A propos d’une inscription de Heiligenstein

La commune de Heiligenstein se trouve à quelques kilomètres de Barr. Sur le mur d'une de ses maisons, on peut voir une plaque portant l’inscription suivante :

Im Jahr 1817 ist diese Hütte gebauet worden, in welchem Jahr man für ein Furtel Waißen bezahlte 120 fr für ein Sack Erdapfel 24 fr für ein Ohmen Wein 100 fr. Jacob Stiedel.

« En l'année 1817 cette chaumière a été construite ; cette année-là on payait 120 francs pour une mesure de froment, 24 francs pour un sac de pommes de terre, 100 francs pour un Ohmen (50 litres) de vin. Jacob Stiedel. » (1)

L’année 1817 a donc connu un problème d’approvisionnement assez grave pour qu’on en conserve le souvenir par une plaque. Sur cette année, on dispose du témoignage de Léonard Nebinger, né en 1794, qui fut maire de la commune :

« 1817 fut une année d'une invraisemblable cherté. Le quart de blé valait 150 francs. Il y eut peu de vin et il était aigre. Huit jours avant les vendanges, la neige tomba jusqu'à la hauteur d'un demi-pied, si bien qu'un grand nombre les ceps se brisèrent et que de nombreux arbres sur le ban de la commune et dans la forêt rompirent sous la neige. Cette année-là, on ne put travailler le sol des vignes, tant il avait plu. Dans ce trimestre de disette un ohm de Klevener de 1811 valait 80 francs, un quartau de blé 150 francs, un sac de pommes de terre 24 francs, une mesure de haricots de 15 à 16 sous. Les paysans sur le marché n'arrivaient plus à savoir ce qu'ils devaient demander, si bien que plus d'une fois, quand ils avaient exagéré, les gens renversaient ce qu'ils avaient sur leur étalage et les pauvres, qui se tenaient derrière eux le leur volaient, imités souvent par les gradés allemands qui étaient encore dans la région. Les pauvres allaient en forêt, dans les coupes, cueillaient des herbes, les faisaient cuire, les hachaient comme du chou et les mangeaient. Mais tout ce qu'on arrivait à manger cette année-là ne nourrissait pas, si bien que les gens avaient encore faim une heure après. Nombre d’entre eux périrent d'inanition dans les environs de et l'on trouva deux enfants morts dans un champ de trèfles où ils avaient mangé de jeunes pousses. » (2)

La pénurie alimentaire était donc au départ due à la météorologie : neige précoce, récoltes et vendanges gâtées, pluies. L’année 1817 a effectivement laissé dans l’histoire le souvenir d’une « année sans été ». Aux causes purement météorologiques de cette pénurie s’ajoutaient les conséquences de la chute de Napoléon. L’ était occupée par des troupes alliées, badoises, russes, autrichiennes qui vivaient sur le pays. Il était prévu qu’elles restent là jusqu’à ce que la ait payé son indemnité de guerre, d’où un surpeuplement momentané infligé à une région en pleine crise alimentaire. Or, on sait maintenant que le coup de froid de 1817 était dû à des éruptions volcaniques produites du 5 au 15 avril 1815 par le mont Tambora sur l'île de Sumbawa dans les Indes occidentales néerlandaises (aujourd'hui l'Indonésie), éjectant dans les couches supérieures de l'atmosphère de grandes quantités de poussière volcanique et d'aérosols sulfurés (3). Ces phénomènes ont entraîné des tempêtes d'une rare violence, une pluviosité anormale avec débordement des grands fleuves d'Europe (y compris le Rhin), et même un épisode de gel en plein mois d’août 1816. L'Europe, qui ne s'était pas encore rétablie des guerres napoléoniennes, connut alors une famine. Des émeutes de subsistance éclatèrent et des magasins de grains furent pillés en Grande-Bretagne et en France. La violence fut la pire en Suisse, pays privé d'accès à la mer, où la famine força le gouvernement à déclarer l'état d'urgence (4). Même après la fin de cette crise, les populations en gardèrent les stigmates jusque dans leur chair. Une sous-alimentation laisse généralement des traces, notamment dans la taille (5).

L’émigration, dernière solution La maigreur des récoltes en 1816 et 1817 provoqua une telle misère dans les campagnes que plus de 2 000 émigrants quittèrent la Suisse (en particulier le canton de Fribourg) pour le Brésil, fondant en 1819 la ville de Nova Friburgo sur des terres octroyées par le roi Jean VI de Portugal. Parmi ces émigrants, un sur cinq périt durant le voyage (5). En Alsace, l’émigration apparut également comme la solution. En 1817 les listes nominatives d'émigrants aux Etats-Unis dressées à la demande de Paris, permettent de dire que plus de 5000 Alsaciens (1236 hommes, 1073 femmes et 2882 enfants) partirent aux Etats-Unis (6). Signalons ici l’histoire bien connue du Hans im Schnokeloch. Ce personnage emblématique du monde légendaire alsacien apparaît en 1842 dans un recueil de contes et légendes de Stoeber. Dans la plus ancienne version, il incarne le jamais-content, l’ir-responsable. Parmi ses folies, qui le mèneront à sa ruine, il y a sa ddécision de tout vendre pour partir en Amérique. Il se sauve de justesse d’un naufrage, et Hans sur le point de partir en revient au Schnokeloch pauvre Amérique. L’artiste l’a habillé comme Job, obligé de gagner sa vie comme au XVIIe siècle… comme journalier. L’histoire est moralisante, mais elle montre aussi que les émigrations de 1817 avaient laissé des souvenirs (7)

La nature s’était donc invitée dans la vie des hommes, ce n’était pas la première fois, ni la dernière. La plus récente remontait à 1783 -1784, lorsque le volcan islandais du Laki, avait tué 20 % de la population insulaire, et couvert le nord-ouest de l’Europe d’un nuage de dioxyde de soufre. Les mauvaises récoltes qui s’ensuivirent et se prolongèrent jusqu’en 1788 peuvent être considérées comme un des déclencheurs de la Révolution Française (8). Dans les deux cas, un événement relevant de la géologie et localisé à l’autre bout de la terre avait fait irruption dans notre histoire locale. En annexe, vous trouverez d’autres épisodes, comparables.

Pierre Jacob

Notes (1) Source : Wikipedia. Fichier : le Hungersjohr à Heiligenstein. Auteur G. GRAETZLIN. (2) A. M. HICKEL, « Heiligenstein : 1817, année de famine », Société d’Histoire et d’Archéologie de Dambach la ville, Barr et , Année 1976, p. 118. JEAN SEBASTIEN BECK, 2000 ans de climat en Alsace et en Lorraine , COPRUR, 2011, p. 241-242 (3) Voir le site de Météo France : http://www.meteofrance.fr/actualites/37214572-climat-1816-l- annee-sans-ete (4) Sur la Suisse : Voir dans le Dictionnaire historique de la Suisse. https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/016226/2011-02-16/ (5) KARIM DJEDID, MICHEL HAU, « Stature et malnutrition dans l’Alsace de la première moitié du XIXe siècle, Histoire, économie et société, 2009/1, 28e année, p. 35 – 56. Les pénuries alimentaires laissent également des stries sur les dents des défunts. (6) Voir sous : http://emig.free.fr/ALSACE/migrations.html (7) A. STOEBER, Elsaessisches Sagenbuch, 1842, p. 491. (8) Il faut bien sûr y ajouter les blocages de la société française, l’endettement de l’Etat, l’aveuglement des ordres privilégiés, qui refusaient de contribuer à l’impôt.

Annexe :

Autres exemples de l’intrusion des catastrophes naturelles dans l’histoire humaine

Eruption du Santorin, une île de la mer Egée, entre 1628 et 1600 avt J.C. Elle a enseveli l’antique cité de Théra, et s’est fait sentir dans toute la Méditerranée orientale. Les effets sur les sociétés humaines restent discutés. On a cru que l‘éruption avait donné naissance au mythe de l’Atlantide.

Météorite du Chiemgau. Elle s’est abattue sur la région entre l’Age du bronze et 300 avt J.C. Une datation plus précise permettra de mettre en rapport cet impact avec la vie des communautés humaines dans la région. La crainte des Celtes que le ciel leur tombe sur la tête date peut-être de cette catastrophe. Ils en ont parlé à Alexandre le Grand vers 320.

535 apr. J.-C. et années suivantes. Eruption du Krakatoa ou de l’Ilopango. Un voile de poussière assombrit le ciel. Les récoltes se réduisent, provoquant la famine et une épidémie s’installe, qui est restée dans l’histoire sous le nom de Peste de Justinien. D’autres éruptions, auraient eu lieu vers 540. Un peu partout dans le monde, les chroniques et les documents administratifs signalent un obscurcissement du ciel, des pénuries alimentaires et des épidémies. Rien sur l’Alsace : notre région ne possède pas, à ce moment, de pouvoir central avec une cour, une administration, des archives.

1480 : La Grande Inondation. Le gonflement simultané des eaux du Rhin et d’Ill transforme l’Alsace en un grand lac. Les troupeaux sont tués, les récoltes emportées. Une infection s’ensuit. Les villes et les administrations se montrent impuissantes, des intellectuels commencent à spéculer sur la fin du Monde.

1485 : Heinrich Kramer, Inquisiteur, profite d’une grêle pour tenter de lancer des procès en sorcellerie en Autriche. Il échoue, mais revient en Alsace et y rédige le fameux Maillet des Sorcières.

1517 : Hiver froid, Rhin gelé. A la pénurie alimentaire s’ajoute la spéculation. Selon J. Friese, la rapacité du clergé, qui détenait des stocks de blé, aurait facilité l’installation du protestantisme à Strasbourg. La fameuse Danse de Saint Guy de 1518 pourrait être la manifestation d’angoisses collectives liées aux problèmes d’alimentation.

1562 : Début d’un petit âge glaciaire. Des inondations dans la zone de Tubingen permettent de démarrer des procès en sorcellerie.

1627-32 : Hiver rude. Vague de procès en sorcellerie dans toute la zone alémanique, avec un épicentre à Bamberg. Ils servent surtout au financement de la Guerre de Trente Ans.

1782-1783 : éruption du Laki, en Islande. Un peu partout en Europe, les températures chutèrent, une pénurie alimentaire s’ensuivit. On voit dans cet événement une des causes de la Révolution.

1816 : En France. Le 15 avril, la neige tomba en une telle épaisseur que les arbres plièrent et se rompirent. En juillet, août, septembre il plut 26 jours et nuits par mois. Le blé, récolté fin août, pourrit rapidement, il entraina des spéculations. Emigration vers l’Amérique.

1846 : Eruption dans le Pacifique. Crise de la pomme de terre en Islande.