Sublime et parodie dans les Contes artistes de Balzac

Tel est le beau profit de l'expérience : que nous ne puissions rien concevoir d'excellent sans envisager son informe antithèse Hölderlin, Hypérion

C'est vers la fin de 1841, selon Marc Eigeldinger1, que Balzac aurait envisagé de réunir sous la rubrique de Contes artistes certaines nouvelles « artistiques », Le Chef- d'œuvre inconnu, Gambara et Massimilla Doni, associés au Secret des Ruggieri. Je laisse de côté ce dernier titre, les trois premiers fournissant ample matière à réflexion, non sans remarquer que le rapprochement, comme celui que Balzac avait opéré de façon plus explicite entre Gambara, Massimilla Doni et Les Proscrits2 peu de temps auparavant, ou avec dans la préface d’Une fille d’Ève en 1839, souligne la riche ambiguïté de ces Contes et leur constitutive pluralité de sens, bien que le thème en soit nettement circonscrit et la parenté flagrante. Chez Balzac, tout se tient, c'est un postulat que l'on est en droit de poser, je crois, quel que soit l'aspect de son œuvre que l'on aborde ―sans nier le rôle du hasard, « le plus grand romancier du monde », déclare l’« Avant-propos », dans la création et la réception du texte. Les romans de Balzac sont des fictions, des constructions de l'esprit dont la complexité réelle, qu’il est laborieux ou téméraire d’essayer de démêler, se dissimule sous une apparente mais trompeuse clarté, et ceci pour des raisons qui tiennent précisément aux options esthétiques de leur auteur. Il l'écrit dès avril 1830 dans l'article Des Artistes : « Jamais l'œuvre la plus belle ne peut être comprise. Sa simplicité même repousse, parce qu'il faut que l'admirateur ait le mot de l'énigme », le « Sésame ouvre-toi »3 . Il n’est pas trop malaisé en effet de discerner les grandes lignes de la démonstration que mène Balzac dans les trois nouvelles objets de ce travail ; j'emploie ce mot de démonstration sans en restreindre le sens à son acception rigoureuse : Balzac démontre, c'est-à-dire qu'il révèle, expose, explique, déploie, en s'adressant à la fois à la sensibilité et à la pensée rationnelle, à l'imagination et à l'entendement ―d'où les subtilités calculées auxquelles se heurte l'étude de ces

1. M. Eigeldinger, « Introduction au Chef-d’œuvre inconnu et à Gambara », dans « Balzac, Le Chef- d’œuvre inconnu. Gambara, Massimilla Doni », Garnier-Flammarion, 1981, p.15. Pour René Guise, « Gambara est la clef de voûte de la trilogie balzacienne sur l’art » (« Bibliothèque de la Pléiade », t. X, p. 443. Dans la suite, je me référerai à cette édition (en notes : Pl.). 2. Sur l’histoire et les différents états de ces « nouvelles artistiques », voir le remarquable travail de R. Guise. 3. Des artistes, Pl., OD, t. II, p. 714 (cité par M. Eigeldinger dans ses « Documents », p. 285-86). 2 ouvrages dont la portée excède de loin le domaine de la faculté discursive4. On se demande d’ailleurs comment de pareils textes se prêteraient à une lecture « réaliste » : la théorie des quatre sens de l’Écriture (ou des niveaux) trouve ici son application ; à propos de Massimilla Doni, nouvelle ostensiblement revêtue d’oripeaux érotiques, Balzac a mis en garde : « Au lieu de voir l’allégorie, on cherchera la réalité ; tandis que chez l’auteur la réalité n’a servi qu’à peindre un des plus beaux problèmes de l’intelligence humaine aux prises avec l’art »5. En deçà des distinguos terminologiques que demandent les vocables employés, je considérerai le sublime et la parodie tels que, pour moi, Balzac conçoit et surtout organise ces notions, de manière plus ou moins implicite, dans les « nouvelles artistiques », et non le caractère sublime ou parodique de ces nouvelles telles que je les reçois. Autrement dit, m’abstenant de rechercher par quels procédés Balzac, quand il compose ces textes, atteint au sublime ou touche à la parodie, je tenterai de déterminer la place et la fonction du sublime et de la parodie dans une perspective esthétique, inséparable, conformément au postulat initial, d’une vision unitaire de ce monde qu'est La Comédie humaine. Faut-il le répéter ? Les questions soulevées au moyen d’intrigues et de personnages sont ceux qui préoccupaient l’écrivain, et à travers lui, son époque. Or, même si le romancier plie à ses desseins, souvent sans faire trop d'embarras, la « réalité », c’est-à-dire l’amas des données que lui fournissent le langage, les récits de l’histoire, les mœurs culturelles et littéraires, il n'en reste pas moins dans une large mesure leur tributaire, comme il l'est des genres dont il adopte les conventions, quitte à les accommoder à sa pratique d'écrivain. En l'occurrence, le conte fantastique florissant sous la Restauration et au début des années 1830 fournit un canevas aux nouvelles de cette époque, la première version du Chef-d'œuvre inconnu, les premiers Romans et Contes philosophiques. L'évolution du texte du Chef-d'œuvre inconnu, puis, plus tard, les deux autres nouvelles, montrent à quel point Balzac savait se dégager du carcan qu'auraient pu constituer les règles de ce genre qu'il avait choisi d'explorer. « Hoffmann le Berlinois », dont il s’est alors beaucoup inspiré (il lui aurait emprunté à l’idée de L’Élixir de longue vie), avait, il est vrai, ouvert la voie. Il n’était pas seul à s’en réclamer, l’auteur était à la mode : dans Onuphrius ou les vexations fantastiques d’un admirateur d’Hoffmann, Théophile Gautier par exemple, admirateur d’Hoffmann et de

4. Friedrich Schlegel dans « L’Athanaeum » (de 1798, et premiers Fragments de 1797) suggère, afin de dépasser l’antinomie de l’art et de la philosophie, de l’assumer en laissant à chaque instance une relative autonomie : « « Monothéisme de la raison et du cœur, polythéisme de l’imagination et de l’art, voilà ce qu’il nous faut » (Philippe Lacoue-Labarthe, Anne-Marie Lang et Jean-Luc Nancy, traduction dans L’Absolu Littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 54). 5. Préface de la première édition d’Une fille d’Ève, Pl., t. II, p. 270. Ci-dessous, une définition possible de la « réalité ».

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Balzac, raconte l’histoire significative d’un peintre qui, physiquement, ressemble au musicien Gambara, et sombre dans une véritable psychose :

[…] les liens qui le rattachaient au monde s’étaient brisés un à un. Sorti de l’arche du réel, [Onuphrius] s’était lancé dans les profondeurs nébuleuses de la fantaisie et de la métaphysique ; mais il n’avait pu revenir avec le rameau d’olive, […] ; il ne put, quand le vertige le prit d’être si haut et si loin, redescendre comme il l’aurait souhaité, et renouer avec le monde positif. Il eût été capable, sans cette tendance funeste, d’être le plus grand des poètes : il ne fut que le plus singulier des fous6.

On aperçoit d’emblée les relations de ce passage avec la notion de sublime, notion qui, au temps de l’apprentissage de Balzac, était le produit d'une ancienne tradition, très vivace chez les Romantiques7 : elle recélait pour eux une charge émotionnelle qui n'éclaire sans doute plus de la même lumière l'horizon idéologique des lecteurs d'aujourd'hui. Je rappellerai brièvement que le sublime, d'abord catégorie rhétorique et poétique ―avec par exemple la « roue de Virgile », les trois styles simple, tempéré, sublime―, échappa très vite, sinon tout de suite, à ce cadre réduit pour devenir concept esthétique et philosophique : le sublime se distingue du style sublime, ceci dès le texte du pseudo-Longin, texte scolaire de longue date, dont Boileau avait procuré une traduction et des commentaires. Texte hétérogène, car à des parties proprement techniques, à des recettes d'écriture, s’amalgament des réflexions ou des digressions sur la nature du sublime, que Boileau résume en ces termes dans sa Préface : « Il faut savoir que par sublime, Longin n'entend pas ce que les orateurs appellent le style sublime, mais cet extraordinaire et ce merveilleux [ce fantastique...] qui frappe dans le discours, et qui fait qu'un ouvrage enlève, ravit, transporte »8. Avec le sublime, selon une antithèse récurrente chez Balzac, par exemple dans l'article Des Artistes, ou dans La Maison du Chat-qui-pelote, et qui trouve sa lointaine filiation au chant IV de l'Iliade, on va, comme dit Homère de la Discorde, « la tête dans les cieux et les pieds sur cette terre ». À cette définition, adjoignons le trait caractéristique du sublime (que je souligne), toujours d'après Boileau ou Longin : « Tout ce qui est véritablement

6. Th. Gautier, Les Jeunes-France, Paris, Charpentier, 1873, p. 69. En plus « frénétique », ce conte de 1831 est très proche des nouvelles artistiques de Balzac, surtout du Chef-d'œuvre inconnu, auquel, très éventuellement, il aurait collaboré : voir l’« Histoire du texte », op.cit, p.1406-1407. On lira aussi, de Hoffmann, La Leçon de violon (« Introduction » de René Guise, p. 402), mais d’abord le Kreisleriana, où en somme tout est dit sur mon sujet, avec le même vocabulaire, sous la forme ironique d’antiphrase (« Romantiques allemands », Pl., t. I, pp. 896 et suiv., p.911, etc.). 7. Le Traité de la prière, texte hésitant, écrit dans un moment de désarroi à la fin de 1823, après discussions avec Thomassy, un ami catholique, développe des considérations sur le sublime (Pl., OD, t. I, p. 603, note 7 des pp. 604 et 1483-84) qu’il ne me semble pas nécessaire d’exposer ici. 8. Boileau, OC., Firmin-Didot, 1857, Traité du sublime, ou du merveilleux dans le discours, Préface du traducteur, p. 318.

4 sublime a ceci de propre, quand on l'écoute, qu'il élève l'âme et lui fait concevoir une plus haute opinion d'elle-même ». Le sublime, répondant aux critères du jugement de goût esthétique chez Kant, ne désigne donc pas une éventuelle qualité de l'objet, mais l’exaltation ou l’enchantement que cet objet fomente chez l’amateur, lecteur ou auditeur, et l’arrache à la pesanteur de la certitude sensible hégélienne. Toutefois, le sublime, s'il élève l'âme vers le ciel, s’il transgresse le seuil et va au-delà, n'exempte pas des dangers qui guettent tout mouvement vers le haut et font manquer le but : un des orateurs que nomme Longin, « en certains endroits de ses écrits, ne s'élève pas proprement, mais se guinde si haut qu'on le perd de vue »9. Suivant Burke, au fondement du sublime de la nature sont l’Étonnement (au sens classique) et la Terreur que cause ce qui est vaste, exorbitant, énorme, obscur, par exemple la mer, la tempête, ou, « terreur des terreurs », la figure de la mort, peinte par Milton10, qui procurent non pas du plaisir, mais ce qu’il appelle le contentement, dissocié des impressions de beau et de laid. Fait défaut pourtant un concept capital, par ailleurs au travail dans le Traité, et qu'élaborèrent peu à peu, outre Burke, les nombreux théoriciens du sublime au cours des XVIIe et XVIIIe siècles11 : c'est le concept de l'illimité, de l'infini, ce moteur de l’ascension de l’âme, que Hegel, Chateaubriand, Hugo… attribuent à la primauté du christianisme, développé entre autres, je ne puis ici qu'énumérer ―par Diderot, Kant, Schiller, Hegel, les Romantiques12 , dont Balzac. Burke (ou déjà Longin) ajoutait, à l’Étonnement et la

9. Ibid., p. 321. Pour la citation précédente, Longin se réfère à Homère, Iliade, chant IV, vers 440 (p. 325, note 3). 10. Relevant donc de la littérature, et non de la nature (Le Paradis perdu, I, 2 : « The other shape/ If shape is might be called that shape had none/ Distinguishable […] » (« L’autre figure/ Si l’on peut appeler figure ce qui n’avait rien de/ Distinct » […] »). 11. L’Encyclopédie appelait sublimes l’algèbre et la géométrie qui recourent à l’infini pour leurs calculs ; le mot appartient à la langue des sciences, alchimie comprise. Il peut quantitativement exprimer le calme, la stabilité du beau, né de la régularité classique, mais bien plutôt le mouvement, la violence, ou la « laideur » : c’est le sublime dynamique de Kant. 12. Delacroix écrit, dans son Journal, longtemps après Hugo, que le calme tempérament, le « sang- froid animé » de Véronèse et du Titien les rapprochent de l’antique « chez lesquels la forme plastique extérieure passe avant l’expression [l’émotion, le sentiment]. On explique par l’introduction du christianisme » le changement de regard et l’importance croissante accordée à l’expression : « Cette turbulence sombre de Michel-Ange, ce je ne sais quoi de grand et de mystérieux et d’agrandi qui passionne son moindre ouvrage ; cette grâce noble et pénétrante, cet attrait irrésistible du Corrège, la profonde expression et la fougue de Rubens ; le vague, la magie, le dessin expressif de Rembrandt : tout cela est de nous, et les Anciens ne s’en sont jamais douté » (Journal de Eugène Delacroix, Plon, 5e édition, 1893, t. III, p. 257, janvier ou février 1857). C’est ce que Delacroix appelle le « besoin de raffinement », qui caractérise les temps de décadence ou de décroissance (Ibid. pp.139, 143, 216…), en d’autres termes le règne de la bourgeoisie capitaliste ; aussi ne prend-il pas trop au sérieux ce sublime que lui-même côtoie : « Le terrible est comme le sublime, il ne faut pas en abuser » (par exemple, ibid. p. 234) ; et il donne au « classique » Raphaël le pas sur Michel-Ange, donc au beau sur le sublime.

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Terreur suscités par des éléments extérieurs « […] encore une source du sublime, c’est l’infinité, supposé qu’elle n’appartienne pas plutôt à la grandeur quant à l’étendue. L’infinité tend à remplir l’esprit de cette espèce d’horreur qui donne du contentement, et qui est l’effet le plus naturel et la preuve la plus évidente du sublime »13 . Mais quelle serait l’origine de ce « contentement » ? Peut-être est-ce Schopenhauer qui répond à la question de la façon la plus satisfaisante : devant l’effrayant ou le monstrueux, le spectacle de la tempête ou du déchaînement de la mer, l’intuition nous révèle notre faiblesse, notre fragilité, et l’écrasement de notre volonté ; mais tant que la contemplation esthétique ne cède pas à la panique et à l’angoisse, le sujet connaissant pur « promène son regard sur la colère de la nature et sur l’image de la volonté vaincue […] il n’est occupé qu’à reconnaître les Idées dans les objets mêmes qui menacent et terrifient la volonté. C’est précisément ce contraste qui donne lieu au sentiment du sublime »14. Sans parler de sublime, Hoffmann avance en 1808, dans le Kreisleriana, que la musique de Beethoven « fait jouer les ressorts de la peur, de l’effroi, de la terreur, de la souffrance, et éveille précisément cette aspiration infinie qui est l’essence du romantisme » ; puis il analyse sur le mode pédagogique, comme Massimilla pour le Mosè, la Symphonie en ut mineur de Beethoven15. À l’inverse, l’art flamand, déclare l’auteur de La Recherche de l’Absolu, « […] dépouilla toute idéalité pour reproduire uniquement la Forme. […] L'homme y voit exclusivement ce qui est, sa pensée se courbe si scrupuleusement à servir les besoins de la vie qu'en aucune œuvre elle ne s'est élancée au-delà du monde réel »16 ; de sorte qu’il ignore, ou du moins semble ignorer ―problème que je n’aborderai pas ici―, l’autre versant de l’art, car la Forme, le « plastique », quoique indispensable, ne se suffit pas : il faut que l’artiste, descende (ou remonte…) vers l’infini intérieur, jusqu’à saisir le sens intime, l’esprit, l’idéal, la cause. « Ni le peintre, ni le poète, ni le sculpteur ne doivent séparer l'effet de la cause qui sont invinciblement l'un dans l'autre »17 : injonction que lui-même est désormais

13. Recherches philosophiques sur l’origine des idées que nous avons du Beau et du Sublime, Section VIII, « De l’infinité », p. 164 (traduction par l’abbé des François, Hochereau, 1765). La restriction supposé que traduit la propension de l’auteur à ne considérer l’infinitude que comme une extériorité naturelle. 14. Le Monde comme volonté et comme représentation, PUF, 1966, p. 263. Pour Schopenhauer, sans doute plus profond que ne l’est Kant, il s’agit des Idées au sens platonicien ; la volonté est cette force aveugle qui nous entraîne, et qui exclut la possibilité d’une représentation. Schopenhauer, tout en admirant Kant, a fait la critique de ses théories ; les rapprochements entre les deux philosophies restent néanmoins légitimes, mais je m’en tiendrai à quelques allusions. 15. « Romantiques allemands », op.cit., pp. 901-902. Balzac aime, et évoque souvent, cette œuvre admirable. 16. La Recherche de l’Absolu, Pl., t. X, p. 660. Ici et par la suite de l’exposé, la forme désigne l’apparence sensible, la « forme plastique » de Delacroix, ou le « plastique » chez les Romantiques. 17. Le Chef-d’œuvre inconnu, Pl., t. X, p. 418.

6 incapable de respecter, parce qu’il a par trop privilégié l’une des composantes. Sans doute n'y a-t-il pas dans La Comédie humaine, à la manière de Kant ou de Schopenhauer, une doctrine explicite du sublime, substantif ou adjectif que Balzac emploie fréquemment, mais, comme il en a coutume, dans toute la gamme de ses registres. Arlette Michel a dit, dans ses articles de « L'Année balzacienne » 1980 et 1985, ce que, de son point de vue, il convenait de dire sur le sujet : le sublime balzacien se révèle, en tant que sublime, éminemment paradoxal ; de ses différentes variétés, elle retient, avec Burke, le sublime de l'horreur que la vertu de résignation, dont on sait le poids dans l'idéologie du romancier18, métamorphose en sublime héroïque. Le sublime instaure alors, par delà le bien et le mal « naissant de la souffrance absolue de l'absence », « une approche négative de l'absolu », et s'exprime dans l'identification avec le Christ : « L'extrême de l'élévation coïncide dans la souffrance avec l'extrême de l'abaissement : cette forme chrétienne du sublime donnera, après Balzac, sa sombre espérance à l’univers dostoïevskien »19… et sa dimension épique à l'œuvre de Hugo, écrivant quelques années plus tard, dans Les Malheureux, ce grand poème des Contemplations, que « le sublime est en bas ». Mais il s’agit ici du sentiment du sublime qu’engendrent chez le lecteur le texte de Hugo, celui de Balzac ou le spectacle de la nature interprétée par eux20, et non du sublime considéré sous l’angle d'une théorie esthétique21, qui s’accomplit dans un jugement. Je recourrai cependant, dans ma perspective, à cette notion d'extrême, de paroxysme, et à celle d’apophatique (de négation), pour rendre compte de l'excessive tension qui anime les personnages fictifs des « Contes artistes », chez lesquels le sublime, ainsi que le suggère le mot, est dépassement, essor vers le ciel, envol vers l'Idéal, projection vers la limite ―tout ce qui révoque en doute les frontières, à leurs yeux trop étroites, du concept classique des beaux-arts avec l'attendu ou le factice qu’il comporte. Frenhofer, Gambara, n'ont que mépris pour le beau tempéré que pratique le commun des artistes, ils cherchent à se soustraire à la paisible atmosphère de ce beau kantien, ils veulent aller plus loin, dérober l'étincelle, pénétrer les plus profonds arcanes de la création pour y découvrir les secrets de Dieu : « Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque

18. Comme je l’ai dit ailleurs, la Résignation, chez Balzac, n’a rien de commun avec la « rapetissante vertu » dénoncée par Nietzsche dans La Généalogie de la morale ou Zarathoustra. 19. A. Michel, « Le pathétique balzacien […] », « L’Année balzacienne » 1985, pp. 244-45. Chateaubriand avait ainsi défini le sublime chrétien, fondé évidemment sur un puissant contraste : « Ce qu’il y a de véritablement ineffable dans l’Écriture, c’est ce mélange continuel des plus profonds mystères et de la plus extrême simplicité, caractère où naissent le touchant et le sublime » (Génie du christianisme, Pl., Ire partie, Livre I, chap. IV, p. 485). 20. « Cette physionomie de la nature [la tempête] inspirait un sentiment terrible » (Jésus-Christ en Flandre, Pl., t. X, p. 315). 21. Baumgarten (Aestetica, 1750) avait donné à l’esthétique son statut de science.

7 vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque chose à sa place d'après les lois de l'anatomie ! », s'exclame Frenhofer à l'adresse de Porbus22. Gambara, une fois passée la nuit au cours de laquelle il a failli reprendre contact avec le monde, et avec Marianna, dit du Robert-le-Diable de Meyerbeer, dont il avait auparavant prononcé un éloge dithyrambique, que « c'est toujours de la musique faite par des moyens ordinaires, c'est toujours des montagnes de notes entassées »23 ―c'est l'art toujours circonscrit dans les enceintes d'une vulgaire technique. Pour ces artistes, le sublime, puisque je pose en principe que, de fait, tel est le but qu’ils visent, aurait pour règle, à supposer qu'il en ait une, de se jouer des règles, de les enfreindre, de les briser quand elles deviennent des chaînes qui entravent l'inspiration, sans que pour autant l’œuvre se perde dans le chaos que, suivant le précepte de Novalis, on doit seulement pressentir derrière le voile de l’ordre24. Frenhofer exhorte l’artiste à pénétrer « dans l'intimité de la forme » ; certes, il s'incline devant le génie de Raphaël, mais il tient que sa supériorité découle du « sens intime qui chez lui, semble vouloir briser la forme »25, parce que la forme emprisonne l’infinitude de l'idée : σῶμα-σῆμα, soma, sèma. De quel type de forme, de plastique est-il question ? Lorsqu'on lit telle phrase de Kant, tirée de la Critique de la faculté de juger, sur le sublime qui « pourra être trouvé aussi en un objet informe, pour autant que l'illimité sera représenté en lui ou grâce à lui, et que néanmoins s'y ajoutera par la pensée la notion de sa totalité »26, il est difficile de ne pas songer à la Belle Noiseuse de Frenhofer, au Mahomet de Gambara (les mots informe, sans forme, figurent dans le texte de Balzac), à la tentative manquée de l'exécution du Mosè par le ténor Genovese, ou aux piteuses agapes du cuisinier Giardini dans Massimilla Doni. À quoi se ramène ce divorce du « sens intime », de l'âme, et de la forme immédiate, par quels intermédiaires sensibles, donc formels, s’agissant de peinture, il se laisse appréhender, quels privilégiés sont aptes à en percevoir la fracture, Frenhofer ne le dit pas, il laisse la parole à d’autres, et au narrateur ; mais il fonde une conception du sublime, non comme positivité, mais comme négativité ironique (j’y reviendrai) au sein de la forme

22. Le Chef-d’œuvre inconnu, Pl., t. X, p. 416. 23. Gambara, Pl., t. X, p. 513. 24. « Je serai tenté de dire : il faut que le chaos rayonne à travers le voile régulier de l’ordre » (Novalis, Heinrich von Ofterdingen, Romantiques allemands, Pl., op.cit., p. 469. C’est Klingsohr, le père de Heinrich qui parle). 25. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit, p. 419 (je souligne). « Le sublime », écrit « l’humaniste » Ernst Cassirer, « rompt les frontières de la finitude ; pourtant, cette rupture n’est pas sentie par le moi comme une destruction […] » (La Philosophie des Lumières, Fayard, 1966, p. 410). 26. Kant, Critique de la faculté de juger (au XIXe siècle, Critique du jugement), Paris, Vrin, 1965, § 23, p. 84. Kant parle ici d’objets de la nature ; toutefois, il n’écarte pas l’éventualité d’une « présentation » du sublime », pour autant, écrit-il, « qu’une telle présentation appartienne aux beaux- arts » (ibid., § 52, p. 153). Je laisse à part le terme kantien de totalité.

8 sensible, rappelant ainsi les phrases de Kant : « Un sublime authentique ne peut être contenu en aucune forme sensible », car « [l]e sublime est ce qui ne peut être conçu sans révéler une faculté de l'esprit qui surpasse toute mesure des sens » 27. On aura noté l'évident paradoxe que révèle, dans la précédente citation de Kant, l'expression d'objet informe : le sublime, qui n'est pas une forme ni un objet, a besoin d'un objet, le cas échéant « informe », pour se manifester ; il naît de la relation entre l’objet informe, non pas difforme, mais agrandi, démesuré, immense, ou sans commune mesure, dépourvu de périmètre, de contours ―et l'infini dont, grâce à cet objet, l’esprit, où s’interfèrent les deux facultés de l’entendement et de l'imagination28, acquiert le pouvoir de ressentir la présence. La plupart des auteurs s’accordent à asseoir la différence du beau et du sublime sur les liens complexes qui se nouent entre les deux fonctions. Sans objet, il y a l'infini, qui ne saurait être objet de l'art ; sans le sentiment de l'infini, il y a un objet qui, n'étant plus informe ou n’étant plus qu’informe, ne peut plus évoquer l'infini. Or l’imagination étant sans commune mesure ni forme avec l'entendement, c’est de cette disconvenance, de ce conflit, que jaillit le sublime, foyer d’un plaisir, mieux, d’un contentement d’ordre esthétique. La forme du langage n'échappe pas à cette dissociation : du « sublime sommeil » qui a momentanément subjugué Wilfrid et de Minna, il subsiste « de brillants rêves dont le souvenir voltige en l'âme, mais dont la conscience est refusée au corps, et que le langage humain ne saurait exprimer »29, refus concrétisé dans les textes par l’écriture et la ponctuation : le récit du Chef-d'œuvre inconnu achevé, quand Frenhofer tente de défendre son tableau, au milieu de cris de désespoir qui ne vont pas sans rappeler les angoisses qui affligent le dans son agonie, il n'y a plus de discours, il y a des imprécations ou des injures. Le narrateur

27. Id., op.cit. § 23, p. 85, et § 25, p. 90). Pour Kant, ou, dans un contexte philosophique différent, pour Schopenhauer, même si l’art a nécessairement une finalité et une forme universelles ―puisque ce jeu sur les apparences n’est pas lié à quelque satisfaction matérielle, mais, beau ou laid, libère l’esprit des données du sensible―, l’imagination se rapporte dans le sublime non aux concepts de l’entendement, mais aux idées de la raison (je n’emploie ces termes au sens kantien que dans les citations ou références appropriées à mon texte). 28. Ou des termes qu’on se contentera de dire équivalents : par exemple Kant, outre la Critique du jugement, un recueil antérieur plus anecdotique, les Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1796), Schiller, De la cause du plaisir que nous trouvons aux objets tragiques, OC, t. VIII, Hachette, 1873, p. 7, Hegel, Introduction à l’esthétique, Aubier, t. 1, p. 120..., et dans la fiction, Balzac, Gambara, Pl., t. X, p. 499, d’après le marquis De Belloy (voir la « Revue parisienne » du 25 juillet 1840), un de ses secrétaires-écrivains, qui en a rédigé à son intention le premier jet (« Notes et variantes », op.cit., p. 1490) ; Balzac lui a dédié la nouvelle. 29. Séraphîta, Pl., t. XI, p. 858. Dante soutenait déjà, après saint Paul, « avoir vu telles choses qu’il ne sait et ne peut rapporter une fois revenu. Voirement faut-il noter avec soin qu’il [l’auteur] dit ‘’ne sait’’ et ‘’ne peut’’. Il ne sait, parce qu’il a oublié ; il ne peut parce que, s’il a souvenance et retient les images, sa parole est néanmoins défaillante. En effet, nous voyons par l’intellect maintes choses pour lesquelles nous manque la forme du langage » (Dante, OC. Épître XIII, tr. Pézard, Pl., p. 808 ; voir aussi Paradis, chant XXXIII, v. 55 et suiv.).

9 de Gambara renonce pour sa part à décrire, à travers la crise qui l'accompagne, la très bizarre exécution du Mahomet, « car il faudrait des mots nouveaux pour cette musique impossible »30. Et nulle accumulation de verbes ne parviendrait à donner une idée de la cacophonie que déclenche, au cours d’un souper, le ténor Genovese, convaincu qu’il chante l'air que le duc Cataneo lui a demandé d'interpréter. Enfin, dans le domaine plus large de l'amour, envisagé sous l’aspect esthétique, quelle frénésie de sensations indicibles, brutales ou excessives, éprouve Emilio Memmi, non seulement avec la Tinti, mais aussi avec Massimilla (à peu près : la plus haute) ! Un simple regard de la jeune femme suffit à déclencher en lui « une volupté nerveuse qui le faisait arriver au spasme », tel Sarrasine au théâtre romain de l'Argentina : Emilio n'est pas impuissant auprès de Massimilla, il « se guinde si haut » qu’il dépasse le but... Tout ce passage déroule une hyperbole du sublime, lequel, à défaut des ressources du langage, ne se laisse saisir que par l'analogie :

Si, dans la solitude, une femme de beauté médiocre sans cesse étudiée devient sublime et imposante, peut-être une femme aussi magnifiquement belle que l'était la duchesse arrivait-elle à stupéfier un jeune homme chez qui l'exaltation trouvait des ressorts neufs, car elle absorbait réellement cette jeune âme31.

Massimilla, c'est en somme la « forme sensible » que l’amoureux inspiré ou l’artiste supérieur portent au sublime ―moins par ce qu'elle est que par ce qu'elle n'est pas, et que lui ajoute l'esprit ; tandis que la beauté, attachée à la forme, soutenue, retenue par l’objet, se prête aux évaluations (médiocre, magnifiquement belle), on ne dirait pas, sinon par audacieuse figure (à laquelle Chateaubriand ne se privait pas de recourir), qu'une femme, un spectacle, est plus sublime qu'un autre ; le sublime, « toujours semblable à lui-même », selon l’expression de Massimilla, exclut les degrés de comparaison, et la comparaison elle-même. Il est en effet l'indice de ce qui dans l'homme passe l'homme : non de ce qui comble ou rassasie, mais de ce qui, en stupéfiant, en étonnant les sens, livre l'âme à l'embrasement. Il suppose un tremplin, quel qu’il soit, femme, modèle, conducteur, beaux ou non ; tout se joue ensuite dans l'esprit de l'artiste ou de l'amant, de l’amateur ou de l’expert, et dépend du sort qu'ils réservent à cette matière malléable qu'ils tiennent entre leurs mains : les artistes et les amoureux ordinaires ne cherchent pas plus avant, ils élaborent, s’ils le peuvent, de belles toiles, de beaux opéras, de belles amours, sans y voir malice. On conçoit que des artistes pusillanimes hésitent devant la radicale violence qui amène le génie, sans que personne le lui demande, par l’expansion du trop-plein de sa vigueur et de son

30. Gambara, op.cit., p. 493. 31. Massimilla Doni, Pl., t. X, pp. 546-47.

10 inquiétude essentielle, à se rapprocher du soleil ―car, vu de près, celui-ci, explique le médecin français à Vendramin, « n'est ni chaud, ni lumineux »32. Le risque est grand en effet que l’on court à comparer ou superposer une illustration, une réalisation concrète, au prestige que l'on s'en forgeait à distance : le risque d'une terrible découverte, celle du néant de cet Idéal sublime qui est pour l'artiste souverain sa raison de vivre33. Mais comment refuserait-il de relever le défi ? Frenhofer, vaincu, brûle ses toiles et disparaît ; Gambara, lui, préfère rester fidèle à l’Idéal, s’y consacrer, s’y dévouer jusqu’à la misère, et la mendicité d’une « méchante guitare »34 ; cependant, y rester fidèle, n’est-ce pas en l'occurrence et paradoxalement le trahir ? Car ce n’est pas assez que l'artiste ―que Balzac―, pour mériter ce nom, se livre à lui tout entier, il doit encore le confronter au « Réel » un réel ambigu, celui du texte et du monde, l’actualiser, en en créant un simulacre dans l'ordre du sensible, saisir « cette insaisissable nature morale qu’il faut transfigurer en la matérialisant »35, faute de quoi cet Idéal se figerait, inconnu, dans les limbes. Le sublime éprouvé par l'artiste est-il ou non capable de supporter le contact de l’impitoyable « réalité », rivale et jumelle de son enfièvrement ? En fait, le risque d’une déchéance, mieux, cette déchéance même, est nécessaire, parce que l'Idéal n'acquiert sa véritable présence que si l'artiste, vocable dont le sens implique une opération de nature technique, parvient à rendre tangible ce qu'il ressent en lui d'infini et de divin. Las, le heurt de ces mots laisse apparaître que dans La Comédie humaine, aucune puissance, selon les termes du médecin français, ne peut réaliser ici-bas ce dessein par le biais d'une forme positive. Et ceux qui le tentent échouent sans rémission : la volonté de donner corps à une œuvre sublime (qui prétendrait traduire de façon directe la sublime vision de l'Idéal), soit qu'elle se ravale de son ciel en quête d’une improbable empreinte réaliste, soit qu'elle tente de le regagner en s'élevant de la sensation à l'idée, est à la fois présomptueuse et impraticable, puisque l'ultime conséquence en serait l’œuvre positivement sublime, la totale adéquation, et non pas simplement l’équilibre du beau, entre la forme et l'idée, la matière et l'esprit. Là est le motif profond de l’échec de Frenhofer ou de Gambara, d’Emilio Memmi ou de Genovese, et de leur parodie, le cuisinier innovateur Giardini : avec Emilio, la passion frôle le zèle platonique, Giardini mijote ses plats fabuleux ; avec Frenhofer, l'art va, déclarent Poussin et Porbus, à la fin de la nouvelle, « se perdre

32. Id., p. 614. La science de l’époque permettait cette affirmation : voir par exemple Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Livre II, chap. IX, GF, p. 111, l’astronome Herschel etc. 33. Sans discuter les thèses « antihumanistes » d’Adorno, on notera son affirmation qu’« [a]u propre concept d’art est mêlé le ferment de sa suppression » (Théorie critique, Klincksieck, 1974, p. 13) ―depuis longtemps déjà supprimé par des tenants de l’art moderne, Marcel Duchamp et sa « Fontaine » par exemple. 34. Gambara, op.cit., p. 515. Emilio et Massimilla se perdent dans le mariage « bourgeois »… 35. La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 246.

11 dans les cieux » ; Gambara, lui, malmenant son piano pour en tirer la partition de son opéra Mahomet, « lança son regard avec tant de force vers le plafond qu'il sembla le percer et s'élever jusqu'aux cieux »36 : de sorte que l'objet « informe », suscitant le sentiment de l'illimité, n'est plus maintenant au point de départ, à l’instar du sublime de la nature ou de l’art, mais au point d'arrivée. Il n'est plus le moteur de l’activité poétique, de l'enthousiasme (au sens kantien) qui saisit les artistes, les interprètes, les amoureux, mais un produit, poussé à l’outrance, de l'exécution matérielle qui est leur véritable charge : les uns et les autres adoptent des comportements aberrants ou concèdent des objets « sans forme » pour ceux qui attendent d'eux une pièce régulièrement agencée. Cette dernière précision pose la question cruciale de la communicabilité, de l’intersubjectivité, et, en ce qui concerne l’art, du rôle majeur assigné par Balzac au partenaire, au spectateur, à l'auditeur, en bref à l’instance que la critique littéraire actuelle nomme le « destinataire » ou le « narrataire » : du sublime que découvre et explore l’artiste d’élite, plus rien n’existe dès lors que sa démarche n’intègre pas l’adhésion virtuelle d’interlocuteurs, présents ou à venir, rares ou nombreux, et ce nom d’artiste, qui n’est plus qu’usurpation, s’évanouit. Si, ce que montre Burke, le sublime correspond à l’un des deux instincts dominants de l’homme, celui qui l’incite à conduire à l’extrême sa nature individuelle, le beau s’appuyant sur l’instinct contraire qui l’oriente vers la vie sociale (« le beau unit, le sublime isole »37), l’antinomie est double : elle touche au statut individuel de l’artiste, et à l’objet singulier de son travail. Il faut d’abord noter que ni Gambara ni Frenhofer, pas plus que Giardini ou Genovese, n'ont abandonné la partie terrestre et sensible de l'art ―ils demeurent donc artistes véritables, mieux, artistes éminents―, ni Emilio Memmi renoncé à tout contact charnel avec Massimilla. Pourtant, loin d’exciter la fascination de l'illimité, de l'infini, du sublime, cette joie mêlée de peine, cette exquise terreur qui en est la marque, ce désir aigu d’atteindre à la sphère supra-sensible qui les hante, ces artistes (et amoureux) soulèvent la réprobation, ou dans le meilleur des cas l'incompréhension. Frenhofer, non sans fastidieux atermoiements, dévoile sa « Belle Noiseuse » à deux peintres, Porbus et Nicolas Poussin, désignés par l’auteur comme artistes confirmés et fins connaisseurs ; le comte Marcosini est féru de musique ; c'est un « homme d'imagination et de sens », chez qui les deux facultés gardent leur équilibre ; les habitués de la Fenice sont des mélomanes et des dilettanti avertis ; les clients italiens de Giardini sont des gourmets émérites : néanmoins, aucun n'accepte que soient rompues les lisières fixées à l'art, y compris culinaire, tel qu'ils l'entendent. Or l’artiste

36. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 437, et Gambara, op.cit., p. 489. Manifestation d’humour auto-parodique ?

12 transcendant ne dispose d’aucun moyen pour éluder cette prohibition qui frappe son entreprise, puisque le sublime ne se prête pas à la matérialisation dans une forme sensible, celle-ci constituant, d’après la définition de Frenhofer, « un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poésie »38. Pour se tirer d’embarras, le personnage, et à travers lui le narrateur, va chercher, empruntant une voie détournée, ironique et scabreuse, à l’insinuer par son absence même, pour le faire germer et croître dans l'esprit des amateurs susceptibles d’en développer la ligne. L'artiste, suivant la phrase de Paul Éluard, serait bien plus celui qui inspire que celui qui est inspiré ; Balzac anticipe cet aphorisme à propos de littérature : « La profondeur vient de l’intelligence du lecteur et non de la pensée exprimée, un livre est moins un effet qu’une cause »39, et il se supprimerait donc comme effet. À l’évidence, une telle suppression ne peut être radicale, sans quoi plus rien ne subsisterait ; l’absence nécessaire au dépassement vers la cause ne saurait se passer d’effet, se confondre avec le rien, être le néant : c'est au contraire une absence déterminée, l'absence de quelque chose, une absence qui tient sa place dans l'œuvre d'art, dans la forme d'où s’engendre l'impression du sublime. En tant qu'absence, le sublime excède et abolit les impératifs et les codes de la perfection formelle ; en tant qu’absence déterminée, il devrait trouver pour contrepartie son émergence dans l’âme de celui qui le perçoit ; mais en dépit du labeur acharné de l’artiste, son audience, son public, ne le suit pas forcément, et manifeste sa déception. Comment alors mesurer le degré d'imperfection, et si l'on ose dire, la quantité d'absence qui sépare du beau intelligible auquel s’arrêtent ses interlocuteurs le sublime impénétrable de l'œuvre souveraine ? Il advient que certains concours de circonstances (mis en scène, on le verra plus loin) en offrent l’occasion ; un passage de Gambara, que je transcris in extenso, relate le coup de théâtre : il s’agit de l’épisode au cours duquel Gambara va, à la lettre, transporter ses auditeurs (Andrea Marcosini, Marianna, Giardini) en jouant de ce panharmonicon dont, pour eux, il ne tire d’ordinaire que de criardes dissonances :

Au grand étonnement de Marianna et d'Andrea, Gambara commença par plusieurs accords qui décelèrent un grand maître ; à leur étonnement succéda d'abord une admiration mêlée de surprise, puis une complète extase au milieu de laquelle ils oublièrent et le lieu et l'homme. Les effets d’orchestre n’eussent pas été si grandioses que le furent les sons des instruments à vent qui rappelaient l’orgue et qui s’unirent merveilleusement aux richesses harmoniques des instruments à cordes ; mais l’état imparfait dans lequel se trouvait cette singulière machine arrêtait

37. Ernst Cassirer, op.cit., p. 321. 38. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 419. 39. OC, Pensées, sujets, fragments, CHH, t. XXVIII, p. 665.

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les développements du compositeur dont la pensée parut alors plus grande. Souvent la perfection dans les œuvres d’art empêche l’âme de les agrandir40.

Delacroix, qui a longuement médité sur son art, et qui fut un des correspondants de Balzac, remarque dans son riche Journal, parmi d’autres réflexions, et sans demander aux peintres de ne pas finir leurs tableaux, que « l’édifice achevé enferme l’imagination dans un cercle, et lui défend d’aller au-delà. Peut-être que l’ébauche d’un ouvrage ne plaît tant que parce que chacun l’achève à son gré »41. Si l'on accorde que l'œuvre parfaite, achevée (et toute beauté parfaite, toute mariée trop belle, Massimilla, ou Madame Évangélista du Contrat de mariage) puisse être décevante, la perplexité des interlocuteurs aux prises avec le sublime qui la surmonte se comprend aisément. Car la toile informe qui porte le sublime chef-d'œuvre à ses yeux achevé de Frenhofer n'est pas une toile blanche, plus précisément « grise, vide et nue », celle devant laquelle le peintre Berklinger, dans La Cour d'Artus, conte d'Hoffmann, décrit au jeune Traugott son tableau du « paradis retrouvé »42. En toute rigueur, il serait irrecevable de souscrire à la négation de Porbus et de Poussin : sur cette toile, il n'y a rien, disent-ils, le mot est répété, que le pied vivant de « La Belle Noiseuse », le reliquat étant pour eux ignoré ou dédaigné. Le narrateur, lui (et Poussin au début), reste circonspect : car il repère des « couches de couleur que le vieux peintre avait successivement superposées en croyant perfectionner sa peinture »43 ; ce qu’il nie, ce n'est pas qu'il y ait quelque chose sur la toile, mais que ce quelque chose améliore en quoi que ce soit le travail du maître. Lorsque nous lisons rien, il nous faut traduire par rien qui ressemble à une forme attendue44, ce qui bien sûr est tout différent ; mais alors, s’interrogera-t-on, y a- t-il ou non un portrait de femme sur le tableau ? et où situer les carences, du côté de l’artiste qui le voit ou croit le voir dans son intégrité ? du côté des amateurs, qui ne voient rien, ou presque ? Et si Frenhofer avait raison de voir cette femme, tout au moins cette effigie, ou ce « semblant de femme »45 qu'il a créée, en quoi sa vision

40. Gambara, op.cit., p. 496. Je souligne. 41. Journal de Eugène Delacroix, op.cit., t. II, p. 164, à la date du 20 avril 1853. 42. E.T.A. Hoffmann, La Cour d’Arthus, Perrotin, 1840, p. 22. À partir des années 1950, pour certains « modernes », artistes « conceptuels » et théoriciens, Sol le Witt, J. Kosuth etc., la toile vide et le discours de Berklinger seraient œuvres d’art. Dans le domaine de la musique, rappelons la composition de John Cage intitulée 4 minutes 33 de silence… 43. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 436. 44. P. Laubriet interprète la phrase en ces termes : « rien de compréhensible pour l’homme normal » ; il conclut au « fonctionnement anormal d’une de ses facultés [de Frenhofer] » (Un catéchisme esthétique : « Le Chef-d’œuvre inconnu » de Balzac, op.cit., p. 82. C’est moi qui souligne). 45. Un « semblant de femme » : c’est le narrateur qui prend la parole, non Frenhofer. Ici, Balzac joue sur les mots vivant (doué de vie, ou, en particulier dans les arts, donnant l’impression de la vie) ―et création : j’y reviens plus loin.

14 d'artiste, dûment transposée sur une toile, serait-elle dévaluée par l'incompréhension des deux peintres ? On n'a, pour douter de son existence, outre leur témoignage, que les paroles équivoques du narrateur ; ce passage de la nouvelle a d'ailleurs autorisé les exégèses qui discernent dans le chef-d'œuvre inconnu une préfiguration de courants artistiques ultérieurs. On objectera que « tout en ce vieillard allait au-delà des bornes de la nature humaine »46 ; que son drame, ou le drame analogue de Gambara, est celui de la pensée tuant le penseur ; que lorsque « le principe est plus fort que le résultat, il n'y a rien de produit »47, et autres formules négatives, qui ne s’appliquent pas ici : Frenhofer a effectivement produit quelque chose, et non rien, Gambara (on le constate par la suite) a composé son Mahomet, et non accumulé des notes incohérentes. Mais produire quelque chose ne suffit pas, si la production demeure illisible à tous, alors que l’artiste essentiel doit réveiller chez l'Autre, par l'intermédiaire obligé, par l'inévitable truchement d'une forme, l’idée de la beauté dont il est l’acolyte, rétablir par le même canal les liens entre les facultés divisées de l'homme, et faire en sorte, dans la peinture, que le raisonnement et la poésie (l’imagination kantienne) ne se querellent plus avec les brosses : conseil que dispense Porbus à ses invités, et ne rendrait-il pas compte du titre du tableau, « La Belle Noiseuse », la belle querelleuse ? Toutefois, si le cheminement qu’il préconise vaut pour des artistes moins ambitieux, ou moins platonisants, que Frenhofer ou Gambara, il ne satisfait pas les inassouvis, ceux qui sont en quête du suprême Idéal : la fin de la querelle, le retour à l’équilibre, à la simple beauté, aurait pour rançon l’abdication du sublime, qui dans ce cas resterait lettre close ―sinon à d’introuvables hommes de génie, les seuls, selon Gambara ou Vendramin, à pouvoir en développer l’empreinte48. « Dans les arts » dit l’abbé Chaperon, oracle spirituel de Nemours, « nous devons recevoir des âmes qui servent de milieu à notre âme autant de force que nous leur en communiquons »49 ; mais ces « âmes » sont contenues en d’étroites limites, et il est vrai que dans le Chef-d'œuvre inconnu, qui de plus assimile Frenhofer à un être surnaturel (sauf l’hypothèse, que le contexte rend plausible, d’un monologue intérieur de Poussin), l’auteur met en cause les « bornes » de la nature humaine. Cependant, ces bornes, ces limites, ne sont pas établies une fois pour toutes, elles se dessinent au point de rencontre indécis, fluctuant, de l'œuvre d'art et de ceux qui la contemplent, ou plutôt, ce verbe connotant une nuance de passivité, de ceux qui la vivent et la font vivre, ou ont les moyens matériels et intellectuels de le faire ; elles varient en fonction

46. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 426. 47. Massimilla Doni, op.cit., p. 601. 48. « […] quand la musique passe de la sensation à l'idée, elle ne peut avoir que des gens de génie pour auditeurs, car eux seuls ont la puissance de la développer » (Gambara, op.cit., p. 516). 49. Ursule Mirouët, Pl., t. III, p. 871.

15 du rang, de la notoriété dans la société, et du degré de spiritualité atteint par eux, et par l'artiste : l’apologue de la statue de Séraphîta illustre l’évolution de ces concordances. Quelle conjoncture permettrait alors l’espoir d’établir un contact entre le sublime de l’artiste génial et les tendances invétérées du public, et qui les respecte l’un et l’autre ? Puisqu’il n’est pas de solution concevable susceptible d’apaiser leur dissension dans le cadre des pratiques artistiques, le narrateur fait intervenir un intermédiaire, un truchement, qui n’est pas une forme, comme le disait Frenhofer, mais un subterfuge50 dont l’artiste n’a pas conscience, un état, qui chez lui va mettre en accord l’imagination et l’entendement : l’état d’ivresse et de surexcitation. Avant d'examiner ce point, il convient d'écarter du débat, d’une part ceux qui, artistes ou non, sont aptes à instaurer une communion immédiate avec l’esprit, par la puissance de la foi : en bref, les âmes naïves, les « sauvages », les femmes du peuple (la cartomancienne, Madame Fontaine), autrement dit les habitants de la sphère instinctive quand ils n'ont pas été dépravés par la civilisation ou par le maniement des idées et des idoles du forum. Balzac, dans une évocation nostalgique des sauvages, à la fin de son article Des artistes, les montre « bien plus grands dans leurs rapports avec les hommes supérieurs que les nations les plus civilisées. Chez eux, les êtres à seconde vue, les bardes, les improvisateurs sont regardés comme des créatures privilégiées » ; au contraire, conclut-il avec une superbe amertume, dans une nation civilisée, « quand une lumière brille, on accourt l'éteindre, car on la prend pour un incendie »51. D'autre part, se démarquent les « poètes pour eux seuls » (ce raccourci est un mot de Vendramin) ―qui donc ne peuvent prétendre au nom d'artistes― : les personnages symétriques de Cataneo et de Capraja ; ils n'ont nulle contrainte à réduire, justement parce qu'ils sont seuls, qu'ils se sont retranchés de l'humanité, et que l'Autre n'intervient pas comme Autre, comme conscience autre, qu'il y aurait nécessité d'affronter et de reconnaître selon le mouvement dialectique cher à Hegel, mais à titre d’instrument utile à leur plaisir. Chez ces intelligences d’élite, il subsiste de l’art non pas une forme, ce qui présumerait communication, mais au mieux une arabesque, la « beauté libre » de Kant, ou un effet pris dans les innombrables effets de la musique, ainsi que l'explique Clara Tinti : la roulade pour le Vénitien, le « théoricien » et « intellectuel » Capraja52, l'accord parfait de deux voix, ou d'une voix avec le violon, pour le sensuel Napolitain

50. Suggéré par le Kreisleriana ? Voir op.cit., p. 915. 51. Op.cit., p. 720. La « nation civilisée » est la France historique de la bourgeoisie, plus préoccupée de l’or que de l’art. 52. Selon lui, « l’art procède du cerveau et non du cœur » (Gambara, op.cit., p. 613), tandis que Cataneo a physiquement et affectivement besoin d’une femme, en particulier pour ses extases artistiques.

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Cataneo.53 L’esprit et les sens, qui se confondent dans les Correspondances baudelairiennes, sont chez eux disjointes du Tout : le cerveau et le cœur, les fibres et le sang, le nord et le sud s’avèrent, plus qu’antithétiques, totalement incompatibles54. Le sublime élan vers l'Idéal se déploie sans négation, sans résistance, il n'y a pas d'obstacles à renverser, pas d’obligations à enfreindre, pas de messages à transmettre : « art » sans entraves, « art » aussi sans public, et cet opéra qu'est une cervelle d'homme (phrase mémorable que le médecin français énonce à propos de Vendramin, autre poète pour lui seul, qui « couche avec Venise »), ne jouant ou ne se jouant que dans le désert d’une conscience, cesse par là d'être un art. Balzac juge d'ailleurs une telle attitude sur le mode implicitement réprobateur, ne serait-ce qu’en faisant célébrer par Capraja « cette porte d'ivoire par où l'on entre dans le pays mystérieux de la Rêverie »55 : outre le mot rêverie, déjà dépréciatif, l’expression d'Homère et de Virgile que j'ai soulignée, d’usage courant à l'époque romantique, évoque par opposition à la porte de corne, les songes trompeurs, les fantômes dont se bercent le vieux patricien et son interlocuteur. Plus explicitement, Capraja et Cataneo sont rangés, en compagnie du médecin français, « puissant analyste » de l’École de Paris, donc « matérialiste », selon le cliché balzacien et romantique, parmi les esprits « dont les espérances étaient si pauvres », parce qu’ils ne croient « à rien ni pour eux ni après eux […] »56. Les choses changent avec Emilio Memmi et Genovese, mais surtout avec Frenhofer ou Gambara, voire Giardini : possédés, à tous les sens du verbe, par leur extase, leur

53. L’arabesque (ou grotesque) n’est pas un simple ornement, sa portée est bien plus étendue ; voir l’article d’Alain Muzelle, « Arabesque et roman dans l’œuvre de Friedrich Schlegel », Éditions de la Sorbonne, n°10, 2000, pp. 23 à 54. Pour Capraja, « la plus haute expression de l'art, c'est l'arabesque qui orne le plus bel appartement du logis » (op.cit., p. 581). L’épigraphe de La Peau de chagrin, le moulinet du bâton de Trim, est une arabesque que Félix Davin interprète (« Introduction aux Études philosophiques », Pl., t. X, p.1213) ; et dans le génial récit de l’orgie, « Émile comparait vaguement » la superbe Aquilina « à une tragédie de Shakspeare [sic], espèce d'arabesque admirable où la joie hurle, où l'amour a je ne sais quoi de sauvage […] » (Pl., t. X, p.112). La Comédie humaine emploie assez souvent le mot au sens du romantisme allemand ; un seul exemple: le vieux docteur Beauvisage offrait pour cadeaux à sa fille Gabrielle des « œuvres dont les ornements appartenaient à ce genre fantasque nommé arabesque, et qui ne parlant ni aux sens ni à l'âme, s'adressent seulement à l'esprit par les créations de la fantaisie pure » (L’Enfant maudit, Pl., t. X, p. 929) : c’est une sorte de coquille vide. 54. En dépit, ou à cause, de l’aide que Jacques Strunz (et le Kreisleriana ?) apporta à Balzac, grand amateur de musique, mais peu musicien, le texte est difficile, et on est contraint, ici plus qu’ailleurs, de simplifier à outrance : le dialogue, dont le sens est inextricable, mais non chaotique, échappe à tous les auditeurs, sauf à Vendramin illuminé par l’opium. 55. Voir Massimilla Doni, op.cit., successivement pp. 585, 586 et 582. Je souligne. De son côté, Félix de Vandenesse subit les effets d’une « électricité » spécifique à l’amour charnel et terrestre de lady Dudley, qui l’« introduit […] dans les cieux par les portes d’ivoire de son demi-sommeil » (Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1145). 56. Ibid., p. 612.

17 passion ou leur manie, ils s’efforcent de se tourner vers l’Autre, par moments au moins, et de manière oblique. Ici le vocabulaire est révélateur, et la difficulté réside dans la multiplicité des termes voisins qu’emploie Balzac : Andrea Marcosini est « homme d’imagination et de sens », qui jouit de l’équilibre de ces deux puissances ―de même que Marianna, dont la belle tête italienne révèle « une de ces organisations où toutes les forces humaines sont harmoniquement balancées » (d’où la temporaire aventure des deux amants, et leur décevante fugue à Milan), ce qui la rend capable, à l’égal de Pauline de Villenoix auprès de , autre victime d’un excès d’intellectualisation, de se dévouer à une âme d’exception, mais non de la suivre vers le haut. Et si, de l’avis trop sommaire de Giardini, Gambara est « plein de sens et d’esprit », c’est, pour « l’observateur », un homme chez qui « la passion avait été étouffée au profit de l’intelligence, qui seule s’était vieillie dans quelque grande lutte » aux dépens de l’imagination ―à l’inverse de son imaginative jeunesse. Il vit en tout cas dans le « désaccord habituel » des deux facultés, dont la pondération définirait le beau, et non le sublime. Je coupe court à des références, qu’il serait vain, me semble-t- il, de vouloir ramener à un système d’oppositions trop rigide ; une étude détaillée des termes techniques ou non, que Balzac utilise de façon rigoureuse, permettrait sans doute d’en suivre les prolongements57. Il s’agit bien, à peu près comme chez Kant, et dans le genre de l’écriture romanesque, de confronter, tout en les corrélant, le cœur (la sensibilité, l’imagination) au cerveau (le concept, l’entendement) jusqu’à s’ouvrir sur une conclusion identique : l’impossibilité, sauf, rappelons-le, pour l’authentique génie, d’établir une paix sans condition entre les facultés antagonistes58 quand, portées au plus haut degré d’incandescence, elles s’avèrent instables et hors de proportion. C’est ce que marque l’échec de Gambara, et par suite celui de Marianna, du couple de la raison mariée à l’imagination qui fonderait à notre niveau l’androgyne, « cette sublime créature qui jouit et comprend sans que la sagesse étouffe l’amour »59 : dans les limites du monde matériel, les artistes supérieurs n’ont d’alternative que l’obstination à gagner ou regagner le ciel, cet apogée auquel ils aspirent, ou la capitulation dans la médiocrité et le prosaïsme de la vie sociale. Néanmoins, des situations particulières fabulées par le narrateur, ébriété, exaltation, qu’on résumera par le mot d’ivresse, quelle qu’en soit la

57. Voir Gambara, op.cit., p. 496, et pp. 470, 466, 470, 499, 500… Il faudrait distinguer les différentes acceptions du mot intelligence dans les trois textes : la faculté de comprendre, certes, mais aussi son excès, la puissance de la pensée qui tue le penseur, et l’esprit d’analyse qui tue et fait vivre. « Le cheval de l'Apocalypse est, dit Swedenborg, l'image visible de l'intelligence humaine montée par la mort, car elle porte en elle son principe de destruction » (Séraphîta, op.cit., p.780). 58. « Les facultés de l’âme », écrit Kant, dont l’union (dans un certain rapport) constitue le génie, sont l’imagination et l’entendement » (op.cit., § 49, p.146). 59. Gambara, op.cit., p. 483. Une telle entreprise ne peut aboutir qu’au niveau supérieur, celui de l’élévation mystique.

18 source, mettent parfois en provisoire connivence l’imagination et l’entendement, ou la forme et l’idée que sépare justement leur idée fixe. Les personnages, on l’a vu dans l’épisode du panharmonicon, entreprennent alors d’exécuter, d’établir, de commenter, de développer leurs œuvres dans un langage familier aux amateurs et aux profanes, ou de corriger celles de grands maîtres : ils se rapprochent paradoxalement, chacun dans son aire d’activité, de l’humanité commune. Frenhofer, ses « erreurs » oubliées, a fait surgir sur sa toile, sans qu’ici les modalités soient précisées, le pied vivant, donc identifiable par tous, de sa création ; et dans sa permanente frénésie, en apparence domptée, il analyse tout en l’amendant l’« Adam » de son maître Mabuse, qui n’y découvrait des insuffisances qu’après coup, une fois dégrisé. Gambara, ce pèlerin assis à la porte du Paradis, ayant des oreilles pour écouter les chants des anges, et n'ayant plus de langue pour les répéter60, volubile sous l’empire de la passion, aligne, en contradiction avec l’explication accessible et conséquente de son Mahomet, des notes indigestes : « [c]ette musique digne des anges accusait les trésors cachés dans cet immense opéra, qui ne pouvait jamais être compris, tant que cet homme persisterait à s'expliquer dans son état de raison ». Et dans son état habituel, où il entend son opéra aussi bien que Frenhofer voyait son tableau, il n'y a pas pour les ceux qui l’écoutent, dont Andrea Marcosini, « l'apparence d'une idée poétique ou musicale », mais une « étourdissante cacophonie qui frappait les oreilles »61 : ni dans l’un ni dans l’autre de ces états, il ne peut donc être compris. En revanche, quand le vin de champagne occulte l’obsession, sa musique devient intelligible à son auditoire, et, libéré un instant du vertige d’apothéose, il finit par lui offrir l’éblouissement d’une harmonie que perturbe d’ailleurs son instrument, en interprétant la cavatine ou le finale de son œuvre. C’est exclusivement quand il est ivre qu’il transige ―car chez lui, « le bon sens semblait revenir en sens inverse de sa sobriété »62― et qu’il accepte la suggestion, ou plus exactement la provocation, d’Andrea Marcosini : une alliance de « l’idéalisme allemand » avec « le sensualisme italien », de Beethoven avec Rossini ; de même, c’est en proie à une surnaturelle véhémence que Frenhofer, retouchant le tableau de Porbus, prône la fusion des deux manières rivales de Dürer et du Titien, du dessin et de la couleur63 : schématisations bien dans la manière de Balzac, en vue de condenser des

60. Ibid., Dédicace à M. le marquis de Belloy, op.cit., p. 459. « Vous avez créé Gambara, je ne l’ai qu’habillé »… 61. Ibid., pp. 496 et 493. 62. Ibid., p. 474. 63. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 417, Gambara, op.cit., p. 474. Pour la musique, la division, courante à l’époque, entre les « écoles » italienne et allemande (voir la « Revue musicale » de Fétis), laissait une place à l’« école française » ; celle-ci, sans doute parce qu’elle bousculerait l’opposition duelle, n’est mentionnée que dans une phrase sans indulgence de Marcosini (Gambara, op.cit., p. 475)… Balzac la célèbre pourtant, mais quand il s’agit de littérature ou de peinture.

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éléments complexes dans une dualité propice à la synthèse. Genovese enfin, enflammé par « la force des idées » et l’amour-propre blessé, bouleverse ses noctambules compagnons en chantant divinement pour eux sur la Piazzetta dans Venise endormie. Mais ces parenthèses sont de courte durée, ou peu assises : la vision hallucinée qu'Emilio Memmi a conçue de Massimilla ne résiste ni à l’emprise de l’alcool, ni, moins encore, à l'expérience conduite par le médecin français, qui en a prévu l'issue : dupe de son stratagème, Emilio, bien que toujours en proie à son délire, commence à goûter, sinon à préférer, les charmes de la Tinti. Alors qu'il a la chance de voir « sa maîtresse toujours sublime et pure », et de la posséder « dans les pompes idéales qu'aucune puissance ne peut réaliser ici-bas », il « n'aspire qu'à barbouiller cette poésie ! »64. C’est pourquoi Vendramin, lorsqu’il évoque devant son ami la conjonction, qu’il pense effective, de ce dernier avec Massimilla, anticipe sur la conclusion en s’exclamant : « Ta Massimilla si pure et si religieuse a été d’une complaisance sublime, enfin elle a été la Tinti ! »65. L'image de Massimilla, barbouillée par Emilio, connaîtra la même dégradation que les toiles détruites par Frenhofer, que l’opéra abîmé par Gambara… ou que les plats gâchés par Giardini ! Le résultat est assurément, et à première vue, moins dramatique : « La duchesse était grosse ! »66 : mais c’est au prix du sacrifice d’une sublime victime, l’Idéal, « tué », Massimilla le confesse plus tard dans Gambara, par leur prosaïque ménage. Emilio et Genovese, créateurs velléitaires, ont guéri grâce au ministère du puissant analyste, qui, tout autant que Vendramin, pénètre et domine la situation, parce qu’il l’appréhende du dehors, en homme de science. Quant à Frenhofer ou Gambara, ils savent bien, éteinte l’ivresse et revenus à leur « désaccord habituel », que ce qui a ravi l’âme de leurs admirateurs est une grossière approximation, indigne d’exprimer la sublimité de leur Idéal : ils refusent la guérison, préférant leur folie à une compromission définitive avec la terre. Du reste, l’éventuelle transaction, en supposant qu’elle aboutisse à la

64. Ibid., p. 613. Je souligne. Emilio passe, ou tombe, du sublime à l’agréable subjectif, plaisir arbitraire et non esthétique. Le thème platonisant est typique du romantisme : la situation est quasi semblable dans Lélia de George Sand (Lélia et sa sœur, la courtisane Pulchérie) ; et Sainte-Beuve avait écrit, avant Le Lys dans la vallée : « Plus les sens deviennent prodigues et faciles, plus l'amour se contient, s'appauvrit ou fait l'avare : quelquefois il s'en dédouble nettement, et rompant tout lien avec eux, il se réfugie, se platonise et s'exalte sur un sommet inaccessible, tandis que les sens s'abandonnent dans la vallée aux courants épais des vapeurs grossières » (Volupté, t. I, Renduel, 1834, p. 50) : c’est Emilio entre Massimilla et la Tinti. 65. Massimila Doni, op.cit., p. 600, je souligne. 66. En revanche, « […] tout le peuple des figures qui brisent leur forme pour venir à vous, artistes compréhensifs [capables d’unir les deux aspects de l’art], toutes ces angéliques filles incorporelles accoururent autour du lit de Massimilla, et y pleurèrent ! ». C’est le dénouement de Béatrix : « Voilà donc comme finissent nos plus beaux rêves, nos amours célestes ! dit Calyste abasourdi par tant de révélations et de désillusionnements ». « En queue de poisson ! » complète le cynique Maxime de Trailles (Béatrix, Pl., t. II, p. 948).

20 réalisation de cet Idéal, ne garantirait en rien la réussite du passage à ce que Balzac appelle l’exécution, par contraste avec la conception ; s’il est exact, ce qu’allègue Gigelmi, le chef d’orchestre (sourd !) de Gambara, émule de Beethoven, que « la musique existe indépendamment de l’exécution »67, elle impose, quoique concrétisée sur la partition, de s’extérioriser par l’entremise d’instruments, ou d’interprètes qui « ne peuvent pas être tout sentiment, tout âme »68, dit Genovese, et qui, inéluctablement, vont la trahir. Car il faudrait obtenir chez l’exécutant un complet équilibre entre les facultés, ou mieux, une complète subordination de la main au cerveau, puisque la main n’a d’efficace que « si elle continue sa cervelle »69 : la discordance que provoque la rébellion de l’instrument est aussi fatale à l’œuvre que les dissensions parallèles de l’imagination et de l’entendement dont témoigne, à la représentation du Mosè ou au souper offert par Cataneo, le fiasco musical de Genovese. Désemparé par son amour pour la Tinti, il transfigure ou déguise en ces termes sa mésaventure, inaperçue de lui : « Mon âme et mon gosier ne font qu’un seul souffle »70 , tandis qu’il assomme spectateurs et convives par ce qu’ils jugent être des cris inarticulés. Les personnages, les héros des « nouvelles artistiques » se répartissent donc en deux groupes de « poètes » (Balzac désigne ainsi ceux qui accèdent au royaume du supra-sensible, mais joue sur l’autre sens du mot, qui, par son étymologie, renvoie à un faire, à une technique) : les « poètes » solitaires, frappés de stérilité, à jamais captifs de leur sublime va-et-vient entre terre et ciel, et les véritables « poètes », artistes supérieurs. C'est dans le groupe des « poètes pour eux seuls » qu'il faut inscrire Cataneo, Capraja, mais aussi, latéralement, Frenhofer, Gambara et Giardini, Emilio Memmi : leur malheur, qu’ils partagent avec un personnage illustre de La Comédie humaine, Louis Lambert, est d’être « poètes » plus que peintre, musicien, cuisinier ou amoureux. Certes, ce sont des « créateurs », orientés vers les autres : ils ne peuvent pourtant les rencontrer, parce qu’ils bifurquent vers un sublime achevé, incarné, intellectualisé, ordonné à leur usage sous la forme sensible pour eux seuls, au lieu de prendre appui sur les virtualités de leur partenaire ; les « poètes » routiniers, moins intraitables, s’évertuent à rejoindre l’Autre, individu ou public, mais n’y parviennent que dans l’amer oubli du sublime. Il convient à présent de s’attarder sur le rôle que joue cet Autre, le public, et sur les modalités de sa collaboration dans la genèse de l’œuvre : celle-ci dépend, on l’a vu, à la fois du génie de l’artiste qui la produit, et de la place occupée sur l’échelle des êtres

67. Ibid., p. 473. 68. Massimilla Doni, op.cit., p. 616. 69. Modeste Mignon, Pl., t. X, p. 518. 70. Massimilla Doni, op.cit., p. 616 ; dans les éditions précédentes, on lisait ce bizarre raccourci : « Mon gosier et ma cervelle…. ».

21 par celui qui la reçoit. À Venise, « les Italiens, gens éminemment intelligents, aiment peu », explique le narrateur, « à tendre leur intelligence hors de propos », même lorsque « la Cataneo » (la duchesse Cataneo, Massimilla Doni) tient le dé… : « Avoir à comprendre des idées là où ils viennent chercher des jouissances est selon eux, et avec raison, un ennui »71. L’incise « avec raison », traduit une surprenante prise de position du narrateur ; et sans doute sa remarque est-elle adéquate à un peuple qui, vivant dans les zones méridionales de la sensation, de la passion, cultive tout ce qui relève de l'imagination, reine des facultés. Cette attitude des spectateurs et des dilettanti veneti, réduisant l'art à « l'agréable » kantien, à un simple moyen de procurer une jouissance, n'est guère favorable aux novateurs, aux grands artistes, aux poètes. Gambara en a fait la rude expérience, qui a vu s'évanouir à la Fenice les espoirs qu'il plaçait dans son grand opéra des Martyrs, dont le titre est tout un programme (Scribe adapta sous ce titre le Poliuto de Donizetti, interdit à Naples ; l’opéra fut donné à Paris en avril 1840…). La situation, il est vrai, est loin d’être meilleure dans cette « affreuse ville », capitale des idées, du sensualisme philosophique et de « l'esprit d'analyse », donc de l'entendement, elle est même pire : le sublime, l'extase, les saintes larmes, le céleste, le divin, restent hors de la portée de cette classe de connaisseurs dénoncée par Schiller, « qui ne cherche dans le touchant et dans le sublime que le côté intellectuel : voilà ce qu'ils sentent, ce qu'ils apprécient avec le sens le plus juste; mais qu'on se garde de faire appel à leur cœur […] »72. Et les Français sont évidemment les plus enclins à cette déviation, car, Balzac l’énonce dès la première phrase de l’article « Des artistes », « En France, l'esprit étouffe le sentiment »73 : version d'époque d'une critique (toujours d’actualité ?), celle de la mentalité trop cartésienne, voltairienne, ou exténuée par les Idéologues, de nos concitoyens. « En général [résume le narrateur], le sens nécessaire à l'intelligence de la poésie est rare en France, où l'esprit dessèche promptement la source des saintes larmes de l'extase, où personne ne veut prendre la peine de défricher le sublime, de le sonder pour en percevoir l'infini »74 . Il faudrait, là comme dans toute

71. Ibid., p. 572. En italien, la Cataneo n’est pas péjoratif. 72. Œuvres, Paris, Hachette, 1861, t. VIII, p. 19. 73. Op.cit., p. 707. 74. , Pl., t. V, p. 186. Cette phase réunit une constellation des mots qui définissent le sublime ou lui sont associés ; en fait, il est question d’Angoulême, mais Balzac s’empresse de généraliser. Voir Baudelaire : « […] souvenons-nous que la France, le public français, veux-je dire (si nous en exceptons quelques artistes et quelques écrivains), n’est pas artiste, naturellement artiste ; ce public-là est philosophe, moraliste, ingénieur, amateur de récits et d’anecdotes, tout ce qu’on voudra, mais jamais spontanément artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement, analytiquement. D’autres peuples [les Allemands ?], plus favorisés, sentent tout de suite, tout à la fois, synthétiquement (L’Art romantique « Th. Gautier », Calmann-Lévy, 1885 [1859], p. 183). Le compositeur de romances ridiculisé par Marcosini est évidemment parisien… (Gambara, op.cit., p. 474).

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La Comédie humaine, réunir en un volume ce qui n’existe qu’en deux tomes, fondre en un seul les publics de la Fenice et ceux des théâtres parisiens ; on observera que les Vénitiens défaillent du côté du cerveau, les Parisiens du côté du cœur, et on en inférera que le pays où se trouveraient entièrement fusionnées les facultés rivales et alliées de l'imagination et de l'entendement, ne semble pas avoir sa place dans la géographie de notre monde sublunaire : d’ailleurs, même chez les Viennois de 1808, Beethoven a dû faire face, pour sa célèbre Symphonie en ut mineur, à une fronde d’amateurs et de musiciens… Comment alors franchir durablement la frontière qui, tout en les associant, sépare le créateur de son public, attisant une lutte intestine entre ses propres affections ? Un rapprochement avec Louis Lambert inspire une réponse plausible : de même que l’Action de « l’homme intérieur » devient Réaction devant les écueils que multiplie le monde extérieur, c'est à l'artiste transcendant, au poète créateur (à Balzac ?), de s'accommoder de sa difficile condition, d'adapter dans une large mesure son Idéal et son œuvre aux langages, aux mentalités, aux croyances, aux habitudes et aux formes reçues de la contrée où l'a fait naître le décret des Puissances suprêmes, sans néanmoins que la convention que son esprit vertigineusement mobile et souple lui permet de négocier ne dégénère en démission touchant à l'essentiel, à l'immuable. Il ne saurait être question, comme le comte Marcosini accuse ―feint d'accuser― la musique italienne, plus populaire que l’allemande, de le faire, de conquérir la vogue en acceptant des suffrages de toutes mains, en s'adressant aux intelligences vulgaires : « L'école italienne a perdu de vue la haute mission de l'art. Au lieu d'élever la foule jusqu'à elle, elle est descendue jusqu'à la foule […] »75. Mais en conjurant cet excès, l'artiste ne doit pas tomber dans l'excès inverse et se couper irrémédiablement d’un public qu’il sacrifierait à son sublime privé, tels Frenhofer ou Gambara : certes en vain, ces derniers recherchent la rencontre ; parler sans nuancer le jugement à leur égard d'artiste pour lui seul serait une contradiction dans les termes76, quoi qu’en pensent les adeptes de l’art pour l’art. La gageure du véritable artiste, malaisée à tenir, n'est pas de nature à le faire reculer ―d'autant qu'il ne peut pas reculer, il n'est plus le maître sitôt que le charbon d'Isaïe lui a touché la lèvre. Il doit dès lors satisfaire à la double exigence antinomique de préserver le vierge idéal intérieur de son art, et

75 Gambara, op.cit., p. 475. Je l’ai noté, le comte veut « pousser l’épreuve plus loin » afin de stimuler son interlocuteur. 76. Au cours d’une discussion sur l’utilité de l’art, Modeste Mignon réplique au duc d’Hérouville, qui, reprenant une objection de Canalis, avançait que « les extases de sainte Thérèse [donc, dans la sphère des Causes] étaient supérieures aux créations de lord Byron » : « Oh ! monsieur le duc, c’est une poésie entièrement personnelle, tandis que le génie de Byron ou celui de Molière profite au monde… » (Modeste Mignon, op.cit., p. 645. Tous d’ailleurs semblent oublier que sainte Thérèse « profite au monde », étant aussi écrivain et poète…).

23 cependant de le livrer sinon à la foule, du moins au public, en quelque sorte de le prostituer, étymologiquement mettre devant, exposer (Lecomte de Lisle s’y refuse avec indignation dans Le Montreur). C'est ce qui pourrait, à mon sens, expliquer les avatars de la « Catherine Lescault » de Frenhofer : toutes les mentions de son surnom et de son état de courtisane ont été supprimées de la dernière édition du Chef-d'œuvre inconnu, celle du Provincial à Paris, en 1847. Selon René Guise, « Balzac élimine une contradiction entre la personnalité ainsi prêtée à Catherine et l'amour de Frenhofer tel qu'il est peint dans le roman »77 ; et il est vrai qu'à deux reprises, Catherine Lescault se voit qualifiée de vierge par le vieillard, puis par le narrateur. Cette discordance n'est pas inadvertance, elle est consubstantielle au sujet, et prégnante aux intuitions de Balzac, car ce qu'il s'agit de transmettre n'est pas une image de la beauté extérieure ―ambition attribuée à l'art classique, et relativement aisée à contenter, puisque la beauté réside dans l’équilibre de la forme avec la conception que s’en font l’artiste et le destinataire―, mais aussi, au-delà de la forme, une vision du sublime idéal intérieur de l'artiste, vivant au plus intime de son être. Surtout au début de sa carrière littéraire, exhiber, étaler les joyaux de son âme équivalait pour Balzac, comme pour Frenhofer dévoiler sa Belle Noiseuse, à une profanation, à une prostitution (on se rappellera sur ce point l'« Avertissement du Gars »). La « Marie égyptienne » de Porbus est, elle aussi, sainte et prostituée, et la prostitution à laquelle elle descend a pour motif l’obligation où elle se trouve de payer au batelier le prix de la traversée, de la communication, entre les deux rives du Nil. Quant à Gillette, Nicolas Poussin la « prostitue » à Frenhofer, femme pour femme, afin de permettre au vieux peintre de colliger la beauté parfaite de la forme extérieure, de la nature, avec l'informe et sublime chef-d'œuvre qu'il conserve tel un trésor sur sa toile, et qu'à son tour il « prostitue » à ses hôtes. Pour résumer, l’impossible et sublime passage de la pensée à la sensation, de l'idéal à la forme, plus globalement de l'indicible au communicable, ou de l'esprit à la matière, serait vécu par l'artiste génial comme déchéance et prostitution, mais déchéance et prostitution saintes et nécessaires, sublimes en somme (« le sublime est en bas »), parce que la matière doit être rédimée par une spiritualisation dont l'artiste est l'agent, le lien et le lieu privilégiés. L'artiste véritable, tout en protégeant le « sanctuaire » (le mot est dans Le Chef-d'œuvre inconnu et dans La Cour d'Artus) tente d’assumer la haute mission de créer pour un public78, de créer un public, de créer son public, c’est-à-dire de participer dans le domaine qui est le sien au mouvement

77. Voir l’« Histoire du texte » par René Guise, Pl., t. X, p. 1408. 78. Quelques lustres plus tard, c’était après 1848, Mallarmé, marquant strictement le périmètre de la poésie, disait s’irriter qu’« un adorateur du beau inaccessible au vulgaire », ne se contentât pas des « suffrages du sanhédrin de l’art », donc, de son public, fût-il en nombre réduit (Conclusion de l’article « L’Art pour tous », « L’Artiste », 15 septembre 1862).

24 d’ascension et de rédemption, de jouer le jeu de l’esprit qui anime la masse ―référence virgilienne en épigraphe du Traité de la vie élégante. Le public intervient donc en tant qu’obstacle, et en même temps comme partenaire que l’œuvre requiert pour exister ; cette œuvre représente alors le fruit d’une transaction entre l’élan individuel vers le ciel de l’Idéal, qui vivifie l’artiste, et la pesanteur qui le rattache à la terre, moins par les contraintes des matériaux qu’il s’est fixé pour tâche d’organiser que par les attentes de l’Autre, auxquelles il n’a pas la liberté de se dérober, malgré sa répugnance et ses scrupules, en dépit des incompréhensions ou de l’hostilité qui menacent les grands hommes voués, pareils au premier Rédempteur, le Christ, à souffrir et à se résigner. L’artiste prend sous sa protection la matière qu'il élève, dit Schiller, à la dignité de l'apparence, sans la respecter plus que ne le fait l'ouvrier ou l'artisan qui la déjette et la façonne ; et il exalte vers l’idéal l'ensemble hétérogène de tous ceux que clouent au sol les préjugés, les routines, les mesquines préoccupations de la vie quotidienne, les mille maux qui sont le lot de notre chair, en dévoilant ce que cette vie quotidienne recèle de sublime par l'infinie présence et l'absence infinie de l'Absolu, qu'aucune puissance ―je reprends à nouveau la phrase du médecin français― ne peut réaliser ici-bas. Car si le sublime est bien, selon Burke ou Kant, ce qui est « absolument grand », seule la substance éthérée, essence de la musique ou de la lumière, ainsi que le soutient Gambara, cette substance que Balthazar Claës s’acharne sans succès à découvrir par les procédures de la chimie, pourrait en assurer une très hypothétique émergence. Puisque le sublime, l' « absolument grand », échappe, du fait qu'il est l'Absolu, à toute manifestation sensible, et que nul artiste n’en saurait transcrire par son travail une quelconque positivité, il lui reste, pour avoir une chance d’être compris, à reproduire le mouvement vers l'unité qui en excite le pressentiment, sans s'arrêter à un état d'équilibre, car, privé de l'inquiétude et de la turbulence, l'équilibre s'accomplirait et s'achèverait dans le beau. L'œuvre d'art enfantée par le génie doit, pareille à la Nature, conduire l'âme à associer, à fondre en un seul jet, l'équilibre et le mouvement, donc le devenir : des transitions favorisent le passage non vers un sublime positif, mais vers l’intuition du sublime dynamique, de la complète idéalité du Monde spirituel, intuition qui tient au spectateur autant qu’à l’œuvre perçue. Pour exemple tiré des « nouvelles artistiques », lorsque Frenhofer critique sans ménagement la « Marie égyptienne » de Porbus parce qu'elle ne donne pas suffisamment l'impression de l'unité et de la vie, à défaut de créer la vie elle-même, Poussin laisse éclater son exaspération : la toile de Porbus est, s'exclame-t-il, « sublime79 ». Poussin débute dans la carrière : il ignore que l’approche du sublime est chez l’artiste visionnaire la rançon d’une longue patience, d’un travail persévérant, et

79. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 430. Je souligne. Pour Frenhofer, elle n’est que belle…

25 qu'il n'est pas loisible à l'homme de se présenter aux portes du sanctuaire avant d'avoir été appelé ―Dante, dans , en fait remontrance au jeune Godefroid. Entre les travaux banals de l'artisan ou de l'artiste empirique qui se bornent à la copie des effets de la nature, et la géniale construction apte à suggérer (non à accomplir) le sublime de l'Idéal, existent les étapes intermédiaires que sont les œuvres simplement belles, limitées, dirait Kant, ou le beau classique chez Hegel. Elles peuvent ne mettre en jeu qu'une des « qualités » de l'art ; ce qu'indique l'article Des artistes en évoquant les quatre figures différentes également belles de la Vierge80, et que confirme Frenhofer quand il reproche à Porbus d'avoir flotté, indécis, devant les deux systèmes du dessin et de la couleur, entre lesquels, faute de pouvoir les fondre en un seul, il aurait dû choisir, « afin d'obtenir l'unité qui simule une des conditions de la vie81 ». Balzac, dans l'article cité, a omis (volontairement ?) de nommer l’artiste complet, ou pour mieux dire, classique, qu'est pour lui, et pour son temps, car il s’agit d’un lieu commun du romantisme, le peintre Raphaël, auquel il fait allusion surtout pour célébrer le dévouement de la Fornarine, celui de Marianna pour Gambara, ou de Cadhige dans le Mahomet : l’activité artistique est décidément affaire d’hommes, les femmes n’y sont pas directement impliquées, elles sont anges consolatrices ou refuges… Raphaël conjugue dans son œuvre, par un trait de génie, un « raccroc du Père éternel »82, les instances de la Forme et de l'Idée : il produit une œuvre à la fois belle et sublime, parce qu’en donnant l’impression de briser la forme, comme dit Frenhofer, elle éveillera du sublime un simulacre ou une illusion convenable à celui qui contemple ou se recueille.

C'est ce mot d'illusion qui va maintenant me retenir. J'ai choisi pour titre de cette étude Sublime et parodie par référence à une phrase du narrateur de Gambara qui condense mon propos : Andrea Marcosini a devant lui le musicien fou, fou aux yeux du commun, Gambara, et le cuisinier tout aussi fou, Giardini : « Placé entre ces deux folies, dont l'une était si noble et l'autre si vulgaire, et qui se bafouaient mutuellement au grand divertissement de la foule, il y eut un moment où le comte se vit ballotté entre le sublime et la parodie, ces deux faces de toute création humaine », au point qu’« il se crut le jouet de quelque hallucination étrange, et ne regarda plus Gambara et Giardini que comme deux abstractions » : ce mot

80. Des artistes, op.cit., pp. 719-20. 81. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 417. Je souligne. Frenhofer, lui, refuse de s’en tenir à la simulation… 82. Massimilla Doni, op.cit., p. 601.

26 d’abstraction confirme le caractère allégorique de la nouvelle83. La proximité ou la parenté de ces notions a été cent fois affirmée, et nul n’ignore l’apophtegme attribué à Napoléon disant, après Marmontel, que « du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas ». Victor Hugo, « l’enfant sublime », qui notait qu'« à côté de toute grande chose, il y a une parodie », avait en 1827 approfondi et théorisé cette alliance paradoxale dans la Préface de « Cromwell », où il opposait le sublime et le grotesque, dont la parodie est une modalité, en conséquence de la dualité de l'homme révélée par le christianisme. La perspective chrétienne, glorifiant la souffrance et le calvaire, abolissait l’antonymie superficielle du beau et du laid (une crucifixion par Grünewald n’est ni « belle » ni « laide » ?) : aussi les Romantiques réhabilitèrent-ils, en France, l’art gothique oblitéré à l’âge classique. La parodie qui s'affiche dans les « nouvelles artistiques » ―et dans La Comédie humaine toute entière― a plus d'un point commun avec le « grotesque » défini par Hugo, ou avec le « burlesque » de Claudel, ou le « carnavalesque » de Bakhtine ; chez Balzac, la relation de l'objet parodique à l'objet parodié est faite de parallélismes, ce qu’indiquent le sens du mot et son étymologie. Dans Gambara, le parallélisme, sorte de mise en abyme, se continue au long du texte : quand Andrea Marcosini prend la décision de frapper le dernier coup, la cure sui generis qu’il fait suivre au musicien et au cuisinier à grand renfort d’Orvieto, de Montefiascone, de Lacryma-Christi, de Giro, de « tous les vins chauds de la cara patria », lui paraissant arrivée à l’étape finale (Gambara va jusqu’à accepter une soirée à l’Opéra !), il donne dans son hôtel un repas auquel Giardini « fut admis par la fantaisie qu’[Andrea] eut de ne point séparer le drame et la parodie »84 . L’épreuve passe d’abord pour concluante : Giardini et Gambara se plaisantent eux-mêmes, sous l’influence de la boisson, avec plus ou moins de grâce ―symptôme trompeur d’un succès de la thérapie ; après l’admirable analyse de l’opéra de Meyerbeer, la « guérison » semble un fait acquis. Mais le dénouement de la nouvelle signe l’échec similaire des deux personnages, mendiant pour l’un, regrattier pour l’autre, car le sublime que cherche à traduire le musicien ne diffère pas par sa nature de celui que vise le cuisinier (Rossini, l'une des admirations de Balzac, était célèbre compositeur et gastronome réputé). Ce qui change, c'est non pas le principe de la quête, l'Absolu, mais la sphère où elle se poursuit, sphère spirituelle d’une part, matérielle de l’autre, et qui se désignent réciproquement comme illusions. Voici de ce procès de parodie deux exemples de détail, qui concernent Emilio Memmi : le pauvre garçon, dont le narrateur dépeint la triste situation auprès de

83.. Sur la parodie, voir Walter Biemel, L'ironie romantique et la philosophie de l'idéalisme allemand, Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 61, n°72, 1963. pp. 627-643. « Ce qui nous surprend, c'est la juxtaposition du souffle divin et de la bouffonnerie. Cette position appartient elle- même au genre ironique, montre l'ironie comme tentative d'union des opposés » (p. 631) 84. Ibid., pp. 476, puis 499.

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Massimilla en le comparant à « ces anges auxquels les peintres ne donnent qu’une tête et des ailes » (comparaison déjà passablement narquoise avec les chérubins de l’héraldique) est montré après son fiasco, quelques lignes plus bas, frappant « de la tête contre les arbres comme une corneille coiffée »85. L’effet de contraste, très appuyé, relève de la parodie, Hugo dirait « du grotesque au revers du sublime », car la parodie, si elle est l’envers du sublime, n’en est pas la négation. Et puisque j’entre dans le champ de la description physique, je remarquerai que les parties du corps qui assurent le contact ―celles que la décence autorisait à nommer dans les années 1830― sont la main d’Emilio quand il s’agit de Massimilla, mais son pied lorsqu’il est question de la Tinti. La symétrie inverse de la main et du pied (pourquoi est-ce ce dernier qui, sinon par dérision, émerge dans le tableau de Frenhofer ?) fournit un des moyens d’illustrer les liens qui rattachent le sublime au trivial ou au grotesque : le pied parodie la main. La parodie repose sur l’enchevêtrement de tels contrastes, qu’on retrouve à tous les niveaux dans chacune des « nouvelles artistiques », et dans toute La Comédie humaine. Je n’en tenterai pas un fastidieux et d’ailleurs improbable recensement : ne m’intéressent que les fonctions, ou plutôt la fonction, que remplit la parodie dans l’œuvre, et dans le système balzacien ; à ceux qui précèdent, j’ajouterai quelques exemples susceptibles de mettre en relief la pluralité des emplois qu’elle assume. On a évidemment relevé, et Balzac le signale, que le Mahomet de Gambara transpose l’histoire de Marianna et son époux : le héros du livret, le Prophète tel que l’imagine, après Voltaire, Gambara (ou Balzac), n’est-il pas un double du musicien lui-même, et Cadhige celui de Marianna ? Épileptique comme lui, Mahomet est tout comme lui en quête de l’impossible, jusqu’à vouloir engendrer un monde, et « mourir Dieu », profère l’enthousiaste Gambara, au cours de la fiévreuse mais claire analyse de son opéra86. Et serait-il étranger à l’image que La Comédie humaine construit de l’artiste total, et qu’elle laisse deviner de son auteur, jaloux de faire concurrence à l’état civil et à la Création ? Mahomet, œuvre d’art qui manque ses auditeurs autant qu’elle est manquée par eux, est alors parodie d’une autre œuvre, le récit qui la porte ; elle ne l’est cependant qu’au regard du narrateur, par le biais du personnage d’Andrea Marcosini ―non du point de vue du créateur fictif, Gambara, qui n’a pas conscience que son opéra met en scène sa propre situation. Il en résulte un jeu complexe de miroirs, un redoublement d’illusions, qui assurent au texte unité et profondeur par l’emboîtement des mises en abyme. On établirait un constat analogue à propos de l’analyse du Robert-le-Diable de Meyerbeer, ou du Mosè de Rossini, où les gloses de Massimilla et les péripéties de l’oratorio interfèrent sans cesse avec les situations du récit, et où le

85. Massimilla Doni, op.cit., p. 549. 86. Gambara, op.cit., p. 488.

28 couple la Tinti-Genovese parodie de façon magistrale celui que forment Emilio et Massimilla, si bien que la Tinti, qui relativement à Genovese, occupe la position d’Emilio vis-à-vis d’elle (Emilio fait l’amour avec elle sans l’aimer, ce qu’elle fera, elle, avec Genovese) tient à l’égard du chanteur le rôle de Massimilla : elle est une illusion pour Genovese, de même que Massimilla l’est pour Emilio. Quant à Robert-le- Diable, le sujet en était depuis longtemps familier à Balzac, qui écrivit dans sa jeunesse l’ébauche d’un poème « satirique » portant ce titre ; Max Milner a noté que Meyerbeer, dans ce qui était à l’origine un opéra-comique, avait poussé à l’extrême ―à la parodie― le thème si balzacien de la lutte du ciel et de l’enfer, du ciel et de la terre87. C’est la dimension la plus visible de la parodie : il y a en outre, derrière cette antithèse, derrière les personnages de l’opéra, et derrière les personnages ou les intrigues des « nouvelles artistiques », un esprit pervers ―le diable dans l'opéra de Meyerbeer― qui sans cesse inverse ou parodie les plans les mieux établis, exhibe l’envers des plus sublimes décors, ternit les plus brillantes illusions, dénature à tout moment l'œuvre du Créateur, qu’il soit dieu, poète ou cuisinier, et, surtout, prend un malin plaisir à substituer quelque mirage au but sublime que visent les sectateurs de l’Idéal. Le narrateur de Massimilla Doni met sous le patronage du Réprouvé la femme de la terre, Clara Tinti : dans l'alléchant tableau qu'il trace d'elle, avant la scène d'amour avec Emilio Memmi, il n’omet pas de souligner que « le diable est un grand coloriste »88 ―lequel n’a guère d’efforts à fournir pour séduire le jeune homme. Frenhofer, dans le cadre d'un conte fantastique à la mode de 1830, est possédé d’un démon qui l’induit à entreprendre sur Dieu sans que jamais il y parvienne comme il le croit ; mais d’autre part, le portrait, insistant sur son faciès diabolique, sa bizarrerie, ses allures surnaturelles, le rapproche de Rabelais et de Socrate, les maîtres éternels, pour Balzac, du doute et de l’ironie qui sont les vrais fondements de sa parodie : avant d’entrer en conversation avec son « esprit », Frenhofer conclut la longue leçon qu’il professe à l’intention des deux peintres par ces paroles désabusées : « Tenez, le trop de science, de même que l’ignorance, arrive à une négation. Je doute de mon œuvre ! »89. Puisque nous savons que c’est l’excès de science, et jamais l’excès d’amour, donc la place excessive accordée à l’entendement qui suscite ce doute, nous en inférerons que la parodie ressortit à l’entendement, et que l’entendement, faculté toute négative, est d’essence démoniaque. Cette négation ne saurait anéantir le sublime, mais seulement le mettre la tête en bas, le subvertir : et l’activité de l’artiste, touchant à la sphère de la création, présente quelque chose de diabolique, d’où le caractère inquiétant des figures

87. Max Milner, Le Diable dans la littérature française […], Corti, 1960, t. I, pp. 615 et suiv. Thème balzacien, et d’époque. 88. Massimilla Doni, op.cit., p. 559. 89. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 425.

29 de Frenhofer et de Gambara ―réminiscences traditionnelles de l’alchimiste ou du sorcier―, et de toute production artistique : « Que d’art ! quelle liaison de toutes les parties, quelle puissance de construction ! », s’écrie Gambara, commentant par une phrase ambiguë l’opéra de Meyerbeer, « le diable est là-dessous, il se cache, il frétille »90. La parodie ne se restreint donc pas aux seuls procédés littéraires de l’imitation par dérision, ou de la mise en abyme ; dans mon optique et ma lecture, sa vraie portée est métaphysique : c’est l’un des moyens dont dispose l’écrivain pour opposer les deux mondes, antagonistes bien qu’identiques dans leur essence, et qui ont tous deux le sublime en puissance, de la matière et de l’esprit. La fusion dans une œuvre géniale du sublime et de la parodie, « ces deux faces de toute création humaine », pourrait satisfaire à notre échelle le vœu de Kant :

Lorsque j’observe alternativement les côtés nobles et les côtés faibles de l’homme, je me reproche à moi-même de ne pouvoir me placer au point d’où l’on voit ces contrastes s’harmoniser jusqu’à donner un caractère imposant au grand tableau de la nature humaine. Car je n’ignore pas que les positions les plus grotesques rapportées au grand plan de la nature ne peuvent que causer une noble impression, quoique nous ayons la vue trop courte pour les saisir sous ce rapport91.

La raison, prenant conscience de l’infinie distance qui nous sépare de ce point suprême, engendre, par le désir trop humain de la combler, le sentiment du sublime ; la parodie, qui en est la figure symétrique, se définirait alors la critique par l’entendement de la vanité du projet. Captif de ces impossibilités, et sauf à admettre avec Schiller que le domaine des apparences est le règne naturel de la faculté esthétique ―thèse qui, probablement, eût heurté le substantialisme de Balzac ―, l’artiste ne peut qu’assumer la confrontation des aspects divergents, de sorte que, se servant mutuellement de garants, imagination et entendement ne subsistent pas isolés l’un de l’autre. L’attitude d’expectative, d’impartialité, entre ces versants opposés que l’entendement distingue dans le « réel » ne va pas sans obstacles ni souffrances ; les artistes les plus exaltés ne peuvent s’y tenir : Frenhofer, « démon » ou « dieu » de la peinture (et ce statut d’exception fait que sa permanente excitation n’a pas besoin de recours à des stimulants), discute par moments de l’abus de sa science, qui « devient un défaut lorsqu'elle s'isole de l'inspiration », avance Marcosini à l’intention de Gambara.

90. Gambara, op.cit., pp. 503-504. De même, dans les compositions peintes et écrites d’Onuphrius, « la griffe ou la queue du diable y perçait toujours par quelque endroit » (Théophile Gautier, op.cit., p. 22). 91. Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime, dans l’édition de 1846 de la Critique du jugement [Critique de la faculté de juger], Paris, Ladrange, t. II, p. 271. C’est moi qui souligne.

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Gambara, lui, n’accède à une éphémère paix intérieure que s’il est ivre, compensant par le poids de l’élément sensible ce qui en lui déroge aux bornes de la nature ―et ce qu’il y a dans son œuvre d’impénétrable au public. Jusque-là cependant, la parodie, qui n’a pas conscience d’elle-même, n’est qu’une « horrible ironie » perceptible aux autres personnages et au lecteur, ainsi lorsque Gambara déchiffre son Mahomet. Mais du point de vue de l’auteur, la parodie est l’expression littéraire concrète la plus significative peut-être de l’humour souverain de l’artiste et du créateur92, humour que j’agrège ici à l’ironie et à la fantaisie dans ce que les Romantiques allemands, du moins certains d’entre eux, appelaient le Witz. Le Witz, fondant les deux sens de l’adjectif français spirituel, peut être compris, à travers des rencontres de formules elliptiques qui vont du jeu de mots au fragment, comme la tentative de rétablir la « coordonnation » de l’imagination et de l’entendement, de la poésie et de la philosophie ; nombre de textes de F. Schlegel93 dans l’« Athenaeum », dont le Fragment 116, en donnent une définition. Cette propriété de l’écriture romantique, dont la racine est dans l’ironie socratique94 et la tradition française de l’anecdote (Voltaire, Le Siècle de Louis XV, Chamfort, les Petits dialogues et les Maximes…)95, n’est pas une spécificité allemande, même si F. Schlegel l’aurait le premier théorisée : chez Nodier, Janin, Balzac ou Stendhal, tant dans La Physiologie du mariage ou De l’Amour que dans leurs romans, abondent les anecdotes ironiques. Pareille à la source d’Urdar d’Hoffmann96 ―belle illustration du Witz―, la parodie permet à la pensée, arrachée à l’instinct, suivant la leçon de Kant, de se retourner sur elle-même, d’accéder à la conscience en se gardant de tout esprit de sérieux, de toute réification des valeurs. La thèse de Sartre, qui à cet esprit de sérieux oppose le pouvoir négatif de l’angoisse, nous engage à conjecturer que l’humour est un des visages que revêt dans La Comédie

92. J’aurais pu évidemment me référer à l’humour anglais : Balzac admirait Sterne, et le citait volontiers, en particulier le Tristram Shandy ; mais il m’a semblé que l’évocation de l’Allemagne et de la Mitteleuropa germanique s’accordait mieux à la tonalité générale des « Contes » et à leur philosophie. 93. Voir Mme de Staël, De l’Allemagne : mais elle s’intéresse peu à Friedrich, plutôt à son frère August. Quant à Heinrich Heine, adepte des Lumières et « ironiste » à la française, il ne les épargne ni l’un ni l’autre (De l’Allemagne, Michel Lévy, 1855, pp. 208 et suiv., passim). Pour une réflexion approfondie sur le Witz, on se reportera, outre les ouvrages cités ci-dessus, à l’excellent travail de Serge Meiteinger, « Idéalisme et poétique », Romantisme, n°45, 1984, pp. 3-24. 94. Selon Walter Biemel, l’ironie est liberté : « Cette liberté, au sens de perpétuelle libération de soi, exige la réflexion, c'est-à-dire la faculté de se dépasser en se regardant, en se retournant sur soi- même. L'opération réflexive peut être poussée toujours plus loin, elle peut devenir [comme dans les Contes artistes] un miroitement de miroirs (Athenäumsfragment 116) », op.cit., p. 633. 95. Voir l’article de Laurent Margantin, Le Witz et l’ironie selon Friedrich Schlegel, Œuvres ouvertes, 2016. 96. E.T.A. Hoffmann, La Princesse Brambilla, dans « Romantiques allemands », Pl., t. I, pp. 1012, et 1021-22.

31 humaine l’angoisse née de la prostitution qu’implique l’œuvre d’art, la pensée étant de surcroît incommunicable sans médiation parce que matière et esprit (ou pensée et étendue, ces deux attributs de la Substance dans le vocabulaire spinoziste), ne peuvent se conjuguer complètement ici-bas : l’artiste et son partenaire sont ainsi les captifs d’un piège. C’est avec Frenhofer qu’éclate l’antagonisme dans la logique de l’entreprise quand elle est poussée à son terme insensé ; le vieux peintre ne se borne pas à interpréter ou exprimer la nature, comme, au plus violent de sa lucide frénésie, il conseille à Porbus de le faire : « La mission de l'art n'est pas de copier la nature, mais de l'exprimer ! Tu n'es pas un vil copiste, mais un poète ! »97 : un poète, donc un créateur. Et de quel créateur parle-t-il ici ? Il apparaît que l’échec de Frenhofer ne provient pas seulement de ce qu'il a, à l’instar de Gambara ou d’Emilio, visé trop haut et manqué son but, mais surtout de ce qu'il s'est trompé de but ―faire de sa toile une réalité au plein sens du mot, et de sa « Belle Noiseuse » une femme « réelle », c'est-à-dire donner la vie à ce qui n’est qu’une feinte, une figure. Aussi, sous l’emprise de sa folie, usurpe-t-il sur Dieu : la « Belle Noiseuse », pour lui, n’est pas une créature, c’est une création. D’évidence, la démarche que lui attribue le narrateur recèle une radicale contradiction : à la multitude des femmes « réelles », l’artiste, à supposer qu’il parvînt à son but, ajouterait une unité, et, égalant le Créateur, cesserait par là d’être un artiste ; s’il réussissait à concurrencer Dieu et à créer la vie, l’œuvre d’art se confondrait avec la vie, il n’y aurait plus d’art : cette expérience circonscrite ne serait plus rien qu’une parodie sacrilège de l’Œuvre divine ; émule du faussaire et artiste Capocchio de l’Enfer de Dante, Frenhofer pourrait dire avec lui « je fus bon singe de Nature98 ». Ce n’est pas en vain que les apophatiques premiers commandements du Décalogue judéo- chrétien ou les textes de la Sunna des Musulmans proscrivent les images taillées, de même que l’Évangile de saint Mathieu condamne les paroles oiseuses. Si en revanche il échoue ―et il ne peut qu’échouer dans cette tentative démesurée, mais n’est-ce pas précisément de la démesure, de l’ὕϐρις, que procède le sublime ?―, s’il déborde la vie propre de l’art, s’il médite de s’emparer de la vie « réelle », et non des apparences de la vie, en un mot s’il ne se contente pas d’être poète et peintre, pour devenir « plus poète

97. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 418, et Gambara. J’ai souligné le verbe susceptible d’équivoque, le plus recevable sans doute, généralement ratifié (par André Breton entre autres), et le plus sujet à spéculations, car il suppose résolu le problème qu’il pose, de la différence concrète entre l’acte de créer et celui d’exprimer. 98. Dante, La Divine Comédie, Enfer, Chant XXIX, v. 139. Le singe est ici une antonomase pour diable : Épiméthée, qui avait sculpté une figure humaine dans la glaise, ne put lui donner une âme ; pour le punir de ce sacrilège, Zeus le changea en singe.

32 que peintre99 », il outrepasse le plus haut sommet qu’un artiste puisse gravir. L’adverbe plus que démasque le déséquilibre entre ses facultés : chez Gambara aussi bien que chez Frenhofer (ou chez Louis Lambert), l’entendement l’a emporté sur l’imagination ; et le vieillard le sait, il l’avoue au moment où il dévoile son tableau. L’artiste se dénonce alors comme marchand d’illusions, et dénonce par là les abstractions sur lesquelles s’appuie le jugement esthétique, et d’abord le concept ou la notion de beau : Blondet, quand il fait le portrait du vieux Fourchon, comprend que « chez l’homme, le Beau n'est qu'une flatteuse exception, une chimère à laquelle il s'efforce de croire100 », d’où l’appréciation brutalement sévère de Balzac sur les Classiques qui tournaient en ridicule « l’École du Laid », et les « immenses ressources » que, dit-il, il présente101. J’alléguerai pour exemple les jugements de l’écrivain sur la Chine : si à certains égards Balzac fait grand cas de cet immense pays, ses réactions devant le goût de la « monstruosité » qu’il prête à l’art chinois sont ambiguës : elles vont, selon les textes et les conjonctures, de l’admiration au rejet pur et simple. Plus généralement, les arts dans leur ensemble, et l’art, expression humaine de la beauté sous toutes ses formes, sont soumis à examen, ils souffrent d’un péché originel : puissances destructives, ils sont à la fois fruits et facteurs de corruption de la société et des individus ; dans la barque de Jésus-Christ en Flandre, à l’écart des passagers de l’avant ―les humbles, les pauvres et les résignés―, se sont installés les membres des classes supérieures, tous ceux que le péril de la tempête épouvante : « Ainsi, d'un côté les richesses, l'orgueil, la science, la débauche, le crime, toute la société humaine telle que la font les arts, l'éducation, le monde et ses lois ; mais aussi, de ce côté seulement, les cris, la terreur, mille sentiments divers combattus par des doutes affreux, là, seulement, les angoisses de la peur » 102 : dualité fondamentale des sphères instinctive et abstractive, voire schizophrénie, due au mortel abus de la pensée qui tue et vivifie. Quoi qu’il en soit, il s’avère, dans les romans utopiques des « Scènes de la vie de campagne », ou plus encore, dans « Le Livre mystique », que sont

99. Le Chef-d’œuvre inconnu, op.cit., p. 437. Ce diagnostic de Poussin est aussi celui que Marcosini porte sur Gambara à la fin de la nouvelle éponyme. 100. Les Paysans, Pl., t. IX, p. 71. 101. Balzac s’exprime ainsi sur la notion esthétique de Laid : « […] les immenses ressources que présente le Laid, mot si niaisement jeté à la face des romantiques [...] » (La Chine et les Chinois, OD III, éd. Conard, p. 545) ; en Chine, « le beau idéal des artistes est la monstruosité » (La Fille aux yeux d’or, op.cit., p. 1079. Pour l’opposition du « beau » et du « laid », voir Florence Bancaud, « L’esthétique du laid, de Hegel à Rosencranz », « Études germaniques », n° 256, 2009. 102. Jésus-Christ en Flandre, op.cit., p. 319 ; je souligne (les arts sont les « arts mécaniques » aussi bien que les « beaux-arts »). Seul le « patron » de la barque, image du grand homme et de l’homme d’action, maîtrise les circonstances et se fie d’abord à sa propre force.

33 proscrits, en tout cas absents, artistes et œuvres d’art103, parce que la vie elle-même est devenue œuvre d’art. On n’exclura pas, à titre d’hypothèse, que dans la philosophie occidentale depuis Platon, la tendance à l’abstraction, marquée par les étapes de la « révolution copernicienne » et les Critiques… de Kant, ou Le monde comme volonté et comme représentation, ne soit facteur de méfiance à l’endroit de l’objet concret. Marx a fait observer que le capitaliste est « dominé par sa passion aveugle pour la richesse abstraite, la valeur104 » ―la valeur d’échange, dissociée de la valeur d’usage. À force d’abstraction, les grands artistes des « Contes artistiques », si éminents soient- ils dans leur sphère, font fausse route, et les « Contes » relatent l’échec de leur ambition, les créations humaines n’existant que par des mixtes105. Balzac ne s’est pas dérobé à une interrogation cruciale qui, coïncidant avec la dématérialisation croissante du procès de la production capitaliste et des rapports sociaux qui en dérivent, met en question, au-delà de l’esthétique du romantisme106, l’exercice de la pensée, la société elle-même, l’œuvre d’art elle-même, la beauté elle-même, la réalité elle-même : l’art tout entier ne serait qu’illusion, il n’y a pas de salut à en attendre, et le dévoilement, l’un des ressorts les plus puissants de La Comédie humaine, livrerait la vastité de son néant. La tragédie du dévoilement rend compte du sentiment de dégoût pour les choses mondaines ; mais ce néant n’est que l’absence ou le verso de la réalité, car si la réalité n’est qu’illusion, l’illusion n’est pas irréelle ; on dira que réalité et illusion sont consubstantielles, chacune d’elles conservant néanmoins son niveau de validité, et qu’elles s’attirent mutuellement, comme s’attirent les pôles opposés des aimants dans un champ magnétique, ou, sur un registre plus terre-à-terre, que la réalité a soif d’illusion, et l’illusion faim de réalité. Le mouvement général de La Comédie humaine est dans tous les domaines un mouvement ascensionnel : des romans aussi divers que l’ouverture de La Fille aux yeux d’or dans le domaine social, ou Les Proscrits dans le domaine métaphysique, suffisent à le montrer, et le plan de l’ensemble le confirme ; l’« Avant-propos » distingue clairement les trois « assises » superposées qui conduisent des Études de mœurs aux Études philosophiques, puis aux Études analytiques laissées incomplètes. La porte ainsi ouverte se clôt avec l’ultime anagogie de Séraphîta, véritable

103. Ces mots ne conviendraient ni à la Fosseuse, ni à Jacques, qui reprend naïvement la vieille romance du Mariage de Figaro, ni à Gondrin dans son récit épique (Le Médecin de campagne) : le romancier fait parler leur cœur sans qu’ils visent à l’œuvre d’art : ils ne sont que des porte-parole. Par exception, peut-être le paysan Farrabesche (Le Curé de village) ? 104. Le Capital, Livre premier, VII, L’accumulation du capital, Éditions sociales, p. 32. 105. « La création n'a lieu que par des mixtes » (Sténie, OD I, Lettre II, p.730). 106. Dans les Complaintes, texte à charge contre la société de 1830, il incrimine, entre autres, certains abus du « romantisme », « puisque ce mot absurde est destiné à représenter la révolution littéraire » (Pl., OD, t. II, pp.742-43).

34 ravissement de félicité et seule voie vers un Absolu hors de portée dans le cours de la vie terrestre, de la vie purement matérielle ou sociale. De grands artistes, les peintres Joseph Bridau, Hippolyte Schinner, Léon de Lora, ou de grands politiques, de Marsay, Rastignac…, se fourvoient dans des impasses, soit qu’ils s’arrêtent à un leurre ―le beau pour les premiers, la réussite sociale pour les seconds―, soit que, rebutés par les médiocrités de l’art conventionnel (Frenhofer, Gambara…) ou des basses intrigues (Z. Marcas), ils s’engagent sur les chemins sans issue de l’Idéal, et, on l’a vu, manquent le but. Mais si la matière, prise dans le mouvement de spiritualisation, est destinée, ainsi que le croient Louis Lambert ou Séraphîta, et qui sait, Balzac, à retourner avec toute chose vers l’unité de Dieu ―ou de l’œuvre géniale―, la Création n’est à son tour qu’une parcelle de la mystérieuse et impénétrable Pensée où sublime et parodie se confondent, peut-être enfin réconciliés.

Max Andréoli