DEUX LETTRES DE A HIPPOLYTE PARAT

Deux lettres inédites de Victor Hugo sont conservées à la bibliothèque municipale de Rochefort (1). Elles sont adressées à Hippolyte Parat (2). Celui-ci, né à Rochefort en 1829 et mort à Caen en 1913, a marqué profondément la vie rochefortaise au XIX e siècle. Après ses études au collège de Rochefort puis à l'hôpital maritime, il est nommé pharmacien de troisième classe; quelques années plus tard il obtient le grade de pharmacien de deuxième classe. Il démissionne en 1857. Elu conseiller municipal en 1870, il devient premier adjoint, puis maire de Rochefort en 1882. Il abandonne la vie politique locale en 1884. De son vivant, en 1904, le conseil municipal perpétue sa mémoire en donnant son nom à un square de la ville (3). Mais ce n'est pas l'homme public qui nous intéresse ici. Hippolyte Parat est aussi membre de la Société de géographie de Rochefort, passionné de botanique (4), et surtout poète, admirateur de Victor Hugo et des romantiques. Il a quatorze ans quand survient la tragédie de Villequier, que tous les journaux de l'époque relatent (5). Hugo publie en 1856, quatre ans après le mariage d'Hippolyte Parat qui, déjà, écrit des vers. De cette union naissent cinq enfants (Raoul, Paul, Edmond, Edmée, Eliane) dont deux décèdent en bas âge : Edmond succombe au « croup aux doigts de fer » (6), âgé de quelques mois, le 5 décembre 1862; Eliane meurt peu après sa naissance le 16 août 1868. On peut suivre le calvaire d'un père à travers les poèmes des Pages intimes, qui sont aussi une manière d'exorcisme. Dans ces Pages, qui trahissent l'influence des Contemplations, le poète de Rochefort associe son expérience de la douleur et de la mort à celle du père de Léopoldine. Quatre ans après le décès d'Edmond, Hippolyte Parat adresse à l'exilé de Guernesey un long poème intitulé « A Victor Hugo » et daté du 4 septembre 1866, à l'occasion du vingt-troisième anniversaire de la mort de Léopoldine. La réponse de Victor Hugo est envoyée de sa demeure de Hauteville House qu'il occupe à Guernesey depuis le 5 octobre 1856; elle est datée du 21 octobre. Deux ans plus tard, l'épouse de Victor Hugo, Adèle, décède à Bruxelles, le 27 août 1868, quelques jours après la mort d'Eliane Parat. Hippolyte Parat adresse au poète, en guise de condoléances, un deuxième poème, avec le même titre, et daté du 1 er septembre 1868. La réponse est immédiate. Elle est envoyée de Bruxelles et porte la date du 3 septembre 1868. Hippolyte Parat a pieusement conservé dans le tome I de ses œuvres manuscrites les deux réponses autographes et a pris soin de les recopier, de sa belle écriture penchée, dans le tome II (7). C'est sous la pression amicale du docteur Ardouin qu'il en a fait don au début de ce siècle à la bibliothèque de Rochefort (8).

Philippe Duprat

Notes

1. Elles sont collées sur les deux premières pages du tome I des œuvres d'Hippolyte Parat (trois tomes reliés de feuillets manuscrits; tome I : Pages intimes. Poésies diverses ; tome II : Chants d'amour . Notes explicatives ; tome III : Verba mea ). 2. Une notice biographique a été publiée à l'occasion de sa mort, dans la Revue de la Saintonge et de l'Aunis, tome XXXIII,1913, pp. 45-47. Autres sources bibliographiques : Duplais Léonie. Figures maritimes . , L. Duplais, 1882, p. 241. Allary Robert. Histoire des rues de ma ville , p. 150-151. 3. « C'est sous son administration qu'eut lieu la brillante exposition de 1883 et le square par lui aménagé, cours Roy-Bry, à cette occasion, a reçu son nom, pour commémorer la grande part qu'il prit au succès de cette exposition » ( Les Tablettes des deux Charentes , 25 janvier 1913).

113 4. Dès la création de la Société de géographie en 1879, il participe activement à ses travaux, sous la forme d'articles de botanique et de comptes rendus d'excursions. 5. Le 4 septembre 1843 Léopoldine, fille de Victor Hugo, et son époux Charles Vacquerie se noient dans la Seine au cours d'une promenade en barque à voile. Un article paraît dans le journal hebdomadaire de Rochefort, Les Tablettes des deux Charentes (n° 73, 12 septembre 1843, p. 2). 6. H. Parat, « 5 janvier 1863 » ( Pages intimes , p. 15). 7. H. Parat, II, Notes explicatives , pp. 477 et 493. 8. Don enregistré en août 1901 à la bibliothèque de Rochefort.

A Victor Hugo

O mon poète aimé, lorsqu'une voix amie Vole vers ce rocher où souffre ton génie, Ne sens tu pas ton cœur Battre de quelque joie aux souvenirs de France ?... De joie !... hélas ! pourquoi toujours une souffrance A côté du bonheur ? Pardonne si j'évoque, en ton âme blessée, Une date funèbre, et fraîche à ta pensée. J'ai souffert à mon tour; Autrefois, comme toi, j'ai connu le sourire; Jeune, j'ai fait vibrer les cordes de ma lyre Des plus beaux chants d'amour. Puis, mes chants se sont tus, étouffés sous les larmes, Une nuit, nuit de deuils, de mortelles alarmes Où, pour peupler les Cieux, m'a pris mon enfant ceint encor de ses langes, Ainsi qu'il prit jadis, pour augmenter ses anges, Ton ange radieux. Cette immense douleur, que pas une n'égale, Que le cœur entretient comme un feu de Vestale Dure depuis trois ans. Pour l'adoucir un peu, Dieu fit don à la mère D'une fille, qui prit tous les traits de son frère: Edmée a trois printemps. Son babil gracieux, tel qu'un chant de fauvette, Caresse mon oreille, à sa voix toujours prête; Et son rire enchanteur Sur sa joue arrondie imprime une fossette, Corbeille de baisers où ma lèvre lui jette L'offrande de mon cœur. Elle était belle aussi, brillante de jeunesse L'enfant qui tous les soirs donnait une caresse

114 A ton front souriant; Elle était bonne aussi, car elle avait ton âme; L'âge avait su parer des attraits de la femme Les charmes de l'enfant. Chaque jour la dotait d'une grâce nouvelle; Puis, brisée en sa fleur, dans la tombe avec elle Elle a tout emporté, Tout, excepté pour toi la sublime espérance De posséder enfin les Cieux pour récompense Pendant l'Eternité. Les Cieux revêtiront des splendeurs inconnues, Le jour où tu viendras appuyé sur les nues, Saluer l'Eternel. L'ange près du Martyr ! La fille près du père ! Quel beau couronnement pour ta gloire sur terre, O Poète immortel ! Avec un tel espoir les douleurs ont leurs charmes. Sans vouloir oublier, laisse tarir ces larmes, Filles du souvenir. Son esprit doit parfois te consoler en songe; Alors tu dis aux nuits, délicieux mensonge ! De ne jamais finir. Quand tu t'endors au bruit de l'onde qui babille En caressant la rive, et que la lune brille Sur les flots tremblotants, Quand tu te sens ému des plaintes de la brise, Et que l'oiseau gazouille un air qu'il improvise, Que te disent ces chants ? Ne te semble-t-il pas que son âme expansive Tour à tour fraîche brise, oiseau, vague plaintive, Vient, pour te consoler, Mêler sa voix si douce aux accords de la lyre, Et, sûre de te voir près d'elle un jour te dire : « Pourquoi te désoler ? » Oh ! Parle-lui, dis moi, de ma fille adorée. Cette enfant grandissant sous son aile azurée, Et t'aimant comme moi, Dira soir et matin ton nom dans sa prière : Deux anges au lieu d'un, dans le Ciel, sur la terre, Vont prier Dieu pour toi ! Rochefort, 4 septembre 1866

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A Victor Hugo

Encore une larme qui tombe, Larme de regrets et d'adieu, Qui s'égare sur une tombe Pour bientôt remonter à Dieu !

Des pleurs que tu verses dans l'ombre, A toi dont l'âme est tout amour, Dieu seul pourrait dire le nombre; Lui seul t'en tiendra compte un jour.

Tu n'as pas bu, jusqu'à la lie, Cette coupe pleine de fiel, Ce calice amer de la vie Qui se brise aux portes du ciel.

Hier l'enfant morte à son aurore; Aujourd'hui la mère, et demain ... Demain n'est pas à nous encore; Pourquoi parler du lendemain ?

La mort, chez les grands ce ce monde, D'un laurier fait vite un cyprès : L'Orage frappe, quand il gronde, Le chêne, roi de nos forêts.

A l'heure où souffle la tempête, Si tu veux vaincre le destin, Jette les yeux là haut, Poète; Un bel ange te tend la main.

Vois ta fille, comme elle est belle Avec son sourire d'enfant ! Elle est heureuse, elle a près d'elle Cette mère qu'elle aimait tant !

Leurs fronts, tout rayonnants de flammes, Sont fiers d'habiter pour toujours Le céleste séjour des âmes, Pays d'éternelles amours.

116 Elles n'ont plus qu'une espérance, Te revoir dans l'Eternité, Toi dont la juste impatience Ne rêve que la liberté !

Là-haut l'âme n'a plus de chaînes : Brisant son étroite prison, Bien loin des misères humaines Elle embrasse un vaste horizon.

Là nous cessons d'être des hommes, Nous serons esprits, presque Dieux ! Oublions donc ce que nous sommes ... Notre patrie est dans les Cieux !

Rochefort, 1er septembre 1868

Lettre de Victor Hugo, Guernesey, 21 octobre 1866

Hauteville house 21 oct.

Votre lettre du 4 septembre, monsieur, ne m'était point parvenue en effet. Je lis vos stances émues avec une sympathie reconnaissante; Vous êtes, comme moi, monsieur, un père éprouvé, et comme moi un croyant tourné vers le grand et mystérieux avenir des âmes. Recevez, pour cette vie et pour l'autre, tous mes vœux de bonheur, et l'effusion de mon émotion et de mes remercimen (avec signe d'abréviation) Victor Hugo

Lettre de Victor Hugo, Bruxelles, 3 septembre 1868

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117 profonde émotion. Merci, Monsieur, de vos vers où il y a des larmes. V. H.

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