Originaire du cap Corse, Mathieu Fratacci a hérité de ses ancêtres le goût du grand large et l'esprit de justice. C'est un idéaliste. Il commence par s'embarquer sur des navires de la marine marchande et sillonne les mers pour assouvir son besoin d'évasion. Puis soucieux d'un métier plus exaltant où il pourra pleinement l'assumer, il décide d'entrer dans la police. Un acte réfléchi et une vocation. Après avoir été nommé à la brigade spéciale de la voie publique, il effectue un séjour aux Antilles, et intègre la section Criminelle en qualité d'enquêteur de police. Il a le sentiment de n'avoir jamais failli à sa tâche.

Aujourd'hui en retraite, il a créé une agence de détective privé. Mathieu Fratacci est convaincu qu'il était fait pour être policier et de s'être réalisé dans ce métier.

Ce document est son premier livre.

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QUI A TUÉ

CHRISTIAN RANUCCI ?

©Edition° 1, LGP, 1994 En présence de la mort d'un petit enfant, l'Art et la Poésie ressemblent vraiment à de très grandes misères.

Léon Bloy

Préface

L 'histoire connaît de brusques retours. Quand le drame déchire la conscience des hommes, la plaie ne cicatrise pas. La douleur s 'atténue seulement sous le baume du temps. Parce qu 'il faut bien vivre avec. C 'est sans doute pourquoi les événements sanglants, que la presse classe avec pudeur parmi les faits divers, remuent longtemps la mémoire des hommes. Ils nous touchent toujours en quel- que endroit. Car, dans leurs excès même, ils mêlent toutes les passions qui nous animent. Ils leur donnent une exten- sion saisissante, nous permettant de vivre l'angoisse, la souffrance, l 'horreur, par procuration. De là l 'intérêt que leur accorde le public, / 'engouement pour « le sang à la Une ». Le crime fera toujours recette. On n'en aura jamais fini avec les grandes énigmes judiciaires dont certaines prennent avec le temps valeur de mythes. Je songe à la sinistre affaire du courrier de Lyon, à l 'auberge sanglante de Peyrebelle, à lafameuse « ferme du pendu » où le brillant pamphlétaire Paul-Louis Courier trouva une mort toujours inexpliquée. Il y a là, pour l'historien, le journaliste ou l'écrivain, une mine inépuisa- ble de thèmes et d'émotions. Au demeurant, dans les pages qui suivent, il ne s 'agit pas de littérature mais de réalité. Quand le temps n 'a pas encore accompli son œuvre et que la mémoire saigne aussi, a-t-on le droit de broder sur les événements au risque de les altérer ? Pour moi, je ne m'y résous pas. Il y va du respect de l 'homme au-delà de celui que méritent les individus broyés par le drame, quel que soit le poids de leur faute et l 'horreur entachant leurs actes. Il y va de la dignité. On ne rouvre pas les vieilles blessures. On ne tisonne pas les cendres des incendies éteints. On ne revient pas sur la chose jugée. Je ne songe donc pas, par le moyen de ce préambule, à convoquer les chroniques dans le dessein de montrer comment l 'affaire qui nous occupe pourrait s'y rattacher. Ce serait justement succomber à cette tentation de la littérature à l'instant où il est question de la vérité. Ce serait corrompre la réalité par les artifices de la fiction. Que d'autres s'y complaisent ou en usent, s 'ils le veulent, pour les besoins de leur cause. Nous n 'avons pas à en estimer. Ici, il s 'agit seulement de laisser parler les faits dans leur exactitude brutale, de les suivre sans rien dégui- ser de leur cours, jusqu 'à leur aboutissement. Refaire, pour / 'éclairer, l'itinéraire qui conduit un individu, somme toute ordinaire, du meurtre à / 'échafaud. L 'affaire Christian Ranucci s'est déroulée, en son temps, dans un climat passionnel. Les uns et les autres, mus par des volontés contradictoires, semblent s'être opposés en faveur de thèses dont elle n'était que le révélateur de rencontre. On se souciait peut-être moins du sort du jeune homme promis à la guillotine que de maintenir la peine de mort ou de faire aboutir le projet qui visait à l'abolir. Dans cette polémique aux enjeux considérables prédominaient, au-delà de l'aspect strictement judiciaire, des intérêts sociaux, politiques, philosophiques, moraux. Sans doute est-ce là ce qui a déterminé certains à mettre en cause l'enquête ayant permis l'arrestation puis l'incul- pation de Christian Ranucci pour le meurtre de la petite Marie-Dolorès Rambla, et à contester les décisions de justice l 'ayant conduit à l'échafaud Depuis, / 'onde de choc provoquée par son exécution ne s'est pas effacée. Rien n 'est simple dans une société de turbulence comme la nôtre, chancelante sur ses bases, confrontée à une crise de valeurs qu 'elle ne parvient pas à surmonter et qui alimente sans fin toutes sortes de controverses, les unes légitimes, les autres non. Telle est la rançon de vivre de ce qu 'Albert Camus nommait avec quelque ironie « une époque intéressante ». Dans ce climat conflictuel porté aux excès, il reste à l 'honnête homme de bien faire sa tâche, de / 'accomplir en conscience. Il lui reste aussi la délicate sagesse d'admettre qu 'une chose peut être vraie ou juste alors même qu 'elle choque son sentiment ou contredit ses convictions. Croire ce qui est, non ce qui plaît relève de l 'hygiène mentale. Alain l'afort bien enseigné à son époque mais la nôtre tend à oublier les leçons gênantes. Pendant de longues années, les inspecteurs chargés de l 'affaire Christian Ranucci, tenus par l'obligation de ré- serve imposée aux agents de l'Etat, ont dû tolérer que l'on conteste la rigueur et l'honnêteté de leur travail sans répondre. Pendant de longues années, ils ont dû subir de constantes atteintes à leur honneur de policier et à leur intégrité de citoyen. Presse écrite, télévision, radio se relayaient le plus souvent au service des thèses qui les attaquaient et les traînaient dans la boue. Pendant des années, ils ont dû accepter sans broncher la manipulation des faits qu 'ils avaient établis et la négation des conclu- s ions auxquelles ils étaient parvenus. Pendant des années, ils ont dû continuer de servir en ruminant indignation, révolte, impuissance. Mathieu Fratacci était l'un d'eux. Aujourd'hui, enfin affranchi de la clause de réserve qui le muselait, il estime urgent de parler, de défendre son travail et celui de ses camarades face à leurs détracteurs. Ilouille ses souvenirs, sort ses dossiers, les documents d'origine, pour mettre cartes sur table dans un jeu non truqué. Il le fait, certes, pour laver son honneur et celui de la Police Nationale, à laquelle il appartient toujours de cœur. Mais il le fait aussi et surtout au nom de la vérité dont le souci a toujours guidé son action, et sans l 'amour de laquelle son métier serait sans fondement. Cette nouvelle tâche, il entend l'accomplir sans passion et sans haine, avec le sérieux d'un homme de terrain rompu aux techniques d'investigation et la conviction que procure un dossier solide auquel le temps n 'a ajouté aucune pièce, quoi que d'aucuns prétendent. Bien entendu, il ne se pose pas en écrivain. Il dit les choses avec la simplicité du quotidien, fût-il tragique, telles qu 'elles se sont effective- ment produites. Qu 'on n 'attende donc pas de lui de la littérature : eu égard au sujet, ce serait pour le moins inconvenant. C 'est précisément cette disposition d'esprit qui rend son témoi- gnage à ce point convaincant et qui incite à passer sur certaines faiblesses d'exposé. Reconnaissons-le, il arrive fort à propos. L'opinion s'est de nouveau émue concernant le drame horrible de Ingrid et Muriel, deux fillettes enlevées, violées, assassi- nées, puis jetées dans un gouffre où l'on a mis beaucoup de temps à découvrir leurs corps. Elle a été profondément remuée par le procès de Richard Roman et Didier Gentil, accusés du meurtre de la petite Céline Jourdan, devant la Cour d'assises de l'Isère. Elle vient d'être une nouvelle fois secouée par l'atroce tragédie survenue à Perpignan, la mort de la petite Karine, violée, assassinée. Les rapts d'enfants, les infanticides, sont certainement parmi les crimes les plus intolérables, ceux qui suscitent le plus de réactions véhémentes au sein de la société. Ils appellent la vengeance. Car, avec eux, l'innocence et l'avenir se trouvent fauchés du même coup dans l'horreur. Même dans / 'univers carcéral, les criminels de cette espèce n 'ont pas leur place, comme en témoigne le comportement des autres détenus envers eux. Il faut les protéger d'un mauvais coup toujours possible parce qu ' ils ne se sontpas comportés comme des « hommes ». On comprend cela quand bien même on en refuse les possibles conséquences. Nul n 'a le droit de se substituer à la loi à condition qu 'on la respecte et qu 'on l'applique. Partant, quiconque a pour fonction d'établir la vérité des faits a d 'abord pour premier devoir de mener la tâche à son terme hors des influences affectives et des pressions de toutes natures. Un policier digne de ce nom est formé à cette disci- pline. Mieux : à cette éthique. Il en a l'expérience. A supposer même qu 'il puisse quelquefois se tromper ou buter contre le doute — parce qu 'il est homme et non dieu infaillible —, il reste malgré tout le plus apte et le mieux placé pour établir ce qui est. Le livre de Mathieu Fratacci en est la démonstration.

J-M T.

Prologue

J'étais à Palma de Majorque depuis déjàune semaine. Ma femme et moi logions dans un hôtel qui dominait la ville. L'éclat de ses quatre étoiles commençait à effacer la fatigue accumulée au cours de plusieurs mois d'un travail ingrat, dans les rues chaudes de . J'oubliais les planques qui n'en finissaient pas, les filatures, les interrogatoires à l'Hôtel de Police, les coups durs. Je songeais à profiter de mes congés. Je m'y coulais délicieusement comme dans une eau tiède, la tête vide de soucis, tout occupé à jouir de l'instant présent, des petits plaisirs à portée de désir. C'était ça, les vacances. Les vraies vacances. Un panorama d'une rare splendeur s'offrait à moi dès que j'ouvrais les fenêtres. Depuis la cathédrale, dont les fines tours pointaient dans l'azur, la vue plongeait vers la marina, se perdait dans l'immensité scintillante de la baie, revenait pour se retrouver face à l'imposante masse du château de Bellver. Dans les lointains, la cordillère rocheuse se profi- lait d'un trait mauve qui, à certaines heures du jour, se liquéfiait dans le ciel. Les quartiers populaires de la vieille ville, où l'influence maure persistait encore, se serraient au pied de la Seo Catedral. De petites maisons blanches descendaient en désordre le long des ruelles torses où j'aimais à flâner, en quête d'un pittoresque facile. Le soir, des milliers de lumières s'allumaient. La ville entière semblait se mirer dans la nuit bleue traversée de musiques. La paresse, quand on n'en a pas l'habitude, demande une adaptation. Mais je m'y faisais sans difficulté tant j'avais besoin de repos. J'amusais mon esprit de petits riens, de clichés, de bruits de mer, de cartes postales, du scintille- ment du soleil ... Je me sentais bien dans ma peau de touriste. Ma femme Ida et moi passions là nos premières vraies vacances ensemble. Je le lui avait promis depuis longtemps mais toujours quelque chose venait contrecarrer mes projets et m'obligeait à les reporter. Elle appréciait. Moi, aussi. Nous étions loin de Marseille. J'avais le senti- ment que rien ne nous atteindrait ici. Le 28 juillet, vers neuf heures, je descendis à la salle à manger comme chaque matin. Je déteste déjeuner au lit. Sitôt réveillé, je me lève. Le soleil était déjà haut. Une légère brise montait de la mer. Il faisait beau. J'étais en forme, d'excellente humeur. Un arôme de café m'aiguisait l'appétit. Je choisis une place près de la baie donnant sur le patio. Un couple occupait la table voisine. C'étaient des Français. J'avais eu l'occasion de les croiser plusieurs fois dans l'hôtel. Nous avions échangé quelques banalités pour lier connaissance. Je les saluai. L'homme me retint, le visage allumé : « Vous avez écouté la radio, ce matin ? — Non. Que s'est-il passé ? » Un sourire de satisfaction éclaira son visage : « On a enfin guillotiné ce salaud de Ranucci ! » Je me sentis blêmir. Gorge nouée. Incapable de répon- dre. Il dut interpréter mon silence pour de l'ignorance. Je devais faire une drôle de tête. Aussi s'empressa-t-il d'ajouter : « Vous ne connaissez pas l'affaire ! Si vous voulez, je peux vous la raconter. J'ai tout suivi depuis le début. » Sa femme ne voulut pas être en reste : « On aurait dû l'exécuter plus tôt, lança-t-elle. Quand un homme commet des crimes aussi horribles, il est indigne de vivre. C'est un monstre. » Elle exprimait l'opinion de la plupart de nos concitoyens, sûre de son bon droit. Quelque chose de viscéral. Une certitude d'instinct qui faisait froid dans le dos. Dans certaines circonstances, les braves gens peuvent avoir des comportements terribles sans que l'ombre d'un doute en- tame leur bonne conscience. Ils se transforment alors en d'aveugles justiciers, c'est-à-dire en bourreaux. « J'espère qu'il aura passé un sale quart d'heure », renchérit son compagnon. Je les considérai sans les voir, incapable d'articuler une parole. La nausée me gagnait. La réalité me retrouvait ici, dans cette île vouée au bonheur, et elle m'atteignait de plein fouet alors que ne m'en souciais plus. Je n'avais certes pas oublié Christian Ranucci mais, dans ma tête, puisque mon travail était terminé, je supposais l'affaire classée. Il n'en était rien. Le couple s'avisa soudain de mon trouble : « Qu'avez-vous M. Fratacci ? Vous êtes souffrant ? — Ce n'est rien, ça va passer. » Je quittai la table sans rien ajouter. Je regagnai ma chambre d'un pas de somnambule. Ida s'alarma en me voyant revenir dans cet état : « Tu n'es pas bien ? — Ça y est, articulai-je d'une voix blanche. On a guillo- tiné Christian Ranucci, ce matin. » Je parcourus la chambre d'un air absent. Les fauteuils, les tableaux, le lit à baldaquin, tout me parut soudain dérisoire. On avait tranché le cou d'un homme, à l'aube, dans la cour de sa prison. Cet homme, je le connaissais. Je l'avais interrogé pendant des heures. J'avais vécu avec lui des moments difficiles et pénibles au cours desquels se jouait son destin. Je le revoyais comme s'il était présent. Son souvenir emplissait la pièce. L'air était irrespirable. Je sortis m'accouder au balcon. Pas un souffle n'agitait l'air. Tout en bas, dans le patio, les eaux émeraude de la piscine étalaient un miroir. De minuscules personnages à demi nus flottaient à l'intérieur de cette lumière. Combien tout cela était factice au regard de la vie d'un homme, fût- il coupable ! Nous étions le 28 juillet 1976. Deux ans s'étaient déjà écoulés depuis l'arrestation de Christian Ranucci. Sans avoir directement participé à celle-ci, j'y avais largement contribué. Après, j'avais fait partie de l'équipe d'enquêteurs chargés de l'interroger, sous les ordres du commissaire Alessandra. Opposé à la peine de mort, j'avais espéré jusqu'au dernier moment que la grâce présidentielle le sauverait de l'écha- faud. Mon métier est d'arrêter les malfaiteurs, pas de les juger, encore moins de les tuer. Le président Giscard d'Estaing avait rejeté le recours, sans doute sous la pression des événements, et le bourreau avait accompli son office. La révolte et l'écœurement me soulevèrent le cœur à la pensée des touristes satisfaits qui m'avaient appris l'horri- ble nouvelle. Beaucoup auraient agi comme eux. Je le savais. Je ne nourrissais guère d'illusions sur mes sembla- bles. Au cours du procès, j'avais vu la vindicte populaire se donner libre cours. Je n'oubliais pas les menaces ni les cris de haine. Un coupable reste néanmoins un homme et, à ce titre, il mérite d'être traité avec dignité par la société, en dépit de ses actes. Sinon, la société se rend semblable à lui et la justice perd de sa légitimité. Je réfléchissais à tous ces problèmes avec amertume. Ma femme comprit et me laissa seul. Depuis ce jour, je n'ai jamais oublié Christian Ranucci ni Marie-Dolorès Rambla, la petite victime. C'est dans leurs deux mémoires que j'écris. Je ne cherche pas à me disculper de fautes professionnelles que ni mes camarades, ni moi n'avons commises. Je n'entends pas non plus charger un coupable qui a payé sa dette à la société. Je veux seulement dire avec franchise comment nous avons assumé notre tâche et dans quel climat nous avons vécu cette période afin que le lecteur soit à même d'apprécier en connaissance de cause, selon sa propre conscience. Comme s'il se trouvait à son tour placé au nombre des jurés et qu'il ait à se prononcer en son âme et conscience.

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Une vocation de flic

Je suis entré dans la police en 1958, en qualité de radio. Je venais d'avoir vingt-et-un ans — l'âge de la majorité, à l'époque. Je ne m'engageais ni sur un coup de tête, ni sous la pression des circonstances, pour me faire un état. J'obéis- sais à quelque chose de plus fort en moi, de plus profond. J'avais la conviction que ce choix me permettrait de me réaliser. Je brûlais de donner ma mesure dans une vie active, de faire mes preuves, de servir des valeurs auxquelles je croyais et auxquelles, après tant d'années traversées d'em- bûches et de difficultés de toutes sortes, je demeure tou- jours attaché. Certains parleraient de vocation. Disons, pour simpli- fier, que j'ai ça dans le sang. Je n'imagine pas quelle autre profession j'aurais pu choisir. Au demeurant, je ne consi- dère pas exactement celle-ci comme une profession ordi- naire, mais plutôt comme une façon d'être et de vivre, de se situer dans la société. Mon origine corse y entre sans doute pour une influence dominante. Je me reconnais volontiers dans les traits carac- téristiques de mon île. Il faut être nourri d'un certain lait pour les comprendre vraiment et les aimer. L'imagerie populaire veut que, chez nous, pour des raisons qu'il est inutile d'analyser ici, on soit flic ou truand. Ce qui est tout de même très exagéré. Cependant, il est vrai que les deux se côtoient souvent au sein d'une même famille sans que cela choque personne. Au-delà de la schématisation exces- sive, il y a un peu de vrai dans ce partage des rôles. Du moins, jusqu'à une époque récente. Car, depuis plusieurs années, du fait d'influences de tous ordres, la Corse semble changer. On le prétend. Moi, je pense que les modifications affectent la surface et ne touchent pas au plus profond. Une chose est cependant sûre : gardiens de l'ordre ou hors-la-loi, les uns et les autres manifestent un sens égal des valeurs, à commencer par l'honneur, même s'ils en usent selon leurs codes respectifs, diamétralement opposés. Cela laisse de durables empreintes. Dans quelle autre région de France pourrait-on parler de « bandit d'honneur » sans que l'alliance de mots prête à sourire et à ironiser ? La coutume de la vendetta est aujourd'hui pratiquement tombée en désuétude. Autres temps, autres mœurs. N'empêche, elle a marqué l'île d'un sceau persistant, et tous ses fils la portent dans le secret de leur cœur, même s'ils vivent en exil depuis longtemps. Certains attentats perpétrés aujourd'hui au nom de tel ou tel groupuscule s'expliquent en partie par cette altière tradition. L'action m'importait donc, à la condition qu'elle correspondît à mes propres valeurs. La police semblait me l'offrir. Mon avenir était tracé. J'embrassai la carrière avec l'enthousiasme généreux de la jeunesse. Il me faut maintenant revenir en arrière pour mieux faire comprendre la signification d'un tel choix. Ma mère, deve- nue veuve quand j'avais cinq ans, s'est remariée deux ans plus tard avec un fonctionnaire de police de la compagnie cycliste de Marseille, Jean Trassiéra, que je considère comme mon véritable père. Celui qui élève a peut-être seul droit à ce titre. Il mérite reconnaissance et amour. Engen- drer est facile, éduquer l'est beaucoup moins. Il y faut plus de qualités humaines. On surnommait Jean Trassiéra « Notti », sans que je sache pourquoi. C'est un homme de cœur, intègre et géné- reux. Son attitude morale, son comportement quotidien, les anecdotes qu'il racontait à la maison, la façon dont il jugeait des gens et des choses, m'influencèrent sans doute beau- coup. Il tenait à son métier et son métier le tenait. Fort de son exemple, j'ai pensé pouvoir m'accomplir à mon tour dans la Police Nationale. Sans le vouloir, il m'y avait préparé. Cette ambition me travaillait depuis pas mal de temps. J'avais tout le loisir de remuer des projets dans ma tête. Je naviguais comme radio dans la marine marchande, sur les lignes d'Extrême-Orient, du Sénégal, du Maghreb. J'embar- quais à bord du Sgogum ou du Scogriff, navires norvégiens affrétés par la compagnie des Messageries Maritimes, sur le Calédonien... Des voyages qui n'en finissaient pas, me conduisant au bout du monde, vers des contrées exotiques. Moi, je voulais surtout aller au bout de moi-même. Après trois ans passés à sillonner les mers, j'éprouvais une grande lassitude. Je supportais de plus en plus mal la monotonie de l'existence de marin. Voyager dans ces con- ditions ne m'intéressait plus. Je brûlais de m'engager dans une vie débordante d'activité, plus excitante, plus riche, dans laquelle je me sentirais enfin nécessaire. Dans cet esprit, j'ai présenté et réussi le concours d'en- trée qui m'a conduit à Sens, dans l'Yonne, pour accomplir un stage de six mois à l'Ecole Nationale de Police. Je me sentais dépaysé sur ces terres nordiques, au climat plus rude que celui du Midi auquel j'étais habitué. La promotion comptait heureusement bon nombre de méridionaux qui s'aidaient mutuellement à supporter les vicissitudes de la formation. Car la discipline était de fer et les gradés nous menaient rudement. Le samedi et le dimanche, nous sortions en uniforme. Nos tenues de drap très épais, mal seyantes, nous donnaient l'air godiche. Nous étions plutôt mal vus de la population tous les mois. Mais, regardez (elle montre les photogra- phies de Christian ), il est toujours là. Je suis malade, mais je ne veux pas mourir tant qu 'il n 'aura pas été réhabilité. Je le lui dis chaque fois que je vais au cimetière. Me Denis- Bredin et Me Le Forsonney font ce qu 'il faut. Ils m 'aident d'ailleurs financièrement, tout comme Gilles Perrault. » Le Pull-over rouge est devenu sa bible. Elle ne cesse de le relire. Elle en connaît par cœur tous les passages. « Avec l'âge, il m'arrive d'oublier des noms ou des adresse actuelles. Mais je n 'ai rien oublié de cette affaire. De l'arrestation, de l'enquête, du procès, et du refus de la grâce. Je n 'en veux pas à Me Lombard. Je ne suis pas vindicative. Pourtant, il m'avait dit que la vie de Christian n 'était pas en danger. Il m'avait promis qu 'il le sortirait d'affaire. Il m'assurait qu 'il serait gracié. Je suis tombée de très haut. J'aurais parié ma propre vie qu 'il réussirait, qu 'on referait le jugement. » Toutes ces pensées la troublent. C'est quelque chose de vivant en elle. Peut-être la seule chose de vraiment vivante. « Car mon fils était innocent. La preuve : j'ai reçu une lettre anonyme indiquant que le vrai meurtrier habiterait la région de Toulon et exercerait un métier haut placé. Il aurait beaucoup d'instruction. Il faudrait que la police cherche par là. » La vieille femme essuie ses grosses lunettes de myope. Ce ne sont pas des cendres qu'elle remue avec ces mots. L'amour maternel peut-il jamais refroidir ce qui l'a attisé ? Le sien se nourrit de la même conviction, répétée avec obstination. « Il était innocent. Ce n 'est pas lui qui a tué la petite Rambla. Contrairement à ce que dit ou a écrit M. Rambla, il m'arrive de penser à sa fille. En particulier, chaque fois qu' il y a un crime d'enfant. Comme cet homme, qui avait séjourné dans un asile psychiatrique, et qui a tué deux petites cousines. C 'est affreux. Il va faire quelques années de prison. Après, il est encore capable de recommencer. Ce n 'est pas normal, des choses comme ça. Moi, je suis contre la peine de mort. Je / 'étais déjà avant. Je le suis encore aujourd'hui. Mais je ne suis pas partisane non plus de la perpétuité complète. Parce que l 'homme qui n 'a plus rien à espérer risque de prendre des otages et de les tuer. Il n 'a plus rien à craindre. Il faut laisser un espoir : grâce présidentielle, bonne conduite, examens, etc... Même si cet espoir est réduit. Mon fils, on ne lui a laissé aucun espoir. Pourtant, il était innocent. » A la question « Qui a tué Christian Ranucci ? », Mme Mathon répond sans hésitation : « C 'est l 'homme au pull- over rouge ». Pour elle, cet homme existerait vraiment. Et son fils aurait payé à sa place. 18

Retour aux « robes noires »

La parole à Me Le Forsonney

En 1974, Jean-François ressemble plus à un étudiant qu'à un ténor du barreau chargé de défendre l'auteur présumé d'un horrible assassinat. Toujours vêtu de costu- mes très stricts, le nez chaussé de fines lunettes, il porte les cheveux longs, soigneusement peignés, des jeunes gens qui fréquentent la faculté de droit. Il n'a que deux ans de plus que son client. Aussi fut-il le premier surpris d'être désigné d'abord officieusement par M Lombard, puis commis d'office par le bâtonnier Jean Chiappe. Une mission très lourde lui incombait dont il n'évaluait pas encore les redoutables conséquences. Vingt ans après, son apparence n'a guère changé. Les cheveux, toujours aussi longs, commencent à grisonner. Le visage a mûri. Après avoir quitté le cabinet de Paul Lombard, où il était stagiaire à l'époque des faits, il a voulu voler de ses propres ailes. Il a étendu son cabinet marseillais à Paris. Mais ni le temps, ni la distance n'affectent sa mémoire. Il se souvient de tout et analyse « l'affaire » avec une lucidité sans complaisance. Avec humilité aussi. C'est tout à son honneur.

« Cette affaire a marqué ma carrière. Après avoir plaidé dans un tel procès, à vingt-quatre ans, j'étais obligé d'exercer mon métier différemment. Il était difficile de vivre des événements d'une telle intensité. J'ai été obligé de prendre du recul, de manipuler les certitudes avec précaution. Les magistrats, avocats péremptoires qui affirment : “ Voilà la vérité ” ou “ Je vais obtenir ceci ou cela ”, j'en suis revenu. Ce qui m 'a f rappé, c'est à la fois la toute puissance dont le client nous investit et la faiblesse de nos moyens. Je ne sais pas au juste ce qu'est une bonne défense, mais un échec aussi cinglant oblige à s'interroger sur ce qu'on n'a pas fait ou qu'on aurait dû faire, ce qu'on a fait et qu'on n' aurait pas dû faire. » M Forsonney tire l'amère philosophie de son expé- rience. Les détails de ce qu'il vécut lui reviennent. Mes questions l'amènent à les retourner dans sa tête. « Je pense souvent à Ranucci. Je me dis, dans un sens, que j'ai une mort sur la conscience, même si je sais que la responsabilité de la défense, et ma responsabilité dans la défense, ne sont pas seules en cause, enquête et instruction bâclées, climat de haine exceptionnel, maladresse de l'in- téressé... Lorsque j'ai plaidé la dernière requête en révi- sion, j'ai de nouveau essayé de comprendre. Comment a- t-on pu perdre ce procès ? Comment a-t-on pu envoyer Ranucci à l'échafaud ? Mais ma conviction ne m'empêche pas de craindre qu'on ne puisse jamais réhabiliter un mort. « Par une sorte de solidarité objective, il semble que la justice ne puisse à ce point reconnaître son erreur et laisser supposer qu'un Président de la République a laissé exécu- ter un innocent. De ce chef, notre combat est au sens propre désespéré. » On perçoit mal, dans ces conditions, les raisons qui l'incitent à persister dans la requête en révision. S'il n'y a pas d'espoir de l'obtenir, quel est le sens de cette action ? Que peut-on en attendre ? « Il faut tout de même le faire pour la mémoire de Ranucci, pour sa mère, et parce que je pense qu'il était innocent. La leçon de cette affaire c'est que peu importe l'aveu, chacun, policiers, magistrats, avocats, doit jouer son rôle à fond, comme si l'aveu n'existait pas. Le sort du procès se joue moins à l'audience qu'à l'instruction. , après l'exécution de Buffet et Bontems, expliquait ça très bien. Il disait que laplaidoirie synthétise, au mieux, une impression diffuse et, qu'au pire, elle ne sert à rien. Ce quiforge une conviction, ce sont les avancées de l'instruc- tion. Dans cette affaire, parce que Ranucci avait avoué (et dans quelles conditions...), on s'est cru dispensé d'ins- truire. Lorsqu 'il s'est avisé de clamer son innocence, il était trop tard. Songez que le rapt proprement dit n'a même pas été reconstitué. » « Cela dit, entre la culpabilité et l'innocence, il existe un concept juridique, qui est le doute. Il existe tellement que la loi lui donne des conséquences : on dit qu'il doit profiter à l'accusé. « Certains nous ont reproché le choix du système de défense. Le système de défense, dans une telle affaire, appartenait à Ranucci et il était arrêté avant le fameux dîner chez Lombard. L'obliger à “ plaider coupable sur la perspective de je ne sais quelles circonstances atténuantes, eût été une responsabilité inenvisageable dans la mesure où personne ne pouvait lui garantir qu 'il ne serait pas néanmoins condamné à mort. « Nous ne sommes pas aux Etats-Unis, où l'on peut convenir avec le procureur, avant le procès, de l 'impor- tance de la peine réclamée. « Ranucci, pendant la “période des aveux n'a jamais expliqué, ni même décrit, les crimes qu'on lui reprochait. « En fait, il se contentait d'admettre sa culpabilité. « La première fois que je / 'ai vu, au sortir de sa garde à vue, je lui ai demandé si c'était bien lui qui avait enlevé et tué cette malheureuse enfant et s'il était prêt à réitérer ses aveux devant le juge d'instruction. « Je n'ai obtenu pour seule réponse, dans un sanglot : “ C'est obligatoirement moi... je ne suis pas un salaud ” « Cet adverbe m'a toujours obsédé. « Je ne me suis jamais débarrassé du sentiment que Ranucci n'avait admis sa responsabilité que parce qu'il considérait qu'elle lui avait été démontrée. « Je vais même vous confier quelque chose... « Peu avant le procès, pour en avoir le cœur netje lui ai tendu un piège que je croyais habile. « Je lui ai expliqué que, certes, des éléments forts permettaient de soutenir son innocence mais qu'il restait que l'arme du crime était un couteau qui lui appartenait et qu'on se débarrasserait difficilement de cela. « Je guettais dans son attitude le moinde signe de “ complicité ”. « Il m'a regardé, a souri pauvrement, et m'a dit : “C'est vrai, peut-être vaut-il mieux mentir mais, vous, je ne peux vous cacher la vérité, ce couteau m'appartient, mais je suis innocent. ” « Je regretterai toujours de n'avoir pu soutenir seul ou aux côtés de Paul Lombard le recours en grâce présiden- tielle. « Je me dis que j'aurais fait un argument de ma propre jeunesse. « Qui sait ce qui peut déterminer un Président de la République à grâcier ? « C'était notre dernière carte. je voulais la jouer à fond. Paul Lombard a voulu la jouer seul. Il avait sans doute ses raisons. « J'ai pris une réelle distance par rapport aux choses, à cause de / 'affaire Ranucci. J'ai même failli changer de métier. Aujourd'hui, je souhaiterais presque qu'il soit ef- fectivement coupable. Cela apaiserait mes craintes, mes angoisses, mes remords. Ma cervelle serait plus en repos. Mais il était sans doute innocent... »

La parole à Me Lombard

Me Paul Lombard a gardé le silence pendant cinq ans, après l'exécution. En 1982, il a accordé une interview au magazine Paris-Match, dans laquelle ce grand ténor du barreau français, de réputation internationale, reconnaît n'être plus le même depuis la mort de son jeune client :

« Dans ma carrière d'avocat, on a requis souvent la mort contre des femmes et des hommes dontj'assumais la défense. Une seulefois, inexorable, la sentence est tombée. Dix ans se sont écoulés depuis l 'abolition du châtiment suprême. Je n 'ai pas un mot à changer dans la déclaration que j'ai faite sur le procès Ranucci. Il y a des épreuves à l'abri des usures du temps. Celle-là a marqué ma vie. Ce procès fut un combat désespéré ; la sentence une erreur judiciaire ; l'exécution une abomination. L'innocence de Ranucci est pour moi une certitude. Il existait dans le dossier lacunaire des zones d'ombre, des incertitudes, des contradictions. Elles s'expliquent par la jeunesse de l'ac- cusé, sa panique, cette traque insoutenable dont il a été la victime, dans un climat de mise à mort. La défense les a soulignés de toutes ses forces. Elle n'a pas été entendue. Aujourd'hui, elle continue son combat. » Les convictions de Me Paul Lombard n'ont fait que se confirmer au fil du temps. Il les exprime avec netteté, tout en attirant l'attention sur la complexité de l'affaire et le danger qu'il y aurait à céder à la tentation de trop simplifier. Surtout lorsqu'on considère les faits et les hommes avec la distance historique. « Un adolescent accusé du meurtre d'un enfant peut-il raisonner de façon cartésienne face à la partialité de l'accusation ? « On a reproché à Christian Ranucci ses aveux tout en s'accrochant à eux pour le perdre. L'aveu, c'est la bonne conscience du juge. La soi-disant reine des preuves est la plus friable, la plus discutable, la moins convaincante. Jean-François Le Forsonney et moi avons tout essayé pourfaire basculer le destin. Nous avons pris le dossier à bras le corps pendant des semaines. Nous n'avons pas laissé une ligne inexplorée. C'était notre devoir. Nous l'avons accompli. Si chacun avait fait de même, il n'y aurait pas eu d'erreur judiciaire, il n'y aurait pas eu de crêpe sur le Palais de Justice d'Aix en Provence. » M Lombard enchaîne : « La défense avait face à elle un dossier tronqué, confectionné par une instruction sevrée de renseigne- ments. Quelle terrible leçon pour ceux qui veulent rétablir la peine de mort ! La justice des hommes, dans cette tragédie, a démontré, une fois encore, sa fragilité. Com- ment une institution faillible peut-elle prononcer une peine irréversible ? La défense, contrairement aux affirmations de certains, avait, en son temps, pris la décision de plaider innocent. Aucun autre choix n'était possible, tolérable. Quand on accuse un homme d'un crime aussi abominable, qu'il réfute de toutes ses forces, il n'y a pas d'autre voie. » Roger Arduin fait état d'un dîner auquel il participait en sa qualité de journaliste et il se souvient que M Lombard sollicita l'avis des chroniqueurs judiciaires présents sur le mode de défense. « L'honnêteté commande de replacer cette démarche dans son contexte. Quand un homme est menacé de mort, rien ne doit être négligé. Nous avions le devoir de ten- ter d'infléchir et d'éclairer une opinion publique déchaî- née contre notre client. Aujourd'hui, en tout état de cause, j'agirais de même façon. » Roger Arduin lui demande si, en plaidant l'innocence, la défense n'a pas fait le mauvais choix. « Encore une fois, comment imposer à un innocent de plaider coupable ? Nous avions le devoir de défendre. Pas celui de déshonorer un homme en lui prêtant un crime qu'il n'avait pas commis. La différence entre l'historien et l'avo- cat est fondamentale. le premier, avec les moyens qui sont les siens, a le droit de proposer une thèse, de critiquer, de rechercher des éléments nouveaux. L'avocat, en prise directe avec la dramaturgie impitoyable de l'affaire, est dans l'obligation de décider à chaud, dans les conditions les plus dures, imposées par l'immédiat. Il choisit en fonction de sa conscience et des devoirs qu'il a vis-à-vis de son client. « Si nous avions plaidé coupable pour un innocent, on nous le reprocherait aujourd'hui, et la mémoire de Christian Ranucci en serait à jamais ternie. Dans une affaire aussi grave, l'expression “ système de défense " n'a pas de sens. Il ne s'agit pas de stratégie mais d'un impératif auquel nul ne pouvait se soustraire. » Nous sommes là au cœur du problème. Il s'agit de respecter la parole dans son élan, sa spontanéité, de se garder d'intervenir pour éviter le risque de l'altérer. Il me paraît, en conséquence, judicieux de restituer, le plus fidèlement possible, le jeu des questions et des réponses entre le journaliste Roger Arduin et l'avocat Paul Lombard.

— Question : Vingt ans après, avez-vous des remords, des regrets ? « Des remords, non. On a des remords quand on a failli. Des regrets, oui. On se dit toujours qu'on aurait pu mieux faire, aller au-delà. L'avocat vaincu par la mort qui n'éprouve pas de regrets, n'est pas un avocat. » — Question : Et en ce qui concerne votre rôle et celui du président de la République dans la demande puis le refus de la grâce ? « Je laisse le président Giscard d'Estaing face à sa conscience. » — Question : Est-ce qu'un jeune avocat, comme l'était alors Jean-François Le Forsonney, n'aurait pas eu plus de chance de convaincre le Président ? « Personne ne peut le dire. Pour que les choses soient bien claires, je répète que Jean-François Le Forsonney est mon ami, que son aide m'a été précieuse et que je suis solidaire avec lui. » — Question : Ranucci vous a demandé avant de mourir de le réhabiliter. Or, apparemment, vous n'avez jamais présenté de requête. « J'ai voulu que d'autres que moi mènent ce combat. Après l'échec du recours en grâce, il fallait que des hommes nouveaux prennent la relève. J'ai soutenu de toutes mes forces et de toute ma logistique les actions engagées par Jean-Denis Bredin. Il vaincra l'erreur judi- ciaire. J'en ai la conviction. » — Question : A la lumière de cette affaire, que pensez-vous du débat actuel sur les peines incompressibles pour les crimes perpétrés sur des enfants ? « L'horreur de la mort en moins, on retombe dans la barbarie. Quoi qu'il ait fait, un homme demeure un homme. »

La parole à Me Fraticelli

M André Fraticelli est entré le dernier dans la défense de Christian Ranucci. Lors du procès, il refuse cependant de plaider : ses deux confrères choisissent un système de défense fondé sur la thèse de l'innocence et non sur celle de la culpabilité avec circonstances atténuantes, comme il le voudrait. Aujourd'hui, il ne plaide plus. « Sillonnant , loin des petites mesquineries locales », il exerce ses talents à l'étranger. Lui aussi garde un souvenir précis et très émouvant de l'exécution de Ranucci. Il m'en relate avec exactitude et sensibilité les diverses phases. Des images de cette intensité impressionnent à jamais la mémoire. Quand les gardiens ont saisi Ranucci dans sa cellule, au petit matin, il a crié : « Mes avocats le sauront ! » Je ne veux ni ne peux suivre ici tout le déroulement des derniers instants du condamné que la guillotine attend dans la cour de la prison des Baumettes, encore embuée de nuit. Ce spectacle épou- vantable n'ajouterait rien à l'affaire proprement dite. Je n'en donnerai qu'un détail, parce qu'il parlera au cœur des Marseillais et à tous ceux que préoccupent les problèmes de la drogue : le juge Michel, qui fut lâchement assassiné par deux motards à la solde des trafiquants, dans une contre- allée du boulevard Michelet, au moment où il regagnait son domicile, remplaçait ce jour-là Mlle Di Marino. « Après, dit M Fraticelli, avec le docteur Tosti, nous avons quitté la petite cour pour rejoindre Me Lombard et Me Le Forsonney. Enfin de matinée, j 'ai aidé Mme Mathon à faire les formalités nécessaires pour récupérer le corps de son fils. J'étais effondré. Le bâtonnier Jean Chiappe m 'a réconforté : “ Tu n 'as rien à te reprocher”. C 'est grâce à lui que j 'étais entré dans l 'affaire. Il m 'avait choisi parce que j 'étais jeune, qu 'il avait confiance en moi. Il savait que j'étais de taille à “ assurer”. Je suis allé voir plusieurs fois Ranucci aux Baumettes. Mais, quand la défense a décidé de plaider non coupable, j'ai refusé de m'y associer. C 'était une hérésie, en l'état du dossier. On ne pouvait pas plaider non coupable, c 'est-à-dire l'acquittement, et réclamer, en même temps, les circonstances atténuantes. “ Tu sais, André, m'a dit un jour un vieux Corse, quand la maison brûle, on prend les sous et on s'en va. ” Ce qui signifie qu 'on sauve les meubles. Tant qu 'on n 'est pas condamné à mort, on a toujours le temps de revenir pour des révisions. » Vingt ans après, M Fraticelli est-il toujours convaincu de la culpabilité de Christian Ranucci ou son appréciation s'est-elle modifiée en raison de tout ce qui est intervenu depuis ? La position qu'il adopta à l'époque confère une grande importance à la réponse qu'il apporte aujourd'hui. « Les choses sont beaucoup plus complexes que cela. Un homme peut être sujet à des pulsions sexuelles ou meurtriè- res. On peut être fou et redevenir plus ou moins équilibré. On peut aussi devenir fou pour le restant de ses jours. Ou avoir une alternance, voire des périodes de rémission. L'homme qui a été jugé était convaincu qu 'il n 'avait rien fait. Il avait occulté de bonne foi cette phase de sa vie. Au cours de nos entretiens, il ne m 'a jamais rien avoué. Mais, je le répète, il fallait plaider coupable avec les circonstan- ces atténuantes. Il y en avait largement. Il fallait à tout prix éviter l'irréversible, la peine de mort, et, ensuite, renégocier, reprendre la procédure. C'était une question de temps. Mais, une fois que le couperet est tombé, quoi qu 'il ad- vienne, c 'est terminé. » « Après la condamnation à mort, on a cru à la cassation. Même M. Viala y a fait plusieurs fois allusion. Nous pensions qu 'il y avait eu une erreur de procédure de sa part, dès lors qu 'il était intervenu après les plaidoiries de la défense. Viala me disait : “ Sije me suis trompé, c 'est peut- être le doigt de Dieu qui a voulu cela Lorsque je l'ai revu, plus tard, à la Cour d'Appel de Douai, il m'a répé- té: “ C 'était le doigt de Dieu. J'espérais bien que, si j 'avais commis cette erreur, la Cour de Cassation la retiendrait comme motif. Mais cela n 'a, hélas, pas été le cas ”. Je suis sûr qu 'il le pensait réellement. C 'était un homme profon- dément honnête, loyal et indépendant. » Après de tels propos, il paraît légitime de s'interroger au sujet de la position actuelle de M Fraticelli quant à la révision du procès et à la réhabilitation que Christian Ranucci a demandé à ses avocats avant de mourir. Car, même s'il n'a pas plaidé, il comptait au nombre des défenseurs. « La révision me semble relever d'une entreprise publi- citaire pour certains, pour d'autres, dans la mesure où ils n'ont même pas connu Ranucci, il s'agit d'une simple question d'éthique personnelle. En revanche, sans avoir changé d'avis ni sur la peine capitale, ni sur l 'exécution par la méthode sordide de la guillotine, je comprends aujourd'hui, avec le recul, que des personnes atterrées par la mort d'un être cher dans des conditions épouvantables, puissent la demander. Mais il ne faut pas l' accorder pour autant. La société, qui a généré les individus capables de commettre de tels crimes, doit être à même d'assumer la gestion de ces criminels. La justice n 'a pas un caractère définitif au niveau de la sûreté de ses décisions. Il suffit de se reporter à quelques exemples historiques ou récents pour s'en convaincre. Il apparaît donc nécessaire de ne jamais prononcer quoi que ce soit d'irréversible. Ceci est d'autantplus important qu 'il est rare que la justice accepte de reconnaître ses propres erreurs, et il y en a de plus en plus. Il y avait moins d'erreurs judiciaires autrefois. Sans doute, la justice dispose-t-elle aujourd'hui de tout un arsenal de moyens d'investigation reposant sur des don- nées scientifiques beaucoup plus sérieuses. Par contre, les magistrats qui assurent l'instruction sont jeunes et n 'ont aucune expérience des réalités quotidiennes. Il suffit de considérer les déclarations du juge Lambert devant les assises de la Côte d'Or, dans le procès de Jean-Marie Villemin. Or, l'instruction conditionne tout le procès et les jurés, raison pour laquelle il fallait plaider les circons- tances atténuantes. » De sanglants faits divers récents ont ému l'opinion et redonné à cette question une actualité aiguë. Au point que le ministre de la Justice, M. Méhaignerie, comme le récla- maient de nombreux parlementaires et une majorité de la population, a élaboré un projet de loi établissant une peine de perpétuité incompressible pour les auteurs de crimes d'enfants. M Fraticelli est connu pour être un adversaire de la peine de mort et il est intéressant de connaître son opinion sur cette mesure dont l'adoption peut être lourde de consé- quences. « La peine incompressible, c'est folie et démence ! Lorsqu'il n'y a plus d'espoir et que tout est irrémédiablement perdu. Par suite, tout devient permis pour le condamné qui sait qu 'on ne pourrapas le sanction- ner au-delà. Je le répète, la société qui a généré ces individus doit être capable de les gérer. Il faut toujours laisser une chance, même virtuelle, même infime. Mais cela relève peut-être plus de la médecine que du droit. Les magistrats veulent trop accaparer un domaine qui, en fait, échappe à leur compétence. Par exemple, en ce qui con- cerne les crimes sexuels dont on dit que leurs auteurs récidivent toujours, cela ne relève plus du droit ou de la justice, mais bien de la médecine, voire de la chirurgie. Je ne l 'exclus pas. Lorsqu 'un membre est gangrené, ou can- céreux, on n'hésite pas à le traiter chimiquement ou chirurgicalement. De même, on pourrait proposer ce traitement à l'intéressé et l'effectuer avec son accord Mais il ne faut jamais refermer la porte de l'espoir. Pour la sécurité des gardiens et pour l 'individu lui-même. Quand on envisage de le laisser sortir, la décision doit appartenir aux médecins, non aux magistrats. Pas seulement à des psychiatres, d'ailleurs, mais à un collège d'experts. Il faut faire le maximum afin de ne pas remettre un individu nuisible dans la société. » M Madeleine Vincenti, pénaliste de renom, qui as- sista M Fraticelli, partage cette façon de voir. Elle ajoute:

«Même si, apparemment, ce n'est pas le rôle de l'avocat, il devrait également participer à une telle décision, car il est le seul qui, tout au long de la détention, continue à avoir des rapports avec le condamné. Il est le mieux placé pour connaître la dangerosité de ses clients. Il devrait avoir son mot à dire pour conseiller le juge d'application des peines, ou l'autorité qui envisage de libérer un détenu. »

La parole à Me Collard

Il aura fallu moins d'un quart de siècle à M Gilbert Collard pour devenir, après Paul Lombard, l'avocat mar- seillais le plus médiatisé. Sa rondeur, son abondante cheve- lure, son sens aigu de la répartie, du trait qui touche, ont fait de lui un défenseur incontournable de toutes les grandes affaires régionales ou nationales. Une certaine ressem- blance, qu'il cultive parfois, avec M Emile Pollak, qu'il considère comme son maître, ajoute à son aura. Ses mots font mouche et, parfois, très mal à ceux qui les reçoivent. L'homme est aussi à l'aise lorsqu'il défend un inculpé que lorsqu'il assure la partie civile. Aussi, le considère-t-on, à juste titre, comme l'un des plus doués et des plus promet- teurs de sa génération. En 1976, il assistait les parents de Marie-Dolorès Rambla. En leur nom, il réclama un châtiment exemplaire à l'encon- tre de Christian Ranucci, tout en demandant que la peine de mort ne soit pas prononcée. Lui aussi se souvient de tous les événements relatifs à l'affaire, d'autant qu'il a continué, après, à assister M. Rambla lors des différentes demandes de révision du procès, déposées par les avocats. « Cette affaire m 'a surtout conforté dans l 'idée que la justice est vraiment circonstancielle, émotive et subjective. Les pires criminels, comme les plus médiocres délinquants, sont soumis à la loi du hasard judiciaire. Cela m'a vraiment frappé dans la mesure où tout était prévu pour que Ranucci fût condamné à la perpétuité, et peut-être acquitté, alors qu'il a été condamné à mort. En second lieu, ça m'a conforté dans mon opposition à la peine de mort parce que j 'ai touché du doigt la mortjudiciaire. De ce jour, elle a cessé d 'être une théorie pour devenir une réalité. Ranucci est le seul individu que j 'ai vu condamner à mort. Avec cette entrée d'un homme vivant dans la mort judiciaire, c'était la mort avant la mort. J'ai été vivement impres- sionné au moment où le président a dit : “ Vous êtes condamné à mort Ranucci était mort et, pourtant, il était encore vivant. Cette sorte de puissance mortelle de la loi sur l 'homme m 'a complètement fasciné et effrayé en même temps. Je l'ai trouvée archaïque, médiévale. Dans la réa- lité de la condamnation à mort, j'ai trouvé qu 'il n 'était pas possible que des jurés aussi ordinaires, aussi lourds, aussi pesants que moi, puissent détenir ce droit exorbitant de vie et de mort. Je n 'arrive pas à concevoir, à admettre, que l 'intelligence humaine, avec ses infirmités, ses névroses, ses petitesses, ses médiocrités, qu 'on retrouve partout dans la vie quotidienne ( car le fait d 'être juge ne transforme pas un homme, surtout pas un juré), puisse tuer. Cela m'a complètement bouleversé. Cependant, vingt ans après, je reste convaincu de la culpabilité de Ranucci. Personne n 'a réellement cru à l'innocence. On a parlé d'erreur judi- ciaire. Il aurait plutôt fallu parler d'erreur de justice. Deux choses ont fait que le terme d'erreur judiciaire a fonctionné : le talent de Gilles Perrault et le fait que Ranucci, dans une bonne justice, n'aurait pas dû être condamné à mort. A partir de là, on avait tous les éléments porteurs d'une erreur judiciaire. J'ai pourtant la convic- tion très sincère — et ce n 'est pas une conviction de parade — qu 'il a bel et bien tué la petite Marie-Dolorès. Mais il l'a fait d'une manière affolée, paniquée. Ce n 'est pas le meurtrier d'enfant. C'est le meurtrier par égare- ment, par accident. Cet homme-là, s'il avait été jugé dans des conditions de sérénité et de neutralité, n 'aurait peut- être pas été condamné à mort. Seulement, à l 'époque, il y avait toutes sortes d'affaires. La presse a joué un rôle considérable. Les mêmes qui avaient pris position en faveur de Ranucci étaient les premiers à l 'accabler et à ne pas comprendre ma position puisque, à l 'époque, j 'avais demandé qu 'on ne prononce pas la peine de mort. Les mêmes signatures ont été à la fois pour et contre. »

— Question : Certains avocats de Ranucci se reconnais- sent une part de responsabilité dans sa condamnation. Vous arrive-t-il de vous dire : « J'ai envoyé quelqu'un à la guillotine » ? « Non. On se sent forcément concerné par complicité passive dans une décision de cette nature. Tout comme les journalistes qui ont écrit que Ranucci était un monstre. Dans l'intime conviction des jurés, qu'est-ce qui a pu l'emporter ? Ma plaidoirie ? L'article de Gabriel Domenech dans Le Méridional ? Les chroniques de RTL, d'Europe 1 ou de RMC ? Le réquisitoire de l'avocat général ? Qui le sait ? On peut toujours, à l'exemple de ces militaires requis pour les pelotons d'exécution, espérer qu 'on avait le fusil qui n 'était pas chargé. Pourtant, on y était. On a donc une part morale de responsabilité. Pour ma part, ce qui me distancie de la condamnation à mort de Ranucci, c'est la position très ferme que j'ai prise en indiquant que le père, M. Rambla, ne voulait pas qu 'on le condamne à mort. A l'époque, nous étions d'accord Je l'avais dit à l'audience. J'avais pris position pour un Châtiment différent de la peine capitale. La Cour d'assises en a malheureusement décidé autrement. Mais je n 'ai pas plaidé comme aurait pu le faire un Garraud Je ne peux donc pas dire que je suis responsable de sa mort. » — Question : Si c'était à refaire, changeriez-vous quel- que chose à votre plaidoirie ? « Non. J'accepterais encore d'être partie civile malgré ce qui a pu être dit ou fait par la suite. Moi, j'ai du respect pour les victimes. Je ne suis pas cette espèce de mode intellectuelle qui considère que seuls les accusés présen- tent un intérêt humain. Je considère que toute personne embarquée dans une aventure judiciaire a droit à de la fraternité. La porte qui s 'ouvre sur mon bureau décide qui je vais accompagner. Le choix résulte de la rencontre humaine. La souffrance de M. Rambla méritait un accom- pagnement, tout comme la défense de Christian Ranucci. Je ne regrette pas d'avoir accompagné M. Rambla, même si j'ai été pris à partie. On m'a traité d'escroc dans Le Méridional. Il ne faut quand même pas l 'oublier Je n 'ai eu personne alors pour me soutenir. Le journal Minute m 'avait placardé. A tel point, que j'ai dû faire un procès en diffamation. On avait prétendu que j'avais touché des droits d'auteur de Gilles Perrault et des choses tout aussi agréables. J'ai été seul. Seul. Le combat idéologique, je l'ai mené seul. Aujourd'hui, vingt ans après, les Rambla sont un peu comme les Jourdan. 1 Ils évoluent beaucoup. ils discutent avec moi, connaissent mon opinion. Tous ces gens présentent beaucoup d'intérêt. » — Question : Dans l'entretien qu'il nous a accordé, M. Rambla déclare : " J'ai reçu Gilles Perrault parce que, lorsqu'il s'est présenté chez moi, il était porteur d'une lettre à en-tête du cabinet de Me Collard Votre client était-il au courant du travail effectué par Gilles Perrault, des thèses qu'il développait et de son état d'avancement ? « Quand Gilles Perrault décide d'écrire un livre sur l'affaire Ranucci, j'ignore à quelle conclusion il va arriver. » — Question : Vous connaissiez pourtant sa position et ses opinions de gauche, notamment sur la peine de mort. « Certes, je les connais. M. Rambla sait aussi queje suis contre la peine de mort. Je trouve cependant normal que

(1) Me Col/ard a été le défenseur de la famil/e Jourdan, dont la petite Céline a été assassinée à La Mothe du Caire Gilles Perrault rencontre M. Rambla. Ce serait à refaire, je n 'hésiterais pas à envoyer de nouveau Perrault chez les Rambla. » — Question : Dans un autre passage, M. Rambla déclare : « Gilles Perrault et son éditeur, qui n'avaient pas publié ce livre dans un but lucratif, n'en ont pas moins empoché 80 millions de centimes pour signer avec une maison de production un contrat d'adaptation cinémato- graphique ... Il a d'ailleurs gagné tellement d'argent, Gilles Perrault, qu'il m'a proposé d'en accepter une pincée sans doute pour que je mette un bémol à mon combat ». « Ce n 'est pas ainsi que les choses se sont passées. Il n'était pas question de demander à M. Rambla de mettre un bémol ou n'importe quoi de ce genre. Il était question de l'aider. M. Rambla en a parlé à Gabriel Domenech qui lui a vivement conseillé de ne pas accepter. Il l 'a du reste écrit le lendemain dans Le Méridional. Mais, moi, je témoigne- rai que c'est vrai. Perrault voulait abandonner tous ses droits. De là à prétendre qu 'il voulait acheter son silence ... c 'est quand même excessif Car Gilles Perrault faisait là un geste désintéressé. »

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Deux témoignages au dossier

Un juré

Jean Blaty est originaire du Lot où son père était gen- darme. Son enfance s'est déroulée à travers la France, de brigades en compagnies, au gré des mutations. On lui a inculqué le respect du droit. Lui-même a élevé ses quatre enfants, dont les âges s'échelonnent de dix-huit à vingt-six ans, dans la même rigueur. L'homme ne transige donc pas sur les principes. Jean Blaty est grand, très corpulent. Son épaisse cheve- lure grisonne. Il arbore une moustache de la même couleur, poivre et sel. Après avoir exercé la profession de cadre d'assurance, il jouit aujourd'hui d'une retraite méritée. Il occupe un petit appartement, au rez-de-chaussée, d'une cité voisine du Stade Vélodrome, dans un quartier agréable qu'animent périodiquement les exploits de l'OM. Sur le buffet et sur la table en bois massif de la salle à manger trônent les photographies de ses neuf petits-enfants et d'autres qui illustrent la passion à laquelle il consacre désormais ses loisirs : l'organisation de matches de boxe. Professionnels et amateurs. Au mois de janvier 1976, Jean Blaty avait été désigné en qualité de juré pour trois sessions de quinze jours, à la Cour d'assises des Bouches-du-Rhône. A ce titre, il fut l'un des neuf jurés qui condamnèrent Christian Ranucci à mort. Légalement, les jurés sont tenus au secret des délibéra- tions auxquelles ils participent. Mais Jean Blaty s'avoue profondément choqué par l'exploitation qui a été faite de cette affaire. En 1981, avec un autre juré, il avait déjà vivement protesté contre le livre de Gilles Perrault et contre son adaptation cinématographique. Aujourd'hui, il a de nouveau accepté de sortir de sa réserve. Mais il conserve intacte son intime conviction.

« Si c'était à refaire, dans les mêmes conditions, je le condamnerais à mourir. Contrairement à ce qui a été dit ou écrit, nous avons pris notre décision en notre âme et conscience. Sans pression de la part des magistrats. Sans pression de la foule. Je me souviens fort bien du procès, des autres jurés, et de M. Viala que j'ai revu par la suite. Mes souvenirs sont d'autant plus précis que, pendant tout le déroulement du procès, j'ai pris des notes que j'ai ensuite conservées. Je les relis de temps en temps. C'était la première fois que j'étais juré. Ce fut la dernière. Et il y a eu une condamnation à mort. Cela a été très dur pour tout le monde. Je crois cependant que les avocats n'ont pas rempli leur rôle ou qu'ils l'ont mal fait. Personnellement, J'ai toujours été convaincu de la culpabilité de Christian Ranucci. Il y avait beaucoup de charges et de preuves contre lui. Sans parler des aveux. S'il avait plaidé coupa- ble, je suis persuadé qu'il n'aurait pas été condamné à mort. Compte tenu de sonjeune âge, de ses origines, de ses problèmesfamiliaux. 75 ou 80 % des délinquants sont issus de familles à problèmes. On le sait et on en tient compte, surtout pour un premier crime ou délit. Pour ma part, je lui aurais accordé les circonstances atténuantes. Je suis par- tisan d'une justice sévère, répressive mais juste. Seulement, au lieu de plaider coupable et de manifester son repentir, Ranucci s'est montré arrogant. Je me souviens qu'il venait au procès avec un cahier, comme les journalistes. Ilprenait des notes comme si l'on jugeait quelqu'un d'autre. Cela m'agaçait. J'ai même fait passer un petit mot au président Antona pour lui demander si Ranucci avait le droit de prendre des notes. Il m'a simplement répondu : “ Oui ”. N'empêche ! je trouvais cette attitude très choquante. » Ainsi, lorsqu'on participe à un procès, simple spectateur ou témoin et acteur, des détails s'imposent-ils avec une précision surprenante. Pour un honnête citoyen que rien ne prépare à tenir un rôle important dans l'appareil judiciaire, être nommé juré est, sans conteste, une expérience profon- dément troublante dont les traces ne s'effacent pas. « Il m'arrive souvent d'y penser aujourd'hui et d'en parler avec mon épouse. Plus rarement avec mes enfants. Mon avis n'a pas changé. Les faits divers qui se sont produits au cours de ces dernières années m'ont d'ailleurs donné raison Je crois à la réinsertion des délinquants. Surtout des petits délinquants. Je participe activement aux efforts pour les réinsérer au moyen du sport. Nous avons amené des jeunes à l'intérieur des Baumettes pour des combats de boxe. Je me souviens de ce que leur disaient certains détenus pour qu'ils ne se retrouvent pas un jour derrière les barreaux. Oui, je crois à la rédemption et à la réinsertion. Mais il y a des fous. Dans ce cas, il faut nettoyer la société de ceux qui sont susceptibles de récidiver. Malheureusement, quand il s'agit de prendre ce genre de décision, les psychiatres ne se montrent pas toujours très courageux. Moi, je dis qu'à défaut d'appliquer la peine de mort, il faut faire le maximum pour ne pas remettre dans la société des gens qui sont nuisibles. Lorsqueje dis cela, très calmement, je pense à tout ce que les parents Rambla ont enduré et endurent encore. » Regard d'un journaliste

Roger Arduin, qui a réalisé les entretiens ayant servi de base à la seconde partie de cet ouvrage, a suivi l'affaire Ranucci depuis le début. Comme nous l'avons vu dans un chapitre précédent, le hasard a voulu qu'il y joue aussi un rôle important, à un moment donné, avec son confrère Paul- Claude Innocenzi, chroniqueurjudiciaire qui couvrait l'évé- nement pour Le Provençal. Cela suffit pour s'interroger utilement sur l'action des journalistes et de la presse en général, et pour montrer quelle part de responsabilité leur incombe éventuellement. C'est pourquoi je verse ses ré- flexions au dossier en les reproduisant intégralement, telles qu'il me les a communiquées.

« Alors qu'on accuse aujourd'hui les médias et les journalistes de tous les maux et, notamment, de celui d'influer parfois sur une instruction, comme dans l'affaire Villemin, je reconnais que, par de petits événements en apparence insignifiants, ou en croyant mieux faire notre travail, il nous arrive, à nous, journalistes, de jouer un rôle qui ne devrait pas être le nôtre. Et, par là, de modifier le cours des choses. C'est, en tout cas, le sentiment que j'ai, depuis ce 28 juillet 1976 où, en vacances en famille sur une route de Saône-et-Loire, j'ai appris, en écoutant Bernard Langlois qui me remplaçait sur Europe 1, à Marseille, que Christian Ranucci venait d'être exécuté. Depuis, je me dis queje porte une part de responsabilité dans cette mort. Sans manifester en cela la moindre préten- tion, cette pensée s'est imprimée dans ma conscience. J'aurais pu, en effet, comme mes autres confrères, me contenter d'observer, de décrire et de retransmettre les faits : l'enlèvement de Marie-Dolorès, le lundi de la Pentecôte ; les recherches avec les policiers ; le témoi- gnage des voisins ; celui, plus douloureux de M. et Mme Rambla ; les longues heures d'attente, à leurs côtés, dans les couloirs de l'Hôtel de Police. Etpuis, le mercredi après- midi, la découverte du corps ; la douleur de M. Rambla ; la colère des voisins dans le quartier Sainte-Agnès ; l'arrestation de Christian Ranucci, à ; son transfert à Marseille, en pleine nuit. La surprise, le lendemain, en le voyant si jeune, encadré par deux policiers, dont Mathieu Fratacci. Car il ne correspondait pas du tout à l'image du " monstre "que nous nous étions imaginé depuis trois jours. Enfin, l'arrivée de sa mère, venue de Nice, et qu'on appela d'abord Mme Ranucci, ignorant qu'elle était divorcée et se nommait Héloïse Mathon. C'était une petite femme aux cheveux châtain clair, légèrement grisonnants, avec de grosses lunettes, et une voix étonnamment calme et douce. Elle avait l'air perdue. Comme étrangère à ce qui se passait. Puis, lorsque le commissaire Alessandra lui a remis les clés de la voiture de son fils, elle s'est affolée : elle ne conduisait pas. C'est là que Paul-Claude Innocenzi, un confrère, ami d'enfance, lui proposa de se charger de sortir la voiture de l'Hôtel de Police. Flairant le “ scoop ”, je lui proposai alors de l'accom- pagner. Et c'est dans le coupé 304 Peugeot de Christian Ranucci que, tout en roulant, je fis la première interview de la pauvre femme, qui ne réalisait toujours pas qu'on accusait son fils. Elle m'expliqua : “ Lundi soir, en rentrant à la maison, Christian avait très faim. Il a mangé du jambon, un steak avec des tomates à la provençale, du fromage et un dessert, avant de regarder la télé. Rien à voir avec l'attitude d'un criminel. Il est incapable de faire du mal à une mouche. Et puis, il aime tellement les enfants. ” Elle était convaincue de l'innocence de son fils. Nous étions convaincus du contraire. Bien que n'ayant pas beaucoup d'argent, elle finit par accepter la proposition d'Innocenzi de trouver un avocat pour assurer la défense de