Sublime Et Parodie Dans Les 'Contes Artistes' De Balzac
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
Sublime et parodie dans les Contes artistes de Balzac Tel est le beau profit de l'expérience : que nous ne puissions rien concevoir d'excellent sans envisager son informe antithèse Hölderlin, Hypérion C'est vers la fin de 1841, selon Marc Eigeldinger1, que Balzac aurait envisagé de réunir sous la rubrique de Contes artistes certaines nouvelles « artistiques », Le Chef- d'œuvre inconnu, Gambara et Massimilla Doni, associés au Secret des Ruggieri. Je laisse de côté ce dernier titre, les trois premiers fournissant ample matière à réflexion, non sans remarquer que le rapprochement, comme celui que Balzac avait opéré de façon plus explicite entre Gambara, Massimilla Doni et Les Proscrits2 peu de temps auparavant, ou avec La Peau de chagrin dans la préface d’Une fille d’Ève en 1839, souligne la riche ambiguïté de ces Contes et leur constitutive pluralité de sens, bien que le thème en soit nettement circonscrit et la parenté flagrante. Chez Balzac, tout se tient, c'est un postulat que l'on est en droit de poser, je crois, quel que soit l'aspect de son œuvre que l'on aborde ―sans nier le rôle du hasard, « le plus grand romancier du monde », déclare l’« Avant-propos », dans la création et la réception du texte. Les romans de Balzac sont des fictions, des constructions de l'esprit dont la complexité réelle, qu’il est laborieux ou téméraire d’essayer de démêler, se dissimule sous une apparente mais trompeuse clarté, et ceci pour des raisons qui tiennent précisément aux options esthétiques de leur auteur. Il l'écrit dès avril 1830 dans l'article Des Artistes : « Jamais l'œuvre la plus belle ne peut être comprise. Sa simplicité même repousse, parce qu'il faut que l'admirateur ait le mot de l'énigme », le « Sésame ouvre-toi »3 . Il n’est pas trop malaisé en effet de discerner les grandes lignes de la démonstration que mène Balzac dans les trois nouvelles objets de ce travail ; j'emploie ce mot de démonstration sans en restreindre le sens à son acception rigoureuse : Balzac démontre, c'est-à-dire qu'il révèle, expose, explique, déploie, en s'adressant à la fois à la sensibilité et à la pensée rationnelle, à l'imagination et à l'entendement ―d'où les subtilités calculées auxquelles se heurte l'étude de ces 1. M. Eigeldinger, « Introduction au Chef-d’œuvre inconnu et à Gambara », dans « Balzac, Le Chef- d’œuvre inconnu. Gambara, Massimilla Doni », Garnier-Flammarion, 1981, p.15. Pour René Guise, « Gambara est la clef de voûte de la trilogie balzacienne sur l’art » (« Bibliothèque de la Pléiade », t. X, p. 443. Dans la suite, je me référerai à cette édition (en notes : Pl.). 2. Sur l’histoire et les différents états de ces « nouvelles artistiques », voir le remarquable travail de R. Guise. 3. Des artistes, Pl., OD, t. II, p. 714 (cité par M. Eigeldinger dans ses « Documents », p. 285-86). 2 ouvrages dont la portée excède de loin le domaine de la faculté discursive4. On se demande d’ailleurs comment de pareils textes se prêteraient à une lecture « réaliste » : la théorie des quatre sens de l’Écriture (ou des niveaux) trouve ici son application ; à propos de Massimilla Doni, nouvelle ostensiblement revêtue d’oripeaux érotiques, Balzac a mis en garde : « Au lieu de voir l’allégorie, on cherchera la réalité ; tandis que chez l’auteur la réalité n’a servi qu’à peindre un des plus beaux problèmes de l’intelligence humaine aux prises avec l’art »5. En deçà des distinguos terminologiques que demandent les vocables employés, je considérerai le sublime et la parodie tels que, pour moi, Balzac conçoit et surtout organise ces notions, de manière plus ou moins implicite, dans les « nouvelles artistiques », et non le caractère sublime ou parodique de ces nouvelles telles que je les reçois. Autrement dit, m’abstenant de rechercher par quels procédés Balzac, quand il compose ces textes, atteint au sublime ou touche à la parodie, je tenterai de déterminer la place et la fonction du sublime et de la parodie dans une perspective esthétique, inséparable, conformément au postulat initial, d’une vision unitaire de ce monde qu'est La Comédie humaine. Faut-il le répéter ? Les questions soulevées au moyen d’intrigues et de personnages sont ceux qui préoccupaient l’écrivain, et à travers lui, son époque. Or, même si le romancier plie à ses desseins, souvent sans faire trop d'embarras, la « réalité », c’est-à-dire l’amas des données que lui fournissent le langage, les récits de l’histoire, les mœurs culturelles et littéraires, il n'en reste pas moins dans une large mesure leur tributaire, comme il l'est des genres dont il adopte les conventions, quitte à les accommoder à sa pratique d'écrivain. En l'occurrence, le conte fantastique florissant sous la Restauration et au début des années 1830 fournit un canevas aux nouvelles de cette époque, la première version du Chef-d'œuvre inconnu, les premiers Romans et Contes philosophiques. L'évolution du texte du Chef-d'œuvre inconnu, puis, plus tard, les deux autres nouvelles, montrent à quel point Balzac savait se dégager du carcan qu'auraient pu constituer les règles de ce genre qu'il avait choisi d'explorer. « Hoffmann le Berlinois », dont il s’est alors beaucoup inspiré (il lui aurait emprunté à l’idée de L’Élixir de longue vie), avait, il est vrai, ouvert la voie. Il n’était pas seul à s’en réclamer, l’auteur était à la mode : dans Onuphrius ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann, Théophile Gautier par exemple, admirateur d’Hoffmann et de 4. Friedrich Schlegel dans « L’Athanaeum » (de 1798, et premiers Fragments de 1797) suggère, afin de dépasser l’antinomie de l’art et de la philosophie, de l’assumer en laissant à chaque instance une relative autonomie : « « Monothéisme de la raison et du cœur, polythéisme de l’imagination et de l’art, voilà ce qu’il nous faut » (Philippe Lacoue-Labarthe, Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, traduction dans L’Absolu Littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 54). 5. Préface de la première édition d’Une fille d’Ève, Pl., t. II, p. 270. Ci-dessous, une définition possible de la « réalité ». 3 Balzac, raconte l’histoire significative d’un peintre qui, physiquement, ressemble au musicien Gambara, et sombre dans une véritable psychose : […] les liens qui le rattachaient au monde s’étaient brisés un à un. Sorti de l’arche du réel, [Onuphrius] s’était lancé dans les profondeurs nébuleuses de la fantaisie et de la métaphysique ; mais il n’avait pu revenir avec le rameau d’olive, […] ; il ne put, quand le vertige le prit d’être si haut et si loin, redescendre comme il l’aurait souhaité, et renouer avec le monde positif. Il eût été capable, sans cette tendance funeste, d’être le plus grand des poètes : il ne fut que le plus singulier des fous6. On aperçoit d’emblée les relations de ce passage avec la notion de sublime, notion qui, au temps de l’apprentissage de Balzac, était le produit d'une ancienne tradition, très vivace chez les Romantiques7 : elle recélait pour eux une charge émotionnelle qui n'éclaire sans doute plus de la même lumière l'horizon idéologique des lecteurs d'aujourd'hui. Je rappellerai brièvement que le sublime, d'abord catégorie rhétorique et poétique ―avec par exemple la « roue de Virgile », les trois styles simple, tempéré, sublime―, échappa très vite, sinon tout de suite, à ce cadre réduit pour devenir concept esthétique et philosophique : le sublime se distingue du style sublime, ceci dès le texte du pseudo-Longin, texte scolaire de longue date, dont Boileau avait procuré une traduction et des commentaires. Texte hétérogène, car à des parties proprement techniques, à des recettes d'écriture, s’amalgament des réflexions ou des digressions sur la nature du sublime, que Boileau résume en ces termes dans sa Préface : « Il faut savoir que par sublime, Longin n'entend pas ce que les orateurs appellent le style sublime, mais cet extraordinaire et ce merveilleux [ce fantastique...] qui frappe dans le discours, et qui fait qu'un ouvrage enlève, ravit, transporte »8. Avec le sublime, selon une antithèse récurrente chez Balzac, par exemple dans l'article Des Artistes, ou dans La Maison du Chat-qui-pelote, et qui trouve sa lointaine filiation au chant IV de l'Iliade, on va, comme dit Homère de la Discorde, « la tête dans les cieux et les pieds sur cette terre ». À cette définition, adjoignons le trait caractéristique du sublime (que je souligne), toujours d'après Boileau ou Longin : « Tout ce qui est véritablement 6. Th. Gautier, Les Jeunes-France, Paris, Charpentier, 1873, p. 69. En plus « frénétique », ce conte de 1831 est très proche des nouvelles artistiques de Balzac, surtout du Chef-d'œuvre inconnu, auquel, très éventuellement, il aurait collaboré : voir l’« Histoire du texte », op.cit, p.1406-1407. On lira aussi, de Hoffmann, La Leçon de violon (« Introduction » de René Guise, p. 402), mais d’abord le Kreisleriana, où en somme tout est dit sur mon sujet, avec le même vocabulaire, sous la forme ironique d’antiphrase (« Romantiques allemands », Pl., t. I, pp. 896 et suiv., p.911, etc.). 7. Le Traité de la prière, texte hésitant, écrit dans un moment de désarroi à la fin de 1823, après discussions avec Thomassy, un ami catholique, développe des considérations sur le sublime (Pl., OD, t. I, p. 603, note 7 des pp. 604 et 1483-84) qu’il ne me semble pas nécessaire d’exposer ici. 8. Boileau, OC., Firmin-Didot, 1857, Traité du sublime, ou du merveilleux dans le discours, Préface du traducteur, p.