orthographe historique. Il y développe sa théorie d'une

127 Sa théorie avait connu une grande notoriété, jusqu’à l’arrivée de Georgios N. Hadjidakis qui a pu prouver qu’elle était incorrecte. Pour plus d’information voir : A.E. Megas. Ιστορία του γλωσσικού ζητήµατος µέρος β’ [Histoire de la question de langue deuxième partie]. op. cit. pp. 73-96. 128 « η πάγκοινη της Ελλάδος γλώσσα, της Μακεδονίας δηλ., Ηπείρου, Θεσσαλίας, Επτανήσου, Πελοποννήσου και άλλων µερών, δύναται και αυτή να έχη γραµµατικήν και συντοµώτερη, και πολύ οµαλώτερη από την αττικήν » Athanassios Christopoulos. Ελληνικά Αρχαιολογήµατα [Autour de l’Antiquité Grecque]. Athènes: Imprimerie du journal du peuple, 1853, pp. a’ et b’.

148 écriture phonétique de la langue parlée et propose une « µικρή ορµηνια για

τα γραµατα κε ορθογραφηα της ροµεηκης γλοσας », une petite interprétation à propos des lettres et de l'orthographe de la langue roméique. Il propose un style d’écriture complétement phonétique et fonde sa théorie sur le Cratyle de Platon. Le processus qu’il défend consiste à marier les phonèmes aux objets, car ainsi, l’orthographe utilisée ne fait qu’éclairer la réalité des choses (τις αληθινες ηκονες τον πραγµατον). Cette langue, le roméique, n’avait pas encore de grammaire complète, elle était en train de se former et Vilaras, proposait que les écrivains, afin de contribuer à la formation de cette langue, commencent à écrire, pour que la langue parlée s'imprègne de l’écrit, chose qui allait entraîner la formation de la grammaire, ultérieurement. Ses théories sur la langue expriment ce qu’il appelle et qui est connu comme le « démoticisme helladique » (ελλαδικός δηµοτικισµός).

Mais à côté de cette théorie extrême, Vilaras croit à l’importance de la langue démotique et à la nécessité de son usage dans la démarche qui fera sortir la Nation des Grecs au plus vite de l’ignorance. Même s’il abandonne la théorie et l’écriture phonétique, il insiste sur la question de la langue populaire. Dans un récit, intitulé Ο Λογιώτατος ταξιδιώτης (Le Voyageur

Savantissime), écrit en 1870, on lit, à propos de la langue :

« Notre langue simple, mon très cher Savantissime, possède des trésors pleins de grâce et d’élégance, seule la superstition,

149 qui domine l’esprit de ceux, qui devraient se mettre en position de dévoiler les richesses de ce langage, mais en réalité se mettent à l’oublier et à la mépriser contre toute justice et équité…[...] 129

Finalement, peut-être l’élément le plus important chez Vilaras est-il sa fervente conviction que la langue populaire est particulièrement riche et d’une grande importance pour la survie et le progrès de l’idée nationale. Il croit que « chaque nation (ghénos) a besoin d’une langue pour se faire comprendre et pour communiquer », et continue dans Λογιότατος

Ταξιδιώτης en précisant que :

« La véritable langue d’une Nation est la langue commune et usuelle pour tous. La langue doit être orthographiée et utilisée à l’écrit comme on la prononce et la parle. Enfin, tant que l’on n’aura pas fait disparaître les préjugés des Savantissimes, la Nation ne verra jamais le jour! »130

129 Η απλή µας γλώσσα, Λογιώτατε, έχει αστέρευτους θησαυρούς από χάρες και νοστιµάδες µόνε η πρόληψη, οπού εκυρίεψε και κυριεύει τον νουν εκείνων οπού έπρεπε να ξεθαφτούν αυτά τα πλούτη, τους έκαµε να την αµελήσουν και να την καταφρονέσουν δίχως κανένα δίκιο στον κόσµον. Vilaras, Psalidas, Christopoulos et alii. Η δηµοτικιστική αντίθεση στην Κοραϊκή « µέση οδό », [L’opposition démoticiste à la « voie moyenne » de Coray]. Introduction-édition Em. I. Moschonas. Athènes : Éditions Odysséas, 1981, pp. 140. 130 « Χρειάζεται µια γλῶσσα σέ κάθε γένος γιά νά γκρικιέται. Ἡ ἀληθινή γλῶσσα ἐνοῦ γένου εἶναι ἡ κοινή καί συνηθισµένη σἐ ὃλους. Ἡ γλῶσσα πρέπει νἀ ὀρθογράφεται καί µιλιέται. Τέλος ὃσο δἐ λείψουν, ἡ πρόληψες τῶν λογιοτάτων, τό

150 Il s’agit de la même idée qui va finalement prédominer et donnera la réponse définitive à la question de la langue par la suite.

Le besoin de corrections Ce qui devient bien clair pour ceux qui étudient la question de la langue de la période, est la nécessité, qui vient de tous côtés et des représentants de chaque tendance de la question de la langue, de corriger l’organe linguistique existant. Les adeptes de la langue naturelle et populaire traduisaient souvent des textes anciens en essayant de travailler sur la formule la plus adéquate pour écrire et pour exprimer des idées en langue démotique. Le problème avec la langue populaire restait, bien sûr, qu’elle

était extrêmement fluide, et ainsi les efforts de ceux qui soutenaient la langue populaire se concentraient souvent sur l’établissement, dans un premier temps, d’une meilleure fonctionnalité.

Γένος δέν βλέπει ποτέ του ἡµέραν.» Εθνικόν Ηµερολόγιον Βρεττού. Ιωάννης Βηλαράς. Ο Λογιότατος ταξιδιότης προς τους καλλοθελιτάδες προσκυνήµατα. [Calendrier National de Vrettos. Ioannis Vilaras, Le Voyageur Savantissime.] Tome 10 N° 1 (1870) Volume 1 (Année 10). La traduction en français est de Professeur Henri Tonnet, et a paru dans : Henri Tonnet. «Coray Lettre-Préface à Alexandre Vassiliou». In : Jean Claude Polet (dir.). Patrimoine Littéraire Européen. Gestation du Romantisme (1778-1832). Tome 10. Paris, Bruxelles : De Boeck & Larcier, s.a. 1998, p. 242.

151

IV. Adamance Coray et la voie moyenne (µέση οδός) En ce qui concerne la correction que la langue nécessite, les positions prises sont nombreuses et différentes dans leurs approches, comme nous l'avons déjà vu, mais grosso modo, elles se regroupent autour de trois grandes lignes : a) la tendance archaïsante, qui encourageait le retour à la langue ancienne b) la tendance à la vulgarisation, qui encourageait l’usage de la langue parlée et c) la tendance entre les deux, qui se trouve au « juste milieu » entre les deux propositions et qui est représentée par la voie moyenne, qui était la position d’Adamance Coray et de ses disciples.

Adamance Coray Né à Smyrne en 1748, dans une famille aisée de commerçants, A. Coray passe la plus grande partie de sa vie (il meurt en 1833), en Europe, d’abord en Hollande et ensuite en France, où il fait des études de médecine. Depuis la perte de ses parents il mène sa vie dans la pauvreté, et il consacre son temps principalement à l’étude et à l’édition des textes grecs anciens.

Professeur Henri Tonnet décrivant la personnalité et le bagage idéologique de A. Coray le décrit comme un homme dont :

« la combinaison des idées progressistes (on peut le qualifier d’ « idéologue » au sens que ce mot avait du temps de Bonaparte) et du patriotisme un peu abstrait du Grec de l’étranger explique ses idées sur la langue nationale. Les

152 différentes composantes de sa personnalité en font, comme l’a bien souligné Vincenzo Rotolo, un homme nuancé et sans système rigide. »131

La langue devient synonyme de liberté

Cependant, son influence est particulièrement grande et importante en vue de rechercher une langue officielle, qui serve la lutte pour la liberté de la nation grecque et la fondation de l’état néohellénique. Ses opinions enflamment les discussions de la question sur la langue. Sa proposition, sur la voie moyenne, constitue un système qui est influencé par la théorie des

Idéologues et les propositions des Lumières françaises sur l’éducation. Dans cette approche, il cherche à répondre à la question de la langue en

établissant une construction qui saurait se situer entre celle des partisans de la langue archaïque pure et les partisans du démotique radical. Adamance

Coray essaie d’approcher le phénomène linguistique en prenant ses distances par rapport aux passions idéologiques, mais malgré ses intentions, ses positions semblent provoquer de vives réactions parmi les lettrés de son

époque, et parfois même aujourd’hui.

Pour A. Coray, la langue fonctionne en tant qu’un prérequis pour que le peuple grec puisse accéder à une éducation, qui servira par la suite comme déclencheur de l’éveil national et mènera à la revendication de la liberté

131 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op. cit. pp. 235-236.

153 nationale. Il appartient à une longue lignée de lettrés du mouvement des

Lumières, qui croient à cette même idée. D’après Georges Babiniotis :

« ce qui est important chez A. Coray c’est sa vision totale de la situation, sa problématique et ses idées progressistes (influencées sans doute par l’occident), son dévouement exclusif et novateur à l’éveil du Ghénos des Grecs, le respect que suscitent sa formation, sa façon de penser et la formulation solide de ses idées ; il est celui qui possède le plus grand prestige, et par extension la plus grande efficacité et influence. »132

A. Coray devient souvent un objet d’admiration, perçu comme une figure symbolique, en quelque sorte, du lien qui existe entre la démocratie et la langue, un homme qui s’inspire le plus du mouvement des Lumières, dont il instille méthodiquement l'influence dans sa pensée sur la liberté et dans toute sa théorie sur la langue et l’éducation, pour atteindre l’éveil national.

132 «Το σηµαντικό µε τον Κοραή είναι ότι µε την ευρύτερη σύλληψη των προβληµάτων που τον χαρακτήριζε, µε τον προβληµατισµό και τις προοδευτικές (δυτικότροπες είναι αλήθεια) ιδέες του, µε την αποκλειστική και πρωτόγνωρη αφοσίωσή του στον Διαφωτισµό του Γένους, µε τον σεβασµό που επέβαλε σε όλους η παιδεία, η σκέψη, η επειχειρηµατολογία και η στιβαρή, πειστική γλωσσική διατύπωση των ιδεών του, ήταν αυτός που είχε και το µεγαλύτερο κύρος και, κατ’επέκταση τη µεγαλύτερη αποτελεσµατικότητα και επιρροή.» Georges Babiniotis. Συνοπτική ιστορία της ελληνικής γλώσσας [Abrégé d'histoire de la langue grecque], Athènes, 1985, p. 178.

154 Plus que d’autres, il place la question de la langue au cœur des problèmes d’orientation idéologique, posés à propos des nécessités historiques d’une nation qui est en train de changer sa propre existence.

La voie moyenne La voie moyenne exprime le juste milieu, et reflète la volonté de A. Coray d’éviter toute exagération linguistique. Il rejette la langue populaire, la langue vulgaire, utilisée par Katardzis, et les partisans de la langue populaire, voire idiomatique (γλωσσηµατική). En même temps il rejette le grec archaïque, la langue érudite et pédante (l’hellénique), la langue de l’Église. Il croit à la valeur et à l’importance du développement de la langue parlée dans sa forme la plus simple. Cependant, comme c'est quelqu'un qui

éprouve une vive admiration pour la production intellectuelle antique (par ailleurs la voie moyenne est inspirée par le juste milieu aristotélicien), il est de l’avis que la langue parlée nécessite des corrections pour devenir une langue officielle et écrite. Plus précisément la langue parlée nécessite une

épuration (καθαρµός), qui, pour Coray, devient synonyme de l’éloignement des éléments étrangers, surtout sur le plan du vocabulaire, et d'une intervention au plan structurel de la langue (morphologie, grammaire, syntaxe). Pour citer le professeur Henri Tonnet :

« à mi-chemin entre le grec populaire qualifié de « vulgaire »

155 (χυδαία) et la langue « aristocratique » des dignitaires du Patriarcat, Coray trace une voie moyenne (µέση οδός) qui sera une langue moderne mais améliorée, comme la restauration d’un édifice ruiné133. »

Quelle est la langue de Coray ?

Dans un lettre adressée à son ami Alexandre Vassiliou, qu’il place en guise de préface de l’édition de son ouvrage intitulé Αιθιοπικών του Ηλιοδώρου

[Les Éthiopiques d'Héliodore] (Paris, 1804) et de l’ouvrage Αυτοσχέδιοι

στοχασµοί περί της ελληνικής παιδείας και γλώσσης [Réflexions impromptues sur l’enseignement et la langue grecs] (Paris, 1809-1814), Coray évoque ses positions sur la langue. Sur un plan théorique, il accepte la langue parlée en tant que base pour construire une langue officielle ; il écrit que la langue parlée, qui a le tort d'être méprisée, est «la seule que nous sommes en mesure de perfectionner 134».

133 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op. cit. p 236. 134 « Ηὒξησε τὴν ἂγνοιαν καὶ τῆς παλαιᾶς καὶ τῆς νέας γλώσσης, ἡ ἐπικρατήσασα ἓως τώρα κακὴ καὶ διεστραµµένη συνήθεια νά καταφρονῶµεν τὴν νέαν, τὴν ὁποίαν µόνην εἷναι δυνατὸν νὰ φέρωµεν εἰς τελειότητα […] » Συλλογὴ τῶν εἰς τὴν Ἑλληνικὴν Βιβλιοθήκην καὶ τὰ Πὰρεργα Προλεγοµὲνων, καὶ τινων Συγγραµατὶων τοῦ Ἀδαµαντίου Κοραή, τόµ. Α´[Collection des Prolégomènes contenus dans la Bibliothèque Hellénique et les Questions Annexes]Paris : 1833, p. 39.

156 En ce qui concerne la forme de cette langue, Coray croit que la forme idéale peut être atteinte par une correction attentive et méthodique de la langue parlée. La partie la plus contestable de la théorie de Coray, nous informe le

Professeur Henri Tonnet, correspond à sa volonté de « refaire les formes du grec en restaurant ce que l’évolution phonétique a fait disparaître. »135 Il admire ce qui est ancien et manifeste une tendance naturelle pour la langue ancienne, mais il est bien conscient du fait qu'elle ne peut pas remplacer la langue parlée et contemporaine. Pour donner un cadre plus précis au plan théorique de ses corrections morphosyntaxiques, la citation suivante nous paraît significative et révélatrice de ses positions :

« Le terme barbarisme est relatif ; il serait impossible de caractériser la langue moderne en tant que barbare, puisque la langue ancienne ne se parle plus. La langue qui est parlée de nos jours, n’est pas une langue barbare [dans le sens vulgaire, populaire du terme], ni une langue Hellénique [dans le sens de la langue archaïsante], mais il s’agit d’une langue nouvelle […] héritière d’une langue ancienne et très riche, la langue Hellénique. Celui qui parle ou écrit peut être pardonné quand il met des règles et embellit les mots usuels, vers une meilleure forme, mais sans remplacer ces mots par des mots anciens, juste parce qu’ils sont anciens. Nous écrivons non pas pour nos ancêtres morts depuis des siècles, mais pour nos contemporains et congénères, les Hellènes. »136

135 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op.cit. p. 237. 136 “Το βάρβαρον εἲναι λέξις σχετική, οὐδὲ δύναται πλέον νὰ ἐπιτεθῇ εἰς τὴν σηµερινὴν γλῶσσαν, ἀφοῦ ἒπαυσε πρὸ πολλοῦ νὰ λαλῆται ἠ ἡ παλαιά. ᾽Ἡ

157

Mots étrangers –Passion pour l’étymologie En ce qui concerne le contenu lexical de cette langue il y voit une grande nécessité de corrections. Il n’accepte pas les mots étrangers « il serait mieux de purifier la langue des mots étrangers »137 dit-il, contrairement à Katardzis qui acceptait les mots étrangers. Il s’agit notamment des mots turcs, albanais, slaves, français, italiens et autres qui avaient pénétré la langue, phénomène que Coray interprétait comme une véritable invasion. Il caractérise le phénomène des emprunts de mots étrangers, de phénomène qui trahit « un manque total d’instruction, voire même de stupidité. »138

Pour remplacer les mots étrangers, il introduisait des équivalents grecs, en prenant des mots qui existaient en grec ancien, ou en créant de nouveaux mots, qu’il construisait sur la base des formes anciennes. Sur le plan lexical,

σήµερον λαλουµένη δὲν εἶναι οὒτε βάρβαρος οὒτε Ἐλληνική, ἀλλὰ νέα κληρονόµος παλαιᾶς πλουσιωτὰτης γλώσσης, τῆς Ἑλληνικῆς. Συγχωρεῖται ὁ λαλῶν ἢ γράφων νὰ κανονὶζῃ καὶ νὰ καλλωπίζῃ εἰς τὸ εὐσχηµότερον τὰς συνειθισµένας λέξεις, ἀλλ᾽ὂχι νὰ βάλῃ εἰς τὸπον αὐτῶν ἂλλας παλαιάς, διὰ τοῦτο µόνον, ὃτι εἶναι ἀρχαιότεραι. Γράφοµεν ὂχι διὰ τοὺς πρὸ πολλῶν ἑκατονταετηρίδων ἀποθανὸντας προπάτορας, ἀλλὰ διὰ τοὺς σηµερινοὺς ὁµογενεῖς καὶ συγχρόνους ἡµῶν Ἓλληνας ». A. Megas. Op.cit., pp. 209-210. 137 « Πρῶτον ἀποτέλεσµα καλὸν εἶναι ὁ καθαρµὸς τῆς γλώσσης ἀπὸ ἀλλοφύλους λέξεις. » Collection des Prolégomènes, ibid. p. 41. 138 «Ἡ ἀπὸ τοὺς ξένους δάνεισις [...]σιµὰ τῆς ἀτιµίας δίδει καὶ παντελοῦς ἀπαιδευσἰας, ἢ καί ἠλιθιότητος ὑπόληψιν. » Collection des Prolégomènes, ibid., pp. 136-137.

158 il reste fidèle à la voie moyenne et ne propose pas une radiation des formes et des mots qui peuvent paraître « barbares à ceux qui n’ont pas examiné attentivement la nature de la langue », affirme-t-il. Il propose à ceux qui

étudient la langue et veulent la corriger d’être prudents et d’étudier beaucoup, de procéder méthodiquement à l’enrichissement de la langue avec un vocabulaire nouveau. Coray croit que ce travail systématique permettra à la langue de se rétablir, puisque les mots corrigés allaient passer de l’écrit, par les ouvrages des écrivains, qu’il caractérise en tant que

« législateurs linguistiques » à la bouche de l’homme du peuple139. Pour son apport lexicographique, Professeur Henri Tonnet note que Coray :

139 «Γράφε µετά προσοχής και µελέτης, εκρίζωσον από την γλώσσαν τα ζιζάνια της χυδαιότητος, όχι όµως όλα πάραυτα µε την δικέλλαν, αλλά µε την χείρα και κατά µικρόν εν οπίσω του άλλου. Σπείρε εις αυτή τα Ελληνικά σπέρµατα, αλλά και αυτά µε την χείρα, και όχι µε τον σάκκον. Και έλεις απορήσειν πώς εις ολίγον καιρόν και αι λέξεις και αι φράσεις σου επέρασαν από το βιβλίον εις του λαού τα στόµατα. Οι λόγιοι άνδρες του έθνους είναι φυσικά οι νοµοθέται της γλώσσης, την οποίαν λαλεί το έθνος, αλλ’ είναι (πάλιν το λέγω) νοµοθέται δηµοκρατικού πράγµατος. Εις αυτούς ανήκει η διόρθωσις της γλώσσης, αλλ’ η γλώσσα είναι κτήµα όλου του έθνους, και κτήµα ιερόν. Όθεν πρέπει να ανακαινίζεται µε ευλάβειαν και ησυχίαν, καθώς ανακαινίζονται τα ιερά των θεών, και όχι µε την θορυβώδη και τυραννικήν αυθάδειαν, µε την οποίαν υψώθη της Βαβέλ ο πύργος.» Écris avec attention et étude, déracine de la langue les mauvaises herbes du vulgarisme, non pas cependant toutes à la fois avec une houe, mais à la main et non à plein sac. Et tu seras étonné dans quelque temps de voir que tes mots et tes expressions sont passés du livre dans la bouche du peuple. Les doctes de la nation sont naturellement les législateurs de la langue que parle la nation; Mais ils sont (je le répète) les législateurs d’une chose démocratique. C’est à eux

159

« s’est livré, comme d’autres intellectuels du XVIIIème siècle, à une importante activité de création de mots, pour faire face aux besoins de la traduction des langues européennes, en l’occurrence de l’italien et du français. Et là, il a durablement influencé la langue. C’est à ce titre-là aussi qu’il a sa place dans l’histoire de la formation du grec moderne. On lui doit des mots aussi indispensables que πολιτισµός, « civilisation », et µυθιστορία, « roman », tous deux inventés en 1804. »140

Un lexicographe helléniste Dans sa fonction de lexicographe et de linguiste expert, Coray est particulièrement important pour la postérité, au point que nous devons considérer ses Mélanges (Άτακτα), qu’il a composés entre 1815 et 1835, comme le corpus du premier dictionnaire que nous ayons de la langue grecque141. Coray croit à la nécessité d’un dictionnaire qui pourra servir de qu’appartient la correction de la langue, mais la langue est le bien de toute la nation et un bien sacré. Adamance Coray. Prolégomènes op.cit. p. 51-52. La traduction est celle de Professeur Henri Tonnet, elle apparaît dans le chapitre « Coray Lettre- Préface à Alexandre Vassiliou », paru dans l’ouvrage de Jean Claude Polet (dir.), Patrimoine Littéraire Européen, Gestation du Romantisme (1778-1832). Tome 10. Paris, Bruxelles : De Boeck & Larcier, s.a. 1998, p. 751. 140 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op.cit. pp. 237-238. 141 Anna Tabaki. « Adamance Coray comme critique littéraire et philologue ». In : Jonathan Mallinson (ed. de la série) et Paschalis Kitromilides (ed. du volume) Adamantios Korais and the European Englightenment. SVEC (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century) 2010 :10. Oxford : Voltaire Foundation,

160 référence pour la codification et la propagation de la langue purifiée, prévu pour l’usage de tous les utilisateurs de l’idiome linguistique. Son corpus comporte :

« des explications de mots de notre langue ancienne et contemporaine, un essai sur un corpus d’un dictionnaire commun, des légendes grammaticales, morales, politiques, historiques, archéologiques et théologiques, toutes incomplètes, dans une forme brute, non révisée, en un mot des Miscellanées. »142

En ce qui concerne la méthode et le contenu, Coray présente des idées bien précises pour un dictionnaire de la langue. Il est d'avis que le dictionnaire doit contenir « toute la matière de la langue », et doit être composé par deux lexicographes, « deux jeunes, érudits », qui vont parcourir l’ensemble du territoire grec, munis d’un dictionnaire commun dans le but de ramasser avec la plus grande précision les mots manquants, les phrases de la langue

2010, pp.296. 142 « Ἐξηγήσεις λέξεων καὶ τῆς παλαῖας καὶ τῆς σηµερινῆς ἡµῶν γλώσσης, ὓλης λεξικοῦ κοινοῦ δοκίµιον, γραµµατικἀ τινὰ, ἡθικά, πολιτικά, ἱστορικά, ἀρχαιολογικά καί θεολογικά ὑποµνήµατα, ὃλα ἀτελῆ, ὃλα ἂξεστα, ὃλα ἀνεπίκριτα, εἰς ἓνα λόγον Ἂτακτα. » Adamance Coray. Ὓλη Γαλλο-γραικικοῦ Λεξικοῦ. [Matière du dictionnaire français-grec.] Éditeur : Alkis Aggelou. Athènes : Éditions Hestia, 1994, p. 15.

161 de tous les jours et les proverbes143. L’ouvrage intitulé Ύλη Γαλλο Γραικικού

λεξικού [Matière du dictionnaire Français-Grec] est un travail lexicographique. Cette œuvre a été découverte après la mort de Coray en

1833. Dans la préface dédiée au lecteur, Coray l’informe que son ouvrage n’est en réalité qu’une collection de mots, qui est plutôt conçue pour un usage personnel, vu que Coray fait des traductions lui–même. Il espère, dit- il, que son ouvrage ne sera pas complétement inutile, dans les présentes circonstances, où des jeunes gens se mettent à traduire des ouvrages français.144

Relation entre la langue ancienne et la langue vernaculaire Coray admirait la production intellectuelle antique et avait beaucoup de respect pour la langue ancienne aussi. Il est d'avis qu’une connaissance

143 « Διὰ νὰ συναχθῇ τοιαύτη ὓλη, ἀνάγκη εἶναι νὰ περιέλθωσι τὴν Εὐρωπαϊκὴν καὶ Ἀσιανήν ᾽Ἑλλὰδα, καὶ τὰς νῆσους αὐτῶν, δύο νέοι λόγιοι, εἶς τοῦ ἂλλου χωριστά, ἒχοντες δύο Λεξικὰ τῆς κοινῆς γλώσσης, µὲ προσκολληµένον φύλλον ἒν ἂγραφον εἰς ἓκαστον φύλλον τυπογραφηµένον καί νὰ συνάξωσι µὲ τὴν ἐσχάτην ἀκρίβειαν ὂχι µόνον τὰς λέξεις, ὃσαι λείπουσιν ἀκόµη απὸ τά κοινὰ Λεξικά, ἀλλὰ καὶ τὰς φράσεις τῆς γλώσσης, καὶ αὐτὰς τὰς παροιµίας, ὃσας ἒχει καθηµέραν εἰς τὸ στόµα ὀ κοινὸς λαὸς.» Adamance Coray. Ὓλη Γαλλο-γραικικοῦ Λεξικοῦ. [Matière du dictionnaire français-grec.] Éditeur : Alkis Aggelou. Athènes : Éditions Hestia, 1994, p. 16. 144 Adamance Coray. Ὓλη Γαλλο-γραικικοῦ Λεξικοῦ. [Matière du dictionnaire français-grec.] Éditeur : Alkis Aggelou. Athènes : Éditions Hestia, 1994, p. 1.

162 approfondie de la langue ancienne est nécessaire et il note un certain aller- retour entre la langue de son époque et la langue ancienne. Nous allons revenir sur cette remarque car sur le plan du lexique elle présente une des pistes que nous allons exploiter par la suite de notre analyse. En ce qui concerne la méthode utilisée, elle présente une valeur certaine pour la postérité, vu qu’il nous a présenté l’exemple de ce qu’est un travail comparatiste. Georges Babiniotis note, que Coray était intéressé par la méthode comparative entre deux formes de la langue, piste explorée par la suite par Achilleas Tzartzanos dans ses livres didactiques145.

Notre analyse des positions de Coray n’est pas faite par hasard. Coray est une des figures les plus emblématiques des Lettres néohelléniques, dont les idées ont été appropriées par des groupes représentant des champs idéologiques politiquement et linguistiquement différents. Le fait que pour certains, il est le père de l’Hellénisme et pour d’autres son ennemi, révèle la confusion et l’incertitude qui est typique de la question de la langue en

Grèce. D’emblée, Coray pourrait être caractérisé par sa progression politique et sa régression en termes de choix linguistiques, comme le montrent ses propositions de purification, qui passent assez souvent par des archaïsations sur le plan morphologique. Mais surtout, ses positions étaient

145 Georges Babiniotis. Συνοπτική ιστορία της ελληνικής γλώσσας [Abrégé d'histoire de la langue grecque]. Op. cit. p. 181.

163 caractérisées par une certaine confusion voire même des contradictions et une certaine incertitude, tandis que Coray réalisait des allers et retours sur ses positions à travers le temps, comme le note le Professeur Peter

Mackridge.146

Les tendances de l’évolution de la langue En guise de conclusion de cette partie de notre analyse, nous voulons insister sur le fait que la genèse de la question de la langue pendant la période des Lumières mérite bien l’étendue des pages que nous lui avons consacrées. Pour nous, il s’agit de la période-clé pour l’évolution de la question. Les Lumières passent par l’enseignement et par les traductions des

œuvres occidentales ; ce sont des activités qui demandent une solution et un choix du véhicule linguistique utilisé pour le transfert de la connaissance et des contenus. La langue devient le lien entre l’Occident et la Grèce, relation qui se reflète beaucoup sur le plan du vocabulaire, car la langue est nécessaire pour exprimer de nouvelles notions. Avant le mouvement des

Lumières, les possibilités de tester et de cultiver la richesse du vocabulaire

étaient beaucoup plus limitées. Il a fallu prendre contact avec l’esprit de

146 « It is impossible to reconstruct a linguistic system from Korais’ œuvre ; his linguistic theory and practice have no organic unity; they present many contradictions at any one time and many oscillations over the course of the decades ;” Peter Mackridge. Language and National Identity in Greece, 1766- 1976. Oxford : Oxford University Press, 2009. p.120.

164 cette nouvelle période : c'est l’élément qui a révélé la nécessité de créer un organe linguistique élégant et sophistiqué sur le plan de l'expression, et efficace sur le plan de la diffusion, car il sera compréhensible par tous.

La pluralité des positions face à cette nouvelle réalité fait apparaître des problèmes particuliers et explique l'évolution et les phénomènes étudiés dans la troisième partie de notre recherche. En ce qui concerne les influences les plus importantes de la période pour la suite de l’évolution de la question de la langue, nous pouvons distinguer trois tendances qui vont influencer la langue, et surtout l’usage et le développement du vocabulaire.

La première tendance sera celle qui regroupe les mouvements de

« révisionnisme linguistique » de toutes sortes. Cette tendance est représentée par le retour de la langue à des formes-types de son histoire ancienne, notamment aux formes diverses de l’atticisme, au nouvel atticisme, qui est préféré par les partisans de la langue archaïque. La deuxième tendance concerne le mouvement de l’épuration de la langue. Il s’agit d’une pratique effectuée par tous les représentants de tous les camps qui débattent de la question de la langue. L’épuration peut se référer à une

épuration des archaïsmes de la langue, une épuration des éléments étrangers, c'est-à-dire le remplacement des mots étrangers par des mots grecs qui, la plupart du temps, sont des mots de provenance érudite ; l’épuration de la langue des expressions de démotique abusive, de discours dialectal ou d’un

165 idiolecte. Selon Georges Babiniotis, ces deux tendances principales, qui débutent pendant la période des Lumières, ont pour résultat : a) le retour à des formes anciennes afin de cultiver la relation de la langue grecque moderne et de la langue grecque ancienne b) un enrichissement du vocabulaire qui est la conséquence du processus de purification de la langue. Le résultat final est que petit à petit les deux formes linguistiques, la langue érudite, ou katharévoussa, et la langue populaire, ou démotique, vont converger vers un seul organe linguistique qui deviendra la langue démotique moderne147.

147 Georges Babiniotis. Συνοπτική ιστορία της ελληνικής γλώσσας [Abrégé d'histoire de la langue grecque], Athènes, 1985, p. 202.

166

B. Précis historique.

I. L’évolution du mot identitaire dans la diachronie, ou comment

la transformation nationale marque la transformation des

mots

Hellènes, Grecs ou Romains ?

Cette partie de notre recherche sert à démontrer l’évolution lexicale qui concerne l’identité des personnes qui parlent la langue grecque. Il s’agit d’un état des lieux du mot identitaire, que nous utilisons en tant qu’exemple linguistique et qui sert à montrer une importante évolution du vocabulaire; le signifiant et le signifié évoluent, souvent suite à des choix conscients et des corrections qui révèlent des représentations et des repères idéologiques différents.

Un problème de représentations

La langue grecque a trois noms pour désigner les membres du peuple grec : hellène, romain et grec. Il s’agit d'appellations dont la signification et l’usage changent selon la période historique, reflétant la relation entre la langue et le fait social dans la diachronie. Cette multitude de termes se

167 trouve au cœur du problème des représentations que les Grecs souhaitaient construire et atteste de l’évolution sociale qui fait avancer l’histoire de la narration nationale. Les tensions à l’intérieur de l’Empire ottoman, avec les conditions sociales qui changent, font évoluer la représentation sociale de l’habitant dans cette partie du Sud-Est de la Méditerranée. Les conditions sociales et historiques sont en train de se développer et la langue invente des moyens pour exprimer les représentations changeantes et nouvelles qui correspondent à un nouvel imaginaire. Pour citer Cornelius Castoriadis, l’imaginaire social :

« crée le langage, qui crée les institutions […] et nous

pouvons [le] penser comme la capacité créatrice du collectif

anonyme qui se réalise chaque fois que les humains sont

assemblés, et se donne à chaque fois une figure singulière,

instituée pour exister »148. [C'est nous qui traduisons].

Donc, les trois caractérisations correspondent à trois imaginaires différents d’une représentation sociale qui sert de moteur-créateur à l’histoire de la narration nationale.

148 Cornelius Castoriadis. Τα σταυροδρόµια του λαβύρινθου. [Les carrefours du labyrinthe]. Athènes : Éditions Ypsilon, 1999, p.113.

168 Mais d’abord, existe-t-il un mot pour définir l’idée de la nation dans le vocabulaire du XVIIème siècle ? Jusqu’à l’âge des Lumières, le terme répandu pour décrire la nation était le terme « ghénos » qui se rapproche de la signification des mots « race », ou « genre ». Le signifié du terme

« ghénos » est la communauté de personnes qui ont la même religion et parlent la même langue. C’est une notion qui manifeste un sentiment de continuité et une unité linguistique entre les populations chrétiennes orthodoxes, grécophones ou parlant le grec, qui constituent une communauté. La langue fonctionne en tant que véhicule de la transformation d’une communauté linguistique en une communauté qui partage le même sentiment national. L’identité nationale apporte l’idée d’une aspiration territoriale, c’est le sentiment d’appartenance à une nation.

Avant la révolution, cette idée d’appartenance se voit réalisée concrètement avec la volonté d’insurrection contre le pouvoir ottoman.

Canevas historique

L'administration ottomane appelait tous les habitants chrétiens de la province d’Orient de la Grande Porte, « Romains » (Rums). Sous l’Empire ottoman la religion définit de facto les populations et la langue émerge très lentement et sans délibération en tant qu’élément contribuant au changement de la société. Dans l’imaginaire de l’époque, Romios ou Romaios caractérisait sémantiquement les populations chrétiennes qui avaient le grec

169 comme langue maternelle. Cela n’exclut pas, en réalité, l’existence parmi les populations de Romioi d’individus qui appartenaient à des ethnies différentes. En réalité, les ethnies subsistent et font partie du canevas social de « ghénos ». Comme l’atteste Train Stoianovich « le marchand balkanique, de religion orthodoxe (ou autre), adoptait souvent un nom grec et était couramment dénommé « Grec » aux dépens de sa propre nationalité. »149 L’identité nationale est exclusive et unique, mais ne coïncide pas toujours avec la citoyenneté ou la nationalité. Peter Mackridge l’affirme aussi dans ses observations :

« Pendant le siècle précédant la Guerre d'Indépendance grecque, la plupart des chrétiens des Balkans du Sud ayant reçu une éducation, indépendamment de leur environnement linguistique ou ethnique, déclaraient être des Grecs, au moins en ce qui concerne leurs apparitions publiques et tout particulièrement dans leurs publications. »150

149 Train Stoianovich, « The Conquering Balkan Orthodox Merchant », The Journal of Economic History, 20 (1960), pp. 134-213. 150 “In the century or so before the Greek War of Independence, most of the educated Christians of the southern Balkans, irrespective of their linguistic or ethnic background, declared themselves to be Greeks, at least in their public appearances and especially in their publications.” Peter Mackridge “Aspects of language and identity in the Greek peninsula since the eighteenth century”, in The Newsletter of the Society Farsarotul, Volume XXI & XXII, Issues 1 & 2.

170 Le mot Hellène tisse le lien avec le passé historique

Ce canevas polymorphe des populations rend l’usage des trois termes encore plus intéressant et révélateur. Les années avant la révolution, l’usage du mot « Hellènes » devient plus fréquent. Le mot renvoie aux populations de la Grèce antique et apporte un sentiment d’appartenance, par le sang, et assure la continuité de l’histoire. Comme l’expliquent Vassilis Gounaris et

Yannis Frangopoulos dans leur article sur le fait national grec, l’identité nationale grecque est fondée sur un nationalisme ethnique, qui exige une continuité absolue et ininterrompue de l’Antiquité à nos jours151. Donc, l’imaginaire social grec forgeant l’identité nationale atteste, avec l’usage du mot hellène, de la volonté de privilégier ses liens avec l’Antiquité.

Qui est le Grec de l’Occident et de Coray

La caractérisation « grec » était favorisée par l’Occident et elle était utilisée par Adamance Coray. Figure célèbre des Lumières néohelléniques, il soulignait l’importance de la nation grecque, qu’il préférait à l’idée de

151 « […] de la fin du XIXème au XXIème siècle, les Grecs ont formulé leur identité sur la base du principe du nationalisme ethnique: la colonne vertébrale de la nation consistait en l’idée d’une continuité ininterrompue de l’époque antique à nos jours. » Vassilis Gounaris, Yannis Frangopoulos. « La quête de la nation grecque moderne et le « cas grec » comme un cas paradoxal de la construction du fait national contemporain », in Revue Socio-anthropologie N° 23-24, 2009 : L’Anthropologie face au moment historique.

171 « ghénos ». Pour lui, la langue était l’élément qui réunissait l'État-nation, celui des grécophones. Peter Mackridge dit à son sujet :

« Depuis son poste à Paris, la figure la plus importante du mouvement nationaliste culturel grec, Adamance Coray, a défini la nation grecque par sa langue, et il semble être à peine au courant de la présence de locuteurs non-grecs au milieu des Grecs. Coray a rejeté le terme de « Romain », en entier, d’une part, parce qu’il était associé avec la religion et d’autre part, parce qu’il provoquait une confusion entre les grécophones des temps actuels et les Romains de l’Antiquité. À la place de Romain il préférait appeler les Grecs modernes, Graikoi. »152 [C'est nous qui traduisons]

Le mot Graikos/Graikoi est noté dans la littérature antique comme la première appellation des Hellènes153. Professeur Georges Babiniotis

152 On cite: « From his viewpoint in Paris, the greatest leader of the Greek cultural and nationalist movement, Adamantios Korais, defined the Greek nation in terms of its language, and he seems hardly to have been aware of the presence of non-Greek speakers among the Greeks. Korais rejected the term Romaios altogether, partly because it was associated with religion and partly because it confused the present days speakers of Greek with the ancient Romans; Instead he preferred to call the modern Greek “Graikoi” Peter Mackridge Aspects of language and identity in the Greek peninsula since the eighteenth century The Newsletter of the Society Farsarotul, Volume XXI & XXII, Issues 1 & 2. 153 « Ο δε Αριστοτέλης (Μετεωρολογικά 1,352α) γράφει : ωκούν [ενν. στην περιοχή της Δωδώνης στην Ήπειρο] οι Σελλοί [πρόκειται για τους Ελλούς] και οι καλούµενοι τότε µεν Γραικοί, νυν δε Έλληνες». Η πληροφορία του Αριστοτέλη

172 explique, dans son dictionnaire, que Graikos précède Hellène dans l’histoire de la langue. Ensuite, en suivant l’évolution de la signification, il mentionne qu'à l'époque byzantine, le terme d' Hellène devient synonyme d’idolâtre, de polythéiste, se juxtaposant au mot Latin, qui était utilisé pour désigner les chrétiens d'Occident.

Les Grecs sont-ils des Romains?

Le mot Romain/Romios est généralisé alors et pour la plus grande partie des

Grecs, la perception dominante était d’être Romains/Romioi, ou descendant de l’Empire byzantin, et par extension un chrétien parlant le grec. Il est intéressant d’observer que le terme Romain est privilégié pendant la période byzantine où le sentiment d’appartenance était principalement fondé sur la

και η γενικότερη παράδοση της αρχαιότητας συγκλίνουν στο ότι τόσο οι ονοµασίες Γραικοί και Έλληνες όσο και η περιοχή της αρχικής εγκατάστασης των Ελλήνων τοποθετείται στην περιοχή της Ηπείρου γύρω από τη Δωδώνη και τα σηµερινά Ιωάννινα. Στους αλεξανδρινούς χρόνους η ονοµασία Γραικοί απαντά λιγότερο, αλλά παραλλήλως προς το Έλληνες. Στο Βυζάντιο παράλληλα µε το Ρωµαίοι χρησιµοποιείται, σε περιορισµένη έκταση, και το Γραικοί, προσλαµβάνοντας την ειδικότερη σηµασία «ελληνορθόδοξοι» κατ’ αντιδιαστολή προς το Έλληνες = ειδωλολάτρες, πολυθεϊστές και το Λατίνοι = χριστιανοί της Δύσεως ρωµαιοκαθολικοί. […] Ο Κοραής και οι προεπαναστατικοί (Ρήγας, Χριστόπουλος, κ.α.) µιλούν για το «Γένος των Γραικών» και ο Αθανάσιος Διάκος απαντά περήφανα στους Τούρκους : «Εγώ Γραικός γεννήθηκα, Γραικός θε να πεθάνω». Με την ίδρυση του νέου ελληνικού κράτους το Γραικοί αντικαθίσταται από το Έλληνες.» Georges Babiniotis Λεξικό της Νέας Ελληνικής Γλώσσας Deuxième Edition, Athènes : Centre de Lexicologie EPE, 2002, pp. 589-590.

173 religion et la légitimité de la formation de l’Empire était sa continuité avec l’Empire romain.

Dans son dictionnaire étymologique, P. Chantraine mentionne Graikos et

Hellène, sans faire aucune référence à Romain/Romios. Plus particulièrement, pour l’histoire du mot Graikos il nous dit :

« Aristote enseigne que le mot est le terme employé pour les Selloi de Dodone, avant qu’ils aient reçu le nom d’Έλληνες ; […] souvent dans le grec hellénistique le mot équivaut à Έλληνες.[…] C’est le mot Graeci que les peuples d’Italie ont adopté pour dénommer les Grecs et l’emploi du terme dans la littérature hellénistique pour désigner les Grecs vient peut- être, en partie, du latin. »154

En ce qui concerne le terme d'Hellène, P. Chantraine dit qu’il vient du

« nom ionien Ἒλλᾶνες, nom d’une peuplade thessalienne (Il. 2.684), nom des Grecs par opposition aux barbares (Hdt., ion-att., etc.), païens par opposition aux juifs (LXX, etc.), rarement employé comme adjectif au singulier et au pluriel. » Pour l’histoire du mot, il est intéressant de noter l’existence du verbe dénominatif ἑλληνίζω « parler grec » qui parfois est opposé au fait de parler en dialecte attique, c’est-à-dire que son usage

154 Pierre Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. Paris, Éditions Klincksieck, 1968, p. 234.

174 signale le fait de parler un grec tardif. L’adjectif féminin Ἑλάς chez

Homère, qualifie une région du sud de la Thessalie, mais, chez Hérodote, il englobe la Grèce dans son ensemble, y compris les colonies d’Asie mineure.

Il est significatif que dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios155, paru en

1856 (deuxième édition corrigée), on ne rencontre ni le mot Romios ni le mot Graikos. La seule appellation des Grecs, selon Ch.D. Vyzantios, était le mot Hellène. Donc le dictionnaire ne fait que refléter l’usage répandu et accepté du mot, usage qui commence à s’établir peu à peu et s’amplifie au fur et à mesure que le mouvement de la révolution grecque devient une réalité. Par la suite, l’usage du mot va persister et passer dans un usage officiel à l’État grec qui s’autodéfinit en tant qu’État des Hellènes et non des

Grecs/Graikoi ou des Romains /Romioi.

Les Grecs libres sont des Hellènes

Dans son ouvrage intitulé Thourios (1797) Rhiga Feraios appelle les

Bulgares, les Arvanites, les Arméniens et les Romains à lever les armes contre les Ottomans. La notion d' « Hellène », pour Rhigas, signifie le fait de parler le grec bien sûr, mais elle est aussi synonyme d'adoption de la culture grecque. La phrase « to ghénos ton Ellinon » (le genre ou race

155 Ch. D. Byzantius. Dictionnaire Grec-Français et Français-Grec. Edition Seconde. Imprimerie d’André Coromélas, Athènes, 1856.

175 Hellène) et non pas « le ghénos ton Graikon » devient le signifiant de la nation qui est libérée du pouvoir ottoman.

L’usage du mot Hellène s'accroît et devient extrêmement répandu dans les

écrits d’Ypsilantis, il est attesté dans les ordres de Général Kolokotronis, mais aussi chez le général Makrygiannis, l’Hellène étant l’homme grec libre par excellence. Ypsilantis adresse sa Déclaration aux Grecs qui s’insurgent contre les Ottomans et qui sont en train de se lancer dans la lutte pour l’indépendance, et il interpelle les Hellènes : « Η ώρα ήλθεν, ω Άνδρες

Έλληνες ! ». Les Hellènes sont les descendants des Grecs anciens, c'est une comparaison qui peut réactiver le sentiment de fierté nationale, lié à l’appartenance à une nation indépendante. Le nouvel État indépendant grec sera donc l’État des Hellènes.

Ce que Professeur Mackridge appelle « une fierté nationale extrême et l’adoration de la Grèce antique » a aidé à la réalisation du mouvement révolutionnaire. La source la plus importante d’inspiration, continue-t-il, pour le mouvement révolutionnaire, était l’antiquité, avec ses héros illustres, sa littérature et son langage. Peter Mackridge arrive à la conclusion que l’adoration de l’antiquité, et la revendication de la descendance des Grecs anciens, ne servaient pas uniquement à une consommation extérieure156

156 Peter Mackridge. Language and National Identity in Greece, 1766-1976.

176 mais aussi à établir un sentiment de continuité et d’appartenance à l’intérieur de la nation.

La traduction du mot Grec dans Zadig et les Lettres Persanes

Pour finir cette présentation, nous souhaitons nous référer aux textes de notre corpus et tout particulièrement à la traduction de Zadig et à celle des

Lettres Persanes faites par D.N Iskenderis et Néoclis Papazoglou, respectivement. La traduction de Zadig date de 1819 et celle des Lettres

Persanes de 1836. Dans le texte original de Voltaire, le mot « Grec » apparaît sept fois au total, six fois au XXIIème chapitre et une fois au chapitre

XV. Dans la traduction d'Iskenderis le mot Grec est traduit par Hellène une fois sur sept. Dans le texte original de Montesquieu le mot « Grec » apparaît

4 fois au total, dans les lettres 79, 107, 131 et 142 respectivement, et chaque fois il est traduit par « Hellène ». Les deux textes témoignent de la cristallisation du mot identitaire dans sa forme finale et définitive, qui, historiquement, coïncide avec la nouvelle identité nationale qui allait naître définitivement en 1832 avec l’établissement de l’État grec indépendant.

Le grec a été la langue d’une civilisation, bien avant d’être celle d’une nation157, dit A. Mirambel, et l’évolution de la langue suite à la période des

Op.cit. p. 63. 157 André Mirambel. Introduction au Grec Moderne. Troisième édition. Paris

177 Lumières sera celle d’une langue nationale, dont les symbolismes et les représentations se multiplient, en multipliant, en même temps, les enjeux de son évolution.

: Éditions G. P. Maisonneve et Larose, 1957, p.25.

178

II. L’évolution de la langue dans la diachronie. Abrégé historique.

L’établissement d’une langue officielle

Dans la période qui précède immédiatement la révolution, les termes concernant la caractérisation de la langue utilisée, c'est-à-dire, katharévoussa, ou langue purifiée, et démotique, n’étaient pas encore cristallisés. La « langue démotique » devient le synonyme de la langue populaire, et la « katharévoussa » devient celui d’une langue savante et purifiée, de façon généralisée et systématique vers la fin du XIXème siècle.

La langue que nous reconnaissons, aujourd’hui, comme la katharévoussa est la langue proposée par les adeptes de la voie moyenne. Il ne s’agit pas d’une langue inventée, il s’agit plutôt d’un mélange assez contingent des éléments archaïques et actuels de la langue. Devant l’apparente distinction entre, la

« langue commune et ses parlers » et la tradition savante, se pose la question de la langue, « ou le conflit entre purisme et vulgarisme, ou langue savante et langue démotique, [...] qui s’est perpétué, à travers Byzance et l’époque moderne, jusqu’à nos jours, en évoluant avec l’histoire de la civilisation grecque. »158

158 André Mirambel. Introduction au grec moderne. Op.cit. p. 27.

179 La langue purifiée devient la langue officielle de l’état, la langue de l’administration, de l’enseignement et de la presse. Cependant, dans la littérature les tendances varient, et il y a des auteurs mais surtout des poètes qui écrivent en langue démotique. En 1835 à la date de publication du dictionnaire de Skarlatos Vyzantios, sa Συναγωγή Λέξεων, constitue plutôt un recueil des mots archaïques et anciens. Il est significatif que, pendant presque un siècle, il n’y ait pas eu d’autre publication de dictionnaire d’usage généralisé.

La purification du vocabulaire

Il s’agit d’une réaction face à la présence d'éléments étrangers dans la langue et du renouvellement par les apports extérieurs, processus qui s'est particulièrement accentué depuis la période des Lumières. Les érudits grecs cherchent à trouver des mots équivalents qui sont, ou paraissent grecs.

Souvent, les signifiés qui viennent directement du français sont introduits par le biais des mots anciens, de cette façon les signifiés sont renouvelés tandis que les signifiants sont empruntés au fonds ancien de la langue.

Selon Dinos Georgoudis159, la purification du vocabulaire se fait suivant les trois modèles suivants : a) une hellénisation homochronique, où le signifié

159 Dinos Georgoudis « Καθαρισµός του λεξιλογίου », in M.Z. Kopidakis (dir). Ιστορία της Ελληνικής Γλώσσας [Histoire de la langue grecque]. Troisième

180 se réapproprie son équivalent grec et le signifiant utilisé est pris directement dans la langue parlée, actuelle ; b) une hellénisation hétérochronique, où le signifié se combine avec un signifiant qui correspond à un usage passé, archaïque et c) une hellénisation sur un plan onomasiologique où le signifiant grec, la plupart des fois correspondant à l’usage actuel, se combine avec son équivalent archaïque.

En ce qui concerne la langue technique et spécialisée, les mots maintenaient, pour la plupart, leur forme archaïque comme ils n’avaient jamais vraiment passé dans l’usage courant, et cet usage s'est maintenu. D’autre part les

éléments étrangers, qui correspondent à des mots que les langues étrangères avaient empruntés à leur tour au grec ancien, passent avec facilité sous une forme hellénisée dans le vocabulaire actuel pour l’enrichir.

Des phénomènes de purification qui passent moins inaperçus concernent les noms propres des toponymes. Dinos Georgoudis présente des exemples précis : le nom de famille Μπότσαρης [Bótsaris] est écrit Βόσσαρις

[Vossaris], l’homme des Lumières Παναγιώτης Κατσηλιέρης [Panagiotes

Katsilieris, son nom et son prénom], devient Κοδρικᾶς [Kodrikàs] influencé par le nom du roi Kodros et le nom de famille de sa mère, qui était née

Édition. Athènes : ELIA (Édition de l’Arhive Littéraire et Historique grec), 2000. pp. 250-251.

181 Κουτρικάς [Koutrikàs]. En ce qui concerne les noms de lieu, le port Πόρτο

Ντράκο [Porto Drako] devient Πειραιεὺς [le Pirée] qui est en usage jusqu’à nos jours, tandis que l’île de Σπέτσες [Spetses] n’a pas gardé son appellation hellénisée Τυπάρηνος [Tipàrinos] et reste toujours dans la langue sous le nom de Spetsès.

La démotique au premier plan

Au fur et à mesure que le temps passe, la langue démotique fait des adeptes.

Pendant la décennie 1850-1860 déjà, la langue de Coray, qui portait des signes visibles d’une influence archaïque, était visée comme une langue dépassée. Le mouvement romantique utilise la langue puriste et les poètes qui se rassemblent autour du poète Kostis Palamas et de l’école athénienne, optent pour l’usage de la langue démotique. D’abord les poètes, et petit à petit les romanciers et les auteurs des pièces théâtrales, utilisent de plus en plus la langue démotique dans leurs œuvres, comme une langue de tous les jours, comme la vraie langue parlée.

Le mouvement en faveur de l'expansion de la langue démotique, le mouvement des « vulgaristes », gagne du terrain. La langue démotique de cette période n’était pas seulement le langage parlé par le peuple, nous informe Peter Mackridge, mais plutôt une forme standardisée et codifiée d’une langue parlée idéale, une sorte de koinè supradialectale, qui jusqu’à

182 1880, était utilisée presque exclusivement dans la poésie160. Jean Psichari, professeur à la Sorbonne, partisan de la langue démotique publie son ouvrage, Le voyage (Το Ταξίδι µου) en 1888, dans lequel il défend la complète adoption de la démotique et s’oppose à la tradition de la purification linguistique. Un détail important qui révèle la représentation de la langue puriste, aux yeux des vulgaristes, est qu’ils accusent la katharévoussa d'être une langue qui ne sert qu’à la traduction, et il y en a qui l’accusent d'être une langue artificielle, qui constitue une traduction de la langue française (cela concerne l’introduction des gallicismes, et les emprunts lexicaux). On se rend donc compte de la continuation de la polémique sur les emprunts de traductions et l’insertion dans la langue d'éléments qui proviennent des langues étrangères. La situation change et comme dit A. Mirambel : «les vulgaristes, s’appuyant sur la philologie et l’histoire, ont réussi à imposer la langue démotique à la littérature, et ont commencé à en faire une langue technique et scientifique. »161

La question de la langue est une question politique

Le conflit entre les vulgaristes et les promoteurs de la langue savante, les puristes, prend des dimensions violentes; à la suite de la traduction du

160 Peter Mackridge. Diglossia and the Separation of discources in greek culture. Intervention présentée à l’Université de Hambourg en juin 2001. 161 André Mirambel. Introduction au grec moderne. Op. cit. p.27.

183 Nouveau Testament en langue démotique, faite par A. Palis, en 1901, des

émeutes se déclenchent à Athènes. En 1903, le Théâtre National présente l’œuvre d’Eschyle Ορέστεια, dans une traduction en langue courante,

événement qui fait surgir une nouvelle série d’émeutes à Athènes. Les vulgaristes exigent que l’usage de la langue parlée, la langue démotique, soit répandu dans l’enseignement et l’administration nationale. De plus en plus, l’idéologie de la langue est liée à l’idéologie politique et la division entre les deux camps devient encore plus profonde. Politiquement parlant, les vulgaristes qui promouvaient les sujets de l’enseignement et de la réforme sociale, trouvent des affinités politiques avec la gauche. À l’autre extrémité, les puristes, croient que le mouvement en faveur de la langue parlée constitue une menace contre l’ordre établi et l’unité nationale, et leurs affinités politiques sont conservatrices. En 1911, les voix conservatrices ont prévalu et, à la suite d' une révision de la constitution, la langue nationale est explicitement nommée, pour la première fois dans la constitution de l’État grec, comme étant la langue puriste, la katharévoussa.

Cette exclusion de la démotique n’a pas arrêté les partisans du mouvement en faveur de la langue parlée. Les vulgaristes se regroupent et se mettent à travailler à une réforme de l'éducation, afin de dessiner le cadre de l’enseignement de la langue démotique dans les écoles publiques.

L’établissement de l’École de la Philosophie à l’université de Thessalonique

184 sert de tremplin à un travail académique dans cette direction. La démotique devient brièvement, après 1917 et 1920, la langue de l’enseignement, mais l’instabilité politique qui suit, jette une certaine confusion sur l’état des choses. Avant la vive activité qui a suivi la question de la langue, ni la langue puriste ni la langue démotique n’étaient réellement enseignées à l’école. Une fois de plus donc « la question de la langue » aide à concrétiser les besoins nationaux.

« Pour ou contre » la réforme

De nouveau, les idées sur la modernité linguistique sont interprétées comme

étant des signes révélateurs de l'appartenance politique. Les vulgaristes sont accusés d’être favorables à la Révolution Russe, au renversement éventuel de l’ordre établi en Grèce, tel qu’il a été orchestré en Russie. Sur ce point, il serait utile de faire la comparaison avec la période des Lumières, où nous avons vu comment la Révolution Française servait de prétexte idéologique, de la part des conservateurs et des partisans du mouvement anti-lumières, contre tout renouvellement philosophique apporté par les Lumières européennes.

Nuances et niveaux de langue

185 La langue de l’état et la langue de l’administration est la katharévoussa, tandis que la démotique est la langue courante et la langue littéraire. Les conflits entre ces deux extrêmes de la langue ont créé une situation sociolinguistique particulière. D’abord l’usage de la Démotique et de la

Katharévoussa signale une distance sociale et a des références de formalité sociale. Mais, en ce qui concerne la langue en tant qu’organe linguistique, la situation entre les deux formes d’expression présente des nuances intéressantes : «les conflits et les contacts [entre les deux extrêmes] ont amené la création d’états intermédiaires (langue « mixte », langue

« courante »), qui représentent des dosages variables de purisme et de vulgarisme, et dont l’usage appartient à des milieux différents. »162

L’histoire de la langue suit activement la vie politique

Metaxás ordonne à M. Triantafyllides, un partisan modéré de la langue démotique, de rédiger une grammaire qui pourrait servir de grammaire officielle de la langue démotique moderne. Pendant la période de la Guerre

Civile, la démotique est caractérisée comme langue de l’idéologie progressiste, tandis que la katharévoussa symbolise le respect des valeurs traditionnelles. En 1964, le gouvernement de l’Union du Centre reconnaît officiellement l'équivalence entre les deux formes, en tant que langues

162 André Mirambel. Introduction au grec moderne. Op.cit. p. 28.

186 d’enseignement, mais aussitôt après, durant la junte des colonels (1967-

1974), la démotique n'est maintenue que pour les quatre premières classes de l’enseignement primaire. La réforme constitutionnelle de 1975 abolit toute référence à une langue officielle de l’État, et la loi de 1976 a ordonné enfin, l’usage de la langue démotique dans l’ensemble de l’enseignement scolaire. La démotique peut dès lors exister à la fois en tant que langue de l’État et langue de la littérature.

La question de la langue est dorénavant résolue mais continue à évoluer

La transition de la Katharévoussa à la Démotique, même après la réforme de

1976, n’était pas un processus simple, ni automatique. Certaines parties de l’administration maintenaient la katharévoussa, et la justice résistait au passage à la langue démotique, tandis que la plupart des textes législatifs

étaient composés en katharévoussa. En ce qui concerne l’Église, la langue byzantine est utilisée le jour même, dans les offices. Historiquement, la réforme vers la langue parlée et courante prend fin, après 1981, quand le système d’accentuation monotonique est introduit dans l’enseignement, pour simplifier la langue démotique et l’apprentissage scolaire, et coordonner la réalité phonétique avec celle de l’écriture dans la langue.

187 La langue moderne commune

L’usage de la langue démotique, dans des circonstances d'expression formelle du discours, pose des problèmes au début. D’abord, il y a deux camps qui se posent la question de savoir si la langue démotique, la langue vernaculaire, peut être appelée « langue grecque commune », une sorte de koinè, c'est-à-dire une langue qui englobe des éléments de purisme mais aussi des éléments de langue populaire. Deux écoles se forment, la première, autour du professeur Em. Kriaras de l’Université de

Thessalonique, qui croit à l’existence d’une diglossie et à la différence entre les deux langues, et une deuxième, autour du professeur Georges Babiniotis de l’Université d’Athènes qui se réfère au phénomène comme expression de dimorphisme linguistique.

Plus tard, comme ces problèmes ont manifestement diminué, il apparaît un autre sujet de polémique : l’appauvrissement du vocabulaire, la langue de bois et des phénomènes équivalents. André Mirambel, déjà en 1957, parle d’hésitation, de graphies parfois flottantes, d'incertitudes de certains vocabulaires techniques, mais, dit-il,

«le grec, tel qu’il résulte d’une histoire presque trimillénaire, est une langue riche, souple, capable de créations littéraires

188 originales, et féconde en possibilités. »163 En lisant les conclusions de l’Histoire abrégée de la langue grecque du professeur Georges Babiniotis, on se rend compte que plusieurs problèmes de la langue grecque moderne étaient systémiques, dans le sens que, la volonté d’appliquer des réformes administratives ne s'accompagnait pas d'une minutieuse préparation sur le plan scientifique, qui aurait procédé à l’application de lois et de réformes législatives concernant la langue. En tout cas le grec, en tant que langue vivante et dynamique, se transforme et continuera à se transformer dans le temps, et peut-être cette capacité de transformation constitue-t-elle une de ses plus grandes qualités. Professeur

Henri Tonnet nous rappelle que :

« le grec s’est maintenu en vie en compensant ses déficits par de nouvelles créations qui gardent intacte sa capacité expressive (nouveau subjonctif, nouveau futur, nouveau parfait). »164

163 André Mirambel. Introduction au grec moderne. Op. cit. p.28. 164 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op.cit. p. 261.

189

C. La réception de Voltaire et de Montesquieu, par

les Lumières néohelléniques

I. Voltaire dans les Lumières Néohelléniques

Voltaire : une figure emblématique des Lumières européennes

René Pomeau dit à propos de Voltaire :

« l’entreprise voltairienne n’est pas essentiellement politique, bien qu’elle ait des conséquences politiques. Voltaire est assez indifférent aux problèmes d’institutions. Idéaliste, il veut changer l’esprit des hommes »165. Voltaire marie l’identité du poète à celle du philosophe et de l’historiographe, il est critique des religions, du christianisme et de toute superstition, sans être athéiste, c'est un esprit progressiste, un adepte du libéralisme intellectuel. Un célèbre évènement de sa vie concerne l’affaire

Calas, où il lutte pour faire reconnaître le principe de la tolérance religieuse.

Après le procès Calas, sa popularité explose en France et Voltaire devient

« le symbole des espérances de tout un peuple. »166 Son nom est lié avec les

165 René Pomeau. Voltaire. Paris : Éditions du Seuil, 1989, p. 29. 166 René Pomeau. Voltaire. Op.cit. p. 30.

190 monarques les plus puissants de l’Europe et il a reçu des honneurs de la part des personnages les plus importants de son temps. Voltaire est une figure exceptionnelle des Lumières européennes, et un partisan acharné de la

République des Lettres.

La présence de Voltaire en Grèce est liée aux traductions d'Evgenios

Voulgaris167 qui se situent aux environs de 1768. Le fait qu’une figure emblématique des Lumières néohelléniques traduit un poète-philosophe parmi les plus célèbres des Lumières françaises n’est pas sans importance.

Voltaire est très présent dans le bagage cognitif, si l’anachronisme nous est permis, des savants grecs et des savants parlant le grec. Très important, vénéré mais aussi haï, il a eu une influence considérable sur les écrits des représentants des Lumières néohelléniques qui traduisent beaucoup ses

œuvres. C. Th. Dimaras raconte un célèbre incident, qui signale ce qu’il appelle « la fortune de Voltaire en Grèce » et peut servir d’introduction. Il s’agit d’un incident raconté par Choiseul-Gouffrier, qui a visité Patmos en

1776 et relate sa visite dans son œuvre intitulée Voyage pittoresque dans l’Empire ottoman. Nous lisons :

167 Nous avons parlé abondamment d'Evgenios Voulgaris, mais il faut mentionner qu’en plus de ses autres talents, il était polyglotte : il connaissait 11 langues étrangères et son œuvre de traducteur est vaste. Il a traduit en grec des œuvres importantes de Descartes, Leibniz, Newton, Voltaire.

191

«Aussitôt que mon vaisseau eut mouillé, je m’empressai de mettre pied à terre pour me rendre au couvent. J’étais loin de prévoir la rencontre qui allait exciter, le moment d’après, mon intérêt et ma curiosité. Je m’acheminais vers la montagne, lorsque j’aperçus un caloyer qui en descendait, et qui s’avançant vers moi avec précipitation, me demanda en italien de quel pays j’étais, d’où je venais, ce qui s’était passé en Europe depuis sept ans qu’aucun vaisseau n’avait abordé sur ces rochers. À peine me sut-il Français : Dites-moi, s’écria-t- il, Voltaire vit-il encore ? »

Références bibliographiques sur les traductions de Voltaire

Anna Tabaki situe la première mention de Voltaire en 1736, il s’agit d’un recueil historiographique qui traite de la vie et des exploits de Pierre le

Grand. L’auteur historiographe de l’ouvrage est Antonios Katiforos qui fait l’éloge de Voltaire et de son ouvrage, intitulé Histoire de Charles XII168. La deuxième référence connue, se situe en 1796, selon Giorgos

Apostolopoulos169. En 1796, paraît un ouvrage intitulé: « Βιβλίον

168 Anna Tabaki. « Histoire et théorie de la traduction au XVIIIème siècle. L’ère des Lumières », in Écrivains étrangers traduits en grec, XVIIIème siècle, Athènes CRN/FNRS. 169 Voir le chapitre « Η τύχη του Βολταίρου στην Ελλάδα » [« La fortune de Voltaire en Grèce »], in D. G. Apostolopoulos, Νεότερες έρευνες για την παρουσία

192 διηρηµένον εις µέρη δύο, ων το µέν πρώτον περιέχει Επιστολήν τινά

διαλαµβάνουσάν τινας διακρίσεις είς το ποίηµα του κυρίου Βολτέρ. Το

δεύτερον, Στοχασµούς τινάς περί των αιτιών του µεγαλείου και της πτώσεως

του δήµου της Ρώµης.»170 Le livre est publié par l’imprimerie de Dimitrios

Theodosios à Venise. Le poème se réfère au Poème sur le désastre de

Lisbonne, paru en 1756, une œuvre extrêmement connue et publiée à plusieurs reprises à l’époque en France. Dans cet ouvrage, Voltaire met en cause l’optimisme généralisé, lié à la foi religieuse, s'opposant à la notion, selon laquelle, Dieu est là pour protéger l’humanité. L’auteur de l’ouvrage en grec, que nous venons de citer, est resté anonyme et selon l’avis de célèbres néo-hellénistes il a probablement traduit l’ouvrage de Voltaire en grec, en se servant d’une traduction du texte français171, et non pas du texte d’origine. Mais en tout cas les nombreuses références à l’œuvre de Voltaire

τους στον ελληνικό ιδεολογικό χώρο τον 18ο αιώνα, [Voltaire Montesquieu Réal de Curban, Nouvelles recherches sur leur présence dans l’espace idéologique grec du XVIIIème siècle]. Athènes : Centre des recherches nationales, Centre des recherches néohelléniques, 2007, pp. 33-58. 170 Livre divisé en deux parties, le premier contenant une lettre répondant au poème de Monsieur Voltaire. La deuxième partie contient quelques considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. 171 G. Apostolopoulos propose que le texte a été écrit en russe par Vassilij Alekseevich Levshin et traduit par la suite en grec. Néanmoins, ce qui est intéressant pour nous c’est le contact de la culture grecque avec les œuvres de Voltaire.

193 et l’intérêt qu’il génère chez les savants de l’époque, révèle que ses œuvres sont bien connues.

En 1766, Evgenios Voulgaris traduit Memnon ou la sagesse humaine, et en

1767, il publie à Leipzig, sa traduction de l’Essai historique et critique sur les dissensions des églises de Pologne. L’Appendice à cette édition, qui était munie d’une annotation très riche et intéressante, comporte l’Essai sur la tolérance. Certains chercheurs, comme Anna Tabaki et M. Knaap insistent sur le fait que Voulgaris l'avait lu et qu'il avait été influencé par Le Traité sur la tolérance de Voltaire, pendant la rédaction de son Σχεδίασµα περί

ανεξιθρησκείας ήτοι περί της ανοχής των ετεροθρήσκων, qui constitue un texte important du mouvement des Lumières néohelléniques. Cependant, d’autres chercheurs, comme Vassa Conticello, soutiennent qu' Evgenios

Voulgaris ignorait le Traité sur la Tolérance de Voltaire, en composant son

Σχεδίασµα περί ανεξιθρησκείας172.

172 D.G. Apostolopoulos. Voltaire Montesquieu Réal de Curban, Νεότερες έρευνες για την παρουσία τους στον ελληνικό ιδεολογικό χώρο τον 18ο αιώνα. [Voltaire Montesquieu Réal de Curban, Nouvelles recherches sur leur présence dans l’espace idéologique grec du XVIIIème siècle]. Athènes : Centre des recherches nationales, Centre des recherches néohelléniques, 2007, p. 16.

194 Selon les sources de Giorgos Apostolopoulos173, Voltaire constitue certainement l’inspiration de Voulgaris pour un autre ouvrage. Il soutient plus particulièrement que Voulgaris avait lu Les Nouveaux Mélanges de

Voltaire, avant de faire paraître à Genève, en 1765, son ouvrage intitulé

Στοχασµοί εις τους κρίσιµους Καιρούς του Κράτους του Οθωµανικού,

[Pensées sur un temps critique de l’État ottoman]. Il y introduit même des extraits traduits du texte voltairien. En 1772, Voulgaris qui se trouve à la cour de Catherine II, continue à publier des traductions des œuvres de

Voltaire, qui semble intéresser l’impératrice russe. Voulgaris fait la traduction du poème de Ιωάννου Πλοχώφ περί του παρόντος πολέµου [Jean

Plokof, conseiller de Holstein sur les affaires présentes] (1770), il traduit l’ouvrage Ουολταίρου Επιστολή προς την Αυτοκρατόρισσαν των Ρώσσων,

[l’Épitre de Voltaire à l’impératrice de Russie Catherine II], le Λόγος του

παπά Νικολάου του Χαριστησκίου [Sermon du Pope Nikolaos Charisteski, prononcé dans l’église de Saint-Toléranski dans un village de Lituanie, le jour de la Sainte-Epiphanie] (Genève, 1771), et aussi le Ουολταίρου το

Διεγερτικόν των βασιλέων [Tocsin des rois aux souverains de l’Europe].

Les références à l’œuvre de Voltaire sont très nombreuses et les traductions de ses œuvres continuent. Il y a des références bibliographiques à d’autres

173 Voir le chapitre « Voulgaris et Voltaire » in D. G. Apostolopoulos, Voltaire Montesquieu Réal de Curban, Nouvelles recherches sur leur présence dans l’espace idéologique grec du XVIIIème siècle, op.cit. pp. 15-30.

195 œuvres voltairiennes traduites, mais il n’y a pas de grande certitude sur les détails des ces éditions et pour la plupart il y a des doutes sur l’identité des traducteurs. L’Essai sur les mœurs est traduit par le prince de Valachie,

Nicolas Caradjas, et son gendre, Dimitris Manos, traduit le Siècle de Louis

XIV, selon Anna Tabaki174. Ariadne Coumarianou par exemple soutient que le Siècle de Louis XIV est traduit par Konstantinos Tzigaras et publié à

Venise en 1806175. Il y a aussi une traduction, non publiée, de La philosophie de l’Histoire. L’Histoire de Charles XII a connu trois traductions subversives différentes en grec. Les tragédies de Voltaire furent abondamment traduites mais il y a peu de données bibliographiques sur les dates de parution, et l’identité des traducteurs, parce que souvent ces traductions sont faites anonymement. Nous avons la connaissance des traductions des œuvres théâtrales : Brutus, Mérope, La mort de César et

Mahomet ou le fanatisme, parce qu’il y a des témoignages des représentations de ces œuvres vers la fin de 1810 à Bucarest et à Odessa,

174 Anna Tabaki. « La réception du théâtre de Voltaire dans le Sud-Est de l’Europe (première moitié du XIXème siècle) ». Voltaire et ses combats. Actes du congrès international Oxford-Paris 1994. Sous la direction de Ulla Kölving et Christiane Mervaud. Tome second. Oxford : Voltaire Foundation, 1997, pp. 1539- 1549. 175 Depuis la note de fin de Mariliza Mitsou, éditeur de la traduction de D.N. Iskenderis. Voltaire. Τα περί τον Σαδίκην ή την ειµαρµένην. Μια µετάφραση του 1819 από τον Δ.Ν. Ισκεντέρη, [Zadig ou la déstinée. Une traduction de 1819 faite par D.N. Iskenderis] Éditeur philologue Marilisa Mitsou. Athènes : Éditions Kastaniotis, 1991, p.196.

196 mais qui ne donnent pas de détails sur les traducteurs. Après la révolution, les ouvrages de Voltaire qui continuent à être traduits sont surtout ses tragédies, qui ont beaucoup influencé le théâtre de la période au point de constituer une partie intégrale du répertoire néoclassique grec au XIXème siècle.

Zadig ou la destinée la traduction de D.N. Iskenderis

Les traces de la traduction de D.N. Iskenderis ne sont pas nombreuses. D. N.

Iskenderis habite à Constantinople, et il y a quelques références à sa traduction dans des revues qui paraissent à Vienne avant la Révolution grecque. En 1819 dans la revue Καλλιόπη, mais aussi dans la revue Λόγιος

Ερµής, il y a une brève présentation des éléments bibliographiques de l’édition de la traduction d’Iskenderis. On lit dans l'annonce:

« traduite du français dans le dialecte vernaculaire par D.N. Iskenderis fils de Vyzantios, l’histoire fabuleuse intitulée Zadig, ou la destinée et imprimée à ses propres frais à Paris, par l’imprimerie de I.M. Everarte, en 1819, pp. 178. L’ouvrage est vendu à Constantinople, par Kapsoulas, libraire à Joudan Capi. Rédigé à Galata, par Kassavetis, vendeur de livres à Karakoy, et le traducteur, à Sadji Han176. »

176 « Μετεφράσθη εκ του Γαλλικού εις την καθοµιλουµένη ηµών διάλεκτον υπό του κυρίου Δ.Ν. Ισκεντέρη του Βυζαντίου Μυθιστορία τις επιγραφοµένη : Τά περί τόν Σαδίκην, ή την Ειµαρµένην, και ετυπώθη αναλώµασι του ιδίου εν

197

Selon Marilisa Mitsou qui a fait des recherches sur la biographie d'

Iskenderis, à partir de cette annonce, les éléments à saisir sont qu'il s'agit probablement d’un commerçant qui habite le quartier des horlogers à

Constantinople. D.N. Iskenderis fait partie de la classe des Phanariotes, une référence sociale que nous avons abondamment décrite dans la première partie en ce qui concerne le mouvement des Lumières, il est polyglotte et au courant des littératures européennes.

Un second commentaire, recueilli aussi par Marilisa Mitsou, dans un journal allemand de Leipzig, juste avant la révolution fournit les informations suivantes :

« Monsieur Iskenderis, un commerçant résidant à Constantinople, a publié une belle traduction de Zadig de Voltaire. Il s’apprête à donner aussi une traduction de l’ouvrage Les voyages d’Antênor en Grèce et en Asie. Ce commerçant inestimable, possède un savoir particulièrement vaste, connaît très bien la littérature française et montre une

Παρισίου, εν τη τυπογραφία Ι.Μ. Εβερτάρτου, τω 1819. Σελ. 179, εις 12. Πωλείται δε: Εν Κνωσταντινουπόλει, παρά Καψούλα, βιβλιοπώλη εις Ζουντάν καπί. Εν Γαλατά, παρά Κασαβέτην βιβλιοπώλη εις Καράκιοϊ. Και παρά τώ Μεταφραστή εις Σατζί Χαν.» Voltaire. Τα περί τον Σαδίκην ή την ειµαρµένην. Μια µετάφραση του 1819 από τον Δ.Ν. Ισκεντέρη. [Zadig ou la destinée. Une traduction de 1819 faite par D.N. Iskenderis] Éditeur philologue Marilisa Mitsou. Athènes : Éditions Kastaniotis, 1991, p.186.

198 passion sans faille pour l’œuvre des Lumières et la civilisation de la Grèce toute entière. »177

Dans l’avis au lecteur qui sert d’introduction à sa traduction, D.N.

Iskenderis signe le « 16 novembre 1817 », à Constantinople, nous donnant ainsi la date où il a achevé sa traduction. L’ouvrage sera publié deux ans plus tard, en 1819. Le texte n’a pas de réédition connue à l’époque et en

1822, Emmanuel Glykis, un imprimeur, fait mention, dans son Μηνολόγιον

(une sorte de calendrier) d'une annonce qui concerne notre traduction :

« Zadig ou la destinée, traduit du français par D.N. Iskenderis, fils de

Vyzantios, à Paris en 1819. Un livre plein de moralité et d’humour »178.

177 « Ο κύριος Ισκεντέρης έµπορος εγκατεστηµένος στην Κωνσταντινούπολη, εξέδωσε µιά χαριτωµένη µετάφραση του Zadig του Βολταίρου. Από την ίδια πένα ετοιµάζεται µια µετάφραση των Περιηγήσεων του Αντήνορος. Ο ανεκτίµητος αυτός έµπορος διαθέτει ευρύτατες γνώσεις, ελέγχει επακριβώς τη γαλλική λογοτεχνία, και επιδεικνύει φλογερό και ακαταπόνητο ζήλο για το έργο του διαφωτισµού και του εκπολιτισµού ολόκληρης της Ελλάδας. » Voltaire. Τα περί τον Σαδίκην ή την ειµαρµένην. Μια µετάφραση του 1819 από τον Δ.Ν. Ισκεντέρη, [Zadig ou la destinée. Une traduction de 1819 faite par D.N. Iskenderis]. Éditeur philologue Marilisa Mitsou. Athènes : Éditions Kastaniotis, 1991, p.187. 178 « Τα περί τον Σαδίκην, ή την Ειµαρµένην µεταφρασθέντα εκ του Γαλλικού υπό Δ.Ν. Ισκεντέρη του Βυζαντίου, εν Παρισίοις 1819. Βιβλίον ηθικώτατον και αστειότατον.» Voltaire. Τα περί τον Σαδίκην ή την ειµαρµένην. Μια µετάφραση του 1819 από τον Δ.Ν. Ισκεντέρη, [Zadig ou la destinée. Une traduction de 1819 faite par D.N. Iskenderis]. Éditeur philologue Marilisa Mitsou. Athènes : Éditions Kastaniotis, 1991, p.188.

199 Le choix de l’ouvrage par D.N. Iskenderis

D.N. Iskenderis dans sa notice au lecteur dit qu'il ne va pas parler des raisons qui l’ont incité à faire cette traduction, parce qu’il croit qu’il s’agit d’un commentaire banal ; d’ailleurs, dit-il, il n’y a rien à dire, parce que cette œuvre constitue « le fruit du labeur d’un esprit éclairé »179. En tant que style littéraire, les contes philosophiques, permettent le traitement des questions les plus sérieuses avec un style d’écriture léger, rapide, piquant.

La présentation du parcours initiatique du héros, l’air du roman d’apprentissage, le cadre exotique font de Zadig, qui historiquement est le premier conte philosophique que Voltaire ait achevé, un exemple parmi les plus importants de ce genre littéraire. Cette forme de récit, exclusivement divertissant, assure un large lectorat, et donc constitue le véhicule idéal pour la problématique philosophique d’un Voltaire, qui à l’âge de 53 ans, réfléchit sur la Providence et sur le mal. Sans doute D.N. Iskenderis avait-il bien choisi son texte d’origine, par ailleurs, Zadig avait connu un grand succès en France et avait été édité plusieurs fois.

La situation philosophique de l’œuvre

179 «δεν λέγω πόθεν και πως παρεκινήθην εις ταύτην την µετάφρασιν, επειδή τετριµµένον το τοιούτον πλέον κατήντησε» […] « τίποτα δεν έχω να ειπώ, επειδή είναι σοφού νοός γέννηµα». De l’avis au lecteur grec, écrit par D.N. Iskenderis en tête de la traduction de Zadig ou la Destinée.

200 Ce conte philosophique particulier est situé à Babylone, en Orient, un Orient qui excite, qui constitue un lieu d’évasion idéal, mais aussi un endroit qui est familier, parce que Constantinople se situe dans un cadre oriental, géographiquement et culturellement. D.N. Iskenderis révèle dans sa préface la raison pour laquelle il fait sa traduction : « όσο κατά δύναµιν

ενασχολούµαι µεταφράσω ν’αυξήσω εις την γλώσσαν µας τα βιβλία », essentiellement il nous dit qu’il traduit pour augmenter le nombre des livres

écrits en grec. Donc le choix qu’il fait, lui un Phanariote, un homme érudit, qui soutient et partage les idées des Lumières, est celui d’un texte qui correspond à son idéal philosophique et politique. Le support idéologique, les références aux idées de tolérance, les figures des ministres, le rôle du pouvoir laïc et ecclésiastique, l’idéal du pouvoir, le rôle du philosophe dans la société et l’exécution dudit pouvoir, des questions sur le bonheur et la destinée humaine, sont des thématiques ancrées dans les idées du mouvement tant admiré par Iskenderis. Mais il y a un dernier élément qui justifie son choix, le fait qu'à l’époque, les œuvres de Voltaire sont abondamment traduites, mais dans la clandestinité.

Quel destin pour Zadig ou la Destinée ?

Après la traduction d'Iskenderis, Zadig sera traduit encore une fois, au

XIXème siècle, mais le traducteur restera anonyme. Les détails disponibles sur cet ouvrage sont les suivants : Ο Σαδίκης ή η Ειµαρµένη, εκ του

201 γαλλικού, εν Αθήναις, τύποις Α. Σακελλαρίου, 1859180 c’est-à-dire, Zadig ou la destinée, traduit du français, publié à Athènes par l’imprimerie de A.

Sakellarios en 1859. Nous n’avons pas eu accès à cette traduction particulière, mais, Marilisa Mitsou, parle d’un texte qui est différent dans le sens où le niveau de langue a changé et devient archaïque181. Mitsou pense que le «traducteur» produit en réalité une version de la traduction déjà faite par D.N. Iskenderis, sans même regarder le texte d’origine182. Le fait que

Zadig a reparu en 1989 dans la même traduction qu'en 1819, n’est pas sans importance. D’une part il montre combien la traduction de D.N. Iskenderis peut encore fasciner le lectorat du grec néohellénique moderne, par sa langue populaire et pleine de mélodie. Mais en même temps, il révèle le fait que plusieurs œuvres de la période des Lumières ont été oubliées après le

XVIIIème et le XIXème siècles, en Grèce.

180 Les détails bibliographiques sont tirés du catalogue bibliographique Ginis- Mexas. 181 Il s’agit d’une observation que nous allons reprendre, dans la troisième partie, puisque la deuxième traduction de notre corpus, les Lettres Persanes, traduites en 1836, porte déjà les signes d’un recul en arrière que fait la langue, après l’éclosion de la question de la langue, pendant le mouvement des Lumières néohelléniques. 182 Voltaire. Τα περί τον Σαδίκην ή την ειµαρµένην. Μια µετάφραση του 1819 από τον Δ.Ν. Ισκεντέρη, [Zadig ou la destinée. Une traduction de 1819 faite par D.N. Iskenderis]. Éditeur-philologue Marilisa Mitsou. Athènes : Éditions Kastaniotis, 1991, p. 213.

202

La réception intellectuelle de Voltaire dans les Lumières néohelléniques

Voltaire, pendant les évènements connus comme « la Révolution d’Orloff »

(Ορλωφικά), défend les Grecs face aux Turcs. L’impératrice de Russie

Catherine II commande la traduction des œuvres de Voltaire et l’esprit libéral et progressiste du philosophe est introduit dans l’enseignement grec de l’époque. L’intérêt de la cour russe pour le philosophe, et son approbation, lui donnent une allure positive. Cependant, le revirement de la politique russe aura comme résultat le changement de la position de la cour de la Russie à l'égard du philosophe français, et la position de l’Église orthodoxe changera aussitôt après. Voltaire deviendra une figure qui symbolise le renversement de l’ordre établi, un personnage qui provoque la méfiance, la désapprobation et la haine chez les esprits conservateurs et les partisans du mouvement anti-Lumières, que nous avons largement présentés dans notre première partie sur l’histoire des idées pendant les Lumières néohelléniques.

Les références à Voltaire

I. Moissiodax se réfère abondamment à Voltaire en faisant son éloge, tout en formulant quelques objections sur les conclusions historiques que présente le philosophe dans ses ouvrages. Cependant, il paraît qu’il était de ceux qui insistaient pour qu’il soit traduit en grec. C.Th. Dimaras mentionne

203 que les ouvrages l’Essai sur les mœurs et l’esprit des Nations et Le Siècle de

Louis XIV ont été traduits suite aux initiatives de I. Moissiodax, néanmoins ces traductions n’ont pas été publiées. Coray, qui vit en France, lit Voltaire avidement et s’exprime avec une grande admiration sur le philosophe dans une lettre qui date de 1788183. Dimitris Katardzis juge Voltaire comme un grand auteur, mais en même temps il exprime des objections et prend des distances par rapport à sa position concernant la religion. Il écrit que

Voltaire, sous le prétexte de se battre contre toute superstition, se montrait en réalité « un superstitieux dans l'irrespect», (δυσιδαίµων εις την ασέβεια), et par cette phrase on pourrait dire que Voltaire est subtilement accusé d’un fanatisme antireligieux. Katardzis continue, en disant que Voltaire est quelqu’un qui se lance d’abord contre la religion en général, ensuite contre le christianisme en particulier, et de manière plus mordante contre les catholiques, il remarque enfin que, cette dernière attaque, venait peut-être de ce qu'il était lui-même issu de cette communauté184.

183 C.Th. Dimaras. « Ο Βολταίρος στην Ελλάδα » [« Voltaire en Grèce »], in Les Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 145-170. 184 « Ο Βολταίρ όµως µε λόγο πως συντυχαίνει κατά της δεισιδαιµονίας, ήταν ένας άκρος δεισιδαίµων εις την ασέβεια όθεν όλο το λακιρδί του, λεν, ήταν κατά θρησκείας απλής, έπειτα κατά των χριστινών και πικρότερον ενάντια στους κατολικούς, ίσως γιατί κατάγουντανε απ’αυτουνους.» Dimitrios Katardzis. Τα Ευρισκόµενα. Éditeur : K.Th. Dimaras. Athènes : OMED, 1970, p.61.

204 Le mouvement anti-Lumières et Voltaire Les représentations sociales changent petit à petit. Voltaire devient le symbole du philosophe athée des Lumières européennes, un révolutionnaire qui peut être admiré pour son esprit, mais dont la lutte pour la liberté intellectuelle et l’attaque contre la religion, font un personnage regardé avec méfiance, surtout par les éléments conservateurs de la société. Après la

Révolution française et le renversement du statu quo en France, l’esprit anti-

Lumières prend le relais et plusieurs cercles ecclésiastiques attaquent ouvertement les philosophes français en raison de leur apparent athéisme.

La guerre des pamphlets s’étend et s’enflamme et les références contre

Voltaire se multiplient. De nombreux textes paraissent où Voltaire est présenté comme un franc-maçon athée, pour ne donner qu’un exemple des accusations lancées contre le philosophe, dont les idées sont vivement critiquées. Le pamphlet anonyme intitulé Τρόπαιον της ορθοδόξου πίστεως

[Trophée de la religion orthodoxe], qui circule en 1791 et l’ouvrage

Νεκρικοί Διάλογοι [Dialogues des morts], signé par Polyzoïs Kontos, paru en 1793, sont des ouvrages qui expriment des opinions extrêmement critiques contre le célèbre philosophe.

En 1793, l’Église condamne le philosophe officiellement. Le Patriarche de

Constantinople écrit une lettre circulaire où il dit que le «démon» a trouvé, des instruments pour réaliser ses projets, ces instruments sont des personnes

205 qui professent de l'irrespect et un athéisme total : ce ne sont que « les

Voltaires de ce monde. »185 Christodoulos Pablekis dans sont texte Περί

Θεοκρατίας [Sur la théocratie] paru en 1793, répond à cette lettre encyclique et défend les idées des Lumières en expliquant que « l’attaque contre les philosophes des Lumières européennes est due plutôt à l’ignorance de leurs accusateurs. »186 C. Th. Dimaras nous dit que de 1794 jusqu’à 1802, paraît, en tomes, le livre de Joseph Guillaume Clémence

L’Authenticité des livres tant du Nouveau que de l’Ancien Testament démontrée, ou Réfutation de la Bible enfin expliquée de Voltaire187, traduit en grec. Le texte grec était traduit par Nikiforos Theotokis qui n’a pas signé la traduction. Dans la même lignée des ouvrages polémiques contre

Voltaire, qui connaissent une floraison spectaculaire pendant cette période, nous trouvons le texte de Makarios Kavadias, intitulé Λόγον Παραινετικός

προς τους ιδίους µαθητάς, ή κατά Ουολταίρου και των οπαδών. Le texte est

écrit en grec ancien, et le mythe anti-voltairien y est illustré de façon particulièrement véhémente ; il s’agit d’un pamphlet plein de falsifications

185 « ο παµπόνηρος και µισάνθρωπος Δαίµον ηύρεν εις τους παρόντας αιώνας όργανα παντελούς ασεβείας και αθεΐας, τους Βολταίρους. » C.Th. Dimaras. Νεοελληνικός Διαφωτισµός, [Lumières néohelléniques]. Op.cit. p. 156. 186 Paschalis Kitromilides. Les Lumières néohelléniques. Op.cit. p. 370. 187 La traduction grecque du titre, paru originellement en 1782, est la suivante: « Απόδειξις του Κύρους των της Νέας και Παλαιάς Διαθήκης βιβλίων και της εν αυτοίς αληθείας υπεράσπισις, ή ανασκευή της του Βολτέρου βίβλου της καλούµενης τελευταίον διερµηνευθείσης Διαθήκης.»

206 sur le philosophe français, qui révèle l’étendue et la ténacité d’un mouvement de propagande contre les idées modernes.

Athanassios Parios, une figure importante du mouvement anti-Lumières

écrit le pamphlet Χριστιανική Απολογία qui connaît des rééditions en 1800 et

1805, et réapparaît sous les titres Αντιφώνησις et Αλεξίκακον. Dans ses ouvrages, il lance des insultes contre Voltaire et fait de lui une figure qui provoque une répugnance morale extrême. C’est la période de l’imprimatur de l’Église orthodoxe. Le Patriarcat crée sa propre imprimerie, pour publier et répandre les ouvrages dont les idées assurent la promotion de la foi orthodoxe chrétienne. Voltaire, à l’époque, continue d’attirer des satires et des condamnations des cercles ecclésiastiques. À l’avènement de la

Révolution de l’Indépendance, le climat est particulièrement mauvais pour les porteurs des idées des Lumières européennes, d’ailleurs c’est dans le même climat de polémique intense, que le Patriarcat de Constantinople fait circuler, en 1820, un catalogue des ouvrages dont la lecture est proscrite.

Le développement de l’esprit philosophique et Voltaire En même temps, les ouvrages de Voltaire circulent et sont lus, même en secret. Selon C.Th. Dimaras il y a

« des témoignages qui révèlent le développement de l’esprit philosophique. À Bucarest, des professeurs français, des

207 émigrés et d’autres répandent les idées voltairiennes pendant la dernière décennie du siècle. Dans l’Heptanèse, selon l’avis d’un historien spécialiste du terrain, en 1797, les bibliothèques privées étaient toutes munies des ouvrages de Voltaire. À Constantinople, les jeunes se prêtaient les uns aux autres les œuvres de Voltaire et les lisaient passionnément. »188

Le texte intitulé Ελληνική Νοµαρχία, qui paraît en 1806 met en cause le mouvement anti-lumières et les réactions conservatrices dans le monde grécophone. Mais plus que d’autres, c’est Coray qui aide à la restauration de la personnalité de Voltaire dans le monde grec. Il s’exprime avec grand respect et admiration pour le philosophe et répand parmi ses disciples, et les savants qui l’entouraient, une image positive du philosophe. Daniel

Philippides, Néophytos Vamvas, Konstantinos Vardalaxos, Dimitris

Gouzelis, se réfèrent de façon positive à Voltaire, et peu à peu la polémique vis-à-vis du philosophe commence à s’apaiser. En 1811, commence la circulation de Λόγιος Ερµής [Hermès le Savant], qui sera publié jusqu’en

1821. Dans la revue, le nom de Voltaire paraît souvent et de façon positive,

étant admiré et révéré pour son esprit. Néanmoins, la contestation autour de ses idées continue, et Michael Perdicaris dans son ouvrage Ερµήλος

[Hermilos], publié en 1817, présente encore une satire de Voltaire.

L’élément nouveau de la période est que, dans la multitude des

188 C.Th.Dimaras. Lumières néohelléniques. op.cit. p. 165.

208 commentaires négatifs, commencent à s’entendre des voix qui expriment une opinion différente.

Quand le nom de Voltaire est passé sous silence L’Histoire de Charles XII paraît à Venise, en 1806, elle est traduite par

Konstantinos Tzigaras et, en 1819, D.N. Iskenderis traduit Zadig ou la destinée et publie l’ouvrage à Paris. Cependant, ni l’un ni l’autre ne mentionnent Voltaire comme l’auteur de l’ouvrage qu’ils ont traduit et le nom du philosophe est passé sous silence. Il s’agit d’un détail significatif qui révèle une certaine appréhension et une précaution par rapport aux réactions possibles et une éventuelle mauvaise réception de leur traduction.

C. Tzigaras fait allusion à l’auteur dont il traduit l'œuvre, comme de quelqu'un qui est « extrêmement compétent » (άξιου αυτής συγγραφέως).

D.N. Iskenderis lui-même parle de l’ouvrage en tant que « le fruit du labeur d’un esprit éclairé », (σοφού νοός γέννηµα) sans nommer l’auteur. D.N.

Iskenderis nous présente la cause de cette omission : « απεσιώπησα δε του

συγγραφέως το όνοµα, δια να µη προσκούσω εις των χυδαίων τα

δεισιδαίµονα φρονήµατα», qui en français signifie : « j’ai passé le nom de l’auteur sous silence, pour ne pas heurter la sensibilité des esprits vulgaires qui partagent des convictions pleines de superstition ». Notre traducteur fait une allusion immédiate à la réception de Voltaire et exprime ouvertement son opinion sur les accusateurs du philosophe : il s’agit de gens sans culture

209 (χυδαίων), envahis par des convictions pleines de superstitions

(δεισιδαίµονα φρονήµατα).

Au XIXème siècle, les œuvres de Voltaire en prose ne seront plus lues, ni traduites, par contre, ses œuvres théâtrales prennent le relais, en monopolisant presque, l’intérêt intellectuel du public grec. Deux figures importantes des Lumières néohelléniques, Adamance Coray et Rhigas

Velestinlis, insistent sur le rôle pédagogique du théâtre, et le lectorat de l’époque est plutôt un auditorat : les pièces théâtrales constituent donc un moyen idéal pour la transmission des idées nouvelles. Les pièces de théâtre facilitent l’accès aux œuvres qui ont un retentissement philosophique, et

Voltaire fait de ses pièces théâtrales de véritables véhicules de propagande philosophique. En ce qui concerne le retentissement des œuvres théâtrales de Voltaire, C.Th. Dimaras fait le commentaire suivant : «au début du

XIXème siècle les tragédies de Voltaire ont été traduites et représentées beaucoup plus que les grands classiques de la tragédie française. » Un commentaire anonyme sur une représentation de la Mort de César à

Bucarest est révélateur du revirement de l’opinion sur l’apport de Voltaire à l’univers intellectuel de la Grèce. Le commentaire mentionne que le choix de la pièce, et bien sûr le choix de l’auteur ne méritent pas être omis, par faute des accusateurs « amers » du ghénos des Grecs, et il continue plein d’espoir sur le redressement de l’esprit grec en disant : le choix de pièces

210 semblables fait preuve que les Grecs commencent à remettre leurs pas dans ceux de leurs ancêtres et à refaire la même route glorieuse qu'ils avaient parcourue.

Voltaire en Grèce moderne

Dans l’actualité grecque, les questions liées aux idées et aux revendications des Lumières continuent à prendre un rôle central dans le débat social de l’actualité. Voltaire est lu en Grèce et plusieurs ouvrages voltairiens circulent en traduction, mais à notre avis des écrivains comme Voltaire sont lus actuellement par les spécialistes des Lumières ou de la philosophie. En ce qui concerne Zadig, nous avons trouvé deux traductions contemporaines de l’ouvrage, la première est celle de Sophia Dionyssopoulou, elle a paru en

2006 et la deuxième est l'œuvre d' Irini Marras et a été publiée en 1979.

Dans notre recherche sur les traductions de Voltaire nous avons trouvé une traduction des Lettres philosophiques, parue en 1989. Cependant, nous avons été assez surprise d’y découvrir une trace de la polémique véhémente de la période anti-lumières, dans l’introduction de la traduction des Lettres

Philosophiques. Là, le traducteur qui présente comme titre de son introduction « les épitres non-philosophiques de Voltaire » attaque ouvertement le philosophe et le traite d' « idiot de génie »189. En lisant la

189 Ο µεγαλοφυής αυτός ηλίθιος, πατέρας του Σοσιαλισµού και του Καπιταλισµού, των µαρξιστών και των φιλελεύθερων προοδευτικότερος των

211 suite de cette introduction dans le contexte de l’époque contemporaine et des débats qui agitent la société moderne, nous nous rendons compte que le libéralisme idéologique de Voltaire, ses idées sur la liberté intellectuelle et la religion, continuent à heurter la sensibilité d’une grande partie du public grec du XXIème siècle, où les idées des Lumières européennes sont toujours contestées.

προοδευτικών και κατανοητός από ολους, είναι ο βασιλέας του κόσµου µας και ο εξουσιαστής του πνεύµατός µας κι ας τον περιγρονούν φιλόσοφοι και στοχαστές είναι η ψυχή και το στήριγµα της σύγχρονης δηµοκρατίας κι ας στάθηκε ο ίδιος υπέρµαχος της µοναρχίας. Διακόσια χρόνια µετά την Γαλλική και Παγκόσµια Επανάσταση, κάτω από το βάρος του πνευµατικού και πολιτικού αδιεξόδου της σηµερινής εποχής, συνειδητοποιούµε πόσο αδιάσπαστες είναι οι δύο αυτές πλευρές της ζωής µας. Στέκεται πράγµατι αδύνατον να απαλλαγούµε από την κυριαχία της κοινής λογικής και τον υπέρµετρο εγωισµό µας. Κι αυτό δεν µπορεί να συµβεί παρά αποδεσµεύοντας το υπέρτατο αγαθό από την κοινωνία και την ιστορία, κι ανυψώνοντάς το πάλι στους ουρανούς. Nikos Aliferis, dans l’introduction de sa traduction : Voltaire. Épîtres philosophiques. Traducteur : Nikos Aliferis, Athènes : Éditions Alexandria, 1989.

212

II. Montesquieu dans les Lumières Néohelléniques

Montesquieu : une figure emblématique des Lumières européennes

Montesquieu est un philosophe de la période des Lumières européennes, dont les idées se trouvent toujours en application dans les sociétés occidentales. Jean Starobinski, affirme que la particularité de Montesquieu est de constituer une figure intellectuelle que :

« aucun mouvement politique n'a pris comme maître : s’il engageait souvent à décréter les lois d’un monde amélioré, il invitait plus souvent encore à comprendre le monde tel qu’il va et à s’en accommoder : leçon d’intelligence historique qui n’oblige pas immédiatement à l’action politique. »190

Parmi ses qualités nous trouvons sa façon d’approcher avec curiosité le savoir, une curiosité qu’il a appliquée lors de ses recherches historiographiques, et sa capacité de produire des idées qui passent sur le plan de l’application pratique avec grande facilité. Il fait de la critique sociale et approfondit l’étude de l’histoire et la philosophie du droit. Par ses multiples intérêts et son grand savoir, il crée les fondements de l’historiographie philosophique. Il présente une théorie politique et propose

190 Jean Starobinski. Montesquieu. Paris : Éditions du Seuil, 1989.p. 10.

213 une étude sociologique matérialiste et humaine, à la fois, dans ses recherches. En tant qu’homme des Lumières il est intéressé par l'instruction du peuple, qui est la raison pour laquelle il exprime une réflexion dans presque tous les domaines du savoir.

Références bibliographiques sur les traductions de Montesquieu

En 1794, paraît à Vienne une traduction de l’ouvrage de Fontenelle

Entretiens sur la pluralité des mondes, faite par G. Ventotis (Οµιλίαι περί

πληθύος κόσµων του κυρίου Φοντενέλ). Panagiotis Kodrikas écrit l’introduction de cette traduction. La raison pour laquelle nous présentons cette référence est qu’il s’agit d’un texte intéressant, par rapport à la vision de la traduction pendant la période des Lumières, d’une part, mais surtout parce c’est un texte qui laisse quelques indices sur les traductions du philosophe français en grec. L’érudit éclairé parle du style et des principes qui, en régissant l’expression linguistique, peuvent assurer la qualité du travail de traduction. Il souligne la nécessité de déterminer un système de langue commun à tous, mais cette revendication ne doit pas être conçue comme synonyme d’une homogénéité stylistique obligatoire, puisque chaque livre, et chaque auteur a son propre style d’écriture et le contenu détermine, en grande partie, la façon d’approcher la traduction. Sur ce point là, Kodrikas présente comme exemple le nom de Montesquieu, comme un

214 des auteurs à traduire191. Cette référence nous donne l’impression que

Montesquieu est connu parmi les savants éclairés, et respecté pour son

œuvre, qui est profondément admirée, mais qu’à l’époque, il n’y avait pas encore de traductions de ses ouvrages.

Une traduction jamais parue de Rhigas Velestinlis

Rhigas Velestinlis annonce dans son Φυσικής Απάνθισµα [Florilège de

Physique] le fait qu’il avait traduit la moitié de l’ouvrage de Montesquieu

L’Esprit des Lois. Il dit : « Si quelque patriote veut prendre la peine de traduire un livre pour se rendre utile à la Nation, qu’il ne s’attaque pas à l’Esprit des lois par monsieur Montesquieu, parce que cet ouvrage est déjà à moitié traduit par moi et que, dès qu’il sera terminé, il sera imprimé192 ».

191 « Όθεν λέγωντας ένα κοινόν ύφος υποτιθέµενον τοις πάσιν ως κανών και υπογραµµός, µήτε εννοώ ένα µόνο τρόπον εκθέσεων µήτε στέρων ενός µόνου είους φράσεις και λέξεις, ώστε µε τον αυτόν τρόπον, µε τας αυτάς λέξεις, µε τας ίδιας στροφάς και φράσεις, οπού πρέπει να µεταφρασθή ο Μολιέρ, ή να µεταφρασθή ο Φοντενέλ καθώς πρέπει να µεταφρασθή ο Μοντεσκιού. Άλλη ύλη του ενός, και άλλη του άλλου, προς άλλους ο ένας, και άλους ο άλλος αποτείνεται και εποµένως άλλη πρέπει να είναι το ενός η φράσις, και άλλη του άλλου. » Depuis la notice au lecteur (« Προς τους αναγιγνώσκοντας ») signé par P. Kodrikas, contenu dans l’ouvrage Οµιλίαι περί πληθύος κόσµων του κυρίου Φοντενέλ [Entretiens sur la pluralité des mondes de Fontenelle] traduction de G. Ventotis. Vienne : 1894, p. XIV. 192 L’annonce se trouve à la page 176 de l’ouvrage Φυσικής Απάνθισµα [Florilège de Physique], Vienne, 1790. La traduction est de D. Apostolopoulos,

215

La première traduction publiée

Georgios Emmanouil traduit les Considérations en 1795. Dans sa notice de traducteur, il présente les raisons de son choix, en révélant dans ses propos, une raison supplémentaire pour laquelle les savants grécophones s’intéressent à l’œuvre du philosophe français. Georgios Emmanouil note :

« plusieurs livres ont déjà été traduits des langues étrangères, leurs matières varient, et sans doute parmi ces livres, il y en a qui sont d’une grande valeur, il y en a qui sont de valeur indifférente, et sans doute il y en a qui sont sans valeur aucune. Il est bien connu que jadis, il y avait un Royaume grec qui depuis fut pris, réduit en esclavage et dispersé, de sorte que nous nous trouvons dans l'état où nous sommes. Quelqu'un a-t-il examiné comment ce Royaume s'est formé, quels sont les changements qu’il a subis, et quelles étaient les raisons de son anéantissement. »193 elle apparaît dans : Dimitris Apostolopoulos. «La fortune de Montesquieu en Grèce dans la seconde moitié du XVIIIème siècle», in Montesquieu du Nord au Sud Actes de la table ronde organisée à Paris les 29 et le 30 janvier 1999. Textes réunis et présentés par Jean Ehrard. Napoli : Liguori Editore, Oxford : Voltaire Foundation, 2001, pp. 81-88. 193 « Μετεφράσθησαν ήδη αρκετόν καιρόν διάφορα βιβλία από ξένας γλώσσας, διαφόρου ύλης και διαφόρων νοηµάτων, ακολούθως άλλα επωφελή, άλλα ουδέτερα, άλλα µάλλον πάντη άχρηστα. Καθέκαστος υποθέτω, ηξεύρει ότι εστάθη ποτέ Γραικικόν Βασίλειον, ότι ηχµαλωτίσθη, και ότι εκ του τότε εσκλαβώθηµεν, διεσκορπίσθηµεν, και ευρισκόµεθα εις την κατάστασιν οπού ευρισκόµεθα. Πλην εξέτασέ τις την αρχής τούτου του βασιλείου; Εξέτασε τις την

216

La deuxième traduction des Considérations contient seulement les chapitres

I-VI de l’ouvrage et elle a été publiée en tant que deuxième partie de l’ouvrage intitulé : Βιβλίον διηρηµένον εις µέρη δύο, publié à Venise en

1796, d’un traducteur inconnu.

Ces traductions étaient le moyen de transmettre les idées qui avaient inspiré la Révolution française. Le traducteur caractérise le texte comme un chef d’œuvre de l’écriture historique. Les lecteurs grécophones puisent les conceptions de la théorie historique de Montesquieu, par rapport à la décadence et la chute de l’empire romain, pour faire une interprétation de leur situation politique et de la soumission du peuple grec. De cette façon, la pensée de Montesquieu devient une invitation à réfléchir sur les conditions sociales, par le biais de la vision théorique qui reconnaît la corruption et la décadence des systèmes politiques.

πρόοδόν του; Εξέτασε τις τας µεταβολάς του; Εξέτασε τις τέλος πάντων τας αιτίας του αφανισµού του;» La référence bibliographique dit : Έρευνα περί προόδου και πτώσεως των Ρωµαίων συντεθείσα παρά του Μοντεσκίου και µεταφρασθείσα εκ της Γαλλικής διαλέκτου, εν Λειψία της Σαξωνίας, (µετ.Ανώνυµος), Λειψία. [Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, ouvrage composé par Montesquieu et traduit du français à Leipzig en Saxe, (traduction anonyme)]Introduction, p. 5.

217 Des sources exploitées par Roxane Argyropoulos, attestent que Georges

Golescu, un boyard roumain de culture grecque et ami de Rhigas

Velestinlis, sera le traducteur des plusieurs œuvres de Montesquieu, comme

Le Temple de Gnide, Céphise et l’Amour, Arsace et Isménie et aussi les

Lettres persanes194. Les détails sur G. Golescu font partie de la recherche d'

Ariadne Camariano-Cioran. Il est intéressant de noter que selon ces informations Arsace et Isménie ou Τα κατά Αρσάκην και Ισµηνίαν, est traduit en grec en 1831, et publié à Nauplie. Le nom du traducteur est A.

Kalamogdartis, qui signe aussi la notice du traducteur au début de l’ouvrage195.

La traduction des Considérations par G.A. Thérinos

En 1836, paraît une traduction des Considérations, signée par G.A.

Thérinos ; le livre est publié à Athènes, à l’imprimerie I. Filimonos. La traduction contient une notice au lecteur, où Thérinos, présente un texte bien

écrit, soigné et scientifique, qui rappelle les introductions philologiques que nous trouvons dans les éditions contemporaines. Le traducteur se réfère aux

194 Roxane D. Argyropoulos. « Présence de Montesquieu en Grèce de la Révolution française à l’Indépendance grecque. » in Montesquieu du Nord au Sud Actes de la table ronde organisée à Paris les 29 et le 30 janvier 1999. Textes réunis et présentés par Jean Ehrard. Napoli : Liguori Editore, Oxford : Voltaire Foundation, 2001, p. 92. 195 Les détails sur l’ouvrage se trouvent dans le catalogue bibliographique de Ghikis Mexas, n° 2132.

218 destructions multiples, que l’empire ottoman avait exercées sur le peuple grec. Dans son ton dépréciatif en référence aux Ottomans, nous voyons le reflet du mépris dont témoigne Montesquieu quand il parle des « Turcs ».

Le traducteur, après avoir parlé de la situation historique de la nation grecque, se réfère aux publications des œuvres modernes et à l’importance de la culture et de l’enseignement de la Nation. Thérinos exprime une pensée politique et philosophique qui est en contact avec l’esprit des

Lumières. L’éveil intellectuel et l’ouverture d’esprit sont pour lui synonymes de la liberté. Il fait appel au credo de tous les représentants des

Lumières néohelléniques, qui soutiennent qu’en traduisant des ouvrages

étrangers en grec, ils apportent un service à la Nation, et donc la traduction se présente comme un honneur et une sorte de devoir patriotique196. Il ajoute qu’en choisissant l’ouvrage de Montesquieu, « un homme glorieux », son choix ne saurait pas être mauvais197. Le traducteur éprouve et exprime une

196 « Πρεσβεύων ότι αν µεταφράσωµεν βαθµηδόν εις την γλώσσα µας διάφορα πρωτότυπα ξένα συγγράµατα θέλοµεν ωφελήσει ουσιωδώς το Έθνος µας, ενόµις, ότι εκπληρώ εν χρέος προς αυτό, αν δυνηθώ να συντελέσω κατά µικρόν ως προς τούτο.» G.A. Thérinos. «Προς τους αναγνώστας» [«Notice au lecteur»], in Σκέψεις περί των Αιτίων του µεγαλείου και της πτώσεως των Ρωµαίων. Σύγγραµα του Μοντεσκιώ, [Considération sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. Ouvrage de Montesquieu]. Athènes : Imprimerie Filimonos, 1836, p. 4. 197 « Εκλέξας το Σύγγραµα του ενδόξου Μοντεσκιώ, ενόµισα ότι η εκλογή µου δεν θελ’ είσθαι αποτυχής. » G.A. Therinos. «Προς τους αναγνώστας» [«Notice au lecteur»], in Σκέψεις περί των Αιτίων του µεγαλείου και της πτώσεως των

219 admiration respectueuse pour Montesquieu, qu’il appelle « un grand homme », (ο Μέγας ούτως ανήρ) et dont il présente la vie, l'œuvre pour finir avec une présentation de l’histoire des idées au XVIIIème siècle, une présentation de l’œuvre des Considérations et de la présente édition.

Si nous avons pris un intérêt à lire les quelques introductions et notices au lecteur dans les traductions disponibles de l’époque, c’était parce que les notices sont des textes révélateurs, en ce qui concerne la réception d’un auteur par le lectorat de la langue-cible. Montesquieu, à l’époque, n’avait pas concentré sur sa personne des réactions aussi fougueuses que Voltaire, par exemple, dont le nom était souvent passé sous silence pour que le lectorat des traductions ne se sente pas provoqué, comme nous l'avons vu.

Dans la présente traduction des Considérations, mais aussi dans celle des

Lettres Persanes, Montesquieu est mentionné en tant qu'auteur du texte d’origine, comme un esprit qui mérite une admiration respectueuse.

La traduction des Lettres Persanes

En 1819, Théophilos Kaïris enseignant à Kydonie à l’époque, demande à

Coray de lui envoyer des livres de Paris pour un usage scolaire. Dans la

Ρωµαίων. Σύγγραµα του Μοντεσκιώ, [Considération sur les causes de grandeur et de la décadence des Romains. Ouvrage de Montesquieu]. Athènes : Imprimerie Filimonos, 1836, p. 4.

220 lettre par laquelle Coray répond à Kaïris, il propose les titres suivants : Les

Fables de la Fontaine, les tragédies de Racine et de Corneille, les œuvres de

Molière, l’Histoire Universelle de Bossuet, Émile de Jean-Jacques

Rousseau, et parmi plusieurs autres titres, il y a aussi les Lettres Persanes de

Montesquieu198. Ce détail est important, parce que Kaïris, sera enseignant à l’École Evangélique, école dirigée par Néoclis Papazoglou, qui va publier une traduction des Lettres Persanes en grec, en 1836.

Lettres Persanes, la traduction de 1836 par Néoclis Papazoglou

Néoclis Papazoglou traduit et publie lui-même les Lettres Persanes, en

1836, exactement comme D.N. Iskenderis l'a fait pour Zadig de Voltaire. Le titre complet de l’édition est : Επιστολαί Περσικαι του Μοντεσκιώ,

Μεταφρασθείσαι και εκδοθείσαι υπό Νεοκλέους Παπάζογλου, Σµύρνη, εκ

της Ιωνικής Τυπογραφείας 1836 [Lettres Persanes de Montesquieu, ouvrage traduit et publié par Néoclis Papazoglou, à l’Imprimerie Ionienne de

Smyrne, en 1836]. Il signe une introduction et donne la date : août 1836. Il traduit le texte en entier, avec une fidélité remarquable et une qualité qu’aujourd’hui on aurait caractérisé de « professionnelle ». Les notes du traducteur qui accompagnent sa traduction sont approfondies et très

198 Adamance Coray. Lettre à Theophilos Kaïris, date 19.6.1819, Αλληλογραφία [Correspondance]. Quatrième tome. 1817-1822, Athènes : OMED, 1982, p.186.

221 soignées. Nous n’avons pas d’autres données sur les détails bibliographiques ou les rééditions éventuelles de cette traduction, qui, à notre connaissance, n’existent pas. Ce qui présente un intérêt particulier cependant, en ce qui concerne la traduction de Ν. Papazoglou ce sont les quelques détails que nous avons pu rassembler sur le traducteur lui-même.

Néoclis Papazoglou un enseignant éclairé et progressiste

Néoclis Papazoglou est instituteur à la fameuse école évangélique

(Ευαγγελική Σχολή) de Smyrne. Sur ce point-là nous nous permettons de rappeler la polémique, associée aux écoles et académies, qui a éclaté ces années-là entre les conservateurs et les progressistes; cette polémique divise le monde grec et détermine la question de la langue. Néoclis Papazoglou fait partie d’un groupe des professeurs réformateurs et progressistes de l’école

évangélique. L’école a failli fermer avant que Veniamin Lesvios n’arrive pour améliorer son programme d’études, suite à l’intervention d’Adamance

Coray, peu avant la Révolution. L’école a cessé de fonctionner pendant la

Révolution pour reprendre son activité en 1824. En 1828, l’école connaît une véritable réforme, en introduisant l’apprentissage des langues étrangères et en faisant entrer des instituteurs qui n’étaient pas uniquement des ecclésiastiques. L’école devient entièrement laïque.

222 Néoclis Papazoglou a été deux fois directeur de l’école, pendant la période de 1831 à 1839, et c'est lui qui a orchestré la réforme et l’amélioration du programme d’études, il a aussi établi les statuts de l’école. Grâce à ses efforts et à son inspiration, l’école a obtenu une bibliothèque et un musée.

Ces changements ont provoqué de vives réactions de la part du clergé orthodoxe, qui contestait ses choix et ses actions comme directeur. En

1838, N. Papazoglou a été persécuté par l’Église pour avoir violé les règles ecclésiastiques. Le Musée de l’école évangélique était qualifié par les cercles ecclésiastiques de « caverne d’impies aux convictions pernicieuses », (άντρον ολεθριοφρόνων και ασεβών), un endroit où « ils ont l’audace d’enseigner l’anatomie » (ως και ανατοµίαν διδάσκουν). La communauté locale soutenait Néoclis Papazoglou mais le Patriarche répondait : « Ceux qui sont porteurs de l’esprit européen, ne pensent pas correctement, c’est pourquoi on les appelle des hommes stupides199 »

(άνθρωποι ευρωπαΐζοντες δεν φρονούν ορθώς, δια τούτο αβελτέρους

αυτούς αποκαλούµεν). L’année suivante, Théophilos Kaïris, ancien enseignant de l’école évangélique et ami de Papazoglou, devient la nouvelle cible de la persécution ecclésiastique. En 1839, le Synode ecclésiastique de l’Église de Grèce, excommunia Théophilos Kaïris, en l'accusant d’hérésie.

199 Άνθρωποι ευρωπαΐζοντες δεν φρονούν ορθώς, δια τούτο αβελτέρους αυτούς αποκαλούµεν. Tous les événements de l’école évangélique sont relatés dans le journal Αθηνά [Athéna] aux dates suivantes : 25 janvier, 5 et 11 février, et 1er avril 1839.

223

La situation philosophique des Lettres Persanes

La parution des Lettres Persanes, en 1721, inaugure la période la plus mûre des Lumières européennes. Il s’agit d’un récit de couleur orientale qui relate la visite de deux Persans qui visitent la France. La situation des personnages présente l’occasion idéale pour faire une critique sociale des mœurs du temps. À travers le regard naïf et ébloui des deux voyageurs persans, la société française de l’époque est dépeinte à la perfection. Montesquieu s’attaque par l’ironie aux caractéristiques sociales qui lui paraissent être un abus ou un préjugé. En même temps, l’ouvrage expose une critique des institutions politiques et exprime des idées assez audacieuses sur la religion, en créant un portrait moraliste vif, traversé par l’ingéniosité et la pensée sociologique avancée de Montesquieu. Il y discute des régimes politiques, de la démocratie à la monarchie, et annonce la théorie des climats telle qu’il va la développer dans ses Considérations. L’ouvrage a eu un grand succès et a connu des rééditions multiples au cours du XVIIIème siècle.

La notice au lecteur signé par Néoclis Papazoglou

Le traducteur se présente dans l'introduction comme quelqu’un qui a une certaine confiance en lui en ce qui concerne la langue, même s’il paraît adopter un air presque naïf. Il s’agit du style de Montesquieu dans le texte

224 d’origine, et la capacité et l’ingéniosité du traducteur se voient dans son utilisation habile de la « ruse » de Montesquieu : il présente le fil narratif d'une histoire réelle ; ainsi, les choix et les opinions d’Usbek sont-ils présentés comme réels, et le narrateur de l’histoire paraît un personnage vrai, historique et non pas un personnage littéraire et inventé. Ainsi

Papazoglou dit : « οι Πέρσαι τους οποίους βλέπεις εδώ, [...]

εσυγκατοικούσαν µετά του Γάλλου µεταφραστού και απερνούσαν µαζί την

ζωήν », c’est à dire « les Perses que tu vois ici, [...] cohabitaient avec le traducteur français et ils passaient leurs jours ensemble. » Pour ajouter, plus loin : « αυτού του φίλου των Περσών µας, ή κάλλιον, αυτού του φίλου όλων

των εθνών», ou : «cet ami des Perses, ou plutôt, cet ami de toutes les nations». Il amène ainsi le lecteur à lire le récit comme un récit qui s’applique à tous, indépendamment de leur nationalité. Le traducteur invite ainsi le lecteur à s’approprier toutes les idées et réflexions présentes dans l’ouvrage traduit, en leur donnant une légitimité historique, une réalité qui dépasse le texte.

D’abord, le traducteur nous dit que la traduction était faite pour son usage personnel, το µετέφρασα δια τον εµαυτόν µου, (« je l’ai traduit pour moi- même »). En fait, il est très probable que Les Lettres Persanes était un ouvrage utilisé à l’école évangélique, puisque il s’agit d’un des livres que

225 Coray avait recommandés à Kaïris200. Ensuite, Papazoglou propose au lecteur la méthode qu’il peut appliquer pour juger sa traduction et l’ouvrage : c’est la logique. En véritable homme des Lumières, Papazoglou présente en un paragraphe les mérites de la logique et de l’analyse rationnelle de la réalité et du reste, il dit ainsi: « το λογικόν µου, µόνον

οδηγόν τον οποίον ο πλάστης µου µ’έδωκε δια να µην εξοµοιούµαι µε τα

κτήνη », en français : « la logique, est le seul guide que mon Créateur m'ait donné pour me différencier des bêtes ».

En réalité, le traducteur présente une adaptation de l’introduction que

Montesquieu lui-même avait écrite, et présentée en tête des Lettres

Persanes, qu’il adapte et signe à la fin. En lisant l’introduction, nous pouvons retrouver l’enseignant. Il s’agit d’un manège ingénieux, qui fait que le texte traduit paraît plus proche du lecteur. Papazoglou a une aisance qui appartient à quelqu’un qui a passé de nombreuses heures devant une audience curieuse et dynamique, c'est un éducateur qui sait comment séduire son auditorat pour faire passer tous les messages qu’il souhaite lui transmettre, sans faire paraître une présentation forcée ou artificielle. En adaptant un peu au début l’introduction de Montesquieu, pour la traduire ensuite, en la faisant passer pour sienne, Papazoglou captive son lecteur ; il

200 Voir plus haut dans notre analyse.

226 lui permet de mieux se retrouver dans un sujet exotique, qui sinon pourrait paraître lointain, inaccessible, et finalement inintéressant.

La fortune des Lettres persanes dans la diachronie des Lettres néohelléniques

Après 1839, Montesquieu semble ne plus être traduit pendant longtemps.

Nous avons pu trouver une traduction des Lettres Persanes qui date de 1925.

L’ouvrage est intitulé Περσικά Γράµµατα [« Lettres Persanes »], la traduction est de G. Vlastos, l’ouvrage paraît à la maison d’édition Agkyras, en 1925. Les Lettres Persanes vont reparaître encore une fois, plus tard, en

1969, reprises par la maison d’édition Anagnostidis et signées par K.

Métrinos, un pseudonyme qui probablement désignait Anagnostidis, lui- même. La traduction est fondamentalement celle de 1925, élaborée dans le but de rapprocher la langue de la démotique contemporaine. La traduction la plus récente de l’ouvrage date de 1998, elle a paru aux éditions Kastaniotis et est signée par Niki Molfeta.

La réception intellectuelle de Montesquieu dans les Lumières néohelléniques

Montesquieu est très connu en France et ses œuvres ont été publiées à plusieurs reprises. Les érudits éclairés du mouvement néohellénique, peuvent le lire en français ou dans des traductions, souvent de l’italien. La

227 réception intellectuelle de Montesquieu se manifeste dans l’adoption de ses théories sur la philosophie politique et dans sa façon d’approcher la réalité avec un esprit ouvert et critique. Même s'il n’a pas une présence aussi visible que celle de Voltaire dans la littérature de cette période, il influence profondément les lettres néohelléniques. Son impact intellectuel se révèle dans les idées introduites dans des ouvrages de la période et surtout dans l'influence considérable qu'il a sur la pensée juridique qui serait le fondement de l’établissement de la constitution de la nation.

Des idées politiques nouvelles, une nouvelle théorie morale pour la société

Les intellectuels grecs semblent particulièrement familiers de sa typologie du pouvoir, de son étude des types de gouvernement possibles, de sa méthode qui consiste à incorporer des données empiriques dans ses recherches. Une des idées qui influencent les intellectuels de la période est une notion de la vertu, qui est liée avec la conscience citoyenne : une sorte de vertu civique est introduite, responsable de la formation d’une collectivité tissée sur un fondement moral. Montesquieu introduit la notion du bonheur terrestre, qui se différencie de la béatitude religieuse ; il s’agit d’un bonheur tangible, réel, possible dans une société. Les points de vue de

Montesquieu qui lui ont apporté un statut de célébrité particulière sont, sans doute, ses prises de position sur le régime ottoman, et son opposition à tout régime despotique, qui est la façon dont l’empire ottoman est socialement

228 représenté dans le peuple grec, et chez les érudits grecs éclairés. Quand

Montesquieu parle des Turcs et du régime despotique, pour que le lecteur français puisse faire l’analogie de ce régime à la monarchie absolue prérévolutionnaire, le lecteur grec n’a pas besoin d’analogie. Montesquieu constate dans l’Esprit des lois que chez les Turcs, tous les pouvoirs sont réunis sous la tête d’une seule personne, le sultan, et que là « il règne un affreux despotisme », point de vue avec lequel le lecteur grec peut, assurément, s’identifier.

L’influence de Montesquieu sur les esprits éclairés de la période des

Lumières néohelléniques va se développer, et laisser son empreinte sur l’idéologie révolutionnaire. Le journal Εφηµερίς Αθηνών [Journal d’Athènes] N° 44 du 25 février 1835 fait une citation révélatrice à ce sujet, en déclarant que: « Les Grecs révolutionnaires utilisent les opinions de

Montesquieu pour décrire « les cours des rois », la corruption du pouvoir, ou quand il s’agit de se référer à une question de régime (όταν ετίθετο θέµα

πολιτεύµατος). Montesquieu, de même que Rousseau, laissera une empreinte intellectuelle profonde sur le développement de la pensée révolutionnaire de Rhigas Velestinlis, et sur celui de son cercle, comme nous allons le constater par la suite.

229 Une nouvelle approche de l’historiographie nationale : une vision négative de la Turquie

Montesquieu présente une nouvelle façon de comprendre la destinée historique de la nation. Son intérêt pour la période byzantine, éclaire le passé d’une façon nouvelle. Les représentants des Lumières européennes avancent un jugement négatif de la période byzantine, qui constitue pour eux l’équivalent historique du moyen-âge occidental. Pour Montesquieu,

Byzance correspond à la période historique qui a détruit la Grèce antique en remplaçant l’esprit libre et créatif, par un despotisme soit religieux soit politique, en faisant surgir un régime corrompu, dominé par la diffusion des superstitions et par l’obscurantisme. Après la lecture de Montesquieu, l’intérêt pour cette période de l’histoire sera ranimé, parmi les érudits Grecs.

Ce n’est pas par hasard si, dans la traduction des Considérations en grec, le traducteur souligne le besoin d’entreprendre une étude de la période byzantine même si Montesquieu pense qu’il s’agit d’une période de décadence. Le passé sera revisité et mis en examen.

Les opinions de Montesquieu sur la Turquie ne pouvaient pas laisser ses lecteurs Grecs indifférents. Dans l’Esprit des Lois, mais ailleurs aussi, le philosophe peint un portrait qui n’est pas du tout flatteur pour la Turquie.

Dans le Livre V, chapitre XIV de l’Esprit de Lois nous lisons :

230 « pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l’avidité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi, en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions des gens du peuple. Mais, comme le grand seigneur donne la plupart des terres à sa milice, et en dispose à sa fantaisie […] il arrive que la plupart des biens de l’État sont possédés d’une manière précaire ».

Dans le Livre VI, chapitre II, du même ouvrage, Montesquieu révèle la tyrannie que subissent les sujets du sultan dans les lignes suivantes : « En

Turquie, où l’on fait très peu d’attention à la fortune, à la vie, à l’honneur des sujets, on termine promptement, d’une façon ou d’une autre, toutes les disputes. » Une autre phrase assez célèbre qui résume cette vision despotique par laquelle Montesquieu représente l’empire ottoman, est celle que l’on trouve dans le Livre XI, chapitre VI : « Chez les Turcs, où ces trois pouvoirs sont réunis sur la tête du sultan, il règne un affreux despotisme ».

A cause de ce jugement, Montesquieu est sans doute considéré de façon favorable par les Grecs qui se trouvent sous le pouvoir ottoman, mais en même temps, ce genre d’idées pouvait s’avérer n'être pas une affaire facile, ni un choix particulièrement prudent, dans le territoire grécophone prérévolutionnaire.

Dimitris Katardzis

231 La première référence que nous connaissions de Montesquieu, dans la littérature du XVIIIème siècle est celle de Katardzis : il cite Montesquieu et l’Esprit des lois, en disant qu’il s’agit d’un ouvrage aux idées profondes et nobles201. En parlant des jeunes gens qui s’intéressent à l’étude du droit, il dit que les jeunes lisent les livres « sérieux », comme les livres de

Montesquieu, avant de lire les livres utiles. Ainsi, ils lisent Montesquieu qui présente « une théorie du droit », avant de savoir ce qu’est le droit. Par le commentaire de Katardzis il est évident que Montesquieu était connu dans le monde grécophone, et que ses œuvres ont un caractère de lecture quasi obligatoire dans les cercles des savants de cette époque. Si, en 1783, la date de l’essai de Katardzis, intitulé Conseil aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des ouvrages turcs et occidentaux et sur la bonne façon de les

étudier202, Montesquieu fait partie des œuvres sérieuses, et que la lecture de ses œuvres constitue une habitude des « jeunes gens », il semble que le philosophe français est bien connu parmi les érudits grécophones à l’époque. Selon C.Th. Dimaras, la première référence à Voltaire se situe en

1765, chose qui nous permet d’avoir un repère chronologique sur l’influence intellectuelle des philosophes français en Grèce au XVIIIème siècle. En

201 Dimitrios Katardzis. Τα ευρισκόµενα. [Les oeuvres retrouvées]. Éditeur C.Th. Dimaras. Athènes : Éditions Hermis, 1970, p. 51. 202 Le titre de l’essai de Katardzis est : Συµβουλή στους νέους πως να ωφελούνται καί να µή βλάπτουνται απτά βιβλία τα φράγκικα καί τα τούρκικα, καί ποιά να’ναι ή καθ’αυτό τους σπουδή selon C.Th. Dimaras. La Grèce aux temps des Lumières. Genève, 1969, pp.26-36.

232 tenant compte de cette date il devient évident, qu’à l’époque où Katardzis cite Montesquieu, la philosophie des Lumières était assez répandue dans les cercles des savants éclairés.

Rhigas Velestinlis

Montesquieu a profondément influencé la pensée politique de Rhigas, surtout son œuvre De l’esprit des lois, qu’il avait traduite, comme nous l'avons vu plus haut, mais sans la publier. Velestinlis est inspiré par les idées politiques de Montesquieu contre l’absolutisme. Cependant, Velestinlis exprime une pensée plus révolutionnaire et radicale que Montesquieu, qui adopte une conception libérale sur la séparation des pouvoirs, tandis que

Velestinlis conçoit un régime idéal qu’il identifie avec des idées purement révolutionnaires à la base d’un pouvoir populaire.

Evgenios Voulgaris

E. Voulgaris montre sa connaissance des idées politiques et sa familiarisation avec la philosophie sociale de Montesquieu en écrivant le texte intitulé Εισήγηση, [Instruction ou Nakaz], qui correspond au texte qu'E. Voulgaris avait écrit, pour l’intervention de Catherine II, impératrice de Russie, devant le comité des représentants, responsables de la constitution d’un nouveau code législatif pour l’empire russe. Il s’agit d’un

233 texte imprégné des idées des Lumières sur la société, mais qui sont employées de manière à pouvoir s'appliquer sous un régime despotique.

L’Instruction, ou Nakaz, a été traduite deux fois en Grèce sous une forme de pamphlet, et publiée finalement en 1770. E. Voulgaris s’appuie sur la sociologie politique de Montesquieu, mais il reste conservateur dans ses prises de position. Pour reprendre le commentaire significatif de Paschalis

Kitromilides au sujet du texte de l’Instruction : « dans son essence le texte demeure conservateur, en ce qui concerne le ton, mais aussi les objectifs. »203 E. Voulgaris connaît les points de vue des Lumières sur la société, la politique et l’économie, mais reste figé sur les objectifs du régime qu’il sert.

Iossipos Moissiodax

Moissiodax, était extrêmement averti de la littérature de la période des

Lumières, aussi n'y a-t-il pas de doute sur son contact avec l’œuvre de

Montesquieu. Mais un détail qu’il serait peut-être intéressant de souligner, à la faveur de notre recherche sur l’influence intellectuelle de Montesquieu dans les Lumières néohelléniques, est que Muratori, dont Moissiodax entreprend la traduction de l’ouvrage Philosophie Morale, comme nous l'avons vu auparavant, est très admiré par Montesquieu.

203 Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op.cit. p. 180.

234

Montesquieu traduit

L’œuvre qui fait la gloire de Montesquieu en Grèce et qui édifie sa renommée c'est Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence. Cet ouvrage connaît deux traductions, la première en

1795 à Leipzig et la deuxième, qui ne contient pas l’ensemble de l’ouvrage mais seulement les six premiers chapitres, et qui fut publiée à Venise, en

1796204. Cette œuvre sera publiée à nouveau en 1836, date de la parution des

Lettres Persanes, traduites en grec par Néoclis Papazoglou.

Géographie moderne de D. Philippides et G. Konstantas

L’intérêt pour la géographie des civilisations, l’esprit de cosmopolitisme, l’ouverture et l’intérêt pour les civilisations étrangères sont des éléments qui caractérisent l’esprit des Lumières. Daniel Philippides et Grigorios

Konstantas, sont les auteurs de l’ouvrage Γεωγραφία Νεωτερική

[Géographie moderne]. Ils sont les disciples de Iossipos Moissiodax, ils ont donc assurément reçu l’influence du mouvement des Lumières et ils en font

204 Dimitris Apostolopoulos. «La fortune de Montesquieu en Grèce dans la seconde moitié du XVIIIème siècle», in Montesquieu du Nord au Sud Actes de la table ronde organisée à Paris les 29 et le 30 janvier 1999. Textes réunis et présentés par Jean Ehrard. Napoli : Liguori Editore, Oxford : Voltaire Foundation, 2001, p. 86.

235 partie. Dans leur œuvre, leur narration est le résultat d'errances, d’observations empiriques et de la perception des problèmes contemporains.

Ce qui fait penser à Montesquieu, c’est la façon dont ils observent, pleins d’admiration, les civilisations étrangères. Cette observation admirative devient un point de départ idéologique pour exercer de « l’autocritique sociale», comme l'observe Paschalis Kitromilides205. Le processus utilisé par D. Philippides et G. Konstantas est ce que Roger Caillois appelle, en parlant de Montesquieu,

« la révolution sociologique, c’est à dire la démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois. »206 D. Philippides et G. Konstantas, observent l’Europe avec admiration, pour revenir examiner les problèmes du monde grec avec un regard nouveau. La familiarisation avec la géographie humaine, et l’attention au détail scientifique, reflètent l’incorporation des idées qu'ont fait circuler les encyclopédistes, et tout particulièrement Montesquieu, figure qui inspire leur respect.

205 Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 140. 206 André Lagarde, Laurent Michard. XVIIIème siècle, les grands auteurs français du programme. Anthologie et histoire littéraire. Paris : Éditions Bordas, 1985. p. 79.

236 Les Éléments de géographie de Nikiforos Theotokis

Nikiforos Theotokis, écrit un ouvrage de géographie, intitulé Éléments de géographie207, publié en 1804, à Vienne. L’organisation systématique des régimes politiques européens, qu’il utilise dans cet ouvrage, témoigne de l’influence du système de philosophie politique aux influences néo- aristotéliciennes appliquée par Montesquieu. En ce qui concerne les régimes politiques, N. Theotokis distingue régimes despotiques, monarchiques, aristocratiques, démocratiques et mixtes. Tout en gardant un esprit critique,

à la façon de Montesquieu, sans ouvertement manifester sa position, il semble insinuer que le gouvernement despotique, est le pire de tous. Ce qui est significatif de cette préférence c'est bien sûr que N. Theotokis caractérise le régime ottoman de régime despotique.

Nomarchie grecque ou Discours sur la liberté

En 1806, paraît en Italie l’ouvrage anonyme : Nomarchie grecque ou

Discours sur la liberté, dédié à Rhigas Velestinlis et ses compagnons.

Comme le révèle la dédicace, l’auteur, le Grec Anonyme, appartient à la lignée de la pensée révolutionnaire de Rhigas, et il se présente comme un très bon connaisseur de la typologie des régimes politiques telle que

207 Nikiforos Theotokis. Στοιχεία Γεωγραφίας, [Éléments de géographie]. Vienne : Imprimerie G.Ventotis, 1804, pp. 246.

237 Montesquieu la présente, du Contrat Social et des œuvres des Lumières européennes les plus importantes. L’auteur s'inspire des pensées philosophiques de Voltaire et de Montesquieu à propos de la décadence de la Grèce, dans un parcours historique et une critique sociale de la nation à cette époque. Paschalis Kitromilides note à propos de l’auteur de Ελληνική

Νοµαρχία, qu’il paraît un lecteur plutôt brillant de Montesquieu […] « ο

συγγραφέας της Ελληνικής Νοµαρχίας φαινόταν αρκετά εξελιγµένος

αναγνώστης του Montesquieu ». Professeur P. Kitromilides souligne que la théorie des climats et l’application de la géographie avaient exercé une fascination particulière sur les représentants tardifs du mouvement des

Lumières néohelléniques, qui s'appuyaient sur elles sans faillir, pour donner une explication des différences politiques et nationales entre les populations, en présentant une interprétation superficielle de la lecture du philosophe français. Cependant, l’auteur de la Nomarchie grecque ou Discours sur la liberté, le Grec anonyme, avait compris l'importance que Montesquieu réserve aux causes humaines et à l’histoire d’une société comme déterminant de sa sociologie politique. L’auteur, explique le développement historique de la Grèce comme la conséquence d’une série de facteurs, parmi lesquels il relève la vanité et la superstition des représentants de l’église, qui souhaitent incorporer les lois politiques aux mandats religieux (το ιερατείον

ηθέλησε να ενώση τα εκκλησιαστικά εντάλµατα µε τους πολιτικούς

νόµους).

238

Adamance Coray : un lecteur avide de Montesquieu

Montesquieu propose une combinaison d’Aristote et de Locke, et croit qu’une monarchie moderne à caractère libéral peut progresser en adoptant le principe de modération. A. Coray favorise l’idée de la voie moyenne, le choix de régimes qui se trouvent à l’extrémité de l’expression politique, comme l’oligarchie et la démagogie. Il prône la renaissance d’une notion de civilité morale propre au citoyen, nécessaire pour arriver à une réforme sociale et politique, qui passe par le respect des idées classiques et des idées morales comme la vertu, le respect de la liberté et le bonheur humain. Dans l’introduction de sa traduction Des délits et des peines de Cesare Beccaria,

A. Coray reprend de longs extraits de l’Esprit des lois

« pour accuser la noblesse dans la politique de cour et en s’appuyant sur Montesquieu, il soutient que l’antagonisme inévitable entre l’armée et le gouvernement, dans une république, est atténué par l’institution de l’armée nationale. »208 L’analyse de la pensée politique est exploitée par plusieurs spécialistes de la question, comme Louis Althusser, qui exprime l'opinion que dans sa théorie

208 Roxane D : Argyropoulos. « Présence de Montesquieu en Grèce, de la Révolution française à l’Indépendance grecque. » in Montesquieu du Nord au Sud Actes de la table ronde organisée à Paris les 29 et le 30 janvier 1999. Textes réunis et présentés par Jean Ehrard. Napoli : Liguori Editore, Oxford : Voltaire Foundation, 2001, p. 94.

239 politique, A. Coray, applique la théorie de Montesquieu sur la relation entre le commerce et la liberté. A. Coray pense que le développement

économique aidera l’évolution sociale et permettra l’avènement d’une société libre, moderne, démocratique209. La relecture des auteurs classiques,

à travers l’idéologie et la philosophie politique des représentants des

Lumières européennes, dont Montesquieu a été l'un des plus marquants, est un des éléments qui ont formé sa théorie politique.

L’influence de la pensée de Montesquieu dans la Grèce postrévolutionnaire

Au moment de la Révolution française, la tolérance que montraient les autorités ottomanes, est moribonde. Les manuscrits et les imprimés ne peuvent plus circuler facilement, même à Constantinople ; il est impossible d’imprimer en Grèce, les imprimeries sont interdites. Mais au début du

XIXème siècle l’intérêt pour Montesquieu est peut être moins dangereux à exprimer, surtout après la Révolution grecque.

C’est à cette époque-là que Montesquieu va influencer la pensée juridique néohellénique. L’importance de Montesquieu se voit dans la continuité de sa présence dans la pensée juridique au XIXème siècle. Dans un livre de 1841,

209 Louis Althusser. Politics and History. London, 1971, p. 53-55.

240 spécialisé dans la loi et la criminologie, œuvre du procureur K. Vikela, le nom et l’exemple de Montesquieu sont repris plusieurs fois tout au long de l’ouvrage, intitulé Δοκίµιον περί ανακρίσεως210 [Essai sur l’enquête]. Le procureur le cite pour donner de la crédibilité au développement de ses raisonnements. La pensée de Montesquieu sert de guide à la formation des principes régissant la législation et sa pensée infiltre l’espace hellénique.

Dans les trois constitutions révolutionnaires consécutives, celle d’Epidaure en 1822, celle d'Astros en 1823, et celle de Trézène en 1827, la séparation des pouvoirs reste un principe que les révolutionnaires grecs ont emprunté à la pensée de Montesquieu, dont l’œuvre a guidé l’organisation de la vie juridique de la Révolution française vers un système rationaliste, où la loi a la primauté sur la coutume.

Au cours du XIXème siècle, le jugement sur Montesquieu change, surtout en ce qui concerne ses positions historiographiques et son couplet dépréciatif vis-à-vis de la tradition byzantine. L’historiographie romantique réclamera

Byzance en tant que période glorieuse de la civilisation hellénique ; ainsi réévaluée, Byzance tiendra désormais une place positive dans les

210 K. Vikella. Δοκίµιον περί ανακρίσεως, ήτοι θεωρητική και πρακτική ανάπτυξης των αρχών περί την έρευναν των αδικηµάτων και την ανακάλυψιν αυτών [Essai sur le processus de l'enquête, ou analyse théorique et pratique des principes sur l’investigation autour des crimes et leur découverte]. Nauplie : Imprimerie de K. Tombras et K. Ioannidou, 1841, pp. 210.

241 représentations historiques néohelléniques. Par rapport à Voltaire,

Montesquieu est une figure qui provoque des réactions moins virulentes que celles que nous avons rencontrées pendant la période anti-lumières, et s’il en existe, leur découverte serait une voie intéressante de ce qui pourrait constituer une étude future. Mais la caractéristique de la réception de

Montesquieu est qu’il provoque, semble-t-il une réaction interprétative très idéologique de la part des érudits grecs de la période, et même plus tard. S'il arrive à ne pas être associé à une réaction extrême négative ou positive, si parfois il devient difficile de décider très clairement de son influence, c’est que les intellectuels grecs de l’époque le voient à travers la théorie aristotélicienne211, et donc, pour eux, Montesquieu représente une continuité entre l’antiquité, et l’esprit des Lumières.

Montesquieu à l’époque moderne

Quand Panagiotis Kondylis fait le choix de traduire De l’Esprit des Lois en

1994, il répond à un besoin qu’il avait constaté lui-même : « dans cette malheureuse patrie de la philosophie, il n’y a pas une seule présentation

211 Paschalis Kitromilides. « Πολιτικός ουµανισµός και διαφωτισµός : συµβολή στη διερεύνηση της ιδεολογικής λειτουργίας της πολιτικής θεωρίας του Montesquieu » [Humanisme politique et Lumières : contribution à la recherche de la fonction idéologique de la théorie politique de Montesquieu], in Philosophie et politique, édition de la Société grecque de philosophie, Athènes : Éditions Kardamitsa, 1982, pp. 291-304.

242 herméneutique et systématique des œuvres de tel ou tel grand penseur européen, c'est un fait bien connu et révélateur. »212 Montesquieu a peut-être

échappé à la haine et à la controverse qu’avait provoquées Voltaire, dans certains cercles ; son influence, à l'époque contemporaine, demeure limitée et parfois incertaine, toutefois la valeur de sa contribution reste extrêmement importante, et décisive dans les courants idéologiques des Lumières néohelléniques.

212 « Είναι γνωστό και εύγλωττο το γεγονός ότι στην κακορίζικη τούτη γενέτειρα της φιλοσοφίας δεν υπάρχει ούτε µία συστηµατική ερµηνευτική παρουσίαση των κειµένων του Α ή Β µεγάλου ευρωπαίου στοχαστή». Phrase de Kondylis depuis son Introduction à l’édition et la traduction des œuvres de Machiavel par les éditions Kalvos, en 1971.

243

D. Pour une théorie de la traduction dans la période des Lumières Néohelléniques

I. Introduction historique

L’histoire de la traduction passe par la relation de la langue grecque avec d’autres langues. Pendant l’antiquité, la langue grecque prédominait, le grec ancien était imposé en tant que langue d’une civilisation dominante. Le verbe traduire (µεταφράζω), a deux sens, il signifie « traduire », mais peut aussi signifier « paraphraser », « revoir », ou « examiner à nouveau ». La traduction était un moyen de communiquer et de faire du commerce, mais en Grèce antique, il semble que la traduction d'ouvrages écrits en langue

étrangère, ne constitue pas une option, pour des raisons qui concernent l’équilibre interne de la langue213.

213 « Οι αρχαίοι Έλληνες δεν µεταφράζουν ξένα έργα όπως οι Χετταίοι και οι Ρωµαίοι, όχι γιατί δεν µπορούν, όχι γιατί τα περιφρονούν, αλλά γιατί από µια πολύ ασυνείδητη παρά συνειδητή αντίσταση δεν θέλουν να διαταράξουν την οργανική ανάπτυξη του ελληνικού λόγου [...] Η µετάφραση ενός έργου αλλόγλωσσου συχνά εκβιάζει τον µεταφραστή να εισάγει στη δική του γλώσσα στοιχεία ξένα. Η γλώσσα του πρωτότυπου δεν µπορεί παρά να επηρεάζει τη γλώσσα της µετάφρασης. » [Les Grecs anciens ne traduisent pas des ouvrages étrangers, à la façon des Hittites et des Romains, non pas parce qu’ils ne peuvent pas, ou qu’ils les méprisent, mais à cause d’une résistance plutôt inconsciente, ils

244

Plus tard, pendant la période hellénistique, le grec constitue la lingua franca de la période, les besoins en traduction sont donc restreints. Essentiellement, les besoins en traduction des textes anciens ou des textes religieux, n’existent pas pour le public grécophone, puisque ces textes sont écrits en grec et sont donc accessibles.

Les premières traductions

Les premières traductions françaises, pour ne citer que la France à titre d’exemple du monde occidental dans notre parcours historique de ce qu’est la traduction, sont des traductions à caractère religieux. La traduction de la

Bible, dans un but de prosélytisme, la diffusion des idées sur la religion, devient un point-clé pour l’étude de la traduction par les grands théoriciens de la traductologie214. En France, les dates-clés pour la traduction se situent

ne veulent pas perturber le développement organique de la langue [...] La traduction d’une œuvre écrite en langue étrangère oblige souvent le traducteur à introduire dans sa langue des éléments étrangers. La langue de l’original ne peut qu’influencer la langue de la traduction. Traduction inédite.] I. Th. Kakridis. « Οι Αρχαίοι Έλληνες και οι ξένες γλώσσες.» [Les Grecs anciens et les langues étrangères.] in : I. Th. Kakrides. Μελέτες και άρθρα. [Recherches et articles]. Thessalonique : Édition privée, 1971, p. 16. 214 Vr. Eugene Nida. Toward a science of translating: with special reference to principles and procedures involved in Bible translation. Netherlands : Leyde, Brille, 1964, pp.321.

245 vers le IXème siècle, mais pour la Grèce les premières traductions sont attestées vers le XIVème et le XVème siècles : la première traduction de l’Iliade, faite par Hermonique a eu lieu en 1330, et il y a une référence à celle de Loucanis en 1526, selon Vassilis Koutsivitis. La division profonde entre l’Empire de l’Est et l’Occident, d’une part, et la méfiance de l’Eglise de l’Est envers tout ce qui est occidental, d’une autre, constituent des facteurs qui ont longtemps bloqué l’art de traduire, selon C.Th. Dimaras215.

Des chercheurs tels que Vassilis Koutsivitis216, attestent que les premières références de traductions d'ouvrages étrangers, faits en langue grecque, se situent à l’ère byzantine et concernent des textes juridiques, qui sont traduits

à partir de la langue latine pour des raisons éducatives, ces textes étant destinés aux étudiants des universités.

La traduction en tant qu’acte littéraire

Cependant il ne faut pas minimiser le rôle de la traduction-adaptation de la littérature du Moyen Age jusqu’à la période de la Renaissance, où l’adaptation libre des ouvrages littéraires dans la langue populaire du XVème et XVIème siècles nous a procuré la plus grande partie de la production

215 K. Th. Dimaras. Νεοελληνικός Διαφωτισµός, [Lumières néohelléniques]. op.cit. p. 68. 216 Vassilis Koutsivitis. Θεωρία της Μετάφρασης, [Théorie de la traduction]. Athènes : Éditions universitaires grecques, 1995, p. 140.

246 littéraire de la période, avec des œuvres d’un mérite tout à fait exceptionnel et faisant sans doute partie de l’histoire de la production littéraire grecque.

D’ailleurs, la traduction et les adaptations des œuvres littéraires sont fondamentales pour l’évolution de l’histoire littéraire occidentale aussi.

Mais, à l’occident, la traduction commence à prendre une place particulière et de plus en plus précise. Nous songeons tout particulièrement à Étienne

Dolet, « un traducteur humaniste du XVIème siècle qui écrit des préceptes pour bien traduire et à qui du Bellay rend hommage. »217

La traduction au XVIIIème siècle

C.Th. Dimaras précise qu'avant de rencontrer un progrès littéraire dans les traductions d'ouvrages occidentaux, il faut attendre le moment où l’esprit grec commence à se libérer de l’exclusivité religieuse, c'est-à-dire le début des Lumières néohelléniques218. Dans notre présentation sur l’histoire des idées des Lumières néohelléniques nous avons souligné les mécanismes qui ont conduit à un certain renouvellement du savoir et à l’idéologie de ce

217 Inês Oseki Dépré. Théories et pratique de la traduction littéraire. Paris : Armand Colin, 1999. p. 24. 218 « για να συναντήσει κανείς λόγιες µεταφραστικές επιδόσεις από δυτικά έργα, πρέπει να φθάσει ως τη στιγµή όπου το ελληνικό πνεύµα αρχίζει να ξεσπαργανώνεται από την θρησκευτική αποκλειστικότητα, δηλαδή να αγγίζει την απαρχή του ελληνικού Διαφωτισµού. » K.Th. Dimaras. Νεοελληνικός Διαφωτισµός, [Lumières néohelléniques]. Op.cit. p. 68.

247 mouvement et nous avons présenté ses buts tels qu’ils se sont exprimés à travers la renaissance de l’expression philosophique. Le contact avec l’Occident, l’esprit des Lumières en soi, mais aussi le besoin de renouveler le cadre de l’enseignement ont introduit le besoin de traductions fiables pour transmettre de manière certaine les informations contenues dans les textes.

Ce changement amène à un renouvellement de la façon de regarder l’art de traduire. Avec son nouveau rôle, la traduction participe en quelque sorte à la question de la langue, ce qui fait des textes traduits de l’époque une source importante et intéressante d’observation, pour ceux qui étudient les questions d'évolution de la langue.

La traduction et l’adaptation

En ce qui concerne la France, le XVIIIème siècle est lié à l’idée de l’adaptation dans la traduction. G. Mounin montre qu’au XVIIIème siècle,

« dans le souci de préserver une certaine représentation de la littérature et à l’intérieur d’un système de conventions devenu extrêmement pesant, à l’image de la société française de ce siècle, les traducteurs font plus que traduire selon des conventions classiques (en suivant les préceptes d’Étienne Dolet) : ils adaptent. »219

219 Inês Oseki Dépré. Théories et pratique de la traduction littéraire. op. cit. p. 34.

248 Dans notre corpus, nous avons la chance d’avoir un extrait original de

Montesquieu qui fait directement référence à la traduction et aux traducteurs. Ce passage nous permet de concevoir les questions et les idées de l’époque sur la traduction, le processus en soi et le résultat obtenu. Il s’agit de la Lettre CXXVIII de Rica à Usbeck, où celui-là parle d’une traduction qu’il a faite : "...croyez-vous que je n'aie pas rendu un grand service au public, de lui rendre la lecture des bons auteurs familière »,

(l’auteur traduit étant Horace), pour recevoir une réplique désagréable concernant la traduction et sa valeur:

« j’estime autant qu’un autre les sublimes génies que vous [le traducteur] travestissez ; mais vous ne leur ressemblerez point : car si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais. Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même valeur qu’une pièce d’or, et même sont d’un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours faibles et de mauvais aloi. »

Cet extrait montre une évolution de la façon de regarder la traduction, qui n’est plus autant estimée qu’elle l’était avant. De plus, dans cet extrait on remarque que Montesquieu connaît très bien les problèmes théoriques que présente un texte traduit, quand il se réfère notamment au « manque d’esprit pour les animer ». Les problèmes de la fidélité du texte par rapport à l’original et de l’autonomie du texte traduit sont bien sous-entendus autant

249 que les questions sur la valeur littéraire du texte traduit en soi. Cette approche des problèmes que peut comporter une traduction est très moderne, par ailleurs. Il suffit de nous rappeler l’analyse établie par Antoine

Berman concernant la traduction en tant que processus de déformation220, pour voir l’actualité des positions de Montesquieu et la polémique actuelle autour de l’art de traduire.

220 Antoine Berman. « L’analytique de la traduction et la systématique de la déformation », in Les Tours de Babel : essais sur la traduction. Mauvezin : Trans- Europ-Repress, 1985, pp.347.

250

II. La traduction pendant les Lumières Néohelléniques

La traduction : un élément inséparable de l’histoire de la langue

La traduction en Grèce, en tant que processus autonome connaît un essor considérable pendant le mouvement des Lumières. Elle devient un instrument au service du renouvellement idéologique de la période qui entraînera l’éveil national. La traduction en tant que pratique commence à se développer après 1453 et connaît une véritable effervescence pendant la période des Lumières et les années qui mèneront à la Révolution pour l’indépendance nationale. L’histoire de la traduction va de pair avec la question de la langue et devient, en quelque sorte, partie de l’histoire de la nation. Un autre élément qu’il faut considérer en ce qui concerne l’évolution historique de la traduction est le fait que tous les érudits, qui font partie du mouvement des Lumières, et particulièrement ceux qui s’expriment sur la théorie de la langue, pratiquent l’art de la traduction. C’est pourquoi une approche pluridisciplinaire est souvent nécessaire afin d’être en mesure de comprendre à fond le phénomène traductologique et d'entamer une étude diachronique.

Une piste peu explorée

251 Selon le philologue I.Th. Kakridis, Nicolaos Sofianos est le premier à essayer une approche théorique de la traduction dans le monde grécophone.

Nicolaos Sofianos a écrit une Grammaire de la langue grecque vulgaire, publiée en 1550. Sa grammaire est accompagnée par la traduction « en grec vulgaire » du Traité de Plutarque « Sur l'Education des enfants ».221 Le but de N. Sofianos est de traduire des livres qui sont utiles et de rendre le savoir accessible au ghénos des Grecs qu’il veut faire sortir de l’analphabétisme.

C.Th. Dimaras estime que le moment historique où les traductions érudites commencent à avoir un véritable essor se situe vers 1750222. Bien sûr, à l’époque, les « traductions » et les adaptations sont souvent mêlées. Un autre fait qu’il est nécessaire de prendre en considération est qu’il y a un volume considérable, et peu exploré, de traductions qui voient le jour et qui font partie d’une compilation, c'est-à-dire des traductions qui sont publiées ou contenues dans des ouvrages de grammaire, ou autres textes.

L’épanouissement qu’ont connu les traductions pendant la période des

Lumières est sûr et certain. Il s’agit d’un fait constaté, attesté par les érudits de la période des Lumières. En 1802, devant la Société des observateurs de

221 Nicolas Sofianos. Grammaire du grec vulgaire et traduction en grec vulgaire du Traité de Plutarque sur l’Éducation des enfants. Deuxième Édition. Édité par Émile Legrand. Paris : Maisonneuve et Cie, Libraire –Éditeurs, 1874. La première publication de cet ouvrage a eu lieu à Venise, en 1544. 222 C.Th.Dimaras. Νεοελληνικός Διαφωτισµός, [Lumières néohelléniques]. Op.cit. p. 69.

252 l’Homme, A. Coray disait au sujet de la traduction : « Il suffit à l’observateur impartial de jeter les yeux sur le catalogue des traductions en grec moderne, faites seulement depuis quelques années, pour se convaincre que les Grecs lettrés sont aujourd’hui en plus grand nombre et beaucoup plus instruits que ne l’étoient les Grecs du quinzième siècle… »223

Cependant il serait difficile de réaliser une étude comparative exhaustive, ou même d'annoncer avec précision les tendances universelles de la traduction pendant cette période. L'absence d’un enregistrement systématique des traductions de l’époque est particulièrement évidente. Néanmoins, en suivant l’histoire des idées de l’époque et en combinant les faits et les réalités socioculturels de la période avec les données traductologiques auxquelles nous avons accès224, nous pourrons exprimer quelques indications significatives. Une piste assez intéressante consisterait à examiner ce que les philosophes traducteurs du mouvement des Lumières, avaient écrit au sujet de la traduction, afin de présenter une vue d’ensemble de l’art de traduire pendant les Lumières néohelléniques.

223 « Mémoire sur l’état actuel de la civilisation dans la Grèce, lu à la société des observateurs de l’homme, le 16 Nivôse, an XI (6 janvier 1803). Par Coray, Docteur en Médecine, et Membre de ladite société ». 224 La bibliographie est assez pauvre au sujet de la traduction, il n’y a pas une étude systématique et comparative de l’ensemble des ouvrages traduits et même l’accès aux textes est extrêmement difficile, car il s’agit d’un matériel dispersé géographiquement et souvent inconnu.

253

Les particularités de la période

En prenant contact avec les textes des Lumières, on se rend compte d’un certain nombre de difficultés et de particularités qui concernent l’activité de la traduction. En suivant la production littéraire et philosophique des érudits célèbres des Lumières néohelléniques, nous rencontrons souvent le cas de traductions qui n’étaient pas finies, ou bien qui n’ont jamais été publiées.

Rhigas Velestinlis a écrit de nombreuses traductions qui n’ont pas été publiées, Dimitris Katardzis pareillement, et Adamance Coray de même.

Les études d'Anna Tabaki ou bien de Dimitra Hatzimanou, par exemple, révèlent le cas des traductions manuscrites, qui sont considérables en quantité, et constituent une catégorie à traiter à part entière en lui donnant toute sa valeur. Par ailleurs, le problème de l’impression a des côtés pratiques aussi, car il faut prendre en considération le fait que les imprimeries n’étaient pas facilement accessibles à l’époque, ni particulièrement nombreuses.

Le rôle de la traduction manuscrite

Dimitra Hatzimanou a étudié les traductions du fonds manuscrit de la bibliothèque nationale de Grèce225. Il s’agit essentiellement d’un échantillon

225 Dimitra Hatzimanou. « Traductions manuscrites des Lumières :

254 des traductions manuscrites de la période, mais cela demeure un travail particulièrement intéressant car il présente quelques données quantitatives sur la traduction. Selon cette recherche, les langues qui sont traduites sont le latin (45% des textes traduits), ensuite l’italien (20,30% des textes traduits), le français et le russe (5,4% des textes traduits chacun), le slovène (2,7% des textes traduits), l’hébreu, le hongrois et l’arabe. Elle remarque que la connaissance des langues étrangères n’était pas répandue, chose qui se voit

à la prépondérance de la langue latine, qui est la langue qui survit le plus dans le territoire grécophone. Des langues telles que l’allemand ou l’anglais n’apparaissent même pas dans son étude. Des écrivains comme Molière et

Galland, Cervantès ou Ortelius passent au grec par l'intermédiaire de l’italien et même des auteurs grecs anciens sont retraduits en grec moderne en passant par leur traduction latine.

La variété des sujets traduits marque le renouvellement des intérêts dans tous les domaines du savoir, chose qui va de pair avec l’essor du mouvement des Lumières néohelléniques. En effet, les traductions repérées concernent la religion, l’histoire (on note une traduction de Voltaire), les sciences, la médecine, la philosophie, la loi, les sciences politiques, l’esthétique etc. Les œuvres traduites, pour la majeure partie d'entre elles, le

survivances, absences, innovations. Une première approche du fonds de la Bibliothèque Nationale de Grèce. » Σύγκριση/Comparaison, 2001, Numéro 12.

255 sont pour la première fois en grec. Le nom du traducteur est mentionné dans

82 traductions, sur un total de 143 traductions repérées ; en plus, la plupart des traducteurs sont des intellectuels connus à cette époque. Finalement, le fait que plusieurs des ces traductions apparaissent en plusieurs exemplaires et que certaines sont imprimées signale qu’il n’y a pas de relation de substitution entre les deux formes et que le même ouvrage peut apparaître sous les deux formes. Il s’agit d’un fait qui traduit plutôt la difficulté d’accès à des imprimeries et la nécessité de reproduire des ouvrages manuellement, afin d’être en mesure de suppléer aux besoins de groupes géographiquement restreints, sans possibilité d’accès à des copies imprimées.

L’apport de la traduction – une étude sur la traduction à travers la lecture de la « Bibliographie Hellénique du XVIIIème Siècle » d’Émile

Legrand

Dans la première partie de notre thèse nous avons suivi le fil de l’histoire des idées à la période des Lumières. Ce contact avec la production intellectuelle de la période est particulièrement utile, car il sert de point d’accès au volume des traductions des érudits du mouvement. Car la traduction fait partie de la production intellectuelle la plus importante des

Lumières néohelléniques. Jacovaky Rizo Néroulos, note dans son Cours de

Littérature grecque moderne, en 1827 que :

256 « Le principal but de nos écrivains étant d’éclairer la nation, ils ne peuvent mieux y parvenir, qu’en transportant dans notre langue les chefs-d’œuvre scientifiques ou littéraires dont l’Europe s’honore ; on ne doit donc pas s’étonner de trouver en grec moderne beaucoup plus de traductions que d’ouvrages originaux. »226

Pour essayer de faire notre propre recherche dans la masse et le genre des

œuvres traduites de la période, nous avons étudié les tables chronologiques et récapitulatives qui se trouvent dans les deux tomes de la « Bibliographie

Hellénique du Dix-Huitième Siècle » d' Émile Legrand227.

Une variété de sujets Par une simple lecture on se rend compte qu'après 1750, date-clé présentée par C.Th. Dimaras comme la date qui marque l’essor des traductions vers le grec, les ouvrages imprimés concernant la religion et le catéchisme ne monopolisent plus le catalogue, comme c’était le cas pour les dates

226 Jacovaky Rizo Néroulo. Cours de littérature grecque moderne. Genève, 1827 p. 135. 227 Émile Legrand. Bibliographie Hellénique ou Description Raisonnée des Ouvrages Publiés par des Grecs au Dix-Huitième Siècle. Tome Premier. Paris : Librairie Garnier Frères, 1918, pp. 518. Émile Legrand. Bibliographie Hellénique ou Description Raisonnée des Ouvrages Publiés par des Grecs au Dix-Huitième Siècle. Tome Deuxième. Paris : Société d’Édition Les Belles-Lettres, 1928. Les tables en question sont présentées en annexe à la fin de notre étude.

257 antérieures. D'autre part, il y a une grande variété des sujets traités, avec un intérêt assez vif pour les ouvrages scientifiques par exemple. Dans le catalogue, nous rencontrons des œuvres qui concernent l’histoire, la géographie, les méthodes d'enseignement, des ouvrages philosophiques, plusieurs grammaires, (qui montrent l’intérêt renouvelé pour les questions de langue), un recueil qui concerne la technologie, les langues étrangères etc. En ce qui concerne les œuvres littéraires, elles ne sont pas de premier ordre, parce que les traducteurs de la période, montrent une prédilection pour les ouvrages scientifiques plutôt que littéraires. Finalement, les textes de caractère religieux sont assez abondants mais, on se rend compte, par des sujets et des œuvres qui concernent l’église de la Russie, ou le Papisme, que l’ouverture d’esprit, élément caractéristique du mouvement des Lumières, imprègne et influence même la sélection des sujets traditionnels comme la religion.

Énumération des titres significatifs

En glanant parmi les titres des ouvrages qui s'auto-définissent comme ouvrages traduits228 nous lisons les titres suivants : Ηθική Φιλοσοφία traduit de l’italien par I. Moissiodax (1761), Cyrille archevêque de Jérusalem :

228 Il y a sans doute des œuvres qui constituent des traductions sans le déclarer dans leur titre ; les repérer et les identifier une par une présente le défi d’un autre travail de recherche à part entière: ce n’est pas notre sujet présent.

258 Κατηχήσεις, traduction de Méthode Olympiotis (1766), Métastase,

Τραγωδίαι µεταφρασθεῖσαι (1779), Voltaire : Essai sur les dissensions des

Églises de Pologne et Essai sur la tolérance, traduction d’Eugène Voulgaris

(1768) Dormer- Stanhope : Le philosophe indien, texte français avec traduction grecque de Georges Ventotis (1782), Platon, archevêque de

Moscou, Ὀρθόδοξος Διδασκαλία, traduction de Coraï (1782), existe aussi

Platon, archevêque de Moscou, Ὀρθόδοξος Διδασκαλία, traduction de

Georges Ventotis (1782), Πάπας τί ἐστι, traduction grecque de Georges

Ventotis (1782), Σύνταγµα ἢτοι Χριστοήθεια, traduit en grec vulgaire par

Séraphin de Pisidie, (1782), Civilité traduit en serbe par Nicolas Darvaris

(1786), Virgile : Géorgiques, édité par Eugène Voulgaris (1786), Élie

Mignati : Πέτρα Σκανδάλου, traduction allemande de Jacob Kemper (1787),

Samuel Ratz : Ἰατρικαὶ Παραινέσεις, traduction de Georges Zaviras (1787),

Jean Zanetti : Réfutation du traité d’Ocellus (1787), en grec et en français,

Théodoret : Explication du Psautier, traduction d’Agapios Landos (1787),

Malakis Giacoumis Castrisios : Παίγνια τῆς Φαντασίας, traduit de l’italien

(1789), Περιγραφὴ τῆς Βλαχίας, traduit du français (1789), École des

Amants délicats, traduction grecque de Rhigas (1790).

Voltaire : Essai sur les dissensions des Églises de Pologne et Essai sur la tolérance, traduction d’Eugène Voulgaris (1768)

259 Parmi les œuvres repérés par Émile Legrand nous rencontrons, en 1768, la référence à une traduction de Voltaire par Eugène Voulgaris229 ; il s’agit d’un essai historique du philosophe français qui est accompagné d'un essai

écrit par E. Voulgaris lui-même. Le choix de cet ouvrage particulier de

Voltaire est significatif. Le sujet a une importance considérable pour le monde grécophone, l’Église étant au cœur de l’histoire nationale et constituant un facteur important de son histoire culturelle, comme nous l'avons affirmé dans la première partie. En même temps, sur un plan linguistique, le texte de E. Voulgaris présente un intérêt traductologique particulier, car c'est la première traduction de Voltaire à paraître en grec. De plus, E. Voulgaris introduit un nouveau mot dans le vocabulaire grec, en inventant le mot ανεξιθρησκία, pour traduire le mot français « tolérance » que Voltaire utilise dans le texte original.

École des Amants délicats, traduction grecque de Rhigas (1790) Avant de se consacrer à la lutte révolutionnaire, Rhigas Velestinlis travaille sur des traductions des œuvres des Lumières, qui sont pour lui des moyens de transmettre les symboles et les valeurs nécessaires à l’éveil national. Il traduit entre autres La Bergère des Alpes de J.F. Marmontel, qui se trouve dans notre liste sans que le nom du traducteur, ni le nom de l’auteur par ailleurs, soient mentionnés dans le titre. R. Velestinlis publie aussi une

229 Il s’agit de Ευγένιος Βούλγαρης, ou Evgenios Voulgaris.

260 adaptation en grec de six contes de Rétif de La Bretonne, sous le titre École des amants délicats que nous avons répertoriée ci-dessus. Dans sa notice au lecteur, Rhigas Velestinlis déclare que son objectif est de « ηδύνω και να

ωφελήσω τον αναγνώστην µου », (faire plaisir et faire du bien à mon lecteur), autrement dit, il veut propager des idées qui pourraient être utiles à ses compatriotes, dans un contenu plaisant pour le lecteur. Les traductions de Rhigas introduisent un genre littéraire nouveau dans la production littéraire grécophone, son texte étant considéré comme le premier texte à caractère romanesque230. En ce qui concerne le renouvellement lexical,

Rhigas crée des mots tels que συνευτυχώ, συνδοξάζοµαι, συναγαπώµεθα, qui existent231 mais sans être réellement adoptés par le vocabulaire moderne.

230 « Το Σχολείον των ντελικάτων εραστών [...] θεωρείται ως το πρώτο ελληνόγλωσσο µυθιστορηµατικής υφής κείµενο» [L’école des amants délicats est considéré comme le premier texte de nature romanesque écrit dans la langue grecque]. Alexis Politis. «Το παραµύθι των αστών. Σκέψεις για τις απαρχές του νεοελληνικού µυθιστορήµατος » [Le conte bourgeois. Pensées sur le début du roman néohellénique.], in : Νεοελληνική Παιδεία και κοινωνία. Πρακτικά Διεθνούς Συνεδρίου αφιερωµένου στη µνήµη του Κ.Θ. Δηµαρά [L’enseignement néohellénique et la société. Minute de la Conférence dédiée à la mémoire de K.Th. Dimaras]. Athènes : O.M.E.D, 1995, p. 97. 231 Le verbe συνδοξάζοµαι : recevoir des honneurs en même temps que quelqu’un d’autre, pourrait être utilisé en grec moderne ; le verbe συνευτυχώ : trouver le bonheur avec quelqu’un, n’est pas réellement adopté par le vocabulaire grec moderne, et le verbe συναγαπώµεθα ne fait pas sens pour le locuteur de grec moderne.

261 Donc, la contribution de la traduction est pluridisciplinaire et particulièrement importante. La traduction constitue un moyen idéal pour apporter un renouveau à la problématique philosophique et enrichir le savoir scientifique et littéraire par le biais de textes choisis pour leur thématique et leur contenu. En même temps elle est un facteur d'évolution de la langue, qui s'enrichit de son côté par l’introduction d'éléments étrangers.

262

III. Approche méthodologique de la traduction néohellénique au

XVIIIe siècle

Une série de questions et de réponses

Il serait difficile, vu l’état de la recherche, de présenter, d’emblée, un modèle théorique concret surtout sur la question de la fidélité de la traduction par rapport au texte original, ou sur des questions purement méthodologiques. Afin de puiser des informations sur la traduction à l'époque des Lumières néohelléniques et d'arriver à une série de conclusions, il serait nécessaire d’utiliser un choix de textes, surtout de paratextes, c'est-à-dire des introductions, des notes de traducteurs, ou des textes indépendants et des commentaires sur la langue et la traduction.

Pour définir et présenter un modèle théorique de la traduction des Lumières il serait nécessaire d’approcher les traductions réalisées sur deux plans : le premier, concerne les canons de l’époque, et le deuxième, concerne ce que le traducteur apporte au texte. La question réside finalement dans l’esthétique du langage, selon la proposition théorique de Gilles Gaston, qui donne une qualification d’éléments a priori (règles du genre, codes préétablis, horizon d’attente) et d’éléments a posteriori (usage de la langue,

263 projet du traducteur, rupture ou annexion de la tradition)232. Pour établir les canons de l’époque et préciser l’apport du traducteur et la position du texte vis-à-vis d'une esthétique de la langue, nous prenons le parti de présenter une série de questions logiques. Elles nous guideront dans la définition de nos propres conclusions sur l’art de traduire et nous permettront de tracer la vue d'ensemble la plus complète possible.

En ce qui concerne les éléments a priori, les questions qui pourraient nous guider concernent le choix des textes, le rôle de la traduction dans la société et la production intellectuelle et culturelle, mais aussi l’apport de la traduction à la langue-cible. Ce rôle pouvait impliquer l’attitude du traducteur vis-à-vis de l’instrument linguistique choisi et les sélections qui affinent et définissent la langue utilisée en déterminant les éléments a posteriori. Finalement, il y a toute une série de questions sur la fidélité au texte d’origine et le degré d'intervention du traducteur qui adapte le texte final, mais aussi des questions concernant l’éventuelle critique que peut recevoir un ouvrage traduit, questions qui nous permettent de déterminer si le traducteur rompt avec la tradition, s’il la suit ou bien s’il propose un renouveau dans son action.

232 Inês Oseki-Dépré. Théories et pratique de la traduction littéraire. Op. cit. p. 132.

264 État de la recherche

À notre avis, ces questions sont fondamentales, orientent la traduction et définissent le résultat obtenu, mais les données concernant le XVIIIème siècle, existent-elles pour une approche si complète ? Au niveau traductologique il n’y a pas d’étude complète et globale sur l’ensemble du corpus existant, qui continue toujours à être répertorié. Pour citer quelques spécialistes de la question, il y a sans doute l’exceptionnel C.Th. Dimaras, et son travail remarquable sur Voltaire et son introduction en Grèce, mais aussi

Anna Coumarianou, Anna Tabaki, Giorgos Kehagioglou, Roxane

Argyropoulos, Vicki Patsiou et Dimitris Apostolopoulos qui font des recherches particulièrement pertinentes sur la question des traductions. Bien sûr, nous devons mentionner aussi les professeurs Henri Tonnet et Peter

Mackridge qui ont publié une œuvre étendue sur les Études néohelléniques qui sert de référence pour les linguistes du genre. Cependant, l’étude méthodologique des traductions sur un plan diachronique est un domaine où la recherche n’a fait que commencer à produire des résultats. De notre côté, nous allons procéder à une recherche d’ordre pragmatologique où l’examen des textes et des paratextes relatifs à des traductions importantes, célèbres pendant la période des Lumières doit nous diriger vers des réponses aux questions théoriques que nous venons de poser.

265 Le rôle de la traduction au XVIIIème siècle néohellénique

Dans la première partie de notre étude nous avons présenté le phénomène intellectuel de la période des Lumières néohelléniques dont la traduction constituait une grande partie. Les canons de l’époque sont définis par l’univers historique et l’état culturel du « ghénos » des Grecs. La traduction donne la réponse à la pénurie de la production intellectuelle grécophone et devient un outil d'enrichissement du matériel éducatif. Les œuvres sont choisies pour leur apport et leur thématologie. L’objectif est de toucher le public grec par la traduction des œuvres importantes, mais aussi de l’inspirer et de faciliter son accès à de nouvelles valeurs et à des réalités inconnues. La traduction introduit des œuvres qui apportent des idées philosophiques, morales et politiques nouvelles. Souvent la traduction est liée à l’action bénévole des familles riches (comme la famille

Mavrokordatos) ou princières qui commissionnent des œuvres traduites. La traduction peut avoir des buts éducatifs et constituer un exercice d’apprentissage linguistique pour des académies et des universités (c'est souvent ainsi que l'on explique l’existence de plusieurs versions de la traduction d'une même œuvre dans le cas des traductions manuscrites par exemple).

266 L’horizon d’attente et les approches du texte final

La traduction, surtout pendant la période des Lumières néohelléniques, est soumise aux grands enjeux historiques. Il apparaît d'une part, qu'il est nécessaire de donner accès aux ouvrages importants, de rendre accessible un savoir essentiel pour l’enseignement des Grecs et d’autre part de faciliter la promotion, la correction et l’épanouissement d’une langue écrite, qui servira de langue nationale. Ces deux axes dirigent la réception des ouvrages traduits et influencent les choix des traducteurs par rapport à la langue utilisée. Il y a des cas où l’idiome utilisé ou le style de langue sont critiqués

à cause de la difficulté de compréhension qu'ils posent au grand public. Ils rendent alors l'ouvrage traduit peu accessible et donc moins utile socialement, comme c’est souvent le cas avec le style « ελληνικόν », archaïsant, ou bien le style « µιξοβάρβαρον », soit un style mixte,

« mixobarbare» qui caractérise souvent un idiolecte résultant du mélange d’une langue archaïsante avec la langue parlée, vernaculaire.

Un autre point important concerne le besoin de traduire de façon qui reste littérale, mais sans se montrer rigide par rapport à la façon de rendre le texte original en grec. Les choix possibles pour le traducteur, en ce qui concerne la fidélité à son texte d’origine, sont largement définis par le besoin de produire un texte qui soit compris le plus largement possible. Ainsi le traducteur pourrait opter pour une analogie des métaphores du texte original,

267 une analogie dans un jargon spécifique, ou une situation. Le traducteur est libre d'intervenir de façon à assurer l’autonomie de la traduction en tant que texte littéraire ou scientifique, de produire un ouvrage qui soit esthétiquement satisfaisant, cohérent, sans toujours avoir le plus grand souci de s’aligner complétement sur le texte d’origine. La nécessité de produire des œuvres accessibles et essentiellement utilisables libère la créativité artistique du traducteur. Ainsi une reproduction fidèle du texte d’origine, mais peut-être incompréhensible pour le lectorat grec, devient moins intéressante : l’attractivité du texte final constitue une qualité importante.

Le traducteur face à l’usage de la langue au XVIIIème siècle

La traduction devient le champ d’une expérimentation linguistique. C'est le lieu de travail des savants qui se mettent à corriger l’instrument linguistique de la période dans le but d’établir la langue d’une nation, une langue officielle, qui pourrait fonctionner en tant que langue de la littérature et langue de l’État. La langue se développe sous l'effet, d'une part, des interventions des érudits et des grammairiens qui se mettent à proposer des théories pour la corriger; d'autre part, elle se développe aussi, en grande partie lorsqu'elle entre en contact avec des éléments étrangers et nouveaux.

Professeur Henri Tonnet constate que « les traductions d’ouvrages européens, surtout français, font apparaître la pauvreté de la langue parlée en termes abstraits » et il continue en posant la question que les traducteurs

268 se posent eux-mêmes face à leurs textes : « les termes nouveaux seront-ils empruntés aux langues européennes ou adaptés du grec ancien? »233 La traduction devient un terrain de création lexicale, elle cultive la connaissance, non seulement des traits naturels de la langue-source, mais aussi de la langue-cible.

Le transvasement culturel, tant cité par A. Coray, est une notion qui caractérise le mouvement des Lumières néohelléniques par excellence : il pourrait être également appliqué en réalité au niveau de la langue. Ce transvasement se fait pour bénéficier au grand public, parce que le mouvement des Lumières vise à l’éveil national, il a pour objectif de répandre le savoir des élites vers le peuple. Il n’y a pas de surprise donc, quand les traducteurs sont accusés d’élitisme pour leurs choix linguistiques, quand ils produisent des ouvrages qui ne peuvent pas être compris et diffusés facilement à un large lectorat. Aussi nous rendons-nous compte qu’une traduction est jugée sur sa capacité à rendre le texte traduit compréhensible au plus large lectorat possible. Les styles de langue possibles sont variés, parce que la question de la langue était encore flottante et que les possibilités d'intervention sur la langue se caractérisent par une pluralité d’approches, comme nous l'avons vu au début de la deuxième partie de notre étude. Plus précisément, le style de langue utilisé

233 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op.cit. pp. 45-46.

269 peut être un style archaïque, désigné comme « ελληνικό », il peut être commun ou populaire, désigné comme « κοινόν » et il peut être cultivé avec un mélange d'éléments archaïques, ou savants et populaires, formant un idiolecte du traducteur ; ce dernier style est désigné comme « ρωµαίικο »

(roméïque), ou même « µιξοβάρβαρον » (mixobarbare).

Iossipos Moissiodax et le choix du style

Iossipos Moissiodax présente dans la Philosophie Morale de Muratori, qu’il traduit de l’italien234 en 1760, une introduction intéressante, où il évoque sa position vis-à-vis de la traduction et explique ses choix de traducteur par rapport au texte d’origine. Le texte de Muratori tourne autour du renouveau philosophique, de la morale et de la gestion du savoir, sujets qui intéressent vivement Moissiodax. En ce qui concerne les choix du niveau de langue et le style du traducteur il serait intéressant de suivre les commentaires de

Moissiodax au sujet de la traduction. Par rapport au style simple,

Moissiodax déclare qu'il a remarqué les qualités naturelles de ce style commun, « κοινόν ». Il lui paraît avoir de l'intensité, être emphatique,

éloquent. Mais, en même temps ce style peut présenter des défauts parce qu’il n’a pas été suffisamment cultivé et développé, assure-t-il. Il s’agit d’un

234 Iossipos Moissiodax. Ηθική Φιλοσοφία. [Philosophie Morale.], Vienne, 1760. Il s’agit de la traduction d’un essai pédagogique de Ludovico Antonio Muratori intitulé : « La filosofia morale esposta e proposta ai giovani ».

270 style qui est méprisé, contrairement au style archaïque, qui est favorisé. En même temps ceux qui s’expriment en langage commun, ne le soignent pas. »235

I. Moissiodax examine de près les problèmes que pose son projet de traduction en ce qui concerne les choix linguistiques et stylistiques du traducteur, qui doit rechercher les équivalences ou procurer des compensations au contenu traduit. En tout cas le traducteur est obligé de décider du fil de son action et de délivrer le texte selon son choix de destinateur. Il affirme qu’il est nécessaire de décider d’avance quel style, archaïque ou commun, il va utiliser dans sa traduction. Même si le style savant, plein d’archaïsmes, est naturellement plus facile à l’écriture pour lui, il ne veut pas produire un ouvrage d'une plus grande facilité aux dépens d’un lectorat plus populaire236. Pour Moissiodax, le choix responsable

235 « Περιπλέον προσθέτω, ὃτι µὲ τὴν ἀφορµὴν τῆς Μεταφράσεως ἀπαρατήρησα καὶ τὴν φυσικὴν ἰδιὸτητα τοῦ κοινοῦ Ὓφους. Το Ὓφος, αὐτὸ καθ᾽ἑαυτὸ µοῦ ἐφάνη ἒντονον, ἐµφαντικόν, εὐφραδές, ἀλλὰ κατὰ τὸ αὐτὸ καὶ ἐλλειπές, καὶ ὃτι ἡ ἒλλειψίς του, ἀνίσως δὲν ἀπατῶµαι, ἀπ᾽ἂλλο νὰ µὴ πηγάζῃ, πάρεξ ἀπὸ τὴν ἀµέλειαν ἢ ἀπὸ τὴν καταφρόνησιν. Μερικοί, διὰ τί τὸ καταφρονοῦν, προστρέχουν πρὸς τὸ Ἐλληνικόν, καὶ ἂλλοι διὰ τί τὸ ἀµελοῦν, γράφουν ὃπως φθάσουν.» Iossipos Moissiodax. Philosophie Morale. Venise, 1761 pp. κς´, κζ´. 236 La logique de son argument réside dans le fait que pour les érudits, qui non seulement avaient appris la langue ancienne, mais l’enseignaient pour la plupart, écrire dans un style plein d’éléments archaïques est naturellement plus facile. La nécessité de faire lire leurs ouvrages, et de les répandre dans le peuple,

271 (αρµοδώτερον) serait d’utiliser le style commun, qui par sa pénurie expressive allait rendre son travail particulièrement difficile

(δυσκολοπιχείρητον). Mais finalement sa volonté de produire une œuvre qui soit utile au bien commun emporte sa décision, c’est la raison pour laquelle il choisit le style simple dans sa traduction, explique-t-il237.

Dimitris Katardzis et l’effet de la traduction sur la langue

L’influence de Katardzis et son rôle dans le mouvement des Lumières sont liés très étroitement avec la traduction. Il était conscient du fait que le renouvellement de la production littéraire, philosophique et culturelle était en somme nécessaire, et que ce savoir allait venir de l’Occident. La traduction pouvait couvrir les besoins de l’enseignement grec en livres nouveaux. Ainsi la traduction des ouvrages étrangers est entrée dans sa philosophie. Les premières traductions de Fontenelle, Montesquieu,

exige cependant l’usage d’une langue populaire. 237 « Έκαµε χρεία, ότι να προσυλλογισθώ και µε ποιόν Ύφος, ήγουν µε το Ελληνικόν, ή µε το Κοινόν να µεταφράσω το Πόνηµα. Το πρώτον µου ήτον εύκολον και σύνηθες, αλλ’ ούτως εσυναίβαινε, να ζηµιωθούν οι απλούστεροι : πράγµα οπού µήτε το εσυγχώρει ο ζήλος µου. Το δεύτερον εκ του εναντίου µου εφαίνετο, ναι, αρµοδιώτερον, και όµως διά την φυσικήν του πτωχίαν µου εφαίνεταο κατά το αυτό και παντελώς δυσκολοπιχείρητον. Μ’όλον τούτο εγώ απεφάσισα να προτιµήσω το κοινόν όφελος, και να µη λυπηθώ τους Ίδρωτάς µου. Επεχείρησα λοιπόν την Μετάφρασιν µε το απλούν Ύφος. » Iossipos Moissiodax. Philosophie Morale. Venise, 1761, pp. κς´, κζ´.

272 Condillac et Lalande en grec ont été faites par des disciples de Katardzis238.

Grâce à sa connaissance dans le domaine, nous avons pu repérer des points intéressants d'une approche théorique de la traduction pendant les Lumières néohelléniques.

En 1789, dans une lettre adressée à Lambros Fotiadis, Dimitrios Katardzis

élabore ses idées sur l’évolution de la langue quand elle vient au contact d'éléments étrangers. En ce qui concerne la nécessité d'inventer des termes techniques pour représenter des notions nouvelles, relatives à des sujets scientifiques, D. Katardzis écrit que plusieurs termes sont empruntés à la langue d’origine ou à d’autres langues étrangères, en modifiant le type, la formation et la prosodie des parties du discours, et en décrivant le mécanisme avec lequel les éléments étrangers agissent dans la langue. Et il explique ensuite que de cette façon, les idées et les mots se multiplient imperceptiblement et la langue et la nation sont améliorées et s’améliorent et se réalisent à l’infini.239

238 Paschalis Kitromilides. Lumières néohelléniques. Op. cit. p. 206-207. 239 « πολλοὺς ἣ ὃλους τέτοιους ὃρους θὰ τοὺς παίρνῃ ἀπ’τὴν πρωτότυπη ἢ ἀπ’ἂλλαις ξέναις τοὺς παίρνει ὃµως µεταβάλλωντάς τους στὸν τύπο, τὸ σχηµατισµό, καὶ τὴν προσῳδία τῶν µερῶν τοῦ λόγου της καὶ µὲ τοῦτον τὸν τρόπον πληθαίνουν ἀνεπαισθήτως ᾑ ἰδέαις καὶ λέξες, καὶ βελτιοῦται κατὰ βαθµόν, καὶ τελεοῦται ἐπ᾽ἂπειρον ἡ γλῶσσα καὶ τὸ ἒθνος. » A.E. Mégas. Ιστορία του γλωσσικού ζητήµατος, [Histoire de la question de la langue]. Deuxième tome. Op.cit. p. 23.

273

La critique de l’usage du style archaïsant

A.E. Mégas dans son histoire de la langue repère un cas de critique analogue, qui nous semble assez révélateur. Il se réfère à un incident où

Rhigas Velestinlis, se trouvant à Vienne, entend un commentaire sur l’usage de la langue qu’il avait choisie pour sa traduction de l'École des amants délicats. Un savant grec critiquait la langue populaire, «δηµώδης », de

Velestinlis, qui avait traduit le roman de Rétif de la Bretonne sans recourir à la langue savante « ελληνίζουσαν », qui serait préférable. Pour répondre à cette critique, Velestinlis lance les mots suivants :

« Pendant que Hassan et Mehmet frappent avec leur bâton de fer sur la tête de l’Hellène, ce dernier n’a pas le temps d’apprendre sa langue ancienne, ni de corriger la langue contemporaine, ainsi il ne pourra pas comprendre ceux qui parlent (dans un idiome archaïsant) de ses propres intérêts ; sauf si on lui parle dans le dialecte qu’il connaît depuis son enfance. Donc, après s'être informé de ses intérêts et avoir, les armes à la main, battu Hassan et Mehmet, désormais libre, il peut apprendre et fréquenter Homère et Thucydide, sans avoir besoin d’aucun conseiller sur son comportement. Et après la chute des tyrans, il sera aussi en mesure de supprimer son idiome barbare.»240

240 « Ἐν ὃσῳ, φίλε µου, ὁ Χασάνης καὶ ὁ Μεχµέτης τυµπανίζουσι διὰ τῆς σιδηρᾶς ῥάβδου τὴν κεφαλὴν τοῦ Ἓλληνος, οὗτος οὒτε καιρὸν οὒτε νοῦν ἒχει νἀ διδαχθῇ τὴν γλῶσσαν του τὴν Ἀρχαίαν ἢ νἀ διορθώσῃ τὴν παροῦσαν, ὃθεν δὲν

274

Iossipos Moissiodax, de son côté, rappelle au lecteur dans l’introduction de sa traduction de la Philosophie Morale de Muratori, que le style simple lui est plus difficile à écrire, mais qu’il s’agit d’un choix conscient de sa part pour servir le grand public et pas seulement un groupe restreint de savants qui peuvent lire la langue archaïque241. Il est clair que le lectorat définit le produit final de la traduction, les textes traduits ne sont pas destinés aux savants, mais doivent servir à instruire le peuple qui souffre d'ignorance et souvent d'analphabétisme. L’objectif final de la traduction définit et régit le projet du traducteur et son horizon d’attente, où la traduction et le traducteur

δύναται νὰ ἐννοήσῃ τοὺς λαλοῦντας ὑπὲρ τῶν συµφερόντων του, εἰµὴ ὃταν τῷ λαλῶσιν εἰς τήν συνήθη αὐτῷ ἐκ βρέφους διάλεκτον, ἀφ’οὗ ὃµως φωτισθῇ διά τῆς καθοµιλουµένης γλώσσης περὶ τῶν συµφερόντων του, δράξῃ τά ὃπλα νά καταδαµάσῃ δι αὐτῶν τὸν Χασάνην καὶ Μεχµέτην, τότε ἐλεύθερος ὢν δύναται νὰ µάθῃ νὰ ὁµιλῇ καὶ πρὸς Ὁµήρους καὶ Θουκιδίδας, τότε δὲν ἒχει χρείαν πλέον ἂλλων συµβούλων περὶ τῆς διαγωγῆς του, τότε µετὰ τὴν πτῶσιν τῆς τυραννίας δύναται νὰ καταργήσῃ καὶ τῆν βαρβαρωθεῖσαν διάλεκτόν του.» A.E. Mégas. Ιστορία του γλωσσικού ζητήµατος, [Histoire de la question de la langue]. Deuxième tome. Op.cit. pp. 44-45. 241 « Έκαµε χρεία ότι να προσυλλογισθώ και µε ποίον ύφος, ήγουν µε το ελληνικόν ή µε το κοινόν, να µεταφράσω το πόνηµα. Το πρώτον µού ήτον εύκολον και σύνηθες, αλλ’ούτως εσυνέβαινε να ζηµιωθούν οι απλούστεροι, πράγµα οπού µήτε το εσυγχώρει ο ζήλος µου. Το δεύτερον εκ του εναντίου µού εφαίνετο, ναι, αρµοδιότερον, και όµως διά την φυσικήν του πτωχείαν µού εφαίνεταο κατά το αυτό και παντελώς δυσκολοπιχείρητον.» Iossipos Moissiodax. Philosophie Morale. Op. cit. pp. κβ’ – κη’.

275 se mettent au service des besoins nationaux, d’un bien commun plus large que leur créativité, ou leur intervention personnelle.

La critique de l’usage du style mixobarbare (mixte barbarisé)

La polémique entre les différents styles de langue se voit dans un extrait de l’ouvrage de Christopoulos, intitulé Όνειρον [Rêve] (1833) où

Christopoulos fait la satire de A. Coray et des partisans de la langue archaïque à la façon de Lucien. Dans l’extrait, il présente la langue

« Μιξοβάρβαρος» comme une divinité notoire et répugnante. Pour souligner le caractère péjoratif du même style de langue, il note qu'Evgenios

Voulgaris aimait l’appeler « Μιξοσόλοικος», c'est-à-dire un grec mixte, composé de solécismes242. A. Coray critique lui aussi cette langue, qu’il a repérée dans des traductions. Ces traductions existent, bien sûr, mais il se demande qui peut bien les lire. Il note que les traductions sont écrites d'une façon qui montre un esprit de tyrannie (pour la langue), « τυρρανικώς » et un esprit d’oligarchie «ολιγαρχικώς ». Il trouve que l’hellénisation de la langue, « εξελληνισµός » c'est-à-dire la procédure d’épuration et la reprise des éléments anciens, se fait sans sentiment de mesure, « άµετρα ». Ainsi A.

242 « ᾽Εγὼ εἶµαι ἡ περιβόητος καὶ περίπτυστος ἐκείνη Θεὰ ἡ παρά µὲν τῶν ἂλλων φορτικῶς πως Μιξοβάρβαρος γλῶσσα καλουµένη, παρὰ δὲ τοῦ Εὐγενίου τοῦ Βουλγάρεως και µάλα χαριέντως ἀκούουσα Μιξοσόλοικος.» A.E. Mégas. Ιστορία του γλωσσικού ζητήµατος, [Histoire de la question de langue]. Deuxième tome. Op.cit. p. 85.

276 Coray, a l’impression (en lisant de pareilles traductions) que la Nation n’est composée que par des savants. D’autres traductions sont faites d'une façon qui montre un esprit de démagogie « δηµαγωγικώς », continue-t-il, et l’effet sur la langue est tel, qu'il a l’impression que la nation n’est composée que d'ouvriers, de populace.243

Les difficultés que pose une traduction ou le dilemme des belles infidèles vus par Iossipos Moissiodax

Pour revenir à Iossipos Moissiodax, et à son introduction à la Philosophie

Morale, nous avons vu qu’il est très conscient des problèmes que pose une traduction : il nous assure que l’œuvre de la Traduction est particulièrement difficile, et que peuvent en témoigner ceux qui l’ont essayée ou qui la jugent. Elle apparaît comme une activité facile, un jeu d’enfant, mais il suffit juste d’essayer de faire une Traduction pour se rendre compte de la

243 «Ἒχοµεν µεταφράσεις ἀλλὰ τίς δύναται νὰ τὰς ἀναγνώσῃ; ἂλλαι εἶναι γραµµέναι τυραννικῶς καὶ ὀλιγαρχικῶς, διότι ἐξελληνίζουσι τὴν γλῶσσαν τόσον ἂµετρα, ὡσὰν νὰ µὴ ἦτο τὸ Ἒθνος συνθεµένον παρὰ ἀπὸ λογίους ἂλλαι ἐγράφησαν δηµαγωγικῶς, ἢγουν ἐξεχυδάϊσαν τόσον τὴν γλῶσσαν, ὡσὰν νὰ µήν ἧσαν εἰς τὸ Ἒθνος ἂλλοι παρὰ ξυλοφόροι καὶ ὑδροφόροι.» L’extrait vient de l’ouvrage Επιστολών Απάνθισµα υπό Ιακώβου Ρώτα (1841), et se trouve dans l’Histoire de la question de la langue de A.E. Megas. A.E. MEGAS. Ιστορία του γλωσσικού ζητήµατος. [Histoire de la question de la langue]. Deuxième tome. Op.cit. p. 207.

277 différence244. Dans la même introduction il prône la créativité du traducteur et présente sa théorie sur la fidélité au texte d’origine et le résultat de la traduction. En utilisant l’exemple de Muratori, il dit que l’auteur s’exprime sur un sujet pluridisciplinaire qui aborde plusieurs sciences différentes et, donc, en tant que traducteur, il a dû vérifier le sens littéral des mots anciens et trouver les moyens d’expression qui lui permettent d'être compréhensible.

A l'égard du texte original, il déclare prendre des libertés. Ainsi, quand le style d’écriture de l’écrivain lui parait « plat », sans animation, ou pas assez clair, il procède à des modifications pour le rendre plus intéressant et plus clair245.

244 Iossipos Moissiodax « ...κάθε Μετάφρασις είναι δυσκολωτάτη! Μάρτυρες (το επαναλαµβάνω και αύθις) όσοι περιέργως την εδοκίµασαν, ή την έκριναν. Αλλ’ ίσως τινάς αυτά τα νοµίζει ωσάν τόσα παιγνίδια. Και όµως ας κάµη την δοκιµήν, όποιος και άν είναι, και τότε βλάπει εάν διαφέρει η παιδιά από την µετάφρασιν». Iossipos Moissiodax. Philosophie Morale. Op. cit. p. κ’. 245 « Ο συγγραφέας οµιλεί περί πολλών υποθέσεων οπού ανάγονται εις διάφορους επιστήµας, όπου έκαµε χρεία ότι να ξετρέξω µε κάθε προσοχήν την κυριολεξίαν όπου συνήθιζαν οι Παλαιοί, δεύτερον, διατί δεν έτυχα µηδέναν οδηγόν, ώστε να µε χειραγωγήση, δεν λέγω εις την έννοιαν των πραγµάτων, αλλά µόνο εις τον τρόπον της εκθέσεως, τρίτον διατί ο συγγραφεύς εις µερικούς τόπους ήτον ή άτονος ή ασαφής, όπου έπρεπεν ή να τον σαφηνίσω ή να τον ζωοποιήσω [...].» Iossipos Moissiodax. Philosophie Morale. Op.cit. pp. κβ’– κη’.

278 Les difficultés que pose une traduction ou le dilemme des belles infidèles vus par Dimitris Katardzis

Dimitris Katardzis, dans l’introduction de sa traduction, pourtant inédite, de l’ouvrage de Réal de Curban, intitulé La science du gouvernement : ouvrage de morale de droit et de politique, qu’il a terminée aux environs de 1784, exprime ses idées théoriques sur le phénomène de la traduction et présente ses opinions, en tant que traducteur, face au texte d’origine et au texte produit. En ce qui concerne la fidélité au texte d’origine, et ce que le traducteur peut apporter au texte final, Katardzis explique ses partis pris en tant que traducteur avec beaucoup de détails, dans l’introduction de ladite traduction.

Ses intentions de traducteur s’expriment à travers un plan détaillé et précis.

D’abord il voulait écrire éloquemment dans la langue parlée, celle qu’il avait apprise dès son enfance, exactement comme le font les Anglais, les

Français et les autres nations civilisées en Europe, dit-il, et comme l’avaient fait (pendant les temps anciens) les Grecs et les Romains. Deuxièmement, il désire traduire du français vers le grec et produire un texte qui présente le même contenu, qui soit exprimé avec clarté en proportion exacte du texte d’origine246. D. Katardzis pose ici le problème des équivalences de son

246 « [...] ν’ακολουθήσω δύο δυχερέστατες πρόθεσές µου: τη µία, να συγγράψω ευφραδώς τη γλώσσα που συντυχαίνουµε όλοι απού µιρκοί, καθώς

279 discours. Du point de vue théorique le problème du « mot à mot », en tant que procédé plus ou moins prescrit, est un sujet qui accompagne les théories de la traduction dans son histoire. Dimitrios Katardzis semble vouloir établir une équivalence sans trop s’éloigner du texte source, produire un texte qui soit autonome et non pas sans vie, d’une esthétique et d’une cohérence parfaite afin d’arriver à la restitution du message et du contenu présenté dans le texte d’origine.

En ce qui concerne l’usage de la langue il précise que, à son avis, le roméique, quand il est écrit de la façon dont il est parlé, constitue une langue mélodieuse, rythmique, passionnée et convaincante, selon le registre du discours. Katardzis affirme que le roméique est supérieur en tout à toutes les autres langues, et que la culture de ladite langue peut promouvoir l’éducation de toute la nation.247

κάµνουν τώρα Εγγλέζοι, Φραντσέζοι κι ‘ολα τα άλλα ευπεπολιτευµένα έθνη της Ευρώπης και καθώς το κάµναν πρώτα οι Έλληνες, Ρωµάνοι και Ρωµαίοι, και, την άλλη, να µεταφράσω απ’ τα φραντσέζικα στα ρωµαίικα και να έχη αναλόγως την ίδια ουσία και σαφήνεια η µετάφραση µε το κείµενο [...]» Dimitrios Katardzis dans l’introduction précédant sa traduction de l’ouvrage La science du gouvernement : ouvrage de morale de droit et de politique de G. Réal de Curban. Τα ευρισκόµενα. [Les parties retrouvées] Éditeur K. Th. Dimaras. Athènes : Edition Hermis, 1970. 247 « […] η ρωµαίκια γλώσσα, όταν καθώς λαλιέται και γράφετ’, έχει στα λογογραφικά της µελωδία, και στα ποιητικά της ρυθµό, και το πάθος και την πειθώ στα ρητορικά της, ότι, ότανς τέτοια είναι κατά πάντα καλύτερ’ απ’όλες τις γλώσσες και ότι η καλλιέργειά της και η συγγραφή βιβλιών σ’αυτήνα είναι γενική

280

En ce qui concerne l’équivalence par rapport au texte d’origine il dit qu’il prend exemple sur les traductions exceptionnelles faites par Gazis et

D’Alembert, et son vœu est de suivre ce qu'ils ont fait. La procédure qu’il suit en tant que traducteur consiste à songer au message, au contenu de chaque phrase qu’il a à traduire, et ensuite à penser à la manière de l’exprimer dans une langue « roméique » qui soit élégante, riche, ornée

(ανθηρά) et naturelle. À son avis, son objectif est obtenu, rétrospectivement.

Le commentaire qu’il souhaite ajouter à cette constatation est que, dans plusieurs parties du texte, la traduction peut être meilleure que le texte d’origine (parce que le grec est une langue meilleure et plus belle que la langue source), dans d’autres endroits la traduction peut être complétement

équivalente au texte d’origine, et dans plusieurs endroits le texte traduit peut

être inférieur au texte d’origine248. Katardzis, lorsqu'il décrit le travail du

και ολική αγωγή του έθνους. » Dimitrios Katardzis dans l’introduction précédant sa traduction de l’ouvrage La science du gouvernement :ouvrage de morale de droit et de politique de G. Réal de Curban. Τα ευρισκόµενα. [Les parties retrouvées]. Éditeur K. Th. Dimaras. Athènes : Edition Hermis, 1970. 248 « Εγώ καθώς είπα, βλέποντας το Γαζή και το µουσιού Νταλαµπέρτ και θαυµάζοντας τα φιλοπονήµατά τους εις άκρον, επάσχισα να τους µιµηθώ το κατά δύναµης κ’ έκαµα εκείνο που εικάζω να’ καµα κι εκείνοι απλούστατα στις γλώσσες οπού µετάφραζαν. Δηλονότι το νόηµα, που ήταν στη µεταφρασθησόµενη την περίοδο, στοχάζουµουν πώς να το εκφράσω γλαφυρά, ανθηρά και φυσικά ρωµαίκα, και µε φαίνεται πολλές φορές να το πέτυχα. Όθεν σε πολλές µεριές ειν’ η µετάφραση οµορφότερη απ’ το κείµενο (και τούτο είναι καθαυτό απ’την υπεροχή

281 traducteur pose les problèmes de la recréation contextuelle du texte d’origine : il se trouve en pleine problématique de l’interprétation de la charge stylistique et il est clair qu’il voit la traduction comme art de la mesure entre adaptation et interprétation, ainsi que nous le voyons dans son discours sur l’idéal de la fidélité et le rapprochement stylistique avec le texte source.

Les trois modèles de la traduction de la période des Lumières

Giorgos Kehagioglou, dans sa présentation des Traductions Grecques du

XVIIIème siècle249, établit une différence intéressante concernant le degré de

« familiarisation traductologique » (µεταφραστική οικείωση), une caractéristique inhérente à la traduction, révélatrice du projet du traducteur et que Professeur G. Kehagioglou utilise pour définir la fidélité de la

της γλώσσας µας), σ’άλλες µεριές είναι ίσια-ίσια, και σε πολλότατες χειρότερη. » Dimitrios Katardzis dans l'introduction précédant sa traduction de l’ouvrage La science du gouvernement : ouvrage de morale de droit et de politique de G. Réal de Curban. Τα ευρισκόµενα, [Les parties retrouvées]. Éditeur K. Th. Dimaras. Athènes : Edition Hermis, 1970. 249 Giorgos Kehagioglou. « Ελληνικές Μεταφράσεις στον 18ο αιώνα, µετα- δοτικές ή προδοτικές, πιστές και άσχηµες, άπιστες και όµορφες». [«Les traductions grecques au XVIIIème siècle. Communicatrices ou traîtresses, fidèles et laides, infidèles et belles. »] In : Η γλώσσα της Λογοτεχνίας και η γλώσσα της Μετάφρασης, Πρακτικά Ηµερίδας 24 Μαϊου 1997, [La langue de la Littérature et la langue de la Traduction. Minute de la journée du 24 mai 1997]. Thessalonique : Centre de la langue hellénique, 1998, pp. 25-46.

282 traduction par rapport au texte d’origine. La notion de familiarisation traductologique, désigne l’effort du traducteur pour créer un style qui corresponde de façon immédiate et compréhensible à des genres littéraires bien connus dans la tradition de la langue-cible.

La première catégorie de traductions qui présentent un haut degré de familiarisation traductologique, est le plus souvent le fait de traducteurs qui appartiennent au domaine de l’enseignement, qu’ils soient des instituteurs laïques ou ecclésiastiques, qui enseignaient dans les écoles et académies de l’époque. Ces traductions « infidèles » servaient de matière scolaire, dont le but était de faciliter l’enseignement de la langue et de la grammaire.

Deuxièmement, il se réfère aux traductions ayant un degré de familiarisation traductologique moins élevé, qui n’étaient que sélectivement infidèles, où le degré de cette familiarisation était moins marqué et où le traducteur intervient pour changer les noms propres, ou le titre. Pour ce cas de figure, l’objectif du traducteur, qui souvent, pour ce type de traduction, se trouve parmi les savants polyglottes de Venise ou de l’Europe Centrale, est de coordonner les lectures du public grec avec le courant dominant de la production littéraire européenne, et de produire un ouvrage qui serait facilement lu par le plus grand lectorat possible. Giorgos Kehagioglou remarque qu’il s’agit de traductions où les écarts de qualité entre les

283 ouvrages produits varient largement, mais aussi de traductions où les variations de l’intervention du traducteur concernent la langue, qui est fluctuante, surtout en ce qui concerne l’introduction d'éléments grecs et

étrangers et leur relation.

La troisième catégorie concerne les traductions avec le degré de familiarisation traductologique le moins élevé et correspond aux traductions soi-disant fidèles. Ces traductions sont liées avec la lignée des traductions et des interprétations officielles, activité pratiquée par les Phanariotes, par excellence, qui très souvent sont des diplomates et des interprètes officiels.

Les œuvres traitées sont pour la plupart des œuvres « classiques » et des

œuvres qui correspondent aux intérêts politiques et philosophiques des

Phanariotes. Ces traductions sont très souvent sous forme manuscrite, circulant parmi un cercle restreint de savants et l’objectif du traducteur est d’étudier le texte attentivement et de le rendre à la langue cible de la façon la plus fidèle et respectueuse possible par rapport au texte d’origine. Pour y arriver les traducteurs n’hésitent pas à faire entrer dans la langue des

éléments étrangers, soit sur un plan pragmatologique, soit sur un plan sémantique, soit sur un plan linguistique, parce que le respect de l’information sémantique du texte d’origine est très important pour le traducteur, qui s’adresse à un lectorat restreint et savantissime.

284 Conclusion

L’esprit des Lumières, l’ouverture vers les sciences, l’approfondissement et l’évolution philosophique ne peuvent qu’influencer la façon d’approcher et de penser la traduction. La traduction est a priori liée avec le contexte historique de son époque. Le traducteur s'appuie a posteriori sur les canons de son époque et en déployant son talent et sa connaissance de la langue- source, mais surtout de la langue-cible, il produit le texte final. On se rend déjà compte que D. Katardzis et I. Moissiodax, par exemple, pour ne pas parler de A. Coray, présentent une problématique sur la question de la traduction qui n’est pas très éloignée des modèles théoriques modernes.

Selon J. Delisle250 la traduction est le processus de jugement et de coordination, par lequel on parvient à l’harmonisation des demandes sémantiques et stylistiques d’un texte, tout en respectant les engagements imposés par les règles d’écriture et l’organisation interne du texte d’origine.

Il s’agit d’un processus de formulation d’un texte, où l’information sur le niveau pragmatologique, linguistique et stylistique serait le plus près possible des informations contenues dans le texte-source.

L’esprit des Lumières apporte un certain esprit de rationalisme pour approcher le phénomène de la traduction, comme le montrent clairement les

250 Jean Delisle. L’analyse du discours comme méthode de traduction, Initiation à la traduction française de textes pragmatiques anglais, Théorie et pratique. Ottawa : Éditions de l’Université d’Ottawa, 1984, p. 16.

285 commentaires des savants qui représentent le mouvement. L’attitude envers la traduction changera de nouveau après la révolution et tout au long du

XIXème siècle, l’importance étant donnée à nouveau à l’interventionnisme esthétique et créatif du traducteur et moins au texte d’origine. Les traductions des textes littéraires sont de plus en plus nombreuses, et les questions continuent sur la langue utilisée et le niveau de style, par rapport aux possibilités expressives présentées par l’instrument linguistique de l’époque, qui était, comme nous l' avons déjà vu, en train de subir une

évolution considérable. Pour suivre un peu le fil de l’histoire de la traduction dans les lettres néohelléniques, et attester de cette diversification esthétique, il suffit de regarder les positions des grandes figures littéraires néohelléniques vis-à-vis de la traduction. Solomos caractérise la tâche de la traduction comme une tâche d’imitation, Roïdis, lorsqu'il traduit

Chateaubriand, souligne l’importance et la difficulté que pose le traitement de la langue-cible, le grec, dans sa traduction. Seféris, plus tard, est sensible

à l’importance de la traduction sur l’évolution de la langue et à la problématique de l’usage de la langue dans la traduction interlinguistique.

La façon de traduire est étroitement liée avec le moment historique.

286

TROISIÈME PARTIE

La traduction comme témoin de l’évolution du vocabulaire néohellénique

Dans cette troisième partie, nous allons réunir des éléments du contenu brut de notre corpus, et par contenu brut nous voulons dire les unités lexicales.

En passant par une présentation des idées des Lumières néohelléniques, nous tentons d'éclairer les circonstances intellectuelles et les courants de pensée qui forment les choix du traducteur. En décrivant la question de la langue, l’intervention dans le vocabulaire, l’établissement d’une méthodologie pour analyser la traduction à l’époque, nous voulons expliquer comment les traducteurs choisissent les niveaux de langue d'une traduction. Finalement, en parlant de Voltaire et de Montesquieu, nous avons essayé d’expliquer ce que pourrait signifier le fait de traduire leurs

œuvres à l’époque. Dans cette troisième et dernière partie, nous allons utiliser tout le savoir théorique que nous avons développé auparavant pour examiner, avec des exemples précis, l’évolution du vocabulaire grec à

287 travers des mots recueillis dans nos traductions les plus anciennes de Zadig et des Lettres Persanes.

Le vocabulaire présente en soi des changements qui sont assez fréquents.

Un cas particulier c’est la disparition de mots anciens ou l’apparition de mots nouveaux. Ce processus pourra prendre place soit lors de la création de mots nouveaux, quand on utilise des composants qui existent déjà dans la langue, soit par l’emprunt d' éléments étrangers, avec l’introduction de mots ou de composants lexicaux qui appartiennent à d’autres langues. Dans une

étude diachronique, le plus intéressant serait de focaliser notre attention sur les changements et l’évolution qui se produit au niveau sémantique et d'essayer de suivre le fil des développements sur ce plan là : de recenser les flottements de sens, l’élargissement ou le resserrement éventuel du champ sémantique, d'examiner l’influence subie par les éléments étrangers.

Notre point de vue depuis le début de notre étude est celui du traducteur.

Celui-ci se trouve plongé, face au texte d’origine, dans un univers historique, idéologique, linguistique et séméiologique différent : il doit l'explorer et s'en rapprocher de toutes les façons possibles. Ce qui nous intéresse en tant que traducteur, c'est d’examiner les mots dont le contenu sémantique est altéré par rapport à l’état contemporain du vocabulaire. Nous allons essayer de choisir et d'identifier une série de mots qui constituent des

288 néologismes, des mots qui ont été créés par les traducteurs que nous

étudions, mais aussi des emprunts, des mots introduits dans la langue à partir de mots étrangers, des mots qui sont influencés par la valeur sémantique des mots étrangers, ou des mots anciens, qui se présentent souvent dans la langue avec une signification différente, altérée, évoluée, ou enrichie. L’emprunt est selon la définition de Pisani « une forme d’expression qu’une communauté linguistique reçoit d’une autre communauté »251 ; la particularité du vocabulaire grec consiste dans le fait qu’il reçoit des « formes d’expression », pas seulement des communautés

étrangères, mais aussi de sa propre histoire, de son propre passé. Dans notre analyse, en examinant des mots choisis dans le corpus, nous voulons présenter une étude sémantique à vocation lexicographique, et établir une chronologie des mots avec leurs différentes significations dans la diachronie de la langue.

251 Louis Deroy, L’emprunt linguistique. Paris : Les Belles Letres, 1956, p. 18.

289

A. Introduction théorique – Une approche pluridisciplinaire

Une pluralité d’outils : la sémantique historique la sémantique philosophique et l’étymologie

L’étymologie constitue une partie de la lexicologie historique et constitue une démarche qui a un fondement historique. P. Chantraine utilise comme sous-titre de son dictionnaire étymologique une phrase significative :

« histoire des mots ». La sémantique historique consiste à rechercher l’histoire du sens des mots et aidé par l’étymologie, à rechercher l’histoire des composants de chaque mot. Dans notre travail nous aimerions encore ajouter un paramètre à cette étude : rechercher le sens des mots et leur relation avec le monde extérieur.

Quand un mot est créé, il se peut que ses composants préexistent à sa création, il se peut que les éléments composants proviennent de périodes historiques différentes dans la vie de la langue, il se peut que les composants soient étrangers, ou entièrement nouveaux, inventés. La composition qui est un processus créateur de termes nouveaux concerne la combinaison des

290 mots ou des monèmes. Elle a ses fondements dans la combinaison des

éléments à contenu lexical : les lexèmes, et elle est régie par une série de règles et de principes sur la composition des mots, mais elle fournit aussi des informations sur la morphologie, la syntaxe, la sémantique le la phonétique252. Dans le cas du grec en particulier, il arrive souvent que pour s’enrichir, la langue se rapproche de formes plus anciennes dans son histoire en empruntant des éléments à son passé, en se réappropriant en quelque sorte sa propre histoire.

L'élément dont nous devrons tenir compte, c'est que les mots ne sont pas séparés du contexte d’usage. Les mots sont les composants d’une langue et la langue constitue une partie organique d’une société et de sa culture.

Ainsi, la recherche de l’histoire sémantique d’un mot, fait en réalité partie d’une recherche historiographique complexe. Cette recherche sémantique est liée à l’aspect sociologique du langage. Les mots ne peuvent pas être isolés de l’histoire de la société. Le mot appartient à la langue autant qu’il appartient aux individus qui l’utilisent, la langue vit avec ceux qui la parlent. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes approchée tout d’abord, de l’époque historique qui nous intéressait, en caractérisant les idées qui la traversent. Ensuite nous sommes passée à des informations qui

252 Aggeliki Ralli. Η σύνθεση των λέξεων, διαγλωσσική, µορφολογική προσέγγιση. [La composition des mots : une approche intralinguistique et morphologique.] Athènes : Éditions Pataki, 2007, p. 11.

291 concernent le contexte de l’histoire de la langue, pendant la période des

Lumières, et ensuite nous avons précisé les conditions qui concernaient les traducteurs, c’est à dire ceux qui ont fait le choix et souvent la création des mots que nous allons étudier dans la diachronie, quand ils s'efforçaient de produire, dans leur propre langue, un contenu sémantique précis, celui de l’auteur du texte originel.

Le rôle de la traduction et le fonctionnement du mécanisme des emprunts La traduction est un processus de jugement et de coordination qui consiste à harmoniser les demandes sémantiques avec les besoins stylistiques d’un texte, tout en respectant les règles d’écriture et l’unité organisationnelle de celui-ci, selon J. Delisle et C. Tatillon253. La dynamique de la traduction apporte à notre recherche un troisième élément qui s’incorpore et complète notre intérêt pour le vocabulaire. Il s’agit de l’importance des néologismes et des emprunts qui sont le résultat du contact de la langue avec des séquences sémantiques nouvelles, qui sont exprimées dans le texte d’origine et doivent être transmises par le traducteur. Manolis Triantafyllides dans son

253 « Μετάφραση είναι µια διεργασία κρίσης και συντονισµού, η οποία συνίσταται στο να εναρµονίσει κανείς τις σηµασιολογικές µε τις υφολογικές επιταγές ενός κειµένου, σεβόµενος παράλληλα τις δεσµεύσεις που επιβάλλουν οι κανόνες γραφής και η οργανικότητα του εν λόγω κειµένου. » Frideriki Batsalia, Eleni Sella-Mazi. Γλωσσολογική προσέγγιση στη θεωρία και τη διδακτική της µετάφρασης [Approche linguistique à la théorie et la didactique de la traduction] Athènes : Éditions Hellin, 1997, p. 70.

292 article Ξενηλασία ή ισοτέλεια affirme que l’emprunt fait partie de l’échange interculturel ; il dit que :

« les mots étrangers, qui de temps à autre apparaissent dans la langue parlée, sont, pour une part, des mots inutiles, pour une part des mots nécessaires, mais en tout cas il serait bon de continuer à les recevoir à l’avenir, puisqu’ils sont porteurs de civilisation. »254.

La traduction est un des moyens de faire des emprunts à une langue-source vers une langue-cible, mais parfois c’est le refus de traduire et l’acceptation des mots étrangers sans aucune modification, souvent sous forme de xénismes, qui conduit à l'apparition d’un emprunt. Nous avons parlé de la tendance à l'épuration qui commence avec les Lumières néohelléniques, et qui concerne l’épuration de la langue et du vocabulaire des emprunts qui viennent d’autres langues. Pour ce qui est des tendances contemporaines de la langue néohellénique, l’emprunt fait partie des processus linguistiques qui jouent dans l’évolution de la langue; c'est un phénomène qui concerne les

254 «θα διαλάβωµεν περί των ξένων λέξεων, αι οποίαι καθ’εκάστην εµφανίζονται εις την λαλουµένην, εν µέρει περιτταί, εν µέρη αναγκαίαι, και αι οποίαι και εις το µέλλον, ας το ελπίσωµεν, δεν θα παύσουν να µας επισκέπτωνται µαζί µε τον πολιτισµόν.» Manolis Triantafyllides. «Ξενηλασία ή Ισοτέλεια; Μελέτη περί των δανείων της νέας ελληνικής», in Œuvres Complètes. 1er tome. Thessalonique : Institut des Études Néohelléniques, 1963.

293 langues vivantes en général, surtout avec la mondialisation et les échanges interculturels facilités par la technologie. Professeur Anna Anastasiadis

Symeonidis parle de cette pratique255 et elle attire notre attention sur les notions de « langue de prestige » et de « nationalisme linguistique », qui comme elle le dit, sont des facteurs qui déterminent la façon dont une langue emprunte des éléments à une autre langue. Anna Anastasiadis

Symeonidis nous rappelle que les puristes sont associés avec la katharévoussa et qu'ils ont favorisé l’épuration du vocabulaire, c’est à dire le remplacement des emprunts directs, même s’il s’agissait d'emprunts codifiés, qui utilisaient des composants lexicaux formulés dans un matériel qui appartenait à la langue néohellénique256.

255 Anna Anastasiadi Symeonidi. « Αντίδραση στο δανεισµό. » [« Réaction hostiles des puristes à l’égard de l’emprunt »], in Νεολογικός Δανεισµός της Νεοελληνικής άµεσα δάνεια από τη γαλλική και την αγγλοαµερικανική, µορφοφωνολογική ανάλυση. [L’emprunt néologique en grec moderne. Emprunts directs au français et à l’anglo-américain. Analyse morphophonologique], Thessalonique : 1994, pp. 207-214. 256 « Στο ΝΕ γλωσσικό χώρο οι καθαρολόγοι συνδέθηκαν µε τον καθαρευουσιανισµό και τάχτηκαν υπέρ του καθαρισµού, δηλ. της αντικατάστασης των άµεσων δανείων, ακόµη και των κωδικοποιηµένων, από λ.µ. πλασµένες µε ΝΕ υλικό.» Anna Anastasiadi Symeonidi. Νεοελληνικός δανεισµός της Νεοελληνικής. [L’emprunt néologique en grec moderne. Emprunts directs au français et à l’anglo-américain. Analyse morphophonologique], Thessalonique : 1994, p. 210. Par ailleurs, dans notre deuxième partie nous avons présenté le développement historique de la question de la langue extensivement.

294 Elle présente une série de critères qui permettent une évaluation de la production néologique : a) la fréquence (συχνότητα) de l’usage du néologisme, soit dans le vocabulaire général, soit dans un vocabulaire spécialisé ; b) la maniabilité du terme (ευχρηστία), qui caractérise un nouveau terme qui est bref et qui présente une capacité d’incorporation dans le système morphologique de la langue ; c) la suffisance du terme

(επάρκεια), c’est-à-dire un terme avec une relation entre signifiant et signifié, qui est caractérisée par une absence d’ambiguïté et d) la compréhensibilité du terme (αιτιολόγηση), le terme se comprend facilement.

Suite à cette analyse, il devient évident qu’il y a des emprunts que les non- spécialistes ne peuvent pas reconnaître en tant que tels, parce qu'ils se sont intégrés à la langue. M. Triantafyllides dit que le mouvement de la katharévoussa s'en est pris surtout aux emprunts de mots turcs, italiens, slaves, albanais, français souvent, ou même latins d'origine « que les utilisateurs de la langue connaissent et regardent comme des mots

étrangers » ; mais il souligne que ce qui est important c'est de savoir si les locuteurs naturels ont la sensation qu’ils s’agit de mots étrangers, car ce sentiment, décrit comme une intuition linguistique naturelle, constitue l’élément décisif pour l’évaluation de l’état d'incorporation d’un emprunt.

L’exemple utilisé par M. Triantafyllides est le suivant :

295 « si on demande à quelqu’un qui ne connaît pas les langues étrangères, et à qui on n'a jamais enseigné de mots étrangers » […], s’il peut comprendre ces mots, alors « chaque mot qu’un locuteur utilise, que ce mot soit d’origine étrangère ou pas, si le mot est intégré sur le plan de la forme et de la phonétique au reste des mots de la langue, ce mot constitue un membre égal au thésaurus lexical. »257

La composition du vocabulaire néohellénique : une provenance multiple et une histoire complexe

La langue grecque est une langue avec une longue histoire, il serait inadmissible de tomber dans le cliché erroné, qui veut que le vocabulaire néohellénique poursuive un trajet linéaire, depuis l’âge classique. Les mots qui appartiennent au vocabulaire contemporain sont des mots qui se trouvent dans la langue d’une façon ou d’une autre, mais l’échange avec des langues étrangères, les interférences et les emprunts, font la règle depuis l’antiquité. Professeur Henri Tonnet affirme que :

257 « Αν καταφύγωµεν εις το γλωσσικόν αίσθηµα του απαιδεύτου, του µη γνωρίζοντος ξένας γλώσσας και µη διδαχθέντος ποτέ περί ξένων λέξεων [...] κάθε λέξις που µεταχειρίζεται οµιλών, ξένης καταγωγής ή όχι, αφοµοιωµένη τυπικώς και φωνητικών µε τα επιλοίπους λέξεις της γλώσσης του, είναι ισότιµον µέλος του λεκτικού του θησαυρού». Manolis Triantafyllides Ξενηλασία ή ισοτέλεια; Μελέτη περί των ξένων λέξεων της νέας ελληνικής. 1er Tome des Œuvres Complètes, Thessalonique : Institut des Études Néohelléniques, 1963 p.15.

296 « on sait que la langue grecque s’est enrichie durant la longue

période gréco-romaine, qui se prolonge au moins jusqu’au

VIème siècle, de beaucoup de mots latins. [...] Et dans certaines

régions comme Chypre, la Crète l’Heptanèse et certaines

parties du Péloponnèse la cohabitation du grec avec les

langues néo-latines, comme le français et le dialecte vénitien,

a encore enrichi le vocabulaire grec de xénismes dont il s’est

souvent débarrassé par la suite258. »

Sans oublier, bien sûr, l’influence de la cohabitation avec la langue turque : le vocabulaire ottoman pénètre la langue systématiquement pour être écarté plus tard du vocabulaire. La plus grande partie, des mots utilisés dans le vocabulaire néohellénique, sont de provenance hellénistique. La koinè, le grec néotestamentaire est considéré par beaucoup d'historiens comme la première langue commune, et le précurseur de la langue démotique.

La provenance multiple et l’histoire complexe du vocabulaire néohellénique, nous amènent à la conclusion que la langue grecque avance

258 Henri Tonnet. « Pour une histoire de la formation du vocabulaire moderne en grec », in Η ελληνική γλώσσα και η ιστορία της, [La langue grecque et son histoire], sous la direction de A. Christides et al. Athènes et Thessalonique : Ministère de l’éducation nationale et des cultes en collaboration avec le Centre de la langue grecque, 2003 pp. 53-57 et pp. 119-122.

297 et évolue selon deux axes dans la diachronie : un premier axe, qui concerne les influences et les emprunts extérieurs, et un deuxième axe, qui concerne les influences et les emprunts intérieurs, et qui correspond à l’enrichissement et à la création des mots empruntés au cours de différentes périodes historiques de la langue. À ce deuxième axe, nous rattachons la question des registres et la séparation de l’usage en registre savant et registre populaire.

Cette organisation a comme résultat la répartition des mots dans les catégories suivantes : a) des mots anciens d’usage courant, qui ont survécu dans la langue pendant des siècles, (il faut remarquer qu’il s’agit d’un volume de mots très important) b) des mots nouveaux, dont la construction se fait en combinant des lexèmes anciens; un mot nouveau peut être le résultat d’un emprunt extérieur, ou bien il peut s’agir de mots qui reviennent dans la langue à partir d'une langue européenne, qui avait initialement emprunté un mot au grec ancien.

La réintroduction des mots anciens dans la langue, est un phénomène qui concerne le grec tout particulièrement, car les langues romanes se différencient du latin, alors, pour les langues européennes les emprunts à la langue latine, sont considérés comme des emprunts extérieurs. Les mots

« nouveaux » ou plus récents, peuvent être des mots qui ont une provenance

298 vernaculaire ; cela veut dire qu’il s’agit d'emprunts intérieurs, composés d’un lexème de provenance ancienne, ou d'emprunts extérieurs (d’une langue étrangère), et un lexème venant de la langue populaire, pour ne donner qu’un exemple259. Mais, les mots « nouveaux » peuvent aussi avoir une origine savante, leurs composés sont donc empruntés à la langue ancienne, et combinés à des termes de composition qui appartiennent à un registre savant. Finalement, les mots nouveaux d'origine savante, peuvent correspondre à des calques qui ont été construits de façon à donner l’impression au locuteur grec, que ce sont des mots d’étymologie ancienne, composés avec des éléments d' origine ancienne ou savante260. Un commentaire intéressant qu’on pourrait faire sur les calques est qu’il peuvent déclencher un phénomène d’emprunt sémantique, où le mot

259 Petrounias E. Introduction du Dictionnaire de la langue néohellénique commune de l’Institut des Études Néohelléniques, Fondation Manolis Triantafyllides, Thessalonique, Institut des Études Néohelléniques, Fondation Manolis Triantafyllides. p. κ’-κγ. 260 Selon l’analyse d'Emmanuel Petrounias présentée dans l’introduction du Dictionnaire de la langue néohellénique commune de l’Institut des Études Néohelléniques, Fondation Manolis Triantafyllides, le taux des calques récents est à 15-20 %, ce qui est relativement élevé, par rapport à d’autres langues étrangères. E. Petrounias. Introduction du Dictionnaire de la langue néohellénique commune de l’Institut des Études Néohelléniques, Fondation Manolis Triantafyllides, Thessalonique, Institut des Études Néohelléniques, Fondation Manolis Triantafyllides. p. κ’-κγ.

299 étranger prête, en quelque sorte, sa signification au mot construit, ou à un mot déjà existant.

Pour une typologie des emprunts Avant de commencer, il est important de garder à l'esprit la terminologie des termes techniques qui concernent l’emprunt. Pour cela, nous avons fait une brève sélection dans l'excellente recherche d'Anna Anastasiadis Symeonidis sur le néologisme en grec261, et les termes principaux de la théorie d'Einar

Haugen, même si généralement parlant, les termes utilisés pour une

« théorie des emprunts » varient d’un spécialiste à l’autre.

Interne, externe

L’emprunt peut être un emprunt interne, un emprunt externe262, ou direct.

L’emprunt est caractérisé comme interne quand les morphèmes importés font partie de la même langue et externe ou direct, quand les morphèmes importés viennent d’une langue étrangère.

Emprunt lexical

261 Anna Anastasiadis Symeonidis. Νεοελληνικός δανεισµός της Νεοελληνικής, [L’emprunt néologique en grec moderne. Emprunts directs au français et à l’anglo-américain. Analyse morphophonologique]. Thessalonique : 1994, pp. 297. 262 Anna Anastasiadis Symeonidis. L’emprunt néologique en grec moderne. Op.cit. p. 30.

300 Les emprunts lexicaux263 sont des emprunts d’un composant lexical

(expression, signifiant et image sonore, ou signifié) qui sont importés depuis la langue-source vers la langue-cible. L’adaptation des composants lexicaux de l’emprunt à la langue-cible peut varier. Il s’agit d’un phénomène dans lequel l’expression et le contenu importés peuvent subir de légers changements mais pas de différenciation radicale depuis la langue-source, le phénomène peut s’étaler sur une étendue de temps précise, qui représente le temps nécessaire pour que l’emprunt puisse être adapté et codifié dans la langue-cible.

Emprunts sémantiques

Les emprunts sémantiques264 sont des emprunts qui concernent l’importation du contenu, (sans image sonore) depuis la langue-cible vers la langue-source. Souvent le signifié importé vient s’ajouter à un composant lexical déjà existant dans la langue-source, en enrichissant son étendue sémantique. Selon Weinreich, un changement important du champ sémantique d’un composant lexical peut être caractérisé d'emprunt sémantique, mais l’évolution sémantique peut être logiquement explicable : il s’agit d’une évolution séméiologique au sens de la langue-cible, un phénomène de polysémie. Anna Anastasiadis Symeonidis note que les

263 Anna Anastasiadis Symeonidis. L’emprunt néologique en grec moderne. Op.cit. p. 33-34. 264 Anna Anastasiadis Symeonidis. L’emprunt néologique en grec moderne. Op. Cit. p. 34-40.

301 critères proposés par Weinreich sont insuffisants, parce qu'il y a des

évolutions sémantiques qui fonctionnent en parallèle et le signifié importé peut aussi se présenter comme une évolution logiquement explicable au sein de la langue-cible. Il s’agit d’un point important que nous allons exploiter dans la suite de notre étude.

Les calques

Les calques265 sont des emprunts qui se produisent à la suite de la traduction littérale des termes qui introduisent de nouveaux signifiés dans la langue d’arrivée; un élément caractéristique des calques est le fait qu’ils sont constitués par des composants lexicaux qui comportent plusieurs morphèmes. Il s’agit de cas « particulièrement difficiles à identifier et qui souvent demandent une connaissance de l’histoire de la civilisation, des idées, des sciences, de la technologie, etc. » nous dit Anna Anastasiadis

Symeonidis à propos de ce type particulier d'emprunts.

Les emprunts aller retour

Les emprunts de ce type266 sont particulièrement intéressants pour notre

étude : ils sont constitués de composants lexicaux que la langue-cible (L2) a importés de la langue-source (L1), qui a originalement emprunté de son côté les mêmes composants lexicaux à la langue-cible (L2), à une période

265 Anna Anastasiadis Symeonidis. L’emprunt néologique en grec moderne. Op. Cit. p. 35-40. 266 Anna Anastasiadis Symeonidis. L’emprunt néologique en grec moderne. Op. Cit. p. 41-42.

302 précédente de l’histoire de la langue-cible. Les éléments empruntés appartiennent à la même langue mais circulent et reviennent à cette langue par le biais d’une deuxième langue.

Les faux amis

Il s’agit de types lexicaux qui se ressemblent dans deux langues et que les locuteurs peuvent confondre, parce qu'ils offrent une similitude sur le plan du signifiant267.

Selon E. Haugen

La théorie de E. Haugen permet d'établir une typologie de l’emprunt par rapport à l’importation et à la substitution des composants lexicaux dans la langue-cible. Selon E. Haugen il y a trois types d'emprunts268 :

• au cas ou des morphèmes sont importés sans autres apports,

l’emprunt s’appelle intégral, loanword. Dans ce cas l’emprunt

importe un signifié et un signifiant.

• Au cas où des morphèmes sont en partie substitués, l’emprunt est

partiel, ou hybride, loanblend. Dans ce cas l’emprunt importe un

signifiant, et le mot est construit en partie sur des morphèmes

empruntés et en partie sur des morphèmes indigènes.

267 Anna Anastasiadis Symeonidis. L’emprunt néologique en grec moderne. Op. Cit. p. 41-42. 268 Anna Anastasiadis Symeonidis. L’emprunt néologique en grec moderne. Op. Cit. p. 46-50.

303 • Au cas où les morphèmes substituent totalement les termes

indigènes, l’emprunt est remanié, c’est souvent le cas des calques, ou

loanshifts.

Méthodologie

Nous avons présenté cette série de notions linguistiques comme notions de base, ce sont des outils nécessaires pour entreprendre notre étude.

Cependant notre analyse n’est pas limitée à la recherche de la typologie présentée dans le corpus examiné. Notre travail est plus large et de vocation traductologique, c’est-à-dire que nous sommes amenée à une recherche des significations, des champs sémantiques, des registres et des contextes. Dans cet esprit, nous allons essayer de suivre l'évolution sémantique des mots choisis. Nous allons traiter les différentes périodes de la langue comme des organismes séparés, et examiner les occurrences des significations telles qu’elles se présentent chronologiquement dans les textes étudiés, avec l’aide des dictionnaires historiques ; nous observerons le point de vue particulier qu'offre la vision traductologique, et nous comparerons les effets produits, les différences entre les traductions du XVIIIème siècle et les traductions contemporaines.

L’examen traductologique se focalise sur les choix séméiologiques, stylistiques et pragmatologiques qui sont extrêmement importants dans la

304 production d’un texte de traduction. L’analyse diachronique des mots, au sein d’une étude traductologique, permet une analyse qui utilise la signification première (le mot en français) comme point de départ, en vue d'une comparaison au niveau de la forme et du contenu, entre deux points historiques différents dans la langue, deux points historiques complètement différents de l’histoire et de la civilisation des locuteurs de la langue-cible.

Sur ce plan donc, la recherche sémantique est enrichie et facilitée par la distance chronologique : cette dernière permet une comparaison qui devient claire et plus facile à expliquer.

Le corpus

Sur le plan des traductions utilisées nous avons étudié d’emblée la traduction de Zadig de Voltaire, par D.N. Iskenderis (1819) et par la suite la traduction des Lettres Persanes de Montesquieu, par Néoclis Papazoglou

(1836). Les deux textes contemporains que nous avons utilisés pour faire notre comparaison sont la traduction de Zadig par Sofia Dionyssopoulou

(2006) et la traduction des Lettres Persanes par Niki Molfeta (1998). Pour des comparaisons parfois utiles, nous avons utilisé, subsidiairement, une traduction de Zadig de Irini Marra (1979) et une traduction des Lettres

Persanes de G. Vlastos (1925).

Les dictionnaires utilisés

305 Nous utilisons des dictionnaires du XIXème siècle et des sources bibliographiques les plus larges possibles pour vérifier et examiner le trajet sémantique des mots examinés dans la diachronie. Parmi les dictionnaires utilisés, il y a, bien sûr, le Dictionnaire français-grec de A. Coray Ὓλη

Γαλλο-γραικικοῦ Λεξικοῦ, édité par Alkis Aggelou et paru en 1994. Un autre dictionnaire est le Λεξικόν Ελληνογαλλικόν établi par A. Vlachou

[Dictionnaire français-grec composé par Aggelos S. Vlachos] et paru à

Athènes en 1871. Un autre dictionnaire bilingue que nous utilisons est le

Dictionnaire d'É. Legrand Nouveau Dictionnaire grec moderne français contenant les termes de la langue parlée et de la langue écrite, paru à Paris, sans date. Finalement un autre dictionnaire bilingue est le Dictionnaire grec-français et français grec de Ch.D. Vyzantios, paru à Athènes, en 1856.

En ce qui concerne les dictionnaires monolingues, nous avons cherché dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, et son Λεξικόν της Ελληνικής Γλώσσης

συνταχθέν υπό Σκαρλάτου Δ. Του Βυζαντίου. Λεξικόν Επίτοµον των εν τοις

ελληνικοίς συγγράµασιν απαντώντων κυρίων ονοµάτων, [Dictionnaire de la langue grecque composé par Ch.D. Byzantius269], paru à Athènes en 1895, mais nous consultons souvent ses différentes éditions, notamment celles de

269 Les éditions de l’époque présentent le nom de Σκαρλάτος Βυζάντιος translittéré sous la forme de « Ch. D. Byzantius ». Dans notre texte, nous avons adopté une graphie qui est plus proche de la prononciation du nom de l’auteur, ainsi nos références se font à « Ch. D. Vyzantios ».

306 1839, et de 1852. Un autre dictionnaire très important est celui d' Emmanuel

Kriaras, le Λεξικό της µεσαιωνικής ελληνικής δηµώδους γραµµατείας 1100-

1669 [Dictionnaire des mots de la littérature médiévale en langue populaire, 1100-1669], réédité et paru à Thessalonique en 2001. Mais aussi le dictionnaire de Stephanos Koumanoudis, Συναγωγή νέων λέξεων υπό των

λογίων πλασθεισών από της Αλώσεως µέχρι των καθ’ηµάς χρόνων [Recueil de mots nouveaux forgés par les lettrés depuis la Prise de Constantinople jusqu’à nos jours], ouvrage paru en 1900. Ce dictionnaire est une source des mots qui figurent dans le vocabulaire des textes imprimés de l’époque. Pour la période qui correspond au début du XXème siècle, nous consultons le

Σύγχρονος Εγκυγκλοπαίδεια Ελευθερουδάκη µετά πλήρους λεξικού της

Ελληνικής γλώσσης [Encyclopédie moderne Eleftheroudakis enrichi du dictionnaire complet de la langue hellénique], qui date de 1927-1932. Pour la période d’après la deuxième guerre mondiale et le début de la modernité, nous consultons également le Dictionnaire Dimitrakos, ou Μέγα λεξικόν

όλης της Ελληνικής Γλώσσις [Grand Dictionnaire de toute la langue grecque], en quinze volumes paru entre 1953 et 1978.

Nous avons recours à plusieurs dictionnaires étymologiques mais les trois principales sources sont, tout d'abord le dictionnaire de P. Chantraine

Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, ouvrage paru en 1997, à Paris. Puis le dictionnaire étymologique de Georges

307 Babiniotis, Ετυµολογικό λεξικό της Νέας Ελληνικής γλώσσας [Dictionnaire

étymologique de la langue néohellénique], paru à Athènes en 2010. Nous utilisons aussi le dictionnaire étymolgique de N.P. Andriotis Ετυµολογικό

λεξικό της κοινής νεοελληνικής [Dictionnaire étymologique de la langue néohellénique commune], paru à Athènes en 1967.

Accessoirement nous utilisons des dictionnaires du grec ancien, comme le

Dictionnaire de G. Papanikolaou Λεξικόν των ρηµάτων της Αττικής

πεζογραφίας, [Dictionnaires des verbes de la littérature attique], paru à

Athènes en 1986 mais aussi la version électronique du dictionnaire de

Liddell Scott et le Dictionnaire de Ioannis Stamatakos, Λεξικόν αρχαίας

ελληνικής γλώσσης [Dictionnaire de la langue grecque ancienne], paru en

1972.

Finalement nos deux dictionnaires principaux de la langue grecque moderne sont le Dictionnaire de Georges Babiniotis Λεξικό της νέας ελληνικής

γλώσσας [Dictionnaire de la langue grecque moderne], paru à Athènes en

1998, et le Dictionnaire de la langue néohellénique commune de l’Institut des Études Néohelléniques paru à Thessalonique en 2002. Mais nous utilisons également le Dictionnaire Tegopoulos-Fytrakis paru en 1993.

308

B. Inscription chronologique du fonds lexical du vocabulaire néohellénique dans la traduction de Zadig de Voltaire par D.N. Iskenderis en 1817

Avant-propos Nous souhaitons faire, à ce sujet, un commentaire qui soit valable pour l’ensemble de la langue examinée dans la traduction de Zadig de 1817.

Nous avons caractérisé la langue de D.N. Iskenderis de « langue populaire ». Pour ne pas succomber à des anachronismes, il serait difficile d’appeler la langue utilisée par Iskenderis « langue démotique ». Le terme est utilisé par P. Kodrikas pour la première fois en 1818. La non- standardisation de la langue grecque, largement liée au fait que les Grecs

étaient à l’époque une communauté ethnique et non pas un État, fait que les caractérisations absolues ne s’appliquent pas à la langue. Les évènements historiques exerceront, plus tard, une pression pour constituer la langue officielle. Pendant longtemps, la langue subit les influences historiques, politiques et sociales de la période parcourue. La langue de D. N. Iskenderis représente plutôt l’idiome des Phanariotes de Constantinople, elle constitue l’idiolecte d’un érudit qui a un très bonne connaissance de la langue ancienne, qui connaît parfaitement la langue qu’il traduit et qui s’exprime de

309 façon naturelle et exubérante, avec un langage vif et coloré qui paraît parfaitement naturel et non forcé, et peut même fasciner le lecteur contemporain. L’érudition de D. N. Iskenderis se voit, à plusieurs reprises, dans l’efficacité avec laquelle il utilise des mots qui existent dans la langue ancienne, pour exprimer avec une exactitude impressionnante les termes qu’il a à traduire. De la même façon, il peut utiliser des termes qui ont une origine populaire, même si c’est un choix plus rare d’après ce que nous avons pu voir dans son texte. Mais en tout cas, il nous offre un langage vif, qui coule et se lit facilement, sans difficulté, et semble très proche de la langue moderne. Cette constatation peut se vérifier dans le fait que même s'il utilise des mots qui ont subsisté dans la langue depuis des siècles, il arrive que les termes qu'il choisit, continuent la plupart du temps à être recensés par les dictionnaires contemporains les plus complets de la langue grecque moderne.

310

1) οφθαλµοκόρη, Épître dédicatoire de Zadig à la Sultane Sheraa, par Sadi (p.17)270

Grec populaire 1817271 Français Grec Moderne

Οφθαλµοκόρη Prunelle Οφθαλµός

D.N. Iskenderis traduit la phrase de Voltaire « charme des prunelles », mot à mot par «θέλγητρον των οφθαλµοκορών». Nous remarquons que dans la traduction contemporaine, le traducteur (Sophia Dionyssopoulou) choisit la phrase « χάρµα οφθαλµών»; il s’agit d’une phrase savante qui persiste dans l’usage du grec moderne commun. Le néologisme οφθαλµοκόρη ne se trouve ni dans des dictionnaires des XVIIIème et XIXème siècles, ni dans les dictionnaires contemporains. Cependant, le mot peut être attesté dans des vers poétiques néohelléniques, attestation qui montre sa survivance.

Le rapprochement du substantif κόρη (« fille ») avec la pupille des yeux, commence dès la langue ancienne, selon P. Chantraine. Dans le Dictionnaire de Thessalonique ce rapprochement est expliqué en notant que la prunelle

270 La pagination présentée correspond à la traduction de Zadig par D.N. Iskenderis, d’après la réédition de l’ouvrage par les Éditions Kastaniotis en 1991. 271 Nous signalons la date de l’écriture et non pas la date de la parution de l’ouvrage. D.N. Iskenderis signe sa notice au lecteur avec la date « 1817 ».

311 est appelée une κόρη (« fille »), parce que la pupille présente, à l'intérieur, la réflexion du sujet qui l’observe. Le Dictionnaire de Ch.D. Vyzantios traduit le mot prunelle comme « κόρη οφθαλµού» et Émile Legrand par «κόρη ».

Finalement, sous le substantif οφθαλµός dans le Dictionnaire de

Koumanoudis, nous avons remarqué un grand nombre de mots composés formés avec le lexème « οφθαλµ(ο)», chose qui atteste que la composition des mots avec ce lexème particulier, était assez commune, même si elle a donné des mots qui n’ont pas survécu dans la langue moderne, comme

οφθαλµοπλανήµατα (trompe-l’œil). Dans la langue moderne, le lexème

« οφθαλµ(ο)», est utilisé dans des composés qui appartiennent au champ lexical de la médecine, comme οφθαλµίατρος, c'est-à-dire

« ophtalmologue ».

2) κωνοειδοπίλους Épître dédicatoire (p.18)

Grec populaire 1817 Français Grec Moderne

Κωνοειδοπίλους à bonnet pointu µε µυτερά σκουφιά

(2006) /

µυτεροσκούφηδες (1979)

Le traducteur forme un mot composé en utilisant l’adjectif κωνοειδής

(« pointu ») et le substantif πίλος (« chapeau, bonnet »). L’adjectif

κωνοειδής vient de κώνος, un ancien mot qui signifie « la pomme de pin »,

312 selon P. Chantraine. Cet adjectif a été formé pendant la période du grec hellénistique, selon le Dictionnaire étymologique de Georges Babiniotis. Le substantif πίλος est un mot ancien qui signifie « feutre », ou « bonnet de feutre ». P.Chantraine donne des composés avec le mot πίλος, comme

πιλοφόρος : « celui qui porte un bonnet », ou πιλοποιός : « celui qui fabrique des chapeaux ». Ch.D. Vyzantios propose le mot σκούφος,

σκούφια, σκούφωµα pour le mot «bonnet»; pour le mot « pointu » il propose l’adjectif σουβλερός, qui a le même sens, mais la provenance du mot est différente. Émile Legrand donne le mot πίλος pour le mot français

«bonnet», et pour « pointu » il propose οξύς, σουβλερός, µυτερός. Il est intéressant de commenter le fait que le traducteur d’une version de 1979 de

Zadig (Irini Marra) choisit le néologisme µυτεροσκούφης pour la périphrase

«à bonnet pointu». Bien sûr, ces néologismes ne font pas partie du vocabulaire courant, mais ils sont en parallèle complet, parce que leur construction est identique et leur seule différence est la date des composants. D.N. Iskenderis choisit des composants qui viennent de la langue ancienne, et Irini Marra utilise des composants qui viennent de la langue démotique.

3) σκώπτω, Chapitre premier (p.21)

Grec populaire 1817 Français Grec Moderne

313 έσκωπτε Insultât par des πρόσβαλλε µε

railleries σαρκασµό

σκώπτω Insulter par des προσβάλω µε

railleries σαρκασµό

Le choix du traducteur ici est intéressant, parce qu’il choisit de resserrer la syntaxe et de traduire une périphrase par un seul verbe, qui est un exact synonyme. Le verbe σκώπτω est un verbe du grec ancien qui a été maintenu dans le vocabulaire du grec moderne avec exactement le même sens. Il est contenu dans tous les dictionnaires de la langue démotique moderne, il est d'un usage savant mais son adjectif dérivé, « σκωπτικός » : «qui aime à railler», est d'un usage beaucoup plus commun. Ch.D. Vyzantios propose comme équivalents pour le verbe « railler », les verbes χλευάζω (« railler, se moquer de »), περιπαίζω (« se moquer de »), αστεΐζοµαι (« taquiner »), qui existent tous dans le vocabulaire moderne, par ailleurs. Émile Legrand propose le verbe σκώπτω comme équivalent de « railler ». L’intérêt dans ce commentaire est d’examiner un cas où le sens d’un mot reste le même pendant une très longue période. Dans la traduction néohellénique, nous remarquons que le traducteur suit la syntaxe du texte d’origine et propose le mot σαρκασµός, (« sarcasme ») pour le mot « raillerie ».

314 4) µεγαλαυχώ, Chapitre premier (p.22)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

Εµεγαλαύχει Se vantait καµάρωνε

µεγαλαυχώ Se vanter καµαρώνω

Le verbe µεγαλαυχώ est un verbe qui vient du grec ancien µεγαλαυχέω-ῶ : il s’agit d’une forme composée de µέγας + αυχῶ qui a donné µεγάλαυχος ou

µεγαλαυχής : «celui qui se vante de quelque chose ». Dans son dictionnaire,

P. Chantraine explique le verbe αυχέω, et présente µεγαλαυχέω comme un dérivé qui signifie « se vanter ». St. Koumanoudis se réfère au substantif

µεγαλαυχία ou µεγαλαύχεια et à l’adjectif µεγαλαυχίας ; le mot est interprété de façon identique ; le synonyme présenté est καυχηµατίας

(« celui qui se vante », du verbe καυχώµαι, en grec moderne : καυχιέµαι).

Émile Legrand présente en tant qu’équivalents du verbe « se vanter » les verbes καυχώµαι et κενοδοξεύοµαι (il s’agit d’une forme qui ne se trouve plus dans le vocabulaire grec moderne et qui signifie «faire son propre

éloge, à tort »). Ch.D. Vyzantios donne lui aussi le verbe καυχώµαι en tant qu’équivalent du français « se vanter ». Le choix de D.N. Iskenderis est intéressant parce qu’il choisit un verbe ancien, dont nous avons vérifié que la présence s'est maintenue et que son contenu sémantique est resté exactement le même au cours des siècles. En grec moderne, le verbe

315 µεγαλαυχώ à une connotation savante, et sans doute, stylistiquement en

1817, le choix de εµεγαλαύχει produisait le même effet.

5) υποζυγώνω, Chapitre premier (p.22)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

υποζυγόνει subjuguer ξεγελούσε

υποζυγώνω subjuguer ξεγελώ

D.N. Iskenderis utilise un verbe qui est un équivalent exact du mot français

« subjuguer », un composé qui comporte des parties composantes

équivalentes : υπό- ζεύγνυµι, c'est-à-dire « atteler sous un joug ». Il s’agit d’un verbe de la langue ancienne qui donne le substantif υποζύγιον, qui est l’animal utilisé pour le transport de fardeaux lourds, autrement dit la bête de somme. St. Koumanoudis se réfère au substantif υποζύγωσις, qu’il explique par le mot allemand « unterjochung ». Pierre Chantraine, sous l’entrée du verbe ζεύγνυµι, qui donne en grec moderne le verbe ζεύω, nous informe que le grec moderne « a bien conservé les mots de cette famille archaïque et l’a même développée ». Émile Legrand présente comme équivalents du verbe

« subjuguer » les verbes : υποζυγώνω, υποτάσσω (« dompter »,

« subjuguer », « subordonner »), υποδουλώνω (« subjuguer », « assujettir »,

« asservir »). Ch.D. Vyzantios propose les verbes : υποτάσσω, υποδουλώνω

à son tour.

316

Le verbe υποζυγώνω ne se maintient pas en grec moderne, seul le substantif persiste et garde le sens initial et littéral du mot ancien, mais il a perdu le sens métaphorique en forme verbale. Le champ lexical de l’assujettissement, qui est associé à la forme verbale υποζυγώνω, est exprimé dans le vocabulaire de la langue moderne par le verbe υποδουλώνω. Alors pourquoi le traducteur en grec moderne traduit-il « subjuguer » par ξεγελώ ("tromper, leurrer") ? À notre avis il s’agit d’un choix qui va dans le sens du politiquement correct : à l’époque contemporaine, le lecteur serait perplexe en lisant le verbe « assujettir », « subjuguer », « dompter », à propos d’un

être humain, d'une femme ; la connotation serait négative pour le lecteur contemporain, le traducteur traduit donc le sens et pas le mot, dans un effort pour équilibrer l’effet provoqué sur le lecteur en considérant la période où le texte est écrit.

6) εράσµιος, ερασµία, Chapitre premier (p.23)

Grec populaire1817 Français Grec moderne

Ερασµίας (une figure) αξιαγάπητο

aimable (παρουσιαστικό)

ερασµίας (µορφής) aimable αξιαγάπητος, -η

317 D.N. Iskenderis choisit un mot ancien, qui vient du verbe ἒραµαι (« aimer d’amour, désirer ») qui selon P. Chantraine donne ἒρως (« amour ») et les dérivés ἐρασνός, ἐράσµιος qui ont le même sens : « aimable, désiré ». Le mot n’existe pas dans le Dictionnaire de St. Koumanoudis. Ch.D. Vyzantios, sous l’entrée « aimable », donne les adjectifs : αγαπητός (« cher »),

αξιαγάπητος (« aimable »), νόστιµος (« succulent, agréable, élégant »).

Émile Legrand propose les adjectifs αξιαγάπητος, αξιέραστος

(« désirable »), αγαπητός, et pour l’adverbe « aimablement » il propose le grec : ερασµίως, qui est de la même origine que εράσµιος utilisé par D.N.

Iskenderis. Le mot εράσµιος fait partie du vocabulaire grec moderne, avec le sens de « aimable », et son usage correspond à un niveau de langue savant.

Le mot αξιαγάπητος proposé par Mme Dionyssopoulou est un mot du registre courant, peut être le mot le plus commun pour l’expression de la signification de « aimable ». Le mot est recensé dans le dictionnaire de Ch.

D Vyzantios, avec le sens « digne d’être aimé », donc nous pourrions le voir utilisé par D.N. Iskenderis comme un terme équivalent, au mot « aimable » dans sa traduction du texte voltairien, puisque le mot existait en 1817.

Cependant, nous avons l’impression que le choix que fait Iskenderis se fait à cause du statut du mot εράσµιος, de son registre et surtout parce qu’il s’agit d’un mot du grec ancien classique, par rapport à αξιαγάπητος, qui vient du grec de la période hellénistique.

318

7) µίνιστρος, Chapitre premier (p.23)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

Μινίστρων ministre υπουργού

µίνιστρος ministre υπουργός

D.N. Iskenderis utilise un emprunt qui était assez commun à l’époque : il vient du mot italien ministro, du latin minister (« serviteur, assistant, diacre »), selon Georges Babiniotis. Le sens initial du mot ministro, comme c’est le cas avec le français « ministre », est: « le serviteur, l’assistant »272.

Vers le XVIème siècle, la signification du mot « ministre » évolue et

« ministre » désigne « le conseiller du roi », ce qui explique le sens actuel.

Le substantif υπουργός vient du verbe υπουργώ un verbe ancien qui signifie

« rendre service, amener, aboutir à un résultat, aider ». Émile Legrand propose le substantif υπουργός sous l'entrée « ministre » en français et

Ch.D. Vyzantios donne plusieurs termes équivalents, qui attestent de l’évolution du sens du mot dans la diachronie, plus précisément, il propose les substantifs : λειτουργός (« citoyen qui assure un service »), υπουργός

(« ministre »), πρέσβυς (« ambassadeur »).

272 Georges Babiniotis. Ετυµολογικό λεξικό της νέας ελληνικής γλώσσας. Ιστορία των λέξεων. [Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots.] Athènes : Centre de Lexicologie, 2010, p. 44.

319

En grec moderne, le mot υπουργός est à nouveau utilisé après l’établissement de l’État grec, pour remplacer le mot µινίστρος dont l’usage, selon Georges Babiniotis, était assez répandu. Par ailleurs le Dictionnaire de

I. Dimitrakos nous informe que le terme ministre était le mot utilisé pour désigner les « ministres » pendant les premières années de la vie du

Royaume de Grèce. Donc, d’emblée, le sens actuel du mot ministre était sémantiquement exprimé par un mot emprunté à l’italien. Quand, suite à l’influence puriste sur la langue, le signifiant italien est remplacé par un signifiant grec ancien, celui-ci devient porteur du sémantisme du mot qu’il remplace. Il s’agit d’une évolution particulièrement intéressante, qui prouve les échanges interculturels qui ont lieu avec les emprunts et la traduction des mots d'une langue vers une autre. En même temps, il s’agit d’un exemple qui montre que la langue est fondamentalement un organisme dont la vie est continue, malgré les interventions extérieures, comme le processus de purification du vocabulaire.

8) πολίτης, πολίτιδα, Chapitre premier (p.26)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

πολίτιδα citoyenne κορίτσι της πόλης /αστή

(1979)

320 Πολίτης est un substantif masculin, du grec ancien. Il signifie « membre

(masculin) de la cité », « un homme libre », « un concitoyen », c'est un mot dérivé de l’ancien πόλις (« cité, État »). Il s’agit d’un mot qui a donné plusieurs composés et dérivés à son tour. Émile Legrand pour traduire le mot français citoyen propose la forme πολίτης (masculin), πολίτισσα

(féminin), tandis que Ch.D. Vyzantios propose la forme ancienne qui est

πολίτης, et la forme πολίτις pour le substantif féminin. Dans son dictionnaire monolingue Ch.D. Vyzantios présente le lemme πολίτης, en tant que substantif masculin avec les significations : «habitant de la ville»,

«membre de la cité» et le terme français «concitoyen»; deuxièmement il présente un lemme pour le substantif féminin πολίτις et l’explication

« féminin de πολίτης », qui est la signification du mot dans la langue ancienne aussi.

Dans cette évolution du nom, et dans le besoin de créer un substantif avec une terminaison féminine, se voit une évolution sociale, qui a eu lieu avec le temps. La participation de la femme à la vie politique change. Au XIXème siècle, la femme fait partie de la nation. En plus, sans être en position de faire des commentaires morphologiques, nous devons nous demander, si à l’époque, le mot πολίτης ne subit pas l’influence sémantique du mot français

« citoyen-citoyenne ». La révolution française est un événement qui a entraîné historiquement l’avancement de la création de l’État-nation et la

321 Révolution de l’indépendance. Il s’agit de l’évolution de l’égalité et de la fraternité. En Grèce, la France est vue avec admiration et respect, ainsi les termes politiques français ne peuvent que constituer des termes lourds de signification, il est donc probable que cette évolution de la forme féminine subit une influence de la langue française. Il s’agit d’une hypothèse qui paraît encore plus probable quand nous pensons qu’il s’agit d’une traduction et que les mots « citoyenne » et « πολίτιδα » (πολίτιδος c’est le génitif de l’adjectif πολίτις en grec ancien, « πολίτιδα » étant l’accusatif), sont mis l’un à côté de l’autre. Il se peut que D.N. Iskenderis, influencé par le texte français, choisisse une forme « visuellement » féminine, pour se rapprocher sémantiquement du terme « citoyenne » du texte d’origine.

Un autre point que nous voudrions commenter c’est le choix du traducteur du texte contemporain. En français, « le citoyen » désigne, dans un sens vieilli, qui est probablement le sens utilisé par Voltaire, « l'habitant d'une ville ». En grec moderne le mot πολίτης connote la personne civique, le ressortissant d’un pays et pas l’habitant de la ville. En contexte, en grec moderne, la périphrase κορίτσι της πόλης est plus près du texte d’origine que le mot πολίτις ou πολίτισσα, si on fait le choix de D.N. Iskenderis. En ce qui concerne les termes du grec moderne, dans le Dictionnaire de

Georges Babiniotis et le Dictionnaire de Thessalonique273, il existe les

273 Nous nous référons au Dictionnaire de la Fondation M. Triantafyllides, Λεξικό

322 lemmes πολίτης (substantif masculin) et πολίτης (substantif féminin), mais aussi la forme savante du substantif féminin, qui est πολίτις. La signification est «celui qui est indigène ou naturalisé en tant que partie de l’État», «celui qui a droit de jouir des obligations et des privilèges qui accompagnent la nationalité de son pays d’origine», «ressortissant», «citoyen»; un autre sens est «celui qui a le droit de vote». Dans le Dictionnaire de Thessalonique il y a aussi les sens de «celui qui habite une ville», ou bien «le particulier», opposé au «militaire», ou «individu qui participe à l’administration publique». La forme πολίτισσα, dans un registre courant, pourrait marquer une expression d’un démoticisme extrême, qui apporte une marque stylistique particulière quand il est utilisé dans un texte écrit. La forme

πολίτισσα n’existe pas dans les dictionnaires du grec moderne, mais peut

être répertorié dans la langue parlée, même écrite. Cependant le sens de

πολίτισσα en grec moderne, selon les dictionnaires, désigne une femme qui est née dans la ville de Constantinople, et dans ce cas, la graphie serait

Πολίτισσα, avec une majuscule.

Dans la traduction de 1979, la traductrice Irini Marra choisit le mot αστή pour traduire le mot « citoyenne » du texte voltairien. Le mot αστός

(substantif masculin, αστή étant le substantif féminin), provient du mot

της κοινής νεοελληνικής, [Dictionnaire de la langue néohellénique commune]. Thessalonique : Fondation Manolis Triantafyllides, 1998, pp. 1532.

323 ancien άστυ et la signification de αστός est « l’habitant d’une ville ». Dans la langue ancienne αστός est parfois opposé au terme de ξένος (« étranger ») dans les textes classiques. Le mot αστός est distingué de πολίτης pour désigner « l’homme qui possède les droits civils sans les droits politiques », selon une référence d’Aristote, recensée par P. Chantraine, dans son dictionnaire274. Généralement parlant, le sens moderne du terme αστός est

« l’habitant de la ville », « le bourgeois ». Le terme, en grec moderne, a subi une influence sémantique du français d’une part, mais connote aussi les théories politiques et économiques (le plus souvent marxistes) qui entourent le mot « bourgeois ». Le choix de la traductrice ne nous trouve pas d’accord sur ce point là, en grec moderne l’usage du mot αστή, trahit le sens que

Voltaire voulait suggérer, en plus il crée un problème d’anachronisme dans l’esprit du lecteur moderne. Par contre, Mme Dionyssopoulou, qui utilise la périphrase « κορίτσι της πόλης » saisit le sens du texte d’origine.

9) οµνύω, Chapitre second (p. 27)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

ὣµοσε promis aux dieux είχε υποσχεθεί

στους θεούς

οµνύω promettre aux dieux υπόσχοµαι στους

274 P.Chantraine. Dictionnaire Étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. Op. cit. p. 130.

324 θεούς

Le verbe utilisé par D.N. Iskenderis est un verbe ancien, le verbe qui signifie « jurer », dans la forme de l’aoriste. Il est très répandu dans le

Nouveau Testament sous la forme οµούµαι et s’utilise tout au long du

XVIIIème et du XIXème siècles. Le sens que donne P. Chantraine est celui de

« jurer » : on peut jurer sur un objet ou par les dieux. Dans la langue moderne le verbe donne plusieurs dérivés qui sont d'un usage commun comme par exemple ανωµοτί (« sans serment »), συνωµότης (« conjuré »).

St. Koumanoudis ne met pas le verbe οµνύω dans son dictionnaire, mais il lui préfère les dérivés du verbe ορκίζοµαι (jurer) et du substantif όρκος ; comme par exemple ορκοπιστία, ορκοδικείον, ορκοδοκία, ορκολαβέω. Le verbe ορκίζοµαι est un mot ancien qui appartient au même champ sémantique que οµνύω et qui signifiait « faire jurer quelqu’un sur quelque chose » ; il évolue dans la langue moderne pour exprimer le sens de

« jurer », et remplacer le verbe οµνύω dans le langage courant. Ch.D.

Vyzantios donne οµνύω en tant qu’équivalent du verbe « jurer » et Émile

Legrand donne les verbes ὀµόνω, ἀµόνω pour le même verbe. Les verbes

οµόνω et αµόνω sont des formes néohelléniques qui proviennent de l’aoriste de οµνύω, (ώµοσα), et ils ont la même signification, c'est-à-dire «jurer». La forme αµόνω est une forme idiomatique qui vient de οµώνω. Il est intéressant de remarquer que si nous allons chercher dans les dictionnaires

325 d’Émile Legrand et de Ch.D. Vyzantios pour un terme équivalent au verbe

« promettre », nous allons trouver le verbe υπόσχοµαι (« promettre ») qui est un verbe néohellénique, qui vient du verbe ancien υπισχνέοµαι

(« s'engager à, promettre, proclamer »).

À notre avis, le traducteur cherche le moyen d'atténuer la phrase «promettre aux dieux». Le fait de se référer à des «dieux» à une époque où l’Église accuse les philosophes des Lumières d’athéisme, serait sans doute risqué.

Pour ne pas provoquer la partie conservatrice de son lectorat, D.N.

Iskenderis évite la référence directe que fait Voltaire aux dieux de

Babylone, et il choisit le verbe «jurer » pour remplacer la phrase « promettre aux dieux ». Par ailleurs, sa traduction n’est pas très éloignée du texte d’origine, parce que le verbe οµνύω, en grec ancien, comporte la connotation de jurer sur quelque chose, ou par Dieu, comme nous l'avons vu au début de notre analyse. Le traducteur contemporain, qui n’a pas de contraintes semblables, traduit la phrase de Voltaire mot à mot. Pour revenir

à notre analyse traductologique, de la deuxième partie, D.N. Iskenderis subit ici la pression des « canons de l’époque » qui l’obligent en tant que traducteur à faire un choix particulier qui concerne l’usage de la langue, par rapport à ce que son lectorat attend et se trouve en position de comprendre et d’accepter.

326 10) διατρίβω, Chapitre second (p.27)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

διατρίψη demeurer θα ‘µενε

διατρίβω demeurer µένω

D.N. Iskenderis utilise le verbe du grec ancien διατρίβω, qui veut dire « séjourner, s’occuper de ». En grec ancien, le verbe peut prendre une connotation négative et se référer à une activité qui constitue une perte de temps, ou la remise d’une affaire à plus tard. Ch.D. Vyzantios se réfère au sens premier du verbe qui vient de l’ancien τρίβω, « frotter », mais aussi

« exercer », ou « user », l’entrée de Ch.D. Vyzantios reprend les différents champs sémantiques du verbe depuis le grec ancien. Le nom διατριβή comme dérivé signifie « séjour », « occupation » ou « thèse ». St.

Koumanoudis ne se réfère pas au verbe, mais mentionne à plusieurs reprises le substantif διατριβή, dans le sens de « la thèse », ou « l'ouvrage scientifique ». Le verbe διατρίβω se trouve dans les dictionnaires de grec moderne, il appartient à un niveau de langue savant et il signifie « passer son temps dans un endroit particulier ».

Émile Legrand propose pour le verbe « demeurer » les verbes κατοικώ

(« demeurer, habiter »), κάθοµαι (« rester, s'asseoir »), εµµένω pour la signification de « persister », et pour l'expression « demeurer d’accord » il

327 propose le verbe οµολογώ (« confesser » en grec moderne, mais la signification première était « être d’accord »), συµφωνώ (« être d'accord »).

Ch.D. Vyzantios sous l’entrée « demeurer », propose à son tour les verbes

κατοικώ, στέκοµαι (« se tenir debout, s’arrêter »), et le verbe µένω (« rester, tenir bon, ne pas changer ») qui est le verbe utilisé dans la traduction contemporaine.

Le verbe µένω, utilisé dans la traduction contemporaine, vient de l’ancien

µενέω-µενῶ, qui signifie « rester, tenir bon, ne pas changer », mais aussi

« attendre » ou « s’attendre que », « rester derrière ». Le sens moderne comporte plusieurs significations possibles, mais le premier sens est

« habiter », « demeurer », « rester », qui peut, le cas échéant, avoir un sens emphatique. Donc le verbe utilisé par Mme Dionyssopoulou dans la traduction contemporaine est un choix justifié, un verbe qui exprime, avec une équivalence parfaite, le sens du texte voltairien.

Le cas du verbe διατρίβω, est intéressant parce qu’il montre l’évolution de l’usage des mots à travers le temps. Le verbe διατρίβω, perd le sens qu’il avait en 1819 et devient un verbe d’usage presque exclusivement savant, qui ne pourrait plus convenir au sens de « demeurer », « rester » dans le style du texte d’origine. Les deux mots appartiennent au même champ lexical, mais le niveau de langue auquel ils correspondent se différencie. Le verbe

328 διατρίβω correspond à un registre soutenu, tandis que le verbe µένω correspond au langage courant : en 1817, cependant, les deux mots appartenaient au même champ lexical et au même registre.

11) σπληνώδης, Chapitre second (p.29)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

Σπληνώδης sujet à cette cruelle θύµα της ανελέητης

maladie / mal de ασθένειας / πόνος της

rate σπλήνας

D.N. Iskenderis prend la liberté d'altérer le texte d’origine, en présentant une forme adjectivale qui explique l'expression « mal de rate » déjà apparue quelques lignes plus haut. Au lieu de répéter « mal de rate » deux fois,

Voltaire décrit le problème par la périphrase « sujet à cette cruelle maladie », que D.N. Iskenderis traduit par le mot σπληνώδης qui veut dire

«ce qui est relatif à/ celui qui souffre de la maladie de la rate». Σπληνώδης est un dérivé de σπλήν, qui traduit « rate », mais, par métaphore, dans la langue ancienne signifiait aussi « compresse » ou « variété de mauve ».

Dans le mot σπληνώδης, σπλην est le premier terme de composition, le deuxième étant le suffixe dérivationnel en –ώδης qui montre « égalité, qualité, abondance ».

329 Émile Legrand et Ch.D. Vyzantios proposent le mot σπλήν (α) pour traduire le substantif « rate ». Cependant, si le traducteur contemporain avait fait le même choix syntaxique que D.N. Iskenderis, il aurait remplacé le mot

σπληνώδης du texte de 1817, par l’adjectif σπληνικός. Σπληνικός est un dérivé du substantif σπλην, exactement comme σπληνώδης. Le suffixe dérivationnel en -ικός a plusieurs significations : dans notre cas, σπληνικός exprime la « référence à la rate en particulier ». Dans le Dictionnaire de

Ch.D. Vyzantios, les deux formes sont présentes. Ch.D. Vyzantios définit

σπλήνα comme « la rate », σπληνικός comme « celui ou ce qui appartient à la rate », mais aussi comme « celui qui est malade d’un mal de rate », autrement dit, « celui dont la rate est atteinte ». Le mot σπληνώδης, dans le

Dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, est un synonyme de σπληνικός mais l’adjectif a deux sens, le deuxième étant « σπληνί όµοιος το είδος », c'est-à- dire, « celui qui a les qualités de la rate », se référant à la couleur caractéristique et à la texture de la rate.

À l’époque de la traduction, σπληνικός et σπληνώδης se présentent comme des synonymes, mais la différenciation sémantique avait déjà commencé.

Σπληνικός existe encore dans la langue grecque moderne. Cependant le mot

σπληνώδης ne se trouve pas dans les dictionnaires de grec moderne et il s’agit d’un mot d’usage rare et soutenu. En plus le suffixe en –ώδης dans la langue moderne, lui donne le sens de « semblable en qualité », il s’identifie

330 donc avec la deuxième signification déjà présentée dans le Dictionnaire de

Ch.D. Vyzantios. Au cours de l’évolution du vocabulaire, il arrive souvent que l'on voie le champ sémantique se resserrer, et que des mots qui ont commencé par être des synonymes, se remplacent l'un par l'autre dans l’usage courant. Ces variations concernent le champ des emprunts sémantiques, qui peuvent prendre place à l’intérieur de la langue, sur un axe diachronique depuis une période de la langue vers une autre, mais aussi en contact avec des signifiés venant d’une langue étrangère et qui sont incorporés dans la langue d’accueil, ou influencent sémantiquement des termes déjà existants.

12) άψινθος, Chapitre troisième (p. 31)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

αψίνθου absinthe πίκρας / αψεντιού

άψινθος absinthe αψέντι

Le mot άψινθος, qui donne en grec moderne le mot αψέντι, constitue un cas intéressant d’un emprunt aller-retour. La forme αψέντι apparaît en grec au

Moyen-Âge. Georges Babiniotis soutient que le mot se réintroduit en grec à partir de la langue turque et que le mot absent / apsent, qui à son tour, vient du grec ancien αψίνθιον, est un diminutif du substantif άψινθος.

331 Dans le Dictionnaire de St. Koumanoudis, on trouve plusieurs mots composés avec άψινθος, comme par exemple αψινθοποσία (« le fait de boire de l’absinthe »), et αψινθοπόται (« ceux qui boivent de l'absinthe »). Émile

Legrand présente comme termes équivalents du substantif « absinthe » les mots αψίνθιον, ou αψινθιά, et Ch.D. Vyzantios, dans son dictionnaire franco-hellénique, propose le substantif neutre αψίνθιον. Ch.D. Vyzantios propose, dans son Dictionnaire monolingue grec, sous l’entrée du substantif neutre αψίνθιον, la définition « plante amère, αψινθιά », et les formes

αψίνθιον, άψινθος, et αψινθιά sont présentées comme équivalentes. En fait, les formes άψινθος et αψιθιά ont fait leur apparition pendant la période hellénistique. Le Dictionnaire de A. Somavera contient une entrée pour le mot αψιθιά, qu’il définit comme « herbe » et donne les mots italiens affentio, affenzo, comme des formes équivalentes.

Il semble qu’il y ait deux voies probables en ce qui concerne la provenance et le trajet de cet emprunt : la première passe par la langue turque et la deuxième, par la langue française. Selon E. Kriaras, le mot αψέντι ou

αφσεντίν vient du turc absent –apsent qui vient du grec ancien αψίνθιον. Le

Dictionnaire de Thessalonique propose une deuxième étymologie alternative ou complémentaire : le mot αψέντι se présente comme un emprunt aller- retour au français « absinthe » : ce dernier vient du latin absinthium qui a

332 pour origine la forme hellénistique αψίνθιον, une forme dérivée du grec ancien, άψινθος.

En ce qui concerne le mot πίκρα («της πίκρας» dans le texte grec moderne), le traducteur utilise une périphrase pour remplacer sémantiquement la locution métaphorique employée par Voltaire, avec le mot « absinthe ».

Dans notre texte, «la lune de l’absinthe» est une métaphore qui contraste avec «la lune de miel», qui la précède dans le texte. L’absinthe est une herbe avec un goût amer très caractéristique et Voltaire l’utilise pour connoter l’amertume, la souffrance, les problèmes conjugaux. Cependant, la consommation des boissons qui contiennent de l’absinthe n’est pas très commune en Grèce moderne et le lecteur risque de ne pas comprendre le sens métaphorique de la référence à l’absinthe. Ainsi, le manque d’équivalence culturelle pousse le traducteur à expliquer la métaphore et à présenter un équivalent littéral de la phrase de Voltaire. En réalité, le choix de D.N. Iskenderis pourrait être une indication du fait que l’absinthe était une boisson beaucoup plus commune dans le monde grécophone de 1817, parce qu’elle peut être repérée par le lecteur de l’époque.

13) µυς, Chapitre troisième (p. 32)

Grec populaire 1817 Français Grec modern

333 µυός souris ποντικού

µῦς souris ποντικός

Le substantif µῦς a comme sens principal celui de «souris, mulot». P.

Chantraine nous informe que µῦς ne désigne pas le rat, car le rat en tant qu’animal apparaît en Europe au cours du Moyen-Age. Le mot a un sens secondaire, le µῦς peut aussi désigner le nom d’un cétacé (καπρίσκος), qui est une «espèce de tortue de mer». Le troisième sens du mot est celui de

«muscle». La dualité principale de sens se voit dans les adjectifs, ainsi le mot µυώδης peut avoir le sens de « ce qui ressemble à une souris », ou bien

« musculaire ». En ce qui concerne la signification de « mollusque », le mot

µῦς a évolué pour donner un mot différent, qui est : « µύδι » (la moule), selon P. Chantraine. Le mot µῦς vient d’une racine indo-européenne *mūs- qui se trouve dans d’autres langues aussi. En latin, le mot mus muris conserve la dualité de sens entre souris et muscle; en français, la même racine a donné le mot «muscle», et en anglais la racine a donné le mot

«mouse» (souris). Par cette comparaison, il devient évident que la connexion entre le sens de «muscle» et le sens de «souris» est attestée dans d’autre langues, probablement à cause de la ressemblance du muscle du bras

à la souris : le muscle, en flexion, peut ressembler au corps d’un souris.

334 Le dictionnaire de St. Koumanoudis contient les mots ποντικίσκος (« une petite souris »), ποντικίνα (« la souris », féminin), et des composés assez imaginatifs, comme ποντικοδαµαστής (le dompteur de souris),

ποντικοκαταστροφείς (ceux qui détruisent les souris). Pour le mot

« muscle », le dictionnaire d’Émile Legrand propose le mot µῦς mais aussi

ποντικός, et pour le mot « souris », É. Legrand propose, encore une fois, le substantif µῦς, et le substantif ποντικός, en donnant une explication entre parenthèses, µικρός, c'est-à-dire « la petite souris » ; finalement nous trouvons chez lui un troisième synonyme, qui est une autre forme du même mot : το ποντίκι, qui se présente ici sous la forme d'un nom neutre. Sous l’entrée « muscle », Ch.D. Vyzantios propose le mot µῦς, encore une fois, et sous l’entrée «souris» il écrit «µικρός ποντικός » (« petite souris »).

Le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios comporte le mot ποντικός en tant qu'adjectif et en tant que nom. La forme adjectivale a le sens de « ce qui vient de la mer, communément la Mer Noire ». L’adjectif ποντικός peut désigner la « rhubarbe », et quand ποντικός se présente en complément du nom δένδρον (arbre), il signifie « noisetier ». En ce qui concerne le mot µῦς ses synonymes, tels qu'ils sont présentés dans le dictionnaire de Ch.D.

Vyzantios, sont d'abord ο ποντικός, avec le sens premier et puis, sous la référence « anatomie », se présente le mot µύων, (« le muscle »),

335 troisièmement il y a aussi le mot µύδι, qui vient de µύαξ, qui signifie «la moule».

Dans la traduction contemporaine nous remarquons que le traducteur emploie le terme ποντικός pour dire « souris », et non pas le mot µυς. En grec moderne, le mot ποντίκι a comme sens principal « souris » ; ensuite il peut désigner « le muscle », surtout celui du bras (en grec moderne il a un troisième sens aussi, il désigne « la souris de l’ordinateur »). En ce qui concerne le substantif µυς il signifie « muscle », dans la langue courante, ayant perdu le sens de « souris », qui se maintient dans un usage soutenu, et s’emploie rarement. Donc, si le traducteur avait maintenu la traduction de

D.N. Iskenderis, en grec moderne, le lecteur contemporain aurait compris

« le mois du muscle » et non pas « le mois de la souris ». Ce qui est à remarquer dans ce cas, ce n'est pas la dualité sémantique du substantif µυς, mais le fait que celle-là a glissé vers le mot ποντικός. L’entrée pour l’adjectif ποντικός dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios pourrait donner une explication logique à cette évolution : en fait, les rats, les grosses souris, ont infesté le territoire géographique par le biais des navires qui arrivaient après avoir fait des voyages dans la mer ouverte, qui en grec s’appelle

πόντος (mer). Donc, les rats étaient les souris qui venaient de la mer, et

πόντος avec le suffixe –ικός donne ποντικός, qui est le mot pour désigner la souris en grec moderne.

336

14) φαρφουρία, Chapitre troisième (p.32)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

φαρφουρία porcelaine πορσελάνη

Le mot φαρφούρι est un emprunt au mot turc firfir, et signifie la « fine porcelaine », ou le « récipient en porcelaine ». Il est probable qu’il s’agit d’un emprunt aller-retour, parce que firfiri signifie « rouge vif » ou

« pourpre » , et Georges Babiniotis présente l’hypothèse que le mot firfir qui, en turc, signifie « ornement », « enjolivement », « bordure » provient de l’arabe firfir qui est à son tour un emprunt au grec ancien πορφύρα. Dans le dictionnaire de P. Chantraine nous lisons que πορφύρα a trois sens : a) « un coquillage, dont on tire la pourpre », b) « la teinture de pourpre tirée du coquillage » mais aussi, c) « étoffe, vêtement de pourpre, ou garniture de pourpre ».

Adamance Coray dans son Dictionnaire franco-hellénique se réfère à la

« porcelaine », et présente également le « poisson à coquille » comme autre signification du mot. Il explique que les récipients en porcelaine tirent leur nom de ce que jadis les gens pensaient qu’ils étaient faits avec la poudre des coquilles de pourpre (πορφύρας). Ainsi, continue-t-il, les traces de cette confusion se voient dans la langue avec l’usage de φαρφουρία qui est une

337 altération du mot πορφυρία. Adamance Coray pense donc que le mot

φαρφούρι, et plus correctement «φαρφουρία», est un emprunt aller-retour à la langue turque et au mot firfir, le turc ayant originalement emprunté le mot

πορφυρία (le coquillage) au grec ancien.

Dans le dictionnaire de St. Koumanoudis nous rencontrons des mots composés comme πορφυροβαφεία mais il n’y a pas d’entrée pour

« porcelaine », ni pour le mot φαρφούρι. Le Dictionnaire de Α. Somavera se réfère à φαρφούρι qu’il traduit par le mot italien porcellana, qui signifie

« porcelaine », bien sûr. Le dictionnaire d’Émile Legrand présente les termes suivants en tant qu’équivalents au français « porcelaine » : σινικόν,

αργελλόπλαστο, το φαρφουρί, το τσινί, η πορτσελάνα. Par cette entrée nous avons l’opportunité de voir l’ensemble des termes utilisés dans la langue pour désigner la porcelaine et, par synecdoque, les objets en porcelaine.

L’adjectif σινικόν signale ce qui est « chinois ». En effet, le mot continue à faire partie du vocabulaire néohellénique dans un contexte soutenu. Dans sa forme substantivée, σινικόν, le mot désigne la porcelaine, parce que souvent les récipients en porcelaine venaient de Chine, la langue a donc établi une connexion entre la provenance et l’objet. Le mot τσίνι (çini > Çin qui est la

Chine en turc) est un emprunt à la langue turque, qui signifie, comme

σινικός auparavant, « ce qui est chinois », et désigne les objets en porcelaine

(qui souvent viennent de Chine). Le mot τσίνι peut se rencontrer dans le

338 langage littéraire, par exemple dans le poème de C. Cavafy intitulé Τεχνητά

Άνθη (Fleurs Artificielles). Éventuellement le mot a pris le sens de

« carreaux émaillés ».

Le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, en concurrence avec celui d'Émile

Legrand, comporte le mot τσινί, qu’il explique par la locution σιννικόν

πλαστούργηµα, (« objet modelé, de provenance chinoise ») ; mais aussi par le mot αργιλλόπλαστον275 (« ce qui est modelé en terre blanche »), et finalement par φαρφούρι, qui est le mot employé dans le texte de D.N.

Iskenderis ; Ch.D. Vyzantios donne aussi le mot "porcelaine", en français.

Par cette multitude de termes, les deux dictionnaires signalent la situation flottante où étaient les termes utilisés pour désigner les objets en porcelaine, qui, pour la plupart, venaient des langues étrangères. Le mot

αργιλλόπλαστον est sans doute un mot construit lors de l’effort d’épuration du vocabulaire néohellénique, avec le bannissement des emprunts à des langues étrangères, dont nous avons parlé. Le mot αργιλλόπλαστον est construit sur les composants άργιλλος (« argile, terre blanche à potier »), et le suffixe –πλαστόν (« façonné »), et signifie « façonné avec de l’argile ».

Cependant, il s’agit d’un mot composé qui n’a pas été adopté par le vocabulaire néohellénique moderne, comme nous le constatons par ailleurs,

275 Ch.D. Vyzantios caractérise le mot αργιλλόπλαστον comme un mot « néohellénique ».

339 en lisant la traduction contemporaine, où le traducteur utilise le mot

« πορσελάνη », qui est le mot communément utilisé pour désigner les objets en porcelaine, mais aussi le matériau qui sert à les façonner.

Nous avons rencontré plusieurs références sur les mots τσινί et φαρφούρι dans notre recherche, chose qui montre que probablement, c'étaient les mots les plus communs pour désigner « porcelaine » à l’époque. Mais finalement leur usage était dépassé à cause de la domination de l’emprunt du mot français, dans le même sens. Un dernier commentaire sur le mot φαρφούρι, concerne sa forme. La forme communément rencontrée et utilisée à l’époque, est la forme du substantif neutre « φαρφούρι», cependant D.N.

Iskenderis utilise la forme féminine « φαρφουρία» que nous avons rencontrée dans des textes d' Adamance Coray, qui enregistre le mot dans sa forme féminine pour soutenir, sans doute, sa théorie selon laquelle le mot

φαρφουρία vient du grec ancien πορφυρία. Étant donné que les dictionnaires de l’époque se réfèrent surtout au nom neutre φαρφούρι, l’influence de A.

Coray sur D.N. Iskenderis, devient apparente ici.

15) αγχίνοια, Chapitre troisième (p. 32)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

αγχίνοια sagacité θυµοσοφία

340 Le mot utilisé par D.N. Iskenderis est un mot ancien, un composé de αγχι

(adverbe qui signifie « auprès »), et de νους qui a produit αγχίνοος «à l’esprit juste, vif», d’où dérive le substantif αγχίνοια. Le champ sémantique du mot ne s'est pas transformé dans le temps. Les synonymes que proposent

Ch.D. Vyzantios et Émile Legrand sont οξύνοια (« qualité de ce qui a l’esprit rapide et vif »), αγχίνοια, φρονιµάδα (« prudence »), στόχαση

(« qualité de contemplation »). Le mot continue à exister avec la même signification dans le vocabulaire grec moderne, son usage correspond à un registre soutenu de langage. Ch.D. Vyzantios ne met pas le mot dans son dictionnaire monolingue, mais il met le mot οξύνοια, qui est son exact synonyme et qui date de la période hellénistique. Le mot est composé de

οξύς ("aigu, pointu" mais aussi "vif, rapide") et –νους, ("intelligence, esprit").

Le mot θυµοσοφία utilisé dans le texte moderne, est un substantif féminin qui provient de la langue savante du XIXème siècle, créé d’après l’adjectif de la langue ancienne θυµόσοφος («celui qui est savant par nature, intelligent»). Le second composant -σοφός signifie « celui qui sait, qui maîtrise un art ou une technique », d’après P. Chantraine, mais aussi

« instruit, intelligent » ; il s’agit d’un mot fréquent en composition à la première place, mais aussi à la seconde. Le terme θυµοσοφία se trouve dans le dictionnaire de St. Koumanoudis. Ch.D. Vyzantios décrit le terme

341 θυµόσοφος par les termes suivants : i) φύση σοφός (« sage par nature »),

φρόνιµος (« prudent, sage »), ii) αυτοδίδακτος (« autodidacte ») iii)

εφευρετικός (« ingénieux »), επιδέξιος (« habile industrieux »). Le sens initial va donc dans le sens de « quelqu'un qui est intelligent et sage par nature ». Le sens moderne est double, il s’agit de quelqu’un qui a « une tendance naturelle à la philosophie, sans nécessairement avoir reçu une formation spécialisée », et dans cette signification, nous retrouvons une

écho du «sage par nature» et de «l’autodidacte», du XIXème siècle. Le deuxième sens de θυµόσοφος, en grec moderne, est la qualité de

« quelqu’un qui peut garder son sang-froid dans des situations difficiles ».

En ce qui concerne le substantif θυµοσοφία il s’agit de la qualité de

« quelqu’un qui fait face aux difficultés avec philosophie », mais le terme peut aussi se référer à « la philosophie de tous les jours, la philosophie pratique ». Le terme appartient à un registre de langage commun.

16) µάλαγµα, Chapitre troisième (p.33)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

µάλαγµα or χρυσάφι

Le mot µάλαγµα, avec l’orthographe alternative µάλαµα, constitue un cas intéressant d’un emprunt aller-retour. Il s’agit d’un mot qui est réapparu dans la langue au Moyen-Âge et désigne « un amalgame de mercure et

342 d’autres métaux », ou « une masse souple qui est le produit d’une manipulation chimique ». Le mot vient de la forme amalgama du latin médiéval, un mot probablement utilisé par des alchimistes, et, qui va donner en grec αµάγαλµα (amalgame). Le mot amalgama était utilisé en alternance avec le mot latin malagma « pâte, plâtre », qui probablement vient de l’arabe al-malgham (qui signifie « cataplasme »). Il s’agit d’un emprunt dérivé du verbe du grec ancien µαλάσσω (rendre souple, doux) qui avait donné la forme hellénistique αµάλαγµα. Georges Babiniotis, dans son dictionnaire étymologique, soutient cette hypothèse étymologique sur la provenance du mot µάλαµα : elle nous parait valable.

Dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios nous retrouvons le mot µάλαγµα, avec ce sens «d’amalgame des métaux », surtout en or et hydrargyre

(mercure), union qui acquiert un coloris jaunâtre doré. Le mot µάλαγµα est expliqué comme un terme de métallurgie, avec des synonymes χρυσός

(« or »), χρυσίον (« pièces d'or »), et il se réfère aux mots composés :

χρυσάργυρος, (mot qui n’existe pas dans le vocabulaire grec moderne), et

χρυσήλεκτρον, (mot qui n’existe pas dans le vocabulaire grec moderne), qui signifient « platine » ou « or blanc ».

Dans le dictionnaire d’Émile Legrand le mot « or » est traduit par les mots :

χρυσός (« or ») et µάλαµµα (« or »). P. Chantraine présente le substantif

343 µάλαγµα en tant que dérivé du verbe ancien µαλάσσω –ττω, qui signifie

« rendre souple, doux », dans un sens propre, mais qui peut aussi signifier

« apaiser » dans un sens figuré. Le dérivé µάλαγµα garde cette qualité d’apaisement et signifie « cataplasme ». Quand le mot est employé dans un contexte technique, il peut désigner un objet qui fonctionne en tant que

« matelas destiné à amortir des coups ». La même racine a des dérivés comme µάλαξις qui signifie « assouplissement, digestion ».

Dans le vocabulaire moderne, le sens d'« or » pour le mot µάλαµα est considéré comme un sens vieilli, avec une coloration populaire. Le sens que

µάλαµα a acquis dans le vocabulaire néohellénique est métaphorique et signifie « personne qui a un très bon caractère ». La signification d'« or » est maintenue mais dans un sens figuré, où la bonté de caractère devient l’équivalent de l’or au sens propre dans la langue moderne.

Le mot χρυσάφι est un diminutif du substantif ancien χρυσός, avec le suffixe diminutif –άφιον, qui est assez commun en grec hellénistique. Le mot χρυσός est issu de χρῦσέῳ276. Les dérivés χρυσίον et χρυσάφιον signifient «objet en or, monnaie d’or». Dans le dictionnaire de Ch.D.

Vyzantios χρυσός est « le métal précieux », mais aussi par synecdoque, le

276 Un emprunt du mycénien kuruso, qui fonctionne en tant que substantif et adjectif, selon Georges Babiniotis.

344 mot désigne « les objets ou monnaies en or », et par métonymie, nous trouvons aussi une signification de « bonheur, bienfait », signification qui rappelle le sens moderne et métonymique attesté de µάλαµα, en grec moderne. Le substantif χρυσάφι est répertorié dans le dictionnaire de Ch.D.

Vyzantios en tant que « diminutif du mot or ». Il est important de noter que le registre de langue attribué au mot χρυσάφιον est le registre populaire, qui est valable pour le grec moderne, aussi.

Les traducteurs, tant D.N. Iskenderis que Mme Dionyssopoulou, utilisent des termes qui connotent un usage familier et populaire, chacun choisit le terme qui correspond le mieux à l’usage de l'époque, mais l’effet stylistique produit est équivalent dans les deux textes traduits.

17) αειφυγίαν, Chapitre troisième (p.34)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

αειφυγίαν passer le reste de ses να περάσει όλη του τη

jours en Sibérie ζωή στη Σιβηρία

Αειφυγία est un substantif féminin, un mot du grec ancien qui signifie la peine de l’exil, une peine infligée par la Cour de l'Areios Pagos à ceux qui avaient commis des délits sérieux. La peine était accompagnée de la confiscation des biens et pouvait même inclure la famille du condamné.

345

L’adverbe αεί signifie « toujours », et fonctionne souvent en tant que le premier terme de composition des adjectifs et des substantifs anciens et plus récemment, il a été largement utilisé dans la composition savante des mots lors du développement de la katharévoussa. Quand il se trouve dans un mot composé, il donne le sens que le deuxième terme de la composition « existe en continuité », ou qu’il est « valable en continuité ». Dans le dictionnaire de St. Koumanoudis, nous trouvons une multitude de termes composés avec l'élément «αεί». Dans une note de bas de page, St. Koumanoudis fait la remarque suivante à propos du fonctionnement de αεί en tant que composant : « il est digne de noter que même si αεί ne se maintient pas traditionnellement dans l’usage courant, nos savants ont construit sur ce mot

35 composés, que nous avons recensés ici, et il est probable, qu’il y en a d’autres encore. »277 Pour ne dénombrer que certains de ces mots, St.

Koumanoudis se réfère à αείκλαυστος, αεικύµαντος, αειµούρµουρος

(espèce de journaliste critiqueur), αειπερίεργος, αείσοφος (mot créé par

Iossipos Moissiodax) etc. En recherchant les significations de αεί dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, nous remarquons qu'il se réfère au mot en

277 « Άξιον παρατηρήσεως είναι ότι ενώ το αεί δεν παρέµεινεν εκ παραδόσεως εις κοινήν χρήσιν, οι λόγιοί µας κατεσκεύασαν εξ’ αυτού συνθέτους λέξεις 35, τας ενταύθα αναγεγραµµένας, ίσως δε και άλλας». St. Koumanoudis. Recueils de mots nouveaux créés par les lettres depuis la Prise de Constantinople jusqu'à notre époque. Op.cit. p. 15.

346 tant qu’adjectif qui signifie « toujours, sans cesse » ou bien, « chaque fois » ou « au fur et à mesure que », mais note qu'en ce qui concerne les mots composés avec αει ou bien «ils sont omis parce que leur signification est facilement compréhensible ou bien parce qu’il n’est pas certain qu'il s’agisse de deux mots »278 : αεί formerait une sorte d’expression figée, comme nous dirions aujourd’hui.

Le deuxième terme de composition du mot αειφυγία, vient du verbe φεύγω qui signifie « prendre la fuite, fuir, éviter quelqu’un ou quelque chose,

échapper, s’exiler, être exilé, banni, interdit de séjour », selon P. Chantraine.

Le substantif φυγία a le sens de «exil», le substantif αειφυγία a donc le sens de « exil perpétuel », ainsi quand D.N. Iskenderis traduit « passer ses jours en Sibérie » par αειφυγίαν, il donne en grec un équivalent du sens désigné par Voltaire, par métonymie. Le mot αειφυγία ne se trouve pas dans les dictionnaires de grec moderne, cependant il s’agit d’un mot qui est utilisé dans les œuvres littéraires, la poésie et la prose279.

278 «Πολλά των εκ του αεί συνθέτων παραλείπονται ενταύθα, είτε διότι είναι εύκολον να ερµηνευθώσιν εκ των απλών είτε διότι άδηλον αν δεν εγράφησαν απ’ αρχής διηρηµένα εις δύο λέξεις.» Ch.D. Vyzantios Dictionnaire Grec-Français et Français-Grec. op. cit. p.23. 279 Voir l’usage du mot αειφυγία dans le roman Bar Flaubert de Alexis Stamatis, le mot est aussi le titre du recueil poétique de Matina Moschovi.

347 Le mot εξορία, en grec appartient au même champ sémantique de l’exil. En cherchant dans les dictionnaires d’Émile Legrand et de Ch.D. Vyzantios sous le lemme « exil », nous sommes tombée sur εξορία. Une recherche supplémentaire dans le Dictionnaire de la langue hellénique de Ch.D.

Vyzantios, révèle que le mot εξορία est la substantivation de l’adjectif

εξόριος-α, qui peut désigner « le pays d’exil » ou « le fait de résider en exil », ou bien le fait de « se trouver en dehors des limites », le sens premier de εξόριος étant « celui qui dépasse les limites », qui évolue avec le temps pour signifier uniquement « l’exil ». À notre avis, D.N. Iskenderis fait le choix de αειφυγία parce que c’est un mot savant, un mot qui vient de la langue ancienne et qui stylistiquement relève le registre de langue utilisée, et parce qu'à l’époque peut-être, la polysémie du terme εξορία posait des problèmes. En ce qui concerne l’omission de la Sibérie, nous sommes d’avis que D.N. Iskenderis ne s’y réfère pas pour ne pas troubler le lecteur grec avec la référence de la Babylonie et de la Russie dans le même paragraphe.

18) απόστηµα, Chapitre troisième (p. 36)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

αποστήµατα distances αποστάσεις

απόστηµα distance απόσταση

348 Le mot απόστηµα est un mot ancien qui vient du verbe αφίστηµι qui signifie

« éloigner » et « garder à distance ». Le substantif απόστηµα signifie

« distance », et « intervalle », dans la langue ancienne. Le mot possède un deuxième sens, qui se voit dans les textes médicaux d’Hippocrate ; là, le terme απόστηµα apparaît pour désigner « un abcès ». Le mot απόσταση, qui est utilisé dans le texte en grec moderne, est un substantif féminin qui vient du mot απόστασις ; il s’agit essentiellement du même mot ; απόστασις vient du verbe αφίστηµι, exactement comme απόστηµα. La forme απόστασις peut

être relevée même aujourd’hui, dans un registre soutenu, pédant, même. La signification ancienne du mot απόστασις était « la révolte », « le départ »,

« la distance, l’intervalle ». Déjà, à la première lecture des deux mots en contexte, il devient apparent qu’il s’agit d’une intéressante évolution sémantique avec deux termes polysémiques de la même famille qui ont perdu plusieurs significations dans la langue moderne et qui se dirigent vers une monosémie, surtout dans l’imaginaire du locuteur naturel moyen.

Le dictionnaire d’Émile Legrand propose, pour le mot « abcès », le substantif neutre απόστηµα, et dans le Dictionnaire franco-hellénique de

Ch.D. Vyzantios, c’est exactement la même chose. Pour le mot « distance »

Émile Legrand propose le substantif féminin απόστασις, et διάστηµα

(intervalle). Pour le mot « distance », Ch.D. Vyzantios propose les mots suivants : το µεταξύ διάστηµα (intervalle), et le terme απόστασις. Le

349 dictionnaire d' Aggelos Vlahos propose pour le mot απόστηµα, « abcès, apostème », et pour le mot απόστασις le mot « distance ». En regardant ces dictionnaires on pourrait avoir l’impression que la monosémie s’est déjà installée. Cependant notre traduction prouve que, au moins au début du

XIXème siècle, le mot απόστηµα gardait toujours la signification de

« distance », parce que D.N. Iskenderis l’utilise en tant que terme équivalent du mot « distance ».

Le dictionnaire de St. Koumanoudis ne contient pas le mot απόστασις, mais se réfère à un mot composé avec απόστηµα, le mot αποστηµατοβριθής, qui signifie « celui qui est plein d’abcès ». Par la signification de

αποστηµατοβριθής nous nous rendons compte que απόστηµα est recensé avec la signification de « abcès » et non pas avec celle de « distance, intervalle ».

La polysémie du mot απόστηµα, qui justifie le choix de D.N. Iskenderis nous permet de tirer la conclusion que la signification du mot απόστηµα dans sa forme contemporaine s’est fixée plus tard dans le temps, elle se voit aussi lorsqu'on consulte le lemme du dictionnaire monolingue de Ch.D.

Vyzantios (1895). Le lemme de απόστασις contient les significations suivantes : i) « le fait d’éloigner, ôter, détacher » ; « séparation »,

« détachement », « départ » , « expropriation » ; ii) « la révolte, l’apostasie,

350 la révolution », Ch.D. Vyzantios propose le mot αποστασία (de la même famille, il signifie « révolte, dissidence ») ; iii) « intervalle », iv) avec l’indication « médical » pour signaler le plan sémantique correspondant,

Ch.D. Vyzantios propose le mot απόστηµα (en tant que quatrième signification de απόστασις), et la signification de « abcès » ; v) sous l’indication « rhétorique », pour signaler encore un plan sémantique spécialisé, Ch.D. Vyzantios donne la figure de style de « l’asyndète » ; vi)

« le pesage » en grec ζύγισµα et vii) avec l’indication «tardivement» Ch.D.

Vyzantios propose une dernière signification pour le mot απόστηµα, celle de

«boutique» ou «dépôt». Ici, le substantif απόστηµα est lié à la signification de « abcès », qui est sa signification contemporaine principale mais, il appartient en même temps au champ sémantique du mot απόστασις

(distance, intervalle), terme avec lequel il présente une relation de synonymie qui, selon les dictionnaires de la période, est encore apparente.

Le terme απόστηµα est le cas d’un terme extrêmement polysémique.

Dans la langue moderne, le premier sens de απόστηµα est «abcès», deuxièmement dans un sens spécialisé, en mathématiques, il garde la signification de «distance», et signifie «la distance entre le centre d’un cercle et sa corde». Dans la langue moderne, la signification de απόσταση s’est limitée à l’expression de «distance spatiale », mais dans un deuxième temps απόσταση peut aussi désigner « la distance temporelle »,

351 « l’intervalle », et dans un troisième temps le mot peut désigner la

« distance entre des personnes ou des choses en ce qui concerne leur valeur, leur qualité etc. ». En suivant l’évolution sémantique des deux termes, nous nous rendons compte que, dans la diachronie, ils développent une plus grande spécialisation sémantique, en perdant une partie de leur polysémie.

Après de longues périodes où les deux mots s'influencent sémantiquement l’un l’autre, ils se dirigent vers le développement d’une signification principale, et deviennent plus spécialisés, plus monosémiques.

19) ταλανίζω, Chapitre quatrième (p. 45)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

ταλανίση plaindre λυπηθεί

ταλανίζω plaindre λυπάµαι

Le texte de D.N. Iskenderis utilise le mot ταλανίζω, un verbe qui se présente comme un cas intéressant parce que l’usage du mot change complètement dans la langue moderne. Le mot ταλανίζω apparaît aujourd’hui dans le sens de « faire souffrir », mais par la simple lecture du texte de D.N. Iskenderis on se rend compte que le sens utilisé est complétement différent. Le sens de

« plaindre », dans la phrase de Voltaire « on les fit donc aller au supplice à travers une foule de curieux dont aucun n’osait les plaindre [...] » a le sens

352 de « témoigner sa pitié, sa compassion pour », ou bien « considérer avec un sentiment de pitié ».

En recherchant l’histoire du mot, nous avons trouvé que le mot ταλανίζω provient de l’ancien ταλαός, qui signifie « malheureux ». Selon le dictionnaire de P. Chantraine nous apprenons que le mot ταλαός ne doit pas

être ancien, et qu'il peut avoir subi l’influence de ταναός («élancé») et être un substitut de ταλακάρδιος («courageux, vaillant»)280. Le dictionnaire de

Liddell-Scott présente le mot ταλαός comme venant du verbe τλάω et comme synonyme du substantif τλήµων (« celui qui est patient, vaillant », mais aussi « celui qui est courageux, téméraire », et « celui qui est misérable, souffrant »). Par cette définition nous pouvons suivre l’évolution sémantique du verbe ταλανίζω, et comprendre son usage par D.N.

Iskenderis dans la traduction de « plaindre ». Cette signification du verbe

ταλανίζω est vérifiée aussi, par le Grand Dictionnaire de la langue hellénique de I. Dimitrakos, qui nous informe que le verbe ταλανίζω est une forme qui apparaît au cours du Moyen-Âge et désigne « le fait d’appeler quelqu’un misérable et souffrant », ou bien se lamenter pour quelqu’un ».

Dans le dictionnaire d’Émile Legrand, sous l’entrée « plaindre », se présentent les verbes οικτειρώ (« se lamenter pour », « avoir pitié »),

280 P. Chantraine. Dictionnaire étymologique. Op. cit. p. 1089.

353 λυπούµαι (« s’attrister »), συµπονώ (« sentir de la peine, de la pitié »),

ταλανίζω; dans le même dictionnaire à la locution « ce qui est à plaindre » nous trouvons la périphrase που είναι άξιος λύπης (« qui mérite qu’on le plaigne», « qui cause de la tristesse »). Dans le dictionnaire de Ch.D.

Vyzantios, pour le verbe « plaindre » les termes grecs présentés sont les verbes οικτείρω, λυπούµαι.

Dans le Dictionnaire monolingue de Ch.D. Vyzantios, le verbe ταλανίζω comporte plusieurs sens différents : i) φρονώ ή αποκαλώ τινά τάλανα

« appeler quelqu’un malheureux, misérable, pitoyable», ii) ελεεινολογώ,

κακοτυχίζω (« avoir pitié, ou dédain pour quelqu’un »). Il devient évident que le sens du mot à la période de la traduction convient à la signification du texte d’origine. Dans les dictionnaires de grec moderne, le verbe ταλανίζω est marqué en tant que verbe appartenant à un registre soutenu et les différents sens du mot sont : « faire souffrir », et deuxièmement « provoquer des problèmes à quelqu’un », « embêter ». Le sens du verbe ταλανίζω se trouve altéré dans la langue moderne et il semble que le verbe ταλανίζω, qui d’emblée manifeste l’acte de déplorer quelqu’un pour son mauvais sort, devient un verbe qui exprime l’action qui provoque ce « mauvais sort » à quelqu’un d’autre.

354 En ce qui concerne le verbe λυπάµαι, qui est le verbe utilisé dans la traduction en grec moderne, d’après notre recherche sur l’histoire du verbe dans le Dictionnaire franco-hellénique de A.Vlachou, nous avons trouvé que, au moins en 1871 (date de parution du dictionnaire en question), le verbe λυπάµαι existait dans le vocabulaire courant avec le sens de

« s’affliger, se fâcher », ou « s’attrister », « se désoler », mais aussi

« regretter », et finalement « compatir », « plaindre », « avoir pitié »,

« épargner », « ménager ». D’autre part la signification de « plaindre » est présentée comme équivalent du verbe λυπάµαι à l’époque, cependant le choix de D.N. Iskenderis prouve que ce n’était peut-être pas un sens particulièrement développé, ou bien que l’usage du verbe λυπούµαι pouvait créer des doutes, par rapport à la signification du texte d’origine. Par contre, le verbe ταλανίζω exprimait à l’époque la signification du verbe « déplorer le malheureux sort de quelqu’un » et convient ainsi parfaitement au texte voltairien. Nous devons remarquer dans le champ sémantique de ταλανίζω, que cette signification est plus proche de sa provenance ancienne, et nous sentons ainsi que l’érudition de D.N. Iskenderis lui fait faire ce choix.

Finalement il faut remarquer que dans la langue moderne le verbe λυπάµαι s’est trouvé renforcé sur le plan sémantique en ce qui concerne l’expression de la tristesse et de la pitié, tandis que ταλανίζω évolue tout à fait différemment. Sur ce point nous devons nous demander, si ταλανίζω (qui en

355 grec moderne signifie « faire souffrir, embêter »), n’a pas subi l’influence sémantique de «βασανίζω» (qui a le sens de « infliger de la peine »,

« provoquer de la souffrance », et pourrait fonctionner en tant que « faux ami » de ταλανίζω en l'inclinant vers sa signification actuelle dans la langue moderne).

20) ψιττακός, Chapitre quatrième (p. 45-46)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

ψιττακός perroquet παπαγάλος

Le terme ψιττακός est un substantif masculin qui signifie « perroquet ». Le terme est un emprunt extérieur à une langue de l’Orient, mais son origine exacte paraît obscure. Dans le dictionnaire de A. Coray, nous avons trouvé plusieurs références aux termes qui signifient « perroquet », selon leur origine et à leur date d'apparition dans la langue. A. Coray se réfère aux termes : σιτακή qui est le mot utilisé par la langue populaire, ψιττάκιον qui est encore un mot utilisé par la langue populaire, et les termes ψιττακός et

ψιττάκη, qui sont des formes de la période hellénistique.

St. Koumanoudis propose dans son dictionnaire les dérivés ψιττακίζω (qui existe dans le vocabulaire grec moderne et marque un état pathologique où

356 l’individu répète ce qu’il entend sans se rendre compte de la signification réelle de son discours), ψιττακίσµατα (mot qui n’existe pas dans le vocabulaire grec moderne), ψιττακισµός (qui existe dans le vocabulaire grec moderne, il s’agit du substantif dérivé du verbe ψιττακίζω). Dans le dictionnaire d’É. Legrand, l’auteur propose les termes παπαγάλος mais aussi

ψιττακός pour le mot français « perroquet ». Dans le dictionnaire de Ch.D.

Vyzantios nous trouvons également les deux termes ψιττακός et παπαγάλος.

Le terme παπαγάλος constitue aussi un calque, le mot vient de l’italien pappagallo qui au Moyen Âge a donné παπαγάς qui est influencé par la forme italienne gallo (coq) mais aussi par l’arabe babagâ. Au niveau sémantique, l’emprunt italien influence le terme παπαγάλος en grec : l’importation des composants lexicaux concerne le signifiant et le signifié dans le cas de ce terme particulier. Dans la langue moderne l’usage de

παπαγάλος l'a emporté sur celui de ψιττακός qui correspond aujourd’hui uniquement à un registre soutenu. Ainsi, le choix de Mme Dionyssopoulou, se trouve dans la norme absolue de l’usage courant. D’autre part D.N.

Iskenderis choisit dans sa traduction la forme la plus archaïque et peut-être la plus répandue de celles proposées par A. Coray.

357 21) σατράπης, Chapitre cinquième (p. 49)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

σατράπης satrape σατράπης

Par cette entrée nous désirons examiner le sort d’un emprunt extérieur, qui à la manière de notre exemple précédent (ψιττακός) existe depuis longtemps dans la langue grecque.

Il est intéressant de suivre l’existence et le trajet de ce terme dans la langue, parce qu'il exprime un signifié unique et étranger par rapport à la réalité de la langue et du territoire. Ce terme, σατράπης, qui est bien sûr présent dans la langue du XVIIIème siècle, avait produit, selon St. Koumanoudis un grand nombre de dérivés qui pour la plupart n’existent plus dans le vocabulaire moderne, comme par exemple : σατραπικότης (substantif dérivé),

σατραπίσκος (diminutif du substantif masculin, il n’est plus d’usage dans la langue moderne), σατραπισµός, («qualité de celui qui est un satrape», le mot n’existe pas dans le vocabulaire moderne), σατραπογλύφος (un composé qui n’existe pas dans le vocabulaire moderne), σατραποκηφήνες (un composé qui n’existe pas dans le vocabulaire moderne), des mots remarquables à cause de l’imagination déployée dans le choix et la combinaison de leurs composants.

358 Dans le dictionnaire d’É. Legrand le mot « satrape » existe et le substantif

σατράπης est présenté comme le terme équivalent grec. Le Dictionnaire monolingue de Ch.D. Vyzantios présente le terme de façon plus analytique et en donne différentes significations possibles. Plus précisément, le dictionnaire propose l’analyse suivante de σατράπης : i) mot qui vient du mot perse *sitrab (σιτράµπ) ou *ssahdarban (σσαχδαρµπάν), qui signifie

« gardien du roi », ii) « gouverneur d’une province dans l’empire perse », iii) et avec l’indication « généralement parlant », Ch.D. Vyzantios donne le sens de « grand seigneur », ou « homme puissant, magnat ». P. Chantraine en ce qui concerne l’étymologie du mot, précise qu’il s’agit d’un emprunt à l’iranien.

Dans la langue moderne, le mot a gardé sa signification première, c’est-à- dire, la signification de « gouverneur d’une province de l’empire perse ».

L’évolution la plus intéressante concerne le sens figuré du terme, qui est l’évolution de la signification synecdochique présentée dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios (« grand seigneur », « homme puissant, magnat »).

Ainsi, σατράπης a évolué sémantiquement dans la langue moderne, vers le caractère despotique, autoritaire et violent d’un homme qui se caractérise comme σατράπης. Nous remarquons que cet emprunt, qui est incorporé à la langue et existe depuis des siècles a gardé sa signification pendant une période extraordinaire parce qu’il s’agit d’un emprunt qui n’a pas été

359 remplacé par un mot de la langue grecque, et qui continue à exprimer un signifié unique auquel la langue n’a pas pu substituer un autre mot.

22) µεγιστάνας, Chapitre cinquième (p. 49).

µεγιστάνων grands άρχοντες

µεγιστάν grand άρχοντας

Le mot µεγιστάν vient de l’adjectif ancien µέγας, dont le superlatif a la forme µέγιστος, d’où est dérivé le mot µεγιστάν. Selon P. Chantraine, la forme du singulier est rare et le mot apparaît dans la plupart des cas sous la forme du pluriel µεγιστάνες, exactement comme dans notre texte de 1817.

La signification de µεγιστάν est « personnage important, magnat ». En effet, dans le dictionnaire étymologique de Georges Babiniotis il y a une référence

à l’étymologie du mot µέγας, et à l’équivalent sémantique du µεγιστάνας, en latin magnatus de l’adjectif magnus (µέγας), qui partage des racines communes avec l’adjectif µέγας. Il s’agit de la même racine qui donne

« magnat » en français.

C'est un premier élément révélateur de l’étendue sémantique du mot, le fait que le mot µεγιστάνας apparaisse comme une des significations (au sens figuré) du mot σατράπης, dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, dans le sens de « magnat ». Dans le dictionnaire de A. Vlachou nous rencontrons

360 pour le mot µεγιστάν les termes équivalents français « seigneur », et

« grand ». Dans le dictionnaire français-grec d’É.Legrand, à l’entrée

« grand-e », celui-ci propose le termes : περίφηµος (« célèbre »), ένδοξος

(«illustre»), δυνατός, («fort»), δυνατή («forte»), sous la forme plurielle, «les grands». En revanche, É. Legrand propose le mot grec µεγιστάν, dans sa forme plurielle µεγιστάνες ; il semble donc qu'à l’époque, µεγιστάνες soit un

équivalent exact de l’expression voltairienne. Finalement, en cherchant dans le dictionnaire monolingue de Ch.D. Vyzantios au mot µεγιστάν, nous nous rendons compte que le mot n’est pas recensé du tout dans sa forme de singulier. En revanche, Ch.D. Vyzantios propose une signification pour la forme du pluriel et introduit « µεγιστάνες », dans son dictionnaire. Les significations proposées pour ce terme sont : la locution οι µεγαλύτεροι ενός

τόπου («les gens les plus grands, les plus importants d’une région, d'un pays»), οι πρόκριτοι («les notables»), οι άρχοντες («les seigneurs»).

En ce qui concerne le sens moderne du terme, nous rencontrons dans le

Dictionnaire de Thessalonique le sens de «celui qui occupe les postes au plus haut degré, surtout dans des régimes monarchiques», «celui qui est le meilleur dans son domaine, ou figure parmi ceux qui sont les plus importants», où nous retrouvons le sens de «magnat». Une signification plus spécialisée, qui marque l’évolution sémantique du terme, apparaît dans le dictionnaire de Georges Babiniotis : il s’agit de la signification de

361 l’«individu richissime», de «quelqu’un qui est cousu d’or», «opulent». À notre avis, surtout dans le registre courant, c’est ce dernier sens que recouvre l’usage du mot µεγιστάνας dans la langue moderne.

Le mot άρχοντες, au singulier ο άρχοντας, est un substantif masculin qui signifie i) « celui qui occupe un poste très haut dans une hiérarchie », surtout pour désigner ceux qui étaient puissants à une période où le pouvoir

émanait de la descendance aristocratique ; ii) il désigne,surtout au pluriel,

« ceux qui exercent un pouvoir et font partie du gouvernement »; iii) il peut aussi désigner (au singulier) « un citoyen riche, de bonne famille », et finalement iv) par métonymie, il peut désigner « celui qui a un comportement noble ». Etant donné que Voltaire veut parler des « Grands », c’est-à-dire des seigneurs, il devient évident que le mot choisi par Mme

Dionyssopoulou convient parfaitement. Dans la langue moderne, le mot

µεγιστάνες même s'il est d’usage aujourd’hui, sans appartenir à un registre savant, a sémantiquement évolué jusqu'à connoter, pour un lecteur contemporain, une personnalité très importante.

À notre avis, la signification de µεγιστάνες passe au XVIIIème siècle par le même champ sémantique que άρχοντες, mais elle se spécialise de façon différente et µεγιστάνες se trouve lié à la présence des richesses et du pouvoir. Pour examiner la signification du mot au XVIIIème siècle, nous

362 avons cherché dans le dictionnaire de A. Vlachou, qui pour le mot άρχοντας propose les termes : «seigneur», «notable», «d’un rang élevé», «riche».

Cependant, dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios les sens donnés sont :

« dirigeant », « élu », «gouverneur régional » : il a donc tendance à favoriser l’idée de l’exercice du pouvoir. Il s’agit de la signification que nous retrouvons dans l’ancien άρχων, dont le sens premier, selon le dictionnaire

Liddell-Scott, serait : « le dirigeant », « le commandant », « le capitaine ».

En examinant le trajet sémantique des deux termes en parallèle, nous remarquons que le mot άρχοντας comporte principalement la signification de pouvoir, tandis que pour le mot µεγιστάνας, l’évolution sémantique a fait que le terme est lié, de nos jours, à la présence de la richesse extrême.

23) εγγαστρωµένη, Chapitre sixième (p. 56)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

εγγαστρωµένη se trouva grosse έµεινε έγκυος

Le mot εγγαστρωµένη, provient du verbe εγγαστρώνω qui dans la langue moderne a donné le verbe γκαστρώνω, qui signifie « rendre enceinte ». Il s’agit du verbe εγγαστρώνω qui apparaît au Moyen-Âge, et qui vient de la forme hellénistique γάστριον (εγ-γάστριον + -ώνω) qui vient elle-même de l’ancien γαστήρ. Selon P. Chantraine, le mot γαστήρ signifie «ventre, panse» en grec ancien. De plus, le mot était employé pour désigner le ventre

363 «en tant qu’il est affamé, la gloutonnerie, et le ventre de la femme en tant qu’elle conçoit et porte un enfant» selon le dictionnaire de P. Chantraine. Le verbe dérivé εγγαστρώνω (γγαστρώνω >γκαστρώνω) se réfère à cette dernière signification de conception de l’enfant. Le mot constitue ce que les linguistes spécialisés appellent un mot « hérité281 », qui appartient au registre populaire, même de nos jours.

Dans le dictionnaire de St. Koumanoudis le mot n’apparaît pas, cependant il y a des composés intéressants avec le mot γαστήρ, qui correspondent à plusieurs significations du mot, et tournent autour du sens de γαστήρ en tant que « ventre » ; en même temps, il y a des mots qui font référence à la signification de « gloutonnerie ». Parmi ces dérivés nous pourrons citer

281 Νεοελληνικές λέξεις που οι πρόδροµοί τους υπήρχαν κιόλας κατά το µεσαίωνα, είτε από παλιότερες γλωσσικές περιόδους, είτε ως δάνεια από άλλες γλώσσες είτε δηµιουργήθηκαν τότε µε βάση παλιότερα ή σύγχρονα γλωσσικά στοιχεία είναι για τη σηµερινή µορφή της γλώσσας, λέξεις κληρονοµηµένες. Επίσης κληρονοµηµένες θεωρούνται και όλες οι λέξεις λαϊκής προέλευσης που δηµιουργήθηκαν κατά τη νεότερη εποχή µε βάση σύγχρονα ή παλιότερα γλωσσικά στοιχεία. [Des mots néohelléniques dont les précurseurs existaient déjà au Moyen- Âge, ou bien subsistaient, venant des périodes linguistiques encore plus anciennes, ou sous forme d’emprunts à une autre langue, ou bien ont été créés en utilisant des éléments lexicaux plus anciens ou même contemporains, constituant des mot hérités. On appelle aussi mots hérités, les mots de registre populaire qui ont été créés de nos jours, à partir de composants contemporains ou plus anciens de la langue.], E. Petrounias. Introduction, in Fondation Manolis Triantafyllides, « Dictionnaire de la langue néohellénique commune », op. cit. pp. κ΄-κγ΄.

364 γαστραλγία (mal de ventre), ou bien γαστρεντερικός (gastro-intestinal),

γαστροδουλεία (un néologisme inventé par E. Voulgaris, qui désigne la

« gloutonnerie »).

Dans le dictionnaire d’É. Legrand, les mots proposés pour « enceinte » sont : έγκυος (enceinte), εγγαστρωµένη (enceinte, engrossée), βαρεµένη (on dirait «alourdie», mais le mot n’existe plus avec ce sens dans le vocabulaire moderne). Dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, le mot έγκυος est proposé pour le mot « enceinte », sans mention de εγγραστρωµένη, ou des dérivés du verbe εγγαστρώνω. Dans le Dictionnaire de A. Vlahou il y a plusieurs mots autour du signifié « grossesse » et de la « femme enceinte », mais surtout il y a une intéressante référence sur le registre de langue que nous allons examiner par la suite. Le Dictionnaire de A. Vlahou se réfère aux mots suivants : γγάστρωµα (substantif dérivé d'une forme alternative de

εγκαστρώνω), γγαστρώνω (forme alternative de εγκαστρώνω) εγγαστρόνω

(forme alternative de εγκαστρώνω), έγκυος («enceinte», «grosse» selon le dictionnaire), εγκυµονώ («être enceinte»), εγγάστρι («la grossesse»),

εγγάστρια («la grossesse», cette forme n’existe plus dans le vocabulaire grec moderne), εγγαστρόνω («rendre enceinte»), εγγάστρωµα (« l’action de rendre enceinte »).

365 D’abord il faut remarquer que la multitude des graphies de type phonétique du même verbe, les types flottants, montrent que le mot vient probablement d’une tradition populaire. Principalement le mot est « hérité » dans la langue depuis la langue parlée, élément qui renforce notre hypothèse initiale sur l'origine populaire du terme. L’indication intéressante dont nous venons de parler, concerne la forme εγγαστρόνω, que A.Vlachou présente comme

« rendre enceinte », « engrosser » ; il accompagne le terme de l’indication

« vulgaire », qui explique d’ailleurs la référence au verbe français

« engrosser », qui appartient au même registre.

Le terme έγκυος existe depuis l’antiquité, c’est un terme qui provient du verbe κυέω, qui signifie, d’après le dictionnaire de P. Chantraine, « devenir enceinte, porter dans son sein ». Il est intéressant de noter que la langue contemporaine utilise, dans un registre courant, le terme ancien έγκυος, et dans un registre familier, le terme γκαστρώνω, qui se trouve à la limite du registre trivial. Finalement nous voulons signaler le fait que D.N. Iskenderis choisit un mot populaire dans sa traduction, c’est une remarque qui concerne la fréquence de ses choix, en somme, qui d’après ce que nous avons vu jusqu’à présent, se dirigent plutôt vers une langue où la préférence archaïque se voit souvent, sans entraîner cependant un langage particulièrement lourd ou incompréhensible.

366 24) σύµβαµα, Chapitre sixième (p. 57)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

σύµβαµα accident τυχαίο

Le mot σύµβαµα constitue un cas intéressant de recherche sémantique, car il s’agit d’un mot qui existe dans la langue depuis l’antiquité. Le substantif

σύµβαµα provient du participe passé du verbe συνβαίνω, « se passer, advenir, arriver, avoir lieu », c’est-à-dire συµβάς -ᾶσα –άν, qui donne

συµβάν («accident», «incident»). Le mot était utilisé en philosophie, par les stoïciens, mais aussi par Aristote, pour exprimer « ce qui s’ajoute à l’essence, un phénomène qui peut s’ajouter à la réalité sans altérer l’essence des choses ». Le sens du mot est « éventualité », ou bien « accident,

événement fortuit, imprévisible ».

Dans le dictionnaire de A. Vlachou, nous avons trouvé les termes σύµβαµα mais aussi συµβάν (« incident »). Le substantif σύµβαµα est présenté comme synonyme du substantif συµβάν, qui est développé dans les synonymes « événement », « aventure », « accident », « incident ».

Dans le dictionnaire d’É. Legrand, nous avons trouvé le mot « accident » où s’affichent comme synonymes les termes : συµβεβηκός (encore une participe du verbe συνβαίνει; le mot est ancien mais existe dans la langue

367 moderne, gardant le sens de «accident» dans la langue soutenue et spécialisée des textes juridiques), σύµβαµα, τύχη («chance», à signaler qu’il s’agit du mot utilisé dans le texte contemporain), συµβάν.

Dans le dictionnaire de A. Coray282, le terme σύµβαµα est présenté avec une forme alternative : σύββαλµα. Les deux mots sont développés par les termes français : « aventure remarquable », « événement ». Un autre terme

équivalent que A. Coray propose pour le mot «accident», où il présente le terme σύµπεσµα (συν + πέφτω, « tomber ») mérite un commentaire. Le mot n’existe pas dans le vocabulaire contemporain, mais sa construction rappelle un mot qui existe, le substantif σύµπτωσις (συν + πτώσις, « la chute », substantif dérivé du verbe πέφτω « tomber ») qui signifie « conjoncture »,

« occurrence », « circonstance » etc.

Dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, sous l’entrée «accident» se présentent les termes suivants : i) παρασύµβαµα (il s’agit d’un mot ancien, un autre terme philosophique spécialisé autour de la notion de l’aléatoire et qui signifie « accident secondaire, circonstance ») ii) mais aussi συµβάν qui est accompagné du mot français « aventure », iii) les termes περίπτωσις

(«cas»), περίστασις («occasion») qui sont suivis par le terme « cas » et

282 A. Coray présente l’entrée avec les notes suivantes : « Σύββαλµα (γρ. Σύµβαµα) Δ».

368 finalement iv) les termes έργον (« œuvre », « ouvrage »), υπόθεση («cas»),

συµβάν. Ch.D. Vyzantios utilise aussi le terme σύµβαµα, en tant que terme

équivalent de «événement», mais aussi pour le terme «fait», qu’il traduit par

έργον, πράγµα («quelque chose»).

Dans son dictionnaire monolingue, Ch.D. Vyzantios présente les significations suivantes pour le mot σύµβαµα : i) dans un sens philosophique, il présente les termes συµβάν, συµβεβηκός ; ii) en tant que terme spécialisé, il présente le terme προτασις (« proposition »), dans le sens de « la proposition qui constitue une notion complète »283. Ch.D. Vyzantios propose même le dérivé συµβαµατικός (un mot qui n’existe pas dans le vocabulaire moderne et pour lequel il donne les synonymes ο κατά

σύµβαµα, « accidentel », mais aussi les termes συµβεβηκός, τυχαίος « ce qui arrive par chance ».

Sur ce point nous voudrions souligner le problème que pose le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios en ce qui concerne σύµβαµα παρασύµβαµα et συµβάν.

Les trois mots sont présentés comme synonymes ; σύµβαµα est un synonyme de συµβάν pour la plupart des dictionnaires de l’époque, d'autre part, le Dictionnaire français grec de Ch.D. Vyzantios renvoie à

283 « Πρότασις (εξ ονόµατος και ρήµατος) αποτελοῦσα πλήρη έννοιαν, π.χ. Σωκράτης περιπατεί (αντ. τῳ παρασύµβαµα).»

369 παρασύµβαµα comme terme équivalent de « accident », qui est présenté à son tour, d’après notre recherche, en tant que terme équivalent de συµβάν et de σύµβαµα. Ce qui justifie notre remarque, c'est l’indication que nous avons trouvée à propos d'une signification de σύµβαµα, qui nous paraît obscure. Ch.D. Vyzantios dans le lemme σύµβαµα, se réfère à

παρασύµβαµα, en notant la mention « αντ.», («antithèse») à côté du mot.

D’après ce que nous avons vu jusqu’alors, les deux termes appartiennent au même champ sémantique, et expriment des significations pour la plupart quasi synonymes. Bien sûr, au niveau de la terminologie philosophique il y a une différence entre les deux mots, où le σύµβαµα désigne « un

évènement accidentel, ou un accident », et le terme παρασύµβαµα désigne

« un évènement ou accident secondaire », mais nous ne savons pas avec certitude si la différenciation entre eux, a pu passer dans la langue parlée, et

à quel niveau elle était appliquée et comprise par le locuteur moyen. À cela il faut ajouter que le mot παρασύµβαµα n’est pas utilisé dans la langue moderne, sauf pour désigner, dans un usage de langage spécialisé, le cas d’un verbe impersonnel qui est suivi obligatoirement par l’accusatif.

En ce qui concerne l’évolution de σύµβαµα et sa survivance dans la langue moderne, nous voulons ajouter que le mot fait partie du vocabulaire moderne, il appartient à un registre soutenu et se présente en tant que synonyme du mot συµβάν, exactement comme nous l’avons vérifié dans

370 notre recherche dans les dictionnaires du XIXème siècle. Le terme σύµβαµα est souvent utilisé dans un contexte médical ; par exemple la locution

καρδιακό σύµβαµα désigne un « incident cardiaque ».

Le mot à notre avis reflète très bien la signification présentée dans le texte français. Jugeant par l’érudition et les choix langagiers que fait D.N.

Iskenderis, nous sommes de l’avis qu’il utilise le mot σύµβαµα tout spécialement parce que la phrase se réfère à un contexte philosophique et le terme est principalement un terme de philosophie. Le terme paraît assez répandu au XIXème siècle, dans des textes théologiques ou juridiques par exemple284, mais toujours dans un contexte savant. Nous pensons cependant qu’il ne pourrait pas être aussi répandu dans un contexte courant, à cause de sa spécialisation philosophique qui exige un niveau avancé de savoir.

Le terme utilisé par Mme Dionyssopoulou, exprime très bien la signification du texte voltairien et en même temps correspond en quelque sorte à la référence philosophique utilisée par l’auteur français. L’adjectif τυχαίος exprime la signification de « ce qui arrive ou semble arriver par hasard,

284 Nous avons rencontré le terme, pour ne donner que quelques exemples dans un ouvrage de théologie (Σύνοψις της Ιεράς Θεολογίας φιλοπονειθήσα εις ωφέλειαν των ορθόδοξων φιλοµαθών παρά Ν. Κούρσουλα, ouvrage paru en 1862), dans le Dictionnaire français grec de M.G. Schinas et J.N. Lebadeus, de 1861 (σύµβαµα, οιόν το παράγωγον), ou bien dans un ouvrage sur la loi romaine de 1861 (Εγχειρίδιον του Ρωµαϊκού δικαίου, écrit par Sergios Ch. Raftanis).

371 d’une manière imprévue » et quand il est utilisé dans sa forme neutre το

τυχαίο, en tant que substantif, il peut se référer « aux événements imprévus de la vie » et il exprime « le fortuit ». Il est à noter qu’en grec ancien Το

Τυχαίο, désignait le temple dédié à la divinité de la Tyché. En comparant les termes utilisés entre les deux versions, nous devons remarquer que l’équivalence sémiologique parfaite est obtenue par le terme σύµβαµα, cependant la langue au cours de son évolution dans le temps a perdu la référence philosophique du terme, dans l’usage courant. Ainsi, le mot

σύµβαµα ne pourrait plus être utilisé comme il est utilisé par D.N.

Iskenderis en 1817.

25) κρισολογία, Chapitre septième (p. 63)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

κρισολογίαν procès δίκη

Le substantif féminin κρισολογία est un mot composé sur le substantif ancien κρίσις et le suffixe –λογία qui a le sens de « science ou activité » relative à la notion exprimée par le premier composant. Le mot ancien

κρίσις signifie « pouvoir de distinction, choix, sélection », aussi a-t-il le sens de « jugement, décision » ; cette signification se spécialise encore plus, et acquiert un sens juridique pour signifier « le procès » ; κρίσις peut être aussi

372 appliqué pour désigner le « jugement sur une qualification », mais peut aussi désigner « la dispute ».

Le mot κρισολογία est très fréquent dans les textes du XIXème siècle en tant que terme équivalent du mot « procès ». Le mot est utilisé par Neofytos

Vamvas dans la traduction de la Bible, en 1850, par exemple ; il se trouve dans les écrits de D. Katardzis, mais il apparaît aussi dans tous les dictionnaires du XIXème siècle dans lesquels nous avons cherché, et d’après une recherche bibliographique, nous sommes en mesure d’attester qu’il continue à apparaître même dans les textes juridiques du XXème siècle285.

Le mot signifie au XIXème siècle : « jugement, décision ». Le terme

κρισολογία est entraîné par le sens du mot κρίσις dans la langue de l’époque, c’est la raison pour laquelle, nous avons effectué une recherche parallèle pour les deux termes, afin de suivre l’évolution sémantique du terme dans la diachronie, et surtout de le présenter de façon complète au moment de notre traduction.

285 Nous avons trouvé une référence en 1921 dans la revue hebdomadaire juridique Themis, un journal édité à Athènes (Θέµις, εβδοµαδιαία δικαστικής εφηµερίς εκδιδόµενη εν Αθήναις), en 1950 le mot apparaît dans l’almanach de l’archive de l’histoire du droit hellénique (Επετηρίδα του Αρχείου της Ιστορίας του Ελληνικού Δικαίου), et en 1971 dans le volume 100 de la revue Peloponissiaka (Πελοπονησιακά), mais aussi dans plusieurs archives des textes juridiques.

373 Dans le Dictionnaire de A. Vlachou, en cherchant le terme κρίσις, nous avons trouvé les termes : « jugement », « raisonnement », « décision »,

« crise (d’une maladie) », « procès, cause » qui expriment toutes les significations différentes du terme grec κρίσις à l’époque.

Dans le dictionnaire de É. Legrand des occurrences de κρισολογία apparaissent avec le verbe « plaider », le substantif «plaideur » et le substantif « procès ». Par la suite nous avons procédé à la recherche inverse, pour établir les liens d’équivalence entre le champ sémantique pour le terme

« procès », mais aussi pour le verbe « plaider » et le substantif « plaideur » ; notre but est de recenser, dans les dictionnaires de l’époque les termes grecs proposés qui appartiennent à ce champ sémantique particulier, mais aussi de concentrer des informations autour de l’usage du terme κρισολογία (et de ses dérivés), par les dictionnaires du XIXème siècle.

En examinant les termes équivalents proposés pour le verbe « plaider, nous avons trouvé que le dictionnaire propose les synonymes δικάζοµαι («juger en procès»), κρισολογώ /κρισολογούµαι (le verbe dérivé de κρισολογία, il signifie « juger ou être jugé en procès»). Afin de découvrir les liens d’équivalence et les termes proposés par rapport au champ sémantique du

« procès », dans le vocabulaire grec de l’époque, nous avons continué à examiner les locutions comportant le verbe « plaider » et ses dérivés. En ce

374 qui concerne la locution « plaider pour ou contre quelqu’un », É. Legrand propose δικηγορώ (« être avocat, exercer les fonctions d’avocat »),

συνηγορώ («défendre, plaider»). Pour exprimer l’idée de « plaider pour une cause », le dictionnaire propose υπερασπίζοµαι δικαστικώς («défendre en procès»). Sous l’entrée « plaideur » nous trouvons les synonymes :

δικαζόµενος («celui qui est jugé en procès»), διάδικος («plaideur, partie d’un procès»), κρισολόγος (le mot n’existe pas dans le vocabulaire néohellénique), κρισολογών (le mot n’existe pas dans le vocabulaire néohellénique). Pour le mot « procès » les synonymes grecs proposés sont :

αγωγή (« instance »), δίκη (« procès »), κρίσις (dans le sens vieilli de

« procès »), κρισολογία, νταβάς (emprunt au turc dava qui signifie procès, à noter que le mot change et évolue dans la langue plus tard). Donc les premières conclusions de cette recherche dans le dictionnaire d'É. Legrand est que le terme κρισολογία et son verbe dérivé κρισολογώ –κρισολογούµαι, apparaissent là où les termes δίκη δικάζοµαι pourraient apparaître.

En cherchant dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, nous rencontrons

κρισολογία et les verbes dérivés κρισολογώ-ούµαι en relation avec les lemmes « plaider », « plaideur » et « procès », comme nous l'avons vu dans le dictionnaire d’É. Legrand. Ainsi sous l’entrée du verbe « plaider » nous rencontrons les verbes : δικάζοµαι, κρισολογῶ -οῦµαι, δικηγορώ. Sous

375 l’entrée « plaideur » les synonymes proposés sont : κρισολογούµενος,

φιλόδικος, et pour le mot « procès » Ch.D. Vyzantios propose le mot δίκη.

Dans l’édition de 1874 le Λεξικό της καθ’ηµάς Ελληνικής διαλέκτου

[Dictionnaire de notre dialecte hellénique] de Ch. D. Vyzantios se réfère à une variation du terme, et recense la forme κρισολόγηµα, en plus de la forme κρισολογία que nous rencontrons dans notre texte. Les deux variantes ont bien sûr la même signification. Le mot κρισολογία apparaît aussi dans les Mélanges286 de A. Coray sous le lemme pour le terme θέµα qui est le mot équivalent, selon A. Coray à l’époque, pour désigner « un cas en jugement ». D’après lui, le terme κρισολογία est un terme de la langue démotique pour désigner une « affaire judiciaire ».

Le terme κρισολογία n’apparaît pas dans les dictionnaires du XXème siècle, donc le mot s’utilise de moins en moins et finalement disparaît. La raison de cette disparition est l'évolution propre du mot κρίσις dans le vocabulaire de grec moderne, à notre avis. Le mot κρισολογία ne correspond plus au mot

« procès », parce que le mot κρίσις change d’usage et évolue entre-temps.

L’évolution sémantique et l’influence que subira le mot κρίσις, se voient déjà dans l’entrée que nous avons répertoriée dans le dictionnaire de

286 Adamance Coray, Άτακτα Τόµος πέµπτος, µέρος πρώτον, αλφάβητον τρίτον. [Mélanges, cinquième tome, première partie, troisième alphabet]. Paris : Imprimerie de K. Everarte, 1835, p. 90.

376 A.Vlachou, où parmi les significations du mot κρίσις est présenté le sens de

« crise (d’une maladie) ». Cette signification de κρίσις, la « crise », dans un contexte médical d’abord, donnera par analogie le sens de « phase grave dans l’évolution des choses, des évènements des idées ». Celui-ci introduit une nouvelle signification pour le mot κρίση dans le vocabulaire moderne et se fixe en tant qu’une des significations du terme κρίση dans le vocabulaire néohellénique. Cette signification est renforcée par l’influence sémantique que subit le mot, à partir des langues occidentales, notamment le français

« crise » et l’anglais « crisis ».

Le champ sémantique qui concerne le domaine du jugement et la spécialisation qui tourne autour de la justice, d'un procès se trouvent resserrés : le mot κρίση n’est plus synonyme de « procès » en grec moderne.

Cependant la langue garde un souvenir de cette signification particulière et le mot κρίση en grec moderne peut éventuellement signifier « un arrêt de la cour ». D.N. Iskenderis utilise un terme, à notre avis assez « populaire »,

(dans le sens de « répandu ») à l’époque, d’après les nombreuses références que l’on peut trouver dans les textes du XIXème siècle, mais qui s’emploie de moins en moins et ne se trouve plus dans les dictionnaires de grec moderne.

Le seul mot qui corresponde exactement au mot français « procès », est le mot δίκη en grec moderne. Κρίση est un mot polysémique qui perd une de ses significations dans son évolution diachronique pour en gagner d’autres :

377 ainsi il perd la signification de « procès » pour exprimer plutôt le sens de

« phase grave dans l’évolution des choses ».

Un dernier commentaire sur ce terme intéressant (« κρισολογία ») consisterait peut-être à noter que, vu le rôle central de notions comme la

« crise politique » ou la « crise économique » dans la vie du pays, le mot

κρισολογία apparaît de nouveau dans la presse comme néologisme qui marque le « caractère littéraire des articles et des analyses concernant la crise économique et financière ».

26) ιοβόλος, Chapitre septième (p. 67)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

ιοβόλον envenimée φαρµακερή

Dans notre choix de ce mot particulier se cache une question qui concerne l'intérêt de ce choix du mot ιοβόλος par D.N. Iskenderis, par rapport au fait que le mot φαρµακερός existe déjà dans la langue à l’époque de sa traduction. Pour commencer avec un peu d’histoire du mot ιοβόλος il suffit de dire qu’il s’agit d’un mot ancien. Ιοβόλος est un adjectif composé, le premier terme de composition étant le substantif masculin ιός qui signifie

« poison, venin » et le deuxième terme du composé étant le suffixe –βόλος,

378 qui vient du verbe βάλλω (« lancer »). Le mot φαρµακερός («venimeux») est aussi un mot composé, le premier élément étant le mot φαρµάκι, qui selon le Dictionnaire de la langue hellénique de Ch.D. Vyzantios (1895) est le diminutif du mot φάρµακον («médicament »), et le suffixe dérivationnel –

ερός qui, dans la dérivation des adjectifs, marque le fait que l’adjectif caractérise « ce ou celui qui est plein de » ce que signifie le substantif original ; ainsi φαρµακερός signifie « celui ou ce qui est plein de venin ».

Dans le dictionnaire d'A. Vlachou les mots ιοβόλος et le mot φαρµακερός sont tous les deux traduits par le mot français « venimeux ». Dans le dictionnaire d' É. Legrand les deux mots veulent également dire

« venimeux-euse », mais É. Legrand propose pour la locution « qui a du venin », les adjectifs ιώδης (mot du grec ancien, une des significations de

« venimeux »), φαρµακώδης (dérivé de φάρµακον, le suffixe signifie « la qualité d’avoir du venin », l’adjectif n’est pas utilisé dans la langue moderne) et φαρµακερός. De la même façon, dans le dictionnaire de Ch.D.

Vyzantios, les termes équivalents à «venimeux» sont les mots grecs :

ιοβόλος, ιοφόρος («celui sui porte du venin»), et φαρµακερός, avec l’indication «qu’il s’agit de termes qui sont utilisés pour caractériser des animaux287».

287 « Λέγεται περί ζώων » est la note exacte avec laquelle est indiqué le champ sémantique chez Ch.D. Vyzantios.

379

Afin d'être en mesure de comprendre la différence sémantique entre ιοβόλος et φαρµακερός nous avons cherché dans le dictionnaire monolingue de

Ch.D. Vyzantios (Dictionnaire de la langue hellénique, 1895). Autour du terme ιοβόλος, nous avons rencontré un verbe dérivé : ιοβολέω-ώ (il n’existe pas dans la langue moderne) le verbe est traduit par « lancer des flèches », « verser du venin ». Le terme ιοβόλος est traduit par « celui qui lance des flèches », « celui qui verse du venin », mais c'est aussi le cas pour le terme φαρµακερός.

En cherchant le mot φαρµακερός nous avons trouvé une multitude de termes qui étaient des dérivés de la même racine, « φάρµακον ». En grec ancien, le mot φάρµακον signifie « médicament » mais comporte déjà le sens de

« venin », tout en même temps. Une évolution sémantique du mot concerne la référence à des potions magiques, ainsi φάρµακον peut signifier « une potion ». La polysémie du terme se retrouve de manière tout à fait identique dans la langue du XIXème siècle, comme nous avons pu le vérifier. Nous avons trouvé des termes qui renvoient à la signification de « médicament »,

à celle de « venin » (φαρµακάω « souffrir d’avoir reçu du venin ») et à celle de « potion magique » (φαρµακεύτρεια « la sorcière », φαρµακία « la sorcellerie », φαρµακικός « ce qui est relatif à la sorcellerie »). Mais encore

380 une fois le terme φαρµακερός se présente comme synonyme du terme

ιοβόλος.

Afin de nous faire une meilleure idée, nous avons cherché dans les écrits de l’époque, et découvert que, par exemple, Nikiforos Théotokis utilise le mot

ιοβόλος dans son ouvrage Κυριακοδρόµιον. C'est un auteur que nous avons mentionné dans notre deuxième partie, pour son usage de la langue purifiée.

Une autre découverte que nous avons faite, c'est celle de la phrase « πλέον

ιοβόλος έχιδνα ποτέ » dans une traduction de Mérope, une tragédie de

Voltaire. En revanche, dans la poésie de Nicolaos Sava Pikkolos, nous avons rencontré le vers άνεµος φαρµακερός («vent venimeux»). Finalement dans la traduction de l’ouvrage de Plutarque Πολιτικά, par A. Coray, nous avons trouvé la phrase « φωλεύει ο φαρµακερός της φιλαρχίας όφις ». La poésie étant plus proche de la langue parlée et populaire dans son expression et A. Coray étant quelqu’un qui exprimait la voie moyenne, nous avons tendance à croire que le terme φαρµακερός était à l’époque un terme plus proche de la langue populaire, que de la langue « ελληνίζουσα », la langue aux éléments archaïsants. Nous serons donc toute prête à admettre que D.N.

Iskenderis choisit le mot ιοβόλος pour son registre, qui paraît plus élevé que celui de φαρµακερός.

381 27) θηριογνώµων, Chapitre dixième (p.85)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

θηριογνώµων brutal άξεστος / αγροίκος

(1979)

Θηριογνώµων est un mot composé, le premier terme de la composition est le mot θηρίον. Θηρίον vient de l'ancien θήρ qui signifie « bête de proie, bête sauvage », θηρίον est un substantif dérivé qui signifie « gibier », « bête », parfois « sale bête venimeuse ». P. Chantraine nous informe que depuis la langue ancienne le mot est utilisé au sens figuré comme un terme injurieux.

Le deuxième terme de la composition est -γνώµων, qui est une forme dérivée du verbe ancien γιγνώσκω et signifie « celui qui a le caractère de ».

Le dictionnaire de E. Kriaras définit le terme θηριογνώµων comme « celui qui a l’esprit d’une bête sauvage », « une personne particulièrement cruelle ». Par ailleurs, dans le texte voltairien, le terme est utilisé pour caractériser quelqu’un qui avait « battu sa maîtresse », donc dans le terme il faut reconnaître l’usage du terme θηρίον au sens figuré. Dans le dictionnaire de St. Koumanoudis nous rencontrons un mot qui semble constituer un autre dérivé sur les mêmes racines que θηριογνώµων (θηρίο + γιγνώσκω), mais qui se différencie au niveau sémantique : ce mot est le substantif

382 θηριογνωµική, que St. Koumanoudis explique comme « l’art ou la science qui examine les qualités des bêtes sauvages »288 ici le terme θηρίον est utilisé dans son sens propre.

Afin de tracer la signification du mot θηριογνώµων nous avons recherché le sens du mot dans le dictionnaire grec-français de A. Vlachou, et les dictionnaires français-grec de É. Legrand et de Ch.D. Vyzantios. Dans son dictionnaire, A. Vlachou définit le terme θηρίον comme « bête, féroce » et dans le sens figuré il propose les termes de « monstre, qui a un cœur de bête », « cruel ». Le dictionnaire de A. Vlachou ne contient pas le mot

θηριογνώµων; en revanche, il a une référence pour le terme θηριώδης, qui d’après notre recherche lexicologique dans les dictionnaires de l’époque se présente souvent comme un terme synonyme de θηριογνώµων.

Le mot θηριώδης, constitue un terme qui est utilisé dans le vocabulaire néohellénique moderne, où il garde la signification de « celui qui a les qualités d’un être/une bête sauvage ». Cette signification particulière de

θηριώδης, est le sens présenté dans le dictionnaire de A. Vlachou, qui propose comme termes équivalents au grec θηριώδης les mots français

« féroce, farouche ». Dans le dictionnaire de Ch. D. Vyzantios, pour le

288 «Η διαγιγνώσκουσα τας των θηρίων ιδιότητας». St. Koumanoudis, op.cit. p. 474.

383 terme « brutal, ale », nous avons repéré les termes grecs κτηνώδης

(«brutal»), βάναυσος («farouche»). Dans le même dictionnaire, la brutalité est définie comme το κτηνώδες («le caractère de ce qui est brutal»),

σκαιότης (il s’agit de la « brutalité » au sens figuré, le terme se réfère aux qualités morales et signifie « grossier, rustre » selon les dictionnaires de l’époque), et finalement par le terme χωριατιά « caractère d’une action qui est propre à quelqu’un qui vient d’un village289 »). Le Dictionnaire monolingue de Ch.D. Vyzantios définit le mot θηριογνώµων comme un synonyme de θηριώδης que nous venons de voir plus haut, et par la locution

« celui qui a la tête, l’opinion, l’esprit, l’attitude d’une bête sauvage290 ».

Finalement il faut mentionner que le mot ne se trouve pas dans les dictionnaires de grec moderne, ni n'est utilisé par les locuteurs contemporains, mais il s’agit d’un terme qui apparaît en référence à des textes ecclésiastiques, comme les vies de saints par exemple, et souvent dans le Nouveau Testament. Donc, par le biais de la langue ecclésiastique

289 Le terme est en usage dans le vocabulaire néohellénique moderne et comporte la connotation négative qui n’est pas liée avec la violence ou la cruauté, mais plutôt à un certain manque de sophistication que la langue attribue aux personnes provenant de la province. Il s’agit d’une évolution sémantique particulièrement intéressante, qui commence déjà dans l’Antiquité, comme nous allons le voir dans la suite de notre analyse, en nous reportant aux termes utilisés par les traducteurs contemporains, qui portent des traces de cette référence. 290 «Θηριώδης την γνώµην» ici le mot γνώµη (« avis » en grec moderne) signifie plutôt l’attitude, la manière de penser et de voir les choses.

384 nous pouvons soutenir qu’il continue en quelque sorte à exister dans la langue jusqu’à nos jours.

Nous avons répertorié le terme άξεστος utilisé par Mme Dionyssopoulou dans sa traduction de 2006, mais aussi le terme utilisé par Mme Marra dans sa traduction de 1979, αγροίκος. Il s’agit de mots qui existaient depuis la langue ancienne. L’adjectif άξεστος, formé du α- privatif et du verbe ξέω

(« aplanir, raboter »), signifiait « brut » pour évoluer vers les significations : « difficile, rêche ». En grec moderne, άξεστος est un synonyme de αγροίκος et possède le sens de « non civilisé, impoli, vulgaire, sans culture ». Le mot αγροίκος dans la langue ancienne vient de αγρός

(« champ ») et οίκος (« maison »), et signifiait « celui qui est champêtre, rural ». Il faut signaler que, déjà, la signification de « rêche, impoli », avait commencé à apparaître en grec ancien. En grec moderne, le mot a gardé le sens de « impoli rêche, sans culture » en tant que sa signification unique.

Les trois termes utilisés par nos traducteurs sont bien choisis, à notre avis.

Le dernier commentaire que nous voudrions faire par rapport à ces trois mots est que si nous voyons une certaine relation entre les mots

θηριογνώµων, αγροίκος, et άξεστος, c'est dans leur évolution sémantique, avec l’expression de la notion du « rural », qui va aller jusqu'à la signification de « rêche, sans culture » dans la langue moderne. Le mot

385 θηριογνώµων apparaît comme synonyme du mot χωριάτης (qui signifie

« villageois » au sens premier, et au sens figuré « la personne sans culture ») dans les dictionnaires du XIXème siècle, et c’est le même signifié que dans les deux mots, qui sont utilisés dans les traductions modernes, et qui se reflètent à un certain niveau dans leur histoire depuis des siècles.

28) σατράντζιον, Chapitre douxième (p. 99)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

σατράντζιον /σκάκι le jeu des échecs σκάκι

Le mot σατράντζιον constitue une des formes et des appellations du jeu d'échecs, en grec. Le terme constitue un emprunt à la langue perse et le mot shatranj, appelé aussi « le jeu des rois », ou « le jeu d'échecs ». Selon le dictionnaire de E. Kriaras le mot devient à partir du perse, le mot ζατρίκιον, qui est une autre appellation du même jeu, et semble être une forme alternative du mot, créée pendant les années hellénistiques ou le Moyen-

Âge. D’après E. Kriaras, pour le même signifié (le jeu d'échecs) il y a un second terme, qui cette fois est un emprunt aux langues latines, et plus particulièrement à l’italien schacchi>schacco qui a donné la forme σκάκος pendant le Moyen-Âge291. La forme σκάκι est en effet le diminutif de

291 Selon le Dictionnaire étymologique de la langue néohellénique commune de G.P. Andriotis.

386 σκάκος, et σκάκι est le mot utilisé par la langue moderne pour désigner le jeu d'échecs, et constitue la forme alternative que présente D.N. Iskenderis dans son texte.

Afin de donner une impression plus précise de l’évolution du mot, nous avons effectué une recherche complémentaire dans les dictionnaires de l’époque. Ainsi, dans le dictionnaire de A. Vlachou nous avons rencontré uniquement le terme ζατρίκιον sans aucune mention du terme σατράντζιον, la signification proposée pour le mot est, bien sûr, « jeu d’échecs ». Dans le dictionnaire d’É. Legrand, le terme proposé pour «échecs » est το παιχνίδι

του ζατρίκιον, « le jeu de zatrikion » et entre parenthèses on nous donne le terme σαντράτσι. En plus, É. Legrand propose un verbe dérivé du substantif

ζατρίκιον, le verbe ζατρικίζω pour dire « jouer aux échecs ». Dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios le terme proposé pour « échecs » est

ζατρίκιον, et entre parenthèses le terme σατράντζι (à noter la graphie légèrement différente de l'un à l'autre), mais aussi un type phonétique supplémentaire pour le substantif ζατρίκιον, la forme ζατρίκ.

Enfin, dans le dictionnaire de St. Koumanoudis nous avons une liste intéressante de dérivés autour du jeu d'échecs et St. Koumanoudis semble recenser tous les types du terme exprimant ce jeu. St. Koumanoudis se réfère à des termes dérivés du mot σκάκι, comme l’adjectif σκακικός

387 («relatif au jeu d'échecs»), et les substantifs σκακιστής («le joueur d'échecs»), et σκακοπαιξία («le fait de jouer aux échecs»), mais il se réfère aussi à l’adjectif ζατρικικός dérivé de ζατρίκιον. St. Koumanoudis offre un commentaire pour le terme, qui nous permet d’avoir une idée de l’évolution des emprunts concernant le jeu d'échecs vers le grec. Il précise que A. Coray et Ch.D. Vyzantios proposent le terme σατράντζι, et que N. Doukas propose la graphie σατράντζ, et que cette dernière graphie est celle que St.

Koumanoudis connaît par expérience, car il est plus jeune292.

Notre commentaire final sur le terme utilisé dans la langue moderne pour désigner le jeu d'échecs est que le néohellénique moderne a finalement gardé l’emprunt à la langue italienne, rejetant complétement l’emprunt à la langue perse dans la diachronie. Pour l’histoire du mot σατράντζι il faut peut-être ajouter, que le mot apparaît dans les dialectes du Nord de la Grèce, par exemple dans le Musée de la ville de Kozani, nous avons rencontré le terme σαντράτσι (santratsi) qui désigne un outil en fer qui s’utilise pour couper les ongles des animaux293. Dans la région de Thrace, le terme

292 « Όρα Αδαµάντιου Κοραή Άτακτα τ’. δ’.σελ. 153, και Σκαρλάτου λεξικό της καθ’ηµάς κτλ. Έκδ. γ’. σελ. 568, ενθά γραφή σατράντζι, και άλλη δε τις εκ του Δούκα ις’ αναγράφεται ή σαντράτζ, εν µόνην εγώ νέος έτι ών ήκουσα και ηξεύρω.» St. Koumanoudis. Recueil de mots nouveaux créés par les lettres depuis la Prise de Constantinople jusqu'à notre époque. Op.cit. p. 432. 293 La référence peut être trouvée dans l’ouvrage de G. Speis Παραδοσιακές τέχνες και Επαγγέλµατα, [Arts traditionnels et Métiers], Athènes : Édition du Ministère de

388 σαντράτσι (santratsi) est employé pour désigner une espèce de tissu, utilisé pour le ménage dans les maisons, il est orné traditionnellement de figures géométriques qui rappellent l’échiquier.

29) ριζάρι Chapitre treizième (p. 106)

Grec populaire 11817 Français Grec moderne

ριζάριον garance ριζάρι

Nous avons choisi ce terme parce qu'il est relativement rare de trouver des termes qui restent inchangeables, il s’agit pour la plupart d'emprunts lexicaux aux langues étrangères, intégrés dans la langue et inchangeables pendant des siècles. En ce qui concerne ce terme, qui désigne «une plante herbacée des régions chaudes et tempérées cultivée pour la matière colorante rouge», il vient du mot ancien ρίζα > ριζάριον qui est une forme hellénistique et constitue un diminutif de l’ancien ρίζα. En regardant les définitions modernes du terme, nous avons trouvé l’appellation latine de l’herbe, Rubia tinctorum qui donne en grec ερυθρόδανο το βαφικό.

L’appellation ερυθρόδανο est le terme utilisé depuis le grec ancien pour désigner cette herbe particulière. Le terme est déjà connu chez Hérodote qui désigne l’herbe en tant que ερευθέδανο qui a évolué en ερυθρόδανο.

la Civilisation, 1995.

389 Dans les Mélanges sur la langue grecque ancienne et moderne de A. Coray, nous trouvons beaucoup d’informations sur le terme ριζάριον294. Il présente la relation de synonymie entre ριζάριον et ερυθρόδανον et il présente en même temps un autre terme qu’il caractérise de « vulgaire », c’est-à-dire qu'il vient de la langue populaire, le terme λιζάριον. Le terme λιζάριον nous a fait penser au terme alizari, un terme gréco-turc, selon le dictionnaire

Robert. D'autres variantes de ce terme botanique, alizare ou lizari, lizary sont attestées au XIXème siècle dans la langue anglaise295. L'origine de ces termes est le mot arabe al-asărah qui signifie, « jus, extrait ». Cet emprunt à la langue arabe, semble expliquer l'origine populaire du terme λιζάριον.

Dans le dictionnaire de A.Vlahou, nous avons trouvé les deux termes ριζάρι et ερυθρόδανο, sans autre référence à d'autres termes grecs. Dans le dictionnaire français-grec de É. Legrand le mot ερυθρόδανο est le seul terme proposé sous l’entrée « garance », mais sous les lemmes pour des termes dérivés, comme le verbe « garancer », et le substantif « garancière »,

294 Ριζάρινο (χυδαϊστί Λιζάριον), ονοµάζεται κατ’εξοχήν το Ερυθρόδανον. Ελλ. Των παλαιών (garance), δια την χρήσιν της ρίζης του εις βαφήν ερθυθρών. Adamance Coray, Άτακτα Τόµος 4ος Μέρος Δεύτερον Αλφάβητον Δεύτερον Π- Ω [Mélanges. Quatrième Tome. Deuxième alphabet, lettres : Π-Ω]. Paris : Imprimerie Everarte, 182, p. 476. 295 Garland Cannon, Alan Skaye (collaborator), The arabic contributions to the English language : An historical Dictionary. Wiesbaden : Harrassowitz Verlay, 1994, p. 341.

390 É. Legrand propose des termes grecs qui sont des dérivés non seulement de

ερυθρόδανο mais aussi de ριζάριον. Ainsi, le dictionnaire recense les termes

ερυθροδανώ («utiliser la garance pour colorer des tissus»), ριζαροβάφω

(« utiliser la garance pour colorer des tissus »), ερυθροδανοβαφείον

(«endroit où sont produits des tissus colorés à base de garance»),

ριζαροβαφείον («endroit où sont produits des tissus colorés à base de garance»), termes qui n’existent pas dans le vocabulaire moderne. Dans le dictionnaire français-grec de Ch.D. Vyzantios, les deux termes sont recensés, ριζάριον ερυθρόδανον, et dans son dictionnaire monolingue, Ch.

D. Vyzantios consacre un lemme au terme ερυθρόδανον, où il présente le terme ριζάριον comme son synonyme.

Pour finir cette recherche sur l’histoire de ce terme nous voudrions dire que dans la langue moderne, le terme qui a survécu dans la langue courante est le terme ριζάριον, qui si l'on en juge par notre examen historique paraît être en relation avec la langue populaire du pays, tandis que le terme

ερυθρόδανον s’utilise uniquement dans un registre savant et spécialisé de la botanique. La conclusion que l’on peut tirer sur le choix du terme ριζάριον par D. N. Iskenderis, est que s'il a fait ce choix, c'est qu’il veut être compris par un lectorat plus vaste, qui serait peut être troublé par la référence à

ερυθρόδανον.

391 30) πύξος Chapitre treizième (p. 106)

Grec populaire 1817 Français Grec moderne

πύξον buis θάµνο

Le mot πύξος est intéressant pour son histoire et son étymologie. Il s’agit d’un mot ancien qui a survécu pendant des siècles d’usage et peut être utilisé même aujourd’hui, dans le vocabulaire spécialisé de la botanique.

Sémantiquement parlant, le mot courant pour exprimer le signifié de

« buis » en grec moderne c'est le mot θάµνος.

La signification de πύξος dans le dictionnaire de P. Chantraine est « buis, ou bois de buis ». Le mot est ancien et sa racine vient du mycénien pukoso.

Une question qui se pose par rapport à ce terme concerne son étymologie,

étant donné qu'en lisant le lemme pour buis dans le dictionnaire Le Robert on se rend compte que le mot vient du latin buxus qui paraît très proche du grec πύξος. P. Chantraine se demande la même chose, et se pose la question de savoir si le latin buxus est un emprunt au grec ou un emprunt parallèle. Il s’agit du même mot qui a donné « buis » en français, « box » en anglais et

« büsche » en allemand.

Dans le dictionnaire de St. Koumanoudis, nous rencontrons le terme

πυξοφόρος (la rivière qui a plusieurs buis à ses côtés), ou bien πυξογραφία

392 (qui doit signifier une espèce de dessin ou bien l’étude des buis, le mot n’existe plus dans le vocabulaire moderne). Dans le dictionnaire d'A.

Vlahou, nous rencontrons le terme πυξάρι un terme plus récent qui existe dans le vocabulaire moderne et se présente comme synonyme de πύξος. Sur ce point, nous voudrions signaler le fait que le mot θάµνος qui apparaît dans la traduction contemporaine, peut être relevé dans le dictionnaire de A.

Vlahou où il est présenté comme possédant les sens de : « arbuste, buisson, broussaille ». Dans le dictionnaire d’É. Legrand le terme « buis » est rendu par les termes πύξος, πυξάρι mais aussi τσιµισιρί. Le mot τσιµισιρί est un emprunt à la langue turque et continue à exister dans le vocabulaire contemporain, en tant qu’une des appellations possibles de buxus sempervirens, l'expression latine qui désigne en botanique le même type de

« buis » que πύξος, πυξάρι et τσιµισιρί dans la langue moderne. En cherchant dans le dictionnaire de Ch. D. Vyzantios nous avons eu le même résultat concernant le mot πύξος, c’est-à-dire que les termes πύξος et

τσιµισιρί sont présentés comme équivalents à « buis » en français.

En ce qui concerne le mot θάµνος, nous voudrions remarquer qu’il s’agit d’un mot qui existe dans la langue dès le grec ancien et qui désigne «un arbuste bas, avec des branches qui poussent à partir de la surface de la terre». En recherchant la signification du mot πύξος dans le dictionnaire monolingue de Ch.D. Vyzantios nous avons trouvé la description « arbuste à

393 feuilles persistantes avec du bois jaunâtre dense et dur296 » qui est presque une reprise de la définition du terme « buis » par le dictionnaire Le Robert.

Il semble donc que l’équivalence soit parfaite entre les termes buis et πύξος; cependant, dans la langue moderne, le lecteur contemporain serait perplexe en lisant πύξος, qui est de nos jours un terme spécialisé. Aussi Mme

Dionyssopoulou (mais aussi Mme Irini Marra) choisit-elle le terme θάµνος qui est peut être moins spécifique, mais donne de façon plus générique et certainement compréhensible et claire le sens d'arbuste, de buisson.

296 Είδος δένδρου αειθαλούς µε κιτρινωπόν πυκνότατον (σκληρότατον) ξύλον. Ch.D. Vyzantios Dictionnaire op. cit. (édition de 1895).

394

C. Inscription chronologique du fonds lexical du vocabulaire néohellénique depuis la traduction de Lettres Persanes de Montesquieu par Néoclis Papazoglou en 1839

Avant-propos Nous souhaitons faire à ce sujet, un commentaire qui soit valable pour l’ensemble de la langue examinée dans la traduction des Lettres Persanes de

1836. Nous avons caractérisé la langue de N. Papazoglou de «langue savante». Par cette caractérisation nous souhaitons nous différencier un peu de la caractérisation de sa langue comme langue purifiée ou katharévoussa.

La langue purifiée ou la katharévoussa étant une version de la langue non standardisée, une forme de langue savante, reste cependant une caractérisation qui est assez approximative. D’abord, à cette époque, la katharévoussa ne fait que commencer à être formée et elle ne s’identifie pas souvent comme telle. La langue dite purifiée, ou katharévoussa, se présente, surtout au début de son histoire, plutôt comme un idiolecte composé d’un mélange de termes archaïques et populaires, qui appartient à chacun en propre, suivant les préférences et l’érudition de l’auteur. La katharévoussa, une langue plus artificielle qui manque de flexibilité et de réflexes

395 d’adaptation d’une langue parlée, présente donc une variabilité qui

« comporte des degrés variables de purisme dans les formes297 », selon A.

Mirambel. En plus, il vaut mieux caractériser la langue de Papazoglou de

« langue savante », à notre avis, ou de « langue savante simple », parce que le terme « katharévoussa » sert à caractériser une expression linguistique qui sera mieux définie un peu plus tard dans l’histoire de la langue. Notre compréhension et notre interprétation de la langue de N. Papazoglou nous fait penser qu’il s’agit d’un mélange de langue orienté plutôt vers ce qui allait être caractérisé comme la langue « katharévoussa ».

Parmi les éléments constitutifs de son idiolecte, il y a l’affinité du traducteur pour la création de mots qui souvent prennent leur source dans la langue populaire mais sont formés de façon à donner l’impression d’une langue plus archaïque. La volonté d’épurer le vocabulaire et d'introduire dans le langage des termes qui expriment des signifiés qui sont empruntés aux langues étrangères et qui, sur le plan du signifiant, sont construits avec des composants qui appartiennent à la langue grecque, constituent les caractéristiques de la katharévoussa. Ce phénomène apparaît très souvent dans le texte de N. Papazoglou ce qui nous fait croire qu’il s’agit d’un choix linguistique conscient, d’autant plus que notre traducteur est directeur d’une

297 André Mirambel. « Problème de dialectologie néohellénique », in Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 110e année, N. 3, 1966, pp. 421-435.

396 des écoles les plus prestigieuses de son époque, un homme « éclairé », qui fait de son devoir de professeur un devoir patriotique. Influencé par les cercles d’A. Coray, il aime produire de nouveaux termes néologiques, ou donner de nouveaux signifiés à des termes grecs, dans un effort apparent de renouveler le vocabulaire de la langue en lui réappropriant des éléments de son passé.

397

1) ακαλόβολα, Lettre 3 (p. 4298)

Grec savant 1836299 Français Grec moderne

ακαλόβολα incommode ενοχλητικά

Il s’agit d’un mot intéressant qui constitue un néologisme de N. Papazoglou, ou bien un mot créé à l’époque dont il n’y a pas de traces particulières dans les textes que nous avons pu consulter. Le mot est composé du préfixe α- privatif (qui exprime le manque, la privation, la suppression) et de l’adverbe

καλόβολα, qui appartient à la langue démotique, c’est-à-dire la langue communément parlée et comprise à l’époque et qui à son tour est formé de

καλός + βολ(ή) –ος.

En travaillant sur ce terme de N. Papazoglou nous avons examiné les dictionnaires de l’époque pour le mot καλόβολος d’une part et d'autre part, nous avons procédé à l'inverse, en cherchant les interprétations possibles des

298 La pagination correspond à la pagination originale du texte de l’édition de 1839. Le texte est accessible à travers le lien suivant : http://anemi.lib.uoc.gr/metadata/3/1/a/metadata-39-0000188.tkl depuis le site de la librairie électronique de l’université de Crète. 299 La date correspond non pas à la date d’édition, mais à la date d’écriture. Le traducteur signe son introduction au lecteur en 1836 et l’ouvrage paraît en 1839.

398 mots « accommodant » ou « incommodant » en grec, afin d'élargir le plus possible notre point de vue sur ce champ sémantique particulier. Dans le dictionnaire de Koumanoudis, ni le terme καλόβολος ni le terme

ακαλόβολος n'apparaissent, fait qui corrobore notre hypothèse de néologisme. Dans le dictionnaire français-grec de A. Vlahou nous avons rencontré le terme καλόβολος qui est traduit par les termes français :

« commode, traitable, accommodant ». Nous voyons déjà la relation entre l’interprétation de « accommodant » en grec et le terme καλόβολος, cependant comme nous souhaitions approfondir un peu plus l'étude de ce terme nous avons procédé à l’examen des dictionnaires d’É. Legrand et de

Ch. D. Vyzantios. Dans le dictionnaire d’É. Legrand nous avons trouvé l’adjectif « incommodant », qui est traduit par les termes οχληρός

(« importun »), ενοχλητικός (« ennuyeux »).

Le terme ενοχλητικός signifie «ennuyeux» dans la langue moderne, mais ce qui est important pour notre recherche c'est de noter qu'à l’époque de la traduction, le terme existait déjà et pouvait parfaitement convenir en tant que traduction du mot utilisé dans le texte d’origine de Montesquieu. Le terme καλόβολος apparaît en relation avec l’adjectif « commode » et l’adjectif « accommodant » dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios. Ce dernier caractérise le καλόβολος comme un terme de registre courant, familier même.

399

En lisant le texte d’origine et avec la connaissance des interprétations de

« commode » à l’esprit, dans les dictionnaires de l’époque, nous avons l’impression que notre traducteur crée un mot à la façon du terme français qu’il doit traduire. Comme nous allons le voir par la suite, cette création de mots inventés est un choix assez courant chez N. Papazoglou, qui forme ses mots en véritable expert, de façon à leur faire prendre une apparence archaïque, mais en utilisant comme éléments constitutifs, des termes provenant de la langue parlée. Dans le cas de ακαλόβολος, notre traducteur utilise un terme de la langue démotique, pour créer un mot nouveau.

2) αναισθητότητα, Lettre 6 (p. 7)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

αναισθητότητα insensibilité αναισθησία (1925)

απάθεια (1998)

Il s’agit d’un mot inventé par N. Papazoglou, un néologisme, dirons-nous plus formellement, d’après ce que nous sommes en mesure de savoir, pourvu que le mot ne corresponde à aucune référence dans les dictionnaires de l’époque. Cependant, le mot constitue en même temps une variation de formes déjà existantes comme nous avons pu le vérifier par notre recherche.

La période de la création et le trajet du terme paraissent assez obscurs, surtout qu’il continue à être utilisé dans la langue moderne, mais n’apparaît pas dans la plupart des dictionnaires. Le mot semble être calqué sur le mot

400 français du texte d’origine : « insensibilité ». Le terme vient du verbe αίω –

αισθάνοµαι, qui signifie « sentir apercevoir ». Selon P. Chantraine le terme

αισθητικός («qui est relatif aux sensations»), un dérivé adjectival du verbe

αισθάνοµαι, donne des termes scientifiques et philosophiques. Aujourd’hui, le terme αισθητικός, ayant subi l’influence sémantique du mot français

« esthète », signifie « l’esthétique » mais aussi « ce qui est relatif aux sensations ». Dans le dictionnaire de E. Kriaras cependant, αισθητικός désigne « sensible, émotif », ou bien « celui (ou ce) qui se trouve en accord avec la réalité sensorielle, celui (ou ce) qui est vrai », il fait donc référence aux sens et aux sentiments, à la fois.

Pour avoir une idée des dérivés et des significations possibles de ce terme il faut examiner les termes présentés dans les dictionnaires de l’époque. Dans le dictionnaire de St. Koumanoudis nous rencontrons le terme αισθητιστής

(« sensualiste »), le terme αισθητιστικός (avec l’indication qu’il s’agit d’un terme philosophique, notre traduction serait «relatif à l’esthétisme») et aussi le terme αισθητότης, qui est mentionné mais sans être défini. Finalement, de façon anecdotique nous voudrions mentionner le terme αισθητόφρων, un mot composé qui appartient à Théofilos Kaïris, un ami de notre traducteur

N. Papazoglou. Théofilos Kaïris était un instituteur savant, qui, comme notre traducteur, créait des mots dans ses écrits, si l'on en croit le dictionnaire de St. Koumanoudis. Le Dictionnaire de la langue grecque de

401 Ch.D. Vyzantios se réfère au terme αισθητικός comme «celui qui a la capacité de sentir», «celui qui est sensible» et au terme αισθητός qu'il définit par « celui (ou ce) qui peut être perçu par les sens ».

En procédant à la recherche des termes du même champ sémantique par le biais du terme français du texte d’origine, nous avons examiné les termes

« insensible », « sensitif » et « sensibilité ». Dans le dictionnaire de É.

Legrand le terme « insensible » est traduit par le mot grec : αναίσθητος et pour le mot « sensible » le dictionnaire propose les mots : ευαίσθητος

(« sensible »), ευπαθής (« sensible, fragile »), αισθαντικός (« sensible, délicat »), αισθητικός (« sensitif »). Pour le terme « sensitif » le dictionnaire propose aussi le terme αισθητικός, ce qui nous permet de vérifier la référence précédente. Pour « insensibilité », les termes, selon une différenciation intéressante faite par le dictionnaire, correspondent d’abord au plan physiologique et le terme proposé est αναισθησία; puis au plan moral et le terme «insensibilité», et ses équivalents grecs sont : αναλγησία

(«insensibilité, analgésie»), ασυµπάθεια300, αλυπησία301. Dans le

300 Le mot n’existe pas dans le vocabulaire grec moderne, nous aurons tendance à l’interpréter comme manque d’affinité morale, par la simple analyse étymologique du terme. 301 Le mot n’existe pas non plus dans le vocabulaire grec moderne, nous aurons tendance à l’interpréter comme « absence de pitié pour ».

402 dictionnaire de Ch. D. Vyzantios pour le mot « insensible » le mot proposé est le grec αναίσθητος et pour le terme «insensibilité » le terme αναισθησία.

Lors d'une recherche dans le Dictionnaire encyclopédique Eleftheroudakis, qui date du début du XXème siècle, nous avons pu trouver une définition du substantif αισθητικότης qui enrichit notre compréhension de l’évolution de la multitude des dérivés et des variantes possibles à partir de la même racine. Selon le Dictionnaire Encyclopédique Eleftheroudakis il s’agit de la notion de ευαισθησία, «sensibilité, émotivité», le deuxième sens est :

αντίληψης του καλού («perception du beau»), το αισθητικόν («la perception du beau»). Le terme fait référence à la physiologie des sensations et exprime la notion de « sentir » aussi. Le terme αισθητικός est présenté comme un synonyme de αισθαντικός («sensible, porté à des sentiments forts») et ensuite comme « celui qui a une connaissance de la philosophie de l’art et de la théorie du beau ».

On voit dans cette recherche un certain flottement qui caractérise les nombreux termes dérivés du verbe αισθάνοµαι. Les mots semblent subir des influences sémantiques d’autres langues, surtout du français, et ils adoptent des significations nouvelles tout en conservant leur sens premier. La ressemblance et la similitude des termes dérivés ont peut-être fait que les termes s'influencent l’un l’autre selon l'influence subie par les termes

403 extérieurs, en agissant en « faux amis ». Ce flottement et cette variation des termes se traduit par le fait que les dictionnaires de la langue moderne, ne contiennent pas, pour la plupart, le terme αισθητότητα, qui cependant semble avoir survécu dans la langue moderne et se trouve dans des dictionnaires bilingues grec et une langue étrangère, par exemple302. Le terme est défini en tant que « qualité de quelqu’un ou de quelque chose à

être perçu », « capacité de sentir ». Le seul dictionnaire de langue moderne où nous ayons pu trouver une définition du terme αισθητότητα est le dictionnaire Tegopoulos-Fytrakis, qui définit le terme en tant que : η

ιδιότητα του αισθητού, « la qualité de ce qui est perceptible ».

L’usage du terme αναισθητότητα par N. Papazoglou, qui en utilisant le α- privatif, crée un antonyme pour αισθητότητα, mais aussi les variantes des termes de la même racine, et l’influence sémantique que l’un exerce sur l’autre, sont la preuve qu’il s’agit d’un terme ouvert à des néologismes par sa polysémie et les variantes qu’il présente dans la diachronie. Le terme moderne que la langue utilise de façon sûre et certaine, pour exprimer la notion d'« insensibilité » est le terme αναισθησία, qui existe déjà à l’époque de N. Papazoglou. Le sens premier du mot αναισθησία est « perte des sensations», qui peut même induire «la perte de connaissance », souvent à

302 Le terme apparaît dans le Dictionnaire grec français de la librairie Kauffmann et il est défini par : « le fait d’être perçu, le fait d’être remarqué, le fait de ne pas passer inaperçu ».

404 cause des médicaments utilisés avant une opération chirurgicale, par exemple. Par extension, le sens du mot s’est développé pour signifier

«l’indifférence, l’apathie, la langueur».

Notre traducteur préfère créer le mot αναισθητότητα, calqué sur

« l’insensibilité » français mentionné dans le texte d’origine. Ainsi, il construit une forme néologique pour exprimer un signifié qui existe déjà dans la langue et s’exprime par le signifiant αναισθησία. Ce choix pourrait aussi être un peu forcé, parce que le terme αναισθησία présente une certaine polysémie, et que les variantes des termes dérivés semblent être nombreuses. Une autre hypothèse consisterait à présumer que le terme n’était pas encore figé dans le sens d« insensibilité », comme il l'est dans la langue moderne. Finalement, le terme moderne « απάθεια », utilisé dans la traduction de 1998, se trouve dans le même champ sémantique que

αναισθησία, avec une légère insistance sur la notion d'«imperturbabilité » et peut même exprimer la notion de « langueur ». À notre avis le meilleur choix est αναισθησία, qui se trouve dans la traduction de 1925.

3) αξιοµισθία, Lettre 7 (p. 10)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

αξιοµισθία mérite αξία

405 Le mot αξιοµισθία est un composé savant créé pour exprimer le « mérite » français, selon le dictionnaire de Koumanoudis303 qui renvoie aussi au dérivé αξιόµισθος, qui est traduit par le terme «méritoire». Selon P.

Chantraine, l’adjectif άξιος, qui est le premier composant de αξιοµισθία, signifie « de grande valeur » ou « à un juste prix », le sens s’est développé en celui « de valeur, qui vaut, qui mérite ». En tant que premier composant, le terme αξιο- signifie « qui vaut la peine de ». Le substantif µισθός, qui constitue le second terme de composition signifie « récompense, salaire, solde ». Selon le contexte et la composition des signifiés qui participent à la création du mot, dans les termes composants άξιος- et –µισθός, nous serons amenée à traduire ce terme par « celui qui mérite sa récompense », donc quelqu’un qui est méritoire, qui a du mérite, pour arriver à la signification attestée par St. Koumanoudis.

En cherchant dans les dictionnaires bilingues de l’époque, sous l’entrée

« mérite », É. Legrand mentionne les termes αξία («valeur»), αξιότης

(«mérite»), προτέρηµα («qualité, avantage»), αξιοµισθία. Pour le terme

« méritoire » nous trouvons les termes θεάρεστος («qui plaît à Dieu»),

αξιόµισθος, αµοιβής άξιος («qui mérite une récompense»). Il est intéressant de mentionner que pour la locution « celui qui mérite beaucoup », É.

Legrand donne la phrase άξιος µεγάλων ανταµοιβών («celui qui mérite de

303 « Αξιοµισθία, Γαλ. Mérite.»

406 grandes récompenses»), mais aussi la phrase όστις έχει πολύ µισθόν, on dirait, « celui qui a un haut salaire » en interprétant µισθός avec son sens moderne ; bien sûr, à l’époque, le sens est « qui a beaucoup de valeur » c’est un décalage qui est particulièrement intéressant et sert à démontrer l’évolution du vocabulaire. Par cette locution trouvée dans le dictionnaire d’É. Legrand, il est évident que le mot µισθός, à l’époque, ne possédait pas uniquement un sens premier, mais aussi un sens figuré, et que le mot était utilisé pour signaler la notion de valeur qui n’est pas seulement monétaire, mais aussi morale.

Le terme apparaît souvent en référence à des textes ecclésiastiques, surtout en ce qui concerne des références contemporaines. Le terme αξιόµισθος ne se trouve ni dans le dictionnaire de Georges Babiniotis, ni dans le dictionnaire de l’Institut des Études Néohelléniques. Cependant, le mot est attesté dans la langue contemporaine. Nous avons pu trouver une définition du terme dans un dictionnaire monolingue de 1993304. Selon le dictionnaire

Tegopoulos-Fytrakis, αξιόµισθος est quelqu’un qui est « digne d’une récompense morale, celui à qui il faut reconnaître l’accomplissement d'actes

304 Tegopoulos- Fytrakis. Ελληνικό λεξικό. Ορθογραφικό, ερµηνευτικό, ετυµολογικό, συνωνύµων, αντιθέτων, κυρίων ονοµάτων, [Dictionnaire grec. Orthographique, herméneutique, étymologique, dictionnaire des synonymes, des antonymes et des noms propres]. Cinquième édition. Athènes : Éditions Armonia, 1993.

407 vertueux ». Le substantif αξιοµισθία signifie « l’état de quelqu’un qui est

αξιόµισθος», «la qualité qu'a quelqu'un d’être αξιόµισθος ». Selon la même source le terme est utilisé dans un contexte religieux, dans des textes ecclésiastiques. La vérification de notre recherche vient à la suite de la recherche du terme αξιοµισθία dans le dictionnaire de I. Dimitrakos, qui définit le terme comme appartenant au champ sémantique de la religion, utilisé comme synonyme de «vertueux ». À notre avis, la référence ecclésiastique constitue un resserrement du terme qui apparaît d’emblée au

XIXème siècle et se présente comme terme équivalent du français « mérite », et correspond à un champ sémantique qui ne se limite pas à des connotations religieuses.

Nous avons tendance à croire que le terme présente un certain niveau d’altération dans son évolution sémantique dans la langue contemporaine, et s’applique à des situations qui ne sont pas confinées à la référence religieuse. Le locuteur moderne, ignorant peut être le champ sémantique du mot, l'utilise de façon erronée, en interprétant ses composants sur le plan du réel, ou bien pour désigner une personne qui mérite sa paye, ou bien pour désigner une situation où le paiement offert pour un travail ou un métier est intéressant.

408 4) απουσία, Lettre 7 (p. 10)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

απουσία absence µισεµός

(1925)/ξενιτεµός (1998)

Le mot απουσία est un mot ancien qui provient du verbe ancien άπειµι qui signifie « être absent ». Dans tous les dictionnaires modernes, il est suggéré comme un emprunt sémantique du français « absence ». Dans le dictionnaire de St. Koumanoudis nous rencontrons le verbe απουσιάζω signalé par un astérisque, accompagné de la définition «être absent »305 et de l’explication : « dans la langue ancienne, ce mot n’avait pas ce sens »306.

L’histoire polysémique du mot se voit dans le lemme consacré à απουσία qui est contenu dans le Dictionnaire de la langue grecque de Ch. D.

Vyzantios. Le premier sens relevé est « le fait d’être absent, de manquer ».

Ensuite Ch. D. Vyzantios propose les substantifs έλλειψις («absence»,

«défaut»), στέρησις («manque»), χάσιµον (της περιουσίας) [«perte de fortune »], ζηµιά («dommage, dégât»). Par cette présentation nous sommes en mesure de voir l’étendue sémantique du terme απουσία.

305 « Είµαι απών.» 306 «Εν τη αρχ. γλώσση δεν είχε η λέξης ταύτην την σηµασία.»

409 Afin de nous rendre compte de l’influence sémantique du terme français

«absence», sur le terme απουσία, il suffit d’examiner la signification de ce dernier dans la langue moderne dans la diachronie. Depuis le XIXème siècle déjà, l’influence se voit par le fait que le sens principal du mot dans des dictionnaires français-grec est celui d'«absence». Mais, l’influence du français devient plus évidente si on examine le lemme απουσία dans les dictionnaires du début du siècle, et dans les dictionnaires de grec moderne comme celui de Georges Babiniotis, en comparaison avec le dictionnaire Le

Robert, pour le même terme (« absence »), en français.

En examinant le terme dans le Dictionnaire Encyclopédique Eleftheroudakis nous lisons : «le fait d’être absent, de ne pas être présent, afin d’exprimer qu'un propriétaire cesse de paraître au lieu où se trouvent ses terres, le terme

απουσιασµός (mot notamment calqué sur absentéisme) est inventé.

Manque. »307 Plus loin, le dictionnaire nous informe que le terme peut concerner l’absence du lieu de travail et il présente la « permission d’absence » en tant qu’équivalent du « congé » de la langue moderne française.

307 « Το είναι τινά απόντα, το µην παρείναι, δια την διαρκή απουσίαν του ιδοκτήτου από των κτηµάτων του εδηµιουργήθη τελευταίως ο όρος απουσιασµός. Έλλειψις.»

410 Dans les dictionnaires modernes le terme est défini avec les significations suivantes: i) le fait de ne pas être dans un lieu ii) le fait de s’absenter, mais aussi le temps que dure cette situation iii) par synecdoque, la personne qui est absente, iv) le fait de manquer un cours, ou ne pas se présenter à son lieu de travail, v) le fait de ne pas exister, d’où le défaut, le manque308.

Les deux termes présents dans les traductions du XXème siècle sont

également intéressants. Le terme µισεµός (« expatriation ») est un terme de la langue populaire, issu du verbe µισεύω. Le mot apparaît au Moyen-Âge et constitue un emprunt au latin tardif missa qui provient du verbe mitto dont le sens premier est « adresser, envoyer, laisser, émettre, abandonner, lancer, jeter, congédier ». Selon le dictionnaire Kriaras, le terme µισεµός signifie,

αναχώρηση (départ), αποχώρηση (« désertion, retrait, départ »), αποδηµία

(« émigration, migration »), ξενιτεµός (« expatriation, émigration »). Il se peut que µισεµός se réfère au départ d’un navire (απόπλους). Le terme peut

être utilisé au sens figuré pour désigner « le coucher d’un astre » mais aussi

« le départ de la vie, la mort ». Dans la langue moderne, le terme désigne

308 Dans le Dictionnaire Le Petit Robert de la langue française, la définition pour le terme « absence » est : i) le fait de n’être pas dans un lieu où l’on pourrait, où l’on devrait être, ii) le fait d’avoir quitté la compagnie de qqn, iii) le fait de s’absenter, de partir, le temps que dure cette situation, iv) le fait de manquer à une séance, un cours, v) le fait pour une chose de ne pas se trouver (là où on s’attend à la trouver), vi) le fait de ne pas exister, vii) défaillance de mémoire, ou moment de distraction.

411 plutôt « un départ pour un voyage, à l’étranger », surtout si le départ est en relation avec la recherche d'un travail.

Le terme µισεµός est stylistiquement une marque de langue populaire, qui apporte un contexte de langue parlée. Les mots de la démotique sont souvent utilisés par la langue de la littérature, et le traducteur de 1925, fait d’abord un choix stylistique en utilisant un terme de la « démotique » ; vient ensuite son désir d'exprimer le terme « absence » de façon plus poétique dans le texte traduit. Le terme apparaît souvent dans les chansons démotiques.

Le terme ξενιτεµός, utilisé dans la traduction de 1998, n’est pas très loin, stylistiquement parlant, de la traduction de 1925. Le terme ξένος, en grec ancien, signifiait « l'hôte et « l’étranger à la fois » selon P. Chantraine, et il s’agit d’un terme qui en génère plusieurs autres dans la langue à travers les siècles. Le terme ξενιτεµός vient du verbe ξενιτεύοµαι, une forme qui apparaît au Moyen-Âge. Sa signification initiale est : « partir de son pays », souvent comme mercenaire, ou bien dans le but d’apporter de l’argent à son lieu de naissance et à sa famille. En grec moderne, le terme ξενιτεµός, signifie « la résidence de longue durée dans un pays étranger », mais il s’agit surtout d’une absence de son pays de naissance qui constitue un besoin infaillible, et qui se fait pour des raisons de survivance, on dirait

412 « émigration ». Stylistiquement parlant, le terme est équivalent à µισεµός, utilisé dans la traduction de 1925. Nous avons tendance à croire que les termes utilisés par les deux traducteurs, sont choisis expressément afin de provoquer chez le lecteur grec moderne une réaction sentimentale plus vive que la simple référence à une «absence», parce que le contexte d’origine

(une lettre pleine d’émotion d’une femme amoureuse à son amant309) le permet.

5) απόσυρµα, Lettre 8 (p. 12)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

απόσυρµα retraite αναχώρηση (1925)/

αποµάκρυνση (1998)

Le mot απόσυρµα est un mot intéressant : encore une fois, Néoclis

Papazoglou nous présente le cas d’un terme qui a une longue histoire dans la langue. Le terme est utilisé depuis l’antiquité. Il est passé dans la langue parlée pour être lié surtout avec des significations spécialisées et constitue un terme qui est très rarement utilisé dans la langue moderne. Le terme ne fait pas partie du corpus des mots recensés par les dictionnaires modernes.

Afin d’être en mesure de suivre le chemin complexe des relations sémantiques et les évolutions en jeu, il faut isoler les composants du mot et

309 Il s’agit de la Lettre 7 de Fatmé à Usbek dans le texte de Montesquieu.

413 l’examiner dans le passé, au XXème siècle et évaluer son usage au temps présent. Après une recherche approfondie dans l’histoire de la langue nous serons capable de vérifier, si l’usage du terme que nous présente N.

Papazoglou constitue un usage nouveau ; nous espérons vérifier si N.

Papazoglou projette une signification empruntée à la langue française sur un terme qui existe depuis longtemps dans le vocabulaire grec ancien et moderne.

Le substantif απόσυρµα est un dérivé du verbe αποσύρω. Le verbe αποσύρω est à son tour, selon le dictionnaire de P. Chantraine, une forme à préverbe, qui est dérivée du verbe σύρω qui signifie « tirer, traîner ». Le substantif

σύρµα (deuxième composant de απόσυρµα) est un dérivé du verbe σύρω qui signifie « ce que l’on traîne, balayure, ondulation », selon le dictionnaire de

P. Chantraine. Le terme απόσυρµα du grec ancien, mais aussi, du grec hellénistique, exprime donc le sens d'« écorchure ». Pour mieux comprendre l’évolution du terme il faut regarder un peu l’histoire du mot αποσύρω, qui signifie d’abord «tirer, traîner de force, charrier»; mais au cours de la période hellénistique le terme évolue vers la signification de «racler, raser».

Dans la langue moderne le verbe évolue vers la signification de «s’éloigner, se retirer».

414 Pour en revenir à notre terme, nous avons essayé d’examiner les relations du mot français «retraite» avec des termes équivalents grecs dans les dictionnaires bilingues du XIXème siècle à notre disposition. Dans le dictionnaire A. Vlahou, en relation avec le verbe αποσύρω, nous avons trouvé les verbes « retirer, rétracter », et pour la voix médio-passive

(αποσύροµαι) les verbes « se retirer, s’éloigner ». Dans le dictionnaire

Legrand les termes proposés, en équivalence avec le terme « retraite », sont : i) αναχώρησις, qui peut être un départ réel ou le retrait dans un lieu de retraite, ou bien une référence à l’ascétisme ; ii) άφεσις, παραίτησις qui sont des termes utilisés par le dictionnaire en relation avec le sens de « retrait d’un emploi »; iii) οπισθοδροµία qui exprime la signification de « reculer » ; la signification du refuge, qui s’exprime par καταφύγιον, et finalement iv)

συστολή, στένεµα, pour exprimer la signification de diminution. Dans le dictionnaire bilingue de Ch. D. Vyzantios (1892) la retraite est mise en relation avec les termes : αναχώρησις («départ »), αναχωρητήριον («lieu de retraite»), καταφύγιον («refuge»), κατ’ολίγον στένευµα του τοίχου («léger rétrécissement d’un mur»), ελάττωσις του ξηροµένου όγκου («réduction de volume asséché»). Le mot απόσυρµα n’apparaît donc pas dans les dictionnaires bilingues de l’époque.

Dans le Dictionnaire de la langue grecque de Ch.D. Vyzantios, édition de

1839, le mot απόσυρµα est mis en relation avec le verbe αποσύρω, et il est

415 défini en tant que : ξέγδαρµα (« écorchure, égratinure »), ξεφλούδισµα

(«écaillure ») . En même temps, le verbe αποσύρω est défini comme αφαιρώ

ξεφλουδίζω. Cette signification continue à exister même au début du XXème siècle, comme l’atteste le dictionnaire encyclopédique Eleftheroudakis, et manifeste la prédominance des significations anciennes de la famille de

αποσύρω sur le substantif απόσυρµα. Le lemme απόσυρµα dans le

Dictionnaire encyclopédique Eleftheroudakis mentionne : «εκδορά

(«écorchage»), ξέγδαρµα («écorchure, éraflure»), ξεφλούδισµα

(«décorticage»), λεπτόν τεµάχιον αποσπώµενον εκ της επιφανείας

αντικειµένου τινός («écorce, «écaillure»). Cette référence nous renvoie à la signification ancienne et à la signification hellénistique d'«écorchure».

Aussi, par synecdoque, απόσυρµα, peut signifier « le résidu, ce qui est gratté d'une surface ».

Dans la langue moderne, le terme απόσυρµα semble avoir deux sens.

D’abord, dans le Grand dictionnaire de la langue grecque de I. Dimitrakos, nous avons trouvé le sens spécialisé où le terme απόσυρµα désigne le vin qui est confectionné après l’élimination du moût du jus de raisin. Un deuxième sens apparaît dans un dictionnaire bilingue (anglais-grec) spécialisé dans des termes botaniques310, avec la signification removal, en

310 Ελληνική Φυτοπαθολογική Εταιρεία (Organisation grecque pour la pathologie végétale) Λεξικό Φυτοπαθολογικών όρων [Dictionnaire des termes

416 français on dirait « enlèvement». Dans ces deux usages spécialisés il faut remarquer un certain écho de la signification initiale du mot. L’évolution qu’il faut signaler consiste en la prise de conscience que la synecdoque, où

απόσυρµα n’est pas uniquement l’action de retirer, mais signifie aussi «ce qui est retiré, gratté de quelque chose», devient la signification principale du terme. En plus, il faut signaler que le terme n’appartient pas à un usage courant, il se trouve dans un registre spécialisé et ne semble pas avoir reçu l’influence sémantique du français «retraite» qui est particulièrement

évidente dans le texte de N. Papazoglou.

De ces informations il faut tirer les conclusions suivantes : d’abord le verbe

αποσύροµαι est mis en relation d’équivalence avec le français « retirer », il s’agit d’une relation importante, car cela signifie qu’il y a une relation d’équivalence entre les substantifs dérivés απόσυρµα et « retraite », même si nous ne la voyons pas développée dans les dictionnaires examinés qui datent de l’époque de notre traduction. Deuxièmement il faut comprendre que l’influence sémantique du français agit parallèlement à l’évolution sémantique que subit le mot en tant que terme survivant pendant des siècles dans la langue. La traduction de Néoclis Papazoglou, avec le mot απόσυρµα comme synonyme du terme français « retraite » présente une preuve concrète de l'influence sémantique subie par le terme. Troisièmement, il

phytopathologiques], Athènes : Éditions Stamouli, 2003.

417 serait difficile d'ignorer le resserrement que semble subir le terme απόσυρµα dans la langue moderne, sans accepter une influence sémantique extérieure qui semble avoir altéré en quelque sorte l’évolution logique du terme dans l’histoire de la langue.

À notre avis, la meilleure explication est d’accepter l’évolution parallèle du mot απόσυρµα en tant qu'« écaillure » ou « enlèvement » dans le sens de l'évolution en grec, depuis le grec ancien, et de reconnaître l’influence du terme « retraite » sur le terme αποσυρµός qui est un mot qui naît de l’influence sémantique du mot « retraite » sur la langue grecque, influence qui est établie par la traduction de N. Papazoglou. Le scénario le plus probable serait que la langue absorbe cette influence et crée la variante

αποσυρµός. Ainsi naît un terme nouveau qui acquiert une présence autonome, sous l’influence des savants éclairés, qui y projettent la signification du terme « retraite ».

Le terme αποσυρµός est un terme de la langue démotique, qui apparaît dans des articles de presse, ou des essais philosophiques, par exemple311. Le terme συρµός est un nom d’action, selon P. Chantraine, qui signifie

« mouvement rapide qui balaie ». Dans la langue moderne, le terme, qui ne

311 Voir par exemple l’usage de αποσυρµός (αποσυρµός εν ταπεινότητι) dans le livre de Stelios Ramfos Πελεκάνοι ερηµικοί –Ξενάγηση στο «Γεροντικόν», Athènes : Éditions Armos, 1994.

418 se trouve pas recensé dans les dictionnaires de la langue moderne, comme

απόσυρµα, peut se rencontrer dans des écrits dans un contexte savant, pour signifier « la retraite, l’isolement », voir même « l’ascétisme ». À notre avis, le terme évolue en adoptant exclusivement la signification du terme français

« retraite », en rejetant la signification apportée par sa relation avec le verbe ancien αποσύρω. Dans le mot αποσυρµός on peut retrouver la signification que N. Papazoglou voudrait apporter à ce terme, et nous pensons que

αποσυρµός est l’évolution de cet emprunt sémantique qui se trouve transféré dans une variante de la forme απόσυρµα, proposée par notre traducteur.

Les termes αναχώρηση et αποµάκρυνση que nous voyons dans le texte moderne, sont des termes assez courants en grec moderne. Le terme

αναχώρηση est un équivalent du français « départ » mais peut aussi signifier

« retraite », et le terme αποµάκρυνση est un équivalent du terme

« éloignement ».

6) καταβαρυµένος, Lettre 9 (p. 14)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

καταβαρυµένος (από chargé (d’ennuis et de γεµάτος (στενοχώριες

αηδίας και λύπας) chagrins) και

λύπες)/σκοτισµένος

419 (µε έγνοιες και ε

στενοχώριες)

καταβαρυµένος µε chargé de γεµάτος µε/

σκοτισµένος µε

Le terme καταβαρύνω est un verbe composé. Le premier composant est la forme de préverbe κατά- qui donne le sens de « complètement ». Le verbe

βαρύνω est un verbe dérivé de l’adjectif βαρύς, βαρεία, βαρύ, il signifie

«peser sur» au sens propre et au sens figuré ; au passif il signifie «être

écrasé par» au sens propre et au sens figuré. Selon P. Chantraine en grec tardif, le verbe βαρύνω ne s’emploie plus qu’au figuré. Le verbe καταβαρέω apparaît dans des textes grecs anciens, selon le dictionnaire Liddell-Scott, et signifie « accabler, appesantir » et le verbe καταβαρύνω, avec la même signification apparaît dans le Nouveau Testament312.

En recherchant dans les dictionnaires de l’époque, nous avons trouvé des références à ce verbe. D’abord, dans le dictionnaire de A. Vlahou, le verbe

καταβαρύνω se présente en tant que terme équivalent du français

« accabler ». Il serait intéressant de suivre la traduction de la construction

« accabler de (fatigue, dettes, vieillesse)» qui est proposée par le

312 «και έκαστος από του αδελφού αυτού ουκ αφέξεται, καταβαρυνόµενοι εν τοις όπλοις αυτών πορεύσσονται και εν τοις βέλεσιν αυτών πεσούνται και ου µη συντελεσθώσιν.» Évangile selon Marc 14:40.

420 dictionnaire dans les composés : κατάκοπος (« plein de fatigue »),

κατάχρεος («endetté de façon extrême»), βαρύς υπό γήρατος («accablé de vieillesse») respectivement. En étudiant cette locution en grec d’abord, nous sommes en mesure d’observer le fonctionnement du préverbe κατά- et de vérifier la signification de « complètement » qu’il apporte aux composés dont il est l'un des éléments composants, et deuxièmement, en remarquant l’équivalence entre « accablé de vieillesse » et βαρύς υπό γήρατος nous pouvons voir que le terme βαρύς « lourd » est utilisé au sens figuré pour signifier finalement « chargé ».

Dans le dictionnaire d’É. Legrand, pour le verbe « charger », les termes grecs proposés sont : φορτίζω (« charger »), φορτώνω («charger»). Pour le sens figuré du verbe « charger », le dictionnaire propose l’exemple de la locution « charger sa conscience » où les verbes φορτώνω, βαρύνω

(«alourdir») sont proposés respectivement en tant que termes équivalents pour cet usage. Encore une fois nous observons que pour le sens figuré, qui désigne une charge morale, le verbe utilisé est le verbe βαρύνω. Comme dans le dictionnaire de A. Vlahou, les dictionnaires d’É. Legrand et de Ch.

D. Vyzantios proposent le verbe καταβαρύνω en tant que terme équivalent au verbe « accabler » et non pas au verbe « charger », que nous avons dans le texte de Montesquieu.

421 En faisant une recherche complémentaire pour le terme καταβαρύνω dans le

Dictionnaire de la langue grecque de Ch.D. Vyzantios, nous trouvons le verbe καταθλίβω, qui à l’époque, signifie «oppresser, opprimer, appesantir»

(le terme dans la langue moderne signifie «déprimer», changement qui signale son évolution sémantique dans le temps). Le verbe, selon le même dictionnaire, vient de l’adjectif καταβαρύς, qui signifie « ce ou celui qui est très lourd ou très chargé313 ». Le terme καταβαρύνω apparaît également dans le Dictionnaire encyclopédique Eleftheroudakis du début du XXème siècle et la définition présentée dit : « πιέζω τι δια µεγάλου βάρους,

βαρυφορτώνω314 ». Le verbe καταβαρύνω n’apparaît pas dans les dictionnaires de grec moderne, cependant le mot est attesté dans des textes à vocation littéraire, mais surtout dans un sens figuré, pour signaler la notion d'« oppression ». Dans la langue littéraire, le verbe est souvent utilisé dans la prose de Papadiamantis.

Le terme σκοτίζω (assombrir, inquiéter, donner des soucis) utilisé dans la traduction de 1998, est intéressant : il vient de l’hellénistique σκοτίζω, qui a sa source dans le terme σκότος (« ténèbres »). Il s’agit d’un verbe synonyme de σκοτεινιάζω (« assombrir ») selon le Dictionnaire de la langue grecque de Ch.D. Vyzantios, mais le verbe σκοτίζω exprime le sens figuré

313 « Πολλά βαρύς ή βαρυφορτωµένος. » 314 « Accabler sous un poids très lourd, charger lourdement, appesantir ».

422 d'« assombrir » et s’utilise presque uniquement dans le sens de « donner des soucis ».

7) ρηχοπαλίρροια, Lettre 9 (p. 15)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

ρηχοπαλίρροια un flux et πληµµύρα και αντιπληµµύρα

un reflux /(φουσκώνει καταλαγιάζει)

κύµα

Le terme ρηχοπαλίρροια semple être un terme construit par N. Papazoglou.

Il s’agit d’un terme composé de l’adjectif ρηχός et du substantif παλίρροια.

Le terme ρηχός vient, selon le dictionnaire de P. Chantraine, du substantif féminin ραχία qui, en grec ionien, avait la forme ρηχίη et qui signifie

«l’emplacement que vient battre la mer, où elle déferle, côte rocheuse». En grec attique, la signification est «flux», par opposition au terme άµπωτις

(« reflux »). Sur la même racine, nous avons aussi le substantif féminin

ρηχία qui signale la dernière phase de la marée basse. Les termes ρηχός-ή-ό mais aussi ρηχία existaient au XIXème siècle et continuent à être utilisés dans la langue moderne.

Le terme παλίρροια vient de l’adjectif ancien παλίρροος qui signifiait

« celui ou ce qui coule en arrière ». Le terme παλίρροια est l’équivalent du

423 terme « marée », en français. La marée comprend deux phases, celle du reflux, de la marée basse, ou de la basse mer, qui en grec se dit ρηχία,

χαµηλό ou ρηχό ύδωρ (il s’agit de l’équivalent de « basse mer ») et la phase du flux, de la haute mer, de la marée montante qui en équivalence, en grec s’exprime par άµπωτη, υψηλό ύδωρ (il s’agit de l’équivalent de «haute mer»). Dans le dictionnaire de Koumanoudis, nous avons trouvé des mots dérivés ou composés avec le terme παλίρροια comme παλιρροιάζω («se trouver en état de marée», le terme n’existe pas en grec moderne),

παλιρριογράφος («instrument qui calcule les marées»), παλιρριόµετρο («ce qui compte le mouvement de la marée»).

En cherchant dans le dictionnaire d’É. Legrand de l’époque, nous avons trouvé pour le terme «flux» le terme équivalent grec πληµµυρίς, pour le terme «reflux» le terme άµπωτις est proposé, il s’agit de termes qui sont aussi utilisés en grec moderne. En ce qui concerne la phrase « flux et reflux » Émile Legrand propose le terme παλίρροια. Dans le dictionnaire de

A. Vlahou, également, l'expression « flux et reflux » est mise en relation avec le terme παλίρροια, « la marée ».

Sur ce point, nous voudrions signaler une légère différenciation trouvée dans le dictionnaire français-grec de Ch.D. Vyzantios. Sous le lemme

« flux », Ch. Vyzantios propose les termes grecs πληµµυρίς, mais aussi le

424 terme παλίρροια, que nous venons de trouver comme terme équivalent de

«marée ». Cette présentation de deux mots en apposition : «πληµµυρίς,

παλίρροια», suggère une relation d’équivalence entre les deux mots, selon le dictionnaire. Donc il faut nous poser la question de savoir si le terme

παλίρροια pourrait être utilisé pour désigner πληµµυρίς, c’est-à-dire le

« flux ».

En examinant d'autres traces de ce léger flottement du terme παλίρροια, qui d’après cette entrée du dictionnaire Ch. D. Vyzantios, nous laisse supposer qu'à l’époque, il pouvait remplacer le terme πληµµυρίς ou « flux », dans une phrase; nous avons continué à chercher dans le dictionnaire, pour examiner les termes proposés pour le mot français « marée » cette fois. Dans le même dictionnaire, nous avons isolé une locution proposée sous le lemme « vent ».

Il s’agit de la phrase « avoir vent et marée315 », pour laquelle Ch. D.

Vyzantios propose la phrase grecque « έχω τον άνεµον και την πλήµµυραν »

(en mot à mot nous dirons : « j’ai le vent et le flux »). Ainsi, par l’interprétation présentée dans le dictionnaire de cette phrase, nous sommes en mesure de vérifier qu'à un certain moment de l’histoire de la langue il y a un lien d’équivalence entre πλήµµυραν et παλίρροια, parce que les deux

315 Probablement la phrase devrait être : « aller contre vents et marées », il s’agit d’une phrase qui signifie « sans tenir compte des obstacles », cependant nous la notons dans notre analyse telle que nous l’avons trouvée dans le dictionnaire.

425 termes peuvent se présenter comme équivalents du terme français « marée » mais aussi du terme « flux » dans le dictionnaire.

Si notre traducteur interprète et utilise le mot παλίρροια de façon à pouvoir signifier « la marée haute », ou autrement dit « le flux », son composé fait un sens parfait et s’explique en français par la locution présentée par

Montesquieu dans le texte d’origine : « flux et reflux ». En admettant que

παλίρροια signifie « flux », dans l’esprit de Papazoglou, il crée un terme composé avec le terme ρηχός (soit dans ρηχό ύδωρ qui signifie « basse mer »), soit avec le substantif ρηχία (qui signifie « reflux », et signale aussi le niveau le plus bas de l’eau lors du phénomène de la marée), ce qui constitue un néologisme exprimant la signification de la locution présentée dans le texte d’origine, à la lettre. Le terme ρηχοπαλίρροια ne semble pas avoir survécu dans le vocabulaire grec moderne. Nous ne pouvons pas exclure, cependant, que le terme apparaisse dans un dialecte local, mais d’après notre recherche lexicographique, nous n’avons pas pu trouver de traces du terme dans la langue contemporaine.

La traduction contemporaine a pris quelque distance par rapport au texte d’origine. L’image mentale désignée par l’usage du substantif « marée » a

été transposée dans des actions proposées par les verbes φουσκώνω

(« monter ») et καταλαγιάζω (« se calmer »), qui offrent respectivement

426 dans l’imaginaire du locuteur grec, la même image mentale du flux et du reflux des vagues.

8) ωροτέταρτο, Lettre 9 (p. 16)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

ωροτέταρτα quarts d’heure τέταρτα της ώρας

Le terme ωροτέταρτο semble être encore une création de N. Papazoglou.

Nous mentionnons ce terme non pour sa complexité de composition, mais pour la valeur possible de présentation d’un terme qui fait partie d’une série de mots de composition savante, créés au XIXème siècle316. En cherchant dans le dictionnaire de Koumanoudis, nous avons remarqué le grand nombre de composés avec le terme τέταρτος, qui est souvent placé en premier terme de composition. N. Papazoglou, utilise comme premier terme de composition le substantif ώρα (heure) et comme deuxième terme de composition le mot τέταρτο (quart), pour former un mot nouveau qui exprime en un seul mot l’expression « un quart d’heure » qui est

316 Dans les dictionnaires de grec moderne, il s’agit d’un indication qui signale le fait que le terme particulier a été composé, ou bien apparaît au XIXème siècle, il s’agit de la période où le vocabulaire grec subit, suite à l’influence des Lumières, un enrichissement par des mots composés par des savants. Les partisans de la démotique, mais aussi les partisans de la katharévoussa sont responsables de la création de plusieurs mots à l’époque.

427 l’expression utilisée en grec, ένα τέταρτο της ώρας, pour désigner la période de temps qui correspond à quinze minutes.

Le commentaire à faire ici, est de se poser des questions sur l’intérêt de N.

Papazoglou à la création de mots, et de connecter cette tendance, qui devient de plus en plus évidente avec l’examen de sa traduction, avec la mission patriotique des savants « éclairés », qui sont influencés par l’esprit des

Lumières européennes et croient qu’il faut créer un organe linguistique qui serait épuré des emprunts extérieurs. De cette façon la création de mots est surtout faite en utilisant des éléments de la langue, pour enrichir son expression et la renforcer de façon à ce qu’elle devienne l’outil qui mènera à l’éveil intellectuel et national des Grecs de leur époque.

9) δεσπότης, Lettre 9 (p. 16)

Grec savant 1839 Français Grec moderne

δεσπότης maître αφέντης

Le terme présente un développement intéressant dans le temps avec des usages différents dans son évolution diachronique dans le vocabulaire grec.

Selon le dictionnaire étymologique de Georges Babiniotis, le mot vient du verbe antique δέµω, c’est à dire qu'il a la même racine que le substantif

δοµή (structure). Cependant, le dictionnaire Liddel-Scott présente une

428 origine différente pour le terme, qui apparaît déjà à la période antique.

L'origine de la syllabe δες- est obscure et l'élément composant –πότης, vient probablement de πόσις et du latin potis, potior. Le premier sens du terme

était « celui qui est le maître d’une maison », surtout en relation avec « celui qui est le maître des esclaves d’une maison ». Dans ce sens les τύραννοι,

« les tyrans des pays orientaux » étaient caractérisés en tant que δέσποτες, et le terme désignait « des administrateurs d’un pouvoir absolu ». Selon les informations présentées par le même dictionnaire, un dieu pourrait être caractérisé de δέσποτας, et finalement, le terme était utilisé pour désigner tout type de « propriétaire », ou « maître » de quelque sorte.

Par rapport au sens à l’époque de la traduction nous avons procédé à une recherche à directions multiples dans les dictionnaires à notre disposition.

D’abord, nous avons identifié les termes qui sont proposés en tant qu’équivalents du terme français « maître », de notre texte d’origine. Ensuite, nous avons examiné, au XIXème siècle, les termes

équivalents du terme δεσπότης qui est proposé par N. Papazoglou.

Pour juger des liens d’équivalence entre le terme « maître » et le terme

δεσπότης, utilisé par notre traducteur, nous avons recherché dans nos dictionnaires bilingues, pour observer les termes grecs proposés comme

équivalents du français « maître ». Le dictionnaire d’É. Legrand, donne pour

429 le mot « maître » les termes : κύριος (« maître »), µάστορας (« technicien »,

« maître »), δεσπότης, δέσποινα (le féminin du terme δεσπότης), κύριος,

κυρία (le féminin de κύριος), αυθέντης (une forme vieillie de αφέντης),

αυθέντρα (le féminin de αυθέντης), αφέντης (« le patron »), αφέντισσα (le féminin de αφέντη, « la patronne »). Cependant pour le terme «maître»,

Ch.D. Vyzantios présente les termes κύριος (« maître »), ιδιοκτήτης

(« propriétaire »), comme sens principal, sans proposer le terme δεσπότης.

Continuant notre recherche, nous avons procédé à l’examen des significations proposées en relation avec le terme δεσπότης, utilisé par notre traducteur. Le mot δεσπότης apparaît dans le dictionnaire d’É. Legrand en relation avec le terme « monseigneur », dans un registre ecclésiastique, pour désigner un « évêque », ou un « prélat ». Mais aussi, le mot δεσπότης, ou plutôt ses dérivés, se voient en relation avec l’adjectif « despotique », et avec le substantif « despotisme ». En faisant une recherche parallèle dans le dictionnaire de Ch.D. Vyzantios nous constatons que le terme δεσπότης est employé en relation avec l’adjectif « absolu », qui est présenté comme

équivalent du dérivé δεσποτικός (« despotique »). En même temps l’adjectif dérivé δεσποτικός est utilisé dans le dictionnaire dans l’entrée pour le substantif « absolutisme » qui est présenté en grec en tant que σύστηµα

δεσποτικόν (« un système despotique »). En même temps selon le même dictionnaire « l’absolutiste », s’exprime en grec par la locution ο φρονων

430 δεσποτικός (« celui qui a des idées absolutistes »). Il faut noter que le terme

δεσποτικός apparaît dans le dictionnaire de St. Koumanoudis, qui note que le terme fut utilisé par A. Coray et se trouve dans des documents qui concernent la Φιλική Εταιρεία (Filiki Etairia) ou bien dans la Proclamation du roi Othon, écrite par P. Soutsos. D’après les références correspondantes dans les dictionnaires du XIXème siècle, cette signification du mot semble

être dominante.

Selon le Dictionnaire de la langue hellénique de Ch.D. Vyzantios, le terme

δεσπότης se présente avec les significations suivantes : i) celui qui domine

(un esclave), ii) celui qui domine une situation, celui qui est dirigeant absolu, le souverain iii) celui qui est le maître, le propriétaire. Il est intéressant de noter que le sens de δεσπότης en tant qu’équivalent de « haut dignitaire ecclésiastique », ou « prélat » n’apparaît pas dans les dictionnaires de Ch. D. Vyzantios, étant donné que cette signification du terme précède le

XIXème siècle, et semble s'être établie au Moyen-Âge (selon le Dictionnaire de Thessalonique).

Dans la langue moderne le terme désigne surtout l’évêque, mais il peut aussi désigner « celui qui possède un pouvoir absolu », « un souverain despotique ». Par synecdoque, dans la langue ecclésiastique, le terme

δεσπότης désigne « dieu ». Le mot garde le souvenir des références

431 historiques qui se rapportent à la période de l’administration byzantine, où le δεσπότης désignait soit « les dirigeants régionaux », soit « des membres de la famille impériale ». La signification de « chef de famille » et « maître de la maison » est rarement exprimée par le terme δεσπότης, en grec moderne, qui utilise plutôt le composé οικοδεσπότης (δεσπότης του οίκου) pour cette signification particulière. Par extension, un δεσπότης pourrait se référer à celui qui est le « dirigeant d’une situation », ou bien encore

« quelqu’un qui maîtrise une situation ».

Notre commentaire, en ce qui concerne l’usage du mot par notre traducteur, est que le mot convient parfaitement au sens du texte, et l’usage du mot

δεσπότης correspond à l’usage de l’époque, où la notion d’un « maître »

était encore liée avec la notion de « l’esclave » ; « les esclaves » étant une réalité sociale qui n’était pas encore complétement dépassée. Comme cela devient évident par la recherche lexicologique, le mot perd ce sens particulier dans le temps, parce que la société change et que la situation sociale évolue entre-temps. Le terme garde, cependant, cette valeur de

« maître absolu » qui s’exprime plutôt dans un sens figuré dans la langue.

Le mot αφέντης utilisé par la traductrice contemporaine, dans la traduction de 1998, Mme Molfeta, est un mot également intéressant. Pour son passé et son évolution contestée dans la langue grecque moderne, nous nous sentons

432 tentée d’analyser son histoire et son évolution sémantique. Dans la langue ancienne, existait le substantif αυθέντης, qui signifiait « auteur responsable », notamment d’un meurtre, selon P. Chantraine, mais aussi selon l’analyse trouvée dans le dictionnaire de Georges Babiniotis à ce sujet.

Le terme évolue pour signifier « qui est cause », d’où l’évolution vers la signification de « maître », un sens qui évolue pendant la période du grec byzantin, selon le dictionnaire de P. Chantraine. La forme αυθέντης317, au sens de « maître », évolue vers la forme αφέντης, en grec vulgaire, et pour citer encore P. Chantraine « le rapport entre les deux formes est certain, mais discuté dans le détail. ». Selon les travaux de G. Hatzidakis et de J.

Psichari, qui ont analysé l’évolution phonétique de ce terme, αυθέντης, passe, par analogie, au terme αφθέντης et par la suite vers αφέντης, qui a passé en turc sous la forme effendi.

Selon l’ouvrage de R. Browning, Medieval and Modern Greek le terme

αφέντης est cité comme emprunt à la un langue turque318. Il est intéressant de noter que l’emprunt au turc en ce qui concerne ce mot particulier, constitue une information qui n’est pas transmise dans les dictionnaires

317 Dans notre texte, N. Papazoglou utilise le terme αυθέντης à plusieurs reprises : il l’utilise pour s'adresser à un notable, dans le sens de « maître », ou bien à une personne qui avait des esclaves. 318 Nous avons la traduction de l’ouvrage en grec R. Browning. Η ελληνική γλώσσα, µεσαιωνική και νέα. Traduction, D. Sotiropoulos. Athènes : Éditions Papadimas, p. 137-138.

433 unilingues de grec moderne que nous avons à notre disposition et dans lesquels nous avons fait des recherches. Même le dictionnaire de la langue hellénique de Ch. D. Vyzantios et l’ensemble des dictionnaires du XIXème siècle utilisent les termes αυθέντης et αφέντης comme synonymes et variations de la même forme, où l’un peut remplacer l’autre dans l’usage.

Le terme αφέντης peut constituer un cas d’emprunt aller-retour, où le mot grec influence le turc, qui introduit le mot grec dans son vocabulaire, pour que le grec reprenne le terme au turc, plus tard dans son histoire.

L’influence du turc se voit au moins à l’usage du mot dans la langue vernaculaire, et le mot apparaît souvent dans la poésie populaire et les chansons démotiques. Donc, entre l’évolution parallèle et l’emprunt sémantique au turc, qui fait que le sémantisme du mot se développe vers la signification de «maître», le mot αφέντης est un exemple intéressant d’un mot avec un parcours long et complexe dans la langue grecque, qui survit dans le vocabulaire grec moderne.

10) εµπεριδεµένος, Lettre 18 (p. 33)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

εµπεριδεµένοι embarrassés προβληµατισµένοι (1998)

434 Le mot constitue un cas intéressant par son étymologie, et par la forme utilisée dans le texte de notre traduction, parce que la forme εµπεριδέω est rapportée dans des livres d’étymologie et les dictionnaires du grec moderne en tant que forme « non attestée » (αµάρτυρο), alors, dans ce sens, l’usage de cette forme par N. Papazoglou constitue une «attestation» de l’existence de cette forme. D’abord, il faut préciser que le verbe µπερδεύω µπερδένω est une forme apparue au Moyen- Âge. Le trajet d’évolution du terme semble être le suivant : µπερδεύω <εµπερδεύω < εµπερ(δένω) < εµπερδεύω

< εµπεριδένω (εν + περί + δέω319). Selon Th. Moïssiades, d'autres formes du verbe sont apparues au cours du Moyen-Âge : (ε)µπερδεύω, εµπερδένω,

εµπρεδένω, εµπροδένω, προδένω320. Nous sommes tentée de nous demander si le verbe eberδevo ne se trouve pas en relation avec la forme gallo-romane brodiculare

« embrouiller, emmêler, confondre », reste commune à ces deux verbes.

319 «Brider ou nouer tout autour », il s’agit d’une forme influencée par le verbe ancien περιδέω. 320 Theodoros Moïssiades. Ετυµολογία, εισαγωγή στη Μεσαιωνική και Νεοελληνική ετυµολογία. [Étymologie, introduction à l'étymologie du Moyen-Âge et à l’étymologie néohellénique], Athènes, 2005, p. 206.

435 Nous nous sentons l’obligation de la poser ici cependant, parce que très souvent, nous avons l’impression, en lisant les analyses étymologiques proposées par les dictionnaires de la langue néohellénique, qu'il y a une tendance à passer sous silence la voie des emprunts extérieurs et de favoriser une étymologie qui passe directement depuis la langue ancienne aux types du Moyen-Âge et aux types modernes. Peut-être ce commentaire mérite-t-il plutôt sa place dans nos dernières conclusions.

En ce qui concerne le sens du mot, il n’y a pas d’évolution sémantique particulière : en fait, le sens semble se maintenir sans changement depuis la toute première apparition du verbe, peut-être avec une légère différenciation dans le temps. En ce qui concerne la période du XIXème siècle, en cherchant dans le dictionnaire de A. Vlahou, le terme est traduit par les équivalents français «entortiller», «mêler», «brouiller», et pour le sens figuré par les verbes : «embrouiller», «enchevêtrer», «compliquer», «engager»,

«empêtrer», «embarrasser». Dans notre texte, nous le rencontrons dans une traduction du français «embarrasser» qui existe dans le texte d’origine.

Ainsi, le dictionnaire d’É. Legrand, mais aussi le dictionnaire bilingue de

Ch.D. Vyzantios, proposent le verbe εµπερδεύω en tant qu'équivalent du verbe « embarrasser », dans le sens de « s’embrouiller ».

436 Nous avons trouvé des attestations supplémentaires du verbe dans le

Θησαυρός της ρωµαίκης και της φραγκικής γλώσσας [Thésaurus de la langue roméique et de la langue italienne] de A. Somaverra, qui interprète le verbe avec les termes italiens : imbroggliare, intricare, intrigare. Mais il faut aussi mentionner A. Coray qui se réfère au verbe µπερδεύω ou

µπερδένω et qui le traduit par les verbes français : «embarrasser, brouiller, compliquer» et continue en disant que le terme vient de la forme εµπεριδέω et que phonétiquement, le verbe a évolué de la même façon que δένω, issu de l’ancien δέω, mais aussi que σβένω issu de l’ancien σβέω.

Le choix que fait N. Papazoglou, en utilisant le verbe µπερδεύω dans sa forme la plus ancienne possible, une forme qui lui donne une « allure » archaïque, constitue un choix qui le rapproche de l’école de la voie moyenne de A. Coray et constitue un des éléments caractéristique de l’idiome qui s'est peu à peu cristallisé et a évolué vers la langue katharévoussa. Il faut noter que notre traducteur utilise aussi le substantif εµπεριδεµός au lieu de la forme µπέρδεµα qui est la forme la plus commune à l’époque, et qui continue à être utilisée en tant que telle dans la langue néohellénique moderne.

437 11) πταρµίζοµαι, Lettre 18 (p. 35)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

επταρµίσθη éternua φτερνίστηκε

πταρµίζοµαι éternuer φτερνίζοµαι

Le verbe πταρµίζοµαι, ici présent dans notre texte est intéressant pour son

étymologie et le choix morphologique de la forme utilisée par notre traducteur dans le texte de 1836. En ce qui concerne son étymologie, l’histoire du mot commence avec le verbe ancien πτάρνυµαι auquel le suffixe –ιζω est ajouté. La racine est indo-européenne et selon le

Dictionnaire de Thessalonique elle est *ptŗ-nu- qui reçoit le suffixe *neu- /

*nu- forme contractée à partir de l'indo-européen *p(s) ter- ; le même dictionnaire affirme qu’il s’agit de la même racine qui a donné le latin sternuere et éternuer en français. Dans la langue hellénistique, la forme du verbe est πτέρνοµαι, qui a fourni au Moyen-Âge les formes *πταρνίζοµαι,

*πτερνίζοµαι, qui évoluent vers les formes *φταρνίζοµαι, φτερνίζοµαι qui ont dominé dans la langue moderne.

Pour examiner les formes du verbe déjà existantes au XIXème siècle, nous avons procédé à une recherche du terme dans les dictionnaires de l’époque en cherchant les équivalents d'«éternuer » dans les dictionnaires bilingues à notre disposition. Dans le dictionnaire d’É. Legrand, sous l’entrée

438 « éternuer », le verbe grec apparaît avec les formes suivantes : πτερνίζοµαι,

φταρνίζοµαι et le substantif dérivé «éternuement» donne en grec : πταρµός,

πτέρνισµα, et φτέρνισµα. Dans le dictionnaire de Ch. D. Vyzantios, pour le verbe « éternuer » la forme du verbe grec proposée est : πταρµίζοµαι, et pour le substantif « éternuement » sont proposés les termes : πταρµός,

πτάρµισµα.

Dans les éditions du dictionnaire unilingue de Ch.D. Vyzantios (1839-

1895), les formes que nous avons repérées concernant le verbe «éternuer» en grec sont les suivantes : πτάρνυµαι (issu de πταίρω), πταρµίζοµαι,

φτερνίζοµαι. Le substantif apparaît respectivement avec les formes :

πταρµός, φτάρµισµα, φτέρνισµα. En particulier, la forme φτερνίζοµαι et

φτάρµισµα sont en usage, mais N. Papazoglou choisit la forme πταρµίζοµαι, qui est la forme utilisée dans la langue katharévoussa, comme nous pouvons le constater en consultant le Dictionnaire encyclopédique Eleftheroudakis, qui renvoie à la forme nominale πταρµός, respectivement. Le même dictionnaire contient les formes φτερνίζοµαι et φτέρνισµα qui sont les formes dominantes dans la langue démotique, mais il renvoie aux lemmes

πταρµίζοµαι πταρµός en tant qu'entrées officielles pour ce terme particulier.

Dans la traduction contemporaine nous avons l’attestation de la forme moderne du verbe, qui n’est autre que φτερνίζοµαι ou φταρνίζοµαι. Notre

439 commentaire serait de souligner le fait que les choix de la langue purifiée ou, katharévoussa, sont, en grande partie des choix qui concernent une intervention qui concerne le niveau esthétique de la langue. La langue

évolue en tant que langue vivante et parlée, qui produit des formes comme

φτερνίζοµαι par exemple. Au contraire, la langue purifiée, une langue artificielle, une langue de convention, utilise des formes archaïques pour donner du prestige et satisfaire ceux qui croient que la vraie langue grecque est la langue ancienne.

12) δορυκτήτωρ, Lettre 19 (p.37)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

δορυκτήτορος conquérant κατακτητή

Le mot δορυκτήτωρ ou δορικτήτωρ est un substantif qui d’après toutes les indications de notre recherche semble être une création savante du XIXème siècle. Le mot vient du substantif δορύκτητος-η, un substantif ancien, qui signifie « celui qui est conquis par la guerre » mais aussi « celui qui est pris par la guerre », ou encore « celui qui est prisonnier de guerre ». Le mot

δορύκτητος est un mot composé de δόρυ qui signifie « la pique », un terme usuel pour la pique de l’hoplite depuis le grec ancien, comme nous en informe P. Chantraine. Le deuxième composant du mot est le suffixe -

κτητος qui signifie « acquis, que l’on peut acquérir ». Par analogie, le mot

440 δορυκτήτωρ ou δορικτήτωρ est composé du substantif δόρυ et du suffixe -

κτήτωρ, qui signifie « propriétaire », ou « celui qui possède ». La signification du mot δορυκτήτωρ est « le conquérant », « celui qui a pris possession de quelque chose, ou même de quelqu’un par le biais de la guerre ».

En cherchant pour le mot dans les dictionnaires unilingues de Ch. D.

Vyzantios nous sommes tombée sur les deux graphies différentes du substantif δορύκτητος ou δορίκτητος, mais nous n’avons pas trouvé d'occurrence du mot δορυκτήτωρ. La forme δορύκτητος est attestée dans l’édition de 1835, et la graphie δορίκτητος est attestée dans l’édition de

1895. Cette information nous donne l’indication que la graphie δορυκτήτωρ est peut être plus ancienne que la graphie δορικτήτωρ, une forme dérivée et construite par analogie à δορύκτητος/δορίκτητος comme nous venons de le voir.

Dans le dictionnaire de St. Koumanoudis, nous avons plusieurs mots construits avec le terme δορυ en premier composant, indication qui renforce notre hypothèse initiale, que le mot δορυκτήτωρ est un mot construit au

XIXème siècle, à l’image du substantif déjà existant dans la langue ancienne,

δορύκτητος. Parmi les mots composés avec le terme δορυ- en tête du terme composé, que nous avons repéré dès le dictionnaire de St. Koumanoudis,

441 nous notons les termes δορυκρατούµενος, δορυκτήσεις, δορυκτητικός, et aussi le mot que nous avons dans notre traduction de 1836, δορυκτήτωρ. À côté du terme δορυκτήτωρ, St. Koumanoudis, note le nom de I. R. Neroulos, qui paraît être alors, selon ses sources, le créateur ou un des utilisateurs premiers du terme.

Une attestation très importante du terme δορυκτήτωρ, avec la graphie

δορικτήτωρ cette fois-ci, se trouve dans le Dictionnaire de A. Coray. Sous le lemme pour le terme français « conquis », A. Coray note : « conquis,

δορίκτητος (mot hellénique), peut être aujourd’hui le terme le plus exact pourrait être le terme πολεµόκτητος. Le « conquérant » peut être appelé un

δορικτήτωρ et la « conquête » peut être appelée une δορίκτησις, et la chose conquise peut être appelée δορίκτηµα. »321

Cependant le terme qui a prédominé dans le vocabulaire moderne et qui exprime la signification de « conquérant » dans le vocabulaire grec moderne est le terme κατακτητής. Cette tendance se voit déjà dans les dictionnaires bilingues à notre disposition, notamment le dictionnaire de É. Legrand et le dictionnaire de Ch. D. Vyzantios, qui sous le lemme « conquérant », se réfèrent au terme grec équivalent κατακτητής. Par ailleurs, le mot

321 Conquis : Δορίκτητος, ελλ. ίσως σήµερον, διά τό σαφέστερον, συγχωρείται το Πολεµόκτητος. Ο Conquérant λοιπόν εµπορεί να ονοµασθή Δορικτήτωρ, και η Conquête Δορίκτησις, και το πράγµα Δορίκτηµα.

442 κατακτητής figure dans la traduction de 1998 des Lettres Persanes. En ce qui concerne ce terme de grec moderne, nous voudrions signaler, qu’il semble constituer une construction savante aussi. Dans le dictionnaire de St.

Koumanoudis, où il y a un lemme κατακτηκτής, nous trouvons une référence au terme français équivalent « conquérant » en tant que terme qui a influencé sémantiquement la formation et l’évolution du mot κατακτητής.

De façon anecdotique, il faut signaler que l’information sur l’emprunt sémantique au français « conquérant » pour le terme grec κατακτητής, est reprise par tous les dictionnaires contemporains de grec moderne.

Notre dernier commentaire serait de dire que malgré la domination du terme

κατακτητής dans le vocabulaire moderne, et l’oubli du terme δορικτήτωρ, le terme δορίκτητος semble être en vogue, comme terme appartenant au registre savant. Il est significatif que les deux dictionnaires les plus récents de la langue grecque contemporaine, le dictionnaire de Georges Babiniotis, et le Dictionnaire de Thessalonique ne recensent pas le terme, qui peut être trouvé cependant dans un dictionnaire de 1993, le Dictionnaire Tegopoulos-

Fytrakis. De plus, le terme semble être utilisé par des locuteurs modernes dans des articles de presse, parfois même, le terme est utilisé par des représentants d’une idéologie ultra-nationaliste, qui semblent, encore une fois dans l’histoire du pays, préférer des termes archaïsants, ou pédants.

443 13) προβατώ –άω, Lettre 24 (p. 44)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

να προβατήση marcher να περπατάει

Le mot est intéressant parce qu'il s’agit d’un terme rare de la langue démotique, qui apparaît dans des chansons démotiques et des contes populaires. Selon le Journal « Athéna »322, le verbe προβατώ est présenté comme une variante du verbe περπατώ. Plus précisément le journal présente les formes : περπατώ mais aussi πρεβατώ et προβατώ, pour signaler que le verbe προβατώ dérive des verbes anciens βαίνω («aller en avant, marcher»), et βαδίζω («marcher»).

Nous avons trouvé encore une occurrence de ce verbe qui apparaît rarement dans les textes de l’époque, dans la Chrestomathie Grecque Moderne323 de

Hubert Octave Pernot, (1899), l'occurrence concerne la signification du verbe. Ainsi, le verbe προβατώ est présenté comme l'équivalent des verbes français « marcher », « avancer ».

322 Athéna, Σύγγραµα περιοδικόν της εν Αθήναις Επιστηµονικής Εταιρείας [Journal de la compagnie scientifique d’Athènes], Volume 16, p. 216. Le Journal Athéna était un journal dont des éditeurs étaient M. Kriaras et N.P. Andriotis et qui fut publié à partir de1889, date de parution du premier volume, jusqu’à 1933, date de parution du dernier volume, le numéro 45. 323 Hubert Octave Pernot, Chrestomathie grecque moderne, Paris : Éditions Garnier, 1899, p. 472.

444

Le mot πρόβατο en grec ancien et moderne est le substantif qui désigne un

« mouton ». Le terme vient du verbe προβαίνω qui signifie « marcher en avant ». En grec ancien, το πρόβατον, au singulier, pourrait désigner aussi

« tout ce qui avance en avant, qui marche », tandis que pour désigner les animaux (moutons) la forme plurielle était utilisée. Donc, le signifiant de ce terme était d’emblée lié avec l’animal, mais aussi avec l’idée du mouvement et du fait d'avancer. Par ailleurs, il y a souvent des phrases dans la langue où un mouvement est comparé à celui des moutons. Au XIXème siècle, par exemple, dans le dictionnaire de St. Koumanoudis nous trouvons l’adverbe

προβατηδόν, un terme qui n’existe pas dans le vocabulaire moderne et qui signifiait « le fait de suivre quelqu’un, ou quelque chose ». Par cette expression, nous remarquons comment l’image mentale de la manière dont les moutons marchent, pénètre directement dans la langue, qui crée des signifiants pour exprimer des images mentales.

Étant donné que le terme est attesté surtout dans la langue démotique, qui constitue l’évolution d’une langue qui est à sa base une langue parlée, le verbe προβατώ nous fait penser à la manière de marcher des moutons, qui avancent lentement. Dans notre texte, la lenteur insinuée dans l’acte de

προβατείν est directement exprimée. Ainsi, Rica commente la rapidité avec laquelle marchent et se déplacent les Parisiens, tandis que lui qui va

445 « souvent à pied sans changer d’allure, [j’]enrage quelquefois comme un chrétien » (υπάγω µε τους πόδας, χωρίς ν’αλλάξω του προβατείν τον

τρόπον, κάποτε λυσσάζω ως άλλος χριστιανός). Plus loin, on lit que la lenteur du rythme auquel il marche lui coûte des coups de coude violents, d’où l'on comprend que le choix de προβατώ au lieu d'une autre variation pour le verbe qui désigne le fait de « marcher », se fait parce qu’il dénote une façon très particulière de marcher, dans l’imaginaire du lecteur de l’époque.

Pour avoir une idée des verbes utilisés pour désigner l’action de

« marcher » à l’époque, nous avons cherché dans des dictionnaires bilingues les équivalents de « marcher ». Selon le dictionnaire de É. Legrand les formes proposées sont : βαδίζω («marcher»), πορεύοµαι («marcher, avancer»), περιπατώ (variante de περπατώ), πορπατώ (variante de

περπατώ), οδεύω (« marcher vers une direction »), προχωρώ («avancer»).

Le dictionnaire de Ch. D. Vyzantios propose les termes βαδίζω, προπατώ,

πατώ («marcher»), προχωρώ.

14) µισαλλόγυρον, Lettre 24 (p.44)

Grec savant (1836) Français Grec moderne

µισαλλόγυρον demi-tour µισή στροφή (1925)

446 /µεταβολή (1998)

Nous avons choisi ce terme parce que d’après notre recherche, il s’agit d’un mot créé par N. Papazoglou, non attesté dans aucun dictionnaire ni dans aucune référence de l’époque. Nous avons déjà remarqué la vocation de notre traducteur pour la création des mots, mais il serait intéressant d'essayer de déchiffrer l'origine des parties composantes de ce terme particulier et d'expliquer la logique derrière le néologisme.

D’abord, il faut identifier les parties composantes de ce terme. En tête de la composition se trouve le préfixe µισ- qui constitue l’évolution de l’ancien

ήµισυ-, qui, de même que µισ-, sert parfois de premier terme de composé.

La signification de ήµισυ, un substantif ancien (ήµισυς, ηµίσεια, ήµισυ) qui fonctionne comme adjectif324, est «moitié, demi». En tête de la composition, le préfixe µισ- ou bien µισο- donne la signification de quelque chose à moitié fait, quelque chose qui n’est pas complet, pas fini.

La deuxième partie de la composition présente un intérêt particulier, étant un terme recensé par Adamance Coray dans ses Mélanges325. A. Coray se

324 P. Chantraine. Dictionnaire étymologique de la langue grecque, op. cit. p. 413. 325 «Αλλογυρίζω (κακά το γράφει ο Σ. µε εν λ), σύνθετον από το Ἂλλῃ, Ελλ. (κοιν. Αλλού) και το Γυρίζω. Εκτρέποµαι, Ελλ. (se détourner). «Εκτρέπεταί µε νυν

447 réfère au verbe αλλογυρίζω, au susbstantif αλλογύρισµα, ou αλλόγυρον et à la forme αλλόγυρος. Selon A. Coray le verbe αλλογυρίζω –qui doit être orthographié avec un double «λ », la graphie avec un seul « λ » est erronée- est un verbe composé et les composants sont ἂλλῃ (en grec populaire

αλλού) et le verbe γυρίζω; la signification du composé est « se détourner », tandis que le substantif neutre αλλογύρισµα signifie « détour ». Une deuxième référence du terme se trouve dans le Thésaurus de la langue roméique et italienne de A. Somaverra. La graphie est légèrement altérée, il y a un « λ», et le terme se présente avec la graphie αλόγυρος, comportant les significations : giramento (qui signifie « détour »), viottola, viotollo (deux variantes qui désignent : « l’allée qui unit la porte extérieure d’une propriété avec la porte centrale de la maison qui se trouve dans ladite propriété »). Le verbe αλογυρίζω est interprété par les termes italiens : tornare del’istressa strada, qui signifie : « faire demi-tour sur son chemin ».

Les types αλλόγυρος ou αλόγυρος ne se trouvent pas dans les dictionnaires unilingues de la langue moderne, cependant D. Georgacas, dans son dictionnaire A modern greek-english dictionary [dictionnaire moderne de

απαντών» λέγει ο Δηµοσθένης (Περί παραπρεσβ. σελ. 411), ήγουν αλλογυρίζει, όταν µε απαντήση. Αλλογύρισµα, ουσ. ουδετ. (détour). Ζ. Αλλόγυρον.» A. Coray. Άτακτα, Τόµος πρώτος, µέρος πρώτον, αλφάβητον δεύτερον (Α-Π), [Mélanges, Premier tome, première partie, deuxième alphabet (lettres Α-Π)], Paris : Imprimerie K. Everarte, 1832. p. 8.

448 grec-anglais], recense le terme αλλόγυρος. Le terme exprime «un détour», et dans un sens figuré «une déviation». Dans le même dictionnaire, nous rencontrons des attestations littéraires du terme, qui est utilisé par K.

Ouranis, G. Drosinis et J. Psichari.

Notre remarque serait de souligner la ressemblance entre le terme français et le terme grec, dans leur logique et leur structure. Cette ressemblance nous fait penser qu’il s’agit d’un calque, parce que le traducteur procède à l’imitation d’une expression, en même temps qu’il importe du contenu de la langue-source à la langue-cible. En cherchant dans les dictionnaires bilingues de l’époque, pour trouver les termes équivalents du « demi-tour » français, afin de les comparer avec le choix de notre traducteur, nous avons trouvé un seul terme : ηµίγυρος, dans le dictionnaire d’É. Legrand. Le terme n’existe pas dans le vocabulaire moderne, et il constitue, aussi, un calque du français « demi-tour », puisqu'il est composé de ήµισυ>ηµι- qui signifie « la moitié », « le demi », et γύρος qui signifie « le tour ».

Dans la traduction de N. Molfeta (1998), nous avons le terme µεταβολή qui est le terme qui a prédominé dans la langue moderne pour exprimer la signification de « demi-tour ». Le terme existe dans la langue ancienne, et vient du verbe µεταβάλλω, mais la signification, « l’action de faire demi- tour » est une signification qui a été ajoutée de nos jours, par suite de

449 l’usage du terme comme commandement militaire. Si nous avons commenté le terme utilisé par G. Vlastos dans sa traduction de 1925, c’était parce que,

à notre avis, le locution «µισή στροφή», (qui est une traduction mot à mot du français « demi-tour », et qui ne veut rien dire dans la langue moderne), constitue un choix qui marque un certain manque de signifiant fixe dans la norme de la langue, pour exprimer le signifié « demi-tour ». G. Vlastos traduit les Lettres Persanes en utilisant une pure langue démotique et son choix montre que, à l’époque, le terme µεταβολή n’avait pas encore prédominé dans le vocabulaire.

15) κονστιτουσιόν, Lettre 24 (p. 46)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

κονστιτουσιόν constitution σύνταγµα (1925) /θεµελιακός

νόµος (1998)

Notre commentaire pour ce mot est d’ordre plus traductologique que lexicologique. D’emblée nous avons à faire à un apparent xénisme, c’est à dire un emprunt d’un terme, français dans notre cas, qui est translittéré en grec, sans aucun effort de la part du traducteur de codifier le terme pour l’insérer mieux dans la langue-cible. Pour procéder à notre commentaire traductologique, cependant, il faut d’abord vérifier si ce xénisme est attesté

450 dans d’autres textes du XIXème siècle, pour mieux comprendre son rôle dans le texte traduit mais aussi dans le vocabulaire de l’époque.

Afin de vérifier si ce xénisme est passé dans la langue de l’époque et de rechercher les termes équivalents pour le français « constitution » nous avons d’abord examiné les dictionnaires bilingues du XIXème siècle à notre disposition. Les résultats sont presque identiques dans le dictionnaire d’É.

Legrand et dans celui de Ch.D. Vyzantios, et le terme « constitution » dans le sens de « lois fondamentales », qui est le sens du texte d’origine, se présente avec un seul terme en grec, le substantif σύνταγµα. Par ailleurs, le terme σύνταγµα est utilisé dans la traduction de 1925. Le xénisme

κονστιτουσιόν cependant, n’apparaît dans aucun dictionnaire, ni texte du

XIXème siècle, à notre disposition.

Le substantif σύνταγµα est un mot qui existe dans le vocabulaire de la langue ancienne, il possède une grande polysémie, variant de « corps de troupes », « contingent », « troupe d’hommes » « doctrine », mais aussi

« constitution politique » signification qui existe dans la langue depuis. Au

XIXème siècle le mot σύνταγµα se présente avec les significations suivantes : i) tout ce qui constitue un ensemble, ii) système d’organisation des pouvoirs politiques, ou «constitution», comme le note Ch.D. Vyzantios, iii) un contingent, iv) une troupe d’hommes v) le corps d’un ouvrage scientifique.

451

Il est clair que la signification de «charte», de «textes fondamentaux qui déterminent la forme du gouvernement d’un pays» est une partie du champ sémantique du mot σύνταγµα à l’époque de la traduction de N. Papazoglou.

Cependant notre traducteur utilise le mot σύνταγµα pour traduire « un grand

écrit » et utilise le xénisme κονστιτουσιόν pour interpréter le terme « constitution » du texte d’origine326. À notre avis, cela n’exprime donc pas le choix linguistique du traducteur en vue d’apporter dans la langue un terme qui n’existait pas.

Par ailleurs, nous pensons que le terme « constitution » avait déjà influencé le mot σύνταγµα, sémantiquement dans la cristallisation de la signification de «charte de lois fondamentales ». De plus Ch.D. Vyzantios, dans son dictionnaire unilingue, pour se faire comprendre analyse le mot et met le terme «constitution» en français, entre parenthèses, à côté des termes grecs.

Cette remarque est significative et montre l’influence des termes de l’ordre de la philosophie et de l’organisation politique dans le vocabulaire grec.

326 Le texte en question dit chez Montesquieu : Il y a deux ans qu’il lui envoya un grand écrit, qu’il appela constitution, et voulut obliger sous de grandes peines, ce prince et ses sujets de croire tout ce qui y était contenu. La traduction de l’extrait français, d’après N. Papazoglou, dit : Προ δύο χρόνων των έπεµψε µέγα σύνταγµα, το οποίον ωνόµασε κονστιτουσιόν, και υπό ποινάς µεγάλας ηθέλησε να υποχρεώση τον ηγεµόνα και τους υπηκόους του να πιστεύωσιν εις όλα τα ενδιαλαµβανόµενα.

452 Mais nous avons déjà parlé de l’importance des termes français surtout des termes de l’organisation politique dans l’enrichissement des termes

équivalents dans le vocabulaire grec du XIXème siècle et le vocabulaire moderne327.

Pour revenir à notre commentaire initial, que l’usage de ce xénisme particulier est plus un commentaire traductologique que linguistique, nous souhaitons dire que ce choix particulier de N. Papazoglou est un choix d’ordre stylistique. Il s’agit d’un clin d’œil du traducteur qui fait que le

Unigenitus du Pape, qui est « la constitution » à laquelle Montesquieu se réfère dans son texte, passe dans le grec avec un xénisme qui rappelle un peu une appellation latine, le latin étant la langue officielle du Vatican.

Cette analyse sert aussi à démontrer que les xénismes à l’époque sont relativement rares. Dans notre texte, l’adoption du xénisme se fait expressivement, puisque le traducteur n’a jamais inséré un terme français dans le texte, sans le traduire, ni ne le fera par la suite. Il s’agit d’un choix important et significatif, qui montre que la langue de l’époque ne pouvait pas facilement accepter les xénismes, au moins le grec savant du XIXème siècle, la tendance générale allant vers le déracinement des emprunts, vers la création de nouveaux mots. En même temps, il faut tenir compte du fait que

327 Vr. l’analyse sur le terme πολίτης, depuis la traduction par D. N. Iskenderis du terme «citoyenne» dans Zadig.

453 notre traducteur n’hésite pas à emprunter et à insérer dans la langue des significations qu’il calque sur la langue française, mais en les incorporant aux mots grecs déjà existants, ou en créant des mots avec des composants faisant partie de la langue grecque, pour exprimer un signifié « importé » à partir du français.

En ce qui concerne le terme de la traduction de 1998, nous voudrions commenter qu’il s’agit d’une locution équivalente à « loi constitutive » en français, qui à notre avis est formulée à l’image de cette même locution.

16) ενδιαλαµβανόµενος, Lettre 24 (p. 46)

Grec savant 1836 Français Grec

moderne

ενδιαλαµβανόµενα tout ce qui est contenu όλα όσα είχε

περιλάβει

σ’αυτόν

La forme du verbe ενδιαλαµβάνω, dont ενδιαλαµβανόµενα est un participe présent, dérive de la forme du parfait passif ενδιειληµµένος du verbe ancien

ενδιαλαµβάνω. La signification du verbe ενδιαλαµβάνω dans la langue ancienne était « être divisé en intervalles ». Il s’agit d’une forme qui est reprise au cours du XIXème siècle, et constitue un verbe, que plus tard, la

454 langue katharévoussa allait favoriser et dont l’usage continue au début du

XXème siècle.

Le mot est une forme composée qui comprend le préfixe εν- et le verbe

διαλαµβάνω. Le εν- signifie « à l’intérieur de », « dans ». Le verbe

διαλαµβάνω est polysémique. La première signification du verbe, dans la langue ancienne, était celle d'« occuper », « tenir ou acquérir par force ».

Cependant la signification évolue, elle avait déjà évolué depuis la langue ancienne, où nous trouvons des références avec les significations possibles de : « comprendre, capturer », « se référer à », « traiter de ». Dans le

Dictionnaire unilingue de D. Ch. Vyzantios, la même polysémie est apparente, et les significations qu’il faut retenir sont : « partager en parts différentes » ; « agripper une chose avec les deux mains ou par les deux côtés d’un objet » ; « intervenir » ; « contenir, comprendre » ; « diviser, séparer » ; « imaginer, avoir l’impression de » ; « juger », « songer à » ;

« déterminer » ; « décider sur » ; « expliquer ». Le dictionnaire de E. Kriaras présente trois significations principales pour le verbe διαλαµβάνω : i) λέγω

(« dire »), αναφέρω (« rapporter »), ii) ορίζω (« définir ») iii) περιλαµβάνω

(« contenir »), πραγµατεύοµαι (« traiter de »). Le dictionnaire de A. Vlahou, encore plus concis, propose pour le verbe διαλαµβάνω les termes

« contenir » et « porter ».

455 En fait, le verbe ενδιαλαµβάνειν, -εσθαι apparaît dans le dictionnaire de St.

Koumanoudis. Dans le lemme correspondant, St. Koumanoudis présente l’exemple : ενδιαλαµβανόµεναι διατάξεις, une phrase qui se trouve dans des documents de la Mairie d’Athènes, attestée pour la première fois le 20 décembre 1838, et dans des codes législatifs ioniens, selon le dictionnaire. Il devient évident que le mot réapparaît dans la langue de l’époque avec un contenu différent ; de plus, il apparaît dans un registre spécialisé, celui de la langue juridique. La signification de « ce qui est contenu dans un texte juridique »/ « contenir dans un texte juridique », est la signification attribuée, la recherche dans St. Koumanoudis nous l'apprend, au XIXème siècle.

En examinant les termes recensés dans le dictionnaire St. Koumanoudis, nous avons repéré quelques termes qui avaient une construction proche de

ενδιαλαµβάνω, et observé le mécanisme se trouvant derrière la structure de cette composition particulière. Ainsi ενδιακοσµέω signifie : διευθετώ τι

µέσα εις («ranger quelque chose à l’intérieur de»), ενδιαλλάσσω : αλλάζω,

µεταβάλλω τι δια τινός («changer ou altérer quelque chose avec quelque chose d’autre»). Par cette observation, nous remarquons que la signification de l’idée d’une «enceinte» est particulièrement dominante dans les composés qui présentent la forme : εν + δια+ verbe, et cette même notion est apparente et attestée dans la signification de notre terme, ενδιαλαµβάνω. De

456 plus, en ce qui concerne l’usage de ce terme particulier nous voudrions signaler le fait qu’il s’agit d’un terme extrêmement répandu dans les textes juridiques de la langue katharévoussa328, qui est attesté parfois même au début du XIXème siècle.

Pour avoir une idée des termes équivalents utilisés à l’époque pour désigner

« ce qui est contenu dans », qui est la signification présente dans le texte de

Montesquieu, nous avons fait une recherche pour trouver les équivalents grecs du terme « contenir », dans les dictionnaires bilingues du XIXème siècle. Ainsi, les termes qui apparaissent dans les dictionnaires d’É. Legrand et de Ch.D. Vyzantios sont : περιλαµβάνω (« contenir »), περιέχω

(« inclure »), qui sont les verbes qui ont aussi prédominé dans le vocabulaire moderne pour l’expression de la notion de « contenir ».

La solution proposée par la traductrice Niki Molfeta, en 1998, qui traduit un syntagme verbal du français par un syntagme verbal équivalent en grec, sans le substituer avec un seul terme composé, signale le fait que ce terme

328 Pour ne donner que quelques exemples : Spiridon Trikoupis, Ιστορία της ελληνικής επαναστάσεως [Histoire de la révolution hellénique]. Troisième tome. Londres -Edinbourg : Williams and Norgate, 1853, p. 388; mais aussi Périclès Argyropoulos, Δηµοτική Διοίκησις εν Ελλάδι [Administration municipale en Grèce]. Athènes : Imprimerie D. Mavromatis, 1859, p. 115. Au XXème siècle le mot apparaît en 1910 dans un ouvrage de Giannis Vlachogiannis, Χιακόν αρχείον [Archive de Chios]. Athènes : Imprimerie P.D. Sakellarios, 1910. p. 172.

457 composé : ενδιαλαµβανόµενα, n’a pas survécu dans le vocabulaire grec moderne. Sur ce point, nous voudrions noter qu'en revanche, le terme

διαλαµβανόµενα semble avoir remplacé, avec la même signification, le terme ενδιαλαµβανόµενα, dans des textes d’un registre soutenu. Le terme

διαλαµβάνω maintient en grec moderne la signification de αναφέροµαι σε

κάτι « se référer à », « se rapporter à ». D’autre part, nous voudrions noter que ce type de composition complexe des termes, est souvent attesté dans la langue purifiée. Il semble que la création de termes qui sont intriqués dans leur structure, produit, dans un premier temps, une certaine efficacité expressive, mais en même temps, il s’agit d’un indicateur stylistique qui caractérise la langue « katharévoussa ».

17) φακιόλιον, Lettre 26 (p. 49)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

φακιόλιον bandeau γιασµάκι (1925) / κορδέλα

(1998)

Nous avons isolé ce terme parce qu’il constitue un cas intéressant d’un emprunt lexical, et en même temps, dans la traduction de 1925 nous remarquons encore la présence d’un mot emprunté. Le terme initial,

φακιόλιον, apparaît au Moyen-Âge comme emprunt au latin tardif faciale et signifie bandeau, turban, mais aussi, petite serviette. Les variantes du terme

458 sont : φακιάλιον, πακιάλιον, φακιόλιον, d’après le dictionnaire Liddell-

Scott. Le terme sera utilisé plus tard, dans la langue démotique, après son adoption dans la langue parlée. Dans le dictionnaire d’A. Vlahou, le terme

φακιόλι est interprété en français comme « mouchoir qui sert de coiffure »,

« coiffe ». Le mot φακιόλι selon le dictionnaire de I. Dimitrakos désigne

« un genre de bandeau, de tissu très fin, utilisé en général par les femmes ».

Dans la langue moderne, au XXème siècle, le mot s’est précisé encore plus, parce que ce bandeau, les femmes avaient l’habitude de le porter en faisant le ménage, pour couvrir et protéger leur cheveux. Donc l’évolution du mot suit l’évolution sociale, parce que dans les sociétés occidentales, la femme, couvre de moins en moins ses cheveux, et des termes semblables deviennent périmés et inutiles dans la langue.

Deuxièmement nous voudrions souligner le fait que le mot appartient principalement à la langue démotique, une langue qui présente des capacités d’adaptation plus grandes que la langue purifiée. Il est caractéristique que les mots qui constituent des emprunts passent et survivent dans la langue actuelle le plus souvent par le biais de la langue démotique, qui en tant que langue parlée présente un pouvoir formateur et assimilateur considérable.

D’après ce que nous avons vu, les mots de construction savante importent plus souvent les signifiés que des signifiants. La langue démotique,

459 cependant, peut présenter une plus grande fréquence d'exemples où le signifié et les signifiants sont importés et codifiés dans la langue.

En ce qui concerne le terme utilisé dans la traduction de 1925, le terme

γιασµάκι constitue un emprunt au turc yasmak qui est très près de la niqab arabe, c’est-à-dire qu'il s’agit d’un type de foulard qui ne couvre pas seulement la chevelure, mais aussi la plus grande partie du visage. Encore une fois, nous voudrions signaler le fait que G. Vlastos fait sa traduction en utilisant une langue démotique simple, information qui vient renforcer notre argument sur la faculté naturelle de la langue démotique à adopter des mots

étrangers.

18) χειροθήκη, Lettre 28 (p. 54)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

χειροθήκη manchon µανσόν (1925) / µακριά γάντια

(1998)

Avec ce terme nous avons la possibilité de suivre le fil de l’évolution d’un terme presque oublié dans les dictionnaires du XIXème siècle : il nous révèle le trajet intéressant d’un mot qui a une histoire en deux temps, d’abord, du

Moyen-Âge jusqu’au XVIIème siècle et ensuite au cours du XIXème siècle et les constructions savantes de l’époque. La rareté du terme nous a obligée à

460 nous adapter à un processus opératoire différent de celui appliqué jusqu’alors, mais il était intéressant pour nous de suivre les résultats de cette recherche, qui concerne un terme rarissime qui se trouve à la limite de la non-attestation.

Le terme français qui constitue notre point de départ est le terme « gant », alors, nous avons commencé par rechercher des mots anciens pour désigner le sens de « gant », afin d'établir un point de départ, puisque notre mot,

χειροθήκη, est un mot composé des termes χειρ-, le substantif qui désigne

« la main », « le poing », « le bras » même dans la langue ancienne ; et le terme –θήκη, un mot ancien qui signifie : « boîte, cassette, étui ». Pour le mot « gant » dans la langue ancienne nous avons le substantif féminin

χειρίς, et plus tard, au Moyen-Âge, le substantif neutre χειρίδιο.

Dans le Tesoro della lingua italiana e greca-volgare de A. Somaverra, paru en 1709, nous avons les termes χειρόκτρι, χειρόφτι et γάντι, pour la signification du mot « gant », dans la langue de l’époque. Mais, dans un

Θησαυρός της Ελληνικής Γλώσσας Thesaurus Graecae Linguae de Av. H.

Stephano, publié à Londres en 1825, nous avons un lemme pour le terme

χειροθήκη, qui explique qu’il s’agit de l’endroit où reposent les mains, mais aussi du vêtement qui peut les recevoir, c’est à dire « les gants ». Le dictionnaire affirme que le terme χειροθήκη a été emprunté par le latin, où il

461 a donné le terme chiroteca. Par ailleurs, W. Berschin, déclare que les mots chiroteca et bibliotheca étant entrés dans le vocabulaire latin médiéval, information qui nous donne une idée de la première apparition du mot dans la langue grecque, qui doit se situer plus tôt que le Moyen-Âge, pour avoir donné un emprunt vers le latin de l’époque. Le mot chiroteca signifie

« gant », en latin. L’évolution du mot a donné les « chirothèques » en français, ou « gants épiscopaux », et le souvenir de la signification du

« gant » est maintenu ainsi en latin, puisque le terme est utilisé par l’église catholique jusqu’à nos jours.

Cette digression sur l’emprunt latin du terme nous guide dans l’évolution du mot dans la langue grecque, parce qu'elle offre des preuves concrètes de son existence. Le terme χειροθήκη apparaît aussi dans les écrits de A. Coray, quand il développe un lemme pour le terme « gant » dans son dictionnaire français-grec. Ainsi, pour le terme « gant », selon A. Coray, les termes correspondants sont : χειρόρτιο, χερόρτιν, χειρόκτι, χερόκτι, χειρόκτρι,

χειρόρτρι329. Il note qu’il s’agit de formes qui viennent très probablement du terme χειραρτήριον. Dans son commentaire du terme αρτήριον, un terme de

329 Il s’agit de termes que nous ne traduisons pas, parce que il s’agit des formes intérimaires, des variantes qui n’existent plus dans la langue et qui toutes expriment le terme « gant ». Il faut ajouter que notre traducteur N. Papazoglou, utilise lui-même le terme χειρόκτι, pour désigner « les gants », dans la Lettre 82, à la page 175 du texte de sa traduction.

462 la langue ancienne, dit-il, nous avons la citation suivante : « αρτήριον (ή

κατά τους Βυζαντινούς αρτάριον), τούτο εσήµαινεν όχι τάς Χειροθήκας,

αλλά τας Ποδοθήκας, τας ονοµαζοµένας τας µέν µακράς, κάλτζας. [...] Ο

παρακµάζω Λατινισµός ωνόµασε το χειράρτιον Chiroteca (ήγουν

χειροθήκη)». Ainsi A. Coray se réfère, lui aussi, à l’emprunt du terme

χειροθήκη en bas-latin, mais il utilise le mot χειροθήκη comme un terme plus général que les gants. En lisant le lemme dans son dictionnaire, nous dirons que nous avons l’impression que, si les gants couvrent les extrémités de la main, les doigts, χειροθήκη pouvait correspondre à une enveloppe ou couverture de n’importe quelle partie de la main, même les bras. Cette signification est vérifiée par l’usage du mot, tel que nous l'a rapporté le dictionnaire de M.G. Shina et de I.N. Levadeos que nous analysons maintenant.

Nous avons trouvé une référence du terme χειροθήκη dans un dictionnaire franco-hellénique de 1861330, où nous lisons, sous l’entrée du terme français

« miton », qu’il s’agit de : « γυναικεία χειροθήκη µόνο δια τον βραχίονα», cela se traduit par une sorte d’enveloppe pour les mains, utilisée par les

330 Λεξικόν Γαλλοελληνικόν συνταχθέν µεν υπό Μ. Γ. Σχινά και Ι.Ν. Λεβαδέως κατά τα πληρέστερα και νεώτατα Γαλλικά λεξικά του Becherelle και Potevin εκδοθέν τε στερεοτύπως δαπάνη των τέκνων Ανδ. Κοροµηλά, Αθήνησιν, τυπογραφείο Αν. Κοροµηλά, 1861, qui serait la note bibliographique complète de : M.G. Shina, I.N. Levadeos, Dictionnaire français-grec, Athènes : Imprimerie A. Coromélas, 1861.

463 femmes, qui couvre seulement la partie du bras. Le mot est utilisé sans présenter d’autre explication particulière, mais d’après le lemme du dictionnaire cité, nous avons l’impression qu’il s’agit des gants, ou bien d’une sorte d’enveloppe qui couvre les mains, ou même qui couvre la partie du bras.

Cette signification de couverture qui ne concerne pas les extrémités de la main, mais la partie du bras semble s'achever au XXème siècle, où nous avons encore deux références du terme (les dernières que nous ayons pu trouver). La première référence se trouve dans un livre d’apprentissage de l’anglais331, qui propose le terme χειροθήκη en tant qu'équivalent du mot anglais muff (qui signifie « manchon » en français). La dernière référence est dans le journal Athéna (Σύγγραµα περιοδικόν της εν Αθήναις

Επιστηµονικής Εταιρείας) Volume 70-71, paru en 1968, où χειροθήκη est mentionné en tant que synonyme de µανσόν, qui est un emprunt de la langue grecque au français manchon.

331 Νέοι ελληνοαγγλικοί διάλογοι «Ατλαντίδος» περιέχοντες γνήσιαν προφοράν των αγγλικών λέξεων δι ελληνικών χαρακτήρων όπως αυταί προφέρονται εν Αµερική [Nouveaux dialogues de « Atlantis », contenant la prononciation authentique des mots anglais, à l’aide des caractères grecs, selon la prononciation américaine.] Athènes : Éditions Atlantis, 1912 p. 30.

464 Par manque de toute référence dans nos dictionnaires du XIXème siècle à propos du terme χειροθήκη, nous avons dû réaliser une recherche lexicographique originale. Nos conclusions à la suite de cette recherche sont que, le terme χειροθήκη est un terme plus général que γάντι qui est le mot qui a prédominé dans le vocabulaire pour la signification de « gant ». Peut-

être, χειροθήκη est-il un terme qui réapparaît dans les écrits des savants grecs, ou dans les textes de la katharévoussa parce que c'était un terme grec, tandis que le terme γάντι, qui avait tendance à dominer était un emprunt au français « gant ». Le terme χειροθήκη est très peu utilisé, et apparaît uniquement dans les textes en katharévoussa, pour signifier le « manchon » et non pas le « gant ». Cependant le terme n’est attesté dans aucun dictionnaire du XXème siècle et semble être complètement oublié depuis.

En ce qui concerne les termes utilisés dans les traductions du XXème siècle, dans la traduction de 1925, nous remarquons l’usage du terme µανσόν, un emprunt au français « manchon ». D’abord il faut mentionner la capacité de la langue démotique à adopter et incorporer les emprunts aux langues

étrangères. Dans le cas de «manchon» il s’agit d’un emprunt qui concerne le champ sémantique de la mode, qui en grec, présente plusieurs exemples d’emprunts au français, qui constitue une langue de prestige dans ce domaine particulier. Deuxièmement, nous remarquons que dans la langue

465 contemporaine, le terme qui a prédominé, en démotique, est encore un emprunt au français, le mot γάντι étant un emprunt au terme « gant ».

19) κυλινδροφεγγίτης, Lettre 30 (p. 60)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

κυλινδροφεγγίτες lorgnettes κιάλια (1925 et 1998)

Le mot constitue une forme non attestée, qui, à notre avis, est un néologisme créé par N. Papazoglou. Nous interprétons ce terme sous la grille du renouvellement créatif du vocabulaire néohellénique, puisqu'il s’agit d’un terme construit avec des éléments de la langue grecque et qui constitue un signifiant totalement inventé de la part du traducteur, pour signaler l’image mentale de «lorgnette».

Selon notre recherche, les termes proposés pour la traduction de

« lorgnette » en grec du XIXème siècle sont : διόπτρα, dans le dictionnaire d’É. Legrand et δίοπτρον ou bien µικρόν τηλεσκόπιον dans le dictionnaire de Ch. D. Vyzantios. Dans les traductions contemporaines, déjà dans la traduction de 1925, mais aussi dans celle de 1998, le terme utilisé est le terme κιάλι; il s’agit d’un mot qui vient du Moyen-Âge et le terme οκκιάλια, un emprunt à l’italien occhiali, la forme plurielle de occhialle qui vient de occhio qui signifie «œil».

466

Le mot κυλινδροφεγγίτης est composé : le premier élément de la composition est le substantif κύλινδρος, et le deuxième élément, le substantif φεγγίτης. Le terme κύλινδρος vient du verbe ancien κυλίνδω qui signifie « rouler », ou « être roulé », et κύλινδρος à son tour signifie

« rouleau, cylindre » selon le dictionnaire de P. Chantraine. En ce qui concerne le deuxième élément de composition, le substantif φεγγίτης, est un nom dérivé du substantif φέγγος qui signifie « lumière, clarté, éclat », selon le dictionnaire de P. Chantraine. Le même dictionnaire présente des informations sur l’histoire du mot φεγγίτης, qui d’abord avait la signification de « pierre de lune » ; comme adjectif le terme signifiait en grec ancien « qui donne de la lumière », d’où dérive le sens de φεγγίτης dans la langue moderne qui donne le sens de : « lucarne, claire-voie, hublot ».

Après avoir analysé les composants du terme κυλινδροφεγγίτης, il faut interpréter ce terme néologique de 1836 dans un sens absolument littéral, à notre avis. En imaginant l’objet connoté par κυλινδροφεγγίτης : un cylindre qui aboutit à une lunette de verre, une lorgnette télescopique peut facilement venir à l’esprit, ou bien un objet semblable, assez habituel dans les théâtres du XIXème siècle, utilisé pour faciliter la vue depuis les sièges éloignés de la scène. Comme le montrent les traductions du XXème siècle, le terme κιάλια a

467 prédominé pour exprimer la signification de « lorgnette », mais à notre avis, le terme français « jumelles » est en réalité le mot équivalent pour le terme

κιάλια, que nous voyons utilisé dans les traductions de 1925 et de 1998. Le terme de 1836 cependant, n’apparaît dans aucun dictionnaire, et nous n'avons pas trouvé de référence à ce terme, depuis la traduction de N.

Papazoglou. D’après les résultats de notre recherche, nous sommes amenée

à croire qu’il s’agit d’un néologisme qui ne s'est répandu ni dans la langue de l’époque, ni dans l’usage du vocabulaire plus tardif.

20) χειροµάνδηλον, Lettre 37 (p. 71)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

χειροµάνδηλον serviette πετσέτα

Le terme constitue un cas intéressant, il s’agit d’un terme qui ne se trouve pas répertorié dans les dictionnaires, nous n’en avons trouvé qu’une seule référence, il s’agit donc d’un terme intéressant par sa rareté d’attestation.

Nous allons essayer de déchiffrer, en l’analysant et en présentant les synonymes et les usages du terme concernant la signification de

« serviette », et d'« essuie-mains » qui est le signifié et dont nous sommes en mesure de suivre l’évolution –au niveau du signifiant-, grâce au terme offert ici par le traducteur N. Papazoglou.

468 Étant donné qu’il s’agit d’un terme qui n’existe pas dans la langue contemporaine, nous avons commencé notre recherche par le contrôle des termes qui se présentent comme des équivalents du français «serviette » qui se trouve dans le texte d’origine. Dans le dictionnaire de É. Legrand, pour le terme « serviette », il y a les mots χειρόµακτρον, πετσέτα, et pour la

« serviette de toilette » le dictionnaire propose les termes προσόψι,

προσόψιον, πεσκίρι. Dans notre texte le sens est « serviette de table », ou bien « essuie-mains ». En faisant une recherche identique dans le dictionnaire bilingue de Ch. D. Vyzantios nous obtenons : « πετσέτα (του

τραπεζιού)», c’est-à-dire «serviette (de table)».

Le terme χειροµάνδηλον n’apparaît pas en tant que lemme particulier dans les dictionnaires du XIXème siècle à notre disposition, cependant, le terme apparaît dans le lemme que nous trouvons dans les éditions unilingues du dictionnaire de Ch.D. Vyzantios, pour le terme χειρόµακτρον. Pour une meilleure compréhension, il est nécessaire de présenter le lemme tel qu’il apparaît dans le dictionnaire : «χειρόµακτρον [µάσσω], σφουγγιστήρι των

χεριών, χειροµάντιλον, [Γαλλικά] essuie-mains (2) καταχρηστικά, είδος

γυναικείου κεφαλοδέµατος, µαντήλι του κεφαλιού, τεστεµέλι332». Le terme

332 « χειρόµακτρον [dérivé du verbe µάσσω], « ce que nous utilisons pour essuyer les mains », χειροµάντιλον, [en français] essuie-mains, (2) [usage abusif] espèce de bandeau utilisé par les femmes, foulard pour la tête, τεστεµέλι. » (τεστεµέλι est un emprunt aux langues slaves, le mot n’existe pas dans le

469 χειρόµακτρον se trouve comme terme équivalent au français « essuie- mains » : il s’agit de l’objet utilisé pour s'essuyer les mains. Nous remarquons que le synonyme grec, présenté dans ce lemme particulier, est

χειροµάντιλον, une variante du χειροµάνδηλο qui se trouve dans la traduction de N. Papazoglou. Un premier pas donc, pour faire avancer notre recherche serait d’examiner l’apparente relation de synonymie entre

χειρόµακτρον et χειροµάντιλο.

Les deux termes sont synonymes mais en même temps, ce sont des mots composés et très semblables dans leur structure. Le premier composant est le substantif χειρ- qui désigne « la main », « le poing », « le bras » même, dans la langue ancienne. Dans le terme χειρόµακτρον le deuxième élément de composition est un dérivé tardif du verbe µάσσω qui signifie «serviette», le terme signifie donc «serviette pour les mains». Le terme χειροµάντιλον ou χειροµάνδηλον, qui est la variante utilisée par Papazoglou dans notre texte, en deuxième position du composé comporte le terme µαντίλιον,

µανδήλιον, ou µαντήλιον. La forme la plus vieille du mot est la variante

µανδήλιον, qui est une forme qui existe depuis le IIème siècle, selon le dictionnaire étymologique de Georges Babiniotis. Le terme µανδήλιον constitue un emprunt au latin mantelium / mantilium, un diminutif du mantele qui signifie « essuie-mains ».

vocabulaire contemporain).

470

La construction χειροµάνδηλο n’est pas retenue dans le vocabulaire moderne, puisque nous n’avons trouvé aucune attestation du terme dans aucun des dictionnaires à notre disposition. Cependant, dans un glossaire des termes ecclésiastiques, où sont nommés de façon non exhaustive certains objets utilisés par les prêtres et les diacres pendant le service orthodoxe de la messe, nous avons trouvé le terme χειροµάνδηλο. Il paraît que χειροµάνδηλο est le terme utilisé pour un type de «mouchoir ornementé» qu'utilisent les diacres pendant le service de la messe, afin de ne pas toucher certains objets avec leurs mains nues, en signe de respect.

Le terme utilisé dans les traductions qui datent du XXème siècle, le mot

πετσέτα, est le terme qui a prédominé dans la langue démotique pour désigner le mot « serviette ». Il s’agit d’un mot qui constitue un emprunt à l’italien pezzetta qui est un diminutif du mot pezza qui signifie « une pièce de tissu ».

21) κτηµατουχία, Lettre 38 (p. 73)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

κτηµατουχία possession απόκτηση (1925) /

κατοχή (1998)

471 Encore une fois nous avons eu la chance de nous arrêter sur un terme très rare, avec très peu de références dans les textes et les dictionnaires de l’époque, car le mot n’a pas survécu dans le vocabulaire contemporain.

Le premier composant vient du verbe ancien κτάοµαι- κτῶµαι, qui signifie

« posséder, être propriétaire de », le substantif dérivé κτήµα signifie « bien durable, bien-fonds, trésor » dans la langue ancienne, et exprime les richesses qui ne sont pas des richesses en monnaie ou biens d’usage, selon l’analyse de P. Chantraine. De plus, très souvent, le mot κτήµα désigne, déjà dans la langue ancienne, « une ferme », qui est une des significations que le mot possède dans le vocabulaire contemporain. Pour mieux comprendre la signification du terme κτήµα à l’époque de la traduction nous avons recouru au dictionnaire unilingue de Ch. D. Vyzantios, qui caractérise en tant que

κτήµα : tout ce qui peut être possédé ou qui se trouve en possession de quelqu’un, un bien; deuxièmement il présente la signification de «ferme» que nous avons vue dans la langue ancienne aussi.

Le deuxième composant, -ουχία est un suffixe qui vient du verbe grec έχω.

Le verbe έχω est un verbe qui a donné plusieurs dérivés en second élément de composition, le verbe, avec un vocalisme o, donne les suffixes –ούχος de

–οοχος, qui comme second terme de composition désigne celui « qui tient,

472 maintient » nous dirons celui « qui possède ». La forme –ουχία caractérise l’état dans lequel quelqu’un « tient, maintient ou possède, quelque chose ».

La logique de cette composition particulière serait d’interpréter le mot comme l’état de possession d’un bien. En effet, la double connotation de l’idée de possession, qui est le résultat de la combinaison de κτήµα (ce que l’on possède) avec le suffixe -ουχία (qui désigne le fait ou l’état de posséder) rend ce terme particulièrement emphatique, et très fort dans la déclaration de la «possession».

Dans le texte d’origine, il est question de la possession de femmes, dans le sens de la relation sentimentale avec une femme, le terme utilisé par N.

Papazoglou, nous paraît donc un peu hyperbolique dans sa répétition de l’idée de possession, d’une part. En même temps, il y a une certaine rupture et un effet de discontinuité, une certaine surprise, dirait-on, par l’usage emphatique d’un terme qui structurellement désigne de la façon la plus dynamique possible l’idée de la possession d’un bien, on dirait d’un objet, quand il est question des êtres humains, au moins aux yeux des locuteurs contemporains. Mais, il paraît que l’idée de κτήµα était à l’époque associée avec l’idée de la « femme », d’après quelques exemples que nous avons pu trouver, en cherchant le lemme κτήµα dans le dictionnaire d’E. Kriaras.

473 Nous avons repéré dans le dictionnaire cité une série d’exemples significatifs et révélateurs, où κτήµα est un déterminant qui remplace le substantif « femme » dans la phrase : «κτήµαν δεινόν και ολέθριον εκείνη

ονοµάζουν» ou bien «όλες δεν οµοιάζουσι (ενν. οι γυναίκες), ουδ’ όλαι είν’

ένα κτήµα». Dans ce sens, si κτήµα peut désigner où être identifié avec l’idée de « la femme », selon l’usage de l’époque, notre terme composé peut

être interprété comme « le fait de posséder une femme », où « femme » est déterminé par le terme κτήµα et le suffixe –ουχία fonctionne comme suffixe de nom d’état. Cependant, il faut préciser qu'en établissant le rapprochement entre κτήµα et un être humain, une femme, nous établissons les limites du champ sémantique pour ce terme néologique. La structure du terme désigne d’emblée l’idée de la possession, de quelque chose, même de quelqu’un comme nous venons de le voir, au sens figuré.

Notre hypothèse sur la signification et la structure de ce terme particulier, est renforcée plus loin dans le texte de la traduction. Dans la lettre 78333

(Lettre de Rica à Usbek p. 167 dans la traduction), N. Papazoglou, utilise à nouveau le terme κτηµατουχία pour traduire la locution « être propriétaire ».

Cette fois il s’agit de la « possession » d’un objet, une épée en particulier.

La phrase traduite est :

333 Lettre de Rica à Usbek p. 167 dans la traduction.

474 « Διότι πρέπει να εξεύρης ότι εις την Ισπανίαν όταν έχη τις

κάποιαν αξιοµισθία, ως λόγου χάριν, όταν εµπορή τις εις τά

περί τών οποίων τώρα ελάλησα προτερήµατα να προσθέση

και τό τής κτηµατουχίας µεγάλου σπαθιού, ή το της οποίας

έµαθεν από τον πατέρα του τέχνης να κάµνη άµουσον

κιθάραν να γρυλίζη, δεν εργάζεται πλέον [...]. »334

Dans cette phrase nous avons un exemple de l’utilisation du terme dans son sens premier. Auparavant, dans le texte que nous venons d’analyser, le terme était la marque du sens figuré.

Le terme απόκτηση utilisé dans la traduction de 1925, est une construction savante, un mot composé en 1761, selon le dictionnaire étymologique de

Georges Babiniotis, un dérivé du verbe αποκτώ qui signifie « prendre en sa possession ». Il faut noter que le terme απόκτησις avait, en grec hellénistique le sens de la « perte d’un bien », ou de « l’acte de donation d’un bien ». Le mot subit l’influence sémantique du mot « acquisition » pour évoluer vers sa signification contemporaine. Le terme κατοχή utilisé dans la traduction de 1998 est un mot qui vient du même verbe ancien que

334 Le texte français correspondant est le suivant : « Car il faut savoir que, lorsqu’un homme a un certain mérite en Espagne, comme, par exemple, quand il peut ajouter, aux qualités dont je viens de parler, celle d’être le propriétaire d’une grande épée, ou d’avoir appris de son père l’art de faire jurer une discordante guitare, il ne travaille plus [...] »

475 κτήµα, le verbe κτάοµαι κτώµαι, qui devient κατέχω dans la langue savante, et subit l'influence sémantique du terme français « occupation », pour arriver à sa signification contemporaine qui est « acquisition ».

22) δικαστικό φόρεµα, Lettre 44 (p. 80)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

δικαστικό φόρεµα la robe (la robe επίσηµο φόρεµα

désigne l’ensemble (1925) / τήβενος

des nobles qui

occupent les charges

de justice dans les

parlements)

Avec ce titre nous avons l'intention de rechercher les appellations des postes institutionnels dans la justice et d'étudier la création linguistique visant à

établir l'équivalence sémantique entre le français et le grec de l’époque.

D’abord il faut expliquer que les traducteurs de toutes les périodes ont à faire avec une particularité de la langue française. « La robe » signifie en français, selon le dictionnaire Le Petit Robert : « un des états sous l’Ancien

Régime (hommes de loi, justice), les gens de robe, la noblesse de robe conférée par la possession de certains offices de judicature ». Si nous tenons

476 compte de cette explication, nous devons rappeler que l’état où vivaient les populations grécophones, n’était pas un état grec, et avait une organisation

étatique principalement ottomane : par conséquent, les noms utilisés pour désigner les institutions et leurs représentants étaient turcs, parce que les hauts dignitaires étaient ottomans. Cette réalité crée une situation linguistique assez confuse, surtout aux débuts d’un état qui se réinvente administrativement, mais qui doit se réinventer aussi sur le plan linguistique. Ce commentaire concerne le côté pragmatologique du rapprochement vers le français que le traducteur doit effectuer, quand il transfère « la robe » en grec, surtout à l’époque de la première traduction et il donne la dimension de la distance que peut constituer l’idée de « la robe » pour l’esprit et le bagage cognitif d’un locuteur français, par rapport à un locuteur grec.

L'expression grecque δικαστικό φόρεµα signifie en français « habit porté par des juges », et constitue une adaptation du texte d’origine par le traducteur pour constituer un syntagme lexical qui peut être compris par le lecteur grécophone. Cependant, pour comprendre le choix du traducteur il serait nécessaire de rechercher dans les dictionnaires bilingues de cette

époque les équivalents du terme français « robe », en grec de l’époque.

477 D’abord, le mot φόρεµα apparaît dans le lemme que A. Coray consacre dans son dictionnaire français-hellénique pour le terme « habit ». Pour traduire

« habit » en grec de l’époque, il donne φόρεµα. Il faut tenir compte de la signification du mot « habit » à l’époque : le dictionnaire Le Petit Robert explique qu'au singulier, le terme « habit » désigne « la pièce d’habillement », ou bien « un costume, un vêtement ». Dans ce sens, le choix de notre traducteur, nous paraît complétement justifié.

Dans le dictionnaire bilingue de Ch. D. Vyzantios, sous le lemme « robe », nous avons trouvé : φόρεµα µακρύ, φουστάνι (γυναικείο), επενδυτής

(δικαστικού κλητήρα), όθεν έναρθρο το δικαστικόν επάγγελµα [robe longue, robe féminine, habit d’huissier ; précédé de l’article défini, le terme connote la fonction de juge]. Les dictionnaires de l’époque signalaient donc ce donné culturel de la liaison entre l’idée de « la robe » avec les représentants de la justice. Dans le dictionnaire d’É. Legrand, sous le lemme

« robe » nous trouvons : « εσθής, φουστάνι, το δικαστικόν επάγγγελµα,

« les gens de robe », οι δικανικοί ». Cette recherche nous montre qu'en grec, il n’y a aucune relation entre l’idée de la justice et l’habit porté par ses représentants, ce qui oblige le traducteur à une adaptation quand il renvoie à

« robe », parce que le mot n’est pas utilisé dans un sens figuré en grec.

478 Dans le dictionnaire unilingue de Ch.D. Vyzantios, pour le mot φόρηµα, une variante de φόρεµα, nous avons les termes synonymes φόρεµα ou

ενδυµασία, et le mot φόρηµα est défini comme : « tout ce que peut mettre, ou porter quelqu’un sur sa personne en tant que charge ou vêtement335 », mais le mot φόρηµα peut aussi avoir la signification de « lit ambulant, brancard ». En cherchant l’histoire du mot φόρεµα nous voyons qu’il s’agit d’un dérivé nominatif du verbe ancien φορώ. La variante depuis le Moyen-

Âge était la forme φόρηµα, que nous voyons attestée même dans le dictionnaire du XIXème siècle. La signification de « lit ambulant » constitue un emprunt sémantique au latin tardif ferculum, une signification qui n’existe plus dans le vocabulaire moderne. Le mot φόρεµα est un mot de la langue démotique et la signification que le mot a prise finalement est celle de « vêtement » ; dans la langue moderne, en particulier, le terme φόρεµα s’est davantage spécialisé dans le sens de « robe de femme ».

Le fait que l’adaptation «δικαστικό φόρεµα » ne se maintient pas dans la langue, parce que le terme φόρεµα connaît l’évolution sémantique que nous venons de décrire, est visible, en partie, dans le choix de la traduction de

1998. Le choix du traducteur de 1925 qui traduit « la robe » par une expression dont le sens est en français « la robe officielle », nous montre l’effort de traduire la particularité culturelle liée à « la robe », en français.

335 «Παν ότι φέρει σηκώνει ή φορεί τις επάνω του ως φόρτωµα ή φόρεµα.»

479 Partiellement influencé par le commentaire du texte d’origine, que nous avons inclus entre parenthèses, le traducteur essaie de maintenir le terme

« robe » avec une expression qui pouvait préciser la signification de la robe, comme vêtement porté pour un type d’office. Cependant, ce qui rend de la façon la plus fidèle possible la signification de « robe » c'est le terme attesté dans la traduction la plus récente, celle de 1998 : τήβενος. Ce mot, apparu dans la langue au Moyen-Âge, est un emprunt à un dialecte italien et désigne la robe portée par les membres de l’Académie des lettres et les juges de haute instance en général.

23) στραµουρίζει, Lettre 48 (p. 92)

Grec savant 1838 Français Grec moderne

όστις κάποτε στραµουρίζει fait quelquefois κάνει καµµιά φορά

des grimaces γκριµάτσες (1925) /

κάνει κάθε τόσο

µορφασµούς

Il s’agit d’un composé qui utilise des formes de la langue parlée comme

éléments constituants. Le terme n’existe pas dans le vocabulaire contemporain. Il appartient à un registre familier et courant et ressemble beaucoup au terme στραβοµούρης qui est même attesté dans le vocabulaire contemporain pour désigner quelqu’un qui a un visage mal formé. Le terme

480 στραβοµούρης est synonyme du substantif στραβοµούτσουνος. Il faut noter que ces termes appartiennent au même champ sémantique, au même registre de langue et sont structurellement une composition avec des éléments qui appartiennent à des familles de mots identiques ou voisines. Du terme

στραβοµούτσουνος est dérivé le verbe στραβοµουτσουνιάζω qui signifie avoir le visage mal formé, soit par naissance, soit par les traces laissées par le temps ; le verbe peut aussi signifier « faire une grimace qui altère la forme du visage en signe de mécontentement ». Notre hypothèse consisterait

à supposer que, par analogie, le verbe στραµουρίζω, ou sa variante

στραβοµουρίζω est synonyme de στραβοµουτσουνιάζω, puisque les substantifs στραβοµούρης (d’où vient στρα[βο]µουρίζω) et

στραβοµούτσουνος (d’où vient στραβοµουτσουνιάζω) sont également synonymes.

Notre hypothèse sur l'origine du verbe στραµουρίζω est qu’il vient d'une variante στραβοµουρίζω, dont la syllabe βο devient muette. Le verbe

στραβοµουρίζω vient également du substantif στραβοµούρης. Le substantif démotique στραβοµούρης est composé de l’adjectif στραβός et du substantif

µούρη. L’adjectif στραβός est la forme hellénistique de l’ancien στρεβλός, qui désigne «celui ou ce qui n’est pas droit». Le terme µούρη est une forme qui date du Moyen-Âge et vient de l’italien dialectal muro qui est l’évolution du latin tardif murrum. Il désigne « le visage » et son registre est

481 familier ; µούρη existe également dans le vocabulaire contemporain, tout comme στραβός, et leur composé στραβοµούρης.

Pour donner une idée des termes qu'il pourrait y avoir comme équivalents de la phrase de notre texte, nous avons cherché «grimacer» et «grimace» dans les dictionnaires bilingues de l’époque. Nous avons trouvé des mots qui sont utilisés dans nos versions de la traduction des Lettres Persanes du XΧème siècle, notamment pour le substantif « grimace », le substantif µορφασµός et pour le verbe « grimacer », les verbes µορφάζω, στραβοµουτσουνιάζω qui correspond au verbe qui se trouve dans la traduction de N. Papazoglou.

Nous voudrions souligner la rareté de ce terme, qui n’apparaît dans aucun dictionnaire et dont il n'y a aucune occurrence dans les textes que nous avons à notre disposition. Cependant, il est assez évident qu’il s’agit d’une forme de la langue démotique, de la langue parlée, une variante que nous voyons dans l’héritage du terme στραβοµούρης qui existe dans le vocabulaire contemporain. L’intérêt qui ressort de la recherche de ce terme est une meilleure compréhension des registres dans la langue savante.

L’usage des termes de la démotique, et de la langue parlée montre comment la langue savante de N. Papazoglou n’est pas un système limité à des influences de la langue parlée : notre hypothèse initiale se trouve renforcée dans l’idée d’un idiolecte propre à chaque écrivain, qui décide du degré

482 d'infiltration de la langue parlée dans celle des textes écrits. D’autre part, nous voudrions souligner le fait que, pour la plupart, les termes que nous avons isolés et analysés dans la traduction de N. Papazoglou, et qui appartiennent plus à la langue purifiée qu’à la langue parlée de l’époque, n’ont pas survécu dans le vocabulaire contemporain, tandis qu'un mot, qui selon tous les indices, appartient à la langue parlée, se trouve parmi le peu de termes analysés qui ont laissé une trace dans le vocabulaire contemporain, par le biais du substantif dont il dérive .

25) σπουδαρέσκεια, Lettre 56 (p. 113)

Grec savant1839 Français Grec moderne

σπουδαρέσκεια coquetterie κοκεταρία (1925) /

φιλαρέσκεια (1998)

Le terme σπουδαρέσκεια est un terme composé, qui se trouve dans la lignée des mots de « construction savante » que nous avons eu la possibilité de découvrir lors de notre étude de la traduction de N. Papazoglou. Le signifié est emprunté au français et le signifiant est construit sur des éléments de composition qui appartiennent à la langue grecque et renvoient à des significations qui correspondent individuellement aux termes de la langue ancienne. En guise d’autre introduction nous voudrions noter que le signifié

« coquetterie » est une notion qui a produit un emprunt lexical vers la

483 langue démotique, que nous voyons dans la traduction de 1925, il s’agit du terme κοκεταρία qui est un emprunt du signifié et du signifiant

« coquetterie ». Ce qui est intéressant c'est de noter que le mot, qui se trouve dans la traduction de 1998, utilise le terme φιλαρέσκεια qui est structuré de façon identique au terme σπουδαρέσκεια. La différence entre les deux termes étant que le terme φιλαρέσκεια est ce qui a finalement prédominé dans un registre savant pour l’expression du terme « coquetterie », tandis que le terme σπουδαρέσκεια est rarement attesté dans les textes du XXème siècle : il n’a pas connu un usage répandu et pour cette raison il n’existe pas dans le vocabulaire contemporain.

Le premier terme de composition σπουδή est un nom qui vient du verbe ancien σπεύδω, qui signifie « se hâter, s’efforcer de, faire des efforts » ; le même verbe avec une construction transitive peut signifier « hâter, s’occuper de, rechercher », selon le dictionnaire de P. Chantraine. La signification de σπουδή dans la langue ancienne était « hâte, effort, zèle », et le mot évolue sémantiquement pour désigner ce qui est « sérieux », ou bien pour désigner « l’application » à quelque chose. Le deuxième terme de composition vient du verbe ancien αρέσκω qui signifie « plaire », d’où le suffixe sur le thème de présent -άρεσκος «qui cherche à plaire », et le suffixe dénominatif -αρέσκεια qui désigne « le fait de chercher à plaire ».

Combinés, les deux éléments σπουδή et -αρέσκεια donnent la signification

484 de « coquetterie », du « souci de se faire valoir de façon délicate pour plaire », qui est la définition du mot « coquetterie », selon le Dictionnaire

Le Petit Robert, et pour revenir à nos termes σπουδή et –αρέσκεια, combinés, ils désignent « celui qui se caractérise par σπουδαρέσκεια» ou bien celui «qui montre de l’application, fait un effort pour plaire aux autres ».

Les termes φιλάρεσκος, φιλαρέσκεια sont des constructions savantes qui, d’après le dictionnaire Georges Babiniotis, apparaissent tardivement au

XIXème siècle, et constituent probablement des emprunts sémantiques à l’allemand gefallsüchtig. Le terme φιλαρέσκεια selon les résultats de notre propre recherche, apparaît dans le dictionnaire d’É. Legrand336, mais aussi dans le dictionnaire de A. Vlahou337, qui a paru en 1871, l'année proposée par Georges Babiniotis comme date de la première attestation de

φιλαρέσκεια.

Les équivalents en grec de l’idée de « coquetterie », semblent être peu assurés au XIXème siècle. Ce flottement est apparent dans le fait que les dictionnaires de l’époque ne renvoient ni au terme σπουδαρέσκεια ni au

336 Les termes équivalents proposés pour le français « coquetterie » dans le dictionnaire d’É. Legrand sont : « φιλαρεσκία, ερωτοτροπίαι, εταιρισµός». 337 Dans le dictionnaire d’A. Vlahou (1871) le terme « φιλαρέσκεια» est mis en relation d’équivalence avec le terme coquetterie.

485 terme κοκεταρία, et il y a une occurrence de φιλαρέσκεια, tandis qu’en même temps il y a une multitude de termes comme ερωτοτροπίαι,

εταιρισµός qui se présentent comme des équivalents de « coquetterie » en grec. Ces traductions du mot montrent que « coquetterie » était mal interprété en grec et se trouve souvent lié à une attitude sexuelle, mais cela montre surtout que la langue n’avait pas encore fixé le signifiant pour mieux représenter le signifié de « coquetterie » dans la langue grecque. Le flottement montre qu'il s’agit d’un terme où le signifié est importé sémantiquement du français, et les savants grecs cherchent à créer un signifiant adéquat pour désigner cette nouvelle notion dans la langue. Dans le vocabulaire contemporain, le terme φιλαρέσκεια (« la qualité de ce qui prend plaisir par l’effet de plaire aux autres ») a prédominé dans le vocabulaire, dans un registre courant, mais aussi dans un registre soutenu, tandis que l’emprunt κοκεταρία a prédominé dans un registre courant, à la limite du familier.

26) πίστωσιν, Lettre 88 (p.187)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

πίστωσιν crédit υπόληψη (1925) /

επιρροή (1998)

486 Le cas de πίστωσιν a piqué notre intérêt parce qu'il s’agit d’un terme qui continue à exister dans le vocabulaire contemporain, mais comme il a subi une évolution sémantique considérable, il offre un usage différent et une signification différente en grec moderne.

Pour présenter le champ sémantique auquel appartient le mot, nous avons recherché son histoire dans la langue, depuis le grec ancien. Le substantif

πίστωσις vient du verbe πιστόω qui signifie « donner des gages, confirmer par un serment, garantir » dans la langue ancienne, le nom d’action πίστις signifie « foi, confiance inspirée à d’autres ou que d’autres inspirent », le dérivé nominatif πίστωµα, qui apparaît dans la langue au Moyen-Âge signifiait « garantie, gage ». Le mot πίστωσις existe depuis le grec ancien comme dérivé de cette même famille lexicale, qui se trouve dans le champ sémantique de « garantie, gage », et de « inspiration de la foi ». En grec du

Moyen-Âge, la signification du terme πίστωσις évolue vers la signification de «confirmation, assurance ». Dans le texte de Montesquieu, le sens de

« crédit »est vieilli en français, de la même façon que celui de πίστωσις tel qu’il apparaît dans le texte de 1836, l'est en grec moderne. Le terme

«crédit » signifie, chez Montesquieu, la confiance qu’inspire quelqu’un. Le terme πίστωσις reflète cette exacte signification à l’époque de la traduction.

487 Le terme πίστωσις, en grec moderne, allait évoluer vers un resserrement sémantique, où le sens de « crédibilité », l’idée de « l’assurance » et de « la confiance » seraient focalisés non plus sur les qualités morales d’une personne qui peut inspirer de la confiance à autrui, mais sur la solvabilité de quelqu’un. Ainsi, le mot a connu, depuis le XXème siècle une spécialisation sémantique dans un contexte financier et économique.

Le terme grec πίστωσις, subit un emprunt sémantique du français et de l’italien. La signification économique et l’idée de la solvabilité passent dans le champ sémantique du mot « crédit », en français, à partir de la langue italienne. Cette évolution apparaît aussi dans l'équivalent grec πίστωσις, surtout quand il équivaut au terme français « crédit », dans les dictionnaires de l’époque. Cette évolution que subissent d’abord le terme français et par la suite, on ferait mieux de dire, par conséquent, le terme πίστωσις se voit dans les résultats d’une simple recherche des équivalents grecs au français

« crédit » dans les dictionnaires de l’époque. Notre première remarque concerne la polysémie du terme, qui vise d’abord les qualités morales, puis qui se met à se spécialiser dans les domaines financiers et économiques, de manière très évidente dans les diverses significations présentées.

Ainsi, le dictionnaire d’É.Legrand, pour « crédit » présente les mots

υπόληψις («estime», «réputation»), πίστις («foi», «confiance»), αναβολή

488 («renvoi», «atermoiement»), κρέδιτο (un emprunt à l’italien credito, qui n’existe plus dans le vocabulaire contemporain, sauf peut-être dans certains dialectes). Dans le même dictionnaire nous avons trouvé la locution « je vends à crédit » pour laquelle l'expression équivalente : πωλώ επί αναβολή ou πιστώσει est proposée. Il s’agit d’un exemple des significations orientées vers l’économie, qui commencent à apparaître. La même polysémie se voit

également, dans le dictionnaire bilingue de Ch. D. Vyzantios qui donne comme sens premier la signification économique avec les termes grecs

équivalents : πίστις (« foi » mais dans le sens de solvabilité), αξιόχρεο

(« solvabilité »), πίστωσις, κρέδιτον, pour présenter dans un deuxième temps, toute signification liée au caractère moral exprimée par le grec :

υπόληψη («estime »).

En examinant, en revanche, le dictionnaire unilingue de Ch. D. Vyzantios, nous allons découvrir que, les sens présentés principalement, pour le substantif πίστωσις sont βεβαίωσις, πιστοποίησης, la signification du mérite moral se trouve donc nuancée, elle semble évoluer plutôt vers l’idée de

« preuve », ou de « gage », qui est voisine des significations qui suivent historiquement dans le grec depuis sa création, comme nous l'avons vu. Par cette définition, comparée avec les termes κρέδιτο, αναβολή, αξιόχρεο, avec lesquels πίστωσις est en relation de synonymie dans les dictionnaires bilingues, nous constatons que l’évolution sémantique observée pour le

489 terme, le resserrement et le changement de champ sémantique, vers la notion de solvabilité, est une influence subie par l'intermédiaire du français.

L’emprunt κρέδιτο à l’italien, annonce l’influence déjà remarquée par le dictionnaire Le Petit Robert, qui note que l’évolution sémantique du mot

«crédit » en français est le produit de l'influence sémantique subie à partir de la langue italienne. Le terme se présente alors comme le produit final d’une série d'influences sémantiques, qui vont donner au terme πίστωσις sa signification actuelle. Il serait intéressant de souligner que l’évolution sémantique de πίστωσις peut être attestée dans les Minutes de l’Assemblée

Nationale338 ou bien du Parlement339, où πίστωσις est un terme économique et exprime l’idée de « faire crédit à ».

Les traductions du XXème siècle, choisissent des mots qui touchent au caractère moral de la détermination de « crédit » dans la phrase du texte d’origine. Le terme πίστωσις est exclu en grec moderne, parce que le locuteur aurait automatiquement à l’esprit l’idée de solvabilité et non pas celle de mérite moral.

338 Επίσηµος εφηµερίς της Συνελεύσεως της Ελλάδος, Αριθµός 63, Εν Αθήναις 28 Φεβρουαρίου 1863 [Journal officiel de l’Assemblée générale de la Grèce, N°63, Athènes le 28 Février 1863.]. 339 Εφηµερίς των συζητήσεων της Βουλής, Περίοδος Β Σύνοδος Α’ Τόµος Γ’, Αθήνα : εκ του εθνικού τυπογραφείου, 1870 σελ. 336 [Journal des débats parlementaires, Période B, Séance A, imprimé à Athènes par l’Imprimerie nationale, 1870, p. 336]

490

27) παρλαµέντον, Lettre 92 (p. 193)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

παρλαµέντο Parlement Βουλή (1925) /

Κοινοβούλιο (1998)

Nous avons choisi ces mots afin d’examiner l’évolution possible de la terminologie qui concerne les institutions politiques. Historiquement, l’état de la Grèce présente l’intérêt d’être un État neuf, donc la terminologie institutionnelle devrait être relativement neuve aussi, comme nous l'avons déjà expliqué auparavant dans notre analyse.

Le Parlement est un mot qui, en français, avait la signification de « cour souveraine de justice formée par un groupe de spécialistes détachés de la cour du roi » selon le dictionnaire le Petit Robert. Donc, l’idée de la cour de justice était une des anciennes significations de ce terme français.

L’équivalent de parlement en grec est le terme βουλή ou bien κοινοβούλιο, que nous attestons dans la traduction de 1925 et de 1998 respectivement.

N. Papazoglou, utilise un xénisme, qui est assez vieux, παρλαµέντο existe depuis le Moyen-Âge dans la langue grecque et traduit le français

« parlement ». Le terme παρλαµέντο désigne un « conseil du roi », avec une

491 vocation juridique principalement qui, petit à petit, évolue pour engendrer aussi une autorité politique, reflétant l’évolution de la signification du terme français « parlement ». La signification et l’importance du français

« parlement » et son influence sur le grec se voit à travers le lemme

« parlement » que nous avons trouvé dans le dictionnaire bilingue de Ch.D.

Vyzantios, où le terme est expliqué en grec comme σύγκλητος (« sénat »,

« conseil ») ou δικαστήριο (« tribunal »), το παλαί της Γαλλίας (« le palais, en France »), σώµα νοµοθετικόν (« corps législatif »), βουλή

(« parlement »).

La traduction de N. Papazoglou est particulièrement intéressante parce qu'elle rend compte de la relation sémantique entre les dénominations des institutions politiques françaises et grecques, la langue grecque ayant subi l'influence sémantique particulière de plusieurs termes qui désignent des postes institutionnels. Mais ce qui est intéressant c'est de remarquer, que l’emprunt sémantique de « parlement » s’étend également vers le terme

βουλή, dans le grec du XIXème siècle, sans se limiter au xénisme

παρλαµέντο. De plus, nous avons l’impression que le xénisme παρλαµέντο ne serait certainement pas le premier choix de tous ceux qui se hâtent de bannir les emprunts aux langues étrangères. Il se produit donc, une sorte de transfert sémantique de « parlement » vers βουλή.

492 Il serait intéressant d’examiner cependant l’histoire du terme βουλή mais aussi sa signification dans la langue du XIXème siècle, pour mieux suivre son

évolution sémantique et l’influence du terme français « parlement » dans son évolution propre. Βουλή est un mot qui existe depuis la langue antique.

Il s’agit d’un nom d’action dérivé du verbe βούλοµαι qui signifie « désirer, vouloir ». Dans la langue ancienne le mot βουλή désignait « la volonté », mais évolue pour désigner des corps qui jouent un rôle de conseil dans le fonctionnement du régime politique. Dans le dictionnaire unilingue de Ch.

D. Vyzantios, le terme βουλή est défini comme : i) βούλησις (« volonté),

θέληµα (« volonté »), απόφαση (« décision ») ii) συµβουλή (« conseil »),

γνώµη (« opinion ») iii) σύσκεψις (« délibération », « conseil ») iv)

συνέλευση βουλευτών (« délibération des députés »), συνέδριον

(« congrès »), σύγκλητος (« sénat », « conseil »), συµβούλιον (« conseil »,

« assemblée »), v) par synecdoque, il désigne l’ensemble du corps des députés. Dans la langue moderne la signification principale est celle de

« parlement » mais aussi par synecdoque, le corps des députés et le bâtiment où siège le parlement.

Le xénisme παρλαµέντο est utilisé dans le vocabulaire moderne, pour désigner « le parlement » mais, l’usage du terme est limité dans un registre courant et la connotation de cet usage est la plupart du temps négative. Par exemple, il arrive souvent, que dans les articles de presse une référence au

493 παρλαµέντο plutôt quà la βουλή constitue une référence négative et un signe que l’institution est visée par la critique de celui qui signe un article avec une telle référence.

La meilleure traduction de « Parlement » tel qu’il se présente dans le texte de Montesquieu, est la traduction de N. Papazoglou. D'un point de vue traductologique, les termes grecs βουλή et κοινοβούλιο (qui se trouvent dans la traduction de 1998 et de 1925 respectivement), pour « parlement », sont à la limite de l’anachronisme, et à notre avis un commentaire du traducteur, en forme de note de bas de page, serait nécessaire afin de préciser la perspective historique du texte d’origine et faciliter la compréhension du locuteur contemporain.

28) κάµερα δικαιοσύνης, Lettre 98 (p. 207)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

Κάµερα δικαιοσύνης chambre qu’on δικαστήριο από

appelle de justice βουλευτές (1925) /

συµβούλιο της

δικαιοσύνης (1998)

494 Cette expression nous a intéressée pour contrôler l’influence sémantique possible du français, sur le champ sémantique de la « cour de justice » ou bien de la « chambre de justice » en grec. Leur relation devient plus claire dès qu’on examine l’histoire des termes liés à ce champ sémantique particulier.

L'expression française que N. Papazoglou doit traduire est « chambre de justice » qui généralement parlant, peut être toute sorte de cour de justice ou de tribunal. Cette juridiction particulière date du Moyen-Âge ; dans le cas de notre texte, il s’agit d’une formation où les magistrats de la Cour constituèrent une Chambre de justice afin de contrôler les finances du duc de Noailles, le plus probablement, pendant les premières années de la

Régence. C’est une forme de juridiction qui n’a pas d’équivalent dans l’histoire ni la langue grecques de façon concrète, et le traducteur doit adapter, selon les procédés de traduction proposés par Vinay et Darbelnet340.

340 La théorie classique de Vinay et Darbelnet sur les procédés de traduction a paru en 1958, bien sûr dans notre commentaire nous n'essayons pas de dire que N. Papazoglou aurait la connaissance des théories traductologiques du XXème siècle, mais, nous voulions préciser le mot « adaptation » que nous avons utilisé. En ce qui concerne la théorie de J.P Vinay et J. Darbelnet, nous faisons allusion à leur ouvrage célèbre : Stylistique comparée du français et de l’anglais. Méthode de traduction. Paris : Didier et Montréal : Beauchemin, 1958, pp. 331.

495 L'expression inventée par N. Papazoglou afin de rendre le groupe de mots

« chambre de justice », est une traduction mot à mot du français. N.

Papazoglou utilise le terme κάµαρα qui traduit chambre et le mot

δικαιοσύνη qui est l’équivalent de « justice ». La phrase est calquée sur l'expression française, mais n’existe plus en tant que telle en dehors de cette traduction, et ne se trouve dans des textes de l’époque. Cependant, ce groupe de mots rend la locution française compréhensible par le locuteur de l’époque, et à notre avis, elle reflète bien la notion d'« une chambre, qu’on appelle de Justice [où] [...] on les fait passer par un défilé bien étroit : je veux dire entre la vie et leur argent.» La notion de la «chambre» ou κάµαρα est assez exacte dans la langue française autant qu’elle l’est dans la langue grecque. Par ailleurs le terme κάµαρα constitue un emprunt aller-retour entre les deux langues. Le mot grec ancien καµάρα (« voûte », « lieu couvert par une voûte, construction ») a donné en latin camera puis en français, « chambre » et en grec, par la suite, le terme κάµαρα Le substantif

δικαιοσύνη, quant à lui, est dérivé de l’adjectif δίκαιος et signifie « justice »

: on le trouvait déjà dans la langue ancienne.

Nous avons consulté les dictionnaires bilingues de l’époque pour y chercher les mots qui sont en relation avec « la justice » et ceux qui désignent des

« cours de justice » : la plus grande partie était déjà en place et l’équivalence entre le termes français et grecs était établie. Plus précisément, nous avons

496 trouvé pour « cour d’assise » : κακουργοδικείο, « cour de cassation» :

άρειος πάγος, « cour d’appel » : εφετείο, et « tribunal » : δικαστήριο.

Cependant nous ne pourrons pas accepter la traduction de 1925, sans avoir fait, auparavant, l’analyse du terme « Parlement » et son interprétation dans la langue grecque. La signification ancienne du mot « parlement »en français, avait, semble-t-il, influencé le grec βουλή, et produit le xénisme

παρλαµέντο : il réapparaît dans l’utilisation du mot βουλευτής (« député ») que nous trouvons dans la traduction de G. Vlastos, qui rend « la chambre de justice » par la locution : ένα δικαστήριο από βουλευτές. Nous pensons que l’utilisation du terme βουλευτές (« députés ») ici, constitue un souvenir de l’emprunt sémantique au terme français « parlement » pour obtenir l'équivalent grec βουλή, que nous venons d’analyser341. Par le biais de l’influence sémantique de « parlement », le terme Βουλή et par conséquent le dérivé βουλευτής, gardent le souvenir d’une relation avec la justice, le parlement étant à un moment de l’histoire du terme, un corps à vocation juridique. C’est pourquoi G. Vlastos fait référence à βουλευτές au lieu de dire δικαστές (« juges »), par exemple.

Dans la traduction de 1998 la traductrice adapte la locution française en tenant compte de l’évolution sémantique sur le plan du vocabulaire. Le mot

κάµαρα n’est pas autant utilisé en grec moderne, il est exclusivement lié à

341 Voir plus haut notre lemme « παρλαµέντο» à ce sujet.

497 l’idée de « chambre à coucher ». En général la notion de « chambre », exprimée en grec moderne avec des termes comme δωµάτιο, κάµαρα est très souvent liée avec « la pièce d’une maison ». Les termes δωµάτιο ou bien

κάµαρα ne pourraient pas former en grec moderne la locution « κάµαρα

δικαιοσύνης » qui aurait laissé le locuteur du grec moderne profondément perplexe. Ainsi, la traductrice choisit-elle une locution qui pourrait être utilisée dans le registre désiré, pour produire l’appellation qui ressemble beaucoup à celles utilisées pour des institutions déjà existantes en grec, comme par exemple le terme Σύµβούλιο της Επικρατείας qui serait l’équivalent du « Conseil de l’État » en France.

29) χασµήρυµα, Lettre 110 (p.233)

Grec savant 1836 Français Grec moderne

χασµήρυµα bâillement χασµουρητό (1925

et 1998)

Le terme concerne une partie triviale de la vie qu'il est intéressant de suivre d’un point de vue linguistique parce qu’il révèle souvent des particularités de la langue. C'est le cas quand nous étudions la question de la langue sur une longue période et que les différences entre les aspects de la langue démotique et de la langue savante, deviennent de plus en plus importantes et visibles, dans la création littéraire mais aussi dans la simple expression

498 linguistique. Les marques que produisent les partisans de la langue purifiée concernent une intervention savante sur des mots triviaux, dans l'optique d’influencer la langue sous tous ses aspects et de présenter un modèle de langue qui rapproche le locuteur de sa vie de tous les jours et représente un organe linguistique complet et efficace. Pour cette raison, l’observation des termes simples, des verbes d’action est importante dans une étude diachronique du vocabulaire, surtout quand il s’agit d’une observation qui commence à une période très importante pour l’évolution linguistique du grec vers son état contemporain.

Le terme χασµυρητό vient du verbe ancien χαίνω, χάσκω qui signifie

« s’ouvrir, s’entr‘ouvrir », ou bien « ouvrir la bouche, la gueule, être bouche bée », selon le dictionnaire de P. Chantraine. Ce verbe a donné la forme

χασµάοµαι qui signifie précisément « bâiller, être bouche bée » d’où dérive le substantif χάσµηµα, « ouverture de la bouche, bâillement ». Ce substantif peut apparaître en grec moderne dans un registre savant, avec spécialisation médicale, puisque il s’agit du terme médical utilisé pour désigner « l’acte de bâiller ».

Dans les dictionnaires du XXème siècle, pour le terme « bâillement », nous avons trouvé χασµουρητόν, χάσµηµα, χασµουργητόν, χασµούρηµα. Pour le verbe « bâiller », les formes χασµουριάζοµαι, χασµώµαι, χασµουρήουµαι,

499 χασµάοµαι. Les variantes sont nombreuses, cependant le type apparu au

Moyen-Âge était χασµούρα qui est une variante augmentée du terme χάσµη.

Il semble que la variante présentée par le traducteur N. Papazoglou, constitue une intervention phonétique de sa part, qui aurait comme but de s'adapter à la forme ancienne, où le thème en χάσµη- est dominant.

Cependant les résultats de notre recherche sur les variantes de la période, montrent que l’évolution vers un thème χασµου- était déjà accomplie.

L’intérêt de cette intervention « savante » serait de souligner le thème ancien du verbe, et de créer un terme qui remplacerait la variante de la langue parlée pour en favoriser une qui conviendrait à ceux qui croient à l’esthétique et à la valeur supérieure de la langue archaïque. Par la traduction de 1998, nous avons la forme χασµουρητό qui est la forme qui a prédominé dans le vocabulaire contemporain, la même qui apparaît déjà dans la traduction de 1925. Cette évolution montre que finalement l’intervention puriste sur le mot n’a pas été maintenue dans la langue parlée ni la langue démotique.

30) νεολόγοι, Lettre 130 (p. 275)

Grec savant Français Grec

1836 moderne

νεολόγοι nouvellistes (le nouvelliste aime savoir χρονικογράφ

500 et débiter des nouvelles. Le plus οι (1925) /

souvent, il les diffuse périodiquement ειδησεογράφ

sous forme manuscrite c’est ce que l’on οι (1998)

appelle les nouvelles à la main).

Comme l’explique le texte français, les « nouvellistes » ici sont en réalité les

« journalistes », il s’agit d’un sens vieilli du mot, mais c'est celui qui est utilisé dans le texte de Montesquieu. Il est intéressant de suivre l’évolution du terme tel qu’il se présente en grec, puisqu'il semble que les termes français ont influencé le choix de N. Papazoglou dans sa traduction, et

également celui de la traduction de G. Vlastos en 1925.

Le terme νεολόγος est calqué sur le français « nouvelliste ». La construction du mot avec comme premier élément νέο- (« nouvelles » mais aussi

« nouveau, jeune récent ») et à la deuxième place, le suffixe –λόγος (« celui qui est spécialiste en quelque chose », ou bien « celui qui concentre, accumule ce qui est décrit par le premier constituant») produit comme résultat un terme équivalent du « nouvelliste » français de Montesquieu.

Il serait intéressant de suivre le champ sémantique qui tourne autour de la notion du « journaliste ». Nous avons fait un premier balayage du terme en cherchant par le biais des dictionnaires bilingues (A. Vlahou, É. Legrand,

501 Ch. D. Vyzantios) les termes grecs proposés pour « journaliste » en grec de l’époque. Nous avons recensé les mots : εφηµεριδογράφος (« celui qui écrit dans un journal », le terme peut être compris mais ne s’utilise pas dans le vocabulaire contemporain), γαζετιέρης (il s’agit d’un emprunt au français

«gazette», donc «celui qui écrit dans une gazette», mais le terme n’existe pas dans le vocabulaire contemporain), χρονογράφος («chroniqueur»),

συγγραφέας χρονικών (une locution qui désigne «l’écrivain chroniqueur»).

Cependant la réponse définitive sur l’évolution du terme νεολόγος au

XIXème siècle est présentée assez clairement par un lemme du dictionnaire de St. Koumanoudis.

St. Koumanoudis fait d’abord une première différenciation des termes

νεολόγος et Νεολόγος, c’est à dire une différenciation qui s'appuie sur la minuscule et la majuscule. Le terme νεολόγος avec minuscule équivaut au français « néologique », puisque le champ lexical indiqué par St.

Koumanoudis est le champ de la linguistique. Le terme Νεολόγος avec majuscule, correspond à une appellation d’un journal qui était publié à

Constantinople et ensuite, à partir de 1897, à Athènes aussi. Le terme

Νεολόγος est référé dans le dictionnaire de St. Koumanoudis en liaison avec le verbe français « reporter », et par analogie le terme « νεολογίαν» était le terme proposé pour la traduction du français « reportage ». Cependant, l’usage des termes νεολογία et νεολόγος avec ce sens n’ont pas connu une

502 grande diffusion et l’usage du terme avec cette signification est abandonné.

Il faut noter que dans le vocabulaire contemporain νεολογία correspond au français « néologie » et le terme νεολογισµός au français « néologisme ».

Dans la traduction de 1925, nous remarquons le terme χρονικογράφος calqué sur le français « chroniqueur » : le terme existe dans le vocabulaire contemporain, cependant le mot le plus courant pour désigner un

« journaliste » en grec moderne est le terme δηµοσιογράφος ou

ειδησεογράφος. Χρονικογράφος est composé de χρονικό- (« chronique ») et

–γράφος (« celui qui écrit »). La même structure est utilisée dans la construction du terme utilisé dans la traduction de 1998, ειδησεογράφος où les composants sont είδηση- (« nouvelles ») et –γράφος (« celui qui écrit »).

Par ailleurs, δηµοσιογράφος qui est le plus répandu dans le vocabulaire, est composé exactement selon la même logique, le premier constituant étant

δηµόσιο- («public») et –γράφος, c’est-à-dire celui qui écrit pour le public, ou bien « publiciste », le terme qui a influencé δηµοσιογράφος sémantiquement.

503 D. Appréciation des traductions du XIXème siècle, au sujet de l’étude diachronique du vocabulaire grec

I. Laisser les textes parler

Lorsque nous étudions le vocabulaire d’une langue, l’enjeu réel est la recherche de la compréhension. Cette dernière est souvent liée à un système historique et social qui présente une série de jugements, qui constituent une réalité, en partie préconçue, pour nous. Ensuite, ils entrent dans le processus cognitif de juger les données extérieures, et permettent d'interpréter les signes linguistiques qui forment un message que nous essayons de communiquer, ou qui nous est communiqué.

Pour approcher et découvrir ces « jugements » la partie de notre réalité qui est préconçue, il n’y a rien de mieux que de mettre l’objet de notre étude sous la lumière d’un examen diachronique. Dans un effort pour marier le pragmatisme et l’empirisme nous avons appliqué un esprit « de traducteur »

à notre analyse lexicographique. En soi, le traducteur essaie d’évaluer, en prenant ses distances, deux situations de communication : la première, lui est donnée, sous la forme d’un texte qu’il doit communiquer dans une deuxième langue. La deuxième situation communicative doit être

504 équivalente à la première dans une pluralité de sphères, régie en grande partie par des influences temporelles mais aussi socioculturelles. Le concept de traduire, selon Habermas, constitue une dialectique : « c’est seulement là où sont absentes des règles de transformation qui permettent d’instaurer une relation déductive entre des langues par substitution et où une « traduction » exacte est exclue, qu’il est nécessaire de recourir au type d’interprétation que nous appelons, de façon générale, traduction.342 » Il s’agit exactement de cette notion de la traduction, et de sa relation privilégiée avec le concept de compréhension que nous avons essayé d’exploiter dans notre recherche lexicologique.

L’esprit d’un traducteur est entraîné par excellence, à prendre une distance et à projeter les messages d’un texte-source dans un environnement et un registre, stylistiques, situationnels, temporels, géographiques, historiques, culturels, qui leur sont propres, dans le but de les déchiffrer et de les reproduire dans une langue différente. Cet état d’esprit, nous avons essayé de le mettre en œuvre pendant notre analyse lexicographique. Notre intérêt

était de souligner les différences sémantiques qui jaillissent aux différentes périodes de l’usage de la langue grecque.

342 Jacques Bouveresse. Herméneutique et linguistique. Combas : Éditions de l’Éclat, 1991, p. 36.

505 Les résultats de notre recherche dans un corpus de dictionnaires qui embrassaient la diachronie de notre focalisation (XVIIIème siècle à nos jours), d’une part, et l’examen comparatif des différentes versions des traductions examinées d’autre part, constituaient un système synergétique qui nous permettait de suivre l’évolution de la compréhension d’un texte donné et inchangeable dans le temps, celui de Zadig et des Lettres Persanes respectivement.

Avec comme pivot le texte français, l’évolution sémantique et le trajet des mots et de leur signification pouvaient facilement jaillir sous nos yeux, par simple observation et recherche sémantique des termes qui se trouvent dans les versions de notre corpus, et qui nous ont permis en même temps de suivre l’évolution historique de la question de la langue. Dans les textes de

Voltaire et de Montesquieu, nous avons pu faire un voyage dans le temps et reconstruire, par la suite du trajet sémantique des mots, l’histoire des termes recherchés ; nous avons pu aussi acquérir une vision plus complète des tendances et des mécanismes d’évolution de la langue et du vocabulaire, ce qui était dès le début, notre projet. Ainsi, notre méthodologie pourrait se résumer en une seule phrase : laisser les textes parler, d'eux mêmes.

506

II. La langue et le vocabulaire de la traduction de Zadig par D.N.

Iskenderis

L’intérêt de l’étude de la langue et tout spécialement du vocabulaire au début du XIXème siècle, c'est que Lumières combinées avec des influences historiques et sociopolitiques de la période constituent le moteur d’une

évolution qui acquiert une vitesse croissante : cela impose le développement d'une langue capable d'exprimer les produits culturels, les développements politiques et les changements sociaux qu'allait entraîner la création du nouvel État grec.

La non standardisation de la langue pose des problèmes de catégorisation, de plus, ce qui est appelé « langue populaire », la variété basse, ne pouvait pas être caractérisée exclusivement en tant que langue parlée, ou vernaculaire. La langue populaire, ou δηµώδης, le précurseur de ce qui constituerait « la langue démotique » est une sorte de koinè supradialectale, une langue qui était très souvent utilisée dans la littérature du XIXème siècle.

La langue parlée de la période, nous n’avons pas assez d’information pour la reconstruire de la façon la plus fidèle possible. Il serait donc regrettable, et surtout faux, de différencier la langue démotique de la katharévoussa, en

507 caractérisant la démotique de langue strictement parlée, et par conséquent la katharévoussa de langue strictement écrite. La langue utilisée par les savants de l’époque qui écrivaient de la prose et des textes théoriques, ou des traductions, à la fin du XVIIIème siècle, et au cours de la plus grande partie du XIXème siècle, offre déjà une grande variété. Ainsi, Dimitris Katardzis,

Athanassios Psalidas, Giannis Vilaras, Dionyssios Solomos « présentent des différences importantes entre eux, même en terme de phonologie, morphologie, syntaxe et vocabulaire343 » insiste Professeur Peter

Mackridge. Ainsi, il ne faut pas s'attendre à un registre bas, ni à des mots

« récents » ou des termes exclusivement populaires, en lisant la caractérisation « langue populaire du début du XIXème siècle », bien au contraire. La langue populaire ou δηµώδης et la langue démotique, sont les variantes de la langue grecque qui gardent des liens plus étroits avec la langue parlée, mais il serait faux de prétendre davantage.

343 « The varieties of language used by highly educated demoticists from different places in prose works written between the 1780s and the 1820s – Dimitrios Katartzis from Constantinople, Athanassios Psalidas and Yannis Vilaras form Yannina, and Dionysios Solomos from Zakynthos - present significant differences from each other in terms of phonology, morphology, syntax and vocabulary […]» Peter Mackridge, Diglossia and the separation of discourses in greek culture. Présenté au colloque « Multilingualism form a historical prespective » de l’Université de Hambourg en juin 2001, p. 4.

508 Nous avons caractérisé la langue de D. N. Iskenderis de langue populaire, parce qu'il serait anachronique de l’appeler langue démotique. Cette langue,

écrite dans un style plus populaire, avec une construction syntaxique moins compliquée –les phrase longues et complexes étant plutôt favorisées par la langue savante- est caractérisée par un vocabulaire original, souvent néologique, mais aussi, un vocabulaire qui contient plusieurs mots anciens.

Ce qu’il faut souligner, en ce qui concerne D. N. Iskenderis, c'est que même les mots anciens qu’il utilise –comme par exemple le terme αγχίνοια- sont très souvent hérités dans la langue démotique moderne. La différence, surtout par rapport à la traduction de N. Papazoglou, qui est plus tardive, est qu’il ne recourt pas à une construction ou plutôt une reconstruction artificielle des mots. D.N. Iskenderis n’aime pas particulièrement l’« invention » de mots, et par cela nous entendons la création d'hellénismes fabriqués avec des composants grecs, qui sémantiquement sont influencés par des termes étrangers.

D. N. Iskenderis présente dans son tissu lexical des choix qui se caractérisent par l'authenticité. Par authenticité nous entendons fidélité au registre du mot choisi : D. N. Iskenderis utilise des mots qui viennent directement du grec ancien, ou du registre de la langue populaire, la langue de son époque. En somme, les termes que nous avons examinés dans le fonds lexical de D.N. Iskenderis existent très souvent dans le vocabulaire

509 grec moderne, même si parfois, de nos jours, ils appartiennent à un registre savant ou ont subi, entretemps, une évolution sémantique.

Les néologismes

Dans la traduction de D.N. Iskenderis, nous avons rencontré des néologismes qui sont inventés, de façon subjective, dans le but d’exprimer et de mieux représenter le contenu du texte voltairien. Parfois, à travers cette création nous ressentons le plaisir que prend le traducteur, qui trahit un certain sens de l’humour. Ainsi, il invente le terme κωνοειδοπίλος pour désigner «le bonnet pointu» du texte voltairien. Mais il n’aime pas utiliser gratuitement des termes composés d’une grande complication, ni ne le fait pour impressionner son lecteur. De plus, il invente des mots qui peuvent très bien exister dans la langue, même si les dictionnaires contemporains les ignorent. Un cas semblable, très intéressant, est le néologisme οφθαλµοκόρη qu’il emploie pour traduire « la prunelle » du texte français. Le terme

οφθαλµοκόρη est facilement compris par le locuteur moderne, et se trouve dans les textes littéraires contemporains, mais pas dans les dictionnaires.

Les termes grecs anciens

Parmi les termes anciens qui sont utilisés dans la traduction de D.N.

Iskenderis nous avons étudié les termes αειφυγία (« l’exil à vie »), οµνύω

510 («jurer»), ιοβόλος («venimeux») : à l’exception du verbe οµνύω, il s’agit de termes qui se trouvent toujours dans les dictionnaires modernes, en tant que partie d’un corpus reconnu du vocabulaire contemporain. Nous avons

également rencontré le terme σύµβαµα («accident», «incident»), qui appartient au registre soutenu, pour désigner «incident», mais aussi

συµβεβηκός qui n’a pas été retenu par le vocabulaire moderne, mais qui, au cours du XIXème siècle évolue dans le même champ sémantique que

σύµβαµα en nous donnant l’opportunité de nous interroger sur les raisons de la prédominance d’un terme par rapport à l'autre. Les termes σύµβαµα et

συµβεβηκός se trouvent aussi dans la traduction de N. Papazoglou. Le terme

έγκαυστον, est un terme ancien pour désigner «l’émail », selon A. Coray ou

« l’émaillure », selon Ch. D. Vyzantios. Le terme πλακούντιο, est un mot utilisé par Aristophane, qui désigne une confection gastronomique, une sorte de tourte. Le mot απόστηµα («abcès»), un terme polysémique du vocabulaire moderne qui a subi un resserrement sémantique avec le temps, a perdu le sens de «distance», qu'il a cependant, dans le texte de D.N.

Iskenderis, par exemple.

Les emprunts

D.N. Iskenderis utilise plusieurs mots qui sont des emprunts, comme

µινίστρος, pour désigner le «ministre», qui sera remplacé par υπουργός, terme qui subira cependant toujours l’influence sémantique de « ministre ».

511 Les termes politiques sont particulièrement intéressants et méritent l’attention particulière de la recherche, parce qu'ils présentent plusieurs emprunts qu’il serait intéressant d’étudier et de classer chronologiquement.

Dans la traduction de D. N. Iskenderis nous avons eu la possibilité de rechercher le trajet sémantique d’un type d’emprunt particulier, qui est l’emprunt aller-retour, qui à nos yeux constitue une des meilleures preuves des échanges interculturels produits à travers les échanges et les emprunts linguistiques. Un cas de ce genre d’emprunt aller-retour, est le terme

φαρφουρία dont nous avons examiné la provenance et le trajet : il vient du turc firfir, emprunté au grec ancien πορφύρα.

Les mots appartenant à un registre populaire

D.N. Iskenderis aime utiliser des termes anciens autant que certains qui viennent de la langue populaire. Pour ne nous référer qu’à quelques-uns d'entre eux nous pouvons mentionner : µάλαγµα («or»), λαγίδια («lièvre»),

εγγαστρωµένη («enceinte»). Lors de la recherche de ces termes, nous avons souvent eu l’impression que les termes «populaires» surgissent de mots ou de variantes qui font leur apparition dans la langue médiévale, selon les indications des dictionnaires étymologiques contemporains. Par conséquent, les mots qui relèvent de l’antiquité classique, quand ils sont utilisés dans la langue moderne relèvent souvent d'un registre de langue soutenue et

512 savante. L’exemple le plus caractéristique serait de se réfèrer au terme

εγγαστρωµένη et έγκυος, deux termes qui désignent la femme enceinte, le premier appartenant à un registre familier, et apparu dans la langue médiévale, et le deuxième, appartenant à un registre soutenu, et relevant de l’antiquité.

Plusieurs termes provenant de plusieurs registres pour le même signifié

La variété de style et la liberté d’expression remarquées dans la traduction de D.N. Iskenderis se marquent dans le fait qu’il n’hésite pas d’utiliser des termes qui appartiennent à plusieurs registres différents. Cette caractéristique rend sa traduction facile à lire et colorée, autant pour le lecteur du XIXème siècle que pour le lecteur contemporain. Pour la même occurrence, qui exprime le même signifié, D.N. Iskenderis utilise tantôt le terme savant, tantôt le terme populaire, et tantôt même le terme purifié ou archaïsant. Pour offrir quelques exemples de cette pratique, nous mentionnerons le signifié «femme» pour lequel les équivalents grecs γυνή

(forme ancienne) et γυναίκα (forme médiévale), sont également utilisés dans son texte. Un autre exemple serait le signifié « maison », pour lequel nous avons les équivalents grecs : οσπήτιον (une variante hellénistique, qui est un emprunt au latin hospitium qui a donné σπίτι, le terme le plus commun pour désigner « la maison », en grec moderne), οικία (qui est issu du grec ancien pour désigner «la maison», un mot du registre savant dans la langue

513 moderne), παστρικόν (une appellation métonymique de la maison, qui se traduit par « ce qui est propre », donc παστρικόν, médiéval pour « propre »).

Influence du vocabulaire purifié

Même si D.N. Iskenderis a une langue simple, naturelle, il utilise des termes où la tendance à l'épuration, mais surtout celle de l’archaïsation des mots, sont évidentes. Il s’agit de la même tendance qui va faire se concurrencer la katharévoussa et la démotique dans le débat qui constitue «la question de la langue» dans l’histoire du grec. Parmi ces termes, qui sont présents, mais pas omniprésents, nous pourrons nous réfèrer à quelques occurrences comme : οψαρεύσω, επακουµβίζοντες, οµµατίου, οφθαλµού, αντεπολέµη.

Le degré limité et le style riche en expressivité adopté par D. N. Iskenderis peut nous assurer un certain degré de certitude quand nous appliquons la caractérisation «langue populaire». Cependant l’usage des termes dans lesquels se voit l’influence de la langue purifiée signale le changement qui allait suivre dans la langue.

514

III. La langue et le vocabulaire de la traduction des Lettres Persanes par N. Papazoglou

La langue savante de N. Papazoglou, bien que sa traduction ait été publiée en 1836, 20 ans après la traduction de D.N. Iskenderis, est assez différente de la langue de la traduction de Zadig et peut-être pas dans le sens attendu.

La langue de N. Papazoglou semble plus archaïque et plus travaillée parfois que la langue utilisée par D.N. Iskenderis. Sans doute les longues structures syntaxiques et la fréquence des subordonnées au subjonctif, donnent au langage de N. Papazoglou une allure plus lourde et compliquée. Cependant il ne s’agit pas d’un langage incompréhensible, ni particulièrement difficile

à suivre, surtout par rapport aux formes et aux extrémités que la katharévoussa va connaître plus tard. Pour cette raison, nous avons préféré caractériser la langue de N. Papazoglou de langue savante, ou langue savante simple. La katharévoussa commence progressivement avec A.

Coray qui était le premier à proposer « l’archaïsation partielle qualifiée d’« embellissement » (καλλωπισµός) » de la langue 344». N. Papazoglou

était un savant et un éducateur, qui, comme nous l'avons vu dans notre

344 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op. cit. p. 45.

515 deuxième partie, avait des contacts avec les cercles de ses disciples et connaissait sans doute l’œuvre de l’illustre A. Coray.

Plus haut, à propos de la langue populaire, nous avons fait allusion à une langue qui n’est pas exclusivement parlée, la langue grecque qui se trouve le plus près du grec parlé du XIXème siècle, constatation qui renforce notre opinion qu’il n’y a pas pas de « langue idéale » grecque. Cette réalité permet l'existence d’une marge entre la langue utilisée par les intellectuels de la période, ceux qui avaient choisi d’utiliser, d'écrire, et de propager une langue qui serait plus près de la langue populaire, la langue δηµώδης, et ceux qui avaient préféré utiliser et propager une langue plutôt savante,

« l’hellénique », une langue à tendances archaïsantes.

La distinction entre les deux variantes principales, est tout d'abord déterminée par le degré et le mélange des termes qui sont reconstruits et aménagés pour donner l’impression d’une langue qui est plus ancienne, donc authentique, aux yeux de ceux qui avaient des préjugés envers la langue parlée par les populations grécophones. Si nous avons parlé d’idiolecte, lors de notre introduction sur la langue de N. Papazoglou, « un idiolecte composé d’un mélange de termes archaïques et populaires », c’était surtout parce qu'au cours de la première partie du XIXème siècle, la langue était en train de se renouveler, la branche démotique, tout comme la

516 katharévoussa. De plus, la langue purifiée n’est pas moins variée que la langue démotique, si nous nous rappelons le commentaire de Professeur

Peter Mackridge sur la variété qui caractérise la langue utilisée par les savants « éclairés » qui choisissent la langue populaire. En somme, ce qui caractérise la langue purifiée est la tendance à l'esthétique archaïque qui met l'accent sur l’aspect extérieur de la langue.

La traduction de N. Papazoglou, nous permet, quand nous l'observons, de reconnaître les mécanismes qui fonctionnent au degré voulu de la part de chaque auteur, de façon à faire apparaître la langue purifiée. La langue savante, utilisée par N. Papazoglou, est, bien sûr, une variété qui prend appui sur le grec parlé à l’époque prérévolutionnaire, mais tout le système de la langue, la morphologie, le vocabulaire et la syntaxe, sont ajustés, de façon non systématique, afin de ressembler au grec ancien classique. Il s’agit d’un mécanisme qui caractérise ce qui est appelé la purification de la langue : cette dernière est « purifiée de ses éléments étrangers et plus ou moins archaïsée dans sa morphologie345 ». Cette tendance à l'archaïsation est la caractéristique la plus importante de la langue purifiée, et constitue une tendance prédominante dans la langue savante de N. Papazoglou.

345 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op. cit. p. 286.

517 Le rôle de la composition, ou la construction savante

La construction des termes est très importante dans la traduction de N.

Papazoglou, qui aime générer des termes nouveaux. Dans le plus grand nombre des cas, il s’agit d’une composition fondée sur une structure d'

éléments dérivés des mots anciens, ou de mots anciens qui s’emploient sous une forme évoluée, ou bien sous leur forme antique. La construction des mots n’exclut pas des éléments de la langue populaire, mais dans le texte produit par N. Papazoglou, elle est moins fréquente. La construction de mots est particulièrement fréquente dans la traduction de N. Papazoglou, ce qui entraîne la conclusion qu’il s’agit d’un mécanisme important.

La construction de termes sert à l’enrichissement du vocabulaire, rempli de mots nouveaux, qui ont été composés à différentes périodes de la langue, mais sont reconnaissables par le locuteur naturel et facilitent leur compréhension. La logique de cette tendance est souvent le remplacement des emprunts étrangers, mais surtout l’intervention au niveau du vocabulaire, qui à l’époque, nécessite un enrichissement, par la création de termes qui ne sauraient surprendre le locuteur , et qui peuvent être assimilés et adoptés par la langue moderne.

Parmi les termes construits, nous avons rencontré l’adjectif ακαλόβολα qui traduit «incommode» dans le texte français. L’intérêt de la construction est

518 la création d’un antonyme, sur un adjectif courant de la langue démotique.

L’adjectif καταβαρυµένος traduit le français «chargé» dans le texte d’origine. C'est un terme que N. Papazoglou utilise souvent, comme beaucoup de composés qui sont choisis non seulement pour leur expressivité sémantique parce que celle-ci n’est pas toujours assurée, mais en partie pour leur apparente complexité, qui est «esthétiquement» préférée, pour nous rappeler l’objectif d’embellissement de la langue, proclamé par

A. Coray. Le terme ρηχοπαλίρροια, constitue encore un exemple d’une construction très rare, et assez obscure, qui traduit la locution «un flux et un reflux». Un autre exemple serait µισαλλόγυρος qui traduit le français «demi- tour». Nous trouvons αλλόγυρος chez A. Coray aussi.. Un autre terme qui constitue une construction savante intéressante est σπουδαρέσκεια, qui ressemble beaucoup à φιλαρέσκεια, la construction savante qui a dominé pour désigner «la coquetterie». N. Papazoglou utilise σπουδαρέσκεια pour le français « coquetterie ». Le terme χειροµάνδηλον également, qui traduit

«serviette», est une construction savante, qui a survécu uniquement dans le vocabulaire ecclésiastique. Enfin, κτηµατουχία est une construction savante pour désigner la «propriété», ou la «possession», que nous avons examinée dans la traduction des Lettres Persanes. Il n’y a pas de preuve de la survivance de ces termes dans la langue contemporaine, à l’exception du mot χειροµάνδηλο, qui est utilisé dans le milieu ecclésiastique, où la langue purifiée continue très souvent à servir. Dans l’étude du vocabulaire de la

519 traduction des Lettres Persanes par N. Papazoglou, nous pouvons affirmer avec certitude que la construction savante est une pratique très fréquente.

Construction savante liée à des emprunts sémantiques à la langue française

La construction de mots nouveaux, qui sont formés sur des composants grecs et qui sont souvent des signifiants utilisés pour masquer en réalité des emprunts sémantiques à la langue française, est un phénomène que nous avons vu à plusieurs reprises dans la traduction de N. Papazoglou. Pour désigner les « quarts d’heure » N. Papazoglou utilise le terme ωροτέταρτο, un composé qui n’a pas été adopté par le vocabulaire moderne. Un cas très intéressant est celui du mot qui désigne le « manchon » et qui est mentionné par A. Coray aussi. Il a même été utilisé au XXème siècle, mais a finalement disparu du vocabulaire moderne. Le nom δορυκτήτωρ est un autre exemple caractéristique d'un terme qui a l’air ancient, mais qui n’apparaît pas dans la langue antique et qui est inventé pour exprimer le français «conquérant».

Finalement, une mention particulière doit être accordée à κυλινδροφεγγίτης, qui est peut être un des termes les plus imagés que nous ayons rencontrés, et qui traduit les «lorgnettes» du texte français.

520 Emprunts sémantiques liés à des termes déjà existants Le terme αξιοµισθία était lié au mot« mérite » dans tous les dictionnaires de l’époque de façon assez caractéristique. Le terme απουσία semble réapparaître dans la langue après avoir subi l’influence sémantique du français « absence », qui a déterminé la signification de ce mot très présent dans le vocabulaire néohellénique moderne. Le terme απόσυρµα est un mot ancien, sur lequel N. Papazoglou semble projeter la signification du français

« retraite », sans succès. Mais la langue avait retenu le souvenir de cet emprunt sémantique, qui semble se reporter sur αποσυρµός dont l'origine est la même que celle d'απόσυρµα. Ce type d’évolution nous donne une idée de la complexité de l’évolution sémantique des termes qui évoluent souvent en parallèle avec des emprunts. Finalement, le terme πίστωσιν qui existait dans la langue ancienne, mais qui, par la suite d'un emprunt sémantique au français, semble changer de chemin et se spécialiser davantage pour désigner le crédit et la solvabilité financière, dans le vocabulaire grec moderne.

Archaïsation des termes d’un registre populaire

Une autre démarche est l’archaïsation des termes appartenant au registre courant, surtout des verbes ou des noms qui décrivent les aspects triviaux de la vie. Un terme semblable serait le verbe εµπεριδένω, dont N. Papazoglou choisit la variante médiévale, optant pour la variante la plus ancienne d’un

521 verbe qui signifie « embrouiller ». La même stratégie exactement est utilisée pour les termes πταρµίζοµαι, χασµήρυµα, et φακιόλιον respectivement. Le terme πταρµίζοµαι, l’équivalent du français « éternuer », est formé de façon

à rappeler l’ancien πταρµός, au lieu des formes πταρνίζοµαι et φταρνίζοµαι qui étaient utilisées dans la langue de l’époque. Le terme χασµήρυµα est transformé de façon à mettre en valeur le thème χάσµη, le mot ancien pour désigner « le bâillement », tandis que les variantes de l’époque étaient

χασµουρητόν, χάσµηµα, χασµουργητό, χασµούρηµα. Finalement le terme

φακιόλιον, remplace φακιόλι, qui était déjà en place à l’époque, pour désigner une sorte de coiffe, utilisée par des femmes.

Xénismes

Les emprunts lexicaux du type des xénismes sont rares dans la traduction de

N. Papazoglou. Ils se trouvent à des emplacements stratégiques, et sont utilisés quand Montesquieu fait appel à une situation culturelle ou autre, que le narrateur perçoit comme étrangère et décrit comme telle. Ainsi, quand il est question du « parlement », ou de la « constitution », ce sont les termes

παρλαµέντο et κονστιτουσιόν qui sont utilisés respectivement. Dans les deux cas, le terme est mentionné de façon très particulière dans le texte d’origine. Ainsi, l’usage des xénismes reflète plus un procédé de traduction qu’une attitude d’insertion de termes nouveaux, ou une attitude de N.

Papazoglou vis-à-vis de la traduction des termes étrangers. Cependant, il

522 s’agit d’un élément qui vaut d'être souligné parce qu’il apporte une personnalité intéressante au texte traduit, qui équivaut stylistiquement, vu l’impression produite sur le lecteur grécophone, au ton théâtral utilisé lors de l’articulation de ces termes dans le texte d’origine.

523

IV. Remarques sur l’évolution du vocabulaire néohellénique

Dans le contact et l’étude du vocabulaire des deux traductions du XIXème siècle, et la comparaison du fonds lexical contenu dans les traductions contemporaines, nous avons pu isoler des tendances et des remarques qui sont utiles, surtout si elles sont mises en relation avec une étude plus générale à vocation lexicographique, qui pourrait concerner des corps de textes plus vastes. Ces remarques et ces questions pourraient être examinées dans une interrogation sur le fonds du vocabulaire néohellénique : elles méritent notre attention et se présentent comme des points importants sur lesquels faire porter une recherche future.

La polysémie

Nous avons remarqué le trajet qui, dans la langue, va souvent de la complexité vers la simplicité. La polysémie est un phénomène qui pose des problèmes aux locuteurs d’une langue, parce qu'il serait facile sans doute de faire durer certaines significations, tandis que d’autres, moins utilisées, finissent par disparaître. Dans les traductions étudiées, nous avons eu des cas où le resserrement sémantique d’un terme polysémique a fait que ce dernier n'a gardé qu’une partie des significations qu’il avait eues dans le

524 temps. Des études semblables deviennent d’autant plus complexes que l’évolution sémantique d’un mot se fait parallèlement à une influence

étrangère, qui rend l’établissement de la chronologie sémantique particulièrement difficile. Ceci dit, les termes polysémiques et les causes de la polysémie sont des sujets particulièrement intéressants, quand on fait l'étude de corpus et d'attestations de mots tirés de textes précis. Les occurrences et les usages attestés dans les textes nous donnent une idée précise et mieux authentifiée, mais présentent aussi des éléments qui facilitent la compréhension de la disparition de mots.

L’évolution sémantique sur les champs influencés par l’évolution historique.

Ce sont par excellence des termes qui tournent autour des institutions politiques et de la justice,. Dans la traduction de D.N. Iskenderis, nous avons vu des mots comme µίνιστρος et υπουργός, et dans la traduction de

N. Papazoglou παρλαµέντο et βουλή. Nous avons souvent remarqué l’existence d’un emprunt à l’italien et au français, qui apparaît pour la première fois dans le grec médiéval, pour être remplacé au XIXème siècle par un substitut grec, issu du grec ancien classique : l’emprunt sémantique du terme étranger est alors maintenu, influençant l'évolution du terme ancien au point de changer de façon assez importante sa signification et de lui conférer le sens emprunté au français. C'est surtout dans le domaine des institutions

525 politiques où le français est une langue de prestige, que le grec emprunte des significations attachées à des termes anciens, ou archaïsants.

Ce phénomène est très fréquent au XIXème siècle, où la purification du vocabulaire est très importante et où des mots sont systématiquement inventés par les savants de l’époque. Ainsi, nous avons remarqué le changement sémantique du mot υπουργός, qui a absorbé la signification de l’emprunt µινίστρος, dans la traduction de D. N. Iskenderis. De la même façon exactement, l’emprunt παρλαµέντο, qui se trouve dans la traduction de P. Papazoglou, a été absorbé, au niveau sémantique par le terme βουλή, qui change de signification et évolue pour désigner, non plus le « conseil », qui était sa signification ancienne, mais « le parlement ».

Le sort des termes de construction savante

La construction savante étant une partie importante de l’histoire de la langue mérite une attention particulière de notre part, qu'il s'agisse de constructions faites à partir de termes de la langue démotique, ou d'autres, composés sur des mots de la langue ancienne, ou encore de composants «archaïsés». Nous avons relevé plusieurs termes qui font partie de ce type de construction particulière, mais il est rare qu'ils aient été imposés au vocabulaire grec contemporain. Les cas qui attirent notre attention, cependant, sont ceux des

526 termes qui font partie de cette catégorie et qui sont remis en circulation dans la langue, avec un usage différent.

Par exemple, nous avons relevé dans des textes de presse, ou des textes

écrits et publiés spontanément sur internet, l’usage contemporain de deux termes, κρισολογία que nous avions trouvé dans la traduction de Zadig, et

αξιοµισθία dans celle des Lettres Persanes Les deux sont utilisés et apparaissent assez spontanément dans la langue : leur emploi est le fait de locuteurs naturels, qui semblent ignorer leur signification initiale, ou qui se trompent sur l’étymologie et la signification du terme, et les utilisent finalement d'une façon différente de celle qu'elle était initialement. Ce qu’il faut remarquer c'est que souvent les altérations du sens des mots, ou des usages erronés par rapport aux significations antérieures, semblent se répéter et se répandre s’ils paraissent «logiques» au locuteur naturel. Par exemple, le terme αξιοµισθία est lié de façon fautive avec la qualité d’obtenir un salaire intéressant, tandis qu’il s’agit d’un terme qui décrit le mérite moral d’un acte, mais il semble que cet usage erroné, se répande de plus en plus parmi les locuteurs moyens, ce qui pourra éventuellement altérer sa signification future. Le terme κρισολογία s’emploie également de façon complètement différente dans les textes de presse, où il a fait son apparition, après une longue absence de la langue. Le terme, était une construction savante du XIXème siècle, qui signifiait « procès », tandis que

527 de nos jours il est utilisé pour désigner la « littérature sur la crise

économique et financière ».

Cette catétorie particulière ressemble beaucoup à l’étude des termes polysémiques, qu’elle complète. L’étude des termes qui réapparaissent dans la langue, nous offre l’opportunité de mieux interpréter la relation qui est développée entre le locuteur et la langue parlée, en nous donnant la possibilité de comprendre le fonctionnement de l’instinct naturel des locuteurs vis-à-vis du lexique de la langue moderne. Il s’agit en même temps d’un champ où les éléments sociolinguistiques présents dans l’évolution du vocabulaire sont très apparents.

528

Conclusion

L’examen des mécanismes régissant l’évolution du vocabulaire constitue une recherche particulièrement intéressante et riche, en ce qui concerne le vocabulaire de la langue grecque néohellénique. La manifestation de cette

évolution dans le langage nous met face à la question du rôle de la démotique et de la katharévoussa, mais aussi de leur survivance, et du souvenir qu’a laissé dans la langue le dilemme entre les deux variantes du grec moderne.

Les textes des traductions du XIXème siècle, de Zadig et des Lettres

Persanes, offrent une attestation vivante de l’évolution de la langue savante, et constituent en soi une preuve de l’évolution de la langue des intellectuels au XIXème siècle. La langue de N. Papazoglou, serait celle que D.N.

Iskenderis aurait peut être eu tendance à utiliser en 1836. Par cela nous voulons dire que la langue savante et la katharévoussa sont un produit des intellectuels des Lumières néohelléniques : elles rassemblent les tendances à l’intérieur du mouvement. Ainsi, durant les Lumières néohelléniques et après la Révolution, la variante inspirée initialement par A. Coray, allait concurrencer la langue démotique et générer la question de la langue, telle que nous la connaissons.

529 Les deux variantes ressemblent à deux facettes de la même personnalité : la katharévoussa, avec précision et élégance sert à traduire le rationalisme intellectuel, en grande partie lié aux Lumières néohelléniques et la démotique sert à exprimer l’émotion littéraire. Plus tard, les deux tendances seront associées à une expression politique, la katharévoussa étant la langue de référence des conservateurs et la démotique celle des réformateurs, une situation qui laissera des traces de caractère sociolinguistique dans la langue moderne.

La langue démotique va finir par s’imposer finalement et définitivement à la katharévoussa, mais il devient plus qu'évident que les traces de la coexistence entre les deux variantes ne vont pas disparaître. Le vocabulaire de la langue grecque est constitué de mots anciens, évolués ou non, de termes médiévaux, de néologismes modernes. Mais surtout le vocabulaire est constitué d’un tout qui reflète l’ensemble de l’histoire de la langue grecque, y compris la katharévoussa et la démotique. Cette cohabitation constitue ce qui définit en grande partie les registres et les styles d’expression de la langue contemporaine. Pour citer le Professeur Henri

Tonnet : « le résultat de la longue coexistence de deux niveaux de langue est la constitution d’une langue naturellement mixte, plus ou moins éloignée, selon la culture des locuteurs, et, plus encore, des scripteurs, du démotique

530 standard « pur »346. » Cette coexistence fait la richesse du vocabulaire néohellénique.

346 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op. cit. p. 248.

531

Conclusion finale

______

Avec les traductions en grec moderne de textes du XVIIIème siècle français, que nous avons étudiées, nous avons effectué un voyage dans l’histoire des mouvements philosophiques importants pour la France mais aussi pour la

Grèce. Les Lumières néohelléniques, sont un mouvement fortement influencé par les Lumières françaises. En suivant les écrits de la période nous avons observé l’opposition entre l’aristotélisme et l’humanisme, le culte de la science et la réflexion sur la religion, le conservatisme et la volonté d’émancipation nationale. La nature de la problématique développée pendant les Lumières néohelléniques influence la langue et soulève la controverse qui est connue comme « la question de la langue ».

Des savants éclairés écrivaient des traductions et des textes dans la volonté de répandre le savoir qui a émané du mouvement des Lumières européennes dans l’univers grécophone : la langue qu'ils utilisaient s’avérait être le sujet qui divise et sépare, face au mouvement anti-lumières qui s'était entre-temps développé en Grèce. Il semble qu’il y ait des savants qui rêvent d’une

532 émancipation pas seulement nationale, mais aussi d'une émancipation par le passé classique, qui permettrait le passage à la modernité. En ce qui concerne le langage, il devient clair que les mutations sociales associées aux développements politiques se reflètent de plus en plus sur le développement de la question tumultueuse de la langue. La sélection des textes s'apparentant à notre corpus offre le champ de recherche diachronique par excellence, pour approcher les phénomènes traductologiques et linguistiques particuliers au monde et à la langue grecs.

Les contraintes concernant l’élaboration de notre sujet relèvent surtout de ce que la bibliographie des traductions grecques du XIXème siècle à partir du français n’est pas unifiée, ni répertoriée dans sa totalité. La nature du mouvement des Lumières a fait que plusieurs savants « éclairés », qui faisaient partie du mouvement, vivaient à l’extérieur du territoire grec, à ses extrémités dans les principautés danubiennes, ou en Europe occidentale.

Ainsi, il y a un corps de textes très important qui reste inconnu et dont l’étude n’est que partielle. Cette particularité fait que les écrits sur la traduction grecque et son histoire, la catégorisation des phénomènes qui la régissent, ne sont, en grande partie, pas assez développés dans le domaine des Études grecques, surtout d'un point de vue strictement traductologique.

Bien sûr, il y a des « théories sur la traduction », mais une approche qui favorise davantage « la traduction grecque », et qui pourrait envisager la

533 recherche sur les textes traduits en grec dans la diachronie, serait certainement intéressante. Nous avons abordé une partie de notre analyse avec cet éclairage particulier à l’esprit, dans un effort pour écrire une théorie de la traduction du XVIIIème et du XIXème siècles. Ce point de vue présente un grand intérêt à nos yeux et offre un grand potentiel pour la recherche future.

Depuis le début, la pluridisciplinarité de notre sujet, assure en grande partie l’originalité de notre travail. La convergence entre anthropologie culturelle, linguistique, recherche historiographique et philosophie de l'interprétation, se joignent dans les études traductologiques, pour définir les éléments contextuels qui génèrent l’art de traduire et la théorie de la traduction, mais aussi la compréhension de l’énoncé dans son propre univers narratif, et dans son aspect lexical. Il s’agit d’une étude de systèmes qui sont complexes et qui ne sont pas envisagés d’une façon statique, en revanche ce sont des

« systèmes dans le temps », et il s'agit donc une étude des « synchronies dans la diachronie », comme dirait Roman Jacobson347. Ce que nous entendons par là est un principe primordial dans la philosophie de la langue, qui veut que la langue soit influencée par son lien avec la réalité extérieure, qu'elle crée parfois afin de faire face aux nécessités de référence à une

347 Roman Jakobson. Verbal Act, Verbal Sign, Verbal Time. Minnesota : Éditions University of Minnesota Press, 1985, pp. 224.

534 réalité extérieure changeante348. À plusieurs reprises, nos conclusions théoriques, sémantiques et traductologiques se sont aidées d'un regard ouvert sur la société et l’idéologie changeante.

Ce nouveau regard sur l’analyse polyvalente d’un texte qui est envisagé à travers le phénomène du « changement » sociopolitique, historique et linguistique, est appliqué à un corpus de textes étudiés pour la première fois.

L’originalité de nos résultats est assurée, en grande partie, par le fait que les traductions de Zadig de Voltaire par D.N. Iskenderis et N. Papazoglou, constituent des textes rares qui n’ont pas été étudiés systématiquement auparavant. L’opportunité d’analyser et rechercher le matériel lexical du

XIXème est extrêmement intéressante et fructueuse, par rapport aux résultats obtenus. L’étude de ce corpus de textes révèle l’intérêt particulier d’une recherche à vocation lexicologique qui s'est faite dans la diachronie de la langue grecque.

La partie la plus fascinante de notre étude a porté sur la découverte des formes non attestées, mais aussi sur l’exploration de l’évolution sémantique

348 « Wittgenstein thought at this time that the fundamental connection between language and reality was that of reference: sentences are composed from referring expressions that got meaning by naming bits of reality. » Arif Ahmed. « Wittgenstein : Tractacus Logico-philosophicus », in Philosophy of Language. Éditeur Barry Lee. Londres : Continuum, p. 77.

535 de celles qui étaient oubliées ou sérieusement altérées dans la diachronie.

L’étude des termes polysémiques, l’évolution de ceux qui ont été influencés par le français, surtout concernant des termes polyvalents qui appartenaient

à une variété de registres, a rendu notre recherche lexicologique intéressante

également. Cette étude spécialisée nous a permis d'explorer, les relations entre les liens sociaux et la langue et de montrer les diverses façons dont la société se projette dans l’expression linguistique et dont elle peut influencer la sémantique. L’examen de l’évolution sémantique des termes qui concernent les institutions politiques ou juridiques par exemple, offre un exemple caractéristique de la recherche du lien entre langue et société. À plusieurs reprises, nous nous sommes rendue compte que les évolutions sémantiques importantes sont influencées par des changements dans la société, par exemple, des occurrences qui concernent le rôle et la perception de la femme, mais aussi des notions qui touchent des aspects sociaux comme l’esclavage, dont l’existence mais aussi la disparition, ont respectivement laissé des traces dans l’usage de certains termes et l’évolution d’autres.

Cette étude nous a permis d’explorer les mécanismes d’évolution du vocabulaire néohellénique en recherchant des termes rares, aussi bien que des termes qui font partie du vocabulaire contemporain mais qui se trouvent altérés dans la diachronie. Finalement, cette étude diachronique des écrits du

536 XIXème siècle est décisive pour une meilleure compréhension de l’histoire de la langue grecque dans toute sa complexité. La langue grecque n’a pas suivi une évolution historique pareille à celle « des langues modernes standardisées et cultivées depuis plusieurs siècles comme le français. »349 En observant la concurrence entre la langue populaire et la langue savante, la démotique et la katharévoussa, nous avons pu vérifier cette réalisation néohellénique. La non standardisation a cultivé une confrontation presque inévitable entre le langage spontané, et le langage artificiel, et elle a surtout entretenu une coexistence des variantes qui fait partie intégrante de la variété de registres du langage contemporain. Ce conflit constitue une pratique que le grec a intériorisé au point de le développer à nouveau, au temps présent, au sein de la langue démotique, qui souvent revendique l'expression naturelle de la langue, fait, dans d'autres cas, des reproches d’archaïsation tout en suscitant de vifs débats autour de l’usage du terme recommandé, l'usage abusif et l'évolution sémantique, qui subit la pression des changements socioculturels sur les locuteurs et leur sentiment linguistique.

La langue grecque gagnerait beaucoup à rechercher l'inscription chronologique de son vocabulaire. Cette pratique pourrait à l’avenir fonder le savoir sur le langage dans une approche résolument pragmatique de la

349 Henri Tonnet. Histoire du grec moderne. Op.cit. p. 252.

537 langue naturelle, en s'aidant de la vision diachronique sur le langage, un savoir qui pourrait favoriser un usage correct de l’idiome national contemporain et futur. Des travaux lexicologiques systématiques, fondés sur l’exploration de textes inédits, surtout de traductions, constituent un champ de recherche auquel nous avons essayé de contribuer avec la présente étude et auquel nous souhaitons continuer à travailler, étant donné son potentiel

étendu et ses sources inépuisables : l’histoire du vocabulaire grec est une histoire fascinante et en grande partie inconnue.

538 Bibliographie

______

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543 Ponte, les œuvres retrouvés de Nicolaos Damascinos. Ajoutées se trouvent des notes et des réflexions en improvisation autour de l’Enseignement et la langue grecque]. Paris : Éditions Firmin Didote, 1805. ADAMANCE CORAY. Προλεγόµενα στούς αρχαίους Ελληνες συγγραφείς, [Préface aux auteurs grecs anciens]. Préface de Constantin Th. Dimaras, MIET, 1986, pp.633. ADAMANCE CORAY. Συλλογὴ τῶν εἰς τὴν Ἑλληνικὴν Βιβλιοθήκην καὶ τὰ Πὰρεργα Προλεγοµὲνων, καὶ τινων Συγγραµατὶων τοῦ Ἀδαµαντίου Κοραή, τόµ. Α´, [Collection des Prolégomènes contenus dans la Bibliothèque Hellénique et les Parerga. Premier Tome. ] Paris : 1833. ADAMANCE CORAY. Συµβουλή τριών επισκόπων, επισταλθείσα κατά το 1553 έτος, προς τον Πάπαν Ιούλιον τον τρίτον, µεταφρασθείσα από την Λατινικήν γλώσσαν και µε σηµειώσεις εξηγηθείσα, [Conseil de trois évêques, envoyée en 1533 au Pape Jules III, traduite depuis la langue latine et annotée], Athènes : Imprimerie A. Coromélas, pp.84. ADAMANCE CORAY. Σύνοψις της ιεράς ιστορίας και της κατηχήσεως, [Synopse de l’histoire sainte du catéchisme]. Venise, 1783. ANONYME (GIORGOS EMMANOUIL). Έρευνα περί προόδου και πτώσεως των Ρωµαίων συντεθείσα παρά του Μοντεσκίου και µεταφρασθείσα εκ της Γαλλικής διαλέκτου, εν Λειψία της Σαξωνίας, (µετ.Ανώνυµος), Λειψία, [Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, ouvrage composé par Montesquieu et traduit du français à Leipzig en Saxe, (traduction anonyme). Leipzig : 1795, pp. 205. ANONYME. Κρίτωνος Στοχασµοί, [Les réflexions de Criton]. Paris : Imprimerie F. Didot, 1819, pp.18. ANTHIMOS, PATRIARCHE DE JÉRUSALEM. Διδασκαλία Πατρική συντεθεῖσα παρά τοῦ Μακαριωτάτου Πατριάρχου τῆς Ἁγίας Πόλεως Ἱερουσαλήµ κύρ Ἀνθίµου εἰς ὠφέλειαν τῶν Ὀρθοδόξων Χριστιανῶν,

544 [Enseignement Paternel, composé par le Bienheureux Patriarche de la Sainte Ville de Jérusalem, monseigneur Anthimos, à l’intérêt des Chrétiens Orthodoxes]. Constantinople, 1798. ANTOINE MANUEL. Geminiano Gaeti. Τρόπαιον τῆς Ὀρθοδόξου Πίστεως. Πόνηµα Ἀντωνίου Μανουήλ... Τἀ µέν ἐν τῷ κειµένῶ µεταφρασθέντα ἐξ Ἰταλικοῦ... πρός ἀπόδειξιν τῆς εὐσεβείας, καί ἀναίρεσιν τῶν φληναφῶν δυσσεβῶν... [Le Trophée de la foi orthodoxe, essai de Antonios Manouil…Texte traduit depuis l’italien… en réfutation des radoteurs impies]. Vienne : Imprimerie Yossef Baumeïster, 1791. ANTONIO CATIFORO. Vita di Pietro il Grande imperador della Russia ; estratta da varie memorie publicate in Francia e in Olanda. Venise : 1736. ATHANASSIOS CHRISTOPOULOS. Γραµµατική της Αιολοδωρικής, ήτοι της οµιλουµένης τωρινής των Ελλήνων γλώσσας, [Grammaire de l’éolo-dorien : langue parlée contemporaine des Hellènes]. Vienne, 1805. ATHANASSIOS CHRISTOPOULOS. Ελληνικά Αρχαιολογήµατα, [Autour de l’Antiquité Grecque]. Athènes: Imprimerie du journal du peuple, 1853. ATHANASSIOS PARIOS. Περί της αληθούς φιλοσοφίας ή Αντιφώνησις προς τον παράλογον ζήλον των από της Ευρώπης εργχοµένων φιλοσόφων και επί αφιλοσοφία το ηµέτενο γένος ανόητων οικτειρόντων, [Sur la vraie philosophie]. Hermoupolis : Éditions de la Nation, 1866. ATHANASSIOS PARIOS. Χριστιανική Απολογία, [Apologie chrétienne]. Constantinople : Imprimerie patriarcale, 1798. ATHANASSIOS PSALIDAS. Ἀληθής Εὐδαιµονία ἠτοι βάσις πάσης Θρησκείας, [La véritable félicité, ou la base de toute religion]. Vienne : Yossef Baumeister, 1791.

545 ATHANASSIOS PSALIDAS. Καλοκινήµατα, ἢτοι Έγχειρίδιο κατά φθόνου και κατά τῆς Λογικῆς τοῦ Εὐγένιου Βούλγαρη, [Bons mouvements, ou manuel contre la jalousie et La Logique de Eugenios Voulgaris]. Vienne, 1795. ATHÉNA, Σύγγραµα περιοδικόν της εν Αθήναις Επιστηµονικής Εταιρείας, [Journal de la compagnie scientifique d’Athènes], Volume 16, p. 216. ATLANTIS. Νέοι ελληνοαγγλικοί διάλογοι «Ατλαντίδος» περιέχοντες γνήσιαν προφοράν των αγγλικών λέξεων δι ελληνικών χαρακτήρων όπως αυταί προφέρονται εν Αµερική, [Nouveaux dialogues de « Atlantis », contenant la prononciation authentique des mots anglais, à l’aide des caractères grecs, selon la prononciation américaine]. Athènes : Éditions Atlantis, 1912. AV. H. STEPHANO. Θησαυρός της Ελληνικής Γλώσσας. Thesaurus Graecae Linguae. Londres : 1825. C. MONTESQUIEU. Lettres Persanes (édition de 1758). Paris : Éditions Gallimard, 2006, pp. 428. C. MONTESQUIEU. Περσικά γράµµατα, [Lettres Persanes.] Traducteur : G. Vlastos. Athènes : Éditions Agkyras, 1925, pp. 320. C. MONTESQUIEU. Περσικά γράµµατα, [Lettres Persanes.] Traducteur : K. Metrinou. Athènes : Éditions Anagnostidis, 1969, pp. 191. C. MONTESQUIEU. Περσικές επιστολές, φιλοσοφικό µυθιστόρηµα, [Lettres persanes, roman philosophique]. Traducteur : Niki Molfeta. Athènes : Éditions Kastaniotis, 1998, pp. 390. CHRISTODOULOS PABLEKIS. Απαντησις Ανωνύµου προς τους αυτού άφρονας κατηγόρους επονοµασθείσα : Περι θεοκρατίας, [Réponse d’un anonyme à ses accusateurs insensés ou De la Théocratie]. Leipzig, 1793. CHRISTODOULOS PABLEKIS. Περί φιλοσόφου, φιλοσοφίας, φυσικών, µεταφυσικών πνευµατικών και θείων αρχών, όσα διαφόροις ανδράσι συντεθέντα, [Pour le philosophe, la philosophie, les principes

546 naturels, métaphysiques, spirituels et divins]. Vienne : Imprimerie Yossef Baumeïster, 1786, pp. 415. CHRYSANTHOS NOTARAS. Εισαγωγή εις τα γεωγραφικά και σφαιρικά, [Introduction à l’astronomie]. Paris : 1716. DAMASCINOS, sous-diacre et Studite de Thessalonique. Θησαυρός, [Thésaurus], Venise, 1568. DIMITRIS KATARDZIS. Δοκίµια, [Essais]. Éditeur C. Th. Dimaras. Athènes : Éditions Hermis, 1974. DIMITRIS KATARDZIS. Τα ευρισκόµενα, [L’œuvre retrouvée]. Editeur K. Th. Dimaras. Athènes : Edition Hermis, 1970. ÉMILE LEGRAND. Bibliographie Hellénique ou Description Raisonnée des Ouvrages Publiés par des Grecs au Dix-Huitième Siècle. Tome Deuxième. Paris : Société d’Édition Les Belles Lettres, 1928, pp. 515. ÉMILE LEGRAND. Bibliographie Hellénique ou Description Raisonnés des Ouvrages Publiés par des Grecs au Dix-Huitième Siècle. Tome Premier. Paris : Librairie Garnier Frère, 1918, pp. 518. EVGENIOS VOULGARIS (traducteur). Memnon ou la sagesse humaine. Venise : Imprimerie D. Théodosiou, 1792. EVGENIOS VOULGARIS. Εισήγηση, [Instruction ou Nakaz]. 1770. EVGENIOS VOULGARIS. Η Λογική, [La Logique]. Leipzig, 1766. EVGENIOS VOULGARIS. Περί των διχονοιών των εν ταις εκκλησίαις της Πολονίας. Δοκίµιον ιστορικόν και κριτικόν, [Essai historique et critique sur les dissensions des églises de Pologne]. Leipzig : 1786. G.A. THÉRINOS. «Προς τους αναγνώστας» [«Notice au lecteur»], in Σκέψεις περί των Αιτίων του µεγαλείου και της πτώσεως των Ρωµαίων. Σύγγραµα του Μοντεσκιώ, [Considération sur les causes de grandeur et de la décadence des Romains. Ouvrage de Montesquieu], Athènes : Imprimerie Filimonos, 1836, pp. 1-10. GIANNIS VLACHOGIANNIS. Χιακόν αρχείον, [Archive de Chios]. Athènes : Imprimerie P.D. Sakellarios, 1910. pp. 172.

547 GIORGOS VENTOTIS. Οµιλίαι περί πληθύος κόσµων του κυρίου Φοντενέλ. [Entretiens sur la pluralité des mondes de M. Fontenelle]. Éditée et annotée par P. Kodrikas. Vienne, 1794. GRIGORIOS KONSTANTAS, DANIEL PHILIPPIDES. Γεωγραφία Νεωτερική, [Géographie moderne]. Vienne, 1791. HUBERT OCTAVE PERNOT. Chrestomathie grecque moderne. Paris : Éditions Garnier, 1899, pp. 492. IGNATIOS SKALIORAS. Επιστολή της νέας φιλοσοφίας στηλιτευτική, [Lettre critique de la nouvelle philosophie]. Leipzig, 1817. ILIAS MINIATIS de CÉPHALONIE. Διδαχαί εις την Αγίαν και Μεγάλην Τεσσαρακοστήν, και εις άλλας Κυριακάς του ενιαυτού και επισήµους εορτάς µετά καί τινών πανηγυρικών λόγων. [Sermons prêchant la foi.]. Venise : 1763. IOSSIPOS MOISSIODAX. Απολογία, [Plaidoirie]. Éditeur Alkis Angelou. Athènes : Éditions Hermis, 1976. IOSSIPOS MOISSIODAX. Ηθική Φιλοσοφία µεταφρασθείσα εκ του ιταλικού ιδιώµατος, [Philosophie Morale, ouvrage traduit de l’italien]. Tome 1. Venise : Antoine Bortoli, 1761. IOSSIPOS MOISSIODAX. Ηθική Φιλοσοφία µεταφρασθείσα εκ του ιταλικού ιδιώµατος, [Philosophie Morale, ouvrage traduit de l’italien]. Tome 2. Venise : Antoine Bortoli, 1762. JACOVAKY RIZO NÉROULO. Cours de littérature grecque moderne. Genève, 1827. JOURNAL d’ATHÈNES. Εφηµερίς Αθηνών, [Journal d’Athènes], N° 44 du 25 février 1835. JOURNAL DES DÉBATS PARLEMENTAIRES. Εφηµερίς των συζητήσεων της Βουλής, Περίοδος Β Σύνοδος Α’ Τόµος Γ’, Αθήνα : εκ του εθνικού τυπογραφείου, 1870, [Journal des débats parlementaires, Période B, Séance A, imprimé à Athènes par l’Imprimerie nationale, 1870].

548 JOURNAL OFFICIEL DE L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE. Επίσηµος εφηµερίς της Συνελεύσεως της Ελλάδος, Αριθµός 63, Εν Αθήναις 28 Φεβρουαρίου 1863, [Journal officiel de l’Assemblée générale de la Grèce, N°63, Athènes le 28 Février 1863]. K. VIKELLA. Δοκίµιον περί ανακρίσεως, ήτοι θεωρητική και πρακτική ανάπτυξης των αρχών περί την έρευναν των αδικηµάτων και την ανακάλυψιν αυτών, [Essai sur le processus d’instruction, ou analyse théorique et pratique des principes sur l’investigation autour des crimes et leur découverte]. Nauplie : Imprimerie de K. Tombras et K. Ioannidou, 1841, pp. 210. KELESTIN LE RHODIEN. Ἡ ἀθλιότης τῶν δοκησισόφων, ἢτοι ἀπολογία ὑπέρ τῆς πίστεως τῶν Χριστιανῶν πρός ἀναίρεσιν τινῶν φιλοσοφικῶν ληρηµάτων...[La misère des faux-savants, ou apologies pour la foi des chrétiens en réfutation de certains bavardages philosophiques] Trieste : Imprimerie Royale Césarienne, 1793. KONSTANTINOS TZIGARAS. Ιστορία Καρόλου του ΙΒ’ βασιλέως της Σουεδίας, µεταφρασθείσα από του Γαλλικού εις την καθωµιληµένην των Γραικών Γλώσσαν. Παρά Κωνσταντίνου του Τζιγαρά. Αφιερωθείσα δε τοις εντευξοµένοις φιλογενέσι και φιλοϊστόρσι, δια προσεχούς επιστασίας του Αρχιµανδρίτου Ανθίµου Γαζή Μηλιώτου, [Histoire de Charles XII]. Venise : P. Théodosiou, 1806, pp. 461. LE GREC ANONYME. Ελληνική Νοµαρχία, ήτοι λόγος περί ελευθερίας, [Nomarchie grecque ou discours sur la liberté]. Italie : 1806, pp. 266. MAKARIOS KAVADIAS. Λόγος παραινετικός προς τους ιδίους µαθητάς, ή κατά Ουολταίρου και των οπαδών, προσπεφωνηµένος τοις µαθηταίς. Venise : N. Glykis, 1802, pp. 71. MICHAEL PERDIKARIS. Ερµήλος ή Δηµοκριθηράκλειτος, [Hermilos]. Vienne : 1817, pp. 231. MYNAS MINOIDE. Théorie de la grammaire et de la langue grecque. Paris : Éditions Bossange Père, 60 Rue Richelieu, et Treuttel et Wurtz,

549 17 Rue Bourbon; Londres : Bossange, Barthès et Lowel 14 Great Marlborough Street, Treuttel et Wurtz, 30 Soho Square, 1827, p. XIV, 1827. NEOPHYTOS DOUKAS. Η κατ’επιτοµήν Γραµµατική Τερψιθέα, [Grammaire abrégée, Terpsithéa]. Cinquième édition. Bucarest : Imprimerie I. Héliadou, 1832, pp. 120. NICOLAOS KOURSOULAS. Σύνοψις της Ιεράς Θεολογίας φιλοπονειθήσα εις ωφέλειαν των ορθοδόξων διλοµαθών παρά Ν. Κούρσουλα. Zakynthos, 1862. NICOLAOU SOFIANOU, le Corfiote. Γραµµατική της κοινής των Ελλήνων γλώσσης νυν το πρώτον κατά το εν Παρισίοις χειρόγραφον, [Grammaire de la langue commune entre les Grecs, ceci étant le premier manuscrit qui se localise à Paris]. Ouvrage corrigé et édité par Emile Legrand. Paris : Librairie Maisonneuve et Cie, 15 Quai Voltaire, 15, 1870, pp. 84. NICOLAS MAVROCORDATOS. Περί καθηκόντων, [De Officiis]. Bucurest, 1719. NICOLAS MAVROCORDATOS. Φιλοθέου Πάρεργα, [Les Loisirs de Filothée]. Vienne : Franz Anton Schreibel, 1800, pp. 147. NICOLAS SOFIANOS Grammaire du grec vulgaire et traduction en grec vulgaire du Traité de Plutarque sur l’Éducation des enfants. Deuxième édition. Édité par Émile Legrand. Paris : Maisonneuve et Cie, Libraire- Éditeurs, 1874 (la première publication a eu lieu à Venise, en 1544). NIKIFOROS THEOTOKIS. Κυριακοδρόµιον : ήτοι ερµηνεία και µετ’αυτήν ηθική οµιλία εις το κατά πάσαν Κυριακήν εν ταις αγίαις των ορθοδόξων χριστιανών εκκλησίαις αναγιγνωσκόµενον Ευαγγέλιον, [Kyriakodrome : sermon du dimanche des Pâques et son analyse sur le plan moral]. Venise : Imprimerie F. Andreola, 1831, pp.303.

550 NIKIFOROS THEOTOKIS. Στοιχεία Γεωγραφίας, [Éléments de géographie]. Vienne : Imprimerie G. Ventotis, 1804, pp. 246. NIKIFOROS THEOTOKIS. Στοιχεία Φυσικής εκ νεωτέρων συνερανισθέντα, [Éléments de physique, compilés d’après des éléments nouveaux]. Leipzig : Imprimerie Breitkopfh, 1756, pp. 342. PANAGIOTIS KODRIKAS. Μελέτη της κοινής ελληνικής διαλέκτου του. Παναγιωτάκη Καγκελαρίου Κοδρικά. Εκδοθείσα φιλοτίµω δαπάνη των ευγενών και φιλογενών κυρίων Αλεξάνδρου Πατρινού και αδελφών Ποστολάκα, [Étude du dialecte hellénique commun]. Paris : Imprimerie I. M. Everarte, 1818, pp. 487. PÉRICLÈS ARGYROPOULOS. Δηµοτική Διοίκησις εν Ελλάδι, [Administration municipale en Grèce]. Athènes : Imprimerie D. Mavromatis, 1859. PÉRICLÈS ARGYROPOULOS. Δηµοτική Διοίκησις εν Ελλάδι, [Administration municipale en Grèce]. Athènes : Imprimerie D. Mavromatis, 1859. POLYZOÏS KONTOS. Νεκρικοί Διάλογοι. Συντεθέντες και στιχουργηθέντες παρά του Αιακού εις τον Άδην προτροπή του Πλούτωνος, ενθά και ετυπώθησαν, επιµελεία και διορθώσει του ραδαµάνθυος, προς ηµάς δε µετεκοµίσθησαν παρά του Ερµού, [Dialogues de morts]. Vienne, 1793. RHIGAS FEREOS, JEAN JACQUES BARTHELEMY, SALOMON GESSNER, JEAN FRANCOIS MARMONTEL, PIETRO METASTASIO. « Φυσικής απάνθισµα δια τους αγχίνους και φιλοµαθείς Έλληνας », [Florilège de Physique pour les Hellènes intelligents et studieux] », Tome II, Edition – commentaires Kostas Th. Petsios in, Ρήγα Βελεστινλή Άπαντα τα σωζόµενα. [Recueil des ouvrages retrouvés de Rhigas Velestinlis]. Athènes : Parlement hellénique, 2002, pp. 313. RHIGAS VELESTINLIS. Νέα πολιτική Διοίκησις των κατοίκων της Ρούµελης, της Μ. Ασίας των Μεσογείων Νήσων και της

551 Βλαχοµπογδανίας. Υπέρ των Νόµων Ελευθερία, Ισοτιµία, Αδελφότης και της Πατρίδος, [Nouvelle Administration politique pour les habitants de Roumélie, d’Asie mineure, des îles méditerranéennes et de la Vlachobogdanie (Constitution hellénobalkanique)]. Vienne : Imprimerie Frères Pouliou, 1797. SPIRIDON TRIKOUPIS. Ιστορία της ελληνικής επαναστάσεως, [Histoire de la révolution hellénique]. Troisième tome. Londres -Edinbourg : Williams and Norgate, 1853, pp.411. STELIOS RAMFOS. Πελεκάνοι ερηµικοί –Ξενάγηση στο «Γεροντικόν». Athènes : Éditions Armos, 1994. STEPHANOS DOUGKAS. Φυσική, [La physique]. 1816. STEPHANOS KOMMITAS. Παιδαγωγός ή Πρακτική Γραµµατική, [Grammaire pédagogique ou pratique]. Vienne, 1800. VENIAMIN LESVIOS. Ἀληθής Εὐδαιµονία ἠτοι βάσις πάσης Θρησκείας, [La véritable félicité, ou la base de toute religion]. Vienne : Yossef Baumeïster, 1791. VIKENTIOS DAMODOS. Επίτοµος Λογική κατ’ Αριστοτέλην, [Épitomé de Logique selon Aristote]. Venise, 1759. VILARAS IOANNIS. Η ροµέηκη γλόσα. [La langue roméique]. Corfou ,1814. VILARAS IOANNIS. Ο λογιώτατος ταξιδιώτης. [Le Voyageur savantissime] paru dans le Calendrier National de Vrettos. Tome 10 N° 1 (1870) Volume 1 (Année 10). VILARAS, PSALIDAS, CHRISTOPOULOS et alii. Η δηµοτικιστική αντίθεση στην Κοραϊκή « µέση οδό », [L’opposition démoticiste à la « voie moyenne » de Coray]. Introduction-édition par E. I. Moschonas. Athènes : Éditions Odysséas, 1981, pp. 242. VOLTAIRE. Micromegas Zadig Candide. Paris : GF Flammarion, 1994, pp. 283.

552 VOLTAIRE. Ζαντίγκ ή το πεπρωµένο, [Zadig ou la destinée]. Traduction Irini Marra. Athènes : Éditions Dodoni, 1979, pp. 111. VOLTAIRE. Ζαντίγκ ή το πεπρωµένο. Ανατολίτικη ιστορία, [Zadig ou la destinée]. Traduction : Sophia Dionyssopoulou, introduction : Roxane D. Argyropoulos. Athènes : Éditions Polis, 2006, pp. 185. VOLTAIRE. Τα περί τον Σαδίκην ή την ειµαρµένην. Μια µετάφραση του 1819 από τον Δ.Ν. Ισκεντέρη, [Zadig ou la destinée. Une traduction de 1819 faite par D.N. Iskenderis]. Éditeur-philologue Marilisa Mitsou. Athènes : Éditions Kastaniotis, 1991, pp.258. VOLTAIRE. Φιλοσοφικές επιστολές. [Épîtres philosophiques]. Traduction de Nikos Aliferis. Athènes : Éditions Alexandria, 1989.

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