Recherches en danse

3 | 2015 Perspectives genrées sur les femmes dans l’histoire de la danse

Hélène Marquié et Marina Nordera (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/danse/837 DOI : 10.4000/danse.837 ISSN : 2275-2293

Éditeur ACD - Association des Chercheurs en Danse

Référence électronique Hélène Marquié et Marina Nordera (dir.), Recherches en danse, 3 | 2015, « Perspectives genrées sur les femmes dans l’histoire de la danse » [En ligne], mis en ligne le 01 janvier 2015, consulté le 03 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/danse/837 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ danse.837

Ce document a été généré automatiquement le 3 novembre 2020. association des Chercheurs en Danse 1

SOMMAIRE

Éditorial Hélène Marquié et Marina Nordera

Les partitions chorégraphiques citant Marie-Thérèse Subligny : sources d’hypothèses pour un portrait Dóra Kiss

Marie-Catherine Guyot : une danseuse professionnelle du XVIIIe siècle, entre norme et invention Bianca Maurmayr

La « belle dance » des genres : des notations anciennes à la création contemporaine Entretien Béatrice Massin et Marina Nordera

Danser seule au XVIIIe siècle : un espace féminin de création et transmission ? Marina Nordera

Fanny Cerrito chorégraphe La réception de Gemma dans la presse parisienne (mai-juin 1854) Vannina Olivesi

La féminisation du chahut-cancan sous le Second Empire parisien L’exemple de Marguerite Badel dite la Huguenote dite Marie la Gougnotte dite Rigolboche Camille Paillet

Des danseuses qui écrivent. Margitta Roséri : le tour du monde de la danse Claudia Jeschke

Les danseuses et les nouveaux médias (seconde moitié du XIXe siècle) Patrizia Veroli

Enquête en cours sur Madame Stichel (1856 - 1942) Quelques pistes de réflexion Hélène Marquié

Dans les pas de Mariquita Entretien Thierry Malandain et Hélène Marquié

Interlude oublié : la danse rythmique à l’Opéra de Paris Lynn Garafola

L’auto-mythification : un moyen de survie Marie Beaulieu

Vers d’autres perspectives ouvertes par le genre dans la recherche en danse

Chercheuse et danseuse : du genre incorporé Betty Lefevre

L’Examen d’Aptitude Technique en danse contemporaine : une épreuve différenciée selon les sexes Marie Ananda Gilavert

Traversées transgressives des frontières : genre, « race » et sexualité dans la chorégraphie contemporaine des années 1970 Ramsay Burt

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Un danseur est-il un homme qui danse ? Récit d’expérience d’une ethnographe inscrite dans un processus de création chorégraphique (avril 2014) Aurélie Marchand

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Éditorial

Hélène Marquié et Marina Nordera

Origines du projet

1 Le dossier thématique de ce numéro rassemble des contributions et des travaux pour la plupart réalisés dans le cadre d’un appel à projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, soutenu par le Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des Arts vivants (CTEL EA 6307) de l’Université de Nice Sophia Antipolis et l’équipe Genre, Travail, Mobilités (GTM-CRESPPA, UMR 7217). L’un des axes de l’appel à projet du GIS portait plus spécifiquement sur : « Héritages, emprunts, invention : le rapport des femmes créatrices aux traditions dominantes ou minorées, anciennes ou contemporaines ». Travaillant dans la perspective du genre depuis de nombreuses années, nous avions proposé la thématique : « Revisiter l’historiographie de la danse et éclairer l’histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) », rassemblant chercheuses/chercheurs et praticiennes/praticiens intéressé-e-s par cette exploration. Trois journées d’étude, à Nice et à Paris, des échanges stimulants, ont abouti au corpus de travaux présenté ici. D’autres articles ont été sélectionnés suite à un appel à contribution lancé par Recherches en danse la même année 2013. Pour autant, le projet de développer des recherches en histoire de la danse dans la perspective du genre n’en est qu’à une première étape.

2 Nous avons choisi, pour ce numéro, de conserver le focus sur les femmes de la danse. Mais toute étude ayant une femme pour objet ne se situe pas nécessairement dans une problématique de genre. Notre choix de ne considérer ici que les danseuses s’accompagne de l’impératif d’inclure la dimension analytique du genre, c’est-à-dire une réflexion sur les processus de construction des différences entre les sexes, des hiérarchies et des rapports de domination – dont on verra qu’ils ne se limitent pas aux rapports sociaux de sexe –, des catégorisations. L’histoire de la danse a longtemps été réduite à une histoire de « danseuses », ou plutôt une histoire de leurs vies, plus galantes que professionnelles. Davantage que dans d’autres domaines, l’histoire des danseuses invite à ne pas nous fier au récit historique de la tradition, à ne pas confondre représentations et réalités, à penser les distorsions entre elles et les

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idéologies qui leur ont donné naissance. Il est temps de se débarrasser des préjugés, des images et des mythes qui obscurcissent notre vision rétrospective.

Quelques réflexions épistémologiques et méthodologiques

3 S’intéresser à l’histoire des danseuses, du point de vue du genre, ne consiste pas à écrire des biographies. Il ne s’agit pas non plus de faire l’histoire d’une catégorie, celle des femmes qui dansent, mais de considérer la diversité des conditions de travail, des statuts, des parcours et des esthétiques. À côté du nécessaire réexamen des figures les plus connues, ou que l’on croit connues, d’autres sont à (re)découvrir. Pour paraphraser Virginia Woolf dans Une chambre à soi1, on peut se demander : à quel âge ont-elles commencé la danse ? Aimaient-elles danser ? Comment organisaient-elles leurs journées ? Comment se nourrissaient-elles ? À quoi ressemblaient leurs maisons, leurs lieux de travail ? Comment vivaient-elles leurs tournées ? Comment construisaient-elles leurs interprétations ? Comment répétaient-elles ? Comment conciliaient-elles vie privée et vie professionnelle ?

4 Il ne s’agit pas de dire que telle ou telle artiste oubliée est meilleure que telle ou tel autre reconnu-e, mais de comprendre pourquoi elle a été retenue ou effacée par l’histoire – c’est-à-dire retenue ou effacée par ceux, plus souvent que celles, qui l’ont écrite ; de comprendre aussi ce que le travail et le parcours de cette artiste apprennent de l’histoire de la danse et que nous n’aurions pas su sans elle ; de mieux saisir l’espace qu’elle partageait avec les autres artistes, et ce que cela nous apprend aussi sur eux. Par ailleurs l’histoire des danseuses est susceptible d’apporter de nouveaux éléments à l’histoire des femmes et du genre, dans la mesure où cette catégorie socioprofessionnelle n’a jamais été prise en considération. Or les danseuses ont bien souvent entretenu des rapports différents aux définitions et aux normes sociales imposées aux autres femmes.

5 Travailler sur l’histoire des femmes dans la danse présente un certain nombre de difficultés. Certaines sont spécifiques à cet art et à son caractère éphémère, qui rend toute approche de la réalité des corps dansants difficile et, même dans le meilleur des cas, inexacte ; d’autres sont inhérentes à toute recherche sur les femmes. La question des sources cumule les obstacles des deux domaines. Les danseuses ont tout d’abord peu écrit. Parfois par manque d’instruction et de culture de l’écrit (beaucoup d’entre elles étaient d’origine populaire), toutefois, et c’est là une hypothèse qui reste à éprouver, il semble bien que, du moins celles qui sont arrivées à une reconnaissance, étaient mieux instruites que la plupart des femmes de même origine. Souvent par manque d’audace : celles qui écrivent, comme Berthe Bernay ou Laure Fonta à la fin du XIXe siècle, prennent le soin de s’excuser de leur audace et de leurs faibles capacités ; certes il s’agit d’un procédé rhétorique aussi utilisé par certains hommes, mais beaucoup moins, et peu au XIXe. Par manque de temps, car, que ce soit à l’époque moderne ou au XIXe siècle, les danseuses ont déployé une activité étonnante, les amenant à cumuler les emplois, à beaucoup voyager, pour survivre et aussi pour demeurer dans la mémoire du public. Quand elles ont écrit, elles ont peu été éditées (on attend toujours la publication des mémoires de Marie Taglioni), leurs archives ont rarement été conservées, par les familles – l’origine populaire de la plupart d’entre elles accroît le phénomène – ou par les institutions (tant la rareté des autographes des

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danseuses du XVIIIe siècle que l’effacement de Louise Stichel des archives de l’Opéra en témoignent). Enfin, rares sont les chercheuses/chercheurs qui s’y sont intéressé-e-s. Les données administratives concernant les femmes sont aussi plus difficiles à trouver que celles des hommes : elles n’effectuaient pas de service militaire, ne votaient pas, étaient rarement propriétaires ; elles perdaient leur nom en se mariant, et parfois le nom de scène brouille davantage les pistes. Les danseuses ont également eu souvent moins le souci de laisser des traces et de bâtir une œuvre que leurs homologues masculins.

6 Une autre difficulté consiste à ne pas tomber dans le piège dénoncé par Arlette Farge, qui a souligné la nécessité de sortir de l’opposition entre une vision « misérabiliste » et une vision « triomphaliste » des femmes dans l’histoire, qui découle d’une projection anachronique dans le passé et d’une fascination qui piège les historiennes dans les représentations2. Un certain nombre d’approches n’échappent pas à ce piège, qui présentent tantôt les danseuses du passé comme triomphantes, jouissant de privilèges implicitement jugés exorbitants, tantôt comme victimes, prostituées, jouets des fantasmes masculins, prisonnières d’une esthétique totalement aliénante. Les deux visions reflètent des représentations dualistes biaisées, amplifiées par l’histoire. Nous pouvons reprendre les propos d’Arlette Farge, mettant en garde les chercheuses contre ces biais, en remplaçant le mot « texte » par, au choix, « corps » ou « danse » : « Le besoin de faire connaître ce qui s’est écrit sur les femmes, et de convaincre du sort qui dans ce cadre leur a été imparti l’emporte sur l’analyse, provoquant de curieux effets de redoublement et en vient à faire oublier à leurs auteurs qu’il est nécessaire de se poser d’autres questions sur les textes, les formes du discours, sur sa réception, la périodisation de ses ressemblances et de ses différences, sa fonction sociale et politique. Un peu comme si happées par un miroir, les auteurs en devenaient les prisonnières et répétaient à l’infini, par un jeu d’échos subtils, ce qui déjà avait été dit, sans parvenir à s’attacher à ce que les textes fabriquent comme écart, transgression ou même indifférence à ce qu’ils construisent ou défont dans les espaces sociaux d’une époque3. »

7 Dans la réalité, les danseuses ne méritent ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. « Il n’est pas d’histoire possible qui ne repose sur l’affirmation de l’historicité des expériences des femmes et celle des rapports sociaux de sexe4 » rappelle Françoise Thébaut. C’est en se rapprochant de leur expérience, expérience des corps d’abord (il s’agit de danse), en la comparant à celle d’autres corps, qu’on peut évaluer de façon dialectique la situation. Se pencher sur l’histoire des danseuses consiste à les replacer comme actrices à la fois de leur temps et de leur art, d’un point de vue diachronique et synchronique. La professionnalisation de la danse et son exercice comme profession pour les femmes – interprète, compositrice/chorégraphe ou enseignante – sont à considérer dans le cadre des problématiques concernant l’émancipation dans la perspective du genre. Pour cela, il est nécessaire d’intégrer une approche interdisciplinaire qui tienne compte tout autant de la sociologie du travail des danseuses et des danseurs à différentes époques, de leur cadre de vie, du contexte historique, mais aussi de la spécificité de la pratique de la danse : le corps et sa mise en jeu dans le mouvement, la maîtrise de l’espace, la présence scénique, le travail et l’incarnation d’un imaginaire. Partout et à toutes les époques, la pratique de la danse implique à la fois des contraintes sociales et esthétiques, mais simultanément des marges de liberté et des opportunités ou des stratégies d’émancipation.

8 Ce faisant, non seulement de nouvelles données sont mises à jour, mais de nouvelles questions sont soulevées. Une autre histoire se fait jour, qui bouleverse nos habitudes

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de pensées, les valeurs et les catégories (entre les lieux et les styles de spectacles légitimes ou non), les généalogies présentées en termes de ruptures et de surgissement. Enfin, les façons de faire l’histoire, depuis la constitution de la mémoire jusqu’à son écriture sont questionnées : le genre nous amène à (re)penser l’historiographie.

Perspectives genrées sur les femmes dans l’histoire de la danse

9 La périodisation que nous avons choisie pour notre projet s’étend de la professionnalisation des danseuses à la fin du XVIIIe siècle, à la fin du long XIXe siècle. Bien que les articles soient présentés en ordre chronologique, une lecture transversale et thématique peut être fructueuse, afin d’établir des connexions diachroniques, de souligner les continuités et les discontinuités de l’histoire. En effet, les sources à disposition ne sont pas les mêmes pour chaque période historique : pour le XVIIIe siècle nous pouvons compter sur un certain nombre de danses notées mais très peu d’autographes des danseuses, contrairement au XIXe siècle. Et il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour que la photographie nous fasse connaître les visages et les attitudes corporelles des danseuses avec un certain réalisme.

10 Les partitions chorégraphiques du XVIIIe siècle en notation Beauchamp-Feuillet qui citent en titre une danseuse singulière constituent le corpus de l’article de Dóra Kiss qui ouvre le numéro. L’approche analytique et comparative permet de faire émerger de ces partitions la figure de Marie Thérèse Perdou de Subligny (1666-1736) comme celle d’une danseuse novatrice et polyvalente. Mettre la matière chorégraphique au centre de la recherche en danse permet à la fois de dresser un portrait et de questionner la prétendue véracité de la figure représentée.

11 L’article de Bianca Maurmayr cherche à retracer le profil professionnel et artistique de Marie-Catherine Guyot, danseuse de l’Académie Royale de Musique, active dans la première moitié du XVIIIe siècle, afin de comprendre la position de cette danseuse professionnelle dans l’environnement culturel de son époque. Par l’analyse de plusieurs types de sources et par l’expérience de l’interprétation des danses attribuées à Guyot, Bianca Maurmayr émet en particulier des hypothèses sur la construction d’une éventuelle technique féminine et d’un imaginaire lié à la figure de la femme sur la scène de l’époque.

12 Entre l’analyse des sources de la danse baroque et des pratiques de la création contemporaine, la conversation complice entre la danseuse et chorégraphe Béatrice Massin et la danseuse et historienne Marina Nordera prend en considération les éléments chorégraphiques, les catégories esthétiques et les normes corporelles par lesquels, dans le passé comme aujourd’hui, se définit la différence des sexes dans la danse.

13 En relation avec les deux études de cas et l’entretien précédents, la contribution de Marina Nordera propose des pistes de réflexion sur l’affirmation du statut professionnel et sur la construction des représentations de la danseuse au travers de la danse en solo, pendant la première moitié du XVIIIe siècle. En examinant les pratiques en solo, les rituels de passage dans la carrière d’une soliste et les modalités d’imprégnation et d’appropriation des modèles de créativité féminine, l’objectif de cette étude est d’identifier les jalons d’un processus qui contribue à faire de la danseuse

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soliste une figure paradigmatique de l’histoire du et plus largement de la culture européenne à partir du XIXe siècle.

14 Mais le ballet au XIXe siècle n’est pas seulement le règne de la ballerine offerte au regard désirant et soumise à la domination masculine, bien que l’historiographie lui consacre traditionnellement une place de premier plan dans ce rôle. Partant de la réception du ballet de , Gemma (1854), dans la presse parisienne, Vannina Olivesi s’interroge sur la façon dont cette danseuse a pu investir une fonction très généralement réservée aux hommes, la chorégraphie, et la façon dont la presse parisienne a fait écho à son travail. En filigrane, elle pose la question du statut des chorégraphes et de la danse au XIXe siècle, et invite à poursuivre des recherches en ce domaine.

15 L’histoire de la danse ne se cantonne pas à celle du ballet, ni à celle de l’Opéra de Paris. Partant de l’exemple de Marguerite Badel, dite Rigolboche, danseuse de cancan sous le Second Empire, Camille Paillet interroge à la fois la construction des identités de ces danseuses célébrées, mais stigmatisées, au travers des récits de contemporains, mais aussi de leurs propres récits, et la construction d’un espace mythique, celui du cancan et de ses actrices et acteurs.

16 Claudia Jeschke nous invite aussi à découvrir un autre « récit de soi », au travers des mémoires de Margitta Roséri. S’appuyant sur des sources peu connues, elle questionne la façon dont la danseuse construit sa propre image, éclaire son quotidien, nous livre ses réflexions sur la danse, et la façon dont l’artiste et ses idées s’inscrivent dans la constitution des pensées et des savoirs sur la danse de l’époque.

17 La seconde moitié du XIXe siècle voit le déploiement de nouveaux médias largement diffusés, presse et revues, photographies, cartes postales, qui vont devenir des partenaires incontournables dans la constitution des carrières des danseuses. Patrizia Veroli nous invite à considérer cette culture visuelle et à nous questionner sur la façon dont certaines artistes ont pu tout à la fois utiliser ces ressources pour asseoir leur renommée et tenter de contrôler leur image.

18 L’effacement quasi-total de celle qui fut, avec Mariquita, la plus célèbre maîtresse de ballet de la Belle-Époque, confirme le poids de ces nouveaux médias : Madame Stichel fait partie des danseuses qui se sont soigneusement tenues à l’écart des miroirs déformants tendus par la presse. En revenant sur l’enquête qui lui a permis de retracer la carrière de cette artiste, Hélène Marquié s’attache à déployer les questions que différents indices récoltés ont générées. Certaines, comme celle des droits d’auteurs et de la reconnaissance des chorégraphes, ou des stratégies vis-à-vis de la presse, font écho à d’autres articles de ce numéro.

19 C’est en particulier le cas avec l’article en forme d’entretien donné par Thierry Malandain au sujet de Mariquita, qui, au travers de l’évocation du travail d’une artiste mise au ban des histoires malgré sa notoriété, montre les biais et les idéologies invisibilisées d’une histoire de la danse légitimée par celles et ceux-là même qui l’ont écrite. Cet entretien montre aussi que la recherche sur l’histoire, loin d’être un exercice intellectuel figé et réservé, est une démarche vivante qui s’inscrit dans des pratiques contemporaines, dans, et hors, des lieux institutionnels.

20 Au début des années 1920, l’effervescence artistique au sein de l’Opéra de Paris est marquée par l’esthétique novatrice de certaines interprètes, issues d’une classe d’eurythmique dalcrozienne voulue par le directeur Jacques Rouché, et fréquentée

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principalement par des danseuses. Grâce à l’étude d’un corpus inédit de lettres rédigées par ces danseuses, Lynn Garafola retrace les activités performatives et pédagogiques impulsées par cette brève, mais intense, expérience novatrice. Contestée par le conservatisme du public et de la critique, la classe sera fermée en 1924, mais les danseuses qui l’auront fréquentée porteront les marques de cette expérience dans leurs carrières singulières.

21 Une carrière singulière est sans doute celle de Ludmilla Chiriaeff (1924-1996), considérée comme la pionnière de la danse classique au Québec et étudiée ici par Marie Beaulieu. Le désir de survie, d’intégration et de reconnaissance, à la base des motivations de la danseuse, transparaît au travers d’une représentation d’elle-même construite dans l’objectif de mieux intégrer le marché du travail dans un Québec à l’aube de son affirmation nationale.

Vers d’autres perspectives ouvertes par le genre dans la recherche en danse

22 En lien avec les articles qui constituent le dossier thématique jusqu’ici décrit, un groupe d’articles est intégré dans ce numéro 3, afin de présenter d’autres perspectives ouvertes par le genre dans la recherche en danse.

23 À partir de l’analyse de sa pratique professionnelle, Betty Lefevre tente de questionner la force des stéréotypes et les valeurs différentielles attachés à la figure de la « danseuse ». Elle montre comment la prégnance de catégorisations binaires entretenue par les discours et par les pratiques à l’université, reflète et participe d’un même système socioculturel de maintien des rapports de pouvoir entre les sexes.

24 Ces catégorisations binaires sont actives dans l’institutionnalisation de l’enseignement de la danse contemporaine. Marie-Ananda Gilavert étudie l’Examen d’Aptitude Technique en danse contemporaine, dont l’obtention permet de commencer la formation pour devenir professeur-e de danse. La variation dansée évaluée par cet examen est différenciée selon les sexes. En interprétant des variations « fille » ou « garçon », les femmes et les hommes apprennent, développent et transmettent deux manières de se mouvoir, de danser, construites selon des normes de genre stéréotypées.

25 Les deux derniers articles explorent les masculinités en danse et les discours qui y sont associés. Ramsay Burt étudie les intersections entre les discours normatifs sur genre, « race » et sexualité, à travers l’analyse de deux versions d’une pièce de danse contemporaine à succès, Troy Game de Robert North : la production originale présentée à Londres à partir de 1974 et sa reprise en 1979 aux États-Unis.

26 Enfin les outils de l’enquête ethnographique déployés par Aurélie Marchand sont mis au service d’un processus de création qui vient confronter les représentations collectives du masculin à la singularité des parcours des artistes impliqués. Dans un dispositif scénique qui met en scène l’ethnographe et les artistes, la danse est comprise à la fois comme un outil de façonnage des corps sexués mais aussi comme un vecteur de subversion.

27 Ce numéro 3 de Recherches en danse vise donc à ouvrir un champ de recherches, où le genre constitue un outil épistémologique pour repenser l’histoire officielle de la danse et, en amont, son historiographie, c’est-à-dire les conditions de sa construction et de

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son écriture. Ce faisant, il souhaite apporter un point de vue encore peu mobilisé sur l’histoire des femmes et du genre. Enfin, il démontre l’importance et la nécessité d’articuler le travail d’archives et de réflexion avec le travail et les réflexions des praticien-ne-s de la danse, afin de permettre et d’accompagner l’émergence de nouvelles problématiques dans la recherche historique en danse et, au-delà, dans les arts vivants.

NOTES

1. WOOLF Virginia, Une chambre à soi [1929], traduction de Clara Malraux, Paris, Denoël-Gonthier, 1951. 2. FARGE Arlette, « Pratiques et effets de l’histoire des femmes », in Michelle PERROT (dir.), Une histoire des femmes est-elle possible ?, Paris, Marseille, Rivages, 1984, pp. 17-35. 3. Ibid., p. 31. 4. THÉBAUD Françoise, Écrire l’histoire des femmes et du genre, 2e édition revue et commentée de Écrire l’histoire des femmes, Lyon, ENS éditions, 2007, p. 52.

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Les partitions chorégraphiques citant Marie-Thérèse Subligny : sources d’hypothèses pour un portrait

Dóra Kiss

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ».

1 Marie Thérèse Perdou de Subligny est la fille d’un homme de théâtre – auteur, et peut- être comédien – qui pourrait avoir été « avocat au Parlement de Paris1 ». Née en 1666 et décédée en 1736, Subligny aurait succédé à son père sur les planches ; elle est d’ascendance honorable. Elle a certainement contribué à mettre un terme à l’exclusivité masculine du danseur interprète en paraissant dès 1690 sur la prestigieuse scène de l’Opéra2, où on peut l’admirer jusqu’en 17053. Elle y succède à La Fontaine (v. 1655 - v. 1738), en véritable pionnière (la suite le démontre), et y précède Marie- Catherine Guyot et Françoise Prévost. Elle y est soliste et partenaire du célèbre danseur et chorégraphe Claude Balon4.

2 Selon l’historienne Nathalie Lecomte, elle est interprète avant tout en France, dans des œuvres opératiques signées par Jean-Baptiste Lully, André Campra, André Cardinal Destouches et Jean Ferry Rebel. Elle est par ailleurs engagée en Angleterre durant la saison 1702-17035. Elle est aussi l’interprète féminine la mieux payée de l’Académie royale de musique en 17046. Enfin, des quatre danseuses citées plus haut, elle est la première à être mentionnée dans le titre de partitions chorégraphiques en notation Beauchamp-Feuillet (« Mlle Subligny »), où le nom de « M lle Fontaine », ceux de « M lle Guyot » (parfois orthographié différemment) et de « Mlle Prevost » ne sont mentionnés

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que plus tard. À cet égard, elle initierait une filiation de figures féminines. En outre, son nom bénéficie d’une visibilité hors du commun à l’intérieur du corpus des partitions chorégraphiques7.

« Mlle Subligny » : une figure de référence

3 La valeur documentaire du corpus des partitions chorégraphiques est à relativiser en tant que moyen de faire le portrait d’une personnalité. Puisqu’en aval de leur publication, les partitions chorégraphiques sont destinées à être réappropriées, elles ne sont pas reliées restrictivement à un ou une interprète. Les partitions chorégraphiques citant le nom d’un danseur ou d’une danseuse sont donc dignes d’intérêt en tant que moyen d’accès à une figure de référence que plusieurs personnes physiques se réapproprient. Cette figure, appelée ici ‘la danseuse’, renvoie à Subligny. Elle allie le rôle et l’interprète, la figure scénique, la personnalité incorporée, et la corporéité projetée dans le texte chorégraphique8.

Cadres éditoriaux

4 Les différentes occurrences des partitions chorégraphiques mentionnant « Mlle Subligny » sont réparties dans trois cadres éditoriaux9. Le premier est précédé d’un avertissement au lecteur qui précise que la pièce a été initialement dansée au Ballet des fragments de Lully par Subligny et Balon 10. Il comporte uniquement la partition chorégraphique intitulée « l’Allemande », mais l’imprimé la classe parmi les danses de bal. « L’Allemande » fait ainsi partie des partitions qui brouillent les catégories de danses de bal (sans mention de contexte de présentation) et danses de théâtre (référées à des œuvres opératiques). Le second recueil contenant des pièces citant Subligny est publié en 1704. Il rassemble trente-cinq partitions chorégraphiques dont la composition est attribuée à Pécour. La majorité des pièces destinées à « Mlle Subligny » s’y trouvent. Il est frappant d’observer que ce nom est systématiquement associé à celui de « Mr Balon » lorsqu’elle danse dans un duo (mixte) – elle ne paraît pas dans un seul duo au côté d’une autre femme11. Autrement dit, le recueil de 1704 semble mettre en avant non pas Mlle Subligny, mais le couple que forment « Mlle Subligny » et « Mr Balon » 12. Enfin, le troisième cadre éditorial date d’environ 1713, et seuls deux titres font figurer « Mlle Subligny ». La plupart des pièces de ce recueil citent « M lle Guyot ». Cependant, la place dédiée à ces deux pièces est significative. La première mention du nom « Mlle Subligny » apparaît dans le titre de la quatrième pièce du recueil. Cette pièce, « Entrée pour un homme et une femme […] », est la première qui se réfère explicitement à un répertoire musical d’opéra. Autrement dit, le couple d’illustres interprètes ouvre la partie la plus prestigieuse du recueil. Puis, la « Passacaille d’Armide […] », ce solo référé à Subligny, conclut la partie du recueil dévolue au répertoire féminin, qui précède celle qui est consacrée aux interprètes masculins. Étant donné la plus grande virtuosité des partitions chorégraphiques dévolues aux hommes par rapport à celles qui sont écrites pour des femmes, la haute qualité du recueil dû au notateur Gaudrau, et, enfin, la position de la passacaille qui cite « Mlle Subligny », il ne paraît pas abusif d’avancer que cette partition se situe au sommet du répertoire solo féminin de la belle dance, tel qu’il est publié en France.

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5 Qu’en est-il de la place conférée à son partenaire dans le corpus des partitions chorégraphiques en notation Beauchamp-Feuillet ? Dans les deux catalogues actuels dévolus à ce corpus, « Balon » est retenu comme nom de danseur pour les partitions en duo qui citent également Subligny13. Ils considèrent par ailleurs que « Mr Balon » ou « Mr Ballon » renvoie à la fonction de « chorégraphe » – terme anachronique (qui au XVIIIe siècle désigne celui qui note une danse et non un créateur de ballet) employé dans les deux catalogues pour désigner la fonction de compositeur de ballet. Selon le décompte de Little et Marsh (repris plus tard par Lancelot), Balon en serait le quatrième le plus cité. Pécour serait le troisième (120 pièces, soit plus du tiers du corpus), Feuillet le quatrième (38 pièces), L’Abbé le cinquième (27 pièces), et Balon et Issac occuperaient ensemble la sixième place. J’utilise le conditionnel pour marquer que ces décomptes ne sont pas étayés dans les catalogues. En effet, il paraît discutable que les noms renvoient plutôt à la fonction de danseur, ou plutôt à celle de compositeur de ballet.

« Mlle Subligny » partenaire

6 Le nom « Mlle Subligny » se trouve au côté de « Mr Balon » dans les titres de neuf duos mixtes en notation Beauchamp-Feuillet et dans la préface à « L’Allemande »14. Les partitions dédiées aux deux interprètes sont majoritairement des entrées insérées dans des opéras, ce qui pourrait signifier qu’ils représentent souvent des personnages.

7 Selon le catalogue de Little et Marsh, les dix pièces citant « Mlle Subligny » et « M r Balon » sont conservées dans vingt-trois documents en notation Beauchamp-Feuillet. L’« Entrée et la Passacaille de Persée », l’« Entrée d’Hésione » et l’« Entrée de Thézée » ne sont imprimées qu’à une reprise. L’« Entrée d’Aretuse », l’« Entrée d’Omphale » et l’« Entrée Espagnole » sont imprimées à deux reprises. Mais « l'Allemande », après la parution originale de 1702, est reproduite sept fois fidèlement à l’original, puis trois fois avec modifications. Cette dernière pièce est ainsi actuellement préservée sur onze supports manuscrits ou imprimés, en comptant l’apparition primaire. Ce fait est exceptionnel : le corpus des pièces chorégraphiques compte en effet une écrasante majorité de deux cent vingt pièces présentes en une unique occurrence, tandis que seules deux pièces y apparaissent plus de onze fois, respectivement à treize et quinze reprises. « L’Allemande » figure ainsi parmi les trois pièces les plus représentées dans le corpus des partitions chorégraphiques actuellement identifié.

8 Dans l’un des traités de Rameau, elle est par ailleurs citée quatre fois, cédant de peu le pas à la plus fameuse des danses, l’« Aimable vainqueur », mentionnée six fois15. Appartenant au répertoire de référence, elle y fait néanmoins figure d’exception, car ses interprètes sont cités. Elle est également intéressante précisément parce qu’elle donne lieu à trois variantes, ce qui laisse deux hypothèses ouvertes : ces transformations peuvent être le fait de Balon et Subligny, qui auraient pris des libertés par rapport à une trame chorégraphique, dès la création de la pièce. Ou alors, au contraire, elles peuvent être dues aux notateurs, qui pourraient s’être réapproprié la pièce et en donner leur propre version. Dans les deux cas, la partition démontre que Balon et Subligny sont situés dans le corpus comme les catalyseurs d’innovations chorégraphiques : ils sont soit eux-mêmes inventeurs (et leurs inventions sont retranscrites), soit les inspirateurs d’inventions (les notateurs pourraient en être les auteurs). En somme, tandis que le compositeur Balon supplanterait l’interprète, à en

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croire le nombre de citations de « Mlle Subligny » dans le corpus des partitions chorégraphiques en notation Beauchamp-Feuillet, la figure de soliste de “la danseuse” disparaît derrière celle de la partenaire.

Analyse du corpus des partitions solo et singularité de “la danseuse”

9 Les titres des solos renvoyant à Subligny correspondent majoritairement à d’autres formes que les titres des duos16. Et les partitions citant « Mlle Subligny » sont très nombreuses comparativement aux partitions citant d’autres interprètes, excepté « Mlle Guyot ». La soliste se différencie-t-elle des autres danseuses, par exemple par la façon dont le lexique la représente sur un plan kinésique17 ? Un des topos de toute danseuse du XVIIIe siècle, du point de vue technique, est la modération de sa danse. J’ai fait l’hypothèse que cette qualité est mesurable grâce à l’étude des proportions relatives des pas non répertoriés (qui ne sont pas décrits dans les sources) et des mesures chorégraphiques complexes (comportant deux à trois pas, au lieu d’un seul, ce qui est la solution la plus courante). À partir de cette hypothèse, j’ai étudié la proportion des pas répertoriés et non répertoriés, et des mesures simples (ne comportant qu’un ou deux pas) et complexes (en comportant davantage). Or le résultat de l’étude des pièces solo citant « Mlle Subligny » ne révèle pas d’écart significatif dans le nombre de pas non répertoriés, qui reste modeste et semble conforter le topos de la modération technique et de banalité du lexique chorégraphique18. En revanche, les proportions des mesures chorégraphiques complexes varient énormément dans ce corpus. Alors que les deux Passacailles (d’Armide et de Scylla) ne comptent que 5 % de mesures chorégraphiques complexes et la « Gigue » 18 %, l’« Entrée Espagnole » en compte 100 %19.

10 Ainsi, l’analyse du lexique des pièces mentionnant « Mlle Subligny » ne place pas “la danseuse” radicalement du côté de la simplicité ou de la technicité exacerbée. Au contraire, étant donné les écarts de proportion de pas non répertoriés et de mesures chorégraphiques complexes d’une danse à l’autre, “la danseuse” semble jouer parfois dans le registre de la danse normée, et parfois dans celui d’une danse qui excède la norme, par exemple par la complexité des pas. Cela dit, les résultats de l’analyse des partitions dédiées à « Mlle Subligny » montrent qu’elles deviennent de plus en plus complexes durant la période de leur publication. “La danseuse” est ainsi en constante évolution.

11 En cherchant à établir un corpus de comparaison pour situer et vérifier la pertinence de ces résultats, il apparaît que “la danseuse” excelle plus que tout autre par sa polyvalence. Dans ses solos, elle investit en effet aussi bien la passacaille qui, dans le corpus des partitions chorégraphiques, est un caractère réservé aux femmes, que la loure, un caractère au contraire majoritairement destiné aux hommes20. Elle s’illustre dans des pièces constamment rapides (comme la gigue) et des pièces à l’énergie beaucoup plus variée (comme les passacailles). Il en résulte qu’il n’a pas été possible de trouver des partitions chorégraphiques commensurables. Cependant, certaines partitions chorégraphiques se sont imposées pour l’établissement d’un corpus de comparaison, en particulier celles qui sont écrites sur la même musique que les pièces mentionnant « Mlle Subligny ». D’autres partitions ont été retenues pour leur caractère musical et chorégraphique au moins partiellement analogue à ceux des partitions se servant de la référence à Subligny21.

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Dans « Entrée Espagnol de M. Feuillet », la moitié des mesures chorégraphiques comptent deux pas, puis dix-sept mesures comptent trois pas et quatre mesures comptent quatre pas.

12 Les deux partitions de comparaison masculines de caractères, identiques aux partitions solos faisant figurer « Mlle Subligny » en titre, comportent une proportion élevée de pas non répertoriés et de mesures chorégraphiques complexes. Comparativement aux danseurs, “la danseuse” ferait finalement modérément appel à un lexique de pas originaux et complexes. Il n’est pas exclu, cela dit, que cette apparente simplicité lui réserve un espace interprétatif, par exemple pour le travail du haut du corps, ou pour des ornements qui ne seraient pas destinés aux lectrices de ses partitions.

13 La comparaison apporte une autre information : les deux partitions chorégraphiques écrites ultérieurement sur un même air déjà utilisé pour des partitions chorégraphiques renvoyant à Subligny comportent un lexique plus élevé que celui de la partition initiale ; elles semblent avoir été retravaillées à partir de la première version. Il est clair par exemple que l’« Entrée Espagnol de M. Feuillet » ornemente la pièce citant préalablement « Mlle Subligny ». Une telle partition pourrait montrer que “la danseuse” initie un renouvellement et un enrichissement du langage chorégraphique, qui se prolongent ensuite dans des réalisations chorégraphiques qui ne lui sont plus référées explicitement.

Féminité de “la danseuse” et ouvertures de jambe

14 La consultation de documents iconographiques représentant des danseuses ne permet pas de constater cette complexité du lexique. En revanche, il semble qu’une posture y occupe une place privilégiée : l’ouverture de jambe, qui consiste à être en équilibre sur la demi-pointe d’un pied, avec une jambe en l’air, étendue soit sur le côté à la seconde position, soit quelque part entre la quatrième devant et la seconde position.

15 L’ouverture de jambe s’inscrit de deux manières dans la syntaxe chorégraphique des partitions en notation Beauchamp-Feuillet. J’appellerai « ouverture finale » celle qui se fait en fin de mesure musicale, et « ouverture passagère » celle qui se fait au contraire dans le courant d’une mesure. Cette dernière est beaucoup moins accentuée puisque le mouvement ne s’y suspend pas. L’analyse de la partition chorégraphique référée à Subligny intitulée l’« Entrée espagnole » me laisse croire que l’ouverture de jambe, en

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particulier finale, pourrait être la signature de la figuration de “la danseuse”. Les représentations picturales d’autres danseuses me font penser qu’elle se confond sur ce point avec l’idéal des interprètes féminines. Mais l’analyse d’une seule partition chorégraphique ne saurait permettre de tirer des conclusions. L’étude comparative des partitions mentionnant Subligny montre d’abord que les proportions d’ouvertures de jambe des différentes partitions chorégraphiques ne sont pas identiques. Ensuite, la proportion des ouvertures finales est plus élevée que celle des ouvertures passagères dans l’ensemble du corpus citant « Mlle Subligny »22. Le corpus masculin de comparaison permet d’observer au contraire que l’ouverture passagère, moins accentuée mais aussi plus ornementale, est très représentée dans les soli dédiés à des interprètes masculins alors que l’ouverture finale l’est remarquablement peu23. Cela dit, à en croire la confrontation des résultats du corpus se référant à Subligny avec un corpus de comparaison dédié à une interprète nommée en titre, le corpus masculin de comparaison semble à peine plus marqué par l’usage de l’ouverture de jambe passagère alors que le corpus féminin l’est très peu24. Est-ce à dire que le nom « Mlle Subligny » est une référence, ou au contraire qu’il est prétexte à véhiculer une norme largement partagée ? Cette question ne trouve pas de réponse ici. Lui en chercher une a permis néanmoins de noter que la « Passacaille of Armide » due à L’Abbé se termine par une ouverture de jambe. Placée à cet endroit cette posture manifeste de la virtuosité des interprètes : elle nécessite un très bon équilibre. Sachant que la partition de la « Passacaille d’Armide » fait le portrait de “la danseuse” entre autres par le biais d’une proportion relativement élevée d’ouvertures de jambes en fin de phrase, et étant donné qu’avec la musicologue Judith Schwartz, j’admets que la version de L’Abbé est directement liée à une prestation de Subligny en Angleterre, durant la saison 1702-1703, alors il est possible que la dernière pose qu’adoptent les deux interprètes de la version anglaise soit une sorte d’allusion à “la danseuse”. Ce pas permettrait implicitement de s’y référer. Si tel est le cas, il pourrait être considéré a posteriori que “la danseuse” est à l’origine de tout un processus à l’issue duquel l’ouverture de jambe est devenue l’emblème de la figure féminine de la danseuse25.

Interprète ou créatrice ?

16 Au XVIIIe siècle, “la danseuse”, cette figure qui renvoie à Subligny, est en retrait en tant que soliste par rapport à “la danseuse” en tant que partenaire du nommé « Mr Balon ». De plus, ce dernier est mentionné beaucoup plus souvent que « Mlle Subligny » aussi bien dans les traités, dans les dictionnaires, que dans le corpus des partitions en notation Beauchamp-Feuillet. Ainsi, “la danseuse” n’est pas mise en avant par le simple fait que les femmes sont reconnues dans le champ de la danse, puisqu’elles le sont en réalité moins que les hommes.

17 Néanmoins, « Mlle Subligny » est l’un des deux noms d’interprètes les plus cités dans les partitions, hommes et femmes confondus. Elle ne semble pas pour autant se différencier de ses contemporaines : elle ne véhicule pas explicitement d’identité artistique singulière à en croire le corpus de comparaison citant des noms femmes. Pourquoi alors citer si souvent « Mlle Subligny » ? Deux hypothèses restent ouvertes. Il n’est pas exclu que le succès éditorial des partitions qui contiennent son nom s’explique par l’importance accordée à Subligny sur la scène artistique. “La danseuse” pourrait aussi être une figure facilement érigée en modèle pour les femmes de la haute société qui sont les destinataires privilégiées de certains projets éditoriaux relatifs à la

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belle dance. En effet, son origine est honorable et sa danse ne pèche pas par excès technique. En somme, la figure de “la danseuse” pourrait construire une typologie de l’interprète féminine de la danse qui se caractériserait entre autres par la modération de sa virtuosité26.

18 L’étude du lexique et de la proportion des pas non répertoriés comme des pas complexes permet néanmoins d’avancer que Subligny est, au XVIIIe siècle, une interprète audacieuse à sa manière. Non seulement elle sait imposer sa présence (féminine) sur scène, au côté des plus reconnus des danseurs, mais elle fait évoluer sa propre technique de jambes au cours de la période où des partitions se référant à elle sont publiées. De plus, la technique des interprètes masculins ou féminins qui lui succèdent évolue encore, à en croire la version masculine de la « Loure espagnole » et la version en duo de la « Passacaille d’Armide ». Les partitions qui lui sont référées pourraient avoir inspiré ces réalisations ultérieures, plus complexes.

19 Enfin, les honoraires que Subligny reçoit pourraient aussi être ceux d’une personnalité qui s’implique et s’expose bien au-delà de ce qui est apparent dans le corpus des partitions chorégraphiques. Peut-être a-t-elle été maître à danser ou compositrice de ballet ? En dépit de l’aspect séduisant de cette dernière hypothèse, je ne peux la retenir à ce stade de ma recherche, faute de pouvoir l’étayer. Je gage que d’autres prendront le relai.

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NOTES

1. RAMEAU Pierre, Le Maître à danser […] [1725], New York, Broude Brothers, 1967, « Préface », p. XIV ; voir également PARFAICT Claude, Dictionnaire des théâtres de Paris […], Paris, Lambert, 1756, tome V, article « Subligny ». 2. Voir DU FAYL Ezvar, Académie nationale de musique 1671-1877 […], Paris, Tresse, 1878, article « Subligny ». 3. Pour l’année de ses débuts sur la scène de l’opéra, voir DU FAYL Ezvar, Académie nationale de musique, article « Subligny » : « une des premières danseuses qui ont paru à l’Opéra (1690). Elle se faisait remarquer, dit Castil Blaze pour sa danse noble et gracieuse ». Pour la date de la fin de sa carrière, voir LECOMTE Nathalie, « The Female Ballet Troupe of the from 1700 to 1725 », in BROOKS Lynn (dir.), Women’s Work : Making Dance in Europe before 1800, Madison, Wisconsin, University of Wisconsin Press, 2007, p. 113. 4. Voir RAMEAU, Le Maître à danser, op. cit., « Préface », pp. xiv-xv.

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5. Voir LECOMTE Nathalie, « Subligny, Marie Thérèse Perdou de » in LE MOAL Philippe (dir.), Dictionnaire de la danse, Paris, Larousse, 2008. 6. Voir LECOMTE Nathalie, « Danseuses and danseurs at the Opéra de Paris (1700-25) according to the cast lists in the libretto-programs » in FRANCO Susanne et NORDERA Marina, Dance Discourses. Keywords in dance research, London & New York, Routledge, 2007, p. 143. 7. Le seul nom cité davantage que « Mlle Subligny » est « Mlle Guyot », qui figure dans les titres de quatre solos et de douze duos. 8. Pour une problématisation parallèle du phénomène de l’anecdote, voir MARCHAND Sophie, « Anecdotes dramatiques et historiographie du théâtre au XVIIIe siècle », in MARTIN Roxane, NORDERA Marina (dir.), Les Arts de la scènes à l’épreuve de l’histoire : Les objets et les méthodes de l’historiographie des spectacles produits sur la scène française (1635-1906), Paris, Champion, 2011, pp. 127‑137 ; p. 135. 9. PECOUR Guillaume Louis, L’Allemande dance nouvelle de la composition de Monsr. Pecour Pentionnaire des menus plaisirs du Roy […]. 1702, F – Po/Rés. 841 (5) ; PECOUR Guillaume Louis, Recüeil de dances contenant un tres grand nombres, des meillieures entrées de ballet de mr. Pecour […], Paris, chez le Sieur Feuillet, 1704. F – Po/C 853 ; PECOUR, Guillaume Louis, Novueau recëuil De Dance de Bal et celle de Ballet contenant un tres grand nombres des meillieures entreés de ballet de la Composition De Mr. Pecour […], Paris, Gaudrau, v.1713, F – Pn/Rés. Vm7 381. 10. GLON Marie, « Les “danses gravées” du XVIIe siècle, ou la mobilité des frontières des arts de la scène », in MARTIN Roxane, NORDERA Marina (dir.), Les Arts de la scènes à l’épreuve de l’histoire : Les objets et les méthodes de l’hisoriographie des spectacles produits sur la scène française (1635-1906), Paris, Champion, 2011 ; p. 254. 11. Dans Le Maître à Danser, Rameau affirme quant à lui que Balon a été le partenaire de « Guillot » avant d’être celui de Prévost. Voir RAMEAU, Le Maître à danser, op. cit., « Préface », p. xv. 12. Rameau attribue à une autre danseuse, non mentionnée dans le corpus des partitions chorégraphiques, danse des pas de deux « particuliers ». Voir RAMEAU, Le Maître à danser, « Préface », p. xvii : « Mademoiselle Menese qui presque toûjours unie avec Marcel pour danser les pas de deux dans un genre particulier, ne manque jamais d’embellir le spectacle, et d’attirer les applaudissemens du public. » 13. LANCELOT Francine (dir.), La Belle dance : catalogue raisonné fait en l’an 1995, Paris, Van Dieren, 1996 ; LITTLE Meredith Ellis, MARSH Carol, La Danse noble, an inventory of dances and sources, Williamstown, New York, Nabburg, Broude Brothers, 1992. 14. Pour une présentation de cette notation, voir par exemple LANCELOT Francine, « Écriture de la danse le système Feuillet », Ethnologie française, n.s. 1, no 1 (1971), pp. 25-50, ou encore KISS Dóra, La saisie du mouvement : de l’écriture et de la lecture des sources de la belle danse, Thèse de doctorat, sous la direction d’Étienne DARBELLAY, codirectrices Guillemette BOLENS et Marina NORDERA, université de Genève et université de Nice Sophia Antipolis, 2013, chapitre 2. 15. RAMEAU, Le Maître à danser, mentionne et renseigne l’allemande à la p. 175 et à la p. 176 : « l’Allemande où il s’en fait plusieurs de suite, il n’y faudroit pas d’opposition […]. ». 16. « Passacaille pour une femme Dancée par M.lle Subligny à l’Opera de Scilla » (1704) ; « Entrée Espagnolle pour une femme. Dancée par M.lle Subligny au Ballet de l’Europe galante » (1704) ; « Gigue pour une femme Dancée par M.lle Subligny en Angleterre » (1704) ; « Passacaille pour une femme dancée par M.lle Subligny en Angleterre de l’opera darmide » (v. 1713). La dernière pièce a fait l’objet d’un article s’attardant sur les structures musicales et chorégraphiques : SCHWARTZ Judith L., « The Passacaille in Lully’s “Armide” : Phrase Structure in the Choreography and the Music », Early Music, 26, no 2, mai 1998, pp. 300-320. 17. Pour la définition de kinésique à laquelle je me réfère voir BOLENS Guillemette, « Les événements kinésiques dans le cinéma burlesque de Buster Keaton et de Jacques Tati », Studia philosophica, n° 69, 2010 ; p. 144 : « J’entends par kinésie la perception motrice et par kinesthésie la sensation motrice. En tant que sensation, la kinesthésie n’est pas communicable à autrui. La

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kinésie, par contre, est une perception chez autrui ou soi-même de mouvements en fonction de paramètre visuomoteurs, traduits en des données communicables, telles que l’amplitude, l’extension, la vitesse d’un geste, etc. » 18. L’ « Entrée Espagnole » et la « Passacaille de Scylla » comptent 13 % de mesures comportant des pas non répertoriés, la « Gigue » 19 % et la « Passacaille d’Armide » 23 %. 19. Quatre mesures chorégraphiques de l’ « Entrée espagnole » et trois mesures chorégraphiques de la « Passacaille de Scylla » comportent trois pas. 20. La catégorisation des caractères présentée dans les catalogues du corpus des partitions chorégraphiques est cependant discutable. En effet, selon Little et Marsh, « Entrée espagnole » n’est pas une loure. Seule onze partitions sont retenues dans cette catégorie, dont quatre pour couple mixte, et sept pour des interprètes masculins (hommes seuls ou duos d’hommes). « L’entrée espagnole », dont pourtant la ligne musicale est sous-titrée « loure », figure parmi les cinquante-neuf entrées répertoriées, dont 14, comme les loures, portent un chiffrage de mesure à 6/4. Parmi ces quatorze pièces, six sont destinées à des couples, quatre à un ou deux hommes (deux pour hommes seuls et deux pour duos), et quatre à des femmes (trois pour femmes seules et un pour duo), ce qui dans le contexte du corpus, en général, est une proportion élevée. 21. Le corpus de comparaison est composé des partitions suivantes, qui citent des noms d’hommes : « Entrée de M.r Ballon » in ANONYME, [Recueil factice rés. 817], s.l., s.d., Paris, Bibliothèque nationale, fol. 15-18 ; « Entrée Espagnol de M.r feuiller » in ANONYME, idem, fol. 39-42, et des partitions suivantes, qui citent des noms de femmes : « Guige de m.r feüillet » in ANONYME, ibid., fol. 33-36v et « Passacaille of Armide by Mrs. Elford & Mrs Santlow », in L’ABBÉ Antony, op. cit., pp. 7-16. 22. Les proportions des ouvertures finales vont de 17 % (« Passacaille de Scylla ») à 30 % (« Entrée espagnole ») en passant par 17 % (« Gigue ») et 20 % (« Passacaille d’Armide ») ce qui fait une proportion moyenne de 21,3 %. Les proportions des ouvertures passagères vont de 0 % (« Gigue ») à 30 % (« Entrée espagnole ») en passant par 8 % (« Passacaille de Scylla ») et 21 % (« Passacaille d’Armide ») ce qui fait une proportion moyenne de 14,8 %. Une des mesures chorégraphiques de la « Passacaille de Scylla » et une des mesures chorégraphiques de la « Passacaille of Armide » de L’Abbé comportent deux ouvertures de jambe passagères. Pour les références des danses, voir note 22. 23. Dans le corpus de comparaison des danses d’homme constitué de trois pièces, la proportion d’ouvertures finales est en moyenne de 7 % (4 % pour l’ « Entrée de Mr. Ballon » ; 7 % pour la « Gigue » ; et 10 % pour l’ « Entrée Espagnol de M.r feuiller ») tandis que la proportion moyenne des ouvertures passagères est de 28,66 % (21 % pour la « Gigue » ; 25 % pour l’ « Entrée de Mr. Ballon » ; 40 % pour l’ « Entrée Espagnol de M.r feuiller ». Deux mesures chorégraphiques de l’ « Entrée Espagnol » comportent deux ouvertures passagères. Pour les références des danses, voir note 22. 24. La proportion moyenne des ouvertures finales est de 20, 5 % (16 % pour la « Passacaille of Armide » et 25 % pour la « Gigue de Mr. Feuillet ») et celle des ouvertures passagère de 14 % (13 % pour la « Passacaille of Armide » et 15 % pour la « Gigue de Mr. Feuillet »). Pour les références des danses, voir note 22. 25. Voir par exemple LANCRET Nicolas, Mademoiselle de Camargo Dancing, Wallace Collection, London. 26. TOMLINSON Kellom, Six Dances compos’d by Mr. Kellom Tomlinson, [Londres, n.d], épître dédicatoire, cité in GLON Marie, « “Learning to dance by Book”, Formes et enjeux d’un apprentissage solitaire des danses au XVIIIe siècle », LAUNAY Isabelle, PAGÈS Sylviane, Mémoires et histoire en danse, Paris, L’Harmattan, 2010. Il existe un exemple très tardif de publication destinée à favoriser la transmission de la danse par les femmes, qui laisse croire à une féminisation graduelle du domaine de la danse au cours du XVIIIe siècle. Voir MARTINET, Essai ou principes élémentaires de l’art de la danse […], Lausanne, Monnier et Jaquerod, 1797.

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RÉSUMÉS

Les partitions chorégraphiques en notation Beauchamp-Feuillet qui citent en titre « Mlle Subligny » constituent le corpus de cet article. L’approche analytique et comparative permet de faire émerger une certaine figure chorégraphique employée par Marie Thérèse Perdou de Subligny (1666-1736) : l’ouverture de jambe. Et c’est ainsi en qualité d’interprète et personnalité incarnée (et non pas constituée par l’Histoire) que Subligny est innovante. Principalement citée par les sources comme la partenaire de Claude Balon, « Mlle Subligny » est aussi mentionnée dans les partitions dédiées à une danseuse soliste. Or, au titre de soliste, la figure qui émerge de ces partitions semble avoir été celle d’une danseuse novatrice et polyvalente ; elle fait un usage progressif d’une technique virtuose des jambes. Elle use par ailleurs d’une posture attribuée aux danseuses les plus célèbres : l’ouverture de jambe. Mettre la matière chorégraphique au centre de la recherche en danse permet à la fois de dresser un portrait, et de questionner la prétendue véracité de la figure représentée. Car une partition chorégraphique qui comporte des noms d’interprètes peut être considérée comme un espace, non pas de description, mais de représentation d’une figure.

This article examines choreographic scores in Beauchamp-Feuillet notation which are dedicated to « Mlle Subligny ». An analytical and comparative approach to these archival sources reveals information about particular choreographic figures employed Marie Thérèse Perdou de Subligny (1666-1736): in particular the turnout of the legs. What these sources show is that both as an interpreter of choreography and as a physical person, Subligny was an innovator, this being something that is not conveyed in the historical record. Although chiefly mentioned in archival sources as the partner of Claude Balon, she is also mentioned as a soloist. And as a soloist, she seems to have been a pioneer of considerable versatility, and someone with virtuoso technique in the legs. Furthermore she employed positions attributed to other more famous dancers, namely turn out. To put choreographic material at the heart of the research process allows one to fill out a portrait of Subligny and at the same time challenge the supposed authenticity of existing historical accounts of her. Indeed a choreographic score which carries the name of the dancer who performed the material can perhaps be considered as a space that is not only descriptive but a representation of a danced self-portrait.

INDEX

Mots-clés : partition, féminité, figuration, soliste, Subligny (Marie-Thérèse de), notation Feuillet Keywords : score, femininity, figuration, soloist, Subligny (Marie-Thérèse de), Feuillet notation

AUTEUR

DÓRA KISS Dóra Kiss obtient un master ès Lettres en 2010 (littérature française) puis un doctorat en 2013 (cotutelle Université de Genève, Lettres/musicologie et université de Nice Sophia Antipolis, Arts/ danse) après avoir pratiqué la danse professionnellement. Boursière du Fonds national suisse de recherche (FNS), elle est rattachée à IreMus (Institut de recherche en musicologie sous la tutelle du CNRS), à Paris. Elle est lauréate du prix Jacques-Handschin de la Société suisse de musicologie pour sa thèse de doctorat. Elle est suppléante à la HEM (Haute école de musique de Genève).

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Marie-Catherine Guyot : une danseuse professionnelle du XVIIIe siècle, entre norme et invention

Bianca Maurmayr

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ».

1 En mai 2013, je suis invitée avec d’autres danseurs professionnels et amateurs à accompagner un ensemble musical par des danses de répertoire du XVIIIe siècle. Quelle n’est pas ma surprise quand je vois un des danseurs, Hubert Hazebroucq, exécuter l’« Entrée Seul pour une femme dancée par Mlle Guiot »1. Je m’étais déjà plongée dans l’étude de la personnalité artistique de Marie-Catherine Guyot, danseuse de l’Académie Royale de Musique active dans la première moitié du XVIIIe siècle et interprète présumée de cette danse. Les questionnements de genre conditionnaient donc déjà à un certain degré mon regard et mon approche corporelle à la belle dance. En outre, je connaissais assez bien la chorégraphie non seulement pour l’avoir lue et analysée, mais aussi pour l’avoir incorporée, et je ressentais une sorte d’incohérence entre la mémoire corporelle de mon exécution et la perception de celle du danseur. Sa qualité d’élévation conférait au solo un degré de tonicité et de tension musculaire qui n’appartenait ni à mon corps, ni à mon exécution : le danseur engageait de la puissance corporelle pour rechercher la verticalité et l’aplomb et il accentuait les appuis rythmiques par une énergie que je percevais comme saccadée ; je ressentais, par contre, la qualité plus fluide, plus aérienne, plus vaporeuse de cette danse dans ma propre interprétation. En principe, nos deux corps exécutaient la même danse, mais en laissant ressurgir une technique qui aurait pu être qualifiée comme masculine pour l’interprétation d’Hazebroucq et de féminine pour mon exécution.

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2 Cette anecdote me paraît paradigmatique pour une étude sur l’historiographie de la danse et le genre qui tient compte des aspects liés à l’interprétation. Concernant la belle dance, les historiens et les praticiens de ce style se posent la question de la relation entre genre et danse au moment où la femme fait son apparition sur scène et gagne le statut de danseuse professionnelle2 : le corps entraîné et spécialisé de la danseuse se construit-il en symétrie, en complémentarité ou en juxtaposition au corps masculin ? Existe-t-il une bipartition des rôles entre danseur et danseuse et à quels niveaux se joue-t-elle – social, économique, idéologique ou esthétique ? Pour essayer de répondre à ces questions, je vais m’appuyer sur l’étude de Marie-Catherine Guyot. Il s’agira de porter l’attention à son profil professionnel et artistique, en conjuguant l’analyse des critiques et des chroniques de l’époque, des distributions des rôles indiquées dans les livrets-programmes de ballet et d’opéra, et des partitions chorégraphiques en notation Beauchamp-Feuillet. La nature de ces témoignages est androcentrée : il s’agit de textes écrits par des hommes pour des hommes, imprégnés de la culture dominante de l’époque, structurés par une domination masculine. Tout en tenant compte de cette perspective, je vais chercher à retracer l’agentivité de Marie-Catherine Guyot, soit au niveau de l’intégration de cette idéologie dominante, soit au niveau des stratégies permettant d’acquérir des caractéristiques socialement et culturellement perçues comme masculines, à travers la composition chorégraphique.

Marie-Catherine Guyot : une esquisse biographique

« Guyot. (Mlle) Danseuse de l’Académie Royale de Musique, où elle débuta sur la fin de l’année 1705 à peu près vers le temps de la retraite de Mlle Subligny. Mlle Guyot étoit d’une très aimable figure, elle a passé pour une des premiéres danseuses de son temps. Elle fut obligée de se retirer à la clôture du Théatre en 1722 parce que son embonpoint ne lui permettoit plus d’exercer ses talens avec la méme facilité. Elle a été fort regretée3. » Ces quelques lignes sur l’activité de la danseuse Marie-Catherine Guyot sont représentatives du type de source que l’historien de la danse utilise pour traiter de la question des femmes interprètes du XVIIIe siècle : ce sont des sources écrites par des théoriciens hommes, qui véhiculent leur regard genré sur le corps, à la fois de femme et de danseuse. Comment peut-on alors faire la différence ? Comment savoir quand les sources parlent du corps de Guyot femme et quand elles parlent du corps de Guyot danseuse ? Les sources opèrent d’ailleurs une sélection des informations à transmettre et sont parfois incomplètes4 : elles privilégient généralement la vie professionnelle et les relations amoureuses, racontées sous forme romancée.

3 Danseuse de l’Académie Royale de Musique, Marie-Catherine Guyot fut active dès le début du XVIIIe siècle, jusqu’en 1722. Si la date de sa retraite est bien connue et avérée par les chroniques d’époque, ses débuts sont plus difficilement datables5. Ivor Guest donne la version la plus attestée, étalant la carrière de Guyot sur une vingtaine d’années, de 1705 à 17256. Il suit en ce sens presque littéralement la version qui nous est livrée par les frères Parfaict dans la citation en introduction à ce paragraphe. Cependant, le dictionnaire des frères Parfaict7 n’est pas complet et il contient plusieurs incohérences : certains artistes n’y apparaissent pas et les notices relatives aux artistes et aux opéras du deuxième quart du XVIIIe siècle sont plus détaillées que celles du XVIe et du XVIIe siècles, et du début du XVIIIe. La délimitation chronologique qu’ils donnent à l’activité de Marie-Catherine Guyot pourrait alors être questionnée. En outre, ils ne

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paraissent pas tenir compte de l’instabilité de l’orthographe de l’époque, raison pour laquelle le nom d’un-e même artiste pouvait subir des variations, soit entre les différentes éditions des livrets, soit à l’intérieur d’une même édition, d’un acte à l’autre8. C’est ce qui paraît se produire pour la danseuse qui fait l’objet de cette étude : elle est généralement nommée « Guyot », plus rarement « Guillot », et enfin « Guiot » dans les notations chorégraphiques publiées par Gaudrau en 17129. Soulignons aussi qu’une interprète au nom orthographié de « Guillet » apparaît dans les distributions de rôles données par les frères Parfaict en 1702, à l’occasion de la représentation de Tancrède, et disparaît le 20 octobre 1705 lors de la représentation de Philomèle, et cela à faveur de « Guyot ». Pourtant, un mois auparavant (le 11 septembre 1705), « Guillet » jouait le rôle d’un Amour et d’une Amazone dans une reprise du Triomphe de l’Amour. La proximité chronologique entre ces deux œuvres de 1705, ainsi que la ressemblance entre l’orthographe de « Guillet » et celle de « Guillot », amènent à supposer qu’il s’agit de la même danseuse. Nous pouvons néanmoins être face à un cas de paronymie10. Après son retrait de la scène en 1722, Guyot « changea bientôt de vocation11 » et rentra dans un couvent en 1725, sans pour autant avoir oublié de se faire attribuer une pension de 1000 livres12. Cette décision paraît laisser le public français déçu et peiné : dans le Mercure de France du mois d’avril 1722 nous lisons : « Le public trouve beaucoup à redire à la Dlle Guyot, qui vient de se retirer, avec une pension, après avoir brillé très longtemps dans les de l’Opéra. C’étoit une des plus excellentes Danseuses que l’on ait vu sur ce Théâtre. Elle joignit à beaucoup de noblesse des graces infinies13. » Si Jacques-Bernard Durey de Noinville14 et, bien plus tardivement, Nérée Desarbre 15 confirment cet appel de Guyot pour la religion, une anecdote vient nous suggérer qu’elle ne se retira pas exclusivement pour une question de foi, mais aussi pour une question de poids. Une lettre d’André Cardinal Destouches – compositeur actif à l’Académie Royale de Musique à la même époque que Guyot et très probablement faisant partie du réseau relationnel de la danseuse – informe Antoine de Grimaldi, protecteur et amant de la jeune femme, que : « Votre ancienne amie Mlle Guyot s’est retirée chargée de trop embonpoint, elle est plus méchante et plus laide qu’aucune de ce tripot [l’Académie], ainsi elle ne mérite nuls regrets16 ». Si nous ignorons les vraies motivations qui ont poussé Destouches à écrire de cette manière d’une collègue artiste, nous pouvons quand même remarquer l’androcentrisme de cette assertion : Guyot perd le charme qui la rendait objet de fascination lorsque son corps ne correspond plus aux canons de beauté requis sur la scène pour une danseuse. Cette assertion pousse alors à se questionner sur le critère de sélection et de célébrité des danseuses à l’Académie : est-ce qu’elles étaient choisies pour leurs qualités techniques, telles l’adaptation aux codes de la belle dance, la virtuosité et l’expressivité, ou est-ce qu’elles étaient plutôt choisies à partir de leur caractéristiques physiques, et de l’idéal de beauté et de séduction que leur corps surexposé incarnait ? Au-delà de la misogynie exprimée par Destouches, nous ignorons si le public français féminin partageait cette perspective culturelle sur le corps des danseuses. Il se peut que Guyot se soit retirée de bon gré des scènes, consciente que son corps n’était plus apte à exécuter les danses qui lui étaient proposées, et qu’elle n’était plus capable de représenter un idéal de femme partagé par son public, masculin comme féminin. Elle n’était plus une déesse de son temps.

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Le corps de la femme sur scène : une analyse au travers des mots des théoriciens

4 Pour essayer de comprendre cette relation conflictuelle entre corps idéalisé, corps entraîné et corps objet de la danseuse, je m’appuierai sur les écrits de Pierre Rameau, maître à danser et pédagogue de la danse du XVIIIe siècle bien connu. Il s’agit de comprendre par les mots d’un expert en danse ce que signifiait être danseuse au XVIIIe siècle, ou mieux, quels idéaux esthétiques devaient être atteints par la danseuse professionnelle grâce à sa technique, mais aussi quels enjeux d’exposabilité de son corps devait-elle accepter et traverser. En décrivant les « rares talens » de « l’illustre Mademoiselle Prevost », la partenaire habituelle de Guyot et peut-être aussi la danseuse qui la surclassa par beauté et virtuosité technique17, Pierre Rameau utilise l’expression « tant de grace, tant de justesse, tant de legereté, tant de prescision, qu’elle peut être regardée comme un prodige dans ce genre18 ». Les qualités que la danseuse devait véhiculer étaient donc la grâce de l’expression, la justesse d’exécution, la correcte gestion du poids, la conformité aux normes établies de la belle dance et à l’articulation entre interprétation dansée et musique. Nous pouvons supposer que si posséder ces qualités permettait à la danseuse d’ « être regardée comme un prodige » et d’être qualifiée d’excellence, ne pas les avoir, ou ne plus en disposer, signifiait en revanche perdre l’admiration et la bienveillance de la part du monde masculin.

5 Tout en étant référées à une danseuse particulière, ces qualités ne paraissent pourtant nous renseigner de façon plus précise, ni sur la technique de Françoise Prévost ni, par extension, sur la technique féminine du XVIIIe siècle. Décontextualisées, elles révèlent des qualités que la belle dance infère au corps dansant en général, et paraissent ainsi s’adapter aussi bien au corps féminin qu’au corps masculin. Il est donc probable que la différenciation entre la technique des hommes et celle des femmes s’opérait plutôt au niveau de l’emploi stylistique donné à ces qualités. Prenons l’exemple de l’ouverture de jambe, un pas qui paraît être représentatif de la technique féminine par sa récurrence dans les partitions chorégraphiques et dans les sources iconographiques qui représentent des danseuses. Les qualités citées paraissent se réaliser de manière différente dans les entrées de théâtre pour homme et dans celles pour femme contenues dans le Nouveau Recüeil de Gaudrau 19. L’homme applique la puissance musculaire et des jeux de force à l’habilité de gérer le poids sur une jambe (légèreté) : nonobstant la difficulté technique de la séquence en équilibre montrée dans la première illustration (suite de quatre ouvertures de la jambe gauche), les ornements et battus ne viennent pas gêner le placement du corps et la précision dans l’exécution des mouvements (justesse), ni l’élégance de l’interprétation (grâce). La deuxième illustration nous montre une ouverture de jambe rattachée à une pirouette entière sautée avec entrechat trois, suivie d’un rond de jambe en l’air. Malgré l’utilisation de la force musculaire, de la rapidité d’exécution et du défi à la gravité par le rajout d’ornements, le danseur préserve l’exactitude rythmique, l’aisance et l’aplomb, et ne montre pas la mécanique du mouvement ou l’effort, au risque de tomber dans l’outrance.

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III.1 Danse d’homme : Suite de quatre ouvertures de jambe

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Entrée de deux homme, p. 91.

III.2 Danse d’homme : Ouverture de jambe rattachée à une pirouette sautée avec entrechat trois suivie d’un rond de jambe en l’air

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Entrée de deux homme, p. 95.

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En analysant l’ouverture de jambe dans le corpus des danses de Guyot, une clarté d’écriture, et probablement d’exécution, paraît se profiler (Ill.3 : ouverture simple). Même lorsque l’ouverture est enrichie par quelques ornements (Ill.4 : une ouverture passagère, suivie d’un battement sur le coup-de-pied avant-arrière, et une ouverture finale passant par un rond de jambe), l’interprète est invitée à mettre en valeur l’action finale de la séquence, et à laisser émerger le mouvement de l’ouverture plutôt que les difficultés intermédiaires qui y ont amené ; le mouvement n’est plus rapide et saccadé, mais plutôt ample et suspendu. Il s’agit de donner du volume et de la respiration à l’équilibre, tout en faisant attention à amortir la descente au sol.

III.3 Danse de femme : Ouverture simple

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Entrée pour une femme Seul, p. 78.

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Ill.4 : Danse de femme : Ouverture complexe constituée d’une ouverture passagère, suivie d’un battement sur le coup-de-pied avant-arrière et une ouverture finale passant par un rond de jambe

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Entrée pour une femme Seul, p. 67.

Ces exemples suggèrent qu’en 1712 le degré de difficulté technique donné par les ornementations porte les qualités de grâce, de justesse, de légèreté et de précision à se manifester de manière différente chez l’homme et chez la femme. La différence semble résulter de la liberté à se propulser dans l’espace, les sauts étant l’apanage des hommes, alors que l’élévation réside dans les équilibres suspendus chez la danseuse. La danseuse – ici incarnée dans la personne de Guyot – exprime ces qualités par des danses moyennement difficiles, riches en balancés et en équilibres suspendus. Le danseur cherche en revanche à maintenir les qualités du corps selon les normes de la belle dance, tout en développant la technique et en atteignant les plus hauts sommets de virtuosité, par des entrechats, des cabrioles et des battus. Ce faisant, le danseur professionnel sur la scène se distingue du danseur noble au bal et établit un écart entre le vocabulaire codifié courant propre au répertoire des danses sociales et la technique théâtrale, riche en innovations, en ornements et en expérimentations, dont il semble être l’interprète privilégié. Cette possibilité d’expérimentation paraît être garantie précisément par la danseuse. Trait d’union entre « le haut » et « le bas de l’échelle20 » du répertoire théâtral, la technique de la danseuse représente sur scène un lien visible entre la nouvelle danse théâtrale (les solos féminins peuvent atteindre des moments de virtuosité remarquable) et les premières définitions de la belle dance (les duos mixtes ou pour deux femmes proposent des compositions de difficulté très variable, allant du très simple au complexe).

6 Il serait alors intéressant de comprendre si le public du XVIIIe siècle continuait à se référer au corps masculin, modèle sur lequel la belle dance s’était construite depuis l’instauration de l’Académie, ou commençait à imiter un modèle féminin. La seule

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indication sur la réception du public donnée par Rameau paraît ne concerner que le regard masculin. Rameau nous explique que les danseuses arrivèrent à « enchanter les yeux avides qui [les] regardent, & [à] attirer les suffrages de tous les cœurs » ; aussi, elles « contribuerent beaucoup à la magnificence du spectacle21 ». Ce texte suggère que les goûts ont évolué et que la mise en scène nécessite des présences féminines, fait qui est confirmé par la rapidité avec laquelle les danseuses remplacent les danseurs travestis dans les rôles de nymphes, de bacchantes, de dryades ou de grâces22. Cette première comparaison entre les techniques d’homme et de femme, et les explications données par Rameau, suggèrent qu’au cours du XVIIIe siècle la danseuse vient se placer aux côtés du danseur en tant que modèle corporel proposant une technique proche de la danse noble exécutée au bal et adaptée à une certaine typologie de personnages.

La danseuse Guyot à travers la loupe de la notation chorégraphique

7 Si, au XVIIIe siècle, le corps de la danseuse représente la norme de la belle dance, celle-ci a-t-elle une part active dans la création chorégraphique ? La notation Beauchamp- Feuillet est un outil fondamental pour pouvoir retrouver des qualités corporelles dans l’étude des danseuses du XVIIIe siècle. Dóra Kiss a déjà présenté les intérêts et les limites de ce type de source : la notation ne peut pas nous suggérer l’interprétation réelle donnée par le/la danseur/danseuse, ni les mouvements du haut du corps, et il est difficile de faire le partage entre les interventions du maître à danser, du chorégraphe, du notateur et de l’interprète. Cependant, une analyse quantitative et qualitative de la notation peut aider à formuler des hypothèses qui ne tiennent pas exclusivement compte de l’exécution mécanique des pas, mais qui cherchent l’intention d’un choix chorégraphique, soit au niveau de la composition ou de l’expressivité, soit au niveau du degré de difficulté technique qu’un-e interprète savait atteindre23. Cette analyse ne peut pas se passer de l’expérimentation des danses, c’est-à-dire de leur apprentissage par la lecture et de leur incorporation en studio de danse. C’est au travers de l’expérimentation de l’écriture chorégraphique et musicale et des choix stylistiques opérés que j’arrive aux possibilités interprétatives énoncées ici.

8 Les danses attribuées à Guyot sont toutes contenues dans la deuxième partie du Nouveau Recüeil De dance de Bal et celle de Ballet de composition de Guillaume Louis Pécour et notées et éditées par Michel Gaudrau24. Guyot y est nommée seize fois sur un total de vingt-neuf chorégraphies. De ces seize chorégraphies, sept sont pour un homme et une femme, dont cinq dansées avec David Dumoulin, cinq sont pour deux femmes, exécutées avec Françoise Prévost, et quatre sont des solos. Un balayage rapide des notations montre que Marie-Catherine Guyot devait être une danseuse douée pour la rapidité d’exécution : à quelques exceptions près, les danses sont généralement courtes (cinquante mesures en moyenne) et soutenues, avec une prédilection pour le deux temps ternaires en 6/4 et en 6/8, et ont un caractère léger, pétillant et vif, plutôt que dramatique et lyrique. Une analyse quantitative plus fine montre quatre types de pas récurrents : le contretemps de gavotte battu en tournant, le contretemps de gavotte battu à la quatrième position devant derrière, souvent suivi de deux chassés ou couplé avec un assemblé (ce qui lui confère une dynamique de pas de gavotte), le pas de bourrée en présence et le pas de gigue. Les deux premiers pas me suggèrent que Guyot ne craignait pas d’ornementer les pas de base (i. e. le contretemps

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de gavotte) par des battements sur le coup de pied ou par des changements de direction, et cela dans la rapidité. Un autre exemple de ce processus de composition est donné par le jeté, moins présent, qui est souvent battu. Le pas de bourrée en présence et le pas de gigue sont des pas composés (trois prises d’appui) qui contiennent un plié suivi d’un relevé, conférant au pas une dynamique que je perçois comme ondoyante. Pour éviter l’affaissement du poids lors du plié, et une perte de légèreté consécutive, je suis portée à considérer le plié comme un passage, utile pour la prise d’appui en rélevé qui suit. J’ai donc tendance à en réduire la valeur rythmique à la levée du deuxième temps. Par cette interprétation musicale les danses à deux temps et à deux temps ternaire acquièrent une ornementation rythmique irrégulière.

9 Une autre qualité technique intéressante à étudier est celle du tour : les pirouettes entières apparaissent seulement dans quatre danses. Néanmoins trois d’entre elles sont des entrées seules, et une contient deux pirouettes entières sur un appui : la première pirouette se termine avec un rond de jambe en l’air, ce qui augmente la difficulté dans l’amorti du pas, et elle est presque immédiatement suivie par une deuxième pirouette, un seul coupé battu venant se caler entre les deux tours entiers (III. 5). À l’expérimentation de cette séquence, je me rends compte de l’importance de mon centre de gravité et de l’alignement entre les trois sphères-masses du corps ; je présume donc l’habilité de Guyot à maintenir l’aplomb, même dans des équilibres difficiles.

III.5 Répertoire Guyot : Deux pirouettes entières intercalées par un coupé battu

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Entrée pour une femme Seul, p. 73.

10 L’analyse des danses du répertoire de Guyot laisse aussi apparaître la récurrence de pas et de séquences qui ne sont pas des évolutions ou des dérivations des pas de base de la

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belle dance, mais paraissent plutôt être des innovations du vocabulaire. Certaines de ces innovations reviennent avec une certaine régularité, ce qui laisse pressentir que la danseuse Guyot a contribué au contenu chorégraphique de ses danses25. Cette hypothèse est soutenue par une analyse des solos, les danses qui exposent le mieux les talents de Guyot : si l’espace n’y est pas construit de façon très inventive, jouant presque exclusivement sur des déplacements en avançant, en reculant, ou de côté, les phrases sont en revanche très denses et créatives.

11 Une première innovation est visible aux mesures 6 et 7 de l’ « Entrée pour une femme Seul dancée par Mlle Guiot a lopera d’athis26 » : il s’agit d’un temps levé en promenade avec la jambe libre placée dans une demi attitude derrière. C’est un pas qui revient dans quatre autres danses27, mais jamais noté de la sorte : la première codification de l’écriture donnée dans cette entrée arrive avec l’Abbrégé de la Nouvelle Méthode de Pierre Rameau, en 1725, treize ans après la publication de ces notations, et il est nommé « pirouette sautée28 ». Si nous ne pouvons pas attribuer l’invention de ce pas à Guyot – il pourrait être également une invention du notateur de la chorégraphie ou compositeur de la danse – nous pouvons néanmoins remarquer que la danse théâtrale féminine avait dû aussi participer activement à l’évolution du style et de l’écriture de la belle dance.

III.6 Répertoire Guyot : Pirouettes sautées

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Entrée pour une femme Seul, p. 67.

Aux mesures 20 et 21 de la même partition nous trouvons d’ailleurs une deuxième combinaison de pas particulière : il s’agit d’une séquence sautée que Rameau appelle « fleuret sauté en dernier29 ». À la succession de trois pas en élevé propre au fleuret s’intercale ici un saut, nommé « sauter à cloche-pied30 », entre la deuxième et la

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troisième prise d’appui. Pendant le saut, la jambe libre vient se rapprocher à la malléole externe de la jambe d’appui avec un frappé soudain et vif.

III.7 Répertoire Guyot : Deux fleurets sautés en dernier

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Entrée pour une femme Seul, p. 78.

Le fleuret sauté en dernier est aussi visible dans la « Gigue pour une femme Seul dancée par Mlle Guiot a lopera de tancrede31 » aux mesures 30 et 31, ce qui pourrait indiquer une particularité de style de cette danseuse, ou un leitmotiv qui la rendait reconnaissable. Cette hypothèse serait d’autant plus justifiée que dans les deux cas la séquence est suivie par un entrechat et un changement.

12 Dans la Gigue, les mesures 34 à 37 représentent également une séquence innovante, que je n’ai pas retrouvée dans d’autres danses pour femme du recueil. Guyot joue avec des changements d’appui rapides : les huit pas de cette séquence demandent en effet de jongler entre des pliés et des relevés sur un seul appui, des battus, et des sautés à cloche-pied, sur le rythme de la gigue, une danse qui se joue vite.

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III.8 Répertoire Guyot : Suite rapide de changements d’appui, contenant des pas caractéristiques de Guyot tels le contretemps en quatrième position battu avant arrière et le sauter à cloche-pied

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Gigue pour une femme seul, p. 76.

13 Un réaménagement intéressant porte en revanche à se questionner sur l’étendue du répertoire de Guyot. La danse la plus atypique dans le corpus des partitions est l’ « Entrée Seul pour une femme dancée par Mlle Guiot32 » : il s’agit d’une sarabande, la seule danse à trois temps parmi les partitions chorégraphiques attribuées à Guyot. Cependant, c’est une sarabande atypique, sans le caractère grave et lent qui est communément attribué à ce type de danse, en faveur d’une composition plus légère ; ceci permet à la danseuse de privilégier les pas sautés sur les pas glissés plus typiques de cette forme de danse33. La sarabande de Guyot contient pourtant 13 mesures sautées, sur un total de 35, avec, entre autres, trois assemblés et deux changements en tournant en tant que pas pirouettés, deux jetés chassés, et six contretemps dont deux battus à la quatrième position. Le type de saut ici utilisé me suggère que Guyot a voulu intégrer et imposer des pas, non seulement qu’elle se savait très bien exécuter, mais aussi qui étaient caractéristiques de son style, dans une danse qui ne reflétait pas d’emblée sa personnalité artistique.

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Ill.9 : Répertoire Guyot : Contretemps en quatrième position battu avant arrière suivi d’un assemblé en tournant et de deux changements, insérés dans une sarabande

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France, RES-V-1639, Entrée Seul pour une femme, p. 68.

Si ces exemples ne montrent qu’une faible partie des capacités techniques de Guyot, ils révèlent des possibilités d’interprétation et d’intervention de l’artiste sur la composition des danses, et témoignent par conséquent de la malléabilité de la matière chorégraphique.

14 À travers l’analyse des mots des théoriciens, de l’exécution et de l’interprétation des danses de Marie-Catherine Guyot, je constate que la danse professionnelle féminine du XVIIIe siècle s’incarnait dans une corporéité spécifique. Il ne s’agissait peut-être pas d’un corps virtuose, énergétique et puissant, celui des interprètes masculins, mais d’un corps en voie de réalisation, en puissance. D’une part, le corps de la danseuse se place aux côtés du corps masculin en tant que modèle pour le danseur noble : il matérialise l’ancrage de la technique théâtrale dans le répertoire de bal et permet au public de se confronter à la danse scénique. D’autre part, la danseuse atteint rapidement une technique de grande qualité et révèle la capacité créatrice de la belle dance, au travers des innovations du vocabulaire qu’elle véhicule. Ainsi, certaines artistes comme Guyot parviennent à rivaliser avec les vedettes masculines, à accéder à la notoriété et à contribuer par leur interprétation à la composition des danses théâtrales.

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BIBLIOGRAPHIE

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LECOMTE Nathalie, « Ballerine e ballerini dell’Opéra di Parigi (1700-1725) secondo le distribuzioni dei libretti-programma », in FRANCO Susanne, NORDERA Marina (dir.), I discorsi della danza, parole chiave per una metodologia della ricerca, Torino, UTET, 2007, Coll « Tracce di Tersicore », pp. 141-168.

TESSIER André, « Correspondance d’André Cardinal des Touches et du Prince Antoine Ier de Monaco (1709-1731) », in La Revue musicale, n° 8, Paris, Éditions de la nouvelle revue française, 1926, pp. 97-114.

WHITELY-BAUGUESS Paige, « An Eighteenth Century Dance Reconstruction : Performance by Mlle. Guyot », in Dance Notation Journal 5, n° 1, 1987, pp. 11-24.

WHITELY-BAUGUESS Paige, « The search for Mademoiselle Guyot », in Proceedings of the Eleventh Annual Conference , Society of Dance History Scholars, Riverside, CA, SDHS, 1988, pp. 32-67.

NOTES

1. PECOUR Guillaume Louis, Nouveau Recüeil de Dance de Bal et de Ballet contenant un tres grand nombre des meilleures entrées de ballet de la Composition de Mr. Pecour, Deuxième Partie, Paris, Gaudrau, pp. 67-68, F – Pn/Rés. Vm7 381. 2. Voir FOSTER Susan Leigh, Choreography and Narrative. Ballet’s Staging of Story and Desire, Bloomington Indianapolis, Indiana University Press, 1996 ; « Parole chiave : Femminile/Maschile. Tema : La danza teatrale del XVIII secolo », in FRANCO Susanne, NORDERA Marina (dir.), I discorsi della danza. Parole chiave per una metodologia della ricerca, Torino, Utet, 2007, pp. 115-226. 3. PARFAICT François et Claude, Dictionnaire des Théatres de Paris, Contenant toutes les Piéces qui ont été représentées jusqu’à présent sur les différents Théátres François, & sur celui de l’Académie Royale de Musique..., Tome III, Paris, Lambert, 1756, p. 55. 4. Pour ce qui concerne l’étude de Marie-Catherine Guyot, ni Théodore de Lajarte (Bibliothèque musicale du Théâtre de l’Opéra : catalogue historique, chronologique, anecdotique... rédigé par Théodore de Lajarte, Paris, Librairie des bibliophiles, 1878), ni Arthur Pougin (Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des Arts qui s’y rattachent, Paris, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1885) ne la citent parmi les représentants de la vie artistique parisienne du XVIIIe siècle. 5. Prud’homme ne décrit que la fin de sa carrière, qu’il renvoie à l’année 1725, année où Guyot décida de rentrer dans un couvent ; Lillian Moore écrit que Louis Dupré débute sa carrière en 1714, dans un duo avec Guyot pour Télémaque ; Spire Pitou fait remonter les débuts de Guyot à 1689. Pour plus d’information, je renvoie à l’article de WHITLEY-BAUGUESS, « The search for Mademoiselle Guyot », in Proceedings of the Eleventh Annual Conference, Society of Dance History Scholars, Riverside, CA, SDHS, 1988, pp. 32-67. 6. GUEST Ivor, The Paris Opéra Ballet [1976], Hampshire, Dance Books, 2006, p. 136. 7. C’est le cas de Françoise Prévost, partenaire habituelle de Marie-Catherine Guyot. 8. LECOMTE Nathalie, « Ballerine e ballerini dell’Opéra di Parigi (1700-1725) secondo le distribuzioni dei libretti-programma », in FRANCO Susanne, NORDERA Marina (dir.), op. cit., p. 144. 9. L’orthographe « Guyot » a été privilégié pour la rédaction de cet article en raison de sa récurrence : elle apparaît régulièrement dans les livrets d’opéra et est utilisée par les frères Parfaict pour la rédaction de la notice relative à cette danseuse ; elle a donc été adoptée par l’historiographie. 10. Il faut rajouter une dernière ambiguïté concernant la graphie du nom de la danseuse qui fait l’objet de cette étude : un certain Jean-Baptiste Guyot fait son apparition sur la scène de l’Académie à la même époque que Marie-Catherine, et plus précisément entre 1697 et 1722.

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Malheureusement, les Parfaict ne lui dédient aucun article et nous ne connaissons aucune notation chorégraphique qui lui soit attribuée. 11. DESARBRE Nérée, Deux Siècles à l’Opéra (1669-1868), Chronique anecdotique, artistique, excentrique, pittoresque et galante, Paris, E. Dentu Éditeur, 1868, p. 114. 12. Pour plus d’information sur les salaires des danseuses, voir : LECOMTE Nathalie, « The Female Ballet Troupe of the Paris Opera from 1700 to 1725 » in MATLUCK BROOKS Lynn (dir.), Women’s work, Making Dance in Europe Before 1800, Madison Wis., University of Wisconsin Press, 2007, pp. 115-116. 13. Le Mercure d’avril 1722, Paris, chez Guillaume Cavelier, Guillaume Cavelier fils, Noël Pissot, 1722, p. 119. 14. DUREY DE NOINVILLE Jacques-Bernard, Histoire du Théatre de l’Opéra en France depuis l’établissement de l’Académie Royale de Musique jusqu’à présent, Tome II, Paris, chez Jospeh Barbou, 1753, p. 71. 15. Voir DESARBRE Nérée, op. cit., p 114. 16. Cité in TESSIER André, « Correspondance d’André Cardinal des Touches et du Prince Antoine Ier de Monaco (1709-1731) », in La Revue musicale, n° 8, Paris, Éditions de la nouvelle revue française, 1926, p. 110. Nous soulignons. 17. Il serait intéressant d’enquêter davantage sur ce binôme féminin, et de comprendre la part de complicité que les cercles sociaux féminins construisaient en opposition à la culture dominante masculine, mais aussi la part de rivalité entre deux danseuses, également requises sur scène et désirées, donc fort probablement en compétition. 18. RAMEAU Pierre, Le maître à danser, qui enseigne la manière de faire tous les différens pas de danse dans toute la régularité de l’art, et de conduire les bras à chaque pas, Paris, Jean Villette, 1725, p. XVI. 19. PECOUR Guillaume Louis, op. cit. 20. Voir LANCELOT Francine (dir.), La belle dance : catalogue raisonné fait en l’an 1995, Paris, Van Dieren, 1996, pp. XIV-XV. 21. RAMEAU Pierre, op. cit., p. XIV. 22. LECOMTE Nathalie, « Ballerine e ballerini dell’Opéra di Parigi (1700-1725) secondo le distribuzioni dei libretti- programma », in FRANCO Susanne, NORDERA Marina (dir.), op. cit., p. 166. 23. Voir COLONNA Deda Cristina, « The demoiselle behind the score : a tentative technical portraits of M.lle Guyot as she appears in the choreographies bearing her name in the Pécour- Gaudrau collection », in 2. Rothenfelser Tanzsymposion : vom Schäferidyll zur Revolution. Europäische Tanzkultur im 18. Jahrhundert, Fa-Gisis, Friburg, 2008, pp. 18-39 ; KISS Dóra, La Saisie du mouvement : de l’écriture et de la lecture des sources de la belle danse, Thèse de doctorat, sous la direction d’Étienne Darbellay, codirectrices Guillemette Bolens et Marina Nordera, Universités de Genève et de Nice Sophia Antipolis, 2013. 24. PECOUR Guillaume Louis, op. cit., pp. 5-78. 25. Voir WHITELY-BAUGUESS Paige « An Eighteenth Century Dance Reconstruction : Performance by Mlle. Guyot », in Dance Notation Journal, 5, n° 1, 1987, pp. 11-24. 26. PECOUR Guillaume Louis, op. cit., pp. 77-78. 27. Voir l’ « Entrée dun pastre et dune pastourelle dancée par Mr. F. Dumoulin et M.lle Guiot au feste venitienne » (pp. 17-19), la jambe libre étant ici devant, la « 2me Entree des festes vénitienne dancée par les memes » (pp. 20-22), l’ « Entrée de deux Bacchantes dancée par Mlle proust et Mlle Guiot a lopera de philomelle » (pp. 61-63), et l’ « Entrée de deux femme dancée par Mlle proust et Mlle Guiot au feste vénitienne » (pp. 64-66). 28. RAMEAU Pierre, Abbregé de la Nouvelle Méthode dans l’art d’écrire et de traçer toutes sortes de danse de ville, Paris, chez l’Auteur, chez Boivin, chez M. Le Clerc, 1725, p. 92. 29. Ibid., p. 56. 30. Ibid., p. 64.

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31. PECOUR Guillaume Louis, op. cit., pp. 75-76. 32. Ibid., pp. 67-68. 33. Parmi les sauts, la sarabande utilise les contretemps de gavotte et de chaconne, et plus rarement les sissonnes et les chassés. Voir LANCELOT Francine, op. cit., pp. LII-LIII.

RÉSUMÉS

Cet article cherche à retracer le profil professionnel et artistique de Marie-Catherine Guyot, danseuse de l’Académie Royale de Musique, active dans la première moitié du XVIIIe siècle et protagoniste du Nouveau recüeil De dance de bal et celle de ballet composé par Pécour, édité par Michel Gaudrau en 1712. À partir de cette étude de cas, il s’agira de comprendre la position de cette danseuse professionnelle dans l’environnement culturel de l’époque : quel idéal corporel devait-elle transmettre, suivant les préceptes masculins ? Comment la technique de la belle dance et cet idéal se combinaient-ils ? La danseuse concevait-elle des stratégies pour sortir de l’optique androcentrée de la culture dominante, en prenant des décisions au niveau de la composition chorégraphique, par exemple ? Le présent article tente de comprendre le rôle de Guyot dans la construction d’une éventuelle technique féminine et d’un imaginaire lié à la figure de la femme sur la scène de l’époque.

This article deals with the artistic and professional portrait of Marie-Catherine Guyot, a female dancer who worked at the Académie Royale de Musique in the first half of 18th Century and who can be considered the protagonist of the Nouveau recüeil De dance de bal et celle de ballet, composed by Pécour and edited by Michel Gaudrau in 1712. This case study will help us in understanding the female ballet dancers’ position within the cultural environment of the period : which image of an ideal body, conceived by men, should female dancers transmit ? How did the belle dance technique combine to this model ? Did female dancers devise some strategies to get out of the adrocentered perspective of the dominant culture ? Did they take any decisions, on dance composition, for instance ? Results will show the personal role of Guyot in the construction of a female technique and of the imaginary related to the female dancer in the 18th century.

INDEX

Keywords : dancer, innovation, Guyot (Marie-Catherine), norm, notation Mots-clés : danseuse, innovation, Guyot (Marie-Catherine), norme, notation

AUTEUR

BIANCA MAURMAYR Bianca Maurmayr obtient un master en Théories et pratiques des arts, Études en danse à l’université de Nice Sophia Antipolis en 2012. Elle est actuellement inscrite en doctorat au Laboratoire CTEL de la même université, sous la direction de Marina Nordera, et elle bénéficie d’un contrat doctoral. Sa recherche porte sur les échanges culturels entre Paris et Venise au

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XVIIe siècle pour ce qui concerne la danse théâtrale. Elle a suivi un stage de formation auprès de la Fondazione Cini Onlus de Venise (2012) et du Centre national de la danse de Pantin (2011).

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La « belle dance » des genres : des notations anciennes à la création contemporaine Entretien

Béatrice Massin et Marina Nordera

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ».

Marina Nordera : En cohérence avec ton activité artistique qui nourrit la pratique et l’esthétique de la création contemporaine par les savoirs dansés du XVIIe et XVIIIe siècle, tu mobilises à la fois l’analyse des danses notées ou gravées en système Beauchamp-Feuillet et tes propres chorégraphies, sans solution de continuité1. En décrivant ton approche des sources, tu ne te définis, ni comme chercheuse, ni comme historienne, mais comme chorégraphe qui travaille la matière baroque pour pouvoir en jouer. Pour ma part, je souhaite inscrire notre dialogue dans la perspective offerte par l’histoire culturelle de la danse, tout en m’attachant à approfondir ce que l’analyse de ces matériaux apporte à l’historiographie de la danse et aux études de genre. Lors de la conférence dansée que nous avions réalisée ensemble au Centre national de la danse en novembre 2004, à l’occasion de l’exposition La Construction de la féminité dans la danse (XVe-XVIIIe siècle)2, nous avions commencé à déployer un regard choréologique sur les notations et les descriptions de certaines danses scéniques et de bal de l’époque moderne, afin de vérifier si dans le temps les rôles des femmes et des hommes étaient écrits différemment et si ces écritures présupposaient ou entraînent une perception différente du corps et de l’espace, ou bien du corps dans l’espace. Dans l’ouverture de cette conférence, tu soulignais très justement qu’il est difficile de parler de la place du corps féminin au bal et

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sur la scène sous le règne de Louis XIV, sans parler dans un premier temps du corps masculin, interprète privilégié de cet art. Peut-on reprendre le dialogue à partir de ce point ? Béatrice Massin : Lors de cette conférence il y a eu une prise de conscience de la danse au féminin. Il y avait eu précédemment le choc de la découverte du corps masculin lors des chorégraphies que j’ai crées pour le film « Le Roi danse » de Gérard Corbiau (2000). Voir la danse baroque avec une équipe d’hommes aussi importante a été pour moi une révélation. La chorégraphie que j’ai réglé à cette occasion sur la musique de la « Passacaille d’Armide », dansée par douze hommes, accumule une énergie que je pourrais définir comme masculine et donne à voir tout autre chose que la notation de la même danse attribuée à Mlle de Subligny3. Même si cela se déroulait sur une forme circulaire, avec des qualités assez douces ordinairement connotées aujourd’hui comme féminines, puisque Gérard Corbiau voulait voir les planètes autour du soleil. C’était une chorégraphie cosmique. Lors de ce tournage, j’ai alors compris la puissance de cette danse dans des corps d’hommes. Il s’agissait de ma propre chorégraphie, mais j’ai beaucoup lu de danses d’hommes, l’« Entrée d’Apollon », les « Folies d’Espagne », la « Sarabande » de Beauchamp, l’« Aimable vainqueur ». Très tôt, j’ai aimé comparer les danses composées sur une même musique dans leurs versions pour homme ou pour femme. Dans le cadre du spectacle « Bal à la cour » de Francine Lancelot4, j’avais travaillé avec Jean Christophe Boclé la « Chaconne de Phaëton », reprise ensuite dans le cadre de mon « Charpentier des ténèbres » (1994). Et pourtant, en tant qu’interprète, je n’ai jamais eu envie de m’approprier une danse d’homme, de la danser intégralement.

Marina Nordera : Pourquoi ? Béatrice Massin : La raison n’est pas liée à un manque de technique, mais plutôt à la question de savoir comment gérer cette déclinaison de la technique. La « Chaconne de Phaëton » pour femme a une pureté dans son écriture qui ouvre une porte à une interprétation, qui peut-être soit théâtrale, soit abstraite, comme nous avons fait dans « La Belle Dame ». Jouer sur sa musicalité en décidant de retarder des pas, de dynamiser des séquences, d’enchaîner de grands phrasés chorégraphiques et d’éviter le morcellement de la mesure me passionne. C’est cette matière que j’aime travailler et qui est mon langage de chorégraphe. Contrairement à Francine Lancelot qui aimait montrer la technique de cette danse, quand dans une partition de danse d’homme il s’agit d’exécuter des battus, des ronds de jambe et des tours en l’air, j’ai un peu l’impression que la technique devient la matière essentielle.

Marina Nordera : Tu veux dire que le solo d’homme limite l’espace de l’interprétation ? Béatrice Massin : Je le pense vraiment. Les danses pour homme sont d’une telle difficulté technique. Elles sont d’une grande précision dans l’écriture. L’unité de mesure musicale comprend un nombre important d’éléments dansés. Comment dépasser cette accumulation ? Il me semble que Bruno Benne, interprète de cette fameuse « Chaconne de Phaëton » dans « La Belle Dame » (2011), commence à apporter une réponse. La technique est si bien assimilée qu’il devient possible de la dépasser. Énorme travail pour un interprète, car la matière est très complexe. Ce qui est beau dans les solos d’hommes (un peu comme dans les gigues, les danses les plus véloces pour les femmes), ce sont les moments de rupture de rythme, les mesures de suspension qui apaisent, entre des mesures très actives. Notamment dans la « Chaconne de Phaëton » pour homme, il y a un moment où il n’y a plus que deux pas graves. Et ces deux pas glissés qui remplissent chacun une mesure, quand ils arrivent,

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calment tout, l’interprète et le regard du spectateur. Pour moi, ces plages sont intéressantes, car elles modifient le temps et permettent de dynamiser la suite.

Marina Nordera : Quand tu composes des danses pour les hommes, est-ce que tu restes sur cette idée de la technicité masculine ou bien réintègres-tu des éléments chorégraphiques que tu définis comme féminins ? Béatrice Massin : Cela dépend des interprètes et du contexte de la pièce. Par exemple, dans « D’ores et déjà », chorégraphié avec Nicolas Paul, pour les jeunes élèves masculins de l’École de l’Opéra de Paris en 2013, il y a une séquence que nous avons vraiment voulu très technique pour donner à voir ce qu’était la tradition de l’école française de danse, montrer l’historicité des battus, entrechats-quatre, entrechats-trois, tours en l’air. Pour le reste de la pièce, nous avons voulu rendre les jeunes interprètes sensibles à la relation musique-espace et leur faire toucher la fragilité de la danse dans un temps lié à l’étirement musical. Pour faire un autre exemple, la grande danse des hommes de ma pièce « Que ma joie demeure » (2002) n’est pas très complexe techniquement. Je l’ai construite avec les danseurs de la création pour trouver des grands sauts. Cette recherche s’est faite avec eux et a tout de suite été accompagnée d’exigences très précises de musicalité. Dans « Songes », il y a un trio d’hommes très véloce pour la rapidité et la fréquence des changements de directions. C’est un trio très vif et très subtil. Dans « Le Roi danse », j’avais essayé de mettre des battus et des ronds de jambe parce qu’il me semblait important de faire découvrir aussi cet aspect de la danse baroque à un large public. Si je cherche à montrer la puissance d’un interprète sur scène, je ne la traduis pas par des séries d’entrechats, mais plutôt par une immobilité ou par quelque chose de très posé et de très affirmé.

Marina Nordera : En tant que chorégraphe est-ce différent pour toi d’avoir en face des interprètes femmes ou hommes ? Béatrice Massin : Oui, lors de la mise en chantier d’une pièce, je l’imagine avec des interprètes sexués. Je sais très vite si je souhaite des femmes, des hommes et quel sera leur rapport lors du déroulement chorégraphique. Cela se joue aussi de façon très instinctive dans la relation entre un ou une interprète et moi. Je ne me comporte pas de la même façon, le contact est différent. Dans « La Belle au bois dormant », ma création plus récente, j’ai choisi de proposer à un homme le rôle de la nourrice. J’avais envie de jouer le jeu du travestissement baroque, et de me questionner sur le genre. De me demander comment travailler avec un homme qui va prendre un rôle féminin sur un plateau, cela m’intéresse et m’entraîne loin de mes propres cheminements.

Marina Nordera : La figure du travestissement a été utilisée dans des pièces auxquelles tu as participé, par exemple dans le personnage de l’Abbé de Choisy imaginé pour Jean Christophe Boclé par Francine Lancelot dans la recréation en 1997 de « Bal à la cour ». Est- ce que tu peux expliquer la naissance de ce personnage ? Béatrice Massin : Pour ce personnage, il ne s’agissait pas vraiment d’un travestissement. L’Abbé de Choisy aimait s’habiller en femme et il n’en restait pas moins homme. Ainsi il séduisait les femmes. Il ne se faisait pas passer pour une femme. Il aimait tellement les femmes qu’il jouait à être l’une d’elles. Cela se dégage des Mémoires de l’Abbé de Choisy 5. Ces questions m’ont toujours impressionnée et fascinée. On les retrouve dans d’autres civilisations qui ont des cultures théâtrales fortes. Par exemple au Japon, on ne fait pas apparaître des femmes dans le Nô et ce sont les hommes qui interprètent les rôles féminins. Ils sont, sur scène, des femmes

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complètement crédibles comme l’étaient à la période baroque les hommes qui prenaient les rôles des femmes dans les ballets de cour. Je suis interpellée par cette crédibilité appuyée par les conventions de la représentation théâtrale alors qu’une part de masculin transparaît. Quand on imagine Louis XIV dansant une libellule, il reste Louis XIV, même en devenant un personnage de composition. J’imagine que ces corps d’hommes, qui sont des corps de militaires, de nobles, lorsqu’ils sont en représentation dans des rôles en travesti peuvent susciter le rire, mais pas forcément à leur détriment. Ils jouent avec la part de masculin qui doit transparaître en eux.

Marina Nordera : Je pense que, dans le ballet de cour, le corps, le plus souvent masculin, est support d’une figure. Il n’est pas un individu singulier qui interprète un personnage, il peut donc revêtir aussi bien une figure masculine que féminine. Le danseur est masqué et il porte des accessoires qui permettent de l’identifier, non pas pour ce qu’il est, mais pour ce qu’il représente. La transition du corps support d’une figure au service de la représentation, au corps de l’interprète qui incarne un personnage sur scène se fait à mon avis au début du XVIIIe siècle. Mon hypothèse est que la professionnalisation féminine et la présence de plus en plus importante des danseuses sur scène a un rôle dans ce changement de paradigme de la représentation, dans cette transition de la figuration à l’incarnation. Je me demande aussi quel rôle ont eu les femmes dans la transition de la « danse mécanique ou d’exécution » à la « danse en action » dont témoigne Jean Georges Noverre dans ses Lettres sur la danse6. Vers la moitié du XVIIIe siècle, l’historiographie met en lumière surtout l’apport de Sallé à ce processus. Il y a eu des expériences précédentes et parallèles. Je pense, par exemple, au travail de Françoise Prévost pour « Les Caractères de la danse »7. La confrontation des solos masculins et des solos féminins dans l’évolution de la danse théâtrale et l’interprétation que tu en donnes, permet, il me semble, de formuler l’hypothèse qu’il y a eu un apport des interprètes féminines au développement de l’expressivité de la danse, par rapport aux hommes. Béatrice Massin : Les solos masculins semblent démonstratifs, ceux des femmes appartiennent à un domaine plus intime. C’est peut-être ainsi que les femmes peuvent rentrer dans le jeu en apportant une nouvelle couleur de la représentation.

Marina Nordera : Qu’est ce que tu peux dire de Laura Brembilla qui danse en travesti dans « La Belle Dame » ? Béatrice Massin : Laura avait très envie de travailler la « Chaconne d’Arlequin », je ne voyais pas trop cette danse dans un costume de femme. De plus, « La Belle Dame » est pleine de clins d’œil complices à la mémoire de Francine Lancelot. Pour cela, je voulais qu’il y ait, à un moment, une femme en homme car dans ses conférences, Francine était mon homme. Ça s’est fait tout seul avec Laura et cela lui va tellement bien.

Marina Nordera : Mais tu ne l’as pas fait ailleurs, mettre une femme sur un rôle d’homme ? Béatrice Massin : Le « Trio triptyque » en 2001, comprenait les danses d’ « Alcina » de Haendel. Ce divertissement, nous l’avions créé avec quelques danseurs en nous amusant comme des fous. C’est la première fois que j’ai complètement transgressé le matériel. L’idée de mettre des robes sur cette danse était impossible. Je souhaitais une silhouette beaucoup plus serrée. Tous les danseurs ont été habillé en homme, culotte et chemise baroques. C’est plus tard que je me suis souvenue du scandale provoqué par Marie Sallé dans ces mêmes danses d’ « Alcina », car elle avait décidé d’apparaître sur scène vêtue en homme. Les corps des danseuses en pantalons et chemises blanches donnaient un côté très incisif à cette chorégraphie extravagante. Elles restaient femmes dans leurs costumes d’hommes. Ni Laura Brembilla, ni Sarah

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Berreby ou Béatrice Aubert ne peuvent être transformées en homme, c’est impossible ! À l’origine, dans « Que ma joie demeure », il était prévu des robes pour les femmes, en-dessous des fameux manteaux. À la première répétition en costume, nous les avons éliminées immédiatement, elles amollissaient le mouvement et le rendaient rythmiquement flou. À chaque fois que je vois « Que ma joie demeure » je me dis que nous avons eu bien raison.

Marina Nordera : En revenant vers le XVIIIe siècle, l’historienne de la danse Nathalie Lecomte démontre que quand les femmes arrivent à se produire sur les planches de l’Académie Royale de Musique et se professionnalisent progressivement, elles vont interpréter dans les ballets les rôles féminins qui étaient pris précédemment par les hommes et elles vont couvrir tous les rôles féminins, sauf certains : les furies et les sorcières sont toujours interprétées par des hommes, même quand le processus de professionnalisation féminine aura complètement abouti8. Béatrice Massin : Quand j’étais à Saint Petersbourg, j’ai été voir la « Fille mal gardée » et dans ce ballet de Jean Dauberval créé en 1789, comme dans beaucoup d’autres, la tradition perdure : la mère est interprétée par un homme. Dans la version d’Ivo Cramer, faite pour le Ballet de Nantes en 1989, Jean-Paul Gravier était une mère magnifiquement interprétée. Au XVIIIe siècle, une pudeur du corps féminin perdure sûrement. Une femme ne peut pas faire n’importe quoi sur un plateau et des personnages comme des furies ou comme des sorcières peuvent être dansés par les hommes parce qu’ils peuvent oser aller vers certains extrêmes.

Marina Nordera : Tu veux dire que les hommes étaient autorisés à transgresser certaines normes sociales par le corps, le geste, le mouvement, davantage que les femmes ? Ou bien est-ce une question technique ? Il y a peut-être encore une autre raison, qui est celle de la présence des pantomimes. Est-ce parce que les pantomimes hommes existaient et que les pantomimes femmes n’existaient pas ? Est-ce que ces rôles très théâtraux ou pantomimiques étaient distribués à des hommes parce qu’ils avaient des compétences gestuelles que les femmes n’étaient pas supposées avoir ? Béatrice Massin : Je ne pense pas que ce soit un problème technique. Certains passages de la « Passacaille d’Armide » sont d’une grande technicité, par la rapidité et la précision. Certaines gigues, comme la « Gigue de Rolland » par exemple, ont une réelle technicité, même si elle n’est pas déclinée de la même façon que dans une danse d’homme.

Marina Nordera : Et dans les danses en couple ? Béatrice Massin : La « Musette de Challiroé », danse de théâtre pour deux femmes, a été le référent des duos féminins dans mon écriture chorégraphique. Cette danse pourrait se passer du public. Elle convoque l’intime du duo. Son espace est propre aux deux interprètes et n’est pas fait pour la représentation. Le spectateur devient presque voyeur. Cette danse a une autre couleur que la « Sarabande de Tancrède » ou « l’Aimable vainqueur ». Même la « Passacaille de Persée » est moins intime que cette musette. Je pense que deux femmes entre elles peuvent se permettre cette intimité qui n’est pas montrée entre deux hommes.

Marina Nordera : Pourrait-on faire une étude comparée des duos de femmes et duos d’hommes pour voir s’il y a des spécificités de composition, pour ce qui concerne l’espace par exemple ? Béatrice Massin : Les duos de femmes augmentent en nombre au fur et à mesure des publications. Huit duos de femmes dans le catalogue raisonné de Francine Lancelot, un seul publié en 1704, pour six publiés en 1713. La première chose que je vois quand

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je lis une danse, c’est la mobilité de l’espace et son rapport à la musique : cela représente pour moi le dialogue entre musique et danse, dans toute sa subtilité. Si la notation Feuillet n’avait pas été celle-là, je n’aurais probablement pas été séduite par la danse baroque. Cette relation de la phrase musicale et de l’espace réunis sur un même document représente pour moi l’essence même de la danse, quelle qu’elle soit.

Marina Nordera : Ton analyse de la partition chorégraphique tient compte très fortement de l’espace. Peut-on mettre l’espace chorégraphique comme il est représenté dans les partitions, en relation à l’espace social ? La construction sociale et culturelle du masculin et du féminin, leur inscription politique dans la vie sociale par les rapports sociaux de sexe, montrent que l’homme à cette époque est ouvert vers l’extérieur et doit démontrer quelque chose, la femme est dans un espace plus contenu, plus rond, plus protégé. Ces espaces symboliques sont construits par des systèmes de domination. Peut-on ainsi penser que la danse soit le miroir de la société, du point de vue de la gestion de l’espace révélé par les partitions des solos féminins ou masculins, ou des danses de couple ? Et encore, du point de vue de l’analyse du vocabulaire, est-ce qu’il y a selon toi des pas typiquement féminins ou masculins ? Béatrice Massin : Il me semble que ce ne sont pas les pas à proprement parler, mais plutôt leurs combinaisons, leurs ornements, l’accélération du temps des danses pour hommes due au fait que plusieurs mouvements sont exécutés au sein d’une même mesure musicale, le monnayage comme disait Francine Lancelot, un terme que j’aime tellement. Dans un solo de femme, par exemple, un contretemps (un pas simple, constitué par un saut léger suivi par deux appuis) remplit une mesure musicale entière. Dans un solo d’homme, le contretemps est augmenté, dans la mesure, d’un coupé et/ou d’un jeté battu. Le contretemps n’appartient pas plus au solo d’homme qu’au solo de femme. Pour moi, il faut emmener l’étude plus loin, comparer par exemple la « Chaconne de Phaëton » dans sa version pour femme et celle pour homme qui sont toutes les deux publiées dans le même recueil de 1704. Les deux danses sont paginées exactement de la même façon, donc la musique est découpée de façon identique. Cela permet une réelle comparaison.

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Notation de la « Chacone pour une femme »

« Chacone pour une femme », in FEUILLET Raoul Auger, Recueil d'entrées de ballet de Mr Pécour, Paris, Feuillet, 1704, p. 10. Source : Gallica/ Bibliothèque nationale de France

La Chaconne pour femme a une écriture relativement simple. C’est une variation autour d’un pas de base, le coupé à deux mouvements et un thème qui va revenir et se diversifier. Un espace va s’y déployer simplement entre courbes et dessins plus anguleux, sans jamais placer l’interprète en situation de représentation, c’est-à-dire sans frontalité. Danser cette version, c’est un peu partir en voyage dans l’espace scénique. Une vision d’espace et de déplacement.

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Notation de la « Chaconne pour un homme »

« Chaconne de Phaeton pour un homme non Dancé à l'Opéra », FEUILLET Raoul Auger, Recueil d'entrées de ballet de Mr Pécour, Paris, Feuillet, 1704, p. 185. Source : Gallica/Bibliothèque nationale de France

Dans la version pour homme, dès la première page, il y a des mesures plus chargées et actives. L’écriture s’emplit d’ornements : battus, ronds de jambe, tours. L’espace est frontal et linéaire. Il est possible de voir, sans même la danser, l’accumulation des pas, l’accélération des transferts à l’intérieur de la même mesure. Dans la sixième page de la version pour homme, le danseur exécute face au public de nombreux pas dans les mesures. La même page de la version pour femme propose un grand développement de l’espace.

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Notation de la « Sarabande de Tancrède »

« Sarabande à deux/Dancée par Mr. Blonde et Mlle Vitcoire/ à l'Opéra de Tancrede », FEUILLET Raoul Auger, Recueil d'entrées de ballet de Mr Pécour, Paris, Feuillet, 1704, p. 129. Source : Gallica/Bibliothèque nationale de France

La « Sarabande de Tancrède » comprend trois parties différentes. Une première partie très frontale installant une présentation du couple. Une deuxième, construite sur l’espace intérieur au couple, qui rejoindrait presque la rondeur de la « Musette de Challiroé » et pour finir, la troisième partie expose une frontalité comme celle du début. La première et la dernière page sont vraiment composées pour la frontalité ; dans tout le reste de la Sarabande, le couple tourne sur lui-même de différentes façons. L’espace interne au couple se dilate, se rétrécit, évolue. Est-ce qu’on peut oser dire que c’est un duo féminin/masculin qui joue de ces deux espaces ? Si on menait une étude à partir des partitions de solo d’homme, arriverait-on à la conclusion que l’aspect frontal et représentatif qualifie un espace de la re-présentation masculine, et que dans d’autres danses de couple apparaît une autre couleur, une certaine rondeur que l’homme n’aurait pas s’il n’était pas en duo avec une femme ? Il y a beaucoup de danses de couple qui sont composées avec ces deux matières spatiales. Elles ont guidé tout le travail de mobilité d’espace que j’ai entrepris dans les danses de couples. La symétrie est un élément qui unit l’homme et la femme. L’espace entre eux est mobile, il se transforme, il se module, il passe dans le dos, sur le coté... Cet espace vivant crée la sensualité du duo. Danse de bal ou de théâtre, l’espace de l’ « Aimable vainqueur », de la « Sarabande de Tancrède », ou de la « Passacaille de Persée » se compose d’un jeu entre une frontalité qui s’affirme au début et une partie si ronde, qu’elle en devient intime.

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Marina Nordera : Et les danses de bal ? Béatrice Massin : Il n’y a pas de réelle différence entre le traitement de l’espace entre la danse de bal et la danse théâtrale. Dans mes exemples précédents, je cite aussi bien une danse de bal, « l’Aimable Vainqueur », que des danses de théâtre. Dans ces deux répertoires, il y a de nombreux exemples de danses qui perdent la frontalité après l’avoir exposée.

Marina Nordera : Le voit-on directement sur la partition ou faut-il incorporer ces danses pour le découvrir ? Béatrice Massin : On le perçoit dès le début de la lecture d’une partition. Les danses d’hommes sont composées dans la frontalité, principalement. Il m’apparaît même que les duos d’hommes, dès 1704, sont composés comme la multiplication par deux d’un sol, le double, le miroir.

Marina Nordera : Peut-on affirmer que du point de vue méthodologique, l’approche de l’analyse spatiale appliquée aux partitions peut être pertinent pour étudier les danses dans la perspective du genre ? Béatrice Massin : Il me semble que oui, c’est ma vision de chorégraphe aujourd’hui. Est-ce que, sur le plan historique, j’ai raison de proposer cette piste ? J’ai du mal à l’affirmer. Mais tout de même, pourquoi ce système de notation Beauchamp-Feuillet a-t-il été élu parmi d’autres ? Pourquoi ce rapprochement évident avec la représentation des jardins à la française ? On n’avait encore jamais noté de déplacements chorégraphiques. L’homme baroque est un homme en marche dans l’espace et le cosmos. Il faut replacer la danse des corps dans la dimension des jardins, de la cour de marbre de Versailles. Par exemple, la gravure de Le Pautre, 1678, montre l’espace du bal donné dans le petit parc de Versailles. Elle représente un couple qui danse en plein air, devant une assemblée très nombreuse, dont le roi au premier plan. Dans un tel contexte, une chorégraphie doit se déployer spatialement pour que l’on puisse la voir.

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La Salle du Bal donné dans le petit Parc de Versailles

Jean Le Pautre (1618-1682), La Salle du Bal donné dans le petit Parc de Versailles, 1678. © RMN (Château de Versailles) / Gérard Blot

Marina Nordera : Chaque danse a son espace propre ? Béatrice Massin : « La Bourgogne », forme composite de bal est très révélatrice. Chacune des quatre couleurs des danses qui la composent a son propre espace. La courante est complètement frontale, la bourrée joue avec un partenaire de dos et l’autre de face, la sarabande construit un espace qui s’ouvre et se resserre entre eux, le passepied est très mobile et se déploie largement. Il devient brillantissime dans ses déclinaisons spatiales. J’ai toujours été très touchée par les quelques feuilles manuscrites, non achevées, de Feuillet. Il dessine d’abord l’espace avec les barres de mesure, c’est la première chose qu’il fait, il trace le trajet, comme il l’explique dans son recueil. Il y aurait quelque chose de très intéressant à faire, en comparant les danses de théâtre publiées en 1700 par Feuillet, celles de 1704 et celles de 1712. On y lirait l’évolution de la danse soulignée par les différentes écritures et le geste du graveur…

Marina Nordera : Le projet de Marie Geneviève Massé et Irène Ginger de lire toutes les danses dans l’ordre et de les filmer9, va nous permettre de poser des hypothèses sur l’évolution de la technique, du vocabulaire, du style. Quel est le rapport entre type de danse et genre de l’interprète selon toi ? Béatrice Massin : Francine Lancelot aimait à dire que les personnages avaient des types précis de danses, notamment les Zéphyrs, des passepieds. Les sarabandes et les chaconnes peuvent être dansées par des hommes. La passacaille semble ronde et plutôt féminine. Les gigues sont plutôt des danses adressées à la légèreté féminine, alors que les loures sont plus masculines. Les grandes entrées à deux temps sont

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plutôt pour les hommes, il n’en existe pas pour femme seule. C’est une danse plus lente et plus posée qui appelle l’ornementation.

Marina Nordera : Est-ce que ces grandes entrées à deux temps sont en rapport avec la marche militaire, avec le corps militaire ? Béatrice Massin : Lors du Grand Gala pour le tricentenaire de l’École de l’Opéra, qui commençait avec la création de « D’ores et déjà », j’ai assisté au grand défilé de tous les danseurs de l’Opéra. C’est l’incarnation du militaire dans la danse, un défilé de tout le monde, qui commence avec la plus petite de l’école suivie par tous les niveaux de l’école et de la troupe qui passent par grade : le corps de ballet, les étoiles… Chacun vient prendre place et l’image finale se construit dans une immense perspective. La scène est ouverte jusqu’au grand foyer (où l’on trouve des représentations de Mlles Prévost et Subligny). Le respect de la hiérarchie est essentiel et tout le monde marche au même temps, du même pied et de la même façon, sur une musique un peu pompeuse à deux temps. Nous sommes là dans la tradition du ballet équestre et du ballet militaire…

Marina Nordera : La construction de l’espace intime est compréhensible dans les danses du bal. C’est plus surprenant dans les danses de théâtre par rapport à cette idée que nous avons d’un spectacle qui est donné à voir à l’œil du roi, en fonction d’un régime de visibilité frontale. Quand l’espace intime se construit, est-il propre à une dramaturgie, propre à un genre (masculin-féminin) ? Béatrice Massin : Il y a ce moment dans la « Passacaille de Persée » où la femme fait des quarts de tour et l’homme tourne autour d’elle, face à elle et ensuite cela s’inverse, c’est le contraire. Ce sont huit mesures où il ne se passe rien (quatre pas de bourrée d’un côté et quatre pas de bourrée de l’autre côté) et puis subitement, juste après, l’espace entre eux éclate. C’est une surprise d’espace incroyable.

Marina Nordera : Nous avons parlé des différences de vocabulaire et de gestion de l’espace. Et si on y rajoute l’élément de la tenue vestimentaire ou du costume ? L’homme et la femme, tant au bal que sur scène, ne sont pas habillés de la même façon. Béatrice Massin : Même à la cour, l’habit d’homme et la façon dont il est cintré se rapproche du corset… Lorsque nous avons fait cette magnifique expérience de l’acte I d’ « Atys », avec les costumes de Patrice Cauchetier fidèles aux costumes de la cour, les hommes n’étaient pas plus libres que les femmes au niveau des bras, serrés dans la manche. Cette société bloque l’articulation de l’épaule, cela semble incroyable aujourd’hui.

Marina Nordera : L’articulation de l’épaule est celle du travail, du travailleur : le paysan doit avoir l’épaule libre, l’artisan aussi… la contrainte du corset marque une dissociation symbolique entre le corps noble et le corps du travailleur. Béatrice Massin : Finalement, c’est la libération de cette articulation qui va donner des bras qui montent au théâtre, où le costume est différent de l’habit de cour.

Marina Nordera : Peut-on remettre en discussion l’idée répandue que les vêtements et les costumes à l’époque que nous étudions limitent le mouvement de la femme et non pas celui de l’homme ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’une question de visibilité ? Béatrice Massin : La traîne a une grande mobilité qui surprend un interprète d’aujourd’hui. Nous avons mis du temps à l’assumer à l’intérieur de Ris et Danceries. Les traînes de « Bal à la cour » étaient tellement encombrantes que tout était prévu pour les attacher. J’ai commencé par hasard à utiliser ma traîne défaite, dans « Bal à la cour », car elle ne tenait pas bien ; elle s’est défaite à plusieurs reprises dans la

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même danse. Je me suis aperçue que je pouvais danser avec la traîne autour de moi. À certains moments je pouvais la lâcher et à d’autres je devais la tenir d’un côté ou de l’autre, donc ça devenait un travail chorégraphique avec un accessoire vivant. Le duo de bal se transformait presque en trio, deux danseurs et une traîne. Sarah Berreby a beaucoup travaillé ces danses en se demandant s’il était nécessaire de tenir sa traîne. Dans la version de bal de « la Matelote », par exemple, un tempo un peu allant permet d’entraîner toute la traîne avec soi dès le début. Les tours écrits au début de la chorégraphie sont là pour donner un énorme mouvement. Cela a été une vraie révélation pour moi. En dansant à un certain tempo, dans une fourchette musicalement possible, Sarah pouvait lâcher la traîne qui volait toute seule. Il faudrait prolonger l’expérience avec des traînes encore plus lourdes que celles dont nous disposons aujourd’hui… le poids du tissu est probablement un allié. C’est par le centre du corps qu’il faut prendre les courbes et toutes les spirales, sinon la traîne ne t’accompagne pas et tu te prends les pieds dedans. Si tu tournes avec un corps dissocié la traîne ne suit pas, elle t’entrave.

Marina Nordera : De cet exemple ressort l’idée d’un « corps volume » et non pas (ou plus) d’un « corps enveloppe ». D’un corps conscient de son volume et de son poids. Béatrice Massin : De son poids, augmenté par celui du costume et de son volume, augmenté par le costume.

Marina Nordera : D’autre part si on regarde les instructions dans les traités à partir de la Renaissance, la manière de porter les costumes pour les femmes est toujours disciplinée. Il est déjà intégré au corps. Béatrice Massin : Le créateur de costumes Patrice Cauchetier aime à dire que dans une période où il n’y a pas de péril de santé, la mode est aux formes longilignes. Dans les périodes où l’on craint les épidémies, on revient vers des formes rondes, synonymes de bonne santé. Il m’avait dit cela par rapport à l’apparition du SIDA. Je suis amusée de voir, aujourd’hui, certains corps d’adolescentes qui assument et semblent revendiquer leurs rondeurs. Je trouve qu’il y a trente ans, ce n’était pas aussi bien assumé. Lorsque l’on regarde les dessins et les esquisses de Charles Lebrun, on constate que les corps sont très ronds. Je continue à penser que le poids d’un costume n’est pas un handicap, cela peut même être une aide. Lors de la création de « Songes », je voulais travailler sur deux corporalités très différentes. Je parlais toujours de « corps dénudés », idée qui a été traduite par la créatrice de costumes Dominique Fabrège en imaginant des maillots pour les danseurs. En contraste, je parlais de grandes robes à traîne et l’on a fait avec Dominique ces manteaux somptueux en safran, qui sont énormes. J’ai refusé que les traînes soient raccourcies même lorsque les danseurs disaient que ce n’était pas possible de danser avec une telle longueur. Mais ces manteaux ont été très difficiles à gérer. Le problème n’était pas la longueur des traînes mais la consistance du tissu, léger et totalement élastique. Dominique avait choisi un tissu qui moule complètement le corps. Pour elle, dans son idée de volume du corps, de géographie du corps, c’était génial, mais il n’y avait pas de jupon en dessous, donc le tissu totalement élastique collait aux jambes. C’est là que résidait la difficulté. Lorsqu’il y a l’espace de la robe, la traîne est tenue par un premier volume. Elle n’est pas en contact direct avec les jambes. Alors le poids des nombreuses épaisseurs devient mobile.

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Marina Nordera : Il y a donc un travail que le danseur doit faire aujourd’hui pour se réapproprier les volumes qui lui manquent dans son éducation corporelle, dans ses techniques du corps. Par contre, les hommes et les femmes de l’époque pensaient leur corps dans ce volume augmenté et leur image du corps, leur schéma corporel se construisait ainsi, du point de vue de la cognition… Béatrice Massin : … comme une présence spatiale pleine, plus ample, plus élargie, moins resserrée. Avec Odile Rouquet, qui a initié l’Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé, nous travaillons ensemble depuis plusieurs années pour m’aider à définir ce qu’est mon approche du corps baroque. Récemment, elle a attiré mon attention sur les micros mouvements du corps à l’intérieur du corset. Faire exister la respiration et la mobilité, jouer de la colonne vertébrale comme un ressort entre le plié et l’élevé, réaction obligatoire du buste à l’idée du plié pour garder la hauteur dans ce jeu d’alternance… Nous avons développé ensemble un travail sur les différents paliers du corps dont celui du diaphragme et celui du regard. Cela procure des moteurs de mouvement même à l’intérieur du corps. À la fin de ces séances de travail, j’ai vu véritablement des corps dans l’espace. La présence des danseurs devenait foudroyante. Alors, la danse peut irradier dans un lieu géant. Je continue à penser qu’il y a quelque chose de complètement intuitif à l’époque baroque qui est incroyablement exact dans la matière corporelle et sa mobilité. Odile vient d’accompagner la création de « La Belle au bois dormant », elle a aidé les trois interprètes en concentrant leur attention sur des points corporels précis pour arriver à trouver le corps juste de certains personnages et de certaines intentions. Pour faire exister la nourrice dansée par un homme, elle lui a proposé de porter attention à son bassin (une femme - nourricière est une femme qui enfante). Pour la peur de la Belle, elle a longuement parlé du regard écarquillé, devenant intense. Pour la stature du roi, la concentration sur le dos… Penser un personnage par sa texture physique, c’est le point de départ de cette création qui s’éloigne alors de la narration. Plus généralement, je parle par exemple du corps éponge, toutes les articulations y compris celles des vertèbres sont comme des éponges. Il y a un rapprochement avec l’équitation : le cavalier s’adapte au rythme pour faire un avec le cheval. Aujourd’hui dans mes cours, j’utilise les termes de lâcher et élever. On ne plie pas les articulations, on les lâche pour les redynamiser. Quel est ce naturel de l’époque, tellement revendiqué dans les traités ? Les éléments d’analyse que nous avons en notre possession aujourd’hui n’existaient pas et pourtant il y a une compréhension fine du corps, de la relation entre le bras et la jambe dans de nombreux mouvements. Aujourd’hui, on sait que si l’on travaille la supination et la pronation au niveau de la main on la réveille aussi dans le pied. Un souci du mouvement facile qui permet la mobilité avec le volume et le poids de l’habit. Cela demeure incroyable d’avoir sophistiqué une danse à ce point-là avec des costumes de cour, une telle richesse du répertoire de bal avec les contraintes des costumes. Une intelligence corporelle qui ne va pas cesser de se développer. L’arrivée des professionnels va transformer l’art de la danse et le faire évoluer.

Marina Nordera : Est-ce qu’on pourrait lire les sources du XVIII e en essayant de comprendre comment les spectateurs, ou même les danseurs qui écrivent (ils ne sont pas nombreux !) verbalisaient ces savoirs corporels et cette conscience perceptive à l’époque, par exemple par la métaphore ? Béatrice Massin : Je sais, pour moi, l’importance du concept de la notation Feuillet, sa façon de synthétiser l’espace temps. Il y a aussi dans mon monde baroque intime,

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un texte de 1670 qui est une source constante de rêve : le texte de François Pomey publié dans le Dictionnaire royal augmenté en 1671 décrivant un homme dansant une sarabande. Alors que certains de nos contemporains perçoivent la danse baroque comme une danse étale, les ruptures sont au centre de ce texte, rupture d’espace, de temps, de qualité. Ce texte me guide vers des envies de contrastes et de couleurs dans cette danse baroque. Je chemine à ses cotés dans un itinéraire de surprises que je réactive à chaque création. Et comme nous avons commencé notre dialogue sur l’interprète masculin, je suis heureuse de le conclure avec ce texte : « Il dansa donc d’abord avec une grâce tout à fait charmante d’un air grave et mesuré, d’une cadence égale et lente & avec un port de corps si noble, si beau, si libre qu’il eut toute la majesté d’un Roi & qu’il n’inspira pas moins de respect qu’il donna de plaisir. Ensuite, s’élevant avec plus de disposition & portant les bras à demi hauts et à demi ouverts, il fit les plus beaux pas que l’on ait jamais inventés pour la danse. Tantôt il coulait insensiblement sans que l’on pût discerner le mouvement de ses pieds et de ses jambes & semblait plutôt glisser que marcher. Tantôt avec les plus beaux temps du monde, il demeurait suspendu, immobile & à demi penché d’un coté avec un de ses pieds en l’air & puis réparant la perte qu’il avait faite d’une cadence par une autre plus précipitée, on le voyait presque voler tant son mouvement était rapide. Tantôt il avançait comme à petits bonds, tantôt il reculait à grands pas ; qui tous réglés qu’ils étaient paraissaient être fait sans art tant il était bien caché sous une ingénieuse négligence. Tantôt pour porter la félicité partout, il se tournait à droite & tantôt il se tournait à gauche & lorsqu’il était au juste milieu de l’espace vide, il y faisait une pirouette d’un mouvement si subit que celui des yeux ne le pouvait suivre. Quelque fois il laissait passer une cadence entière sans se mouvoir, non plus qu’une statue & puis partant comme un trait on le voyait à l’autre bout de la salle avant que l’on eut le loisir de s’apercevoir qu’il était parti. Mais cela ne fut rien en comparaison de ce que l’on vit lorsque cette galante personne commença d’exprimer les mouvements de l’âme par ceux du corps & de les mettre sur son visage, dans ses yeux, dans ses pas et en toutes ses actions. Tantôt il lançait des regards languissants et passionnés tant que durait une cadence lente et languissante & puis comme se lassant d’obliger, il détournait ses regards, comme voulant cacher sa passion & par un mouvement plus précipité il dérobait la grâce qu’il avait faite. Quelques fois il exprimait la colère et le dépit par une cadence impétueuse et turbulente & puis représentant une passion plus douce par des mouvements plus modérés, on le voyait soupirer, se pâmer, laisser errer ses yeux languissamment ; et par de certains détours de bras et de corps nonchalants, démis, & passionnés, il parut si admirable et si charmant que tant que cette danse enchanteresse dura, il ne déroba pas moins de cœurs qu’il attacha d’yeux à le regarder.10 »

NOTES

1. Pour un aperçu du travail chorégraphique de Béatrice Massin voir le site de la compagnie Fêtes galantes, [En ligne], http://www.fetes-galantes.com

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2. NORDERA Marina, La Construction de la féminité dans la danse, catalogue de l’exposition, Pantin, Centre national de la danse, 2004. 3. « Passacaille pour une femme dancée par M.lle Subligny en Angleterre de l’opera darmide » (vers 1713), voir l’article de Dóra Kiss dans ce numéro. 4. La création de « Bal à la cour » est de 1981-82, Béatrice Massin est interprète dans la reprise de 1986-87. 5. Mémoires de l’abbé de Choisy, édité par G. Mongrédien, Paris, Mercure de France, 1966. Sur l’attribution de ces mémoires posthumes à l’abbé de Choisy voir VIALLETON Jean-Yves, « La nouvelle diffamatoire dans la France de l’âge classique : le cas particulier de La Vie de Monsieur l’abbé de Choisy », Cahiers d’études italiennes [En ligne], n° 10, 2010, page consultée le 28 novembre 2014, http://cei.revues.org/175 6. NOVERRE Jean Georges, Lettres sur la danse, Paris, Librairie Théâtrale, 1977, p. 37. 7. Voir l’article de Marina Nordera dans ce numéro. 8. LECOMTE Nathalie, « Ballerine e ballerini dell’Opéra di Parigi (1700-1725) secondo le distribuzioni dei libretti-programma », in FRANCO Susanne, NORDERA Marina (dir.), I discorsi della danza, parole chiave per una metodologia della ricerca, Torino, UTET, 2007, pp. 141-168. 9. Il s’agit du projet « De la plume à l’image » de la Compagnie l’Eventail, avec le soutien du Centre national de la danse, http://www.compagnie-eventail.com/recherche-appliquee/, page consultée le 2 décembre 2014. 10. POMEY François, Le Dictionnaire royal augmenté, Lyon, Antoine Molin, 1671, p. 22.

RÉSUMÉS

Entre l’analyse des sources de la danse baroque et des pratiques de la création contemporaine de Béatrice Massin, cet entretien prend en considération les éléments chorégraphiques, les catégories esthétiques et les normes corporelles par lesquels, dans le passé comme aujourd’hui, se définit la différence des sexes dans la danse. L’élaboration d’un vocabulaire technique spécifique et des compétences corporelles qu’il présuppose, la gestion particulière de l’espace, la perception du poids et du volume du corps vêtu qui l’habite, la construction d’une figure ou d’un personnage, les libertés et les contraintes de l’interprétation, le rôle de la professionnalisation des danseuses dans la redéfinition de l’art scénique de la danse, sont autant de thèmes qui traversent cette conversation complice entre la danseuse et chorégraphe Béatrice Massin et la danseuse et historienne Marina Nordera.

Taking into account an analysis of the sources concerning the Baroque dance as well as the choreographic practice today of Béatrice Massin, this interview reviews the choreographic elements, aesthetic categories, and bodily norms which, from the past to the present, define gender differences on the stage and in the ballroom. These include: the development of a specific technical vocabulary and the bodily skills it demands; particular uses of space and perceptions of the weight and volume of the clothed body that occupies it; the construction of a figure or a character; freedom and constraint in interpretation; the role of professional dancers in redefining the nature of theatrical dance. All these themes run through this wide ranging conversation between the dancer and choreographer Béatrice Massin and dancer and historian Marina Nordera.

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INDEX

Keywords : baroque dance, score, contemporary dance, Feuillet Notation Mots-clés : danse baroque, partition, création contemporaine, notation Feuillet

AUTEURS

BÉATRICE MASSIN Béatrice Massin, danseuse et chorégraphe, est spécialiste de la danse baroque. Son écriture confronte le style baroque à la danse d’aujourd’hui et fait entendre, à notre siècle, un baroque qui intéresse le contemporain. Elle débute son parcours avec la danse contemporaine, étant notamment interprète de Susan Buirge, puis elle rencontre Francine Lancelot en 1983 et intègre la compagnie Ris et Danceries. Elle y est successivement interprète, assistante, collaboratrice et chorégraphe. Au sein de la compagnie Fêtes galantes qu’elle fonde en 1993, elle approfondit sa démarche de création (« Que ma joie demeure », 2002 ; « Un Voyage d’Hiver », 2006 ; « Un air de Folies », 2007 ; « Songes », 2009 ; « Terpsichore », 2012 ; « Fantaisies », 2012 ; « La belle au bois dormant », 2014...). Le DVD « La danse baroque » réalisé en 2012 est le fruit à la fois de ses recherches chorégraphiques et de son parcours artistique.

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Danser seule au XVIIIe siècle : un espace féminin de création et transmission ?

Marina Nordera

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ». Danser seul, donc. Mais pour danser, au pluriel, ses solitudes. Refuser de plier son corps à la contrainte de l’unique et de l’unité. Tout faire, en revanche, pour se plier-déplier sans cesse, pour se multiplier soi même. Georges Didi-Huberman, Le danseur des solitudes, Paris, Les Éditions de Minuit, 2006, p. 34

1 Entre XVIIe et XVIII e siècles, en France, les danses en couple et d’ensemble qui prédominent dans les bals et sur les planches, à la cour comme à la ville, préservent une fonction de socialisation très marquée et une valeur culturelle de cohésion entre les individus d’une communauté spécifique. Les exhibitions en solo, rares dans les bals, augmentent progressivement sur la scène de l’Académie royale de musique à Paris dans ce tournant de siècle en relation avec la professionnalisation des interprètes et à la hiérarchisation de la troupe qui en est la conséquence. Les solistes suscitent l’attention du public qui contribue à la construction de leur renommée et de leur figure artistique en tant que représentantes d’un style ou d’une typologie de personnages. Leur présence permet d’élaborer des articulations dramaturgiques nouvelles dans les ballets et dans les œuvres lyriques, là où la danse est l’un des éléments, parmi d’autres, du spectacle.

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Toutefois, à cette période, un homme ou un femme qui dansent seul(e)s sur la scène d’un théâtre, ne sont pas perçus de la même façon. Le vocabulaire technique, le style des gestes, la gestion du corps et de l’espace ainsi que la mise en scène de la « belle dance » se fondent sur une conception masculine. Celle-ci est élaborée par les arts du corps destinés à l’éducation de la noblesse et par la discipline militaire, puis normalisée par les maîtres à danser (hommes) de l’Académie royale de danse et par les pratiques de transmission qui en découlent. L’accès à la scène de l’Académie royale de musique à Paris pour les danseuses professionnelles étant plus tardif1 et les modalités de transmission de la danse féminine plus confidentielles, le public ne s’étonne pas de voir des rôles de femmes interprétés par des hommes2.

2 Dans ce cadre sociologique et esthétique, et grâce à la perspective offerte par le genre comme catégorie d’analyse, cette étude du solo féminin vise à identifier les étapes d’une transition historique vers une représentation de la danseuse qui se démarque sensiblement de celle du danseur. L’objectif est d’identifier les premiers jalons d’un processus de longue durée qui a fait de la danseuse soliste une figure paradigmatique de l’histoire du ballet occidental à partir du XIXe siècle et a contribué à la catégorisation de la danse comme féminine au sein de la culture européenne moderne. En ce sens, la danse en solo est bien « une figure singulière de la modernité 3». Dans l’étude de ce processus, une attention particulière sera portée aux diverses versions des Caractères de la danse, une pièce dansée attribuée à Françoise Prévost (1680-1741), artiste chorégraphique à la carrière singulière, afin d’élucider le rôle de cette pièce dans l’élaboration de ces pratiques interprétatives et des discours qui les désignent. Les transformations de ces pratiques et de ces discours dans le temps seront analysées en relation à la construction du métier de danseuse, vers l’affirmation progressive de nouvelles esthétiques de l’expression dans la danse théâtrale.

Solos féminins au XVIIIe siècle : de la source à l’interprétation

3 Le corpus constitué par l’ensemble des danses notées en système Feuillet4 comporte un peu plus de vingt solos pour femme5, dont onze sont attribués à une danseuse en particulier, identifiée par son nom dans les paratextes de la page de titre6. Dans ce même corpus, on dénombre une cinquantaine de solos pour homme, au moins le double, dont une petite dizaine seulement est attribuée à un danseur identifié. Le corpus de solos féminins notés est donc réduit et sans doute peu représentatif de la réalité scénique de l’époque considérée. De plus, chacune de ces danses notées est le résultat de la transcription et de l’encodage d’une version dansée dont nous ne connaissons pas les conditions d’élaboration. Les indices fournis par les paratextes inscrits dans la page de titre des danses notées ne sont pas très utiles, pour comprendre quand et comment cette version d’une danse a été exécutée. Ces indices pourraient être confrontés et confortés par le dépouillement systématique des rôles solistes féminins dans les livrets-programmes des spectacles représentés sur la scène de l’Académie royale de musique. Mais la question de la relation entre danses notées et livrets- programmes – et donc du contexte de représentation de la version de la danse qui a été transcrite – est encore ouverte7. La musique de la plupart de ces solos féminins est tirée d’une œuvre scénique, qui a été souvent reprise plusieurs fois. Dans certains cas, la danseuse nommée ne fait pas partie de la première distribution, mais intervient dans

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une des reprises successives. En outre, l’air musical sur la quelle sa danse se déploie dans le document noté, peut correspondre du point de vue dramaturgique à une scène chorale impliquant plusieurs personnages, plutôt qu’un seul (féminin ou masculin). Par ailleurs, à partir des premières décennies du XVIIIe siècles, des danses en solo pouvaient être présentées dans d’autres occasions, en dehors du contexte dramaturgique de l’opéra ou du ballet pour lequel la musique qui les accompagne avait été conçue : avant ou après un opéra afin de proposer un nouveau sujet au public, lors des passages à la cour à la demande de la famille royale, dans des théâtres autres que la scène de l’Académie royale de musique, dans des galas à bénéfice ou à profit. Ce qui rend difficile de relier une danse en solo notée à un rôle précis dans un ballet ou dans un opéra, et en conséquence à une date ou à une saison en particulier. Si, donc, l’étude des livrets-programmes nous aide peu à contextualiser un solo dans la production spécifique d’un spectacle, elle nous permet de vérifier que le rôle de soliste y est indiqué comme tel dans les distributions, dans la plus part des cas en l’inscrivant sur une seule ligne, même quand il/elle participe à une danse de groupe. Un exemple de cette pratique est fourni par la page du livret-programme de la tragédie Polixène et Pirrhus reproduite ici.

Livret-programme de la tragédie Polixène et Pirrhus de Jean-Louis-Ignace de La Serre, représentée pour la première fois par l’Académie royale de musique, le 21 octobre 1706, p. XV © Gallica

4 Au delà de sa contextualisation, qui, comme nous l’avons vu, pose problème, l’analyse fine d’une danse notée peut révéler la manière de composer un solo et servir de base pour comparer les solos pour femme avec les solos pour homme. Un passage par le studio de danse permet, à travers l’expérimentation et l’incorporation, de restituer un contenu moteur et de percevoir les caractéristiques de la gestion de l’espace, du temps, du poids et de l’énergie dans l’exécution d’une danse. Cela permet aussi de formuler des hypothèses concernant l’apport d’une danseuse soliste à l’écriture d’une danse et son

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interprétation, afin d’établir en quoi ses habilités techniques, ses caractéristiques physiques, sa personnalité, ainsi que les attentes du public à son égard, s’inscrivent dans la partition chorégraphique8. D’autre part, on peut lire aujourd’hui une danse notée en cherchant les traces de l’interprétation de la danseuse qui y est nommée comme son interprète, ou bien l’utiliser comme un ensemble de suggestions d’occupation de l’espace et d’agencement du temps, un réservoir de matériaux moteurs à manipuler et avec lesquels une interprète de nos jours pourrait se confronter ou jouer. L’analyse spatiale comparée menée par Béatrice Massin sur les deux versions, pour femme et pour homme, de la « Chaconne de Phaeton »9, a montré que la version pour femme a une écriture relativement simple, basée sur les multiples variations d’un pas de base, pour construire un espace tout en rondeur, empruntant le plus souvent des trajectoires courbes et évitant la frontalité10. Au contraire, la version pour homme est chargée de difficultés techniques et ornements exécutés dans un espace frontal et sur un trajet linéaire. En formulant une hypothèse à partir de cette analyse, la danse masculine conserverait la frontalité de la représentation et de la figuration, alors que les passages sans difficultés techniques et les amples trajectoires dans l’espace permettraient à l’interprète féminine d’élaborer davantage des aspects expressifs relevant du domaine de l’intime et de la subjectivité. En effet, depuis le XVIIe siècle, dans le ballet de cour, le corps, le plus souvent masculin, est support d’une image, d’une figure caracterisée et identifiable par des marques symboliques (accessoires, masque, costume) qui représentent le personnage. Il n’est pas un individu singulier et genré qui interprète un personnage genré : il peut donc revêtir aussi bien une figure masculine que féminine. Mon hypothèse est que la transition d’une conception du corps comme support d’une figure, au corps de l’interprète qui incarne un personnage sur scène se fait au début du XVIIIe siècle et que la professionnalisation féminine et la présence de plus en plus importante des danseuses sur scène a un rôle dans ce changement – de la figuration à l’incarnation – du paradigme de la représentation.

Profil et statut d’une danseuse seule

5 Sur la base de l’ensemble de ces traces – danses notées, livrets-programmes – ainsi que de l’expérimentation incorporée, ce qui émerge en premier lieu est la polyvalence des artistes féminines, qui pouvaient interpréter des danses très différentes en terme de vocabulaire et de style d’exécution et incarner ainsi une large palette de personnages. En étudiant les distributions dans les livrets-programmes, l’historienne de la danse Nathalie Lecomte observe que dans la troupe de l’Académie royale de musique, entre 1700 et 1725, les hommes étaient spécialisés dans un rôle plus souvent que les femmes : elles étaient obligées d’être plus polyvalentes, car moins nombreuses dans la troupe en cette période11.

6 Le statut de « danseur seul » ou « danseuse seule » n’est pas encore défini par les Règlements de l’Académie royale de musique de 1714, bien que la présence de rôles de soliste soit attestée dans les distributions des livrets-programmes et par la hiérarchisation des salaires. La désignation de « premier sujet » apparaît vers la seconde moitié du XVIIIe dans les états d’appointements, mais seulement le Règlement de 1776 précisera qu’il existe « trois classes, sous la dénomination de premiers sujets, premiers remplacements et premiers doubles »12.

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7 Les danseuses solistes arrivent rarement au statut de « premier sujet » par promotion interne, mais proviennent majoritairement de l’extérieur, d’un autre théâtre parisien ou de province, ou encore de l’étranger. En arrivant, elles sont souvent embauchées comme surnuméraires grâce à leurs « talents distingués » et elles ne sont payées qu’à la prestation. Ce statut précaire s’applique surtout aux femmes, alors que le statut de soliste, plus stable, confère le droit à une meilleure rémunération13. En comparant les salaires perçus par les danseurs et danseuses sur la base des sources dont nous disposons14, on voit que les femmes sont en général payées un peu moins que les hommes, mais que les salaires des deux sexes diminuent sensiblement en descendant la hiérarchie interne15.

8 Françoise Prévost (1680-173416) entre à l’Académie royale de musique en 1699 pour une reprise de la tragédie en musique d’Atys et elle est choisie pour succéder à Subligny dans les rôles de premier plan en 170517. Elle s’illustre dans plusieurs rôles et fonctions au cours d’une carrière de trente deux ans, la carrière plus longue et diversifiée d’une danseuse à l’Académie royale de musique à cette époque, surtout si l’on considère la durée moyenne, qui dépasse rarement les dix ans18. Sur scène, elle déploie des qualités de noblesse, élégance, grâce, légèreté, et une expressivité jugée émouvante. Le maître à danser Pierre Rameau voit en elle une prodigieuse incarnation des normes de son art : « Dans une seule de ses Danses sont renfermées toutes les règles qu’après de longues méditations nous pourrions donner sur notre Art, et elle les met en pratique avec tant de grâce, tant de justesse, tant de légèreté, tant de précision qu’elle peut être regardée comme un prodige dans ce genre19. »

9 En plus de réunir toutes ces qualités d’interprète, elle est une des rares danseuses du XVIIIe siècle dont la postérité a loué un talent de « compositeur de ballets ». Selon Régine Astier, pendant les dernières années de la carrière de Louis Guillaume Pecour qui bénéficie de cette charge à l’Académie royale de musique et jusqu’à sa mort en 1726, Françoise Prévost aurait pu partager les taches de la direction avec Michel, premier danseur et les plus âgé de la troupe20. Nous pourrions supposer donc que la responsabilité de composer ainsi que les compétences que cela comporte sont liées à l’expérience et à la progression de la carrière d’un danseur et d’une danseuse au sein de l’Académie royale de musique. Selon les règlements de 1714 en effet, le maître de ballet distribue les rôles et fait répéter les danses. Pour cette raison, il est demandé à tous les danseurs d’assister « à toutes les Répétitions et Représentations, pour faire exécuter les Danses dans le goût qu’elles auront été composées, ou pour contenir les Danseurs et les Danseuses dans le devoir »21. Il est stipulé que les danseurs doivent apprendre les rôles par cœur et les interpréter correctement tout le long de la série de représentations prévues, en portant toujours les bons costumes. La désobéissance à ces règles est sanctionnée par une suspension du salaire et par le licenciement en cas de récidive. L’existence et la nature de ces sanctions donnent à penser que les danseurs de la troupe avaient la tendance à refuser certains rôles, à les modifier au cours des reprises, à les troquer entre eux et à résister à la discipline interne à la compagnie. Les danses donc étaient bien le fruit d’une composition élaborée en amont et objet d’une transmission « par corps », étant donné que nulle part dans le règlement il n’est fait état de l’existence d’une quelque forme de notation ou annotation écrite. Dans ce contexte, on peut se demander comment étaient composées, apprises et transmises les danses en solo.

10 Dans la tradition de l’Académie royale de musique, les danseurs et les danseuses entrent dans l’institution « après avoir fait preuve de leur habileté dans quelques

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représentations, et y avoir mérité les suffrages du public », comme le précise le règlement de 171422. Dans le cas d’une réaction positive, le directeur de l’Académie stipule un contrat qui est ré-negocié à chaque changement de direction23. Bien plus tard, dans le Règlement de 1776, il sera précisé que les « premiers sujets » se spécialisent dans un caractère et ont la responsabilité de composer leur soli. Ils sont régulièrement doublés par des remplaçants qui, sous la responsabilité du maître de ballet qui veille à la qualité de ces remplacements, apprennent les rôles et se tiennent prêts à monter sur scène en cas de maladie ou accident du premier sujet.

D’une danseuse seule à une autre

11 Le talent de la danseuse Françoise Prévost s’illustra devant le public de l’Académie royale de musique tout particulièrement dans Les Caractères de la danse, sur une fantaisie musicale de Jean-Féry Rebel composée en 171524, qu’elle dansa en solo. La pièce, par sa structure de suite musicale et chorégraphique composite, fournit la matière nécessaire pour solliciter à la fois l’expérience et la créativité de son interprète. Dans le déroulement de la pièce musicale – constituée par prélude, courante, menuet, bourrée, chaconne, sarabande, gigue, rigaudon, passe-pied, gavotte, sonate à l’italienne, loure, musette et reprise et développement de la sonate25 – la danseuse est invitée à changer sans cesse de registre interprétatif, à moduler les qualités du mouvement, à modifier le rythme corporel, les accents et la vitesse dans le passage du binaire au ternaire et réciproquement, à colorer les gestes d’une riche palette de nuances expressives. Certains fragments musicaux, très courts (inférieurs à la minute), ne permettent pas à l’interprète de s’installer corporellement dans un caractère avant de passer à l’autre qui peut être d’une qualité opposée. La composition musicale suggère des jeux de contraste et provoque des effets de surprise par ces mutations de qualité corporelle. En utilisant un vocabulaire esthétique actuel nous pourrions définir cette pièce comme une expérimentation autoréflexive, une mise en abyme de la danse par la danse, un condensé de la « belle dance » qui arrive en ces années à se questionner sur ses possibilités et ses limites expressives pour un artiste, et en particulier pour une artiste femme.

12 Il ne reste aucune trace notée de la chorégraphie de Prévost pour Les Caractères de la danse (s’il y en a bien eu une, fixée un temps, puis reprise…), ni de celle des danseuses à qui elle aurait pu la transmettre ou qui l’ont reprise. Nous ne savons pas non plus quand la pièce a été représentée la première fois. Les traces que nous avons, la partition musicale mise à part, ne viennent en effet que de la réception immédiate et de la construction de la postérité de cette œuvre26. Si la partition musicale est publiée en 1715, la première référence qui la relie à Prévost est dans un texte poétique qui circule à Paris à partir des années 1720, composé sur la musique de Rebel et touchant au thème de différentes expression de l’amour et de la galanterie. Prévost est citée dans l’introduction de ce texte, lors qu’il est publié en 1721, comme « l’inimitable danseuse qui a mis cet heureux caprice en réputation »27. Pièce brève de huit minutes environ, elle est plutôt conçue pour être donnée dans des occasions particulières : spectacles de fragments, représentations à bénéfice, au début ou à la fin d’un opéra pour présenter une nouvelle artiste au public28. La référence à Prévost comme première interprète de l’œuvre est présente dans des sources postérieures relatives à des danseuses indiquées comme ses élèves, ou qui ont voulu lui rendre hommage. C’est le cas pour Marie Sallé

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qui avait commencé sa carrière à la Foire et qui, selon le Mercure de France avait profité de l’enseignement de Prévost29. Quelques années plus tard, en 1725 et 1726, Sallé danse, en solo, Les Caractères de la danse à Londres30, puis, en 1729 à Paris, elle en présente une version en couple avec le danseur Antoine Bandieri de Laval, en se montrant sur scène en tenue de ville, sans masque et en privilégiant l’expressivité du visage et des gestes à la virtuosité de l’exécution des pas. La carrière de Sallé se fait pour bonne partie en Angleterre, où ses innovations étaient particulièrement appréciées, tandis que le public et les collègues de l’Académie royale de musique semblent être restés à une vision conservatrice, ancrée dans la fascination pour les prouesses techniques. La virtuosité de l’exécution caractérisait en effet les interprétations de Marie Anne de Cupis, dite la Camargo, initiée à la danse par son père, un maître à danser d’origine italienne employé par une famille noble bruxelloise31. Quand elle reçut sa première proposition de contrat au théâtre de l’opéra de Rouen, son père demanda et obtint d’y être engagé comme violoniste, pour rester à coté d’elle et suivre son éducation de danseuse. La Camargo s’émancipa rapidement de la protection paternelle et débuta à l’Académie royale de musique le 5 mai 1726 en dansant notamment Les Caractères de la danse. « La Dlle Camargo, Danseuse de l’Opéra de Bruxelles, qui n’avoit jamais paru ici, dansa les Caracteres de la Danse, avec toutes la vivacité et l’intelligence qu’on peut attendre d’une jeune personne de quinze à seize ans. Elle est Eleve de l’illustre Mlle Prevost, qui la présenta au Public. Les Cabrioles et les Entrechats ne lui coûtent rien et quoiqu’elle ait encore bien des perfections à acquérir pour approcher de son inimitable Maîtresse, le Public la regarde comme une des plus brillantes Danseuses qu’on sçauroit voir, surtout pour la justesse de l’oreille, la légèreté et la force32. »

13 Les jeunes danseuses Sallé et Camargo faisant leur début sur les planches de l’Académie royale de musique sont désignée par le terme d’ « élèves » de Prévost. Par l’utilisation de ce terme, une dimension pédagogique est attribuée à la relation entre danseuses de générations différentes. Toutefois, ces « élèves » dignes d’être nommées et louées dans le Mercure de France avaient été formées en premier lieu à la technique et au métier de danseuse au sein du cadre familial. Si Prévost les a eu comme élèves, il nous manque des traces sur les conditions et les modalités de son enseignement et, plus généralement, sur son activité pédagogique, qui, je suppose, pouvait prendre la forme de cours techniques, de passation de rôles de soliste et accompagnement pour les interpréter, ou simplement de perfectionnement pour des élèves déjà formées ailleurs. Il est probable que se mesurer avec une pièce comme Les Caractères de la danse aidait à développer une forme de créativité ou d’autonomie interprétative chez l’élève, qui était soumise à une double pression : l’exposition rituelle au suffrage du public au moment de son début et l’émulation du modèle, perçu par le public et par la critique comme un incomparable, inimitable.

14 En mai 1732, Mlle Roland, fille du danseur Roland, âgée de 17 ans, fait ses débuts au Théâtre Italien à Paris, en dansant Les Caractères de la danse « [...] avec beaucoup d’intelligence et de vivacité ; les Cabrioles et les Entrechats ne lui coutent rien ; et quoiqu’elle ait encore bien des perfections à acquérir, le public qui la regarde comme un tres-bon sujet, l’a fort applaudie. Il n’y a pas long-tems qu’elle a dansé à l’Opéra de Londres et dans ceux des Provinces de France. Outre ses talens pour la Danse, elle est encore bonne Comédienne, ayant joué différens Rôles en François et en Italien dans diverses Troupes33. » Il s’agit encore une fois d’une danseuse, formée à l’étranger, dont on loue les prouesses en utilisant les mêmes termes que pour Camargo (« les cabrioles et les entrechats ne lui

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coutent rien »), afin de souligner une sorte de spontanéité et d’élan naturel dans la technique.

15 L’histoire de la pièce continue à Paris : en 1744, le Mercure de France signale une interprétation brillante des Caractères de la danse et du Caprice de Jean-Féry Rebel par une danseuse d’origine française, Mlle André, employée à la cour polonaise 34. L’année suivante, Mlle Puvigné, qui avait débuté à l’âge de sept ans en 1743, exécute « les Caractères de la Danse, avec toute la précision et la vivacité possibles et fort au-dessus de son âge »35 et dans ces mêmes années, M lles Lany, Dallemant, Cochois font leurs débuts en interprétant ce genre de pièce36. Enfin, dans une de ses premières apparitions en octobre 1755 à l’âge de 12 ans, Marie-Madeleine Guimard danse Les Petits Caractères37, puis, engagée à l’Académie royale de musique parmi les « danseuses seules, doubles et figurantes38 » en mai 1762, « double Marie Allard dans les caractères de la danse »39, gagne ainsi la faveur du public et s’impose « danseuse seule ».

16 Un épisode lié à l’histoire de cette transmission mérite une attention particulière. Le 14 avril 1730, une nièce de la comédienne Marie-Anne de Chateauneuf, mieux connue comme Mlle Duclos, âgée de neuf ans et demi, « la petite Lolotte Cammasse », débute « dans un pot-pourri de danses contrefaisant les Caractères de la danse »40. Les danseuses Sallé et Mariette41, qui se trouvaient dans le public à l’occasion, « ont été surprises et enchantées, et […] l’ont accablée de caresses dans le foyer, après la pièce ». Encore une fois il s’agissait d’un divertissement placé à la fin d’une comédie sur « [...] un morceau de Symphonie où tous les mouvemens et les divers caractères de la Danse sont exprimés : d’abord par un air de Sarabande, de Bourée et de Menuet, ensuite de Chaconne, de Magie, de Rigaudon, de Tambourin, de Musette, et cela finit par un nouveau Tambourin42. » La structure est proche de celle des Caractères de la danse de Rebel, mais la musique cette fois-ci est due à Nicolas Racot de Grandval, qui composa l’année suivante, pour la même danseuse qui se produisait à la Comédie Française, un divertissement sous la forme d’ « une suite d’airs, composée de 244 mesures », dont le chroniqueur du Mercure de France décrit soigneusement la structure et les contenus gestuels (ce qui est assez rare) : « Son Entrée commença par une Marche simple et noble, laquelle pourroit servir de modèle sur les mouvemens et la dignité avec laquelle on doit marcher et ouvrir les bras au Théâtre. Le second air est une espèce de Sonatto ou Alegro d’un mouvement gai, où l’on voit l’enthousiasme d’une Danseuse qui forme des pas et des attitudes sur un Air qui lui fait plaisir et qui l’anime. Viennent deux Menuets, dansés dans le Caractère d’une jeune personne devant son Maître, qui lui montre à lever les bras pour donner la main gracieusement, etc. Suit une Gavotte, c’est une idée de la simplicité et de l’enjoûment des danses les plus ordinaires des Bals. Dans le cinquième Air, l’aimable Enfant peint les grâces naïves d’une Bergère qui danse au son de la Musette de son Berger. Dans la Chaconne à deux mouvemens qui suit, elle imite le Grand caractère de danse noble, gràcieux et imposant, et tel qu’on l’admire dans l’illustre DU PRÉ à l’Opéra. Le septième Air de Violon est une Tempête dans laquelle la Danseuse exprime la crainte et l’épouvante de l’Orage et de la Foudre qui gronde ; à quoi succède un Espoir flatteur, et, par une transition et une gradation admirable, de la plus grande agitation, elle passe dans un état tranquille. Dans le neuvième Air, les Violons imitent le chant des Oiseaux qui, écartés par la Tempête, reviennent en célébrer la fin ; les pas, les divers mouvemens et les yeux expriment très bien le plaisir que lui fait leur ramage, et, transportée par

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l’approche des Oiseaux, elle court à pas précipités à diverses reprises, pour en attraper. Elle est interrompue par un Air de Vielle, puis par un autre de Bassons, et termine par deux Tambourins d’un mouvement très gai et très vif, dont les pas sont de la composition de l’aimable Danseuse43. »

17 La progression des différentes parties de la suite décrite par ce texte est typiquement « initiatique ». Lolotte fait son entrée sur scène par une marche rythmée accompagnée par un geste théâtral pour se lancer ensuite dans le mouvement avec la spontanéité d’une jeune fille qui prend plaisir à danser. Les deux menuets lui offrent l’occasion d’une mise en scène de la relation qui s’instaure entre l’élève et son maître dans la leçon de danse, qui la discipline et la prépare au bal, puis à l’exécution d’une gavotte enjouée. De l’espace du bal, elle passe en suite à la scène théâtrale où elle incarne le personnage d’une bergère par une musette, danse typiquement féminine, suivie par une chaconne à la manière de Louis Dupré, grand danseur du style noble masculin. Enfin, une séquence pantomimique est occasionnée par un orage et suivie, une fois le calme revenu, par le chant des oiseaux, jusqu’à la conclusion avec une danse composée par elle-même, sur des airs vifs de tambourin. À travers le déroulement des différents mouvements de la suite, la jeune Lolotte, naturellement douée pour la danse, acquiert une technique et des manières appropriées au bal, puis à la scène, jusqu’à devenir une danseuse interprète capable d’une autonomie expressive et à pouvoir composer elle- même.

Vers une nouvelle esthétique de l’expression

18 Le tableau de Jean Raoux daté 1723 et conservé aujourd’hui au Musée des Beaux-arts de Tours, est le premier portrait connu d’une danseuse identifiée, représentée en taille réelle dans l’acte de danser44. L’image présente Françoise Prévost en Bacchante, un rôle dans le quel elle s’était illustrée à l’Académie royale de musique dans Philomèle, tragédie lyrique de Roy et Lacoste, en 1723 notamment. Elle dansait seule durant le divertissement du quatrième acte où sont présentes sur scène les Bacchantes accompagnées par la suite de la jalousie45.

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Jean Raoux (1677-1734), Portrait de Mademoiselle Prévost en bacchante, 1723, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts, Tours.

19 Par le choix de la position et du costume, l’image se réfère à l’iconographie d’inspiration antique : en équilibre sur la demi pointe du pied gauche, suspendue dans la dynamique du geste dansé, elle apparait en tunique légère transparente et fluide, elle tient un thyrse recouvert de lierre dans la main gauche et du raisin dans la main droite. Sa figure dansante est insérée dans le contexte naturel sciemment et artificiellement reconstitué d’une clairière verdoyante, habitée par des personnages dansant et jouant de la musique au deuxième plan. Sur le fond apparaît la façade du palais où se consomme la vengeance de Procris pour l’adultère violent de Térée avec sa sœur Philomèle. Le cadre de scène n’est ni visible ni suggéré : le paysage est la scène théâtrale elle même et la danseuse y incarne le personnage au lieu de prêter son corps à l’artifice de sa figuration. D’autre part, la Bacchante est un personnage mythologique dont la nature et l’identité sont forgées par la danse, tant elle est prise par la frénésie de la force vitale dionysiaque. La Bacchante, comme Prévost, ne peut faire que danser, en vertu de son statut professionnel et comme artiste à part entière. Prévost avait 43 ans quand elle a été portraiturée, un âge avancée pour une danseuse de son époque : ce portrait est un hommage à la fois à une personne, à une artiste active et à sa carrière. La citation de Pierre Rameau sur Prévost évoquée plus haut continue ainsi : « Elle mérite avec justice d’être regardée comme Terpsichore, cette Muse que les anciens ont fait présider à la Danse. Elle a les mêmes avantages que Prothée avoit dans la Fable. Elle prend à son gré toutes sortes de formes, avec cette différence que Prothée les employoit souvent pour effrayer les mortels curieux qui venoient le consulter ; et elle ne s’en sert que pour enchanter les yeux avides qui la regardent, et pour attirer les suffrages de tous les cœurs. D’ailleurs les justes applaudissemens (sic) qu’on lui donne, excitent une noble ambition parmi les autres Danseuses46. »

20 La référence à Protée, divinité marine de la mythologie grecque connue pour ses pouvoirs métamorphiques, est assez commune à cette époque pour qualifier les

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hommes de spectacle (mimes, pantomimes, comédiens) qui peuvent incarner des rôles différents, mais elle est plus rarement utilisée pour les femmes, pour qui on trouve plus souvent l’évocation de la figure d’Empousa, démon féminin de la suite d’Hécate qui prend différentes formes pour mieux séduire les hommes avant de les détruire47.

21 Il existe un lien entre la transformation esthétique de la danse au cours du XVIIIe siècle et les modalités de transmission des savoirs dansés qui passe aussi par les femmes. La danseuse (comme le danseur) et sa technique ne sont plus seulement au service des conventions théâtrales ou d’une cohérence dramaturgie imposée par l’auteur dramatique en premier lieu, puis par le compositeur des ballets et par le maître de ballet et répétiteur. Au moment où la danse d’ « art mécanique » devient « art imitatif », le pouvoir de transformation acquis par l’interprète, d’un personnage à l’autre, d’un caractère à l’autre, permet l’invention d’une forme d’expressivité qui se renouvelle, en passant parfois par la référence à l’antique. L’abbé du Du Bos décrit la pantomime présentée au cours des Nuits de Sceaux par Prévost et Claude Balon comme un exemple marquant de la nécessité de restituer la pantomime des anciens par l’invention dansée48. La Duchesse du Maine voulait en fait réaliser « un essai de l’art des Pantomimes anciens qui put lui donner une idée de leur représentations plus certaine que celle qu’elle en avoit conçue en lisant les Auteurs. Faute d’acteurs instruits dans l’art dont nous parlons, elle choisit un Danseur et une Danseuse qui véritablement étoient l’un et l’autre d’un génie supérieur à leur profession, et pour tout dire, capables d’inventer49. »

22 L’invention du geste et de l’expression a favorisé la transition de la « danse mécanique ou d’exécution » à la « danse en action » dont témoigne Jean Georges Noverre dans ses Lettres sur la danse50. Si l’apport de Sallé à ce processus est attesté par l’historiographie, d’autres expériences l’ont nourri, comme témoigne le parcours de Prévost, l’histoire des Caractères de la danse ou le solo « initiatique » de Lolotte Camasse, confirmant l’hypothèse qu’il y a eu un apport des interprètes féminines au développement de l’expressivité de la danse. Le regard historiographique a d’un côté pris à la lettre la critique virulente de Noverre contre la « danse mécanique », de l’autre a souvent oublié que l’effort de réduction du corps, du geste et du mouvement en code écrit opérée par la notation marque aussi la perte (sur le papier seulement) de l’interprétation et de l’expression. La « belle dance » formelle, s’opposerait ainsi au mouvement expressif du ballet d’action. La polyvalence des danseuses, les multiples facettes de l’interprétation des caractères auxquelles elles se mesurent du début même de leur carrières en dansant seules, les modalités de transmission de l’expérience plus souples et fondées sur l’intersubjectivité féminine jouent un rôle dans ce processus et suggèrent d’y voir une certaine continuité.

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ROUSIER Claire (dir.), La Danse en solo. Une figure singulière de la modernité, Pantin, Centre national de la danse, 2002.

THORP Jennifer, « La vie chorégraphique à Londres dans les années 1720 », in Marie Sallé, danseuse du XVIIIe siècle. Esquisses pour un nouveau portrait, Annales de l’Association pour un Centre de recherche sur les arts du spectacle au XVIIe et XVIIIe siècles, n° 3, juin 2008, pp. 26-33.

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NOTES

1. En France, il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour que les danseuses professionnelles soient officiellement reconnues en tant que telles. Sur la scène de l’Académie royale de musique à Paris, elles sont quatre à se produire, pour la première fois, à l’occasion d’une reprise du ballet Le Triomphe de l’Amour, en mai 1681. Sur ce sujet, voir : LECOMTE Nathalie, « The Female Ballet Troupe of the Paris Opera from 1700 to 1725 », in MATLUCK BROOKS Lynn (dir.), Women’s Work. Making Dance in Europe before 1800, Madison, University of Wisconsin Press, 2007, p. 99. 2. La pratique du travesti relève d’une tradition établie dès le XVI e siècle dans les spectacles dansés à la cour. 3. ROUSIER Claire (dir.), La Danse en solo. Une figure singulière de la modernité, Pantin, Centre national de la danse, 2002. 4. Pour l’identification du corpus il est fait référence ici à LANCELOT Francine (dir.), La Belle dance : catalogue raisonné fait en l’an 1995, Paris, Van Dieren, 1996 ; LITTLE Meredith Ellis, MARSH Carol, La Danse noble, an inventory of dances and sources, Williamstown, New York, Nabburg, Broude Brothers, 1992. 5. Ces solos sont 21 selon le catalogue Lancelot (FL) et 24 selon le catalogue Little et Marsh (LM) : « Chacone pour une femme » (FL/1704.1/03 ; LM/2020), « Folie d’Espagne pour femme » (FL/ 1700.1/08 ; LM/4740), « Entrée pour une femme Dancée par Mlle. Victoire au Ballet du Carnaval de Venise » (FL/1704.1/02 ; LM/4500), « Entrée pour une Femme Seul dancée par Mlle Guiot a lopera d’athis » (FL/1713.2/31 ; LM/4520), « Gigue pour une femme Dancée par Mlle Subligny en Angleterre » (FL/1704.1/06 ; LM/5020), « Gigue de mr. feüillét » (FL/Ms05.1/08 ; LM/4960), « Gigue pour une femme Seul non dancée a L opera » (FL/1713.2/28 ; LM/5040) ; « Gigue pour une Femme Seul dancée par Mlle. Guiot a lopera de tancrede » (FL/1713.2/30 ; LM/5060), « Entrée pour une femme Seul dancée par M.lle Guiot » (FL/1713.2/29 ; LM/4540), « Menuet performd’ by Mrs Santlow » (FL/1725.1/03 ; LM/5780), « Passacaille pour une femme Dancée par Mlle Subligny à l’Opéra de Scilla » (FL/1704.1/04 ; LM/6540), « A Passacaille by Mr. Labbée » (FL/1711.1/10 ; LM/ 6480), « Passacaille pour une femme dancée par Mlle. Subligny en Angleterre de lopera darmide » (FL/1713.2/32 ; LM/6560), « Passagalia of Venüs et Adonis performd by Mrs. Santlow » (FL/ 1725.1/08 ; LM/6580), « Sarabande pour femme (FL/1700.1/05 ; LM/7880), « Sarabande pour une femme » (FL/1704.1/01 ; LM/7960), « Sarabande de mr. feüillét » (FL/Ms05.1/17 ; LM/7760), « Sarabande de mr. feüillét » (FL/Ms05.1/20 ; LM/7780), « Sarabande de mr. feüillét » (FL/ Ms05.1/21 ; LM/7800), « Entrée seul pour une femme dancée par Mlle. Guiot » (FL/1713.2/27 ; LM/4620), « Entrée Espagnolle pour une femme. Dancée par Mlle. Subligny au Ballet de l’Europe galante » (FL/1704.1/05 ; LM/4120), « A Chacone » (LM/1820), « La Cybelline » (LM/2400), « Slow Minuet » (LM/6020). 6. Une à Mlle Victoire, deux à la Britannique Hester Santlow, quatre à Marie Thérèse Perdou de Subligny – dont deux dansées en Angleterre – et quatre à Marie-Catherine Guyot. Voir aussi les articles de Bianca Maurmayr et Dora Kiss dans ce numéro, concernant respectivement Subligny et Guyot. 7. Une recherche en ce sens par Rebecca Harris Warrick est en cours. 8. Dóra Kiss et Bianca Maurmayr déploient ces outils au sein de leurs études publiés dans ce numéro à propos des danses notées, attribuées respectivement à Subligny et Guyot. 9. « Chacone pour une femme » (FL/1704.1/03 ; LM/2020) ; « Chaconne de Phaeton pour un homme. Non Dancée a l’Opera » (FL/1704.1/29 ; LM/1960). 10. Voir l’entretien avec Béatrice Massin publié dans ce numéro. 11. LECOMTE Nathalie, « Danseuses and danseurs at the Opéra de Paris (1700-25) according to the cast lists in the libretto-programs » in FRANCO Susanne, NORDERA Marina, Dance Discourses. Keywords in dance research, London & New York, Routledge, 2007, pp. 131-152. 12. Arrêt du Conseil d’Etat portant nouveau règlement pour l’Académie royale de musique, 30 mars 1776.

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13. DARTOIS Françoise, « Le statut de la danseuse à l’Académie royale de musique », in Marie Sallé, danseuse du XVIIIe siècle. Esquisses pour un nouveau portrait, Annales de l’Association pour un Centre de Recherche sur les Arts du Spectacle au XVIIe et XVIIIe siècles, n. 3, juin 2008, pp. 7-20. 14. LECOMTE Nathalie, « Danseuses and danseurs at the Opéra de Paris (1700-25) according to the cast lists in the libretto-programs », art.cit. 15. À titre d’exemple, pour l’an 1704, Claude Balon jouit d’un statut spécial : en plus des 1500 livres du salaire, il touche 14 livres « chaque jour de jeu » et 7 livres « quand il est malade ». Guillaume Louis Pecour perçoit 1500 livres par an en tant que danseur et 1500 en tant que « compositeur » de ballets, mais tous les autres danseurs perçoivent entre 300 livres (le corps de ballet) et 800 livres (les solistes). La première danseuse Marie Thérèse Perdou de Subligny gagne 1500 livres, et ses collègues touchent entre 300 livres (les membres du corps de ballet) et 700 livres (les solistes). Françoise Prévost est à cette date au début de sa carrière et ne touche que 400 livres, mais en 1713, « premier sujet » avec Marie-Catherine Guyot, elle touche 900 livres pendant que les collègues hommes du même rang, Michel Blondy et François Dumoulin, touchent 1000 livres et les danseurs hommes et femmes du corps de ballet les moins payés, 400 livres. Sans compter les éventuelles gratifications : en 1713, Prévost et Guyot reçoivent une gratification de 600 livres. Cf. DE LA GORCE Jérôme, L’Opéra à Paris au temps de Louis XIV, Paris, Desjonquères, 1992 et LECOMTE Nathalie, « Danseuses and danseurs at the Opéra de Paris (1700-25) according to the cast lists in the libretto-programs », art.cit. 16. Le Mercure de France (septembre 1741, p. 2122) annonce ainsi son décès : « Le 13 septembre, Françoise Prevost, de l’Académie Royale de Musique, dont personne n’ignore les grands talens qu’elle avoit pour la Danse légère et gracieuse depuis près de 40 ans, mourut à Paris âgée d’environs 60 ans. Elle avoit quitté le Théâtre en 1730 et avoit toujours vécu depuis ce tems là dans de grands sentimens de pieté et de Religion ». 17. Sur le parcours de Françoise Prévost voir ASTIER Régine, « Francoise Prévost : The Unauthorized Biography », in MATLUCK BROOKS Lynn (dir.), Women’s Work. Making Dance in Europe before 1800, Madison, University of Wisconsin Press, 2007, pp. 123-159. 18. Selon l’étude de Nathalie Lecomte sur les livrets-programmes entre 1700 et 1725 : pour 61 % des danseuses, la carrière dure 5 ans, pour 22 % de 5 à 9 ans, pour 9 % de 10 à 15 ans, pour 5 % de 16 à 20 ans, pour 3 % plus de 20 ans. 19. RAMEAU Pierre, Le Maître à danser […] [1725], New York, Broude Brothers, 1967, p. xvi. 20. ASTIER Régine, art.cit., p. 137. 21. Règlement au sujet de l’Opéra. Donné à Marly le 19 Novembre 1714, article XXIX. 22. Ibid., article 18. 23. Ibid. 24. Cette pièce est le fruit d’une relation de collaboration construite dans le temps entre Prévost et Jean Féry Rebel, qui a composé d’autres pièces pour la danse et pour elle (plus tard son fils épousera la fille de la danseuse). Toutes ces pièces adoptent des formes ouvertes à l’expérimentation, même sur le plan musical : Caprice en 1711, Boutade en 1712, Les Caractères de la danse en 1715, Terpsichore en 1720. À titre d’exemple, la forme musicale du « caprice » à ces dates est un espace de liberté, si l’on en croit Sébastien de Brossard (Dictionnaire de Musique, Paris, Christophe Ballard, 1703, « Capricio »), qui le décrit comme une pièce où le compositeur « donne l’essort au feu de son génie » sans respecter les règles d’une forme ou d’un genre. Le Dictionnaire universel de Furetière (revu et augmenté par Bassage de Beauval et Brutel de la Rivière, La Haye, 1727), définit le « Caprice » comme expression de « la force du génie » et de liberté d’une composition « un peu bizarre et irrégulière ». En avril 1716, The London Stage annonçait au Drury Lane Theater « an entertainment of mimic dancing by Harlequin called Caprice, in imitation of Mademoiselle Prévost, the famous dancer of the Paris Opera » (cité par ASTIER Régine, art. cité, note 28, p. 156). Ces pièces ont pu représenter un espace d’invention, de liberté artistique et d’expérimentation pour Prévost comme pour le compositeur. Sur ces pièces, cf. CESSAC

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Catherine, Jean-Féry Rebel. Musicien des Éléments, Paris, CNRS, 2007, pp. 80-98. Sur le rapport danse- musique dans Les Caractères de la danse, voir LALONGER Edith, « J.F. Rebel’s Les Caractères de la danse : interpretative choices and their relationship to dance research », in McCLEAVE Sarah (dir.), Dance and music in French Baroque theatre : sources and interpretations, Institute of Advanced Musical Studies, King’s College, London, 1998, pp. 105-123. 25. Sur la partition, cf. CESSAC Catherine, op. cit., p. 93-94. Pour une description musico- chorégraphique de ces types de danse voir LANCELOT Francine, op. cit., pp. XXXII-LVIII. 26. Dans les années 1980, Francine Lancelot a proposé une chorégraphie de la pièce sur la base des études et de la classification qu’elle avait réalisés à partir des répertoires de danse restituées en notation Feuillet (voir note précédente). Dans cette réinvention elle a actualisé la manière de composer les différentes parties de la suite, en accentuant les caractéristiques rythmiques et la couleur. Une version de cette chorégraphie est visible dans l’interprétation de Sarah Berrebi à qui elle a été transmise par Béatrice Massin dans le DVD « La Danse Baroque », réalisé par Marie- Hélène Rebois (Paris, Chiloe, 2012). 27. Le Mercure de France, juin & juillet 1721, pp. 65-72 : « Dans son Temple un jour / L’Amour / Vint dire aux mortels / Qui lui dressoient des Autels, / Formez des vœux, / Je veux / Voir si votre ame inconstante / Sera contente. / Profités, Amants, jeunes beautez /Des dons qui vous font presentés.// Courante // Amour Malgré le froid de l’âge, / Dans ce sejour / Je viens vous rendre homage / Je sens vos feux ; / Une jeune beauté m’engage / Et je suis joyeux, / Quoique je sois bien vieux. / Mon cœur / Pour ses beaux yeux soupire, / De mon ardeur / Elle ne fait que rire ; / Sans la charmer, / Amour de toi je ne desire / Que de croire aimer.// Menuet // A peine j’ay douze ans, / Et je ressens / Mille confus mouvements ; / Quel bonheur si les plaisirs / Répondent aux desirs. / Petit Amour / Fais si bien en ce jour / Que ma méchante Maman / S’endorme un petit moment, / Quand viendra mon Amant. // Bourée // Pour moy sans danger / Je vois mon Berger, / Mais helas ! / J’ay beau faire il ne m’entend pas : / Dieu propice aux Amans / Peins luy mes tourments ; / Dis luy, redis luy tout ce que je sens. / En vain mes yeux / Montrent mes feux. / En vain dessus l’herbette / Je fais de mon mieux, / Il ne voit pas sa conquête / Epargne à mon cœur, Dieu vainqueur, / L’aveu d’une ardeur / Qu’il devoit tâcher / Du moins de m’arracher ; / Avec des traits charmans / Peins luy mes tourments, / Dis luy, & redis luy tout ce que je sens. // Chaconne // Je suis beau, bien fait, / J’ay de l’esprit & du caquet. / Je suis beau, bien fait, / Je suis badin, je suis follet, / J’affecte des airs étourdis, / Mes habits sont tout des mieux choisis, / Je suis bien poudré, / Je fais souvent l’homme d’affaires./ Pourtant par envie / On dit / Que de moy l’on rit / En tous lieux ; / Quoique je publie / On ne me croit pas toujours heureux. / J’ay de beaux yeux / Bleu ; / J’ay des talents / Grands / Et des dents / Et la tresse brune ; / Cependant / Je suis sans bonne fortune. / Amour, / Mets donc mes attraits au jour, / Je suis content / Sans les cœurs / Et les faveurs, / Pourvû / Qu’on me croie bien reçû. // Sarabande // Ha ! Malgré moi, Je vois bien / Que Themire est parjure / Helas ! tout m’en assure, / Et quand elle veut, je n’en crois rien. / Dieux ! de ma credulité / Faut-il qu’elle jouisse ! / Qu’elle ait moins d’artifice, / Amour, ou qu’elle ait moins de beauté. // Gigue // Je ris, je danse, je chante, / Je suis contente, / Je saute toujours, / Je vais, je cours ; / De nouveaux sujets, Dieu d’Amour, / Chaque jour / Je grossis ta Cour ; / Dans les plaisirs & dans les fêtes / Je fais des conquêtes ; / Ma vivacité / Range tous les cœurs de mon côté : / Puissant Dieu, sois moy favorable ; / Qu’un Berger aimable / Sans trop se lasser, / Puisse aussi long tems que moi danser. // Rigaudon // Moi je suis tres-content, / Pour mon argent / Je trouve des beautez à choisir, / Sans soupirer ni sans languir : / Et c’est mon plaisir, / Mon seul desir, / C’est un Abbé qui les fait trop renchérir. / Amour, par ton moyen trompé, Qu’il soit attrapé. // Passepied // Depuis que mon Amant / Connoit mon tourment, / Il est moins tendre : / Mes soupirs se font entendre / Vainement. / Tres-souvent je le voi / Sous une autre loi ; / J’ai beau m’en plaindre ; / Amour, j’ai besoin de feindre ; / Aide-moi. / Il faut un aussi bon soutien / Que le tien, / Pour feindre un moment, / Pour voir son changement / D’un œil indifferent. / Mais peut-

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être ma froideur / Rallumera son ardeur. // Gavote // J’ai perdu tous mes plaisirs, / Ah ! que de soupirs / M’a couté Philéne ! / Quelle peine ! / Je l’ai forcé de fuir ce sejour, / Craignant son amour. / Quand je pense / A la longue absence. / Ce souvenir / Me fait mourir. / Fais que plein des mêmes feux / Philéne amoureux, / Loin de moi s’afflige. / Mais que dis-je ! / Non, qu’il ne souffre pas le tourment / Que mon cœur ressent. / Qu’il revienne en ces lieux, / Ce sont tous mes vœux. // Loure // J’aime à boire, / Fais, Dieux des amours, / Par ton secours, / Que je boive toujours ; / Il y va ta gloire ; / Bien souvent / L’Amour vient en bûvant. // Musette // Mon Amant / Est tendre & constant ; / Les plaines, / Les bois, les fontaines, / Les oiseaux heureux, / Tout retrace mes feux / Charmé / Du plaisir d’être aimé. / Themire / Possede un Empire / Plus beau que celui des Rois ; / Les cœurs sont sous ses loix. / Dans tous les lieux / Ce Berger suit mes traces. / Je ne viens point faire ici de vœux ; / Je viens te rendre graces ; / J’ai sçu me faire aimer, /Quels vœux puis je former ? / Les noirs soupçons, / Les trahisons ; / Les plaintes, / Les troubles & les craintes, / Les tristes regrets / Habitent les Palais : / Mais dans nos bois, / Quand une fois / L’on aime, / Quel bonheur extrême ! / Jamais un Berger / Ne crût qu’on pût changer. » 28. Par exemple, le 17 novembre 1725, devant la cour à Fontainebleau, on donna : « Arlequin, jouet de la Fortune. Comédie Italienne en 5 actes, Mlle Prévost et le Sieur Dumoulin dansèrent ensemble. Mlle Prévost finit par les caractères de la danse », Le Mercure de France, décembre 1725, p. 2895. 29. Selon Le Mercure de France, juin & juillet 1721, p. 7-8 : « L’incomparable Demoiselle Prevôt, qui est encore incommodée, pour consoler en quelque façon le Public de ne pas la voir, a fait danser une Entrée à une jeune personne de dix à onze ans, son Eleve, qui paroit avoir de grandes dispositions et qui a fait beaucoup de plaisir ». 30. « une danse par Mademoiselle Sallé jamais encore exécutée en Angleterre et intitulée Les Caractères de la danse, dans la quelle sont exprimés tous les mouvements en dansant », Daily Advertiser du 27 novembre 1725, 14 décembre 1725 et 18 avril 1726. La pièce est encore reprise par Marie Sallé en 1730 et 1731 à Londres, avec son frère. En 1734, à l’occasion d’un bénéfice en son honneur à Covent Garden, le programme du théâtre annonce « plusieurs nouveaux divertissements de danse, en particulier Les caractères de l’amour dans lesquels les différents sentiments de l’amour seront exprimés ». Sur la carrière de Marie Sallé en Angleterre, voir McCLEAVE Sarah, « Marie Sallé and the Development of the Ballet en action », Journal of the Society for Musicology in Ireland, 2007, vol. 3, pp. 1-23; THORP Jennifer, « La vie chorégraphique à Londres dans les années 1720 », in Marie Sallé, danseuse du XVIIIe siècle. Esquisses pour un nouveau portrait, Annales de l’Association pour un Centre de Recherche sur les Arts du Spectacle au XVIIe et XVIIIe siècles, n° 3, juin 2008, pp. 27-30. 31. Sur la réception de Sallé et Camargo et leur rivalité présumée voir HARRIS WARRICK Rebecca, LECOMTE Nathalie, « L’opposition Sallé-Camargo : réalité ou fantasme ? », in Marie Sallé, danseuse du XVIIIe siècle. Esquisses pour un nouveau portrait, Annales de l’Association pour un Centre de Recherche sur les Arts du Spectacle au XVIIe et XVIIIe siècles, n° 3, juin 2008, pp. 49-64. 32. Le Mercure de France, mai 1726, p. 1003. 33. Le Mercure de France, mai 1732, pp. 92-93. 34. Le Mercure de France, novembre 1744, p. 172. 35. Le Mercure de France, juillet 1744, p. 1620. 36. AUBRY Pierre, DACIER Émile, Les Caractères de la danse ; histoire d’un divertissement pendant la première moitié du XVIIIe siècle, avec un portrait en héliogravure de Mlle Prévost et une réalisation de la partition originale de J.-F. Rebel, Paris, Honoré Champion, 1905. 37. « CARACTERES (les petits) DE LA DANSE, donnés sous ce titre le jeudi 9 Octobre 1755. & la veille pour la premiere fois, mais sans titre au Théatre Italien, c’étoient les Caracteres de la Danse de M. Rebel qu’on annonçoit, sous le nom des petits Caracteres de la Danse, parce qu’ils étoient exécutés par une petite Danseuse appellée Mademoiselle Guimard, éleve du sieur Hiacinte du But, Danseur de l’Opéra, & frere des sieurs Preville & Chanville. Cet enfant dansa quelque temps avec beaucoup

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de succès. » PARFAICT François et Claude, Dictionnaire des Théatres de Paris, Contenant toutes les Piéces qui ont été représentées jusqu’à présent sur les différents Théátres François, & sur celui de l’Académie royale de musique [...], Paris, Lambert, 1757, T. 7, p. 751-752. 38. Les Spectacles de Paris, ou Suite du Calendrier historique et chronologique des théâtre [...] pour l’année 1763, Paris, Duchesne, [1764], p. 13. 39. « Le 9 Mai 1762. L’Opéra étoit déjà désert aujourd’hui. Mlle. Guimard, nouveau sujet dont ce théâtre vient de faire l’acquisition, a doublé Mlle. Allard dans les caracteres de la Danse avec le plus grand succès : elle est d’une légéreté digne de Terpsicore ; il ne lui manque que des graces un peu plus arrondies dans certaines parties de son rôle. » BACHAUMONT, Louis Petit (de), Memoires secrets pour servir à l’histoire de la republique des lettres, Londres, John Adamson, 1777, T. 1, p. 85. 40. DACIER Émile, « Les Caractères de la danse », Revue musicale, V, 1905, p. 365. 41. Concernant le début de Mlle Mariette, le 31 mai 1729 : « La Dlle Mariette, jeune danseuse dans les Operas de Province, dansa pour la première fois, après l’Opéra de Tancrede, un air de violon, composé d’une Marche, d’une Loure, et d’un Menuet. Elle fut reçüe très favorablement du Public, ayant déjà toutes les dispositions convenables pour se perfectionner ici dans sa profession. Le Parterre lui trouve assez de talens, pour la placer immédiatement après les Dlles Prevost, Camargo et Sallé ; et si elle sçait profiter des divers talens que chacune de ces illustres dans leur profession, a dans un éminent degré, on pourra dire qu’on n’aura jamais vû un aussi grand nombre d’excellentes danseuses ensemble. La Dlle Mariette est de la taille de la Camargo, c’est à dire au dessus de la médiocre, ayant beaucoup d’oreille, de légèreté, et de vivacité, avec une très jolie teste et des beaux bras », Le Mercure de France, juin 1729, p. 1222. 42. Le Mercure de France, avril 1738, p. 760-761. 43. Le Mercure de France, avril 1739, pp. 775-777. Voir aussi DACIER Emile, art. cit., pp. 365-7. 44. 2,09 m de haut sur 1,62 m de large. 45. Philomèle. Tragédie représentée pour la première fois sur la scène de l’Académie royale de musique l’an 1705. Remis au théâtre le mardi 8 octobre 1709. Et remise au théâtre le mardi 27 avril 1723, Paris, Veuve de Pierre Ribou, 1723. Lors de la reprise de 1734, Camargo sera distribuée dans ce rôle de Bacchante soliste. 46. RAMEAU Pierre, op. cit., pp. xvi-xvii. 47. Le pouvoir de transformation est décrit dans ce registre dans un récit de l’ambassadeur de Malte. Quand il voit la toute jeune Françoise danser, il s’éprend d’elle. Il se rend à la maison où elle vit avec ses parents, qu’il découvre très modeste, et demande à la voir. Hors de la scène, Françoise n’est pas reconnaissable : il ne voit qu’une jeune fille pauvre, terne et sans attraits. Il en est déçu. Mais « il ne connaissait pas encore le pouvoir des talents et l’enchantement du théâtre ; il retourna quelques jours après à l’opéra, il y vit Fanchonnette métamorphosée en bergère dans un pas de deux qu’elle dansait avec le sieur Balon ; c’étaient des grâces timides, des regards pleins de lasciveté, des positions, des attitudes nouvelles, toujours plus intéressantes. […] Fanchonnette sut lui donner tant d’illusions et les imprima si profondément dans sa tête, qu’il s’accoutuma à ne voir en elle que ce qu’elle représentait : il l’aimait nymphe, il l’adorait bergère, il épuisait sur elle tout son goût pour le changement ». Mémoire pour M. le Bailly de Mesme, ambassadeur de Malte contre la demoiselle Prévost (Factum, Bibl. Arsenal, ms. 3137). Ce document est lié à un fait de justice qui circule à Paris en 1726. Prévost a intenté un procès à l’ambassadeur de Malte, qui lui avait suspendu une rente de 6000 livres (500 livres par mois) pour la quelle il avait signé un contrat plusieurs années auparavant, quand il était son amant. Le document met en récit la parole de l’ambassadeur, puis celle de Prévost. Ce document fournit des informations sur la vie personnelle et professionnelle de la danseuse. Son utilisation en tant que source biographique fiable nécessite des précautions de la part de l’historien(ne) avisé(e). Voir aussi ASTIER Régine, art. cit. 48. DU BOS, Jean-Baptiste, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris, Jean-Pierre Mariette, 1733, 3e partie, p. 284.

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49. Il s’agit de la scène du quatrième acte d’Horace, la tragédie de Pierre Corneille, dans laquelle Horace tue sa sœur Camille. 50. NOVERRE Jean Georges, Lettres dur la danse, Paris, Librairie Théâtrale, 1977, p. 37.

RÉSUMÉS

Cette étude propose des hypothèses sur l’affirmation d’un statut professionnel et sur la construction des représentations de la danseuse par la danse en solo sur la scène de l’Académie royale de musique à Paris, pendant la première moitié du XVIIIe siècle. L’objectif est d’identifier les jalons d’un processus qui contribue à faire de la danseuse soliste une figure paradigmatique de l’histoire du ballet et plus largement de la culture européenne. Une attention particulière sera portée à la pièce Les Caractères de la danse, une fantaisie musicale de Jean-Féry Rebel (1715), dont la conception et la chorégraphie sont attribuées à la danseuse Françoise Prévost (1680-1741), qui la dansa probablement en solo. Une fois reprise par d’autres danseuses à qui elle aurait été transmise, cette pièce devint un test d’interprétation, d’invention et de popularité pour plusieurs d’entre elles à des moments clés de leur carrière. L’analyse de ses traces et de sa réception durant la première moitié du XVIIIe siècle permet d’interroger les pratiques des exhibitions en solo, les rituels de passage dans la carrière d’une soliste et les modalités d’imprégnation et d’appropriation des modèles de créativité féminine, vers une nouvelle esthétique de l’expression.

This paper presents some hypotheses about the way that the solo dance became a means for establishing the professional status of the female dancer and for creating her image on the stage of the Académie royale de musique during the first half of the 18th century. Its aim is to identify the stages in a process that helped to make the solo female dancer a paradigmatic figure in the history of ballet and, even more so, in European high culture. It focuses in particular on the Les Caractères de la danse, a fantasie musicale by Jean-Féry Rebel (1715), whose choreography and interpretation has been attributed to the female dancer Françoise Prévost (1680-1741) who probably performed it as an item in a solo recital. Once restaged by or transmitted to other female dancers, this piece became a test of a dancer’s abilities as an interpreter, and as an inventive performer, and as a test of popularity for a number of these dancers at key moments in their careers. An analysis of steps and of the reception of this piece in the first half of 18th century, allows an examination of the practices of the solo performance, the rites of passage in the career of a female soloist, and the propagation and appropriation of female models of creativity, leading towards a new aesthetic of expression.

INDEX

Keywords : dancer, Prévost (Françoise), solo, transmission Mots-clés : danseuse, Prévost (Françoise), solo, transmission

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AUTEUR

MARINA NORDERA Marina Nordera est historienne de la danse, professeure à la Section Danse du département des Arts et membre du Centre transdisciplinaire d’épistémologie de la littérature et des arts vivants à l’université de Nice Sophia Antipolis. Elle a connu un parcours d’interprète et d’enseignante en danses anciennes et obtenu un doctorat en Histoire et civilisation à l’Institut Universitaire Européen de Florence. Ses recherches portent sur l’histoire culturelle de la danse entre le XVe et le XVIIIe siècle, sur l’historiographie de la danse et le genre, et sur la méthodologie de la recherche en arts vivants.

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Fanny Cerrito chorégraphe La réception de Gemma dans la presse parisienne (mai-juin 1854)

Vannina Olivesi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ».

1 Le présent article invite à une relecture de la réception du ballet Gemma que la danseuse et chorégraphe Fanny Cerrito compose en 1854 pour l’Opéra, sur un livret de Théophile Gautier et une musique de Nicolò Gabrielli. L’œuvre et sa réception critique sont principalement étudiées dans des ouvrages consacrés à la production librettique et critique de Gautier1, un fait qui témoigne de l’invisibilité faite aux créatrices du XIXe siècle dans la recherche historique en danse2. Seul Ivor Guest, auteur d’une biographie de Fanny Cerrito dont la première édition parait en 1956, consacre un court chapitre à cet épisode de sa vie. S’appuyant sur les comptes rendus critiques parus dans la presse parisienne, Guest souligne les incohérences du livret composé par Gautier, l’absence d’originalité de la chorégraphie et relate les obstacles qu’une Cerrito novice en matière de composition aurait rencontrés dans l’exercice de son autorité sur le corps de ballet lors des répétitions de Gemma3. En somme, l’historien impute l’échec du ballet, après sept représentations, à un déficit de qualification de la chorégraphe. Cette analyse est reprise dans les travaux d’Edwin Binney4 et Hélène Laplace-Claverie la synthétise ensuite en un paragraphe incisif : « Si Gemma quitta l’affiche après sept représentations, c’est d’abord parce que Cerrito avait insisté pour régler elle-même l’ensemble de la chorégraphie, malgré son manque d’expérience en la matière. Accablant Gautier de réclamations incessantes, elle exigea (et obtint) pendant toute la période des répétitions maints changements scénaristiques. Or ces différentes “retouches” firent tort à la cohérence de l’ensemble. […] À force d’ajouts inutiles, censés favoriser la succession de “numéros” brillants, Gemma avait fini par ressembler à un pur exercice de virtuosité. Et Fanny Cerrito elle-même, dont ce ballet devait marquer l’apothéose,

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ne put éviter le fiasco : Gemma sonna le glas de sa carrière parisienne et la fin de sa collaboration avec Théophile Gautier5. »

2 Les hypothèses développées à ce jour pour expliquer l’échec de Gemma sont fondées sur l’analyse des comptes rendus critiques parus dans la presse périodique, ignorant ainsi les écarts possibles entre les pratiques de création d’une œuvre et leurs représentations dans les discours médiatiques. Démêler l’écheveau de ce « fiasco » s’avère malaisé parce que le corpus de sources ne nous informe qu’indirectement sur le processus de création de l’œuvre et les conditions dans lesquelles s’effectue la collaboration entre la chorégraphe, le librettiste et le compositeur. Subsistent, certes, le livret manuscrit, son procès verbal de censure6 et les versions imprimées du livret7, mais la correspondance et les pièces administratives relatives à la production de Gemma qui auraient pu se trouver dans le dossier d’artiste de Fanny Cerrito8 ou dans les papiers de Théophile Gautier9 nous font défaut. On ne sait donc pas comment Fanny Cerrito a négocié auprès de la direction de l’Opéra sa nouvelle position de chorégraphe, ni même quel fut l’exact contenu de ses échanges avec ses collaborateurs. Seul le Journal de régie10 du théâtre de l’Opéra nous fournit quelque détail sur la chronologie des faits pendant les semaines qui précèdent la première représentation de Gemma.

Devenir chorégraphe : une trajectoire professionnelle

3 Formée à l’école du San Carlo de , Fanny Cerrito fait ses débuts à la scène en 1832 et devient sans tarder une interprète à succès du répertoire romantique. Elle est riche d’une expérience forgée au cours de vingt-deux années en qualité de première danseuse et de compositrice sur les scènes étrangères lorsqu’elle accède au rang de chorégraphe à l’Opéra de Paris. Elle commence à composer et à le faire savoir à partir de 183711. Loin d’être ténues, les traces de son activité de chorégraphe sont repérables grâce aux articles de presse, aux affiches des théâtres et aux livrets de ballet qu’elle a publié sous son nom dès 1841, date à laquelle elle compose Amor’s Zögling12 pour le Kärtnertor Theater de Vienne. Le ballet, repris ensuite à Londres et Bruxelles13, devient L’Allieva di Amore14 en 1843 pour la scène du Teatro Alibert de Rome, aux côtés d’une nouvelle composition intitulée Il Lago delle Fate15. Ces deux œuvres font la fortune de ses tournées florentine et vénitienne de 1844 et 1845 qu’elle réalisera avec Arthur Saint- Léon, un danseur et chorégraphe rencontré durant la saison viennoise de 1841-1842. Suivront, ensuite, deux autres ballets : Rosida, ou les Mines de Syracuse16 représenté au Her Majesty’s Theatre en 1845 et, en collaboration avec Filippo Izzo, Alma ossia la figlia del Fuoco17 monté la même année au Teatro Apollo de Rome. Cerrito est, en outre, la chorégraphe d’une multitude de pas composés en son nom propre et en duo avec ou Arthur Saint-Léon18. Par ailleurs, on peut déceler le vif intérêt de Cerrito pour la composition, la mise en scène et les débats dramaturgiques de son temps puisqu’elle fait l’acquisition de l’Azioni coreografiche19, ouvrage paru en 1841. En 1845, elle se marie avec Arthur Saint-Léon et, deux ans plus tard, le couple négocie avec la direction de l’Opéra un contrat d’engagement pour de courtes saisons20. Les succès remportés dans La Fille de Marbre, La Vivandière ou Le Violon du Diable entérinent aux yeux du public parisien, d’une part, le statut de vedette que Cerrito avait déjà acquis en dansant sur les scènes des théâtres européens et, d’autre part, confirment Saint-Léon dans son « triple talent de chorégraphe, de danseur et de violoniste21 ». Les deux artistes collaborent en 1851 avec Théophile Gautier et François Benoist à la création de Pâquerette22. Le ballet rencontre le succès mais il cesse d’être joué après neuf représentations car le couple

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doit honorer un engagement de deux mois au Teatro Real de Madrid23. À cette occasion, Fanny noue des liens avec le marquis de Bedmar. Elle se sépare de son mari l’année suivante et met au monde sa fille Matilde le 6 octobre 185324.

4 Lorsqu’elle compose Gemma, durant l’hiver 1853-1854, Fanny Cerrito fait ainsi l’expérience d’une situation paradoxale : la fonction de chorégraphe lui est reconnue par la direction de l’Opéra dans une conjoncture où son statut d’étoile se trouve fragilisé au sein de cette entreprise théâtrale. En effet, sa grossesse et des tournées ponctuelles à Londres et Vienne la tiennent éloignée de l’Opéra pendant toute l’année 1853 alors que de plus jeunes danseuses, telle Carolina Rosati, s’y partagent la vedette. Le vedettariat25 implique alors un renouvellement constant du répertoire, sa standardisation, une grande mobilité géographique des interprètes, tandis que la forte féminisation du corps professionnel, à Paris, soumet les ballerines à une concurrence très soutenue. Pour maintenir leur statut d’étoile à chacune de leurs rentrées parisiennes, elles doivent rapidement paraître dans un nouvel ouvrage chorégraphique susceptible de valoriser aux yeux du public leur individualité artistique avec l’objectif, in fine, de générer des recettes justifiant leurs rémunérations avantageuses. Or, l’absence prolongée de Cerrito la rend d’autant plus vulnérable qu’elle ne peut plus compter sur les échanges artistiques et les liens de solidarité mutuels noués avec Saint- Léon26. Ce dernier ayant quitté l’Opéra en 185227, occupe alors une position dominante sur la création chorégraphique de l’Opéra et il donne la préférence à Carolina Rosati. Dans ce contexte où les emplois d’interprètes les plus qualifiés se trouvent soumis à une intense concurrence intra-sexe, il est possible que Cerrito, désormais chargée de l’éducation d’un enfant et consciente d’amorcer, à bientôt trente- huit ans, la partie descendante de sa carrière, ait formé le vœu de chorégraphier une œuvre qui marque fortement les esprits avec l’espoir de se reconvertir à terme dans la composition chorégraphique.

5 Après son retour de Londres courant décembre 1853, la ballerine prépare dans la foulée sa rentrée à l’Opéra le 9 janvier 1854 avec la reprise d’Orfa28. Trois jours plus tard, elle commence à diriger les répétitions du « Nouveau ballet29 » qui se poursuivent à un rythme soutenu jusqu’au 27 mai, date à laquelle a lieu la générale avec costume30. Annoncée d’abord pour le début du mois de juillet31, la première représentation de l’œuvre est avancée au 31 mai32. L’œuvre est donc montée dans l’urgence et ses trois auteurs adaptent leur création aux diverses contraintes fixées par la direction. Car Nestor Roqueplan, directeur du théâtre depuis 1847, affronte de grosses difficultés financières et leur refuse la réalisation de décors originaux. L’action du ballet, qui se situe dans la cité de Naples à la fin du XVIIIe siècle, doit être remaniée pour permettre la réutilisation des décors et du mobilier conçus l’année précédente pour La Fronde33. Or, l’intrigue se prête mal à l’anachronisme et aux paysages du Grand Siècle puisqu’elle met en scène Gemma, jeune comtesse napolitaine, aux prises avec le diabolique marquis de Santa-Croce, magnétiseur contemporain de Messmer, résolu à user de ses pouvoirs pour la contraindre au mariage. Après maintes péripéties, Massimo, un courageux artiste peintre, sauve la jeune femme des griffes de Santa-Croce. Si l’intrigue du ballet reste conforme aux codes du ballet-pantomime à la française – centré sur l’exploration du sentiment amoureux et la transgression de l’impératif d’homogamie sociale –, le librettiste et la chorégraphe s’en écartent en donnant la part belle à une succession d’effets spectaculaires, imaginant scène des miroirs (1er tableau), valse de la fascination (2e tableau), illusion d’une apparition de Gemma dans une œuvre picturale

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(4e tableau), pas de caractère dit l’Abruzzaise et chute de Santa-Croce du haut d’un rocher (5e tableau).

6 Malgré ces contraintes, des faits tendraient à montrer que Fanny Cerrito connaît, dans la première moitié de l’année 1854, un contexte plutôt favorable à la reconnaissance de son statut de chorégraphe dans l’espace public. Contrairement à Thérèse Elssler dont le ballet La Volière34, programmé à l’occasion d’une représentation à bénéfice, avait été ravalé par la direction de l’Opéra au rang d’œuvre de circonstance, Fanny Cerrito semble bénéficier du soutien de l’institution puisque son œuvre est régulièrement représentée, par six fois, jusqu’à la relâche du théâtre survenue le 1er juillet 1854. Les coauteurs du ballet agissent en conséquence : le manuscrit de Gemma est déposé auprès de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques comme le fruit d’une collaboration entre « Th. Gautier, Gabrielli, madame Ceritto [sic]35 », ce qui permet à cette dernière de jouir du tiers des droits d’auteurs. Le frontispice du livret indique clairement sa qualité de chorégraphe de même que les affiches publicitaires36, autant de signes donnant à penser que Fanny Cerrito se voit pleinement légitimée dans ses prérogatives, tant par ses pairs que par la direction du théâtre.

7 Le contexte étant posé, examinons maintenant le regard que chroniqueurs et feuilletonistes professionnels portent sur le ballet et sa compositrice. Domine dans la presse, en ce mois de juin 1854, une évidente circonspection des journalistes à considérer Cerrito telle une chorégraphe légitime. Trois réactions, non exclusives les unes des autres, sont repérables : d’une part, une attitude de déni qui consiste à effacer le rôle créatif de la compositrice au profit d’une description de ses qualités d’interprète, des réactions du public ou de la relation de l’intrigue, d’autre part, la focalisation des discours sur la forme prise par la collaboration Gautier-Cerrito et le soupçon qui pèse sur son contenu, enfin, le refus de considérer l’œuvre comme une création originale dans l’objectif de mettre en doute les compétences de la chorégraphe.

Un « essai risqué »

8 Au lendemain de la première, Édouard Déaddé, ancien directeur de théâtre et auteur dramatique, alors journaliste dans La Revue et gazette des théâtres, signe la critique élogieuse qui suit : « Ce ballet, vif et charmant, a été accueilli comme il méritait de l’être, c’est-à-dire avec un véritable enthousiasme. On a reconnu, dans le livret, l’invention poétique de l’auteur de : mais nous ne craignons pas qu’il nous contredise, ni que sa gloire en souffre, en attribuant une bonne partie du succès de Gemma à Mme Fanny Cerrito, qui a cette fois mérité doublement les bravos du public, non-seulement comme mime irréprochable, comme danseuse sans rivale, mais encore comme habile chorégraphe. Depuis la Volière, dont la mise en scène était due à Mlle Thérèse Elssler, nous ne nous souvenons pas qu’aucune femme ait présidé aux détails chorégraphiques d’un ballet. C’est donc le second essai en ce genre qui ait été risqué, et nous nous plaisons à constater que Mme Cerrito s’en est tirée à son honneur37. »

9 La publication de l’éloge de Déaddé dans une revue qui se veut l’émanation du groupe professionnel des artistes dramatiques, puis sa réédition dix jours plus tard au sein du Petit courrier des dames38, invitent à penser que se manifeste, au mitan du siècle, une relative tolérance à l’égard de la composition féminine. Cette appréciation est remarquable en ce qu’elle valorise toutes les facettes de l’activité professionnelle de

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Cerrito indépendamment d’une division du travail et des représentations sociales qui assignent toutes les danseuses à l’interprétation et l’élite des danseurs à la composition. La désignation d’« habile chorégraphe », d’usage courant dans les textes dramaturgiques, les biographies d’artistes comme dans la critique dramatique pour désigner la compétence des chorégraphes masculins, vise cependant à normaliser le statut professionnel de Cerrito, à le conformer au modèle de genre masculin. En fait, la bienveillance de Déaddé fait figure de rareté et les marques d’approbations émanant de la critique dramatique professionnelle ne s’énoncent jamais sans réserve. Car si Déaddé ne cherche manifestement pas à mettre l’accent sur l’écart entre le genre grammatical (masculin) du substantif « chorégraphe » et le sexe (féminin) de « Mme Cerrito », tel n’est pas le cas des deux autres journalistes qui la désignent à dessein comme « le chorégraphe39 », soulignant ainsi le caractère insolite – voire transgressif – de sa position professionnelle. Dans les autres critiques, les journalistes emploient la « description40 » au détriment de l’usage du substantif « chorégraphe » ou de l’expression « maître de ballet », en sorte que Cerrito « compose41 », « règle42 », « invente43 », « conçoit44 », « dessine45 », « met en scène46 », « arrange47 » la chorégraphie pour exercer, en somme, ses compétences sans jouir du titre attaché à sa fonction professionnelle. Fanny Cerrito ne peut en définitive se prévaloir d’une filiation illustre en chorégraphie féminine parce que l’œuvre de sa prédécesseuse Thérèse Elssler est restée dans les mémoires comme un échec patent. C’est que, pour une femme, la composition n’est pas perçue comme un acte essentiel de la trajectoire professionnelle mais accidentel, fruit d’un appétit de pouvoir incompatible avec son sexe.

Un succès en forme de cache-sexe

10 À l’exception du Follet et de La Sylphide, les organes de presse spécialisés dans la mode procèdent à des effets de censure visant à détourner l’attention des lectrices du sexe de la chorégraphe. Les entrefilets critiques soulignent à l’exemple d’Achille Laurent, dans Psyché, combien l’œuvre « a obtenu un beau succès48 » dont Adolphe de Bragelonne, du Moniteur de la mode, n’hésite pas prédire qu’il est le plus « sûr garant de sa longévité49 » dans la programmation de l’Opéra. Cet intérêt pour un ballet dont on se garde bien de nommer la chorégraphe ou d’en commenter les compétences en des termes précis, perdure jusqu’à la fin du mois de juin 1854. Le chroniqueur du Petit courrier des dames assure ainsi aux lectrices, à l’issue des six premières représentations, que Gemma est « une des plus gracieuses œuvres chorégraphiques qu’il nous ait été donné d’applaudir depuis longtemps50 » tandis qu’Achille Laurent, deux semaines plus tard, leur confirme que « le succès du nouveau ballet se consolide de plus en plus51 ». À en croire Pierre- Ange Fiorentino, Cerrito recueille d’ailleurs les fruits symboliques de ce succès puisqu’elle « a été rappelée comme chorégraphe et comme danseuse52 » à la fin de la première représentation. De fait, l’examen des recettes pour chaque représentation montre que Gemma connaît une réussite honorable au cours des mois de mai et juin 1854 : la recette moyenne s’élève à 5692,3 francs par soirée, soit un montant équivalent à celle que génèrent les autres ballets importants du répertoire que sont Orfa, Jovita ou La Vivandière53. Mais si sa légitimité à composer un ballet semble avoir recueilli l’approbation des spectateurs in situ, elle demeure, dans la majorité des journaux féminins, placée sous le sceau d’un silence prudent. L’effacement de l’identité professionnelle de Cerrito au profit d’une profusion de formules générales sur le succès

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de l’œuvre montre que cette presse, très prescriptive, répugne à présenter aux lectrices l’action créatrice d’une danseuse comme exemplaire. Conserver le silence s’avère d’autant plus nécessaire que le contenu de la collaboration entre Théophile Gautier et Fanny Cerrito suscite de nombreuses questions.

Cerrito, vedette capricieuse

11 Les feuilletonistes œuvrant dans la presse quotidienne généraliste ou dans les journaux satiriques, conscients de s’adresser à un lectorat majoritairement masculin, n’hésitent pas à placer au cœur de leurs critiques les problèmes – réels ou imaginaires – que posent le sexe de la chorégraphe dans la production de Gemma. Les discours sont centrés sur la relation de pouvoir entre le librettiste et la chorégraphe. Chacun y va de son interprétation ou de son anecdote sur les coulisses de la conception de l’œuvre. Taxile Delord, du Charivari, ouvre le bal le 2 juin dans une critique où Fanny Cerrito est représentée telle une vedette capricieuse qui souhaite « pour sa rentrée se passer la fantaisie de jouer un rôle dramatique54 ». À cette fin, elle « s’est donc adressée à M. Théophile Gautier pour lui composer un personnage de haute poésie » avec le projet, précise le journaliste en une antiphrase ironique, de recueillir « la gloire légitime de la composition des pas55 ». Selon Delord, ces « caprices sont assez fréquents chez les artistes [dramatiques] d’aujourd’hui56 », une opinion que partage Jules Janin dans un feuilleton virulent où Fanny Cerrito est derechef campée dans le rôle de l’interprète « qui veut posséder un ballet nouveau » et « appelle à son aide » Gautier, « bel esprit ingénieux et complaisant qui l’écoute et consent à la suivre57 ».

12 Dans le cas de Janin, la chorégraphe endosse le stéréotype traditionnel de l’intrigante dont la puissance séductrice et occulte contrevient à l’expression du pouvoir créatif du librettiste. Son feuilleton, d’abord axé sur la critique récurrente – et ancienne – du vedettariat en tant que système de production d’œuvres chorégraphiques standardisées58 devient ensuite le prétexte d’un dialogue imaginaire entre la danseuse et le librettiste long de plusieurs colonnes. Révolté que « chaque danseuse [apporte] dans son bagage bariolé une suite de pas tout faits, de poses arrêtées à l’avance59 », Janin dénonce l’injuste condition faite au librettiste, esclave d’un système qu’incarne la personne de Cerrito. Celle-ci reçoit le poète dans le foyer de l’Opéra tel un boudoir Régence et, sous couvert de plaisant badinage, lui impose la réalisation « d’un ballet brillant qui n’est pourtant autre qu’une succession de lieux communs dramatiques60 ». Janin chante ici la complainte du librettiste mal aimé, contraint à la « tâche horrible » d’« obéir à des poses préconçues » et « de se mettre au service […] de ces visions qui ne viennent pas de son cerveau61 ». Coupable d’asservir la littérature française à un art chorégraphique « extra muros62» – c’est-à-dire italien –, la danseuse est en outre attaquée à cause de sa nationalité étrangère. Delaforest, qui officie au sein de la catholique Gazette de France, fonde lui aussi son argumentation sur des critères esthétiques qui servent une représentation nationaliste de la danse théâtrale : la disqualification de la chorégraphe s’opère à travers la dénonciation d’une danse italienne inférieure à la française en ce qu’elle valoriserait le spectaculaire et exalterait la chair au détriment de l’élévation63.

13 Pierre-Ange Fiorentino, compatriote de la chorégraphe et ancien ami de sa famille64, signe pour sa part dans le Constitutionnel un feuilleton où il tente maladroitement de concilier le respect que Cerrito lui inspire et ses propres préjugés à l’encontre de la

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création féminine. Trois jours plus tôt, le 7 juin, il rappelait à ses lecteurs du Moniteur universel que Gautier « n’avait pas affaire cette fois à un collaborateur ordinaire65 » pour expliquer les incohérences du ballet : en effet, « fasciné et charmé, en quelque sorte, comme Gemma, son héroïne, [Gautier] n’était pas complètement maître de sa volonté en écrivant ce ballet66 ». Le discours de Fiorentino, centré comme celui de ses collègues sur la critique du spectaculaire et du vedettariat67, se singularise cependant par une bienveillance teintée de paternalisme. Il consacre cinq colonnes de son feuilleton du Constitutionnel à défendre Cerrito contre les mauvaises pratiques de la direction de l’Opéra, suspectée d’entraver la carrière de la danseuse. Mais en tentant de la justifier, il renforce son assignation au statut d’interprète. Ainsi, Fanny Cerrito devient chorégraphe pour répondre aux contingences d’une carrière en perte de vitesse : « Maintenant, pourquoi Mme Cerrito a-t-elle voulu régler ses pas elle-même et mettre en scène son ballet ? Est-il vrai, comme je l’ai entendu dire au foyer, que, depuis le départ de Saint-Léon, aucun chorégraphe ne lui inspire assez de confiance ? Ou bien aurait-elle la faiblesse de lâcher la proie pour l’ombre, et de préférer des succès réels au vain titre de bas bleu en chorégraphie ? Je gagerais qu’aucun de ces motifs n’est entré dans la détermination de l’illustre danseuse. Mais elle a craint peut-être qu’on ne lui proposât des ballets dont elle ne voulait à aucun prix. […] ce qu’il lui fallait, c’était un rôle de mime, un rôle où elle pût trembler, pâlir, frissonner, s’agiter, se débattre, se montrer, en un mot, aussi grande tragédienne qu’elle est danseuse aimable et séduisante68. »

14 Ce refus de la reconnaissance publique due à la chorégraphe se manifeste alors par le rappel à la loi sociale qui assigne aux femmes le rôle d’éternelles mineures, vouées à une vie d’épouse dans l’espace privé et tenues à l’écart de toute publicité. Comme les femmes auteurs de son temps dont l’activité se trouve condamnée à travers le type du « bas-bleu »69, la chorégraphe est fustigée en ce qu’elle transgresse les normes de genre. À Cerrito l’impudente qui chercherait, par l’irruption de son activité chorégraphique présente à « faire oublier M. Saint-Léon en composant à son tour des ouvrages chorégraphiques », le journaliste de La Patrie oppose que son rôle « est de plaire » aux spectateurs, concluant son paragraphe par une injonction directement adressée à la vedette : « gardez-le le plus longtemps que vous pourrez, et soyez satisfaite70 ». La référence implicite à la sujétion juridique de la femme dans la vie conjugale et à son infériorité intellectuelle comparativement à l’homme va de concert sous la plume du chroniqueur du Follet : « La mise en scène de ce ballet est magnifique et parfaitement combinée, on l’attribue à Mme Cerrito Saint-Léon. Si cela est vrai, cette charmante artiste s’en est tirée avec talent, avec bonheur ; elle a su mettre à profit les excellents enseignements de son mari71. »

De l’absence d’originalité au plagiat, il n’y a qu’un pas

15 Comme on voit, même lorsque l’appréciation esthétique est positive, Fanny Cerrito se trouve dépossédée de sa singularité à une époque où cette qualité s’impose comme indispensable à la définition de l’identité d’artiste72. L’originalité de la composition est le critère le plus valorisé dans la critique dramatique qui recherche constamment des « effets neufs », de « l’invention », l’expression d’une « imagination » échappant à toute tentative d’imitation73. Ce critère est d’autant plus promu que la standardisation des spectacles crée une lassitude, ici dénoncée avec d’autant plus de sévérité qu’elle est le fait d’une femme74. Du bout des lèvres, Taxile Delord condescend à admettre que le pas de la valse magnétique est original mais s’empresse d’ajouter que « Mme Fanny Cerrito

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le rend à merveille75 », laissant entendre combien elle excelle davantage dans l’interprétation de sa propre œuvre plutôt que dans sa conception. De même Jouvin, du Figaro, loue « des pas harmonieusement dessinés » mais reproche à Cerrito une « scène du miroir [qui] n’est pas neuve76 » en sorte que la caractérisation de Cerrito- chorégraphe échappe définitivement au modèle romantique du génie pour être rattachée à la sphère de la reproduction des modèles établis. Soulignons que la disqualification de la composition féminine à travers l’invocation de la distinction entre création et exécution transcende, dans le cas de Gemma, les lignes de fractures politiques et se donne à lire indépendamment du type de presse consulté, qu’il s’agisse de quotidiens généralistes, de journaux de modes, de périodiques satiriques ou spécialisés dans l’actualité musicale. Le critique anonyme de la Revue et gazette musicale de Paris rejoint en effet ses collègues pour rappeler que le talent de Cerrito ne peut être fondé que sur sa capacité à incarner en scène le sujet imaginé par Gautier. Aussi le vedettariat, d’ordinaire tant décrié, peut servir de justification à une représentation traditionnelle de la division sexuée du travail : « Le ballet nouveau se sent de sa double origine : il y a du poëte dans l’idée et de la femme dans la forme. Fanny Cerrito a prodigué dans les ensembles, dans les masses, les combinaisons élégantes, les perspectives variées. Quelquefois elle a inventé, quelquefois elle s’est souvenue77. »

16 Comme Thérèse Elssler en son temps, Cerrito n’échappe pas au soupçon. Car non contents de renvoyer systématiquement la chorégraphe à son statut de vedette, les feuilletonistes disqualifient son œuvre en agitant le chiffon rouge du plagiat. Julien Lemer s’engouffre ainsi dans la brèche creusée par les feuilletonistes qui voient en Gemma une réplique d’œuvres composées par Jules Perrot ou Arthur Saint-Léon : « Si l’action [de Gautier] n’est pas excessivement neuve, la partie chorégraphique n’offre guère plus d’originalité. Madame Cerrito, qui a vu et dansé beaucoup de ballets, s’est beaucoup souvenue, peut-être involontairement ; convenons du reste qu’elle a arrangé et surtout exécuté ses réminiscences avec beaucoup de grâce78. » L’attaque n’est pas nouvelle. Déjà, en 1841, l’Indépendant, périodique spécialisé dans l’actualité théâtrale, publiait une biographie de dans laquelle Cerrito était présentée telle une intrigante s’appropriant indument le style de danse imaginé par Perrot – une supercherie prétendument démasquée par le public milanais « qui reconnut en lui le créateur, et dans Mlle Cerito (sic) la copiste79 ». Treize ans plus tard, l’accusation de plagiat est énoncée sous la forme d’une antiphrase mais sa portée n’en est que plus grande puisque huit journalistes déclarent retrouver dans la chorégraphie de Gemma de fortes similitudes avec celles du Violon du diable, Stella ou Les Contrebandiers, La Fille de marbre, Le Délire d’un peintre ou même avec la valse que Jean Coralli composa pour le joué par Frédérick Lemaître en 182880. Le maniement de l’ironie constitue le procédé le plus communément partagé par les feuilletonistes, qu’ils officient dans les quotidiens généralistes ou dans la presse à vocation satirique – ainsi Taxile Delord fustigeant Fanny Cerrito qui s’érigerait en « savant chorégraphe81 » du fait de sa simple prétention à composer un ballet. Quelques mois plus tôt Joseph Mazilier avait certes fait les frais des plaisanteries de la critique suite à la création d’Aelia et Mysis82, mais à la différence que Mazilier était brocardé pour avoir prétendu au statut d’homme de lettres tandis que les compétences de Cerrito se trouvent ici disqualifiée à cause de son sexe.

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Cerrito contestée

17 L’auctorialité de Cerrito sur la chorégraphie ayant été battue en brèche, il ne manquait plus qu’une remise en cause de son autorité sur le corps de ballet pour que le tableau de son incompétence s’avère complet. C’est Fiorentino qui lui assène le coup de grâce. Le journaliste livre aux lecteurs une représentation misérabiliste de la chorégraphe incapable d’exercer un pouvoir de commandement sur l’esprit et les corps des interprètes : « On arrive aux répétitions, et ici commence pour cette pauvre Mme Cerrito une série de tribulations, de mécomptes, d’épreuves, de fatigues et de dégoûts dont on n’a point idée quand on n’a pas vu mettre en scène un ballet. L’autorité de cette nouvelle maîtresse fut vivement contestée. Ce bâton de chorégraphe, tombé en quenouille, n’inspirait que l’aversion, le dédain, l’insubordination, la révolte, les quolibets les plus déplacés, les railleries les plus amères. […] On faisait recommencer vingt fois la même pose […] pour faire enrager la metteuse en scène83. »

18 L’indiscrétion de Fiorentino nous intéresse en ce qu’elle trace les contours des pratiques et des représentations normatives du maître de ballet au mitan du siècle. Elle souligne, en creux, combien ses fonctions au sein de l’entreprise théâtrale relèvent non seulement d’opérations intellectuelles nécessaires à la conception d’une œuvre mais également de la direction d’un corps de ballet, surtout lorsque vient l’heure de réaliser les choix de mise en scène. Sa fonction de commandement est symbolisée par le port d’un bâton, utile pour frapper la mesure, imposer le silence ou orienter les groupes d’interprètes lors des répétitions84. En ce sens, le maître de ballet détient des pouvoirs de police qui assurent le bon fonctionnement de la vie collective durant les répétitions. Or, sous la plume de Fiorentino, la métaphore politique d’un corps de ballet identifié aux sujets d’un royaume érige implicitement le maître au rang de monarque de droit divin. Ainsi l’accession de Cerrito au statut de « maîtresse » fait « tomber le bâton en quenouille » pour signifier qu’elle interrompt la transmission patrilinéaire de cette fonction professionnelle, lui faisant ainsi perdre « de sa force et de sa valeur85 ». Ici, ce n’est donc pas tant l’incompétence technique ni même « artistique » de Cerrito qui est mise en cause plutôt que son absence de légitimité et son incapacité essentielle, justifiées par son sexe, à asseoir une autorité sur le corps de ballet. Car, par ailleurs, Fiorentino lui reconnaît l’exercice de ses qualités de « metteuse en scène », une compétence que les feuilletonistes exigent des chorégraphes de l’Opéra au milieu du XIXe siècle. Mais l’usage de cette désignation comme celle, très péjorative et sexuellement connotée, de « maîtresse » révèlent clairement la volonté de Fiorentino de déclasser la chorégraphe socialement comme professionnellement.

Épilogue

19 Théophile Gautier répond à toutes ces critiques dans son propre feuilleton du 13 juin. Mais en vain. Il aura beau distiller, au fil de son article des qualificatifs conférant à Cerrito l’autorité, la force d’âme et l’énergie d’un « chorégraphe86 », sa stratégie discursive ne fait que renforcer le statut d’exception à son sexe87 assigné à Cerrito – comme ce fut d’ailleurs le cas de la grande majorité des créatrices de son époque. Nonobstant la réception positive dont l’œuvre est l’objet parmi les dilettanti de l’Opéra, il y a fort à parier que les discours disqualifiants émis à l’encontre de Cerrito aient

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constitué un facteur déterminant dans l’infléchissement de sa carrière à l’Opéra. La programmation du théâtre, toujours subordonnée à l’actualité de la création lyrique, offre à la direction l’occasion idéale pour justifier le retrait anticipé de cette œuvre controversée après la sixième représentation du 14 juin. Le départ prochain de Sophie Cruvelli pour Londres « fait suspendre provisoirement le gracieux ballet88 ». La relâche inopinée du théâtre durant l’été, suite à l’intégration du théâtre dans la Liste civile du ministère de l’Intérieur pour parer au déficit chronique de son budget89, reporte cependant les futures représentations de Gemma au début du mois de septembre. Les répétitions du ballet sont alors placées sous la responsabilité d’un nouveau « chorégraphe90 », un certain M. Châtillon, et l’œuvre est représentée le 8 septembre 1854, Cerrito assurant toujours le premier rôle. Les répétitions reprennent ensuite le 10 novembre dans la perspective d’une série de représentations à partir du 13, mais elles n’auront jamais lieu pour des raisons qui demeurent encore non élucidées91.

20 Si ces projets de remises à la scène confirment que la direction du théâtre est loin de considérer la création de Gemma comme un « fiasco » esthétique et financier, la nomination de M. Châtillon pour diriger le corps de ballet à la rentrée de septembre 1854 suggère néanmoins que Cerrito fait l’expérience d’obstacles institutionnels, de rapports de pouvoir et de pressions au sein de l’entreprise théâtrale que l’analyse des comptes rendus critiques ne nous permet hélas pas de retracer. En ce sens, on ne peut qu’être frappé de constater combien l’historiographie de Gemma, fondée sur la certitude de l’incompétence de sa chorégraphe, est l’héritière des discours émis durant les quatre semaines qui suivent la première représentation du ballet – et dont nous avons montré qu’ils ne reflètent pas le succès public du spectacle.

21 À ce jour, faute de sources qui nous livrent le point de vue de la chorégraphe et son vécu des évènements, on peut juste imaginer son isolement, l’humiliation qui est probablement la sienne lorsqu’elle fait l’expérience de cette régression statutaire au rang d’interprète en septembre 1854. Cerrito se trouve, pendant l’hiver 1854-1855, confrontée à une impasse : elle ne dispose plus d’une légitimité suffisante pour composer un nouveau ballet de son propre chef et s’avère dépourvue de tout lien avec un chorégraphe qui lui permettrait d’incarner le rôle principal dans une nouvelle création, si bien qu’après quelques apparitions remarquées dans la reprise de La Muette de Portici92, elle négocie son départ de l’Opéra.

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NOTES

1. BINNEY Edwin 3 rd, Les Ballets de Théophile Gautier, Paris, Nizet, 1965 ; GAUTIER Théophile, Œuvres complètes – Section III – Théâtre et ballets, Édition établie par Claudine Lacoste-Veysseyre et Hélène Laplace-Claverie avec la collaboration de Sarah Mombert, Paris, Champion, 2003 ;

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CERVELLATI Elena, Théophile Gautier e la danza. La rivelazione del corpo nel balletto del XIX secolo, Bologna, CLUEB, 2007 ; BRUNET François, Théophile Gautier et la danse, Paris, Champion, 2010. 2. Sur la notion d’invisibilité, voir DERMENJIAN Geneviève, GUILHAUMOU Jacques, LAPIED Martine (dir.), Femmes entre ombres et lumière : recherches sur la visibilité sociale, XVIe-XXe siècles, Paris, Éditions Publisud, 2000, pp. 15-21. 3. GUEST Ivor, Fanny Cerrito, the life of a romantic ballerina, London, Dance Books, 1972 (1ère édition 1956), pp. 142-143. 4. BINNEY Edwin 3rd, op. cit., pp. 185-204. 5. GAUTIER Théophile, op. cit., p. 55. 6. Académie Impériale de Musique. 25 avril 1854. Gemma ballet en deux actes, AN, F18 670, ms, 19 p. ; procès verbal de censure in 1854. Opéra. Procès verbaux, AN, F21 969, ms, 11 mai 1854, 1 p. 7. GAUTIER Théophile, Gemma, ballet en deux actes et cinq tableaux, livret de M. Théophile Gautier, musique de M. le comte Gabrielli, chorégraphie de Mme Cerrito, représenté pour la première fois, à l’Académie Impériale de Musique, le 31 mai 1854, Paris, Michel Lévy frères, 1854, 20 p., et GAUTIER Théophile, Théâtre, mystère, comédies et ballets, Paris, Charpentier et C ie, 1872, pp. 441-456. 8. Dossier d’artiste « Fanny Cerrito », in Personnel. Dossiers individuels du personnel du chant et de la danse, AN, AJ13 193. 9. GAUTIER Théophile, Correspondance générale, 1854-1857, éditée par Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève, Paris, Librairie Droz, 1991, t. 6. 10. Archives de l’Opéra. Régie. Journal de Régie. Première série, Bibliothèque-musée de l’Opéra (BMO), RE-6, ms, 1854, n. p. 11. GUEST Ivor, op. cit., p. 16. 12. CERRITO Fanny, Amor’s Zögling. Anacreontisches Tanz-Divertissement in 2 Tableaux. Die Musik ist von verschiedenen Meistern, Wien, Ullrich, 1841, n. p. 13. ANON., « Théâtres de Londres », Le Ménestrel, 29 mai 1842, n. p. ; ANON., Journal des théâtres, 14 avril 1844, p. 3 et ANON., « Paris, 8 juin 1844 », Revue de Paris, 8 juin 1844, tome 1, n° 16, n. p. 14. CERRITO Fanny, L’Allieva di Amore, soggetto fantastico divertimento danzante diviso un tre quadri composto e diretto da madamigella Fanny Cerrito da rappresentarsi nel Teatro Alibert, Roma, Tipografia Puccinelli a Torre Sanguigna, ca 1843, 11 p. 15. CERRITO Fanny, Il Lago delle fate, ossia La fata ed il cavaliere, ballo fantastico diviso in quattro parti, da rappresentarsi nel teatro Alibert l’autunno del 1843, composto dalla signora Fanny Cerrito, Roma, Tipografia Puccinelli a Torre Sanguigna, ca 1843, 17 p. 16. LUMLEY Benjamin, Reminiscences of the Opera. By , twenty years director of Her Majesty’s Theatre, London, Hurst and Blackett, 1864, p. 113. 17. CELI Claudia, « Ballets Performed in Rome from 1845 to 1855 at the Teatro di Apollo and Teatro Argentina », in GARAFOLA Lynn, Rethinking the Sylph. New perspectives on the romantic ballet, Hanover, London, Wesleyan University Press, 1997, p. 253. 18. GUEST Ivor, op. cit., pp. 39 ; 42-43 ; 45 ; 72-73 ; 92. 19. DE LA CHIESA DI BENEVELLO Cesare, Azioni coreografiche cole’illustrazione delle principali scene che vi correspondo, precedute dalla proposta d’alcune reforme nei moderni teatri, Torino, G. Pourba e comp., 1841, 81 p. L’exemplaire ayant appartenu à Fanny Cerrito est conservé à la Bibliothèque- musée de l’Opéra. 20. GUEST Ivor, op. cit., p. 119. 21. PONTMARTIN A. de, « Revue littéraire. – L’académie. – Les livres. – Les théâtres », Revue des deux mondes, 31 janvier 1849, p. 492, expression reprise dans sa « Revue Littéraire. – Le théâtre et les livres », Revue des deux mondes, 1er janvier 1850, p. 159. 22. Pâquerette, ballet pantomime en trois actes et cinq tableaux, chorégraphie d’Arthur Saint- Léon, livret de Théophile Gautier, partition de François Benoist, création à l’Opéra le 15 janvier 1851.

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23. COMMERSON, « Théâtres », Le Tintamarre, 23 février 1851, p. 6. 24. GUEST Ivor, op. cit., p. 139. 25. LEROY Dominique, Histoire des arts du spectacle en France : aspects économiques, politiques et esthétiques de la Renaissance à la Première Guerre Mondiale, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 259. 26. Saint-Léon s’appuie sur la notoriété de sa femme pour négocier le contrat de 1847 et leur rémunération commune est notée dans les registres comptables au nom de Cerrito. Saint-Léon doit attendre juillet 1851 pour négocier un contrat d’engagement indépendant de son épouse ; voir État matrice. Personnel de l’année théâtrale 1848-1849, BMO, PE 4 (695) 1844-1849, p. 69 ; Théâtre de la Nation. État du personnel des artistes et employés. Octobre 1848, dans Personnel. États généraux, AN, AJ13 190, I ; dossier d’artiste « Arthur Saint-Léon », contrat d’engagement du 21 juillet 1851, AN, AJ13 195. 27. Voir le dossier d’artiste de Saint-Léon déjà cité : contrat d’engagement du 21 juillet 1851 et lettre de Saint-Léon adressée à M. Leroy du 20 décembre [1852], AN, AJ13 195. 28. « Lundi 9 janvier. Représentation », Archives de l’Opéra, op. cit., n. p. ; Orfa, ballet-pantomime en deux actes de Joseph Mazilier, livret d’Henry Trianon et partition d’, création à l’Opéra le 29 décembre 1852. 29. « Jeudi 12 janvier. Répétitions », Ibid., n. p. 30. « Samedi 27 mai. Répétitions », Ibid., n. p. 31. LAURENT Achille, « Revue théâtrale », Psyché, 1er mai 1854, p. 74. 32. Lettre de Théophile Gautier adressée à Michel Levy dans GAUTIER Théophile, op. cit., t. 6, p. 34. 33. BINNEY Edwin 3rd, op. cit., p. 190. La Fronde, opéra en cinq actes, livret d’Auguste Maquet et Jules Lacroix, musique de Louis Niedermeyer, création à l’Opéra le 2 mai 1853. 34. La Volière, ou les Oiseaux de Boccace, ballet en un acte de Thérèse Elssler, livret d’Eugène Scribe, partition de Casimir Gide, création à l’Opéra le 5 mai 1838. 35. Catalogue général des œuvres dramatiques et lyriques faisant partie du répertoire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, Paris, Agents généraux M. Amédée Guyot – M. Léonce Peragallo, 1863, p. 155. 36. Aucune affiche de Gemma n’étant archivée, on se fonde ici sur des sources textuelles : DELORD Taxile, « Grand-Opéra », Le Charivari, 2 juin 1854, n. p. ; ROVRAY A. de, « Revue musicale », Le Moniteur universel, p. 610 ; BOIGNE Charles de, Petits mémoires de l’Opéra, Paris, Librairie Nouvelle, 1857, pp. 347-348. 37. DEADDÉ Y., « Premières représentations. Académie Impériale de Musique », Revue et gazette des théâtres, 1er juin 1854, n. p. 38. Article reproduit anonymement dans le Petit courrier des dames, samedi 10 juin 1854, t. LXIII, n. p. 39. DELORD Taxile, « Grand-Opéra », Le Charivari, 2 juin 1854, n. p. ; JOUVIN B., « Théâtres », Le Figaro, 4 juin 1854, n. p. 40. BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1974, p. 116-117. 41. GAUTIER Théophile, « Feuilleton de La Presse du 13 juin 1854 », La Presse, 13 juin 1854, n. p. 42. ANON., « Théâtres de Paris », Revue et gazette des théâtres, 4 juin 1854, n. p. ; MONNIER Albert, « Théâtres », Journal pour rire, 10 juin 1854, p. 6 ; BUSONI Philippe, « Courrier de Paris », L’Illustration, journal universel, 10 juin 1854, p. 355 ; GAUTIER Théophile, op. cit., n. p. ; CHAROLAIS Louis de, « Quinzaine dramatique », Le causeur universel, 16 juin 1854, p. 6. ; E., « Chronique musicale », L’Athenaeum français, 24 juin 1854, p. 583 ; CALONNE Alphonse de, « Théâtres », Revue contemporaine, t. XIV, juin 1854, p. 148. 43. GAUTIER Théophile, op. cit., n. p. 44. LOVY Jules, « Académie Impériale de Musique », Le Ménestrel, 4 juin 1854, p. 1. 45. R., « Académie Impériale de Musique », Revue et gazette musicale de Paris, 4 juin 1854, p. 181 ; GAUTIER Théophile, op. cit., n. p.

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46. ANON., « Théâtres. – Académie Impériale de Musique », Le follet, 11 juin 1854, p. 191 ; RAINCELIN DE SERGY, « Panorama de Paris. – Théâtres », Le Mercure parisien, 1er-10 juin 1854, p. 77. 47. ROVRAY A. de, op. cit., p. 610. 48. LAURENT Achille, « Revue théâtrale », Psyché, 1er juin 1854, p. 88. 49. BRAGELONNE A. de, « Bulletin des théâtres », Le moniteur de la mode, juin 1854, p. 84. 50. ANON., « Théâtres », Petit courrier des dames, 17 juin 1854, n. p. 51. LAURENT Achille, « Revue théâtrale », Psyché, 1er juillet 1854, p. 103. 52. ROVRAY A. de, op. cit., p. 610. 53. Les recettes moyennes par soirée des ballets les plus joués durant l’année 1854 sont les suivantes : 5 046,67 francs pour Orfa (4 représentations) ; 5 857,35 f. pour La Vivandière (8 représentations) ; 5 200,78 f. pour Jovita (12 représentations). 54. DELORD Taxile, op. cit., n. p. 55. Ibid. 56. Ibid. 57. JANIN Jules, « Feuilleton du Journal des débats du 12 juin 1854 », Journal des débats politiques et littéraires, 12 juin 1854, n. p. 58. Sur les précédentes diatribes de Janin contre le vedettariat, voir le Journal des débats des 25 février 1850 et 20 janvier 1851. 59. JANIN Jules, op. cit., n. p. 60. Ibid. 61. Ibid. 62. Ibid. 63. DELAFOREST A., « Revue Musicale », Gazette de France, 5 et 6 juin 1854, pp. 1-2. 64. GUEST Ivor, op. cit., pp. 10-11. 65. ROVRAY A. de, op. cit., p. 610. 66. Ibid. 67. ROVRAY A. de, op. cit. ; FIORENTINO P. A., op. cit. 68. FIORENTINO P. A., op. cit. 69. REID Martine, Des femmes en littérature, Paris, Belin, 2010, p. 54. 70. BASSET A., « Revue musicale », La Patrie, 7 juin 1854, n. p., cité par BINNEY Edwin 3rd, op. cit., p. 197. 71. ANON, « Théâtres. – Académie Impériale de Musique », Le Follet, 11 juin 1854, p. 191 (Nous soulignons). 72. REY Alain, « Le nom d’artiste », Romantisme, n° 55, 1987, p. 8. 73. Sur le rôle joué par l’imagination et l’originalité dans la définition de l’art, voir BECQ Annie, Genèse de l’esthétique française moderne. De la raison classique à l’imagination créatrice, 1680-1814, Paris, Albin Michel, 1994 ; MORTIER Roland, L’Originalité. Une nouvelle catégorie esthétique au siècle des Lumières, Genève, Droz, 1982 et SCHAEFFER Jean-Marie, « Originalité et expression », Communications, 64, 1997, p. 96. Pour une analyse historique défendant l’idée que le ballet n’est pas considéré comme un art au XIXe siècle, Voir, MARQUIÉ Hélène, « Du notateur à l’auteur : chorégraphe au XIXe siècle », in GRACEFFA Agnès (dir.), Vivre de son art. Histoire du statut de l’artiste XVe-XXIe siècles, Paris, Hermann, 2012, pp. 80-83. 74. La critique de la standardisation est loin d’être spécifique au ballet, elle concerne le théâtre chanté et récité ou la littérature dite « industrielle » ; voir YON Jean-Claude, « Monter une pièce de théâtre au XIXe siècle, un pari économique », in MARSEILLE Jacques, EVENO Patrick (dir.), Histoire des industries culturelles en France, XIXe-XXe siècles , Actes du colloque en Sorbonne, Décembre 2001, Paris, ADHE, 2002, pp. 421-429. Pour une synthèse sur le théâtre comme industrie et les débats concernant sa libéralisation, consulter LONCLE Stéphanie, Libéralisme et théâtre.

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Pratiques économiques et pratiques spectaculaires à Paris (1830-1848), thèse de doctorat, Études théâtrales, sous la direction de Christian Biet, université Paris Ouest-Nanterre, 2010, 2 volumes. 75. DELORD Taxile, op. cit. ; RAINCELIN DE SERGY, op. cit. 76. JOUVIN B., « Théâtres », Le Figaro, 4 juin 1854, n° 10, n. p. 77. R., op. cit., p. 181. 78. LEMER Julien, « Théâtres », La Sylphide, 10 juin 1854, p. 253. Concernant op. cit ., p. 1 ; FIORENTINO P. A., op. cit. ; JANIN Jules, op. cit. ; CALONNE Alphonse de, op. cit., p. 148 ; BRAGELONNE A. de, op. cit. 79. LA BOULLAYE Ferdinand de, « Notices biographiques. M me Carlotta Grisi (Perrot). (De l’Académie royale de Musique.) », L’Indépendant, 11 juillet 1841, p. 1. 80. La Fille de marbre, ballet-pantomime en deux actes d’Arthur Saint-Léon, musique de , création à l’Opéra le 20 octobre 1847 ; Le Violon du diable, ballet fantastique en deux actes et quatre tableaux d’Arthur Saint-Léon, musique de Cesare Pugni, création à l’Opéra le 19 janvier 1849 ; Stella ou Les contrebandiers, ballet-pantomime en deux actes d’Arthur Saint-Léon, musique de Cesare Pugni, création à l’Opéra le 22 février 1850 ; Le Délire d’un peintre, ballet de Jules Perrot, musique de Cesare Pugni, création au Her’s Majesty Theatre de Londres le 3 août 1843. Faust, drame en trois actes d’Anthony Béraud, Jean-Toussaint Merle et Charles Nodier d’après Goethe, chorégraphies de Jean Coralli, création le 20 octobre 1828 au Théâtre de la Porte Saint-Martin. 81. DELORD Taxile, « Grand-Opéra », Le Charivari, 2 juin 1854, n. p. ; JOUVIN B., op. cit. 82. Aelia et Mysis, ou L’Atellane, ballet-pantomime en deux actes de Joseph Mazilier, musique d’Henri Potier, création à l’Opéra le 21 septembre 1853. 83. Ibid. 84. L’usage d’un bâton par le maître de ballet est attesté à l’Opéra au moins depuis la Seconde Restauration, voir, JOUY Etienne de, L’Hermite de la Guiane, ou observations sur les mœurs et les usages français au commencement du XIXe siècle, Paris, Pillet, t. II, 1817, p. 186. 85. ZANCARINI-FOURNEL Michelle (dir.), Les Mots de l’histoire des femmes, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2004, p. 87. 86. Ibid. A noter que Gautier emploie l’article défini pour désigner Cerrito : « le » chorégraphe. 87. PLANTÉ Christine, « Femmes exceptionnelles : Des exceptions pour quelle règle ? », Les Cahiers du GRIF, n° 37-38, 1988, pp. 90-111. 88. DEADDÉ Y., « Théâtres de Paris. Académie impériale de Musique », Revue et gazette des théâtres, 18 juin 1854, n. p. 89. YON Jean-Claude, Une histoire du théâtre à Paris de la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Flammarion, 2012, pp. 95-97. 90. « Mardi 5 septembre. Répétitions », Archives de l’Opéra…, op. cit., n. p. 91. Voir « Mardi 5 septembre. Répétitions », « Jeudi 7 septembre. Répétitions », « Vendredi 8 septembre. Représentation », « Vendredi 10 novembre. Représentation », « Lundi 13 novembre. Représentation », op. cit. 92. La Muette de Portici, opéra en cinq actes de Daniel-François-Esprit Auber, livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne, chorégraphie de Jean-Louis Aumer, création à l’Opéra le 29 février 1828.

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RÉSUMÉS

Dans le présent article, nous proposons d’étudier la réception critique de Gemma, ballet composé par Fanny Cerrito en 1854 pour l’Opéra de Paris, avec l’objectif de tracer les contours du statut professionnel concédé à Fanny Cerrito dans l’espace public parisien. On constate que le succès de Gemma auprès des spectateurs, pourtant décrit par l’ensemble de la critique dramatique, se trouve oblitéré par des discours disqualifiants qui mettent en doute la compétence professionnelle de la chorégraphe et privent celle-ci de son auctorialité sur la chorégraphie en lui assignant le statut d’interprète. La réception de Gemma montre, enfin, les effets des représentations discursives sur la carrière d’une artiste dont l’œuvre chorégraphique reste, à ce jour, encore trop méconnue des historiens.

This article examines the response to Gemma, a ballet composed by Fanny Cerrito in 1854 for the Paris Opera. It outlines how the choreographer’s professional status was defined within the Parisian public sphere. Despite drama critics’ documentation of the ballet’s success, Gemma was excluded from the Paris Opera repertory because of other discourses disqualifying Cerrito’s professional competence. The choreographer was thus deprived of the authorship of her own ballet and assigned instead the role of performer. Gemma’s reception highlights how discursive representations impacted Cerrito’s carreer, which remains neglected by dance historians.

INDEX

Mots-clés : ballet, Cerrito (Fanny), genre, réception Keywords : ballet, Cerrito (Fanny), reception, gende

AUTEUR

VANNINA OLIVESI Vannina Olivesi prépare, sous la direction d’Esteban Buch, un doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales (Centre de recherches sur les arts et le langage - CRAL). Son projet de recherche doctoral porte sur la construction historique du genre et la professionnalisation de la danse théâtrale. Elle s’appuie sur le cas de l’Opéra de Paris pour montrer comment la danse devient, entre 1770 et 1850, une profession identifiée à la féminité. Depuis 2009, elle coanime le Séminaire d’histoire culturelle de la danse de l’Ehess.

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La féminisation du chahut-cancan sous le Second Empire parisien L’exemple de Marguerite Badel dite la Huguenote dite Marie la Gougnotte dite Rigolboche

Camille Paillet

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ».

1 Catégorisé en tant que « danse indécente » et objet d’interdiction dans la première moitié du XIXe siècle, le chahut-cancan devient sous le Second Empire un numéro à part entière de la programmation des établissements de spectacles. Le processus de légitimation du chahut-cancan va de pair avec celui de sa féminisation qui se manifeste tant au niveau de ses pratiques que de ses représentations. Comment l’indécence associée aux origines du cancan se redéfinit-elle par sa transposition sur le corps féminin des danseuses ? À travers l’exemple de Marguerite Badel dite Rigolboche, nous interrogerons les enjeux des catégories de genre dans les interactions entre la danse et la femme qui danse. Comment certains discours sur les femmes interviennent-ils dans la construction identitaire des danseuses de cancan ? Dans quelle mesure les représentations et les imaginaires véhiculés sur les cancaneuses ont-ils pu jouer un rôle dans le renouvellement des débats sociopolitiques sur la question de l’émancipation des femmes à l’aube du féminisme ?

2 Marguerite Badel est née à Nancy en 1842 et décédée à Bobigny en 1920. Ce sont à peu près les seules informations biographiques disponibles concernant son état civil. Il n’existe pas à ma connaissance d’éléments relatifs à sa vie familiale, aux origines sociales de ses parents, ni à la profession qu’elle aurait pu exercer avant de devenir une danseuse célèbre. Cette étape dans son parcours professionnel est peu relatée dans l’autobiographie fictive coécrite par Ernest Blum et Louis Huart en 18601. Rigolboche

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aurait habité dans une petite chambrette à Nancy où elle gagnait « quelque chose comme dix sous par jour » et, dit-elle, « sans savoir comment, je me suis retrouvée au Casino-Cadet à seize ans2 ». La description de son passé familial et des relations qu’elle entretient avec ses parents dénote d’une rupture par rapport au discours généralement misérabiliste dans la tradition des mémoires de danseuses publiques3. Marguerite Badel a vécu une enfance heureuse, elle n’a souffert ni de violences parentales, ni d’abandons amoureux : « mes parents ont toujours été excellents pour moi, ma mère est enchantée de ma réputation, elle collectionne tous les journaux qui parlent de moi4 ». L’autobiographie de Céleste Mogador5 révèle un passé tout autre. Orpheline à l’âge de dix ans, elle est contrainte de fuir à Paris avec sa mère suite aux violences de son beau-père. Ce dernier les retrouve, enlève Céleste pour la placer chez une tenancière de cabaret. Elle arrive à fuir pour un temps seulement sa destinée dans le milieu de la prostitution en se réfugiant chez le père Mathieu. L’intention des auteurs des Mémoires de Rigolboche est formulée clairement comme une critique de la dimension moraliste présente dans des monographies de danseuses comme celle écrite six ans plus tôt par Céleste Mogador. « Ça serait intéressant si j’imitais une foule d’amies à moi qui ont inventé sur elles des tas d’histoires pleurnichardes pour s’excuser de leurs mauvaises conduites. J’ai la prétention d’avoir autant d’imagination que toutes ces dames, et rien ne me serait plus facile que de raconter des malheurs que j’aurai dû avoir dans mon enfance ; de parler d’une mère marâtre qui me battait, me nourrissait au pain noir et à l’eau sale […] mais c’est si vieux, tout cela, c’est si connu, que malgré moi je rirai comme une folle à la quatrième ligne… et vous aussi6. » L’expression « mauvaises conduites » renvoie à une des réalités vécues par une partie des danseuses de bals publics, à savoir le recours occasionnel ou régulier à la prostitution. Bien que la prostitution ait été portée à l’état de mythe dans les discours sur les bals et ses danseuses et que l’historiographie de la danse soit encore engluée par la représentation de la danseuse-prostituée, la prostitution reste une activité récurrente pour certaines femmes du XIXe siècle, et notamment chez les travailleuses7 parmi lesquelles les danseuses ne font pas exception.

Prostituées et cancaneuses

3 Rigolboche, au même titre qu’Irma Carabine ou Rose Pompon, est inscrite sur le registre des prostituées de la préfecture de police8. En décembre 1859, Marguerite Badel dite « la reine du Casino dite la Huguenote » est alors âgée de 17 ans. Elle a quitté ses parents depuis trois ans « pour vivre du produit de la prostitution9 ». Les notes de l’inspecteur de police témoignent des relations qu’elle noue au Casino-Cadet avec des « amateurs riches », ce qui lui permet d’avoir « un certain train de maison » puisqu’elle « est dans ses meubles » mais « ce n’est rien autre chose qu’une prostituée10 ». Cet aspect du parcours de Rigolboche est revendiqué dans ses mémoires en tant que marque d’une émancipation féminine. L’argument est là encore employé afin de critiquer « l’hypocrisie » de certaines danseuses qui omettent cette réalité, s’en « vergognent » et procèdent par l’écriture autobiographique à leur « réhabilitation morale11 ».

4 La présence de prostituées au sein des bals publics et des établissements de spectacles participe du phénomène de féminisation des divertissements. Le glissement entre les femmes galantes dans la salle et les artistes féminines sur la scène est opérant dans la

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construction identitaire de la danseuse-prostituée. Le récit de vie de Rigolboche et de son ascension sociale par le biais de la galanterie sert un discours plus généraliste sur les femmes, qui touche à la question ambivalente de l’émancipation féminine à travers l’exemplarité d’une danseuse de cancan. La polémique suscitée par cette prise de position jugée scandaleuse à cette époque a soulevé un véritable débat sur le cas Rigolboche. Deux écrits en particulier font suite à la publication des Mémoires et s’inscrivent dans les discours sur la prostitution et notamment ceux diffusés par le mouvement abolitionniste12. Dans À bas Rigolboche, l’auteur classe les Mémoires de Rigolboche dans la catégorie pornographique et dénonce la « décadence et la démoralisation » qui se propage dans la littérature à travers « les confessions de toutes les femmes de lupanars […] qui pourront se faire de petites rentes honnêtement et sans fatigue13 ». L’ouvrage Encore un livre rose s’inscrit aussi dans une critique de la prostitution des artistes bien qu’à l’inverse du premier, l’accusation ne soit pas adressée directement à Rigolboche. En posant la misère de la classe prolétarienne comme cause de l’entrée dans la prostitution et en prônant les valeurs familialistes de la mère et de l’épouse, l’auteur positionne les prostituées en tant que victimes et dénonce les abus de la gente masculine qui « avilissent la Femme14 ». Ces propos s’inscrivent dans le renouvellement des discours sur la prostitution sous l’influence du mouvement abolitionniste. Parmi les acteurs de ce mouvement, certains syndicats d’artistes et notamment l’Union syndicale des artistes lyriques de café-concert et de music-hall15 dénoncent une véritable traite des artistes qui s’organise depuis le recrutement par des agences artistiques16 et des formations dans les cours de danse17, jusqu’à la complicité des directeurs d’établissements. Les arguments utilisés dans la critique de la prostitution des artistes reposent sur la quasi mendicité de ces derniers dont les faibles revenus ne permettent pas de vivre convenablement. Dans son ouvrage sur la traite des chanteuses, André Ibels pose ouvertement la question des liens supposés ou réels entre la prostituée et l’artiste : « Quand aura-t-on fini d’assimiler en général l’artiste dramatique, l’artiste lyrique à la prostituée ? Faut-il répondre de suite et franchement : le jour où les artistes ne se conduiront pas comme des prostituées18 ». Parmi ses propositions, certaines trouveront une réponse favorable de la part des autorités, comme celle de supprimer les pratiques de la corbeille et de la quête des artistes19. Dans son étude sur les cafés-concerts, Romi estime que l’abandon progressif de la pratique de la quête a permis la professionnalisation du personnel féminin sur la scène des cafés-concerts. Les femmes sur scène appelées « poseuses » seraient passées du statut de figurantes à celui d’artistes débutantes, les directeurs leur octroyant des leçons de diction et de chant20.

La danseuse Rigolboche

5 Au vu de la rareté des sources disponibles, nous ne savons pas grand-chose du parcours professionnel de Rigolboche, si ce n’est qu’il fut bref comme pour la majorité des danseuses de cancan. Les lieux où se produisaient les cancaneuses, jugés comme des espaces spectaculaires mineurs, bien que certains soient mondialement connus, n’ont pas suscité d’intérêt archivistique. La plupart des archives administratives des cafés- concerts et des music-halls n’a pas été conservée. Les informations relatives aux conditions de travail des danseuses de cancan, les traces d’engagement contractuel ou les montants des rémunérations sont rares ou difficilement accessibles. Face à cette absence irremplaçable, la construction historiographique du cancan repose sur une

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abondante production de témoignages. Malgré leurs limites, ces sources contiennent des informations qui, du fait de leur similarité et de leur répétition, permettent de suivre Rigolboche dans les lieux qu’elle fréquente et de rencontrer les personnes qu’elle y côtoie.

6 Adolescente, Marguerite Badel commence à danser au bal du Prado et à la salle Barthélemy. Outre la mention de son passage dans les cours de danse de Markovski21, son apprentissage technique des danses sociales et plus particulièrement du cancan est peu explicité. La question de la formation et de la transmission du cancan est souvent effacée au profit d’un discours revendiquant le caractère autodidacte de l’apprentissage. La valeur accordée à l’interprétation de la danse repose sur la capacité individuelle d’inventer et d’être l’auteur-créateur de sa propre variation du cancan. En ce sens, la démarche s’oppose à l’autorité des savoirs dansants sur laquelle repose le système de transmission des maîtres de ballets pour la danse théâtrale. La dérision et la provocation à l’égard de la culture savante de la danse, symbolisée par l’institution de l’Opéra, sont récurrentes dans les discours des cancaneurs. Parallèlement à cette posture d’opposition, il existe au sein des bals tout un réseau de sociabilité marqué par des modes d’apprentissage. Les affiches et les programmes de bals mentionnent de nombreuses annonces publicitaires pour des cours de danse dispensés au sein des salles de bal. Non sans paradoxe, le prestige des professeurs augmentait s’ils étaient pourvus d’un passé de pédagogue au sein de l’école de danse de l’Opéra.

7 La renommée de Rigolboche débute réellement avec ses performances au Casino-Cadet. Elle y aurait été remarquée par des personnes influentes et notamment par Léon Sari, alors directeur du théâtre des Délassements-Comiques. Suite à cette rencontre, elle obtient un engagement en 1858 pour la pièce Folichons et Folichonnettes d’Arthur et Paul Delavigne. Elle y interprète un quadrille intercalé dans la pièce et « qui réclamait le concours d’une danseuse de qualité22 ». Le succès de la pièce, qui a fait l’objet de plus de cent cinquante représentations au théâtre des Délassements-Comiques ainsi que de deux tournées européennes, tient pour beaucoup à la performance de Rigolboche dont « l’exhibition a provoqué d’unanimes bravo de la part de ses admirateurs du casino23 ».

8 Les retentissements de son succès seront réinvestis par des journalistes et des publicistes influents. Henry de Pène dit Mané, auteur de feuilletons dans le journal de l ’Indépendance belge, est décrit comme « le véritable lanceur de Rigolboche. C’est lui qui l’a dénichée dans la tourbe des pauvres cabrioleuses des bals publics ; puis, lui donnant sa bénédiction, il a fait d’elle, par une suite de réclames bien tournées, d’anecdotes piquantes, une femme célèbre, une reine, une gloire24 ». Nous ne savons pas exactement quel type de relation Mané entretenait avec Rigolboche, même si les auteurs des Mémoires de Rigolboche s’amusent à faire des allusions sur la jalousie supposée de l’épouse de Mané : « vous savez que les gens pensent qu’on est ensemble, j’en suis honorée mais je crains que cela ne fasse plaisir à votre femme25. » Par un jeu de dédicaces interposées26, il apparaît que tous deux trouvaient en tout cas un intérêt économique et publicitaire : « Avouez une chose pourtant, c’est qu’en travaillant à ma réputation vous avez un peu travaillé la vôtre. On vous connaît parce que j’existe. Quand je danse, on nous applaudit tous les deux27 ».

9 Cette relation de protectorat qui relève d’un paternalisme sous-jacent – Mané est appelé Papa dans les Mémoires de Rigolboche – est tournée en dérision par les narrateurs. Ernest Blum, non sans une certaine audace, n’hésite pas à s’interposer dans le récit en s’auto-définissant comme « une personne si modeste et si gentille » mais surtout « trop

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journaliste28 ». L’accès à la célébrité pour les rares danseuses de cancan qui réussissent à sortir de l’anonymat dépend le plus souvent de la présence d’un intermédiaire masculin doté d’un certain pouvoir dans le milieu artistique, tels les journalistes ou les directeurs de théâtre. C’est en tout cas le récit le plus répandu dans la construction identitaire de la cancaneuse diffusée via les mémoires. On le retrouve dans les mémoires de la Goulue quand elle affirme que : « c’est Toulouse-Lautrec qui m’a faite29 ».

10 Les relations de protectorat qui s’établissent entre danseuses et journalistes sont imbriquées dans un système complexe où les rapports de genre ne doivent pas être appréhendés exclusivement du point de vue d’une domination masculine exercée sur les danseuses. Céleste Mogador souligne d’ailleurs les effets pervers de la célébrité et s’indigne contre les journalistes qui « traitent les femmes comme les gouvernements : ils les inventent ; après les avoir inventées, ils les prônent ; après les avoir prônées, ils veulent les défaire30 ». Ces femmes, en se prêtant au jeu de la médiatisation, modèlent leur image et acquièrent une visibilité plus grande. Les stratégies relationnelles impliquées dans le double registre professionnel et intime sont autant de possibilités pour les danseuses d’obtenir une plus grande autonomie financière et une meilleure notoriété publique, voire artistique. Les effets de séduction ou de fascination exercés sur les spectateurs et les spectatrices sont habilement déployés par les cancaneuses dans l’élaboration de leur identité publique. Ce pouvoir de séduction est souligné dans Les Mémoires de Rigolboche et font dire à la danseuse : « j’exploite ma réputation, que les prudes et les hommes graves s’en prennent à mes apologistes qui ont cru être très spirituels en me glorifiant ; à présent que c’est fait, je ne rentrerai pas dans l’obscurité pour un hôtel et des chevaux31 ». Le rapport de pouvoir s’inverse d’ailleurs très souvent, les directives émanant des danseuses qui discutent et négocient les mots et les images produites à leur sujet. C’est le cas de Finette qui se plaint des portraits faits par le photographe Paul Nadar : « Monsieur Nadar, je la trouve laide, vous m’envoyez toute la même pose, envoyez moi donc des cartes albums de la grande Finette debout et des petites mais pas toute la même pose. Renvoyez moi cela de suite mais écrivez sur du papier fin car j’ai payé un shilling pour la lettre. Votre amie Finette32 ».

11 Outre l’imagerie corporelle diffusée sur les cancaneuses par le biais de l’illustration33, les anecdotes relatives à la vie intime et amoureuse des danseuses sont l’un des sujets les plus fertiles dans l’élaboration de leur vedetterisation. Les Mémoires de Rigolboche ont été écrits en 1860, au moment le plus fort de sa gloire. Au regard des six éditions publiées cette même année, on peut dire que l’ouvrage a contribué en grande partie au succès de la danseuse. L’intérêt des lecteurs tient au caractère scandaleux des passages sur sa vie privée qui constituent la majorité de l’œuvre. Les raisons du succès de Rigolboche semblent moins porter sur ses qualités professionnelles et artistiques que sur les discours et les images diffusés sur son identité publique et sur ses mœurs. La construction de cette image publique est certes favorisée par le pouvoir des hommes influents autour d’elle, et notamment des illustrateurs et des journalistes, mais il revient à Rigolboche un véritable jeu identitaire dans l’élaboration de stéréotypes féminins qu’elle incarne, par le choix de ses noms de scène, de ses costumes et de ses comportements sociaux.

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Les multiples identités de Rigolboche

12 Le choix des noms de scène est révélateur des imaginaires incarnés par les danseuses de cancan et de leur impact sur la diffusion de nouvelles représentations féminines. Le corps de la cancaneuse devient un lieu de discours où se projettent les angoisses et les désirs liés au renouvellement des questionnements politiques sur le statut des femmes, leur rôle social et leur sexualité. L’observation des surnoms de Rigolboche rend compte de la circulation d’identités catégorielles féminines qui s’incarnent et se projettent sur le corps de la danseuse. La particularité de ces femmes fictives est que toutes renvoient à des figures de déviance ou de marginalité au regard des normes sociales traditionnellement admises dans les discours sur les femmes. Le caractère public du corps de la danseuse permet sans doute d’expérimenter d’autres symboliques du féminin et de jouer plus librement avec les normes en vigueur.

13 Parmi les surnoms attribués à Marguerite Badel, il en est un qui fait explicitement référence à un héritage symbolique fort. Il s’agit de Marguerite ou Marie la Huguenote, adopté parce qu’elle portait souvent le costume d’une cantinière des Huguenots. Les Huguenots désignent les calvinistes du XVIe siècle, mais au XIXe siècle, le terme s’est généralisé à l’ensemble des protestants. Dans ce contexte, la huguenote renvoie à une figure féminine de résistance, celle associée au réseau de protestantes dans le milieu philanthropique des mouvements féministes34. Quant à la cantinière, il s’agit d’une femme qui était chargée de vendre nourriture et boisson aux soldats au sein des casernes et de suivre les troupes armées en campagne. L’ambivalence de cette figure féminine militaire résulte de sa présence au sein d’un milieu essentiellement masculin et de son contact rapproché avec les soldats. Tout à la fois dévalorisée et érotisée, la cantinière illustre les inquiétudes liées aux discours sur la différenciation des sexes35 du fait qu’elle appartienne « à un sexe intermédiaire, à quelque chose d’androgyne, beaucoup plus rapprochée du sexe fort que du sexe faible36 ». La cantinière des Huguenotes illustre une typologie de femme marquée par l’argument de la virilisation, le même que l’on retrouve dans les discours sur l’émancipation des femmes et qui touche aussi les cancaneuses.

14 La grande part de dérision qui caractérise le lexique argotique associé au cancan et à ses auteurs ne permet pas de prendre les liens entre le féminisme et les cancaneuses au premier degré. Toutefois, le registre parodique propre au cancan autorise une liberté qui sera perçue dans certains discours en tant que facteur d’émancipation féminine. Une liberté qui s’affirme dans la corporalité même du cancan37 et qui prend sens par son incarnation féminine. Le sujet de l’émancipation de la femme qui se diffuse dans les discours politiques des socialistes et des féministes se réfracte sur les corps libérés des danseuses de cancan. L’argument de la liberté en tant que valeur républicaine est très souvent clamé par les auteurs qui ont écrit sur les danseuses de cancan. Paul Mahalin dans son livre sur le bal Mabille définit le cancan comme « une danse d’opposition, une protestation sautée38 » ; tandis que Véron, le directeur de l’Opéra, va jusqu’à trouver une filiation entre le cancan et les mouvements révolutionnaires de 184839. Les Mémoires de Rigolboche soulignent également la dimension libertaire du cancan : « Le cancan n’a qu’un seul synonyme : la rage. […] Le cancan néglige et repousse tout ce qui peut rappeler la règle, la régularité, la méthodique. C’est avant tout une danse libre40 ». La question de l’émancipation des femmes portée par Charles Fourier et les premières féministes du mouvement saint-simonien qui se diffuse dès 1830, encourage l’idée selon

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laquelle la libération pouvait être associée au corps féminin41. L’influence de ces discours traverse aussi les milieux artistiques et celui des divertissements.

15 L’une des pratiques liées à la conquête de la liberté des corps et de l’émancipation féminine est celle associée au vêtement et principalement au port du pantalon en tant qu’accessoire masculin42. Dans plusieurs photographies de Rigolboche, notamment le portrait qui figure dans ses mémoires43, la danseuse est représentée avec un pantalon, le costume de la cantinière étant l’un des rares qui autorisait les femmes à porter l’habit masculin. Bien qu’interdit par l’ordonnance de police du 7 novembre 180044, les occasions de travestissement qu’autorisent les bals durant le Carnaval ont fortement influencé l’importation et l’acceptation progressive du pantalon pour les femmes. Parmi les costumes portés par les cancaneuses lors des bals ou pendant le Carnaval, le travestissement avec des débardeurs est à la mode tout au long du XIXe siècle. « Grâce à la pudeur naturelle de leur sexe et à leur jupe qui les gêne beaucoup, les danseuses se livrent à des écarts moins prodigieux que les cavaliers ; aussi la plupart de ces dames affectionnent-elles beaucoup le costume masculin pour se rendre au bal masqué. On ne voit que débardeuses, que hussardes, etc., etc.45 » Le débardeur apparaît dans les bals dès 1830. Il désigne à la fois la femme, son déguisement et son comportement. De nombreux illustrateurs spécialistes de l’imagerie carnavalesque comme Gavarni, Cham ou Daumier s’emparent du sujet. Le débardeur illustre une perturbation du genre par l’homogénéisation d’un comportement vestimentaire. Ce trouble se manifeste notamment par l’argument de la virilisation des femmes dans les discours antiféministes. En dehors du Carnaval, les femmes qui s’affranchissent de l’interdiction et qui se travestissent en hommes sont rares. Outre les exceptions à prétexte artistiques46, le port du pantalon est perçu comme un comportement déviant et il est associé à certaines catégories de femmes qui malmènent les normes de genre comme les féministes ou les lesbiennes ; les deux étant d’ailleurs souvent fondues en une seule et même figure. La représentation de la lesbienne en pantalon participe aussi d’une symbolique de l’émancipation féminine dont les danseuses sauront user avec habileté.

16 Le second surnom qui circule sur Marguerite Badel, celui que « l’on prononçait tout bas47 », est Marie la Gougnotte. Le terme de « gougnotte » désigne une femme homosexuelle et s’inscrit dans un lexique argotique. Il existe tout un vocabulaire typologique pour nommer les homosexuelles. Empruntées à la tradition antique ou aux modes langagières, les catégories « lesbienne », « saphiste », « tribade » ne seront remplacées par « homosexuelle » qu’au cours du XIXe siècle par le biais de la médecine. Le terme d’homosexualité se réfère à une catégorie médicale née avec l’avènement de la sexologie et de la psychiatrie. Il désigne à l’époque une pathologie qui se manifeste par une inversion comportementale au niveau des pratiques sexuelles48. Cet ancrage médical se diffuse aussi dans les représentations culturelles et littéraires du lesbianisme. Les discours sur le travestissement féminin se réclament de la théorie sexuelle sur l’invertie pour créer des typologies comportementales déviantes qui seraient propres aux lesbiennes. Par exemple, les lesbiennes sont décrites par Auguste Forel comme étant viriles par mimétisme : « l’invertie aime à s’habiller en homme et se sent homme vis-à-vis d’autres femmes. Elle aime les sports masculins, porte les cheveux courts et, en général, prend son plaisir à toutes les occupations masculines49 ». L’argument de la virilisation sert généralement les discours hostiles à l’homosexualité féminine et plus généralement à toutes les femmes dont le comportement est jugé déviant50. Les cancaneuses aiment à s’enivrer et à fumer le cigare, se quereller ou se

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séduire, être libres d’adopter les mots et les gestes qu’elles veulent ; en d’autres termes à user d’une liberté comportementale perçue comme étant « brutale et inexprimable51 ». La description des faits et gestes des cancaneuses s’inscrit là aussi dans un discours de virilisation : « Par le fait de cette vie excentrique, de ce mélange continuel avec des hommes, […] la jeune fille la mieux élevée, la plus délicate, se blase promptement, se dessèche, prend des allures communes, rudes, cassantes, en un mot masculines, c’est à dire contre nature52 . »

17 Malgré les angoisses qui planent au-dessus de l’homosexualité, la figure de la lesbienne sert aussi certains discours politiques qui en font un symbole de l’émancipation féminine. Dans son Nouveau monde amoureux, Charles Fourier développe une véritable « philanthropie ou dévouement à l’autre sexe53 » dans laquelle la lesbienne est synonyme de femme libre. La pratique homosexuelle est conçue comme le modèle d’une sexualité émancipée du patriarcat hétérosexuel, puisque l’auteur remarque que « les femmes dans leur état de liberté comme celles de Paris ont beaucoup de penchant au saphisme54 ». Dans la continuité de l’utopie socialiste, les saint-simoniennes s’intéressent aux liens entre quête de liberté et l’amour entre femmes. Dans une lettre adressée au père Enfantin, fondateur du mouvement saint-simonien, Claire Démar met l’accent sur le manque d’amour de la femme pour la femme comme une impasse à sa libération : « J’arrive aux femmes : nous ne nous aimons pas encore. Cependant nous commençons à former de petits groupes et en général nous éprouvons le besoin de nous unir55 ».

18 L’intérêt de quelques féministes pour l’homosexualité féminine permet de soulever l’une des entraves à l’égalité des sexes, celle d’une mise en concurrence perpétuelle entre les femmes dans les discours sur les femmes. Les jalousies et les coups bas entre les cancaneuses sont des poncifs du récit de leur difficile ascension à la célébrité. Par exemple, Rigolboche affiche combien son succès attise la jalousie de sa « rivale directe » , Finette : « Son seul défaut est d’être jalouse de moi. Elle veut me supplanter. Comme si c’était possible ! Ses amis lui jurent que sa danse tombe la mienne, qu’elle est mille fois plus gracieuse que moi, que son coup de pied a plus de fantaisie et son balancement plus de brio. Rien n’est moins vrai. Finette danse sans conviction, c’est ce qui la tuera. Pour le reste elle m’imite. Elle croit être mon égale, elle est mon disciple56. » Ce topos littéraire sur la rivalité et la vengeance féminine est loin d’empêcher, quand il ne le favorise pas, la construction parallèle d’une fantasmagorie masculine sur le lesbianisme. Plusieurs aventures homosexuelles sont prêtées aux cancaneuses. Le surnom de la gougnotte est né de la relation prétendue entre Marguerite Badel et Suzanne Lagier, chanteuse de café-concert et actrice de théâtre. De la même façon, la Goulue aurait eu une relation avec la danseuse Môme fromage, même si celle-ci s’en défend. La rumeur fait suite à une illustration de Toulouse-Lautrec représentant les deux danseuses, que la Goulue exige de faire retirer du hall du Moulin Rouge en 1892 : « Alors là mon p’tit Henri, va falloir m’enlever ça, ça nuit à la famille. Les gens croyaient qu’c’était la môme fromage. Ils me traitaient de lesbienne. J’ai rien contre les lesbiennes – tiens j’vous avoue une « passade » avec l’adorable Émilienne d’Alençon ! – mais La Fromage, tout d’même !57 ». Émilienne d’Alençon au même titre que Liane de Pougy ou la Belle Otero, incarne un modèle culturel du lesbianisme qui se diffuse à la fin du XIXe siècle via notamment le courant décadentiste 58. Toulouse-Lautrec a contribué à façonner cet érotisme masculin sur l’amour lesbien. Parmi ses sujets

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féminins de prédilection, les lesbiennes de Lautrec sont aussi des courtisanes, représentées dans un entre soi féminin au sein d’une maison close59.

19 L’imbrication symbolique et idéologique de catégories féminines qui n’ont a priori rien à faire ensemble apparaît dans la construction identitaire des cancaneuses comme autant de possibilités érotiques qui passent par la réappropriation du discours politique sur l’égalité des sexes et sur l’émancipation des femmes. Le discours sur les mœurs des cancaneuses s’inscrit dans une remise en jeu permanente de l’acquisition d’une légitimité à échelle de l’intime et du professionnel. Par exemple, la Goulue, une fois encore, se justifie et réajuste son image de femme libre en affirmant : « Ceux qui vous disent que la Goulue était une putain vous pourrez leur dire qu’ils se mouchent… ! J’avais rien d’une gigolette ! J’étais bien en avance sur bien des mentalités. […] Au bal, oui ! J’me cassais les reins, j’me déchaînais. Je fus une femme “ sexy ”, c’est le mot60 ».

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SOUVAIS Michel, Les Cancans de la Goulue. Les premiers mémoires de la célèbre danseuse reconstituées et rédigées par Michel Souvais, Paris, Les compagnons de Montmartre, 1991.

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VERON Louis-Désiré, Mémoires d’un bourgeois de Paris, vol. 3, Paris, Librairie nouvelle, 1856.

NOTES

1. Les Mémoires de Rigolboche ont fait l’objet de six éditions publiées en un an, entre 1860 et 1861, ainsi que d’une version allemande. Rigolboche n’est pas l’auteur de cet ouvrage bien que le récit soit écrit à la première personne et que l’usurpation n’ait été que très tardivement révélée. Il s’agit d’une fiction autobiographique écrite à quatre mains par Ernest Blum et Louis Huart. 2. BLUM Ernest et HUART Louis, Mémoires de Rigolboche : ornés d’un portrait photographié par Petit et Trinquart, Paris, Dentu, 1860, pp. 14-17.

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3. Les autobiographies de danseuses de cancan font l’objet de publications massives dans la seconde moitié du XIXe siècle. Bien que la plupart ne soient pas écrites par elles-mêmes, ces récits participent à la féminisation du cancan et à la construction identitaire de la cancaneuse. Parmi ces ouvrages à « caractère autobiographique », celui de Céleste Mogador publié en 1854 fait office de pionnier. Suivront ceux de Rigolboche en 1860, de Finette en 1867, de Rose Pompon en 1877 et en 1887, de Jane Avril en 1933, de Nini patte-en-l’air et de la Goulue en 1991 (Voir bibliographie). 4. Mémoires de Rigolboche, op. cit., p. 14. 5. Céleste Vénard (1824 - 1909) puis Céleste de Chabrillan, épouse du conte Lionel de Chabrillan dite Céleste Mogador, fait partie de la première génération des danseuses de cancan. Son succès remonte aux années 1840 au bal Mabille, où elle se produit aux côtés de la Reine Pomaré, Brididi, Clara Fontaine et bien d’autres. Ses activités littéraires en parallèle de sa carrière de danseuse tendent à affirmer qu’elle est bien l’auteur des quatre volumes de son autobiographie Adieux au monde publiée en 1854 et rééditée à plusieurs reprises jusqu’en 1876. 6. Mémoires de Rigolboche, op. cit., p. 9. 7. D’après les registres de prostituées conservés aux Archives de la préfecture de police de Paris, parmi les professions exercées par les filles publiques avant leurs inscriptions entre 1859 et 1876, les ouvrières sont largement représentées et notamment celles qui travaillent dans le secteur textile (lingères, blanchisseuses, modistes, etc.). 8. Il existe six registres. Le registre BB1 dit « des courtisanes » (1861 - 1876) recense 424 femmes entre 1861 et 1876. Ce registre a fait l’objet d’une publication présentée et annotée par Gabrielle HOUBRE : Le Livre des courtisanes : archives secrètes de la police des mœurs (1861-1876), Paris, Tallendier, 2006. Le registre BB2 des « femmes galantes 1859 » répertorie 227 femmes. Le registre BB3 concerne le commerce licencieux de photographies (photographes et modèles). Les trois autres registres portent la mention « pédérastie ». D’autres registres ont sans doute existé mais ils ont disparu suite à l’incendie du bâtiment en 1871 qui a entraîné une perte importante de documents, en partie reconstituée à la fin du XIXe siècle à l’initiative de Charles Lecour. 9. Registre BB2 « femmes galantes 1859 ». Archives de la préfecture de police de Paris. 10. Ibid. 11. Mémoires de Rigolboche, op. cit., pp. 14-17. 12. L’histoire de la prostitution au XIX e siècle est marquée par l’échec du système réglementariste de la première moitié du XIXe siècle qui fait suite à sa critique par les mouvements abolitionnistes. Basé sur le modèle panoptique de Foucault , la réglementation prostitutionnelle s’organise selon un mécanisme de contrôle social et sanitaire strict qui distribue la prostitution entre deux régimes de visibilité, celle tolérée et celle illégale, la seconde faisant l’objet d’une forte répression. Constatant l’insuffisance du système et face à la montée de la prostitution clandestine, plusieurs critiques du réglementarisme français voient le jour à partir de 1860. Les abolitionnistes formaient un ensemble hétérogène qui réunissait féministes, philanthropes, religieux, progressistes etc. Malgré le caractère hétéroclite du mouvement, tous s’accordaient dans la lutte pour la suppression du service de la police des mœurs, la fermeture des maisons de tolérance et la dénonciation de la traite des blanches. 13. MOREAU DE BAUVIERE et CHARNAL Stanislas (de), À bas Rigolboche, sans portrait ni vignette, Paris, Chez tous les libraires, 1860. 14. NEUVILLE, Jules (de), Encore un livre rose. Rigolboch’s question, Paris, Chez tous les libraires, 1860. 15. Fondée en 1881 par Jules Pacra, ancien chanteur de café-concert. 16. Les artistes de cafés-concerts sont pour la majorité issus de milieux modestes. La perspective d’un engagement dans un théâtre ou un café-concert et l’ascension sociale que cela représenterait est l’un des arguments employés par certaines agences artistiques de recrutement. Sous couvert de promesse d’engagement, de nombreuses agences artistiques

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déguisaient en fait un véritable marché prostitutionnel. C’est l’une des raisons pour laquelle l’Union syndicale des artistes lyriques de cafés-concerts et de music-hall voulait supprimer les intermédiaires entre l’artiste et le directeur ainsi que les agences artistiques. 17. Les leçons de danse données par Markowski et Cellarius sont connues pour leur fréquentation par une clientèle issue du milieu de la galanterie. Elles étaient surveillées mais tolérées par la police des mœurs du fait que l’entrée ne se faisait que sur invitation. Ces établissements ne relevaient donc pas de la jurisprudence appliquée aux lieux publics. 18. IBELS André, La Traite des chanteuses. Beuglants et bouibouis, le prolétariat de l’art ou de l’amour ?, Paris, F. Juven, 1906, p. 4. 19. La corbeille consiste à mettre en scène des femmes appelées « poseuses » ou « figurantes » autour des musiciens et des artistes dans un demi-cercle. La pratique de la corbeille a une fonction économique importante : les poseuses ont la charge de descendre entre les numéros dans le public pour récupérer quelques pièces dont une partie reviendra au directeur. 20. ROMI, Petite histoire des cafés concerts parisiens, Paris, Chitry, 1950. 21. Markowski, professeur de danse et chorégraphe polonais, donnait ses cours de danse dans une salle située rue Buffaut. Vers 1857, il réaménagea « ce modeste rez-de-chaussée en une grande salle mauresque » afin d’y donner des bals et d’attirer une clientèle de plus en plus distinguée. Il composa plusieurs danses de salon comme la Scottish, la Lisbonnienne, la Friska, etc. qui furent dansées sur les scènes théâtrales. Rigolboche fut l’une de ses élèves comme Rose Pompon et Céleste Mogador. Markowski et ses salons : esquisse parisienne, Paris, L. Marpon, 1860. 22. Les Théâtres de Paris. Histoire des délassements comiques, par deux habitués de l’endroit, Paris, Vallée, 1862, p. 52. 23. Registre BB1 « courtisanes (1861-1876) ». Archives de la préfecture de police de Paris. 24. Les Théâtres de Paris, op. cit. 25. Mémoires de Rigolboche, op. cit. 26. Tandis que Mané dédicace les premières pages de son livre, Paris aventureux, à « la charmante Rigolboche », les Mémoires de Rigolboche sont signées en hommage à son protecteur Mané. 27. Mémoires de Rigolboche, op. cit., p. 3. 28. Ibid., p. 126. 29. SOUVAIS Michel, Les Cancans de la Goulue. Les premiers mémoires de la célèbre danseuse reconstituées et rédigées par Michel Souvais, Paris, Les compagnons de Montmartre, 1991. 30. MOGADOR Céleste, Adieux au monde : mémoires de Céleste Mogador, Paris, Locard-Davi et De Vresse, 1854, p. 179. 31. Mémoires de Rigolboche, op. cit., p. 6. 32. Autographes Félix et Paul Nadar. Lettre de Finette (Joséphine Durwend). Archives de la Bibliothèque nationale de France (NAF 24270). 33. Diffusée notamment par les journaux illustrés et la presse féminine comme les revues Fantasio et Paris s’amuse. 34. POUJOL Geneviève, Un féminisme sous tutelle. Les protestantes françaises (1810-1960), Paris, Max Chaleil, 2003. 35. La théorie de la différenciation des sexes est jusqu’au XVIIIe siècle marquée par la tradition humorale grecque et le modèle du sexe unique. Celle-ci consiste par exemple à penser l’anatomie des organes génitaux selon un même schéma, qui reste le référent masculin, le clitoris étant identifié comme un pénis interne, les ovaires à des testicules inversés, etc. LAQUEUR Thomas, La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident [1990] traduit de l’anglais par Michel Gautier, Paris, Gallimard, 1992. Les transformations qui s’opèrent dans la période post- révolutionnaire renouvellent la théorie de la différenciation des sexes par des conceptions médicales et philosophiques qui séparent les sexes en deux catégories distinctes selon le modèle du dimorphisme sexuel. Ce changement épistémologique des discours sur les sexes fonde toute la société du XIXe siècle. RIOT-SARCEY Michèle (dir.), De la différence des sexes. Le genre en histoire,

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Paris, Larousse, 2010 et FRAISSE Geneviève, Muse de la raison. La démocratie exclusive et la différence des sexes, Aix-en-Provence, Alinéa, 1989. 36. MIHAELY Gil, « L’effacement de la cantinière ou la virilisation de l’armée française au XIX e siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 30 « Pour une histoire culturelle de la guerre », décembre 2005 [en ligne]. 37. Une liberté à l’échelle de sa technicité qui repose principalement sur l’autodidaxie et l’improvisation, mais aussi au niveau d’une corporéité déterritorialisée par des mouvements fragmentés et dissociés, des figures acrobatiques, une rythmicité rapide, une mimétique parodique et un ensemble de gestes marqués par l’ « excès ». Parmi ce répertoire, on retrouve des sauts, cabrioles, coups de pied, déhanchements, grand-écarts, torsions, tremblements, etc. 38. MAHALIN Paul, Les Mémoires du bal Mabille, Paris, Chez tous les libraires, 1864, p. 101. 39. VERON Louis-Désiré, Mémoires d’un bourgeois de Paris, vol. 3, Paris, Librairie nouvelle, 1856, p. 383. 40. Mémoires de Rigolboche, op. cit., p. 71. 41. Dans le chapitre « L’Avilissement des femmes et leurs correctifs sensuels » de l’ouvrage Traité des quatre mouvements et des destinées générales publié en 1808, Charles Fourier expose ses célèbres arguments en faveur d’une réforme sociale : « Les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ; et les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes » (p. 132). 42. Cet usage du pantalon est né de la rupture politique révolutionnaire. Il symbolise la double aspiration de liberté et d’égalité revendiquée par les féministes de la fin du XIXe siècle. BARD Christine, Une histoire politique du pantalon, Paris, Seuil, 2014. 43. Par les photographes Petit et Trinquart. 44. L’autorisation est accordée uniquement sur raison médicale ou pour quelques exceptions. LEDUC Guyonne (dir.), Travestissement féminin et liberté(s), Paris, L’Harmattan, 2006. 45. HUART Louis, op. cit., p. 55. 46. Parmi ces quelques artistes qui ont contribué à la vulgarisation progressive du pantalon, George Sand a ouvert la voie à Rosa Bonheur, Sarah Bernhardt, Virginie Dejazet, Rachilde, etc. 47. Registre BB1 « courtisanes (1861-1876) ». Archives de la préfecture de police de Paris. 48. CHAPERON Sylvie, La Médecine du sexe et les femmes. Anthologie des perversions féminines au XIXe siècle, Paris, La Musardine, 2008. 49. FOREL Auguste, La Question sexuelle exposée aux adultes cultivés, Paris, G. Steinheil, 1906. 50. Dans le sens proposé par Howard S. Becker in Outsiders. Études de sociologie de la déviance, traduit de l’américain par J.-M. Chapoulie, Paris, Métaillé, 1965. 51. CHADOURNE André, Les Cafés Concerts, Paris, Dentu, 1889, p. 37. 52. Ibid. 53. « Introduction au Nouveau monde amoureux » in FOURIER Charles, Le Nouveau monde amoureux : manuscrit inédit, établissement, notes et introduction de Simone Debout-Oleszkiewicz, Paris, Champion, 1979. 54. FOURIER Charles, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, tome 1, Lyon, Pelzin, 1808, p. 212. 55. DEMAR Claire, Textes sur l’affranchissement des femmes : 1832 - 1833, Paris, Payot, 1976, p. 35. 56. Mémoires de Rigolboche, op. cit., pp. 30-31. 57. SOUVAIS Michel, La Goulue. Mémoires d’une insolente, Paris, Bartillat, 1998, p. 73. 58. ALBERT Nicole, Saphisme et décadence dans Paris fin-de-siècle, Paris, La Martinière, 2005. 59. THOMSON Richard, Toulouse-Lautrec, catalogue d’exposition du Grand Palais, Paris, Éditions de la réunion des musées nationaux, 8 février-1er juin 1992. 60. SOUVAIS Michel, La Goulue, mémoire d’une insolente, op. cit., p. 26.

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RÉSUMÉS

Partant de l’exemple de Marguerite Badel, danseuse de cancan sous le Second Empire, il s’agit d’interroger le processus identitaire qui se joue entre le cancan et la cancaneuse, entre les catégories spectaculaires et les catégories de genre. Comment le phénomène de féminisation du cancan interagit-il avec les discours et les représentations sur les femmes dans le contexte politique et esthétique au XIXe siècle ?

Taking as its starting point the case study of Marguerite Badel, cancan dancer during the Second Empire, this article aims to investigate the process of identity formation in operation between the cancan dance and the cancan dancer, and between the categories of spectacular entertainment and those of gender. How does the phenomenon of the feminization of the cancan interact with discourses about and images of women as these are placed within the political and aesthetic context of the 19th century ?

INDEX

Mots-clés : chahut-cancan, danseuse-prostituée, identité, Rigolboche Keywords : chahut-cancan, dancer-prostitute, identity, Rigolboche

AUTEUR

CAMILLE PAILLET Camille Paillet est doctorante en danse à l’université de Nice Sophia Antipolis sous la direction de Marina Nordera. Elle prépare une thèse sur les rapports entre contrôle social et représentation érotique de la danse dans le contexte culturel du music-hall à Paris pendant la Belle Époque. Parmi ses principaux intérêts de recherche : censure et législation des spectacles, danse et érotisme, corps, genre et normes.

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Des danseuses qui écrivent. Margitta Roséri : le tour du monde de la danse

Claudia Jeschke Traduction : Dorothea Gassenmeyer et Hélène Marquié

1 Dans le domaine de la danse, les mémoires rédigées par ses protagonistes servent habituellement à la reconstruction historique des carrières. Au XIXe siècle, les grandes ballerines et certaines danseuses qui n’appartiennent pas au monde du ballet, mais sont néanmoins renommées, revendiquent leur place dans le monde de la danse. Ces artistes commencent à écrire sur leur situation professionnelle. À travers l’autobiographie, les femmes essaient de s’imposer davantage dans un domaine où, jusqu’alors, seul le discours des hommes faisait autorité (surtout comme auteurs de traités et manuels de pratique de la danse, ou comme critiques). Les mémoires des danseuses professionnelles fournissent des textes différents, marqués par des expériences de leur vie professionnelle, et se lisent évidemment comme des reconstructions biographiques, mais aussi comme des prises de position sur la danse1.

2 Margitta Roséri2 est une de ces danseuses écrivaines et écrivaines danseuses, jusqu’à présent peu remarquées, de la deuxième moitié du XIXe siècle 3. Malgré son nom d’origine latine, elle est née en Allemagne et dans ses Souvenirs4, elle jette un regard rétrospectif sur sa carrière internationale5. De plus, avec son Catéchisme de la danse6, Mlle Roséri entre dans le domaine auparavant exclusivement masculin des danseurs ou professeurs de danse auteurs de traités.

3 Margitta Roséri est née sous le nom de (Margarete/Margit ?) Röhser7 à Nuremberg, au milieu des années 18408. Dans ses souvenirs9 ne figurent ni son nom de jeune fille, ni d’indication chronologique précise ; la première date clé, 1854, se réfère à une représentation de la danseuse espagnole Pepita de Oliva dans sa ville natale. La forte impression que ce spectacle produisit sur elle fut apparemment décisive pour le choix de son métier : « À partir de ce moment, je ne rêvais plus que de danse, mes jeux tournaient toujours autour du théâtre et de Pepita10. »

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4 Le premier chapitre des Souvenirs, intitulé « Mon enfance » traite de l’enthousiasme que lui a transmis Pepita de Oliva pour la beauté théâtrale de la danse et son impact ; le deuxième chapitre est centré sur un lieu, Munich, où Roséri obtient son premier engagement en tant que danseuse étoile. Les vingt-deux autres chapitres s’enchaînent en fonction des lieux ; certains titres font allusion à des événements culturels, sociaux et politiques, dont l’artiste décrit les conséquences sur son parcours et sur ses états d’âme par rapport à son métier.

5 Différentes étapes ont jalonné la carrière de Margitta Roséri. Au début prédominent des engagements dans des villes comme Hambourg, Bruxelles, Grenade ou Hanovre qu’on retrouve dans la seconde moitié de sa carrière théâtrale, couplées à des capitales comme Paris et Londres : « Dublin et Londres », « Paris et Lyon », « Wroclav11 et Londres (Queen’s Theatre) ». Grâce à son succès artistique, la danseuse effectue ainsi des séjours dans les métropoles européennes : Paris (Theatre [sic] de la Porte St. Martin), Londres (Covent Garden-Theatre et Gaiety Theatre), Madrid. Le chapitre « Le Caire (Pendant l’ouverture du Canal de Suez) », met en relief un séjour de six mois en Afrique du Nord.

6 Mlle Roséri passe le dernier tiers de sa carrière aux États-Unis et en Amérique centrale, ce qui donne matière aux chapitres « Amérique », « La Havane », « Philadelphie et Boston », « Californie ». Si, dans certains chapitres, Mlle Roséri commente explicitement des événements politiques (la révolution espagnole de 1868, l’ouverture du Canal de Suez, les événements après la déclaration de guerre de 1870), d’autres ont pour objet une réflexion esthétique sur son « tour du monde ». Dans ces derniers, Mlle Roséri aborde l’esthétique et les spécificités nationales de la danse, c’est-à-dire les tendances spécifiquement liées à l’histoire de la civilisation et aux mentalités d’un pays : « Une rétrospective de la danse » et « La danse de société en Amérique ». Enfin, le dernier chapitre est un résumé amer et déçu de la vie d’une danseuse : « J’étais contente quand ma carrière fut terminée. Alors que plus d’une artiste a écrit ses mémoires ou les a faites écrire pour mettre en évidence les événements les plus heureux de sa carrière, je donne un aperçu de ma vie d’artiste parce qu’elle fut si exceptionnelle tant sur le plan de ce que j’ai vécu que par la somme de travail accompli […]12. »

Identités, récits de soi, organiser la culture

« Les identités se matérialisent au sein des collectivités et au-delà des différences culturellement marquées qui constituent les interactions symboliques au sein et entre les collectivités. Mais les organisations sociales et les interactions symboliques sont toujours fluides. Les identités sont ainsi discursives, provisoires, intersectionnelles et non fixées. […] Nous devons prendre en considération comment les narrateurs intègrent les contraintes culturelles dans les récits où ils se sont trouvés à avoir un rôle particulier. Aussi, nous devons prendre en considération comment les narrateurs intègrent les contraintes culturelles dans leurs récits, en tentant de visualiser les processus d’incorporation13. »

7 En se référant aux transferts complexes et continus entre les actions et les interactions culturelles et sociales dans l’écriture et la lecture des autobiographies, Sidonie Smith et Julia Watson soulignent la fluidité tant des récits que de la perception qu’en ont celles et ceux qui les lisent. Néanmoins, les auteurs proposent trois idées clés – « identités », « récits de soi » et « organiser la culture » – permettant de « re-construire dans l’écriture et dans la lecture » tout « texte ». Cette proposition pourrait servir de modèle

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théorique pour traverser les écrits autobiographiques des danseuses dans l’histoire du XIXe siècle. Dans cet article je souhaite expérimenter cette approche : je retracerai le contenu des livres de Roséri en relation à ces idées clés ; puis, ma sélection (en tant que lectrice) de trois scènes de l’autobiographie de Roséri et un regard attentif sur sa façon de composer un traité de danse illustreront le potentiel performatif et interactif que ces mêmes idées suggèrent. Il ne faut pas oublier que l’efficacité d’une idée clé nécessite l’application des deux autres : ici aussi, les transitions sont fluides et poreuses.

8 Les expériences enregistrées par Margitta Roséri concernent ses réactions face aux provocations ou à l’hostilité qu’elle ressent tout au long de sa vie de nomade rythmée par les tournées. Les engagements sont de courte durée et pas toujours satisfaisants sur le plan artistique. Ils dépendent surtout des événements extérieurs. Les circonstances politiques ont une influence négative sur ses activités artistiques et sa carrière. Dans le chapitre VIII, par exemple, elle relate que suite à la révolution espagnole, les aristocrates quittent Madrid, empêchant ainsi son succès et, comme elle le constate avec déception, celui du ballet en général.

9 Dans le récit de Mlle Roséri, on ne trouve pas d’autres allusions à des préoccupations (féminines ?) telles que le mariage, les enfants ou des aventures amoureuses – hormis la demande en mariage d’un riche commerçant lorsqu’elle avait dix-neuf ans14, à laquelle elle ne donna pas suite pour des raisons professionnelles. La danseuse ne parle de sa famille que lorsqu’elle évoque la mort de ses frères et sœurs. Dans certains récits de ses innombrables voyages, elle mentionne comme compagne sa « professeur » Madame Dominique Benettozza, professeur de danse de l’Opéra de Paris15. Avec ses collègues hommes et femmes engagé-e-s en même temps qu’elle, Mlle Roséri semble entretenir des relations professionnelles loyales et respectueuses, mais pas vraiment amicales. Elle raconte donc une vie surtout marquée par la profession qui lui permet de gagner sa vie, même péniblement. À chaque nouvel engagement, en effet, elle doit faire attention à ne pas se faire exploiter. Elle parle de son peu d’exigence en matière d’argent (ses cachets) et le décrit positivement comme une question de tact : « Dotée d’une générosité naturelle, comme beaucoup d’artistes, je remplis en général les poches des autres, tout en vidant les miennes16. »

10 En général, elle note et structure ses souvenirs en fonction des voyages vers l’inconnu, le lointain et l’étranger. Même quand elle ne s’éloigne pas beaucoup de sa ville natale, elle perçoit « l’Autre » comme une expérience qu’elle accueille volontiers, parce que, comme avec la performance de Pepita de Oliva, elle peut l’intégrer dans sa propre conception enthousiaste de la danse. Lorsqu’elle s’éloigne géographiquement, ses activités de danseuse comptent parmi les expériences positives, pourvu qu’elles correspondent à certains standards habituels, et respectent en particulier la tradition artistique. Faute de quoi, comme c’est le cas pour sa tournée en Amérique, l’étranger perd sa fascination et devient menaçant. Dans son autobiographie, Mlle Roséri brosse un tableau de son activité professionnelle quotidienne de danseuse – un tableau qui entremêle les récits de soi et les observations sur la société, la culture, la politique. Certes, il peut paraître artificiel de traiter isolément les différentes mises en perspectives (en y ajoutant une brève analyse du Catéchisme), mais cela permet la dé-construction de la conception de la danse particulière à Mlle. Roséri.

11 Dans sa jeunesse Margitta Roséri idolâtre Pepita de Oliva, sans pour autant identifier de façon plus précise le caractère érotique de son attirance et sans reprendre ce sujet dans

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les chapitres suivants de son autobiographie. Le chapitre sur le Caire retrace de façon détachée d’étranges évènements survenus pendant les mois de son séjour. Ces événements mettent en lumière ses limites, dues à sa mentalité et aux conventions théâtrales. Malgré tout, cette partie renvoie à des choses connues ; en effet, elle se lit comme le libretto ou le scénario d’un ballet exotique du XIXe siècle. Le ton des chapitres sur les États-Unis est beaucoup plus vif et donne une idée des préoccupations principales et existentielles de Mlle Roséri quant à son identité de danseuse au sein des institutions, des cadres de production, que la danseuse ressent comme défavorables, voire dangereux.

Identités : Pepita de Oliva

12 Issue d’un milieu modeste, Pepita de Oliva, dont le vrai nom est Josefa Dominga Duran Ortega (1830-1871), incarnait, sur les scènes européennes, le monde si fascinant de la danse espagnole. Au début du XXe siècle, Vita Sackville-West, la petite fille d’Oliva, a commencé à mener des recherches sur les origines nationales et ethniques de la célèbre danseuse et en a présenté les résultats en 1938 dans une biographie intitulée Pepita. Die Tänzerin und die Lady, qui est à la fois une description factuelle et une fiction littéraire. Elle écrit : « Pepita […] avait […] quitté son premier engagement au Grand Théâtre de Bordeaux pour voyager à travers le monde entier et avait tracé un sillage de gloire. À Copenhague, elle avait habité l’hôtel de luxe le plus cher, accompagnée d’un secrétaire et d’un imprésario. Elle avait présenté une danse nommée La Farsa Pepita, qui avait été spécialement composée en son honneur ; […]. En Allemagne, elle avait été applaudie avec enthousiasme, surtout à Francfort-sur-le-Main, Stuttgart et Berlin. À Londres, elle avait obtenu un engagement au Her Majesty’s Theatre17. »

13 Ni les récits de Vita Sackville-West, ni d’autres sources ne donnent d’indication sur la manière de danser de Pepita de Oliva ; son public fut sans doute envoûté par sa beauté « typiquement espagnole » et par le tempérament qu’on y associait. Dans ses mémoires de 1891, la jeune Margarete/Margit ( ?) Röhser, alias Margitta Roséri, ne parle pas non plus explicitement de ces critères de l’époque, ni ne les mentionne chez aucune de ses collègues. Pour Mlle Roséri, Pepita de Oliva semble incarner un destin passionnément désiré ; cependant, plus tard dans son autobiographie, lorsqu’elle se voit confrontée au quotidien de son activité professionnelle, elle ne s’accorde plus cette part de rêve.

Récits de soi : le Caire et l’ouverture du Canal de Suez, un ballet dramatique en trois actes

14 Le chapitre sur le Caire18 offre un intéressant mélange de quotidien et d’exotique. Les plans narratifs alternent exotisme du théâtre et vie quotidienne, exotique elle aussi ;19 Margitta Roséri chemine habilement d’une expérience à l’autre, en fonction des événements qu’elle observe à distance ou qu’elle décrit comme son vécu. Elle agit quasiment comme une protagoniste dans une représentation théâtrale dont elle serait également la metteuse en scène ; la ville exotique du Caire fournit l’arrière-plan d’une description mise en scène en trois actes, encadrés d’un prologue et d’un épilogue.

15 Prologue – Arrivée au Caire. Après de longues recherches, Margitta Roséri trouve un appartement où elle emménage avec une célèbre collègue parisienne, Zina Mérante20.

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La durée du séjour est fixée à six mois ; Roséri semble s’habituer difficilement à un logement nettement moins confortable qu’en Europe21.

16 Premier Acte - Au Théâtre / Scène 1 : Représentations. À l’arrivée de la compagnie, les théâtres ne sont pas encore prêts. Mlle Roséri croise de nombreux collègues femmes et hommes plus ou moins agréables, qu’elle connaît de ses précédents engagements et elle est engagée dans quelques divertissements à l’Opéra. Mais elle rate son entrée dans un ballet, par manque d’habitude des usages locaux22 : « J’aurais dû également danser un ballet, et personne ne devinera pour quelle raison j’en fus empêchée. Je devais représenter une charmeuse de serpent et danser avec un vrai serpent ; on lui avait certes enlevé son venin, mais à la vue de cette bête, apportée dans un sac dans ma loge et qui devait s’enrouler autour de mon cou, je restai pétrifiée, tous les trésors de l’Orient n’auraient pas suffi à me décider. Ainsi je fus remplacée par une Italienne [...]. À Paris, ce même ballet avait été montré au Théâtre du Châtelet avec un faux serpent, mais on pensait que ça n’allait pas faire son effet au Caire, parce que là-bas, on voyait les Arabes avec de vrais serpents dans la main à tous les coins de rue23. »

17 Premier Acte - Au Théâtre / Scène II « Événements ». Mlle Roséri évoque un incendie au théâtre, dû à une explosion de gaz. Lors de cet évènement, le maître de ballet Joseph Mazilier et son accessoiriste furent grièvement blessés24.

18 Deuxième Acte - À la maison avec Madame Mérante. Mlle Roséri raconte une nuit agitée, pendant laquelle des voleurs essaient à plusieurs reprises de pénétrer dans l’appartement où elle-même et Madame Mérante sont hébergées. « Une nuit, j’entendis très distinctement que l’on essayait d’ouvrir une porte à l’aide d’un outil. Cette porte menait du toit de notre maison à une terrasse qui se trouvait devant la porte de notre appartement. Après avoir écouté attentivement pendant assez longtemps et lorsque je fus convaincue que quelqu’un était en train d’essayer de faire un cambriolage, je fis un bruit terrible en frappant contre le mur de ma chambre, derrière lequel dormait notre logeuse. Après l’avoir réveillée, je réveillai Madame Mérante. Il n’y a qu’une Russe, comme elle, pour faire preuve d’autant de calme et de sang-froid. Le frère de notre logeuse, armé d’un grand couteau de cuisine, s’approcha de la porte d’entrée et essaya de faire fuir les voleurs en faisant du bruit. Apparemment ils l’entendirent et se retirèrent aussitôt25. »

19 Un incident analogue se produit une deuxième fois, le même soir ; mais le calme règne ensuite et Mlle Roséri commente : « Tous les diamants d’une actrice ont été volés en plein jour, ce qui prouve que les Arabes ne se gênent pas pour voler, mais ils n’auraient pas eu beaucoup de succès chez moi, puisque je n’ai jamais possédé de diamants26. »

20 Troisième Acte – l’Égypte / Scène 1 : Géographie, culture et histoire. Margitta Roséri raconte que la visite des Pyramides ressemble à une « chorégraphie » fatigante et inappropriée pour les dames : « Quand on pense qu’il faut parfois ramper au travers des trous à quatre pattes, pendant plusieurs minutes, que les guides arabes doivent souvent nous aider à grimper sur des pierres, ce que nous ne saurions pas faire toutes seules, que tout n’est éclairé que par des chandelles à moitié brûlées, tenues par les guides et que les vêtements risquent de prendre feu. En plus de cela, pas d’air et une chaleur ardente que seul un soleil égyptien est capable de répandre […]27. »

21 En revanche, la danseuse est très impressionnée par le décor du désert (de la « mer de sable28 »), par l’étonnante fertilité et l’opulence des oasis, par le luxe oriental des palais.

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22 Acte trois- L’Égypte / Scène 2 : La religion et la mentalité arabes. Margitta Roséri parle des us et coutumes arabes qui lui sont étrangers, mais qu’elle trouve acceptables d’un point de vue moral. Elle les décrit comme une scène de théâtre. « Un jour, certains des artistes français s’étaient mis dans la tête de pousser le serviteur arabe de notre hôtesse à boire du vin, ce que la religion islamique interdit, comme on le sait. La lutte de ce pauvre jeune homme entre le devoir et le ˝bakhschisch˝ (l’argent) qui lui était proposé nous faisait vraiment pitié, mais il sortit vainqueur de cette expérience, puisqu’il ne céda pas. Sa vertu fut récompensée par un ˝backschisch˝ et je suis intimement convaincue que notre opinion sur lui fut nettement meilleure après cette expérience. Le seul mot arabe que nous avons appris là-bas est le mot ˝backschisch˝29. »

23 Épilogue - Retour à Paris. Le retour à Paris se fait par Alexandrie, Messine, Sainte Marguerite et Marseille, des endroits aussi pittoresques que connus où il n’y avait plus aucune trace « d’Arabes, de chameaux ou de mœurs orientales30 ». Malgré son sentiment d’étrangeté en Afrique du Nord, Mlle Roséri se souvient avec plaisir « de ce beau voyage31 ».

Organiser la culture I : les grands spectacles de danse aux États-Unis32

24 La danseuse semble accepter des pertes financières et une mauvaise rémunération, mais pas que l’on ne respecte pas son statut artistique. Le compte rendu du procès qu’elle intente en 1877 à Chicago contre les – influents – frères Kiralfy33, pour dénoncer les conditions de salaire réservés aux acteurs en tournée, est exhaustif et impressionnant. « Dès que j’approchai le théâtre [Adelphi Theater à Chicago], la malchance, qui m’a tant poursuivie au long de ma carrière, réapparut à nouveau, mais sous une autre forme. À mon grand étonnement, je vis, écrit en grand sur les affiches du Théâtre Adelphi, que le grand ballet allait être dansé par Mlle de Rosa, Mlle Roséri, première danseuse absolue et Mlle Letourneur première danseuse. Comme le directeur m’avait dit que la première ne serait pas à Chicago et que dans mon contrat figurait étoile absolue, c’est-à-dire que j’aurais la première place au ballet et sur l’affiche, je me dis qu’il s’agissait d’une erreur ou que les tracasseries dont on disait ces Messieurs les directeurs coutumiers, allaient m’atteindre et j’entrevis une lutte dont j’ignorais encore la fin. J’étais vraiment décidée à défendre la position qui m’était accordée par contrat34. » Margitta Roséri décide d’intenter un procès à « ces Messieurs les directeurs ». « Il était particulièrement difficile et désagréable de trouver des témoins, il a fallu que je me rende plusieurs fois à New York à cet effet et que j’aille voir un tel et un tel. Plusieurs parmi les premières artistes de la danse, comme Madame Bonfanti, que j’avais connue en Europe ou Mlle Paladino, témoignèrent de bonne grâce, en disant quelle était la position de la première danseuse, désignée comme étoile absolue dans son contrat, et quelle place elle pouvait revendiquer sur l’affiche35.» Mlle Roséri fait la déposition suivante au tribunal de Philadelphie et gagne le procès : « Je prétends que l’expression étoile signifie la position la plus haute au ballet en Europe et que cette position est parfois désigné par « première danseuse absolue », si la danseuse suivante est engagée comme première danseuse. Il arrive parfois que la première s’appelle première danseuse, si la suivante porte le titre seconde danseuse. J’ajoutai que l’expression étoile absolue, qui paraissait dans mon contrat américain, n’existait pas en Europe et que le titre « étoile » était suffisant pour assurer la première position au ballet. Et lorsque l’avocat de mes directeurs se leva

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brusquement et dit à voix haute : ˝et pourquoi l’agent de Paris l’a-t-il donc mise dans le contrat, si cette expression n’est pas courante˝, je lui répondis qu’il avait dû le faire pour les États-Unis, au cas où il serait coutume là-bas d’avoir deux danseuses du même rang le même soir, et qu’il avait voulu m’assurer la première place en utilisant l’expression étoile absolue ; et de fait, c’est ce qui s’était passé36. » Ce procès est tout d’abord intéressant parce qu’il montre le courage et la détermination de Mlle Roséri, qui porte plainte contre Bolossy et Imre Kiralfy, les deux imprésarios les plus importants et les plus influents de l’industrie du divertissement nord-américaine. Barbara Barker résume ainsi leur activité pour le théâtre et l’économie : « Il est difficile pour nous d’imaginer la splendeur et l’envergure des grands spectacles produits par Bolossy Kiralfy et ses concurrents. […] Peu de spectacles restèrent à l’affiche aussi longtemps ou attirèrent autant de public. Peu de producteurs demandèrent et reçurent autant d’argent, disposèrent d’autant de forces de travail. Et pourtant, vers la fin de la vie de Bolossy, ces divertissements de masse et leurs créateurs étaient totalement oubliés. Ils n’étaient pas aussi bien documentés que le théâtre légitime, dont les scénarios sont souvent étudiés par la littérature et ils ne comportaient pas d’acteurs connus. Au contraire, les distributions étaient constituées par des milliers d’anonymes. Dans la plupart des cas, ces spectacles ne se présentaient pas comme art, mais visaient clairement à divertir et à attirer les foules37. »

25 À cela s’ajoute que ce procès analyse aussi les divergences institutionnelles et esthétiques entre les conditions de production en Europe et aux États-Unis. Étant donné les exigences techniques et esthétiques imposées par Bolossy Kiralfy, ces dernières ont été décrites comme permettant de « diversifier les compétences des danseuses qui étaient distribuées dans un spectacle de Kiralfy38 ». Selon Kiralfy, les artistes avaient la possibilité de se « réinventer », tant dans leurs performances artistiques que dans leurs capacités de séduction, une chance que Margitta Roséri ne voulut pas, ou ne put pas, saisir.

26 Ces événements artistiques plutôt négatifs vécus aux États-Unis, et qui trouvent leur point culminant dans le procès contre les frères Kiralfy, constituent le chapitre le plus long de l’autobiographie de Mlle Roséri. Avant leurs triomphes aux États-Unis, Bolossy et Imre Kiralfy avaient eu une carrière importante en tant que danseurs et chorégraphes. Or, leurs spectacles produits aux États-Unis dépassaient le cadre et les standards de la culture théâtrale européenne. Après son arrivée, Margitta Roséri assiste à un de leurs spectacles. Elle l’appelle « Le tour du monde » (probablement « Le Tour du monde en 80 jours »)39 et constate : « En assistant à la représentation de la pièce « Le tour du monde », et en voyant le ballet et l’effet de la première ballerine sur son public, j’eus quelques doutes concernant le succès qui m’attendait en tant qu’artiste aux États-Unis. Je compris tout de suite quel goût on avait inculqué au public. Je dis inculqué, car si on avait favorisé "le bon goût˝, ils auraient là-bas aussi fini par distinguer la bonne et la mauvaise danse. En tout cas, si la danseuse que je vis, avait bien dansé dix ans plus tôt, avant son arrivée en Amérique, elle voulait à présent tellement épater le monde qu’elle écartait toute tradition artistique et toute grâce, si bien que les véritables artistes ne pouvaient que la réprouver40 ».

27 Critique face à l’évolution de la danse aux États-Unis, Roséri consacre deux chapitres de son autobiographie à la conception américaine de la danse. Elle avait déjà abordé le déclin de la danse en Europe dans sa « Rétrospective de la danse ». Selon elle, cette évolution était due à la qualification insuffisante et au manque de goût des « professeurs de ballet et particulièrement à Paris41 », à la tendance au « tape-à-l’œil »

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des danseuses et au fait qu’il n’y avait presque plus de danseurs sur scène – ce qu’elle n’explique toutefois pas. « De même que l’intérêt pour le ballet en général, l’intérêt pour les danseurs déclinait déjà depuis longtemps ; à l’étranger on ne voulait plus voir d’hommes qui dansaient. Je n’ai jamais eu de partenaire danseur, ni à Londres, ni à Madrid, ni à la Gaîté de Paris, ni plus tard en Amérique, pas même au Caire où les trois danseurs engagés dansaient très peu et seulement dans les pantomimes. Dans tous mes divertissements j’étais toujours accompagnée par d’autres danseuses solistes ou par le corps de ballet, et je trouve ces danses d’ensemble beaucoup plus jolies que les pas de deux ennuyeux avec un danseur42. »

28 Les hommes avaient disparu de la scène, mais en tant que professeurs de danse de société, du moins aux États-Unis, ils percevaient un bon salaire. C’est ce que Margitta Roséri observe, lorsque, suite à ses déboires avec la conception américaine du génie artistique, elle nourrit le projet de quitter définitivement la scène afin de se consacrer à l’enseignement. Selon elle, « les Américains, les dames comme les messieurs, sont les meilleurs danseurs de salon43 », parce qu’ils fréquentent des écoles spécialisées depuis leur tendre enfance44. Toutefois, elle s’en prend à l’habitude d’utiliser les « fancy dances45 » issues du répertoire de salon comme modèles des cours pour les enfants et les amateurs : « Chez nous, il ne viendrait à l’idée de personne d’enseigner ces formes de danse aux enfants.46 ». Malgré sa réserve à ce sujet, Margitta Roséri donne pendant quelque temps des cours privés à Philadelphia, mais doit abandonner cette activité du fait de circonstances externes (le bâtiment où elle enseigne est vendu)47.

29 Le dernier chapitre, « L’Art en Amérique », est un règlement de compte intransigeant avec la conception américaine de l’art, qui intensifie ses critiques antérieures48 : « […] le niveau de la danse écœurerait une artiste digne de ce nom, si elle devait l’exécuter49. » « Il est évident que le ballet en Amérique ne peut être qualifié d’art, si de surcroît les acrobates se produisent sur une scène de théâtre plutôt qu’au cirque. Pour presque toutes les pièces à grand spectacle, qui constituent le seul cadre du ballet, on a l’habitude d’engager ce genre d’acrobates et si le public voit le même soir des gens qui font le poirier ou des pirouettes vertigineuses dans l’air, il a nécessairement l’impression que le ballet est facile parce qu’on y danse sur ses deux pieds. Ainsi peut-on presque pardonner à mainte danseuse, pour atteindre le succès, de s’appliquer à faire abstraction de toutes les règles de l’art et de la beauté de la danse, et que celle-ci devienne un genre qu’aucune scène en Allemagne ne tolérerait50. »

Organiser la culture II : le Catéchisme de la danse

30 Après son retour en Europe, de toute évidence à Nuremberg, sa ville natale51, Margitta Roséri essaie de contrecarrer le traitement « cruel » et « indigne » fait à la danse aux États-Unis52, mais aussi dans la vieille Europe, en écrivant un Catéchisme de la danse publié en 189653. Ce traité est conçu comme un encyclopédique et fondamental « manuel de danse théâtrale et de danse de salon destiné aux professeurs et aux élèves ». Il comprend 21 sections, dans lesquelles l’artiste pose 530 questions sur la danse. Elle présente son objectif : « Les explications et les conseils de ce catéchisme reposent sur mes expériences de vingt ans de carrière comme première artiste de la danse54 dans presque tous les pays du monde et sur l’enseignement d’excellents professeurs, notamment de maîtres français. Il veut apporter un soutien et des conseils aux enseignants et aux élèves de danse théâtrale et de danse de salon. [...] Puisse ce catéchisme démontrer

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que la danse, de par sa portée pédagogique et esthétique, se situe au même rang que les autres arts55. »

31 Le Catéchisme de la danse est paru dans la collection « Les catéchismes illustrés de Max Hesse », une collection qui avait pour but de démocratiser la culture et l’éducation56. Le projet de l’éditeur suivait une orientation pédagogique et avait aussi une prétention littéraire. Les catéchismes connaissent de très gros tirages ; leurs contenus, leurs conditions de production et de distribution les apparentent à des magazines, et ils semblent s’influencer mutuellement. Ils se présentent sous forme de questions et de réponses, selon le principe de la collection pratique pour enseignants et apprenants curieux des sujets de société qui concernent les classes cultivées.

32 C’est dans ce contexte que Margitta Roséri transmet de (ses) vastes connaissances sur la danse, sa fonction dans la société, son histoire et sa mission pédagogique. Après avoir abordé les questions principales sur la pratique de la danse théâtrale57, elle explique – toujours très brièvement – « les exercices mécaniques de la danse58 », ainsi que leurs applications (scéniques) esthétiques ; on trouve par exemple des réflexions dans l’esprit de la tradition sur « le rôle de la musique dans la danse59 » ou des indications sur la terminologie chorégraphique de cette époque dans « Les Enchaînements de pas60 ». La deuxième partie du catéchisme est consacrée à la danse de société. La description des « danses de société et de salon61 » est précédée d’une introduction sous forme de questions et réponses sur la bienséance62, les questions de santé63, les méthodes d’entraînement64 et l’organisation des représentations. Les deux derniers chapitres du traité reflètent particulièrement bien le large spectre de son expérience : « Histoire de la danse » est une présentation détaillée d’événements et de personnes, surtout du XIXe siècle, et le chapitre « Les danses du temps passé » montre, en suivant l’ordre alphabétique des danses, le lien étroit qui existe entre les évolutions théâtrales et sociétales65.

33 Le caractère didactique et affirmatif de son catéchisme soulève beaucoup de questions et répond à toutes. À la fin de son tour du monde professionnel, Margitta Roséri trouve, dans la rédaction de son catéchisme, une scène où exprimer sa connaissance du métier et son implication dans la vie sociale de son époque. Cette scène est conservatrice, et ne semble pas être un lieu d’ouverture artistique, de créativité, de désir d’innovation ou de découvertes.

Conclusion

34 Dans ses Souvenirs comme dans son Catéchisme, Margitta Roséri rend compte des multiples perspectives de sa vie de danseuse. Son rôle actif dans les débats institutionnels et esthétiques sur la danse et son statut artistique sont particulièrement remarquables. Le fait qu’elle défende une position plutôt traditionnelle ne semble pas être en contradiction avec sa volonté de s’exprimer sur sa profession et sur les problèmes techniques et institutionnels rencontrés. L’écriture est un espace intermédiaire, où elle s’affirme sur le plan artistique autant que social, sans être créative ; elle y expose de nombreuses réserves et critiques sur la danse, et sur ses illusions perdues66. Ces réserves, de même que son hostilité envers le théâtre en général, renvoient, selon l’explication convaincante de Diekmann, Wild et Brandstetter67, au « lien étroit qui existe entre amour et haine du théâtre [Theaterfeindlichkeit] ». Cette hostilité apparait comme un point de vue, « où les

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réactions contre le théâtre ne sont pas répressives, mais constituent une force créatrice dont la signification culturelle n’est pas négligeable68 ». En tant que tels, les écrits de Mlle Roséri à la fin du XIXe siècle produisent des connaissances nouvelles sur la figure et la profession de danseuse. Ils ajoutent à la dite « littérature de coulisses », « espace de représentation du désir masculin hétérosexuel pour la danseuse69 », une perspective féminine, qui va influencer la pratique de la danse. Cette perspective fait état d’une multitude d’activités culturellement significatives, même si, contrairement aux biographies des danseuses hors du ballet académique du début du XXe siècle70, elle ne propose pas de ré-vision esthétique de la danse féminine. Ainsi Margitta Roséri ne sert pas l’image formatée par le regard masculin de la danseuse du XIXe siècle, ni ne correspond au modèle courant de l’artiste indépendante des années 1900. Elle transmet des expériences de danseuse professionnelle typiques pour l’époque, mais jusqu’à présent assez méconnues.

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NOTES

1. « [The autobiographical] has signified the many practices of self-representation but has come to be narrowly identified by many critics in the twentieth century with a particular mode of storytelling, the retrospective narration of “great” public lives. The latter understanding of the term has often obscured the ways in which women, and other people not included in the category of “great men”, have inscribed themselves textually, visually, or performatively. », SMITH Sidonie, WATSON Julia (dir.), Interfaces. Women. Autobiography, Image. Performance, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2005, p. 8. 2. On lit parfois aussi Margarita. 3. La littérature secondaire qui mentionne M lle Roséri se limite à deux essais de Christina Thurner : « Lapsus, Stürze und Brände. Negativdiskurse und Illusionsstörungen im Ballett des 19. Jahrhunderts », in DIEKMANN Stefanie, WILD Christopher, BRANDSTETTER Gabriele (dir.), Theaterfeindlichkeit, München, Fink, 2012, pp. 59-69 ; « Tänzerinnen ‑ Traumgesichter : Das Archiv als historiographische Vision », in HAITZINGER Nicole, JESCHKE Claudia (dir.), Tanz&Archiv : ForschungsReisen. Biografik, Heft 2, München, epodium, 2010, pp. 12-21. 4. ROSÉRI Margitta, Erinnerungen einer Künstlerin. Ein Buch über die Tanzkunst, Hannover, Arnold Weichelt, 1891. 5. Friderica Derra de Moroda décrit son texte comme : « Un compte rendu intéressant de ses voyages, de ses engagements et des personnes qu’elle rencontra, entre 1860 et 1890 – il y a beaucoup d’informations sur les danseurs et les maîtres de ballet connus de cette période. » ; « An interesting account of her travels and engagements and the people she met, from 1860-1890 - there is much information about the famous dancers and ballet-masters of that time. » Remarque de Derra de Moroda écrite à la main sur une feuille volante dans ROSÉRI Margitta, Erinnerungen einer Künstlerin. Ein Buch über die Tanzkunst, Hannover, Arnold Weichelt, 1891, Derra de Moroda Dance Archives, Universität Salzburg, DdM 2213. Une liste des noms que Roséri mentionne donnerait un aperçu intéressant de la vie nomade des danseuses et danseurs de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ici nous pouvons juste suggérer la compilation d’une telle liste, mais non pas la fournir. 6. ROSÉRI Margitta, Katechismus der Tanzkunst. Führer und Ratgeber für Lehrer und Schüler des theatralischen und gesellschaftlichen Tanzes, Leipzig, Max Hesse’s Verlag, 1896. 7. La Bibliothèque-musée de l’Opéra mentionne ce nom de famille dans deux lettres de Mlle Roséri à Charles Nuitter : Lettre autographe signée de Mademoiselle Roséri, dite Röhser, à Charles Nuitter, Nuremberg, 28 juin 1892 ; s.l., 11 juillet 1892. 8. Une remarque au début du deuxième chapitre permet de dater sa naissance en 1844 ou 1845. 9. Voir la note de bas de page 3. Les indications de chapitres dans le texte principal se réfèrent à ROSÉRI Margitta, Erinnerungen, op. cit. 10. ROSÉRI Margitta, Erinnerungen, op. cit., p. 4. 11. Breslau (ndlr). 12. Ibid., p. 171.

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13. « Identities materialize within collectivities and out of culturally marked differences that constitute symbolic interactions within and between collectivities. But social organizations and symbolic interactions are always in flux. Identities, therefore, are discursive, provisional, intersectional, and unfixed. […] We need to consider how narrators negotiate cultural strictures about telling certain kinds of stories that have scripted them as particular kinds of subjects. Moreover, we need to consider how narrators negotiate cultural strictures about telling certain kinds of stories, visualizing kinds of embodiment. », SMITH Sidonie, WATSON Julia (dir.), op. cit., p. 10. 14. ROSÉRI Margitta, Erinnerungen, op. cit., p. 17. 15. Ibid., p. 10. 16. Ibid., p. 44. 17. SACKVILLE-WEST Vita, Pepita. Die Tänzerin und die Lady, Hamburg, Christian Wegner Verlag, 1938, p. 45 et suiv. Voir aussi http://www.eyeonspain.com/blogs/jesuscastro/3813/the-lord-and- the-dancer--the-grandparents-of-vita-sackville-west-%28part-1%29.aspx (page consultée le 24 juillet 2014). 18. Il faudrait vérifier dans quelle mesure la description de l’ouverture du canal de Suez retrace correctement les faits, si on la lit en tant que reportage journalistique et non, comme ici, en tant que témoignage sur la danse. 19. Ce chapitre entre dans la thématique du quotidien des théâtres, on y trouve une description concrète de la situation financière précaire des danseuses, en comparaison avec les cachets d’autres artistes du théâtre, comme par exemple celui du premier ténor. Selon Roséri, il touche un salaire de 25 000 Francs par mois, alors que les premières ballerines doivent se contenter du dixième, à savoir de 2 500 à 3 000 Francs. 20. Une brève biographie de Zina Mérante et quelques images se trouvent sous http:// etoiledelopera.e-monsite.com/pages/etoile-femme-de-1850-a-1875/z.html (consulté le 27 juillet 2014). 21. ROSÉRI Margitta, Erinnerungen, op. cit., p. 51. 22. Jusqu’à présent, le titre de ce ballet n’a pas été identifié. Roséri ne s’en souvient pas elle- même. 23. ROSÉRI Margitta, Erinnerungen, op. cit., p. 53. 24. Ibid., p. 54. 25. Ibid., p. 55. 26. Ibid., p. 56. 27. Ibid. 28. Ibid., p. 57. 29. Ibid., p. 59. 30. Ibid., p. 60. 31. Ibid., p. 61. 32. Ibid. 33. « The brothers […] stage managed, produced, served as financial entrepreneurs, playwrights, publicity directors, and ballet masters. Because they began as dancers, dance always played an important role in their productions. Bolossy, in fact, took charge of his own rehearsals.», BARKER Barbara, Ballet or Ballyhoo. The American Careers of Maria Bonfanti, Rita Sangalli and Guiseppina Morlacchi, Brooklyn, New York, Dance Horizons, 1984, p. 84. Voir également BARKER Barbara (dir.), Bolossy Kiralfy, Creator of Great Musical Spectacles, Ann Arbor, Michigan, UMI Research Press, 1988. 34. ROSÉRI Margitta, Erinnerungen, op. cit., p. 129 et suiv. 35. Ibid., p. 133. 36. Ibid., p. 136.

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37. « It is difficult for us to imagine the splendor and the scales of the great spectacles mounted by Bolossy Kiralfy and his competitors. […] Few other works composed for the theater have had the same long runs or reached such an immense audience. Few producers have demanded and received such an immense outlay of money and labor. And yet, by the end of Bolossy’s life, these massive entertainments and their creators were all but forgotten. They were neither as well documented as legitimate theater, in which scripts are often studied as literature, nor did they feature well-known actors. On the contrary, the casts consisted of anonymous thousands. Mostly, they were not produced as art, but were clearly aimed at pleasing and drawing crowd. », BARKER Barbara, Kiralfy, op. cit., p. xxi. 38. « diversifying their dancing skills by appearing as featured artists in a Kiralfy spectacle […] », BARKER Barbara, Kiralfy, op. cit., p. 179. 39. « One of their most successful early ventures was Jules Verne’s Around the World in Eighty Days, which they staged complete with elephants and large armies of marching supernumeraries.», BARKER Barbara, Ballet or Ballyhoo, op. cit., p. 4. Le fait que Mlle Roséri donne le titre français du ballet, renvoie au répertoire de l’entreprise Kiralfy, en partie importé d’Europe. 40. La danseuse en question pourrait être Maria [Marie] Bonfanti. Pour l’histoire de son succès, voir BARKER Barbara, Ballet or Ballyhoo, op. cit., pp. 171-227. 41. ROSÉRI Margitta, Erinnerungen, op. cit., p. 79. 42. Ibid., p. 81 43. Ibid., p. 143. 44. « It is strange that, as stage dancing fell into an artistic decline, society adopted the traditional forms for itself. », BARKER Barbara, Ballet or Ballyhoo, op. cit., p. 224. 45. Selon la terminologie européenne, ce sont des danses de caractères qui exigent une certaine compétence technique et esthétique. 46. Ibid., p. 144. 47. Marie Bonfanti, la collègue de Roséri, réussit à embrasser une carrière fulgurante en tant que professeure de danse à New York. Son travail reposait sur les principes d’une tradition sévère de la danse, à savoir celle qui dominait en Europe en matière de technique et d’esthétique – sur le modèle d’un Carlo Blasis par exemple – tout en intégrant les besoins de la société américaine, voir BARKER Barbara, Ballet or Ballyhoo, op. cit., p. 220 et suiv. 48. Avec une opinion négative marquée sur le théâtre, Mlle Roséri raconte aussi, dans ce chapitre, l’histoire de l’imprésario James Henry Mapleson, confronté pendant ses tournées à travers les États-Unis avec sa troupe italienne à des problèmes logistiques et financiers semblables à ceux qui avaient également affecté la danseuse (p. 161 et suiv.). Roséri cite ici sans indication précise de source, mais à la lettre, les mémoires de Mapleson ; voir James Henry MAPLESON, The Mapleson Memoirs, 1848-1888, vol. II, New York, Belford, Clarke & Co, 1888, par exemple pp. 216; p. 223. 49. ROSÉRI Margitta, Erinnerungen, op. cit., p. 164. 50. Ibid., p. 61. 51. La Bibliothèque-musée de l’Opéra possède, on l’a dit, deux lettres de juin et juillet 1892 de Roséri adressées à Charles Nuitter dont une a de façon certaine été expédiée de Nuremberg. 52. « Nulle part ailleurs Terpsichore est maltraitée plus cruellement qu’au nouveau monde, où son art est représenté de manière aussi indigne », Ibid., p. 165 et suiv. 53. ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit. 54. Un compte rendu de 1868 illustre de façon exemplaire la perception de l’art de la danse de Roséri lors d’une représentation au Gaiety Theater de Londres : « Mademoiselle Roséri is alone sufficient to call for a visit to this most pleasant theatre. The present generation has not seen such marvellous feats so gracefully performed. She appears to swim – to pause – to fly through the air with a buoyancy devoid of all effort, and with a precision truly marvellous. She is the only dancer in our time to whom we can apply Hood’s quotation à propos of the Taglionis and Ceritos “They toil not, neither do they spin”. », FUN, 5 juin 1869.

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55. ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit. Chapitre VI. 56. Voir Geschichte des deutschen Buchhandels im 19. und 20. Jahrhundert. Sur l’ordre de l’Association allemande des métiers du livre, édité par la commission historique. Volume 1, partie 2, Francfort- sur-le-Main, MVB 2003. http://books.google.de/books? id=aV0hAAAAQBAJ&pg=PA279&lpg=PA279&dq=kaiserreich+ %22max+hesse%22&source=bl&ots=IGpXe7_1wj&sig=9rpW6rd_izCfHfilN-5z894SDLE&hl=de&sa=X&ei=123nU8n1K8Lk4QTKnYCACA&ved=0CCAQ6AEwAA#v=onep Catéchisme du bon ton et de la bienséance, Catéchisme des plantes d’intérieur, Guide du jeux d’échecs, Guide de la Natation, Guide de l’apiculteur et amateur d’abeilles, Guide de la nourriture de l’homme, Guide de l’art de bien choisir ses toilettes. 57. Par exemple « 4. Qu’est-ce qui fait de la danse un art ? Sa pratique ordonnée et décente, et la dimension intellectuelle qu’on lui accorde », ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., p. 1. 58. ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., pp. 16-27. 59. Par exemple « 152. Qu’est-ce que le rythme ? L’équilibre donné par la symétrie dans la musique. Dans la danse, les mouvements mesurés du corps par l’intermédiaire des pieds et par conséquent leur coordination dans la durée. Le rythme est inséparable de l’art de la musique et de la danse. », ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., p. 43. 60. Par exemple « 244. Comment appelle-t-on au ballet un enchaînement ou une combinaison de pas, qu’une personne exécute seule ? Variation, aussi solo. Pourtant Il ne faut pas confondre cette expression avec le Pas Seul. Par Pas Seul, on entend une danse intégralement interprétée par une seule personne, alors qu’une variation ne représente qu’une partie d’une danse. 245. Les variations remplissent-elles une fonction dans la danse ? Oui, elles permettent aux danseuses et aux danseurs de briller par leurs performances artistiques et de se reposer à tour de rôle », ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., p. 77. 61. ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., pp. 100-159. 62. Par exemple : « 256. Comment est structuré l’enseignement de la danse de société ? Il comporte deux parties : Les leçons de maintien et l’apprentissage des danses. 257. Laquelle des deux parties est la plus importante ? Celle des leçons de maintien. […] », ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., p. 80. 63. Par exemple : « 299. Que faut-il retenir sur la respiration pendant la danse ? Il faut respirer plus par le nez que par la bouche. C’est ce qu’on peut surtout observer dans la danse théâtrale, qui demande beaucoup d’efforts. Une bonne respiration sera bien moins fatigante pour les poumons et on aura plus de force et d’endurance dans la danse. Pour les danses de société, la respiration par le nez a en plus l’avantage d’éviter que les danseurs se soufflent mutuellement au visage, ce qui arriverait sinon immanquablement. », ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., p. 94. 64. Par exemple : « 304. Sur l’utilisation de l’expanders [extenseur] (appelé tireur de muscles ou renforceur de muscles en Allemagne) pour les exercices du haut du corps dans les écoles de danse anglaises et américaines. Que faut-il retenir ? Dans les écoles de danse de société anglaises et américaines, on applique une autre méthode que dans les écoles allemandes ou françaises. Dans les premières, on accorde moins d’importance au développement de la grâce dans les mouvements qu’au fait de renforcer les muscles et de donner une certaine force et énergie aux mouvements. […] 306. Faut-il approuver l’utilisation de l’extenseur dans les écoles de danse ? Non. Il n’y a pas sa place. Comme on force beaucoup les exercices pour les bras, il nuit à la grâce des mouvements. Puisque la danse propose de nombreux exercices pour assouplir et renforcer les muscles, sans pour autant nuire à la grâce, l’utilisation de l’extenseur n’est pas à recommander. », ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., p. 96. 65. ROSÉRI Margitta, Katechismus, op. cit., pp. 160-201. 66. Christina Thurner mentionne les illusions perdues de Mlle Roséri en se référant entre autre à son autobiographie : THURNER Christina, « Lapsus, Stürze und Brände », art. cit. ; « Tänzerinnen ‑ Traumgesichter », art. cit.

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67. DIEKMANN Stefanie, WILD Christopher, BRANDSTETTER Gabriele, « Theaterfeindlichkeit - Bemerkungen zu einem unterschätzten Phänomen », in DIEKMANN Stefanie, WILD Christopher, BRANDSTETTER Gabriele (dir.), op. cit., pp. 7-15. 68. Ibid. p. 8. 69. TOWNSEND Julie, « Autobiography and the Coulissses: Narrator, Dancer, Spectator », in KLEIN Gabriele, NOETH Sandra (dir.), Emerging Bodies: The Performance of Worldmaking in Dance and Choréography, Bielefeld, Transcript, 2011, pp. 137-147, ici p. 138. Voir aussi TOWNSEND Julie, The Choreography of Modernism in France. La Danseuse, 1830-1930, Londres, Legenda, 2010. 70. Julie Townsend considère les autobiographies de danseuses du début du XXe siècle (et je me demande, si cela ne vaut pas déjà pour le XIXe siècle) comme une « littérature de coulisses » féminine : « Women’s coulisses literature participated in a whole variety of cultural, sociological, and aesthetic discourses, the terms of which had been established in the previous century. The conventions of coulisses literature and the performer’s autobiography offered women choreographer-dancers an opportunity not only for publicity but for contributing to the discussion of dance aesthetics. The popularity of the dancer’s autobiography comes out of the 19th century fascination with the dancer’s life, her association with prostitution, and the extent to which access to the dancer’s body was a literary and visual trope for artistic prowess. The audience provoked by this less than artistic interest in the dancer opened up the space for the dancer’s memoir and, as such, many dancer-choreographers engaged this genre. », TOWNSEND Julie, « Autobiography and the coulisses », art. cit., p. 146.

RÉSUMÉS

Le phénomène des danseuses du XIXe siècle qui écrivent sur (leur) danse a été sous‑estimé dans l’historiographie. Margitta Roséri est née en Allemagne et a eu une carrière internationale couronnée de succès en Europe, aux États-Unis et en Amérique Centrale ; dans ses mémoires, elle présente un aperçu de sa profession en relatant non seulement ses réussites et ses échecs artistiques et sociaux, mais en portant aussi un regard critique sur la pratique et la conception de la danse de son temps. Elle a également pénétré dans le champ masculin de l’auctorialité en rédigeant un manuel sur l’art de la danse. Les écrits de Roséri suggèrent une lecture différenciée des agentivités incorporées des danseuses et des exigences liées à leur statut, selon les cultures, et permettent ainsi une relecture des stratégies performatives des femmes artistes dans le ballet à la fin du XIXe siècle.

The phenomenon of female dancers of the 19th century writing about (their) dancing has been underestimated in dance historiography. In her memoirs, Margitta Roséri, born in Germany and with a successful international career in Europe, the U.S. and the Middle Americas presents insights into her profession by not only promoting her artistic and social achievements and failures, but, moreover, by discussing the practice of the dance and dancing of her times critically. She also intruded into the male field of authority in writing a textbook on the art of dancing. Roséri’s writings suggest a differentiated reading of the embodied agencies of female dancing as well as of the demanding status of dancers, crossculturally, and thus allows the re- vision of performative strategies of women artists in late 19th century ballet.

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INDEX

Mots-clés : agentivité, autobiographie, ballet, Roséri (Margitta), transculturalité Keywords : agency, autobiography, ballet, Roséri (Margitta), transculturality

AUTEURS

CLAUDIA JESCHKE Claudia Jeschke est professeure en danse. Après des études théâtrales à l’université de Munich et une thèse sur l’histoire de la notation chorégraphique, elle s’est formée professionnellement à plusieurs formes de danse. Elle a été professeure invitée en Europe, aux États-Unis, au Canada et en Asie ; elle a introduit la discipline universitaire des études en danse dans les départements de théâtre et danse de Munich, Leipzig (où elle a terminé son habilitation) et Cologne. Depuis 2004, elle est professeure au département des arts, musique et danse et responsable des Archives Derra de Moroda à l’Université de Salzburg. Ses publications portent sur l’histoire et la théorie de la danse, sur l’analyse du mouvement et la notation, et sur les transferts discursifs et praxéologiques entre ces champs de recherche.

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Les danseuses et les nouveaux médias (seconde moitié du XIXe siècle)

Patrizia Veroli

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ».

1 Écrivant en 1936, à un moment crucial pour l’adhésion des masses aux rituels intensément visuels des fascismes, Walter Benjamin établissait un lien entre la technologie de la reproduction (objets et représentations, procédés de production, réception) et l’expérience visuelle. Et cela avec la conviction que l’importance des nouveaux médias ne se mesure pas seulement à la solidité croissante de leurs industries, mais au fait qu’ils découlent d’un processus intégrant l’imaginaire et l’expérience propres à un moment historique donné. Loin d’être une « superstructure » marxiste, la culture et les conditions de visibilité sont pour Benjamin des facteurs constitutifs de l’histoire.

2 La pensée de Benjamin est un prisme pertinent pour réfléchir sur les transformations produites par la modernité dans le statut socioculturel des danseuses en France pendant la seconde moitié du XIXe siècle, quand les nouveaux médias modifient les modes de visibilité. L’invention de la lithographie avait déjà amorcé un processus de construction de la célébrité dont avaient profité les étoiles du ballet2. Au tournant du siècle, le processus de production de l’image de la danseuse s’accélère, devenant à proprement parler de masse avec la photographie. La nouvelle configuration urbaine, grâce à la technologie des bâtiments construits en acier et verre et à la diffusion de la lumière, bientôt électrique3, favorise la mise en scène de la réalité par l’image. Des grands magasins à cette condensation de signes qu’offrent les passages, de la publicité à

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la presse à grand tirage, aux divertissements optiques, aux musées des cires, aux Expositions Universelles, réalité et représentation deviennent interchangeables, inaugurant un processus toujours à l’œuvre aujourd’hui. La reproduction des images, plus rapide et efficace que jamais, offre aux danseuses une visibilité soumise aux impératifs qui règlent la marchandisation : la rencontre avec le goût du consommateur doit être assurée. Un public féminin suit non seulement le ballet au théâtre, mais consomme des images de danse dans les magazines de mode, dans les journaux, dans les vitrines des Grands Boulevards et des passages, dans les affiches, et se fait collectionneur4. Production et consommation des images génèrent l’un des champs majeurs de pénétration des idéologies, entendues comme systèmes de valeurs. Quels usages fait-on des images des danseuses ? Comment interagissent textes et images ? Les femmes ont-elles la possibilité d’influer sur leurs propres représentations ? Quelles stratégies les danseuses adoptent-elles pour se défendre ou profiter des nouveaux médias ?

Un nouveau « régime scopique »

3 Le chercheur américain Jonathan Crary a analysé l’importante réorganisation du savoir et des pratiques sociales qui marque la seconde moitié du XIXe siècle et modifie le rapport du sujet avec la connaissance, l’imagination et le désir. Il a défini le changement de conception de la perception visuelle en termes de modes de production du phénomène visuel et d’apparition de nouveaux objets de la vision5. Il se produit entre 1810 et 1840 une révolution épistémologique6 qui détermine un changement par rapport à l’ancien modèle conceptuel de la camera obscura7 et situe la vision dans le corps de l’observateur. En même temps, le capitalisme élabore des stratégies de développement qui reposent sur l’attraction visuelle. La conscience de la subjectivité de la perception est à l’origine d’une quantité d’inventions et d’expérimentations visuelles (appelées « jouets philosophiques »), qui vont aboutir au cinématographe8. Par sa facilité de circulation, sa croissance rapide et la multiplicité de ses usages, la photographie transforme les objets en simulacres transportables. Dernier avatar du réalisme, elle se montre immédiatement capable d’accueillir l’artifice et le mensonge, définissant un système d’échanges qui transforme le rapport traditionnel à la réalité.

4 La reproduction et la circulation des images, avec la renommée qu’elles permettent, ne peuvent que répondre aux désirs des performeuses, même si elles n’ont pas le pouvoir social de la comtesse de Castiglione, l’italienne Virginia Oldoini. Dans les années 1870, cette dernière se fait architecte de sa propre mise en scène, et impose à son photographe des prises de vue qui transgressent les codes de la respectabilité féminine propres à sa classe sociale, jouant avec le potentiel érotique de son image9. La puissance de l’économie de marché et le rôle des théâtres et des imprésarios dans l’activation de mécanismes promotionnels limitent l’espace de négociation de la danseuse dans la construction de son image. La reproduction des portraits de danseuses, et plus généralement des gens de théâtre, est destinée aux collectionneurs et à l’exposition publique10. La prise de vue de danseuses et les poses qu’elles adoptent répondent à des codes déterminés par la nécessité de signaler leur profession, ou bien de promouvoir un personnage et une production théâtrale spécifiques11. La photographie pousse à l’extrême la vitesse de reproduction et de consommation de l’image, et peut répondre à un désir d’appropriation du corps féminin par sa réduction en fétiche. Les cartes de

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visites photographiques, ou portraits-cartes, inventées par le photographe André- Adolphe-Eugène Disdéri, ne mesurent qu’environ cinq centimètres sur neuf et peuvent être conservées dans des albums de poche.

I : Carte mosaïque

André-Adolphe-Eugène Disdéri, Opéra. Danse, « carte mosaïque », datable entre 1860 et 1865. Courtesy of the Madison and Debra Sowell Collection.

5 Sa « carte mosaïque » crée des assemblages de corps de danseuses, montés (parfois en médaillon) l’un à côté de l’autre ou l’un sur l’autre : la vue du multiple prévaut sur celle de l’unique, assimilant cette mosaïque à un catalogue et ravalant la danseuse au rang de marchandise. La fameuse « carte-mosaïque » ironiquement titrée Les jambes de l’Opéra. Sommités françaises, de 1856, ne montre que des jambes de danseuses, disposées en lignes, dont la plus élevée juxtapose des jambes de femmes en pantalons longs ou au genou, appartenant donc à des danseuses en travesti12 : cette vision du corps féminin comme assemblage de morceaux, conjugue fétichisme et marchandisation.

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II : Les jambes de l’Opéra. Sommités françaises

André-Adolphe-Eugène Disdéri, Les jambes de l’Opéra. Sommités françaises, « carte mosaïque », vers 1864. Source : J. Paul Getty Museum. Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program.

Suite à la libéralisation des entreprises théâtrales de 1864, les salles parisiennes se multiplient. Les grands music-halls, comme le Casino de Paris, les Folies Bergère et l’Olympia attirent un public d’origines sociales variées. La circulation des nouveaux médias se fait de plus en plus intense. Le public est obsédé par la nécessité de se rapprocher le plus possible des artistes : on les cherche dans leur loge, dans « l’envers du décor13 ». Une fois publiés, les entretiens avec elles sont destinés à une consommation rapide : ils seront lus dans les vingt-quatre heures. Elles doivent donc attirer les lecteurs, rester dans la mémoire, faire sensation. Entre 1880 et 1914, la circulation des quotidiens à Paris augmente de deux cent cinquante pour cent14. En 1882 on publie en France trois mille huit cents périodiques : dix ans après, le chiffre s’élève à six mille15. On y donne la parole aux danseuses pour des entretiens dont l’authenticité est souvent douteuse. Il leur est alors bien difficile de défendre l’idée et la légitimité de danses nouvelles, face aux représentations qui font des danseuses et de leurs propos des sujets de divertissement. parvient à présenter sa nouvelle danse en répondant aussi aux demandes du public, à l’aide de poses étudiées, plaisantes à l’œil du lectorat. Le cas de Loïe Fuller et de son invention de la danse serpentine est aussi éloquent. Aux prises, dès ses débuts, non seulement avec les règles du marché, mais aussi avec un grand nombre de rivales tentant d’imiter un type de danse qui exploite des dispositifs technologiques, elle relate souvent dans les médias l’histoire de son invention, y ajoutant souvent de nouveaux détails ; par contre, elle ne fait jamais mention publiquement des brevets obtenus16.

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III : La belle Otéro

La belle Otéro, carte postale. Collection de l’auteure.

6 L’introduction de la photographie dans la presse à grand tirage rend les photographes plus audacieux. Le portrait est réalisé dans un espace présenté comme la résidence de la danseuse. Mais n’oublions pas que la séance photographique implique toujours une relation de pouvoir. Qui choisit la prise de vue ? Quelle bataille se joue autour de la pose du corps féminin et des objets mêmes dont la danseuse est entourée ? Est-ce Liane de Pougy qui a choisi de se faire photographier dans son boudoir, en train de se poudrer une aisselle17 ? Est-ce La Belle Otéro qui a voulu être photographiée en peignoir, jouant du piano18 ? La représentation d’une action professionnelle se juxtapose ainsi de façon ambiguë à sa tenue intime. Dans La Chambre claire, Roland Barthes a souhaité une « histoire des regards », qui puisse tenir compte des différentes intentions qui sous-tendent et déterminent le photo-portrait, ce « champ clos de forces » : « [...] Quatre imaginaires s’y croisent, s’y affrontent, s’y déforment. Devant l’objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croit, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art19. » S’y ajoute notre regard, l’imaginaire dont nous sommes porteurs en tant que sujets genrés et historiques : l’image devient le champ de tensions où s’exerce ce que Benjamin a appelé l’« imagination dialectique », et donne la possibilité de percevoir ce punctum, qui, chez Barthes, désigne la fusion de temporalités éprouvée par l’observateur et qui subjectivise sa vision du passé20.

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La danseuse de cire

7 À partir de 1882 et avec son million de visiteurs par an21, le musée Grévin se fait le reflet des célébrités du moment, dont il prétend éterniser la présence : c’est un « journal plastique », comme on l’appelle à cette époque. Par sa représentation du Foyer de la danse (exposé à partir de 1890 pendant onze ans)22, et d’une loge de théâtre – où une danseuse se peigne, assise devant un miroir, sous le regard d’un vieux monsieur – le musée Grévin ouvre à un plus large public d’hommes et de femmes le voyeurisme des riches abonnés de l’Opéra23. La représentation du Foyer de la danse est le plus grand succès du Grévin après les scènes de crime. Le musée des cires incarne l’un des topoi de la modernité, telle que Benjamin l’a analysée : une « maison de rêve », où l’imagination transforme un espace public en espace intérieur domestique et privé. « ‘Rapprocher’ de soi les choses spatialement et humainement est pour les masses un désir tout aussi passionné que leur tendance à vaincre l’unicité de tout en recevant sa reproduction24 ». Le visiteur peut se positionner à l’intérieur de la narration visuelle, il peut explorer les aspects les moins flatteurs des corps, qui sont représentés avec un réalisme exacerbé et perturbant. À l’inauguration du musée, qui ouvre alors sur le Passage Jouffroy, c’est la ballerine espagnole Rosita Mauri qui accueille le visiteur, et ce pendant les douze années qui suivront, dans un costume régulièrement remis à neuf25.

IV : La Loïe Fuller

La Loïe Fuller, statue en cire. Carte postale. Courtesy Deutsches Tanzarchiv Köln.

8 Le mannequin de Loïe Fuller prendra le relais en 1894 : en 1907 il sera remplacé à son tour par d’autres célébrités. La déesse de la lumière est reproduite en performeuse de skirt dance. Le visiteur peut finalement observer les parties du corps que la Danse

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serpentine s’emploie au contraire à cacher : la chevelure blonde, les bras, les pieds26. Lieu d’élection du « flâneur », le sujet décrit par Baudelaire comme le produit de la nouvelle dimension urbaine, le musée des cires se prête aussi aux visites des « flâneuses », qui se confrontent à une pluralité de modèles féminins27. L’effigie attire les observateurs, tentés de la frôler, de la toucher, mais en même temps, elle les tient à distance. La dimension fictionnelle et l’inertie du double en cire, chargé de connotations macabres, le renvoient dans une position de passivité. Quelles rêveries provoquent ces images, quels désirs, quelle envie d’imiter peut-être les mouvements de danseuses admirées sur la scène ou dans les affiches, les flâneuses et les flâneurs ressent-ils ?

Icones fin-de-siècle

9 La circulation des images photographiques de danseuses atteint probablement son apogée dans les premières années du XXe siècle avec la carte postale. Née en 1869 et conçue dans un premier temps comme un support exclusivement textuel, la carte postale devient illustrée au début des années 1870. Sa production atteint rapidement des quantités considérables : en 1900, cinquante-deux millions de cartes sont envoyées en France28. Élaborée à partir de la photographie, la carte postale démultiplie les possibilités de jouer avec l’image : sa production et le nombre de nouvelles versions pirates qui se l’approprient pour la transformer (en la coloriant ou en l’insérant dans des décors fantaisistes), sont tellement importants, en termes de chiffre d’affaire, que la possibilité d’en arrêter la diffusion est pratiquement impossible29. Une danseuse miniaturisée décore une cravate masculine ; une autre encore perce une coquille d’œuf ; Caroline Otero est portraiturée en « Reine de cœurs » dans une carte de jeu, une autre, située dans la pupille, révèle le voyeurisme d’un dandy.

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V : Caroline Otero en reine de piques

Caroline Otero en reine de piques. Carte postale. Collection de l’auteure.

Les cartes postales disposent du corps de la danseuse avec fantaisie, ironie ou encore mépris. Encore plus efficacement que la photographie, la carte postale passe d’une main à l’autre, et la rapidité de sa circulation semble suggérer que c’est le corps même des danseuses qu’elle reproduit qui passe de main en main : Émilienne D’Alençon, Rosario Guerrero ou d’autres danseuses acquièrent très tôt une renommée de courtisane, mais n’est-ce pas aux cartes postales que l’on doit leur image de « cocottes » ? La carte postale, échappant très rapidement au contrôle de la portraiturée, risque de l’assimiler à une marchandise. Est-ce la raison pour laquelle une Isadora Duncan semble ne pas s’être prêtée à sa production et circulation ?

10 Ballerine de l’Opéra et danseuse de music-hall, Cléo de Mérode paraît avoir acquis très tôt la conscience de l’importance de la photographie et de la nécessité de contrôler sa propre image. Elle est sans doute la danseuse fin-de-siècle la plus photographiée : la prolifération de ses images n’est assurément pas proportionnée à son importance artistique30. Les centaines de photographies et cartes postales qui restent d’elle ont rendu possibles deux études excellentes, qui permettent d’analyser les différentes étapes d’une célébrité que Mérode construit opiniâtrement en utilisant les médias de son époque31. Gâtée dès son enfance par son exceptionnelle beauté et photographiée, encore petite fille, dans une attitude ambiguë à la Lewis Carroll, petite fille ingénue et innocemment libertine, Mérode hésite entre la soumission aux règles du marché du spectacle et la défense de son statut professionnel. Elle tend à imposer une image de soi figée dans une attitude presque austère et limitée à son buste, souvent à son visage. Son profil et sa coiffure, avec les longs cheveux enfermés dans un chignon et couvrant ses oreilles, deviennent son emblème32. La prise de vue de profil lui permet de ne pas

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répondre au regard du photographe, et l’architecture de sa chevelure de dissimuler ses oreilles33. Plusieurs sensorialités travaillent le fétichisme des cheveux. La vision restaure la mémoire du toucher et de l’odorat : une carte du corps tout entier, avec ses parties les plus secrètes, se dessine dans l’imagination de l’observateur34. L’apparente souplesse des cheveux de Mérode contraste avec le chignon qui, inspiré probablement des ballerines romantiques, se termine par une pointe : tout en s’offrant à la vue, cette chevelure-forteresse est froide et dissuade l’approche. La tête tout entière devient un masque et un « stéréotype du visage humain », comme le dit Barthes du visage de Greta Garbo35. Si cette dernière « donnait à voir une sorte d’idée platonicienne de la créature36 », le masque de Mérode se présente comme un stéréotype de la vierge.

VI : Cléo de Mérode

Cléo de Mérode. Carte postale. Collection de l’auteure.

11 Par l’essor des arts décoratifs, la réification du corps de la danseuse atteint des sommets avec Loïe Fuller, transformée en porte-cigarettes, porte-bouquets, chandelier. Aucun corps de danseuse ne semble avoir été réinventé à un tel degré37. La danse fullérienne dissimule en réalité le corps, sauf, par moments, la tête qui émerge soudainement et brièvement de ses voiles. Le désir de voir un corps qui « charmait d’être introuvable38 »a suscité un nouveau type de médium qui n’a pas eu d’avenir (sans doute en raison de sa fragilité), la gipsographie, que l’on doit à Pierre Roche. Cette technique de presse vise ouvertement un engagement multisensoriel. Les pages du volume que Roche dédie à Fuller en 1904, avec un texte de Roger Marx, sont décorées par des images en relief qui s’élèvent du papier de quelques millimètres. Sur les deux pages de couverture le corps de Loïe Fuller est représenté allongé et enveloppé dans ses voiles. Le livre est fermé par des rubans : on l’ouvre par le même geste que celui qui

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défait le nœud d’un corset. Un procédé métaphorique similaire est à l’œuvre dans le théâtre Fuller que Roche a réalisé avec Henry Sauvage pour l’Exposition Universelle de 1900. L’édifice reprend partiellement la forme du corps de la danseuse caché par son costume : on y entre à travers un pan du voile soulevé. Le fantasme masculin de possession et de pénétration du corps féminin trouve ici un symbole visuel des plus efficaces.

VII : Projet du Théâtre Fuller

Henry Sauvage, Projet du Théâtre Fuller, « Revue des Arts Décoratifs », 1900, XXe année, p. 343. © Bibliothèque Nationale de France.

On doit à Fuller la création d’un espace qui pourrait symboliser l’une des attitudes possibles des danseuses par rapport aux médias. Avec son dernier brevet, elle invente une sorte de « maison de rêve », telle que Benjamin nous l’a décrite39 : il s’agit du projet (réalisé d’ailleurs) d’un petit théâtre qui n’est qu’une boîte optique aux parois transparentes et réfléchissantes.

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VIII : Brevet d’invention de 15 ans « pour perfectionnement des appareils à miroirs pour effets scéniques »

Loïe Fuller, Brevet d’invention de 15 ans « pour perfectionnement des appareils à miroirs pour effets scéniques», n. 294161, Ministère du Commerce et de l’Industrie, République Française, 9 novembre 1899. © Bureau pour la propriété industrielle, Paris.

12 C’est une maison de cristaux et miroirs, ouverte au regard, mais interdite au contact. Son intimité peut être profanée par la vue, mais la danseuse qui l’habite – Loïe Fuller elle-même –se dématérialise et se diffracte. Elle n’est pas là où elle semble être. Par rapport aux normes de genre de son époque, Fuller se positionne dans un entre-deux : elle se conforme aux conventions que le XIXe siècle a établies pour les femmes et les danseuses, mais, en s’y conformant, elle les désactive. Elle accepte le régime de visibilité de genre qui appartient à son époque, mais, tout en l’utilisant à son profit, maintient un espace de protection.

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NOTES

2. Inventée par Aloys Senefelder dans les années 1790, la lithographie est introduite en France autour de 1814 et est déjà bien répandue dans les années 1820. 3. La diffusion de l’éclairage électrique public et privé est due notamment à la découverte de la lampe à incandescence par l’Américain Thomas A. Edison. Apparues pour la première fois en France grâce à la grande exposition internationale de l’électricité de 1881, ces lampes concilient, par rapport à l’éclairage à gaz, hygiène et efficacité (BELTRAN Alain et CARRE Patrice A., La Fée et la servante. La société française face à l’électricité XIXe-XXe siècle, préface d’Alain Corbin, Paris, Belin, 1991). L’électricité rend possible l’essor des passages, des grands-magasins, des enseignes publicitaires et, en général, d’une nouvelle configuration urbaine. 4. HIGONNET Anne, « Le donne e le immagini. Apparenza, divertimento e sopravvivenza», in FRAISSE Geneviève, PERROT Michelle (dir.), Storia delle donne in Occidente. L’Ottocento, Bari, Laterza, 1991, p. 284. (Édition française : Histoire des femmes en Occident. Le XIXe siècle, Paris, Plon, 1991). 5. CRARY Jonathan, L’Art de l’observateur ; vision et modernité au XIXe siècle, trad. de l’anglais par Frédéric Maurin, Nîmes, J. Chambon, 1994. (Édition originale : Techniques of the Observer. On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, Mass.-London, 1990). 6. Martin Jay l’a définie en termes de changement de « régime scopique ». Voir JAY Martin, « Scopic Regimes of Modernity », in FOSTER Hal, (dir.), Vision and Visuality, Seattle, Bay Press,

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1988, pp. 3-23. (Traduction française: [en ligne], http://www.persee.fr/web/revues/home/ prescript/article/reso_0751-7971_1993_num_11_61_2406, page consultée le 23 septembre 2014.) 7. Utilisé dans la science optique et devenu au XVI e siècle une métaphore philosophique, le paradigme de la camera obscura postule une subjectivité détachée de l’objet de la vision dont le mécanisme producteur est imaginé au dehors du corps de l’observateur. Au début du XIXe siècle, avec Goethe déjà, on acquiert la conscience que la vision est incorporée. L’attention se déplace des lois de l’optique et de la transmission mécanique de la lumière, vers la vue comme sensorialité : la nouvelle science physiologique représente le corps différemment, en considération aussi du besoin de soustraire l’individu à une quantité désordonnée d’impressions visuelles et dans le but d’en faire un travailleur attentif. 8. On connait par exemple un phénakistiscope de la « danse du schal » de Marie Taglioni (conservé à la Harvard Theater Collection). 9. Cela faisant, s’est-elle affirmée sujet de sa propre représentation, ou bien a-t-elle donné un exemple majeur d’assujettissement aux stéréotypes créés par le regard masculin ? Voir SOLOMON-GODEAU Abigail, « The Legs of the Countess », in APTER Emily, PIETZ William (dir.), Fetishism as Cultural Discourse, Ithaca-London, Cornell University Press, 1993, pp. 266-306. Sur les photographies de la comtesse, liée notamment par une relation extraconjugale à Napoléon III, voir surtout APRAXINE Pierre et DEMANGE Xavier, « La divine comtesse », Photographs of the Countess of Castiglione, avec la collaboration de Françoise Heilbrun et Michele Falzone del Barbarò, New Haven/London-New York, Yale University Press-The Metropolitan Museum of Art, 2009, catalogue d’exposition. 10. La reproduction des portraits représente 13 % du total des images (de gens de théâtre et artistes) enregistrées pour la vente publique en 1853. Sept ans après, avec l’invention de la carte de visite, moins onéreuse, ce pourcentage monte à 44 %. Voir : MC CAULEY Elizabeth Anne, Industrial Madness. Commercial Photography in Paris, 1848-1971, New Haven-London, Yale University Press, 1994, pp. 122-123. 11. AUCLAIR Mathias, « Les photographies et la danse à l’Opéra de Paris (1860-1914) », in Ligeia, « Photographie & Danse », XXV, n° 113-114-115-116, janvier-juin 2012, pp. 147-159. 12. Cette carte a été souvent reproduite, entre autres dans FRIZOT Michel (dir.), Nouvelle histoire de la photographie, Paris, Adam Biro/Bordas, 1995, p. 112. Disdéri assemble dans une « carte mosaïque » les bustes de tous les membres de la famille de Napoléon III, ce qui montre que l’idée de juxtaposer les portraits ne dérivait pas d’une attitude méprisante envers les danseuses. Cependant, la représentation de ces dernières par des jambes est emblématique. 13. Cette obsession est analysée de très près dans DUCREY Guy, Corps et graphies. Poétique de la danse et de la danseuse à la fin du XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1996. 14. Voir SCHWARTZ Vanessa R., Spectacular Realities. Early Mass Culture in Fin-de-Siècle Paris, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 28. 15. Ibid, p. 29. 16. VEROLI Patrizia, Loïe Fuller, Palermo, L’Epos, 2008. L’idée même d’obtenir un brevet montre que Fuller considère ses danses comme des produits industriels ou qu’elle utilise les moyens à sa disposition pour se protéger. 17. GUIGON Catherine, Les Cocottes reines du Paris 1900, avec le concours de Gérard Bonal, Paris, Parigramme, 2012, p. 93. L’odeur des danseuses est l’un des topos des discours littéraires fin-de- siècle. DUCREY Guy, op. cit., pp. 45 et suivantes. 18. GUIGON Catherine, op. cit., pp. 90-1. 19. BARTHES Roland, La Chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma/ Gallimard Seuil, 1980, pp. 28-29. Quelques années avant Barthes, l’un des fondateurs des Visual Studies, l’historien de l’art Michael Baxandall, élaborait le concept de « period’s eye » : l’équipement mental, historiquement et socialement déterminé, par lequel on construit la vision

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et dont le peintre doit tenir compte pour élaborer son œuvre et l’offrir au public. Voir : Painting and Experience in Fifteenth Century Italy, Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 40. 20. BARTHES Roland, La Chambre claire. Note sur la photographie, op. cit., pp. 47-49. 21. SCHWARTZ Vanessa R., op. cit., p. 89. 22. Il s’agit d’un grand tableau, intitulé Les Coulisses de l’Opéra. Le foyer de la danse, avec dix-huit statues de cire représentant abonnés et danseuses. Parmi ces dernières on reconnait Cléo De Mérode en costume d’Égyptienne. Une photographie en a été publiée dans SCHWARTZ Vanessa R., op. cit., pp. 135-136. Dans la réalité le Foyer de la danse décline à partir de 1875, quand, après l’incendie qui a détruit l’Opéra de rue Le Peletier, les activités reprennent au Palais Garnier. 23. « Tout contribue à donner au spectateur l’illusion d’une visite à cet endroit curieux de la grande scène parisienne, une visite qui est permise seulement à un petit nombre de privilégiés ». Catalogue illustré du Musée Grévin, 82e édition, Paris, Maison Chaix, s.d., sans numéro de page. 24. BENJAMIN Walter, Petite histoire de la photographie, traduit de l’allemand par Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2012, p. 40. (Édition originale : Kleine Geschichte der Photographie, « Die literarische Welt », 1931). 25. En 1882, Mauri, au théâtre de l’Opéra de Paris depuis 1878, est au sommet de sa carrière (elle fera ses adieux à la scène en 1898). Mauri est la première danseuse dont la photographie figure sur la couverture des programmes de l’Opéra. Et ce privilège dure de 1894 à 1898. Voir : AUCLAIR Mathias, « Le ballet et la photographie », in AUCLAIR Mathias, GHRISTI Christophe, Le Ballet de l’Opéra. Trois siècles de suprématie depuis Louis XIV, Paris, Albin Michel/Opéra National de Paris/ Bibliothèque Nationale de France, 2013, p. 147). 26. VEROLI Patrizia, chapitre « La donna, la merce, l’icona », in op. cit., pp. 222-242. 27. Un débat théorique s’est ouvert sur l’identité de genre du « flâneur » suite à un article de Janet Wolff (« The Invisible Flaneuse : Women and the Literature of Modernity », Theory, Culture and Society, 2, n° 3, 1985, pp. 7-46) qui, s’appuyant sur la séparation des genres caractérisant, à son avis très strictement, le XIXe siècle, a exclu la possibilité d’une flâneuse. D’autres chercheuses et chercheurs ont adopté les suggestions avancées dans la même perspective par Griselda Pollock, dans le domaine des beaux-arts, « Modernity and the Spaces of Femininity », in Vision and Difference : Femininity, Feminism and the Histories of Art, London-New York, Routledge, 1988, pp. 50-90, aussi bien que théorie du « male gaze » proposée par la critique de cinéma Laura Mulvey, pour en conclure que la figure du flâneur est strictement liée au pouvoir patriarcal, qui réifie la femme en tant qu’objet érotique du regard. En analystes du Paris du XIXe siècle, capitale de la modernité, d’autres chercheurs ont soutenu au contraire l’existence de la flâneuse, en tant que femme partageant avec les hommes une même société orientée vers la consommation, en particulier des images (affiches, magazines de mode, publicité, etc.). La figure théorisée par Baudelaire (notamment dans Le Peintre de la vie moderne), serait donc une position de pouvoir typique de la vie urbaine, impliquant la possibilité de se faire spectateur et acteur du spectacle, plutôt qu’une personne réelle, et spécifierait l’habitant-e du Paris de ce temps, sans distinction de sexe et de classe sociale. Ces positions théoriques ont été revisitées et mises en dialogue dans : D’SOUZA Aruna et MCDONOUGH Tom (dir.), The Invisible Flaneuse ? Gender, Public Space and Visual Culture in Nineteenth Century Paris, Manchester, Manchester University Press, 2008. 28. CHEROUX Clément, ESKILDSEN Ute, La Petite monnaie de l’art, in La Photographie timbrée. L’inventivité de la carte postale photographique, Göttingen/Paris, Steidl/Jeu de Paume, 2007, p. 194. 29. La présence d’un texte dans le revers fait de la carte postale « un objet sémiotique parfaitement reversible », SCHOR Naomi, « Cartes postales : Representing Paris 1900 », Critical Inquiry, 18, n° 2, hiver 1992, p. 237. 30. Élève de l’école de l’Opéra de Paris, Mérode ne devint jamais une étoile, s’arrêtant à l’examen de grand sujet. Quelques secondes de ses danses à l’Exposition Universelles de 1900 sont visibles : [En ligne], https://www.youtube.com/watch ?v =8FGf86O75jM, page consultée le 16 septembre 2014.

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31. CORVISIER Christian, Cléo de Mérode et la photographie. La première icône moderne, Paris, Éditions du Patrimoine/Centre des Monuments Nationaux, 2007 ; GARVAL Michael D., Cléo de Mérode and the Rise of Modern Celebrity Culture, Farnham-England/ Burlington-VT, Ashgate, 2012. Voir aussi : GARVAL Michael, « Cléo de Mérode’s Postcard’s Stardom », Nineteenth Century Art Worldwide, vol. 7, n° 1, printemps 2008, [En ligne], http://www.19thc-artworldwide.org/index.php/spring08/112-cleo-de-merodes- postcard-stardom ; page consultée le 13 août 2014. Il serait intéressant d’étudier les modes de collection des images des danseuses. 32. Dans son autobiographie la danseuse a orgueilleusement déclaré la ferme intention qui sous- tendait ce choix : « Il y avait encore une chose qui me mettait nettement à part : c’est que je ne ressemblais à aucune autre. Et ma coiffure en bandeaux achevait de me différencier, toutes les danseuses ayant les cheveux relevés en bouffant, la nuque et les tempes dégagées et un chignon sur le haut de la tête. J’étais, en somme, au singulier, et les autres au pluriel », MÉRODE (de) Cléo, Le Ballet de ma vie [1955], préface de Françoise Ducout, Paris, Pierre Horay, 1985, p. 121. 33. Selon les critères anthropométriques du criminologue Alphonse Bertillon, l’image de l’oreille est importante pour l’identification et le contrôle des individus. Voir : SEKULA Allan, « The Body and the Archive », October, 39, n° 102, hiver 1986, p. 32. L’oreille suggère aussi une intimité corporelle, que Cléo de Mérode valorise en en déniant la vue, GARVAL Michael, « Cléo’s Ears », in Cléo de Mérode and the Rise of Modern Celebrity Culture, op. cit., pp. 9-41. 34. VIOLI Alessandra, « Il corpo-chioma », in Capigliature. Passaggi del corpo nell’immaginario dei capelli, Milano, Bruno Mondadori, 2008, pp. 1-7. 35. BARTHES, Roland, « Le visage de Garbo », in Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 66. 36. Ibid. 37. Elle cristallise un grand nombre des fantasmes masculins de l’époque (VEROLI Patrizia, « La donna, la merce, l’icona », op. cit.). Le même phénomène se retrouve en littérature (DUCREY Guy, « Le mythe Loïe Fuller ou la danse comme enjeu littéraire », in op. cit., pp. 431-530). 38. RODENBACH Georges, « Danseuses », Le Figaro, 5 mai 1896, p. 1. 39. Pour Benjamin les maisons de rêve sont celles qui n’ont de parois qui puissent empêcher au regard d’y pénétrer (donc les passages de Paris, les jardins d’hiver, les panoramas, etc.) ou bien celles où l’observateur est libre d’imaginer des délimitations des espaces (comme dans le musée de cire), BENJAMIN Walter, Paris capitale du XIXe siècle. Le livre des passages , traduction de l’allemand par Jean Lacoste, d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann, Paris, Les Editions du Cerf, 1997, passim.

RÉSUMÉS

Cet article veut contribuer à une histoire de la culture visuelle genrée du XIXe siècle, à Paris. La période se caractérise par l’introduction de nouveaux médias tels que la photographie, la presse à grand tirage, la carte postale, le cinéma, par un espace urbain et une croissance industrielle qui valorisent la perception visuelle. La diffusion des représentations des danseuses s’élargit de plus en plus, et les artistes sont confrontées aux fantasmes masculins de réification de leur corps et à la question du contrôle de leur image. L’auteure se focalise sur les cas de Cléo De Mérode et de Loïe Fuller qui, bien que soucieuses de leur renommée, ont cherché à mettre en œuvre des stratégies de contrôle des représentations de soi.

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This article aims to contribute to a gendered history of C19th visual culture, in Paris. This epoch is characterized by the introduction of new mass media including photography, the popular press, the postcard, and early cinema. These created a new kind of urban and industrial environment in which visual display became predominant. Because of the enormous growth in the circulation of images of female dancers, these artists found themselves being objectified from a male point of view and thus facing the problem of how to control the way that they were being represented. Case studies of Cléo De Mérode and Loie Fuller show that each, concerned about their reputations, sought to use differing strategies through which to keep control of their image.

INDEX

Keywords : gender, mass medias, photography, postcard, scopic regimes, wax museum Mots-clés : carte postale, musée de cire, nouveaux médias, photographie, régimes scopiques

AUTEUR

PATRIZIA VEROLI Patrizia Veroli est chercheuse indépendante. Elle a publié Milloss (Prix Bagutta opera prima, 1996), Baccanti e dive dell’aria. Donne danza e società 1900-1945 (2001), Il Balletto Romantico. Tesori della Collezione Sowell (avec M. U. Sowell, D. H. Sowell, et F. Falcone, 2007), Loïe Fuller (2008). Elle a co- dirigé, entre autres, Les Archives Internationales de la Danse 1931-1952 (2006), Omaggio a Sergej Diaghilev (2012) et I Ballets Russes di Diaghilev tra storia e mito (2013). Elle a organisé quelques expositions, parmi lesquelles Clotilde et Alexandre Sakharoff (1990), Five Hundred Years of Italian Dance (avec L. Garafola, 2006) et Walter Toscanini e la danza italiana (avec F. Falcone, 2011). Elle est membre du comité consultatif de Dance Chronicle et du comité international de Recherches en Danse. Elle est également présidente de l’association AIRDanza (2013-2016).

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Enquête en cours sur Madame Stichel (1856 - 1942) Quelques pistes de réflexion

Hélène Marquié

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ».

1 Le parcours de Madame Stichel (1856 - 1942) aurait dû en faire une figure importante de l’histoire de la danse au tournant des XIXe et XXe siècles. Sujet à l’Opéra de Paris entre 1881 et 1884, première danseuse et maîtresse de ballet dans différents théâtres, elle est unanimement louée par la critique pour ses qualités d’interprète et saluée comme l’une des deux plus talentueuses maîtresses de ballet et chorégraphes de l’époque, avec Mariquita ; elle est la première femme à être nommée première maîtresse de ballet à l’Opéra de Paris en 1909 ; elle est encore la première à porter devant les tribunaux – et sur la place publique, grâce à la presse – la question des droits d’auteur des chorégraphes salarié-e-s comme maîtres-se-s de ballet et ayant créé une œuvre originale dans le même établissement, une question toujours d’actualité. Pourtant, Madame Stichel n’a pas été retenue par l’histoire de la danse.

2 Cet article n’a pas pour objectif de délivrer une vue d’ensemble de sa carrière et de son œuvre, mais de retracer comment, à partir d’une étude de cas choisie pour une certaine exemplarité – ne serait-ce que celle de son effacement –, il est possible de soulever des questions nouvelles qui ouvrent des perspectives sur l’histoire de la danse tout autant que sur l’histoire des femmes et du genre.

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Aux sources de l’enquête : un effacement quasi total

3 J’ai fait la connaissance de Madame Stichel dans une thèse de 1953 portant sur le droit d’auteur en danse1, où était relaté le procès, le premier de ce type, qui l’opposa de 1910 à 1913 à Reynaldo Hahn et à Jane Catulle Mendès, respectivement compositeur et veuve du librettiste de La Fête chez Thérèse, ballet dont elle avait fait la chorégraphie durant son contrat de maîtresse de ballet à l’Opéra. Désirant mieux connaître une artiste qui entendait ainsi faire reconnaître ses droits, je me heurtai rapidement au manque de données la concernant, hormis quelques mentions du procès dans des travaux concernant les droits d’auteur des chorégraphes. Rien dans le Dictionnaire de la danse2. Rien sur le site de l’Opéra de Paris. Pour l’anecdote, Wikipedia ne la mentionne pas à l’article « Opéra de Paris » mais à « Ballet de l’Opéra de Paris » et, de tou-te-s les directeurs et directrices de la danse qui se sont succédé-e-s depuis Pierre Beauchamp en 1673, jusqu’à Benjamin Millepied à partir d’octobre 2014, soit trente-six personnes, Stichel est la seule à ne pas avoir de notice à son nom. Son dossier à la Bibliothèque- musée de l’Opéra est quasiment vide, et, selon les conservateurs, rien d’autre n’existerait la concernant. Le catalogue en ligne de la BnF possède une fiche au nom de Thérèse Stichel. Il s’agit d’une confusion avec le titre La Fête chez Thérèse. La nouvelle base de données de la BnF a d’ailleurs corrigé cette erreur, en février 2014 seulement3. La base ne donne ni son véritable nom ni ses dates de naissance et de mort ; les sources mentionnées sont extrêmement succinctes (au regard du nombre d’articles parus sur elle dans la presse, où elle est quotidiennement mentionnée au tournant du siècle), la période d’activité indiquée est très réduite et seule la Fête chez Thérèse est mentionnée parmi ses œuvres, alors que j’ai recensé un minimum de soixante-huit ballets, en un ou deux actes. Il existe un petit recueil d’articles de presse la concernant dans le fonds Rondel4, qui lui attribue à tort le prénom de Gina. Nulle part ne figuraient ses dates de naissance et de décès.

4 En remontant la piste, un contrat d’engagement comme artiste de la danse à l’Opéra de Paris en 18815 l’identifie comme Jeanne, Judith, Louise Stichel. Une recherche généalogique et la consultation du dossier de naturalisation m’ont appris qu’elle était née à Milan, le 20 juillet 1856, baptisée Luigia, Giovanna, Giuditta Manzini6. De nationalité italienne, elle a vécu plus de cinquante ans en France, sous le nom de Stichel (nom de sa grand-mère paternelle) avant d’être naturalisée en 1927. Pour quelle raison a-t-elle abandonné un nom italien, valorisant pour une danseuse de la fin du XIXe siècle, pour un nom d’origine germanique, Stichel7, dans le contexte de l’après-guerre franco-prussienne ? Je l’ignore encore.

Un début de carrière « exemplaire »

5 Stichel arrive à Nice en 1877 ; je n’ai trouvé aucune trace de sa formation en Italie. Elle émerge de façon remarquée comme première danseuse en 1879 aux Folies Bergère, où elle triomphe avec Brambilla (Les Sphinx) ou Mariquita (Le Bœuf, Bazar d’esclaves, Tertulia), et règle déjà certains ballets (Les Sphinx, Les Volontaires, Les Fausses Almées). Elle est engagée le 1er avril 1881 comme petit sujet à l’Opéra (direction Vaucorbeil), pour trois ans, avec un traitement de 2 400 francs la première année, 3 000 la deuxième, 3 600 la troisième, et un dédit de 6 000 francs à payer en cas de rupture de contrat. Ce

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contrat est renouvelé pour un an à partir du 1er avril 1884. Elle danse alors notamment à la création de Namouna (1882) et de La Farandole (1883). Le contrat devait prendre fin le 31 mars 1885. Or, le 17 août 1884, dans une lettre au directeur, Stichel déclare : « je suis dans l’impossibilité de continuer mes services à l’Opéra en raison de l’état de ma santé8 », demandant donc à partir avant la fin du contrat, sans être redevable du dédit, et prenant l’engagement formel de ne jamais redemander la place qu’elle occupe à l’Opéra. Dans le certificat joint et daté du 14 août 1884, le médecin parle de dyspepsie gastro-intestinale, de chloro-anémie, diminution générale des forces, amaigrissement, perte des tissus, érythème, sueurs nocturnes, état fébrile, dénutrition générale. Il conseille « un repos absolu de plusieurs mois soit à la campagne soit dans le midi de la France : les antécédents héréditaires présentés par Mme Stichel ne m’autorisant pas à repousser toute crainte d’affection pulmonaire9. » Le tableau est alarmant. Vaucorbeil accorde le départ. En septembre, moins d’un mois après son départ, la presse rend compte du triomphe de Stichel à la Gaîté, comme danseuse étoile dans Le Grand Mogol, chorégraphié par Mariquita. Ce miraculeux retour à la santé lui vaudra une assignation en justice par le directeur de l’Opéra, pour rupture abusive grâce à un certificat de complaisance, et non paiement du dédit de 6 000 francs, qui correspondait approximativement à deux ans de salaire. Pourquoi Stichel a-t-elle donc quitté l’Opéra ? La Presse écrit : « La direction [de la Gaîté] voulait engager pour premier sujet Mlles Sangalli ou Subra. Impossible de les arracher à l’Opéra. Mais comme il lui fallait une danseuse de l’Académie de musique dans le ballet réglé par Mme Mariquita, elle fit un pont d’or à un premier sujet, Mlle Lugia Stichel, une gracieuse ballerine, qui a été chaleureusement accueillie. La voilà passée étoile de première grandeur10. »

6 Notons qu’elle est supposée être premier sujet, ce qu’elle n’était pas. Le Radical laisse entendre qu’elle aurait quitté l’Opéra, après avoir échoué à l’examen d’avancement11. Gil Blas nous éclaire : « Tous mes compliments à la blonde Mlle Stichel, qui appartient – parait-il – à l’Opéra. J’avoue que je ne l’avais jamais remarquée à l’Académie nationale de danse12. » En effet, les danseuses qui n’étaient pas étoiles ou premier sujet n’avaient guère l’occasion d’y faire valoir leurs talents, demeurant souvent cantonnées à la figuration, et les avancements tenaient souvent davantage aux appuis qu’au mérite. Plus tard, Stichel en fera état dans La Presse : « Si la danse est moins belle et moins soignée qu’autrefois, c’est que les danseuses se découragent : elles doivent attendre si longtemps avant de soumettre à l’appréciation du public le résultat obtenu par de longs efforts ! [...] Comment voulez-vous qu’elles se donnent du mal, celles qui sont si longtemps quatrième ou cinquième quadrille ? Elles ne sont même pas aperçues13 ! »

7 La frustration devait être grande et, devenue maîtresse de ballet, Stichel saura s’en souvenir. Ainsi, la promesse d’un meilleur salaire et d’une reconnaissance comme étoile dans des rôles de premier plan ont certainement été déterminants pour décider Stichel à abandonner une situation relativement stable (même si les contrats étaient à durée limitée), bien rémunérée, et le statut non négligeable d’artiste de la danse à l’Opéra. La question du chômage ne semble pas avoir été à l’ordre du jour pour une danseuse de talent, prête, par son travail, à se donner les moyens de ses ambitions. La démarche est osée et donne une idée du caractère déterminé de Stichel14. Toutefois, elle n’est pas sans précédents, et d’autres ont usé de stratagèmes pour rompre des contrats, sans payer les dédits. La menace de l’assignation en justice était peu efficace, comme le

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reconnaissait, à l’occasion d’un cas du même ordre, en 1867, le directeur d’alors, Perrin, dans le brouillon d’une lettre au Ministre : « La possibilité de poursuivre devant les tribunaux les artistes fugitifs n’offre qu’une réponse illusoire. Quand il faudra exécuter le jugement et exiger le paiement du dédit on se trouvera presque toujours en face d’une insolvabilité réelle ou légalement apparente. Il faudra procéder par une saisie arrêt sur les appointements. Une jurisprudence constante réduit les effets de ces saisies arrêts aux cinquièmes. Les administrations théâtrales qui, sans frais d’école et pour une période de peu de durée ont engagé les transfuges de l’Opéra leur auront offert des appointements assez considérables pour que cette saisie arrêt réduite au cinquième constitue encore les délinquants en bénéfice15. »

8 Accessoirement, le dossier de cette affaire nous permet de découvrir en Stichel une femme à l’écriture impeccable, tant dans son contenu que dans sa forme, qui agit avec autorité. Voici le courrier qu’elle envoie au régisseur général le 19 août 1884, pour exiger les sommes qui lui sont dues : « À Mr Mayer Régisseur Général du Théâtre de l’Opéra Monsieur, N’ayant pas eu l’honneur de vous rencontrer ce matin, à vos heures habituelles de réception, je vous prie de vouloir bien remettre au porteur, pour la bonne forme, la résiliation qui m’a été accordée hier par Monsieur le Directeur en retour de l’engagement pris par moi et conservé par lui “de ne jamais chercher à rentrer à l’Opéra dans les conditions où je m’y trouvais”. Au cas où cette pièce serait datée d’aujourd’hui, je vous serais bien obligée de donner des ordres à la Caisse du Théâtre pour que je puisse y toucher de suite le montant des 19 jours qui me sont dus de mes appointements. Agréez, Monsieur, mes salutations distinguées. Stichel16 »

9 Une telle assurance, que nous retrouverons dans d’autres courriers, n’est pas si fréquente, et les lettres de danseuses – y compris des plus célèbres comme Carlotta Zambelli ou Cléo de Mérode – témoignent au contraire d’une grande humilité, pour ne pas dire soumission, devant des hommes de l’Opéra tout puissants (directeurs, régisseurs ou maîtres de ballet)17.

10 Après ce succès à la Gaîté, Stichel danse et règle des ballets dans différents théâtres ; de 1886 à 1890, elle est au Châtelet où elle se produit avec Mariquita dans la reprise du Tour du monde en 80 jours chorégraphiée par cette dernière. En août 1890, elle est engagée comme première danseuse et maîtresse de ballet au Théâtre de Monte-Carlo, où elle demeure jusqu’en 1893. Dans le même temps, elle contracte d’autres engagements, par exemple en juin 1892 au Théâtre des fleurs à Aix-les-Bains, ou au Covent Garden comme danseuse étoile pour la saison d’hiver 1892-1893. Elle se partagera entre Londres et Monaco jusqu’en août 1894, où elle entre comme danseuse étoile et maîtresse de ballet au théâtre municipal de Nice. Elle intervient toujours pour régler des ballets dans d’autres théâtres, comme le Casino de Royan en juillet 1896 où elle crée la chorégraphie de Phryné.

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Stichel à Nice, vers 1896. © Photographie de Gustave Echtler. Source : Cinémathèque française – iconothèque, CLA/0106/007.

11 Engagée à Marseille en 1898, on la retrouve au Théâtre des arts de Rouen en 1900-1901, puis à Nantes en 1902-1903. En août 1902, elle fait la réouverture du Théâtre Sarah Bernhardt à Paris. Comme danseuse, puis comme maîtresse de ballet, Stichel fait l’unanimité : « Mlle Stichel a dansé avec grâce et énergie tout ensemble, un pas hérissé de difficultés, et on lui a fait une véritable ovation : des fanatiques ont même voulu lui faire bisser cette variation hardie et neuve, sans égard pour la fatigue de la charmante ballerine18. »

12 La presse salue ses qualités de travail, sa technique : elle « exécute ses entrechats-six avec une rapidité merveilleuse19 », sa rigueur et son talent ; elle est qualifiée de « danseuse noble20 », emploi disparu depuis 1831 à l’Opéra de Paris, mais qu’elle occupera à Rouen et à Nice. Bien que se produisant dans des lieux tels que le Châtelet, les Folies Bergère, des casinos et autres lieux plus populaires que l’Opéra, Stichel bâtit une réputation sur ses qualités d’« école française », mais aussi sur sa créativité : « À la correction et à l’élégance de la danse française, Mlle Stichel joint le brio, l’élévation et la légèreté de l’école italienne. Sans bruit, sans réclame, elle est arrivée peu à peu à se placer au premier rang des étoiles, grâce à la variété de ses pas, qui tranchent avec la monotonie de la chorégraphie officielle, en honneur à l’Opéra et à l’Éden. À chacune de ses créations, elle transforme son genre et ses effets, à l’encontre de beaucoup de ses rivales des autres théâtres, qui s’endorment trop complaisamment sur leurs anciens lauriers21. » L’activité de Stichel, comme celle de Mariquita et d’autres danseuses/maîtresses de ballet ne faiblit jamais. Ne prenant apparemment pas de repos, elles passent d’un théâtre à l’autre, cumulant parfois les engagements ; les villes de villégiature et leurs casinos présentent des opportunités pendant l’été. Elles montent des ballets et des divertissements dans des lieux plus ou moins prestigieux et doivent faire preuve d’une

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grande capacité d’adaptation : à des contextes, à des espaces différents, à des conditions matérielles parfois difficiles, à des corps de ballet de tailles variées, à des styles différents. Il reste à faire l’histoire de ces conditions de vie et d’exercice, à connaître les contrats, les salaires, les modalités réelles de travail, loin des fantasmes de la littérature. Le cinéma des premiers temps est aussi un espace ouvert à la création chorégraphique, et emploie danseuses et maîtresses de ballet. Stichel collaborera ainsi avec Georges Méliès en 1906, pour Les 400 farces du diable. Méliès avait participé aux effets spéciaux de la scénographie des 400 coups du diable dont Stichel avait composé les ballets, au Châtelet22.

13 En août 1903, Stichel est en effet engagée au Théâtre du Châtelet comme maîtresse de ballet ; elle y restera jusqu’en 1908. Elle y règle les divertissements de nombreux spectacles23. Durant la même période, elle monte quelques ballets ou divertissement dans d’autres théâtres, comme celui de la Porte Saint-Martin. Est-ce en raison de son sexe ? Dans les programmes du Châtelet, elle n’est pas mentionnée de la même façon que son prédécesseur. Alors que l’on pouvait lire auparavant dans la présentation des spectacles : « Ballet et divertissement réglés par M. Van Hamme », elle ne figure pas dans les présentations, mais seulement dans la distribution des tableaux qu’elle a chorégraphiés. C’est cependant dans le programme des 400 coups du diable, de 1905, que l’on peut voir l’un de ses rares portraits. La photographie est placée entre celle du compositeur et du chef machiniste, sous les auteurs du spectacle, et en regard des photos des directeurs. Elle est la seule femme.

Programme des 400 coups du diable, Théâtre du Châtelet, 1ère représentation le 23 décembre 1905. Photographie de l’autrice.

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À partir d’une photographie : questions de stratégie

14 Le portrait de Stichel contraste avec les portraits habituels des danseuses ou comédiennes, que ce soit dans les programmes du Châtelet, d’autres théâtres, ou encore dans la presse. « Nos charmantes artistes », selon l’appellation générique qui hante les chroniques, sont toujours photographiées pour séduire : gracieuses, souriantes, coquettes, vêtues selon la mode, en un mot, conformes aux normes de féminité que les artistes se doivent de déployer, elles donnent une impression de bonheur, de légèreté, voire de futilité. Stichel ne joue pas la carte de cette féminité conventionnelle. Stichel ne sourit pas ; peu ou pas maquillée, vêtue de façon stricte, col officier et cravate, sans chapeau, elle n’a rien de « féminin » pour séduire. L’image reflète ce que l’on peut saisir du caractère d’une artiste qui, hors de scène, ne tentait pas de répondre aux attentes de la presse ou du public. Sa personnalité et ses choix stratégiques sont en partie responsables des déboires qu’elle subira quelques années plus tard, et ont renforcé le processus d’effacement – qu’elle partage cependant avec d’autres maîtresses de ballets24.

15 La presse joue un rôle considérable dans la réussite des artistes tout au long du XIXe siècle. Mais à la Belle Époque, la gestion d’une image – aux sens propre et figuré – devient encore plus essentielle dans la réussite d’une artiste, avec d’une part la généralisation des photographies dans la presse, et de l’autre la création des journaux spécialisés pour le spectacle25, et encore des journaux illustrés féminins26 qui mêlent comptes-rendus de spectacles, entretiens avec des artistes, mondanités et mode. En outre, la réclame qui envahit la presse utilise des photographies et des témoignages d’artistes, tandis que les mêmes artistes diffusent leur image à l’aide de cartes postales, publicitaires ou non. Les sœurs Mante, Cléo de Mérode ou Régina Badet parmi les danseuses, sauront à merveille gérer leur image, dosant raffinement, séduction, une pointe d’érotisme et une pointe d’exotisme, originalité et surtout adhésion aux attentes du public masculin – mais aussi féminin – vis-à-vis d’une danseuse. Certes, Stichel ou Mariquita, plus âgées, ne peuvent rivaliser sur ce terrain de séduction avec la génération suivante (encore que Sarah Bernhard, de douze ans plus âgée que Stichel, ait parfaitement su utiliser les nouveaux moyens de communication), mais surtout, elles ne font pas ce choix. La position des maîtresses de ballet soucieuses de mettre en avant sérieux et professionnalisme est difficile, et leur marge de manœuvre face à la presse est faible : il leur faut articuler le souci d’offrir une image de rigueur professionnelle, avec la nécessité de présenter une image de féminité rassurante, de danseuse qui séduise journalistes et lectorat, sous peine de les voir se détourner. Pour des raisons qu’il n’est pas possible de développer ici, Mariquita parvint à peu près à réaliser cet équilibre, et demeura chérie par la presse jusqu’à sa mort. Il semble bien que Stichel n’ait pas su, ou pas voulu, tenir compte de ces impératifs. Il existe très peu d’images d’elle, et, on l’a vu, elle ne cherche pas à séduire. Elle n’évoque jamais sa vie privée et n’a jamais participé à la création de sa propre légende. De fait, elle n’a pas de légende. Un chroniqueur en fait ainsi le portrait, insistant sur sa discrétion vis-à-vis de toute publicité : « Travailleuse acharnée et énergique, inaccessible à la fatigue et au découragement, moins que familière avec qui que ce soit, ce qui lui assure une grande autorité sur ses subordonnés ; n’ayant jamais fait, en ses dix-neuf années de maîtrise et professorat, la moindre publicité autour de sa personnalité, ne s’étant fait connaître que par ses œuvres, ayant toujours voulu demeurer ignorée du public et, – chose

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rare à notre époque ! – n’ayant jamais entretenu la presse de son nom, en dehors des comptes-rendus… Il est vrai que ces comptes-rendus lui ont été invariablement favorables27 ! »

16 Les chroniqueurs qui nomment presque toujours les artistes femmes en indiquant leurs prénoms (parfois seul), la désignent comme Mademoiselle ou Madame Stichel. Ses lettres à la presse seront signées : STICHEL, maîtresse de ballet (ou « ex maîtresse de ballet ») à l’Opéra. Aucune autre danseuse ne procède ainsi. Si son talent est reconnu, elle ne semble pas avoir soigné ses relations avec les critiques. Derrière la caricature, un article, anonyme, nous montre une femme plus soucieuse de son travail que de son image publique (l’article alimentera son contentieux avec Comœdia en 1910) : « Pourquoi, au Châtelet [...] voit-on constamment apparaître à l’un des premiers plans, en vulgaire costume de ville, une dame respectable, qui semble toujours de mauvaise humeur et dont l’un des bras gesticule furieusement de haut en bas et de droite à gauche ? Cette dame symbolise-t-elle, dans toutes les pièces, le télégraphe Chappe ? Ou bien, n’est-ce simplement qu’une habilleuse qui, soucieuse de la conservation des costumes, remplit, là, des fonctions identiques à celles de nos braves agents de la voie publique28 ? »

17 Stichel tient à donner l’image d’une femme de talent et de haute moralité (certains diront prude) ; lors de ses procès, ses avocats insisteront sur ces deux aspects29. Mais elle n’était sans doute pas d’un caractère souple, et si l’on trouve des témoignages sur sa générosité30, certains échos nous apprennent que – talent mis à part – elle n’entrait pas dans le cadre de ce que la société appréciait chez une danseuse. Un journaliste notait avec ironie : « L’opérette est assaisonnée au goût du Midi, force épices [...] Mademoiselle Stichel, ail et poivre, filet de vinaigre31 ». Elle semble en effet peu intimidable, ne craignant pas les conflits et elle a toujours réagi ouvertement lorsqu’elle estimait que ses droits étaient bafoués, négligeant de se ménager des alliances. Par ailleurs, Stichel semble avoir été isolée, dans un temps où presqu’aucune femme de théâtre ne pouvait accéder à des emplois valorisants et à la reconnaissance sans l’appui de quelques hommes bien placés, ou du soutien des salonnières, pour celles qui avaient, comme ce fut le cas pour Duncan, un accès (certes très limité) aux hautes sphères de la société ; ce qui n’était évidemment pas le cas des maîtresses de ballet des music-halls ou même des théâtres subventionnés. Elle doit pourtant avoir eu des soutiens pour ses engagements à l’Opéra, où il était impossible d’accéder sans recommandation, mais je n’en ai pas trouvé de source sûre.

Maîtresse de ballet à l’Opéra

18 Joseph Hansen, premier maître de ballet de l’Opéra, décède le 27 juillet 1907. Léo Staats lui succède, mais demande un congé. Le 1er octobre 1909, Stichel est nommée première maîtresse de ballet à l’Opéra, à l’essai ; le 5 février 1910, elle est confirmée dans cette fonction, avec un salaire de 12 000 francs par an. Elle fut la première femme, et pour longtemps la seule, à occuper ce poste (équivalent de l’actuel directeur de la danse). Elle n’y restera que deux ans. Après elle, il fallut attendre 1970 pour qu’une autre femme soit nommée, Claude Bessy, et encore par intérim et pour un an32.

19 « C’est à Mme Stichel qu’est maintenant confiée la direction du ballet. Par son talent et son autorité, elle a su se créer de l’amitié et du respect, nul doute qu’il n’en jaillisse du

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travail parfait33. » La nomination de Stichel remporte les suffrages de la presse, de même que son travail chorégraphique. Le Figaro note, à propos du ballet de Faust : « De l’avis général, les changements apportés sont tous des améliorations. En même temps que les ensembles sont plus animés, plus vivants, les variations sont augmentées34 ». Et encore : « La nomination de Mme Stichel comme maîtresse de ballet, a peut-être marqué les débuts d’une ère nouvelle pour la danse à l’Opéra. Si le public y goûte à nouveau les grâces d’une belle danse, c’est en grande partie à l’esprit ingénieux de Mme Stichel qu’il le doit35. »

20 Le 16 février 1910, Stichel crée La Fête chez Thérèse, sur un livret de Catulle Mendès et une partition de Reynaldo Hahn. Certaines innovations, déjà introduites au Châtelet et caractéristiques de son travail, tranchent avec les usages en vigueur. Elle confère une importance toute nouvelle aux sujets et aux danseuses du corps de ballet, jusque-là souvent reléguées en faire-valoir en fond de scène, et ne pouvant guère aspirer à faire apprécier leur talent et leur interprétation. « Une des qualités techniques les plus appréciables du ballet de Catulle Mendès est de permettre à un grand nombre d’interprètes de premier et de second plan d’y révéler leur talent. Ici l’étoile n’est point isolée, ses satellites ne l’entourent pas de leur lointain respect, elles lui font vis-à-vis. […] Mme Stichel a également rompu en visière avec certaines traditions réputées intangibles : plus de personnages inanimés, plus de corbeilles nonchalantes ; des harmonies de couleurs et de pas, où chaque couple vivra de sa vie propre et constituera à lui seul une petite comédie discrète, ou une lumière savoureuse36. » « Avec Mlle Stichel, maîtresse de ballet, il y aura quelque chose de changé à l’Opéra : le privilège de danser en étoile ne sera plus réservé à une ou à quelques artistes : la nouvelle maîtresse de ballet saura faire valoir chaque danseuse, relever leur amour- propre, exciter en elles le désir de briller et donner à toutes l’occasion de se produire37. » Elle en fait un principe : « Je veux que, tour à tour, toutes mes danseuses soient en vue. À force de combinaisons, je parviens à mettre en avant celles qui se trouvaient complètement dissimulées, et j’estime qu’ainsi, toutes étant mises en valeur, elles ne perdent pas courage et travaillent avec cœur, contribuant ainsi à la beauté du ballet, qui a besoin, pour être joli, de beaucoup de grâce et de mouvement38. » La critique salue également la place donnée à la danse masculine, une grande revendication des amateurs de ballet : « À noter que, cette fois-ci, la plupart des rôles d’hommes sont tenus par des hommes, et que le “travesti” a été fort réduit » relève Musica39. Le même journal, qui ne sera pas le seul, apprécie le dépoussiérage symbolisé en particulier par l’abandon du tutu pour le costume d’époque dans ce ballet.

21 L’histoire du ballet en France n’a pas retenu les noms des maîtresses de ballet qui, bien qu’ayant longtemps fait exception, ont largement investi la création chorégraphique à la fin du XIXe siècle. La libéralisation des entreprises théâtrales en 1864, accompagnée de la prolifération des lieux de spectacles, surtout après la guerre de 1870, ainsi que le peu de concurrence masculine leur a offert de nombreuses opportunités. Bien que tributaires des codes du ballet et des impératifs de rentabilité, elles ont pu sortir de l’académisme et expérimenter de nouvelles formes chorégraphiques. Mais leurs créations ont été a priori considérées comme mineures, parce qu’elles étaient femmes, et parce qu’elles œuvraient le plus souvent dans des théâtres et dans des genres populaires, ou encore en province. Réintégrer dans l’histoire les productions de Stichel, Mariquita et d’autres, oblige à réviser les affirmations dogmatiques de beaucoup

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d’histoires de la danse, concernant la « décadence » totale du ballet, « tombé en quenouille », et la rupture radicale qui aurait été opérée par les Ballets russes, entre autres du fait de la danse masculine40. Les sources secondaires, presse ou récits de contemporains, témoignent d’une inventivité certaine et de la remise en cause des vieilles habitudes du ballet. Mais les sources primaires font défaut41. Le manque de considération porté à leur travail en est en grande partie responsable. Certes, elles disposaient de peu de temps – et sans doute de peu d’espace – pour constituer des archives ; ce n’était sans doute pas leur préoccupation majeure, et le manque de motivation pour s’inscrire dans la postérité est un effet du positionnement des femmes dans la société. Toutefois, le temps et l’énergie dépensés par Stichel pour faire valoir ses droits d’auteur, le fait qu’elle ait été admise comme stagiaire à la SACD à partir de novembre 1891 et ait déposé plusieurs œuvres, témoignent qu’elle souhaitait conserver des traces de son travail. Elle a d’ailleurs produit au procès un épais cahier contenant ses notes pour La Fête chez Thérèse. Malheureusement ce cahier a aujourd’hui disparu. Et dès 1912, malgré le succès de la version initiale, La Fête chez Thérèse fut reprise, mais dans une nouvelle version jugée pourtant inférieure à la précédente42.

22 Stichel a donc apporté des innovations qui, certes, étaient jugées positivement par les amateurs de ballets, mais qui entraînaient des modifications dans la façon de gérer le personnel, et surtout les hiérarchies. Première femme à occuper un poste prestigieux et de pouvoir, elle rencontra une forte opposition, dont Alfred Baron, danseur et secrétaire du Syndicat des artistes chorégraphes de l’Opéra, se fait le porte-parole : « Et ce fut du beau… c’est le cas de le dire : Mlles X., Y., Z., W., etc., du premier ou du deuxième quadrille, eurent les honneurs des “variations”, des rôles de mime, ignorèrent les ensembles, ces ensembles avec la gens masculine du ballet ; tandis que, revers de la médaille, les artistes féminines supérieures à ces autres ballerines : mesdemoiselles les sujets, en quelque sorte “figurèrent”43. » En outre, la nomination d’une femme comme maîtresse de ballet à l’Opéra, dans un milieu où le droit de cuissage était de règle pour les maîtres de ballet, régisseurs ou danseurs (le cas de Vasquez était de notoriété publique, après celui de Coralli44), introduisait un esprit bien différent, comme le souligne Le Mercure de France : « Le choix d’une femme pour remplir cet emploi ne peut avoir que l’avantage d’épargner à “ses subordonnées” des complaisances trop souvent imposées à la veille d’examens d’avancement45. »

23 Ces éléments, auxquels se rajoute un caractère sans doute peu enclin aux compromis, entraînèrent de violentes réactions. Même Baron s’indigne des agressions d’un danseur-chorégraphe contre Stichel, et surtout de l’indifférence à son égard dont ont fait preuve le régisseur et les directeurs, Messager et Broussan. « Tristes histoires, et nullement exagérées ! Tristes ? en ce que la Direction de l’Opéra conserva la plus grande surdité. Jamais ! oui, jamais, elle ne prit une sanction contre le chorégraphe. Elle laissa (après tout) une femme aux pires vexations, et sans broncher, elle l’écouta se plaindre d’un coup reçu46. » La période est par ailleurs troublée : la gestion désastreuse des directeurs de l’Opéra suscite le mécontentement des personnels, tandis que les artistes de la danse, à l’Opéra et ailleurs, commencent à s’organiser en syndicat. Un mouvement de grève est déclenché les 27 et 28 décembre 1909, puis un autre en juin 1911, préludant la grève de 1912. Dans les deux cas, les artistes refusent de danser Coppélia47. Stichel reste à l’écart, comme les premiers sujets. Mais, selon la presse, elle aurait, à chaque fois, suggéré une solution pour sauver la représentation :

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« À ce moment, Mme Stichel, maitresse de ballet, intervint. – Monsieur le directeur, dit-elle, nous ne pouvons pas donner le premier acte de Coppélia, puisque là nous avons besoin de l’ensemble de nos danseurs et danseuses ; mais nous pouvons très bien donner le deuxième acte, où paraissent seuls les sujets qui, eux, ne se solidarisent pas avec les syndicalistes. L’idée de Mme Stichel parut pratique et fut adoptée aussitôt48. » Il est difficile de savoir si Stichel fut ou non à l’origine de cette initiative « briseuse de grève ». Quoi qu’il en soit, il semble que sa situation ait été difficile, entre la direction et les premiers sujets non grévistes et mécontents de sa gestion d’un côté, le corps de ballet de l’autre, dont le ressentiment allait être accru par un autre incident, monté en épingle par Comœdia. Le climat était propice aux hostilités contre la maîtresse de ballet.

Les procès

Comœdia

24 Le 16 février 1910, jour de la première de La Fête chez Thérèse, le journal Comœdia, par ailleurs très hostile aux directeurs de l’Opéra, fait paraître un article intitulé « Mais quelqu’un troubla La Fête / Les variations de la Maîtresse de ballet. / Poings… pointes... Contrepointes… ». Il y met en cause Stichel, pour une affaire de concours de danse, organisé par l’Association des Artistes dramatiques, à l’Opéra Comique. Stichel aurait tout d’abord annoncé que tou-te-s les danseuses et danseurs de l’Opéra pourraient y participer, avant de rayer de la liste un certain nombre de noms parmi le corps de ballet.

25 Le 17 février, le journal fait la une sur la Fête et le critique Louis Vuillemin se montre très réticent sur la chorégraphie (ce sera l’un des seuls dans l’ensemble de la presse). Le même numéro publie une lettre de protestation et de rectification de Stichel au directeur de Comœdia. Elle défend le principe d’une sélection parmi les participant-e-s au concours, pour des raisons pratiques, arguant pour le jury « le supplice de 90 variations, à avaler d’enfilade, – rien que pour l’Opéra, et sans compter celles des artistes d’autres théâtres. » Elle termine par : « Je pense que vous ne m’obligerez pas à vous envoyer un huissier pour vous faire insérer cette lettre, à la même place que votre attaque a paru ; en mêmes caractères, et avec le même encadrement. » Suit un commentaire signé Georges Talmont, interprétant, avec une mauvaise foi certaine, sa réponse comme une attaque contre l’Opéra : « Mme Stichel affirme, de gaîté de cœur, l’état déplorable de notre Académie Nationale de Musique et de Danse », ce qui falsifie son propos. Dans les jours qui suivent, le journal relaie des revendications, vraies ou fausses, de danseuses à l’égard de Stichel49.

26 Stichel assigne Comœdia en justice, pour avoir mené une campagne systématique de dénigrement contre elle. Elle réclame 50 000 francs à titre de dommages et intérêts, au motif que des articles parus dans Comœdia en 1907 et en 1910 auraient notamment déterminé le directeur du Châtelet, et plus tard ceux de l’Opéra, à rompre ses engagements. Elle est sans doute confortée dans sa démarche par le fait que les directeurs Broussan et Messager ont également intenté un procès le même mois à Comœdia, en raison de la campagne menée par le journal depuis leur prise de possession du théâtre. Et aussi par le précédent du ténor Alvarez, de l’Opéra, lui aussi objet de critiques incessantes de la part du journal, et qui avait gagné son procès en 1908. Toutefois, il est clair que les motifs invoqués par l’avocat de Stichel sont insuffisants, et

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qu’elle a présumé de son poids, d’abord devant le journal, qui invoque le droit à la critique, et surtout au sein de l’Opéra qui ne l’a pas soutenue. D’autant que son avocat incrimine l’institution, accusant Comœdia d’avoir la direction de l’Opéra dans sa main50. En décembre 2011, le tribunal l’a déboutée et l’a condamnée aux dépens ; le 15 septembre de la même année, elle avait été remplacée dans sa fonction à l’Opéra par Ivan Clustine.

Les droits d’auteur d’une maîtresse de ballet

27 Sous ce titre, la presse se fit largement l’écho du procès qui opposa Stichel au compositeur Reynaldo Hahn et à Jane Mendès, veuve du librettiste Catulle Mendès, auteurs de La Fête chez Thérèse, pour que son nom figure sur l’affiche et pour toucher des droits d’auteurs au même titre qu’eux. Elle s’était au préalable adressée à la commission de la SACD51, dont elle était membre, qui lui avait opposé l’article dix-sept de ses statuts, qui « mettait obstacle à ce qu’un ouvrage fut représenté à l’Opéra, sous le nom d’une personne ayant un emploi dans ce théâtre52 ». Au cours du procès, elle fit valoir bien entendu son implication dans l’œuvre – fournissant son cahier de notes chorégraphiques –, le fait qu’au moment de la mise en œuvre du ballet, elle n’était employée qu’à l’essai et se pensait donc encore indépendante, et la tradition à l’Opéra, où, contrairement à d’autres théâtres, les maîtres de ballets ayant chorégraphié un ballet original étaient le plus souvent considérés comme coauteur. Elle se référait notamment au cas de Louis Mérante, qui, en 1876, après un conflit avec le librettiste Barbier, avait obtenu de figurer sur l’affiche du ballet Sylvia53. Elle déclare ainsi au Temps : « Je ne réclame que la part que mes prédécesseurs à l’Opéra ont toujours eue depuis longtemps. Ils ont touché, pourquoi ne toucherais-je pas ? C’est une tradition à l’Opéra que le maître de ballet ait le tiers des droits d’auteur. Je demande qu’elle soit maintenue en ma faveur54. » Mais sans doute Mérante était-il un homme, dans une position moins contestée que Stichel.

28 Précisons qu’en termes de droits, un-e chorégraphe ne pouvait de toute façon pas être reconnu-e comme auteur de la chorégraphie, mais comme coauteur du livret ou de la musique. La précision est importante, pour ne pas interpréter les débats d’alors de façon anachronique. Ce n’est qu’avec que la question de la création chorégraphique sera posée en des termes qui sont les nôtres. Stichel affirme avoir collaboré à l’œuvre globale, avoir des droits de propriété sur cette œuvre, et c’est sur ces points que porte le débat, et non pas sur la création chorégraphique en tant que création d’une œuvre de danse autonome, singulière et originale. Dans une lettre à la SACD, Jane Mendès acceptait que le nom de Stichel figurât, mais seulement comme chorégraphe et non auteur, et sans droit. Son mari « aurait donné sur son manuscrit toutes les indications pour la mise en scène et l’exécution de son ballet55 ». De son côté, Stichel affirme avoir contribué à des changements dans le livret et la musique, et non avoir créé une œuvre en soi : « - Vous parlez de droits, dis-je. Vous vous considérez comme une collaboratrice ? - Absolument ! Mais vous ne savez pas, monsieur, le travail qui nous incombe quand nous avons à monter un ballet. Ce que l’on nous apporte est souvent informe. Il faut lui donner la vie. Nous faisons changer ceci, nous suggérons cela. Que l’on compare livret et musique d’un ballet avant la mise en répétition et après. L’enfant n’est plus le même. Le librettiste a apporté un scénario. Le compositeur a fait une musique,

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mais ils s’abusent sur la facilité d’application. Le maître de ballet débrouille, arrange, combine, cherche ; on ajoute, on supprime. Songez qu’il y a eu cinquante à soixante répétitions pour la Fête chez Thérèse. Allez revoir les manuscrits56. » L’affaire fut largement discutée dans la presse, qui juge globalement les prétentions de Stichel exagérées, mais s’en amuse.

29 Le traitement accordé à chacun des trois protagonistes, comme les arguments développés, mériteraient une étude à part entière, tant ils font ressortir le caractère mineur de la création chorégraphique : la danse apparaît encore subordonnée à la pantomime et destinée à « traduire chorégraphiquement » l’œuvre des librettistes et musiciens. On ressent également, dans la façon de questionner les différents protagonistes, la hiérarchie entre Reynaldo Hahn, artiste et homme, Jane Mendès (toujours nommée Jane Catulle Mendès) qui, bien que représentant la littérature et son mari, est traitée en interlocutrice féminine, et Stichel, en position doublement infériorisée. La question de la propriété cristallise les relations de pouvoir, de façon quasi communautaire (« compositeurs, mes frères, et librettistes, mes amis ») et, rétrospectivement, les propos de Reynaldo Hahn résonnent en écho prémonitoire de nos débats actuels : « - Que l’on y prenne garde ! Si le titre de collaborateur, et par conséquent de copropriétaire était reconnu au maître de ballet, comment le refuserait-on au costumier et au décorateur ? [...] Et pourquoi pas chaque metteur en scène, pour n’importe quelle œuvre, dans n’importe quel théâtre ? Il y a mieux. Admettons une minute que la collaboration du maître de ballet soit consacrée. Il aura le droit de m’empêcher, moi, compositeur, de faire représenter ailleurs, ultérieurement, mon ballet ; et s’il ne m’en empêche pas, de toucher des droits sur des représentations qu’un autre maître de ballet aura préparées ! Pour peu que celui-ci réclame à son tour, compositeurs, mes frères, et librettistes, mes amis, cela vous mènera loin57 ! » Le procès donna lieu à un échange de lettres ouvertes entre Stichel et Jane Mendès, elle-même autrice de livrets de ballets et conférencière sur la danse. Mariquita fut interrogée ; sans prendre réellement parti, elle souligna que le droit d’auteur pour les chorégraphes était un privilège de l’Opéra, qui n’avait pas cours dans les autres théâtres, et qu’elle-même n’avait jamais rien réclamé à l’Opéra-Comique à ce sujet58. Stichel répond, dans le Temps : « – Il ne s’agit pas de l’Opéra-Comique, il s’agit de l’Opéra. Si les conventions obligent à l’Opéra-Comique les maîtres de ballet à renoncer à leurs droits, ils le savent en acceptant la fonction. C’est affaire à eux. Mais moi je n’ai pas renoncé à des droits qui étaient reconnus à mes prédécesseurs, je les revendique59. » Rivalité d’artistes et rivalité entre Opéra et Opéra-Comique empêchèrent une solidarité entre les deux maîtresses de ballet.

30 Le tribunal donna raison à Stichel le 10 février 1911, décidant que si un-e maître-sse de ballet, salarié-e d’un théâtre, ne pouvait réclamer de droits d’auteur pour un divertissement au sein d’un opéra (cette création relevant de ses obligations), elle/il devait être considéré-e comme coauteur-e dans le cas d’un ballet, s’il y avait véritablement collaboration60. Le ballet écrit par Jane Mendès pour l’Opéra, España, sur une musique d’Emmanuel Chabrier, ne fut pas confié à Stichel, mais à Léo Staats. Ce fut l’occasion pour la presse d’orchestrer avec enthousiasme un nouveau débat entre les deux femmes, chacune prétendant être responsable de la rupture : « Les querelles de femmes ne s’éteignent que lorsqu’il n’y a plus la moindre bûche à brûler61 » se réjouit Gil Blas ; tandis que Le Figaro publie une nouvelle rectification de Stichel :

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« Paris, le 19 février. Monsieur Serge Basset, L’extrait, que vous avez donné ce matin, de la lettre de Mme Catulle Mendès renferme une assertion qui pourrait prêter à équivoque, et que je demande à rectifier. Lundi dernier, Mme Mendès m’ayant dit « On vous a imposée à moi. Sans cela, j’eusse choisi mon collaborateur ! », je lui ai répondu : « Qu’à cela ne tienne, faites ! » Et saisissant la balle au bond, j’ai prié, sur l’heure et par écrit, mes directeurs de vouloir bien condescendre au désir de Mme Mendès, ce qu’ils se sont empressés de faire. De sorte que, aujourd’hui, à l’Opéra, tout le monde est content : La direction, d’avoir pu donner satisfaction, en même temps, à Mme Mendès et à votre très humble correspondante ; Mme Mendès, d’avoir désormais à travailler avec un chorégraphe de son choix ; Ce chorégraphe, d’avoir à régler España ; Et moi, de n’avoir pas à régler España ! Agréez, monsieur, etc. STICHEL, Maîtresse de ballet de l’Opéra62. » Léo Staats déclara approuver le jugement en faveur de Stichel63 ; il aurait par ailleurs touché des droits sur España. Et Stichel dut quitter son poste à l’Opéra. Comme le remarqua un journaliste de la Presse, « Il arrive parfois qu’on ait tort d’avoir raison64 ». En outre, le 5 juillet 1919, la cour d’appel de Paris infirma le jugement de 1911, considérant qu’il n’y avait pas eu une réelle concertation et coréalisation ; Stichel, appointée et donc liée par un contrat avec l’Opéra n’aurait fait qu’adapter une œuvre65.

31 Les Annuaires et les archives de la SACD recensent 31 créations de ballets, en 1 ou 2 actes, où Stichel est indiquée parmi les auteurs (la fonction n’est jamais précisée), de 1892 (Sous la feuillée à Monaco) à 1933 (À votre choix, Casino municipal de Nice). Les créations au Théâtre des arts de Rouen, à Monaco ou au Casino municipal de Nice y figurent, de même que certaines, mais pas toutes, à l’Opéra-Comique et à la Gaîté- Lyrique à Paris. Ce qui reflète le flou concernant le statut des chorégraphes reconnu-e-s ou non comme auteurs, mentionné-e-s ou non dans le programme, selon les théâtres. La question soulevée par Stichel concernant les droits des chorégraphes salariés demeure par ailleurs tout à fait d’actualité au XXIe siècle66.

Gustave Téry et L’Œuvre

32 À la même période, Stichel intenta un troisième procès, à Gustave Téry et au gérant de L’Œuvre67, pour la publication, en juin 1911, d’un article diffamatoire à son égard, « Les dessous d’un tutu68 ». Qualifiant l’Opéra de harem et de lupanar, Téry dénonçait le commandant Blanc69 qui aurait intrigué pour faire nommer sa maîtresse Stichel à la succession de Hansen. Il discutait en termes crus des mœurs de l’Opéra et contestait la réputation de prude faite à Stichel. Il concluait : « Mme Stichel, agréée d’enthousiasme et devenue « haute fonctionnaire » de la République, reçut à dater de ce jour les mêmes appointements qu’un inspecteur général de l’Instruction publique et qu’un général de brigade, pour présider officiellement aux petits et grands écarts de nos danseuses et régler tout ensemble leurs pas et leurs passes. J’avais bien ouï dire que l’État français tolérait les lupanars ; j’ignorais jusqu’à présent qu’il les subventionnât. Ah ! Professeurs que nous sommes ! Que de choses nous avons encore à apprendre70 ! »

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Je n’ai trouvé aucun élément corroborant les sous-entendus de Téry sur la vie privée de Stichel, et seulement la trace qu’elle connaissait le commandant Blanc. Il y eut peu d’échos dans la presse de ce procès ; Jean Marnold, dans Le Mercure de France, écrivit cependant un long article pour critiquer les fantasmes à propos des danseuses de l’Opéra, dont Téry s’était fait l’écho71. Le tribunal donna cette fois raison à Stichel, condamnant en avril 1912 le gérant de L’Œuvre à 100 francs d’amende, M. Téry à 200 francs et tous les deux solidairement à 3 000 francs de dommages-intérêts.

Fin de carrière

33 Après son départ de l’Opéra, Stichel travailla dans différents théâtres parisiens, toujours félicitée par la critique : à la Gaîté-Lyrique où elle est engagée comme maîtresse de ballet et simultanément aux Folies Bergère, mais encore au Théâtre des Champs-Élysées, au Châtelet, au Théâtre Sarah Bernhardt et à l’Opéra-Comique. Après y avoir notamment chorégraphié Au bois sacré en 1921, elle en devint la maîtresse de ballet jusqu’en 1925, tout en continuant à travailler à la Gaîté-Lyrique. « Mme Stichel est une des maîtresses de ballet les plus occupées de Paris. Actuellement, elle ne règle pas moins de cinq spectacles : un divertissement pour Seigneur Polichinelle, un autre pour Rip, toute la saison américaine de la Gaîté, enfin deux ballets dont nous parlerons ici en temps opportun. Quand on pense à l’ingéniosité qu’il faut déployer dans la danse, on demeure confondu devant une telle activité. Mme Stichel invente et crée avec une incroyable diversité de goût les danses qu’elle règle. Son imagination est inépuisable. C’est un bel exemple72. »

34 Sans pouvoir ici développer, il faut signaler les activités pédagogiques de Stichel, qui a contribué à repenser l’enseignement de la danse, comme d’autres danseuses de l’époque, Mariquita ou Antonine Meunier par exemple. Elle avait enseigné au Châtelet à partir de 1907, et ouvrit une école gratuite à la Gaîté-Lyrique en 1915, pour « toutes les jeunes filles âgées de plus de treize ans73 ». En 1926, Stichel demande et obtient sa naturalisation. La préfecture de police note : « Mme Louise Manzini, dite Stichel, a constamment, depuis son séjour en France (1877), servi l’art français de la Danse et contribué à ses progrès. Depuis 1910 elle a consacré tout son temps et toute sa science des danses italiennes uniquement aux théâtres subventionnés, avec des appointements modiques. Elle est âgée de 69 ans et sans fortune personnelle, et demande à bénéficier de la réduction des droits à 64 frs, en raison des services rendus à l’Art officiel français74. »

35 À soixante-quinze ans, en 1931, Stichel devient maîtresse de ballet au Casino de Nice, jusqu’en 1933. « Sans fortune personnelle », comme l’indiquait la préfecture, elle dût, comme beaucoup d’autres, continuer à travailler dans des conditions qu’elle avait connues meilleures. En effet, la scène se situait entre les tables, les ballets alternaient avec des numéros de music-hall, et le public était souvent plus soucieux de mondanités que d’art75. La succession rapide des créations (cinq en 1932) et leurs titres (Bazar d’esclaves, Fleurs de Nice, Idylle interrompue, Charmante rencontre...) suggèrent qu’il s’agit alors d’une production de moindre qualité, destinée avant tout au divertissement.

36 Sa dernière apparition comme maîtresse de ballet date du 2 février 1935, où elle règle les ballets d’Orphée de Gluck au Trocadéro à Paris pour le Théâtre National Populaire. Elle décède le 6 novembre 1942 à Paris.

37 D’indice en indice, cette enquête a dégagé le portrait d’une personnalité certes singulière, par son caractère et son parcours, mais aussi représentative des transitions

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dans le monde du ballet de l’époque, où la danse et les danseuses tentaient de se dégager du poids des représentations sociales qui pesaient sur elles depuis la monarchie de Juillet. Si Stichel n’avait pas été une femme, il est probable que son nom aurait été sur les affiches de La Fête chez Thérèse, et qu’elle aurait touché des droits, comme avant elle, beaucoup de maîtres de ballet de l’Opéra. Il est probable aussi que son nom serait demeuré dans l’histoire des revendications des artistes de la danse, et peut-être serait-elle demeurée plus longtemps à l’Opéra. Son effacement soulève la question, qu’il n’est pas possible de développer ici, des idéologies qui ont présidé à l’historiographie de la danse à cette époque76, articulant les hiérarchies de genre/ gender, les hiérarchies entre les genres spectaculaires, et celles résultant du souci de légitimation de la danse et de la recherche en danse, qui a conduit à oblitérer et discréditer des formes jugées mineures.

BIBLIOGRAPHIE

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NOËL Édouard, STOULLIG Edmond, Les Annales du Théâtre et de la musique 1886, Paris, Charpentier et Cie, 1887.

ANNEXES

Archives Archives nationales. Archives du théâtre national de l’Opéra. Fonds AJ13. Archives de Paris Archives municipales de la ville de Nice Bibliothèque de la SACD (Société des Auteurs Compositeurs Dramatiques) Bibliothèque historique des Archives départementales des Alpes-Maritimes Bibliothèque nationale de France (BnF), 8- RO- 9978, « Recueil factice d’articles de presse sur Gina Stichel, maîtresse de ballet. 1909-1926 ». Bibliothèque nationale de France, Bibliothèque-musée de l’Opéra (BMO), Dossier d’artiste Stichel. Journaux et revues Annuaire de la SACD Comœdia Figaro (Le) Gaulois (Le) Gil Blas Matin (Le) Mercure (Le) de France Musica Œuvre (L’) Presse (La) Radical (Le) Temps (Le) XIXe (Le) siècle

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NOTES

1. DUMAS-PARMENTIER Simone, Les Œuvres chorégraphiques et le droit d’auteur, Thèse, Faculté de Droit Université de Paris I, 1953. 2. LE MOAL Philippe (dir.), Dictionnaire de la danse, Paris, Larousse, Librairie de la danse, 1999. 3. [En ligne] http://data.bnf.fr/14777473/louise_stichel/, page consultée le 27 juillet 2014. 4. 8- RO- 9978. 5. AJ13 1003A. 6. La chercheuse américaine Lynn Garafola mentionnait ce nom comme lui ayant été indiqué par Janet Pritchard, mais sans que la source de cette dernière soit précisée. GARAFOLA Lynn, Legacies of twentieth-century dance, Wesleyan University Press, Middletown, Connecticut, 2005, p. 219. 7. Ein Stichel est en allemand un poinçon, et sticheln, au sens figuré, signifie lancer des piques, ce qui, ironie du destin, semble correspondre assez bien au caractère assez pugnace de Louise Stichel. 8. AJ13 1003A. 9. Ibid. 10. La Presse, 21 septembre 1884. 11. Le Radical, 21 septembre 1884. 12. HUBERT Eugène, Gil Blas, 21 septembre 1884. 13. La Presse, 11 décembre 1907. 14. Les conflits opposant la direction de l’Opéra et les danseuses, mettant en cause les certificats médicaux abondent, pour des congés ou des absences, mais celui-ci demeure un cas peu fréquent. 15. AJ 13 491, dossier Parent (Adèle et Blanche). 16. AJ13 1003A. 17. Voir les dossiers de ces artistes aux Archives Nationales. 18. NOËL Édouard, STOULLIG Edmond, Les Annales du Théâtre et de la musique 1886, Paris, Charpentier et Cie, 1887, p. 321. 19. Gil Blas, 4 mars 1889. 20. Le Matin, 27 septembre 1888. 21. CHEVASSU Francis, La Presse, 23 septembre 1888. 22. Méliès avait notamment créé la « voiture céleste » ou « carrosse infernal », diffusé sur scène. Il recréa ensuite la pièce au cinéma, modifiant légèrement le titre, pour un problème de droits. 23. Michel Strogoff 1903, Le Tour du monde en 80 jours 1904, Tom Pitt le roi des pickpockets et Les 400 coups du diable 1905, Pif ! Paf ! Pouf ! ou un voyage endiablé 1906, La Princesse sans-gêne 1907. 24. Voir MARQUIÉ Hélène, « Entrez dans la danse, créez de la danse ! - Maîtresses de ballet à la Belle Époque », in La Belle Époque des femmes ? 1889-1914, textes réunis pas François LE GUENNEC et Nicolas-Henri ZMELTY, Paris, L’Harmattan, 2013, pp. 75-88. 25. La Rampe en 1898, Musica en 1902, et surtout Comœdia à partir de 1907 et Comœdia illustré en 1908. 26. Fémina en 1901 ou La Vie heureuse en 1902. 27. BERT Ch., Gil Blas, 25 septembre 1909. 28. Comœdia 12 octobre 1907. 29. Comœdia, 6 décembre 1911. 30. Comme celui du danseur Gustave Ricaux dans Comœdia, 26 septembre 1910 : « Mme Stichel, qui veut bien s’intéresser à moi, m’encourage avec beaucoup de bienveillance. » 31. Le XIXe siècle, 21 septembre 1884. 32. Lui succéderont Violette Verdy (1977-1980), puis Rosella Hightower (1980-1983) et enfin Brigitte Lefèvre (1995-2014). 33. Comœdia, 12 janvier 1910. 34. Le Figaro, 17 octobre 1909.

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35. BRUSSEL Robert, Le Figaro, 14 février 1910. 36. Ibid. 37. BERT Ch., Gil Blas, 25 septembre 1909. 38. La Presse, 11 décembre 1907. 39. Musica, février 1910, p. 27. 40. Voir BOURCIER Paul, Histoire de la danse en occident, Paris, Seuil, « Point », 1978, CHRISTOUT Marie-France, Le Ballet occidental, naissance et métamorphose - XVIe - XXe siècle, Paris, Desjonquères, 1995, GUEST Ivor, Le Ballet de l’Opéra de Paris – Trois siècles d’histoire et de tradition, Paris, Flammarion, 2001, et d’autres encore. Ces histoires commencent à être remises en question, notamment grâce aux travaux issus des études de genre, et aussi portant sur des catégories de spectacles et des lieux jusque là peu considérés et peu étudiés, comme les théâtres secondaires ou le music-hall. 41. Nous ne disposons pas, à l’heure actuelle, de sources telles que les cahiers chorégraphiques d’Henri Justamant (1815-1893), conservés à la Bibliothèque-musée de l’Opéra et à New York, étudiés par les praticien-ne-s / chercheurs Jean Guizerix et Wilfride Piollet, ou Claudia Jeschke, qui permettent de mesurer la richesse du vocabulaire et des innovations apportées par ce chorégraphe, lui aussi par ailleurs effacé de l’histoire. On sait cependant que Stichel, tout comme Mariquita, ont dansé dans des ballets de Justamant (Stichel dansait dans Folie espagnole, ballet de la Girouette, en 1885 à la Gaîté). Concernant Henri Justamant, voir, entre autres, JESCHKE Claudia, « La métropolisation de la danse : les ballets d’Henri Justamant dans les Parisiens à Londres », in Les Arts de la scène à l’épreuve de l’histoire – Les objets et les méthodes de l’historiographie des spectacles produits sur la scène française (1635-1906), Roxane MARTIN, Marina NORDERA (dir.), Paris, Honoré Champion, 2011, pp. 345-356. 42. BARON Alfred Auguste, Les Petites coulisses de l’Opéra, Paris, A. Delmare, 1913, pp. 59-60. 43. Ibid., p. 41. 44. Voir par exemple, BOIGNE (de) Charles, Petits mémoires de l’Opéra, Paris, Librairie Nouvelle, 1857, p. 255. 45. MARNOLD Jean, Le Mercure de France, 1 juillet 1911, tome 92, n° 337, p. 180. 46. BARON Alfred Auguste, Les Petites coulisses de l’Opéra, op. cit., p. 44. 47. Le 28 décembre 1909, les artistes reculèrent et le ballet fut dansé normalement. Mais le 12 juin 1911, seul le 2ème acte fut dansé. 48. J. R., « Facéties syndicalistes », Gil Blas, 13 juin 1911. 49. Comœdia, 18 février 1910, 10 mars 1910. 50. Comœdia, 6 décembre 1911. 51. Archives SACD, Commission procès-verbaux, n° 12, séances des vendredis 7 et 14 janvier 1910. 52. Ibid. et Archives de Paris, DU5 1626. 53. Voir GIRARD Pauline, « Sylvia de Léo Delibes : un ballet en avance sur son temps ? », in Christophe BRANGER, Musique et chorégraphie en France depuis Léo Delibes à Florent Schmitt, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2010, pp. 33-72. 54. BOIS Joseph, « Le compositeur, le librettiste et le maître de ballet », Le Temps, 28 janvier 1911. 55. Archives SACD, Commission procès-verbaux, n° 12, séance du vendredi 7 janvier 1910. 56. BOIS Joseph, « Le compositeur, le librettiste et le maître de ballet », Le Temps, 28 janvier 1911. 57. Ibid. 58. Article daté du 13 janvier 1911, sans référence, dans le dossier Stichel, BNF 8- RO- 9978. 59. BOIS Joseph, « Le compositeur, le librettiste et le maître de ballet », Le Temps, 28 janvier 1911. 60. Archives de Paris DU5 1626. 61. Gil Blas, 21 février 1910. 62. Le Figaro, 20 février 1911. 63. Le Monde artiste, 25 février 1911.

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64. La Presse, 21 février 1911. 65. Annuaire de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, 1919-1920, pp. 343-355. 66. Le syndicat Chorégraphes Associés a ainsi entrepris de rédiger un « contrat d’auteur », destiné aux chorégraphes travaillant pour le cinéma, la télévision, ou d’autres spectacles. 67. Le journal cofondé par Téry, antisémite et xénophobe, voulait dénoncer les scandales. Marie Curie en fit notamment les frais. 68. TÉRY Gustave, « Les dessous d’un tutu », L’Œuvre, 1er juin 1911, n° 22. 69. Rédacteur en chef du Petit caporal. 70. TÉRY Gustave, « Les Dessous d’un tutu », L’Œuvre, 1er juin 1911, p. 10. 71. Le Mercure de France, 1er juillet 1911, p. 180. 72. Le Gaulois, 5 mai 1925. 73. Le Gaulois, 15 novembre 1915. 74. Extrait du dossier de naturalisation, BB/11/9799. 75. Voir GIORGIS Carole, Spectacles & spectateurs à Nice dans l’entre-deux guerres – Étude de la danse théâtrale dans les manifestations artistiques et mondaines, Mémoire de Maîtrise d’histoire sous la direction de Paul Gonnet, Université de Nice, 1988-1989. 76. Voir MARQUIÉ Hélène, « Idéologies et enjeux de l’historiographie en danse au tournant de la Belle Époque », in Genre et création dans les arts vivants, Elizabeth CLAIRE, Catherine DEUTSCH, Raphaëlle DOYON (dir.), à paraître en 2015.

RÉSUMÉS

Madame Stichel fut une danseuse et maîtresse de ballet célèbre de la Belle Époque. Première femme à être première maîtresse de ballet à l’Opéra de Paris, elle a travaillé dans des théâtres renommés comme dans des music-halls, dans la capitale et en province. Bien que son travail ait été largement reconnu, et malgré le retentissement d’un procès à propos de ses droits d’auteurs, elle a été effacée des histoires de la danse. Découvrir son parcours est ici l’occasion d’éclairer certaines questions qui touchent tant à l’histoire de la danse qu’à celle du genre : difficultés à trouver des sources fiables ; stratégies de carrière de danseuses aux prises avec les difficultés inhérentes à l’exercice de leur profession et à la pression des représentations collectives de la danse ; révision d’une histoire de la danse qui a occulté le renouveau du ballet français, avant l’arrivée des Ballets russes ; question des droits d’auteur des maître-sse-s de ballet.

Madame Stichel was a famous dancer and a ballet mistress of the Belle Époque. She was the first woman to be “principal ballet mistress” at the Opéra de Paris as well as working in leading theatres and music halls, both in the capital and in the regions. Although her work has been widely recognized, and despite the repercussions from her legal proceedings concerning her royalties, she has been erased from the history of the dance of the period. Looking again at her career offers an opportunity to shed new light on certain issues of relevance both to dance history and to gender history : the difficulty of finding reliable sources ; the career strategies of female dancers as they struggle with difficulties inherent in the exercise of their profession and with the normative pressure of collective representations of dance ; the revision of a dance history in which the renewal of French ballet, is overshadowed by the arrival of the Ballets Russes ; and questions about the rights of ballet masters and mistresses to claim authorship of their work.

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INDEX

Keywords : /mistress, copyright, Belle Époque, Opéra de Paris, Stichel (Louise) Mots-clés : Belle Époque, droits d'auteur, maître/maîtresse de ballet, Opéra de Paris, Stichel (Louise)

AUTEUR

HÉLÈNE MARQUIÉ Hélène Marquié est maîtresse de conférence HDR au département d’études de genre à l’université de Paris 8. Également danseuse et chorégraphe contemporaine, ses recherches en danse se situent dans la perspective du genre, et s’intéressent à la façon dont il constitue un outil épistémologique pour la recherche en danse. Elles concernent les relations entre esthétiques et idéologies, la construction genrée des corps, les représentations du genre et des sexualités, l’histoire et, en amont, l’historiographie de la danse. Dans ce dernier domaine, après s’être attachée à remonter aux sources de la féminisation symbolique de la danse, Hélène Marquié a travaillé sur l’exclusion des danseurs de la danse scénique au XIXe siècle et sur la période dite « du ballet romantique ». Aujourd’hui, elle s’intéresse à la fin du XIXe siècle, et à la façon dont l’histoire des arts du spectacle a été construite en occultant certains styles, des lieux et des personnalités de la danse, notamment les maîtresses de ballet de la Belle Époque.

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Dans les pas de Mariquita Entretien

Thierry Malandain et Hélène Marquié

NOTE DE L’ÉDITEUR

Étude élaborée dans le cadre du projet financé en 2013 par le GIS Institut du genre, « Revisiter l'historiographie de la danse et éclairer l'histoire du genre : étude de quelques figures de danseuses (France, fin XVIIe – début XXe siècle) ». À Mademoiselle Mariquita Ah ! Mignonne, et si touchante ! Front qui rêve, voix qui chante ! Longs regards d’amour noyés... Sœur des Péris ou des anges, Tu ne touches à nos fanges Que de la pointe des pieds ! Et nos craintes sont profondes De te voir, vers d’autres mondes, T’élancer d’un bond vainqueur. Mariquita l’étrangère ! Mariquita la légère Qui n’a de poids que ton cœur. Louis Bouilhet (1822-1869) Poème paru dans La Cloche d’Argent, le 7 octobre 1883.

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Natacha Trouhanova, Mariquita, Marthe Lenclud, Reginá Badet, photo Auguste Bert, 1911. Carte postale. Collection Thierry Malandain.

1 Mariquita fut sans doute la plus célèbre maîtresse de ballet de la Belle Époque. Elle serait née à Alger en 1841 et, toute sa vie, elle laissera planer sur sa jeunesse une aura mystérieuse et exotique, entretenant le mythe d’une enfance passée à danser dans les rues d’Alger et d’un talent inné résultant de ses origines lointaines. Elle débute de façon précoce aux Funambules, puis est engagée au théâtre des Bouffes-Parisiens et entame une belle carrière de danseuse dans les théâtres parisiens. Elle danse comme étoile au théâtre des Variétés, à Madrid, au théâtre de la Porte Saint-Martin dont elle épouse le directeur, Marc Fournier, et dans divers lieux, avant d’être engagée en 1871 comme maîtresse de ballet aux Folies Bergère, ce qui ne l’empêche pas de continuer à travailler dans d’autres théâtres, à Paris ou en province : Châtelet, Gaîté, Bouffes-Parisiens, Variétés, Porte Saint-Martin, au Lyceum de Londres, au théâtre Lafayette de Rouen, au Skating de la rue Blanche, etc. En 1898, Mariquita est engagée comme maîtresse de ballet par Albert Carré à l’Opéra-Comique, où elle demeurera de 1898 à 1920, pendant vingt-deux ans, tout en conservant la direction du corps de ballet des Folies Bergère, où elle continua à créer des ballets et divertissements. Elle fut nommée à la direction chorégraphique du Palais de la Danse à l’Exposition universelle de 1900. Elle fit ses adieux le 16 avril 1920 à l’Opéra-Comique, et mourut en 1922.

Hélène Marquié : Comment tout cela a-t-il commencé ? À quelle occasion as-tu « rencontré » Mariquita ? Comment te sont venus le goût de la recherche et celui de l’écriture ? Thierry Malandain : Nos rencontres influent-t-elles sur notre destinée ? De toute évidence, il y a des dates, des évènements et des lieux où le sort bifurque. Rétrospectivement, c’est en 1988, à l’occasion du festival de Vaison-la-Romaine que j’ai été amené à croiser Mariquita (1841-1922) pour la première fois. À l’époque, on m’avait chargé de régler les parties dansantes de Cendrillon1, un opéra de Jules Massenet, dont elle assura la création à l’Opéra-Comique en 1899. Mais, débutant la chorégraphie et visant l’avenir plutôt que le passé, je ne pris pas en considération son

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nom qui figurait en petites lettres sur la partition. Le destin se fait parfois connaître en silence. Pour l’anecdote, en 1899, Jules Massenet, né à Montaud (aujourd’hui un quartier de la ville de Saint-Étienne) offrira à « la plus artiste de toutes les maitresses de ballet2 » la réduction pour piano de son œuvre ainsi dédicacée : « De chère reconnaissance, à vous, Madame Mariquita, qui avez ajouté à tous vos succès celui du ballet de Cendrillon. » Sans pouvoir expliquer le pourquoi du comment, cette partition se retrouvera en vente en 2012 dans une brocante proche de Biarritz. Elle m’échappera à la suite d’épisodes rocambolesques pour revenir à Jean-Christophe Branger, maître de conférences au département de musicologie de l’université de Saint-Étienne, et aujourd’hui l’un des spécialistes du compositeur. Sachant que Cendrillon était coproduit en 1988 par l’Opéra-Théâtre de Saint-Etienne et qu’ensuite, son directeur, Jean-Louis Pichon, proposa à la compagnie de s’y installer, on avouera que les voies du destin sont parfois mystérieuses. À Saint-Étienne, il me sera permis de reprendre d’autres titres de Jules Massenet, à l’exemple de Cigale3 en 2003. Encore une fois, sur la partition de ce ballet créé cent ans plus tôt à l’Opéra-Comique figurait le nom de Mariquita. Entre temps, convaincu que la reprise d’une œuvre appelle à se documenter sur les circonstances de sa création et sur ses auteurs, j’entrepris de consulter divers ouvrages traitant de l’histoire de la danse. Mais tous passant le plus hâtivement possible sur l’entre-deux siècles où « l’inépuisable donneuse de rêves4 » s’illustra et résumant au déclin cette période de notre histoire pour mieux se souvenir des Ballets russes, je n’apprendrai rien sur celle que Louis Delluc désigna comme le « Fokine français5 ». C’est dans une librairie new-yorkaise en ouvrant Legacies of twentieth-century dance de Lynn Garafola, au chapitre des femmes chorégraphes, que mon intérêt du moment sera satisfait6. Il deviendra par la suite une passion que l’on dit ordinaire, m’amenant au fur et à mesure de mes recherches à réaliser que la privation de mémoire dont Mariquita faisait l’objet touchait d’autres figures de la création chorégraphique. En la circonstance, après Mariquita consciente « qu’au théâtre, on est si vite oublié…7 », je citerai Adelina Gedda, Rita Papurello, Antonine Meunier, Joseph Hansen, Charles Holtzer et Georges Saracco, puisque ces chorégraphes firent les beaux soirs de Biarritz. C’est en effet à Biarritz, de concert avec ma nomination à la tête du Centre chorégraphique national en 1998, que le goût de la recherche et de l’écriture m’est venu. Car outre le spectacle originel des vagues océanes dansant jusqu’à l’horizon, je découvris que la ville avait longtemps été un « grand bal ». Pour commencer, on ne peut parler de la danse au Pays basque sans citer Voltaire évoquant : « ces peuples qui demeurent, ou plutôt qui sautent au pied des Pyrénées, et qu’on appelle Vasques ou Vascons8 ». Effectivement, les Basques ont le diable au corps pour la danse. Et, bien avant que l’auteur de Candide ne le note, pensant déjà que tout se passe à Paris, le Maréchal de Bassompierre, écrivait de Ciboure en 1621 : « ceux de Saint Jean de Lus danserent un ballet devant moy, quy pour des Basques estoit aussy beau qu’il pouvoit estre9. » Comme si la nature n’avait pas fait assez pour ce coin de terre privilégié, grâce à l’impératrice Eugénie, tombée enfant sous le charme de Biarritz, dès 1854, l’ancien village de pêcheurs de baleines devint une villégiature impériale. Une station

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balnéaire des plus huppées, fréquentée par le gotha européen des têtes couronnées et le Tout-Paris mondain et artistique. C’est ainsi que Pedro Gailhard, conseiller municipal de Biarritz, dont le long règne à l’Opéra de Paris fut préjudiciable à la danse, élaborera ses saisons artistiques à « Gailhard plage », tout comme Pierre- Barthelemy Gheusi, patron de Mariquita à l’Opéra-Comique durant la Grande Guerre. Du Second Empire aux années 1960, illustrées par le faste des Ballets du Marquis de Cuevas, les plus grands noms de la danse ainsi que ceux qui ne disent plus rien à personne choisiront Biarritz pour s’y reposer ou s’y produire. Réalisant cela, porté par le désir de témoigner, mais aussi dans le but d’étoffer le magazine d’information du centre chorégraphique national, depuis une quinzaine d’années, je m’attelle à tirer de l’ombre ce passé dansant.

Hélène Marquié : Pourquoi un chorégraphe contemporain comme toi éprouve-t-il le désir, le besoin, de faire des recherches sur l’histoire ? D’aller véritablement à la rencontre d’artistes du passé comme Mariquita ? Thierry Malandain : Au fond, dès le début de ma carrière de danseur, la mémoire de la danse fut un sujet d’intérêt ; à ce titre la galerie-librairie La Danse que tenait Gilberte Cournand rue de Beaune était un rendez-vous obligé lorsque je passais par Paris. À chaque visite, la prêtresse des lieux me montrait des merveilles ; m’inclinant presque sous sa bénédiction, je repartais avec deux, trois livres, hélas, courants et bon marché. Pour la petite histoire, et éventuellement pour faire sourire, jusqu’à ce que je quitte le Ballet Théâtre Français de Nancy en 1986 pour fonder notre compagnie, Gilberte Cournand me disait toujours : « Jeune homme vous finirez au Ministère ! » Ma charge sera la chorégraphie et ce ne fut pas une sinécure. Pour tout dire en peu de mots, au cours des années quatre-vingts qui marquèrent un tournant dans l’histoire de la danse en France, le désir de faire table rase du passé, notamment de la danse « classique », marqué du sceau de l’élitisme et d’autres péchés, gagna une génération d’auteurs assoiffés de nouveautés nourrissant l’illusion d’une création ex-nihilo. Après des décennies d’attente et de mauvais traitements, il était légitime d’encourager cette danse foisonnante et inventive qu’on appellera la « nouvelle danse française ». Mais à plus d’un titre, elle deviendra une nouvelle religion avec ses prophètes et ses plus zélés défenseurs. Mis en quarantaine pour cristalliser ce qui était honni et tenir malgré moi le flambeau du « néoclassique », c’est « avec des pieds de danseur enragé » pour parler comme Friedrich Nietzsche10 que j’essaierai de trouver ma propre voie. Cependant, en accord avec ce mot cher à Alphonse Karr : « on n’invente qu’avec le souvenir11 », plutôt que d’arracher les racines d’une généalogie dansante dont la hauteur me dépassait, ignorant presque tout de cet héritage qui coulait seulement dans mes jambes, afin de savoir d’où je venais, mon premier geste fut de me replonger dans les livres. Mais, le fait que l’Opéra de Saint-Étienne m’offre l’opportunité de reprendre des œuvres du répertoire activa également ce besoin d’aller à la rencontre de l’histoire. Comme je l’ai dit plus haut, tout commença avec Cigale en 2003. Jusque-là, j’avais mis en scène des ballets connus, donc bien documentés. De la même manière mes recherches à Biarritz s’étaient fixées sur des personnalités incontournables : Isadora Duncan, Loïe Fuller, Serge Lifar, Bronislava Nijinska et d’autres. S’agissant de Cigale, il n’existait rien à ma portée. L’ouvrage de Lynn Garafola fut une révélation, et au-delà des quelques lignes liées à Mariquita, il me permit de réaliser qu’il y avait une histoire officielle, sélective, menteuse et paresseuse. Sans avoir la prétention de me hisser au rang des historiens,

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c’est alors que je décidai de me dédier à « Quita ». En chemin, la lecture tardive d’ Écrire pour la danse d’Hélène Laplace-Claverie fut si je puis dire un encouragement12.

Hélène Marquié : Quels sont les points qui te paraissent importants pour l’histoire de la danse (et enrichir l’histoire tout court) dans le parcours de Mariquita ? Thierry Malandain : Mariquita, dont « le goût parfait rénova l’art du ballet13 » fut, selon Pierre-Barthélémy Gheusi : « le modèle des créateurs de la danse. Variée à l’infini, classique et neuve tout à la fois ce qui n’est pas aussi contradictoire que le croient beaucoup de critiques eux-mêmes, sa technique féconde savait exprimer tous les sentiments et trouver les rythmes exacts de la vie14 ». Louis Schneider, observe encore « qu’elle savait, pour ainsi dire instinctivement, emmener le spectateur en pleine poésie de la danse, dans ces régions suaves de la volupté et de la tendresse qui enthousiasment les sens et ravissent l’imagination15 ». Sans nous appesantir sur les plus flatteuses louanges à son talent, Auguste Germain écrit par exemple : « Les ballets réglés par la géniale Mariquita sont divins16 ». Ce qu’il me semble falloir déduire des commentaires, c’est qu’en sachant « allier la grâce du ballet classique et la plastique du ballet moderne17 », Mariquita dont le catalogue compte plus de deux cent quatre-vingts titres, réalisa bien avant les Ballets russes la définition de la danse néoclassique. Seulement, elle le fit sans bruit, préférant s’en tenir à ce vieux proverbe : « À bon vin point d’enseigne ». Mais si « elle savait, comme personne, dessiner la ligne musicale d’une danse et donner au personnage qu’elle voulait faire interpréter, une expression de vérité jusque-là encore inconnue et l’on peut dire qu’elle fut la première à comprendre que la danse est l’harmonie du mouvement18 » renchérit Robert Quinault, premier danseur à l’Opéra-Comique dès 1910, fut-elle pour autant « une maîtresse de ballet unique » comme le note Georges Ricou qui assure qu’elle « éleva la danse de Ballet à la hauteur de l’art le plus élevant et le plus complet19 » ? Non, Louise Stichel, Adelina Gedda, Georges Saracco et d’autres, concilièrent aussi le respect des traditions à la nouveauté.

Iphigénie en Aulide, photo Paul Boyer, 1907, L’Illustration, n° 3385, 11 janvier 1908. Collection Thierry Malandain.

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Les documents iconographiques n’encombrent pas les étagères, mais l’on sait par exemple qu’attentive à l’esprit de vérité, Mariquita usa peu du traditionnel tutu qu’elle appelait le « fromage blanc » : « l’arrivée, au milieu d’une scène champêtre d’une danseuse étoile en tutu m’a toujours semblé grotesque20. » Ainsi, en 1880 dans le « ballet du chic » des Parfums de Paris21, « un ballet en costumes modernes22 », précise Arnold Mortier, habillée par Draner toute la troupe portera des vêtements de ville, tandis qu’en 1907, dans Iphigénie en Aulide23 joué à l’Opéra-Comique, cinq ans avant l’Après-midi d’un faune de Vaslav Nijinski, parmi des drapés tirés des vases grecs, quelques danseuses évolueront de profil en collants académiques noirs dessinés par Marcel Mültzer.

Odette Valéry, Les Grandes courtisanes, photo Reutlinger, 1899. Carte postale. Collection Thierry Malandain.

Si l’on considère un cliché représentant Odette Valéry, qui créa le rôle de Vénus dans Les Grandes courtisanes24 aux Folies Bergère en 1899, la position en « décalé » n’est pas très éloignée des poses vues chez Georges Balanchine ou Serge Lifar. À la fin du XIXe siècle, la chorégraphie n’était pas exclusivement une affaire d’homme – à ce sujet, la danseuse Yetta Rianza précise : « Le travail de Mme Mariquita est un art féminin, c’est une pantomime expressive où chaque pas, chaque geste doit exprimer le ton, la nuance musicale. Quelle fée ! Quelle magicienne, et comme je voudrais toujours travailler avec elle25 ! » Cependant, la réussite de « la petite arabe [...] sacrée parisienne26 » que le critique d’art Joseph Uzanne, croyant à l’efficacité d’une publicité originale baptisa : « la Terpsichore africaine27 » surprend. Née en Algérie à une époque où le sabre était partout, « lâchée dans la vie sans famille, sans ressources, sans appui28 », sans doute Mariquita serait-elle de nos jours vantée comme une icône de l’intégration réussie, puisqu’après avoir débuté à cinq ans dans

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un café-chantant d’Alger, elle gravit les échelons de la renommée pour se voir confier la direction de la danse à l’Opéra-Comique en 1898. Passée dès 1847 par les Funambules, les Bouffes-Parisiens, les Variétés, le Real de Madrid, le Cirque Impérial, la Porte Saint-Martin, le Châtelet…, le demi-caractère était son lot et selon Édouard Espinosa (1871-1950), danseur et maître de ballet, elle était avec Léontine Beaugrand, Henriette Dor et Julia Subra « une des plus remarquables étoiles françaises29 ». Mais, peut-être Édouard Espinosa n’est-il pas objectif, puisque son père, Léon Espinosa (1825-1903), danseur et chorégraphe réputé, fut l’un des partenaires de Mariquita sous le Second Empire. Il n’en demeure pas moins vrai que les journaux ont maintes fois enregistré ses succès et célébré « la brune fille aux pieds légers30 » dont Antoine Paul dit « l’Aérien » fut le maître.

Hélène Marquié : Comment expliques-tu l’effacement dont sa personne et son travail ont fait l’objet par les historien-ne-s de la danse ? Thierry Malandain : Comme l’éphémère qui pour vivre et aimer n’a qu’un seul jour, on sait que le destin de la danse est de succomber dans l’instant qui l’a vu naître, d’où l’importance de l’écriture, sans parler de l’autorité qu’elle confère. De même qu’elle exprima la volonté formelle qu’aucun discours ne soit prononcé à ses obsèques, Mariquita dont la réputation était solidement établie, mais qui avait la publicité en horreur, s’est toujours refusée à philosopher sur son art et à consigner ses souvenirs. Et Cléo de Mérode d’assurer que, si elle les avait écrites : « nous posséderions un document très curieux sur quelques soixante-dix ans d’histoire théâtrale31 », tandis que Les Annales politiques et littéraires révèlent que « Jules Janin avait entrepris d’écrire les mémoires de la danseuse. Mais comme le célèbre critique lui montrait les premières pages qu’il venait de terminer, elle les jeta au feu32. » À mon avis, les guerres, pour employer les grands mots, étant le plus souvent racontées du point de vue des vainqueurs, avec la complicité d’une pseudo élite toujours prompte à applaudir sans aucun sens critique ce qui se recommande de l’étranger, dans le but de faire la fortune des Ballets russes dont l’élan créateur reste incontestable, on jeta aux oubliettes des décennies de labeur pour les résumer à deux, trois pages dans les livres d’histoire et au mot « déclin ». Or, sans vouloir entretenir le culte du clocher, ni idéaliser, on sait qu’entre l’âge d’or du romantisme et l’épopée de Diaghilev, loin de l’inertie de l’Opéra de Paris et d’une routine dont souffrirent les danseurs, la création chorégraphique en crise de croissance fut inégale, mais féconde. « C’était étrange, fou et superbe. Vertigineux !33 » se souvient par exemple Charles Mérouvel des spectacles de l’Éden-Théâtre. Mariquita reconnait toutefois qu’on traversa à la fin du siècle une époque de décadence au niveau de l’enseignement : « Le mal irrémédiable, c’est qu’il n’y a plus actuellement de classes de danse34 ». Selon moi, ce qui constitue le problème, c’est qu’avec ses heures magnifiques ou amères, on écrit toujours l’histoire officielle et élitaire de la danse académique depuis le Palais Garnier. Au reste, un récent ouvrage intitulé : Le Ballet de l’Opéra, trois siècles de suprématie depuis Louis XIV35, dit tout36. Bref, à l’exception de publications étrangères et de rares travaux, jamais rien ou presque sur l’activité des autres salles parisiennes, lieux de travail acharné, d’innovations et de démocratisation de l’art chorégraphique, et sur les théâtres de province où la danse ne servait pas uniquement d’ornement aux spectacles lyriques. Un détail, mais il a son importance : longtemps, les écrits de Serge Lifar qui n’était pas la modestie même et ceux de ses thuriféraires, russes pour

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la plupart, firent autorité. Recopié avec quelques mises à jour formelles, leur contenu bourré de mensonges par omission sert toujours de référence.

Hélène Marquié : En te lisant et en t’écoutant, j’ai été frappée par le fait qu’il s’agit pour toi, me semble-t-il, d’aborder l’histoire non pas, comme c’est malheureusement encore trop souvent le cas en danse, comme un récit linéaire, décontextualisé et paradoxalement anhistorique, mais de l’aborder comme un récit vivant, qui soulève des questions qui résonnent encore aujourd’hui. Thierry Malandain : Ce dont je suis certain, c’est que l’histoire de la danse n’est pas qu’un chemin fleuri d’évènements artistiques plus ou moins marquants, elle est constituée de chair, de sang, de nerfs, de joies et de larmes. « On n’a pas idée des difficultés multiples avec lesquelles un maître de ballet est aux prises en montant une œuvre37 » confie Joseph Hansen. En effet, la création d’un ballet n’échappe pas aux contraintes de toutes natures, à l’environnement politique et social, au fonctionnement des théâtres et des troupes, à la psychologie des danseurs et des chorégraphes, bref, à toutes sortes d’explications en termes de causes et d’effets. Par exemple, en 1907, au renouvellement de la direction du Palais Garnier, Mariquita faillit justement succéder à Joseph Hansen, lequel souffrant du défaut d’assiduité de son personnel n’en fit pas mystère : « le corps de ballet de l’Opéra est un des plus indisciplinés et des plus flegmatiques qui soient en Europe38 », déclare-t-il deux jours avant la première représentation de La Maladetta39. Le trac commençait-il à l’empoigner ? Non, l’indiscipline du corps de ballet de l’Opéra est illustrée de témoignages fournis tout au long du XIXe siècle. Du reste, lorsque Henri Justamant, voulut y imposer l’ordre, l’exactitude aux leçons comme aux répétitions, on lui rit au nez de façon à l’obliger à donner sa démission, tout comme Louise Stichel cessa vite de plaire. De la même façon, « Mariquita exigeait une stricte discipline ; et les danseuses ne bronchaient pas devant ce professeur menu, mais plein d’autorité40 », se souvient Cléo de Mérode. Ce que confirme Robert Quinault : « D’une sévérité exemplaire, elle avait un cœur d’or, mais sa conception de la danse effrayait la danseuse d’alors, et sa franchise lui suscita pas mal d’ennemis dans le milieu dansant41. » Glissons tout de même que Gustave Ricaux, Carlotta Zambelli, Emma Sandrini, et d’autres assisteront à ses obsèques. Mais craignant « qu’une trappe ne s’ouvrît à son passage », même si elle verra plus tard le corps de ballet de l’Opéra comme étant « indiscutablement le meilleur du monde42 », Mariquita fut ravie de ne pas quitter l’Opéra-Comique pour une position plus brillante. Ce qui fera dire à Robert Quinault : « Elle continua, avec ses petits moyens de corps de ballet des plus réduits, à nous montrer qu’elle aurait été, si elle avait disposé d’une troupe importante, la plus grande maîtresse de ballet de cette époque43. » Elle n’en fut pas moins une artiste de premier plan. Bref, l’histoire de la danse est prioritairement une histoire humaine.

Hélène Marquié : Comment as-tu mené tes recherches sur Mariquita ? Tu mobilises des sources variées, qui demandent un gros travail d’enquête. Cela me paraît important de montrer que l’on peut tout à fait être artiste et mener un travail de recherche rigoureux (qui ne fabule pas, mais part à la recherche des sources, pose des questions, essaie d’y répondre...). Thierry Malandain : Je n’ai aucune formation en la matière, et à l’exception de la presse locale que je consulte pour rendre compte de l’histoire chorégraphique de Biarritz, je n’ai pas le loisir de fréquenter les archives. C’est pourquoi, je voue un culte particulier à Gallica, le site de la BnF et à Internet en général. Ainsi, aux

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« divines octaves de l’aube44 » d’Alfred Delvau, je passe de longues heures à chercher et recouper les informations. Pour des motivations à la fois sentimentales et utilitaires, je suis aussi collectionneur, une maladie que je vis bien. S’agissant de Mariquita, cela fait plusieurs années que je me suis mis en tête de mettre à jour son parcours, ayant créé un grand nombre de ballets autrefois « réglés par Mariquita », comme disaient immuablement les programmes ; à ce propos, on raconte qu’un humoriste, qui avait dans un café une forte ardoise, écrivit un jour sur l’addition « Prière de faire régler par Mme Mariquita45 ». Elle était alors regardée comme la maîtresse de ballet la plus occupée de Paris, et si son œuvre entière est perdue, les échos de la presse ne manquent pas. En revanche, pour avoir cultivé la discrétion à outrance, de nombreux aspects de son existence, de son identité même demeurent obscurs. Au point que née sans nom, (derrière Mariquita se cache a priori Marie Gamaléry46, mais il y a d’autres hypothèses), elle gît anonyme auprès de son époux et de sa fille adoptive. Mais sait-on jamais, peut-être qu’un jour je mettrai la main sur des archives de famille. À ce sujet, les recherches consécutives à cet entretien m’ont permis d’élucider un des mystères qui entourent la vie personnelle de Mariquita, que j’aimerais révéler en partie, puisque l’occasion m’en est offerte. Après avoir longtemps cherché le lieu d’inhumation de la chorégraphe, il y a quatre ou cinq ans, j’ai d’abord découvert qu’elle reposait à Saint-Mandé auprès de Marc Fournier, mort dans une maison de convalescence de cette commune en 1879. Sur place, je fus surpris de me retrouver devant un carré de terre, sans nom, ni croix. Mais déjà l’année de la disparition de Marc Fournier, sous le pseudonyme collectif du Masque de Fer, des collaborateurs du Figaro écrivaient : « Nous connaissons trop la Société des auteurs dramatiques et celle des gens de lettres pour ne point espérer que ce court écho suffira à faire donner à Marc Fournier au moins une pierre funéraire sur laquelle on lira son nom47. » En consultant le registre des inhumations, l’autre surprise fut d’apprendre qu’une femme dénommée Le Marchand, dont j’ignorais tout, les avait rejoint dans la tombe en 1983. Espérant trouver là une piste inédite, j’ai plusieurs fois écrit au bénéficiaire de la concession, qui l’avait renouvelée pour trente ans en 1981. En vain, puisque cet homme, répondant également au nom de Le Marchand, était décédé sans héritier. Mais, en cherchant pour cet entretien à retrouver l’origine d’un commentaire non référencé, je suis par hasard tombé sur un article du journal L’Ouest-Éclair48 révélant que cette femme était la fille adoptive de Mariquita et qu’elle avait embrassé la carrière de comédienne à l’abri de ce nom d’artiste : Marguerite Gineva. Gineva ayant une assonance avec Genève, on supposera qu’il fut choisit en souvenir de Marc Fournier qui, avant d’être naturalisé parisien par ses succès théâtraux, vit le jour en Suisse sur les bords du lac Léman. Quant à Marguerite, ce n’est pas un secret, outre les perruches et les perroquets, Mariquita aimait passionnément l’anthémis, les pâquerettes et surtout la blanche fleur que Giselle effeuille au premier acte du ballet d’Adolphe Adam. Au reste, après Michel-Ange d’Alessandri, maître de ballet du Grand-Théâtre de Lyon qui, en juin 1899, remit Giselle en scène au Grand Cercle d’Aix- les-Bains en mars 1901 (avant Joseph Hansen, qui le présenta à Paris le 30 avril 1903 au Cercle de l’Union Artistique avec Carlotta Zambelli dans le rôle-titre), il fut question que Mariquita remonte ce ballet à l’Opéra-Comique. La presse du temps précisant que Mlle Richaume, de l’Opéra, avait été engagée à l’intention de cette reprise. Georgette Richaume quitta effectivement le Palais Garnier pour devenir

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première danseuse à l’Opéra-Comique, elle y signa d’ailleurs quelques chorégraphies, mais Giselle, pourtant annoncé par Albert Carré, ne fut pas représenté. Même si on ne remonte pas facilement le courant des idées reçues, il reste la preuve que le poème de Théophile Gautier et Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges n’avait pas quitté les esprits et que, grâce à Michel-Ange d’Alessandri et Joseph Hansen, Giselle n’attendit pas les Ballets russes et la date « officiellement » admise du 17 juin 1910 pour faire son retour en France. En épousant le comédien Marcel Le Marchand, Marguerite Gineva prendra le nom d’usage de son conjoint à une date pour l’instant ignorée. En revanche, selon l’article de L’Ouest-Éclair, c’est en août 1918, lors d’une représentation « au profit des poilus et des orphelins du village » de Neufchâtel-en-Saosnois, où Mariquita, « la grande maîtresse de ballet » était « propriétaire d’une claire maisonnette », qu’elle décida de faire du théâtre. Mais sans doute dansait-elle aussi, puisqu’elle débuta le 10 décembre 1919 au Vaudeville, alors Théâtre-Lyrique, dans La Boîte Joujoux de Claude Debussy. Dans ce ballet pour enfants imaginé et décoré par le dessinateur André Hellé, sous la direction chorégraphique de Mariquita et Robert Quinault, elle interprèta le rôle du soldat. Marguerite Gineva fit ensuite partie des tournées théâtrales de Charles Baret, où elle connut son époux, jusqu’au jour où elle fut engagée à l’Odéon pendant que son mari entrait à la Comédie Française. En 1931, tentée par l’organisation de spectacles, elle intitulera son agence : « Mariquita Gineva ». Parmi les questions que l’article de L’Ouest-Éclair suscite, l’une d’entre elles conduit à se demander pourquoi Mariquita acquit un bien à Neufchâtel-en-Saosnois, bourg de la Sarthe peuplé d’un millier d’habitants, alors que les artistes de son envergure élisaient des villégiatures plus huppées ? On s’en remettra naturellement aux fréquentes allusions à sa discrétion. Cependant bien qu’ignorant aujourd’hui la date de cette acquisition, on soulignera tout de même qu’une de ses connaissances, la chanteuse réaliste, Emma Valladon (1837-1913), dite Thérésa, après avoir fait fortune au café-concert, s’était retirée à Neufchâtel-en-Saosnois. La carrière de « la Patti de la chope » avait débuté au Théâtre de la Porte Saint-Martin, il fut même une époque où elle partagea la scène avec Mariquita. Dans Les Plaisirs de Paris, par exemple, une revue de Victor Koning et des frères Choler, qui passa le 30 décembre 1867 et que Marc Fournier appela finalement : 1867. Obligée de bisser ses couplets, Thérésa y reçut un accueil enthousiaste, tandis que faisant honneur à Henri Justamant, Mariquita parut dans le ballet des chasseurs des Vosges et dans celui du pays de la chanson avec Zina Mérante. L’âge venant, en 1893, Thérésa renonça à la scène et se retira à Asnières, puis dans la Sarthe pour finir sa vie dans « la paix des champs49 ». « Fermière diligente50 », la diva populaire y éleva des poules et on imagine des vaches, puisque dépeignant son logis, Emile Charlemagne, conservateur des eaux et forêt, note : « Dans ce bourg se trouve une agréable maison de campagne avec écurie attenante sur laquelle est écrit en lettres d’or le mot Étable, un vrai décor d’opéra-comique, où s’est retiré la chanteuse51. » Les cartes postales de l’époque pointent plus simplement : « Les Lauriers », ancienne auberge transformée en habitation de plaisance par la célèbre chanteuse Thérésa. En revanche, rien sur la « claire maisonnette » de Mariquita.

Hélène Marquié : En quoi ton expérience de danseur et chorégraphe te permet-elle de mieux appréhender ta recherche ? De mieux comprendre certaines choses ? De poser certaines questions qui ne viendraient pas à l’idée du chercheur qui n’a jamais dansé ? (Je

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veux dire par là qu’on a forcément une relation beaucoup plus proche avec la pratique, que ce soit celle de la danse, de la création, du quotidien des maîtresses de ballet, etc.) Thierry Malandain : Sans doute parle-t-on mieux de la danse en dansant tout simplement plutôt qu’en cherchant des explications, mais comme la recherche fut d’abord une manière de comprendre le présent, je dirais que cette activité me conduit inévitablement à examiner l’histoire chorégraphique d’un point vue personnel. Ainsi, la répétition de certains événements, la méconnaissance et le mépris dont la danse fut et reste souvent victime impliquent que je n’ai aucune peine à m’identifier. J’aime à radoter qu’en ayant pour instrument d’interprétation le corps lui-même, la danse est probablement la discipline artistique qui exprime le mieux la vie. Quel qu’en soit le genre, son évolution est liée à la conquête d’un geste neuf et libre. Mais ne pouvant émerger sans « espèces sonnantes et trébuchantes », à côté de la religion qui longtemps se mêla de tout, c’est aussi un art soumis au bon vouloir des classes dominantes, donc à la contrainte qui stimule ou pas la création. Aussi, comme il sied à la profession de baisser l’échine, l’histoire de la danse a retenu peu d’exemples d’artistes chorégraphiques qui aient parlé haut et vrai, c’est ce qui me touche et me plaît de regarder de près. Parce qu’au fond même si l’on danse pour s’affranchir du réel, les doutes, les espoirs, les colères, les joies, en un mot – les ressorts intimes – sont la mesure de toutes choses.

Hélène Marquié : En quoi tes recherches, la rencontre avec Mariquita nourrissent-elles directement ou indirectement ton travail de création ? Thierry Malandain : À propos de la connaissance de l’histoire chorégraphique, Charles Pauli, maître à danser français du XVIIIe siècle aurait écrit, qu’elle « éclaircit les idées, développe les doutes, fortifie le jugement et sauve des erreurs et des abus52 ». Je la considère en effet comme une lumière portant la clarté dans les ténèbres, comme un fluide se transmettant à travers les générations. Toutefois, ne cherchant pas dans mon travail à créer « à la manière de », les acquis me permettent de prolonger le temps sans oublier d’innover : « il faut continuer, tout doit continuer » écrit Samuel Beckett en conclusion de Fin de partie53. Si l’on en croit Robert Catteau, Mariquita ne fit pas autrement : « Ce qu’elle fait depuis qu’elle est à l’Opéra-Comique, elle y songeait déjà en 1888, le lendemain du soir où elle dansa pour la dernière fois, au Châtelet, dans le Tour du Monde en 80 jours. Et cependant, pourrions-nous nous étonner aujourd’hui si, par un sentiment très humain et combien respectable, elle était restée attachée à son art tel qu’elle l’avait pratiqué avec tant de succès. […] Mais tel ne fut pas son cas. Ce qu’elle savait – et elle en savait long ! – elle ne voulut s’en souvenir que pour autant que ses connaissances et son métier pouvaient l’aider à réaliser le projet glorieux qu’elle avait formé, celui de rénover l’Art de la Danse54. » De fait, la rencontre avec Mariquita, la « petite fée endiablée » dont parlait Théodore de Banville a surtout nourri ma curiosité. Écho d’une époque déjà lointaine, elle est comme un souffle qui, parfois, s’anime et passe. Et, si la connaissance de l’histoire « sauve des erreurs et des abus », la faire connaître c’est aussi tenter de réhabiliter à travers elle une période injustement frappée d’anathème.

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Iphigénie en Aulide, photo Paul Boyer, L’Illustration, n° 3385, 11 janvier 1908. Collection Thierry Malandain.

NOTES

1. Cendrillon, conte de fées en quatre actes et six tableaux par Henri Cain, Opéra-Comique, 24 mai 1899. 2. RICOU Georges, La Presse, 2 septembre 1911. 3. Cigale : divertissement-ballet en deux actes par Henri Cain, Opéra-Comique, 4 février 1904. 4. Le Gaulois, 4 février 1899. 5. DELLUC Louis, « Madame Mariquita et le Ballet Français », Comœdia illustré, 20 novembre 1912, pp. 155-157. 6. GARAFOLA Lynn, Legacies of twentieth-century dance, Middletown (Connecticut), Wesleyan University Press, 2005, pp. 215-228. 7. Comœdia, 16 mars 1920. 8. VOLTAIRE (François-Marie AROUET), La Princesse de Babilone, Genève, Cramer, 1768, p. 171. 9. BASSOMPIERRE (de) François, Mémoires du mareschal de Bassompierre : contenant l’histoire de sa vie, Cologne, Pierre du Marteau, 1655. 10. Cité par Alain BADIOU (sans référence), « La danse comme métaphore de la pensée », Danse et pensée - Une autre scène pour la danse, Ciro BRUNI (dir.), Sammeron, GERMS, 1993. 11. Les Guêpes, série 2, Paris, Lévy frères, 1841, p. 247. 12. LAPLACE-CLAVERIE Hélène, Écrire pour la danse : les livrets de ballet de Théophile Gautier à Jean Cocteau (1870-1914), Paris, Honoré Champion, 2001. 13. CAIN Georges, Le Temps, 13 décembre 1910. 14. GHEUSI Pierre-Barthélémy, Le Figaro, 6 octobre 1922. 15. SCHNEIDER Louis, Le Gaulois, 7 octobre 1922. 16. GERMAIN Auguste, Revue Illustrée, 15 décembre 1891. 17. Le Ménestrel, 13 octobre 1922. 18. QUINAULT Robert, La Danse en France sous la Troisième République, conférence du 4 mars 1948 aux Archives nationales de la Danse, texte dactylographié, Bibliothèque-musée de l’Opéra. 19. RICOU Georges, La Presse, 2 septembre 1911. 20. Comoedia, 19 septembre 1911. 21. Revue en douze tableaux d’Albert Wolff et Raoul Toché, musique d’Auguste Coedès, Théâtre des Nouveautés, 18 décembre 1880. 22. MORTIER Arnold, Les Soirées parisiennes, Préface Émile ZOLA, Paris, Dentu, 1880, p. 468. 23. Opéra en trois actes de Christoph Willibald Gluck sur un livret de François-Louis Gand Le Bland du Roullet créé le 19 avril 1774 et repris à l’Opéra-Comique le 18 décembre 1907.

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24. Ballet en quatre tableaux de Hubert Desvignes, musique d’Edmond Missa, Folies Bergère, 13 mai 1899. 25. RIANZA Yetta, citée par Solange BERNOT, « Comment on devient "étoile" », La Culture Physique, 15 janvier 1912, p. 863. 26. UZANNE Joseph, MARIANI Angelo, Album Mariani. Portraits, biographies, autographes, 1897, n. p., entrée Mariquita. 27. Ibid. 28. CAIN Georges, Le Temps, 13 décembre 1910. 29. ESPINOSA Édouard, Technical Vade Mecum: The Art of the ballet, London, Eve Kelland, 1948, p. 14, cité par Sarah GUTSCHE-MILLER, « Madame Mariquita, the French Fokine », Topographies: Sites, Bodies, Technologies, Thirty-Second Annual Conference Stanford University & ODC Dance Commons Stanford & San Francisco, California 19-22 June 2009, p. 106, https://sdhs.org/ proceedings/2009/pdf/proceedings2009.pdf, page consultée le 1 septembre 2014. 30. GRANDFORT (de) Marie, La Fantaisie parisienne, n° 18, revue du 15 novembre 1875. 31. MÉRODE (de) Cléo, Le Ballet de ma vie, préface par André de Fouquière, Paris, Pierre Horay, 1955, réédité en 1985 avec une préface de Françoise Ducout, p. 239. 32. Les Annales politiques et littéraires, 18 avril 1920. 33. MÉROUVEL Charles, Les Vautours à Paris, Paris, Société d’édition et de publications, 1904-1914, p. 265. 34. Gil Blas, 7 février 1892. 35. AUCLAIR Mathias, GHRISTI Christophe (dir.), Le Ballet de l’Opéra, trois siècles de suprématie depuis Louis XIV, Paris, Albin Michel, 2013. 36. Parmi les réactions devant ce titre posant le Ballet de l’Opéra de Paris en position dominante, voir DELATTRE-DESTEMBERG Emmanuelle, GLON Marie, OLIVESI Vannina, « Écrire l’histoire de la danse : des enjeux scientifiques aux enjeux idéologiques », article mis en ligne le 9 décembre 2013 sur le carnet de recherche de l’Atelier d’histoire culturelle de la danse, URL : http:// ahcdanse.hypotheses.org/ consulté le 29 octobre 2014. 37. Le Gaulois, 22 février 1893. 38. Ibid. 39. Ballet en deux actes de Pedro Gailhard, musique de Paul Vidal, 24 février 1893. 40. MÉRODE (de) Cléo, Le Ballet de ma vie, préface par André de Fouquière, Paris, Pierre Horay, 1955 réédité en 1985 avec une préface de Françoise Ducout, p. 239. 41. QUINAULT Robert, La Danse en France sous la Troisième République, conférence du 4 mars 1948, op. cit. 42. Comœdia, 19 septembre 1911. 43. QUINAULT Robert, La Danse en France sous la Troisième République, conférence du 4 mars 1948, op. cit. 44. DELVAU Alfred, Les Heures parisiennes, Paris, Librairie centrale, 1866, p. 14. 45. La Presse, 23 février 1920. 46. On trouve par exemple ce nom dans Le Figaro, 18 janvier 1895, à l’occasion de sa nomination aux palmes académiques. 47. Le Figaro, 14 novembre 1879. 48. L’Ouest-Éclair, 3 décembre 1932. 49. Pierre DUCRÉ, Le Monde artiste, 17 mai 1913. 50. Ibid. 51. Revue des eaux et forêts, année 1899, p. 44. 52. PAULI Charles, Élemens de la danse par Charles Pauli Maitre à danser à l’Université de Leipsic Très humblement Dédiés à Tous ceux De quelque Rang et Qualité qu’ils soient Qui lui font l’honneur de se servir de son instruction et qui fréquentent ses leçons pour la Danse, [Manuscrit], Leipsic, 1756, p. 12, Bibliothèque nationale de France, citation communiquée par Dóra Kiss Muetzenberg.

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53. Pièce en un acte pour quatre personnages, 1957. 54. La Revue illustrée, 20 décembre 1907.

RÉSUMÉS

Le chorégraphe Thierry Malandain mène depuis de nombreuses années des recherches sur la danse et le ballet à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Il s’est tout particulièrement attaché à reconstituer le parcours et à redécouvrir le travail de personnalités importantes de l’époque, aujourd’hui tombées dans l’oubli. La plus emblématique d’entre elles est Mariquita. Cet entretien est d’abord l’occasion de découvrir une part des recherches effectuées par Thierry Malandain, et la place importante occupée par Mariquita dans l’histoire de la danse comme de questionner les raisons de sa mise à l’écart par la postérité. Il permet aussi de découvrir un parcours de recherche hors des institutions universitaires, en présentant les motivations et la démarche de Thierry Malandain.

The choreographer Thierry Malandain has been for many years researching about dance and ballet in the late nineteenth and early twentieth centuries. He was particularly concerned to recover the careers and rediscover the works of important figures from this time who have now sunk into obscurity. The most iconic is Mariquita. This interview offers an opportunity to discover a part of the research conducted by Thierry Malandain, to appreciate the important role played by Mariquita in the dance history of the period and to ask why she has been sidelined by posterity. It also looks at a career of research done outside of any academic institutions, through presenting the motivation behind Thierry Malandain’s approach.

INDEX

Mots-clés : ballet, Belle Époque, Mariquita, postérité Keywords : ballet, Belle Époque, Mariquita, posterity

AUTEURS

THIERRY MALANDAIN Né en 1959, après avoir reçu l’enseignement de Monique Le Dily, René Bon, Daniel Franck, Gilbert Mayer et Raymond Franchetti, Thierry Malandain mène une carrière de danseur successivement à l’Opéra national de Paris (Violette Verdy), au Ballet du Rhin (Jean Sarelli) et au Ballet Théâtre Français de Nancy (Jean-Albert Cartier et Hélène Traïline). Lauréat de plusieurs concours chorégraphiques, il met un terme à son parcours d’interprète en 1986 pour fonder la Compagnie Temps Présent établie à Élancourt en région parisienne, puis à l’Opéra Théâtre de Saint-Étienne. Il est, depuis 1998, directeur du Centre chorégraphique national de Biarritz - Malandain Ballet Biarritz. Thierry Malandain est l’auteur de près de quatre-vingts ballets dont plusieurs sont au répertoire d’autres compagnies : Ballet de l’Opéra de Vienne, Introdans, Ballet Nacional Chileno, Ballet royal de Suède, Ballet national de Marseille, Ballet de l’Opéra national de Lettonie, Ballet de

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l’Opéra national de Paris, Ballet de l’Opéra national de Bordeaux, Sadamatsu Hamada Ballet, Singapore Dance Theatre, etc. Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres en 1999, puis officier en 2010, Thierry Malandain assure depuis 2009 la direction artistique du festival de danse de Biarritz Le Temps d’Aimer. Nominé aux « Benois de la Danse » à Moscou en 2004 pour Les Créatures, en 2006 pour L’Envol d’Icare créé au Ballet de l’Opéra national de Paris, il a reçu à Cuba le Prix de la Critique du XIXe festival International de Ballet de La Havane, à Bilbao, le Prix Culture de la Fondation Sabino Arana, à Paris, le Prix du Syndicat de la critique pour Une dernière chanson en 2012.

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Interlude oublié : la danse rythmique à l’Opéra de Paris

Lynn Garafola Traduction : Marina Nordera

NOTE DE L'AUTEUR

Une autre version de cet article a été publiée originairement dans la revue Dance Research, 13, n° 1, été 1995.

1 Vers la fin de l’été 1917, Jacques Rouché, directeur de l’Académie Nationale de Musique et de Danse, mieux connue comme Opéra de Paris, envoyait une lettre aux danseuses de la troupe du ballet1. Il leur demandait si elles étaient intéressées à suivre les cours de la section d’eurythmique qu’il était en train de mettre en place, ou bien si elles voulaient plutôt étudier avec leur enseignante habituelle, l’ancienne danseuse Rosita Mauri, responsable de la classe de perfectionnement. Bien que la lettre originale de Rouché semble avoir disparu, on dispose d’un certain nombre de réponses dans les Archives nationales de France2. Les lettres écrites par les danseuses et danseurs sont rares et ce groupe de lettres, une vingtaine environ, a une valeur particulière parce qu’il concerne un épisode peu connu, y compris parmi les chercheurs qui s’intéressent à cette période. En outre, comme cet épisode s’est passé au début d’un processus de modernisation qui, dans le temps, a transformé chaque aspect du ballet de l’Opéra, les pratiques d’enseignement auxquelles font allusion certaines de ces lettres, suggèrent les raisons de la détérioration des standards de la performance qui a conduit plusieurs personnes à l’époque à rejeter la compagnie, la réputant de second ordre.

2 Rouché, directeur de l’Opéra de 1915 à 19443, était déjà une figure familière dans les cercles théâtraux au moment de sa nomination. Né en 1862, il commença sa carrière comme diplomate, travailla dans l’industrie du parfum, et en 1907 devint le rédacteur en chef de La Grande Revue, une revue intellectuelle qui publiait sur l’ensemble des arts du spectacle avec une liste étendue de contributeurs réguliers et occasionnels, parmi lesquels M.-D. Calvocoressi, Camille Mauclair, Jacques Copeau, Henri Matisse, Emile

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Jaques-Dalcroze, André Dunoyer de Segonzac, et Louis Laloy (qui écrivait non seulement sur la musique et l’opéra, mais aussi sur la danse)4. Même si Rouché avait tâté de la production théâtrale depuis les années 1890, ce n’est que dans les années précédant la première guerre mondiale que ceci devint le travail de sa vie. Il avait été fasciné par le mouvement du Nouveau Théâtre qui, à travers l’Europe, mettait en question l’esthétique du naturalisme et les conventions de la scène du XIXe siècle. L’intérêt de Rouché pour les développements du théâtre hors de France, qu’il a analysé lors d’un voyage d’études en Allemagne, Italie et Russie, a donné lieu à son seul écrit d’une certaine ampleur, le magnifique volume L’Art théâtral moderne5. Publié pour la première fois en 1910, l’année où il assuma la direction du Théâtre des Arts, le livre présentait des principes théoriques en soulignant les approches innovantes qu’il souhaitait mettre en pratique dans plusieurs douzaines de pièces dramatiques, opéras et ballets mis en scène par la nouvelle entreprise. Ses efforts furent récompensés : entre 1910 et 1913, quand il fut nommé à l’Opéra, le Théâtre des Arts avait suscité de grands éloges pour l’inventivité de sa programmation, le goût et la qualité artistique de ses productions et les jeunes artistes talentueux que Rouché avait engagés parmi ses collaborateurs ; plusieurs d’entre eux poursuivront des carrières distinguées à l’Opéra ou ailleurs. Épisode important dans l’histoire du théâtre français du début du XXe siècle, la compagnie a été un laboratoire pour les activités successives de l’Opéra.

3 Contrairement au Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe, qui mit en scène certaines des premières productions françaises de Henrik Ibsen, Maurice Maeterlinck, August Strindberg, Maxim Gorki, Émile Verhaeren, et d’autres dramaturges modernes, l’entreprise de Rouché proposait non seulement des œuvres dramatiques6, mais aussi des œuvres de théâtre lyrique en dehors de la tradition du « grand opéra » français. Parmi celles-ci, certaines venaient du répertoire du XVIIe siècle – comme par exemple les opéra-ballets de Jean-Philippe Rameau Les Fêtes d’Hébé (1911) et Pygmalion (1913). D’autres, comme l’opérette en un acte de Jacques Offenbach Mesdames de la Halle (1913), ou l’opéra-bouffe Les Deux vieilles gardes (1912) de Léo Delibes, et Une Éducation manquée (1913) d'Emmanuel Chabrier, bien que plus récentes, n’étaient plus représentées depuis longtemps. D’autres encore, comme Ma Mère l’Oye (1912) de Maurice Ravel étaient nouvelles.

4 Afin de créer les décors pour ces œuvres, Rouché fit appel à des peintres français, dont Maxime Dethomas, Drésa et René Piot, qui avaient apporté leur contribution de différentes façons à La Grande Revue. Aucun parmi eux n’avait encore travaillé pour la scène : Piot, par exemple, était bien connu pour ses fresques7. D’orientation moderniste, les trois artistes suivirent Rouché à l’Opéra, où ils contribuèrent significativement à la nouvelle esthétique des productions de l’après-guerre. Le décor jouait un rôle clé dans les premiers efforts réformistes de Rouché. « À cette époque-là », dira-t-il plus tard à un interlocuteur qui faisait référence à sa position au Théâtre des Arts, « je m’attachais plutôt à rendre le théâtre au peintre, sans toutefois lui donner un pouvoir prépondérant [...] Je cherchais déjà à ce que tous les arts se fondent sans s’altérer, se mêlent et s’enrichissent8. » La collaboration de peintres non spécialistes de la scène, annonçait un critique de Comœdia illustré, « a nettement indiqué une tendance nouvelle en France, que M. Jacques Rouché encourage et soutient avec succès9 ».

5 Bien que nouvelle par rapport au théâtre français, l’approche de Rouché du décor était clairement redevable à l’idée de fusion des arts et à l’esthétique post-symboliste des Ballets Russes de Serge Diaghilev. Son intérêt pour la danse, spécialement pour la

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nouvelle danse, était aussi redevable à l’entreprise russe, même si, en France (au contraire qu’en Italie), le ballet était resté une partie intégrante de l’opéra tout le long la deuxième moitié du XIXe siècle. Sous sa direction, le Théâtre des Arts donna une prédominance inusuelle à la danse, qui apparaissait non seulement dans des pièces lyriques comme Pygmalion et Les Fêtes d’Hébé, mais aussi dans des pièces comme Le Chagrin dans le Palais de Han (1912) de Louis Laloy, une adaptation du drame chinois du XIVe siècle Ma-Tcheu-Yuen, et la comédie-ballet de Molière Le Sicilien, ou l’Amour peintre (1910), sur musique de Jean-Baptiste Lully. Rouché produisit aussi un certain nombre de ballets à part entière10.

6 Ce fut encore Rouché qui organisa au Théâtre du Châtelet, en 1912, un concert dansé avec Natalia Trouhanova, qui proposait la première de La Péri de Paul Dukas et Adélaïde ou le Langage des fleurs de Maurice Ravel (basé sur les « Valses nobles et sentimentales » avec un argument du compositeur), en plus des reprises de Istar de Vincent d’Indy et de La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt que Rouché produira plus tard à l’Opéra11.

7 Sauf les œuvres de Trouhanova, chorégraphiées par le maître Ivan Clustine, auparavant au Bolchoï, et Ma Mère l’Oye, mis en scène par Jane Hugard12, Rouché confia les danses de ces productions à Léo Staats, un autre ancien élève du Théâtre des Arts qui suivra Rouché, ou plus exactement, retournera avec lui à l’Opéra. Staats avait étudié à l’école de l’Opéra sous Louis Mérante, entrant dans la troupe en 1893, l’année de sa première chorégraphie, le ballet Ici l’on danse. En 1908, quand André Messager et L. Broussan prirent la direction de l’Opéra, Staats fut nommé maître de ballet et produisit au cours de deux ans de contrat une nouvelle version de Namouna (1908) et de Javotte (1909)13. Il n’occupa la fonction que deux ans et fut remplacé en 1909 par Madame Stichel dont la durée de mandat fut également brève et par la suite par Ivan Clustine, qui demeura à l’Opéra jusqu’à sa fermeture en 1914. À la réouverture de l’Opéra (fermé au début de la première guerre mondiale) à la fin de 1915, Staats revint comme chorégraphe et, après une mission dans l’armée, comme maître de ballet principal, une position qu’il garda entre 1919 et 1926.

8 Les danseurs qui travaillaient avec Staats au Théâtre des Arts constituaient un groupe éclectique. Dans Le Festin de l’Araignée, par exemple, les mantes étaient jouées par les clowns Tommy et Georgey Footitt et l’araignée par l’exotique Sahary-Djeli, une célébrité du music-hall et une Salomé connue pour son extrême souplesse14. De même, dans Nabuchodonosor (1911), un drame avec interludes musicaux, le rôle de la Jeune Danseuse était joué par Trouhanova, soliste spécialisée dans la danse exotique et dans le style grec (bien qu’elle ne dédaignât pas de chausser des pointes à l’occasion). Même si plusieurs danseurs avaient étudié avec Staats (comme la plupart des maîtres de ballet de l’Opéra à l’époque, il donnait des classes privées en plus de son enseignement à l’Opéra) et bien qu’au moins deux parmi eux (y compris le futur premier danseur Albert Aveline)15 fussent membres de la troupe de l’Opéra, la plupart manquaient d’un entraînement bien structuré en tant que danseurs professionnels. Caryathis, le nom de théâtre d’Elise Toulemon, qui plus tard publiera plusieurs volumes de mémoires sous son nom de mariée, Elise Jouhandeau, appartenait à ce type d’élève. S’étant enfuie de la maison de ses parents et établie à Montmartre, elle annonça qu’elle avait l’intention d’être danseuse. Un de ses amis l’emmena au studio où Staats donnait ses cours privés aux « grands sujets de l’Opéra16 ». Même si elle n’était qu’une débutante, Staats l’accepta dans son cours.

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9 Quelque temps auparavant, elle avait découvert Jean d’Udine, un « apôtre dissident » (selon les mots de André Levinson17) du système de Dalcroze, dont l’École Française de Rythme, située en Avenue des Ternes, attirait des élèves comme la Comtesse Étienne de Beaumont et les filles de Rouché, dont une, Madame Barbey-Rouché, deviendra la directrice d’une des écoles dalcroziennes les plus importantes de Paris18. La méthode de d’Udine, comme écrira Caryathis plus tard, « me fut d’un grand secours pour créer mes interprétations musicales ». Elle fait allusion à sa carrière chorégraphique commencée au Théâtre des Arts, où, à la demande de Staats, elle composa la première de ses propres danses – la « danse rouge » devant l’Empereur dans Le Chagrin dans le Palais de Han19. Satisfait par sa performance, Staats la présente à Ravel et lui donne le rôle du Serpentin Vert dans Ma Mère l’Oye. C’est seulement après ces expériences, si l’on en croit ses mémoires, que Caryathis découvrit « l’art attique [et] la poésie de la perfection » d’Isadora Duncan et donna son premier récital20.

10 Après avoir auditionné sans succès pour un poste de danseuse de caractère à l’Opéra en 1915 (une démarche à laquelle son amant, le comédien Charles Dullin, s’était opposé fortement et qu’il contribua probablement à faire échouer en coulisse21), Caryathis se produisit dans des ballets de Claude Debussy et Florent Schmitt et, en 1919, dans la « Fête nègre » organisée par le marchand d’art Paul Guillaume et le poète Blaise Cendrars à la Comédie des Champs-Élysées22. Elle chorégraphia des danses érotiques (avec des titres comme Bacchanale, Dionysienne et Volupté23), des danses de style espagnol24 et, en 1921, au Théâtre du Colisée, les danses pour La Belle Excentrique de Satie25 ; par leur utilisation de la parodie et du jazz, toutes ces propositions anticipaient, selon Levinson, des œuvres telles que Les Biches et Against the Quota, une production des Ballets Suédois26. Elle apparut également en 1924 au spectaculaire réveillon du Nouvel An Ciné-Sketch de Francis Picabia au Théâtre des Champs-Élysées, avec Marcel Duchamp, Jean Borlin, et la compagnie des Ballets Suédois27.

11 Caryathis n’était pas la seule danseuse au Théâtre des Arts influencée par divers courants de la nouvelle danse de l’époque. Son amie proche, Ariane Hugon, bien que membre de la troupe de l’Opéra, était tombée sous le charme des Grecs (comme beaucoup de danseuses de l’Opéra depuis Laure Fonta dans les années 1880) : des photographies la montrent sautillante, en tunique et sandales, le haut du corps souple comme les danseurs des premiers Ballets Russes. Hugon n’a pas vraiment rejeté la technique de la danse d’école. Elle a approuvé, par exemple, ses exercices d’assouplissement, de renforcement de l’endurance, ainsi que sa méthode pour inculquer un art du geste harmonieux. Seule l’« École », a-t-elle dit au dramaturge André Arnyvelde en 1913, a permis à l’artiste d’apprendre « le moyen d’éviter certains gestes pas gracieux du tout, que j’ai vu commettre aux plus glorieux artistes de l’art libre [...] qui [...] sont susceptibles de gâter les plus belles émotions de ceux qui savent voir28. » Ainsi, dans les danses comme « Vision antique », Hugon se présente au public comme une danseuse dans le style de Duncan, tout en restant salariée de l’Opéra et en interprétant des rôles principaux dans plusieurs productions du Théâtre des Arts.

12 Djemil-Anik était une autre danseuse du Théâtre des Arts au parcours non conventionnel qui, comme Caryathis, a poursuivi ensuite une carrière de soliste. Née en Martinique, la métisse Djemil était la bonne fée dans Ma Mère l’Oye29 et l’une des danseuses dans Le Chagrin dans le palais de Han. Elle se vantait d’avoir beaucoup d’amis dans le milieu de l’avant-garde, dont le peintre Kees Van Dongen, qui lui procura un rôle dans la « Fête Nègre » de Guillaume, où, selon le Baron Mollet, ancien secrétaire

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d’Apollinaire, elle est apparue « complètement nue et peinte des pieds à la tête30 » par l’artiste lui-même. Contrairement à Caryathis, spécialisée dans les vignettes ironiques de la musique contemporaine, Djemil avait pris ses marques comme danseuse exotique. Lors d’un concert 1922 à la Comédie Montaigne dont Levinson a fait le compte-rendu, elle effectua un « triptyque égyptien », ainsi que des danses javanaises, japonaises et chinoises31. Les récitals plus tardifs ont rajouté des numéros indiens et africains à ce répertoire – un tour du monde digne de Ruth Saint-Denis et de sa descendance américaine32.

13 Mêmes si quelques-uns des danseurs du Théâtre des Arts étaient intéressants individuellement, la compagnie dans son ensemble laissait beaucoup à désirer. Dans une lettre écrite en 1911, après avoir assisté à une représentation des Ballets Russes, René Piot, qui n’hésitait pas à dire ce qu’il pensait, se plaint auprès de Rouché « des veaux », un de ses mots favoris, « que nous a imposé Staats33 ». Dans une autre lettre, l’artiste a refusé de présenter ses excuses pour une flambée de colère inspirée par les « habitudes de désordre » de la troupe, que personne, apparemment, n’était en mesure de contrôler : « J’ai pu agir en colère mais ces femmes sont de tels veaux qu’il faut bien leur faire comprendre quelquefois ce qu’elles sont et le langage que j’ai employé est le seul qu’elles puissent comprendre. Je ne parle naturellement pas de vos petites actrices qui sont très gentilles ou de certaines danseuses comme Anick ou Zourna qui vont très bien : mais vraiment Staats nous fournit des excréments34. »

14 Piot se plaint que les danseuses ne se présentaient pas pour les répétitions, détérioraient les costumes en s’asseyant sur les jupes, discutaient dans les coulisses pendant les représentations, un comportement contrastant avec la discipline exemplaire des Ballets Russes, qu’il avait visité en coulisse avec le peintre Léon Bakst35. À une occasion, Piot a conseillé à Rouché de contacter une agence pour danseurs à Milan : « Il paraît qu’on peut trouver à Milan tout ce qu’on veut à partir de 70 Fr. par mois ! ! » et il reconnaît « que l’école de Milan quoique basée sur les anciens principes est peut-être la première du monde. Au point de vue technique, leurs danseurs et danseuses sont paraît-il de premier ordre36 ». Une autre fois, il demanda s’il pouvait remplacer « les roulures » de Staats par des danseurs engagés par le peintre Maxime Dethomas. Et encore à une autre occasion, il mentionna à Rouché une Mademoiselle Negri37, qui avait une petite troupe qui se produisait dans des réunions privées. « Si vous la prenez pour la 1ère danseuse vous pourriez peut-être exiger ses danseuses si elles sont bien. En tout cas ce ne peut pas être plus mal que ce que nous apporte Staats38 ». De toute évidence, ni Rouché ni ses proches conseillers n’avaient une idée de ce qu’il fallait faire pour former un groupe discipliné de danseurs, bien que tous aient été d’accord sur cette nécessité, et sur la nécessité pour eux d’être modernes, quoi que cela signifia.

15 Comme la première décennie du mandat de Rouché comme directeur Opéra le prouverait, être moderne signifiait beaucoup de choses. Il fut obligé, par exemple, d’engager les Ballets Russes en 1919, 1920 et 192239, Loïe Fuller et sa compagnie en 1920 et 1923. Il fut amené à inviter Michel Fokine pour mettre en scène Daphnis et Chloé en 1921 et Bronislava Nijinska pour chorégraphier Les Rencontres en 1925, Ida Rubinstein à paraître dans La Tragédie de Salomé en 1919 et Anna Pavlova à danser La Péri en 1921. La même impulsion lui inspira l’idée de faire revivre des opéra-ballets du dix-huitième siècle40, de mettre en scène des ballets de compositeurs nouveaux pour l’Opéra41. Elle lui

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inspira de produire l’opéra « Las Goyescas » de Enrique Granados avec la danseuse espagnole Amalia Molina (1919) et de présenter une troupe de véritables danseuses cambodgiennes en 1922. Cela l’incita à organiser des auditions ouvertes en 1916 pour des danseurs de caractère, « plastiques » ou expressifs, pour augmenter la compagnie existante in situ42. Enfin, il créa, en 1917, un département d’eurythmique à part entière, sous la direction de Jane Erb, une instructrice de Dalcroze qui avait enseigné la méthode en Suisse et qui faisait partie du personnel de la plus ancienne école « officielle » de Dalcroze à Paris, l’École de Rythmique43. Comme l’a écrit Rouché dans un article publié après la seconde guerre mondiale, en assumant son poste de directeur de l’Opéra, il avait un « grand désir » d’instituer à la fois un système d’enseignement primaire sur le modèle russe et « un cours de solfège rythmique Jaques-Dalcroze ». Celui-ci, ajoutait-il, lui avait été inspiré par ses observations à Hellerau, visité en 1913 ou 191444.

16 Dès le début, le cours d’eurythmique a été une source de discorde. Bien que des poètes comme Paul Claudel et compositeurs comme Arthur Honegger aient pu partager l’enthousiasme de Rouché pour le système Dalcroze45, qui avait eu une large couverture dans la presse après l’armistice46, les fidèles du « vieux ballet » étaient ouvertement hostiles. Comme l’a écrit Léandre Vaillat dans ses Ballets de l’Opéra de Paris, « le conflit n’allait plus être entre l’école italienne et l’école française, ni entre la française et la russe, mais entre l’académique et la rythmique47 ». Sans surprise, quelques-unes des danseuses interrogées par Rouché étaient prêtes à abandonner les « traditions de la maison » qui les avait élevées48. Comme il l’écrivit plus tard : « Malheureusement, les petites danseuses [...] comptent les temps à leur manière qui n’est pas celle du compositeur, restent indifférentes à l’enchaînement des sons, cherchent, suivant la formule paradoxale de Serge Lifar, une musicalité dansante extra-musicale49. » Pourtant, certain-e-s danseuses et danseurs ont fait part de leur intérêt à étendre leurs horizons, à suivre, comme la soliste Olga Soutzo l’a dit, « des nouvelles méthodes » préconisées par Rouché. Elle a, pour sa part, demandé à être « inscrite pour l’école de danses rythmiques », en supplément des trois cours minimum par semaine avec « Mademoiselle Mauri50 ».

17 Étoile très admirée, qui avait dansé à l’Opéra de 1878 à 1898, Mauri, d’origine espagnole, était bien placée pour transmettre les traditions de la maison. Formée en France et ayant parachevé sa formation à La Scala, elle avait créé les rôles principaux dans les ballets de Louis Merante La Korrigane (1880) et Les Deux Pigeons (1886), dans son divertissement pour l’opéra de Jules Massenet Le Cid (1885), et pour le ballet de Joseph Hansen La Maladetta (1893). Son répertoire comprenait également les rôles-titres de Sylvia et Yedda de Mérante, ballets créés pour Rita Sangalli en 1876 et 1879. Comme Yvonnette, dans La Korrigane, Mauri était « la danse même », écrit François Coppée, le librettiste : « À ce travail de répétition, [...] la Mauri apporte une sorte d’enthousiasme physique, de joyeux délire. On sent qu’elle est heureuse de danser, pour rien, par instinct, pour son propre plaisir, même devant la salle vide et noire. Elle s’ébroue et s’élance comme un jeune poulain, elle vole et glisse dans l’espace comme un libre oiseau ; et il y a, en effet, dans sa beauté brune et un peu sauvage, quelque chose du cheval arabe et de l’hirondelle51. » Après sa retraite de la scène, Mauri était restée à l’Opéra, où elle enseignait dans la classe de perfectionnement. Cependant, sa conduite de cette classe était loin d’être satisfaisante, au moins vers le milieu des années 1910. Bien que la plupart des

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danseuses aient choisi de continuer à étudier avec elle (les classes, après tout, étaient gratuites), plusieurs étaient très critiques de ses méthodes d’enseignement. Jeanine Laugier écrit : « Je viens de recevoir votre lettre me demandant si je m’engage à suivre les cours de danse de l’Opéra classe Mauri ; je réponds comme vous le demandez ; oui, monsieur, je prendrai mes leçons comme par le passé, c’est à dire régulièrement. Mais je tiens à vous signaler que nous ne pouvons continuer les cours comme les donne mademoiselle Mauri, qui ne veut plus nous donner les heures d’avant la guerre, c’est à dire de nous faire travailler le répertoire que vous faites afficher. Je regrette de vous écrire cela, mais mademoiselle Mauri ne donne plus que de 10h1/2 à 11h20 minutes ; nous n’avons plus assez de temps pour travailler toutes du reste. Mademoiselle Mauri ne veut plus nous faire travailler les variations que nous devons donner52. » Limitée à cinquante minutes, la classe était un peu plus qu’un échauffement. Camille Bos, une soliste promue première danseuse en 1920, réitéra non seulement les critiques de Laugier, mais menaça également de se retirer des classes de Mauri, à moins que Rouché ne prenne des mesures pour les améliorer : « En réponse à votre lettre je ne puis vous dire mes intentions sur le choix de mon professeur. Je ne demande qu’à travailler avec Mlle Mauri, mais si les leçons ressemblent à celles de l’année dernière, c’est à dire, quelle ne s’occupe pas de nous faire travailler nos variations pour le répertoire, je me verrai dans l’obligation de chercher un autre professeur. En conséquence, je compte sur vous, Monsieur le Directeur, pour faire le nécessaire auprès de Mlle Mauri afin de faire pour le mieux de nos intérêts communs53. » Jeanne Schwarz, une autre soliste, alla encore plus loin : elle refusa simplement de travailler avec Mauri, qui avait été son enseignante pendant 8 ans : « J’ai l’avantage de vous faire savoir qu’en réponse à la lettre que j’ai reçue le 1er courant au sujet des leçons, je ne suivrai pas le cours de Mlle Mauri. Si ce cours avait été réellement un cours de perfectionnement je me serais fait un devoir de la suivre, mais pour y prendre des leçons comme celles que j’ai pris pendant 8 ans, je préfère ne pas y assister54. » En 1920, Mauri prit finalement sa retraite, et la classe de perfectionnement passa à Carlotta Zambelli, étoile très estimée de l’Opéra.

18 En général, le personnel de la troupe n’était pas aussi consciencieux que le groupe qui a écrit ces lettres. À la suite d’une grève en 1920, lorsque Rouché fut contraint à une forte réduction du personnel, il dressa une liste d’artistes pouvant être sacrifiés, basée en partie sur des informations tirées de leurs réponses à un questionnaire précédent55. Sur les vingt-cinq artistes qui ont été licenciés, tous sauf une coryphée étaient dans les rangs les plus bas du corps de ballet, et la nature de leurs infractions, couplée avec le fait que plus de la moitié du groupe avait dépassé l’âge de trente ans, indique que la mauvaise qualité de l’enseignement n’expliquait pas le triste état de la compagnie. La discipline était au plus bas. Aucun des artistes n’assistait à la classe quotidienne ; certains, en fait, n’y allaient jamais. Plusieurs arrivaient en retard aux répétitions, ou même les manquaient ; d’autres ont manqué des représentations entières. Certains rentraient de vacances avec des semaines de retard, parlaient insolemment aux supérieurs, refusaient d’obéir aux instructions, oubliaient leurs entrées, perturbaient les répétitions, entraînaient des incidents en coulisse et sur scène. L’un était constamment ivre. Une autre était enceinte. Pour Rouché, la compagnie doit avoir semblé ingouvernable.

19 Le moral aussi, était bas. Pour de nombreux danseurs, un travail à l’Opéra était juste une façon de gagner sa vie, de soutenir les enfants et les parents âgés et malades dont

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l’existence dépendait de leurs revenus. Et quel revenu : 275-400 francs par mois. L’Humanité parlait, à la veille de la grève qui a fermé l’Opéra en janvier 1920 « des salaires dérisoires56 .» En outre, les danseuses du second quadrille, rang le plus bas de la compagnie57, avaient peu de chances d’avancement. La plupart était entrées dans la compagnie à quatorze ou quinze ans (certain-e-s à onze ou douze ans), ce qui signifie que leur formation était rudimentaire : un tour ou deux sur la pointe, un entrechat- quatre était tout ce qu’ils/elles étaient censé-e-s faire58. La promotion arrivait rapidement ou pas du tout. Vers l’âge de vingt ans, si un danseur était encore dans le quadrille, sa carrière était en réalité terminée. Pour ces danseurs, les « accessoires de décoration » de la compagnie, selon l’expression de Jane Hugard59, il n’y avait rien à faire, à part attendre jusqu’à la retraite. Sans surprise, plusieurs en faisaient le moins possible dans l’intervalle.

20 En comparaison avec ce prolétariat usés et semi-qualifié, les nouveaux arrivants de Rouché étaient des modèles de fierté professionnelle. Ils ne venaient pas à l’Opéra comme petits rats déposés à l’école par leurs mères, mais comme des adultes engagés dans une carrière artistique. Au grand dam des traditionalistes comme Vaillat, les danseurs eurythmiques ont été recrutés pour la plupart des nouvelles productions de l’Opéra de la fin des années 1910 et du début des années 192060.

21 De toute évidence, aucune histoire de l’Opéra de ces années ne peut ignorer la si décriée section d’eurythmique. Ses danseurs, en très grande majorité des femmes, étaient distribué-e-s même dans des ballets plus traditionnels, comme Sylvia ou Les Deux Pigeons, pendant que les « danseurs transversaux » - dont il sera question plus tard – interprétaient les rôles de Diane et de la Reine des Gitans dans ces mêmes ballets. Danseurs classiques et d’eurythmique partageaient souvent les planches dans des productions moins traditionnelles, mais, à en juger par les programmes, ils apparaissaient seulement occasionnellement dans les mêmes passages. Ainsi, dans Castor et Pollux (1919), Hérodiade (1921), Antar (1921), les divertissements ont été réalisés par des danseuses classiques (dirigées par la ballerine Aïda Boni), tandis que les furies et les démons dans l’acte III ont été joués par des danseuses d’eurythmique (dirigées par Yvonne Daunt). Dans Hérodiade, les divertissements étaient de nouveau dansés par les classiques, par opposition à la danse sacrée, qui était non seulement « réglée » mais aussi interprétée par les « rythmiciennes ». Dans Antar, les deux « écoles » ont également été juxtaposées, avec la ballerine Camille Bos et un corps de ballet classique de « fleurs » symbolisant les rafraîchissements de l’oasis, et Daunt incarnant la soif du désert. Pour les traditionalistes comme Vaillat, cette division du travail suggérait tout, sauf une égalité de traitement. Il écrit ainsi d’Ida Rubinstein, qui a dirigé la distribution mixte de La Tragédie de Salomé (1919), Artémis troublée (1922) et Istar (1924), que sa seule présence a confirmé « le triomphe de la rythmique61. »

22 Comme les rôles, les chorégraphies ont été parfois partagées. Dans Les Troyens, le divertissement de la scène 6 était de Staats, tandis que « La Chasse royale » de la scène 5 était de Rachel Pasmanik, une ancienne élève de Dalcroze, primée au Conservatoire de Genève62, et Jessmin Howarth, diplômée de l’école de Dalcroze à Londres et ancienne instructrice à l’école Dalcroze de New York63. Le même trio a également partagé la chorégraphie d’Hérodiade. Quoi que Staats ait pensé en privé de ses collègues de l’eurythmique, publiquement, il a accepté leur collaboration avec grâce : en tant que vétéran du Théâtre des Arts et du music-hall, il avait travaillé en étroite collaboration avec des artistes de différents horizons et styles de performance. En effet, dans Sept

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chansons, Miarka, et Brocéliande, presque tous ses danseurs venaient de la section d’eurythmique de l’Opéra. Nicola Guerra, en revanche, refusa net de partager les tâches chorégraphiques avec Jane Erb, la première directrice de cette section. « Je viens d’apprendre - écrit-il indigné à Rouché en 1918 - que vous avez destiné le troisième acte de « Castor et Pollux », c’est-à-dire, les danses des démons et des furies, pour Madame la pédagogue de l’école rythmique. Si cela est vrai et si vous êtes toujours de la même intention, alors, Monsieur le Directeur, permettez-moi de vous annoncer tout franchement que je renonce dès aujourd’hui à la composition de cette [sic] ouvrage. Je suis prêt à suivre vos ordres en tout ; mais toujours dans pleine [sic] qualité et dignité de maître de Ballet et compositeur pas commun [sic]64. » Malgré les menaces du maître de ballet, Rouché resta sur ses positions : Erb demeura sur la production, ainsi que Guerra.

23 Parfois, des œuvres eurythmiques figuraient dans le même programme que des œuvres classiques. En 1922, lorsque Rouché organisa une saison de ballet français et prévit de dédier complètement les premières soirées à la danse présentée à l’Opéra depuis des décennies, les deux « écoles » figurèrent à peu près également, comme en témoignent les registres des payes65. Ainsi, le 11 juillet 1922, deuxième soirée de la saison « française », il proposa Sylvia (avec Zambelli dans le rôle-titre), Artémis troublée (avec Ida Rubinstein), et Petite suite (1922), une œuvre de Debussy chorégraphiée par Pasmanik et Howarth66. La soirée suivante, Namouna, « La Chasse royale » des Troyens, La Péri, et La Maladetta (dans une nouvelle version de Staats avec Zambelli et Jeanne Schwarz) 67 ; quelques jours plus tard, Maïmouna, Artémis troublée, et « La Chasse royale » 68 ; une semaine ou deux après, La Tragédie de Salomé, Artémis troublée et Sylvia. Parmi les œuvres présentées au cours de la saison, Coppélia, le ballet de l’opéra de Charles Gounod Roméo et Juliette, Daphnis et Chloé de Fokine, Frivolant de Staats (1922), et son très populaire Taglioni chez Musette (1920). De toute évidence, l’identification d’un ballet comme français avait plus à voir avec la nationalité du compositeur qu’avec celle des danseurs ou des chorégraphes69.

24 Castor et Pollux semble avoir été la seule contribution de Erb au répertoire de l’Opéra. Pasmanik et Howarth étaient plus prolifiques : outre la chorégraphie de Petite Suite, elles ont fourni les danses d’au moins trois opéras : Les Troyens, Hérodiade, et Falstaff. Clara Brooke, une disciple de Dalcroze qui avait enseigné à Hellerau et aux États-Unis et participé aux présentations de la méthode Dalcroze à la Salle Gaveau en 192070, est une autre femme de la section eurythmique à avoir chorégraphié pour l’Opéra dans ces années, pour les opéras Esclarmonde et Les Dieux sont morts. Le seul chorégraphe mâle parmi les « sœurs rythmiques71 » (pour reprendre une expression de René Piot) était Plácido de Montoliu, un espagnol de Barcelone qui avait enseigné au Centre Dalcroze à Hellerau et, à partir de 1913, dans différentes villes des États-Unis72. Selon Vaillat, Montoliu fut « professeur de perfectionnement » (expression, il va sans dire, que Vaillat emploie avec ironie) de la section d’eurythmique. Vraisemblablement, ce fut au cours de la saison 1922-1923, lorsque Montoliu chorégraphia la « Danse des Esprits » de l’acte II de Grisélidis (rejeté par Vaillat comme « peu de chose ») et deux œuvres de danse, Fresques et Concerto73. À l’exception possible de Howarth, aucun de ces chorégraphes ne semble avoir dansé à l’Opéra.

25 En réalité, mis à part les noms des productions qu’ils ont chorégraphiées, l’activité de ces chorégraphes au Palais Garnier est un mystère. Comment ont-ils travaillé ? Qu’ont- ils enseigné ? Et, en premier lieu, pourquoi ont-ils été embauchés ? Sur ces questions et

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d’autres, la littérature est silencieuse. Les quelques auteurs qui mentionnent l’épisode ne le font que pour regretter qu’il se soit terminé (c’est le point de vue du biographe de Dalcroze, Irwin Spector) ou qu’il n’ait pas du tout pu se réaliser (c’est le cas de l’historien de l’Opéra Ivor Guest74). Un des rares aperçus de l’atelier d’eurythmique vient de P.J.S. Richardson, le rédacteur en chef de The Dancing Times, qui a assisté à une des classes de Howarth pendant une visite de l’Opéra en 1921 : « J’ai donné un coup d’œil à la classe rythmique de Mlle Howart, où l’Eurythmique de Dalcroze est enseignée. Je vis une demi-douzaine de filles – certaines « grands sujets », d’autres simplement « petits sujets » - se déplaçant autour de la salle, gardant un tempo peut-être commun avec leurs pieds, tandis que leurs bras battaient un temps ternaire, et que leurs corps se balançaient doucement d’un côté à l’autre. Je crois qu’il est un point discutable, même à l’Opéra, de savoir si ces exercices ont une valeur réelle dans le programme de danse. Je crois devoir mentionner que, dans les classes de ballet, toutes sont habillées de la même manière en blanc, mais que dans la classe de rythmique le règlement veut qu’un maillot de bain soit porté75. »

26 Qui étaient les danseuses vues par Richardson ? Parmi les « grands sujets » les plus importantes, se trouvaient Yvonne Daunt et Yvonne Franck. Elles ont rejoint la troupe pendant les années de guerre – Daunt en 1918, Franck en 1917 – et ont été rapidement distribuées dans les grands rôles du répertoire eurythmique. De ces deux danseuses nées en Angleterre, Daunt était probablement la plus intéressante : en 1920, elle était déjà étoile. Richardson a parlé avec admiration de sa performance en Esprit du Feu dans Antar, remarquant son abandon et la qualifiant de « brillante représentante de la danse pieds nus76. » Dans l’introduction d’un album de pointes sèches par Louis Jou, représentant Daunt dans divers rôles, Albert t’Serstevens la décrit comme une danseuse « dorique », « grave, sévère et pleine de sagesse77 ». En 1922, quand elle remplace Ida Rubinstein dans le rôle-titre de La Tragédie de Salomé, Levinson (qui pensait que Daunt n’était pas un bon choix) l’a décrite comme « Penthésilée, reine des Amazones » : « Peu d’élévation mais un élan vigoureux qui pourrait en trois bonds lui permettre de mesurer la scène en diagonale. Pour elle, les grands temps de bravoure, les séries de pirouettes à vaste envergure ; pourquoi pas le fouetté en tournant ? Son « training » est solide, sa technique honnête, j’aime voir son dos droit, son pied retombant avec la pointe strictement verticale, le cou de pied saillant. Pour les développés de l’adagio, l’aplomb fait visiblement défaut, les linéaments sont peut- être trop robustes [...] Mais tout ce qui est parcours, dynamisme pur avide d’espace, est bien de son fait78. » Comme la description de Levinson le montre clairement, Daunt avait une solide formation classique derrière elle. Franck aussi. La veille d’assister à Antar, Richardson avait regardé les deux danseuses pendant un cours privé avec Madame Blanche d’Alessandri, professeure de ballet très respectée. « Ces étoiles de l’Opéra sont des passionnées », écrit-il, « et ne se contentent pas des classes à l’Opéra. Le succès et la grâce du travail pieds nus de Mlle Daunt pourraient maintenant être attribués à son origine et sa force et sa précision à la technique à la barre79 ».

27 Parmi les danseuses saluées par la confrérie du ballet, on trouve Alice et Juliette Bourgat, qui avaient rejoint l’Opéra au début des années 1920. Dans le compte-rendu de la reprises de La Péri en 1922, Louis Laloy distingue Juliette pour ses « sauts vigoureux et son mime expressif » dans le rôle-titre, nouvellement chorégraphié par Staats80. La même année, dans Petite Suite, que Levinson rejeta comme un « trotter de pieds nus tout

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autour de la musique », sa sœur Alice attira son attention jusqu’à, selon ses propres mots, lui faire applaudir « l’adversaire ». Quatre danseuses étaient dans un bateau : « L’une d’elles, sur la proue, regarde en avant, fascinée ; deux autres, pensives, observent le sillage, les yeux baissées, tandis qu’au milieu, une quatrième, Mlle [Alice] Bourgat, se penche d’un mouvement lent et incurvé avec ampleur sur la rame invisible ; et le balancement de la nacelle fait onduler le corps souple dans sa tunique. Cette traversée imaginaire dure quelques instants ; sous la baguette du maître [Camille] Chevillard, la vision du paysage semble monter de l’orchestre, fluide comme une toile de Corot. Aucun accessoire ; il n’y a là que quatre jeunes femmes en tuniques lamées, qui, assises sur des planches nues, écoutent la musique vibrer en elles. Tout est suggéré, rien n’est réalisé. C’est l’imagination du spectateur qui crée, stimulée par la magie de l’archet81. » Vaillat salua les deux sœurs pour leur contribution à Concerto. Puisque cette occasion est la seule où il eut quelque chose de positif à dire à propos de la danse ou d’une danseuse eurythmique, ses remarques méritent d’être citées, même s’il attribue à tort la chorégraphie de Montoliu à Alice Bourgat : « Sur cette musique exquise [de Sammartini] [...] Mlle Alice Bourgat avait réglé un pas de deux, plus exactement un pas pour deux danseuses, elle et sa sœur Juliette, l’une et l’autre l’exécutant d’une manière identique, l’une doublant l’autre comme son ombre, toutes deux portant le même costume dessiné par René Piot, avec ce sens très sûr qu’il avait de l’orientalisme : tunique courte à franges de soie, petit diadème hindou. C’était là une composition basée sur la rythmique, mais d’une personnalité et d’une musicalité très fines ; les bras, les jambes, le corps entier dansaient vraiment82. »

28 Levinson, pour sa part, salua le « sens décoratif » révélé par Montoliu dans Fresques : il aimait particulièrement la façon dont le chorégraphe avait distribué les groupes de danseurs sur scène et « l’élégance avec laquelle il enchaîne celles-ci dans une espèce de farandole83 ». Et enfin, le traitement que Montoliu avait fait de la musique de Sammartini, laissant les spectacteurs « libres de recréer le spectacle sur notre théâtre intérieur84 », fut pour lui une révélation.

29 En réalité, les meilleures rythmiciennes de l’Opéra pourraient aujourd’hui être appelées des danseuses « transversales ». Bien qu’elles aient officiellement appartenu à la section d’eurythmique, elles apparaissaient aussi dans des œuvres classiques, même si elles ne dansaient pas nécessairement sur pointes (quoique, à en juger des photographies, Daunt le faisait parfois85). Ainsi, dans le ballet Frivolant (1922) de Staats comme dans les danses pour l’opéra Padmâvatî (1923), Daunt et Juliette Bourgat dansaient aux côtés des principales danseuses classiques de l’Opéra, de même qu’Yvonne Franck dans la production de la chorégraphe de Cydalise et le chèvre-pied (1923), et les deux sœurs Bourgat dans son La Nuit ensorcelée (1923). Le fait que ces quatre danseuses soient restées à l’Opéra après que la section d’eurythmique ait été abolie en 1925, indique la mesure de leur intégration dans l’ensemble du répertoire. De toute évidence, leur compétence technique a été un des facteurs d’assimilation : toutes étaient compétentes dans le travail classique. Toutefois, ce ne fut pas la seule raison. Plusieurs rôles de la période ne demandaient pas tous les raffinements de la danse classique. Certains étaient des rôles de caractère (à un moment donné, Richardson décrit la chorégraphie de la Furie pour Daunt, dans Castor et Pollux, comme un « travail de caractère86 »). D’autres exigeaient des talents de mime (tout au long de cette période, l’Opéra a eu recours régulièrement à des mimes comme Georges Wague). Dans d’autres encore, les danseurs, y compris les danseurs classiques, dansaient pieds nus (Vaillat, choqué, le note comme une première à l’Opéra pour Les Troyens87). Par ailleurs, outre les

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principaux danseurs et solistes, il est peu probable que le niveau de la technique classique ait été très élevé, en particulier en ce qui concerne le travail de pointes. Sur de nombreuses photographies de l’époque, les chaussons portés par les danseuses de l’Opéra semblent être seulement légèrement bloqués ; dans certains cas, ils semblent également manquer d’une semelle rigide. Ils ressemblent aux chaussons de demi- pointes utilisés aujourd’hui principalement par les élèves. En raison de leur facture, ces chaussons donnent très peu de soutien au pied. Par conséquent, il est presque impossible d’exécuter les tours multiples et les pas sautés sur pointe associés à la technique virtuose italienne de la fin du XIXe siècle 88. Cela tendrait à suggérer qu’à l’Opéra, dans les années 1920, la différence entre une « danseuse transversale » comme Daunt et la danseuse de ballet moyenne était nettement moins importante que ce que l’on attendrait.

30 Plus que les divisions techniques entre les deux catégories de danseuses, le fait que plusieurs femmes de la section eurythmique chorégraphiaient est significatif, même si elles eurent rarement l’occasion de présenter leur travail à l’Opéra. Daunt faisait partie de ce groupe, et en 1921 elle invita Richardson à un récital de danses dans son studio, devant un public d’invités triés sur le volet : « Mlle Daunt apparut pieds nus dans des douces draperies grecques, et donna une sélection d’une dizaine de numéros. Il y avait là quelque chose de tout à fait différent de ce qu’on appelle la danse grecque d’aujourd’hui. Mlle Daunt a conçu l’idée que qui elle a apprise à la barre est tout autant la base de la danse pieds nus qu'il est de danser sur les pointes dans le ballet classique. Elle a mis ceci à l’épreuve, et a absolument prouvé son hypothèse. En combinant les bras souples que l’on associe avec l’école néo-classique, avec le travail des jambes propre et précis de l’école d’opéra, le résultat a été un vrai poème. Ses danses étaient à la fois grandioses et pleines d’humour, son interprétation de l’idée de « La Pologne en chaînes et la Pologne libre », dans laquelle elle a utilisé une magnifique polonaise de Chopin, en était un excellent exemple, dans lequel elle a donné libre jeu à son élévation remarquable. Un « Menuet » délicat de Lully, a été traité de manière plus expressive dans une veine humoristique, et son art était si grand que l’on a oublié l’incongruité de danser le menuet pieds nus, mais le temps l'a empêchée de faire les changements nécessaires entre chaque numéro89. » Levinson, en revanche, était si outré par le récital qu’il a consacré une colonne entière, « Lettre à Mlle ***, de l’Opéra », pour exhorter la rebelle Daunt à revenir à ses sens, oublier les « enfantillages caducs du duncanisme », et accepter qu’elle était une « remarquable danseuse classique90 ».

31 Yvonne Franck et Alice Bourgat faisaient aussi partie de celles de la section eurythmique de l’Opéra qui chorégraphiaient et dansaient. Déjà, au milieu des années 1920, Franck avait montré son travail lors d’un programme partagé avec Daunt91. En 1927, elle et Bourgat firent équipe pour un projet qui incluait les étudiant-e-s de l’école de l’Opéra. « Un jour », écrit Odette Joyeux dans les fascinantes mémoires de sa vie de petit rat dans les années 1920, « je me suis retrouvée dans la classe de rythmique. Bien que semblable à la nôtre, elle était quatre fois plus petite ; un linoléum marron recouvrait son plancher [...]. Deux jeunes femmes nous parlaient et nous examinaient. Je n’écoutais pas ce qu’elles racontaient. J’avais vaguement compris qu’il s’agissait d’un cachet92. » Ces femmes étaient Franck et Bourgat, et même si elles faisaient partie « de l’autre race » (comme Joyeux nommait les rythmiciennes), elles allaient mettre en scène le ballet d’enfants. Le titre en était L’Éventail de Jeanne, sur des musiques de Maurice Ravel, Jacques Ibert, Francis Poulenc, et d’une demi-douzaine d’autres compositeurs. Il avait été commandé par Jeanne Dubost, une protectrice et mécène de

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la musique bien connue, pour une soirée privée. Joyeux semble avoir été particulièrement impressionnée par Franck : « Mlle Franck était très grande. Sa maigre silhouette portait avec élégance des tailleurs masculins qui la servaient mieux que les suggestives robes de courtisanes [...]. Sous ses cheveux blond pâle, elle offrait un visage intelligent et coloré, et elle portait un collier de perles que je m’étonnais de voir autour de son sou. Elle possédait un beau cabriolet qu’elle conduisait avec désinvolture et le luxueux modernisme de sa loge surprenait dans le labyrinthe où tout semblait d’un autre âge, d’un autre monde93. » La danse de Joyeux, sur la « Pastourelle » de Poulenc, lui plaisait énormément : « La musique attaquait, j’attendais quelques mesures et je sautais en scène. Aussitôt, je devenais une petite fille en promenade, une petite fille capricieuse qui se hissait nonchalamment sur ses pointes et qui, fatiguée par cet effort, se laissait tomber à terre. La petite fille soupirait, s’étirait, [...] elle jouait avec son chapeau et, sans savoir pourquoi, recommençait sa promenade entrecoupée de bonds et de pointes. La petite fille tournoyait puis, délibérément, tournait le dos et s’en allait en se dandinant. Coquette, provocante, elle se retournait, riait, tirait la langue et bondissait hors du jeu94. »

32 Malgré le succès retentissant de Jeanne, qui, exceptionnellement, est entré dans le répertoire de l’Opéra, bien que seulement en 1929, il y avait peu de demande en interne pour les services de ces chorégraphes. Les deux danseuses ont continué à danser : Franck a conduit le ballet (chorégraphié par Nijinska) dans les reprises de 1926 et 1928 de l’Alceste de Gluck et est apparue dans les danses de Nijinska pour la production de 1927 de l’opéra Naïla de Philippe Gaubert, dans lequel Bourgat dansait aussi. Lors de la première de l’opéra de Jacques Ibert, Persée et Andromède (chorégraphié par Staats) en 1929, Bourgat était l’une des Furies ; à celle de l’opéra Salamine de Maurice Emmanuel (chorégraphié par Guerra) quelques mois plus tard, Franck était la danseuse Mariandyne. L’année suivante, les deux danseuses sont apparues dans le divertissement de Staats pour l’opéra de Raoul Brunel, La Tentation de Saint Antoine. Avec la nomination de Serge Lifar en tant que maître de ballet principal de l’Opéra à la fin de 1929 toutefois, leurs carrières déclinèrent. Après Tentation, leurs noms disparaissent des distributions des nouvelles productions (bien que toutes deux aient dansé en 1931 dans la reprise de Padmâvatî), laissant supposer qu’elles se sont retirées de la compagnie ou ont été mises à l’écart. L’aventure eurythmique de l’Opéra était terminée.

33 En 1930, en effet, la classe de rythmique avait cessé depuis longtemps. Cinq ans avant, en adoptant le ton de la nécrologie, Levinson avait annoncé aux lecteurs de Comoedia - avec plaisir, on peut facilement l’imaginer - que, « la classe de rythmique de l’Opéra n’est plus95. » Des lettres recommandées signées par Rouché avaient informé les dix- neuf danseuses en juillet 1925 que « le Cours de Danse Rythmique de l’Opéra [...] sera supprimé à partir du 1er Octobre prochain » et que leurs services n’étaient plus nécessaires à partir du 17 février96. La disparition de la section a marqué un tournant dans la « reclassification » du ballet, un rappel à l’ordre analogue à la tendance conservatrice qui est apparue dans la peinture et dans la musique française dans les années après la première guerre mondiale. Tout comme Picasso s’était tourné vers Ingres et Stravinsky vers un grand nombre de compositeurs du passé, l’Opéra commença à faire le bilan de son patrimoine. En 1924 Giselle est retourné au répertoire après une absence de plus d’un demi-siècle ; l’année suivante, Soir de fête, un ballet en un acte de Staats basé sur la musique de Delibes pour La Source, évoquait les formes et l’esprit de l’un des ballets les plus populaires de l’Opéra des années 1860 et 1870.

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D’autres travaux, de La Nuit ensorcelée (1923), chorégraphiée par Staats sur un livret de Bakst et la musique de Chopin, au Triomphe de l’amour, une reconstruction du ballet royal de Lully du XVIIe siècle avec une chorégraphie de Staats, regardaient résolument en arrière. Levinson peut bien écrire en 1925 : « En une saison, le ballet de l’Opéra regagna bien du terrain perdu [...]. Les reprises du Triomphe de l’Amour, de Giselle et de La Source, constituent [...] le retour délibéré à la tradition française [...]. Le choix des œuvres implique la reconnaissance de la danse d’école comme base propice à tout véritable renouvellement. En faveur des belles cadences classiques, l’Opéra rejette les idiomes genevois et l’agaçant « petit nègre » exotique97. »

34 L’esprit de réaction était tellement fort en 1925, que même Nijinska, dont le studio dans le Kiev post-révolutionnaire était lié dans l’opinion générale à l’expérimentalisme de Dalcroze, a insisté devant Rouché sur le fait que, si elle devait enseigner à l’Opéra, elle n’aurait rien à voir avec les danseurs eurythmiques. Son insistance a peut-être joué un rôle dans la décision de Rouché de dissoudre la section mais aussi de garder Alice Bourgat et Yvonne Franck, que Nijinska employa plus tard dans ses œuvres98. Rouché se sentit obligé de prendre la décision de mettre fin à la classe de rythmique, mais il le regretta profondément. L’expérience, entreprise avec de si grands espoirs, avait échoué, et il en a été profondément déçu. Il a enregistré cette déception dans une lettre à son vieil ami et « cher maître », Jaques-Dalcroze : « Vous m’avez manifesté à plusieurs reprises vos craintes de ne pas arriver avec la Classe de Rythmique à un résultat qui puisse vous satisfaire. Je partage votre sentiment. Depuis plusieurs années je lutte pour imposer les bases de votre enseignement. Voilà qu’après ces longs efforts, de votre avis même, aucun résultat intéressant n’est atteint. Mollesse, manque de musicalité des élèves, changement annuel de professeurs, quelques unes trop médiocres, aucun maître susceptible de composer ou de réaliser [...]. Vous estimerez sans doute avec moi que l’état de choses actuel demande d’importants changements. Quelle organisation future trouver ? Celle que nous avons actuellement doit disparaître et je compte supprimer les cours dès la rentrées ; je ne veux rien faire sans vous prévenir le premier. Je suis navré de constater mon échec dans une voie que vous avez tracée et dont j’attendais d’admirables résultats99. »

35 La décision de Rouché a eu pour conséquence de fermer un canal important de la danse expérimentale. Contrairement à l’Allemagne et aux États-Unis, où les éléments du système Dalcroze, comme les éléments du Duncanisme, de Delsarte, et d’autres mouvements, s’infiltrèrent dans le tissu richement tissé de l’Ausdrucktanz et de la danse moderne, en France, l’impulsion expérimentale n’a pas pénétré la « haute » danse de la tradition dominante, ni permis d’établir des alternatives institutionnelles au ballet, même si certaines expressions de cette impulsion, telles les danses exotiques de Djemil- Anik ou celles avant-gardistes de Caryathis, ont trouvé une place temporaire sur la scène du music-hall, dans les salles de concert ou dans les galeries. Dans un pays où la production de l’art était très centralisée, où l’État a joué un rôle essentiel dans le financement, et où le prestige conféré par une seule institution était le gage de l’acceptation culturelle, le rejet par l’Opéra des formes de danse externes à la tradition du ballet valait leur mort artistique.

36 La dissolution de la classe de rythmique de l’Opéra en 1925 a marqué le début de la fin de l’expérimentation de la danse née en France dans les années précédant la première guerre mondiale, des influences combinées de Duncan, de l’esthétisme, l’exotisme, l’eurythmique, et les Ballets Russes. Toutes ces tendances étaient réunies dans le Théâtre des Arts, peut-être pas assez bien, mais d’une manière qui s’est avérée

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suffisamment intéressante pour transformer plusieurs danseurs en chorégraphes. Comme Denishawn, le Théâtre des Arts était un creuset de talents de la danse « moderne », avec cette différence que, comme les Ballets Russes, il était aussi un lieu de rencontre pour les peintres et les compositeurs de premier ordre. Quand Jacques Rouché signa l’ordre de dissoudre la troupe qu’il avait fondée et défendue à grand coût, il indiqua que la danse contemporaine à l’Opéra concernerait désormais exclusivement le ballet. Non pas l’ancien ballet, avec ses ballerines italiennes et ses maîtres de ballet d’Europe occidentale, mais une version maison du nouveau modèle russe de ballet, centré sur l’homme et d’aspiration nationaliste. La nomination de comme maître de ballet et de Serge Lifar comme premier danseur après la mort de Diaghilev et l’effondrement des Ballets Russes tendaient à importer le modèle à succès des dernières années de Diaghilev à l’Opéra - une intention trahie, ou du moins seulement en partie réalisée par la théâtralité flamboyante des ballets de Lifar des années 1930. Après le départ de Nijinska, avec toutes les rythmiciennes chorégraphes, l’Opéra a cessé de soutenir l’ambition créatrice (contrairement à celle d’interprètes) des femmes. Rouché était très loin de l’époque où le nouveau était un possible plutôt qu’une trahison de la grande tradition, lorsque l’exploration de techniques en dehors de la danse d’école n’était pas toujours condamnée comme un passe-temps pour dilettantes, et lorsque des œuvres comme Le Sacre du printemps choquaient le monde. On aimerait penser qu’il songeait parfois à ces jours et, pour un instant fugace, sentait combien avait été perdu.

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NOTES

1. On ne peut pas affirmer absolument que les destinataires étaient exclusivement des femmes, mais toutes les réponses provenaient de danseuses, et la classe de Mauri était uniquement destinée aux femmes. 2. Archives nationales, dorénavant AN, AJ13/1206 (II). 3. Nommé en 1913, Rouché ne prend pas service officiellement avant 1915 à cause du déclanchement de la première guerre mondiale. 4. Voir, par exemple, la critique de LALOY de la version de Léo Staats du ballet Namouna (« La Musique », La Grande Revue, 10 avril 1908, pp. 608-611) ; d’Isadora Duncan (« La Musique », La Grande Revue, 10 mars 1909, pp. 184-188) ; du ballet Le Pavillon d’Armide de Michel Fokine et de la production par Diaghilev de l’opéra Prince Igor d’Alexander Borodine (« La Musique », La Grande Revue, 10 juin 1909, pp. 607-610) ; la version en deux actes du Lac des cygnes de Olga Preobrajenska

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à l’Hippodrome de Londres (« Le Ballet Russe à Londres », La Grande Revue, 25 juin 1910, pp. 864-866). Pour les « Notes d’un peintre », de Matisse voir La Grande Revue, 25 décembre 1908, pp. 731-747 ; pour « Le Rythme au Théâtre » de Emile Jaques-Dalcroze, La Grande Revue, 10 juin 1910, pp. 539-550. Des dessins d’André Dunoyer de Segonzac accompagnaient les articles de Jaques-Dalcroze et Laloy (sur Duncan), et aussi le compte rendu de Toulet de la saison de Diaghilev de 1910 (« La Saison Russe à Paris », La Grande Revue, 25 juin 1910, pp. 867-873). 5. ROUCHÉ Jacques, L’Art théâtral moderne, Paris, Cornely, 1910. Une nouvelle édition est parue en 1924. 6. La première française de La Profession de Madame Warren (1912) de George Bernard Shaw, l’adaptation de Les Frères Karamazov (1911) par Jacques Copeau, l’adaptation de la « tragédie populaire » de Henri Ghéon Le Pain (1911), Le Carnaval des Enfants (1910) de Saint-Georges de Bouhelier. 7. Sur la double carrière de Piot comme peintre de fresques et dessinateur voir RAPETTI Rodolph, « René Piot et le renouveau de la fresque », pp. 6-31 ; KAHANE Martine, « René Piot. Décors de théâtre », in René Piot, 1866-1934, catalogue de l’exposition, Paris, Musée d’Orsay, 26 février-27 mai 1991, pp. 32-76. 8. « Mise en scène en crise, ou crise de mise en scène ? Ce que j’ai fait au Théâtre des Arts. Ce que je fais et veux faire à l’Opéra », Excelsior, n. d., Dossier d’artiste (Jacques Rouché), Bibliothèque- Musée de l’Opéra (dorénavant BMO), Paris. 9. DEBEY Jacques, « Au Théâtre des Arts », Comœdia Illustré, 20 avril 1913, p. 655. 10. Parmi lesquels : Les Folies françaises, ou les Dominos (1911) de Laly, sur une musique de François Couperin, et Dolly (1913), sur une musique de Gabriel Fauré, L’Amoureuse Leçon (1913) de Catulle Mendès, sur une musique de Alfred Bruneau, Le Festin de l’Araignée (1913) de Gilbert de Voisins, sur une musique d’Albert Roussel, et Ma Mère l’Oye de Maurice Ravel, adapté par le compositeurs à partir de la suite pour piano originale. 11. Adélaïde, ou le Langage des fleurs fut mis en scène par François Ambrosini à l’Opéra en 1917. La Tragédie de Salomé, de Nicola Guerra, en 1919 ; La Péri, dans une nouvelle version de Clustine pour Anna Pavlova et Hubert Stowitts, en 1921, Istar, de Léo Staats, en 1924. Ma Mère l’Oye fut donné à l’Opéra en 1915. 12. Ravel apprécia la contribution de Hugard et des autres collaborateurs du ballet. Dans une lettre datée du 1er février 1912, il écrivit à Rouché : « Dès le principe, votre idée de mettre à la scène Ma Mère l’Oye m’avait séduit. Depuis longtemps, je rêvais de donner une œuvre à ce Théâtre des Arts qui, seul en France, nous apporte actuellement quelque chose de neuf. Cependant, je n’osais espérer aussi totale cette joie, délicieuse pour un auteur, de voir réalisée une œuvre scénique telle, exactement, qu’il l’avait conçue. L’harmonie somptueuse et délicate des décors et des costumes de Drésa, d’une logique théâtrale si neuve, si personnelle, me semble le commentaire le plus parfait de ma fantaisie musicale. J’ai trouvé également, en Madame Hugard, une collaboratrice intelligente et fine, qui s’est donnée à tâche d’observer jusqu’aux moindres de mes indications, et de les mettre en scène de façon élégante et spirituelle. Tous mes interprètes, grands et petits enfants, ont apporté à leurs rôles, même modestes, une conscience artistique qui m’a ravi et profondément touché [...] Je veux surtout, cher monsieur Rouché, vous exprimer mon plaisir d’avoir rencontré un directeur artiste, dont le souci constant est de respecter l’idée de l’auteur, tout en l’aidant des conseils éclairés d’un homme de goût » RAVEL Maurice, Lettres, écrits, entretiens, édité par ORENSTEIN Arbie, traduction COLLINS Dennis, commentaire TOUZELET Jean, Paris, Flammarion, 1989, pp. 122-23. Dans cette période, Hugard était probablement danseuse à l’Opéra ; en 1932, elle était définitivement salariée, probablement comme enseignante ou régisseur. Écrivaine à la plume facile, elle publia un article sur l’Opéra, « Du Ballet classique », pour le volume Les Spectacles à travers les ages, musique, danse, Paris, Éditions du Cygne, 1932, pp. 193-212, et la préface de l’album de gravures sur bois des danseuses de l’Opéra de MAILLOL

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Gaspard, Danseuses, Paris, La Presse à Bras, 1932. Elle est identifiée dans l’album de Maillol comme « Jane Hugard de l’Opéra ». 13. Namouna fut créé à l’Opéra en 1882 par Lucien Petipa. La première à Paris de Javotte eut lieu à l’Opéra-Comique en 1899, avec une chorégraphie de Madame Mariquita. Sur la carrière de Staats, voir DORRIS George, « Léo Staats at the Roxy, 1926-1928 », Dance Research, 13, n° 1, été 1995, pp. 84-99 ; BABSKY Monique, « Staats, Léo », International Encyclopedia of Dance ; LECOMTE Nathalie, « Staats, Léo », Dictionnaire de la Danse, LE MOAL Philippe (dir.), Paris, Larousse/La librairie de la Danse, 1999. Des références éparses sur Staats se trouvent dans le chapitre « Une période de transition » dans GUEST Ivor, Le Ballet de l’Opéra de Paris, Trois siècles d’histoire et de tradition, traduction de Paul Alexandre, édition revue, Paris, Flammarion, 2001. 14. Pour ses photographies dans La Danse prohibée, voir CODAK Jean, « Sahary-Djeli, The ‘Mysterious One’», Arabesque, novembre-décembre 1986, pp. 12-13, et la couverture du même numéro. 15. En 1913, par exemple, il a été le partenaire d’Ariane Hugon, une autre danseuse de l’Opéra, dans « L’Amoureuse Leçon ». 16. JOUHANDEAU Élise, Joies et douleurs d’une belle excentrique. L’Altesse des hasards, Paris, Flammarion, 1954, pp. 13 ; 19. 17. LEVINSON André, La Danse d’aujourd’hui, Études, Notes, Portraits, Paris, Duchartre et Van Buggenhoudt, 1929, p. 456. 18. Écrivain prolifique, d’Udine était l’auteur de Dissonance, un conte musical, Paris, Éditions du Courrier Musical, 1901-1902 ; Gluck, Paris, Henri Laurens, 1906 ; L’Art et le Geste, Paris, F. Alcan, 1910 ; Qu’est-ce que la Danse ?, Paris, Henri Laurens, 1921 ; Traité complet de géométrie rythmique, Paris, Heugel, 1926 ; Qu’est-ce que la peinture et les autres arts plastiques ?, Paris, Henri Laurens, 1929. Le vrai nom de d’Udine était Albert Cozanet. Je dois à Selma Odum l’information sur Madame Barbey-Rouché. 19. Jouhandeau, pp. 37 ; 63. Selon Caryathis, Staats et les autres danseurs de la distribution aussi composèrent leurs danses (p. 62). 20. Ibid., p. 101. 21. Ibid., p. 227. Caryathis écrit que Dullin avait réussi à « circumvenir » Rouché, qui engagea un de ses amis à la place. 22. Les Mémoires du Baron Mollet, Paris, Gallimard, 1963, p. 134. « La Fête nègre », qui eut lieu le 9 juin 1919, avait été organisée avec la « Première Exposition d’art nègre et d’art océanien » de Guillaume à la Galerie Devambez, du 10 au 31 mai 1919. Sur les différentes activités de Guillaume et l’intérêt pour l’art africain dans le milieu de l’avant-garde parisienne, voir GIRAUDON Colette, Les Arts à Paris chez Paul Guillaume 1918-1935, catalogue de l’exposition au Musée de l’Orangerie, 14 septembre 1993-3 janvier 1994 ; GUILLAUME Paul, Les Écrits de Paul Guillaume, Neuchâtel, Éditions Ides et Calendes, 1993 ; SAMALTANOS Katia, Apollinaire, Catalyst for Primitivism, Picabia, and Duchamp, Ann Arbor, UMI Research Press, 1984, en particulier le chapitre 2, « Apollinaire and Primitivism ». 23. « Dans les Théâtres », Le Gaulois, 2 avril 1919, p. 4. 24. GREGH Fernand, « Le Deuxième Spectacle de L’Oasis », Comœdia, 25 juin 1921, p. 1. 25. VOLTA Ornella, Satie et la danse, Paris, Éditions Plume, 1992, pp. 45-50. 26. LEVINSON André, La Danse d’aujourd’hui, op. cit., p. 469. 27. « Petites nouvelles théâtrales », Comœdia, 16 décembre 1924, p. 2. Sur la photographie de Man Ray de Marcel Duchamp et Bronia Perlmutter, tous les deux nus, dans la scène de Adam et Ève du Ciné-Sketch, voir le site web du Philadelphia Museum of Art : http://www.philamuseum.org/ collections/permanent/109811.html ?mulR =68. L’image est reproduite aussi dans KLÜVER Billy, MARTIN Julie, Kiki of Montparnasse, Artists and Lovers 1900-1930, New York, Abrams, 1989, p. 137. 28. ARNYVELDE André, « Écoles de beauté », Je sais tout-Noël, 15 novembre 1913, pp. 612-613.

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29. Le Baron Mollet la décrit comme une noire « Martiniquaise » (Les Mémoires du Baron Mollet, p. 134). Les photographies de l’époque indiquent qu’elle était métissée, plus proche de la couleur café au lait, comme Levinson décrit son « beau torse », dans une critique de 1922 (« Classicisme et exotisme », La Danse au Théâtre, Paris, Bloud & Gay, 1924, p. 136). Pour les photographies, voir LEVINSON André, La Danse d’aujourd’hui, op. cit., pp. 299 et 306 et LEVINSON André, Les Visages de la danse, Paris, Grasset, 1933, p. 247. 30. Les Mémoires du Baron Mollet, op. cit., p. 134. 31. LEVINSON André, La Danse au Théâtre, op. cit., p. 136. 32. Dans La Danse d’aujourd’hui, Levinson réprimande Djemil précisément pour cet aspect de son travail : « Chacune de ses images exotiques [...] a une valeur d’atmosphère [...]. Ses escales [...] la conduisent, par Shanghaï, Ankhor-Wat, Delhi et Baalbek, des bords du Sumida sur les quais d’Alger ; à peine atterrie, elle s’embarque pour les Antilles parfumées [...]. J’ai pu admirer la volonté intelligente, le corps robuste et beau, l’application de cette artiste isolée qui cherche obstinément et ajoute sans cesse à ces créations. Mais j’ai jugé sa méthode avec un scepticisme extrême [...]. Or, Mlle Djemil-Anik ne cesse de cacher son véritable visage sous des masques aussitôt rejetés que pris [...]. [Elle] s’adonne au pastiche, prenant pour points de repère des monuments figurés. C’est peut-être une erreur de demander conseil aux pierres [...]. [L]es conventions qui déterminent leurs formes immuables sont irréductibles à l’élan saltatoire [...]. Le Bodhisatwa accroupi dont Mlle Djemil reproduit la pose hiératique au début d’une danse, attend avec impatience de reprendre sa pose initiale » (p. 307). 33. PIOT René, lettre à Jacques Rouché, n. d. [1911]. Fonds Rouché, Th. des Arts, R8(4), Pièce 15(7), BMO. 34. PIOT René, lettre à Jacques Rouché, n. d. [1911 ?]. Fonds Rouché, Th. des Arts, R8(4), Pièce 15(9), BMO. 35. PIOT René, lettre à Jacques Rouché, n. d. [1912 ?]. Fonds Rouché, Th. des Arts R8(4), Pièce 15(19), BMO. 36. PIOT René, lettre à Jacques Rouché, n. d. [1912 ?]. Fonds Rouché, Th. des Arts R8(4), Pièce 15(28), BMO. 37. Probablement Teresina Negri, une danseuse de l’Opéra Comique. 38. PIOT René, lettre à Jacques Rouché, n. d. [1912 ?]. Fonds Rouché, Th. des Arts, R8(4), Pièce 15(24), BMO. 39. Bien que les Ballets Russes se soient produits à l’Opéra en 1910 et 1914, la plupart de leurs saisons d’avant guerre avaient été données au Théâtre du Châtelet et au Théâtre des Champs- Élysées. 40. Comme Castor et Pollux de Rameau (1918) et Le Triomphe de l’Amour de Lully (1925). 41. Comme Les Abeilles (1917), sur la musique d’Igor Stravinsky et Adélaïde, ou le langage des fleurs (1917), sur la musique de Ravel. 42. « Courrier des théâtres », Le Figaro, 19 septembre 1916, p. 4. 43. SPECTOR Irwin, Rhythm and Life, The Work of Emile Jaques-Dalcroze, Stuyvesant, NY, Pendragon Press, 1990, pp. 82 ; 224 ; 230. 44. ROUCHÉ Jacques, « La Danse en Russie (Impressions de voyage, hiver 1914) », in L’Art du Ballet des origines à nos jours, Paris, Éditions de Tambourinaire, 1952, p. 100. 45. Sur Honegger, voir SPECTOR Irwin, op. cit., pp. 254-257 ; pour Claudel, voir son article « Sur la Musique », L’Opéra de Paris, n 2, octobre-novembre 1950, p. 4. Claudel écrit, « [Je] dois avouer que j’ai la plus grande sympathie pour les idées de Jacques [sic] Dalcroze. J’ai assisté, autrefois, à Hellerau, à une représentation de l’Orphée de Gluck, réglée par lui, que j’ai trouvée de toute beauté. Quand une école véritable, jusqu’ici inexistante, sera fondée pour la formation des acteurs, la doctrine de Jacques [sic] Dalcroze y jouera un rôle fondamental. Pas un pas, pas un geste de l’acteur, ne doit se faire en dehors d’une certaine oreille intérieurement prêtée à la mesure. »

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46. Voir, par exemple, JAQUES-DALCROZE Emile, « Le Rythme, les races et les tempéraments », Mercure de France, 1er avril 1919, pp. 408-422 ; « Rythmiciennes », Femina, 1er août 1919, pp. 27-30 ; BOISSON Marius, « Le Mouvement discipliné par le rythme des sons. M. Jaques-Dalcroze fait une démonstration de sa méthode intégrale d’eurythmie », Comœdia, 13 février 1920, p. 1 ; VANDÉREM Fernand, « Rythmique », Femina, avril 1920, pp. 2-6 ; BERTEVAL W., « L’Enseignement de la Musique par la Méthode Jacques-Dalcroze, la gymnastique rythmique », La Grande Revue, 1er juillet 1923, pp. 119-132. En 1921 et 1922 La Danse consacre plusieurs articles aux enseignants et chorégraphes associés au mouvement eurythmique. Voir par exemple, JEANNERET Albert, « La Rythmique », La Danse, février 1921, n. p. ; GLIGER André, « Jeanne Ronsay et la beauté nouvelle », La Danse, août 1921, n. p. ; STROHL D., « Danses gymnastiques », La Danse, septembre 1921, n. p. ; SENTENAC Paul, « La Danseuse Romana et son école », La Danse, octobre 1921, n. p. ; D’HAUTRELIEU F., « Madame Geneviève Petit, Prêtresse du rythme », La Danse, novembre 1921, n. p., et « La Gymnastique harmonique », La Danse, mars 1922, n. p. Albert Jeanneret, frère de l’architecte Le Corbusier, était un compositeur et enseignant dalcrozien qui avait étudié à Hellerau (SPECTOR Irwin, op. cit., pp. 153 et 157). 47. VAILLAT Léandre, Ballets de l’Opéra de Paris (Ballets dans les opéras et nouveaux ballets), Paris, Compagnie française des arts graphiques, 1947, p. 104. 48. Marie Louise Morente, une danseuse du corps de ballet, était parmi les rares qui choisirent de suivre les « cours de plastique ». Sa lettre du 2 décembre 1917 est classée avec les autres réponses à la question de Rouché dans AJ13/1206 (II), AN. 49. ROUCHÉ Jacques, « La Danse en Russie », op. cit., p. 100. 50. Olga Soutzo, lettre à Jacques Rouché, 11 septembre 1917. Blanche Guillemin était une autre danseuse ayant fait bon accueil au « stimulus » de la découverte de « nouvelles tendances de l’art de la danse», tout en ayant choisi de continuer à étudier avec Mauri (4 septembre 1917). 51. COPPÉE François, « La Danse à l’Opéra. À propos d’un ballet », Le Figaro Illustré, février 1895, p. 31. C’était un numéro spécial sur l’Opéra. 52. Jeannine Laugier, lettre à Jacques Rouché, n. d. [septembre 1917]. En 1925, en négociant un possible poste d’enseignante à l’Opéra, Bronislava Nijinska insista (par l’intermédiaire de sa belle-sœur Romola Nijinsky, qui à l’époque était son agent), indiquant que des classes « de 1 1/2 à 2 heures seront indispensables » (Romola Nijinsky, lettre à Jacques Rouché, 3 avril 1925, AJ13/1213, d. V., item 1097, AN). 53. Camille Bos, lettre à Jacques Rouché, 5 septembre 1917. 54. Jeanne Schwarz, lettre à Jacques Rouché, 13 septembre 1917. 55. La liste est dans le Fonds Rouché, pièce 106, BMO. Les danseurs qui n’ont pas répondu au questionnaire sont indiqués ainsi. 56. LUSSY Ch., « Est-ce la grève à l’Opéra ? », L’Humanité, 31 décembre 1919, p. 1. 57. En 1921, George Cecil liste les rangs pour les lecteurs du The Dancing Times : second quadrille, premier quadrille, coryphées, petits sujets, grands sujets, premières danseuses, et étoiles (CECIL George, « The », The Dancing Times, janvier 1921, p. 335). 58. HUGARD Jeanne, « Du Ballet classique », op. cit., p. 208. 59. Ibid. 60. Parmi ces opéras, Castor et Pollux (1918), Salammbô de Reyer Ernest (1919), Salomé de Mariotte Antoine (1919), La Légende de Saint Christophe de Vincent d’Indy (1920), Les Chansons septembre de Francesco Malpiero (1920), Les Troyens d’Hector Berlioz (1921), Antar de Gabriel Dupont (1921), Hérodiade de Massenet (1921), Falstaff de Giuseppe Verdi (1922), Grisélidis de Massenet (1922), son Esclarmonde (1923), Padmâvatî (1923) d’Albert Roussel, Les Dieux sont morts de Charles Tournemire (1924), Miarka d’Alexandre Georges (1925), et Brocéliande d’André Bloch (1925), ainsi que des œuvres de danse, comme La Tragédie de Salomé (1919), Maïmouna (1921), Petite Suite (1922), Artemis troublée (1922), Fresques (1923), Concerto (1923), et Istar (1924). Pour la plupart des opéras voir

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VAILLAT Léandre, op. cit., pp. 104-114 ; pour les ballets et les autres opéras voir les entrées des titres danse WOLFF Stéphane, L’Opéra au Palais Garnier (1875-1962), Paris, Slatkine, 1962. 61. VAILLAT Léandre, op. cit., p. 107. 62. Pasmanik apporta aussi sa contribution dans des journaux musicaux, parfois sous le nom Pasmanik-Bespaloff. En 1924 elle écrivit un article vigoureux contre les attaques « véhémentes » d’André Levinson envers « l’hérésie rythmique » parues dans Comœdia (PASMANIK-BESPALOFF R., « Controverse chorégraphique », Comœdia, 30 juin 1924, p. 4.) Je remercie Selma Odum pour m’avoir communiqué des informations fondamentales sur elle. 63. SPECTOR Irwin, op. cit., p. 235. Howarth travailla plus tard avec les directeurs Firmin Gémier et Jacques Copeau. Il serait intéressant de savoir si Howarth est la « Mademoiselle Jasmine » qui joua le rôle de Alkippé dans Artémis troublée. 64. Nicola Guerra, lettre à Jacques Rouché, 20 janvier 1918. Fonds Rouché, pièce 166 (Guerra, Nicola), BMO. 65. Pour le répertoire journalier pendant la période mai-août 1922 (mais pas pour chaque performance du ballet dans la saison de juillet), voir les Feuilles de location, in AJ13/1428, AN. 66. « Théâtres », Le Temps, 11 juillet 1922, p. 3. 67. « Théâtres », Le Temps, 12 juillet 1922, p. 5. 68. « Théâtres », Le Temps, 18 juillet 1922, p. 4. 69. Évidemment, ni Fokine ni Rubinstein n’étaient français. Guerra était né en Italie, comme Zambelli, même si après presque trois décennies sur les planches de l’Opéra, elle était devenue une sorte de monument national français. Howarth était probablement anglaise ; Pasmanik pouvait être polonaise. L’emploi d’artistes étrangers était un des points de discussion (avec la demande d’augmentation en rapport avec le coût de la vie) dans la grève du personnel de l’Opéra qui commença à la mi-octobre 1920 et se termina à la fin de novembre. Voir, par exemple, P. S., « Le syndicalisme à l’Opéra », Le Temps, 11 octobre 1920, p. 1. Pour la carrière internationale de Guerra voir FALCONE Francesca, « Dalla notazione alla scena, Edelweiss di Nicola Guerra », Chorégraphie, 2000, pp. 203-236. Cet article fait partie d’un numéro spécial sur la danse italienne du XIXe siècle (Recupero, ricostruzione, conservazione del patrimonio coreutico italiano del XIX secolo). 70. SPECTOR Irwin, op. cit., pp. 74 ; 196-197 ; 230 ; 240. Spector affirme que Brooke fut engagée avant Jane Erb (pp. 205 ; 261), mais aucune source ne le confirme. 71. René PIOT, Lettre à Jacques Rouché, n. d. [1921], L.A.S. (Piot, René), 96, BMO. 72. SPECTOR Irwin, op. cit., pp. 156 ; 235 ; 240. 73. VAILLAT Léandre, op. cit., p. 107. 74. Dans son histoire du ballet de l’Opéra, Ivor Guest consacre un paragraphe à ce sujet ; dans son histoire de la danse moderne en France, Jacqueline Robinson l’ignore complètement. Voir Ivor GUEST, Le Ballet de l’Opéra de Paris, op. cit, p. 155, et ROBINSON Jacqueline, L’Aventure de la danse moderne en France (1920-1970), Paris, Éditions Bougé, 1990. 75. « I had a peep at Miss Howart’s [sic] Rhythmic Class, where the Dalcroze Eurhythmics are taught. Here I saw about half a dozen girls–some “grands sujets”, others merely “petits sujets” – moving round the room, keeping perhaps common time with their feet, whilst their arms beat triple time, and their bodies softly swayed from side to side. I believe it is a debateable point even at the Opera as to whether these exercises are of real value in the dancing curriculum. I should mention that in the ballet classes all are dressed alike in white, but in the Rhythmic Class regulation swimming costume is worn. », « Sitter Out », The Dancing Times, mai 1921, p. 638. 76. « Sitter Out », The Dancing Times, juillet 1921, p. 777. 77. T’SERSTEVENS Albert, À la Danseuse, Paris, Lapina, 1925, n. p. 78. LEVINSON André, « Le Répertoire, “La Tragédie de Salomé” », La Danse au Théâtre, pp. 26-27. 79. « Sitter Out », The Dancing Times, juillet 1921, pp. 777-778. 80. LALOY Louis, « La Musique, Quelques Réflexions sur le ballet moderne », La Revue de Paris, 15 mai 1922, p. 426.

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81. LEVINSON André, « En Bateau. Le Préjugé du rythme », La Danse au théâtre, pp. 15-16. 82. VAILLAT Léandre, op. cit., p. 107. 83. LEVINSON André, La Danse d’aujourd’hui, op. cit., p. 452. 84. Ibid., p. 456. 85. Dans la couverture interne du numéro de mai 1921 de The Dancing Times, Daunt apparaît dans un costume pour un ballet non identifié en portant des pointes. Dans une photographie d’un autre ballet non identifié, de style orientaliste, elle apparaît encore avec des pointes. Clippings File (Yvonne Daunt), Dance Division, New York Public Library. 86. « Sitter Out », The Dancing Times, mars 1922, p. 502. 87. VAILLAT Léandre, op. cit., p. 104. 88. Pour des photographies de différents danseurs de l’Opéra, voir la section « L’Esprit de la danse classique et le ballet d’Opéra » dans LEVINSON André, La Danse d’aujourd’hui. Je remercie Robert Greskovic pour nos échanges sur le travail des pointes. 89. « Sitter Out », The Dancing Times, May 1921, p. 638. 90. LEVINSON André, « Lettre à Mlle ***, de l’Opéra », La Danse au théâtre, p. 72. 91. Pour une critique de ce concert voir LEVINSON André, La Danse d’aujourd’hui, p. 479. 92. JOYEUX Odette, Côté jardin, mémoires d’un rat, Paris, Gallimard, 1951, pp. 163-164. 93. Ibid., pp. 165-166. 94. Ibid., p. 169. 95. LEVINSON André, « La Danse. Épitaphe », Comœdia, 21 septembre 1925, p. 2. 96. Même si la classe de rythmique fut fermée le 1 er octobre 1925, différents arrangements permirent à ses membres de continuer à être employés. À un groupe, on dit qu’il serait payé après, le 1er octobre, un montant forfaitaire pour chaque spectacle auquel on leur demanderait de participer. À un autre, on dit que leur « engagement » avec l’Opéra ne serait pas prolongé au delà du 17 février 1926. Yvonne Franck et Alice Bourgat ont reçu des lettre individuelles leur demandant de suivre un des cours de Bronislava Nijinska organisés pour les anciens membres de la section d’eurythmique, en leur faisant comprendre qu’elle aurait décidé si elles devaient rester avec la compagnie ou non. En automne 1925, à la demande de Rouché, Nijinska avait entrepris une révision de l’entraînement à l’Opéra. Voir les copies carbone des lettres de Rouché à Mlles Menolesco, Benwich, Leonardi, Lebhertz, Brousté, Kirova, Dupont, Desreaux, Belicheff, Cléo Nordi, et Rose Pluck, 8 juillet 1925 ; Mlles A. Gelot, Vignes, Fromentin, Ellanskaya, 20 juillet 1925, in AJ/13/1703, AN ; Mlles Delsaux, Mantout, Y. Franck, [ill.] Bourgat, 21 juillet 1925 ; Yvonne Franck, 10 octobre 1925 ; Mlle Alice Bourgat, Delsaux, Y. Franck, et al., 12 Oct. 1925, Fonds Rouché, Registre, 6 Apr. 1925-6 Dec. 1925, BMO (dorenavant « Registre »). Les lettres dans « Registre » sont des copies au papier carbone de la correspondance de Rouché. 97. LEVINSON André, La Danse d’aujourd’hui, pp. 200-201. 98. Rouché à Yvonne Franck, 10 octobre 1925, et à Alice Bourgat, 12 octobre 1925 ; Romola Nijinsky à Rouché, 3 avril 1925. Nijinska distribue Franck dans deux pièces (Danses Polovtsiennes du Prince Igor et Danses de la Renaissance italienne), présentées par les membres de sa compagnie au gala de l’Opéra de Paris, « La Danse à travers les Ages » du 3 décembre 1925 (Programme du gala, « Une Fête de Nuit à l’Opéra. ‘La Danse à travers les Ages », Carton 2238, BMO). Sur Nijinska à Kiev et en Russie en général pendant les années de la guerre et la période révolutionnaire, voir MUDRAK Myroslava, The New Generation and Artistic Modernism in the Ukraine, Ann Arbor, UMI Research Press, 1986, et GARAFOLA Lynn, « Amazon of the Avant-Garde, Bronislava Nijinska in Revolutionary Russia », Dance Research, 29, n° 2, hiver 2011, pp. 109-166. 99. Jacques Rouché, copie carbone d’une lettre à Jacques [sic] Dalcroze, 30 juin 1925, Registre.

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RÉSUMÉS

En 1917, Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris, crée une classe d’eurythmique pour les danseuses et danseurs de la troupe, en complément des classes de technique classique déjà existantes. L’expérience eurythmique, née de l’amitié de Rouché avec Emile Jaques-Dalcroze, est une des nombreuses initiatives de Rouché pour moderniser l’entraînement et les productions de danse à l’Opéra. Au début des années 1920, les membres de la section d’eurythmique, dont la plupart possédait une solide formation classique, intègrent le répertoire d’opéras et de ballets, interprétant des rôles de caractère et se produisant dans des œuvres spécifiquement chorégraphiées pour eux. Nonobstant le succès individuel des danseuses, la section d’eurythmique elle-même a été sévèrement critiquée par André Levinson et d’autres critiques conservateurs, convaincus qu’elle détruisait les traditions classiques de la « maison » et mettait en péril son existence. En 1924, Rouché met fin à l’expérience. Resté pratiquement inconnu, cet épisode révèle les limites de la volonté de changement artistique de Rouché et la direction de plus en plus conservatrice de sa politique en la matière, qui eut des conséquences non seulement pour l’Opéra, mais aussi pour le développement des formes de danses modernes alternatives au ballet.

In 1917 Jacques Rouché, the director of the Paris Opéra, established a eurhythmics class to supplement the existing classes in classical technique for the company’s dancers. The eurythmics experiment, which grew out of Rouché’s friendship with the Emile Jaques-Dalcroze, was one of several initiatives by Rouché to modernize the training and dance offerings at the Opéra. By the early 1920s members of the eurhythmic section, many of whom had extensive ballet training, were absorbed into the opera and ballet repertoire, performing character and mime roles in addition to appearing in works specifically choreographed for them. Although individual dancers won applause, the section itself was harshly criticized by André Levinson and other conservative critics who argued that it was destroying the classical traditions of the “house” and hammered away its existence. Finally, in 1924, Rouché put an end to the experiment. Virtually unknown, this episode reveals the limits of Rouché’s quest for artistic change and the increasingly conservative direction of his artistic policy, with consequences not only for the Opéra but also for the development of non-balletic forms of modern dance.

INDEX

Mots-clés : ballet, danse rythmique, Jaques-Dalcroze (Emile), Opéra de Paris, Rouché (Jacques) Keywords : ballet, eurythmics, Jaques-Dalcroze (Emile), Paris Opéra, Rouché (Jacques)

AUTEURS

LYNN GARAFOLA Lynn Garafola est professeure en danse au Barnard College de la Columbia University, à New York. Historienne et critique, elle est l’autrice de Diaghilev’s Ballets Russes et Legacies of Twentieth- Century Dance ; elle a dirigé de nombreux ouvrages parmi lesquels The Ballets Russes and Its World, José Limón : An Unfinished Memoir, et André Levinson on Dance : Writings from Paris in the Twenties. Elle a été la commissaire des expositions sur le « New York City Ballet », « Jerome Robbins », et les « Ballets Russes » pour la New-York Historical Society and la New York Public Library for the

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Performing Arts. Elle est lauréate de la bourse de la John Guggenheim Memorial Foundation et du Dorothy and Lewis B. Cullman Center for Scholars and Writers pour son prochain ouvrage sur la chorégraphe Bronislava Nijinska.

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L’auto-mythification : un moyen de survie

Marie Beaulieu

Qui est Ludmilla Otzup1 ?

1 Ludmilla Otzup-Gorny (nom patronymique) est d’origine russe et née à Berlin à la suite de l’émigration de sa famille lors de la révolution russe (1917). À sept ans, elle y débute des études de danse classique avec Alexandra Nikolayeva, ancienne danseuse du Ballet Bolchoï. Elle continue avec Séda Zaré (1932 à 1939)2 ; plus tard avec Xenia et Edouard Borovansky puis Eugenia Edouardova. De 1939 à 1941, elle suit des cours avec Tatiana Gsovsky et Sabine Ress. Ainsi, la formation de Ludmilla Chiriaeff est imprégnée des fondements de l’école russe.

2 Parallèlement, elle est initiée à la danse d’expression allemande par Margot Rewendt (Berlin, 1938-1944) et Harald Kreutzberg (Genève, 1949). Son entrainement auprès de pionniers de la danse moderne va affiner ses qualités expressives. Bien qu’elle ne soit jamais devenue une danseuse de haut niveau technique3, elle parviendra, grâce au mélange de formation de ballet et de danse moderne, à se faire valoir à travers une grande expressivité dans des rôles de caractère et de demi-caractère. Une expérience diversifiée lui donne une ouverture d’esprit sur des formes de danse et des démarches esthétiques différentes. Engagée comme apprentie au Nollendorftheater de Berlin en 1939, elle accède au statut de danseuse à l’Opéra de Berlin en 19424 jusqu’en 1944. Elle émigre en Suisse Romande en 1946 et y danse pour les théâtres de Genève et de Lausanne comme artiste soliste. Désireuse d’améliorer les conditions de vie de sa famille et de mieux développer sa propre carrière, elle arrive au Canada à l’hiver 1952 avec son mari, deux enfants et enceinte de huit mois5.

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Le Québec des années 19506

3 L’après-guerre dote la province de Québec d’une certaine prospérité économique. Un fédéralisme fort s’instaure à travers le Canada pour distinguer les valeurs canadiennes de celles défendues par les Américains. L’état-providence prôné par le gouvernement fédéral va trouver une opposition en la personne du premier ministre à la tête de la seule province francophone, Maurice Duplessis. Ses années de pouvoir (1936-39 et 1944-1959) vont être désignées par les historiens période de la grande noirceur. Sa proximité avec le pouvoir ecclésiastique (omniprésent à l’époque) et sa résistance à s’engager dans des réformes sociales suggérées par le gouvernement d’Ottawa vont faire en sorte de maintenir la population dans le conservatisme imposé par l’Église et le respect de valeurs traditionnelles. La situation des femmes en subit les effets.

4 La population féminine du Québec des années 1950 est confinée au rôle de femme au foyer ou de religieuse. La jeune fille qui se marie doit automatiquement renoncer à son emploi. Elle n’a pas accès à l’université et les études classiques sont réservées à l’élite masculine. Le droit de vote est obtenu du gouvernement fédéral en 1917 et au provincial en 1940. Jusqu’en 1964, la femme est frappée d’incapacité juridique au Québec : elle ne peut signer aucun document notarié, ni officiel7. La pilule contraceptive arrive en sol canadien en 1962, mais est néanmoins critiquée par l’Église. Le progrès est malgré tout inéluctable. Les deux instances, politique et religieuse, essaient de contrer une laïcisation progressive des institutions, mais leur intransigeance est contestée par une population de plus en plus instruite et ouverte sur le monde. Duplessis meurt en 1959, ouvrant la porte à une nouvelle étape de développement au Québec : la révolution tranquille. De plus, la réouverture des frontières canadiennes à l’immigration dès 1948 entraine un flot de nouveaux arrivants principalement européens, cultivés et souvent fortunés et/ou ambitieux. Une certaine polarisation s’ensuit.

5 La cohabitation des communautés francophones (pauvres pour la plupart) et anglophones (riches, le plus souvent) fera dire à certains auteurs8 que le Québec porte deux solitudes : les communautés immigrantes sont assimilées aux anglophones à cause de l’interdiction pour les non-catholiques de fréquenter l’école francophone et de ce fait, la diversité ethnique y est plus grande9. Un clivage géographique et culturel s’instaure entre les deux communautés. Sur l’île de Montréal, elles vivent dans des secteurs différents. Le développement artistique en sera le reflet.

6 Le Québec n’a pas encore de tradition artistique : il n’y a pas de maisons d’opéra, ni de lieu dédié uniquement aux arts d’interprétation10. Les Montréalais sont initiés bon an mal an aux différents courants de la danse par les compagnies européennes en tournée sur le sol américain. Montréal, plaque tournante en Amérique du Nord, accueille tous les spectacles de danse prestigieux depuis le début du XXe siècle. Anna Pavlova, Loïe Fuller, Mary Wigman, Les Ballets russes de Monte-Carlo s’y produisent à plusieurs reprises11. Ce n’est pas suffisant pour créer une tradition, intéresser un public et former des compagnies professionnelles locales. Le citadin de bonne famille voit dans la pratique de la danse une activité de loisir pour assurer le raffinement postural des jeunes filles. Plusieurs écoles s’en chargent12. Elles offrent des cours de danses sociales, de ballet, de gymnastique rythmique et de claquettes. Ainsi, la culture générale du bourgeois moyen est bien mince et sa sensibilité à l’art de la danse l’est encore plus. Demeurent populaires auprès du peuple les revues de cabarets, les spectacles du

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burlesque et du vaudeville. Vivre de son art signifie le faire dans des conditions difficiles sans support de l’État.

7 Reflet d’une société désireuse de s’adapter à la modernité et de se donner une force créatrice à la hauteur de ses aspirations, les années 1950 voient l’émergence d’organisations artistiques. La Commission Massey13 (1951) donne le coup d’envoi d’une réflexion sur la culture canadienne. Elle énonce l’importance d’une autonomie du pays en réaction à l’envahissement de la culture américaine de plus en plus intrusive. S’en suit la naissance d’une foule d’institutions vouées à la défense et au soutien des organismes à vocation artistique et culturelle. L’avènement de la télévision (société d’État CBC/SRC14) en 1952 sera un des fruits de cette réflexion.

8 Institution vouée à la création d’un sentiment d’appartenance, elle doit être accessible d’un océan à l’autre. Elle permet à la société canadienne d’affirmer son identité nationale et ses valeurs culturelles dans deux sens opposés. Très tôt, les francophones adoptent la télévision et en font le reflet de leurs valeurs culturelles tandis que les anglophones préfèrent se tourner vers le produit télévisuel américain qui leur convient davantage15. La popularité de la télévision chez les francophones va générer une programmation en fonction des aspirations culturelles de cette communauté et, de fait, apporter beaucoup d’occasions favorables à la réalisation d’émissions de toutes sortes. La musique, le théâtre, la danse et la culture populaire vont s’y épanouir.

9 La diffusion de la danse s’inscrit dans les plans de la Société d’État : « Au sujet de la danse, CBFT16 tient à encourager le plus possible cet art. On estime que la caméra devrait accomplir, pour la propagation de la danse, ce que la radio a fait pour la musique17. » Chaque production exige une équipe de créateurs : chorégraphe, concepteurs de costumes, d’éclairages, de décors et des compositeurs dans certains cas. On élabore de nombreuses créations artistiques originales. En somme, les années 1950 sont celles où le Québec et le Canada tentent de se forger une identité culturelle et la danse en fait partie.

Opportunités à saisir, le début d’une nouvelle vie

10 Un concours de circonstances permet à Ludmilla Chiriaeff une intégration professionnelle rapide au sein de sa nouvelle patrie. Peu de temps après son arrivée, elle se rend à un vernissage sachant que la directrice d’une galerie d’art (Agnès Lefort) tente de réunir des artistes pour amorcer le projet de mise sur pied d’émissions de toutes sortes dédiées à une télévision nationale. Lefort lui parle des possibilités de travailler au sein d’une équipe de production. De fil en aiguille, Ludmilla rencontre le réalisateur Jean Boisvert avec lequel elle travaillera pendant plusieurs années18.

11 La troupe des Ballets Chiriaeff est créée pour et par la télévision en 1954 19. La jeune femme s’y impose comme l’instigatrice, la chorégraphe, la maitresse de ballet et la directrice artistique de la compagnie informelle composée de danseurs locaux et de plusieurs autres, émigrés au Canada depuis peu. Une fois par mois, à une émission hebdomadaire appelée L’Heure du Concert, diffusée sur la chaine nationale de Radio- Canada, la troupe enregistre un ballet, création originale de Chiriaeff ou d’un danseur fraichement débarqué à Montréal, Eric Hyrst (1927-1996).

12 À l’époque, les apparitions continues de chorégraphies sur une chaine de télévision (société nationale de surcroit) reflètent une situation exceptionnelle en Amérique du

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Nord. Les cachets sont intéressants pour les danseurs20 et leur permettent de pratiquer leur art dans un contexte de grande visibilité. La troupe des Ballets Chiriaeff a été l’incubateur de la compagnie à naître quelques années plus tard sous le nom de Grands Ballets Canadiens (GBC, 1957). Dans toutes les déclarations subséquentes où on relate le chemin parcouru, Chiriaeff rappelle l’importance du créneau télévisuel pour démarrer un projet de compagnie : « La danse au Québec n’aurait peut-être pas fleuri avec autant d’éclat, sans l’avènement, en 1952, de cette technique bouleversante de communication, la télévision. Repliées jusque là sur eux-mêmes, les familles québécoises ne pouvaient entrevoir la puissance évocatrice de leurs membres et tenaient forcément pour suspects, les éléments étrangers qui sollicitaient leurs aspirations ensevelies21. »

13 Elle aura créé plus de 133 chorégraphies pour la télévision en 13 saisons, toutes émissions confondues22. Des contacts vont se nouer pour travailler au-delà de l’expérience télévisuelle. Dès le début de la compagnie des GBC, les collaborateurs des beaux jours de L’Heure du concert23 s’impliquent. Plusieurs la suivent dans la nouvelle aventure de compagnie.

14 Chiriaeff arrive sur le sol canadien dans un état de grande vulnérabilité : pas un sou, ni de travail en vue. Elle choisit le Québec plutôt que l’Ontario parce que l’on y parle français, sa deuxième langue. Son engagement à la télévision est une chance exceptionnelle, qu’elle saisit et heureusement, elle possède certaines connaissances cinématographiques24. Ses collaborateurs apprécient son professionnalisme comme en témoigne Jean Boisvert : « On n’avait pas l’impression que ça la bousculait. C’est assez étrange. C’est peut-être pour ça qu’on a été amis. J’ai l’impression que comme moi, elle était capable de supporter ce truc-là et de ne pas se rendre malade avec cette folie-là qui était vraiment terrible.25 » Une entrée par la grande porte dans une nouvelle patrie lui permet d’assurer la vie de sa famille26 et de se développer artistiquement. Dès lors, comment expliquer la nécessité de prendre certaines libertés dans les explications liées à son parcours artistique avant 1952 ? Encore aujourd’hui, cela demeure complexe à cerner.

Un parcours difficile à élucider

15 Linde-Howe-Beck, journaliste montréalaise a tenté pendant cinq ans d’élaborer une biographie. Elle y a renoncé, découragée par les déclarations contradictoires : « Ludmilla Chiriaeff (née Otzup, nom de scène Gorny) était une fascinante et une frustrante candidate à interviewer. Avec un zèle messianique elle abordait son sujet – la danse – déterminée à en convertir un de plus. […] Elle n’avait aucune notion du temps qui passe et refusait de répondre directement aux questions, s’engageant plutôt dans de longs monologues désordonnés. […] Elle était traitée avec respect et souvent avec déférence, elle était en soi une source d’inspiration de légendes, dont certaines semblaient prendre de l’envergure avec chaque déclaration27. »

16 Nicolle Forget, biographe autorisée, a procédé à des recherches approfondies sur Ludmilla Chiriaeff. Elle s’est déplacée en Europe pour investiguer et vérifier ses dires. Elle a osé la confronter personnellement sur un certain nombre d’affirmations28. Plus encore, sa biographe nous met en garde contre certaines contradictions. Ainsi, elle n’a étudié ni avec Michel Fokine, ni Léonid Massine, ni David Lichine comme il est indiqué dans la biographie de l’Encyclopédie canadienne de la danse29 sortie en 1999 et le Dictionnaire de la danse de Le Moal30 la même année. Elle a été figurante à l’âge de douze

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ans en 1936 sous la supervision de son professeur de l’époque, Edouard Borovansky31 pour Les Ballets de Monte-Carlo du Colonel de Basil alors sous la direction artistique de Massine. Dès son plus jeune âge, elle a tiré beaucoup d’inspiration de Fokine qui était un ami de son père, mais elle ne peut avoir étudié avec lui : à l’âge où Ludmilla aurait pu être son élève, leur route les laissait sur deux continents différents. David Lichine l’a refusée après audition en affirmant qu’elle « avait un joli corps mais qu’elle ne pourrait jamais gagner sa vie avec la danse. Il valait mieux qu’elle fasse autre chose : elle était trop grande32 ! » Elle n’a donc étudié avec aucun d’eux. Elle nous fait vaciller entre demi-vérités et mensonges.

17 Pourquoi ce désir impérieux de se doter d’une filiation artistique si prestigieuse ? Malgré leur courte existence, les Ballets Russes de Diaghilev (1909-1929) ont eu une influence considérable au XXe siècle. Il est donc compréhensible de vouloir forger son empreinte artistique et esthétique à partir de la notoriété d’artistes associés à une compagnie d’une telle envergure. Ludmilla Chiriaeff débarque sur un continent où son expérience n’est connue que par ses propres déclarations.

18 Elle camoufle certaines lacunes. Considérée comme danseuse de caractère en Europe, elle n’a pas le statut d’une danseuse de ballet. Son arrivée au Québec devient l’occasion de se ressaisir d’un rêve avorté : celui de se présenter comme une ballerine, et ainsi jouir d’une certaine crédibilité33. Elle possède déjà un nom d’origine russe. On peut soupçonner que c’est pour les mêmes raisons qu’elle va prétendre toute sa vie être née à Riga en Union soviétique où elle n’a jamais mis les pieds34. Lors de son mariage à Lausanne, elle fait inscrire sur le registre le même lieu de naissance35. Elle garde cette disposition probablement pour deux raisons : il est difficile d’en changer sans éveiller des soupçons du service de l’immigration canadienne et elle peut susciter en même temps l’admiration de ses nouveaux collègues.

19 Les documents vidéographiques réalisés au Québec36 sont le meilleur témoignage de sa formation et de son talent. Sa façon de bouger révèle une danse plus expressive que technique. On observe des gestes amples des bras et des lignes courbes ou drastiquement segmentées, une poitrine projetée vers l’avant et un tronc capable de fortes torsions. Son visage avec une expression dramatique exagérée attire toute l’attention. L’observation nous relie à ses influences esthétiques de la première vague de la danse d’expression allemande. Le décalage avec le bas de son corps est éloquent : les jambes n’ont pas été travaillées avec la technique du ballet de haut niveau37.

20 Il s’agit aussi pour elle de n’avoir à subir aucune compétition susceptible de diminuer son prestige personnel. Dans les années 1950, plusieurs danseuses professionnelles, chorégraphes et très bonnes pédagogues ont émigré au Québec, issues de différents pays touchés par la seconde guerre mondiale. Ruth Abramowitz Sorel (1904-1974), Elisabeth Leese (1916-1962) et Séda Necessian Zaré (1911-1980) ont leur propre école et leur troupe de danse amateur du côté anglophone38. La qualité de leur carrière européenne les qualifie pour contribuer à l’effort de développement de la danse39. Chacune bénéficie d’une expérience polyvalente qui correspond au profil recherché par Radio-Canada et leur orientation esthétique est semblable à celle de Ludmilla.

21 Aucune d’elle ne sera impliquée dans les projets de l’artiste pour l’aider à réaliser sa mission40. Encore plus troublant, Zaré a été son professeur de ballet à Berlin pendant de nombreuses années. Est-ce que Chiriaeff ne veut pas courir le risque qu’une autre femme lui fasse de l’ombre ? C’est fort probable puisque leur expérience se vaut et elle le sait. Peut-être se croit-elle tout à fait capable d’assurer seule la création

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chorégraphique associée à ses contrats télévisuels versés dans un répertoire semblable à l’expertise de ses compatriotes ? Quand elle créera les Grands Ballets Canadiens en 1957, elle fera appel plutôt à des hommes de prestige du monde du ballet venus de l’étranger pour l’aider à développer le répertoire d’une compagnie de danse : Nicolas Zvereff (1888-1965), Anton Dolin (1904-1983), Edward Caton (1900-1981) et enfin Fernand Nault41 (1920-2006). Chiriaeff semble plus à l’aise dans un univers masculin. Elle y maintient l’admiration, le prestige et elle y élimine la compétition tout en rejetant la solidarité féminine.

22 Son besoin de sympathie se révèle tout aussi important que celui de se présenter comme une grande danseuse. Elle joue la carte de la persécution et se victimise. L’amplification, les demi-vérités, les non-dits et le mensonge se côtoient, caractéristiques du misérabilisme entretenu pour forcer l’estime de ses congénères, autant en ce qui concerne son parcours de vie personnelle que sa vie professionnelle. Elle va entretenir une très grande confusion sur les évènements de sa vie durant la seconde guerre mondiale, laissant présumer qu’elle a été internée dans les camps de concentration. Ses différentes déclarations sur le sujet varient selon les articles. En 1955, déjà la confusion émergeait : « Je fus internée dans des camps de concentration, envoyée en usine. Jusqu’au moment, au bout de quatre ans, où je parvins à m’évader…42 ». En 1973, elle dit : « Pourquoi avais-je moi, survécu aux camps de concentration et aux bombardements alors que des milliers de gens en avaient péri (sic)43. » La réalité est qu’elle a été réquisitionnée pour travailler dans une usine d’armement nazie44. Afin de rectifier les faits, Forget se rend en Allemagne, épluche les registres et procède à plusieurs entrevues. Elle met à jour la liberté biographique prise par la jeune femme avant son arrivée au Canada dans une demande au Jewish Welfare Committee45. En effet, Chiriaeff y affirme avoir été internée à Oranienburg.

La victimisation

23 Chiriaeff n’a pas dit la vérité sur son passé. Arrivée au Canada, elle continue d’amplifier la portée de certains évènements. Dans quel but ? Son intégration s’est faite par la grande porte. Elle est à même de constater que de ce côté de l’Atlantique sa vie n’est nullement mise en danger par le système politique. Pourtant, la jeune femme semble subir encore de la persécution dans sa nouvelle patrie ou, du moins, veut le faire croire.

24 Elle affirme lors d’entrevues, que ses enfants n’ont pu intégrer l’école catholique parce qu’elle est danseuse et vit de la danse. La réalité est toute autre. Rappelons que l’impossibilité des enfants à fréquenter les écoles catholiques était liée à un règlement de juridiction provinciale dans lequel les enfants d’une autre religion devaient être intégrés dans les écoles protestantes. Ses enfants sont de confession grecque- orthodoxe. Encore ici, elle se sert de semi-vérités et les journalistes relatent ses propos sans mettre en doute sa parole. L’antagonisme qu’elle cherche à créer avec le clergé catholique nous amène sur la piste de la victimisation si on considère que des religieux lui permettent de développer son art. Le Père Bradet, de la congrégation des Dominicains de la paroisse Notre-Dame-de-Grâce à Montréal, la convie à donner des cours au centre de loisir46 du quartier ; les religieuses de la Congrégation Notre-Dame l’invitent à donner une démonstration à l’école Villa-Maria. La prestation vise à inciter les jeunes filles à suivre ses cours47.

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25 Chiriaeff affirme que des lettres de menaces lui sont adressées régulièrement. Notre analyse de ses archives confirme l’existence de trois missives. Elles montrent davantage les signes d’une déficience intellectuelle ou d’un fanatisme dérangé. Présumer qu’elle va brûler en enfer si elle continue de pratiquer la danse, nous informe de l’aspect délirant de ces lettres mais aussi témoigne de la présence de certains préjugés face à la danse dans la culture canadienne-française. Cette société conservatrice des années 1950 voit le clergé contrôler les pratiques en danse, qui se limitent alors à celles des danses traditionnelles, bals, réceptions et revues musicales. Pourtant, même s’il est vu d’un mauvais œil d’embrasser une carrière de danse, la société est assez tolérante pour respecter les artistes qui en font un métier, du moins chez les filles48. La victimisation contribue à alimenter le début d’un mythe.

L’auto-mythification

26 Comment le processus d’auto-mythification s’organise-t-il et quels facteurs lui donnent-ils naissance ? Plusieurs éléments fictionnels présentés ici offrent des pistes pour interroger les dispositifs liés à la transformation de la réalité comme nous venons de l’exposer avec la victimisation. La configuration du phénomène produit des effets sur notre compréhension de la complexité du personnage et celle inévitablement plus large de l’histoire. Nous constatons aussi que le mythe se construit progressivement à partir du discours tenu par la personne elle-même à son sujet.

27 Dès lors, notre étude permet d’identifier les stratégies élaborées par Chiriaeff pour nourrir un besoin de reconnaissance, augmenter son estime personnelle et donner à sa vie une dimension héroïque et mythique. Elle bricole sa biographie. Elle modifie des aspects de son vécu, de certaines situations compromettantes pour frapper l’imagination et évite d’aborder ce qui gêne : sa naissance russe plutôt qu’allemande (moins prestigieuse), sa formation auprès d’artistes illustres connus sur la scène internationale. Elle substitue les camps de concentration aux camps de travail. Les différentes stratégies d’évitement de la réalité49 engagent peu à peu Ludmilla Chiriaeff dans l’élaboration du jeu qui l’amène vers une forme d’auto-mythification. Elle peut reconstruire sa propre histoire et en devient l’héroïne à la hauteur de ses aspirations.

28 La persécution factice au sein de sa nouvelle patrie relève de la présence d’un facteur important : le phénomène de l’amplification dans le sens du tragique. Il s’agit de déplacer l’attention de l’interlocuteur. L’effet en est l’image d’une faible femme persécutée. Comment ses collègues tous masculins à Radio-Canada et les fonctionnaires des différents gouvernements peuvent-ils alors lui refuser ce qu’elle demande ou lui attribuer de quelconques fautes ? Tout au plus, ce sera considéré comme des maladresses. Le machisme québécois est encore très présent dans les années 1950 et 1960 et on continue de croire à la notion du sexe faible.

29 Il importe de préciser le sens entendu ici de la notion de mythe à savoir la valeur sémantique d’une fiction50. Ludmilla Chiriaeff cumule plusieurs éléments fictionnels. Elle modifie son expérience vécue pour se donner une image de femme à la fois forte et fragile. À la caméra, elle insiste sur les évènements tragiques de sa vie, les répète inlassablement : elle a survécu miraculeusement aux affres de la guerre. Ses histoires auxquelles elle donne un sens métaphorique deviennent les signes de son destin. Elle a frappé l’imaginaire des journalistes et encourage le sensationnalisme. Devant sa grande émotivité51 à parler de son parcours il devient indécent de fouiller plus à fond son

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passé. Chiriaeff construit et organise son propre mythe, le nourrit sans relâche et en arrive à imposer une image publique au-delà du réel vécu. Nous sommes submergés par le tragique d’une vie et le rêve de la ballerine qui a été en contact avec les grands artistes de la danse de ce monde. Nous comprenons mieux aussi sa fragilité personnelle.

30 Tant de chroniques, d’articles, de documentaires ont été produits avec de fausses informations qu’il est difficile de faire marche arrière sans discréditer producteurs, journalistes et écrivains. Comme les livres vraiment documentés sont lus par peu d’individus, la légende continue de se propager. Le mythe apparait. Quand les encyclopédies publient son histoire avec les erreurs, il est aussi difficile de rectifier le tir52. Dès lors, la représentation collective de la personnalité fictionnelle fait en sorte que le personnage finit par jouir d’une autorité et d’un pouvoir énorme. L’icône devient intouchable et peut difficilement être contestée. Elle devient investie d’une grande autorité publique.

Et après !

31 Modifier son parcours de vie pour enjoliver la réalité et se donner davantage de crédit n’altère en rien le dévouement et les réalisations de Chiriaeff dans ce cas-ci. En revanche, laisser croire à une population entière pendant plus de cinquante ans des faits tronqués, interroge sur une ambition démesurée. À ce titre, Ludmilla Chiriaeff tient du fin stratège pour atteindre ses objectifs professionnels. En étant peu à connaitre l’histoire réelle, il sera très difficile de changer maintenant la perception de la population d’une histoire fantasmée et publique. Le mythe n’a pas de valeur scientifique mais forge l’histoire.

32 L’analyse du décalage entre son discours et la réalité nous informe davantage sur sa personnalité qui manque d’assurance et sur les enjeux liés à la survie d’une femme et d’une artiste dans sa société d’accueil. Et même après avoir fait la démonstration de son auto-mythification, on peut encore s’interroger : est-il nécessaire de changer les représentations ? Nous répondrons oui dans la mesure où l’exercice permet de reconnaitre la contribution d’autres femmes à l’histoire de la danse au Québec dans les mêmes années. Par contre, la manipulation de Ludmilla Chiriaeff exercée sur la société d’accueil ne diminue en rien son mérite et ce qu’elle a accompli. Elle est devenue une personnalité marquante du XXe siècle au Canada. C’est une des rares femmes à avoir établi des institutions culturelles durables au Québec. Elle a fondé une compagnie de danse professionnelle, la plus ancienne dans la province, une des plus importantes au Canada (les GBC) et l’école de formation professionnelle la plus prestigieuse au Québec (L’École supérieure de danse du Québec). Pourtant, modifier la réalité était-il nécessaire pour accomplir son œuvre ? Nous nous permettons d’en douter.

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LE POITTEVIN Remy, « Ludmilla Chiriaeff, ex-pensionnaire du colonel de Basil veut faire du ballet un art populaire (grâce à la T.V) », Le Journal des Vedettes, Montréal, 21 août, 1955, pp. 9-11.

LINTEAU Paul-André, DUROCHER René, ROBERT Jean-Claude, Histoire du Québec contemporain, 2e éd., vol. II, Montréal, Boréal, 1989.

Québec/Amérique, repères chronologiques qui accompagnent le lancement de la biographie de Nicolle Forget, mai 2006.

RDI, Ludmilla Chiriaeff à Maisonneuve à l’écoute, Montréal, Le réseau de l’information, 1996.

ROY Jean, 6 septembre 1952 : les débuts de la télévision canadienne, Montréal, Production Euréka, 2000.

SAMSON Marc, « Ludmilla Chiriaeff et la prise de conscience de la danse au Québec », Le Soleil, Montréal, 17 février 1973.

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA, « La Semaine à Radio-Canada », Montréal, Société Radio-Canada, 1952, vol. II, n° 48, p. 3.

TEMBECK Iro, Danser à Montréal, germination d’une histoire chorégraphique, Montréal, 1ère édition, Presses de l’Université du Québec à Montréal, 1991.

Fonds d’archives Ludmilla Chiriaeff.

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NOTES

1. Section tirée du livre FORGET Nicolle, Chiriaeff : danser pour ne pas mourir, Montréal, Québec Amérique, 2006. 2. Il existe une contradiction entre les biographies générales de Chiriaeff et le travail de Nicolle Forget. Dans les premières, Ludmilla étudie avec Zaré entre 1939 et 1941. Dans la biographie de Forget, il est affirmé que, rapidement dans la formation de la jeune femme, Séda Zaré prend la relève d’Alexandra Nikolayeva en 1932 ou 1933 jusqu’en 1941. Lors d’une entrevue, l’auteure a confirmé la différence entre ses recherches et les biographies officielles, qu’elle ne peut expliquer. BEAULIEU Marie, Entrevue avec Nicolle Forget, 23 mars 2005. 3. Les films dans lesquels on la voit danser permettent de l’affirmer. Voir la bibliographie pour la liste des films. 4. Forget mentionne que la première page du contrat consulté dans les archives est arrachée ainsi que le dernier chiffre de l’année. La bonne foi du témoignage de Chiriaeff prévaut. FORGET Nicolle, op. cit., p. 126. 5. Iro Tembeck montre comment la danse classique a pris ancrage dès le début du XX e siècle à Montréal, mais les documents télévisuels et la majorité des écrits produits au Québec continuent de l’occulter avant la venue de Ludmilla Chiriaeff. TEMBECK Iro, Danser à Montréal, germination d’une histoire chorégraphique, Montréal, (1ère édition), Presses de l’Université du Québec à Montréal, 1991. 6. Section inspirée par LINTEAU Paul-André, DUROCHER René, ROBERT Jean-Claude, Histoire du Québec contemporain, 2e éd., vol. II, Montréal, Boréal, 1989. 7. FORGET Nicolle, op. cit., p. 576. 8. LINTEAU Paul-André, et al., op. cit., 1989. GERMAIN Annick, « La culture urbaine au pluriel ? Métropole et ethnicité » in LEMIEUX Denise (dir.), Traité de la culture, Montréal, Les éditions de l’IQRC, 2002, pp. 121-134. 9. Ibid., p. 125. 10. Les spectacles se tiennent aux mêmes endroits que le cinéma. BEAULIEU Marie, « Loïe Fuller et la danse de la lumière à Montréal », in LARIVIÈRE Marie-José, ST-JACQUES Denis (dir.), Chroniques de la vie culturelle à Montréal, De la Belle Époque à la Crise, Montréal, Nota Bene, à paraitre janvier 2015. 11. Ibid., p. 7. 12. TEMBECK Iro, op. cit., chapitres 2 et 3. 13. Commission royale d’enquête sur l’avancement des sciences, des arts et des lettres au Canada. 14. Canadian Broadcasting Company pour les anglophones et Société Radio-Canada pour les francophones. 15. ROY Jean, 6 septembre 1952 : les débuts de la télévision canadienne. Montréal, Production Euréka, 2000. 16. La station de télévision de Radio-Canada à Montréal. 17. SOCIÉTÉ RADIO-CANADA, « La Semaine à Radio-Canada », Montréal, Société Radio-Canada, 1952, vol. II, n° 48, p. 3. 18. FORGET Nicolle, op. cit., p. 225. 19. La constitution des Ballets Chiriaeff, aux fins de la programmation culturelle de la télévision, est une création temporaire ; elle n’est pas incorporée selon les lois en vigueur. Elle permet de désigner le groupe de danseurs qui collabore aux émissions télévisées sur le réseau national CBC/ SRC dans lesquelles sont incluses des parties dansées. 20. BOWRING Amy, « Sacrifice in the Studio: A History of Working Conditions, Contracts, and Unions for Dance in Canada, 1900-1980 » in JACKSON Naomi (dir.), Right to Dance, Banff, « The Banff Centre Press », 2004, p. 136. 21. Grands Ballets Canadiens, Programme souvenir, 1957-1958, p. 6.

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22. FORGET Nicolle, op. cit., p. 254. 23. Grands Ballets Canadiens, Programme souvenir, 1957-1958 et 1973-1974. 24. Son expérience européenne lui a permis de tourner trois films : un film musical tourné à Berlin en 1939 Wir tanzen um die Welt (Nous dansons autour du monde), Der Tanz mit dem Kaiser (La danse avec l’empereur) en 1941, tourné en Hongrie et Danse Solitaire en 1950 tourné à Genève (elle a signé la chorégraphie). Communiqué Québec/Amérique. QUÉBEC/AMÉRIQUE, repères chronologiques du lancement de la biographie de Nicolle Forget, mai 2006. 25. Boisvert fait référence au rythme effréné des productions télévisuelles. LAMPRON Sylvain, Ludmilla Chiriaeff, Biographie [Série télévisée], Le Carrefour, Canal D, 1998. 26. Insertion professionnelle exceptionnelle puisque les femmes sont en très petit nombre dans les équipes de création de la SRC. Elle occupe une fonction importante au sein de la production mensuelle des émissions de télévision. Ses collègues apprécient sa tolérance au stress, comme comparable à celle d’un homme, selon le témoignage de Jean Boisvert cité précédemment. 27. Traduction libre de l’auteur: « Ludmilla Chiriaeff (née Otzup, stage name Gorny) was a fascinating and frustrating interview. With messanic zeal she attacked her subject - the dance - determined to make another convert. […] She had a total disregard of time and refused to answer questions directly, launching instead into long and scrambled monologues.[…] was known with respect and often reverence, was a mean weaver of legends, some of which seemed to expand with every telling. » HOWE-BECK Linde, « Ludmilla Chiriaeff’s Passion » in ANDERSON Carol (dir.), This Passion: For the Love of Dance, Toronto, Dance Collection Danse, 1998, p. 162. 28. BEAULIEU Marie, op. cit., 23 mars 2005. 29. HOWE-BECK Linde, « Ludmilla Chiriaeff » in MACPHERSON, Susan (dir.), Encyclopédie de la danse théâtrale au Canada, Toronto, Dance Collection Danse, 2000, pp. 118-121. 30. LE MOAL Philippe (dir.), Dictionnaire de la danse, Paris, Larousse, 1999. 31. FORGET Nicolle, op. cit., p. 72. 32. Ibid., p. 93. Ludmilla Chiriaeff relate ce que David Lichine a dit à son père. 33. Bien qu’elle n’ait jamais vraiment dansé sur pointes, elle a une maitrise suffisante du vocabulaire et demande à Eric Hyrst, danseur de ballet professionnel d’adapter les œuvres de répertoire comme Le Lac des Cygnes (1955), LAMPRON Sylvain, Ibid. 34. Forget confirme, selon les documents de la Gestapo, son baptême à l’église russe orthodoxe de Berlin. FORGET Nicolle, op. cit., p. 60. 35. Ibid, p. 161. 36. FAUCHER Jean, Ludmilla Chiriaeff. Dans Propos et confidences [série télévisée]. 2e épisode, Radio- Canada, 1997. LAMPRON Sylvain, Ludmilla Chiriaeff, Biographie [Série télévisée] Le Carrefour, Canal D, 1998. RDI. Ludmilla Chiriaeff à Maisonneuve à l’écoute, Montréal, Le réseau de l’information, 1996. 37. Toutes les photos répertoriées et les extraits de films confirment cette analyse. Il n’existe aucune photo de Ludmilla sur pointes dans ses archives. En exemple, l’extrait de film, Variations sur un thème d’Haydn à L’Heure du Concert en 1955 dans LAMPRON Sylvain, Ludmilla Chiriaeff, Biographie [Série télévisée], Le Carrefour, Canal D, 1998 et (FALC) Fonds d’archives Ludmilla Chiriaeff. 38. Iro Tembeck parle abondamment du travail de pionnières exercé par ces trois femmes pour développer la danse au Québec, particulièrement par une formation variée, axée sur des fondements pédagogiques associés aux grands courants européens de la danse moderne : Dalcroze et Laban. TEMBECK Iro, op. cit. 39. Elles se sont installées du côté ouest de la ville car la municipalité anglophone de Westmount enclavée dans la ville de Montréal dispense les écoles privées de loisir de payer une taxe aux établissements qui proposent des cours privés et collectifs. TEMBECK Iro, Ibid., p. 67. 40. Ludmilla Chiriaeff dans toutes ses entrevues parle de sa mission : doter le Québec d’institutions de développement de la danse pour éduquer la population. BEAULIEU Marie,

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Panorama d’une compagnie de ballet (les Grands Ballets Canadiens, 1957-1977) : la concrétisation d’une vision, thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal, 2009, pp. 146-147. 41. Fernand Nault est le seul associé à la filière américaine (American Ballet). Les autres sont issus de la filiation russe. BEAULIEU Marie, Ibid., pp. 95-112. 42. LE POITTEVIN Remy, « Ludmilla Chiriaeff, ex-pensionnaire du colonel de Basil veut faire du ballet un art populaire (grâce à la télévision) », Le Journal des Vedettes, Montréal, 21 août, 1955, pp. 9-11. 43. SAMSON Marc, « Ludmilla Chiriaeff et la prise de conscience de la danse au Québec », Le Soleil, Montréal, 17 février 1973. 44. FORGET Nicolle, op. cit., p. 135. 45. Document dont l’objectif est de solliciter des fonds d’aide aux victimes du régime nazi. Celui dont on parle est daté du 23 juillet 1946, Ibid., p. 135 46. FORGET Nicolle, op. cit., p. 304. 47. BROSSEAU Cécile, « Une grâce sans fragilité », La Presse, Montréal, 6 août 1975, E3. 48. Chez les hommes, c’est une autre affaire. Pierre Lapointe, à travers le parcours de trois danseurs masculins des années 1940, montre la difficulté d’embrasser cette profession. LAPOINTE Pierre, Trois danseurs intrépides, Montréal (1940-1950), Montréal, Francine Breton, 1999. 49. Nous les avons mentionnées auparavant par le non-dit, la demi-vérité, le mensonge et l’amplification. 50. Éliade explique le sens compris par les sociétés archaïques du mot mythe. Le terme réfère à une histoire vraie, hautement précieuse parce que sacrée et significative. Pour Éliade, ce n’est plus nécessairement le même. Il s’agit maintenant de l’idée d’une fiction, d’une illusion ou d’une invention. ÉLIADE Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1966, p. 9. 51. Le visionnement de plusieurs émissions sur sa vie montre lors des entrevues une Ludmilla au bord des larmes. Elle a constamment un trémolo dans la voix. 52. Celles que nous avons citées, ont été publiées avant la parution du livre de Nicolle Forget.

RÉSUMÉS

Cet article aborde le phénomène de l’auto-mythification et de ses caractéristiques par la mise en perspective de la vie de Ludmilla Chiriaeff (1924-1996), personnalité de la danse au Canada, considérée comme la pionnière de la danse classique au Québec. Il s’agit de comprendre comment une jeune émigrante venue au Québec au début des années 1950 s’est forgée une histoire personnelle et professionnelle en partie inventée et quelles étaient ses motivations. L’analyse d’un bricolage biographique permet d’explorer le phénomène dans ses dimensions historiques et sociales. Le désir de survie, d’intégration et de reconnaissance à la base de ses motivations transparait à travers une présentation d’elle-même fabriquée dans le but de mieux intégrer le marché du travail dans un Québec à l’aube de son affirmation nationale.

This article addresses the phenomenon of ‘self-mythologizing’ through an examination of the life of Canadian dance artist Ludmilla Chiriaeff (1924-1996), who is popularly considered to be the progenitor of classical dance in Quebec. The objective is to understand both how and why this young immigrant to Quebec during the early 1950s created a partially fictional personal and professional history for herself. A desire for survival, integration and recognition transpires as her motivation for cultivating her particular presentation of self, which allowed her to better

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succeed in Quebec’s labour market at the dawn of the nationalist movement. An analysis of Chiriaeff’s biographical bricolage sheds light on the historical and social context in which her self- mythologizing took place.

INDEX

Mots-clés : Grands Ballets Canadiens, Chiriaeff (Ludmilla), mythification, Québec, victimisation Keywords : Grands Ballets Canadiens, Chiriaeff (Ludmilla), mythologizing, Quebec, victimization

AUTEUR

MARIE BEAULIEU Professeure au Département de danse de l’université du Québec à Montréal depuis août 1998, elle y a dirigé le programme des études de premier cycle (1998-2002) et le département de danse (2006-2010). Elle a obtenu un doctorat avec mention d’honneur de l’université de Montréal en 2008. En 2010, elle produit un document multimédia sur le parcours d’une personnalité importante de la danse au Québec : Vincent Warren. Elle est commissaire de l’exposition Pas de deux… Du conte au ballet présentée à la Grande bibliothèque du Québec sur une période d’un an (2013-2014). Elle fait partie du groupe de recherche interuniversitaire Aristarque dont le projet Regards croisés sur la réception critique francophone et anglophone des arts de la scène à Montréal entre 1929 et 1949 se penche sur l’étude du discours critique et des grandes polémiques au sein des journaux montréalais anglophones et francophones de la première partie du XXe siècle. La publication de l’ouvrage est prévue pour 2015.

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Vers d’autres perspectives ouvertes par le genre dans la recherche en danse

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Chercheuse et danseuse : du genre incorporé

Betty Lefevre

1 Dans une optique d’envers du décor, ce propos consiste à tenter l’analyse de ma propre trajectoire d’enseignante chercheuse en anthropologie et de danseuse contemporaine. Geste de connaissance original, utilisé par l’anthropologie entre autre, l’étude de cas1, bien que non réductible à la méthode inductive au sens strict du terme, s’inscrit dans un contexte particulier, un vécu idiosyncrasique où les outils d’enquête et la théorisation s’unissent dans un perpétuel mouvement de va et vient. Pour rendre compte de cette mise à l’épreuve empirique, je m’appuierai sur l’auto-observation de ma trajectoire professionnelle et de mon métier d’anthropologue des pratiques corporelles artistiques, dans ses aspects les plus ordinaires et les plus militants. La posture est délicate, le risque étant de faire une introspection au mieux, complaisante et au pire, auto-célébrative. Pour éviter ces écueils, il est nécessaire de rester dans un état de vigilance critique et réflexif permanent, en particulier sur le récit qu’on donne de ce qu’on a fait. Je peux avancer que la fertilité de cette approche, dans sa tentative de saisir l’épaisseur d’un vécu, construit une épistémologie de la danse en action, mettant en tension un sujet percevant et des outils d’objectivation pour rendre compte de l’objet/sujet de ses investigations. Dès lors comment trouver la bonne distance quand je suis au cœur des choses, quelles accommodations axiologiques mettre en œuvre ? Puis-je contrôler ma mémoire et ma propre histoire ? Comment accéder à la construction d’un féminin porté par la danse sans l’inventer ? Le cadre théorique de ce texte est celui d’une socio-anthropologie pragmatique des pratiques artistiques. Pour Nathalie Heinich2, cette approche pragmatique « n’a pour but ni d’expliquer, ni de juger, mais seulement de décrire, à partir des effets produits » ce que ces activités font et pour nous, plus spécifiquement, ce que la danse et la recherche fabriquent en terme de genre, et par effet récursif comment elles agissent sur ceux qui les mettent en œuvre, comment elles se déclinent et transforment les acteur(e)s eux-mêmes. En tant qu’anthropologue, mon terrain de chercheuse est moins un territoire lointain qu’un regard porté sur une façon de faire, un usage particulier, « chorégraphique » de l’espace, à la fois expérience de soi, acte de création, ce que Jean

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Didier Urbain3 appelle « une ethnologie de proximité », où il s’agit de tenter de « devenir autre parmi les siens ». Les pratiques sociales et culturelles, par les usages qu’on en fait, participent de la fondation genrée des corps et d’un devenir homme ou femme selon les attendus de la société. Ainsi la danse, dans les représentations occidentales communes, suggère l’idée d’un archétype de la féminité, cette fabrication d’un idéal féminin s’organisant, entre autre, autour de la manipulation et de l’assujettissement à des normes corporelles et des modèles de beauté. En proposant avec Judith Butler4 la nécessité d’une conception « dénaturalisante » du genre, les corporéités dansées et leurs dimensions sexuées seront pensées comme un processus de construction sociale et de domination, basé sur des expériences, des pratiques et des valeurs symboliques.

2 Au centre de notre existence, mais aussi de nos préoccupations professionnelles en tant qu’enseignante chercheuse, se trouve la danse, c’est-à-dire un objet qui relève d’une gageure et/ou un défi dans une institution où les acteurs sont choisis en fonction de leur expertise de savant et où l’art est souvent considéré (en cela qu’il mobilise l’imaginaire et le sensible) dans un rapport d’incompatibilité avec la science. Comment faire science en travaillant avec des « résidus significatifs »5 comme le corps, les moments à la marge, les franges, les coulisses, les entre-deux, l’imaginaire et produire des savoirs légitimés scientifiquement sur des objets polysémiques, pas « sérieux » comme la danse, le cirque, les arts de la rue, la foire ? Comment des anthropologues contemporains résistent, ou s’engagent, pour défendre une « sensibilité de la raison6 » et promouvoir d’autres chemins pour penser le vivant dans toutes ses variations ? À l’université culmine une logique cartésienne de la production du savoir et comme le précise François Laplantine « une logique dénotative, logique univoque, uniforme, unilatérale, monologique, monoculturelle, monolinguistique […]7 ».

3 Il ne s’agit pas ici de faire un compte rendu exhaustif d’une carrière mais de s’attacher à quelques morceaux choisis à partir desquels seront mis en évidence des processus d’incorporation du genre. Quels types de rapports corporels au monde entretient-on lorsqu’on pratique la danse contemporaine, lorsqu’on la partage, lorsqu’on la théorise, lorsqu’on la regarde ? Pour cela je m’attacherai à trois moments (difficilement isolables mais ordonnés chronologiquement pour en faciliter la compréhension), celui de la construction d’une proximité et familiarité avec la danse (se mettre en scène au féminin selon les attendus sociaux), celui d’une distanciation par l’élaboration d’un discours sur la danse en se confrontant au pouvoir des mots et de la désignation, enfin celui d’une réflexivité du genre par l’expérience de l’enseignement dans un espace de « fabrication des masculinités8 » que sont les Facultés des sciences du sport, où se perpétuent inégalités et stéréotypes de sexes. Ces différents processus de mise à distance sont heuristiques autorisant « une pensée théorique et critique du corps et du sensible9 » et vont participer de la légitimation des travaux des chercheurs en danse.

Faire et agir comme danseuse

4 De la danse classique petite fille à la danse folklorique à l’école normale d’institutrices de Rouen, de la danse moderne (découverte avec Françoise Lecomte et Karin Waehner) en classe préparatoire au lycée des Bruyères, à la danse jazz avec Ingeborg Liptay pendant mes études à l’Institut régional d’éducation physique et sportive (IREPS) de Caen, de la danse contemporaine (avec Patrice Grimout, Jean Gaudin, Peter Goss, Agnès

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Dufour, Christine Bastin) en passant par la danse d’expression africaine (qui fera l’objet de ma thèse en sociologie à Paris VII avec Jean Duvignaud), c’est dans cette proximité permanente que j’ai construit mon goût pour (et été construite par) la chose dansée. En quoi la danse va-t-elle me faire adhérer (plus ou moins consciemment) à des modèles de référenciation sexuée, où, comme l’écrit Nicole-Claude Mathieu « à la mâlité correspond (doit correspondre) le masculin et à la fémellité, le féminin10 » ?

5 Préparer un CAPEPS (Certificat d’aptitude au professorat d’éducation physique et sportive) option danse en 1966 n’était pas un allant de soi comme cela peut l’être de nos jours. Si on prend comme indicateur des valeurs « d’ambiance » d’une époque, les instructions officielles qui régissent l’accès au concours de la fonction publique, on s’aperçoit que c’est dans le bulletin officiel du 5 janvier 1967 qu’apparaît pour la première fois la danse dans les matières à option aux épreuves de classement du professorat d’EPS. Jusqu’à cette date tardive, les textes officiels de 1945 modifiés en 1954, imposaient aux candidates (seulement pour les filles, les garçons ayant à faire état de leur force par un exercice d’haltérophilie) une épreuve rythmique c’est-à-dire une prestation avec support musical. À la fin des années soixante, la danse rythmique (présente dans les écoles) s’inspirait du travail d’Emile Jaques Dalcroze (1865-1950), des conceptions éducatives de Georges Demeny (1850-1917) sur le mouvement lié, continu, arrondi, de la gymnastique d’Irène Popard (1884-1950), des principes d’expression par le mouvement de Malkovski (1889-1982, émule d’Isadora Duncan) ou bien encore pouvait s’appuyer sur des déclinaisons de la danse classique pour illustrer une variation musicale. Malgré le combat dès la fin des années 1950, d’un certain nombre de pionnières de l’École Normale Supérieure d’Éducation Physique (ENSEP) de Châtenay Malabry, il faut attendre encore dix ans pour que les textes officialisent les turbulences et les innovations du social : car dans les faits, la pratique de la danse moderne puis contemporaine et jazz avait largement investi le champ de l’éducation physique (via ses enseignant-e-s et étudiant-e-s). Pour autant si les instructions officielles de 1967 entérinaient tardivement le développement de la danse contemporaine dans le paysage culturel français, elles ne franchissaient pas l’ordre social des modèles de genre : la danse appartenait au féminin, tandis que les activités de combat étaient de l’ordre du masculin, chacune de ces activités visant à assurer des rôles sexués socialement valorisés et reconnus.

6 D’autre part, la proximité imposée de la danse contemporaine et du sport dans le cadre de l’éducation physique, va générer des ambiguïtés, des conflits, des oppositions souvent tumultueuses entre « sportifs » et « danseuses », chacun accusant l’autre de le/ la détourner de son objet et de ses objectifs, de privilégier un corps machine, ustensile et de rendement dans un cas, un corps esthétique, sensible et inutile dans l’autre. Ces deux approches vont, pendant longtemps (et encore aujourd’hui) afficher leurs oppositions qui se liront sur le terrain à travers des symptômes révélateurs. Nommée professeure d’EPS dans un collège à la fin des années soixante j’ai pu faire le constat que la danse contemporaine, dans le cadre de l’enseignement de l’EPS, suscitait une triple exclusion. En premier lieu, celle des collègues hommes pour la plupart méprisants ou goguenards quand à l’intérêt de développer cette pratique de « nanas11 ». De fait, les représentations de sens commun appliquées à la danse (en général), élaborent des associations rapides entre danse, expression corporelle, gymnastique rythmique, bref

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toutes ces activités réservées aux femmes et « à visées esthétiques» selon les textes (c’est-à-dire cette valeur ajoutée pour faire joli, pour être gracieuse selon les critères d’une socialisation corporelle où les femmes sont « naturellement » associées à esthétique et beauté12. Or en réclamant d’être prise au sérieux comme danseuse, je pensais (avec d’autres collègues convaincues de la place légitime de la danse au collège et au lycée) d’une part que l’hégémonie d’une éducation physique massivement envahie par le sport à l’école, ne répondait pas aux attentes de tous et toutes, et que d’autre part, la façon d’engager le corps dans cette activité artistique avait un autre sens et ouvrait à des visions singulières du monde. Deuxième rejet, celui du monde sportif et en particulier des associations sportives (AS) d’établissements scolaires : dans mon cas, l’autorisation de créer une AS Danse m’a été refusée par crainte d’une impossibilité de hiérarchiser « objectivement » les prestations et d’installer du désordre dans la structuration existante. Cet interdit va engendrer une organisation clandestine afin que la danse puisse être partagée et trouve une visibilité dans les établissements scolaires (par exemple, des rencontres « sauvages » de danse contemporaine vont avoir lieu avec des enseignantes13 engagées et convaincues d’instaurer, via la danse une culture corporelle plus créative et une nouvelle dynamique de formation). Enfin l’ostracisme « des mondes de l’art14 »et en particulier celui de la danse « authentique » qui n’acceptait pas cette appropriation de leur art par la vulgate et par la médiation de professeures « de sport » de surcroît. Souvent excédées par cette stigmatisation, quelques collègues ou futures collègues, quittèrent l’institution pour créer leurs compagnies et devenir danseuses professionnelles15. La majorité des autres s’obstinèrent à penser que l’objet culturel danse contemporaine participait pleinement à la construction identitaire des élèves (et à leur devenir homme ou femme) par la prise en compte de l’imaginaire et du sensible et se devait d’exister dans une école ouverte sur la création.

7 Dans ce retour partiel sur ces moments de mon parcours professionnel, on peut remarquer que la danse à l’école est (en partie) une histoire de femmes et que l’enjeu institutionnel pour ces enseignantes des années soixante-dix, portait sur la crédibilité et la légitimité d’une pratique à l’école. La danse contemporaine était au mieux, considérée comme un luxe pour quelques unes et il fallait qu’elle devienne un incontournable des savoirs proposés par l’institution, pour tous. Pour cela, si l’obtention d’un concours de la fonction publique (un CAPEPS option danse) constituait un sésame nécessaire, priorité était donnée au processus de reconnaissance « par corps » et d’adhésion par l’action aux « conventions16 » du monde de la danse contemporaine. La construction d’un curriculum d’initiée se réalisait auprès de professionnels réputés, dans les stages de Vichy avec la Fédération française de danse (FFD) ou à Paris avec le Centre international de la danse (CID)17. Certains lieux étaient considérés comme les offices incontournables de formation à la danse contemporaine comme l’American Center à Paris, la MJC de Colombes, le Centre universitaire Jean Sarrailh. Enfin la participation régulière aux Rencontres internationales de danse contemporaine (les RIDC) crées par Françoise et Dominique Dupuy constituait également une possibilité de décrocher le label de danseuse « authentique18. » Bref, il s’agissait d’ « en être » et de perpétuer (consciemment ou non) l’existence d’un corpus mythique sur les différentes cultures corporelles (la culture artistique étant supposée plus « prestigieuse19 »que la culture sportive par exemple).

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8 Dans cet engagement pour promouvoir les valeurs idéologiques et éducatives de la danse, l’asymétrie des rapports de genre était un postulat, un « déjà-là » dont la déconstruction était complexe : en nous opposant aux sportifs en tant que danseuses, les différences (plus ou moins consciemment) se confortaient et nous installions, par notre combat même, une prévalence de l’ordre de la binarité, du dualisme, de la dialectique (où on préconisait une différentiation radicale entre « nous » et « eux » par corps interposé). Bien qu’ayant également l’expérience des pratiques sportives (athlétisme, gymnastique, natation et sports collectifs) pour exercer mon métier, la figure de « la danseuse » s’imposait, la familiarité avec cet espace artistique dictant une métonymie identitaire de femme/féminine en congruence avec les conventions sociales et faisant obstacle à la visibilité de toutes autres compétences.

9 Ce processus s’inscrit dans des logiques d’interactions sociales et plus particulièrement celles décrites par Erving Goffman20 en terme de « face sociale » où : « [...] dans les rencontres, chacun tend à se conduire de façon à garder aussi bien sa propre face que celle des autres participants [...] Il s’agit typiquement d’une acceptation “de convenance” et non “réelle”, car elle est le plus souvent fondée non pas sur un accord intime, mais sur le bon vouloir des participants à émettre sur le moment des opinions avec lesquelles ils ne sont pas vraiment d’accord. » En ayant mis au centre de mes préoccupations l’acquisition par corps d’une expertise de danseuse, mon répertoire « figuratif », au sens goffmanien du terme, m’enfermait (inconsciemment) dans des jeux complexes d’apparences et de désignations soulignant la différence des sexes. Le corps de « la danseuse », qui hante les imaginaires du XIXe siècle21 et encore ceux de nos contemporains, est fabriqué sous le poids du regard de l’Autre, par soumission plus ou moins consciente aux injonctions portées par une extériorité dominante. Avoir une silhouette de danseuse (classique) consiste à être mince, avec de longues jambes fines et des mouvements gracieux, une certaine rectitude du dos, ce qui rejoint les principes de redressement du corps22 et de discipline instaurés par les gymnastiques du XIXe siècle. Les corps qui dansent, et cela même si la danse contemporaine a déplacé les conventions esthétiques quant à une morphologie spécifique danseuse, sont majoritairement assujettis à une domination portée par le regard des hommes et qu’on pourrait qualifier d’androcentrée. La nécessité, au moment de ma thèse, de mettre des mots sur ce qui s’était, en dansant, incorporé, va installer une première distanciation avec la danse en action et permettre progressivement une réflexivité sur les modalités (schizophréniques au sens étymologique du terme) de la construction de soi.

Transformer des expériences de danse en textes

10 Acceptée dans le Laboratoire de sociologie de l’imaginaire de Jean Duvignaud23 en 1984 à l’université de Jussieu Paris VII, je soutiendrai une thèse sous sa direction en 1987 et serai nommée Maître de Conférences à l’université Jules Verne d’Amiens en 1990 : cette nomination aura pour conséquence symbolique, à terme, l’adieu au corps des professeurs d’EPS. S’arrêter pour écrire (ou décrire) les danses contemporaines, mener une réflexion sur un objet largement investi par l’affectif et l’imaginaire, c’est prendre le risque de poser ; c’est aussi faire poser la danse contemporaine dans une immobilité formelle (des successions de poses) que ses pionniers et pionnières ont historiquement déconstruite en donnant à voir un mouvement continu traversé par des forces et des flux.

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11 Peut être est-ce pour tenter d’échapper à cet écueil inconscient de la pose (et l’analyse d’une im-posture ?) que j’ai choisi comme objet d’étude en thèse, non pas la danse contemporaine mais un de ses « référents » : la danse d’expression africaine à Paris (que je pratiquais assidûment et enseignais également). De fait, ces danses de l’Autre questionnent les différences mais aussi nos catégorisations des formes dansées (africaine, occidentale, traditionnelle, contemporaine, exotique, populaire, etc.) et les représentations communes qu’elles sous-tendent. Entre inspiration et réinvention, la danse d’expression africaine sera considérée comme une ressource pour la création chorégraphique contemporaine (Catherine Atlani et les danseuses du Four Solaire, José Montalvo, Mathilde Monnier). L’interrogation portait également sur cette danse africaine en exil (comme la plupart de ses enseignantes et enseignants) transportée, transformée, inventée et consommée ici en France.

12 À l’origine de ce travail, il y a le hasard de la rencontre avec une danseuse contemporaine (Bernadette Doneux) qui vivait ces cours de danse d’expression d’africaine comme matière première de son activité de création. En franchissant avec elle le seuil de l’American Center24, (puis de la Ménagerie de Verre) je ne pensais pas que cette pratique dansée serait présente dans ma vie (physiquement et intellectuellement) pendant plus de vingt ans. L’étonnement à l’origine de mon intérêt, c’est sans doute l’énergie portée par la musique vivante et le collectif en mouvement, la mise à l’épreuve des corps, la répétition du geste, la rupture avec les règles académiques d’autres danses (classique, néoclassique, jazz) et les processus analytiques de l’apprentissage du mouvement, la non-référence au concept de « beauté » de la forme produite, la proposition d’un autre univers de sensations kinesthésiques, d’une vitalité paroxystique. Cette « dynamique » bachelardienne25 m’est apparue comme une aide à la traduction du mouvement dansé et du vivant, une aide pour rester dans le vif du sujet. Le détour par les cultures africaines n’est pas un caprice d’apprentie sociologue en mal d’exotisme mais plutôt la recherche du reflet de soi-même dans le miroir de l’autre : jeter un œil de femme blanche sur les « danses noires » de Paris, permet de faire une brèche dans nos représentations collectives, de mettre à jour des formes d’ethnocentrisme, de révéler la face cachée des cultures occidentales supposées toutes en technologie et en rationalité. C’est repérer un espace où se mettent en scène des désirs de « libération du corps », « d’instinct », de « retour aux sources », de « sensualité » qui sont aussitôt paradoxalement contrôlés, euphémisés. De fait, si les corps féminin ou masculin sont mis en scène comme corps sexués et objets de désir, dans un même temps ce désir est conjuré, en lien avec la nécessité d’un contrôle de soi qu’imposent les règles et codes sociaux de présentation de soi. On peut observer que cette revendication d’une vérité pulsionnelle s’autorise dans un entre soi (les hommes sont minoritaires dans mes cours) donnant l’opportunité éphémère d’échapper à la pression normative d’une « féminité mesurée26 » Et puis, ces danses d’expression africaine renouent avec l’imaginaire archéologique d’un corps dansant : c’est au danseur anonyme (présent chez tous) que celui ou celle qui danse africain rend hommage, tout en réinventant parfois un mythe des origines puisé dans le jeu de destruction et de construction des forces antagonistes à partir desquelles s’organise toute vie sociale27. Enfin, cet objet d’étude restait en lien avec mes préoccupations pédagogiques et confortait le souci d’une approche différente de la corporéité par la danse en milieu scolaire : dans un cours de danse d’expression africaine, il ne s’agit plus d’exploiter une

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morphologie spécifique ou des capacités d’exception, mais d’accéder au « répertoire28 » et au plaisir immédiat de danser par l’imitation, la répétition, en faisant l’économie apparente de la contrainte des gammes préliminaires. L’écoute musicale constitue une autre spécificité : en effet, la présence physique d’un musicien percussionniste est indispensable à la pratique et la construction d’un couple pédagogique (habituellement musicien-danseuse) transforme, me semble-t-il, les éléments constituants de la relation enseignants-enseignés. D’ailleurs, en matière de représentations du masculin/féminin, on a pu faire le constat dans notre thèse, que ce duo est toujours vécu par les élèves comme mixte, même si celui-ci est composé de deux hommes ou deux femmes. De manière générale, le musicien représente le principe « mâle » et le danseur le principe « femelle », chacun des membres du groupe d’apprenants pouvant être attiré vers plus de musique ou plus de danse. On a pu également observer une hétérogénéité morphologique des participants aux cours de danse africaine : loin des conventions esthétiques d’un corps féminin idéalisé, les femmes qui dansent sont « ordinaires », faites de chair, de sang et de sueur en opposition avec l’image des créatures désincarnées, éthérées, inaccessibles de la danse classique. Musiciens, danseurs et groupe fondent alors une structure ternaire à partir de laquelle se construit une mise en jeu des corps où s’autorisent paradoxalement le dépassement de soi et un retour contrôlé à une motricité fondamentale, spontanée, dite naturelle. Dès lors, la convocation de cette naturalité29 doit être interrogée comme renouant non seulement avec les images manipulées sur l’animalité mais également avec les mythes des origines et de la primitivité.

13 Ce travail d’écriture sur la danse, sous la houlette de Jean Duvignaud, loin d’une mise en arrêt, a constitué une mise en effervescence : l’université légitimait ce que l’EPS et le milieu sportif avaient toléré en le minorant. L’intérêt d’un travail de recherche sur les corporéités dansantes était non seulement admis mais il se trouvait relié aux travaux de chercheurs prestigieux dont les questionnements nourrissaient les nôtres30. Comment l’être dansant se représente-t-il lui même dans des sociétés différentes et de quelles valeurs est-il porteur ? De la danse classique à la danse d’expression africaine en Europe ces deux pôles de référence ne sont-ils pas l’illustration de la dualité, avancée par Nietzsche31, de l’apollinien et du dionysiaque ? Et dans cette ambiance « organique », comment les corps qui dansent africains sont-ils construits comme corps sexués, selon quelles normes sociales, quels imaginaires ?

14 « Revisionner » ce second moment de mon parcours, oblige à penser une rupture. Si danseuse et enseignante construisent une congruence, une sorte d’adéquation entre attente d’une société et identité de genre, en naturalisant, subrepticement le féminin, le statut d’enseignante chercheuse pose d’autres questions et en particulier celle de la conformité du rapport à la science et aux savoirs. Or une fois de plus, la figure de la danseuse contamine le processus de légitimation. Car une danseuse-chercheuse interroge non seulement la possibilité d’une association entre l’art et la science mais également le postulat de prendre, comme l’écrit Claude Javeau, « le futile au sérieux32 ». Le premier espace d’intervention professionnel posait le problème de la toute puissance du modèle sportif, du corps masculin comme référence unique de l’éducation physique scolaire. La question portait sur la visibilité différentielle des corps féminins et des corps masculins, quels possibles corporels enseigner ?

15 L’entrée à l’université déplace le questionnement mais pérennise l’embarras et pourrait s’écrire avec Geneviève Fraisse « qu’est-ce que les hommes font du discours des femmes

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et les femmes du discours des hommes33 ? » lorsqu’il s’agit de constructions des savoirs ? L’illusion que dans le monde universitaire, le pouvoir de domination d’un sexe sur l’autre était au mieux déconstruit au pire euphémisé par la réflexivité des acteurs, va petit à petit s’effondrer. Si dans le monde sportif (du haut niveau à celui des amateurs) la catégorisation non mixte s’impose toujours comme dispositif de classification des performances et de modélisation de la différence sexuelle, dans le monde universitaire l’image idéalisée d’universalité des savoirs (une vrai mixité au service de la science !) fait écran à l’asymétrie réelle des carrières entre les hommes et les femmes. On parle de l’effet « plafond de verre » quand des obstacles divers (et en particulier les représentations communes) empêchent les femmes d’accéder à certaines. À l’université, se rendre visible comme chercheuse est toujours un combat, en particulier lorsque votre « étiquetage34 » de référence est celui de « danseuse ».

16 Être nommée dans une composante STAPS (Faculté des Sciences du Sport) comme anthropologue des pratiques corporelles artistiques, revient à faire l’expérience d’un espace de formation et de recherche où se maintient l’écart entre les sexes numériquement et symboliquement. La supériorité du masculin est statistique (70 % d’étudiants et 80 % d’enseignants à l’UFR STAPS de Rouen), incarnée dans des pratiques sportives conjuguées au masculin et au féminin (chacun avec ses règles et ses barèmes) et symboliquement mise en œuvre dans un système de valeurs intériorisées (tant par les filles que par les garçons) où féminité et virilité sont constamment énoncées comme opposées. Dans le domaine de la recherche, une majorité des enseignants chercheurs de l’équipe pédagogique de Rouen est fortement engagée et issue des milieux sportifs ce qui leur confère, aux yeux des étudiants, une réelle compétence d’enseignant. De plus, la majorité des publications labellisées du laboratoire (le CETAPS35 dirigé par un homme) sont rédigées par des enseignants chercheurs appartenant au paradigme dominant des sciences de la vie (physiologie, biomécanique, neuro-physiologie de la performance, etc.)

17 En cela se mettent en scène les dimensions genrées des répertoires d’action : l’action et le discours public sont du côté des hommes, ce qui réactualise, en creux, de vieux préjugés sur la passivité et le silence du côté des femmes. S’autoriser non pas à penser ou agir mais penser et agir, implique de questionner les oppositions utilisées pour regarder et catégoriser le monde. En quoi ce système dichotomique maintient et pérennise l’asymétrie entre les sexes, mais aussi l’asymétrie entre des champs comme l’art et la science ? Lorsqu’on est nommée enseignante chercheuse dans une composante STAPS, la pratique d’une activité comme la danse, dans les usages, ne fait pas partie des attributions premières d’une enseignante chercheuse. La priorité est d’élaborer des contenus théoriques originaux à partir de vos recherches, de les enseigner et de confronter ces connaissances aux textes existants. Dans cette logique académique, la danse comme pratique est, à l’université de Rouen, confiée aux enseignant(e)s certifié(e)s ou agrégé(e)s d’EPS. Dès lors, la justification et la pérennisation de la danse contemporaine comme discipline légitime d’une formation en STAPS représentent des enjeux majeurs dans un espace où sa présence est souvent regardée comme exotique ou anecdotique. En faisant de la danse mon terrain de recherche, je participais à sa justification institutionnelle théorique et pratique. Cette praxis dansée confortait l’idée d’un savoir en action (« apprendre par corps36 ») et offrait l’occasion de penser ensemble culture technique et culture savante. Théoricienne en anthropologie du corps (un champ disciplinaire dont la présence ne va pas de soi dans une filière STAPS) et praticienne en danse contemporaine, cette posture hybride va créer une fois de plus de

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la confusion, la dimension concrète de l’activité faisant écran au statut de l’ethnologue37 : en mettant en place des ateliers de danse contemporaine, il s’agissait de faire vivre aux étudiantes et étudiants, une pratique artistique dans tous ses registres d’actions (danser, chorégraphier, regarder) en développant la créativité motrice et l’imaginaire de chacun. L’objectif était de goûter et comprendre ce qui n’appartient pas à sa culture, à sa manière de penser, observer cette différence sans la caricaturer, en questionnant et réinventant ses propres savoirs. Or pour les étudiantes et étudiants sportifs (comme pour certains collègues) cette expérience me désignait uniquement comme la « professeur de danse », un malentendu d’identification dans lequel disparaissait la légitimité scientifique de l’anthropologue. L’anthropologie, discrète dans les programmes d’études et de recherches en STAPS est ici confondue avec son objet d’étude, une pratique artistique, c’est-à-dire un espace où pèse toujours « le soupçon (positiviste) immédiat de laisser libre cours à la subjectivité du chercheur38 ». À l’université se retrouve l’injonction à faire le deuil d’une part de soi même, le chercheur « authentique » se devant d’éradiquer le subjectif (plutôt attaché au féminin) qu’il y a en lui. Ainsi pour chasser toute subjectivité comme l’écrit François Laplantine « le sujet qui écrit un ouvrage ou un article scientifique devrait être absent de ce qu’il écrit39 ». Mais cette posture objective radicale ne suffit pas pour éliminer les suspicions quand le sujet de recherche choisi porte sur l’art comme la danse ou les arts du cirque : il sera demandé à une de mes étudiantes en thèse travaillant sur les trapézistes de changer de sujet, celui-ci étant jugé « déraisonnable ».

18 Écrire sur la danse (et sur le genre) c’est aussi prendre le risque de se disqualifier auprès des artistes, seuls habilités à parler de et sur leur art, auprès des scientifiques pour qui le désordre, l’affect et l’imaginaire inhérents à l’art ne peuvent produire un savoir généralisable et d’importance mais aussi auprès de sa famille disciplinaire en renonçant à une certaine exigence intellectuelle pour faire l’apologie d’une danse indicible, mythologisée et où la possibilité d’une distanciation critique serait vaine. Certes, mettre des mots sur la danse contemporaine n’est pas facile mais cette « organisation textuelle du visible40 » questionne l’expérience artistique comme partage du sensible, dans ses variations, ses tensions et contradictions et met du trouble non seulement dans le genre mais aussi dans les modalités de construction de la pensée savante. Cette posture est aussi celle d’une forme d’engagement pour défendre des points de vue considérés comme mineurs dans le champ de la production scientifique : celui des sciences humaines et sociales, celui de l’anthropologie (menacée de disparition41) celui des méthodes qualitatives, celui de l’égalité hommes/femmes et d’une formation sur le genre, celui des objets d’études peu « rentables » comme les friches, la foire, le cirque, celui des pratiques corporelles artistiques. Cette forme de militantisme, bien qu’elle ne soit pas unisexe, est souvent qualifiée (par des hommes) de « féminisme tardif » comme si des revendications non mixtes (et une seconde vague du féminisme) n’était pas nécessaire et à l’œuvre pour dénoncer la « valence différentielle des sexes42 » et, entre autres, les violences faites aux femmes ?

L’enseignement de la danse contemporaine comme lieu privilégié de la réflexivité du genre

19 Dans mes cours de danse africaine, le public était majoritairement composé de femmes. Dans mes cours de danse contemporaine à la Faculté des Sciences du sport, la majorité

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s’inverse. Parfois seule femme avec des footballeurs ou des judokas, je tente alors de « rendre familier ce qui leur est étranger43 », de les apprivoiser à la danse en essayant d’échapper aux assignations sociales de genre et à mes propres préjugés. Comment rassurer un public d’étudiants sportifs soucieux de sa virilité et qui pense que la danse, par contamination, peut les féminiser ? Une des stratégies mise en place était de bricoler avec l’existant44, ce qu’ils sont, ce qu’ils savent faire. Une autre était de les confronter aux œuvres produites par les chorégraphes contemporains afin de réfléchir à la construction genrée des corps exposés. Comment les images sur le genre diffusées par les productions chorégraphiques contemporaines jouent-elles ou pas, avec la notification des différences sexuées, quels récits de la masculinité et de la féminité s’y donnent à voir ? Quelles inventions, recréations de soi sont mises en scène ? Avant de leur demander de se mettre en action ou de s’exercer au métier de spectateur en danse contemporaine, je propose aux étudiants de visionner un extrait de la chorégraphie de Lloyd Newson « Enter Achilles ». Dans cette pièce uniquement dansée par des hommes, s’affiche une masculinité stéréotypée surlignée par l’énergie des gestes, la force repérable dans l’exécution des sauts et des porters, les costumes sombres, la référence à une socialisation en groupe dans un bar, etc. Le maintien des croyances sur des mouvements typiquement masculins est bousculé par l’arrivée sur scène d’un autre danseur, Juan Kruz Diaz de Gario Esnaola dont la motricité fluide, gracieuse et en cela représentative des valeurs affectées au féminin, dérange l’homogénéité rassurante d’un entre-soi viril. Il s’agit de montrer qu’une pratique artistique permet de jouer avec des qualités différentes, qui ne sont pas ontologiques mais conventions sociales. Les femmes peuvent s’expérimenter dans la force, les prises de risque45 comme Louise Lecavalier dans la Compagnie Edward Lock et les hommes dans l’expression d’une certaine fragilité (Xavier Le Roy dans Self Unfinished). Mais prendre le rôle de l’autre de manière éphémère et contextuelle sur scène, permet- il d’échapper aux logiques de genre, à la violence et à la domination qui les mettent en œuvre ? La danse contemporaine dans ces expositions apprend à regarder non seulement les transformations des corps en mouvements mais aussi à repérer ses usages de la dissymétrie entre les sexes, qu’ils soient conventionnels ou en rupture. La réception d’une œuvre n’est pas de « l’ordre de l’immédiateté de la vue46 », mais relève d’un travail perceptif complexe, une expérience de regard en quête des significations de ce qui se passe sur scène et de sensations (ce qui se passe en soi). Apprendre la danse contemporaine, outre sa pratique, passe par une connaissance par les yeux (et tous les sens) de ses productions et dans mon enseignement à l’université de Rouen, cette fréquentation des œuvres est obligatoire.

20 En amplifiant les signes de la présence de l’autre en soi, il est possible pour celui ou celle qui est sur scène et pour celui ou celle qui regarde, d’expérimenter une coexistence du masculin et du féminin mais aussi d’autres valeurs que l’incorporation des habitus de genre interdit, comme la lenteur, la laideur, le silence et la fureur. Apparaissent alors des images qui n’enferment rien, qui se plient et se déplient47 créant des rencontres accidentelles, une polysémie, une invention des possibles. Ces vastes ambitions pédagogiques et esthétiques n’ont sans doute jamais été totalement atteintes mais les moments de danse partagés ont été tangibles et ont conduit certains de mes étudiants48 à passer du sportif à l’artiste.

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21 Pour conclure cette égo-histoire, si la force des stéréotypes de la figure de la danseuse a fait écran (avec ma complicité ?) à la visibilité des différentes facettes d’une identité plus complexe, mon chemin professionnel, social, humain s’est dessiné à partir de cette image récurrente et stéréotypée d’une femme qui danse. Certes la fréquentation des danses pendant des dizaines d’années m’a construite, mais il me semble que j’ai également participé à les faire exister, à les écrire, à les transmettre, à les théoriser, à les mettre à distance par une posture critique. Enseigner et étudier les danses contemporaines est, pour moi, une expérience militante qui instaure la visibilité d’une pratique pensée du côté des femmes dans l’espace universitaire (encore dominé par les hommes) et pose le postulat d’une conjugaison possible et nécessaire entre espaces scientifiques et espaces artistiques. Cette mise en relation de domaines différents développe un questionnement sur le sens et les valeurs de nos activités, de nos formations en déplaçant le regard sur les autres et sur soi-même. Cet engagement va être qualifié (par les collègues voire des étudiants et étudiantes) de féministe non pas dans le sens de « l’élaboration de projets de transformations des rapports sociaux de sexe49 »mais en considérant cette posture comme la revendication passéiste des années 1970 d’une égalité homme/femme aujourd’hui posée comme acquise.

22 Comme matière à enseigner, rechercher, percevoir, analyser, de 1970 à nos jours, les danses contemporaines ont été mon observatoire des processus de constructions des féminités et des masculinités et des représentations naturalisées qui les accompagnent. Avoir été qualifiée de « danseuse » pendant toute ma carrière, montre la difficulté à déconstruire les catégories et les imaginaires qui y sont associés mais aussi le poids symbolique de cet étiquetage, qui en invisibilisant le travail de la chercheuse, conforte l’asymétrie des rapports de genre. Pour autant, si cette appellation a pu être vécue comme dévalorisante ou pour le moins réductrice, je continue à militer pour la danse contemporaine à l’université, l’expérience esthétique, comme l’écrit François Laplantine, restant un chemin de connaissances toujours à explorer. « L’expérience esthétique, [...] introduit de la fiction c’est à dire de la vitalité - la capacité à mener d’autres vies possibles – mais aussi une potentialité de négativité résolument critique à l’égard du social et du langage. Elle met en question […] l’univocité du concept reconsidéré comme étant nécessairement aussi affect et percept […]50. »

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NOTES

1. PASSERON Jean Claude, REVEL Jacques, (dir.), Penser par cas, Paris, Espaces Temps.net, Brèves, 2005. 2. HEINICH Nathalie, Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1998, p. 77. 3. URBAIN Jean Didier, Ethnologue mais pas trop, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2003, p. 21. 4. BUTLER Judith, Trouble danse le genre, Paris, La découverte, 2005 (1990) p. 43. 5. SANSOT Pierre, Les formes sensibles de la vie sociale, Paris, PUF, 1986. 6. LAPLANTINE François, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005. 7. Ibid., p. 187. 8. LEFEVRE Betty, Fabriquer du masculin dans les formations en Sciences et Techniques des Activités Physiques et Sportives (STAPS) ?, in Ayral S. et Raibaud Y. (dir.), Pour en finir avec la fabrique des garçons, vol. 2, MSHA, Bordeaux, 2014. 9. Ibid., p. 44. 10. MATHIEU Nicole-Claude, L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, Paris, Côté- femmes, 1991, p. 232. 11. PEIX ARGUEL Mireille, (dir.), Danse le corps enjeu, Paris, PUF, 1992, p. 28. 12. VIGARELLO Georges, Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours, Paris, Seuil, 2004. 13. Il faut préciser que ces rencontres en Haute-Normandie mobilisaient des élèves filles volontaires encadrées par des collègues femmes qui présentaient des formes chorégraphiques courtes élaborées sur le temps du midi un ou deux jours par semaine. En 1969, la danse ne figurant pas dans les activités proposées par les AS d’établissement, ces rassemblements autour de la danse n’étaient pas officiellement autorisés. 14. BECKER Howard Saul, Les mondes de l’art [1988], Paris, Champs Flammarion, 2006. 15. Pour ne citer que quelques noms de danseuses, chorégraphes, pédagogues ayant suivi une formation en EPS ou STAPS : Aline Roux, Mireille Peix Arguel, Mireille Delsout, Claire Heggen (et Yves Marc), Jackie Taffanel, Héla Fattoumi (et Eric Lamoureux), Valérie Merle. 16. Ibid., p. 64 17. CID fondé entre autre, par Mireille Delsout, Directrice technique nationale (DTN) danse au Ministère de la Jeunesse et des Sports. 18. Le terme de « danseuse » est employé ici comme marque d’une activité régulière et intense qui se soldera par l’obtention du diplôme de professeur de danse contemporaine en octobre 1990. 19. Ibid., p. 61 20. GOFFMAN Erving, Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974, p. 14.

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21. NORDERA Marina, La Construction de la féminité dans la danse, catalogue de l’exposition, Pantin, Centre national de la danse, 2004. 22. VIGARELLO Georges, Le corps redressé, Paris, Éditions Armand Colin, coll. « Dynamiques », 2004. 23. DUVIGNAUD Jean, Le prix des choses sans prix, Arles, Actes Sud, 2001. 24. Cours de Jeanine Claes, de Tidjani Cissé puis d’Elsa Wolliaston et de Koffi Kôkô. 25. BACHELARD Gaston, L’eau et les rêves, Paris, Le Livre de Poche, 1942, 1993, p. 181. 26. MARDON Aurélia, Les filles et l’apparence au moment de l’entrée dans l’adolescence. Apprendre à mettre en valeur son corps sans « provoquer », in GUYARD L., MARDON A. (dir.), Le corps à l’épreuve du genre entre normes et pratiques, Nancy, PUN, 2010, p. 59. 27. LEFEVRE Betty, Les valeurs antinomiques de la danse d’expression africaine en France, in PEIX ARGUEL Mireille (dir.), Danse le corps enjeu, Paris, PUF, 1992, pp. 105-109. 28. Dans les cours de Koffi Kôkô ou de Tidjani Cissé étaient proposées des danses appartenant aux traditions béninoises ou guinéennes( danses de la séduction, danses du lion, des récoltes, etc.). Leurs interprétations spécifiques à chaque enseignant constituent un ensemble qu’on peut qualifier de « répertoire ». 29. BAUDRILLARD Jean, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968. 30. Duvignaud, Mauss, Morin, Foucault, Strauss, Héritier, Fraisse, Butler, Guillaumin, Heinich, Becker. 31. NIETZSCHE Frédéric, La Naissance de la tragédie, trad. par Hans Hildenbrand et Laurent Valette, Paris, 10/18, 1886, 1991. 32. JAVEAU Claude, Prendre le futile au sérieux, Paris, Ed. du Cerf, 1998. 33. FRAISSE G., SISSA G., BALIBAR F., ROUSSEAU-DUJARDIN J., BADIOU A., DAVID-MENARD M., TORT M. , L’exercice du savoir et la différence des sexes, Paris, L’harmattan, 1990, p. 9. 34. BECKER Howard Saul, Outsiders. Etude de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985. 35. Centre d’ Études des Transformations des Activités Physiques Sportives (et Artistiques). 36. FAURE Sylvia, Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La Dispute, 2000. 37. En France, les termes anthropologie et ethnologie sont utilisés indifféremment. 38. DURET Pascal, Sociologie du sport, Paris, Armand Colin, 2001, p. 193. 39. LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, coll. 128, 2005, p. 46. 40. Op.cit., p. 20 41. Le 23 juin 2013 une proposition ministérielle de nomenclature d’intitulés de licence fait disparaître la mention « ethnologie-anthropologie» (voir la pétition des enseignants chercheurs mobilisés pour la défense de leur discipline http://www.petitionpublique.fr/?pi=ETHNOLOG). 42. HERITIER Françoise, Masculin/féminin, la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 24. 43. LAPLANTINE François, L’anthropologie, Paris, Payot & Rivages, n° 227, Paris, 1995. 44. LEFEVRE Betty, L’atelier en danse contemporaine, in Association Passeurs de danse (dir.), Inventer la leçon de danse, CRDP de Clermont Ferrand, 2013. 45. DUMONT Agathe, « Une perte de contrôle, une perte de confort : Louise Lecavalier. La question du risque dans un parcours d’interprète » in Repères, cahier de danse, n° 29, 2012. 46. LAPLANTINE François, La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005, p. 10. 47. DELEUZE Gilles, Francis Bacon, logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002. 48. François Lebas et la Compagnie le Petit Travers, Julien Vittecoq et la Cridacompagny, Martin Barré Cie&Co. 49. MARQUIE Hélène, Femmes et danses : émancipations, conquêtes et résistances. Les enjeux de corps créateurs, Université de Liège (Belgique), Séminaire 2002, [en ligne] http://www.ferulg.ulg.ac.be/ pdf/e_texte_marquie_2002.pdf, page consultée le 22 octobre 2014. 50. LAPLANTINE François, Le Social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale, Paris, Téraèdre, 2005, p. 214.

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RÉSUMÉS

À partir de l’analyse de ma pratique professionnelle, je tenterai de questionner la force des stéréotypes et les valeurs différentielles attachées à la figure de la « danseuse ». Enseignante- chorégraphe, danseuse, spectatrice, chercheuse en anthropologie, le métier d’universitaire s’est présenté d’emblée sous le régime de l’abandon « du corps », de l’obligation de fixer des bornes et des frontières entre des espaces (scientifiques et artistiques) que je pensais inséparables. La prégnance de catégorisations binaires entretenue dans les discours et dans les actes à l’université reflète et participe d’un même système socio-culturel de maintien des rapports de pouvoirs entre les sexes. Lorsque l’enseignement de la danse contemporaine est posé comme savoir en acte, comment s’instaurent des processus d’incorporation des normes de genre et simultanément d’« étiquetage » ? Comment la figure dominante de « la danseuse » fait-elle écran à des images identitaires plus complexes ?

Starting from an analysis of my professional practice, I seek to interrogate the strength of the stereotypes of the “female dancers” and the values they convey. As a dancer, teacher and choreographer, spectator, and researcher in anthropology, I observed that the academic profession immediately required an abandonment of “body”, an obligation to set limits and boundaries between spaces (scholarly and artistic practice) I had previously thought as inseparable. The prominence of binary categorizing in both academic discourse and activities of the university reflects and even contributes to a sociocultural system for maintaining power relations between the sexes. While the teaching of contemporary dance is posited as knowledge in action, how is it that the processes of incorporating gender norms and social etiquette simultaneously introduced? How can the dominant image of the “female dancer” become a screen on which to project more complex pictures of identities?

INDEX

Mots-clés : anthropologie, danseuse, réflexivité, pédagogie Keywords : anthropology, female dancer, reflexivity, pedagogy

AUTEUR

BETTY LEFEVRE Betty Lefevre est Professeur émérite des Universités, anthropologue des pratiques corporelles artistiques et membre du laboratoire CETAPS EA 38 32 à l’université de Rouen. Son terrain d’observation des corporéités s’est focalisé sur l’espace artistique contemporain (en particulier la danse contemporaine et les arts de la rue) comme lieu à la fois d’exposition des corps (voir de sur exposition), d’affirmation des imaginaires sociaux, de mise en scène du genre et d’expériences perceptives. Un des enjeux de son travail de recherche est de comprendre ce qui fait sens dans cette expérience de la fréquentation de l’art « vivant » (ce qu’il fait, fait faire, fait dire) et de montrer en quoi les pratiques corporelles artistiques sont une manière de se voir et de se dire pour les sociétés comme lieux privilégiés de la réflexivité.

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L’Examen d’Aptitude Technique en danse contemporaine : une épreuve différenciée selon les sexes

Marie Ananda Gilavert

1 L’examen d’aptitude technique (EAT) est l’épreuve pratique du Diplôme d’État de professeur-e de danse existant en danse classique, danse contemporaine et danse jazz. La formation du DE est organisée en trois parties proposant un ensemble d’unités de valeur (UV) à acquérir. En premier lieu, la formation prévoit la préparation et le passage de l’EAT avec des épreuves différentes pour le classique, le contemporain et le jazz. Ensuite l’enseignement théorique, commun aux trois disciplines, est constitué des UV d’histoire de la danse, de musique et d’anatomie. Enfin, une année entière est consacrée à la pédagogie, relative au type de danse choisie, dont l’épreuve finale valide l’obtention du Diplôme d’État. L’épreuve finale de validation du diplôme est également une épreuve pratique puisqu’il s’agit d’enseigner à un groupe d’élèves, mais y sont évaluées les capacités pédagogiques des candidat-e-s et non les qualités d’interprète. L’EAT est l’unique partie dansée du DE. De ce fait, il s’agit du seul examen en France certifiant d’un niveau technique et donnant un titre en danse, exceptions faites des diplômes de fin d’étude dispensés par les Écoles Supérieures d’enseignement de la danse1 et les conservatoires. Pour l’exprimer plus justement, c’est le seul examen en danse accessible à tou-te-s les étudiant-e-s dont les parcours se dessinent en dehors de ceux des formations supérieures et des conservatoires. Pour cette raison, l’EAT est faussement considéré comme une reconnaissance à part entière et beaucoup de candidat-e-s s’y présentent sans envisager d’entreprendre ensuite la formation du DE.

2 En 2007, je participe à un stage de préparation à l’EAT au cours duquel je découvre que cet examen est différencié selon le sexe des candidat-e-s, puisqu’il existe des variations dites « fille » et des variations dites « garçon ». Ainsi, pour valider le même examen, filles et garçons ne passent pas la même épreuve. Que signifie en danse contemporaine cette épreuve différenciée ? Est-il induit qu’il existe une danse de femme et une danse d’homme ? Deux manières de se mouvoir conditionnées par l’incorporation des stéréotypes relatifs aux identités de genre ?

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3 L’EAT est un examen qui valide le fait que les étudiant-e-s possèdent les capacités physiques nécessaires pour enseigner la pratique de la danse. Le fait que l’épreuve soit différenciée implique que l’ensemble des savoirs requis pour transmettre l’art de la danse est régi par les déterminismes de genre. Ceci n’est pas déclaré officiellement mais il est implicitement admis que les femmes et les hommes ne sont pas considéré-e-s de manière égalitaire par rapport aux aptitudes qu’elles et ils devraient posséder pour enseigner la danse contemporaine. Ajoutons que l’EAT propose un cadre ne reconnaissant que les identités féminine et masculine. On peut judicieusement se demander quelle variation présenteraient les personnes intersexuées, celles dont le sexe biologique et le genre ne correspondent pas ou dont le genre ne rentrerait pas dans les catégories « fille » et « garçon » ? C’est face à l’incohérence que représentait pour moi cette épreuve différenciée en danse contemporaine que j’ai analysé les variations de l’EAT2 sous l’angle du genre depuis l’année 1985-1986 jusqu’à aujourd’hui, en sachant que l’EAT est mis en place en 1993 et qu’il s’agissait avant des variations des cycles supérieurs des cursus de formations des conservatoires ou des institutions assimilées.

Pourquoi un examen différencié selon les sexes en danse contemporaine ?

4 Ce parti pris est surprenant en danse contemporaine. En danse classique, on l’explique aisément, puisque cette discipline est, sans faux semblant, construite sur une construction des rôles selon les sexes. La technique et l’apprentissage sont différenciés puisque les rôles sur scène le seront également. Filles et garçons ont une base de classes en commun mais sont également séparés pour recevoir, respectivement, la classe de pointe et la classe « garçons ». Ce sont des différences inhérentes à la technique classique sur lesquelles a été fondé le cursus d’apprentissage de cette pratique. La danse contemporaine ne présente pas, du moins de manière flagrante, ce type de différences. Si la danse contemporaine échappe aux catégories normées de genre, comment justifier que cette étape dans le parcours des étudiant-e-s fasse apparaitre une double épreuve ? Le cursus des élèves en danse contemporaine est mixte et c’est le seul moment où a lieu une séparation officielle. Que fait cet examen différencié, au milieu d’un parcours qui ne l’est pas ?

5 Tous les élèves, quelque soit leur sexe, fréquentent les mêmes classes et ce, dans tous les établissements enseignant la danse contemporaine. C’est également le cas pendant l’année de pédagogie et une fois titulaire du DE, les professeur-e-s enseignent aux deux sexes. De plus, les annonces d’emploi pour les postes de professeur-e-s de danse contemporaine, classique ou jazz ne précisent jamais le sexe de la personne recherchée alors que ce peut être le cas pour les auditions. Cela démontre bien que, dans la sphère du professorat vers laquelle mène l’EAT, les différences de sexes n’ont absolument aucune raison d’avoir un impact et encore moins de régir un examen et ce dans les trois disciplines. Le fait que les parcours des pédagogues et ceux des interprètes soient confondus participe pour la danse classique de l’intégration de ces différences même si cela ne les justifie pas en ce qui concerne l’enseignement. Au vu de l’ensemble des variations depuis l’établissement du cursus complet en danse contemporaine en 1986-19873, il apparait de manière flagrante que celui-ci est simplement transposé à partir du modèle existant pour la danse classique. Ainsi le fait que l’EAT soit différencié

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en danse contemporaine et en jazz serait la conséquence d’une adhésion au modèle d’organisation de l’enseignement de la danse classique

6 Quelle surprise de découvrir au visionnage des vidéos que pour les années 1985-1986 et 1986-19874, soit les deux premières années où la danse contemporaine rejoint les cursus des institutions publiques, il n’y a pas de variation garçon. Pour être plus juste, il s’agit de variations chorégraphiées par des femmes et interprétées par des femmes. Il n’est énoncé ni « fille » ni « garçon ». On peut donc supposer, même si la fréquentation des établissements par les garçons doit être faible ou peut-être même inexistante, que ces variations sont destinées à tou-te-s les élèves sans distinction de sexe. En 1985-1986, sont présentées trois propositions chorégraphiques5 « selon chaque technique6 » pour l’examen de fin de cycle supérieur uniquement. Bien qu’il soit difficile de déterminer qu’elles sont les trois techniques représentées par les trois propositions, il semble que l’on tente alors d’inventer un modèle de cursus qui prend en compte la diversité des écritures chorégraphiques spécifique à la danse contemporaine. Et dans ce cas, rien de plus censé que les propositions conviennent à l’ensemble des élèves sans distinction. L’année suivante, en 1986-1987, le cursus complet est proposé en contemporain, c’est-à- dire du cycle d’orientation 1ère année au cycle supérieur 7. Et déjà le nombre de variations, pour la fin du cycle supérieur, passe de trois à une, toujours sans précision quant au sexe. Toutes les variations sont, pour tous les niveaux, composées et dansées par des femmes ou des filles pour les petits niveaux. « Après le temps de l’accomplissement 1981-1988, qui a consacré en 1988, l’organisation de l’Année de la Danse, doit venir, pour la danse française, celui de son épanouissement. […] La danse, art majeur de notre temps, doit disposer des moyens de formation, de création et de diffusion à la mesure de ses professionnels, chorégraphes, danseurs et enseignants, et du succès qu’elle remporte auprès du public8. »

7 Les répercussions de cette politique menée en faveur de l’institutionnalisation de la danse contemporaine française ne sont pas des moindres en ce qui concerne l’organisation des cursus d’études. La vidéo de 1988-1989 présente donc plusieurs éléments nouveaux. Tout d’abord, une variation est mise en place comme épreuve pratique du baccalauréat F11’9. L’harmonisation des fins de cycles supérieurs et des baccalauréats F11’ sera effectuée en 1993 au moment où est crée l’EAT, nommée à cette époque UV technique du DE. C’est à dire qu’une seule variation sera dès lors utilisée pour valider les trois titres (fin de cycle supérieur, baccalauréat F11’ et UV technique du DE ou EAT). Puis, toutes les variations sont dédoublées par sexe, et ce à partir du cycle d’orientation 2ème année, et apparaissent ainsi nos fameuses variations « fille » et variations « garçon », toujours en place aujourd’hui.

8 Il y a sans doute, derrière cette démarche, de bonnes intentions, peut-être même la satisfaction de fonder enfin un cursus complet pour la danse contemporaine selon le seul modèle en vigueur, considéré comme légitime, celui de la danse classique. Alors que la danse contemporaine n’en était qu’à ses premiers tâtonnements pour l’établissement d’un cursus dans les établissements publics, les politiques d’institutionnalisation de la danse coupent court à toute recherche et lui en offrent un tout fait. Seulement, il n’est pas fait pour cette pratique : la danse contemporaine n’est pas fondée sur des différenciations de genre, et le double cursus « fille » et « garçon » est complètement incongru. Notons qu’en ce qui concerne l’EAT, qui est destiné au futur-e-s professeur-e-s, la différentiation selon les sexes de l’épreuve n’est pas non

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plus justifiée en classique et en jazz, puisque les enseignant-e-s seront amené-e-s à former des élèves sans distinction de sexe.

9 On constate que ce dédoublement d’épreuve pose problème au départ et que l’on ne sait pas vraiment comment instaurer une différenciation entre les sexes. En 1988-1989, on trouve une seule variation pour les fins du cycle SUP « fille » et « garçon » et une autre différente pour le baccalauréat F11’10 « fille » et « garçon ». Les deux chorégraphies ont une version pour chaque sexe, une pour les filles dansée par une fille et une pour les garçons par un garçon. Elles sont globalement identiques mais on introduit quelques différences en modifiant certains mouvements. Sans surprise, la diagonale de sauts est rallongée dans la version « garçon » où également deux développés de jambes ont disparus. Par la suite, sans doute pour éviter les difficultés relatives à la mise en place d’une différenciation selon les sexes, les variations sont complètement différentes. Il est donc moins aisé de repérer ce qui relève, au niveau du choix des éléments chorégraphiques, de la construction des identités de genre. C’est dans l’indifférence totale que l’emprise des normes de genre est introduite dans le cursus de formation en danse contemporaine. Au lieu de soulever l’incohérence que cela représente par rapport à cette pratique, on s’en accommode sans en envisager les conséquences.

Variations « fille », variations « garçon » : une pédagogie différenciée

10 En se penchant sur ce que nous apprennent ces vingt-deux années de variations, en ne prenant en compte que les chorégraphes et les destinataires, nous effectuons un premier constat : la majorité des variations « filles » sont chorégraphiées par des femmes et celle des « garçons » par des hommes. Quelques cas viennent toutefois briser cette norme : Dominique Bagouet (1993 et 2010), Jean-Claude Ramseyer (1997), Peter Goss (2000), Foofwa d’Immobilité (2008), Joseph Nadj (2010), Angelin Preljocaj (2012), Paco Decina (2013) et le duo Claude Brumachon/ Benjamin Lamarche (2014), signent des variations « fille ». Les exceptions, déjà peu nombreuses, contrent la norme dans un seul sens : ce sont des hommes qui sont amenés à composer les variations « fille ». C’est un point de vue androcentré qui est alors privilégié : le masculin représente l’universel. On permet aux hommes de dépasser le champ d’action qui leur est a priori réservé.

11 Depuis 1993, avec une variation nouvelle par sexe tous les ans, on ne trouve qu’une seule exception à ce qui vient d’être énoncé : Maïté Fossen, en 1998, signe une variation « garçon ». Ce cas est d’autant plus remarquable qu’en fait, cette année-là, la variation vaut pour les deux sexes. On imagine alors que les candidat-e-s furent confrontés à l’exécution d’une seule et même épreuve, sans distinction de sexe, ce qui est plutôt positif quant à notre problématique. Dans ce cas, pourquoi a-t-on jugé nécessaire de présenter deux fois la même variation sur la vidéo, dansée une première fois par une femme et la seconde par un homme ? La variation d’un point de vu formel est identique dans les deux interprétations. Les mouvements s’enchainent de la même manière, avec les mêmes dynamiques. Aucune différence relative à la constitution de cet enchainement n’est repérable. Toutefois, la différence des sexes est réintroduite par la double interprétation. La possibilité de ne présenter qu’une seule version pour les deux sexes n’est pas envisagé et on a pris le temps d’apprendre la chorégraphie à deux personnes et d’effectuer deux captations Cela dévoile déjà que l’on estime qu’il est inenvisageable pour une personne d’un sexe de s’identifier à une personne de l’autre

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sexe, sinon pourquoi faire deux versions d’une seule et même chorégraphie ? Et ensuite que les déterminismes de genre relatifs au corps en mouvement sont considérés comme allant de soi. En prenant l’initiative de faire interpréter par une personne de chaque sexe la même chorégraphie, on affirme sans détour le fait que l’exécution en sera différente.

12 Une autre exception s’avère être des plus intéressantes. Chaque année, filles et garçons choisissent entre deux variations imposées. La première est en général une variation nouvelle qui est réutilisée, l’année suivante, en seconde option. Ainsi, une variation est présente sur deux années consécutives, en première puis en seconde option. En 2009, les Carnets Bagouet11 sont sollicités par l’inspection de la danse à la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (DMDTS)12 pour choisir un extrait du répertoire du chorégraphe qui ferait office d’épreuve pour la première option « fille ». Cette année-là, c’est donc un solo issu de Necessito13, remonté par Sylvain Prunenec et interprété par Édith Christophe qui est présenté sur la vidéo pour la première option « fille ». L’année suivante, selon la logique d’organisation énoncée précédemment, ce solo devient la deuxième option « fille » mais est également proposée comme première option « garçon ». C’est la deuxième fois avec l’exemple de 1998, qu’une variation est valable pour les deux sexes. On s’attend donc à trouver sur la vidéo de 2010, la version de l’année 2009 dansée par Édith Christophe. À la place, c’est une autre version de la même variation qui est présentée. Celle-ci est remontée par une femme, Dominique Noel, et interprétée par un homme, Lucas Viallefond. C’est-à-dire qu’au moment où le solo devient première option « garçon » et deuxième option « fille », déjà, on s’évertue à réaliser une autre version dansée par un homme, et de plus, elle évince celle d’Édith Christophe. Ce qui nous donne à penser que les garçons ne peuvent pas s’identifier au modèle féminin mais que pour les filles, par contre, ce n’est pas contraignant de travailler avec un modèle masculin. Ces choix sont indéniablement régis par une configuration où domine le masculin. On hiérarchise les décisions en valorisant les problématiques concernant les garçons et en ignorant radicalement celles des filles. Si l’on considère indispensable de présenter une version pour chaque sexe de la variation de Maïté Fossen, en 1998, dans un souci d’identification pourquoi, en 2010, alors qu’il existe une version dansée par une femme, on ne propose que l’interprétation du danseur ?

13 Rien ne peut justifier ces choix, qui ne relèvent d’aucune logique, si ce n’est celle de l’inégalité entre les femmes et les hommes. L’idée véhiculée est que les chorégraphes femmes et hommes ne peuvent composer que pour des personnes du même sexe. Alors que l’EAT est un examen destiné à de futur-e-s professeur-e-s, on induit une pédagogie différenciée ou plus exactement que les professeurs hommes peuvent enseigner à tous les élèves, quelque soit leur sexe mais les femmes uniquement aux femmes.

Incorporation des normes de genre

14 « Appliqué à des personnes, le genre peut être compris comme une signification que prend un corps (déjà) sexuellement différencié14 ». Dans cette perspective où on exclut le lien de causalité entre le sexe morphologique et le genre et si « le corps délimite l’individualité15 », comment et par quels moyens le corps exprime-t-il le genre ? Une des notions clés en Analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé (AFCMD)16 est la posture. C’est la position maintenue par les muscles profonds soumis à la lutte

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anti-gravitaire ou encore l’organisation gravitaire d’un individu. La posture est évolutive, c’est-à-dire qu’elle est le reflet de notre identité à un moment donné. Elle est construite et influencée par plusieurs facteurs relevant de notre vécu, nos expériences passées et de ce qui se joue sur le moment même aux niveaux émotionnel, relationnel et environnemental. Les différences de genre font partie de ces principes organisateurs qui régissent nos postures17. C’est-à-dire que la posture, et donc l’incorporation d’une certaine construction culturelle du corps dont elle résulte, détermine la manière de bouger de tout-e un-e chacun-e. Dans nos sociétés patriarcales, le système de bicatégorisation organisateur des identités de genre faisant référence se reflète dans la plasticité du corps des individus et dans leurs manières de se mouvoir.

15 Dans son ouvrage Langage Féminin et Masculin du Corps, Reflet de l’ordre patriarcal18, Marianne Wex expose en série, selon le sexe, des photos de femmes et d’hommes dans des situations de la vie quotidienne. Elle met ainsi en relief que les comportements gestuels des êtres humains n’échappent pas à notre conditionnement genré. « Le langage du corps représente un langage spontané, le plus souvent inconscient et qui en ce sens ne peut que parler vrai. Un langage fait de gestes, d’expressions et d’attitudes qui en constituent les messages que nous adressons à autrui et auxquels nous réagissons, même si nous n’en avons généralement pas ou très peu conscience19. » De l’observation de ce langage, Marianne Wex établie un ensemble de constats représentatifs de l’incorporation des déterminismes de genre : « Les caractéristiques les plus générales des attitudes des femmes sont le maintien serré des jambes, les pieds posés droit ou vers l’intérieur, et la tenue des bras près du corps. La femme se fait étroite et use de peu d’espace. […] Les attitudes des hommes se caractérisent par un maintien large des jambes, les pointes de pieds tournées vers l’extérieur et par l’écartement des bras par rapport au corps. L’homme se fait large et occupe généralement beaucoup plus d’espace que les femmes. […] En général, on accorde aux hommes un éventail plus grand de comportements acceptables20. »

16 C’est donc dans le rapport à l’espace que la différenciation des sexes s’exprime le plus ouvertement. Les paramètres du mouvement interagissent et de ce fait une modulation au niveau de l’un d’entre eux a des conséquences sur les autres. Ainsi, la différence de relation à l’espace entre les femmes et les hommes implique pour les premières un panel de mouvements plus petits et, de ce fait, l’énergie déployée pour leur réalisation doit être plus contrôlée, puisqu’ils se jouent dans un espace restreint. Comment la danse contemporaine traite-elle l’incorporation des normes de genre au niveau de la mobilité ? Sa pratique permet-elle un dépassement de celles-ci ou travaille-t-elle les corps dans le sens des déterminismes ?

Une danse de « fille » et une danse de « garçon » ?

17 Si, comme je le soupçonne, l’EAT n’a pas été consciemment construit comme un examen différencié en danse contemporaine, cela ne remet pas en cause le fait qu’il le soit effectivement. Le cadre de production des variations, qui est pris dans une configuration de différenciation selon les sexes et de domination masculine, produit-il des objets chorégraphiques selon ces normes ou leur échappe-t-il ?

18 Nous nous devons, puisqu’elles sont à l’origine de ce travail, de revenir sur les variations de 2007. C’est au cours de l’apprentissage de celles-ci (celles des filles) et en

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voyant celle (« garçon ») qu’un camarade apprenait, que j’avais construit le présupposé suivant : les variations « filles » sont plus académiques que celles des garçons. L’académisme signifie « le respect des règles prônées par une académie21 » et détient également un sens péjoratif : « conventionnel et sans originalité22 ». Il est compliqué de déterminer à quoi pourraient correspondre les règles de l’académisme en danse contemporaine, puisque cette pratique est récente et diverse. Cependant, elle n’échappe pas à une certaine systématisation23 et c’est sans compter sur l’académisme puissant d’une autre discipline dont les règles ont longtemps régit le paysage chorégraphique : celui de la danse classique.

19 La danse contemporaine regroupe une multitude d’esthétiques gestuelles puisqu’elle propose d’exploiter les possibilités motrices de l’ensemble des parties du corps et ce dans tous les plans de l’espace et selon diverses dynamiques. Par exemple, la recherche d’amplitude des courbes de la colonne vertébrale est particulièrement développée ainsi que le travail au sol qui permet une relation toute autre à la gravité qu’en position debout, notamment pour l’action des jambes. Malgré les multiples enjeux corporels que présente la danse contemporaine, certains stéréotypes de mouvement issus de la technique classique sont toujours considérés comme incarnation de la danse en générale. Par exemple, un développé de jambe, une pirouette, des déboulés, mouvements provenant de la codification classique, attestent inéluctablement du fait d’être une bonne praticienne. Et je parle consciemment au féminin, parce qu’au visionnage des variations, on constate que ces éléments sont majoritairement repérables dans les variations « fille » et beaucoup moins dans les variations « garçon24 ». Ces mouvements sont comme des marques de légitimité imposées aux filles. Les propositions gestuelles qui leurs sont faites sont bel et bien académiques et conventionnelles.

20 En 2007, les filles ont le choix entre une variation de Marilen Iglesias-Breuker et une autre signée Anne Carrié. La première est basée sur la spirale dans le corps et dans l’espace extérieur. Ce projet investit le corps dans sa globalité avec une idée de relai entre ses parties pour faire exister la spirale. La seconde propose une mobilisation soutenue des jambes dans un espace périphérique avec beaucoup de retirés, de développés, de petits et grands sauts dans un projet directionnel carré. L’axe vertical y est privilégié même si certaines courbes avant ou latérale de la colonne ponctuent l’ensemble. Elles convoquent toutes deux une coordination complexe du corps, ici aussi investit dans sa globalité. Le temps est traité dans la continuité, sans rupture, pour la première, et la seconde s’appuie sur une mesure musicale stricte.

21 Ces deux variations développent des projets corporels riches, dont l’intérêt pédagogique n’est pas à démontrer. Cependant, on relève tout de même des caractéristiques admises comme féminines : la spirale (mais c’est également une thématique particulièrement abordée en danse contemporaine), la fluidité de l’enchainement des mouvements et le respect de la structure du morceau musical. C’est surtout en comparaison avec la variation de Thomas Lebrun, première option « garçon » cette année-là, que les deux variations « fille » paraissent académiques. La chorégraphie expose un univers gestuel très original où des petits gestes ludiques du quotidien sont intégrés à un ensemble coordinations plus larges donnant lieu à la réalisation d’éléments techniques. Ajoutons à cela un sol acrobatique et un travail de dissociation important.

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22 Les variations « filles » sont tout à fait intéressantes mais la variation « garçon » semble offrir quelque chose d’inédit. En définitive, et c’est ce qui engendre l’inégalité, on propose majoritairement aux filles des variations qui ressemblent à un enchainement d’éléments techniques, à un long exercice, alors que les garçons sont invités à découvrir des écritures chorégraphiques originales. Les cadres de travail auxquels sont confrontés les garçons sont ouverts et ceux des filles restreints. Il y a tout de même une exception : la chorégraphie « fille » de Foofwa d’Immobilité en 2008. Cette variation sort complètement des cadres proposés, variations « fille » et « garçon » confondues puisqu’elle contient de l’humour, du texte et du mime. Mais la chorégraphie semble retenue dans les limites d’un couloir puisque presque la totalité des propositions gestuelles se jouent dans les plans sagittal ou frontal (une seule spirale met en relief le plan transversal), et il n’y a pas de grands déplacements dans l’espace scénique. La variation est également ponctuée à plusieurs moments de petites claques que l’interprète se donne sur le coté du bassin et qui tendent vers la vulgarité. Ainsi l’humour se change en autodérision, la variation en grande mascarade et le hors-cadre proposé aux filles est finalement dévalorisant. Cette variation aurait-elle été légitimée comme épreuve en option « garçon » ?

23 Les variations « fille » et les variations « garçon » présentent des propositions chorégraphiques différenciées selon le sexe. Le conventionnel est majoritairement réservé aux filles alors que l’original l’est aux garçons. Les paramètres du mouvement sont également traités selon une symbolique respectant les stéréotypes. Par exemple, la fluidité, le mouvement continu et les formes rondes caractérisent les variations « filles » et la dissociation, le saccadé, les formes angulaires celles « garçons ». Au vu des variations, l’idée qu’il existe une danse de « fille » et une danse de « garçon » est propagée et les principes normatifs des identités genrées sont légitimés.

Conclusion

24 Nous constatons qu’une vision binaire et sexiste des identités genrées infiltre de manière tacite les cadres qui eux-mêmes en viennent à régir et à redéfinir la discipline qu’ils contiennent. L’idéologie que véhicule la danse contemporaine au travers des variations de l’EAT intègre une différenciation selon les sexes dans la manière d’aborder le mouvement alors que les fondements de cette pratique prétendent l’exclure. La théorie de Lucien Goldmann25 qui avance que l’art est produit par le social et que les œuvres d’art légitiment les intérêts de la classe dominante trouve dans l’exemple des variations de l’EAT une illustration parfaite. Où rencontrer alors cette pratique utopique de la danse contemporaine, véritable vecteur de liberté ? Cette dernière n’existant pas en dehors des cadres qui la produisent, il serait nécessaire d’élargir cette analyse de genre à l’ensemble de ses révélateurs, et par cette démarche, tenter de découvrir si l’idéal relève du pur fantasme ou si, quelque part, un cadre est à même de rendre effectif certains fondements émancipateurs de la danse contemporaine. « Si l’on se demande comment une théorie linguistique des actes de parole peut avoir un quelconque rapport avec les actes corporels, il suffit de penser que parler est en soi un acte corporel avec des effets linguistiques particuliers26. » De même que le propose Judith Butler, on pourrait aller plus loin et considérer que tout est acte corporel. Dans cette perspective, la danse contemporaine, avec les outils qu’elle

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propose pour analyser et vivre le mouvement, se positionnerait comme une discipline de premier choix pour, d’une part, questionner le genre et, d’autre part, le défaire. « Les choses que j’avais apprises à travers les aspects visibles du langage de notre corps avaient également modifié ma vie de l’intérieur, me fortifiant en profondeur et ouvrant tellement de perspectives nouvelles en moi et sur le monde, que je trouvais assez de force pour vaincre d’autres formes de conditionnement27. »

25 Au même titre, on peut imaginer que la pratique de la danse pourrait provoquer ce genre d’effet. La danse contemporaine, de par ses caractéristiques, pourrait proposer un espace propice à la création de soi et, par extension, un espace de remise en question des catégories stéréotypées de genre dans le domaine du corps en mouvement. Cependant, l’exemple de l’EAT nous montre, au contraire, une adhésion aux normes. Ainsi, même si ces dernières ne sont a priori pas déterminantes pour cette pratique, les normes de genre sont fortement réintroduites et remanient l’art chorégraphique selon leurs règles.

BIBLIOGRAPHIE

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WEX Marianne, Langage féminin et masculin du corps, reflet de l’ordre patriarcal [1979], traduction de Marc Peeters, Louvain-la-Neuve, Academia, 1993.

NOTES

1. « Sept établissements sont habilités, par le ministère de la Culture et de la communication, à délivrer le Diplôme national supérieur professionnel de danseur (DNSPD). Le DNSPD valide l’acquisition des connaissances et des compétences générales et professionnelles correspondant à l’exercice du métier de danseur. » Voir : Formations supérieures en France : le DNSPD, Fiche pratique, Département ressources professionnelles, Centre national de la danse, juin 2012, p. 1. 2. Les variations de l’EAT sont présentées sur des supports vidéo (VHS ou DVD) édités par le Ministère de la culture et de la communication. Depuis 2010, ce dernier les publie également en ligne sur le site www.dailymotion.com.

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3. La danse contemporaine est intégrée au cursus des établissements publics d’enseignement de la danse pour l’année 1985-1986. Cette première année propose uniquement les variations de fin du cycle supérieur et non des autres niveaux. 4. Rappelons qu’avant 1993, il s’agit des variations de fin de cycles supérieurs et pas encore de l’EAT à proprement parler. 5. 1ère proposition de Claire Beaulieu sur une musique de F. Monque, 2ème proposition de Marie- France Delieuvin sur une musique de J.-C. Cahors, interprétée par Nathalie Pernette, 3ème proposition de Françoise Dupuy sur une musique de J.-C. Cahors, interprétée par Paola Piccolo. 6. DAVESNE Alain, in Épreuves des concours 1985-1986 destinés aux écoles contrôlées par l’État, Ministère de la culture, Direction de la musique et de la danse, Division de la danse, vidéo VHS, 00’43. 7. Les cursus des conservatoires sont organisés comme suit : le cycle d’orientation ou cycle 1, 1ère, 2ème et 3ème année (CO1, CO2, CO3), le cycle élémentaire ou cycle 2, 1ère, 2ème et 3ème année (CE1, CE2, CE3), et le cycle supérieur ou cycle 3 « amateur » (ancien SUP B) ou « professionnalisant » (ancien SUP A) en deux ans. 8. LANG Jack, Discours du 28 février 1989¸ in FILLOUX-VIGREUX Marianne, La Danse et l’institution, Genèse et premiers pas d’une politique de la danse en France, 1970-1990, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2001, Paris, p. 185. 9. Le baccalauréat F11’ est l’ancien baccalauréat Technique de la Musique et de la Danse (TMD). C’est un cursus de la seconde à la terminale en horaires aménagés entre un lycée et un conservatoire. 10. De ce fait, on peut affirmer que le baccalauréat TMD (anciennement F11’) est également un examen différencié. Le baccalauréat général ne l’est plus depuis le décret du 25 mars 1924. 11. Les Carnets Bagouet sont une association fondée par les interprètes du chorégraphe Dominique Bagouet après sa mort, dans le but d’assurer la pérennité de son œuvre. 12. Les chorégraphes composant les variations de l’EAT sont toujours choisi-e-s par les inspectrices ou inspecteurs de la danse, non pas selon des critères officiellement établis mais plutôt par réseaux relationnels. 13. Chorégraphie de Dominique Bagouet crée en 1991. 14. BUTLER Judith, Trouble dans le genre - le féminisme et la subversion de l’identité [1990], préface de Éric FASSIN, Paris, La découverte / Poche, 2006, p. 72. 15. GUIGOU Muriel, La Nouvelle danse française, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 32. 16. Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé : discipline favorisant la compréhension et l’intégration des mouvements en danse. LE MOAL Philippe (dir.), Dictionnaire de la danse, Paris, Larousse, Librairie de la danse, 1999, p. 676. 17. « La posture, au-delà du problème mécanique de la locomotion, contient déjà des éléments psychologiques, expressifs, avant même toute intentionnalité de mouvement. Le rapport avec le poids, c’est-à-dire avec la gravité, contient déjà […] un projet sur le monde. », GODARD Hubert, Le Geste et sa perception, in GINOT Isabelle et MICHEL Marcelle, La Danse au XXe siècle, Paris, Bordas, 1995, p. 224. 18. WEX Marianne, Langage féminin et masculin du corps, reflet de l’ordre patriarcal, (1979), Bruxelles, Académia-Erasme S. A. et Marc Peeters, 1993. 19. Ibid., p. 2. 20. Ibid., p. 9. 21. Le Petit Larousse, 2005, p. 51. 22. Ibid., p. 51. 23. « Tout au long des vingt-cinq dernières années, les chorégraphes ont développé un langage et constitué leur propre « forme corporelle », différente de celle de la danse classique, mais dont l’usage systématique peut aboutir à un certain académisme. En effet, un genre chorégraphique identifié devient un modèle pour d’autres artistes. Imité, sans originalité, il ne participe plus au

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renouveau de la création chorégraphique, mais tend plutôt à reproduire une forme ayant le souci de s’inscrire dans le « champs traditionnel » de cette expression artistique. » FILLOUX-VIGREUX Marianne, op. cit., p. 10. 24. Seule la variation de Michel Hallet Eghayan, en 1997, fait exception : la gestuelle est néo- classique et presque tous les pas de transition sont classiques (glissade, pas de basque, etc.). 25. GOLDMANN Lucien, Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964, cité par GUIGOU Muriel, op. cit., , p. 11. 26. BUTLER Judith, op. cit., p. 49. 27. WEX Marianne, op. cit., p. 342.

RÉSUMÉS

L’Examen d’Aptitude Technique en danse contemporaine, dont l’obtention permet de commencer la formation pour devenir professeur-e de danse, est différencié selon les sexes puisqu’il existe des variations « fille » et d’autres « garçon ». Cette différenciation provient d’une adhésion au modèle d’organisation de l’enseignement de la danse classique, qui intègre une différence selon les sexes justifiée pour cette dernière, mais qui n’a pas lieu d’être en danse contemporaine. Au travers des variations de l’EAT, on constate que les femmes et les hommes apprennent, développent et transmettent deux manières de se mouvoir, de danser, construites selon des normes de genre stéréotypées.

French dance students have to pass an examination of technical competence (Examen d’Aptitude Technique - EAT) in contemporary dance in order to gain entry to the education program to become a dance teacher. This exam is differentiated according to gender so that there is different set material for “girls” and for “boys”. This differentiation derives from the model of organization within the teaching of classical ballet. While there is a basis of justification in the latter, it has no relevance in the field of contemporary dance. Watching and analyzing all EAT choreographies in contemporary dance, it becomes clear that women and men learn, develop and teach two different ways of moving, of dancing, which are constructed according to stereotypical norms of gender.

INDEX

Mots-clés : danse contemporaine, Examen d’Aptitude Technique (EAT), France, pédagogie Keywords : contemporary dance, France, Examen d’Aptitude Technique (EAT), pedagogy

AUTEUR

MARIE ANANDA GILAVERT Marie-Ananda Gilavert est danseuse, chorégraphe et pédagogue. Elle découvre la danse contemporaine à 16 ans et ne cesse depuis de se passionner pour cette pratique. Désireuse d’appréhender cette discipline sous ses aspects les plus variés, elle suit divers enseignements et

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formations axés autant sur le travail technique que sur celui d’improvisation. En parallèle, elle développe un travail de recherche universitaire, sous la direction Hélène Marquié, qui tend à mettre en lumière et à analyser l’intégration des stéréotypes liés aux genres féminin et masculin dans les pratiques pédagogiques en danse contemporaine.

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Traversées transgressives des frontières : genre, « race » et sexualité dans la chorégraphie contemporaine des années 1970

Ramsay Burt

1 Cet article1 explore les différentes façons dont le genre, la sexualité et les différences raciales sont représentés dans deux productions du spectacle de danse Troy Game [Jeu troyen]. Cette œuvre, chorégraphiée en 1974 par Robert North2 pour les danseurs du London Contemporary Dance Theatre, a eu un succès notable3. Elle a été reprise en 1979 par la compagnie phare du ballet afro-américain, le Dance Theatre of Harlem, puis dans le répertoire de nombreuses compagnies internationales de ballet, dont plusieurs compagnies en France (Bordeaux, Toulouse, etc.). Une grande partie de la pièce – interprétée par des danseurs masculins, torse et jambes nus – est librement inspirée de la capoeira, art martial brésilien. Elle est constituée de pas de deux de combat chorégraphiés et de la performance d’ensemble, ou à l’unisson, de gestes agressifs et de mouvements athlétiques. Comme l’observe la critique de danse Debra Craine : « Corps de baiseurs dégoulinant de sueur, les poings serrés en bravoure macho, et la flexion des biceps bien dotés : c’est le sujet de Troy Game4 ». Cette bravade est néanmoins parfois minée par des incidents humoristiques. Dans la scène d’ouverture, par exemple, les danseurs montent les uns sur les autres pour poser dans une pyramide gymnique mais le danseur le plus fort, placé à la base de la construction, rampe dehors, menant à son inévitable effondrement. Dans la production britannique d’origine, la personne responsable de cet effondrement était le danseur Namron, d’origine jamaïcaine, le seul danseur noir dans la troupe.

2 Les différences de regard apportées par les productions de Londres et de Harlem sur le genre, la sexualité et les différences raciales sont plus claires dans une scène loufoque vers la fin de la pièce, interprétée par Namron dans la production originale. Quand il commence à danser d’une manière ondoyante, polycentrique, sur le rythme d’un tambour d’acier5, les autres danseurs se livrent à un chahut comique, en essayant de

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l’arrêter, pour finir par danser eux-mêmes à la manière de ses mouvements afro- caribéens. Dans la version britannique, Namron semblait se distinguer des autres danseurs blancs à cause de la couleur de sa peau. Dans la version de New York, dans laquelle tous les danseurs étaient noirs, son rôle a été repris par un danseur qui exécute cette scène d’une façon camp6 et maniérée ; à la fin de la scène, les autres danseurs ne l’imitent pas. On peut expliquer ces différences d’interprétation par l’examen des contextes culturels divergents des identités britanniques et afro-américaines. Mon hypothèse est que les différences sont produites également par la façon dont ces deux productions se heurtent aux limites. La production britannique transgresse les limites entre Noirs et Blancs, entre l’identité anglaise et celles des immigrés des pays du Commonwealth, entre la tradition de la danse occidentale et l’esthétique de la danse de la diaspora africaine. Aucun de ces éléments n’apparaît dans la production américaine qui, à mon avis, est troublée, au contraire, par la limite entre homosocialité hétéronormative7 et sexualité homosexuelle. L’enjeu dans cet article est la nature de ces limites et transgressions.

3 Les limites dont je parle sont générées par les relations de pouvoir qui contrôlent les identités normatives. Pour comprendre les tensions créées autour de ces limites, il est utile de s’appuyer sur les idées du sociologue Stuart Hall concernant la classification et les idées du philosophe Michel Foucault sur la transgression. Hall soutient qu’il existe toujours des tensions et des préoccupations concernant le maintien de la classification, en particulier celle des différences raciales. Selon Stuart Hall, il y a une propension, dans la culture humaine, à classer les sous-groupes de types humains, à fragmenter la diversité de la société en types très distincts sur la base de caractéristiques essentialisées, intellectuelles ou corporelles8.

4 Ceci est particulièrement pertinent dans la façon dont les Noirs sont placés dans le système de classification qui a été développé au cours de la période coloniale. Ainsi, Hall observe que, lorsque l’on dit que quelqu’un est noir, un certain nombre d’hypothèses normatives entrent immédiatement en jeu : ils ont des « corps sonores, [ils sont] bons en sport, bon à la danse, très expressifs, pas d’intelligence, jamais eu une pensée dans la tête [...] une tendance à un comportement barbare. Tous ces éléments sont regroupés, tout simplement dans le système de classification elle-même9 ». Hall ne remarque pas que ces hypothèses stéréotypées s’appliquent principalement aux hommes noirs plutôt qu’aux femmes. C’est ce genre d’idées que les danseurs noirs comme Namron et les membres masculins du Dance Theatre of Harlem doivent invariablement affronter quand ils se présentent au public.

5 L’incident comique de Namron, dans la première production britannique, se produit vers la fin du spectacle. Les premières séquences que j’ai déjà décrites, se composent d’une chorégraphie d’ensemble dans un vocabulaire gestuel hybride, vaguement inspiré de la capoeira et d’autres arts martiaux, combinés avec des roues, des roulades d’aïkido, de la danse contemporaine et du ballet. North avait vu pratiquer la capoeira lors d’une tournée du London Contemporary Dance Theatre au Brésil. Namron avait ramené des disques de Batucada Samba10 pour percussions brésiliennes et des sifflets, qui ont constitué l’accompagnement musical dans la production originale. Pour le Dance Theatre of Harlem, une partition basée sur ces instruments a été composée pour des percussions typiques d’un orchestre occidental par Bob Downes11. Les sections d’ensemble de la version originale étaient suivies par des solos chorégraphiés pour permettre aux membres de la London Contemporary Dance Theatre de montrer leurs

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qualités singulières. Le dernier était une drôlerie dansée par Ross McKim. Le critique de danse John Percival donne une bonne description de celui-ci dans un article de 1974 : « En entrant comme s’il ne se souvenait pas quoi faire, il effectue un petit solo presque improvisé, puis saute hors de la scène, mais il y est ramené par un homme qu’il a heurté. La séquence est répétée, mais cette fois-ci deux autres l’attrapent. Finalement, il est pris dans une course-poursuite avec tous les autres derrière lui12. »

6 À la fin de cette course, les tambours d’acier succèdent aux percussions brésiliennes et Namron commence à danser à la manière typique des Caraïbes, avec des mouvements ondoyants13. La comédie qui avait été brièvement introduite avec l’effondrement de la pyramide au début, revient avec le solo de McKim et se poursuit avec Namron. Les autres danseurs s’arrêtent, regardent ce que fait Namron, et décident qu’il faut l’arrêter ; c’est McKim qui est poussé assez brutalement vers lui pour essayer de l’interrompre. McKim, qui est le plus petit danseur dans la troupe, grimpe dans un premier temps sur le dos de Namron pour tenter de stopper les ondulations de sa colonne vertébrale. Namron continue à danser, indifférent. Ici, comme ailleurs, c’est la force physique de Namron que l’on remarque. Chaque fois que McKim et les autres danseurs essayent de bloquer une partie du corps de Namron, le rythme est repris par une autre partie. Lorsque les genoux et les pieds sont immobilisés, le tronc et les hanches reprennent le rythme ; quand ses mains sont plaquées sur ses côtés, il hoche et secoue la tête. La chorégraphie montre ici la différence entre d’un côté la position verticale du corps de la danse occidentale où la colonne vertébrale bien droite et le bassin rigide se déplacent comme une seule unité et, de l’autre côté, la nature polyrythmique et polycentrique des danses africaines et de la diaspora, où les rythmes contrastés peuvent s’inscrire dans les différentes parties du corps. Finalement, tous les danseurs s’entassent sur Namron, le clouant au sol. Le groupe est alors agité de vibrations, comme traversé par une énergie semble provenir du danseur et les fait miraculeusement rebondir vers le haut et au loin. Namron émerge triomphalement et danse hors de la scène avec des pas jazzy que, comme je l’ai mentionné plus tôt, les autres danseurs imitent. Cette conclusion suggère un processus d’intégration de Namron dans la compagnie et témoigne d’une prise de conscience que la différence n’est pas si grande qu’elle était apparue dans un premier temps. Cela correspond à une intégration plus large des danseurs noirs britanniques originaires des Caraïbes dans les compagnies de danse contemporaine en Grande-Bretagne dans les années 1970 et 1980.

7 Bien que la version de cette scène par le Dance Theatre of Harlem soit aussi pleine d’humour, il y a moins de détails comiques, ce qui est compréhensible étant donné que les Américains ont repris des rôles créés spécifiquement pour chacun des danseurs dans la compagnie britannique. Alors que Namron était le seul danseur noir de cette compagnie, tous les danseurs américains sont noirs, et leur version attire l’attention sur le danseur qui a pris le rôle de Namron en raison du caractère efféminé et exagéré de ses gestes14. La musique de la séquence ne provient pas de tambours d’acier et, à la fin, les danseurs n’imitent pas les pas maniérés par lesquels le danseur quitte la scène. Dans chaque version, un danseur se distingue parce qu’il n’est pas à sa place par rapport aux limites créées par un système de classification. Comme l’explique Stuart Hall : « Vous ne vous inquiétez pas de la saleté dans le jardin, car elle appartient au jardin, mais dès que vous voyez la saleté dans la chambre, il faut que vous fassiez quelque chose, car symboliquement ça ne lui appartient pas. Et ce que vous faites de la saleté dans la chambre est que vous nettoyez, vous balayez, vous restaurez

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l’ordre, vous maintenez la sécurité des frontières. Vous connaissez les limites rigides et fixes entre ce qui est approprié ou pas approprié. Intérieur et extérieur. Cultivé et barbare, et ainsi de suite15. »

8 Dans chaque production, le chahut comique résulte de la nécessité de rétablir l’ordre et maintenir la sécurité. Alors que la production de Londres se termine par la réintégration de Namron dans le groupe, l’homosexualité signifiée par le danseur dans la production de Harlem reste menaçante, signe d’une différence. Une limite infranchissable entre une camaraderie homosociale socialement acceptable et un désir homosexuel inacceptable est tracée dans les deux productions. La chorégraphie de North évite tous les signes de l’homo-érotisme. Une grande partie de la chorégraphie suggère le combat des arts martiaux. Les hommes conservent une distance constante entre eux. S’ils se touchent, ce n’est que brièvement, d’une main qui, en général, tient l’autre ou le pousse au loin. Ou bien le contact se produit lorsque la chorégraphie demande que les danseurs créent ensemble une forme singulière. Ces tableaux suggèrent la statuaire. La ressemblance à une statue, note Richard Dyer, évoque l’esthétique classique grecque : « Un corps dur, avec un profil défini, ne risque pas la fusion avec d’autres organismes. Un sentiment de séparation et de délimitation est important pour l’amour propre blanc masculin [...]. Seul un corps dur visiblement limité peut résister à l’immersion dans l’horreur de la féminité et du non-blanc16. » Le titre du spectacle, avec sa référence à Homère, évoque le classique. L’idée d’un corps dur, visiblement borné est le point de départ de la chorégraphie de North.

9 Les relations de pouvoir qui maintiennent et renforcent les frontières entre les races et les sexualités restent largement invisibles, mais menacent de surgir au moment où elles risquent d’être transgressées. Les idées de Foucault au sujet de la transgression apparaissent dans un de ses premiers essais sur Bataille. Il suggère que la frontière entre l’intérieur et l’extérieur est toujours déjà transgressée : car l’intérieur dépend de ce qui est exclu, il n’y aurait pas d’identité si l’extérieur n’existait pas. « Inexistence d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie » remarque-t-il, « vanité en retour d’une transgression qui ne franchirait qu’une limite d’illusion ou d’ombre17 ». L’identité exclue est en effet opérante dans les limites qui sont censées l’exclure, en effet Foucault affirme que les limites se trouvent en ce qu’elle exclut. Les identités blanches sont définies par l’exclusion de la négritude. Les Blancs de sexe masculin dans les pays occidentaux jouissent du privilège de rester non marqués (unmarked), mais comme Richard Dyer le souligne, leur blancheur est largement définie en termes négatifs comme n’étant pas noire. Dans une certaine mesure, cela suggère que les personnes blanches manquent de toutes les caractéristiques qui rendent attrayante et passionnante la culture noire. L’homme noir est donc à la fois une source de crainte et de fascination. Dans la version britannique de Troy Game, la danse de Namron performe l’extérieur exclu de la masculinité blanche. Il n’est pas particulièrement surprenant que les danseurs finissent par danser comme Namron, étant donné que la danse et la musique noire ont été dominantes dans la culture populaire occidentale depuis plus d’un siècle. L’esthétique de la diaspora africaine est opérante à l’intérieur des frontières qui contiennent des prétendues danses blanches, ouvrant des potentiels pour une esthétique plus diversifiée et inclusive. Par rapport à la relative uniformité de taille, de morphologie et de formation classique des danseurs du Dance Theatre of Harlem, les danseurs du London Contemporary Dance Theatre sont plus diversifiés non seulement

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dans leur formation en danse mais aussi par la taille et les caractéristiques physiques, ce qui rend possible l’assimilation de la différence de Namron.

10 Suivant la pensée foucaldienne, la qualité queer du danseur dans la version du Harlem de Troy Game menace de transgresser les frontières de la masculinité noire. L’historien d’art Kobena Mercer a commenté une tendance au comportement macho chez certains hommes noirs. Ceux-ci note-t-il : « Incorpore[nt] les attributs associés à des définitions dominantes de la virilité – comme être vigoureux, dominateur, indépendant – afin de récupérer un certain degré de pouvoir ou d’influence actifs sur les conditions objectives d’impuissance créés par le racisme18. »

11 Ce potentiel de récupération de pouvoir et d’influence, offert aux danseurs afro- américains par les rôles de guerriers dans Troy Game est menacé par le comportement des sexualités non normatives. Dans la version de Harlem, la qualité camp du danseur qui a pris le rôle de Namron ne peut donc pas être assimilée par le reste de la troupe. Néanmoins, de même que l’on ne peut qu’admirer la force physique de Namron dans la production de Londres, on ne peut qu’admirer dans la production de Harlem la force émotionnelle et la résilience du danseur, qui persiste dans son comportement, malgré les efforts de tous pour le maîtriser. En conclusion, l’argumentation de Stuart Hall sur les impératifs sociaux pour rétablir l’ordre et le maintien des frontières au sein des systèmes de classification nous permet de comprendre l’épisode loufoque dans Troy Game. Grâce à Foucault, il devient clair que les transgressions dans cet incident public sont dangereuses parce qu’elles indiquent d’autres manières d’être qui appellent à une acceptation plus ouverte des différences.

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SEDGWICK Eve Kossofsky, Between Men, English Literature and Male Homosocial Desire, New York, Columbia University Press, 1985.

NOTES

1. Cet article est le fruit de l’élaboration d’une communication présentée par l’auteur au Congrès d’Études de Genre en France organisé par le GIS, Institut du genre à l’ENS de Lyon du 3 au 5 septembre 2014, dans le cadre de l’Atelier « Genre et Danse » coordonné par Hélène Marquié et Marina Nordera. Ces dernières ont accompagné l’auteur dans l’établissement de la version française du texte. 2. Robert North est un chorégraphe américain. Il a été un des membres fondateurs du London Contemporary Dance Theatre en 1967 et il a fait brièvement partie de la Martha Graham Dance Company (1967-69). Troy Game est son œuvre la plus connue. 3. Alexander Bland écrit que Troy Game est « tout dansant, tout sautant… une gambade de bonne humeur » (The Observer, 10 novembre 1974). James Kennedy observe que « cet agréable, vivifiante démonstration de l’énergie toute masculine est un des succès certains dans le programme de la troupe » (The Guardian, 25 février 1975). Meret Bates note que Troy Game est « drôle, frappant, exultant » (The Guardian du 25 juin 1976), traductions personnelles de l’auteur. Le spectacle est dans le répertoire de la troupe depuis plusieurs saisons. 4. CRAINE Debra, The Times, 17 septembre 1996, p. 16, traduction de l’auteur. 5. Les tambours d’acier (steel-drum) sont des percussions en tôle fabriquées à partir d’objets en métal récupérés (boîtes, bidons) ; ils sont originaires de Trinidad et utilisés dans les steel band des Caraïbes. 6. N.D.L.R. : le camp est une esthétique qui s’est répandue dans les milieux gays en Angleterre et aux États-Unis dans les années 1960-1970, caractérisée par une parodie des signes de féminité, par l’artifice, l’exagération. Il connote le fait d’être efféminé. Voir SONTAG Susan, « Notes on Camp », in Against Interpretation, [1966], Picador, New York, 2001; « Le style ‘Camp’ », in L’Œuvre parle, Paris, Seuil, 1968, pp. 307-327; NEWTON Esther, Mother Camp – Female Impersonators in America, Chicago et Londres, The University Press of Chicago, 1972/1979. 7. Eve Kossofsky Sedgwick a écrit à propos de cet aspect des relations ambigües entres les hommes : « Pour un homme, le fait d’être un homme bien dans sa peau et bon camarade avec les autres hommes, n’est séparé que par une ligne invisible, soigneusement floue, toujours déjà franchie du fait d’être “attiré par les hommes” » (Between Men, English Literature and Male Homosocial Desire, New York, Columbia University Press, 1985, p. 89). 8. HALL Stuart, Race, The Floating Signifier, 1997, p. 3, [en ligne], http://www.mediaed.org, page consultée le 02/06/14, traduction de l’auteur. 9. Ibid. 10. La Batucada est un type de Samba brésilienne caractérisé par la vitesse et la répétition de la pulsation. 11. Jon Keliehor, musicien accompagnateur au London Contemporary Dance Theatre, a réalisé une transcription pour tambours et percussions européens des musiques des disques proposés par Namron et Bob Downes a écrit des sections de musique additionnelles. 12. PERCIVAL John, « Troy Game », The Times, 8 novembre 1974, p. 13, traduction de l’auteur. 13. Les danseurs anglais originaires des Caraïbes disent souvent que les mouvements ondoyants et doux de la colonne vertébrale sont caractéristiques des danses des Caraïbes, contrastant avec les mouvements plus vigoureux et percussifs caractéristiques des danses masculines de l’Afrique de l’ouest (par exemple du Niger et du Ghana). 14. Il danse d’une manière qu’on peut décrire avec le mot anglais camp. L’intention chorégraphique ici est de signifier l’homosexualité.

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15. HALL Stuart, Race, op. cit., p. 3, traduction de l’auteur. 16. DYER Richard, White, London, Routledge, 1997, pp. 152-153, traduction de l’auteur. 17. FOUCAULT Michel, « Préface à la transgression », Critique, n° 195-196, Hommage à Georges Bataille, août-septembre 1963, pp. 751-769, consulté dans l’édition Dits et écrits, vol. 1, Paris, Gallimard, 2001, p. 265. 18. MERCER Kobena, « Race, sexual politics and black masculinity: a dossier », in Rowena CHAPMAN, Jonathan RUTHERFORD (dir.), Male Order: Unwrapping Masculinity, London, Lawrence and Wishart, 1988, pp. 112-113, traduction de l’auteur.

RÉSUMÉS

Cet article explore les intersections entre les discours normatifs sur genre, « race » et sexualité qui entrent en jeu dans la mise en scène des masculinités par des danseurs professionnels. Il le fait à travers l’analyse de deux versions d’une pièce de danse contemporaine à succès, Troy Game de Robert North : la production originale présentée à Londres à partir de 1974 et sa reprise en 1979 aux États-Unis. Chaque production a créé une tension autour des limites des identités masculines normatives. L’article explore ces tensions à partir des réflexions de Michel Foucault sur la transgression et de Stuart Hall sur les impératifs sociaux qui visent à restaurer l’ordre et à contrôler les frontières à l’intérieur des systèmes de classification.

This article explores the intersections between normative discourses of gender, “race” and sexuality that come into play during the performance of masculinites by professional dancers. It does this through readings of two productions of the very popular contemporary dance piece, Troy Game de Robert North : the original London production from 1974 and its revival in 1979 in the USA. Each production created tension around the limits of normative masculine identities. The article explores these tensions by drawing on Michel Foucault’s discussion of transgression and Stuart Hall’s discussion of the social imperatives to restore order and police borders within classification systems.

INDEX

Mots-clés : études postcoloniales, masculinité, North (Robert), théorie queer, Troy Game Keywords : masculinity, North (Robert), postcolonial theory, queer theory, Troy Game

AUTEUR

RAMSAY BURT

Ramsay Burt est professeur d’Histoire de la Danse à l’université De Montfort, Royaume-Uni. Ses publications comprennent The Male Dancer (1995, 2007), Alien Bodies (1997), Judson Dance Theater (2006), et, avec Valérie Briginshaw, Writing Dancing Together (2009). En 1999 il a été professeur invité au Departement of Performance Studies de l’université de New York et en 2010 à la Section

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Danse de l’université de Nice Sophia Antipolis. Il est professeur invité à PARTS à Bruxelles. Avec Susan Foster, il est le rédacteur en chef et fondateur de la revue « Discourses in Dance ».

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Un danseur est-il un homme qui danse ? Récit d’expérience d’une ethnographe inscrite dans un processus de création chorégraphique (avril 2014)

Aurélie Marchand

1 La pièce de danse contemporaine Un baiser sans moustache, du scénographe Stéphane Pauvret et du chorégraphe François Grippeau (Compagnie Quidam, Nantes), rassemble six hommes (quatre danseurs, un chorégraphe et un scénographe) et une sociologue- ethnographe autour de la notion flottante « d’entre-soi masculin1 ». La masculinité est pensée ici comme une catégorie produite par le genre2 et s’appréhende comme une construction sociale. Dans cette perspective, deux questions centrales rassemblent les protagonistes : comment les danseurs composent-ils un groupe au masculin ? Comment ce groupe peut-il interroger les représentations collectives du masculin ?

2 Le discours oral de la sociologue, investie au sein des ateliers artistiques, travaille les corps des danseurs en mobilisant tour à tour les récits de vies des artistes comme les questionnements des sciences sociales sur le concept de genre. Si les normes sexuées sont incorporées et traduites sous la forme de discours et de gestes quotidiens, le principe est de créer des espaces artistiques entre le parcours biographique des danseurs et la représentation réelle et symbolique de leurs corps sur scène. La scénographie invite à une circulation entre un dedans et un dehors matérialisés par la présence d’un studio radiophonique sur scène. Ainsi, en relation avec le corps physique, le corps vécu et le corps projeté, il est permis de supposer que le dispositif de représentation scénique propose ici un droit de regard sur la construction sociale du corps sexué. La pièce, au croisement des arts visuels, de la danse et du théâtre, propose d’interroger le travail de différenciation des sexes3, comme les frontières disciplinaires entre sciences sociales et champ artistique, ou encore la dichotomie traditionnelle entre paroles et mouvements dansés.

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Le dispositif scénique : un dedans-dehors pour des corps sociaux exposés

3 L’équipe se compose de quatre interprètes âgés entre 30 et 50 ans, de formation de danse classique (Stéphane Imbert), comme venant d’une école de cirque (Sébastien Chatellier), associant des trajectoires biographiques variées : l’un ancien pompier (Éric Domeneghetty), un autre agrégé de philologie romane (Sébastien Jacobs). Les quatre danseurs donnent à voir des différences de taille exemplaires (2 m, 1m85, 1m73, 1m68). Deux d’entre eux se présentent comme des danseurs et des comédiens. La relation au théâtre mentionnée dans les premières notes d’intention4 est présente dans le choix des membres de l’équipe.

4 Le calendrier de travail s’étire du mois d’août 2012 au mois de mars 2014, au rythme de six résidences de 7 à 10 jours. Engagée dès les premières résidences de travail, je suis conviée dans un studio radiophonique à partir de la troisième session de travail (août 2013), où je m’entretiens en direct sur le plateau avec chaque danseur. Le studio de radio se comprend comme un espace de réflexivité partagé sur les parcours de vie des danseurs. Il est aussi un lieu clos où les quatre protagonistes se retrouvent entre eux.

5 La pièce se compose de trois mouvements. Dans la première partie (25 minutes), les danseurs entrent en scène en combinaison intégrale et investissent lentement l’espace scénique. Ils vont et viennent entre le studio et le plateau. À chaque fois que les interprètes déroulent des récits de vie au micro, dans un échange discursif avec moi, ils reviennent se présenter face au public. Ils agrémentent leur combinaison au fur et à mesure à l’aide d’accessoires et d’attributs vestimentaires (veston, perruques, moustaches, chapeaux). Dans le second mouvement, les interprètes dévoilent leur corps et se retrouvent en culotte blanche. Des danses de groupes s’enchaînent à la manière de danses folkloriques : c’est le temps de l’entre-soi, de la joie d’être entre hommes. Progressivement, les danseurs racontent en duo des micro-récits liés à leur enfance. Je traverse le plateau en combinaison intégrale rouge pour rejoindre le studio. Mon apparition rappelle l’atmosphère de science-fiction du début. Je reviens dans le studio radiophonique pour continuer les entretiens avec les danseurs dans le troisième mouvement mais je suis vite évacuée de la scène par une altercation qui éclate entre eux. Le studio devient alors un espace réservé aux hommes en présence. Puis les quatre danseurs disparaissent progressivement dans une brume épaisse d’où surgissent des bêtes à poils longs, à cornes rouges. C’est le temps de l’abstraction des corps. Durant toute la pièce, le studio radiophonique est une illustration symbolique d’un dedans- dehors de la scène, une sorte de théâtre dans le théâtre pour une pièce se présentant telle une émission de radio de soixante minute

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Un baiser sans moustache, Le lieu unique, Scène Nationale de Nantes, janvier 2014. © Paquito

L’entretien ethnographique au service du processus de création

6 Je suis introduite dans l’équipe par l’intermédiaire du scénographe. Celui-ci cherche à « porter sur scène une parole spontanée, en décalage avec les règles de représentations théâtrales5 ». Formé aux arts décoratifs de Strasbourg et fidèle collaborateur de la metteuse en scène Bérangère Janelle, Stéphane Pauvret est un « artiste visuel » qui considère la scénographie comme un acte dramaturgique. Il s’applique donc à penser le dispositif scénique comme un moyen de « surexposition des corps pour une observation accrue des actions6 », et accorde une attention particulière aux échanges discursifs. Profitant de mon expérience d’animatrice radio, il imagine très vite des entretiens de type biographique en direct, dans un espace confiné, entre le public et le plateau. La parole devient alors centrale et répond aux préoccupations des deux auteurs : comment sortir du mouvement dansé par l’introduction d’un élément extérieur ? Comment faire émarger la parole des danseurs sur la masculinité ? Au départ, mon rôle est cantonné à celui d’experte : j’alimente la thématique flottante « d’entre-soi masculin » en convoquant des travaux issus de la sociologie du genre7. Les terminologies sociologiques circulent dans les discussions avec les auteurs, les textes sont partagés, les échanges sont réguliers. La collaboration artiste-chercheuse est différente selon les auteurs. Avec le chorégraphe François Grippeau8, il s’agit de comprendre et de préciser la thématique de la pièce pour en définir les contours à partir de la clarification de ses intentions. Très rapidement, les méthodologies de récoltes de données qualitatives (entretiens ethnographiques, récits de vie, observation participante) sont mises à profit non seulement dans la phase de recherche des enjeux dramaturgiques mais aussi dans la fabrication des composantes de la pièce. Je deviens vite l’ethnographe du plateau, du groupe en devenir. J’observe les interactions entre les

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danseurs, dans et en dehors de la scène, et capte les modalités de formation d’un groupe qui convoque des valeurs masculines (connivence dans le jeu, complicité sur le mode de la plaisanterie, rivalités physiques, intimité corporelle…). La masculinité s’appréhende dans le contexte particulier de la danse contemporaine et résonne non comme un invariant sans contenu mais, ainsi que le rappelle Éric Fassin, comme « un contenu universellement variable9 ». Les trajectoires des danseurs et le récit minutieux qu’ils en produisent deviennent le matériau de base pour fabriquer la pièce (le terme fabriquer est un choix, il permet d’ancrer le travail de création dans des aspects concrets).

Le récit de vie10 au service de la dramaturgie

7 Les résidences de travail sont organisées selon deux temps. Le matin, les danseurs se retrouvent entre eux pour des échauffements et le chorégraphe mobilise les corps dans des dynamiques de groupe. L’après-midi, j’interviens au départ comme un œil extérieur, je note les thèmes puis je convoque très rapidement les danseurs sur leur parcours professionnel. La formation d’un groupe d’hommes constitue l’obsession du chorégraphe : les danseurs sont toujours convoqués ensemble et rarement seul ou en duo. Les ateliers prennent donc la forme de jeux de comparaisons, où les consignes sont axées sur des verbes d’action. Le recours au second degré, aux accolades accompagnées de plaisanteries dans un registre sexuel est monnaie courante. La mobilisation d’icônes masculines est de mise pour convoquer des alter-ego « virils11 » (George Clooney) ou des figures en contrepoint (Buster Keaton). Prévues deux ou trois fois en dix jours, ma participation devient de plus en plus prégnante et déterminante. Je propose différentes conditions de récoltes de récits biographiques et convoque ainsi des micro-récits de vie auprès des danseurs. L’idée est de chercher dans la mémoire de chacun des moments où il a été obligé de se conformer à des rôles conformes à son sexe. À titre d’exemple, j’ai demandé aux danseurs de se présenter par deux, face public sans interaction aucune au départ, pour raconter un souvenir d’enfance lié à une injonction aux valeurs masculines. « Le récit du faisan », où l’un des danseurs raconte son étonnement lors de sa première sortie en forêt, lorsqu’il tue malencontreusement un jeune gibier, fait partie de ces micro-histoires qui forment des moments intimes du spectacle. Les interprètes sont ainsi saisis non comme des figures abstraites mais comme des individus dont les histoires singulières témoignent du travail de transmission de codes masculins aux garçons dès le plus jeune âge.

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Un baiser sans moustache, Résidence de création, Le lieu unique, Nantes, août 2013. © Stéphane Pauvret

8 Des entretiens biographiques sur la trajectoire professionnelle des danseurs ponctuent aussi les résidences de travail et viennent saisir les représentations des danseurs sur la masculinité, dans leur trajectoire personnelle mais aussi dans l’espace confiné de la danse contemporaine. J’invite mes interlocuteurs à revenir sur les conditions de possibilité du « choix » du métier de danseur, à la lumière des formations et des milieux sociaux de départ (parent enseignant, artisan boulanger, ouvrier…), au regard des formes de socialisation secondaires (université, ballet du Rhin, caserne de pompier …). Ces matériaux sont ensuite réinjectés au cœur des échanges produits en direct sur le plateau. La déconstruction de la représentation du danseur fils de ses œuvres est à l’œuvre au même titre que la perception naturaliste des corps sexués. Nous retrouvons ainsi les différents autruis significatifs qui ont contribué à la naissance d’une voie professionnelle (famille, enseignants, chorégraphes…) comme ceux qui ont permis son maintien dans le champ artistique (réseaux amicaux, institutions, compagnies…).

Quand la parole fait corps : l’entretien comme énoncé performatif12

9 Le scénographe Stéphane Pauvret souhaite faire entendre « les mots de la sociologie » à partir de références explicites aux sciences sociales. Le livre de l’historienne Christine Bard Ce que soulève la jupe13 est largement utilisé principalement en référence au travail de différenciation des sexes qui se renforce à partir du XIXe siècle. Ainsi, la jupe et le pantalon, sont évoqués comme autant d’outils de normalisation que comme des lieux d’expérimentation. La masculinité est associée, selon la formule d’Erving Goffman, à « la production sociale du genre comme pratique14 ». Si la partition de l’entretien se réalise au fil des échanges improvisés dans le studio, l’ensemble des échanges est enregistré puis derusché par le scénographe. Au total, plus de huit heures sont découpées, triées, sélectionnées. Au fur et à mesure des répétitions, le canevas de

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l’entretien se déleste de tous les détours et les chemins empruntés pour aborder des thématiques précises. La grille d’entretien se concentre ainsi autour de quatre axes : les signes du genre (attitudes, gestes, vêtements, bijoux), l’économie du corps du danseur (nourriture, digestion, soin du corps), la formation (écoles, ateliers, modèles) et la relation à la parole (déni, utilisation du silence, franc-parler, les mots de la danse). Je dispose d’une partition thématique dont l’ordre et le contenu peuvent varier en fonction du déroulement des échanges. Les quatre danseurs effectuent trois passages tour à tour dans la boîte. Le premier tour est consacré aux signes du masculin et à la cordialité dans les face-à-face avec l’interlocutrice. À chaque danseur sont associées des anecdotes qu’il suffit d’aller chercher par une série de questions, de relances et de mises en conditions. Lors du second tour dévolu au corps du danseur, chaque interprète dispose de lignes de fuite dans le discours. Certains passent d’un rapport cordial à des tentatives de séduction, quand d’autres fuient simplement la question par des onomatopées. Il faut rappeler ici que les modalités de réponse formulées par les danseurs lors des répétitions sont exploitées dans les indications de jeu d’acteur. L’écoute attentive des dialogues enregistrés dévoile différentes attitudes face à moi. La franchise, mais aussi la sournoiserie comme les tentatives d’inversion de la relation enquêteur-enquêté sont autant de variations du possible dans les échanges verbaux entre eux et moi. Sans le vouloir, les auteurs créent ainsi les conditions de visibilités de mécanismes de division des sexes à l’intérieur même des échanges verbaux.

10 La performance consiste, pour les danseurs comme pour moi, à être dans une même prise de risque face au public. D’une représentation à une autre, l’entretien n’a jamais la même « qualité » ni le même « rendu » que la fois précédente. Les échanges verbaux sont considérés comme des lieux chorégraphiques. Dans les entretiens exploratoires avec les danseurs de la pièce, la parole est pensée comme un territoire encore à explorer, par opposition au corps déjà pleinement investi après des années d’endurance et d’exploration des limites15. En effet, prendre la parole sur soi comme embrasser une carrière de danseur, est-ce un même parcours de combattant ? Dans Un Baiser sans moustache, la parole esquisse les contours d’un corps social, identifie des formes sans enfermer les corps dans des morphologies uniques : le corps se projette, les danseurs s’inventent. Si les interprètes offrent un espace de représentation réflexif depuis le studio, c’est parce que leur premier espace de projection est bien la sociologue elle- même. Le rapport dramatique avec le public est par conséquent ici indirect tandis que l’entretien performatif est produit sur le vif. Image de soi, image pour soi, image pour la sociologue, image pour le public, le studio peut-être envisagé comme une chambre noire, d’où sortent des instantanés.

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Les trois corps du danseur

Un baiser sans moustache, Le lieu unique, Scène Nationale de Nantes, mars 2014. © Stéphane Pauvret

11 Les danseurs n’endossent pas des rôles pré-écrits mais produisent des mises en chair éphémères. La combinaison intégrale inaugure un corps sans visage dès les premiers moments du spectacle. Les différences de taille et de morphologies sont exacerbées. La tenue synthétique produit un effet contradictoire : les formes sont denses et la matière corporelle est mise en avant tandis que les visages masqués produisent des présences extraordinaires proches des figures de science fiction. Le public se concentre sur la vue tandis que les danseurs se focalisent sur le toucher. Tous les deux partagent l’espace sonore. Durant les vingt-cinq premières minutes, le public est donc en présence de quatre corps sans visage. Le travail chorégraphique se concentre sur des micromouvements, dans un jeu sérieux de mise à distance des gestes les plus quotidiens (se coiffer, mettre ses chaussettes, réajuster sa jupe, embrasser quelqu’un...). Le corps est envisagé comme un véritable lieu d’incorporation d’attitudes introduites par des vêtements sexués (veston, jupes), des bijoux (bagues, bracelets, collier) et des pastiches (moustaches, poils, cheveux). Les vêtements et les apparats sont pensés comme des « agents périphériques de socialisation16 » : ils incarnent des modes de d’appartenance aux catégories de genre.

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Un baiser sans moustache, Résidence de création au 783, Nantes, décembre 2013. © Paquito

12 L’espace scénique prolonge la fabrique du masculin par la production d’un environnement différencié entre le studio et le plateau. Si les interprètes circulent d’un espace à l’autre, je reste confinée dans un dedans, pour en sortir à deux reprises. Une première fois pour poser une question : « un danseur, est-il un homme qui danse ? », et une seconde fois à la fin de la pièce lorsque je reviens manipuler l’unique projecteur pour éclairer chaque protagoniste inscrit dans la pénombre. Danses à deux, danses de groupe sur le plateau et interactions dans le studio radiophonique, les interprètes inaugurent des jeux de présentation de soi face à deux types de public : le public de la salle et l’auditrice unique du studio. Ils donnent à voir sur le plateau, ils se font entendre depuis le studio : deux façons à la fois dissonantes et cohérentes de s’exposer. Le décor est alors en résonnance avec « la façade personnelle17 »des interprètes qui « désignent les signes distinctifs de la fonction ou du grade ; le vêtement, le sexe, l’âge et les caractéristiques raciales ; la taille et la physionomie, l’attitude ; la façon de parler ; les mimiques, les comportements gestuels ; et autres éléments semblables18 ». Plus précisément encore, « la façade personnelle » renvoie au statut et au rôle des danseurs qui ne sont pas toujours en congruence. Ainsi, « différents rôles peuvent être utilisés par une même façade19 ». Le principe est ici de pouvoir circuler entre les manières d’être et de se dire dans des variations du possible afin qu’aucune caractéristique n’ait l’exclusivité de l’identité20. Le corps physique s’ancre enfin dans des jeux d’apparition et de disparition, les interprètes dévoilent au fur et à mesure leurs corps, leurs peaux, leurs visages. La scène d’ouverture résonne avec la scène ultime où les figures disparaissent sous un faisceau de lumière, seule source de visibilité dans la noirceur du plateau. Le corps physique, symbolique et social offrent un espace de projection en oscillation avec des valeurs masculines et féminines : c’est bien le travail de différenciation des sexes qui est à l’œuvre, dans toutes ses brèches et ses fragilités. À force de rechercher les spécificités du masculin, les danseurs trouvent des masculinités d’occasion. Nous restons avec des questions ouvertes, pleinement d’actualité : comment danser sa vie21 aujourd’hui au delà des assignations de genre ?

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Un baiser sans moustache, THV, Angers, janvier 2014. © Stéphane Pauvret

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. « La constitution au XIXe siècle de tout un archipel de lieux qui sont des lieux de l’entre-soi masculin : le bordel, le fumoir, la salle de garde, la caserne, la chambrée, etc. Ce sont des lieux où la virilité se fabrique en tant que telle dans des fratries, c’est-à-dire dans des groupes d’égaux qui, immédiatement, se trouvent hiérarchisés par la virilité elle-même, la virilité ayant bien évidemment des effets de classement des hommes les uns par rapport aux autres. », COURTINE Jean-Jacques, « La virilité est-elle en crise ? », Études, Tome 416, 2/ 2012, pp. 175-185. 2. BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, REVILLARS Anne, Introduction aux études sur le genre, Bruxelles, 2e édition revue et augmentée, De Boeck, 2012. 3. HERITIER François, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. 4. « La confrontation et l’articulation de la danse-contact (du jeu de corps) et du jeu théâtral donnera à cet objet insolite tout son intérêt, dans un va et vient entre figure de danse (poids/ contre poids, portés/jetés, masse/volume, unisson/solo/duo ...) et figure de jeu (relations, interactions, et adresse au public) » in dossier de présentation du projet de la Cie Quidam, Nantes, mai 2012. 5. Entretien avec Stéphane Pauvret le 10 octobre 2013. 6. Ibid. 7. Le genre se définit comme « un système de bi-catégorisation hiérarchisé entre les sexes, et entre les valeurs et représentations qui leur sont associées (masculin-féminin) », in BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, REVILLARS Anne, op. cit., p. 7. 8. Entretien enregistré avec François Grippeau, le 15 octobre 2013. 9. FASSIN Éric, Hommes, masculinité, virilité, à partir de L’Histoire de la virilité dans l’émission radiophonique, « La grande table », France Culture, le 20 octobre 2011. 10. « Le récit de vie peut constituer un instrument remarquable d’extractions des savoirs pratiques, à condition de l’orienter vers la description d’expériences vécues personnellement et des contextes au sein desquels elles sont inscrites. », in BERTAUX Daniel, Le Récit de vie, Paris, Armand Colin, 3e édition, 2010, p. 4. 11. « Une tradition immémoriale lie le mot virilité à une valeur : non pas seulement un ‘état’ mais un ‘plus’, non pas seulement un acquis mais une perfection, l’aboutissement d’une potentialité […] La virilitas romaine, dont le mot est issu, demeure un modèle, avec ses qualités clairement déclinées : la force physique, la fermeté morale et la puissance sexuelle. » VIGARELLO Georges, « La virilité et ses ‘crises’ », Travail, genre et sociétés, n° 29, 2013, pp. 153-160. 12. BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire : l’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982. 13. BARD Christine, Ce que soulève la jupe. Identités, transgressions, résistances. Paris, Autrement, 2010. 14. GOFFMAN Erving, L’Arrangement des sexes, Paris, La dispute, 2002, p. 32. 15. Comme en témoigne deux danseurs d’expériences de la pièce : « Il y a des choses que je ne peux plus faire, donc j’essaie d’investir plus la parole. Cela fait partie des choses sur lesquelles j’aimerais avoir plus d’aisance. » ; « Je suis en train de travailler la voix en ce moment… », entretien du 25 août 2013. 16. BERENI Laure, CHAUVIN Sébastien, REVILLARS Anne, op. cit., p. 134. 17. GOFFMAN Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Les éditions de minuit, 1973, p. 30. 18. Op.cit. 19. Op.cit. 20. « On notera qu’une façade sociale donnée tend à s’institutionnaliser en fonction des attentes stéréotypées et abstraites qu’elle détermine et à prendre une signification et une stabilité indépendantes des tâches spécifiques qui se trouvent être accomplies sous couvert, à un moment

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donné. La façade devient ‘une représentation collective’ et un fait objectif. » GOFFMAN Erving, op. cit., p. 30. 21. MACEL Christine, LAVIGNE Emma, Danser sa vie, écrits sur la danse, Paris, Édition du Centre Pompidou, 2012.

RÉSUMÉS

Quatre danseurs et une sociologue sont réunis autour d’un projet de danses masculines. À partir d’un dispositif radiophonique, ils tentent d’interroger ensemble le travail quotidien « de séparation des sexes » à l’œuvre dans et en dehors des espaces chorégraphiques. Les outils de l’enquête ethnographique sont mis au service du processus de création dans un souci de recherche documentaire : le corps physique, imaginaire et social des danseurs est mis à contribution. La parole est au centre du dispositif et vient confronter les représentations collectives du masculin à la singularité des parcours. La danse est comprise à la fois comme un outil de façonnages des corps sexués mais aussi comme un vecteur de subversion. Dans cet article, je propose de restituer le travail de collaboration esquissé durant les résidences de travail jusqu’aux premières représentations.

Four male dancers and a female ethnographer came together in a project about male dancing. Taking as its starting point the framework of a radio programme, they attempted to question the daily work of gender differentiation that operates both within and outside choreographic spaces. Ethnographic methodologies wer applied to the creation process with the aim of documenting this, with particular emphasis on the physical, social, and imaginary contributions of the dancing body. Speech was at the center of this research process and came to confront the collective representations of masculinity with the particularity of the dancers’ careers. Dance is both understood as a tool for the construction of gendered bodies and at the same time a means for its subversion. In this paper, I review the collaborative process from its beginnings during artistic residencies through to the first performances.

INDEX

Mots-clés : danseur, genre, masculinité Keywords : gender, dancer, masculinity

AUTEUR

AURÉLIE MARCHAND Aurélie Marchand est sociologue et ethnographe. En 2013, elle collabore à l’écriture dramaturgique de la pièce Un baiser sans moustache de Stéphane Pauvret et François Grippeau, qui conjuguent arts visuels, danse et ethnographie sur la question de la masculinité. Elle réalise des entretiens performances en direct et en public lors des représentations. Elle est l’auteure en 2014 du webdocumentaire consacré à l’histoire des militantes de l’entreprise de lingerie Chantelle

Recherches en danse, 3 | 2015 259

(http://www.lesdessousdelafabrique.fr/). Elle poursuit également des recherches sur l’économie informelle à Strasbourg et à Fes. La première étape de travail est présentée sous la forme d’une installation vidéo à la galerie du Syndicat potentiel de Strasbourg avec l’artiste Stéphane Pauvret : So Gemütlich !

Recherches en danse, 3 | 2015