Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

32 | 2006 Varia

Judith Lyon-Caen and Manuel Charpy (dir.)

Electronic version URL: http://journals.openedition.org/rh19/1083 DOI: 10.4000/rh19.1083 ISSN: 1777-5329

Publisher La Société de 1848

Printed version Date of publication: 1 June 2006 ISSN: 1265-1354

Electronic reference Judith Lyon-Caen and Manuel Charpy (dir.), Revue d'histoire du XIXe siècle, 32 | 2006 [Online], Online since 12 July 2006, connection on 21 December 2020. URL : http://journals.openedition.org/ rh19/1083 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.1083

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TABLE OF CONTENTS

Le mot du président Jean-Claude Caron

Introduction Manuel Charpy and Judith Lyon-Caen

Articles

L’exploration de l’Afrique au XIXe siècle : une histoire pré coloniale au regard des postcolonial studies Isabelle Surun

Les égyptologues français au XIXe siècle : quelques savants très influents Eric Gady

Science, médias et politique au XIXe siècle. Les controverses sur la prédiction du temps sous le Second Empire Fabien Locher

De l’écriture à l’événement. Acteurs et histoire de la poésie ouvrière autour de 1840 Dinah Ribard

Naissance d’une classe sociale : les fonctionnaires de bureau, du Consulat à la Monarchie de Juillet. Le cas de l’Isère. Marie-Cécile Thoral

Le chalet infidèle ou les dérives d’une architecture vertueuse et de son paysage de rêve Michel Vernes

Document

Les photographies des ruines de en 1871 ou les faux-semblants de l’image Éric Fournier

Lectures

Steven Kale, French Salons. High Society and Political Sociability from the Old Regime to the Revolution of 1848, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2004, 308 p. ISBN: 0-8018-7729-6. 25 dollars. Natalie Petiteau

Thérèse-Adèle Husson, Reflections. The Life and Writings of a Young Blind Woman in Post-Revolutionary France, translated and with commentary by Catherine J. Kudlick and Zina Weygand, New-York and , New York University Press, 2001, 155 p., ISBN: 0-8147-4746-9. 28 dollars. Odile Roynette

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Correspondance d’ (1830-1867). Tome VII : 1856-1867, textes réunis, classés et annotés par Christian Croisille, Paris, Librairie Honoré Champion, 2003, 1008 p. ISBN : 2-7453-0905-6. 140 euros. Jean-Claude Caron

Guillaume Cuchet, Le crépuscule du purgatoire, préface de Philippe Boutry, Paris, Éditions Armand Colin, 2005, 254 pages, ISBN : 2-200-26901-3. 26 euros. Nicole Edelman

Isabelle Saint-Martin, Voir, savoir, croire. Catéchisme et pédagogie par l’image au XIXe siècle, Paris, Librairie Honoré Champion, 2003, 614 p. ISBN : 2-7453-0960-9. 105 euros. Sylvain Milbach

Carole Christen-Lécuyer, Histoire sociale et culturelle des Caisses d’épargne en France 1818-1881, préface de André Gueslin, Paris, Éditions Economica, 2004, 694 p. ISBN : 2-7178-4905-X. 35 euros. Yannick Marec

Christophe Voilliot, La candidature officielle. Une pratique d’État de la Restauration à la Troisième République, Collection Carnot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, 298 p. ISBN : 2-7535-0122-X. 20 euros. Raymond Huard

Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Nrf Essais, Paris, Éditions Gallimard, 2005, 526 p. ISBN : 2-07-077575-5. 28 euros. Raymond Huard

Annie Stora-Lamarre, La République des faibles. Les origines intellectuelles du droit républicain, 1870-1914, Paris, Éditions Armand Colin, 2005, 219 p. ISBN : 2-200-26923-4. 25 euros. Jean-Claude Caron

David Harvey, Paris, Capital of Modernity, New York et Londres, Routledge, 2003, 372 p. ISBN 0-415-94421-X. 25 dollars. Pamela Pilbeam

Anne-Claude Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la presse française des débuts de la Troisième République à la Grande guerre, Paris, Éditions Seli Arslan, 2004, 332 p., ISBN : 2-84276-102-2. 32 euros. Annik Dubied

Rémy Campos, Instituer la musique. Les premières années du Conservatoire de Genève (1835-1859), Genève, Éditions Université-Conservatoire de musique, 2003, 877 p. ISBN : 2-88433-012-7. 80 francs suisses. Sophie-Anne Leterrier

Jeremy N. Morris, F.D. Maurice and the Crisis of Christian Authority, Oxford, Oxford University Press, 2005, 238 p. ISBN : 0-19-926316-7. Relié : 53 livres sterling ; broché : 17 livres sterling. Julien Vincent

Hera Cook, The Long Sexual Revolution. English Women, Sex, and Contraception. 1800-1975, Oxford, Oxford University Press, 2004, 412 p. ISBN : 0-19-925239-4. Relié : 45 livres sterling ; broché : 24 livres sterling. Nicole Edelman

Michael Bentley, Lord Salisbury’s World. Conservative Environments in Late- Victorian Britain, Londres, Cambridge University Press, 2001, 334 p. ISBN : 0-521-44506. 30 livres sterling.David Steele, Lord Salisbury. A Political Biography, Londres, Routledge, 2001, 455 p. ISBN : 0-415-23947-8. 40 livres sterling.Andrew Roberts, Salisbury. Victorian Titan, Londres, Phoenix Press, 1999, 938 p. ISBN : 0-75381-091-3. 13,70 livres sterling. Philippe Vervaecke

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Simon Bainbridge, British Poetry and the Revolutionary and Napoleonic Wars. Visions of Conflict, Oxford, Oxford University Press, 2003, 259 p. ISBN : 0-19-818758-0. 61 livres sterling. Renaud Morieux

Philip Davis, The Oxford English Literary History. Volume 8: 1830-1880: The Victorians, Oxford, Oxford University Press, 2002, 631 p. ISBN : 0-19-926920-3. 20 livres sterling (édition brochée). Emily Eells

John Ruskin, Selected Writings, edited by Dinah Birch, Oxford World’s Classics, Oxford, Oxford University Press, 2004, 324 p. ISBN : 0-19-280262-3. 8,99 livres sterling. Emily Eells

Laurence M. Geary et Margaret Kelleher (eds), Nineteenth-Century Ireland. A Guide to Recent Research, Dublin, University College Dublin Press, 2005, 340 p. ISBN : 1-904558-28-3. 25 euros. Laurent Colantonio

William E. Gienapp, Abraham Lincoln and Civil War in America: A Biography,New York, Oxford University Press, 2002, 239 p. ISBN : 0-19-515100-3. 21 dollars.William E. Gienapp, (ed), This Fiery Trial: The Speeches and Writings of Abraham Lincoln, New York, Oxford University Press, 2002, 236 p. ISBN : 0-19-515101-1. 19 dollars. Nathalie Caron

Arne Perras, Carl Peters and German Imperialism 1856-1918. A Political Biography, Oxford Historical Monographs, Oxford, Clarendon Press, 2004, 286 p. ISBN : 0-19-926510-0. 63 livres sterling. Marie-Bénédicte Vincent

Giuseppe Buffon, Les Franciscains en Terre Sainte (1869-1889). Religion et politique, une recherche institutionnelle, Paris, Cerf Histoire, Éditions franciscaines, 2005, 604 p. ISBN : 2-204-07410-1. 58 euros. Chantal Verdeil

Actualités

Les mises en scène du passé au Palais-Bourbon (1815-1848). Aux origines d’une mémoire nationale. Thèse de doctorat d'histoire soutenue le 13 décembre 2005 à l'université de Montpellier-III-Paul-Valéry, devant un jury composé de Francis Démier (président), Christian Amalvi, Charles-Olivier Carbonell (directeur de la thèse), Jean Garrigues et Jean-François Jacouty. Pierre Triomphe

La vie de la société

Publications disponibles à la vente

Nouvelle série

Liste des prochains numéros - Appel à contribution

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Le mot du président

Jean-Claude Caron

1 Ces quelques lignes n’ont pas pour objet de présenter ce numéro : ses responsables, Judith Lyon-Caen et Manuel Charpy, s’en acquittent de belle manière, de même qu’ils ont su mener à terme ce Varia dont le contenu, nous l’espérons, satisfera nos lecteurs. C’est aussi une manière de souligner que la forme même des numéros Varia implique une diversité d’écriture et de thématique qui reflète l’état actuel de la recherche historique. Nous sommes intéressés à recevoir des articles en témoignant : que leurs auteurs n’hésitent donc pas à nous les adresser. Plus généralement, ce numéro 32 de la Revue d’histoire du XIXe siècle, qui est le premier de l’année 2006, me donne l’occasion de présenter un bilan de l’année écoulée. Je le fais d’autant plus volontiers que nos adhérents ne peuvent pas nécessairement assister à l’Assemblée générale de notre Société. Je souhaite donc les informer de nos activités et des décisions qui ont été prises. Et j’ajoute que, si j’assume seul la teneur des propos qui suivent, c’est bien d’une activité collective dont il va être question : celle des membres qui, bénévolement, consacrent de leur temps, au sein du Bureau, du Conseil d’administration, ou du Comité de rédaction de la RH19, à la gestion de cette Société et de sa revue. Les rubriques qui suivent me donneront l’occasion de les citer, mais je voudrais dès maintenant rappeler que le rôle de la secrétaire générale, Sylvie Aprile, est essentiel dans le bon fonctionnement de cette Société.

2 Devant initialement se tenir le samedi 18 mars 2006, l’Assemblée générale de notre Société s’est finalement tenue le 13 mai 2006, après la réouverture de la Sorbonne. Le Rapport moral que j’ai présenté a été l’occasion de rappeler quelques réalisations de l’année 2005 :

3 – L’organisation d’une journée d’étude consacrée à la question d’histoire contemporaine proposée aux étudiants préparant les concours du Capes et de l’agrégation (« Les campagnes dans les évolutions sociales et politiques en Europe, des années 1830 à la fin des années 1920 : étude comparée de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie ») nous a permis de réunir un public nombreux dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne le 15 octobre 2005 ; un volume, reprenant les communications présentées ce jour, ainsi que d’autres, a été publié aux Presses universitaires de Rennes, grâce à l’intermédiaire de Frédéric Chauvaud.

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4 – Deux numéros de la Revue d’histoire du XIXe siècle ont été publiés : le n° 30, dirigé par Odile Roynette, propose une réflexion collective innovante, « Pour une histoire culturelle de la guerre au XIXe siècle » ; le second proclame que « La «Société de 48» a cent ans » et reprend les communications présentées à l’occasion de la journée commémorant le centenaire de notre Société en 2004. Je rappelle que ce dernier numéro comporte également les Tables décennales de la Revue pour les années 1995-2004 : comme pour les précédentes tables, nous les devons à Jean-Claude Farcy, qui a effectué un remarquable travail. Ces deux numéros ont été pris en charge par Louis Hincker, qui a souhaité passer la main : je souhaite le saluer et le remercier pour la qualité du travail effectué en tant que secrétaire de rédaction de la Revue d’histoire du XIXe siècle. Ce numéro 32 est le premier qui paraît sous la seule responsabilité de Fabrice Bensimon, qui avait déjà travaillé en tandem avec Louis Hincker pour le précédent numéro. Je signale également que Judith Lyon-Caen est désormais responsable de la rubrique « Comptes rendus ».

5 – Le changement d’imprimeur et le recours au service d’un maquettiste ont modifié nos façons de faire : globalement, le relais s’est correctement passé. La réussite de cette transition tient aussi au fait que la fabrication des deux numéros annuels de la RH19 relève d’un travail collectif. Nous souhaitons par ailleurs paraître de manière plus régulière et limiter le volume de chaque numéro : il en va de notre crédibilité et de notre pérennité. Car, il convient de le rappeler, notre situation financière demeure fragile et seule la subvention versée par le CNL nous permet de financer la RH19 – les cotisations de nos adhérents n’y suffisant pas. Le deuxième numéro de l’année 2006, piloté par Louis Hincker et Jacques Rougerie, est consacré à « Relations sociales et espace public ». Il pourrait d’autant mieux donner lieu à un prolongement sous forme d’une journée d’étude qu’un des deux numéros de l’année 2007 sera consacré à la bourgeoisie (titre provisoire de ce numéro coordonné par Sylvie Aprile, Manuel Charpy et Judith Lyon-Caen). L’idée d’une réflexion sur la catégorisation en histoire sociale a été lancée, en association avec Michèle Riot-Sarcey.

6 – Grâce à Carole Christen-Lécuyer, le site Internet de notre revue (rh19.revues.org) a connu une refonte totale au plan de sa forme et des ajouts conséquents au plan de son contenu. Nous souhaitons amplifier cet enrichissement : ainsi, par exemple, publier des positions de thèse, des documents, etc. Par ailleurs, si, de manière exceptionnelle, le numéro consacré au centenaire de la Société de 1848 a été intégralement mis en ligne, nous continuons à mettre partiellement en ligne les autres numéros. Mais nous sommes arrivés à une phase nouvelle de notre réflexion sur le passage à une éventuelle mise en ligne payante de nos numéros les plus récents. Des modifications des statuts de notre hébergeur (revues.org) sont à prévoir, nous permettant, si nous le souhaitions, de réfléchir à cette possibilité. Plus généralement, il semble que les débats sur la relation entre la version papier et la version électronique des revues savantes arrivent à un stade décisif, où la question des financements publics, sous forme de subvention, devient centrale dans la réflexion. Nous suivons tout cela de près, étant concernés au premier plan.

7 – Le colloque « Violence et conciliation en Europe au XIXe siècle. Une histoire de la résolution des conflits socio-politiques » aura lieu du 25 au 27 janvier 2007 : le premier jour à l’université de Paris XII-Créteil, qui nous accueillera grâce à l’amitié de Florence Bourillon et d’Emmanuel Fureix ; les deux jours suivants à la Maison de la Recherche de Paris IV, dont l’accueil a été rendu possible par l’intervention de Jean-Noël Luc. Une

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trentaine de propositions de communication ont été retenues par le Comité d’organisation, composé de Sylvie Aprile, Frédéric Chauvaud, Laurent Colantonio, Emmanuel Fureix, Jacqueline Lalouette, Jean-Noël Luc et moi-même. La prochaine étape est la mise au point d’un programme provisoire. Quant au financement, outre les fonds propres de la Société, il sera assuré par des aides d’ores et déjà acquises : celles du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle de Paris I et Paris IV (Jean-Noël Luc), de l’Université de Poitiers (Frédéric Chauvaud), du Centre d’histoire Espaces et Cultures (Université Blaise-Pascal, Clermont-Ferrand, Jean-Claude Caron). D’autres pistes sont explorées.

8 – Le séminaire organisé par la Société de 1848 ne sera pas renouvelé l’année prochaine. Les sept séances de l’année 2005-2006 n’ont pas suscité suffisamment d’intérêt de la part de nos adhérents pour que nous poursuivions, en l’état, cette activité. Cet échec a des raisons multiples, allant d’une thématique peut-être mal définie ou trop identique à celles déjà couvertes par d’autres séminaires ; à la concurrence très rude des activités de ce genre à Paris, spécialement le mercredi ; à la difficulté de constituer un noyau suffisamment nombreux de membres de notre Société autour d’un séminaire mensuel. Cela posé, toutes les suggestions peuvent être étudiées pour la reprise de ce dernier dans deux ans, à partir d’un projet qui reste à élaborer.

9 – Présenté par Christophe Voilliot, le rapport financier constitue un temps fort de chaque assemblée générale. Parce qu’il confirme la fragilité de nos finances, l’existence d’un déficit chronique et conditionne donc la suite de nos activités ; mais aussi parce qu’il nous contraint à imaginer des solutions nous permettant de faire des économies. L’une sera réalisée prochainement : grâce à Judith Lyon-Caen, nous disposerons d’un lieu de stockage nous permettant d’économiser les frais de location d’« Une pièce en plus », soit environ 1 000 euros par an. Nous avons d’autre part arrêté la décision de limiter les numéros de la RH19 à 250 pages par numéro, ce qui correspond à un standard assez largement partagé par les revues comparables à la nôtre. Enfin, si besoin était, nous pourrions envisager, certaines années, un numéro double en lieu et place de deux numéros : en conservant la même pagination, soit autour de 500 pages annuelles, l’économie n’est pas négligeable en termes de fabrication et de frais postaux. La solution à ces insuffisances de revenus propres à notre Société est simple et formulée depuis longtemps : augmenter le nombre de nos adhérents. Aussi lancé-je de nouveau un appel pour que chacun fasse connaître notre existence, en particulier auprès des institutions qui pourraient souscrire un abonnement (archives départementales, bibliothèques universitaires) ou auprès des étudiants à qui est réservé un tarif spécifique.

10 – Ceci m’amène à vous informer que, à la suite de la décision adoptée en Conseil d’administration le 25 novembre 2005 et votée à l’unanimité par l’Assemblée générale du 13 mai 2006, les tarifs d’adhésion sont modifiés ainsi que suit, à partir de l’année 2007 : 38 euros pour les individuels (42 euros hors Union européenne) ; 42 euros pour les collectivités (48 euros hors Union individuelle) ; 24 euros pour les étudiants (sur présentation d’un justificatif). Le niveau de ces tarifs se situe dans la moyenne de ceux des autres sociétés savantes.

11 Au terme de ce « Mot du président », je voudrais rappeler que seule la fidélité de nos adhérents nous permet d’exister. Je les remercie donc très sincèrement de nous manifester encore et toujours cette fidélité et leur demande de ne pas hésiter à faire

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connaître notre existence et nos activités. C’est ainsi et seulement ainsi que nous assurerons notre indépendance et notre pérennité.

AUTEUR

JEAN-CLAUDE CARON Président de la Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle

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Introduction

Manuel Charpy et Judith Lyon-Caen

1 Cette nouvelle livraison de varia offre une double caractéristique : elle est presque exclusivement composée d’articles de « jeunes auteurs », qui publient ici des travaux issus de recherches doctorales ou post-doctorales ; elle donne une large part à un domaine historiographique ordinairement peu fréquenté par notre revue, l’histoire des sciences. La première caractéristique souligne toute l’importance de la formule éditoriale des varia qui, seule, permet de donner une visibilité régulière à des travaux encore inédits ou peu diffusés. Quant à la place accordée à l’histoire des sciences, entendue largement comme une histoire sociale et culturelle des savoirs, elle ne tient pas seulement aux hasards qui président à l’assemblage d’un numéro de varia. Elle reflète également une volonté de la Revue d’histoire du XIXe siècle d’investir, au-delà de ses domaines de prédilection, des territoires historiographiques où s’élaborent à la fois des travaux authentiquement dix-neuvièmistes et une réflexion sur les spécificités du XIXe siècle. Or l’histoire des sciences connaît depuis plusieurs décennies un profond renouvellement qui reste un peu à l’écart de l’histoire « généraliste » et dialogue, davantage peut-être que tous les autres domaines de l’histoire, avec l’historiographie anglo-saxonne 1. On voudrait ici, de manière nécessairement très limitée, suggérer tout l’intérêt de ces travaux pour l’histoire du XIXe siècle.

2 La terre, le ciel, le passé : de l’exploration de l’Afrique aux débats sur la météorologie en passant par l’égyptologie, les trois articles proposés ici, loin de toute histoire internaliste des savoirs, s’intéressent aux conditions sociales et intellectuelles de leur élaboration, à leurs implications politiques, aux usages différenciés dont ils firent l’objet, aux modalités et aux enjeux de leur diffusion dans les sociétés. La terre donc tout d’abord, avec l’article d’Isabelle Surun consacré à l’exploration de l’Afrique au XIXe siècle. Dès le début du XIXe siècle, on le sait, les contours de la carte du monde sont connus et tracés : c’est l’intérieur des continents qui constitue l’inconnu et offre ses espaces à l’exploration. Isabelle Surun tire de sa thèse consacrée aux Géographies de l’exploration en Afrique occidentale une réflexion historiographique et épistémologique sur les approches des explorations du XIXe siècle dans le contexte des postcolonial studies. Prenant ses distances par rapport au courant post-colonial liant fortement impérialisme colonisateur et explorations, elle fait apparaître toute la singularité d’une

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« expérience pré-coloniale » où l’explorateur parti au cœur du continent africain pour combler, le plus souvent, les blancs de la carte ne doit sa progression qu’à « la qualité des interactions et des échanges » qu’il établit avec ceux qu’il rencontre. Ce n’est pas le voyage triomphant d’une nation colonisatrice à la rencontre d’espaces et de populations donnés pour sauvages, mais le périple incertain de voyageurs solitaires ou en petits groupes au travers d’entités politiques complexes, mais bien présentes ; des hommes disposant de peu d’appuis, confrontés à des populations curieuses ou inquiètes et à des situations absolument inédites. Loin de présenter des explorateurs imprimant leur marque sur des territoires dominés, Isabelle Surun, suivant au plus près les récits et les carnets des voyageurs, décrit au contraire des hommes transformés par leur expérience et souligne la prégnance de ces interactions dans l’appréhension des territoires et des hommes. Elle propose donc d’analyser l’exploration du premier XIXe siècle, avant la conquête coloniale à proprement parler, non comme une « production unilatérale » du regard européen mais comme « une construction conjointe de deux sociétés qui entrent en interaction à travers la personne de l’explorateur, celle d’où il vient et celle qui l’accueille pendant son voyage ».

3 L’article d’Éric Gady sur l’égyptologie française au XIXe siècle nous ramène des pratiques et des expériences savantes in situ vers les institutions scientifiques « centrales » : comment expliquer, se demande d’emblée l’auteur, que les égyptologues aient disposé en France d’une telle influence au XIXe siècle, parvenant à mobiliser crédits et protections bien mieux que les spécialistes de Rome et de la Grèce ? Éric Gady souligne la disjonction très forte, dès Champollion et tout au long du siècle, entre, d’une part, la valorisation publique de l’égyptologie et de ses découvertes et, d’autre part, le nombre fort restreint de savants spécialisés dans cette discipline exigeante – en tout et pour tout une demi-douzaine de savants. Le soutien public à l’égyptologie fut massif : l’État consacra aux fouilles et à la dotation de l’Institut français du Caire des sommes élévées. Le ministère de l’Instruction publique permit également aux savants de publier leurs travaux en y souscrivant très largement. Cette politique scientifique ne saurait s’expliquer ni par le goût, d’ailleurs très vif et d’emblée relayé par la presse illustrée, des Français pour l’Égypte ancienne, ni même par les puissants relais dont disposaient les égyptologues auprès des autorités des régimes successifs. « Dans le miroir de l’égyptologie, écrit Éric Gady, les Français regardaient non les anciens Égyptiens mais un rêve contemporain de grandeur nationale » : la question de la présence de la France dans cette zone d’influence disputée et, en particulier, la compétition avec la Grande- Bretagne expliquent plus que tout autre chose cet investissement massif de l’État dans l’égyptologie, qui alla de pair avec une diplomatie culturelle active, destinée à assurer sur place la mainmise française sur la direction des Antiquités.

4 Les relations étroites de la science et du monde politique sont également au cœur de l’article de Fabien Locher consacré aux débats sur la prédiction du temps sous le Second Empire. Issu d’une thèse d’histoire des sciences consacré à la météorologie en France au XIXe siècle, cet article propose une analyse des controverses suscitées par la prétention de Philippe-Antoine Mathieu, dit Mathieu de la Drôme, à prédire le temps plusieurs années à l’avance. Ancien chef de file des républicains de la Drôme sous la Monarchie de Juillet, député sous la Seconde République, Mathieu de la Drôme suscita une violente polémique en soumettant à l’Académie des sciences en 1862 un opuscule intitulé De la prédiction du temps. L’ouvrage fut rejeté par l’Académie et en particulier par le directeur de l’Observatoire de Paris, Urbain le Verrier. Déroulant le fil de cette controverse, Fabien Locher souligne toute la dimension politique de cette affaire. L’action de

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Mathieu s’inscrit en effet dans un mouvement appelant à la constitution d’une science populaire, « alternative dans ses formes d’organisation, ses pratiques et/ou ses orientations théoriques, revendication associée à une certaine forme de radicalité politique », opposée à la science officielle, élitiste et hermétique. Mathieu réclame en effet une forme de production collective et décentralisée du savoir et appelle à une sanction publique de ses travaux en les publiant dans la presse. Dans cette quête démocratique décalée, Mathieu de la Drôme croise l’empereur lui-même, qui, par culture plébiscitaire, s’implique dans la polémique et ordonne à Le Verrier de transmettre à Mathieu les données de l’Observatoire de Paris, prenant ainsi parti pour l’opinion contre les instances scientifiques, de même qu’il va à la même époque examiner lui-même les toiles rejetées au Salon de 1863. Auteur d’une lignée d’almanachs au succès et à la longévité exceptionnels, Mathieu de la Drôme suggère ainsi tout l’arrière-plan politique de la revendication à la science populaire portée, sous le Second Empire, par l’essor de la presse illustrée et de vulgarisation scientifique.

5 Avec ses prédictions et ses almanachs, Mathieu de la Drôme s’est voulu sous le Second Empire le représentant de la voix et des intérêts de masses politiquement muselées, déplaçant son propos politique sur le terrain de la science populaire, en s’appuyant sur l’essor de la presse. À distance de l’histoire des sciences, l’article de Dinah Ribard sur la poésie ouvrière de la Monarchie de Juillet s’intéresse également aux modalités de la représentation du peuple hors des lieux légitimes de la parole politique. Dinah Ribard revient ici sur un objet « classique » de l’histoire du XIXe siècle et de la révolution de 1848 depuis les travaux d’Alain Faure et de Jacques Rancière 2. Elle propose une déconstruction de l’événement « poètes ouvriers » – qui fut d’ailleurs posé d’emblée comme tel – à partir du double regard de l’histoire moderne et de l’histoire sociale de la littérature. S’intéressant à la réappropriation par ces poètes ouvriers d’un menuisier poète nivernais du XVIIe siècle, Adam Billaut, elle est amenée à mettre en évidence tous les échanges avec la littérature « instituée » qui fondent l’événement de cette poésie ouvrière – notant au passage que la pratique de la poésie en milieu ouvrier ne constitue en rien, en tant que telle, une nouveauté sous la Monarchie de Juillet. Ce qui est nouveau, c’est sa constitution en événement investi d’un sens politique et littéraire – c’est l’avènement à l’écriture de ceux qui en sont exclus. Soulignant l’intensité des liens de patronage entre auteurs reconnus et ouvriers poètes, Dinah Ribard montre justement que cet avènement à l’écriture passe par de subtils découpages de légitimité, les ouvriers s’appuyant sur les écrivains – Sand, Sue, Hugo – pour devenir eux-mêmes des poètes, les écrivains reconnus leur demandant de ne pas sortir de leur rôle de poètes ouvriers pour demeurer les ultimes poètes à parler, éventuellement, au nom du peuple. Ce qui est en jeu dans ce face à face complexe, c’est bien toute une conception de l’activité littéraire et des activités intellectuelles en général, que ces poètes pourtant porteurs d’une « parole » du travail, contribuèrent, avec d’autres, à mettre en opposition, justement, avec le monde des métiers.

6 L’article de Marie-Cécile Thoral nous conduit du côté de l’histoire administrative et tout particulièrement de l’histoire sociale des administrations, qui connaît actuellement en France un certain renouvellement. Sur les traces de Guy Thuillier, se construit en effet une histoire qui s’intéresse à la fois aux pratiques administratives, aux outils de gestion comme à la vie sociale des fonctionnaires. Fait remarquable, cette histoire se penche surtout sur la première moitié du siècle, où processus sociaux et identités collectives demeurent incertains. En s’intéressant aux fonctionnaires civils des administrations locales, Marie-Cécile Thoral s’interroge plus largement sur les

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conditions d’émergence d’un groupe social et sur les critères qui permettent de définir une classe sociale ou tout au moins un groupe social cohérent. Les définir est d’autant plus délicat que la Restauration et la Monarchie de Juillet qui empruntent à l’Ancien Régime n’ont pas encore donné de véritable statut à ces fonctionnaires. L’auteure passe en revue toute une série de critères qui pourraient ainsi permettre de décider ou non de l’émergence de ces fonctionnaires en tant que groupe. Mobilisant les traditions sociologiques issues de Max Weber comme de Pierre Bourdieu, elle retient aussi bien des critères liés au statut, à la sociabilité, aux symboles qu’à la façon dont des familles investissent ces professions. La lente installation des retraites par répartition et un temps de travail réduit mais surtout réglementé indiquent une première singularité. L’auteure montre par ailleurs comment l’usage de l’uniforme comme la participation à des cérémonies publiques fonctionnent comme une cristallisation de ce processus. Par là, le groupe se distingue du reste des professions – et parfois de la population –, renforçant à la fois leur sentiment d’appartenance et leur identification sur la scène publique. Marie-Cécile Thoral analyse en outre le rôle de la sociabilité dans cette construction. Réseaux amicaux et liens familiaux pèsent d’autant plus que le recrutement est encore largement à la discrétion des administrations locales. Enfin, la presse spécialisée facilite la circulation de cette identité en construction. C’est en regard de ces analyses des fonctionnaires et de l’administration locale qu'il faut comprendre les réformes successives du recrutement et la bureaucratisation de la seconde partie du XIXe siècle.

7 Avec « le chalet infidèle », l’article de Michel Vernes reste proche des pratiques et des représentations de soi de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, mais dans une tout autre perspective, qu’on pourrait décrire comme une histoire socio-culturelle des formes architecturales. Michel Vernes présente donc ici l’histoire de la fortune d’une forme : le chalet et ses avatars. Mais loin de proposer une étude d’histoire de l’architecture et moins encore une monographie, il s’interroge, à partir du chalet, sur la construction de l’espace dans son entier – du territoire à l’habitat – dans un siècle qui en voit le remodelage complet par les ingénieurs des Ponts et Chaussées, le chemin de fer et l’urbanisation. Ces questions, posées notamment par Marcel Roncayolo, sont ici revisitées du point de vue des pratiques sociales et non plus seulement du point de vue des grands corps d’État et des interventions à l’échelle nationale ou départementale.

8 De la montagne suisse où les chalets sont découverts par les voyageurs, Michel Vernes suit leur appropriation sociale par une bourgeoisie qui y voit à la fois une modèle de vertu, un rêve communautaire sur un mode rousseauiste et un puissant instrument outil de colonisation de l’espace. L’appropriation est double : appropriation de la Suisse en même temps que du terrain conquis qu’on remodèle de fond en comble. Le chalet apparaît ainsi comme au cœur d’un de ces « jeux d’espace » identifiés par Louis Marin. Le désir de trouver une maison à soi, un nid vertueux car proche du ciel, dans la nature et loin des tumultes de la ville, donne en effet naissance à une délocalisation généralisée. Les chalets suisses tant admirés par les voyageurs se mettent à peupler les parcs paysagers avant de conquérir les lotissements de banlieue et les stations balnéaires. Et toute la Suisse vient avec : autour des chalets, plantation de sapins et travaux de terrassements font naître dans toute la France des Suisses en réduction. Ce que montre également cet article, c’est l’union, au XIXe siècle, du sentiment et de l’industrie, du goût du pittoresque local et de la colonisation de l’espace. Car les chalets deviennent dès les années 1840, des produits industriels. Fabriqués en pièces détachées, notamment à la Villette, près du canal et du chemin de fer, les chalets voyagent et

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deviennent des instruments de conquête de l’espace. En s’attachant à une forme, à ses évolutions et ses ancrages sociaux et spatiaux, Michel Vernes nous convie ainsi à un exercice d’herméneutique historique de l’espace. Son étude souligne enfin fortement le rôle de l’image qui, sous toutes ses formes permet la délocalisation comme la réduction : fruit du voyage comme outil des ingénieurs des Ponts et Chaussées et des architectes, elle réforme le réel jusque dans son sol et son paysage, modèle le territoire. Au XIXe siècle, les cartes comme les gravures de monuments et de paysages changent en effet de statut : de relevés, elles se muent en outils de projection et d’aménagement.

9 On sait par ailleurs combien, au XIXe siècle, l’image envahit l’espace, des pages des livres illustrés aux murs des villes (« immense nausée des affiches », écrit Baudelaire), du diorama au cinéma, de la gravure sur bois à la carte postale. Comme l’a noté Michel Foucault, s’ouvre un temps de la circulation rapide de l’image sur tous les supports et cette « frénésie neuve des images » modifie les imaginaires autant que le rapport au réel. Paradoxalement, les historiens français du XIXe siècle s’intéressent peu à l’image au regard de sa place nouvelle dans la société. Ce chantier, ouvert au début des années 1990 par l’ouvrage collectif consacré aux Usages de l’image au XIXe siècle et par celui de Jonathan Crary, L’Art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle, reste peu balisé 3. Pourtanten quittant le champ restreint d’une histoire des images comme simples représentations voire comme illustrations, l’histoire qui s’aventure dans la camera obscura, comme le suggéraient il y a déjà longtemps Michael Baxandall ou Francis Haskell, ouvre de nouvelles perspectives d’analyse de ces documents4. C’est en ce sens que nous avons voulu introduire, au sein de ce varia de la Revue d’histoire du XIXe siècle, un « Document » consacré à l’analyse d’images.

10 Dans un dossier consacré à la Commune de Paris, Éric Fournier, auteur d’une thèse sur les Ruines de Paris au XIXe siècle, ne se contente pas de lire les images comme des reflets plus ou moins justes de la réalité. Il s’intéresse, en amont, à la fabrication des images des ruines de la Commune et, en aval, à leurs usages politiques par les Versaillais. Mais cette lecture serait simplificatrice si l’auteur ne montrait comment ce discours politique par l’image croise le goût du XIXe siècle pour les ruines. S’intéressant aux modèles qui servent à produire ces images et à leur réception par la culture visuelle de l’époque, il montre comment le modèle ruiniste façonne ces images politiques. À côté des caricatures et des symboles politiques dont l’histoire a été brillamment retracée pour la Révolution comme pour le XIXe siècle, l’auteur montre que quantité d’images entrent dans le champ du politique de façon moins manifeste et cependant tout aussi de façon forte et décisive. Au-delà des images éloquentes, l’auteur nous rappelle que la médiatisation du XIXe siècle donne massivement un caractère imagé à la politique. On connaissait l’usage de l’image par Napoléon III qui lui aussi empruntait à la tradition picturale ; on ignorait encore largement l’usage politique des images de destruction. Le traumatisme des bombardements de Paris frappe les imaginaires et entre en écho avec une culture visuelle du chaos et des ruines venue du XVIIe siècle et relayée en France au XVIIIe siècle, notamment par Hubert Robert. En jouant de cette iconographie, en apparence toute documentaire, les Versaillais donnent une place nouvelle à l’image dans le champ politique. Outre les portraits d’Appert et l’usage par la répression politique des photographies de groupes, Éric Fournier montre bien que ces images ont eu elles aussi une fonction politique, entre délice et effroi.

11 Un mot, pour finir, sur les comptes rendus publiés dans ce numéro, qui continuent de donner une large place aux productions anglo-saxonnes, et mèneront le lecteur d’une

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synthèse sur les salons du premier XIXe siècle (Steven Kale) à la présence franciscaine en Terre Sainte (Giuseppe Buffon). On notera l’importance, dans cette livraison, de l’histoire religieuse, autour des livres de Guillaume Cuchet sur le Purgatoire et d’Isabelle Saint-Martin sur le catéchisme en images au XIXe siècle. Enfin, on soulignera la forte présence de l’histoire politique, française (autour des ouvrages de Jean-Fabien Spitz sur le moment républicain et de Christophe Voilliot sur la pratique de la candidature officielle), britannique (autour de trois ouvrages sur Lord Salisbury) ou américaine (avec les travaux de William Gienapp sur Lincoln).

NOTES

1. . Voir notamment Dominique PESTRE, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », Annales. Histoire, sciences sociales, mai-juin 1995, n° 3, pp. 487-522. 2. . Alain FAURE et Jacques RANCIÈRE, La Parole ouvrière 1830-1851, Paris, Union Générale d’Éditions, 1976 ; Jacques RANCIÈRE, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1981. 3. . Jonathan CRARY, L’art de l’observateur : vision et modernité au XIXe siècle, traduit de l'anglais par Frédéric Maurin, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1994 et Stéphane MICHAUD, Jean-Yves MOLLIER et Nicole SAVY [dir.], Usages de l’image au XIXe siècle, Paris, Éditions Créaphis, 1992. 4. . Michael BAXANDALL, L’œil du quattrocento : l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, traduit de l'anglais par Yvette Delsaut, Paris, Éditions Gallimard, 1985 ; Francis HASKELL, La norme et le caprice : redécouvertes en art, aspects du goût et de la collection en France et en Angleterre, 1789-1914, traduit de l'anglais par Robert Fuhr, Paris, Flammarion, 1986, et enfin, Francis HASKELL, L’historien et les images, traduit de l'anglais par Alain Tachet et Louis Évrard, Paris, Éditions Gallimard, 1993.

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Articles

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L’exploration de l’Afrique au XIXe siècle : une histoire pré coloniale au regard des postcolonial studies Exploration in Africa during the First Half of the Nineteenth Century: A Pre- colonial History Confronting Postcolonial Studies

Isabelle Surun

1 Au moment où le champ de l’histoire de la colonisation se trouve revivifié par une demande sociale à forte composante mémorielle et connaît une recomposition liée à une réception ambivalente en France des postcolonial studies anglo-saxonnes 1, l’histoire des explorations ne semble pas constituer un objet d’étude privilégié. Elle continue cependant à alimenter une importante production éditoriale, souvent destinée à un large public, en partie héritière d’une tradition apologétique qui voit dans le voyage d’exploration la réalisation d’un exploit, en partie mue par le ressort d’un désir d’exotisme bien partagé, qui se cristallise en un intérêt spécifique pour les premières rencontres entre des individus européens et des peuples d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie 2. Elle est également mise en scène par des expositions à visée plus réflexive, qui présentent les matériaux produits par l’exploration en établissant une distance historique entre le regard du visiteur et celui du voyageur, recourant parfois à l’ironie du second degré 3. Cependant, quel que soit le mode de présentation adopté, ces productions éditoriales ou scénographiques n’échappent pas au registre d’une fascination redondante pour les espaces et les peuples découverts — celle que l’on attribue au voyageur, souvent décrite en des termes qui renvoient à la passion, et celle du lecteur ou du spectateur d’aujourd’hui, qui se double d’une nostalgie pour le monde disparu dont le voyageur fit l’expérience. La réception faite aux productions de l’exploration se révèle alors assez proche de celle que leur réservèrent les contemporains, la distance chronologique d’un ou deux siècles étant en quelque sorte écrasée par une commune fascination. Seules s’y soustraient quelques présentations qui adoptent plus ou moins explicitement le mode de la dénonciation 4.

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2 L’ensemble traduit une ambivalence de la représentation de l’explorateur, auquel sont associées tantôt la gloire et l’aventure individuelle, tantôt la rencontre pacifique avec des peuples et une nature exotique, tantôt les relations de domination qui président à une prise de pouvoir. Les productions destinées au grand public mettent ainsi en évidence une difficulté à situer l’explorateur, à lui assigner une posture unifiée. Or les travaux historiques consacrés à l’exploration connaissent des hésitations similaires, le principal problème rencontré étant la difficulté à déterminer la nature du lien associant exploration et colonisation. Tandis que nombre d’études menées dans le cadre de l’histoire de la géographie le réduisent à une relation de causalité univoque et que les auteurs qui se réclament des postcolonial studies subsument les deux termes sous la catégorie unifiante d’impérialisme, une analyse historique attentive aux multiples contextes et aux pratiques différenciées que suppose l’exploration conduit à contester l’évidence d’un tel lien.

3 Après un examen des propositions élaborées dans le cadre des postcolonial studies et des problèmes théoriques et épistémologiques qu’elles soulèvent, je présenterai le cas particulier des voyages d’exploration menés en Afrique occidentale dans un contexte essentiellement pré-colonial, dont l’analyse révèle les limites de telles approches 5.

Postcolonial studies et critique historique

Exploration et colonisation

4 Les publications qui traitent de l’impérialisme et de la domination coloniale établie au XIXe siècle par des pays européens sur des territoires situés sur d’autres continents ne mentionnent l’exploration, lorsqu’elle le font, que comme un corollaire de la conquête coloniale, établissant dès lors l’existence d’un lien de causalité univoque entre exploration et colonisation. Ce postulat, qui apparaît le plus souvent, dans les études publiées en France, comme une évidence non questionnée, se décline sous différentes formes.

5 Chez les historiens de l’Afrique ou de la colonisation, la théorie dite des « trois C » constitue un modèle d’explication devenu classique. Elle consiste à associer les termes de civilisation, de commerce et de christianisme pour en faire les fondements de l’idéologie coloniale. En attribuant aux explorateurs l’expression de ces motivations 6, on établit une identité de nature, fondée sur l’idéologie, entre explorateur et colonisateur. Ainsi, chez certains auteurs, les trois C deviennent cinq : « Curiosité, Civilisation, Christianisation, Commerce, Colonisation » 7. L’ajout de deux termes en début et en fin de liste contribue à suggérer, par l’intermédiaire d’une chaîne causale implicite, des liens entre la curiosité scientifique pour l’Afrique, telle qu’elle se présente à la fin du XVIIIe siècle, et la colonisation qui n’intervient qu’un siècle plus tard, sans que le recours explicatif à ces cinq motifs fasse l’objet d’une mise en perspective chronologique. En s’appuyant sur les travaux de Dominique Lejeune pour identifier dans les sociétés de géographie le siège de l’entreprise d’exploration comme du mouvement colonial, les récits qui reconstituent la genèse de la colonisation française présentent cette conjonction comme déterminante 8. La recherche de causes conduit ainsi à un regard en arrière qui isole un phénomène antérieur à celui que l’on veut expliquer et qui, pour peu qu’il soit possible d’établir une parenté entre les deux, érige le premier en cause du second. Ce raisonnement historique n’est pas sans poser

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un problème d’ordre épistémologique : en transformant la proximité chronologique en opérateur de causalité, il met implicitement en œuvre une forme déterministe de causalité et une lecture téléologique de l’histoire.

6 Chez les géographes, l’articulation entre exploration et colonisation repose sur le postulat d’un lien de fonctionnalité inspiré du titre d’un ouvrage d’Yves Lacoste, selon lequel « La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre » 9. L’exploration, en tant que contribution à la connaissance géographique, est tenue pour directement utile à la conquête coloniale et à l’administration des territoires colonisés, et donc considérée comme orientée d’emblée vers ces usages. Cette assertion constitue l’arrière-plan de plusieurs ouvrages collectifs publiés dans les années 1990 10. Certains auteurs en proposent cependant une expression beaucoup plus élaborée en insistant sur les formes d’appropriation symbolique de l’espace auxquelles l’exploration donne lieu, en particulier à travers l’acte de nommer les espaces en les naturalisant 11. Mais la production consacrée à l’histoire de la géographie aborde généralement la question dans une perspective qui vise à démasquer les liens entre savoir et pouvoir, tenus pour consubstantiels à la discipline géographique. Elle se révèle en cela très proche des travaux menés aux États-Unis au sein du courant intitulé postcolonial studies 12 qui envisage plus largement les relations qui s’établissent entre culture et impérialisme.

Culture et impérialisme

7 Ce courant, dont l’ouvrage d’Edward Said, L’orientalisme, constitue une référence fondatrice 13, est né dans les départements d’universités nord-américaines consacrés aux Cultural Studies. Empruntant le cultural turn, il propose à la fois une relecture des grands textes de la littérature occidentale, envisagée dans une perspective transversale et thématique, et un élargissement du corpus à des textes non spécifiquement littéraires, comme les discours d’hommes politiques, les articles de journaux ou les ouvrages savants. Malgré leur diversité, les travaux qui se réclament de ce courant reposent sur quelques principes communs.

8 Le premier de ces principes consiste dans l’affirmation d’une absence d’autonomie des productions culturelles par rapport aux sociétés qui les produisent. Loin de tout déterminisme social, ces productions ne sont pas considérées comme un simple « reflet » ou comme un produit des sociétés, mais sont envisagées dans leur capacité à configurer des formations discursives dotées d’une effectivité matérielle. Il y a donc un primat ou une primauté du champ culturel dans l’ordre des déterminations historiques. Ainsi, selon Edward Said, « l’intérêt de l’Europe, puis de l’Amérique, pour l’Orient était certes politique, […] mais la culture a créé cet intérêt » 14, et « il n’y a jamais eu de forme non matérielle de l’orientalisme » 15.

9 Le second principe est celui d’une centralité de « l’empire » au sein des productions culturelles des sociétés impérialistes. Constatant que la présence du phénomène impérial au sein des grands textes de la littérature occidentale n’est pas évoquée dans les études littéraires classiques, Edward Said se fixe pour tâche d’en restituer les contours 16. Cette centralité tend cependant à revêtir un caractère de plus en plus hégémonique. Ainsi, tandis que dans L’orientalisme cette formation discursive est considérée comme « une dimension considérable de la culture politique et intellectuelle moderne », dans Culture et impérialisme « l’empire » constitue « le cadre général », autrement dit, le seul contexte pertinent pour mener l’analyse de ces textes

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et en dégager les enjeux 17. Dans le champ des études historiques, ce recadrage définit même un nouveau tournant historiographique, le « tournant impérial » 18.

10 Troisième principe, enfin, les productions culturelles des sociétés impérialistes sont envisagées comme parties prenantes du processus de domination coloniale, ce qui conduit à insister sur l’assujettissement auxquelles elles contribuent, non pas seulement symboliquement, mais matériellement. Ainsi l’orientalisme est-il décrit chez Edward Said comme la fabrication d’une représentation de l’Orient par l’Occident à son propre usage, qui dénie à son objet le statut de sujet, tandis que chez Mary Louise Pratt, les récits de voyageurs européens hors d’Europe « créent le «sujet domestique» de l’impérialisme européen » 19. La mise en évidence de cette domination conduit les auteurs à assumer explicitement une position critique militante à l’égard de l’impérialisme occidental, des ses manifestations historiques et de ses effets durables. Pour certains, cette posture suffit à définir le courant des postcolonial studies 20. Les travaux les plus récents, cependant, ont conduit à remettre en question l’idée, paradoxalement européocentrique, d’une domination massive et unilatérale des sociétés coloniales sur les sociétés colonisées. Dans Culture et impérialisme, Edward Said prend acte de cette évolution de la recherche lorsqu’il met en avant les phénomènes de réaction et de résistance culturelle à la domination occidentale qu’il n’avait pas pris en compte dans L’orientalisme : « Jamais la «rencontre impériale» n’a confronté un Occidental plein d’allant à un indigène hébété ou inerte » 21. Une attention plus soutenue a ainsi été portée au sens et aux représentations de la rencontre du point de vue des « rencontrés » 22, mais aussi aux modalités de l’interaction. Mary Louise Pratt utilise le terme de « transculturation » pour décrire les transformations culturelles qui se produisent dans la « zone de contact », frontière mouvante de l’exploration, et que les individus qui font l’expérience de la rencontre introduisent ensuite de part et d’autre dans leurs sociétés 23. Les concepts d’« hybridation » et de « mimétisme » forgés par le théoricien Homi Bhabha permettent de rendre compte des mêmes phénomènes dans le cadre de la rencontre coloniale 24.

Sciences et Empires

11 L’histoire des sciences a connu une évolution parallèle à celle qui s’effectuait dans le domaine des études littéraires, et l’autonomie du champ scientifique a été remise en question. Aux études traditionnelles, désormais appelées internalistes, s’est substituée une approche des productions scientifiques qui prend en compte les facteurs externes, qu’ils soient d’ordre politique, social ou culturel 25. L’histoire des sciences humaines, plus récente, affirme d’emblée le principe de la « non-spécificité des énoncés scientifiques» : « la science est dans la société et non en dehors d’elle » 26.

12 Un tel changement de perspective a permis l’importation dans l’histoire des sciences de thématiques issues des postcolonial studies, donnant naissance à un courant intitulé Sciences et Empires 27. Prenant position contre une perspective diffusionniste dans le débat sur les relations entre savoirs scientifiques d’occident et savoirs produits dans d’autres aires culturelles, ce courant a mis à l’honneur la question de la localisation de la production des savoirs. Particulièrement fécond dans le domaine de l’histoire de la botanique, il a renouvelé l’approche des grands voyages d’exploration 28. Dans la perspective plus classique d’une analyse des relations entre savoirs et pouvoirs, il a mis

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en évidence l’intérêt d’une étude des sciences coloniales et de leurs institutions pour la compréhension plus générale des modalités de l’exercice de la domination impériale 29.

13 Par ailleurs, les historiens des sciences ont commencé à prendre en compte la part de l’expérience dans l’expérimentation faite en laboratoire, mais aussi dans les sciences dites « de terrain » : les modalités de la construction des savoirs sont alors envisagées comme des pratiques faisant intervenir le corps de l’expérimentateur ou de l’enquêteur, ses affects, les interactions avec des objets ou avec d’autres individus qui participent directement ou indirectement à cette construction et qui autorisent à considérer le fait scientifique produit comme le résultat d’un processus de négociation entre subjectivités 30. Cette approche se révèle très fructueuse pour l’analyse des voyages d’exploration. Elle permet de dépasser la perspective promue par une histoire plus institutionnelle des sciences, dans laquelle le voyage n’est qu’une instance secondaire de l’élaboration des savoirs, le moment d’une simple collecte d’informations ou de spécimens, étroitement contrôlée par des institutions scientifiques situées dans des capitales européennes, à la fois dans ses méthodes et dans ses objets, et toujours subordonnée quant au statut 31.

Critique historique, contextualisation et causalité

14 Les travaux qui articulent exploration et colonisation, culture et impérialisme, sciences et empires, qu’ils se réclament ou non des post-colonial studies, ont le mérite d’attirer l’attention sur les discours et les représentations qui sous-tendent l’entreprise de connaissance du monde et d’en démasquer les enjeux sous une apparente innocence. Ils n’en soulèvent pas moins un certain nombre de difficultés épistémologiques et méthodologiques que certains historiens n’ont pas manqué de relever.

15 Frederick Cooper identifie ainsi quatre modalités de leur recours à l’histoire qui constituent autant de distorsions des temporalités et contribuent à forger ce qu’il appelle une « histoire anhistorique » 32. Ils « plument l’histoire » en extrayant de contextes chronologiques et géographiques très divers (de l’Amérique espagnole du XVIe siècle à l’Afrique du XXe siècle en passant par les Antilles du XVIII e siècle) des morceaux choisis qu’ils comparent entre eux et avec d’autres textes, sans égards pour la diversité des situations ; ils procèdent à des « sauts de puce » en faisant découler une situation C d’une situation A sans prendre en considération les transformations qui se produisent pendant la période intermédiaire B ; ils pratiquent « l’histoire à rebours » en analysant le passé à l’aide de catégories actuelles au risque de l’anachronisme et se privent ainsi d’une reconstitution des catégories des acteurs, dussent-elles conduire à des impasses de l’histoire ; enfin ils fabriquent des « époques artificielles » — en associant par exemple l’ère de l’impérialisme au rationalisme des Lumières, à « l’égalitarisme bourgeois », au libéralisme et à la mondialisation — auxquelles ils confèrent une cohérence qu’elles n’ont pas et qu’ils font se succéder par blocs, forgeant ainsi paradoxalement un nouveau grand récit métahistorique 33.

16 Ces coups de force méthodologiques prennent des libertés avec la chronologie autant qu’avec la causalité. Ils participent d’une perspective macro-historique qui tend à écraser la chronologie en définissant d’emblée, à partir de représentations et de discours produits par les acteurs de la colonisation ou puisés dans la littérature de la fin du XIXe siècle ou du début du XXe siècle, les contours d’une « idéologie coloniale » qu’ils projettent ensuite sur des époques antérieures et très différentes comme le XVIe siècle

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ou la fin du XVIIIe siècle 34. Ils confèrent ainsi une permanence à une idéologie érigée en catégorie atemporelle qui devient, dans Culture et impérialisme d’Edward Said une sorte de substrat culturel, préexistant à la mise en place de la domination coloniale comme elle survit à sa disparition 35. Il y a cependant une certaine contradiction à vouloir établir la genèse d’une catégorie à laquelle on accorde le statut d’invariant. La tentative de déconstruction manque son but en se révélant incapable, par défaut de contextualisation, de rendre compte de la construction, en préférant voir dans l’impérialisme un « état » plutôt qu’un « processus » 36. Enfin, tout en affirmant d’emblée le caractère matériellement effectif des discours, elle ne répond pas à la question du passage des représentations à l’action : elle suppose un lien de causalité entre domination symbolique du monde et domination politique, sans dire comment on passe de l’un à l’autre et quels sont les ressorts de cette causalité. Ainsi « l’orientalisme » et « l’impérialisme » deviennent-il, une fois forgés, des catégories aussi abstraites et essentialisées que celle d’« Orient » dont Edward Said dénonce la fabrication.

17 Appliquées à l’exploration, ces lectures déconstructionnistes empruntent les deux voies, souvent confondues, de la causalité déterministe et de l’essentialisation de catégories. La première tend à faire de toute l’entreprise d’exploration un préalable et une préfiguration de l’entreprise coloniale, tandis que la seconde procède à une assimilation entre exploration et colonisation en les subsumant sous la catégorie d’impérialisme. Exploration et colonisation seraient donc à la fois des étapes successives d’un même processus et des phénomènes de même nature, leur identité résidant dans les présupposés et dans les intentions de leurs acteurs, tels que le sentiment d’une supériorité européenne et la volonté d’établir une domination. Dans les deux cas, cependant, la catégorie d’exploration est forgée à partir de corpus tardifs où figurent en bonne place les récits et les pratiques d’explorateurs étroitement liés à la conquête, tels que Brazza et Stanley qui entrent en concurrence à la fin des années 1870 pour la maîtrise du bassin du Congo, et, parmi les œuvres littéraires, le roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, dont Sven Lindqvist a montré de manière convaincante qu’il mettait en scène à travers le personnage de Kurtz l’épopée de Stanley 37. Il s’agit là d’une catégorie construite ex post, projetée en amont et érigée en invariant, qui ne peut rendre compte de façon satisfaisante de toute la production liée à une exploration antérieure à la conquête, dont les pratiques se déploient dans des espaces et des contextes que l’on peut caractériser comme pré-coloniaux, non pas au sens de préalables ou de préliminaires à la colonisation, mais de non coloniaux.

L’exploration de l’Afrique occidentale des années 1780 aux années 1860 : une expérience pré-coloniale

18 Rappelons que la présence européenne sur le continent africain se limite à la fin du XVIIIe siècle à des comptoirs côtiers plus ou moins fortifiés installés sur des terrains sur lesquels les chefs d’État locaux conservaient généralement leur souveraineté. Aux échanges bien établis entre compagnies de commerce et États côtiers s’ajoutent dans certains territoires des contacts sporadiques à visée commerciale (vallée du Sénégal) ou missionnaire (Éthiopie) et des installations plus durables comme celle des Portugais en Angola et des Boers dans la colonie du Cap. La carte d’Afrique publiée par Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville en 1749 témoigne de la congruence entre les limites de cette

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présence et le partage qui s’établit, dans l’ordre des savoirs géographiques, entre connu et inconnu. Les espaces fréquentés par les Européens s’y caractérisent en effet par une forte densité de toponymes, tandis que l’intérieur du continent y apparaît comme une vaste plage blanche interrompue par endroits par des tracés hydrographiques assortis de notes exposant les hypothèses établies à leur sujet à partir des géographes grecs et arabes 38.

19 Lorsqu’une assemblée de notables insérés dans les réseaux académiques et liés au Foreign Office et à l’amirauté britannique se réunit à Londres en 1788 pour former l’ African Association, ou Association pour la Promotion des Découvertes dans l’Intérieur de l’Afrique, ses membres expliquent leur initiative par le constat que les connaissances disponibles sur l’intérieur de ce continent n’ont guère progressé par rapport au corpus rassemblé par les Anciens. Après les progrès réalisés dans le savoir géographique grâce aux circumnavigations des décennies précédentes, ils définissent un nouvel horizon à l’entreprise d’exploration du monde en lui fixant pour objet le parcours de masses continentales importantes comme celle de l’Afrique. Dès lors, l’exploration ne peut plus être le fait d’expéditions massives et bien équipées comme l’étaient les expéditions maritimes dont les navires pouvaient transporter hommes, armes et matériel scientifique et n’entraient en contact qu’occasionnellement avec les habitants des îles et des côtes où ils faisaient relâche. Elle repose désormais sur des individus qui, en s’aventurant dans des espaces continentaux, ne doivent leur sécurité, leur progression et leur possibilité de retour qu’à la qualité des interactions et des échanges qu’ils auront pu mettre en œuvre tout au long de leur parcours avec les différents représentants des sociétés qui les accueillent 39. Ils sont en effet soumis à une double dépendance, logistique et politique, à l’égard de leurs hôtes avec lesquels ils établissent nécessairement des relations répétées et prolongées.

Des espaces de souveraineté

20 Si les voyages en Afrique sont nécessairement des voyages par voie de terre, c’est aussi sur terre que le pouvoir des chefs d’État africains pouvait se faire sentir dans toute sa mesure, comme en témoigne cette formule adressée au voyageur français Mollien par un chef de village du Fouta Toro : « Si tu es maître sur l’eau, tu ne l’es pas sur la terre » 40. Expression d’une souveraineté territoriale, le pouvoir d’autoriser ou de refuser le passage se manifeste de différentes façons, avec des conséquences diverses sur les voyageurs et le cours de leur voyage.

21 Il peut s’incarner dans la personne de représentants locaux d’un pouvoir étatique, chargés de l’administration d’une province périphérique et garants de l’accès au territoire, comme cet imam rencontré par Mollien au nord du Fouta Djallon, dont les propos traduisent bien la fonction de gardien d’une limite territoriale : « Tu es à présent sur les terres de l’almamy. Tu ne peux marcher sans sa permission et sans la mienne » 41. Il peut aussi se présenter sous la forme d’une délégation chargée d’intercepter le voyageur en chemin pour percevoir la taxe due au chef par tous ceux qui traversent ses États, comme Park en fit l’expérience peu après avoir quitté le comptoir de Pisania, sur la Gambie 42.

22 Les voyageurs apprennent vite que le droit de passage dont ils doivent s’acquitter s’inscrit dans une séquence d’échanges qui exige d’eux qu’ils viennent se présenter en personne au chef de l’État, en faisant au besoin un détour par sa capitale, qu’ils

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répondent à ses questions sur le but de leur voyage et gagnent sa confiance par des présents personnalisés et par un dialogue approfondi, séquence qui mêle l’acceptation formelle de l’autorité par un geste symbolique, et un échange plus personnel, qui peut même prendre un tour affectif au moment du départ du voyageur. Mollien reçoit ainsi du roi du Djolof, une paire d’étriers choisie exprès pour lui dans les coffres du souverain, marque d’attention qui, parce qu’elle lui a été accordée publiquement, le met hors de toute atteinte en faisant de lui « le Blanc du roi » 43. L’enjeu de ces échanges est donc considérable. Si le souverain est satisfait, il octroie au voyageur une aide matérielle et surtout sa protection, qui peut prendre la forme d’un sauf-conduit ou d’une escorte jusqu’au pays voisin. Park, qui a appris à ses dépens l’importance de ce soutien, choisit de se conformer aux désirs du roi du Khasso en acceptant l’itinéraire que celui-ci lui prescrit : « J’avais trop bien senti dès le commencement de mon voyage le danger qu’il y avait à être privé de la protection royale pour m’exposer volontairement à éprouver les désagréments que j’avais soufferts » 44.

23 Dans les pays islamisés d’Afrique occidentale, où l’administration emploie des actes écrits, les sauf-conduits constituent de véritables passeports qui peuvent être exigés du voyageur à tout moment, comme Mollien en fit l’expérience au Fouta Toro, où il fut détenu par un chef de village pour n’avoir pu présenter une pièce écrite témoignant de la protection de l’almamy. Le document qu’il parvint finalement à obtenir était rédigé comme suit :

24 « Almamy Mamadou, et les excellents personnages qui forment son conseil, Aldondou, Éliman Siré, Sembaiené, Boumandouet, Éliman Rindiao, Ardosambadadé, Dembanaiel, nous avons écrit cette lettre pour qu’elle fut lue par tous ceux qui rencontreraient ce Blanc, et qu’ils apprissent qu’il est venu nous voir, et que nous l’avons laissé aller ; le prince des croyants et tous les grands de Fouta lui ont dit : «Va-t’en». Tous les villages lui donneront l’hospitalité, et ne l’arrêteront pas jusqu’à la frontière » 45.

25 Dans les États qui ont acquis une reconnaissance internationale et ont développé avec leurs voisins des relations diplomatiques suivies, le passeport acquiert une validité qui dépasse les frontières. Il prend la forme d’une lettre par laquelle le chef d’État s’adresse directement à son homologue dans l’État voisin pour lui recommander le voyageur et sa suite. Ainsi, la bonne qualité des relations existant au moment de l’expédition de Denham, Oudney et Clapperton entre le pachalik de Tripoli, le royaume du Bornou et le califat de Sokoto permit aux voyageurs d’être munis de lettres qui leur promettaient un bon accueil dans ces trois pays 46.

26 Encore fallait-il que des tensions diplomatiques ou des guerres ne surgissent pas entre États voisins au moment du passage des voyageurs. En cas de conflit, en effet, les voyageurs européens, pris dans les mailles de la géopolitique africaine, se voyaient, au mieux, obligés de modifier leur itinéraire pour éviter la zone des combats autant que l’accusation d’espionnage ou de vente d’armes au profit de l’ennemi, au pire, assignés à résidence pendant de longs mois par un chef d’État qui préférait attendre que sa situation s’améliore avant de les laisser partir. Ce fut le cas de Raffenel, retenu pendant plusieurs mois au Kaarta en 1847 et finalement autorisé à rebrousser chemin en janvier 1848 47, et surtout de Mage et de Quintin, retenus pendant plus de deux ans à Ségou, de février 1864 à mai 1866, par un prince qui cherchait à leur dissimuler la mort de son père au combat, survenue peu avant leur arrivée, et les difficultés qu’il traversait, liées à la défense du territoire de l’empire fondé par son père et à la perspective d’une crise de succession 48.

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27 La dépendance des voyageurs à l’égard des autorités politiques africaines comporte deux éléments, politique et logistique, dont l’intrication est l’une de leurs premières découvertes : il faut des présents pour obtenir l’autorisation de passer, tandis que de la négociation résulte une aide concrète, logis, vivres ou escorte, passeports ou sauf- conduits, qui constituent la part visible d’un échange à la fois matériel et symbolique. Le caractère incontournable de cette négociation et l’omniprésence de ses manifestations révèle une Afrique couverte d’entités politiques, stables ou instables, qui parfois se chevauchent, se concurrencent ou entrent en conflit, mais avec lesquelles il faut toujours compter. Non seulement les voyageurs ne trouvent nulle part des espaces en déshérence, ouverts au libre parcours de chacun, mais ils doivent s’adresser directement au plus haut niveau de l’autorité politique et se soumettre à une confrontation directe qui est aussi un examen de leur personne. Or ce type de rencontre, dont dépendent la définition des modalités de leur parcours et l’organisation de leur progression, engage aussi des compétences sociales tout à fait particulières qui ne font pas nécessairement partie du bagage culturel de tout explorateur entrant en Afrique. Elles nécessitent un véritable apprentissage à la fois individuel — chacun améliorant au cours de son voyage sa perception des situations et la finesse de ses réactions — et collectif ; l’expérience des prédécesseurs, relatée dans les récits de voyage, devenant un patrimoine commun qui peut servir de guide, même si elle ne saurait remplacer l’expérience personnelle.

L’expérience de l’interaction

28 Ce n’est pas seulement auprès des chefs d’État que les voyageurs doivent rendre compte de leur présence pour négocier leur passage, mais auprès de sociétés entières, dont ils rencontrent quotidiennement les représentants. La plupart des voyageurs signalent les attroupements qui se forment autour d’eux lorsqu’ils arrivent dans un village, et se déclarent souvent importunés par le défilé des visiteurs qui envahissent la case qui leur a été attribuée. Mollien semble au contraire prendre son parti de la curiosité universelle qui pousse chaque passant rencontré en chemin à l’interroger sur son identité. En effet, après avoir raconté comment des marchands de passage, «étonnés de voir un Blanc dans le fond de leurs forêts », alors qu’il profitait d’une halte à l’ombre pour mettre son journal en ordre, « s’assirent à [ses] côtés et s’entretinrent familièrement avec [lui] de [son] voyage », il note :

29 « Dans les divers pays dont se compose l’intérieur de l’Afrique, il n’existe pas de police organisée, mais chaque particulier l’exerce ; car partout on demande au voyageur son nom, celui de sa famille et le lieu de sa naissance : c’est le salut d’usage ; n’y point répondre, c’est s’exposer à des soupçons qui pourraient compromettre la liberté. La Bible et les poèmes d’Homère* nous fournissent des exemples de cette antique coutume.

30 * D’où es-tu ? Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ? (Homère) » 49.

31 Il souligne ainsi l’impossibilité de voyager anonymement en Afrique et interprète ce questionnement récurrent comme un instrument du contrôle de chacun par tous qu’il assimile à une police informelle. Une fois effectuées les présentations d’usage, une conversation familière peut s’engager. Plus rarement, un échange empreint d’agressivité traduit l’inquiétude des habitants devant l’incursion d’un étranger blanc et, symétriquement, le sentiment d’insécurité éprouvé par le voyageur. L’enjeu de telles

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interactions est de déterminer le statut de l’explorateur, qui, blanc mais non commerçant, constitue une figure de voyageur inédite. Les dialogues dont les récits nous rapportent la teneur montrent que leurs auteurs, même s’ils tentent de l’infléchir par divers procédés d’accommodation ou de mimétisme, ne sont jamais totalement maîtres de l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes à leurs interlocuteurs. Rares sont en effet les voyageurs qui se forgent, comme le fit René Caillié, une identité d’emprunt érigée en système de voyage. Si beaucoup d’entre eux adoptent un prénom arabe qu’ils appellent leur « nom de voyage » ainsi que le costume du pays, ils ne dissimulent leur identité que s’ils sont confrontés à des populations manifestement très hostiles aux chrétiens. Le plus souvent acceptés comme étrangers de passage, ils font l’objet d’une hospitalité qu’ils honorent par des présents, dans la mesure où l’état de leur bagage le leur permet. Hors des villes, faute de marché où acheter des vivres, les voyageurs dépendent en effet directement des habitants pour leur nourriture de chaque jour. Louant la générosité dont tout un village fit preuve à son égard, Mollien se montre capable d’apprécier le caractère plus qualitatif que quantitatif de l’échange qui en résulte :

32 « Les autres habitants du village, piqués d’émulation […] m’apportèrent chacun quelque chose pour mon souper ; l’un un petit rayon de miel ; l’autre deux épis de maïs ; un troisième un petit morceau de viande bouillie enveloppé dans un linge. Je ne fus pas ingrat envers ces hommes si humains qui se privaient du nécessaire pour nourrir un Blanc, un étranger, un inconnu ; je payai largement leurs présents modiques en réalité, mais d’une valeur bien grande par la manière dont ils étaient donnés » 50.

33 Beaucoup, réduits à un dénuement parfois extrême à la fin de leur voyage, font état de leur gratitude à l’égard d’un hôte généreux, ou d’une hôtesse qui sut leur dispenser ses soins lorsqu’ils étaient malades. Caillié, atteint par le scorbut, fut constamment soigné « avec beaucoup d’égards et de complaisances », par la vieille femme du chef du village de Timé où il fut contraint de séjourner plusieurs mois 51, tandis que Park se laisse attendrir par la chanson composée pour le consoler par les femmes qui l’ont recueilli alors que, désemparé, il s’apprêtait à dormir sous un arbre au bord du Niger, devant le refus du roi Mansong de le recevoir à Ségou :

34 « Elle était chantée par une femme seule ; les autres se joignaient à elle par intervalles en forme de chœur. L’air en était doux et plaintif, et les paroles, traduites littéralement, répondaient à celles-ci. “Les vents rugissaient et la nuit tombait. – Le pauvre homme blanc, faible et fatigué, vint et s’assit sous notre arbre. – Il n’a point de mère pour lui apporter du lait, point de femme pour moudre son grain. – Chœur : Ayons pitié de l’homme blanc. Il n’a point de mère, etc.” »52.

35 Au-delà de leur statut d’hôte plus ou moins éprouvé par les vicissitudes du parcours, les voyageurs cherchent à s’inscrire dans les sociétés qui les accueillent en y assumant une fonction qui soit reconnue d’utilité publique. Le rôle le plus fréquemment tenu est celui de médecin ou de guérisseur. Certains, comme Park, Oudney ou Quintin, ont effectivement une formation médicale qui leur donne assez d’assurance pour proposer leurs services à leurs hôtes. Ils se forgent ainsi une réputation de compétence qui conduit d’autres habitants à les solliciter pour cette fonction. Mais il semble qu’ils aient été la plupart du temps directement sollicités par la population des villages où ils séjournaient, indépendamment de toute volonté affichée de leur part, simplement en vertu de leur qualité de Blancs. Mollien raconte ainsi qu’on le conduisit, dans un village du Fouta Djalon, chez « un malade fort riche ». La façon dont il assuma en cette

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occasion l’exercice sauvage de la médecine indique qu’il était à ce moment de son voyage déjà coutumier du rôle :

36 « Cet homme souffrait d’une douleur à la hanche ; j’examinai la partie malade et je prescrivis l’application de sinapismes. C’était cependant un peu au hasard que j’indiquai ce remède, mais comme le matin j’avais ordonné des bains de pieds pour un autre malade, je pensai que je devais varier les formules pour paraître plus savant »53.

37 Caillié, bon connaisseur des plantes médicinales, propose une infusion de basilic ramassé dans les environs pour soulager un chef maure, ce qui lui permet de gagner la confiance de tous 54. La demande des habitants en matière de guérison dépasse cependant ce que les voyageurs sont habitués à considérer comme de véritables remèdes. Sollicité pour confectionner des talismans ou pour écrire sur une tablette quelques versets coraniques dont l’encre était ensuite lavée et avalée par le requérant à titre prophylactique, Park, comme Mollien, Caillié et d’autres, n’hésite pas à répondre à la demande et finit par faire du commerce des « saphis » son principal moyen de subsistance dans sa traversée du pays Bambara 55. Comme dans le cas de l’exercice de la médecine, les voyageurs semblent avoir avant tout répondu à des sollicitations plutôt qu’ils n’ont délibérément cherché à proposer leurs services. La demande d’un moyen de guérison était susceptible de faire indifféremment appel à leurs éventuelles connaissances médicales, ou à ce qui n’était de leur point de vue que charlatanisme, mais ils s’en acquittèrent dans les deux cas. S’y conformer leur permettait de disposer localement d’une reconnaissance sociale qui dépassait leur identité de Blancs, de chrétiens et même de voyageurs.

La part des affects et des situations

38 Loin de se présenter comme une simple possibilité laissée à l’appréciation des voyageurs, l’interaction avec les habitants représente ainsi une donnée incontournable, à la fois garante de leur survie et constitutive d’une expérience partagée qui la modifie en profondeur et lui confère un sens nouveau. Certes, la posture adoptée par ces voyageurs n’est pas comparable à celle de l’observation participante prônée par les ethnologues du XXe siècle, mais les explorateurs qui circulent à l’intérieur de l’Afrique dans la première moitié du XIXe siècle, seuls ou en petites formations, n’y ont accès qu’au prix d’une expérience qui les transforme :

39 « On ne trace jamais avec plus de vérité le tableau d’un pays qu’en rendant compte de la manière dont on a été affecté chaque jour en le traversant » 56.

40 Cette remarque de Mollien trace un programme de travail à qui étudie les voyages à travers les récits des voyageurs. En accordant un rôle constitutif au vécu quotidien, non seulement dans la restitution qu’il fait des circonstances de son voyage, mais aussi dans la description qu’il donne des pays traversés, elle incite à se pencher sur ce qui affecte le voyageur et sur les modalités par lesquelles il donne sens à son ressenti. Johannes Fabian a montré, à propos de l’exploration de l’Afrique centrale, plus tardive, combien les modalités de la rencontre devaient aux émotions, aux états psychiques modifiés et aux conduites non justiciables de la raison, que l’on peut déceler chez les explorateurs à la lecture de leurs récits 57. Prendre en compte cette dimension d’expérience, au cœur du voyage d’exploration considéré comme partie prenante d’une entreprise de construction des savoirs géographiques, c’est d’abord tenter de restituer ces situations concrètes à travers lesquelles s’opère l’appréhension sensible de l’espace géographique

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dans sa matérialité. Mais, dans la mesure où l’explorateur ne traverse pas seul un espace inhabité, et dépend au contraire à chaque instant, pour réaliser son parcours au sein de cet espace, de tous ceux qui l’habitent, le parcourent avec lui, favorisent, empêchent son passage, ou le soumettent à conditions, la qualité des interactions qui se produisent au cours du voyage y joue un rôle considérable. Ces interactions déterminent en effet le parcours du voyageur dans sa durée, ses rythmes, et même son tracé, elles autorisent ou interdisent certains aspects de la collecte d’informations et ont par conséquent un impact direct sur les résultats de l’enquête, qu’elles peuvent aller jusqu’à interrompre définitivement en provoquant la mort du voyageur. De manière plus indirecte, mais non moins essentielle, elles forment le cadre affectif dans lequel se déroule le voyage et contribuent à forger la représentation qu’aura le protagoniste, à la fois des populations engagées dans ces interactions, du voyage lui- même, et de sa propre identité de voyageur. Réciproquement, elles sont en grande partie le résultat des stratégies qu’il a lui-même élaborées pour décliner, remodeler ou reconstruire cette identité. Ces interactions, qui constituent une part non négligeable de l’expérience du voyageur sur le terrain, peuvent, elles aussi, être étudiées comme des situations concrètes à travers lesquelles s’élaborent des qualifications, et comme des pratiques à la fois révélatrices et performatives de représentations portant sur un espace humain et non seulement physique.

41 Les représentations habituelles de l’exploration, construites sur le modèle de L’orientalisme d’Edward Said, qui repose sur le postulat d’une extériorité fondée sur une domination de l’observateur à l’égard de son objet, se trouvent alors invalidées. Doit-on pour autant renoncer au principal apport du courant post-colonial, qui consiste à souligner, dans le domaine de la critique de textes littéraires comme en histoire des sciences, l’articulation des productions culturelles et des sociétés qui les produisent ? La description proposée semble conduire à une aporie sur ce point. Pourtant, un examen épistémologique des deux types d’analyse peut offrir quelques éléments pour un dépassement de cette aporie. La non-concordance des résultats est le fruit de la non- congruence de deux démarches, qui ne peuvent se rejoindre parce qu’elles se développent à bien des égards sur des plans parallèles. Tandis que les études d’inspiration post-coloniale construisent un grand récit à large spectre chronologique à partir d’analyses de discours qui affichent l’ambition d’articuler le plus grand nombre possible de plans du réel, l’étude des voyageurs européens en Afrique occidentale, telle qu’elle a été proposée ici, repose sur un corpus restreint mais homogène, dans l’espace comme dans le temps, qui permet de mettre en évidence, à partir de situations étudiées à une échelle micro-historique, des pratiques menées dans des contextes similaires. À l’opposition des échelles s’ajoute ainsi le clivage entre analyse de discours et mise en évidence des pratiques.

42 La recomposition des contextes pertinents à partir des lieux de l’exploration et une attention soutenue aux pratiques des acteurs n’empêchent pas cependant que l’on puisse accéder à une articulation des productions culturelles et des sociétés. Mais le changement d’échelle et de perspective s’accompagne d’un déplacement de la focale qui invite à considérer l’exploration comme une construction conjointe des deux sociétés qui entrent en interaction à travers la personne de l’explorateur, celle d’où il vient et celle qui l’accueille pendant son voyage, et non plus comme une production unilatérale et exclusive des sociétés européennes. En tant que guides et compagnons de voyage 58, mais aussi hôtes, chefs d’États ou simples témoins, les Africains peuvent être considérés comme des acteurs de l’exploration au même titre que les explorateurs. La

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rencontre à laquelle donne lieu le voyage d’exploration peut alors faire l’objet d’une relecture au prisme des interactions qui s’y construisent et non plus d’une confrontation d’altérités cristallisées 59.

43 Enfin, une remontée d’échelle, du local au global, reste possible à condition de laisser de côté le grand récit qui voudrait faire de l’exploration un instrument a priori de la domination coloniale. Deux pistes s’offrent à cet effet, qui ne seront indiquées ici qu’à titre programmatique. La première consisterait à revisiter à partir des pratiques et non plus des discours les modalités de la conquête et du partage colonial pour dégager les représentations de l’espace qui les sous-tendent, en faisant toute sa place à la diversité des situations et des processus. Ainsi, tandis qu’en Afrique occidentale la conquête intervient au terme d’un siècle d’exploration, elle lui est ailleurs concomitante ou même antérieure : les partages coloniaux se sont souvent effectués de loin, sur le support de cartes dont les blancs n’avaient pas disparu, les traités remettant à des commissions de délimitation ultérieures le soin de préciser sur le terrain des frontières au tracé en partie hypothétique. L’exploration était loin d’être un pré-requis au partage colonial. Hélène Blais a d’ailleurs montré pour le Pacifique que les décisions politiques portant sur le choix des îles à investir avaient fait bien peu de cas des informations et des descriptions rapportées par les explorateurs 60. La seconde piste, déjà mise en œuvre dans le cadre britannique, vise à analyser de près la formation, la réception et la diffusion, au sein des sociétés européennes, d’une « culture de l’exploration » 61, qui s’approprie, avec ou sans leur consentement, les productions des explorateurs, et en infléchit le contenu et le sens en les transposant sur de nouveaux supports, comme les revues consacrées au voyage, la presse illustrée destinée à un grand public, ou encore les romans. On tiendrait là un maillon intermédiaire entre exploration et colonisation, dont la formation pourrait être envisagée comme un processus polyphonique et non plus comme la mise au jour d’un noyau dur préexistant.

NOTES

1. . Voir Emmanuelle SIBEUD, « Post-colonial et Colonial Studies : enjeux et débats », dans Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 51, n° 4 bis, 2004, pp. 87-95. 2. . Pour l’Afrique, voir par exemple Fous du désert. Les premiers explorateurs du Sahara, 1849-1887, Paris, Éditions Phébus, 1991, 270 p. ; Jean de LA GUÉRIVIÈRE, Exploration de l’Afrique noire, Paris, Éditions du Chêne, 2002 ; France DUCLOS et Olivier LOISEAUX, L’Afrique au cœur, Paris, Éditions du Seuil/Bibliothèque nationale de France, 2005, 189 p. Le premier ouvrage consiste en une réédition d’extraits des récits de voyage d’Heinrich BARTH, d’Henri DUVEYRIER et de Camille DOULS parus dans Le Tour du Monde, sans mention précise de l’origine des documents, le second vise à présenter sous forme de beau livre les gravures accompagnant les éditions originales des récits de voyage, difficilement accessibles aujourd’hui, tandis que le troisième, réalisé par deux conservateurs du département des cartes et plans de la Bibliothèque nationale de France, présente des carnets et croquis manuscrits d’explorateurs tirés des collections de la Société de Géographie de Paris. Cet ouvrage se distingue par le statut de source qu’il accorde aux documents

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et par l’attention qu’il attache à leurs conditions d’élaboration, mais partage avec les premiers un même regard porté sur les explorateurs. 3. . Exposition Kannibals et Vahinés, imagerie des mers du sud, Paris, Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie, 24 octobre 2001-18 février 2002. 4. . Images d’outre-mers, 1865-1914, archives photographiques de la Société de géographie de Rochefort, Exposition organisée par la Société de géographie de Rochefort et l’Université de La Rochelle, dans le cadre du 130e congrès national du Comité des travaux historiques et scientifiques, La Rochelle, avril 2005. 5. . Cette analyse s’appuie sur les résultats d’une thèse de doctorat : Isabelle SURUN, Géographies de l’exploration. La carte, le terrain et le texte (Afrique occidentale, 1780-1880), thèse d’histoire sous la direction de Daniel Nordmann, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2003, 686- XXIV f°. 6. . Elikia M’Bokolo, sans en faire un pilier de la genèse du mouvement d’exploration, du moins dans ses débuts, attribue à Livingstone cette « idéologie des «trois C» (la «civilisation» de l’Afrique par le «christianisme» et le «commerce») ». Elikia M’BOKOLO, Afrique Noire. Histoire et civilisations, tome II, XIXe et XXe siècles, Paris, Éditions Hatier-Aupelf, 1992, p. 249. 7. . Anne HUGON, L’Afrique des Explorateurs. Vers les Sources du Nil. Paris, Éditions Gallimard, 1991, p. 32. 8. . Dominique LEJEUNE, Les sociétés de géographie en France et l’expansion coloniale au XIXe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 1993, 236 p. Les thèses soutenues dans cet ouvrage sont cependant beaucoup plus nuancées et plus circonstanciées que l’usage qui en est fait par d’autres auteurs. Voir par exemple Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD et Françoise VERGÈS, La république coloniale. Essai sur une utopie, Paris, Éditions Albin Michel, 2003, pp. 59-60. 9. . Yves LACOSTE, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Paris, Éditions Maspéro, 1982, (1re édition La Découverte, 1976), 238 p. 10. . Michel BRUNEAU et Daniel DORY [dir.], Géographie et colonisation, Paris, Éditions L’Harmattan, 1994, 420 p. ; Anne GODLEWSKA et Neil SMITH [ed.], Geography and Empire, Blackwell, 1994, 404 p. 11. . Roland POURTIER, « Les géographes et le partage de l’Afrique » dans Hérodote, n° 41, 2e trimestre 1986, pp. 91-108. 12. . L’ouvrage dirigé par Anne GODLEWSKA et Neil SMITH, Geography and Empire, ouv. cité, s’y rattache directement. 13. . Edward W. SAID, Orientalism : Western Conceptions of the Orient, Londres, Penguin Books, 2003 (1re édition 1978), traduction française L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Éditions du Seuil, 2005 (1re édition 1980). 14. . Edward W. SAID, L’orientalisme, ouv. cité, p. 24. 15. . Idem, p. 36. Il ajoute à « l’orientalisme au sens universitaire » et à « l’orientalisme de l’imaginaire » un troisième sens, « défini de manière plus historique et plus matérielle que les deux autres », qu’il retient en dernière analyse comme étant de portée plus globale : « on peut décrire et analyser l’orientalisme comme l’institution globale qui traite de l’Orient, […] par des déclarations, des prises de position, des descriptions, un enseignement, une administration, un gouvernement : bref, l’orientalisme est un style occidental de domination, de restructuration et d’autorité sur l’Orient », Idem, p. 15. 16. . Idem, pp. 26-27 ; Edward W. SAID, Culture et impérialisme, Paris, Librairie Arthème Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, pp. 48-51. 17. . Edward W. SAID, L’orientalisme, ouv. cité, p. 25 ; Edward W. SAID, Culture et impérialisme, ouv. cité, p. 51. 18. . Antoinette BURTON, After the Imperial Turn: Thinking With and Through the Nation, Durham, Londres, Duke University Press, 2003, p. 9.

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19. . Edward W. SAID, L’orientalisme, ouv. cité ; Mary Louise PRATT, Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, London, New York, Routledge, 1992, p. 4. L’expression « sujet domestique » est empruntée à Gayatri Spivak. Voir Gayatri Chakravorty SPIVAK, In Other Worlds: Essays on Cultural Politics, New York, Methuen, 1987 et, plus récemment, Gayatri Chakravorty SPIVAK, A Critic in Postcolonial Reason: Towards A History of the Vanishing Present, Cambridge, Harvard University Press, 1999. 20. . Ainsi Robert Young considère-t-il que le postcolonialisme se reconnaît dans « un consensus politique et moral à l’égard de l’histoire et de l’héritage du colonialisme occidental ». Robert J. C. YOUNG, Postcolonialism: An Historical Introduction, Oxford, Blackwell, 2001, pp. 4-5. 21. . Edward W. SAID, Culture et impérialisme, ouv. cit, p. 12. 22. . Je forme ce néologisme sur le modèle de celui, intraduisible, que tente Mary Louise Pratt en évoquant le couple “travelers and ‘travelees’” (voyageurs et « voyagés ») : Mary Louise PRATT, Imperial Eyes, ouv. cité, p. 7. Voir aussi la tentative de renversement de perspective que propose Marshall Sahlins à propos de la mort de Cook dans un ouvrage qui donna lieu à controverse : Marshall David SAHLINS, How “Native” Think: about Captain Cook, for Example, Chicago, London, University of Chicago Press, 1995, 318 p. 23. . Mary Louise PRATT, ouv. cité, p. 7. 24. . Homi K. BHABHA, The Location of Culture, New York, Routledge, 1994, pp. 85-92 et 202-222. 25. . Voir la présentation que fait Dominique PESTRE de cette approche qui s’inspire de la sociologie des sciences et du courant anglo-saxon des SSK (Social Studies of Knowledge) : Dominique PESTRE, « Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques », dans Annales, Histoire, Sciences Sociales, 3, 1995, pp. 487-522. 26. . Claude BLANCKERT [dir.], L’Histoire des Sciences de l’Homme. Trajectoire, enjeux et questions vives, Paris, Éditions L’Harmattan, 1999, p. 249 et p. 10. 27. . Voir par exemple Patrick PETITJEAN, Catherine JAMI et Anne-Marie MOULIN [ed.], Science and Empires: Historical Studies about Scientific Development and European Expansion, Dordrecht, Boston, Londres, Kuwer Academic Publishers, 1992. 28. . David Philip MILLER et Peter Hanns REILL [eds.], Visions of Empire: Voyages, Botany, and Representation of Nature, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, 370 p. 29. . Patrick PETITJEAN [dir.], Les sciences coloniales. Figures et institutions, Paris, ORSTOM Éditions, 1996 ; Roy MacLEOD [ed.], Nature and Empire — Osiris, 2nd series, 15, 2000 ; Londa SCHIEBINGER [ed.], Focus: Colonial Science — Isis, 96, March 2005. 30. . Henrika KUKLICK et Robert E. KOHLER [eds.], Science in the Field — Osiris, 2nd series, 11, 1996. 31. . Voir par exemple Claude BLANCKAERT [dir.], Le terrain des sciences humaines. Instructions et enquêtes (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Éditions L’Harmattan, 1996, 404 p. 32. . Frederick COOPER, Colonialism in Question: Theory, Knowledge, History, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 2005, pp. 12-22 ; voir aussi Frederick COOPER, “Postcolonial Studies and the Study of History”, dans Ania LOOMBA, Suvir KAUL, Matti BUNZL, Antoinette BURTON et Jed ESTY, Postcolonial Studies and Beyond, Durham, Londres, Duke University Press, 2005, p. 401-422. 33. . Traduction libre des quatre expressions forgées par Frederick Cooper : “Story Plucking”, “Leapfrogging Legacies”, “Doing History Backwards” et “The Epochal Fallacy”. 34. . Les deux premiers chapitres de L’orientalisme constituent de bons exemples d’une telle construction génétique qui procède par sauts de puce à rebours pour revenir à son point de départ. Edward W. SAID, L’orientalisme, ouv. cité, pp. 45-90. 35. . On lit ainsi page 44 que « l’impérialisme perdure là où il a toujours existé, dans une sorte de sphère culturelle générale et dans des pratiques politiques, idéologiques, économiques et sociales spécifiques ». Edward W. SAID, Culture et impérialisme, ouv. cité.

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36. . Daniel RIVET, « Culture et impérialisme en débat », compte rendu de Edward W. SAID, Culture et impérialisme, ouv. cité, dans Revue d’Histoire moderne et contemporaine, 48-4, octobre- décembre 2001, pp. 209-215. 37. . Sven LINDQVIST, Exterminez toutes ces brutes. L’odyssée d’un homme au cœur de la nuit et les origines du génocide européen, Paris, Éditions Le Serpent à Plumes, 1998, 234 p. Cet essai adopte par ailleurs une posture dénonciatrice tout à fait contestable dans ses présupposés, qui consiste à assimiler la colonisation à une entreprise génocidaire comparable à l’Holocauste. 38. . Isabelle SURUN, « Le blanc de la carte, matrice de nouvelles représentations des espaces africains », dansIsabelle LABOULAIS-LESAGE [dir.], Combler les blancs de la carte, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, pp. 117-144. 39. . Gerd Spittler a établi une typologie des formations de voyage en croisant les critères de la taille et du caractère endogène ou exogène de l’organisation. Il a ainsi pu montrer que les formations larges, qu’elles soient d’organisation européenne, comme les expéditions lourdement équipées, ou africaine, comme les caravanes transsahariennes dans lesquelles peuvent s’intégrer des voyageurs européens, disposent de leurs propres moyens logistiques et comprennent une escorte armée, ce qui rend leurs relations avec la population des régions traversées moins nécessaires et souvent conflictuelles. Les formations plus légères, composées d’un petit groupe de commerçants africains auxquels peuvent s’adjoindre temporairement un voyageur européen ou formées de guides et de compagnons recrutés à l’initiative de celui-ci, vivent au contraire au contact des habitants qui les hébergent et leur fournissent des vivres. Les pratiques de voyage déterminent ainsi les modalités de la rencontre et les savoirs produits par les explorateurs. Voir Gerd SPITTLER, « Explorers in Transit: Travels to Timbuktu and Agades in the Nineteenth Century », History and Anthropology, 9, 1996, pp. 321-353. Dans l’espace ouest-africain, avant les années 1880, l’expédition lourde d’organisation européenne constitue une exception qui se termine le plus souvent par un désastre, comme le montre l’exemple bien connu du second voyage de Mungo Park. En dehors des traversées sahariennes depuis Tripoli, le cas le plus fréquent est donc celui du petit groupe de voyageurs mixte, composé d’un à trois européens et de guides rémunérés ou de compagnons de rencontre. Le cas du voyageur européen complètement solitaire, extrêmement rare, résulte généralement des vicissitudes et des avanies subies en route, comme ce fut le cas pour Park, durant le trajet de retour de son premier voyage. 40. . Gaspard Théodore MOLLIEN, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, aux sources du Sénégal et de la Gambie, fait en 1818, par ordre du gouvernement français, Paris, Veuve Courcier, 1820 [2e édition Paris, Arthus Bertrand, 1822, 2 vol., 415 et 355 p.]. Est utilisée ici l’édition partielle présentée par Hubert DESCHAMPS, L’Afrique occidentale en 1818, vue par un explorateur français, Gaspard Théodore Mollien, Paris, Éditions Calmann-Lévy, 1967,p. 120. 41. . Gaspard Théodore MOLLIEN, L’Afrique occidentale en 1818…, ouv. cité, p. 205. Le titre d’« almamy » que portent les chefs des États théocratiques peuls est la contraction en langue peule de l’arabe « al Imam ». 42. . Mungo PARK, Voyage dans l’intérieur de l’Afrique, Paris, La Découverte, 1996, p. 60. Il s’agit de la réédition du récit du premier voyage de Mungo Park (1795-1797), paru en français en 1800. 43. . Gaspard Théodore MOLLIEN, idem, p. 126. 44. . Mungo PARK, Voyage…, ouv. cité, p. 168. 45. . Gaspard Théodore MOLLIEN, idem, p. 151. L’expression « va-t’en » ne traduit évidemment pas une décision d’expulsion, mais au contraire le droit accordé au voyageur de poursuivre sa route sous la protection de l’État. 46. . Dixon DENHAM, Walter OUDNEY et Hugh CLAPPERTON, Voyages et découvertes dans le nord et le parties centrales de l’Afrique… exécutés pendant les années 1822, 1823 et 1824, traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Benoît Eyriès et Philippe-François Lasnon de La Renaudière,Paris, Arthus Bertrand, Mongie Aîné, 1826,tome III, Appendices III et VI : « Lettre d’Youssouf, pacha de Tripoli, au cheikh

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du Bornou », pp. 168-169 et « Lettre du cheikh du Bornou à Mohammed-Bello, sultan d’Haoussa », pp. 174-175. 47. . Anne RAFFENEL, Nouveau Voyage dans le Pays des Nègres, Paris, Imprimerie et librairie centrales des chemins de fer de Napoléon Chaix, 1856, 2 vol. 48. . Eugène MAGE, Voyage dans le Soudan occidental (Sénégambie-Niger) 1863-1866, Paris, Librairie Hachette, 1868, 693 p. 49. . Gaspard Théodore MOLLIEN, idem, pp. 90-91. 50. . Idem, p. 217. 51. . René CAILLIÉ, Voyage à Tombouctou, Paris, Éditions La Découverte, 1985 (1 re édition 1830), tome 2, p. 12. 52. . Mungo PARK, Voyage…, ouv. cité, p. 208. 53. . Gaspard Théodore MOLLIEN, idem., p. 285. 54. . René CAILLIÉ, idem, tome 1, pp. 89-90. 55. . Mungo PARK, idem, p. 240. 56. . Cette affirmation ne se trouve pas dans le récit du voyage en Afrique de Mollien, mais dans celui du voyage qu’il fit quelques années plus tard en Colombie. Elle est citée par Hubert DESCHAMPS, dans l’introduction à la réédition du voyage en Afrique, L’Afrique occidentale…, ouv. cité, p. 25. 57. . Johannes FABIAN, Out of Our Minds: Reason and Madness in the Exploration of Central Africa, Berkeley, Los Angeles, Londres, University of California Press, 2000. 58. . Voir Donald Herbert SIMPSON, Dark Companions: the African Contribution to the Exploration of East Africa, Londres, Elek, 1975, et, plus récemment, Jean-Pierre CHRÉTIEN, « Les premiers voyageurs étrangers au Burundi et au Rwanda : les «compagnons obscurs» des «explorateurs» », Afrique et Histoire, 4, 2005, pp. 37-72. 59. M. van WYK SMITH a d’ailleurs mis en évidence la part de déterminisme culturel qui préside à ce processus de renforcement des altérités par un discours qui les dénonce sans en analyser la formation, processus qu’il dénomme « strong othering » : M. van WYK SMITH « Metadiscourses of Postcolonialism: ‘Strong Othering’ and European Images of Africa », History and Anthropology, 1996, vol. 9, n° 2-3, pp. 267-291. 60. . Hélène BLAIS, Voyages au Grand Océan. Géographie du Pacifique et colonisation, 1815-1845, Paris, Éditions du CTHS, 2005, 352 p. 61. . Felix DRIVER, Geography Militant: Cultures of Exploration and Empire, Oxford, Blackwell, 2001.

RÉSUMÉS

Entre les productions destinées au grand public qui font de la figure de l’explorateur le support d’une rêverie nostalgique et les travaux inspirés des postcolonial studies qui envisagent l’exploration comme un corollaire de la colonisation, l’image de l’explorateur et le statut de l’exploration apparaissent comme des objets historiques mal déterminés. Cet article propose une analyse des positions soutenues par le courant post-colonial et des problèmes épistémologiques et théoriques qu’elles soulèvent du point de vue des historiens. En réduisant les productions associées à l’exploration à une manifestation de l’impérialisme européen, elles échouent à rendre compte des voyages menés dans un contexte précolonial où l’explorateur est soumis à une double dépendance, politique et logistique, à l’égard des habitants des pays qu’il traverse et de leurs

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souverains. Une étude des voyages d’Européens en Afrique occidentale, de la fin du XVIIIe siècle aux années 1860, permet de reconstituer des situations d’interaction qui échappent aux lectures déterministes habituelles et autorisent une réévaluation de l’exploration comme une rencontre de partenaires et non comme une confrontation inégale constitutive d’altérités irréductibles.

Explorers and exploration actually appear to be rather undetermined historical subjects: on one hand, the image of the explorer is popularized as the hero of a nostalgic dream; on the other hand, postcolonial studies consider him as an actor of colonization. This paper analyses the issues of Postcolonial Studies and focuses on the epistemological and theoretical questions they raise for historians. By reducing exploration to a manifestation of European imperialism, postcolonial studies fail to give an account of travels undertaken in a pre-colonial context, where explorers politically and logistically depended on the inhabitants and sovereigns while crossing their countries. The example of the travels of Europeans in western Africa from the late 18th century to the 1860s shows how both European explorers and African inhabitants took part in interactive situations and shared responsibilities in leading these travels. This allows for a reassertion of exploration as an encounter and a partnership rather than as an unequal confrontation constructing insurmountable otherness.

AUTEUR

ISABELLE SURUN Maître de conférences à l’université de Lille 3 et chercheur associée au Centre Alexandre Koyré (CNRS/EHESS/MNHN/Cité des Sciences), Paris.

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Les égyptologues français au XIXe siècle : quelques savants très influents French Egyptologists of the 19th Century: a few very influential scholars

Eric Gady

1 Née en 1822 grâce à la découverte de Champollion 1, l’égyptologie resta tout au long du XIXe siècle une discipline à part dans le champ historique, notamment à l’intérieur d’un monde universitaire largement dominé par l’étude de l’antiquité gréco-romaine. Jusqu’aux années 1870, il n’existait pas de formation proprement dite pour acquérir le maniement de la langue hiéroglyphique. Les égyptologues furent pour la plupart des autodidactes dont certains durent se former en dehors des cours officiels, à l’image du jeune normalien Maspero 2 « obligé de [se] cacher de [ses] directeurs pour [se] livrer à [sa] passion égyptienne » 3. Ces savants semblaient former un monde particulier, presque hermétique, aux yeux des historiens classiques incapables de lire les hiéroglyphes.

2 Malgré cela, l’égyptologie française bénéficia dès sa création d’une aide publique assez considérable et figura dans un traité international de première importance, celui de l’Entente Cordiale de 1904, l’article premier de l’accord sur l’Égypte et le Maroc réservant ainsi la direction du Service des Antiquités égyptiennes à un Français.

3 Il s’agit donc de comprendre ici comment et pourquoi cette science a pu bénéficier au XIXe siècle d’une influence paraissant bien disproportionnée par rapport à la faible importance numérique de ses savants. Pour ce faire, il convient de s’intéresser dans un premier temps aux conditions de naissance de cette discipline.

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Un intérêt français pour l’Égypte antique très développé

4 L’intérêt pour la connaissance de l’Égypte antique en France ne date pas de la naissance de l’égyptologie. Sans remonter à quelques voyageurs du Moyen-Âge pour lesquels « l’Égypte n’[était] qu’un ‘‘détour’’ pour les pèlerins de Terre Sainte » 4, l’époque moderne connut un relatif engouement pour cette civilisation, à tel point qu’en 1735, l’abbé Le Mascrier allait jusqu’à écrire avec une certaine exagération : « le Nil est aussi familier à beaucoup de gens que la Seine. Les enfants mêmes ont les oreilles rebattues de ses cataractes et de ses embouchures. Tout le monde a vu et entendu parler des momies » 5. Il est vrai que le commerce des momies, alors censées disposer de vertus médicinales selon les apothicaires de l’époque, connut un vif succès qui donna lieu à un véritable trafic de momies notamment aux XVIe et XVIIe siècles 6. Au même moment, le goût pour l’antique se développait de manière un peu plus scientifique avec l'émergence des cabinets de curiosités dans lesquels des objets égyptiens ajoutaient à l’hétérogénéité des collections, comme celles de Fabri de Peiresc au début du XVIIe siècle 7. Certaines visions de l’Égypte antique apparurent ainsi en France, comme le mythe d’Isis au XVIIIe siècle 8. L’Égypte antique fut également présente en littérature 9, de même que chez les philosophes des Lumières qui intégrèrent un « mythe de l’Égypte pharaonique » 10 dans leurs écrits. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, l’égyptomanie connut un succès grandissant, notamment parmi l’élite cultivée 11. À Versailles, Marie- Antoinette fit ainsi réaliser des chenets, des pendules et autres consoles comportant de nombreuses turqueries 12.

5 Durant le siècle et demi ayant précédé l’expédition de 1798, vingt-six récits de voyageurs en Égypte furent publiés en France, contre seize en Grande-Bretagne, six dans les pays germaniques, quatre en Hollande et deux dans la péninsule italienne ainsi qu’en Suisse 13. Parmi ces récits, les Lettres sur l’Égypte de Savary en 1785-1786 14 ou encore le Voyage de Volney paru en 1787 15 continuèrent d’entretenir l’engouement pour l’Égypte des pharaons, de même que le succès de la Flûte enchantée, dont la première représentation fut donnée en 1791. Cependant, si les récits de voyages et autres descriptions plus ou moins « archéologiques » commençaient à se faire plus précis 16, l’importance accordée à la connaissance de l’Égypte antique doit être nuancée. D’une part les informations recueillies n’émanaient pas d’égyptologues stricto sensu – cette dénomination qui désigne les historiens capables de lire les hiéroglyphes ne pouvant être utilisée avant Champollion – mais de voyageurs ou d’antiquaires, comme on appelait alors les premiers adeptes de l’archéologie. D’autre part, à la suite de Winckelmann 17 qui affirma « la primauté absolue de l’art grec » 18 au milieu du XVIIIe siècle, un débat se développa sur la question de l’art égyptien qui valait ou non celui des Grecs. En 1785, l’Académie des Inscriptions proposa d’ailleurs comme sujet d’un prix le thème suivant : « quel fut l’état de l’architecture chez les Égyptiens, et ce que les Grecs paroissent en avoir emprunté ? ». Le prix fut remporté par Quatremère de Quincy 19 pour qui « si donc les Égyptiens furent dans le fait les inventeurs de l’architecture, les Grecs le furent de la belle architecture » 20. Volney quant à lui assimilait les monuments égyptiens à de « barbares ouvrages » 21. Si l’Égypte antique faisait parler d’elle, son importance n’était pas encore reconnue par tous.

6 L’intérêt pour ce sujet s’accrut bien sûr avec l’expédition de 1798 qui ouvrit véritablement aux Occidentaux l’ancien pays des pharaons. Une mode égyptienne

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connut sous le Premier Empire un vif succès, et le style « retour d’Égypte » donna ses lettres de noblesse aux pyramides, sphinx et fleurs de lotus dans les arts décoratifs. L’architecture ne fut pas en reste, comme en témoigne par exemple encore le portique de l’hôtel de Beauharnais élevé en 1807 à Paris 22. Si cette mode s’estompa après Waterloo, l’intérêt porté à l’Égypte antique en France ne disparut pas, loin s’en faut. Le goût pour l’antique ne cessa de progresser chez les particuliers comme dans les musées, de plus en plus nombreux. À partir des années 1830, l’Égypte tint également une part importante dans le développement de la peinture orientaliste. Plus tard, les fêtes données en diverses occasions sur la place de la Concorde autour de l’obélisque rapporté de Louqsor ainsi que les expositions universelles de 1867, 1878, 1889 et 1900 où le pavillon égyptien constitua souvent l’un des endroits les plus remarqués, furent autant d’occasions de rappeler aux Parisiens les liens importants tissés avec l’Égypte et notamment avec son histoire antique 23.

7 En effet, à partir de l’expédition de 1798, les Français allaient désormais avoir le sentiment que l’égyptologie devenait une « science française par ses origines » 24. Trois moments importants les conduisirent à légitimer cette idée. L’expédition d’Égypte en constitua le premier temps indiscutable. Lancé à la conquête de l’Égypte 25, Bonaparte échoua à y maintenir la domination française. En revanche, les quelques mois de cette présence suffirent à insuffler un début de modernisation et d’occidentalisation du pays développé par la suite grâce à Méhémet Ali 26 et certains ne tardèrent pas à y voir un espace dans lequel la France devenait la « patronne » 27. Surtout, l’expédition fut doublée par une armée de savants ayant pour tâche d’étudier la civilisation égyptienne 28. Denon 29, rentré à l’été 1799 aux côtés du général en chef, publia un nouveau récit 30 dont les quarante rééditions du début du XIXe siècle témoignent du succès 31. Le livre montrait l’enthousiasme de son auteur pour l’art égyptien, aussi bien considéré que l’art grec. Ceci n’empêcha pas Quatremère de Quincy de rappeler la supériorité de ce dernier 32. Néanmoins, de l’expédition de Bonaparte, il résulta surtout un travail considérable publié dans la monumentale Description de l’Égypte de 1809 à 1828, soit plus d’une vingtaine de volumes et près d’un millier de planches souvent de très grand format 33, dont Jomard, ancien de l’expédition, fut le maître d’œuvre 34. La publication d’un tel ouvrage servit aux Français à oublier les défaites militaires de cette campagne : « honneur à la France, à cette patrie des arts, qui peut se glorifier d’en avoir conservé les modèles [des monuments détruits depuis l’expédition] ! Et si l’impéritie ou la fatalité ont fait évanouir pour nous, en Égypte, les espérances de la politique, la science au moins nous a conservé son trophée, et la Description de l’Égypte, pour être la seule conquête qui soit restée à notre patrie, n’en est pas moins immortelle » 35. Un égyptologue français considéra également que « ce beau livre, destiné par son prix à ceux qui n’ont pas le loisir ou la volonté de le lire, fut notre seul trophée de cette mémorable campagne » 36. Elle permit également de maintenir très présent l’intérêt pour l’Égypte, notamment antique.

8 Si la conquête scientifique de l’Égypte par les savants de Bonaparte justifiait la prééminence revendiquée désormais par les Français, elle ne fut pas suffisante pour que l’histoire de la civilisation égyptienne fût considérée comme une science française. Il fallut également déchiffrer l’écriture hiéroglyphique qui demeurait pour les scientifiques un mystère. Les soldats français avaient mis au jour en 1798 près de Rosette une pierre aux inscriptions trilingues pouvant constituer une des clefs de cette étude 37. Si le monument finit comme prise de guerre au British Museum, on sait comment, dans cette véritable course au déchiffrement, Champollion fut le premier à

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comprendre précisément le principe des hiéroglyphes et à l’expliquer dans la célèbre séance du 27 septembre 1822 devant l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres 38. L’égyptologie effectivement fondée, les Français pouvaient dès lors en réclamer la paternité. C’est ce que fit le frère même du déchiffreur dans une note à Charles X de 1825 : « l’archéologie égyptienne est pour la France une sorte de propriété littéraire, comme l’archéologie indienne l’est pour l’Angleterre » 39. Quelques mois plus tard, il faisait appel au même vocabulaire patriotique : « L’histoire y a conquis beaucoup de certitudes et si un louable patriotisme a fait de l’archéologie indienne une sorte de propriété littéraire pour l’Angleterre, le même sentiment a donné pour ainsi dire en apanage à la France l’archéologie égyptienne. […] La France a ouvert la route des certitudes dans les recherches sur l’histoire de l’antique Égypte, et cet avantage mémorable a assez de prix en lui-même pour que la France ne doive rien négliger afin d’en assurer la durée » 40. La découverte de Champollion vengeait en quelque sorte l’honneur national après la perte de la pierre : « ce monument, devenu célèbre sous le nom de pierre de Rosette, tomba entre les mains des Anglais, mais c’est en France qu’on a su en tirer parti et qu’on a trouvé la clef des hiéroglyphes » 41.

9 Associé au souvenir des événements de 1798, le talent de Champollion permettait aussi de mieux faire ressortir le caractère français de cette science : « la France a donc bien l’initiative des études égyptiennes. C’est elle qui a ouvert la vallée du Nil au monde savant. Elle a la première exploré les ruines de Thèbes, de la Nubie et de Méroé. C’est Champollion qui a déchiffré les hiéroglyphes » 42.

10 De plus, le voyage de Champollion en Égypte en 1828-1829 mit fin à la question de la supériorité de l’art grec. L’helléniste Raoul-Rochette 43 avait pu encore en 1823 l’affirmer 44. Désormais, Champollion, par ses travaux, possédait suffisamment de notoriété pour faire reconnaître la valeur de l’art égyptien, ainsi qu’en témoigne cet extrait de lettre au secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions, écrit depuis l’Égypte : « une grande partie de mes dessins sont coloriés, et je ne crains pas d’annoncer qu’ils ne ressemblent en rien à ceux de notre ami Jomard, parce qu’ils reproduisent le véritable style des originaux avec une scrupuleuse fidélité. Le grand Rochette pourra voir si les Égyptiens n’ont jamais fait, comme il dit si bien, qu’un Dieu, qu’un Roi et qu’un homme, qui n’était ni un homme, ni un Roi, ni un Dieu. Thèbes toute entière – et ce n’est pas peu dire – est malheureusement une immense protestation contre cette belle phrase » 45. L’Égypte n’avait plus à rougir de la comparaison avec la civilisation grecque.

11 Après la mort de Champollion, l’égyptologie se développa surtout en dehors des frontières françaises. Néanmoins, l’arrivée d’un nouveau savant permit de justifier le rang que la France était censée tenir dans cette nouvelle science. En 1858 en effet, le jeune conservateur-adjoint au Louvre Mariette 46, grâce à l’appui de Ferdinand de Lesseps, fonda au Caire le premier Service des Antiquités de l’Égypte 47. En 1863, il ouvrit le musée de Boulaq, aux origines de l’actuel musée du Caire, le plus important musée d’égyptologie dans le monde. Mariette et ses successeurs français dirigèrent le Service des Antiquités et le musée jusqu’au milieu du XXe siècle 48. Désormais, ces créations renforçaient un peu plus les prétentions françaises concernant l’égyptologie. En effet, l’expédition de 1798, Champollion et Mariette constituaient dès lors une sorte de triptyque permettant de considérer l’égyptologie comme une science française. Un savant très proche de Mariette pouvait ainsi écrire dans son rapport au ministre au retour d’une mission en Égypte en 1862-1863 :

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« Il appartenait à notre pays surtout de répandre dans le public les conquêtes certaines d’une science créée par un Français et poussée si loin par les remarquables accroissements qu’elle a reçus de nos compatriotes, MM. Mariette, de Rougé 49 et Chabas 50 et qu’il nous est permis de considérer aujourd’hui comme une science vraiment nationale. […] C’est en effet pendant ces dernières années que les découvertes considérables de M. Mariette, qui, depuis cette époque, précisément, a eu le monopole des travaux de fouilles en Égypte, avec 2000 ouvriers sous ses ordres, ont donné les résultats historiques les plus importants. […] Le temps est donc venu de répandre en France dans le public les conquêtes légitimes et indiscutables d’une science française dont l’origine première remonte à la fondation de ce célèbre Institut d’Égypte créé au lendemain d’une victoire, science dont l’époque lumineuse et créatrice est marquée par l’expédition de Champollion en 1828-29 et dont le développement fécond est dû surtout à l’excellente méthode et aux savantes interprétations de M. de Rougé, aussi bien qu’aux découvertes de M. Mariette. Ainsi ce pays, jadis conquis par nos armes, avec tous ces mystérieux souvenirs, l’a été dans les profondeurs les plus lointaines de son passé par la science pénétrante de nos compatriotes » 51.

12 Les manuels scolaires de sixième, classe pendant laquelle les élèves étudiaient l’histoire de l’Orient Ancien, vulgarisèrent également cette image, le programme de 1880 rendant obligatoire l’étude des « découvertes de Champollion et de Mariette » 52 . « C’est à la France que revient principalement l’honneur d’avoir retrouvé cette civilisation, écrit Victor Duruy. L’expédition d’Égypte, conduite par le général Bonaparte, fut comme la découverte de ce monde oublié ; Champollion a permis à la science d’y pénétrer, en trouvant la clef de l’écriture hiéroglyphique, et Mariette, par ses fouilles heureuses à Saqqarah, Abydos, Karnak, Edfou, Dendérah et Tanis, par la découverte du Serapeum et l’organisation au Caire du musée de Boulaq, a donné aux savants de précieux sujets et de grandes facilités de travail. C’est en 1821 [sic pour 1822] que Champollion révéla sa méthode de déchiffrement et prouva que la langue des hiéroglyphes était au copte, qui se parle encore en Égypte, ce que le latin est à l’italien et au français. Il créa la grammaire de cette langue, et en commença le dictionnaire. C’est donc à lui et à ses élèves que nous devons tout ce qui nous a déjà été révélé par quelques-unes des innombrables inscriptions de l’Égypte et par les papyrus retrouvés dans les tombeaux » 53.

13 Ainsi, l’expédition d’Égypte, la découverte de Champollion et l’œuvre de Mariette avaient achevé de convaincre les Français que leur pays avait « acquis une sorte de droit de propriété scientifique sur l’Égypte » 54. Malgré une telle antienne, les égyptologues français constituèrent pourtant une élite peu nombreuse.

Une élite peu nombreuse

14 Le nombre de cours d’égyptologie en France fut en effet fort réduit. Un cours « public et gratuit d’archéologie égyptienne » 55 fut créé au Louvre pour Champollion en 1826, mais ce dernier, trop occupé par la réalisation du musée égyptien, n’y donna probablement aucun enseignement 56. Il fallut attendre 1882 et la fondation de l’École du Louvre pour voir Pierret 57 reprendre les cours d’archéologie égyptienne et Révillout 58 donner ceux de langue démotique et de droit égyptien 59. Quant à Champollion, il fut nommé en 1831 sur une chaire d’archéologie créée pour lui au Collège de France 60. Son récent voyage en Égypte ayant fini de ruiner sa santé, il donna seulement deux cours en plus de sa leçon inaugurale 61 avant de s’éteindre le 4 mars 1832. Ce décès stoppa net le développement de l’égyptologie en France, car Champollion n’avait formé aucun élève capable de lui succéder. Sa chaire du Collège de France fut vacante et, en 1836, le

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ministère de l’Instruction publique proposa de l’étendre à un « enseignement de l’archéologie grecque ou latine ou bien à celui des antiquités nationales » 62, ce qui revenait à faire peu de cas de l’égyptologie. L’assemblée des professeurs décida d’attendre 63 et, l’année suivante, un ami de Champollion, Letronne 64, lui-même titulaire de la chaire « Histoire et Morale », accepta de l’échanger avec celle d’archéologie 65. Helléniste, ce dernier n’était pas orientaliste, et encore moins égyptologue, ne sachant pas lire les hiéroglyphes. Sa nomination permit cependant de conserver dans ce haut lieu du savoir un enseignement d’archéologie égyptienne, axé surtout sur l’époque grecque. À sa mort en 1848, Lenormant 66, un ancien compagnon de Champollion lors du voyage de ce dernier en Égypte, obtint sa succession 67. Mais il accorda semble-t-il dans son enseignement une « trop grande place à l’imagination et une trop petite à l’étude philologique » 68. Il ne put former dans ces conditions aucun disciple et fut même fermement critiqué à la fin de sa vie par les autres égyptologues 69. Face à ces attaques, le Collège de France se devait de réagir. La nomination du vicomte de Rougé, dont les importants travaux de philologie avaient permis de compléter l’œuvre de Champollion, s’imposait. Toutefois, le nouveau professeur était également conseiller d’État, fonction incompatible avec toute autre. De manière à ce qu’il n’abandonnât pas sa charge bien plus rémunératrice que celle de professeur, Napoléon III l’autorisa à cumuler les deux fonctions en ne gardant qu’un seul traitement 70 et Rougé commença son enseignement en 1860. Désormais, les cours du Collège de France allaient former un petit nombre de véritables savants, notamment grâce à Maspero qui prit cette succession en 1873 et la garda jusqu’à sa mort en 1916.

15 Il y eut également d’autres cours créés à Paris. En 1869 fut ouvert à la IVe section de l’École pratique des hautes études un cours de « philologie grecque et d’archéologie égyptienne » 71. En 1885, la création de la Vème section des Sciences religieuses permit l’ouverture d’un enseignement sur l’Égypte pharaonique. Entre temps, l’Université catholique de Paris avait également ouvert des « conférences d’archéologie, d’histoire et de religion égyptiennes antiques » 72. Enfin en 1892, on offrit à un égyptologue, Grébaut 73, un cours d’histoire de l’Orient ancien à la Sorbonne qu’il garda jusqu’à sa mort. En dehors de la capitale, la Troisième République souhaita ouvrir deux ou trois chaires d’égyptologie. Faute de savants disponibles, on se contenta d’en créer une à Lyon en 1879 74. Un égyptologue inaugura également le cours d’égyptologie créé en 1887 à l’École supérieure des Lettres d’Alger, qui fut cependant supprimé à sa mort en 1908 75. Il n’y eut pas d’autre chaire ouverte, et un égyptologue comme Foucart 76 dut se contenter, après sa thèse, d’un cours d’archéologie orientale à la faculté de Bordeaux en 1899 77.

Tableau n° 1 : Les chaires publiques d’égyptologie en France au XIXe siècle

Lieu de Date Titulaire création

Louvre 1826 J.-F. Champollion [sans doute aucun cours donné] 1882-1908 P. Pierret [archéologie égyptienne] 1882-1908 E. Révillout [démotique]

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Collège de France 1831-1832 J.-F. Champollion 1837-1849 J. A. Letronne 1849-1859 Ch. Lenormant 1860-1872 E. de Rougé 1873-1916 G. Maspero

EPHE, IVe section 1869-1872 E. de Rougé 1874-1900 G. Maspero

EPHE, Ve section 1885-1886 E. Lefébure 1886-1915 É. Amélineau

Lyon 1879-1884 E. Lefébure 1886-1929 V. Loret

Alger 1887-1908 E. Lefébure

16 Ainsi le nombre de chaires d’égyptologie fut-il particulièrement réduit (voir le tableau n° 1). Certes, elles furent plus nombreuses qu’en Grande-Bretagne où la première ne vit le jour que grâce à des fonds privés en 1892 78. Cependant, en 1872, l’Allemagne en comptait déjà cinq 79, contre deux en France au même moment. Surtout, le nombre de professeurs égyptologues ne dépassa pas la dizaine sur le siècle, auxquels il faudrait ajouter il est vrai quelques remplaçants (notamment pour les professeurs du Collège de France exerçant également une fonction en Égypte) ou adjoints éventuels (au Louvre comme à l’École pratique des hautes études). Ceci faisait des égyptologues enseignant au XIXe siècle en France un groupe très restreint. Quant à leurs auditeurs, ils ne furent guère plus importants. Si les leçons inaugurales attiraient toujours immanquablement de nombreux et prestigieux auditeurs, comme l’un des fils de Louis-Philippe et plusieurs ambassadeurs pour Champollion 80, les cours dans lesquels les professeurs entraient dans les détails archéologiques et philologiques ne fidélisaient qu’un public des plus réduits. Après la mort de Rougé, on fit cette réponse à l’un des candidats potentiels à sa succession qui faisait état de sa difficulté à parler en public à cause de sa petite voix : « lorsqu’il s’agit de matières aussi spéciales que l’égyptologie, le cours se fait pour un petit nombre d’auditeurs avec lesquels on travaille autour d’une table » 81. Une dizaine d’années plus tard, le cours le plus prestigieux de France était toujours fréquenté par des « auditeurs, très peu nombreux, occupant le premier banc, si voisin […] de la chaire du professeur » 82. À la mort de Lefébure à Alger, le discours d’adieux au professeur signala les élèves qui « n’ont jamais été très nombreux, mais [n’ont cessé] d’être d’une ponctuelle assiduité » 83. En fait, pour un professeur d’égyptologie au XIXe siècle, le nombre d’élèves se comptait la plupart du temps sur les doigts d’une main, comme en témoigne Maspero, s’extasiant en 1875 : « la rentrée de l’École des hautes études a été triomphale : j’ai neuf élèves, dont trois sont des plus sérieux » 84. Si l’on ajoute à ceci le fait qu’il fallait alors aux étudiants plusieurs années de fréquentation assidue des cours avant de devenir eux-mêmes des égyptologues, cela explique que le nombre d’égyptologues en France au XIXe siècle demeura particulièrement réduit.

17 Le tirage des ouvrages d’égyptologie peut en fournir une autre preuve. Le devis de la publication du Sérapéum en 1855 85, destinée au public lettré et non pas aux spécialistes, prévoyait deux cents exemplaires, ce qui était déjà beaucoup 86. L’égyptologue Chabas se déclarait quant à lui heureux s’il pouvait vendre une cinquantaine d’exemplaires de ses Mélanges égyptologiques 87 parus en 1862 88. Une

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dizaine d’années plus tard, la publication d’un temple égyptien, comme celui de Dendérah 89 par exemple, se fit à deux cents exemplaires pour les planches et trois cents pour le texte 90, et encore parce que le gouvernement français souscrivit probablement pour la moitié des volumes imprimés. Quatre ans plus tard, Mariette disposait encore de cent cinquante à cent soixante exemplaires invendus 91, les cinq volumes coûtant il est vrai près de quatre cents francs 92. À la fin du siècle, le ministère de l’Instruction publique passa un contrat avec la maison orientaliste Leroux à Paris pour publier les volumes de la nouvelle Mission française du Caire à deux cents exemplaires 93. Si l’on songe que ce type d’ouvrages scientifiques était également destiné à être exporté dans le reste de l’Europe savante, il est clair que très peu de Français les achetaient. Le public de l’égyptologie scientifique en France était donc très restreint.

18 Cela témoigne du très faible nombre de personnes pouvant être considérées comme égyptologues à cette époque. Le Who Was Who in Egyptology 94, qui regroupe notamment une notice biographique des savants de tous les pays reconnus dans cette science, permet de recenser les égyptologues français (voir le tableau n° 2). Pour la période 1832-1920, qui dénombre donc l’essentiel des savants ayant travaillé au XIXe siècle, environ deux douzaines de Français ont été comptabilisés comme égyptologues. Cela correspondait à une bonne moitié du contingent des érudits occidentaux de cette science, mais cela en faisait une profession des plus limitées en nombre. Et pourtant, ces quelques chercheurs surent largement se faire entendre.

Tableau n° 2 :Nombre d’égyptologues français

décédés entre 1822 et 1920 d’après le WWW.

Période 1822-1880 1881-1900 1901-1920 1832-1920

Égyptologues français 9 3 13 25

Égyptologues d’autres nationalités 9 9 23 41

Un soutien public disproportionné comparé à la faible importance numérique de cette élite

19 Les savants français bénéficièrent en effet tout au long du XIXe siècle de l’aide des différents régimes politiques. Celle-ci fut d’abord financière, même si, dans les premiers temps, il put y avoir quelques hésitations. L’État consacra néanmoins d’importants moyens à l’achat de collections égyptologiques notamment à destination du jeune musée du Louvre dont le développement devait être digne de la nation qui considérait avoir révélé au monde l’Égypte antique. En 1821, Louis XVIII fit, dans des conditions d’ailleurs tumultueuses, l’acquisition du Zodiaque de Dendérah 95 pour 150 000 francs 96. La somme était très élevée pour un seul monument, et, lorsque Champollion montra que celui-ci n’était pas antérieur à l’époque gréco-romaine, contrairement à ce que pensait un certain nombre de savants, l'objet fut vite relégué au Cabinet des médailles de la Bibliothèque Royale97. Forbin ou Jomard eurent beau

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presser l’achat de la première collection Drovetti, celle-ci fut acquise par la ville de Turin, le roi ne souhaitant plus investir dans une collection égyptienne coûteuse dont certains érudits critiquaient encore la qualité et la beauté 98. Charles X ouvrit un musée égyptien portant son nom dans plusieurs salles du Louvre qui furent pourvues pour l’occasion d’un fastueux décor égyptien commandé à de grands artistes comme Léon Cogniet ou François-Édouard Picot 99. Entre 1825 et 1827, le souverain fit l’acquisition de diverses collections d’objets égyptiens pour un montant de plus de neuf cent mille francs 100. Louis-Philippe quant à lui acheta la collection Mimaut pour un peu plus de dix mille francs 101 et dépensa plus d’un million trois cent mille francs afin de faire transporter l’obélisque de Louqsor et de l’ériger sur la place de la Concorde 102. Le Second Empire fit également rentrer dans les vitrines du Louvre une dizaine de collections différentes 103. Ces achats dépassèrent sans doute largement le million de francs et la Troisième République ne fut pas en reste pour continuer d’embellir le musée parisien. L’effort, comparé aux achats des musées européens, était considérable et s’inscrivait encore dans la volonté d’affirmer la grandeur de la nation qui avait su acquérir ces objets 104.

20 Les différents gouvernements se préoccupèrent également, outre la création des quelques chaires, d’envoyer des missionnaires en Égypte. De Champollion en 1828-1829, parti en Égypte dans le cadre d’une expédition franco-toscane 105, jusqu’à Mariette en 1880, les gouvernements français financèrent une trentaine de missions 106. Celle de Mariette en 1850-1854 fut la plus célèbre. Envoyé à l’origine pour huit mois avec un crédit de huit mille francs afin de « recueillir les manuscrits orientaux intéressants pour l’histoire de l’art » 107, le jeune auxiliaire de la conservation égyptienne du Louvre ne rapporta aucun document de ce genre mais se lança dans le dégagement du Sérapéum de Memphis dont il sut trouver l’entrée 108. Les huit mille francs ne suffirent plus et l’archéologue chercha à obtenir de nouveaux crédits. Il mobilisa alors ses amis, notamment les savants de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, écrivant par exemple à Jomard qui informa ses confrères de cette découverte 109. Il adressa des dessins et des plans à Lenormant qui les présenta également devant l’Académie 110. Saulcy 111, orientaliste et académicien, fut contacté et se mit aussi en relation avec Rougé 112. Ainsi mobilisée, l’élite savante française s’adressa au gouvernement pour aider l’archéologue dans sa tâche en insistant sur les héritages historiques légitimant cette aide : « vous n’ignorez pas qu’une des gloires de la nation française est d’avoir, par les savants qui ont suivi Napoléon en Égypte, par ceux qui ont ensuite marché sur leurs traces, procuré au monde savant une connaissance approfondie de l’Égypte moderne » 113. Dans ces conditions, le gouvernement français proposa d’ouvrir un crédit exceptionnel de trente mille francs voté par l’Assemblée en août 1851 114. En fait, ce montant se révéla vite insuffisant et, de 1850 à 1854, ce sont sans doute près de cent vingt mille francs que la France dépensa progressivement en Égypte pour les fouilles de Mariette 115. L’effort financier, considérable, fut permis parce que le fouilleur avait su alerter l’opinion lettrée au profit de ses travaux, ainsi que l’avait reconnu le ministre de l’Intérieur après le vote des crédits au Parlement : « la mission qui vous est confiée préoccupe vivement l’opinion publique ; son importance s’est accrue par le vote de l’Assemblée Nationale » 116. Le Louvre s’enrichit de la sorte, il est vrai, de milliers de nouveaux objets, dont de multiples stèles et autres bronzes et, surtout, du fameux scribe accroupi qui constitue aujourd’hui encore un des objets les plus célèbres de la collection égyptienne du musée 117. Après un investissement plus limité sous le Second Empire, la Troisième République se décida d’aider un peu plus l’égyptologie. Le

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gouvernement républicain décida en 1872, sans doute à la demande des savants eux- mêmes, de financer la seule revue française d’égyptologie désormais éditée par l’Imprimerie Nationale, les Mélanges d’archéologie égyptienne et assyrienne, censée concurrencer sa rivale allemande plus ancienne, la prestigieuse Zeitschrift für Ægyptische Sprache 118. On a vu également comment les pouvoirs publics français aidaient les savants en souscrivant à leurs ouvrages qui, sans cela, n’auraient pu être édités. Lorsque la République souscrivait pour la moitié des publications scientifiques de Mariette, soit en général une centaine d’exemplaires, il ne s’agissait pas de pourvoir les bibliothèques de la demi-douzaine de cours d’égyptologie dans le pays. Ce soutien, évidemment plus patriotique que scientifique, était destiné à montrer aux yeux de tous l’importance de la contribution française dans cette discipline.

21 Néanmoins, à l’approche de la mort prévisible de Mariette, atteint de diabète, la Troisième République, prévenue par la colonie du Caire 119, se soucia de recueillir l’héritage du savant devenu en 1858 directeur du Service des Antiquités de l’Égypte. Il s’agissait de maintenir la présence de scientifiques français pour le cas où le Service tomberait aux mains d’un égyptologue allemand 120. Aussi, le 28 décembre 1880, Ferry signa-t-il le décret de création d’une Mission Permanente du Caire, devenue quelques années plus tard Institut Français d’Archéologie Orientale du Caire,pour laquelle on prévoyait une dépense annuelle de 55 000 francs 121. Maspero, promu directeur de la nouvelle mission, arriva au Caire le 5 janvier suivi de près par trois élèves 122. Mariette décéda deux semaines plus tard et la direction du Service revint finalement à Maspero ; la mission continua ses travaux de fouilles et de publications en Égypte et ce, jusqu’à nos jours 123.

22 Même si les égyptologues avaient demandé des crédits importants qu’ils furent loin d’obtenir dans leur totalité 124, l’Instruction publique réussit à leur accorder tant bien que mal les premières années une somme prise sur le budget des missions et très supérieure à celle affectée dans leurs débuts aux autres établissements français à l’étranger : « En comparant, en effet, la situation actuelle de l’Institut à celle qu’il va avoir, les obstacles qu’ont rencontrés des établissements similaires, tels que les écoles d’Athènes et de Rome, nous devons nous montrer très satisfaits de la rapidité avec laquelle l’Institut a été fondé et des moyens d’action qui lui ont été fournis, dès son origine. L’École d’Athènes est demeurée longtemps sans crédit régulier et n’a vécu qu’à l’aide de subsides tout à fait médiocres. Quant à l’École de Rome, elle a commencé avec une somme annuelle de 10 000 francs » 125.

23 En fait, dès 1883, la mission obtint un crédit régulier de 65 860 francs 126, porté en 1890 à 71 860 francs, contre 72 000 francs pour l’École de Rome et 78 000 francs pour celle d’Athènes 127. En 1901, le budget annuel de l’École du Caire, 107 860 francs, équivalait à celui de l’établissement d’Athènes mais dépassait de près de 50 % celui de l’École de Rome128. En une vingtaine d’années, la République s’était donc souciée davantage de ses égyptologues travaillant à l’étranger que de ses hellénistes et de ses latinistes, d’autant que, entre 1895 et 1899, on avait ajouté un crédit supplémentaire de 125 000 francs par an pour la construction d’un bâtiment digne de l’École. La République accorda donc des crédits très élevés pour seulement deux pensionnaires égyptologues, et éventuellement un orientaliste, présents chaque année aux côtés du directeur.

24 Mais la République ne se contenta pas d’un seul soutien financier. En effet, à partir de 1882, l’Égypte fut occupée militairement par les Britanniques qui s’emparèrent de la plupart des administrations du pays 129. À partir de la fin des années 1880, les

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égyptologues britanniques tentèrent, avec l’aide de leurs diplomates, de contrôler le Service des Antiquités dont le directeur délivrait les permis de fouilles et effectuait le partage des monuments découverts 130. Or ce Service était, depuis Mariette, son fondateur, contrôlé par les Français. Il fallut donc faire appel très souvent au ferme soutien des diplomates français pour faire face aux prétentions britanniques. Ainsi en 1890, une violente attaque fut menée dans les colonnes du Times contre le directeur français. Le ministre français des Affaires Étrangères réussit à obtenir de son collègue égyptien présent dans son bureau parisien la promesse « de n’adjoindre aucun fonctionnaire, et tout particulièrement un Anglais, au directeur français du musée des antiquités et des fouilles » 131 contre l’accord de la France d’un prêt de plus d'un milliard de livres égyptiennes, soit 31,2 millions de francs pour l’Égypte. Grâce à cette promesse, et malgré des tentatives étrangères pour discréditer les savants français du Service, aucun Britannique ne fut employé au sein de cette administration pendant quelques années. Cela nécessita, il est vrai, la surveillance et l’intervention régulières de l’agent diplomatique français du Caire afin de faire respecter la parole égyptienne. En 1899, au lendemain de Fachoda, deux inspecteurs britanniques y furent toutefois nommés 132. Afin d’y maintenir un directeur français, la diplomatie française tint à faire mentionner dans le premier article de la déclaration sur l’Égypte de l’Entente Cordiale que « la direction générale des Antiquités en Égypte continuera d’être, comme par le passé, confiée à un savant français » 133. La France attachait donc à ses quelques égyptologues une place très importante qu’elle tenait à faire garantir par un traité international.

25 En fait, si le gouvernement se souciait désormais de défendre ses égyptologues aussi bien du point de vue financier que politique, c’est aussi parce que l’égyptologie possédait une résonance particulière et forte parmi l’opinion publique lettrée. Au-delà de la simple égyptomanie toujours présente, notamment dans la littérature avec les œuvres de Théophile Gautier par exemple comme le très célèbre Roman de la momie (1857) 134 ou encore l’Aïda de Verdi dont le livret avait été écrit par Mariette lui-même en 1869 135, de nombreuses publications avaient popularisé l’image d’une égyptologie« science française ». Des myriades de voyageurs ne manquèrent pas de louer dans leurs récits le travail de leurs savants compatriotes à l’image de Gabriel Charmes 136. Des hebdomadaires illustrés comme L’Illustration ou Le Magasin pittoresque offraient régulièrement à leurs lecteurs des nouvelles des travaux des rares égyptologues français. Si l’on compare le nombre d’articles consacrés à l’antiquité publiés au XIXe siècle dans L’Illustration, on constate que l’Égypte revient plus souvent que la Grèce (voir le tableau n° 3) et vient juste après Rome. Cet hebdomadaire ne cita quasiment jamais un nom de savant étranger, pas plus que le quotidien Le Temps, de sa création en 1861 jusqu’à 1900 137. Dans ces conditions, la presse française, avec sa vision partisane des découvertes archéologiques en Égypte constituait un précieux appui pour les savants français.

Tableau n° 3 : Nombre d’articles concernant l’archéologie de l’Égypte, de la Grèce et de la Rome antiques dans L’Illustration, 1843-1899 138

Égypte Grèce Rome

1843-1858 7 4 2

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1859-1879 11 8 21

1880-1899 11 5 22

Total 29 17 45

26 L’affaire de la souscription pour les fouilles en Égypte en constitue d’ailleurs une parfaite illustration. En 1884, une souscription fut ouverte dans le Times afin d’aider le directeur français du Service des Antiquités à effectuer des travaux archéologiques 139. Aussitôt, les savants français se mobilisèrent autour de quelques membres de l’Institut comme Renan qui mit son nom à la disposition de l’entreprise 140, et le très sérieux Journal des Débats fit également appel à la générosité de ses lecteurs 141. Il s’agissait évidemment de sauver l’honneur national, comme l’indiqua un journaliste à Maspero, à l’origine de l’opération : « mon ami Patinot, qui dirige les Débats depuis le 1er janvier, a eu immédiatement l’idée qu’il serait fâcheux de laisser les Anglais seuls vous envoyer des fonds pour combler les vides de votre budget trop restreint » 142. Cinquante-six personnes souscrivirent à l’appel du journal. Parmi elles, on comptait des notables du monde économique, comme les banquiers Rothschild ou Pereire, ainsi que des membres de l’Institut ou des personnes qui en étaient proches (Egger, d’Eichtal, Guiyesse, Reinach, Rhoné ou Say) 143. Vingt et un mille sept cent quatre-vingt neuf francs furent réunis, soit presque dix fois plus que la somme récoltée par le Times 144. Grâce à une nouvelle souscription en 1886, le sphinx put être désensablé en partie avec des crédits français. On le voit, au-delà du cercle très restreint des égyptologues, la science de Champollion sut intéresser en France les milieux influents, soucieux de voir leur pays se maintenir au premier rang. Cette souscription s’inscrivait aussi dans un contexte politique particulier, puisque les Britanniques avaient envahi l’Égypte depuis 1882 et que le Quai d’Orsay feignait de croire à une occupation seulement temporaire de l’Égypte. Les souscripteurs n’affirmaient donc pas seulement leur appui aux savants mais aussi la volonté française de ne pas abandonner l’Égypte moderne, c’est-à-dire de ne pas la laisser aux seuls Britanniques.

27 Ainsi, bien que le nombre des égyptologues français au XIXe puisse être estimé à un peu plus de deux douzaines, auxquelles il conviendrait d’ajouter sans doute quelques élèves ayant fréquenté les cours de leurs professeurs mais ayant abandonné par la suite cette voie, force est de constater que leur influence dans la société fut très largement disproportionnée eu égard à leur importance numérique. Ces quelques savants bénéficièrent de crédits considérables aussi bien pour l’acquisition d’objets à destination des collections publiques que pour les souscriptions ou les voyages en Égypte. Certes, les égyptologues français se plaignirent très souvent de leur manque de moyens, mais, au même moment, leurs collègues britanniques par exemple ne disposaient d’aucun crédit public ou presque. De plus, les gouvernements de la Troisième République n’hésitèrent pas à mener une politique de diplomatie culturelle très affirmée afin de maintenir les positions de leurs savants en Égypte.

28 Cette importante influence d’une poignée de savants tenait en réalité à plusieurs causes. L’égyptophilie, c’est-à-dire l’intérêt, voire la passion pour l’Égypte antique, – doublée parfois d’une véritable fascination pour l’importance que cette civilisation accorda à la mort, et plus précisément à la vie dans l’au-delà et aux momies –, mais aussi l’égyptomanie, on l’a dit, ainsi que le courant bienveillant à l’égard de l’Égypte

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contemporaine des vice-rois qui se modernisait rapidement et s’ouvrait à la culture occidentale (comme en témoigne l’inauguration du Canal de Suez en 1869), jouèrent un rôle non négligeable dans l’accroissement en France de l’intérêt pour ce pays. Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’égyptophilie comme l’égyptomanie suscitèrent sans doute l’intérêt du public pour l’Égypte antique, mais elles ne constituèrent pas pour autant l’explication du soutien public à la science égyptologique. La raison régulièrement avancée par les savants comme par les dirigeants pour demander ou accorder cette aide fut presque exclusivement la cause nationale. Le pays de Bonaparte, de Champollion et de Mariette tenait à maintenir son rang dans ce domaine scientifique, sans doute davantage que dans les autres archéologies. Que la France ait dépensé autant d’efforts et d’argent pour soutenir le travail d’une poignée de savants qui travaillaient à une science n’ayant somme toute aucun rapport avec l’histoire nationale de leur pays témoigne a contrario de l’importance que le pays accordait à la science créée par Champollion. Dans le miroir de l’égyptologie, les Français regardaient non les anciens Égyptiens mais un rêve contemporain de grandeur nationale. Le contexte politique du nationalisme apparaît donc comme plus important que le contexte purement culturel pour expliquer l’influence dont les chercheurs ont pu et ont su bénéficier auprès des différents gouvernements. Leur réussite à cet égard est évidente.

29 De plus, il ne faut pas oublier que les égyptologues constituaient une élite savante issue souvent de la classe dirigeante, ou accédant en tout cas à cette dernière, notamment par le milieu du Collège de France aussi bien que par celui de l’Académie des Inscriptions. La plupart des égyptologues, tels Champollion, Rougé, Mariette ou Maspero, furent d’ailleurs tous membres de cette Académie. Ainsi ces savants étaient- ils très proches des responsables politiques et avaient notamment accès sans difficulté au ministère de l’Instruction publique. Maspero fut même invité à dîner avec Ferry « en famille » 145 chez l’un de ses collègues de l’Institut. Au Caire, des savants comme Mariette et surtout Maspero étaient considérés comme les personnalités les plus éminentes de la colonie et disposaient à ce titre de toute l’attention des diplomates.

30 Enfin, on notera que la proximité entre politiques et savants était alors telle que certains appartenaient à ces deux mondes à la fois. Waddington 146, helléniste distingué, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, contribua ainsi à la fondation de la IVème section de l’EPHE et, devenu député, la défendit à l’Assemblée en 1872. Par la suite ministre de l’Instruction publique, il fit souscrire le gouvernement aux ouvrages de Mariette 147. Il était président du Conseil et ministre des Affaires étrangères en 1879, au moment où le même Mariette avait besoin du Quai d’Orsay pour faire pression sur le représentant français siégeant au conseil des ministres égyptien afin de soutenir le Service des Antiquités 148. Un autre grand orientaliste, Barthélemy-Saint Hilaire 149, également membre de l’Institut, fut ministre des Affaires étrangères de septembre 1880 à novembre 1881, et favorisa à ce titre la création de la Mission permanente du Caire et la nomination de Maspero à la succession de Mariette à la tête du Service des Antiquités. Un égyptologue, Guieysse 150, remplaçant un temps Maspero au Collège de France et à l’ÉPHÉ quand ce dernier exerçait des fonctions en Égypte 151, fut même député et ministre des colonies en 1895 et, à ce titre, prit la décision de laisser partir la mission Marchand jusqu’à Fachoda 152. Avec de semblables protecteurs et la bienveillance de la partie cultivée de l’opinion publique française prompte à défendre ses savants, les héritiers de Champollion, bien que peu nombreux, ne pouvaient manquer d’être très souvent entendus et soutenus.

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NOTES

1. . Sur Jean-François Champollion (1790-1832), voir Warren R. DAWSON, Eric P. UPHILL, M. L. BIERBRIER, Who Was Who in Egyptology. A Biographical Index of Egyptologists ; of Travellers, Explorers, and Excavators in Egypt ; of Collectors and Dealers in Egyptian Antiquities ; of Consuls, Officials, Authors, Benefactors, and others whose names occur in the Literature of Egyptology, from the year 1500 to the present day, but excluding persons now living, Londres, The Egypt Exploration Society, 1995, [désormais WWW] pp. 92-94. 2. . Gaston MASPERO (1846-1916), voir WWW, p. 278-279. 3. . Gaston MASPERO, Notice biographique du Vicomte Emmanuel de Rougé, « Bibliothèque Égyptologique », vol. XXI, Paris, Ernest Leroux éditeur, 1908, p. 149. 4. . Jean LECLANT, De l’égyptophilie à l’égyptologie : érudits, voyageurs, collectionneurs et mécènes, Paris, , n° 20, 1985, p. 4. 5. . Benoît deMAILLET, Description de l’Égypte… composée sur les mémoires de M. de Maillet, ancien consul de France au Caire, par l’abbé le Mascrier, Paris, L. Genneau et J. Rollin, 1735, p. IV. 6. . Voir notamment Renan POLLES, La momie de Khéops à Hollywood. Généalogie d’un mythe, Paris, Les éditions de l’amateur, 2001, pp. 13-32. 7. . Sur Nicolas-Claude Fabri de Pereisc (1580-1637), voir Sydney H. AUFRERE, La momie et la tempête. Nicolas-Claude Fabri de Pereisc et la « Curiosité Égyptienne » en Provence au début du XVIIe siècle, Avignon, Éditions A. Barthélémy, 1990, 356 p. Sur les cabinets de curiosité et le développement du goût pour les antiquités à cette époque, consulter par exemple Philippe JOCKEY, L’archéologie, Paris, Éditions Belin, 1999, pp. 38-51 ou encore Alain SCHNAPP, La conquête du passé. Aux origines de l’archéologie, Paris, Éditions Carré, 1993, pp. 121-177. 8. . Voir Jurgis BALTRUSAITIS, La quête d’Isis. Essai sur la légende d’un mythe, « Les perspectives dépravées », Paris, Librairie Flammarion, 1985, 231 p., XII pl. h.-t. ou encore Michel DEWACHTER, Pour les yeux d’Isis, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1998, 119 p. 9. . Voir Jean-Michel Racault, « L’Égypte romanesque au début du XVIII e siècle », dans Chantal Grell [dir.], L’Égypte imaginaire de la Renaissance à Champollion, collection « Mythes, Critique et Histoire », Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2001, pp. 59-78. 10. . Voir Henri COULET, « Quelques aspects du mythe de l’Égypte pharaonique en France au XVIIIe siècle », dans Robert ILBERT et Philippe JOUTARD [dir.], Le miroir égyptien, Marseille, Éditions du Quai/Jeanne Lafitte, 1984, p. 21-28 ou encore Boussif OUASTI, « Images culturelles et mythe du récit de voyage égyptien », dans Chantal GRELL [dir.], L’Égypte imaginaire…, ouv. cité, pp. 186-194. 11. . On en verra de nombreux exemples dans Jean-Marcel HUMBERT, Michael PANTAZZI, Christiane ZIEGLER, Egyptomania. L’Égypte dans l’art occidental (1730-1930), Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 1994, 606 p. 12. . Voir Fernand BEAUCOUR, Yves LAISSUS, Chantal ORGOGOZO, La découverte de l’Égypte, Paris, Librairie Flammarion, 1989, p. 203. 13. . D’après Donald M. REID, Whose Pharaohs ? Archaeology, Museums, and Egyptian National Identity from Napoleon to World War I, Berkeley, University of California Press, 2002, p. 27, qui a effectué ces calculs d’après l’ouvrage de M. R. KALFATOVIC, Nile Notes of a Howadji : A Bibliography of Travelers’ Tales from Egypt, Metuchen (N. J.) et Londres, The Scarecrow Press, 1992. 14. . Claude Étienne SAVARY, Lettres sur l’Égypte où l’on offre le parallèle des mœurs anciennes et modernes de ses habitans, où l’on décrit l’état, le commerce, l’agriculture, le gouvernement du pays, & la descente de S. Louis à Damiette, tirée de Joinville & des Auteurs Arabes, avec des Cartes Géographiques, Paris, Onfroi, 1785-1786, 3 vol., VI-398 p., 340 p., 1 pl. h.-t., et 310 p.

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15. . Constantin-François de Chassebœuf, comte deVOLNEY, Voyage en Égypte et en Syrie, pendant les années 1783, 1784 et 1785, Avec deux Cartes géographiques et deux planches gravées représentant les Ruines du Temple du Soleil à Balbeck, et celles de la ville de Palmyre, dans le Désert de Syrie, Paris, Desenne et Volland, Paris, 1787, 2 vol. 16. . Sur les aventuriers et autres érudits ayant publié des ouvrages sur la question, voir Florimond Lamy et Marie-Cécile BRUWIER, L’Égyptologie avant Champollion, Louvain-la-Neuve, Versant Sud, 2005, 343 p. 17. . Johann-Joachim Winckelmann (1717-1768), voir Ève GRAN -AYMERICH, Dictionnaire biographique d’archéologie, 1798-1945, Paris, CNRS Éditions, 2001, pp. 719-721. 18. . Ève GRAN-AYMERICH, Naissance de l’archéologie moderne, 1798-1945, Paris, CNRS Éditions, 1998, p. 81. 19. . Antoine Quatremère de Quincy (1755-1849), voir Ève GRAN-AYMERICH, Dictionnaire biographique d’archéologie…, ouv. cité, pp. 553-554. 20. . Antoine QUATREMÈRE DE QUINCY, Quel fut l’état de l’architecture chez les Égyptiens ?, 1785, cité par Vassiliki PETRIDOU, « A. C. Quatremère de Quincy et son mémoire sur l’architecture égyptienne », dans Chantal GRELL[dir], L’Égypte imaginaire…, ouv. cité, p. 178. 21. . VOLNEY, Voyage en Égypte et en Syrie…, ouv. cité, p. 129, cité dans Henry Laurens, Charles C. GILLISPIE, Jean-Claude GOLVIN, Claude TRAUNECKER, L’Expédition d’Égypte. 1798-1801, Paris, Éditions Armand Colin, 1989, p. 335. 22. . Voir Jean-Marcel HUMBERT, L’Égypte à Paris, Paris, Action Artistique de la Ville de Paris, 1998, pp. 98-99. 23. . Voir sur ces sujets Jean-Marcel HUMBERT, idem, pp. 114-145. 24. . Gabriel CHARMES, « La réorganisation du Musée de Boulaq et les études égyptologiques en France », Revue des deux Mondes, 1er septembre 1880, p. 209 ; voir de manière plus générale sur ce thème Éric GADY, « L’égyptologie : une science française ? », Égypte. Afrique & Orient, n° 12, février 1999, pp. 41-48. 25. . Sur l’expédition d’Égypte, voir notamment Henry LAURENS, Charles C. GILLISPIE, Jean- Claude GOLVIN, Claude TRAUNECKER, L’Expédition d’Égypte, ouv. cité. 26. . Méhémet Ali (1770-1849), voir Gilbert SINOUÉ, Le dernier Pharaon. Méhémet Ali. 1770-1849, Paris, Éditions Pygmalion/Gérard Watelet, 1997, 508 p. 27. . Édouard GOUIN, L’Égypte au XIXe siècle. Histoire militaire et politique, anecdotique et pittoresque de Méhémet Ali, Ibrahim Pacha (Colonel Sève), Paris, Paul Boizard, 1847, p. 3. 28. . Voir sur ce point Yves LAISSUS, L’Égypte, une aventure savante, 1798-1801, Paris, Fayard, 1998, 614 p. 29. . Dominique Vivant Denon (1747-1825), voir WWW, pp. 122-123. 30. . Dominique Vivant DENON, Voyage dans la Basse et la Haute Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte, Paris, P. Didot l’aîné, 1802, XII-317 p. et 141 pl. 31. . Voir Jean-Édouard GOBY, « Les quarante éditions, traductions et adaptations du Voyage dans la Basse et la Haute Égypte de Vivant Denon », Cahiers d’Histoire Égyptienne 4 (1951-1952), pp. 290-316. 32. . Voir Antoine C. QUATREMÈRE de QUINCY, De l’architecture égyptienne considérée dans son origine, ses principes et son goût, et comparé sous les mêmes rapports à l’architecture grecque, Paris, 1803, p. 218, cité par Vassiliki PETRIDOU, art. cité. 33. . Pour plus de détails, voir Hubert BARI, « La Description de l’Égypte », dans Hubert BARI et Michel DEWACHTER [dir.], Mémoires d’Égypte. Hommages de l’Europe à Champollion, Strasbourg, Éditions de La Nuée Bleue, 1990, pp. 44-59. 34. . Sur le rôle d’Edme-François Jomard (1777-1862) dans la publication de la Description, voir Yves LAISSUS, Jomard, le dernier égyptien, Paris, Fayard, 2004, pp. 70-268. 35. . Edmond de CADALVENE et J. de BREUVERY, L’Égypte et la Nubie, Paris, Arthus Bertrand, 1841 [mais rédigé en 1836, voir tome I, p. VI], tome I, pp. 241-242.

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36. . Émile PRISSE d’AVENNES, « Antiquités égyptiennes du Musée Britannique », Revue archéologique, 15 février 1847, p. 694. 37. . Sur la découverte de la pierre, voir Jean LECLANT, « Le Lieutenant Bouchard, l’Institut d’Égypte et la pierre de Rosette », Bulletin de la Société Française d’Égyptologie, 146, octobre 1999, pp. 6-24 et de manière plus générale, Robert SOLÉ et Dominique VALBELLE, La pierre de Rosette, Paris, Éditions du Seuil, 1999, 234 p. 38. . Voir Jean-François CHAMPOLLIONle Jeune, Lettre à M. Dacier, secrétaire perpétuel de l’Académie Royale des Inscriptions et Belles-Lettres, relative à l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques employés par les Égyptiens pour inscrire sur leurs monuments les titres, les noms et les surnoms souverains grecs et romains, Paris, Firmin Didot père et fils, 1822, 52 p. 39. . Note de Jacques-Joseph Champollion-Figeac remise à Charles X pour demander l’acquisition de la collection égyptienne de Livourne, 4 septembre 1825, citée par Aimé CHAMPOLLION- FIGEAC, Les deux Champollion. Leur Vie et Leurs Œuvres. Leur Correspondance Archéologique Relative au Dauphiné et à l’Égypte. Étude Complète de Biographie et de Bibliographie, 1778-1867, d’après des documents inédits, Grenoble, Xavier Drevet, 1887, p. 68. 40. . Rapport du vicomte de la Rochefoucauld [rédigé en fait par Champollion-Figeac] à Charles X relatif au Musée Royal des antiquités et à la nomination de Champollion comme conservateur des antiquités égyptiennes, chargé de faire un cours d’archéologie égyptienne, 15 mai 1826, cité par Aimé CHAMPOLLION-FIGEAC, idem, p. 183 et 187. 41. A. LEBRE, « Des études égyptiennes en France », Revue des deux Mondes, 15 juillet 1842, pp. 306-307. 42. . Idem., pp. 323-324. 43. . Désiré Raoul-Rochette (1790-1854), voir WWW, p. 360. 44. . Voir Désiré Raoul-Rochette, « Considérations sur les arts de l’ancienne Égypte », discours prononcé devant l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres le 24 avril 1823, cité dans Ève GRAN-AYMERICH, Naissance de l’archéologie moderne…, ouv. cité, p. 46 et 81. 45. . Jean-François Champollion à Joseph-Bon Dacier, 1 er janvier 1829, lettre publiée dans Jean- François CHAMPOLLION, Lettres et journaux écrits pendant le voyage d’Égypte, recueillis et annotés par H. Hartleben, Paris, Christian Bourgeois éditeur {Épistémé Classiques], 1986, pp. 182-183. 46. . Auguste Mariette (1821-1881), voir WWW, pp. 275-276. 47. . Voir Élisabeth DAVID, Mariette Pacha, 1821-1881, Paris, Éditions Pygmalion/Gérard Watelet, 1994, pp. 95-127. 48. . Pour un historique et une présentation de ce musée, voir Gaston MASPERO, « Histoire du Musée d’Antiquités du Caire », Revue d’Égypte et d’Orient, VII, avril 1906, pp. 133-145 etFrancesco TRADRITTI, « Histoire du musée du Caire », dans Francesco TRADRITTI [dir.], Trésors d’Égypte. Les merveilles du Musée égyptien du Caire, Paris, Éditions Gründ, 1999, pp. 12-23. 49. . Emmanuel de Rougé (1811-1872), alors professeur au Collège de France, voir WWW, pp. 365-366. 50. . François Chabas (1817-1882), égyptologue autodidacte sans fonction officielle, voir WWW, pp. 90-91. 51. . Rapport d’Ernest Desjardins au ministre de l’Instruction Publique, 5 septembre 1863, Arch. nat. (Archives nationales), F17 2 955a, mission Desjardins. 52. . Voir le programme officiel de la classe de sixième, arrêté du 2 août 1880, dans Philippe MARCHAND, L’histoire et la géographie dans l’enseignement secondaire. Textes, tome I, 1795-1914, Paris, Institut National de Recherche Pédagogique, 2000, p. 449. 53. . Victor DURUY, Histoire ancienne des peuples de l’Orient rédigée conformément aux programmes de 1880 pour la classe de sixième, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1884, p. 77. 54. . Letronne [professeur au Collège de France] au ministre de l’Instruction publique, 22 février 1845, Arch. nat., F17 2 999, mission Prisse, f° 68.

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55. . Ordonnance du 15 mai 1826, citée dans Pierre QUONIAM, « Champollion et le musée du Louvre », Bulletin de la Société Française d’Égyptologie, n° 95, octobre 1982, p. 49. 56. . Voir Pierre QUONIAM, idem, p. 53. 57. . Paul Pierret (1836-1916), voir WWW, p. 335. 58. . Eugène Révillout (1843-1913), voir WWW, pp. 354-355. 59. . Voir Lyne THERRIEN, L’histoire de l’art en France. Genèse d’une discipline universitaire, Paris, Éditions du C.T.H.S., 1998, pp. 180-181 et 480-485. 60. . Voir l’ordonnance du 12 mars 1831, citée dans Jean LECLANT, « Champollion et le Collège de France », Bulletin de la Société Française d’Égyptologie, n° 95, octobre 1982, p. 32 et 34. 61. . Idem, p. 40. 62. . Voir la copie de l’Instruction publique à l’administrateur du Collège de France, 26 juillet 1836, Arch. nat., F17 13 553. 63. . Voir la délibération du Collège de France, 25 décembre 1836, Arch. nat., F17 13 556. 64. . Jean Antoine Letronne (1740-1848), voir WWW, p. 252. 65. . Voir Gaston MASPERO, « La chaire d’égyptologie au Collège de France », Annuaire du Collège de France, n° 5, 1905, p. 17. 66. . Charles Lenormant (1802-1859), voir WWW, p. 248. 67. . Voir Gaston MASPERO, « La chaire d’égyptologie… », art. cité, p. 20. 68. . Lettre de Rougé à Chabas, 19 mars 1852, Archives de l’Institut de France (IdF), Ms. n° 2572, Fo 4-6. 69. . Voir François CHABAS, « Traduction et analyse de l’inscription d’Ibsamboul ; réfutation de M. Lenormant dans l’ensemble de ses traductions », Revue archéologique, XV, 1859, pp. 573-588 et 701-736. 70. . Voir Gaston MASPERO, Notice biographique du Vicomte Emmanuel de Rougé, Ernest Leroux, Paris, 1908, p. 59. 71. . Voir Lyne THERRIEN, L’histoire de l’art en France…, ouv. cité, pp. 257-258 et 466. 72. . Voir Jean-Claude GOYON, « Une lente succession », Les Cahiers de Science et Vie, hors-série n° 40, août 1997, p. 78. 73. . Eugène Grébaut (1846-1915), voir WWW, pp. 176-177. 74. . Voir Philippe VIREY, Notice biographique d’Eugène Lefèbure, Paris, Ernest Leroux, 1910, p. XXXIII-XXXIV. 75. . Voir Philippe VIREY, idem, p. LVII. 76. . Georges Foucart (1865-1943), voir WWW, p. 154. 77. . Voir Lyne THERRIEN, L’histoire de l’art en France…, ouv. cité, p. 612. 78. . Elle fut créée pour Flinders Petrie (1853-1942), voir WWW, p. 329-332, et Rosalind M. JANSSEN, The First Hundred Years. Egyptology at the University College London, 1892-1992, Londres, University College, 1992, pp. 1-5. 79. . Richard Lepsius (1810-1884), voir WWW, pp. 249-250, à Berlin (1846), Heinrich Brugsch (1827-1894), voir WWW, pp. 67-68 à Göttingen (1867), August Eisenlohr (1832-1902), voir WWW, p. 139,à Heidelberg (1869), Georg Ebers (1837-1898), voir WWW, p. 136,à Leipzig (1870), et Johannes Dümichen (1833-1894), voir WWW, pp. 131-132,à Strasbourg (1872). 80. . Voir Jean LECLANT, « Champollion et le Collège de France », art. cité, p. 38. 81. . Longpérier à Chabas, IdF, Ms. n° 2584, ffo 166-169. 82. . Mallet, cité dans Philippe VIREY, Notice biographique d’Eugène Lefèbure…, ouv. cité, p. LIV ; voir aussi p. LVI. 83. . Idem, p. LIX. 84. . Maspero à Mariette, 30 novembre 1875, IdF, Ms. n° 4030, ffo 499-500. 85. . Auguste MARIETTE, Choix de Monuments et de dessins découverts ou exécutés pendant le déblaiement du Sérapéum de Memphis, Paris, Gide et J. Baudry, 1856, 12 p., 10 pl. h.-t. [édition restée inachevée].

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86. . Voir les devis de Gide et Baudry des 10 février 1855 et 20 avril 1855, Arch. nat., F17 2988, mission Mariette-II. 87. . François CHABAS, Mélanges égyptologiques, comprenant onze dissertations sur différents sujets, Chalon-sur-Saône, Imprimerie de Dejussieu, 1862, II-123 p., 2 pl. h.-t. 88. . Voir le brouillon de Chabas à Rougé, 22 février 1862, IdF, Ms n° 2574, ffo 396-399. 89. . Auguste MARIETTE, Dendérah. Description générale du grand temple de cette ville, Paris, Librairie A. Franck, 1876, tome I, VI-350 p. 90. . Voir Mariette à Maspero, 22 septembre 1875, IdF, Ms. n° 4030, ffo 489-490. 91. . Voir Mariette à Maspero, 4 octobre 1879, IdF, Ms. n° 4030, ffo 639-640. 92. . D’après A Catalogue of Leading Books on Egypt and Egyptology and on Assyria and Assyriology, to be had at the affixed prices to Trübner & Co, Londres, Trübner & Co, 1880, p. 16. 93. . Voir le contrat entre Ernest Leroux et le ministère de l’Instruction publique, 12 octobre 1888, Arch. nat., F17 17241-Vb. 94. . Abrégé ici sous forme WWW, voir note 1. 95. . Voir Sylvie CAUVILLE, Le Zodiaque d’Osiris, Louvain, Peeters, 1997, 81 p. 96. . Voir Pierre QUONIAM, « Champollion et le musée du Louvre »…, art. cité, p. 51. 97. . Voir Jean-Jacques FIECHTER, La moisson des dieux. La constitution des grandes collections égyptiennes, 1815-1830, Paris, Éditions Julliard, 1994, pp. 155-156. 98. . Voir Yves LAISSUS, L’Égypte, une aventure savante…, ouv. cité, pp. 241-243. 99. . Voir Christiane ZIEGLER, « Le décor des musées européens », dans Jean-Marcel HUMBERT [dir.], L’Égyptomanie à l’épreuve de l’archéologie, Paris / Bruxelles, Musée du Louvre / Éditions du Gram, 1996, pp. 143-145. 100. . Voir Jean-Jacques FIECHTER, La moisson des dieux…, ouv. cité, pp. 166-170. 101. . D’après idem, p. 197. 102. . D’après « Transport en France et érection de l’obélisque de Luxor », Le Magasin pittoresque, 1837, p. 7. 103. . Voir Guillemette ANDREU, Marie-Hélène RUTSCHOWSCAYA, Christiane ZIEGLER, L’Égypte ancienne au Louvre, Paris, Hachette, 1997, pp. 20-21. 104. . Voir François MELONIO, Naissance et affirmation d’une culture nationale. La France de 1815 à 1880, Paris, Éditions du Seuil, 2001, p. 166. 105. . Sur cette expédition, voir Michel DEWACHTER, « Champollion au bout de son rêve », dans Hubert Bari, Michel DEWACHTER [dir.], Mémoires d’Égypte…, ouv. cité, pp. 172-199. 106. . On en trouvera la trace dans la série F17 des Archives nationales. 107. . Arrêté de l’Instruction Publique du 22 août 1850, Arch. nat., F17 2988, mission Mariette-I. 108. . Voir sur ce point Élisabeth DAVID, Mariette Pacha…, ouv. cité, pp. 64-94. 109. . Lors des séances des 4 avril et 2 mai 1851, d’après Gaston MASPERO, Mariette. Notice biographique, Paris, Ernest Leroux, 1904, p. XXXIX. 110. . D’après Auguste MARIETTE, Le Sérapéum de Memphis publié d’après le manuscrit de l’auteur par G. Maspero, Paris, F. Vieweg, 1882, tome I, p. 27. 111. . Louis Félicien de Saulcy (1807-1880), voir WWW, p. 373. 112. . D’après la lettre de Delaporte à Mariette, 23 août 1851, Bib. nat. (Bibliothèque nationale), Nouvelles Acquisitions Françaises (NAF) n° 20179, ffo 50-51. 113. . Lettre du Secrétaire Perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres au ministre de l’Instruction Publique, 19 mai 1851, Archives Nationales, F17 2988, mission Mariette-I ; voir aussi des extraits de la lettre adressée au ministre des Affaires Étrangères dans Gaston MASPERO, ouv.cité, pp. XXXIX-XL. 114. . Loi du 8 août 1851, Moniteur Universel, 9 août 1851, pp. 2320-2321. 115. . D’après une lettre de Mariette au ministre de l’Instruction Publique, 11 février 1856, Arch. nat., F 17 2988, mission Mariette-II. 116. . Lettre du ministre de l’Intérieur à Mariette, 8 octobre 1851, Bib. nat., NAF n° 20179, fo 85.

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117. . Scribe accroupi, musée du Louvre, E 3023, voir Guillemette ANDREU, Marie-Hélène RUTSCHOWSCAYA, Christiane ZIEGLER, L’Égypte ancienne…, ouv. cité, pp. 62-63. 118. . Voir la lettre de Pierret à Chabas, 13 juin 1872, IdF, Ms. n° 2583, ffo390-393. 119. . Et notamment l’égyptologue Albert Daninos (ca 1845-1925), voir WWW, p. 115, qui aurait alerté l’Institut, d’après la lettre de Daninos à Maspero, 12 décembre 1891, IdF, Ms. n° 4013, ffo 62-64. 120. . Voir sur ce risque Gabriel CHARMES, « La réorganisation du musée de Boulaq et les études égyptologiques en Égypte », Revue des Deux Mondes, 1er septembre 1880, pp. 209-210. 121. . Décret du 28 décembre 1880, Arch. nat., F17 2 930-I, fo 2 bis. 122. . Voir Gaston MASPERO, ouv.cité, p. CCXXI. 123. . Sur l’historique de cette mission, voir Jean VERCOUTTER, « L’École du Caire (IFAO). 1880-1980 », dans Centenaire de l’école du Caire (IFAO). 1880-1890, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1981, pp. 7-28. 124. . Maspero, dans un rapport de 1881, estimait le budget annuel nécessaire à 161 260 francs, voir Gaston MASPERO, « Rapport sur la mission permanente du Caire. 20/09/81 », dans Ministère de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, Direction du Secrétariat, Mission permanente du Caire (Institut d’archéologie orientale), Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1916, p. 16. 125. . Minute d’une lettre de l’Instruction Publique à Lefébure, 6 décembre 1881, Arch. nat., F17 2930-I, f° 85. 126. . Voir la loi du 31 juillet 1883, Bulletin des Lois de la République Française, n° 807, 1883, p. 708. 127. . Voir le Bulletin des Lois de la République Française, n° 1265, 1889, p. 176 128. . Voir le Bulletin des Lois de la République Française, n° 2264, 1901, pp. 2050-2051. 129. . Voir sur ce point M. W. DALY, « The British occupation, 1882-1922 », dans M. W. DALY [dir.], The Cambridge History of Egypt, tome II, Modern Egypt, from 1517 to the End of the Twentieth Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, pp. 239-251. 130. . Voir Daniel J. GRANGE, « Archéologie et politique. Égyptologues et diplomates français au Caire (1880-1914) », dans Michel DEWACHTER et Alain FOUCHARD, L’Égyptologie et les Champollion, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1994, pp. 355-370. 131. . Minute du télégramme des Affaires Étrangères à l’agence et consulat général de France au Caire, 13 mai 1890, Archives Diplomatiques du Quai d’Orsay, Correspondance Politique, Égypte, volume 117, f° 279 ; la mention « et particulièrement un Anglais » a été raturée et ne figure plus sur le document officiel finalement envoyé au consul général. 132. . James Quibell (1867-1935), voir WWW, pp. 345-346 et Howard Carter (1874-1939), voir WWW, pp. 84-85. 133. . Documents diplomatiques. Accords conclus le 8 avril 1904 entre la France et l’Angleterre, Paris, Imprimerie Nationale, 1904, p. 21. 134. . Sur l’oeuvre de Gautier consacrée à l’Égypte, voir notamment Jean-Marie CARRÉ, Voyageurs et écrivains français en Égypte, tome II, De la fin de la domination turque à l’inauguration du canal de Suez, Le Caire, Institut Français d’Archéologie Orientale, 1956, pp. 135-180. 135. . Voir Élisabeth DAVID, Mariette Pacha…, ouv. cité, pp. 197-211 ou encore Michel DEWACHTER, L’Égypte et l’opéra de Jean-Baptiste Lully à Philip Glass, Lectoure, Éditions Le Capucin, 2004, 152 p. 136. . Sur les voyageurs, voir Sarga MOUSSA, Le voyage en Égypte. Anthologie de voyageurs européens de Bonaparte à l’occupation anglaise, Paris, Éditions Robert Laffont, 2004, XXV-1066 p. ; pour un extrait des écrits de Charmes, voir Gabriel CHARMES, L’Égypte : archéologie, histoire, littérature, Éditions Calmann Lévy, Paris, 1891, IV-395 p. 137. . Seul le Suisse Édouard Naville (1844-1926, voir WWW, p. 307-308), fut cité à trois reprises, les 14 juillet 1889, 1er mars 1891 et 9 septembre 1897, ainsi que le Britannique Petrie, mentionné le 25 avril 1895 (d’après les Tables du journal Le Temps, (1861-1900), Paris, CNRS, 1967-1982, 10 volumes).

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138. . Source : L’Illustration (1843-1899). N’ont pas été pris en compte les articles portant sur des musées et présentant des antiquités de plusieurs pays, de même que ceux correspondant à des récits de voyages ou à des comptes rendus d’ouvrages archéologiques. De plus, dans le cadre de la Rome antique, les articles concernant le monde gallo-romain et qui, en fait, relèvent de l’archéologie nationale, n’ont pas été comptabilisés. Pour ces raisons, sans compter le nombre d’oublis toujours possible pour une étude statistique sur un demi-siècle, ce tableau est intéressant pour la vision générale qu’il donne davantage que pour ses résultats bruts. 139. . Voir la lettre du colonel Scott-Moncrieff au Times du 8 février 1884, publiée dans le Times, 23 février 1884, pp. 3-4. 140. . Voir la lettre de remerciements de Maspero à Renan, 6 avril 1884, IdF, Ms n° 4063, ffo 25-26. 141. . Voir « Les travaux de M. Maspero en Égypte », Le Journal des Débats, 7 mars 1884, p. 1. 142. . Lettre de Gabriel Charmes à Maspero, 21 mars 1884, IdF, Ms n° 4010, ffo 314-316. 143. . On trouvera la liste des souscripteurs et les montants versés dans le Ms n° 4051 de l’Institut de France, f° 53. 144. . 90 livres, selon la lettre de Scott-Moncrieff à Maspero, 26 mai 1884, IdF, Ms n° 4031, f° 608. 145. . Voir la lettre de Perrot à Maspero, 21 novembre 1883, IdF, Ms n° 4034, f° 386. 146. . (1826-1894), voir Ève GRAN-AYMERICH, Dictionnaire biographique d’archéologie…, ouv. cité, pp. 701-702. 147. . Voir Gaston MASPERO, Mariette. Notice biographique, Paris, Ernest Leroux, 1904, p. CCIV-CCV et la lettre de Maspero à Mariette, 30 septembre 1876, IdF, Ms n° 4030, ffo 555-556. 148. . Voir la lettre du Secrétaire Perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres à Mariette, 21 octobre 1879, Bib. nat., NAF n° 20180, ffo 421-422. 149. . Jules Barthélemy Saint-Hilaire (1805-1895), voir Dictionnaire de Biographie Française, tome V, col. 681-683. 150. . Paul Guieysse (1841-1914), voir WWW, p. 182. 151. . Voir Lyne THERRIEN, ouv. cité, p. 258 et 611. 152. . Voir Henri WESSELING, Le partage de l’Afrique. 1880-1914, Paris, Denoël, 1996, p. 331.

RÉSUMÉS

Née en 1822, l’égyptologie fut considérée en France comme une science nationale à la suite de l’expédition de Bonaparte et de la Description de l’Égypte, de la découverte de Champollion et de la fondation du Service des Antiquités de l’Égypte par Mariette. Pourtant, le nombre de savants égyptologues fut très réduit, n’excédant pas la dizaine. Les chaires d’université créées par l’État furent assez rares et leurs auditeurs, excepté peut-être à la fin du siècle, tout aussi peu nombreux. Cela n’empêcha pas l’égyptologie française de bénéficier d’une influence disproportionnée eu égard à ce nombre de savants. Parce qu’elle était considérée comme une « science française », la France se devait de maintenir son rang pour conserver son prestige. À ce titre, l’égyptologie bénéficiade crédits très importants, notamment pour la constitution des collections du Louvre ou pour la création d’une mission permanente au Caire. Surtout, l’opinion fut sensibilisée à l’importance nationale de cette science, par l’intermédiaire de journaux tels que Le Moniteur, L’Illustration ou Les Débats qui mettaient en valeur les travaux des savants français.

Born in 1822, Egyptology was considered in France a “national science” following Bonaparte’s expedition and the Description de l’Égypte, Champollion’s discovery and the foundation of the

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Egyptian Antiquities Service by Mariette. Nevertheless, the number of scholars was very limited, never exceeding ten. The university chairs created by the government were very rare and, except perhaps at the end of the century, they also had very few students. This did not prevent French Egyptology from enjoying an influence which was out of proportion with the small number of scholars involved. As it was considered a “French science”, France had to maintain its rank in order to keep its prestige. Accordingly, Egyptology was granted very important funds, notably for the constitution of the Louvre collections or for the creation of a permanent mission in Cairo. Above all, public opinion was made sensitive to the national importance of this science, through newspapers as Le Moniteur, L’Illustration or Les Débats which favourably presented the work of French scientists.

AUTEUR

ERIC GADY Docteur en histoire de l’Université de Paris IV-Sorbonne

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Science, médias et politique au XIXe siècle. Les controverses sur la prédiction du temps sous le Second Empire Science, Media, and Politics in the 19th century. The controversies over weather forecasting during the Second Empire.

Fabien Locher

1 Le 16 juin 1862, un petit ouvrage retient l’attention des journalistes qui assistent à la séance de l’Académie des sciences. Il est intitulé De la prédiction du Temps 1, et son sous- titre en résume le propos : On peut prédire le Temps comme on prédit le lever et le coucher des astres, dix ans, vingt ans à l’avance. Si la brochure se distingue de la masse des mémoires, lettres, et notes reçues chaque semaine à l’Académie, c’est en raison de la personnalité de son auteur, Philippe-Antoine Mathieu de la Drôme. Celui-ci a en effet joué un rôle politique important sous la Seconde République.

2 Philippe-Antoine Mathieu est né le 7 juin 1808 à Grand Serre (Drôme) 2. Fils d’agriculteur, il étudie au petit séminaire de Valence, puis il fonde des cours privés à Lyon et Romans. Sous la Monarchie de Juillet, il participe régulièrement à des « banquets réformistes », où il intervient en faveur d’un abaissement du cens électoral. Mais ses activités inquiètent les autorités, et ses cours sont interdits. En 1847, il fonde alors une revue mensuelle, qui paraît à Valence sous le titre La Voix d’un solitaire 3. Mathieu accueille avec enthousiasme la révolution de 1848. Chef de file des républicains de la Drôme, il est élu à la Constituante le 23 avril. Il y siège à l’extrême gauche, avec la Montagne, et se fait connaître en défendant l’inscription du « droit au travail » dans la Constitution. Réélu le 13 mai 1849 dans le Rhône, il est arrêté dans la nuit du 2 décembre 1851, et expulsé en Belgique. Il regagne cependant la France dès l’été 1852, après quelques mois d’exil.

3 L’avènement de l’Empire, en lui interdisant de se placer sur le terrain politique, le conduit à déplacer son action dans le champ scientifique. Il va se consacrer à l’étude de

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la météorologie, dans le but d’améliorer les conditions de vie des couches populaires. Mathieu est convaincu de l’action de la Lune sur le temps. Pour lui, la sagesse populaire, maintes fois éprouvée, témoigne de cette influence. Il va alors chercher, avec ce point de départ, à établir des lois générales de prédiction du temps. Ce problème résolu, écrit-il, « l’agriculture verra en un jour doubler ses produits. Ce jour-là, le problème de l’extinction de la misère sera résolu. Il y aura du pain pour tous. » Et il poursuit : « Ce qui fut mon rêve politique deviendra une vérité scientifique » 4. C’est ce à quoi Mathieu pense être arrivé en 1862, lorsqu’il fait paraître son ouvrage.

4 Il y expose une théorie générale des évolutions météorologiques. Pour lui, celles-ci sont déterminées par les phases et les heures d’arrivée de la Lune dans le ciel. Pour établir cette correspondance, Mathieu a raisonné statistiquement, en comparant les volumes de pluie tombés à Genève pour chaque phase et heure de lever de la Lune. Il a travaillé sur les données pluviométriques produites et publiées depuis 1796 par l’Observatoire de la ville.

L’Académie, la presse, l’opinion publique

5 Au printemps 1862, les revues de vulgarisation 5 et certains quotidiens politiques rendent compte de la présentation de l’ouvrage de Mathieu à l’Académie. Mais les réactions sont globalement négatives. Dans La Presse du 29 juin, le vulgarisateur-star Louis Figuier avoue qu’il ne l’a pas lu, mais déclare – en usant d’euphémisme – qu’il considère « bien hardies » toutes les prétentions à prédire le temps. Quant aux académiciens, ils affectent une indifférence totale. Devant ces réactions, Mathieu de la Drôme passe à l’action. Dans une lettre adressée à l’Académie, il déclare vouloir, face aux sceptiques, « prendre le ciel pour juge » 6 et convie ses détracteurs à une expérience publique, en annonçant des prévisions des hauteurs de pluies sur Genève, pour les mois de juillet et août. Les Comptes rendus officiels de l’Académie ne mentionnent même pas la lettre de Mathieu, mais celle-ci est reproduite dans la revue Le Cosmos 7 et dans le quotidien L’Opinion nationale 8. Mathieu s’est par ailleurs adressé directement à Victor Meunier, le chroniqueur scientifique de ce journal, pour lui expliquer sa démarche dans une lettre à destination du public. Celle-ci y est publiée en même temps que ses prédictions.

6 Mathieu de la Drôme attend la fin du mois d’août pour dresser un bilan de son expérience, dans une nouvelle lettre à l’Académie 9. Selon lui, sur ses cinq prédictions, trois auraient été parfaitement vérifiées, alors que les deux autres − il le reconnaît − ont accusé des inexactitudes. Toutefois, il affirme que les différences constatées ne sont pas rédhibitoires, car « les calculs relatifs à la théorie des marées [qui est une théorie scientifique établie] présentent des écarts semblables » 10. Il va alors renouveler ses prédictions, déclarant ne s’intéresser, cette fois, qu’aux météores les plus intenses. Affirmant qu’il ne désire pas provoquer l’effroi du public, il les adresse à l’Académie sous la forme d’un pli cacheté. Ce type d’envoi fait partie des procédures habituelles de cette institution. Les plis cachetés peuvent être ouverts ultérieurement, sur demande de leur auteur, pour attester de l’antériorité d’une découverte 11.

7 L’envoi du pli cacheté provoque la première prise de position explicite de l’Académie. Son président, le mathématicien et physicien Jean Duhamel, hésite à accepter le dépôt. Il s’interroge en séance publique sur le fait de savoir s’il n’est pas « immoral de se faire le contrôleur de prédictions relatives à ce qui ne peut pas être prédit » 12. Mais il accepte

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malgré tout le pli 13. Les comptes rendus officiels de la séance ne mentionnent pas ces circonstances, mais une nouvelle fois, la presse de vulgarisation rend compte de l’événement. Mathieu de la Drôme, dont les talents de polémiste sont de plus en plus manifestes, adresse alors immédiatement un nouveau pli, et une lettre de protestation. En en prenant connaissance en séance, Duhamel va réagir cette fois plus radicalement. Il déclare qu’il n’acceptera pas ce nouveau pli de Mathieu, à moins que l’un des membres de l’Académie ne le demande expressément. Aucun d’entre eux ne se manifeste, et le pli est rejeté. Toutefois, sans doute conscient du risque d’une polémique concernant ce refus, Duhamel exhorte Mathieu à faire connaître publiquement ses prédictions. Alors, déclare-t-il, « on ne lui refusera nullement le contrôle sur lequel il aura compté » 14. Répondant à l’Académie, Mathieu déclare qu’il renonce aux plis cachetés, et émet de nouvelles prédictions − publiques − concernant de fortes inondations dans le nord de l’Italie et le sud de la France, du 28 octobre au 8 novembre 1862 15.

8 Cette première phase de l’affaire apparaît comme une crise de la fonction de régulation assumée par l’Académie des sciences. Cette régulation est associée à l’une des missions historiques de cette institution savante : l’évaluation des recherches qui lui sont adressées, sous la forme de mémoires ou de plis, sous le double aspect de leur caractère scientifique et de leur utilité pratique. Cette évaluation est en premier lieu celle de la scientificité des travaux, préalable à un examen approfondi. Un certain nombre de recherches, comme celles concernant le mouvement perpétuel ou la quadrature du cercle, ont fait l’objet d’exclusions a priori par l’Académie des sciences 16. Mais le processus de sélection est généralement silencieux. L’Académie passe simplement sous silence, dans ses Comptes-rendus, les envois considérés, après une brève évaluation, comme « hors science ».

9 Depuis le début des années 1830, l’ouverture des séances aux journalistes, assortie de la possibilité qui leur a été accordée de consulter les envois faits à l’Académie, a créé la possibilité de polémiques publiques portant sur les travaux refusés. C’est d’autant plus vrai que l’on se trouve, en ce début des années 1860, dans le contexte d’un essor sans précédent du journalisme scientifique. On compte ainsi quatorze périodiques de vulgarisation en 1862, contre trois en 1852 17. La chronique scientifique hebdomadaire s’est généralisée dans les journaux « politiques », de telle sorte qu’à ce moment comme l’écrit Bernadette Bensaude-Vincent « la science prend pied dans la vie quotidienne » 18. Cet essor s’inscrit dans le cadre d’un « régime médiatique » qui transforme profondément les modes de production et de consommation culturelles 19. Une communauté du journalisme scientifique émerge simultanément, avec à la fois une croissance numérique et la formation d’une identité professionnelle définissant le « métier ». Avec l’ouverture des séances, l’essor de la presse de vulgarisation, et la constitution d’une identité professionnelle qui autorise une posture critique du vulgarisateur, la « sélection par le silence » est remise en cause. Dans le cas qui nous intéresse ici, la médiatisation des théories et des prédictions de Mathieu de la Drôme a forcé l’Académie à se départir de l’indifférence qu’elle avait affichée depuis le début de l’affaire.

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La science académique et la science populaire

10 Le refus du pli cacheté va provoquer une nouvelle intensification de la controverse. C’est d’autant plus vrai que qu’octobre et novembre passés, comme l’écrit Le Cosmos, les prédictions de Mathieu « semblent s’être littéralement accomplies ». De grandes inondations ont touché le sud de la France et l’Italie du nord fin octobre-début novembre 1862. Les commentaires de la presse vont désormais être plus favorables à Mathieu de la Drôme. L’Illustration du 15 novembre 1862 défend ainsi ses tentatives, au nom d’une position pragmatique selon laquelle toutes les propositions « sérieuses » concernant la prédiction météorologique devraient être examinées, qu’elles viennent ou non du monde savant. Le refus de l’Académie est donné comme de pur parti pris : « pourquoi », écrit le chroniqueur, « l’Académie, au lieu de repousser par une fin de non-recevoir les résultats proclamés, ne les soumet-elle pas à l’analyse et, si la voie tracée est absurde, ne le démontre-t-elle pas ? Serait-ce que nul n’aura de science qu’elle et ses amis ? » 20. Les arrêts de l’Académie, suggère-t-il, paraissent surtout relever de la volonté de l’un de ses membres de se poser comme l’unique représentant de la météorologie « scientifique ».

11 Cet académicien, c’est Urbain Le Verrier, directeur de l’Observatoire de Paris, et principal soutien de Napoléon III au sein du monde savant. Député de la Manche en mai 1849, il soutient à l’Assemblée la politique du prince-président. Cela lui vaut, après le coup d’État, d’être nommé sénateur à vie, membre du conseil supérieur de l’Instruction publique, et directeur du principal établissement astronomique français. Le Verrier organise à l’Observatoire un vaste programme de recherche météorologique 21. Celui-ci comprend notamment la mise en place d’un réseau d’observation avec centralisation des données par le télégraphe. Cette infrastructure est au cœur du premier service de prévision du temps soutenu, en France, par la communauté scientifique et l’État. Celui- ci fonctionne à partir de décembre 1863, avec des prévisions quotidiennes des vents côtiers, basées sur l’identification et le suivi des dépressions arrivant de l’Atlantique. Partisan de l’Empire, savant parfaitement intégré à la communauté scientifique « officielle », et maître d’œuvre de recherches météorologiques dans lesquelles la Lune ne joue aucun rôle, Le Verrier semble tout l’opposé de Mathieu de la Drôme. Il s’en est d’ailleurs pris directement à lui au cours des séances de l’Académie. Le jour où le pli a été rejeté, il a pris la parole après Duhamel pour dénoncer ceux qui « comptant sur la crédulité publique, croient se faire valoir en annonçant à l’avance que l’été sera plutôt chaud que froid, plutôt sec qu’humide » 22.

12 Mais cette déclaration, comme le refus du pli cacheté, a plutôt contribué à entretenir la polémique. Celle-ci ne retombe pas dans les premiers mois de 1863, et Le Verrier finit par intervenir à nouveau. Le 5 avril, Le Moniteur universel, journal quasi officiel du régime 23, publie un long article où il discute en détail de la théorie de Mathieu. Il apparaît à la lecture qu’il s’agit d’un rapport rédigé par Le Verrier sur demande expresse du ministre d’État Walewski. Selon Le Verrier, Mathieu se serait adressé à l’Empereur, lui demandant de faire examiner ses théories par des représentants de la communauté scientifique. C’est cette demande qui aurait suscité le rapport. En le publiant, il s’agit alors de priver Mathieu de la Drôme de son statut de « martyr » de la science officielle. Le Verrier s’attaque dans son rapport à l’élément fondamental de sa stratégie polémique, la prédiction publique, en argumentant sur son absence de valeur

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scientifique. Seules compteraient les corrélations statistiques, et Le Verrier cherche à montrer la fausseté de celles sur lesquelles Mathieu base ses théories.

13 Mathieu de la Drôme n’est pas le seul, à ce moment, à s’opposer aux institutions scientifiques. Son action s’inscrit dans le cadre d’un vaste mouvement appelant sous le Second Empire à la constitution d’une « science populaire », alternative dans ses formes d’organisation, ses pratiques et/ou ses orientations théoriques, revendication associée à une certaine forme de radicalité politique 24. Cette revendication peut être portée par des acteurs qui, comme Victor Meunier, exercent des activités « vulgarisatrices » – participant alors de cette revendication – 25, ou par d’autres qui, comme François- Vincent Raspail, proposent d’emblée des productions intellectuelles alternatives 26. Elle suscite le développement d’entreprises scientifiques comme les voyages aérostatiques de Camille Flammarion 27, et profite de l’essor du journalisme et de l’édition parascientifique, qui lui offrent des espaces d’expression publique. Elle s’inscrit également dans une histoire de plus long terme, celle de la contestation de la science « officielle » telle qu’elle est incarnée en France par l’Académie des sciences. Les années 1780-1790 et 1850-1860 apparaissent comme des phases de très nette intensification de cette contestation, avec à la fin du XVIIIe siècle l’affrontement des jacobins Jean-Paul Marat, Louis David et Jacques-Pierre Brissot de Warville à ce que Marat nomme en 1791 le « charlatanisme académique » 28.

14 Le 8 février 1863, Edmond Texier signe un article dans le journal d’inspiration républicaine Le Siècle, où il met en scène cette opposition entre science populaire et science académique à propos de l’affaire Mathieu de la Drôme. Pour lui, la météorologie de Mathieu est une « science populaire », en ce qu’elle vise au progrès économique et social, en ce qu’elle est une systématisation des savoirs traditionnels de l’agriculteur et du marin 29 et en ce qu’elle se fonde sur l’observation et pas sur la théorisation a priori. Il lui oppose une science « officielle » élitiste, dont les travaux de mécanique céleste de Le Verrier seraient l’archétype. Rappelons que ce dernier a connu une gloire internationale en 1846, avec son annonce de l’existence d’une nouvelle planète du système solaire, Neptune. Il avait alors obtenu ce résultat par la seule force de calculs théoriques 30. Ce sont ces travaux qui sont dénoncés pour leur hermétisme. Le Verrier chercherait intentionnellement à promouvoir l’abstraction, de façon à faire de la science « un mythe impénétrable au regard de la foule ». En refusant au « peuple » la possibilité de comprendre les vérités de la Nature, cette science ne ferait alors qu’exprimer une volonté plus générale, celle de le priver de ces « […] vérités [qui] se proclament à la face du Soleil pour le bien de tous » – des vérités, suggère Texier, spécifiquement politiques. La majorité de la population se trouverait alors bannie de ce type d’activité scientifique comme elle se trouve bannie des processus de décision politique.

15 De son coté, Mathieu pense effectivement son action dans le cadre de la revendication à une « science populaire ». En plus de contester le monopole académique, il cherche à promouvoir l’organisation d’une activité scientifique décentralisée, et ouverte à tous. Son ouvrage De la prédiction du Temps s’ouvrait déjà sur un appel au ministre de l’Instruction publique, lui demandant « l’impression et la publication des journaux météorologiques de tous les observatoires de France » 31, afin de les rendre accessibles à tous ceux qui désirent exercer leur raisonnement en s’attaquant aux problèmes météorologiques. En janvier 1863, il prolonge cette démarche en s’adressant aux observateurs amateurs, aux observatoires européens et aux sociétés savantes, en leur

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demandant communication de leurs registres d’observation météorologique 32. En octobre 1863, il écrit avoir obtenu vingt-huit registres d’observation suite à cet appel 33. Cette initiative complète les prédictions météorologiques de Mathieu, qui poussent au bout la logique de la « science populaire » en mettant en scène une mise à l’épreuve publique de ses théories, organisée par voie de presse 34.

Morale, argent, politique : les coulisses de l’affaire

16 En avril 1863, c’est aussi une autre face de l’affaire qui s’est fait jour, à la suite de l’intervention de Le Verrier dans Le Moniteur. Celui-ci a révélé que Mathieu s’était adressé à l’Empereur, en lui demandant de faire examiner ses théories. Mathieu lui répond dans une lettre du 11 avril, publiée dans ce même journal. Il précise que c’est en réalité l’une de ses connaissances qui a intercédé auprès de Napoléon III. Mais il ne nomme pas cette dernière. Il indique en revanche que cette démarche visait à obtenir la communication des observations météorologiques de l’Observatoire de Paris. En effet, au cours de l’année 1862, Mathieu a cherché à obtenir copie des relevés pluviométriques de l’établissement. Mais Le Verrier a ignoré ou refusé cette demande.

17 Toute une partie de l’affaire s’est alors jouée en coulisses, mais peut en reconstituer le déroulement grâce à un dossier du ministère de l’Instruction publique 35. On peut notamment identifier la mystérieuse connaissance de Mathieu. Il s’agit de l’éditeur Henri Plon. Celui-ci fait partie des proches de Napoléon III, dont il a publié les Œuvres et l’Histoire de Jules César. Sa démarche allait porter ses fruits. Début 1863, Napoléon III demande en effet de vive voix à Le Verrier d’examiner la valeur des théories de Mathieu, « non seulement du point de vue de la raison, mais du point de vue des faits » 36. C’est à la suite de cette instruction que Le Verrier rédige son rapport, publié dans Le Moniteur. En revanche, il rechigne à fournir les données pluviométriques de l’Observatoire. Il justifie ses réticences auprès de son ministre en pointant le risque d’un scandale scientifique. En effet, les notations manuscrites des registres de l’Observatoire ne correspondent pas à celles publiées dans les Comptes rendus de l’Académie. Selon Le Verrier, tout au long des années 1840 (et donc avant sa direction) « […] on falsifiait les observations de la manière la plus grossière ; on en inventait au besoin. » 37.

18 Le Verrier dénonce par ailleurs le rôle joué par Henri Plon, avec cette réflexion : « il s’agit non de science, mais d’argent » 38. Plon lui a en effet appris qu’il était en contrat avec Mathieu pour la publication d’un almanach basé sur ses prédictions 39. La maison Plon édite dans les années 1860 une gamme complète d’almanachs : le « pour rire », celui « des dames et des demoiselles », celui « du charivari », ou l’« almanach prophétique, pittoresque et utile », qui a inauguré en France le genre des prophéties caricaturales annuelles 40. Il ne publie pas, en revanche, d’almanachs astrométéorologiques. Ces almanachs prétendaient rendre compte de prédictions rédigées selon les méthodes d’astrologues fameux. Parmi ceux-ci, on compte Nostradamus et Mathieu Lænsberg, un personnage à l’historicité douteuse, qui aurait été chanoine à Liège au début du XVIIe siècle. Le terme de « liégeois », pour cette raison, était abondamment employé par les rédacteurs d’almanachs. Il était décliné à l’infini, avec Le petit Liégeois, Le véridique Liégeois, Le vieux Liégeois, Le véritable double Liégeois, tous signés Mathieu Lænsberg, et certaines maisons d’édition, comme l’éditeur parisien Pagnerre, s’en faisaient une spécialité. Lise Andriès a montré que ces

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almanachs astrométéorologiques, très en vogue au XVIIIe siècle, connaissent un déclin à partir des années 1780. Ils sont concurrencés par des almanachs qui se réclament de la modernité des Lumières, en exaltant les vertus de la Science et de la Raison. Ces derniers n’intègrent pas de prédictions météorologiques, mais des contenus de vulgarisation scientifique, concernant particulièrement l’astronomie et la météorologie 41. Mais ce mouvement n’est pas linéaire : en effet, selon John Grand- Carteret 42, les almanachs astrométéorologiques ont connu de nouveaux succès en France dans les années 1830 et 1840 43. Ce constat est corroboré par le cas anglais, où Katherine Anderson, citant l’historien de l’astrologie Patrick Curry, note le même essor de ce type d’almanachs, un peu plus tôt dans le siècle 44. Il semble ainsi qu’après le déclin des années 1780-1830, ces publications aient connu une nouvelle phase de succès, au moins sous la Monarchie de Juillet.

19 Il est difficile de préciser si Henri Plon avait un intérêt pour les théories de Mathieu. Ce qui est évident, en revanche, c’est qu’il avait parfaitement compris l’intérêt commercial qu’il y avait à publier un almanach au nom de Mathieu de la Drôme. Un an de controverse publique avait fourni à une telle entreprise toutes les conditions d’un lancement réussi. Mais Mathieu refuse de publier sans avoir obtenu les données de l’Observatoire de Paris, et Henri Plon va tout faire pour les obtenir. Il y parvient finalement en se présentant comme un moyen, pour le pouvoir, de s’assurer un contrôle indirect sur les publications de Mathieu. Une note au ministre de l’Instruction publique rend compte de ce positionnement : « M. Plon, pensant qu’il y aurait un danger à ce que les publications populaires de M. Mathieu (de la Drôme) puissent devenir une arme entre les mains des amis politiques de ce dernier, a songé à les éditer […]. Il pare ainsi le danger qu’il redoutait, et il met entre les mains des amis du pouvoir une publication qui sera forcément très répandue » 45. Sur une demande expresse du ministre de l’Instruction publique, Le Verrier doit finir par livrer une copie des registres à Plon en octobre 1863. Le ministre assortit alors cette communication d’une interdiction de publication des données, qui pare au scandale annoncé par l’astronome 46.

20 Il est frappant de noter le contraste qui peut exister entre le positionnement académique et le comportement des instances politiques, à leur plus haut niveau, vis-à- vis de l’affaire Mathieu de la Drôme. L’Académie, on l’a vu, a ignoré puis violemment rejeté les théories météorologiques de Mathieu, en mettant également en cause sa moralité personnelle. En revanche, l’Empereur demande personnellement à Le Verrier d’examiner ses écrits, puis fait donner l’ordre de lui livrer les observations pluviométriques de l’Observatoire. L’influence de Plon – bien placé aux Tuileries – et son argument quant à la « neutralisation » politique de Mathieu ont sans doute joué leur rôle. Mais l’épisode révèle plus généralement le positionnement du régime vis-à- vis des instances académiques de régulation des activités scientifiques, intellectuelles et artistiques des années 1860.

21 En 1863, à l’occasion du Salon parisien bisannuel, le jury contrôlé par l’Académie des Beaux-Arts rejette un grand nombre de toiles, jugées subversives, dont le Déjeuner sur l’herbe de Manet. L’affaire, relayée par la presse, fait grand bruit : le 22 avril, Napoléon III se rend lui-même au Palais de l’Industrie où se tient le Salon pour examiner les toiles. Deux jours plus tard, il tranche et décide par décret que toutes les toiles seront exposées afin d’être soumises à l’examen du public. Dans cet épisode, strictement contemporain de l’affaire Mathieu de la Drôme, le pouvoir privilégie de la

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même façon une certaine forme de libre examen de l’opinion publique, en désavouant l’institution académique à la suite d’un « scandale » qui s’est exprimé par voie de presse. Dans les deux affaires, on voit d’ailleurs le même rôle joué par la presse dans la constitution d’une polémique « publique » et la même option du pouvoir (et du souverain lui-même) en faveur de l’opinion, contre la prétention académique à définir unilatéralement ce que pourrait être et le bon goût et la raison. Cette option peut être considérée comme une façon de privilégier systématiquement l’apaisement contre la polémique. L’Empire cherche à paraître d’autant plus libéral dans le domaine des arts, des sciences et de la culture que son arbitraire peut être contesté en matière de processus de décision politique. Justement, les années 1862-1863 sont celles d’une inflexion de la politique impériale, qui va chercher à ce moment à se rapprocher de la bourgeoisie libérale. Celle-ci, particulièrement sensibilisée aux polémiques par voie de presse et à la référence à l’arbitraire dans le champ intellectuel, trouve alors dans les décisions de Napoléon III un motif de satisfaction.

22 Un élément décisif tient également à la représentation que Napoléon III peut se faire de sa propre position. Il y a ici quelque chose qui renvoie au geste du souverain, protecteur des arts (et des sciences), non pas seulement comme le mécène d’une institution à laquelle cette fonction est déléguée, mais aussi comme un acteur individuel, prenant position y compris contre cette institution même. C’est Napoléon III demandant à voir les tableaux « refusés », avant d’exiger leur accrochage. Surtout, ces affaires semblent renvoyer au type particulier de légitimité politique qui fonde en principe le régime impérial. Celle-ci tiendrait à un contact « direct » entre le peuple français et la personne du souverain. Ce lien contournerait alors les institutions, pour s’exprimer via le « suffrage universel » — masculin —, la ferveur populaire, ou à l’occasion de rencontres impromptues entre l’Empereur et son Peuple. Le choix de Napoléon III, désavouant les académies ou leurs représentants au profit d’un libre jugement des productions intellectuelles ou artistiques par l’opinion publique, fait ainsi écho au type particulier d’appel au peuple qui caractérise le césarisme impérial.

L’almanach Mathieu de la Drôme

23 En octobre 1863, Mathieu fait paraître son almanach. La publication se décline en trois versions, toutes en petit format in-16°. Le Double Almanach Mathieu de la Drôme, de couverture rouge-saumon, est la version la moins chère (30 centimes), et la plus courte. Le Triple Almanach Mathieu de la Drôme, de couverture verte, est vendu 50 centimes. Enfin, l’Annuaire Mathieu de la Drôme est la version de luxe, de couverture beige clair, et il est vendu un franc. Tous les trois fournissent un calendrier portant les noms des saints, les heures de lever et coucher du Soleil et de la Lune, les grandes marées. Ils livrent évidemment les prédictions météorologiques de Mathieu, pour l’année à venir. Par ailleurs, une partie des volumes est consacrée à des articles de vulgarisation scientifique. Ceux-ci sont signés de journalistes scientifiques en vue comme l’abbé Moigno, Jacques Babinet, ou Victor Borie. Avec ces articles, les almanachs Mathieu de la Drôme tirent vers le genre des annuaires scientifiques de l’année, alors très en vogue 47.

24 Le succès des almanachs Mathieu de la Drôme est massif 48. Charles Nisard, particulièrement bien placé pour rendre compte des évènements, puisqu’il est depuis 1852 le secrétaire adjoint de la commission de colportage du ministère de l’Intérieur, l’écrit en 1864 : « […] vers le milieu de décembre 1863, plus de cent mille de ses

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almanachs [ceux de Mathieu de la Drôme] pour 1864, simples, doubles, et triples, avaient, dit-on, été vendus » 49. Ce que confirme Jean Denizet, chroniqueur du Charivari en décembre 1863 : non seulement Plon aurait vendu 100 000 almanachs et serait en rupture de stock, mais écrit-il, « le nom de Mathieu est dans toutes les bouches et on ne jure que par lui » 50. D’autres indications confirment et prolongent ce constat d’un succès commercial. D’une part, les almanachs Mathieu vont connaître une longévité exceptionnelle. Ils paraîtront sans discontinuer pendant plus de soixante ans, de 1863 à 1926. En effet, la mort de Mathieu de la Drôme, le 16 mars 1865, n’interrompt pas la publication. Son gendre, Louis Neyret, reprend dès l’édition de 1866 la fonction de pronostiqueur. Un avertissement, reproduit chaque année au début de l’almanach, garantit à partir de ce moment la légitimité de l’héritier 51. D’autre part, les almanachs Mathieu de la Drôme vont fonder une lignée d’almanachs. Il s’agit d’un phénomène caractéristique de ce champ éditorial : les almanachs connaissant un succès commercial suscitaient rapidement des plagiats, jouant souvent sur une proximité de titre avec l’original. On connaît au moins deux titres, le Simple Almanach Mathieu de la Nièvre 52 et l’ Almanach perpétuel de Mathieu de la Haute-Garonne 53, qui s’engouffrent dans la brèche dans les années 1860.

25 Les publications de Mathieu de la Drôme entretiennent une filiation indirecte avec les almanachs républicains des années 1840 54, via le réinvestissement du discours politique d’avant 1851 dans l’appel à l’essor d’une « science populaire ». Ils partagent également avec eux une tonalité critique vis-à-vis des almanachs prophétiques ou astrologiques « traditionnels » 55. Le succès des almanachs Mathieu de la Drôme témoigne plus généralement d’une nette diffusion du discours rationaliste au sein des couches populaires. Xavier Fernet, dans sa chronique de L’Illustration, condense ainsi le lien entre le rationalisme de Mathieu et ses succès éditoriaux56: « Autre temps, autre almanach. Comparez un peu le Double ou Triple liégeois avec le Double ou le Triple Mathieu (de la Drôme) ; l’un rempli de prédictions outrecuidantes et absolues, d’anecdotes et de bons mots usés comme de vieux sols, de crimes célèbres, d’horoscopes absurdes, de vignettes primitives, imprimés sur gros papiers, mal cousu, lourd, épais, rustique […] sur lequel un vieux sorcier à bonnet pointu, à longue robe, à longue barbe, lorgne les astres avec un télescope : tels nos arrières grands-pères l’ont vu, tel nous le voyons encore. L’autre se moquant de l’astrologie, ne courtisant que l’astronomie et les mathématiques, pronostiquant avec toutes sortes de précautions, et très-réservé dans ses affirmations ; abondant en sages conseils, en recettes utiles ; avec cela soigneusement broché, édité sur papier fin, et richement vêtu d’une belle et gaie robe rouge, et ornée d’une figure de savant, maigre, fine, scrupuleusement rasée, à l’air sérieux et même un peu austère. Ces deux almanachs, c’est pour moi tout le passé et tout le présent. L’un, je l’ai dit, est peut-être tout près de tuer l’autre. ».

26 Cette soif de respectabilité scientifique n’a pas échappé aux plagiaires. L’Almanach de Mathieu de la Haute-Garonne, qui vise un lectorat populaire, se prévaut ainsi du « Secret de la prescience du Temps dévoilé et mis à la connaissance de tous », et cela, en « faisant appel aux savants ». L’hermétisme et la référence à l’astrologie ne font plus (autant) recette, et les almanachs astrométéorologiques semblent céder définitivement la place, dans les années 1860 et 1870, à des publications qui lient leurs prédictions du temps à des revendications de scientificité 57. N’en déplaise à l’Académie, le succès des almanachs Mathieu de la Drôme apparaît ainsi comme un symptôme de la prégnance

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renouvelée des discours et des normes morales de la Science sur l’ensemble du corps social, dans cette seconde moitié du XIXe siècle.

Conclusion

27 L’un des axes de réflexion de l’histoire sociale et culturelle des sciences concerne aujourd’hui ce que l’historiographie anglo-saxonne désigne sous le terme de « low scientific culture » 58. Il s’agit d’une transposition des catégories historiographiques de « low literary culture » (due à Robert Darnton) et de la « low political culture » (due à Georges Rudé) 59. Ces catégories désignent des pratiques et des discours culturels autonomes, distincts de ceux des « élites » intellectuelles, politiques et économiques (systématiquement favorisés par les sources imprimées et archivistiques). L’un des problèmes centraux de ce type d’historiographie est alors le fait de savoir si la « low scientific culture » en question, saisie par le biais de l’imprimé, renvoie à des pratiques scientifiques autonomes, et se prolongeant dans d’autres contextes60. Un exemple de cette dernière situation a été donné par Ann Secord, qui a décrit dans un article fameux les pratiques des botanistes-amateurs anglais se réunissant, tout au long du XIXe siècle, au sein des pubs du royaume 61. L’historienne Susan Sheets-Pyenson a mené quant à elle une étude comparée des cultures scientifiques françaises et anglaises des années 1820-1875. Elle décrit une « low culture » active dans le cas anglais, avec l’existence de pratiques scientifiques autonomes, et la promotion d’une science populaire inductiviste, anti-abstraction et pro-observation. Pour la France, en revanche, elle estime qu’ « aucune culture scientifique populaire amateur n’a émergé » 62, et que dans le même temps les professionnels de la vulgarisation gardèrent constamment la science « officielle » comme référence ultime.

28 En considérant l’affaire Mathieu de la Drôme, on a pourtant montré que l’appel à une « science populaire » et à une posture critique du vulgarisateur n’était pas seulement rhétorique, mais qu’il se traduisait effectivement par la parution de prédictions publiques livrées par voie de presse, par des appels aux observateurs, par une autonomie des jugements journalistiques vis-à-vis des instances savantes, par la parution d’une littérature météorologique alternative prenant la forme d’un almanach. Par ailleurs, la revendication d’une science populaire véhicule alors en France le même type de discours que celui décrit par Sheets-Pyenson pour l’Angleterre : inductiviste, anti-abstraction, pro-observation. Il ne semble pas, en revanche, que ce mouvement ait suscité un développement des pratiques scientifiques — et plus particulièrement, dans le sillage de Mathieu de la Drôme, météorologiques — au sein des classes populaires. Ceci nous paraît intrinsèquement lié à la construction idéologique qui préside à cette revendication, dans le cas français. En effet, l’une de ses composantes essentielles est l’idée d’une organisation collective de l’activité scientifique qui, tout en procédant d’un appel au Peuple, est structurée par le modèle de la représentation politique. Si Mathieu de la Drôme veut faire entendre la voix et les intérêts des masses, c’est au travers d’une entreprise personnalisée à l’extrême. Il est ainsi symptomatique que les almanachs qu’il publie, non seulement portent son nom, mais encore s’ouvrent sur une gravure le représentant – celle-là même que nous avons vue décrite précédemment dans la chronique de L’Illustration. En ce sens, Mathieu de la Drôme est d’abord le produit d’un champ médiatique qui prend, dans ces années 1860, une ampleur sans précédent. Un champ où le « peuple » est avant tout une ressource du discours.

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ANNEXES

Couverture et extrait du Triple almanach Mathieu de la Drôme, indicateur du temps pour l’année 1896, Paris, Librairie Pol et Nourrit, 1896.

NOTES

1. . MATHIEU DE LA DRÔME, De la Prédiction du Temps, Paris, Mallet-Bachelier, 1862. 2. . Pour les éléments biographiques, voir notamment : Triple Almanach Mathieu de la Drôme pour 1864, Paris, Éditions Plon, 1863, et Dictionnaire biographique de la Drôme, Grenoble, Librairie dauphinoise, 1901. 3. . Bien nommé, puisque selon Maurice Agulhon, la revue compte 475 abonnés. Voir Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852) Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 32. 4. . Le Temps, 28 janvier 1863. 5. . Voir par exemple Le Cosmos, 20 juin 1862. 6. . Pochette de séance de l’Académie des sciences du 7 juillet 1862. 7. . Le Cosmos, 11 juillet 1862. 8. . L’Opinion nationale, 6 juillet 1862. 9. . Pochette de séance de l’Académie des sciences du 25 août 1862. 10. . La théorie des marées, qui met en scène l’influence de la Lune sur les niveaux d’eau des océans, est une ressource pour Mathieu dans ses efforts pour manifester la scientificité de ses approches. 11. . Sinon, ils ne le sont que cent ans après leur dépôt, par les soins d’une commission spéciale. 12. . Le Cosmos, 5 septembre 1862.

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13. . Pli cacheté n° 2074, pochette de séance de l’Académie des sciences du 17 novembre 1862. 14. . Le Cosmos, 21 septembre 1862. 15. . Pochette de séance de l’Académie des sciences du 15 septembre 1862. La lettre est datée du 10 septembre 1862. 16. . Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, que des travaux sur ce thème continuent à affluer à l’Académie. Voir Maurice P. CROSLAND, Science under control, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, en particulier pp. 331-368. 17. . Toute périodicité confondue. Voir les listes de publications établies par Florence COLIN et Susan SHEETS-PYENSON dans Bruno BÉGUET [dir.], La science pour tous, 1850-1914, Paris, Bibliothèque du Conservatoire national des arts et métiers, 1990, pp. 94-95 et Susan SHEETS- PYENSON, « Popular science periodicals in Paris and London: the emergence of a low scientific culture, 1820-1875 », Annals of Science, 42, 1985, pp. 549-572. 18. . Bernadette BENSAUDE-VINCENT, L’opinion publique et la science, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, Institut d’édition Sanofi-Synthélabo, 2000, p. 77. 19. . À ce propos, voir Dominique KALIFA, « L’entrée de la France en régime «médiatique» : l’étape des années 1860 », dans Jacques MIGOZZI [dir.], De l’écrit à l’écran. Littérature populaire : mutations génériques, mutations médiatiques, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2000, pp. 39-51, et « L’ère de la culture-marchandise », Revue d’histoire du XIXe siècle , n° 19, 1999 [introduction] ; et, pour une synthèse, Dominique KALIFA, La culture de masse en France, 1860-1930, Paris, Éditions La Découverte, 2001. Voir également Jean-Yves MOLLIER, « Genèse et développement de la culture médiatique au XIXe et XXe siècle » dans Jacques MIGOZZI [dir.], De l’écrit à l’écran…, ouv. cité, pp. 27-38. 20. . L’Illustration, 15 novembre 1862. Le chroniqueur est anonyme. 21. . Voir Fabien LOCHER, Le Nombre et le Temps. La météorologie en France (1830-1880), thèse de doctorat sous la direction de Dominique Pestre, École des hautes études en sciences sociales, 2004, pp. 191-277 et 369-475. 22. . Le Cosmos, 12 septembre 1862. 23. . Celui-ci est particulièrement sous contrôle dans la période 1860-1868. Nommé ministre d’Etat en 1860, Walewski accroît la tutelle du pouvoir sur la publication. Mais en 1867, devant le manque de docilité de l’équipe éditoriale, le pouvoir ne renouvellera pas le contrat de publication des débats et des avis officiels qui le liait au Moniteur. 24. . Bernadette BENSAUDE-VINCENT, L’opinion publique et la science, ouv. cité, pp. 87-95. 25. . Catherine Glaser a montré que pour Meunier, une dernière composante fondamentale de l’activité vulgarisatrice tient dans le fait de faire connaître au grand public des inventeurs ou des savants méconnus, dans le but de leur attirer des subventions publiques, et de défendre leurs prérogatives intellectuelles (comme l’antériorité des résultats). Voir Catherine GLASER, « Journalisme et critique scientifique : l’exemple de Victor Meunier », Romantisme, n° 65, 1989, pp. 27-36. 26. . Voir Claude LANGLOIS et Jacques POIRIER [dir.], Raspail et la vulgarisation médicale, Paris, Librairie Vrin, 1988, et sur une comparaison Raspail-Pasteur, Bernadette BENSAUDE-VINCENT, « Homo medicus, homo academicus », Alliage, n° 9, automne 1991, p. 21-28. 27. . Voir Fabien LOCHER, « De nouveaux territoires pour la Science : les voyages aériens de Camille Flammarion », dans Le siècle du voyage – Sociétés et Représentations, n° 21, 2006, pp. 157-175. 28. . Sur la contestation des années 1780-1790, voir notamment Jean BERNARD, Jean-François LEMAIRE, Jean-Pierre POIRIER, Marat, homme de science ?, Les empêcheurs de penser en rond, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, 1993. 29. . Mais Mathieu de la Drôme ne fait jamais référence à des dictons ou des proverbes précis. 30. . La planète sera observée peu après par l’astronome allemand Johann Galle. 31. . Mathieu de la Drôme, De la Prédiction du Temps, Paris, Mallet-Bachelier, 1862, p. 10. 32. . Le Siècle, 26 janvier 1863.

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33. . Le Cosmos, 16 octobre 1863. 34. . Ces mises à l’épreuve publiques contrastent avec les modes très contrôlés de validation des faits et des théories scientifiques, qui sont au cœur de la science « officielle ». À ce propos, voir Steven SHAPIN et Simon SCHAFFER, Léviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, traduit de l’anglais par Thierry Piélat avec la collaboration de Sylvie Barjansky, Paris, Éditions La Découverte, 1993. 35. . Dossier conservé aux Archives Nationales sous la cote F17 13 575. Marie-France Noël- Waldteufel a donné un premier traitement de cette phase de l’affaire dans Marie-France NOËL- WALDTEUFEL, « La météorologie entre science et savoir. L’affaire Mathieu de la Drôme », Études Rurales, n° 118-119, avril-septembre 1990, pp. 59-68. 36. . C’est Le Verrier lui-même qui en rend compte. Lettre de Le Verrier au ministre de l’Instruction publique, 7 juillet 1863, Arch. nat. (Archives Nationales) F17 13 575. 37. . Ibidem. 38. . Ibidem. 39. . À propos de la littérature d’almanach au XIX e siècle, voir notamment Hans-Jürgen LÜSEBRINK, York-Gothard MIX, Jean-Yves MOLLIER, Patricia SOREL [dir.], Les lectures du peuple en Europe et dans les Amériques du XVIIe au XXe siècle, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003 ; N. RANDON DE GROLIER, « L’almanach : miroir d’un jour, signe des siècles », dans Le livre populaire aux XIXe et XXe siècles — Approches, 1985, Paris, ASFORED [Association nationale pour la formation et le perfectionnement professionnels dans les métiers de l’édition], pp. 41-50 ; Ronald GOSSELIN, Les almanachs republicains, Paris, Éditions L’Harmattan et Sainte-Foy (Canada), Presses de l’université de Laval, 1992 ; pour un éclairage anglo-saxon, voir Maureen PERKINS, Visions of future. Almanacs, Time and Cultural Change. 1775-1870, Oxford, Clarendon press, 1996, et Katharine ANDERSON, « The weather prophets: science and reputation in Victorian meteorology », History of Science, 37, 1999, pp. 179-216. Voir également, pour la période antérieure, l’ouvrage classique de Geneviève BOLLÈME, Les almanachs populaires aux XVIIe et XVIIIe siècles. Essai d’histoire sociale, Paris/La Haye, Éditions Mouton, 1969. 40. . Ce dernier est édité au départ par une autre maison. Voir John GRAND-CARTERET, Les almanachs français, Genève, Slatkine reprints, 1968 (1re édition 1896), entrée « prophétique (almanach) ». 41. . Voir Lise ANDRIÈS, « La popularisation du savoir dans les almanachs français de 1750 à 1830 », dans Les lectures du peuple…, ouv. cité, p. 291-302. 42. . John GRAND-CARTERET, Les almanachs français, ouv. cité. 43. . Cité par Marie-France NOËL-WALDTEUFEL, « La météorologie entre science et savoir… », art. cité, p. 60. 44. . Katharine Anderson, « The weather prophets… », art. cité. La référence est Patrick Curry, Confusion of prophets: Victorian and Edwardian Astrology, Londres,Collins & Brown Limited, 1992. 45. . Souligné dans le texte original. « Note pour son excellence monsieur le ministre de l’Instruction publique », sans date (probablement de juillet-août 1863), Arch. nat. F17 13 575. 46. . On apprend avec intérêt, à cette occasion, que les défauts d’observations n’ont pas concerné que les années 1840. Depuis 1854 et la nomination de Le Verrier, les registres semblent également comporter quelques lacunes. Voir la lettre de Le Verrier au ministre de l’Instruction publique, 13 octobre 1863, Arch. nat. F17 13 575. 47. . Ces revues étaient construites soit comme un florilège d’articles rédigés par un auteur pendant l’année écoulée (à la manière de L’Année scientifique de Louis Figuier, premier modèle du genre), soir comme des ouvrages collectifs, liés à des revues (comme l’Annuaire de la revue Le Cosmos.). 48. . Les registres du dépôt légal et de la commission de colportage ne permettent pas d’évaluer les tirages des almanachs Mathieu de la Drôme. Tout au plus les débris des archives de la

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commission de colportage pour 1869 indiquent-ils un tirage de 20 105 exemplaires pour le mois de novembre 1867, pour le seul département de la Seine (Arch. nat. F18 555, dossier 5). 49. . Charles NISARD, Histoire des livres populaires ou de la littérature de colportage, depuis l’origine de l’imprimerie jusqu’à l’établissement de la commission d’examen des livres de colportage, Paris, Librairie d’Amyot, 1864. 50. . Voir Le Charivari, 15 décembre 1863. 51. . Après le gendre, ce sera au tour d’Ernest Dupuy, le petit-fils de Mathieu de la Drôme, de reprendre la direction de la publication. 52. . Simple Almanach Mathieu de la Nièvre, Paris, 1866-1877. Celui-ci est dû au poète Gustave Mathieu (1808-1877). 53. . MATHIEU DE LA HAUTE-GARONNE, Almanach perpétuel faisant appel aux savants et s’adressant à toutes les classes, Paris, Ch. Noblet, et Toulouse, Armaing, 1869. 54. . Ronald GOSSELIN, Les almanachs republicains, ouv. cité 55. . À ce propos, idem, p. 32-38. 56. . L’Illustration, 12 décembre 1864. 57. . C’est également le cas d’un autre almanach se réclamant d’une « météorologie populaire », celui publié à partir de 1865 par François-Vincent RASPAIL, Prévision du Temps : François Raspail, Almanach et calendrier météorologique, Paris, 1865-1877. 58. . Voir notamment SHEETS-PYENSON, « Popular science periodicals… », art. cité et Low Scientific Culture in London and Paris, 1820-1875, PhD Dissertation, University of Pennsylvania, 1976. 59. . Voir Robert DARNTON, « The High Enlightenment and the Low-Life of Literature in the Pre- Revolutionnary France », Past and Present, 51, 1971, pp. 81-115 ; Georges RUDE, The Crowd in the French Revolution, New York, Clarendon Press, 1959. 60. . Pour une discussion à ce propos, voir Roger COOTER et Stephen PUMFREY, « Separate spheres and public space: reflections on the history of science popularization and science in popular culture », History of science, 32, 1994, pp. 249-250. Comme le notent Cooter et Pumfrey, des travaux comme ceux de Roger Chartier ont révélé le caractère en partie artificiel de cette distinction, la lecture étant en elle-même un processus créateur, par nature réinterprétatif. 61. . Ann SECORD, « Science in the pub: Artisan botanists in early 19 th century Lancashire », History of Science, 32, 1994, p. 269-315. 62. . Susan SHEETS-PYENSON, « Popular science periodicals… », art. cité, p. 558.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’analyser les interactions qui existent, dans la France de la seconde moitié du XIXe siècle, entre les champs politique, scientifique et médiatique. Pour ce faire, nous considérons particulièrement une controverse publique ayant opposé, dans les années 1860, le directeur de l’observatoire de Paris Urbain Le Verrier à l’ancien député Mathieu de la Drôme, à propos du problème de la prédiction du temps à longue échéance. Nous montrons comment l’essor conjoint des médias et d’une revendication en appelant à une « science populaire » alternative, marquée par les idées républicaines, a fait de cette controverse un double affrontement et scientifique et politique. Son déroulement et ses échos nous apparaîtront comme révélateurs de l’essor de nouvelles normes morales et culturelles au sein de la société française,

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notamment par le rapprochement que nous faisons avec l’affaire des peintres « refusés » du Salon parisien de 1863.

This article analyses the interactions between the political, the scientific, and the media fields in France in the second half of the nineteenth century. It considers a controversy which set the director of the Paris observatory, Urbain Le Verrier, against former deputy Mathieu de la Drôme in the 1860s, on the subject of long-term weather forecasting. The rise of the media and the concurrent claims to alternative, “popular” forms of scientific activity, tinged with republican ideas, set the stage for a scientific and a political confrontation. Its unfolding and echoes reveal the advent of new moral and cultural norms, within the French Society; particularly in the light of a parallel drawn with the 1863 “salon des refusés”.

AUTEUR

FABIEN LOCHER Chargé de recherche au Service d’histoire de l’Éducation.

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De l’écriture à l’événement. Acteurs et histoire de la poésie ouvrière autour de 1840 From writing to event. Actors and history of the working-class poetry in the 1840s

Dinah Ribard

1 Paru en septembre 1842 dans la Revue indépendante de Pierre Leroux, le « Second dialogue familier sur la poésie des prolétaires » de George Sand développe la différence entre ce qu’elle appelle « l’avènement des Prolétaires à la poésie » au XIXe siècle, sujet du « Premier dialogue familier », et les quelques cas d’ouvriers et artisans poètes sous l’Ancien Régime 1. L’opposition est nette : ici la pratique exceptionnelle d’un « métier » qui reste « assimilable en tous points » au « métier manuel » exercé par ailleurs, parce qu’il est inscrit dans des rapports de dépendance et des rapports marchands, là une mission libératrice 2. La démonstration s’appuie sur un cas, celui d’un poète des années 1630-1650 dont les œuvres viennent alors d’être rééditées (1842), Adam Billaut, dit le « menuisier de Nevers ». Tout comme le « Premier dialogue familier » est une bienveillante revue critique des productions récentes d’un certain nombre d’ouvriers- poètes tout autant qu’une réflexion sur le phénomène littéraire qu’ils représentent, le « Second dialogue » est aussi une présentation élogieuse de cette réédition des poèmes de Billaut due à Frédéric Wagnien, un avocat de Nevers. C’est donc l’actualité éditoriale qui détermine le choix d’Adam Billaut pour illustrer la démonstration historique de Sand. D’autres publications, dans ces mêmes années, concourent à cette actualité du poète-menuisier du XVIIe siècle pour les producteurs et les premiers lecteurs de la poésie ouvrière du XIXe siècle : l’actualité d’un précurseur, l’actualité, donc, d’un jalon de ce qui s’écrit d’emblée comme une histoire 3.

2 Cette rencontre de deux événements, le succès d’une figure d’homme de métier poète dans le deuxième tiers du XVIIe siècle d’une part, le phénomène (commenté et critiqué comme tel) de l’apparition d’une poésie d’ouvriers sous la Monarchie de Juillet d’autre part, invite à questionner les conditions de l’émergence occasionnelle d’une pratique

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en réalité ancienne et constante dans le monde du travail. Des artisans et des ouvriers ont régulièrement composé, écrit, produit des textes divers, du Moyen Age à nos jours 4. Mais il est exceptionnel que cette pratique de la poésie, plus largement de l’écriture, ait fait événement en tant que telle en dehors du monde du travail, et pour d’autres que les artisans et les ouvriers eux-mêmes. Émerge alors la question de ce qui agit en dehors du fait même d’écrire pour produire un tel événement, c’est-à-dire la question des acteurs (ouvriers et autres) impliqués dans cette production et de leurs politiques, qui ne se réduisent pas à une prise de parole. On abordera cette question en partant de l’événement inclus dans l’événement « poètes-ouvriers » que constitue la réapparition d’Adam Billaut au XIXe siècle. Cette réapparition n’est pas neutre : elle tire avec elle celle d’un monde social où ce qui faisait la carrière d’un auteur, c’est-à-dire lui donnait la possibilité de conquérir un statut, était sa capacité à rendre des services de plume et à se concilier ainsi des protections aristocratiques ou politiques 5. L’élaboration d’un passé de la poésie ouvrière de la Monarchie de Juillet active ainsi le problème – au-delà même de la conjoncture clientélaire de l’Ancien Régime 6 – de l’inscription de l’écriture dans des rapports de patronage et de clientèle. On verra dans un deuxième temps que ce problème, fortement énoncé par certains ouvriers-poètes – avant de l’être par les spécialistes du phénomène qu’ils représentaient –, permet de réinterroger cet épisode bien identifié, parce que lié à la question des socialismes et à celle du rôle des intellectuels, de l’histoire du mouvement ouvrier 7. En revenant sur le travail des acteurs multiples qui ont constitué l’écriture d’ouvriers en fait d’histoire, il s’agira ainsi d’amorcer une réflexion sur la socialisation de la professionnalisation des écrivains – qui, en ce premier XIXe siècle, se formule comme sacre de l’écrivain – et, inversement, sur la socialisation de ce qu’on pourrait appeler la désintellectualisation des métiers ouvriers 8.

La production d’un auteur local

3 La publicité donnée par Sand aux Poésies de Maître Adam Billaut, Menuisier de Nevers, pourrait intriguer, s’agissant d’un livre imprimé à Nevers dans un contexte polémique particulier à cette ville et avec le concours de poètes locaux, Antony Duvivier (auteur en 1840 d’un recueil intitulé Une voix du Morvan) et François Rouget, qui se font écho dans l’éloge d’une gloire nivernaise 9. En réalité, on touche là un des traits caractéristiques de l’événement « poètes-ouvriers » des années 1840. Si la poésie composée par des ouvriers fait alors événement, c’est-à-dire est constituée comme événement, c’est bien en effet comme révélation et irruption sur la scène publique d’écritures issues d’une expérience du confinement social, autrement dit de l’assignation à des lieux très spécifiques 10. Dans bon nombre de cas, cette fixation sociale est aussi géographique : les poètes ouvriers apparaissent comme des poètes locaux, liés à une ville ou à une province 11. La coopération d’acteurs de la scène nationale et de la scène locale – lesquels se définissent par là même comme aptes à circuler et à intéresser ailleurs, tandis que les premiers y gagnent une mise en avant de leur capacité d’intervention – dans la production d’une poésie de l’enracinement se trouve par là favorisée, parce qu’appelée à être donnée à voir dans les publications qui opèrent cette production et sa mise en récit.

4 Les Poésies de Maître Adam manifestent une de ces coopérations. Ce bel in-quarto, qui fait l’objet d’annonces publicitaires dans les différents journaux nivernais et se présente

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comme l’édition définitive de Billaut, savamment annotée par le fils d’un personnage de la vie politique régionale 12, est orné d’illustrations dues notamment au peintre romantique parisien Achille Devéria, et ouvert par une « notice biographique et littéraire » rédigée par Ferdinand Denis, conservateur de la Bibliothèque Sainte- Geneviève. En relations avec Sainte-Beuve, Sand 13, Ballanche, Denis est l’auteur d’écrits divers sur les auteurs lusophones et les sciences occultes, mais aussi sur l’histoire médiévale et les traditions populaires dont il fait figure de spécialiste. Un épisode de son journal, contemporain de la parution des poésies de Billaut, éclaire sa participation à l’entreprise : il raconte avoir été invité par Augustin Thierry à assister à une lecture par leur auteur des poésies de Jasmin, coiffeur agenais (présent à ce titre dans maintes publications sur les poètes-ouvriers) et poète de langue d’oc 14. Le biographe d’Adam Billaut, qui ne manque d’ailleurs pas de comparer celui-ci à Jasmin, comme s’il y avait continuité de l’un à l’autre, n’est pas déplacé dans ce monde d’acteurs parisiens de l’institutionnalisation d’une histoire locale considérée comme constitutive de l’histoire nationale et de promoteurs érudits d’une mise en valeur des héritages culturels différenciés – y compris dans leur dimension linguistique – qui nourrissent selon eux l’identité française 15. Et de fait, la réédition des poèmes du menuisier de Nevers est aussi une pièce parmi d’autres, innombrables, de l’immense mouvement de célébration écrite de la localité au XIXe siècle, ce que Daniel Fabre appelle la « révolution, énorme mais silencieuse, des contenus et des ancrages sociaux et territoriaux de l’écrit » 16.

5 La mise en scène de la coproduction du poète local par des célébrités parisiennes et des acteurs nivernais avait d’ailleurs commencé dès avant la parution des Poésies de Maître Adam.Cette parution avait en effet été préparée par la publication dans l’Écho de la Nièvre, en décembre 1835 et janvier 1836, de six pièces de Billaut présentées comme inédites. S’ensuivit une polémique mettant aux prises dans les colonnes du journal d’une part un professeur au collège de Nevers, Morellet 17, qui entendait démontrer que ces poèmes n’étaient pas inédits et manifesta rapidement son projet de procurer une édition des œuvres de Billaut concurrente de celle annoncée par Wagnien, et d’autre part celui-ci, Norbert Duclos (le rédacteur de l’Écho de la Nièvre), et l’homme qui avait envoyé à Wagnien les pièces en cause, à savoir Abel Hugo, qui répondit violemment à Morellet. Dans la même période (6 mars 1836), Abel Hugo publiait dans L’Écho un article en forme de lettre à son frère Victor, consacré à une description archéologique de la cathédrale de Nevers et bientôt reproduit dans sa France historique et monumentale 18. D’emblée, la production des expressions artistiques du peuple français à Nevers apparaissait donc comme l’affaire d’un personnel nivernais capable de mobiliser des acteurs de la scène parisienne – comme une affaire tout à la fois locale et délocalisée.

6 Cette politique collective de la poésie locale a des enjeux politiques. L’Écho de la Nièvre, c’est-à-dire le journal gouvernemental ouvertement protégé par la préfecture, soutenait Wagnien contre Morellet, mais L’Association, le journal républicain radical dirigé par Claude Tillier, allait prendre le relais 19. Le 24 février 1842, c’est-à-dire dans le numéro où était annoncée pour la première fois la parution des Poésies de Maître Adam, paraissait aussi la « Physiologie du professeur de rhétorique », un pamphlet de Tillier dirigé de manière transparente contre Morellet 20. Les deux camps se réunissaient donc dans une polémique littéraire autour d’une figure politiquement neutralisable (un ouvrier-poète qui est aussi un héros du passé régional), menée par un personnel sinon de notables, du moins de « capacités » qui forgeaient là un peu de leur aptitude à prendre part au gouvernement – c’est-à-dire au gouvernement local21. Il est sans doute significatif, de ce point de vue, que l’« Épître à Maître Adam » du tailleur-poète François

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Rouget, insérée dans les Poésies de Billaut « pour être agréable [aux] lecteurs, surtout aux Nivernais », soit amputée de toute une partie consacrée, selon Wagnien, à « une longue dissertation sur la littérature actuelle […] étrangère au sujet principal » 22. L’ouvrier-poète, pendant contemporain de l’auteur qu’il célèbre, est ainsi confiné à son appartenance locale dans le livre même où les « capacités » nivernaises le projettent sur une autre scène. Or le passage disparu montre précisément que Rouget avait entrepris de se constituer lui-même, par son écriture, en acteur parfaitement apte à intervenir sur cette autre scène. À partir du cas de Jean Reboul, boulanger-poète nîmois protégé par les légitimistes locaux et rendu célèbre par Lamartine et Alexandre Dumas, il y dénonce en effet les alliances profitables conclues entre des auteurs parisiens désireux d’apparaître comme des découvreurs et des ouvriers-poètes qui achètent l’influence de ces célébrités au prix d’un renoncement à la vérité de leurs pratiques d’écriture, et au sens politique qui devrait être le leur 23.

La production de la littérature

7 Rouget n’est pas un cas unique. Jacques Rancière signale, à propos de Gabriel Gauny, le philosophe et poète central de La Nuit des prolétaires, que la signification sociale de cet échange entre auteurs professionnels établis et poètes-ouvriers (protection contre renforcement de cet établissement par le consentement au patronage) était clairement perçue par certains de ceux-ci. Gauny commente en effet le conseil que lui donnait Victor Hugo au moment où il débutait en poésie, « Soyez toujours ce que vous êtes », en rétablissant la subordonnée implicite : « afin que nous puissions demeurer ce que nous sommes » 24. La « représentation poétique » du peuple proposée par Eugène Sue, à propos de Savinien Lapointe, comme substitut à sa « représentation politique » absente, implique de fait que le poète représentant reste là où il est, quitte à être aidé à se faire entendre par des écrivains reconnus à la fibre populaire elle aussi reconnue, comme ceux dont les lettres à Lapointe forment le péritexte d’Une voix d’en bas, Léon Gozlan, Victor Hugo et Béranger 25.

8 Non seulement donc très peu d’ouvriers poètes, passée la conjoncture des années 1840, feront une carrière d’auteur, voire continueront à être publiés, mais la publication même des « poètes-ouvriers », c’est-à-dire un faisceau d’opérations où agissent ensemble des praticiens de l’écriture séparés par leurs appartenances de classe, contribue en réalité à renforcer la différence entre leurs positions. Cette analyse est contemporaine de l’événement et constitutive de son immédiate mise en histoire – il en existe des versions roses aussi bien que des versions noires. On peut remarquer aussi qu’elle construit un face-à-face où l’auteur professionnel établi, le grand écrivain, vient en quelque sorte remplacer l’aristocrate d’Ancien Régime dans le rôle de patron – ce qui pourrait aller jusqu’à neutraliser la question de la classe. L’analyse doit donc elle- même être analysée. Or elle peut l’être, et elle peut aussi être enrichie, si l’on prend justement en compte ce qu’elle omet : la mobilisation des réseaux de notables locaux dont on a parlé, et qui ne sont mentionnés ni par Rouget 26 – alors qu’il dénonce dans plusieurs poèmes les écrivains bourgeois, notamment l’indifférence d’Hugo, de Dumas et de Scribe à la misère d’Héségippe Moreau – ni par Gauny, mais aussi l’action de certains des ouvriers investis dans l’événement, et qui n’y interviennent pas seulement par le fait même d’écrire et de devenir poètes.

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9 L’une des formes de cette action, la plus évidente avec la fondation des journaux ouvriers, se donne à lire dans beaucoup de recueils de poésie ouvrière. Leurs auteurs ne cessent pas de mentionner élogieusement les œuvres des autres écrivains ouvriers, de montrer qu’ils les ont lus, de les défendre contre leurs détracteurs et de leur adresser des pièces, bref de mettre en scène un groupe solidaire et cohérent. Cette solidarité, d’autre part, se manifeste par la circulation et le réemploi de formules susceptibles de donner des titres à la reconnaissance d’un livre à un autre. Lorsque Louis Pélabon, ouvrier à l’Arsenal de Toulon, publie son Chant de l’ouvrier (1842), par exemple, il ne manque pas de se comparer à Adam Billaut : « Après de pareilles productions Pélabon serait en quelque sorte en comparaison avec Maître Adam menuisier de Nevers, qui est sans contredit l’un des hommes les plus extraordinaires de son siècle. On a peine à concevoir qu’un artisan privé de toute instruction ait pu rimer les vers que nous avons de lui. Beaucoup de gens ne connaissent de Maître Adam que sa chanson : Aussitôt que la lumière, et son fameux rondeau commençant et finissant par ces mots : pour te guérir, mais on trouve encore dans les chevilles 27 de notre menuisier, parmi quelques négligences, une foule de vers charmants. On peut citer comme un modèle de poésie et de philosophie, les stances à un de ses amis qui le sollicitait d’aller à la cour. […] Tous les poètes du temps lui adressèrent des vers, et le grand Corneille ne dédaigna pas d’y joindre son hommage » 28.

10 Le passage révèle une grande réactivité de Pélabon à l’actualité des publications sur la poésie ouvrière : la réédition de Billaut et le dialogue de Sand sont exactement contemporains de son livre. Mais cette réactivité s’inscrit dans ce que le recueil affiche, notamment par des pièces croisées : la proximité avec d’autres poètes ouvriers, notamment un Toulonnais plus célèbre, correspondant de Sand (qui préfacera son Chantier en 1844) et auteur publié dans la Revue indépendante, Charles Poncy.

11 Dans la correspondance entre Agricol Perdiguier – lui-même compositeur et éditeur de chansons liées au monde du compagnonnage, et présent à ce titre dans les Poésies sociales d’Olinde Rodrigues – et Sand, deux lettres du premier évoquent les articles de la seconde sur les poètes-ouvriers. L’une (21 mars 1842) mêle à parts quasi égales une demande d’intervention en faveur des beaux-parents de Perdiguier et une suggestion : « Je serais bien content, si après avoir fait un second article sur Magu 29, vous pourriez vous occuper des autres artisans poètes, et surtout de Lebreton et de Roly. Dans ce moment, la presse quotidienne semble dédaigner les productions littéraires des artisans […] elle redoute la concurrence de ceux qu’elle a trop longtemps indignement trompés. Aussi elle se garderait bien de leur dire : vous faites bien, continuez. Vous comprenez que quand je parle de la grande presse […] ; je parle de la bourgeoisie, puisque les écrivains bourgeois […] cherchent à décourager les prolétaires les plus intelligents et les plus dévoués ; c’est à vous, Madame, qui souhaitez sincèrement le bien […] à détruire leur tactique, à encourager les artisans poètes et prosateurs, à leur donner confiance en eux-mêmes, afin qu’ils puissent marcher en avant avec toujours plus d’assurance et se faire suivre par un nombre toujours plus grand, dussent, comme vous l’avez dit vous-même, quelques suicides de plus avoir lieu chaque année […] Au reste, si la publication d’un livre utile a causé la mort de mon ami Boyer, mort qui m’a profondément affligé […], l’ignorance et l’abrutissement causent tous les jours mille morts dont on ne parle pas. » 30

12 Le 23 juillet 1843, Perdiguier raconte d’abord à Sand l’histoire d’un menuisier-poète de Fontainebleau, Alexis Durand, privé de la pension qu’il recevait pour des vers

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irrévérencieux reproduits dans la lettre. Avant de déclarer qu’il a refusé de faire pour Flora Tristan ce qu’il fait pour sa correspondante – c’est-à-dire de signaler sa loyauté envers cette dernière – et d’envoyer « bien des choses aimables de ma part à MM. Chopin, votre fils et votre frère », il réitère sa suggestion de 1842 : « Vous avez parlé dans le temps, Madame, des vers de Magu, des vers de Beuzeville, mais vous n’avez encore rien dit de ceux de Durand, de Lebreton, de Roly, de Vinçard, de Poncy, etc…. Si vous donniez l’analyse de tous les ouvrages en prose et en vers publiés par des ouvriers, depuis maître Adam jusqu’à nos jours, je suis assuré que vous feriez un livre populaire et très utile.

13 Les ouvriers commencent à vous connaître et à vous aimer ; depuis quelque temps je suis presque commissionnaire en librairie, je place de nombreux exemplaires du Compagnon du Tour de France, mais à peine a-t-on lu cette première partie qu’on s’empresse de demander la continuation […] Je pense que vous serez assez bonne pour satisfaire tant d’impatience, tant de lecteurs artisans qui vous prient de penser à eux » 31.

14 Obligé de Sand, dont il s’efforce – et surtout dit s’efforcer – de faire la publicité en milieu ouvrier, Perdiguier agit aussi ici en patron des autres poètes-ouvriers auprès d’elle. Il met certains noms en avant, défend une figure possiblement équivoque comme celle de Durand, d’abord protégé de Louis-Philippe, incite Sand à encourager les auteurs ouvriers par l’écriture – ce qui peut renvoyer à la rédaction d’articles de presse, mais aussi à l’activité de conseillère éditoriale que Sand exerce également, voire à la correspondance, qui permet au poète ainsi distingué de se prévaloir de la protection de l’écrivain –, fournit même des arguments et l’idée du plan d’un ouvrage.

15 Les ouvriers-poètes – en particulier, mais pas seulement, ceux d’entre eux qui accèdent à des formes de notabilité qui se traduiront parfois par une carrière politique – agissent donc eux-mêmes comme des auteurs professionnels. Ils construisent des réputations par des éloges (et des dénonciations) croisés, entrent dans des réseaux d’interconnaissance et d’échanges de services qu’ils contribuent par là même à étendre, produisent l’actualité dans laquelle eux-mêmes et d’autres peuvent s’insérer 32. De là, aussi, leur identification à la conception même de la littérature qui ne peut que creuser l’écart entre les écrivains bourgeois établis et les ouvriers devenus écrivains. Cette conception développée par Sand, mais aussi par Perdiguier dans son dialogue sur Adam Billaut, aussi bien que dans leur correspondance, repose en effet sur l’idée d’un nécessaire désintéressement (ou plutôt d’un nécessaire devenir-désintéressé, pour ainsi dire) de la pratique littéraire. Selon eux, celle-ci doit toujours plus se distinguer du « métier » qu’elle était encore au XVIIe siècle, c’est-à-dire pour Corneille comme pour Billaut, que Perdiguier et Sand rapprochent, pour devenir une activité missionnaire. De cette vérité à venir de la littérature, les poètes-ouvriers sont pour ceux qui parlent d’eux les preuves et les témoins par cela même qu’ils acceptent – c’est-à-dire écrivent qu’ils acceptent – de ne pas faire d’elle leur métier, de ne pas faire carrière littéraire.

16 La figure extrême de ce piège discursif qui peut être aussi un moyen d’action pour ceux qui s’en saisissent pour eux-mêmes, surgit au détour d’un passage de l’autobiographie de Sand. Évoquant la « mendicité organisée » autour des « artistes » – c’est-à-dire des artistes aisés et établis – à laquelle elle a été confrontée à Paris parce qu’elle se refusait à fermer sa porte à la misère, elle signale l’usage des histoires dramatiques de certains ouvriers-poètes par ceux qui venaient la supplier : « Le sort d’Elisa Mercœur et d’Hégésippe Moreau sert désormais de thème et de menace », écrit-elle, « à tous les

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poètes qui ne rougissent pas de mendier, et qui se disent trop grands hommes, pour faire un autre état que de rêver aux étoiles » 33. Ce récit méprisant pointe, sous une forme caricaturale, la double nature de « l’avènement des Prolétaires à la poésie » : l’obligation faite aux ouvriers-poètes, pour être identifiés comme d’authentiques poètes, de renoncer à l’exercice professionnel de la littérature qui était celui de leurs protecteurs parmi les auteurs établis, tirait précisément sa force sociale de sa capacité à être appropriée, mise en discours et en écriture par des acteurs qui en faisaient, ponctuellement ou non, un moyen d’améliorer leur sort.

17 L’événement « ouvriers-poètes » contribue ainsi à produire les discours et les pratiques constitutifs de la littérature contemporaine – au sens où le terme désigne une réalité sociale. Une idéologie du désintéressement sert en effet de commentaire permanent, dans les écrits qui font l’événement, à une constitution de la littérature en figure de la réussite sociale, et aussi en moyen d’action dans la société. Il ne s’agit pas là que d’invention textuelle : les mendiants de Sand montrent la large socialisation de cette figuration et de cette pratique de la littérature comme mode d’amélioration, même à une échelle qui peut paraître dérisoire, de sa position sociale 34. Plus largement, ce qui est ainsi socialisé, circulant des écrits publiés aux correspondances et des discours aux actions mises en œuvre pour bâtir une trajectoire ascendante, c’est l’écart entre activités intellectuelles et métier manuel. La poésie ouvrière situe l’investissement intellectuel de chacun, y compris des ouvriers, dans une zone à part, dans des pratiques distinguées de toutes les autres et traitées en pratiques quasi-aristocratiques : il y a là production sociale de la division manuel/intellectuel par des acteurs dont certains sont des ouvriers.

18 Il n’est peut-être pas sans intérêt de signaler pour finir qu’Adam Billaut n’était pas menuisier, mais entrepreneur domestique d’une famille princière devenu, grâce précisément à ses services poétiques, officier dans les institutions du duché-pairie détenu par cette famille, le duché de Nevers. Se forger une figure d’artisan-poète rimant sans avoir jamais rien appris, par pure inspiration, lui avait permis de réaliser cette trajectoire en donnant du prix à ces services poétiques. Cette figure, en effet, contribuait au discours faisant des belles-lettres une activité d’autant plus précieuse qu’elle dépendait du seul génie, non des titres ou du statut. Ce discours utile aux auteurs était produit par les auteurs : Billaut le menuisier, parce qu’il pouvait être employé dans ce cadre, s’était vu reconnaître – c’est-à-dire louer dans des poèmes publiés, notamment avec ses propres poèmes, manière d’en augmenter la valeur – par le monde des lettres parisien, ce qui était un moyen de mieux servir ses patrons aristocrates. Ce qui est exceptionnel dans son cas, pour le XVIIe siècle, ce n’est donc pas le fait qu’un artisan ait écrit de la poésie : maints artisans, on l’a dit, en écrivaient et lui, en revanche, n’était pas artisan. Ce qui est exceptionnel ici, et à ce titre particulièrement éclairant sur les conditions sociales de l’usage efficace de l’écriture au XVIIe siècle, c’est le succès de la mise en scène déterminée de cette figure. La rencontre entre l’événement de ce succès et l’événement « ouvriers-poètes » des années 1840 invite donc bien à dissocier fermement, c’est-à-dire à associer dans l’analyse, pratiques intellectuelles des artisans et ouvriers, dans leur diversité, et pratiques de mise en œuvre de ces pratiques, certaines dissimulées, d’autres publiées, dans des trajectoires sociales et politiques.

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NOTES

1. . George SAND, « Second dialogue familier sur la poésie des prolétaires », Revue indépendante, septembre 1842, pp. 597-619 ; voir Frédéric-Gaël THEURIAU, George Sand et les poètes ouvriers, Tours, Éditions FGT, 2003. Sur le phénomène des ouvriers-poètes, voir les travaux de l’équipe LIRE – Littérature, idéologies, représentations (XVIIIe-XIXe siècles), en particulier Hélène MILLOT et al. [dir.], La poésie populaire en France au XIXe siècle. Théories, pratiques et réceptions, Tusson, Éditions Du Lérot, 2005, et ceux de Jacques Rancière, en particulier Alain FAURE et Jacques RANCIÈRE, La Parole ouvrière 1830-1851, Paris, Union Générale d’Éditions, 1976 ; Jacques RANCIÈRE, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1981. 2. . « Second dialogue familier… », art. cité, p. 609. 3. . Il sera impossible d’étudier ici l’une des pièces de cet ensemble de publications qui actualisent Billaut en en faisant un précurseur de la poésie ouvrière : Le nouvel Adam Billaut, ou Recueil des Poésies de Jean-Charles Jouvenot, ancien artisan serrurier (Baume, Victor Simon, 1831), suivi du nouvel Adam Billaut, ou Seconde partie des productions (Lons-le-Saulnier, Frédéric Gauthier, 1832). Dans ces deux recueils liés aux activités de l’académie de Besançon, il n’est pas du tout question de Billaut passé le titre. L’auteur se présente comme un artisan ayant dû abandonner le métier du fait d’une paralysie, mais il apparaît plutôt comme un commerçant protégé par les notables locaux et spécialisé dans la production de poèmes d’éloges (de ces notables et de Louis-Philippe). Il s’adresse néanmoins aux ouvriers comme l’un des leurs, et situe quelques-uns de ses poèmes dans des intérieurs ouvriers. 4. . Après Natalie Zemon DAVIS (Les Cultures du peuple. Rituels, savoirs et résistances au XVIe siècle, traduit de l’anglais par Marie-Noëlle Bourguet, Paris, Éditions Aubier-Montaigne, 1979) qui donne quelques indications, voir surtout, sur la présence de l’écriture dans le monde des artisans, James S. AMELANG, The Flight of Icarus. Artisan Autobiography in Early Modern Europe, Stanford, Stanford University Press, 1998 ; sur les conditions locales de la pratique poétique par des travailleurs urbains à la fin du Moyen Age et au début de l’époque moderne, Denis HÜE, La Poésie palinodique à Rouen (1486-1550), Paris, Librairie Honoré Champion, 2002 ; sur un cas anglais similaire à celui de Billaut, Bernard CAPP, “John Taylor, ‘the Water Poet’: A Cultural Amphibian in Seventeenth- Century England”, History of European Ideas II (1989), pp. 537-544 ; sur l’écriture poétique des ouvriers d’aujourd’hui, voir notamment Marie-Laure LE BAIL, « Ecrire à Rivérac » dans Daniel FABRE [dir.], Écritures ordinaires, Paris, Éditions POL/Centre , 1993, pp. 351-372 et Claude F. POLIAK, « Manières profanes de «parler de soi» », Genèses, n° 47, 2002, pp. 4-20. 5. . Voir Alain VIALA, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1985, et, plus spécifiquement sur cette question, Christian JOUHAUD, Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Éditions Gallimard, 2000. 6. . Sur cette question, fondamentale en histoire moderne, voir notamment Sharon KETTERING, Patrons, Brokers, and Clients in Seventeenth-Century France, New York/Oxford, Oxford University Press, 1986. 7. . Sur la question de l’événement et de l’utopie, voir Michèle RIOT-SARCEY, Le Réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, 1998. 8. . Sur ce dernier point, voir William H. SEWELL, Gens de métiers et révolutions. Le langage du travail, de l’Ancien régime à 1848, traduit de l’anglais par Jean-Michel DENIS, Paris, Éditions Aubier- Montaigne, 1983. Le présent article s’inscrit dans la préparation d’un livre sur le travail intellectuel et l’écriture des artisans et des ouvriers à partir du cas d’Adam Billaut et de ses historiographies, entre XVIIe et XXe siècles. 9. . « Second dialogue familier… », art. cité, pp. 597-598 : « On nous apporta dernièrement une nouvelle et magnifique édition des Poésies de maître Adam Billaut, que M. Ferdinand Wagnien,

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avocat, vient de collationner avec soin, et d’offrir au public comme un monument élevé à la gloire de son compatriote […] M. A. et M. Z. […] reprirent à ce propos leur ancienne discussion sur l’avènement des Prolétaires à la poésie, en commençant par admirer ensemble ce beau volume, imprimé à Nevers même avec élégance, recomplété par les soins vigilants de sympathiques admirateurs, rendu à sa véritable orthographe ancienne […] et enrichi des portraits intéressants et authentiques de maître Adam, du grand Condé, de Christine de Suède, des princesses de Gonzague, etc. On y a joint une vue du vaste château des ducs de Nevers, où le poète artisan porta si souvent ses stances et ses sonnets […] et enfin une vue de la maisonnette plus que modeste où le vieux Adam acheva tranquillement ses jours dans une philosophique pauvreté […] Une Notice fort bien faite par M. Ferdinand Denis, ouvre le volume ; et une jolie Epître en vers adressée à la mémoire de maître Adam par Rouget, le tailleur poète de Nevers, le termine, et en complète l’illustration. » 10. . Voir par exemple l’avant-propos des Poésies sociales des ouvriers, le recueil publié par Olinde Rodrigues en 1841, aussitôt accueilli, pour le saluer ou pour le critiquer, comme un événement : « j’ai hâte de le proclamer […] : j’ai trouvé dans les ateliers, sous le toit des mansardes, nombre d’hommes de cœur et d’intelligence, qui déjà, dans le cercle de leurs habitudes, de leurs relations, s’occupent activement et avec un succès croissant à propager par leurs écrits, ou par leurs chants, des idées d’ordre et de paix, basés sur une foi ardente en un meilleur avenir » (Poésies sociales des ouvriers, réunies et publiées par Olinde RODRIGUES, Paris, Paulin, 1841, p. II). Voir aussi la préface donnée par Eugène Sue au recueil de Savinien Lapointe (Une voix d’en bas. Poésies par Savinien Lapointe, ouvrier cordonnier, Paris, Adolphe Blondeau, 1844), tout entière centrée sur la question du lieu d’où doit parler qui entend parler du peuple. 11. . L’avant-propos d’un autre recueil de poésie ouvrière, celui de François Gimet, identifie de manière explicite position sociale et origine régionale : « Notre plume et nos goûts se sont identifiés avec les coutumes locales des ouvriers-poètes ; nous les avons rassemblés dans un même tableau […] en conservant à chacun […] sa fraîcheur et sa grâce, quelque agreste et quelque sauvage qu’elles soient » (Galerie d’ouvriers-poètes. Les Muses prolétaires. Adam Billaut, Jean Reboul, Jasmin, Magu, Marius Fortoul, Rouget, Louis Voitelain, Charles Poncy, Auguste Abadie, Reine Garde, Paris, Émile Fareu, 1856, pp. 5-6), et plus loin, pp. 12-13 : « Par un goût qui nous est particulier, nous avons suivi chaque ouvrier-poète dans son atelier, dans son chantier […] Nous avons parlé leur jargon, leur patois, nous les avons surpris avec leurs amis, avec leur famille et nous les avons suivis dans toutes les phases de leur vie ». Lorsque Lamartine écrit sur Reboul, poète nîmois, il le compare à un laurier poussant sur le Pont du Gard ou les Arènes : la poésie de ce boulanger catholique est pour lui une manifestation du génie propre des lieux. 12. . Le père de Wagnien, ancien président du tribunal de commerce et receveur municipal de Nevers, est un républicain très actif dans les années 1840. Lui-même avocat, conseiller municipal, lié aux fouriéristes, Frédéric Wagnien publie différentes brochures et devient en 1842 l’un des rédacteurs de la Revue de la Nièvre, journal d’opposition modéré rattaché, selon ses propres termes, « à la gauche dynastique » (Coup d’œil sur le Nivernais, par M. Frédéric Wagnien, avocat, Nevers, C. Sionest, 1846, p. 27), mais il écrit aussi dans L’Association plus radicale de Claude Tillier. Sur ces deux figures, voir Victor GUENEAU, Dictionnaire biographique des personnes nées en Nivernais ou revendiquées par le Nivernais, qui, par leurs travaux, leurs services, leurs mérites, leurs vertus ou leurs crimes, ont mérité de n’être pas oubliées, Nevers, Mazeron frères, 1899 ; et André LEGUAI et Jean- Bernard CHARRIER[dir.], Histoire du Nivernais, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 1999, pp. 305 et sq. 13. . On peut remarquer que dans le premier article de la Revue indépendante qu’elle consacre aux poètes populaires sous le pseudonyme de Gustave Bonnin (« Sur les poètes populaires », novembre 1841 : il s’agit du premier numéro de la revue), Sand développe le même raisonnement que dans le « Second dialogue familier […] » sur la succession historique des poètes issus de la noblesse (jusqu’au XVIIe siècle), puis de la bourgeoisie (XVIIe-XVIIIe siècles), enfin du peuple, mais

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sans parler d’Adam Billaut. Le retour sur son cas signale le fonctionnement en réseau des acteurs de l’événement « poètes-ouvriers ». 14. . Ferdinand-Jean DENIS, Journal 1829-1848, publié par P. Moreau, Fribourg, Hess frères et Paris, Plon, 1932, pp. 113-115. Sur Jasmin, voir Emmanuel LE ROY-LADURIE, La Sorcière de Jasmin, Paris, Éditions du Seuil, 1983 et Jasmin. Actes du colloque d’Agen (9-11 octobre 1998), textes réunis parClaire TORREILLES et François PIC, Toulouse, Centre d’étude de la littérature occitane et Bordeaux, William Blake et Co, 2002. 15. . Sur ce mouvement et ses acteurs, notamment Augustin Thierry, voir Stéphane GERSON, The Pride of Place. Local Memories and Political Culture in Nineteenth-Century France, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2003. Gerson mentionne l’intérêt du cercle intellectuel de Thierry pour les patois au début des années 1840, p. 214. 16. . « L’histoire a changé de lieux » dans Alban BENSA et Daniel FABRE [dir.], Une histoire à soi. Figurations du passé et localités, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme ; 2001, pp. 13-41, citation p. 21. Daniel Fabre signale ibidem que « quelle que soit l’unité d’espace que l’on retienne – commune, département ou province – la France et ses voisins européens ont connu au XIXe siècle une mutation considérable des référents de l’écrit et de l’imprimé : désormais la localité écrase quantitativement et les écrits religieux dont la domination ancienne fut durable et les nouvelles productions de la littérature de masse. » Sur le cas de la Nièvre, voir Guy THUILLIER, « Les historiens locaux en Nivernais de 1815 à 1840 », Actes du 101e Congrès national des sociétés savantes, Lille, 1976, Paris, Bibliothèque Nationale, 1978, tome 2, pp. 349-364. 17. . Sur ce personnage, neveu de l’académicien du XVIII e siècle, et qui s’occupa lui aussi d’érudition locale dès sa nomination à Nevers, comme le faisaient beaucoup d’enseignants – correspondant du Comité des travaux historiques depuis 1838, il avait participé, avec Antony Duvivier et un autre personnage local, Barat, à l’Album du Nivernais, publié de 1838 à 1842 –, voir André THUILLIER, « Une carrière universitaire au XIXe siècle. J. N. Morellet (1806-1890) », Mémoires de la société académique du Nivernais, 1971, pp. 84-90. Sur la polémique à propos d’Adam Billaut, voir la notice de la « Physiologie du professeur de rhétorique » dans Claude TILLIER, Pamphlets (1840-1844), éditions critique par M. Gérin, Paris, A. Butaut et Nevers, Mazeron frères, 1906, pp. 173-177. 18. . France historique et monumentale. Histoire générale de France depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, illustrée et expliquée par les monuments de toutes les époques […],par A. Hugo, auteur de l’histoire de Napoléon et de la France pittoresque, Paris, Delloye, 1836-1853. La France pittoresque, publiée en 1835 chez le même éditeur, est illustrée de gravures dues à Devéria. Les numéros de l’Écho de la Nièvre. Journal politique, littéraire et industriel où apparaît cette polémique manquent à la Bibliothèque nationale de France ; ils peuvent être consultés à la Bibliothèque municipale de Nevers, qui ne possède toutefois pas la collection complète de ce périodique. 19. . Sur ces journaux, voir Guy THUILLIER, « La presse nivernaise au XIX e siècle », extrait des Annales de Bourgogne, tome 38, 1966. 20. . Le 27 février 1842, la rubrique théâtrale de L’Association annonce également la représentation d’un vaudeville sur Adam Billaut au théâtre de Nevers (Les Chevilles de Maître Adam, menuisier de Nevers ou les Poètes artisans, par Fancis et Moreau), avec ce commentaire, p. 3 : « Aucune pièce ne saurait offrir plus d’attraits que les productions auxquelles s’attache un intérêt local […]. Le menuisier de Nevers est le seul poète populaire du siècle de Louis XIV. Sa gloire et sa popularité n’ont point pâli […] Nous serons donc enchantés de voir reparaître au milieu de nous, sur notre petit théâtre qui occupe une partie du château des anciens ducs. C’est là que le poète venait dire ses vers à la séduisante Marie de Gonzague ; c’est là que les jeunes princesses récitaient elles-mêmes ceux que maître Adam composait […] Les Nivernais, nous en sommes sûrs, ne laisseront pas échapper cette occasion de prouver par leur empressement que leur vieux poète excite encore aujourd’hui les plus vives sympathies ».

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21. . Voir Philippe RÉGNIER, « L’institution et son en-dehors. La critique littéraire des saint- simoniens » dans Michel ESPAGNE et Michael WERNER [dir.], Philologiques I. Contribution à une histoire des disciplines littéraires en France et en Allemagne au XIXe siècle, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1990, p. 211-237, pour une analyse du même phénomène chez des acteurs bien plus centraux, les saint-simoniens, ex-saint-simoniens et relations des saint- simoniens dans le monde politique, la presse et les institutions culturelles parisiennes. 22. . Poésies de Maître Adam, Menuisier de Nevers, Nevers, J. Pinet, 1842, respectivement p. 599 et p. 605. 23. . Poésies de François Rouget, tailleur à Nevers, Paris, Arnauld de Wresse, 1857, « Epître à Maître Adam », p. 20-24 : « À Nîmes, un boulanger, des beaux-arts amateur, / Et de vers assez bons assez modeste auteur / Poursuivait dès longtemps sa docte fantaisie, / Et faisait de la pâte et de la poésie. / […] Un travail manuel n’exclut pas la science. / […] Jean Reboul, – c’est le nom du poète- ouvrier, / Cultivait donc les arts ensemble et son métier, / […] Un jour, à son logis un noble voyageur / Se présente et s’annonce en qualité d’auteur. / C’était le grand Dumas, alors roi du théâtre, […] / Jean Reboul, étonné, le salue humblement. / […] L’étranger lui répond : […] / Un frère en Apollon vient vous baiser les mains. / […] Vous serez imprimé sur beau papier vélin, / Ou j’y perdrai plutôt mon grec et mon latin. / – Monsieur, reprit Reboul, votre bonté s’abuse, / Et vous portez trop haut une modeste muse ; / Je sais juger mes vers, et jamais je ne lis / Racine et Despréaux, mes auteurs favoris, / Sans renoncer huit jours à toute poésie. / […] – Trop modeste, mon cher ; d’ailleurs ne parlez point / De ces auteurs. Soyons bien d’accord sur ce point : / Vous êtes boulanger, sans art et sans lecture, / Vous ne connaissez rien de la littérature ; / Vous n’avez rien appris de cent auteurs divers, / Et c’est par pur instinct que vous faites des vers. / […] De vous répandre, ami, laissez-moi tout le soin ; / […] Pour vos œuvres d’abord, je fais une préface, / Et puis un mien ami, poète député, / Dont le nom glorieux est justement vanté, / […] Une lettre par lui nous sera délivrée ; / Sa lettre et ma préface enflant votre recueil, / Je vous promets partout un favorable accueil. / À des soins si pressants, qui pourrait se soustraire ? / – J’y consens, dit Reboul, faites-en votre affaire. / Et depuis, ses beaux vers, par le ciel inspirés, / Réimprimés trois fois, sont toujours admirés. / Mais que j’aimerais mieux le rimeur prolétaire, / Servant dans ses écrits la cause populaire, / Et consacrant son luth, si justement vanté, / À vous, sainte patrie et sainte liberté ! » Le recueil de Rouget contient de nombreux poèmes consacrés à la figure d’Adam Billaut. 24. . Jacques RANCIÈRE, « Le Prolétaire et son double, ou le Philosophe inconnu », dans Les Scènes du peuple, Lyon, Horlieu éditeur, 2003, pp. 21-33, citations p. 25. 25. . Une voix d’en bas, ouv. cité., préface, p. xv : « Nous le répétons, rien ne nous paraît donc plus touchant, plus beau que de voir des hommes d’une intelligence, d’un talent aussi élevé que M. Savinien Lapointe, rester ouvriers comme leurs frères, vivre de leur vie de rude labeur, afin d’être toujours l’écho de leurs douleurs, de leurs vœux, de leurs espérances, et, à défaut de représentation politique, créer ainsi une sorte de représentation poétique, à laquelle la puissance de leur voix donne autant de retentissement que d’importance. » 26. . Reboul, on l’a dit, était bien protégé par les notables catholiques et légitimistes de Nîmes, et devint même représentant du peuple pour leur compte après 1848. Mais ce n’est pas de cela que Rouget parle : il n’évoque que le patronage de Lamartine et Dumas. 27. . Les Chevilles est le titre du seul recueil publié de son vivant par Billaut (Les Chevilles de Maître Adam, Menuisier de Nevers, Paris, Toussait Quinet, 1644). 28. . Le Chant de l’ouvrier. Poésies diverses par Louis Pélabon, Draguignan, P. Garcin, 1842, Préface, pp. 10-11 ; Pélabon parle de lui-même à la troisième personne. Sur cet ouvrier qui écrit aussi en provençal et l’autre poète toulonnais, Charles Poncy, voir Maurice AGULHON, Une ville ouvrière au temps du socialisme utopique. Toulon de 1815 à 1851, Paris/La Haye, Mouton, 1970, notamment pp. 54-55, pp. 71-78, pp. 155-156. 29. . Sand préfacera ses Poésies en 1845, et sa préface paraîtra aussi dans La Presse.

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30. . Agricol PERDIGUIER, Correspondance inédite avec George Sand et ses amis, lettres choisies et commentées par Jean Briquet, Paris, Éditions Klincksieck, 1966, pp. 63-64. L’histoire de Boyer, mort de désespoir de ne pas voir ses œuvres reconnues, a servi d’argument aux détracteurs des poètes-ouvriers, dont le plus célèbre et le plus réfuté (notamment par Sand et Savinien Lapointe) est Lerminier, auteur d’un article cinglant dans la Revue des Deux Mondes (« De la littérature des ouvriers », 15 décembre 1841). 31. . Correspondance inédite…, ouv. cité, pp. 67-69. Sand répond qu’elle travaille à un autre article sur les ouvriers-poètes et à une suite du Compagnon du tour de France, le roman qu’elle a écrit sur l’expérience compagnonnique qu’elle connaît par Perdiguier. 32. . Un signe a contrario de ce travail est repérable dans les deux versions successives de la préface du dialogue sur Adam Billaut écrit par Perdiguier lui-même en 1843, mais publié en 1850 puis en 1863. La première version, très politique, contient aussi une liste des noms de poètes- ouvriers qu’il voulait voir célébrer par Sand : « J’avais eu la pensée, en l’année 1843, de faire un travail complet sur les ouvriers qui ont écrit soit en vers, soit en prose. J’avais, à cet effet, réuni de nombreux documents ; mais, par des circonstances indépendantes de ma volonté, mon projet ne put être réalisé […] Les écrivains-ouvriers dont j’aurai à parler, s’il est décidé qu’il est bon de poursuivre un travail de cette sorte, seront, parmi les plus anciens : Olivier BASSELIN, le fouleur ; maître ANDRE, le perruquier […]. Viendront ensuite le boulanger REBOUL ; le perruquier JASMIN ; […] les imprimeurs Hégésippe MOREAU, LACHAMBAUDIE, VOITELIN ; le tisserand MAGU ; le potier d’étain BEUZEVILLE ; l’imprimeur sur indiennes LEBRETON, le cordonnier LAPOINTE ; le fabricant de mesures linéaires VINÇARD ; le maçon PONCY […] », Maître Adam, menuisier de Nevers, Dialogue, par Agricol PERDIGUIER, menuisier, représentant du peuple, Paris, Marcel, 1850, pp. 5-6. La deuxième version ne mentionne plus aucun contemporain : « Les ouvriers écrivains datent de loin ; Moïse, David, Elisée, Amos, Confucius, Socrate […] travaillèrent des mains […] Jean-Jacques Rousseau fut apprenti graveur et la pauvreté ne le quitta jamais […] Mais soyons moins ambitieux ; ne parlons que de ceux qui naquirent ouvriers, ne cessèrent de se livrer au pénible labeur, et produisirent néanmoins, avec le secours de leurs lumières naturelles, augmentées par la lecture de très bons livres sans doute, des œuvres qui les honorent […] on remarque Hans Schaz, de Nuremberg, né en 1494, mort en 1576. Il était cordonnier de son état […] On vit briller en Angleterre, parmi les poètes populaires, le cultivateur Burn[s] […] Olivier Basselin, maître d’un moulin à foulon, né à Vire, en Normandie, dans le XVe siècle […] mérite une place distinguée parmi nos poètes. Vint ensuite Adam Billaut […] Nous devons à maître André le perruquier le Tremblement de terre de Lisbonne […] C’est à partir de 1830 surtout que les artisans poètes et prosateurs se sont manifestés en grand nombre. Il y aurait à faire une publication fort étendue et fort intéressante à leur sujet […] en attendant ce vaste Panthéon des ouvriers, […] revenons à notre menuisier, et donnons du dialogue que je lui ai consacré dès 1843 […] la réimpression que voici. Puissent les ouvriers se distraire du travail des bras par celui de la pensée, conquérir l’art, la science, l’intelligence, s’élever, grandir comme je le souhaite du fond de mon âme, et bien se garder de dédaigner de se connaître eux-mêmes », Maître Adam, Menuisier de Nevers. Dialogue, par Agricol PERDIGUIER, Menuisier, deuxième édition, Paris, Agricol Perdiguier, Libraire-Editeur, 1863, pp. 5-6. 33. . George SAND, Histoire de ma vie, édition établie, présentée et annotée par Martine Reid, « Quarto », Paris, Éditions Gallimard, 2004, pp. 1260-1261. 34. . Voir Judith LYON-CAEN, La lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Éditions Tallandier, 2006.

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RÉSUMÉS

L’événement à la fois éditorial et politique – à ce titre pris en charge à la fois par l’histoire du mouvement ouvrier et par l’histoire culturelle – qu’est le phénomène des poètes-ouvriers dans les années 1840 a d’emblée été mis en histoire, pourvu d’un passé et de précurseurs comme Adam Billaut, figure de menuisier-poète du XVIIe siècle. Cette réapparition invite à questionner les conditions de l’émergence occasionnelle d’une pratique en réalité ancienne et constante dans le monde du travail. Des artisans et des ouvriers ont régulièrement composé des écrits divers, notamment poétiques, sous l’Ancien Régime comme au XIXe siècle et plus tard ; mais il est exceptionnel que cette pratique de l’écriture ait fait événement en tant que telle. L’interrogation sur les conditions et les acteurs de l’apparition publique de l’écriture d’ouvriers sous la Monarchie de Juillet suit ici deux pistes : autour de la réédition d’Adam Billaut à Nevers mais avec la participation d’acteurs de la scène parisienne, en 1842, il s’agit de réfléchir d’une part sur la production d’auteurs locaux et ses enjeux, et d’autre part sur la question du patronage et autres formes de protection, nécessairement posée par le recours à une figure d’auteur du XVIIe siècle, et centrale pour analyser le phénomène social des poètes-ouvriers des années 1840.

Working-class poets, as they appeared in France in the 1840s, have been constituted as both an editorial and a political event by historians of the labour movement and by historians of culture. In fact this phenomenon was immediately historicized at the time of its advent, through discourses that endowed it with a past and furnished with precursors such Adam Billaut, a 17th century carpenter and poet. This reappearance is an invitation to reconsider the occasional emergence of what was actually an old and steady practice amongst labourers. Artisans and workers regularly composed various forms of writings, among which poetry, during the Ancien Régime just as much as during the 19th century, as well as later; but it was exceptional that such writing practices be construed as an event worth noting. The inquiry around the conditions in which working-class writings made their public appearance under the , and around the actors that made their emergence possible, follows two different directions in this article. One constitutes an effort to understand the reprinting of Adam Billaut’s verses in Nevers in 1842, with the help of actors of the Parisian scene. It is centred on the question of what is at stake in the production of local authors. A second train of inquiry is centred on questions of patronage and of protection, called forth by the recourse to an author figure belonging to the 17th century and of central importance if one is to understand the social phenomenon of working-class writers around 1840.

AUTEUR

DINAH RIBARD Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales et membre du GRIHL (Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire).

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Naissance d’une classe sociale : les fonctionnaires de bureau, du Consulat à la Monarchie de Juillet. Le cas de l’Isère. The rise of a social class, office civil servants, from the Consulate to the July Monarchy. The case of the department of Isère

Marie-Cécile Thoral

1 L’étude des classes sociales a longtemps été influencée, pour la France du XIXe siècle, par une définition marxiste accordant une importance très grande au critère économique (la place d’un groupe dans les rapports de production) et établissant une bipolarisation de la société (bourgeois/prolétaires). Les analyses de Max Weber et de sociologues contemporains ont mieux pris en compte le caractère pluri-dimensionnel de la classe sociale, et surtout ont tenté d’intégrer dans leur étude les classes intermédiaires – notamment les employés – qui connaissent un essor important à partir de la fin du XIXe siècle. L’augmentation des effectifs des employés, liée à la tertiarisation de la société française, s’observe surtout à partir de la fin du XIXe siècle, mais ils sont précédés, au début du XIXe siècle, par une autre « classe de services » 1, les employés publics ou fonctionnaires. La réorganisation de l’administration, la construction de l’État et l’extension de son action sont en effet à l’origine d’une forte augmentation des effectifs de fonctionnaires au XIXe siècle. La Révolution 2, le Consulat et l’Empire 3 sont des étapes essentielles dans la construction de ce nouveau groupe. Les fonctionnaires sont désormais un peu plus nombreux, d’autant plus que certains sont de nouveaux fonctionnaires depuis la Révolution ou l’Empire – les employés de la direction de l’enregistrement et des domaines depuis la Révolution, les enseignants depuis la création de l’Université en 1808. Ils forment aussi un ensemble plus homogène, notamment dans leur rapport à l’État. Un nouveau groupe professionnel se met ainsi en place au début du XIXe siècle, succédant à un ensemble de groupes particuliers de serviteurs de l’État monarchique, marqués par la diversité de statuts

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sous l’Ancien Régime (employés de fermes et régies, employés directs de l’État ou commissaires, officiers propriétaires de leur charge). Le premier statut de la fonction publique en France date de 1944 4. Cependant, même avant ce statut officiel, les fonctionnaires 5 bénéficiaient déjà d’avantages sociaux et de conditions de travail assez réglementées et fixes, et surtout avaient conscience d’appartenir à un milieu commun. Les employés des bureaux d’administrations locales déconcentrées (préfecture, Ponts et Chaussées…) ou des bureaux des municipalités de grande ville, forment donc bien, dès le début du XIXe siècle, un groupe professionnel, uni par des conditions de travail communes (nomination par l’État, travail de bureau, missions d’intérêt général…). Forment-ils pour autant une « classe sociale », et selon quelle définition de la classe sociale ?

2 L’histoire des fonctionnaires civils, qui commence à se développer pour la fin du XIXe siècle et le XXe siècle 6, reste très peu étudiée pour le tout début du XIXe siècle. Le manque actuel de connaissances sur ce sujet ne permettant pas de dresser un tableau général et national, cet article voudrait, par une étude de cas sur l’Isère, proposer des données tirées de sources locales très riches qui permettent une analyse précise de ce groupe méconnu de fonctionnaires urbains, et esquisser quelques propositions plus générales.

De plus en plus de bureaux, de plus en plus de fonctionnaires… : bureaucratisation de la société urbaine provinciale

3 Le facteur numérique joue un rôle dans la constitution d’une classe sociale. Un groupe doit atteindre une certaine taille critique pour avoir une « position de classe », une position dans l’organisation économique et sociale. Les ouvriers ne commencent ainsi à former une classe économique, une « classe en soi », en Angleterre comme en France, qu’à partir du processus d’industrialisation qui est à l’origine à la fois de l’augmentation des effectifs et de la concentration spatiale, dans les lieux de travail et dans les mêmes quartiers. Le même phénomène s’observe en France au XIXe siècle pour les fonctionnaires sous l’effet de la construction de l’État et de la bureaucratisation, surtout dans les villes.

4 La bureaucratisation des ministères commence au XVIIIe siècle, période d’accroissement des affaires, de spécialisation des services et d’augmentation du nombre de commis dans les départements ministériels, mais la bureaucratisation provinciale, dans les administrations locales, est plus tardive. Il y avait déjà des bureaux dans les provinces d’Ancien Régime, à commencer par ceux des intendances, mais leur personnel était réduit. Les bureaux de la préfecture de l’Isère emploient, dès le Consulat et jusqu’à la Monarchie de Juillet, une vingtaine de personnes 7 (20 en l’an VIII 8, 23 en 1830 9), ce qui est un nombre moyen pour l’époque (12 employés à la préfecture des Hautes Pyrénées en 1802 et 17 en 1813 10 par exemple), alors que les services de l’intendance du Dauphiné, couvrant pourtant une circonscription beaucoup plus importante que le département de l’Isère, occupaient moins de dix personnes à la fin de l’Ancien Régime, sous l’intendant Caze de la Bove : trois chefs de départements (bureaux), trois sous-chefs, le subdélégué général et le secrétaire particulier de l’intendant 11.

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5 Un certain nombre de fonctionnaires travaillent aussi dans les bureaux des administrations financières. La direction de l’administration des contributions directes est confiée, en Isère, à seize personnes : le directeur des contributions directes du département à Grenoble, l’inspecteur, le receveur général des contributions à Grenoble, trois receveurs particuliers pour les trois autres arrondissements (à Vienne, la Tour-du- Pin et Saint-Marcellin), deux contrôleurs à Grenoble et huit dans huit autres villes du département 12.

6 L’administration des Droits Réunis créée en 1804 (qui devient l’administration des contributions indirectes sous la Restauration) est dirigée localement par dix personnes : le directeur, un inspecteur, un contrôleur et un receveur principal à Grenoble, un contrôleur et un receveur principal dans chacun des trois autres chefs- lieux d’arrondissement (Vienne, Saint-Marcellin, la Tour-du-Pin) 13. Le directeur, à Grenoble, est en outre sans doute assisté d’un certain nombre d’employés de bureau (secrétaire, employés…) : le manque de données ne permet pas toujours de connaître précisément le nombre de fonctionnaires subalternes dans les bureaux des administrations locales urbaines.

7 Le directeur des douanes du département emploie, dans son bureau à Grenoble, au minimum un commis, et peut-être deux ou trois autres commis ou secrétaires.

8 Le bureau des postes de Grenoble, dirigé par le directeur des postes du département, est composé, sous l’Empire, de neuf personnes : le directeur, le contrôleur, trois commis, un surnuméraire, et trois facteurs 14. Le nombre d’employés dans ce bureau reste à peu près stable sur l’ensemble de la période étudiée, autour de neuf à dix personnes 15.

9 Le bureau des Ponts et Chaussées à Grenoble, dirigé par l’ingénieur en chef, est composé d’un premier dessinateur, d’un géographe, d’un chef de bureau et d’un secrétaire commis 16.

10 Les fonctionnaires urbains ne dépendent pas tous d’administrations nationales déconcentrées. Les employés municipaux forment aussi un groupe important, surtout dans les moyennes et grandes villes provinciales. Le nombre d’employés municipaux de Grenoble est même plus important que celui des employés de la préfecture de l’Isère. En effet, aux employés de bureau s’ajoutent, dans le cas des municipalités – à la différence des préfectures –, les employés travaillant pour les services extérieurs de la mairie, les policiers notamment. La municipalité de Grenoble emploie ainsi, en 1832, vingt-quatre personnes : huit employés de bureau (le secrétaire en chef, trois chefs de bureaux et quatre expéditionnaires) et quinze agents travaillant pour les services extérieurs de la mairie (deux mandeurs, un afficheur, le préposé en chef de l’octroi, le receveur municipal, l’architecte voyer, un garde fontaine, deux gardes champêtres, et sept policiers 17). La mairie de Grenoble est divisée en trois puis cinq bureaux – le secrétariat général, le bureau des logements militaires et celui des actes civils, puis, à partir de 1832, le secrétariat, le bureau de la comptabilité, celui de l’état civil, celui des affaires militaires et celui des contributions.

11 Les fonctionnaires de bureau, malgré leur diversité (diversité de corps administratifs, de métiers, de grade dans la hiérarchie professionnelle et sociale des bureaux), forment un groupe professionnel. Ils ont en commun leur insertion dans une organisation hiérarchisée et souvent organisée sur un modèle proche de l’organisation militaire. Des règlements intérieurs stricts organisent la vie dans les bureaux. Ils doivent

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régulièrement rendre des comptes à leur supérieur hiérarchique. Pour s’absenter, ils doivent obtenir une autorisation de l’autorité supérieure (le Ministre de l’Intérieur, le préfet ou le chef d’une autre administration locale). En-dehors des absences de service (tournée dans le département ou dans l’arrondissement, convocation par le préfet à Grenoble, par un ministre à Paris…) ou des congés dus à des motifs graves – maladie notamment –, il est fait une retenue sur le traitement du fonctionnaire pour chaque jour d’absence 18.

12 Ils ont également le même type de travail. Les mêmes normes administratives et bureaucratiques s’appliquent dans toutes les administrations pour la rédaction de rapports et pour la correspondance avec les ministères : un seul sujet par lettre pour pouvoir être ensuite traité par le bureau spécialisé d’un ministère, inscription de la division du ministère concernée en haut de la lettre, envoi de rapports à dates régulières même s’il n’y a aucune information nouvelle à donner : dans ce cas, faire un rapport négatif indiquant qu’il n’y a rien à signaler… Cette homogénéisation du groupe par le type de travail est renforcée par la professionnalisation croissante de l’administration au XIXe siècle. Les pratiques se perfectionnent et se codifient. Le nombre de bureaux, aussi bien à la préfecture de l’Isère qu’à la municipalité de Grenoble, augmente au cours de la période étudiée, en lien avec un phénomène de spécialisation des fonctions. Les employés deviennent responsables d’un nombre limité d’attributions.

13 La bureaucratisation provinciale entraîne donc, au XIXe siècle, la formation d’un groupe professionnel : les fonctionnaires de bureau. Peut-on définir ce groupe professionnel comme une « classe sociale » ?

Du groupe professionnel à la classe sociale

14 Les fonctionnaires ne semblent pas, à première vue, constituer une classe sociale au sens marxiste du terme. Ils prennent en effet difficilement part dans une organisation économique fondée sur les rapports sociaux de production, sur la possession ou la non- possession de l’appareil de production. Les fonctionnaires de bureau ne possèdent rien en propre. Ils ne sont pas non plus des travailleurs manuels, des producteurs de biens, et annoncent plutôt la « classe de services » qui commence à se former à la fin du XIXe siècle – employés privés et publics.

15 L’analyse en termes de lutte des classes est aussi difficile à appliquer au groupe des fonctionnaires. Ils ne sont ni dominés et exploités, ni exploiteurs. Ils dépendent d’un « patron » direct qui est le plus souvent, lui aussi, un « employé », un fonctionnaire (le préfet, l’ingénieur en chef des Ponts et Chaussées…), et, en dernier lieu, d’un agent représentant le peuple, la souveraineté nationale (l’État central, la municipalité…) et non un capitaliste, un patron privé.

16 Ils occupent cependant une place dans l’organisation non pas tant économique que politique et sociale. Ils ont le même « patron » : l’État (État central ou collectivités locales). Ils ont la même mission générale : faire appliquer la loi, faire appliquer les mesures du gouvernement. Cela leur donne une autorité sociale par rapport aux autres citoyens, autorité sociale ou « rôle social » qui est l’un des critères de définition d’une classe sociale 19.

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17 Leur activité professionnelle est aussi une source de prestige. Le travail non manuel, l’activité de bureau est en effet plus valorisante socialement (classe de production « positivement privilégiée » 20) que le travail manuel ouvrier.

18 Les fonctionnaires forment également une classe sociale dans le sens établi par Edward Thompson : ils ont des intérêts communs et des avantages qui les différencient des autres citoyens 21, et qu’ils doivent conquérir puis défendre.

19 Les petits et moyens fonctionnaires de bureaux perçoivent des salaires assez bas. Selon Jean Clinquart, le revenu minimum vital pour une famille ouvrière dans une ville moyenne sous la Monarchie de Juillet est de 860 francs tandis qu’un préposé des douanes ne perçoit en moyenne que 600 francs 22. Un employé ou expéditionnaire dans l’administration locale en Isère gagne en moyenne 900 francs par an, ce qui est aussi assez modeste. Cependant, la diversité est assez grande entre différentes régions ou villes dans ce domaine (400 francs par an pour un employé de l’administration municipale de Bordeaux dans les années 1830 23, 600 à 800 francs par an pour un employé de l’administration municipale de Grenoble à la même date 24).

20 Les petits et moyens fonctionnaires n’ont donc pas des salaires très élevés mais ils ont des salaires réguliers, ce qui n’est pas sans importance à une époque de chômage saisonnier ouvrier chronique 25. Ils bénéficient aussi d’un mode de paiement régulier (salaires payés au mois, contrairement à beaucoup d’ouvriers payés à la semaine, à la journée ou aux pièces au début du XIXe siècle 26) et surtout d’une distribution hiérarchisée des salaires (un même salaire pour une position semblable), ce qui n’est pas souvent le cas pour les ouvriers à la même période 27. Même s’il n’y a pas à proprement parler de grille de salaires pour les fonctionnaires de bureau, il y a en effet des traitements fixes et réguliers correspondant au rang de l’employé dans la hiérarchie 28. En 1801, le secrétaire général de la préfecture de l’Isère gagne 4 000 francs, un chef de bureau 1 800 francs, un premier commis 1 200 francs et un expéditionnaire 200 francs 29. Les employés municipaux de Grenoble ont eux aussi des salaires correspondant à leur rang : 1 460 francs pour le secrétaire général, 1 200 francs pour un chef de bureau, 900 francs pour un expéditionnaire en 1802 30.

21 Ceci s’accompagne d’une relative sécurité de l’emploi. En l’absence d’un statut de la fonction publique, l’emploi public n’est pas garanti. Les nombreux changements de régime en France à cette époque peuvent donc laisser craindre une très forte instabilité, mais, en fait, les petits et moyens fonctionnaires civils, comme les fonctionnaires des bureaux des ministères, ne sont pas souvent concernés par les épurations administratives dans les départements au début du XIXe siècle, à quelques exceptions près, comme les policiers.

22 Le versement d’une pension de retraite est l’un des principaux avantages sociaux des fonctionnaires par rapport aux autres citoyens à cette époque. Les fonctionnaires des administrations civiles locales en bénéficient cependant beaucoup plus tard que ceux des ministères. Toutes les administrations nationales se dotent d’un système de caisses de retraites entre 1803 et 1810 31 (les Affaires Etrangères le 3 floréal an VIII, le Ministère de la Guerre en l’an IX, le Ministère de l’Intérieur en 1806). L’article 11 du décret du 4 juillet 1806 n’établit un système de retraite que pour les employés de l’administration centrale à Paris, pour les employés du Ministère de l’Intérieur. Jusqu’en 1811, le conseil général accorde donc des pensions de retraite, après approbation du Ministre de l’Intérieur, en suivant les conditions prévues pour les employés du Ministère mais en- dehors de tout cadre légal. En 1811, le conseil d’État se prononce sur la question des

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retraites des employés des préfectures, en indiquant que l’article 11 du décret du 4 juillet 1806 doit être suivi dans l’attribution d’une pension de retraite pour un employé de la préfecture, mais uniquement en ce qui concerne la quotité de la pension et la durée du service administratif. Cet article prévoit que la pension de retraite versée doit être d’un sixième du traitement de l’employé pour les dix dernières années et d’un soixantième pour chaque année de plus (avant ces dix dernières années de service) 32, mais ces pensions de retraite ne sont que des secours provisoires, votés chaque année par le conseil général. Les conseillers généraux de l’Isère sentent la nécessité d’une loi générale sur l’organisation d’un système de retraites pour les employés des administrations départementales et émettent un vœu en ce sens dans leur session de mai 1813, vœu qu’ils renouvellent le 8 juin 1816. Une loi établit un système de retraite pour les employés des préfectures dix ans plus tard 33. Les conseillers généraux votent, dans la séance de 1829, la somme de 6 000 francs 34. La caisse de retraite des employés de la préfecture est constituée par cette subvention initiale du conseil général et par les retenues sur les traitements des fonctionnaires depuis 1830 (retenues de 4 % sur leur traitement à partir du 1er janvier 1830).

23 Les employés de la municipalité de Grenoble, qui dépendaient sous le Consulat, l’Empire et la Restauration du bon vouloir des conseillers municipaux pour l’octroi d’une pension de retraite ou « secours » obtiennent eux aussi, quelques années plus tard, un système de retraite par répartition. Les membres de la commission du budget du conseil municipal proposent à l’ensemble du conseil municipal, dans sa séance du 12 mai 1834, « de fonder une caisse de retraites pour les employés des bureaux de la mairie et d’accorder à cette caisse un subside de 5 000 francs ». Cette proposition est renvoyée à l’examen d’une commission spéciale et, sur le rapport de cette dernière, le conseil municipal adopte, le 22 août 1834, le principe d’une caisse de retraites pour les employés des bureaux de la mairie et pour ceux de l’octroi. Le maire de Grenoble estime que cette mesure est « profitable à la ville en même temps qu’elle sera utile à ces employés qui serviront d’autant mieux que leur avenir sera plus assuré » 35.

24 Le système de la retraite par répartition est étendu aux employés des sous-préfectures de l’Isère en 1839. Les conseillers généraux, « considérant qu’il est de bonne administration de donner à ces employés un gage de sécurité sur leur avenir qui les attachera à leurs fonctions et stimulera leur zèle et leur activité », accordent pour cela une subvention de 6 759 francs 36.

25 Le temps de travail est un élément important de l’attractivité des postes de fonctionnaires, surtout pour les emplois de bureau. Les employés dans les bureaux de la préfecture, des sous-préfectures ou de la municipalité de Grenoble travaillent en moyenne sept à huit heures par jour, six jours par semaine. Ceci représentait un avantage certain par rapport à d’autres catégories professionnelles. La période du début du XIXe siècle, jusqu’aux années 1840, est en effet considérée comme le point haut de la durée de travail en France avant la baisse du temps de travail quotidien dans la seconde moitié du XIXe siècle pour aboutir à dix ou onze heures de travail par jour en 1900 avec la loi établissant la journée de travail de dix heures pour les ouvriers adultes. Même s’il y avait une grande diversité de situations selon les branches professionnelles et selon les entreprises, la durée de travail des ouvriers était, dans l’ensemble, particulièrement longue. Louis-René Villermé avait observé, au cours de son enquête, que la durée de travail des ouvriers était en moyenne de treize heures à quinze heures par jour (quinze heures de présence dans l’atelier, treize heures de travail effectif) 37, ce

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qui fut confirmé par la première enquête nationale sur les conditions de travail du monde ouvrier en France, menée en 1848, révélant que beaucoup d’ouvriers travaillaient alors douze heures par jour, et parfois jusqu’à quinze heures 38. Les fonctionnaires et administrateurs locaux du début du XIXe siècle sont conscients de la situation privilégiée de beaucoup de fonctionnaires de bureau à cet égard, comme le montre un arrêté du maire de Grenoble sous la Monarchie de Juillet, Honoré-Hugues Berriat. L’attractivité de l’administration municipale est moindre que celle des grandes administrations nationales, comme les préfectures, les directions départementales financières ou autres. Le prestige plus grand, les salaires plus élevés et des avantages sociaux plus précoces – notamment les retraites – font des postes dans ces dernières des emplois plus recherchés. Les maires de grandes villes doivent donc souvent lutter contre la concurrence de la préfecture. Tous les moyens sont bons pour attirer, et surtout pour retenir les employés compétents. Le maire de Grenoble Berriat, en rappelant aux employés municipaux que le temps de travail dans les bureaux de la ville est sept heures, met ainsi en avant la situation privilégiée des employés municipaux de Grenoble : « Ils observeront que le Maire n’exige d’eux pendant dix à onze mois de l’année que sept heures de bureau, tandis que dans les grandes administrations, c’est presque toujours huit heures qui sont exigées » 39.

26 Les fonctionnaires ont aussi un autre avantage qui les différencie nettement des ouvriers pour qui, au XIXe siècle, l’ascension sociale en une seule génération est généralement impossible 40 : la possibilité, réduite mais pas absente, de promotion professionnelle, et donc de promotion sociale en une seule génération. La fonction publique n’est en effet pas seulement un havre de sécurité dans un océan de risques économiques et sociaux au début du XIXe siècle. Un exemple précis, la mobilité professionnelle dans le bureau des postes de Grenoble, éclaire les voies de l’ascension sociale dans la fonction publique provinciale.

27 Deux des quatrièmes facteurs, Gianotti, nommé en 1825, et Caillot en 1827, sont rapidement promus au rang supérieur de troisième facteur 41. Gianotti poursuit même son ascension en étant nommé deuxième facteur en septembre 1827. De même, tous les surnuméraires du bureau des postes de Grenoble sont ensuite promus au rang de troisième ou même deuxième commis 42. Au rang supérieur, quatre des six troisièmes commis nommés entre 1819 et 1827 sont promus deuxièmes commis, l’un d’entre eux, Mounier, devenant ensuite premier commis. Dans le bureau des postes de la ville de Grenoble, les deux rangs les plus élevés – contrôleur et directeur – ne sont jamais confiés à des hommes ayant commencé comme commis dans ce bureau mais à des hommes déjà contrôleurs ou inspecteurs dans d’autres bureaux, et venant souvent d’autres départements. Rocher, nommé contrôleur à Grenoble en juin 1824, était alors contrôleur à Mâcon. Son successeur, Dufresne, était contrôleur à Abbeville lorsqu’il est nommé à Grenoble en juillet 1824. Il quitte cette place en 1829 pour prendre celle d’inspecteur de première classe à Limoges et est remplacé par Serval, alors sous- inspecteur à Huninge, qui quitte Grenoble un an plus tard en avril 1830 pour passer sous-inspecteur de première classe à Aix-en-Provence. Son successeur, Godeau Descarneaux, nommé en avril 1830, était sous-inspecteur à Auch. Le même phénomène de promotion professionnelle et sociale se retrouve dans les bureaux de postes des autres villes du département.

28 La promotion professionnelle interne (à l’intérieur du même bureau) coexiste avec la promotion de type national passant par les mutations successives et l’éloignement

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géographique, surtout pour les rangs les plus élevés. Sur les 26 employés des postes du bureau de Grenoble entre 1808 et 1830, sept étaient employés dans des bureaux de postes situés dans d’autres départements avant leur nomination, huit quittent Grenoble pour être promus dans des bureaux de poste d’autres départements.

29 Les fonctionnaires ne sont pas seulement une classe sociale au sens marxiste, une classe économique. Ils sont aussi un « groupe de statut » au sens wébérien, groupe de statut fondé sur le prestige ou « l’honneur social » 43. Dans le cas des fonctionnaires, le prestige n’est pas lié à la naissance ni au style de vie mais à un autre élément fondateur de « l’honneur social » ou « privilège positif ou négatif de considération sociale » 44 selon Max Weber : « le prestige de la profession » 45. La mission d’intérêt général est, selon Pierre Bourdieu, l’un des éléments essentiels du prestige de la profession de fonctionnaire et même un élément de justification symbolique du pouvoir social et de la domination des hauts fonctionnaires dans la société 46.

30 Le prestige de la profession de fonctionnaire est aussi et surtout d’ordre politique, lié à la puissance publique, à l’autorité de l’État. Plusieurs éléments contribuent à rendre visible ce groupe de statut dans la société : l’uniforme, la participation aux fêtes et cérémonies officielles, l’inscription sur les listes électorales.

31 L’uniforme des fonctionnaires a deux fonctions : leur permettre d’être identifiés rapidement par la population, et leur procurer un sentiment d’appartenance et d’identité communes. L’uniforme a aussi une fonction décorative et de prestige puisque les fonctionnaires doivent porter, lors des cérémonies officielles, leur tenue d’apparat. Il joue alors pleinement son rôle d’identificateur, de marqueur social, d’« habit du pouvoir » 47. Les douaniers ont un habit de drap vert. Les policiers ont un uniforme quotidien et un uniforme de cérémonie (habit bleu à la française, gilet et culotte bleu ou noir, boutons blancs aux trois fleurs de lys ; chapeau gansé de fils d’argent, sabre à la ceinture), et ils portent, à la boutonnière de l’habit, une médaille d’argent sur laquelle sont gravés, sur une face les armes de la ville, sur l’autre face, les mots « force à la loi » 48. L’uniforme joue un rôle certain dans l’attrait de la fonction publique ou de certaines fonctions para-publiques comme celles de gardes nationaux. Mathilde Larrère a bien montré l’importance du bonnet à poils ou « bonnet d’ourson » dans l’identité des compagnies d’élite (grenadiers et voltigeurs) de la garde nationale parisienne sous la Monarchie de Juillet 49. L’uniforme, élément de distinction, contribue au sentiment d’unité du milieu des fonctionnaires, en fait un groupe à part, un groupe de serviteurs de l’État portant une tenue différente de celle du commun des citoyens, un groupe de clercs laïques, comme le note Xavier Rousseaux pour les juges 50. L’uniforme est même si caractéristique de l’identité de certains fonctionnaires qu’il est parfois repris, détourné, dans des pamphlets. Par exemple, un commis au bureau des Droits Réunis de Grenoble, Perrotin, remet au commissaire de police de la ville, le 14 juin 1806, un exemplaire d’un libelle qui a été distribué dans la ville et qu’il a reçu des mains d’un boucher, Odoz 51. L’auteur de ce libelle tourne ainsi en ridicule les employés des Droits Réunis : « Grand uniforme des commis employés aux Droits Réunis, savoir : habit de drap couleur de vin, doublure d’houblon, parements et revers gris de sel. Culotte et gilet couleur de rat ; boutons blancs, deux carottes de tabac en sautoirs ; pour épée, une sonde du côté droit ; chapeaux à l’Henri IV ; pour cocarde l’as de pique ; pour pompon, un bouchon de liège. Nul ne sera reconnu sans être revêtu de ladite uniforme » 52.

32 La participation des fonctionnaires aux fêtes et cérémonies officielles est un autre élément du prestige de la profession. Les fonctionnaires y ont une place d’honneur. Ils

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prennent part dans le cortège officiel se dirigeant vers l’église, ils assistent aux réceptions et bals à la préfecture ou à la sous-préfecture, ils peuvent être présentés à une personnalité politique en visite dans la ville. L’organisation même de ces fêtes officielles sanctionne le statut distinctif des fonctionnaires. Le curé ou le desservant, de concert avec le maire de la commune, attribue des places d’honneur aux fonctionnaires civils, judiciaires et militaires dans les rangées de l’église, élément visuel du protocole, les places étant attribuées en fonction du rang du fonctionnaire dans la hiérarchie 53.

De la classe « en soi » à la classe « pour soi »

33 Les fonctionnaires de bureau ne sont pas seulement des individus partageant une position économique et des intérêts communs. Tous les éléments de la « classe pour soi » ne sont pas encore réunis au début du XIXe siècle pour le groupe des fonctionnaires de bureau, mais ils commencent à former un groupe cohérent et uni. Ils n’ont pas encore d’organisation collective sociale ou politique au niveau national au début du XIXe siècle, et ils ne sont pas encore, à l’inverse des ouvriers, des agents historiques pratiquant des actions politiques collectives, mais ils forment, dès le début du XIXe siècle, une « communauté » et ont un sentiment d’appartenance collective.

34 Plusieurs éléments favorisent la constitution de cette communauté : la force des réseaux dans le recrutement, la sociabilité commune, la naissance d’une culture commune.

35 La vénalité des offices favorisait, sous l’Ancien Régime, la patrimonialisation familiale des charges administratives et rendait une sélection démocratique et par le mérite plus difficile. La révolution française semble devoir être une étape importante dans l’introduction du système du mérite dans la fonction publique, avec notamment la proclamation de l’égalité de tous devant la loi et devant l’emploi public (article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme). Le recrutement par le mérite – sur titres, diplômes, par examens ou concours – est pratiqué, sous le Consulat, l’Empire et la Restauration pour quelques emplois très particuliers et dont le caractère de technicité exige une formation spécifique. C’est le cas, par exemple, des ingénieurs des Ponts et Chaussées, tous issus de l’École Polytechnique, des artistes vétérinaires du dépôt d’étalons, tous brevetés d’une école vétérinaire, ou encore des professeurs. Cependant, ce système du mérite est encore très limité et, pour beaucoup de professions administratives (employé dans les bureaux de la préfecture, employé dans les contributions directes…), le recrutement traditionnel par patronage continue à dominer au moins jusqu’à la Monarchie de Juillet et les recommandations politiques auprès du gouvernement jouent un rôle essentiel. Les candidats ayant dans leurs familles ou dans leurs relations sociales d’autres fonctionnaires, ou des relations haut placées sont donc nettement avantagés 54, utilisant ainsi pour conquérir une situation de classe non pas le capital économique mais le capital social (étendue des relations dont dispose une personne) dont Pierre Bourdieu a montré l’importance 55, et cela d’autant plus que, dans certaines administrations, le recrutement est décentralisé et confié, comme à la préfecture de l’Isère, directement aux chefs de bureaux.

36 Certains candidats à des postes administratifs n’hésitent pas à s’appuyer, dans leur demande, sur leurs antécédents familiaux. Le frère du directeur des contributions directes du département de l’Isère, Louis Royer Dupré, ancien administrateur militaire, demandant, en ventôse an XII, la place de percepteur de l’arrondissement de la Tour-

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du-Pin met ainsi en avant, pour essayer de convaincre le ministre des Finances, la tradition administrative familiale. Le préfet Fourier, transmettant cette demande, reprend cet argument : « Plusieurs de ses frères et de ses parents ont occupé et remplissent encore, avec distinction, des places judiciaires et administratives » 56. De même, Fourier, en recommandant au conseiller d’État chargé de l’administration de l’enregistrement et des domaines, le 23 frimaire an XII, Auguste Clappier, employé depuis huit ans comme surnuméraire dans les bureaux de l’enregistrement ou des hypothèques à Grenoble, fait observer que « son oncle et son cousin occupent avec distinction des places de receveur et d’inspecteur dans cette partie. Je ne doute pas que le citoyen Auguste Clappier ne marche sur leurs traces » 57. Il recommande aussi au lieutenant général de la septième division militaire, le 21 messidor an XII, le fils d’un agent de police de la ville de Grenoble, Leseurre fils, pour la place de secrétaire de la place de Grenoble, devenue vacante après la démission de l’ancien secrétaire, car il « estime que le pétitionnaire possède des titres à la bienveillance du gouvernement par ses services, ceux de son père et ses qualités personnelles » 58.

37 Le service de l’État est ainsi parfois une tradition familiale au XIXe siècle et l’on voit se constituer des familles de fonctionnaires locaux. L’abolition de la vénalité des charges dans le service de l’État n’a pas mis un terme à la force des réseaux familiaux et à la continuité familiale dans l’administration. Il ne s’agit plus de la « patrimonialisation de l’appareil d’État » qui, selon Robert Descimon, caractérise la construction de l’État dans la France d’Ancien Régime, patrimonialisation fondée sur la vénalité des offices 59 et qui disparaît donc quasiment avec la Révolution française, mais il reste, après 1789, de nombreux cas d’appropriation, ou plutôt d’investissement familial de l’administration. Par exemple, le premier receveur général des contributions directes en Isère sous le Consulat, l’Empire et le début de la Restauration, Giroud, voit son fils lui succéder dans ce poste en 1819. La présence, dans la même administration, du père et du fils, n’est pas rare. Par exemple, les Dechenaux père et fils travaillent tous deux à la préfecture de l’Isère sous le Consulat et l’Empire, tout comme les Mermet père et fils à la sous- préfecture de Vienne à la même période.

38 La continuité familiale n’est pas le seul facteur de constitution communautaire de la classe sociale des fonctionnaires urbains. Les bureaux des administrations sont en quelque sorte des lieux de sociabilité et favorisent l’établissement d’un lien social. Les fonctionnaires sont réunis dans un même bâtiment, travaillent mais aussi vivent ensemble une partie de la journée. L’ambiance de travail dans ces bureaux se laisse parfois deviner au travers de documents administratifs. Le maire de Grenoble Berriat, dans un arrêté du 23 janvier 1836 sur les heures de travail et les heures de sortie, précise : « Le maire a trop bonne opinion de Messieurs les [employés] pour qu’il croit nécessaire d’insister sur l’accomplissement très ponctuel de leurs devoirs et de leur rappeler que pendant les heures de travail ils doivent éviter de passer d’un bureau à l’autre pour se livrer à des conversations oiseuses qui font toujours perdre beaucoup de temps » 60. Cette sociabilité de bureau favorise parfois l’amitié entre les fonctionnaires d’une même administration. Par exemple, le secrétaire de la mairie de Grenoble Miroir choisit comme tuteurs pour ses quatre enfants, en 1822, l’un des commissaires de police de la ville, Debonnaire 61. Les directeurs d’administration sont conscients de la force de cette sociabilité de bureau et n’hésitent pas, lorsqu’un employé est très impopulaire dans un bureau, à le renvoyer pour éviter que les inimitiés ou les divisions partisanes (politiques) ne paralysent le service. Ainsi, en 1817, après un conflit entre un jeune surnuméraire récemment nommé, Descombes, royaliste, et l’ensemble des autres

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employés du bureau des postes de Grenoble, tous bonapartistes nommés sous l’Empire, le directeur général des postes remplace aussitôt Descombes 62. Cet incident a fait l’objet d’un rapport officiel (et d’un renvoi de l’employé) en raison de sa gravité, mais il y a sans doute eu d’autres cas, moins graves et n’ayant donc pas laissé de traces dans les archives, de conflits partisans à l’intérieur des bureaux des administrations. Le caractère apolitique de l’administration en général au début du XIXe siècle, illustré par les volte-face de nombreux fonctionnaires lors de changements de régimes pour échapper aux épurations, ne signifie pas que les fonctionnaires n’aient pas de convictions politiques personnelles. Une attitude prudente ou opportuniste, consistant à se rallier officiellement, au moins en apparence, par la prestation de serment, au nouveau régime même s’ils ont auparavant servi l’ancien n’est qu’un comportement de protection professionnelle à une période d’instabilité politique et d’absence de statut de la fonction publique garantissant la sécurité de l’emploi et n’empêche pas le fonctionnaire de conserver des opinions politiques privées qui peuvent se manifester à l’occasion de discussions avec d’autres employés du bureau. Les sources d’archives permettant de connaître les opinions politiques des fonctionnaires de bureau sont cependant très rares. Quelques indices témoignent d’une politisation réelle de certains d’entre eux. Par exemple, l’un des membres d’une société royaliste secrète grenobloise (le Casino, société amenée à jouer un rôle officieux de consultant dans l’épuration politique en 1815-1816) écrit, dans un rapport secret, que les employés de la mairie de Grenoble sont assez favorables au nouveau régime mais qu’il faudrait renvoyer presque tous les employés des bureaux de la préfecture, tous bonapartistes convaincus : « Il n’en est point de même des bureaux de la préfecture d’où les Descheneaux [Dechenaux] et autres devront être chassés, mais encore cela n’est-il possible qu’après le temps sans quoi on désorganiserait ce service au moment où il demandera le plus d’activité et de suite dans les affaires » 63. Les raisons pratiques, la nécessité d’une continuité administrative et le risque d’une désorganisation des bureaux et de l’administration limitent en effet souvent l’épuration des fonctionnaires de bureau après un changement de régime, ce qui ne signifie pas que les employés aient des opinions politiques conformes au nouveau régime.

39 Les fonctionnaires urbains participent souvent, même en-dehors des bureaux, d’une sociabilité commune, dans les cercles et les loges maçonniques notamment. Par exemple, dans les réunions de la loge maçonnique de Vienne, la loge de la Concorde, Thomas Mermet aîné, le secrétaire de la sous-préfecture, côtoie le président du tribunal civil, un juge et un greffier de ce même tribunal, l’ingénieur des Ponts et Chaussées de l’arrondissement, le receveur principal ou encore deux contrôleurs des Droits Réunis 64. Le sous-préfet de Saint-Marcellin confie au préfet, à propos de la loge maçonnique de la ville, la Fidélité, dont il est membre : « L’esprit qui y règne est parfait, vous vous en convaincrez en lisant les noms des sociétaires, presque tous fonctionnaires publics » 65. Les dirigeants des loges maçonniques ne s’y trompent pas. Un grand nombre de fonctionnaires de la ville de Grenoble reçoivent ainsi des invitations pour la réunion de la loge maçonnique des Cœurs Constants du 28 juin 1818 66.

40 Les fonctionnaires de bureau partagent aussi, surtout à partir de la Monarchie de Juillet, une culture commune, notamment autour des livres, manuels et revues administratives qui connaissent, à partir de cette période, un grand développement et un grand succès auprès des fonctionnaires et administrateurs locaux 67. Des municipalités attribuent une partie de leurs revenus à l’abonnement à des revues administratives en plus de celui, obligatoire pour toutes les communes, au Bulletin des

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lois. En décembre 1837, le maire de Grenoble, Berriat, prend même une mesure originale en matière de formation administrative. L’administration municipale de Grenoble souscrivait des abonnements à de nombreuses revues administratives (le Bulletin des lois, le Recueil administratif de l’Isère, le Journal des conseillers municipaux, le Journal des communes, le Recueil administratif de la Seine, le Répertoire administratif faisant suite au fonctionnaire municipal, le Bulletin des contributions et du cadastre, etc.) et s’était constitué, au fil des années, une véritable bibliothèque ou centre de documentation administratif. Berriat, tenant à ce que ces « documents souvent indispensables pour la connaissance et la solution des questions de droit administratif » soient non seulement recueillis, classés, archivés avec soin, « mais […] aussi […] régulièrement consultés par chacun des employés de la mairie afin que tous puissent en tirer une instruction profitable à la ville », décide que ces revues doivent désormais être, dès leur réception à la mairie, déposées dans un carton spécial au secrétariat « où ils resteront pendant trois mois à la disposition de chacun des employés de l’administration » 68. Les revues administratives plus spécialisées sont conservées non pas au secrétariat mais dans les bureaux : le Bulletin des contributions et du cadastre doit être, dès son arrivée, remis au bureau des contributions, tout comme le Journal des salles d’asile et le Manuel de l’instruction primaire doivent être remis au bureau de l’instruction primaire 69. La lecture de ces revues fait partie intégrante du travail des employés et « dès qu’un employé aura remarqué par la lecture des recueils périodiques que la législation a éprouvé des modifications dans la partie du service dont il est spécialement chargé, il aura soin d’en prendre une note qu’il communiquera au maire » 70.

41 Comme d’autres classes sociales, et notamment comme d’autres « groupes de statut », les fonctionnaires de bureau ont parfois un « comportement collectif de ségrégation » 71, qui s’exprime par un sentiment de supériorité et un comportement désagréable de certains fonctionnaires urbains vis-à-vis des autres citoyens. Par exemple, un avocat grenoblois se plaint au préfet, le 6 juin 1823, de l’attitude du secrétaire du bureau de la police de la ville, Foulque. Il assure ainsi que, lorsqu’il accompagne des habitants de la ville qui s’adressent à lui pour les aider à rédiger une pétition et pour les accompagner au bureau de la police ou dans un autre bureau, « dans les administrations » ou « auprès de Messieurs les administrateurs », ce qu’il fait bénévolement, il subit des humiliations et des insultes de la part du secrétaire : « Plusieurs fois Foulque s’est permis même en ma présence et celle de plusieurs témoins de dire que j’étais un intriguant, un faiseur de dupes et jusqu’à me menacer de me faire sortir de son bureau. Si cela n’était arrivé qu’à moi, je ne me plaindrais pas ; le bien que je crois faire en obligeant des malheureux me ferait oublier le mal que voudrait me faire ce misérable perruquier qui croit qu’il lui est permis d’insulter des gens qui ne doivent pas lui répondre et qui doivent le mépriser par leur silence […] Si ma lettre […] ne méritait pas assez de confiance, je me charge s’il était nécessaire de faire signer les trois quarts de la ville […] La plainte que je fais n’est pas tant pour moi comme elle est pour de braves habitants qui sont les victimes de ce Foulque soit par des injures soit par des partialités révoltantes » 72.

42 Cette plainte n’est pas isolée et d’autres fonctionnaires des villes, comme le secrétaire général de la sous-préfecture de la Tour-du-Pin en 1818, donnent lieu à des critiques de la part des citoyens à cause du mauvais accueil qu’ils leur font. Beaucoup de maires des villages du département se plaignent d’être mal reçus par les employés de la préfecture lorsqu’ils se rendent à Grenoble.

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Conclusion

43 L’étude du cas de l’Isère suggère que le processus de bureaucratisation de la société française, et notamment de la société provinciale (la bureaucratisation dans les ministères ayant commencé plus tôt) au XIXe siècle a favorisé la formation d’un groupe professionnel et social, les fonctionnaires de bureaux urbains. Cette étude de cas suggère également que les intérêts (avantages sociaux et prestige) et le mode de vie communs (horaires et type de travail), le développement d’une communauté (rôle des réseaux et relations, sociabilité commune), la tendance à un comportement collectif de ségrégation sociale, et l’éclosion d’un sentiment d’appartenance collective font de ce groupe professionnel une classe à part entière, malgré sa diversité interne (différents corps administratifs, différents métiers, origines sociales différentes), et malgré l’absence de certains critères propres à la définition marxiste (insertion dans les rapports sociaux de production, action politique collective).

44 Cette classe sociale, très politique (liée à l’affirmation de la puissance publique), occupe une place à part dans la société française, en raison du pouvoir conféré par l’autorité publique. Les fonctionnaires sont investis d’une mission qui dépasse le cadre particulier, privé, de l’activité économique. La tendance à un comportement collectif de ségrégation sociale, commune à beaucoup de groupes de statut, peut entraîner une bipolarisation de la société, semblable à la bipolarisation marxiste (bourgeois/ ouvriers), mais d’un autre genre (fonctionnaires/non fonctionnaires). Ceci est un danger constant pour l’établissement des relations entre fonctionnaires et commun des citoyens, avec les risques politiques que comportent une fermeture et l’établissement de mauvaises relations (anti-étatisme d’une partie de la population). L’introduction du système du mérite dans la fonction publique (recrutement sur titres et concours) à partir de la fin du XIXe siècle peut apparaître comme un moyen de régler ce problème, comme une voie de démocratisation et d’ouverture de la fonction publique sur la société civile.

NOTES

1. . John GOLDTHORPE, « On the service class, its formation and future », dans Anthony GIDDENS, Gavin MACKENZIE (ed.), Social class and the division of labour, Cambridge, Cambridge University Press, 1982, pp. 162-185. 2. . Catherine KAWA, Les ronds-de-cuir en révolution. Les employés du Ministère de l’Intérieur sous la Première République (1792-1800), Paris, Éditions du CTHS, 584 p., 1996. 3. . Jacques GODECHOT, « La Révolution et l’Empire », dans Marcel PINET [dir.], Histoire de la fonction publique, Paris, Librairie de France, 1993, 3 tomes, tome 2. 4. . Michel CHABIN, « 1814-1848 », dans Marcel PINET [dir.], Histoire de la fonction publique, ouv. cit.,tome 3 : Les XIXe et XXe siècles, p. 69. 5. . Le terme de fonctionnaire est réservé, dans cet article, aux employés de l’État rémunérés par l’État ou ses organes déconcentrés (les communes, les départements), à l’exclusion donc des

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hommes nommés par l’État, ayant une activité publique, mais travaillant bénévolement, comme les maires, les adjoints et les conseillers locaux. 6. . Jean-Paul JOURDAN, Du sans grade au préfet. Fonctionnaires et employés de l’administration dans les villes de l’Aquitaine, Talence, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, 1994, 193 p. ; Marc-Olivier BARUCH, Vincent DUCLERT, Serviteurs de l’État. Une histoire politique de l’administration française, 1875-1945, Paris, Éditions La Découverte, 2000, 587 p. ; Bruno DUMONS, Gilles POLLET, Les élites municipales sous la Troisième République. Des villes du Sud-Est de la France, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1997, 530 p. 7. . Le secrétaire général, quatre chefs de bureaux, treize commis ou expéditionnaires, le concierge et le portier. 8. . Comptabilité départementale pour l’an VIII, Arch. dép. Isère, 3N 3/1. 9. . Traitements des employés de la préfecture et des sous-préfectures, 1830, Arch. dép. Isère, 3N16/1. 10. . Jean-François SOULET, Les premiers préfets des Hautes Pyrénées (1800-1814), Paris, Société des Études robespierristes, 1965, pp. 196-197. 11. . Départements des bureaux de l’intendance du Dauphiné, s. d., Bib. mun. Grenoble, O 9785. 12. . Annuaire statistique de l’Isère, an XIII. 13. . Annuaire statistique de l’Isère, an XIII. 14. . État des employés du bureau de poste de Grenoble, par le directeur des postes, 6 avril 1815, Arch. dép. Isère, 52M 7. 15. . Le passage à dix employés a lieu le 28 août 1825 avec la création d’un quatrième poste de facteur. Personnel des postes, Isère, sans date (1830), Arch. nat., F90 20230. 16. . Annuaire statistique de l’Isère, 1803. 17. . Arrêté du maire de Grenoble, 15 février 1832, Arch. mun. Grenoble, 2D3. 18. . Lettre du sous-préfet de la Tour du Pin au Ministre du Commerce et des Travaux publics, sans date (novembre 1832), Arch. nat., F1bII Isère6. 19. . Edward P. THOMPSON, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Éditions du Seuil, 1988 (1re édition anglaise : 1963), p. 15. 20. . Max WEBER, « Ordres et Classes », dans Économie et Société, 1, Paris, Éditions Plon, 1971 (1re édition : 1922), p. 394. 21. . Edward P. THOMPSON, La formation de la classe ouvrière anglaise, ouv. cité, p. 173. 22. . Jean CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, Neuilly-sur-Seine, Éditions de l’Association pour l’Histoire de l’Administration des Douanes, 1981, p. 214. 23. . William COHEN, Urban government and the rise of the French city. Five municipalities in the 19th century, New York, St. Martin’s Press, 1998, p. 64. 24. . Arrêté du maire de Grenoble, 26 décembre 1833, Arch. mun. Grenoble, 2D 4. 25. . Alain DEWERPE, Le monde du travail en France, 1800-1950, Paris, Éditions Armand Colin, 1998 (1re édition : 1989), 170 p., p. 54. 26. . Alain DEWERPE, Yves GAULUPEAU, La fabrique des prolétaires. Les ouvriers de la manufacture d’Oberkampf à Jouy-en-Josas (1760-1815), Paris, Presses de l’ENS, 1990, 224 p., p. 57. 27. . Alain DEWERPE, Yves GAULUPEAU, La fabrique des prolétaires…, ouv. cité, pp. 51-52. 28. . Comptabilité départementale pour l’an IX, Arch. dép. Isère, 3N 31. 29. . Ibidem. 30. . Rémunération du personnel municipal de Grenoble, an VIII-1920, frimaire an X, Arch. mun. Grenoble, 2K 31. 31. . Guy THUILLIER, Les pensions de retraites des fonctionnaires au XIXe siècle , Paris, Comité d’Histoire de la Sécurité Sociale, 1994, 305 p., p. 31. 32. . Rapport du préfet au conseil général, session de 1836, Arch. dép. Isère, 1N 4/6.

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33. . Loi du 8 octobre 1826 modifiée le 1er août 1827. Rapport du préfet au conseil général, session de 1835, Arch. dép. Isère, 1N 4/5. 34. . Délibération du conseil général, session de 1829, Arch. dép. Isère, 1N 2/6. 35. . Situation sommaire des affaires de la ville de Grenoble à l’époque du renouvellement triennal du conseil municipal en 1834, présentée par Monsieur Rivier, maire sortant élu en 1831, fait par Rivier, 16 janvier 1835, Archives privées Rivier. 36. . Délibération du conseil général, 1839, Arch. dép. Isère, 1N2/9. 37. . Louis-René VILLERMÉ, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures, Paris, Jules Renouard, 1840, 2 tomes, tome 2, pp. 86-89. 38. . Jérôme BOURDIEU, Bénédicte REYNAUD, « Discipline d’atelier et externalités dans la réduction de la durée du travail au XIXe siècle », dans Patrick FRIDENSON, Bénédicte REYNAUD [dir.] La France et le temps de travail (1814-2004), Paris, Éditions Odile Jacob, 2004, pp. 15-53 et plus particulièrement pp. 19-23. 39. . Arrêté du maire de Grenoble, 23 janvier 1836, Arch. mun. Grenoble, 2D 4. 40. . Alain DEWERPE, Le monde du travail…, ouv. cité, p. 61. 41. . Personnel des postes, Isère, sans date (1830), Arch. nat., F90 20230. 42. . Sauf le dernier, Jacolin, nommé surnuméraire à Grenoble en 1829, dont la carrière ultérieure est inconnue. 43. . Max WEBER, « Classe, statut, parti », dans Économie et Société, 2, Paris, Éditions Plon, 1922. 44. . Max WEBER, « Ordres et Classes », dans Économie et Société, 1, ouv. cité, p. 395. 45. . Max WEBER, Économie et Société, 1, ouv. cité, p. 396. 46. . Pierre BOURDIEU, La noblesse d’État, Paris, Éditions de Minuit, 1989, pp. 544-548. 47. . Jacques BOEDELS, Les habits du pouvoir. La justice, Paris, Éditions Antébi, 1992. 48. . Règlement du maire de Grenoble pour la police de la ville, 23 décembre 1815, Arch. mun. Grenoble, 2D 2. 49. . Mathilde LARRÈRE, La garde nationale de Paris sous la Monarchie de Juillet. Le pouvoir au bout du fusil ?, thèse d’Histoire sous la direction d’Alain Corbin, Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, 2000, 3 tomes, tome 2, p. 445. 50. . Xavier ROUSSEAUX, « Le « moment révolutionnaire » (1789-1815) », dans Frédéric CHAUVAUD [dir.] Le sanglot judiciaire. La désacralisation de la justice (VIIIe-XXe siècles), Grâne (Drôme), Créaphis, 1999, pp. 71-86, p. 77. 51. . Bulletin de police du 14 juin 1896, par le commissaire de police de Grenoble, Moretin, Arch. dép. Isère, 53M 11. 52. . Libelle, anonyme et sans date (1806), Arch. dép. Isère, 53M 11. 53. . Lettre du Ministre de l’Intérieur au préfet, 27 mai 1808, Arch. dép. Isère, 54M 1. 54. . Lettre de Soulier au préfet, 6 juin 1814, Arch. dép. Isère, 181M 68. 55. . Pierre BOURDIEU, « Le capital social », dans Annales de la Recherche en Sciences Sociales, n° 31, janvier 1980, pp. 2-3. 56. . Lettre du préfet au ministre des Finances, 25 ventôse an XII, Arch. dép. Isère, 181M 20. 57. . Lettre du préfet au conseiller d’État chargé de l’administration de l’enregistrement et des domaines, 23 frimaire an XII, Arch. dép. Isère, 181M 18. 58. . Lettre du préfet au lieutenant général de la septième division militaire, 21 messidor an XII, Arch. dép. Isère, 181M 23. 59. . Robert DESCIMON, « La vénalité des offices et la construction de l’État dans la France moderne. Des problèmes de la représentation symbolique aux problèmes du coût social du pouvoir », dans Robert DESCIMON, Jean-Frédéric SCHAUB, Bernard VINCENT [dir.], Les figures de l’administrateur. Institutions, réseaux, pouvoirs en Espagne, en France et au Portugal, XVI-XIXe siècles, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1997, pp. 77-93, surtout p. 78 et pp. 85-92. 60. . Arrêté du maire de Grenoble, 23 janvier 1836, Arch. mun. Grenoble, 2D 4.

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61. . Inventaire des biens de Miroir, 26 avril 1822, Arch. dép. Isère, 3E 8177. 62. . Lettre du directeur général des postes de l’Isère au Ministre de la police générale, 17 juillet 1817, Arch. dép. Isère, 52M 20. 63. . Arch. dép. Isère, Per 942 72. 64. . Liste indicative des personnes qui composent la loge maçonnique la Concorde, à Vienne, 10 juillet 1811, Arch. dép. Isère, 97M 1. 65. . Lettre du sous-préfet de Saint Marcellin au préfet, 11 mars 1811, Arch. dép. Isère, 97M 1. 66. . Liste des personnes à qui il a été envoyé des lettres de convocation pour la réunion de la loge des Cœurs constants Orient de Grenoble du 28 juin 1818, Arch. dép. Isère, 97M 1. 67. . Délibération du conseil d’arrondissement de la Tour-du-Pin, 1833, Arch. dép. Isère, 2N4 1. 68. . Arrêté du maire de Grenoble, 29 décembre 1837, Arch. mun. Grenoble, 2D 4. 69. . Ibidem. 70. . Ibidem. 71. . Max WEBER, « Classe, statut, parti », ouv. cité. 72. . Lettre de Borel Salme au préfet, 6 juin 1823, Arch. dép. Isère, 181M 134.

RÉSUMÉS

La construction de l’État et la bureaucratisation de la société française – notamment de la société urbaine provinciale – au XIXe siècle ont entraîné une augmentation des effectifs des fonctionnaires de bureau et la formation d’un groupe professionnel. Peut-on parler, pour ce groupe, d’une « classe sociale », et selon quelle définition de la classe sociale ? Les fonctionnaires de bureau, désormais plus nombreux, partageaient un certain nombre d’intérêts ou d’avantages, sociaux, économiques ou politiques (le prestige de la profession). Ils commençaient aussi à former une « classe en soi » : ils avaient une culture administrative et une sociabilité communes, un sentiment d’appartenance collective et parfois, comme beaucoup de groupes de statut, une tendance à un comportement collectif de ségrégation sociale par rapport au commun des citoyens. Malgré l’absence de certains critères de la définition marxiste, les fonctionnaires de bureau, surtout ceux des villes qui étaient plus nombreux et rassemblés en un même endroit, commençaient donc bien à former une classe sociale à part entière au début du XIXe siècle.

The process of state-building and bureaucratisation of the French society, especially of the provincial urban society, in the 19th century brought about an increase in the number of office civil servants and the making of a professional group. Can this group be defined as a “social class”, and according to what definition of a social class? Urban civil servants, more numerous, shared social, economic or political interests or advantages (the prestige of the professional activity). They also began to constitute a class of its own: they shared the same administrative culture and they often shared a common sociability; they had a feeling of collective belonging (to the same group) and they sometimes, like a lot of status groups, tended to have a collective behaviour of social segregation from other citizens. In spite of the absence of a few criteria of the Marxist definition, civil servants, especially office civil servants in towns because they were more numerous and gathered together in the same location, began to constitute a social class of its own at the beginning of the 19th century.

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AUTEUR

MARIE-CÉCILE THORAL ATER en histoire contemporaine à l’université Pierre Mendès-France de Grenoble

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Le chalet infidèle ou les dérives d’une architecture vertueuse et de son paysage de rêve The unfaithful chalet, or the drifting of a virtuous architecture and its dream landscape

Michel Vernes

Pour Michelle et Jean-Claude Perrot, en remerciement de leurs encouragements.

1 L’adoption par les jardiniers français du style anglo-chinois entre 1760 et 1770 coïncide avec un désir grandissant de montagne. Au XVIIe siècle, on se satisfaisait de « pourtraits de ville à profils montagneux ». Les lignes déchiquetées de l’horizon étaient inaccessibles mais enveloppantes. La montagne ne servait qu’à orner les fonds de ces portraits de convention. Déserte et anonyme, elle est restée longtemps « dans l’ordre de la nature », une nature indifférenciée et muette. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, les naturalistes entreprennent d’explorer les Alpes et les géographes de les cartographier. À leur suite, des peintres, dessinateurs et graveurs tels que Jean-Louis Aberli de Winterthur contribuent avec les voyageurs qui relatent leurs ascensions à vulgariser des sites alpins qui ne manqueront pas d’exciter l’imagination des citadins. C’est alors que ces sites vont inspirer les jardiniers-paysagistes qui tenteront de les imiter tout en les restreignant. S’il réprouve leur prétention à façonner des « diminutifs » de montagne, le Prince de Ligne n’en tolère pas moins « les ravins et même les amphithéâtres, quand on ne sait que faire des terres de l’excavation des rivières » 1.

2 La sinuosité des sentiers de montagne qui plaît tant aux voyageurs et aux peintres séduira très vite les jardiniers 2. À la fin du siècle, il n’existe guère de montagnes qui ne soient pittoresques et en retour peu de jardins qui ne comportent un monticule – assimilé à une montagne –, motif désormais obligé de tous les paysages peints ou plantés. Peinte par Hubert Robert, la falaise de Tivoli prend des proportions vertigineuses et sa cascade ressemble à une cataracte. L’Arcadie, pays d’autant plus

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chéri des jardiniers qu’il est imaginaire, n’occupait-elle pas au centre du Péloponnèse une région « hérissée de montagnes, quelques-unes d’une hauteur prodigieuse, presque toutes peuplées de bêtes fauves et couvertes de forêts » 3 ? Son Mont Lycée à la cime déchiquetée ne présageait-il pas quelque sommet alpin et la hutte de Tirtée édifiée au milieu d’un pré la cabane en bois d’un pâtre valaisan ? Johann Gottfried Ebel écrit en 1810 dans un guide destiné aux premiers touristes que « tout ce qu’il y a de grand, d’extraordinaire, d’étonnant, de sublime, tout ce qui peut inspirer la crainte ou la terreur, tous les traits hardis, tristes ou mélancoliques, tout ce qu’elle offre dans son immensité de scènes romantiques, agréables, douces, paisibles, consolantes et pastorales semble s’être réuni [dans les Alpes suisses] pour en faire le jardin de l’Europe » 4. À l’aube du XIXe siècle, l’architecte Léon Molinos creuse une vallée suisse au cœur du Jardin des Plantes. En 1867, Jean-Pierre Barillet-Deschamps simule au parc des Buttes-Chaumont un paysage de montagne. À la lisière du parc de l’Exposition universelle de 1900. C'est Jules Vacherot, un autre jardinier, qui crée un village suisse sur un sol savamment remodelé.

Un grand désir de montagne et de solitude

3 Depuis les années 1760, la montagne incite à la méditation les voyageurs sensibles et instruits désireux d’oublier la malédiction des villes. Les Alpes, que découvrent Henry Wyndham et Richard Pococke autour de 1770, évoquent « la nature avant les hommes ». Elles témoignent de l’enfance de la création et sont regardées tour à tour comme un paradis et comme un enfer. Pour Madame du Boccage, les Alpes sont « une horreur à la glace » mais aussi « un sanctuaire vénérable de la nature » 5. L’ingénieur-paysagiste Jean-Marie Morel parle, à propos d’un jardin au relief particulièrement tourmenté, de « tableaux du genre terrible [composé] de sombres forêts, de vallées profondes, inaccessibles aux rayons du soleil, de rochers arides prêts de s’écrouler, de noires cavernes et de cataractes impétueuses » 6. Dans un pareil paysage qui n’est pas sans rappeler les créations de William Kent, « rien d’entier ne subsiste, sinon quelques chétives cabanes dispersées dans la montagne, qui ne vous apprennent l’existence des habitants que pour vous montrer leur misère » 7. Sans doute parce qu’il est dépaysant comme asile de la pauvreté et de l’innocence et qu'il s’apparente à la cabane rustique de Vitruve actualisée au milieu du XVIIIe siècle par l’Abbé Laugier, le chalet de haute montagne ou chalet de la « Vengenalp » constitue un motif de prédilection pour les paysagistes amateurs de contrastes. Et en effet un fragile chalet détonne agréablement dans le voisinage d’une demeure aristocratique comme au pied d’une montagne massive et menaçante. Après 1780, les jardiniers en font souvent un « hermitage », résidence faussement délabrée d’un anachorète de comédie qui aurait fui les plaisirs délétères et démoralisants de la ville. Dès son invention et avant même qu’il ne soit transféré dans les jardins paysagers, le chalet de montagne est regardé comme la preuve de notre innocence originelle. Transplanté, il devient providentiel en ce qu’il offre au promeneur une solitude heureuse que la ville lui refuse et qui est l’occasion attendue de jouir librement de lui-même. « Les gens du monde n’ont aucune idée de cette jouissance. Du moins le goût de la solitude n’est pas commun, et il annonce déjà une âme forte éloignée de se laisser entraîner au torrent des mœurs générales », écrit en 1780 le bon docteur Zimmerman, ami de Haller. « Dans ce penchant, remarque-t-il, le comble de la sauvagerie voisine avec une élévation incomparable du caractère » 8. Ce contraste moral semble répondre aux contrastes physiques et esthétiques de la

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montagne que les citadins désenchantés mais curieux redoutent autant qu’ils les recherchent. Le chalet devient à la fois l’emblème de la misère et celui de la liberté que ses origines lointaines rendent inoffensif aux yeux de l’homme des Lumières. Louis- Sébastien Mercier observe que l’homme des montagnes contrairement à l’homme des villes se contente des richesses simples qui l’entoure, « il ne connaît point ces convulsions de l’âme qu’enfantent les désirs trop vifs et les espérances trompées ; et comme tout est lié, comme le moral dépend du physique, la tranquillité du pays se réfléchit sur son visage calme » 9 comme sur la façade de sa demeure. « Les vices honteux n’approchent point de sa cabane champêtre : le lait de ses troupeaux semble visiblement combiner avec la paix de son corps […] Que l’homme monte sur les hauteurs ; sa pensée s’élèvera avec lui, et il perdra toutes ses petites idées rampantes et uniformes comme le terrain sur lequel il marchait. » 10 Quand l’imagination d’un propriétaire ne parvient plus à satisfaire son goût de l’aventure et de la solitude à l’intérieur de son domaine pourtant vaste et aménagé à cet effet, il s’en évade et se risque sur les pentes escarpées d’une vraie montagne ou sur une mer de glace sachant que l’attend un chalet d’alpages, refuge inaccessible mais réconfortant. Il n’est pas jusqu’à Goethe qui n’ait succombé alors à la fascination de ce couple contrasté. Il se dit irrésistiblement attiré « là où l’infini détourne le regard et l’esprit du fini » pour les y ramener plus sûrement sous la forme d’une « petite maison de planches [où il est] accueilli de la manière la plus amicale par de très braves gens » 11. Dans un poème tardif intitulé « Passage du Saint-Gothard », l’Abbé Delille rapporte un souvenir destiné à féconder l’inspiration de ses nombreux lecteurs, peintres et jardiniers : « Parmi tout ce fracas, je cherche un lieu tranquille ; / le tumulte est sans fin, et la paix sans asile. / Une plaine, au-dessus de ce bruyant chaos, / Enfin m’offre un abri, me promet le repos. / Là, bordé de troupeaux, entouré de verdure, / Le torrent adouci plus mollement murmure ; / Et les frimas pendant aux rochers d’alentours / Des arbres protecteurs défendent ce séjour. » 12

4 Ce poème descriptif annonce les vues de Gabriel Lory, Johann-Ludwig Aberli et autres peintres-graveurs qui seront largement diffusés à travers l’Europe citadine. S’ébauchent ainsi par le texte et par l’image quelques puissants stéréotypes qui favoriseront le tourisme alpestre. Ce qui était à l’origine une « scène toute fantastique », « une scène des Mille et une nuits » 13, un chalet perdu dans la montagne devient une scène familière pour le promeneur des parcs périurbains, une scène ramenée aux proportions d’une aimable fiction domestique.

Une architecture née du voyage

5 D’origine incertaine, de dimension modeste et de caractère franchement rustique, le chalet est descendu très tôt des alpages – des alpes disait-on encore au XIXe siècle – pour s’établir au fond des vallées et jusque sur les rivages des lacs de piémont. Il s’insinue ensuite progressivement dans les grands parcs paysagers sous la forme d’une fabrique d’ornement évoquant la Suisse, nouvelle Arcadie de la démocratie, de l’innocence et de la liberté. Jean-Jacques Rousseau, le premier, remarque que le voyageur qui visite ce pays ne croit plus parcourir un désert puisqu’il « trouve des clochers parmi les sapins, des troupeaux sur les rochers, des manufactures dans les précipices, des ateliers dans les torrents ». Ce voyageur qui n’est pas encore un touriste considère que « ce mélange bizarre a je ne sais quoi de vivant, qui respire la liberté, le

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bien-être et qui fera toujours du pays où il se trouve un spectacle unique en son genre, fait seulement pour les yeux qui sachent voir » 14. De fait, les voyages en Suisse se multiplient après 1770, inspirant de nombreuses publications d’un genre inconnu jusqu’alors : les « voyages pittoresques ». Mais ces « voyages », comme les « promenades » de Rousseau conduisent rarement le lecteur au-delà de la moyenne montagne. Avant leur exploration méthodique, les hautes Alpes étaient réputées impénétrables ou hostiles, et comme telles alimentaient quantité de légendes et de superstitions. Aux peintres de paysage, elles offraient un fond et un repoussoir, un fond éthéré que repoussent quelques aimables scènes de genre. Commentant en 1763 un tableau de Joseph Vernet intitulé La bergère des Alpes, Denis Diderot remarque « qu’il a toute l’horreur des Alpes vues de loin » alors que le spectateur n’est séparé d’elles que par une gorge étroite. « Pourquoi donc les Alpes sont-elles informes, sans détails distincts, verdâtres et nébuleuses ? » demande-t-il en connaissant la réponse à savoir que les Alpes ne retiennent pas encore l’attention des peintres 15.

6 Le chalet de La Nouvelle Héloïse, situé au-dessus du lac Léman, à faible altitude, constitue à titre d’exemple, l’une des étapes les plus avancées du célèbre voyage de Jean- Benjamin de Laborde 16.

7 Les textes écrits par les hommes de science qui vont découvrir bientôt la haute montagne ne font pas grand cas des chalets qu'ils peinent à nommer. En se contentant de les reconnaître sans les décrire avec précision, ils laissent le champ libre à l’imagination des citadins qui va les appauvrir et les dramatiser, accentuer leur solitude et exagérer les menaces que la montagne fait peser sur eux. Dans la mémoire déformante des premiers touristes, la Suisse devient la « terre du lait pur et de l’avalanche, du riant chalet et de l’abîme ». Les chalets d’alpage souvent décrits comme de pauvres cabanes sont associés aux précipices qu’ils effleurent et aux chutes d’eau vertigineuses qui les surplombent. Misérables et vulnérables, ils suscitent l’enthousiasme des voyageurs romantiques férus de belles horreurs. Partout en Suisse, écrit l’abbé Delaporte dès 1788, « c’est le sublime de la nature ou dans ses beautés ou dans ses horreurs » 17.

Du sublime au confortable

8 À cette vision tourmentée de la montagne s’oppose dès l’origine la vision paisible des collines et des lacs que retiennent les villégiateurs saisonniers. « J’aime beaucoup la Suisse, mais la Suisse qui n’engloutit pas, écrit l’un d’entre eux. Je l’aime calme et belle, riante et pittoresque ; j’aime les bords azurés du Léman qui baigne de si hautes et de si belles montagnes ; j’aime les ravissants coteaux de Vevey si justement chéris et chantés par Rousseau ; j’aime par-dessus tout la position et les beautés d’Interlaken, mais j’ai peur de ces gouffres immenses qu’on ne peut considérer sans danger… » 18. Philippe de Golbéry, un contemporain, décrit ce séjour de prédilection des vacanciers comme un « véritable jardin anglais parsemé de chalets qui rivalisent entre eux de propreté et d’élégance ».

9 Au XIXe siècle, la migration des chalets a entraîné l’hybridation progressive de leur architecture devenue presque méconnaissable au seuil du XXe siècle. En s’acclimatant à la ville, elle a assimilé dans le désordre tous les styles appréciés des citadins, à tel point qu’il deviendra très vite difficile de discerner un chalet d’une quelconque villa. Il faut aussi noter qu’en s’éloignant de son modèle générique, la « cabane de montagne », elle

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se laisse peu à peu envahir et adultérer par la pierre et la brique sans jamais, toutefois, oublier le bois que l’on se contentera de simuler par la peinture. « Il y a loin entre le chalet suisse authentique de la bonne époque et les villas prétentieuses qui, sous cette enseigne, se retrouvent aux abords de nos cités où elles sont livrées à prix fixe, étiquetées et numérotées, par des fabricants à la douzaine », écrit l’architecte Recordon à la fin du siècle 19

10 Reste que dans la chaîne des types architecturaux qui conduit du pavillon de jardin au pavillon de banlieue, le chalet est constamment présent autant par sa dénomination que par quelques attributs indéfectibles sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir.

11 Miniaturisé ou surdimensionné, banal ou excentrique, le chalet parvient à s’imposer comme une forme accomplie de la maison particulière. Les écrivains naturalistes verront en lui l’expression architecturale de l’individualisme des petits bourgeois prisonniers de leur conformisme. Employés et boutiquiers s’y retirent le dimanche en famille au plus près de la terre mais pas trop loin de la ville et des « lignes de fer » qui la desservent. Cependant, ils rêvent aussi d’y abriter leurs amours clandestines à l’instar de monsieur Prud’homme et d’Emma Bovary dont l’imagination en fait un nid d’amour perdu dans la montagne.

Une maison vertueuse

12 Anonyme en altitude, il devient dans un premier temps presque insolite en plaine et surtout aux abords des grandes villes où il n’occupe pourtant que d’étroites parcelles privées d’horizon.

13 Dans la conscience du citadin qui vit au siècle de la vapeur, le chalet d’alpage vient de très loin : « il représente l’image des premiers âges du monde », quand quelques branches abattues dans la forêt suffisaient pour édifier « une petite cabane rustique ». « Le chalet d’alpage, dit Philippe de Golbéry, a conservé quelque chose de la simplicité des premiers jours », comme leurs occupants dont les mœurs sont demeurés d’une grande simplicité 20. Certains citadins qui profitent pourtant des progrès du « confortable » recherchent cette « simplicité » qui va devenir une marque de distinction.

14 Est-il besoin de dire que lorsqu’un touriste de condition excursionne à travers la Suisse, il ne manque pas de reconnaître les différences de qualité qui existent entre les chalets des étapes successives d’une même vallée, d’amont en aval ? Quel progrès accompli entre ceux qui sont faits de troncs bruts de sapin et de mélèze posés les uns sur les autres et « emmortaisés » aux angles et les vastes et élégants chalets d’aval, à toitures d’ardoises, à balcons finement ajourés et aux fenêtres dotées de vitraux colorés !

15 C’est dans un ouvrage de l’archéologue et philologue Raoul Rochette que nous avons trouvé le portrait le plus précis et le plus précoce d’un chalet d’altitude et plus précisément d’un chalet valaisan : « Quelques solives si mal jointes qu’elles laissent entre chacune d’elles une ouverture d’un pouce, par laquelle se joue un vent impétueux et s’échappent de noirs torrents de fumée ; un toit en bardeaux, très aplati, chargé de pierres, et si bas, qu’à peine peut-on se tenir debout sous son abri ; un foyer creusé en pleine terre, entouré de dalles larges et un chenil jonché de feuilles sèches, où l’homme, oubliant tout soin de sa personne pour la commodité de ses troupeaux, brave impunément pendant quatre mois de l’année l’ennui de longues journées, le froid

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piquant des nuits, et tous les effets des fréquents et terribles orages qui, repoussés par la cuirasse impénétrable des monts glacés, inondent sa cabane sous un déluge de pluie et de grêle. Là, tout est ouvert quoi qu’il n’y ait point de fenêtres, et que la porte mérite à peine ce nom, attendu qu’il faut se courber à moitié pour y passer. Là on ne voit d’autres meubles que les ustensiles qui servent à la fabrication du fromage, et qui, seuls, annoncent par leur travail un peu de goût et d’industrie. La terre, couverte au dedans comme au dehors du fumier des troupeaux, est l’unique siège qu’on y connaisse, à moins que par un excès de magnificence, il ne s’y trouve une ou deux escabelles de bois à un seul pied, sur lequel j’ai appris à mes dépens à me tenir en équilibre. À l’exception du briquet, et de la chaudière de cuivre où se fait le fromage, tout y est absolument de bois d’érable, de tilleul et de sapin, que les bergers sculptent eux-mêmes au couteau. » 21

16 Le chalet d’aval, le plus connu et le plus souvent imité ou déplacé en raison de sa structure démontable et ouvragée mais aussi de son ampleur, est exposé au Champ-de- Mars en 1878. Il s’agit du pavillon de la Suisse, authentique chalet d’origine bernoise conforme au goût des Parisiens. Bien différent du premier, il est doté d’un « balcon en bois découpé recouvert d’une grande arcade formant avant corps et vérandah ; une horloge également à ornements en bois découpé, un petit clocheton aigu couronnant le tout, comme on en trouve à chaque pas dans les villages suisses, et notamment sur la célèbre chapelle de Guillaume Tell ; enfin, la collection complète des vingt-deux énormes écussons de cette gracieuse et pimpante construction, dont les couleurs claires et riantes rappellent aux yeux des tons gais des villes suisses. » 22

17 Si au XVIIIe siècle, ce sont les plus « primitifs » que la mémoire des voyageurs retient, ce sont en revanche les plus « civilisés » que la mémoire des touristes du XIXe siècle sélectionne et magnifie. Les voyageurs aiment les reproduire dans leur domaine sous leur aspect le plus rustique tandis que quelques touristes fortunés font démonter et transporter en France les plus spectaculaires pour en faire leur résidence. Après 1830, même habités, ils pourront être agrandis, déformés ou réduits jusqu’à devenir de simples « bibelots » évocatoires.

18 Au début des années 1780, le comte d’Albon se fait ainsi bâtir à flanc de coteaux « un hameau semblable à ceux des montagnes de la Suisse, où l’on nourrit des bestiaux pour faire du fromage. Les maisons qui le composent sont bâties en bois et couvertes de chaume. À l’entrée, on lit cette inscription : “Cet humble chalet, consacré par l’Amour, Sera pour nous le temple de Gnide.” Dans ce chalet on entretient un troupeau de vaches qui donnent d’excellents laitages. Les bâtiments sont au nombre de dix ou douze, placés par hasard et bâtis avec la même simplicité que ceux du pays de Vaud »23.

La Suisse à volonté

19 En 1825, Benjamin Delessert, familier de Rousseau et financier, aura la « fantaisie délicate » de faire venir de la Suisse, son pays d’origine, un chalet en pièces détachées. Il est remonté dans « ses jardins [de Passy] qui représentent assez exactement, par leur pente et par le mouvement de terre, un paysage suisse ». À ce chalet monumental et raffiné, il adjoint un chalet plus sommaire « qui contient une fort belle laiterie rafraîchie par des eaux jaillissantes et les plans en relief des principaux cantons de la Suisse » 24. La comtesse Dash se souvient « d’un joli chalet rapporté de Suisse pièce à pièce qui se mirait dans les ondes transparentes d’un lac dessiné avec les sinuosités du

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lac de Genève 25 » et installé dans une propriété proche de Cambrai sous le règne de Charles X. Non loin de l’hermitage de Jean-Jacques Rousseau à Montmorency, un dictionnaire topographique des environs de Paris mentionne en 1816 un chalet « d’une construction simple et agréable » qui orne un parc dont « le dessin fait honneur au goût de M. Berthau qui en est propriétaire » et qui s’est souvent illustré dans l’art des jardins 26. Dans l’un de ses romans, Honoré de Balzac imagine en 1829 un chalet sans vache ni laiterie servant d’habitation au concierge d’une propriété qui domine la ville du Havre à Ingouville 27.

20 Mais c’est assurément George Sand, qui ne dédaignait pas les poncifs, qui crée le « chalet-souvenir » le plus représentatif de ce temps. C’est un joli chalet suisse dont l’exactitude et la propreté ne pouvaient que séduire un promeneur un tant soit peu romantique. « Rien n’y manque […] : ni la colline couverte de mousse et plantée de sapins, ni le filet d’eau cristalline tombant à la porte dans une auge de pierre, et s’en échappant avec un doux murmure ; la maisonnette toute entière en bois résineux coquettement découpé en balustrades est adossée à des blocs granitiques » suggérant la montagne. — Vous avez été en Suisse, monsieur le marquis ? lui demande [le héros], et ceci est un souvenir de prédilection. — J’ai peu voyagé, répond [le propriétaire], quoique je fusse parti un jour avec l’intention de faire le tour du monde. La Suisse se trouva sur mon chemin ; le pays me plut, et je n’allais pas plus loin, me disant que je me donnerais sans doute beaucoup de peine pour ne rien trouver de mieux. — Je vois que vous préférerez ce pays-ci à tous les autres, et que vous y êtes revenu pour toujours ? — Pour toujours, assurément. — C’est la Suisse en petit, et si l’imagination y est moins excitée par des spectacles grandioses, les fatigues et les dangers des promenades y sont moindres » 28.

21 Autre acteur d’une délocalisation fréquente et volontaire de la Suisse, l’ingénieur des Ponts et Chaussées qui est initié dans son école à toutes les manipulations cartographiques et topographiques. Dans l’exercice de ses fonctions d’aménageur, il sera ainsi préparé à créer toutes sortes de fictions territoriales et parfois même à devenir paysagiste. Balzac imagine un ingénieur de cette sorte qu’il nomme Gérard. Cet ingénieur, bien que frais émoulu de l’École des Ponts et Chaussées, est si impatient de mettre ses connaissances en pratique qu’il prend un long congé lui permettant de concevoir et de réaliser un vaste parc mixte, agricole et ornemental pour une riche propriétaire terrienne du Limousin, Madame Graslin. Nous livrons ici un extrait de sa description : « Les bois défrichés avec art et de manière à produire les plus élégantes masses ou des découpures charmantes à l’œil, embrassaient une prairie en y donnant un air de solitude doux à l’âme. Gérard avait scrupuleusement rebâti sur une éminence un chalet de la Vallée de Sion qui se trouve sur la route de Brigg et que tous les voyageurs admirent. On devait y loger les vaches et la laiterie du château. De la galerie, on apercevait le paysage créé par l’ingénieur, et que ses lacs rendaient dignes des plus jolis sites de la Suisse. » 29

22 Dans le Musée des familles, Pitre-Chevalier, quant à lui, brosse le tableau d’un chalet de ce genre mais authentique, celui de M. de Kératry, qui vient s’y reposer les jours fériés des travaux du Conseil d’État. « Il est bon de vous prévenir, écrit l’auteur à l’adresse de ses lecteurs, vous vous croiriez en Suisse. Voilà en effet le chalet helvétique dans toute sa naïveté : le pignon coupé à l’angle, le clocheton à jour, le toit en auvent, le balcon circulaire, la blanche statue dans sa niche, rien n’y manque, pas même le ruisseau gazouillant devant la porte, et le jardin dessiné au flanc de la montagne » 30. Au reste,

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c’est de ce temps que datent les appellations « Suisse normande », « Suisse berrichonne » ; Balzac avec d’autres parle « d’une petite Suisse appelée “Morvan” » 31.

Faire corps avec le paysage

23 L’environnement « alpin » du chalet que Delphine de Girardin déniche en 1842 près de Paris laisse entendre après Georges Sand que la Suisse peut être partout simulée où elle est souhaitée. Dans l’une de ses Lettres parisiennes, elle dit avoir découvert « sur la route de Sceaux, dans le val d’Aulnay, à trois lieues de Paris, un chalet suisse au pied d’une montagne suisse, avec de véritables rochers qui seraient sauvages s’ils n’étaient couronnés de fleurs, non pas de bruyères, de clochettes et de liserons champêtres, mais de fleurs royales, de fleurs civilisées, perfectionnées, nous dirons même corrompues, car il en est de monstrueusement belles. […] Toutes ces richesses de la science parfumée, tous ces prodiges de culture règnent sur la montagne la plus agreste, la plus solitaire, la plus poétique que l’on puisse gravir à plus de cent lieues de Paris. Avec quelle admirable intelligence tous les accidents de la nature sont respectés ; avec quel art les beautés du site sont exploitées » 32.

24 L’architecture du chalet même lorsqu’elle est appréciée pour elle-même fait corps avec le jardin qui l’entoure. Cressent, arboriculteur, dit même qu’il lui arrive de « faire paysage ». En fait, plus qu’aucune autre architecture exotique, elle crée son propre site qui défie souvent son pays d’accueil. Plutôt qu’une architecture d’évasion, c’est une architecture de conquête. Balzac, livrant ses impressions après la visite d’un parc agricole bourguignon de 900 arpents qu’il qualifie de « petite Suisse », écrit : « j’ai enfin joui d’une campagne où l’art se trouve mêlé à la Nature, sans que l’un soit gâté par l’autre, où l’art semble naturel, où la Nature est artiste. […] Une nature luxuriante et parée des accidents sans confusion, quelque chose de sauvage et d’ébouriffé. » 33

25 Le chalet manifeste par ailleurs la présence de citadins en vacances et constitue pour cette raison un leitmotiv des villégiatures balnéaires et périurbaines où il finit par supplanter les architectures locales. Peut-on mieux illustrer son succès grandissant qu’en évoquant « les vacanciers fatigués de louer tous les étés quelque chose quelque part, c’est-à-dire un sempiternel chalet sur les sempiternelles côtes de Normandie ou de Bretagne » 34 où les cabines de bain elles-mêmes sont appelées « chalets de plage » ?

Le chalet cosmopolite

26 Selon l’humoriste Bertall, ce sont « les chemins de fer qui ont inventé la vie hors de chez soi, et provoqué partout l’installation de tout ce qui peut la rendre agréable » 35, c’est-à-dire conforme à l’idée que le citadin se fait du bonheur : être partout chez soi tout en étant nulle part. Les « trains de plaisir » qui transportent les Parisiens à vitesse grandissante, associés à l’architecture des chalets qui les dépaysent, contribuent puissamment à promouvoir un territoire virtuel qui se superpose au territoire réel et l’occulte progressivement. En témoigne cette annonce huùoristique de location publiée par La Vie Parisienne en 1885 : « À la mer. À louer présentement : situation exceptionnelle dans une vallée ombragée. L’air de la mer sans la mer. Deux chambres à coucher pouvant se convertir en dortoir, salon, salle à manger. Mobilier rustique en bois de sapin ; coucou de la Forêt noire ; boîtes à musique dissimulées dans tous les coins, mises en mouvement par les portes et les fenêtres qu’on ouvre et qu’on ferme,

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jouant les mélodies les plus patriotiques de “Guillaulme Tell” et de “Poète et paysan” ; Deux petits sapins, une vache et une chèvre sont attachés au service exclusif du chalet » 36. Le Parisien qui a pris congé de sa ville retire une secrète satisfaction d’être à la fois chez lui et chez les autres, d’être simultanément à la mer, à la montagne et dans la Forêt noire. Un personnage de Bertall parvient à concevoir une résidence balnéaire répondant au programme suivant : « la combinaison savante du chalet suisse avec la maison normande du XIVe siècle. Des toits pointus, des saillies, des retours, des balcons en bois, de larges fenêtres à petits carreaux, des poutres apparentes dessinant légèrement le squelette de l’armature sur l’épiderme de la maison. À travers le souvenir normand et suisse, une vague évocation de Bâle et de Nuremberg ».

27 Dès lors on peut comprendre que Victor Petit, dessinateur-lithographe des maisons de campagne et des sites pittoresques fréquentés par les Parisiens, range le chalet parmi les architectures cosmopolites 37. Un chaletier convaincu, comme un touriste véritable, « emporte partout ses habitudes et ses tentes ». Il achète des vues imprenables sans apprécier les particularités du pays où il séjourne 38. Lieu commun de l’architecture vacancière, le chalet n’est jamais déplacé puisqu’il est nomade et rationnel. Une simple levée de terre et quelques conifères bien disposés légitiment, selon John-Claudius Loudon, sa présence sous toutes les latitudes. De fait, il prolifère aussi bien sur la Côte d’Azur où « il transporte les plus riants paysages de la Suisse au bord d’une mer transparente » que sur les côtes normandes où Félix Mornand, convié à visiter l’un d’entre eux, « se croit soudain chez un riche montagnard helvétique ». C’est le même auteur qui rappelle la création à quelques encablures de Paris d’un « village thermal » au bord d’un simple étang transformé en « miniature de lac suisse » et bien évidemment entouré « de chalets qui charment les yeux des circumnavigateurs » 39. Beaucoup d’auteurs font de ceux-ci le principal ingrédient des « décors d’opérette » destinés à faire oublier aux villégiateurs le monde réel afin de protéger leur repos. Pour ce qui est du « village thermal », il s’agit, on l’aura compris, d’Enghien, station créée sous la Restauration par Louis XVIII. Décrivant le chalet monumental de M. Reiset, maire de la ville sous le Second Empire, Émile de Labédollière confie : « si parfois, vous n’entendiez le sifflet de la locomotive, vous vous croiriez dans une de ces fraîches habitations qui, depuis Genève jusqu’à Villeneuve, bordent le lac Léman. Si l’on n’a pas le Mont Blanc en perspective, on a le coteau de Montmorency, et pour nous, l’un vaut l’autre » 40.

Une architecture qui se laisse démonter

28 C’est la seconde phase de l’industrialisation du bâtiment, débutée en 1848 avec la grève des charpentiers de Paris, qui amène l’invention du chalet mobile. Ses véritables promoteurs sont des fabricants de parquets et des scieurs de long rompus aux techniques de découpage du bois et d’ajustement des planches. Après 1850, ils créeront des usines presque toutes situées entre le Canal Saint-Martin et le chemin de fer de l’Est, voies d’accès aux vastes forêts de l’Est de la France. Il existe bon nombre de nouveaux riches qui ne dédaignent pas ces « délicieux chalets qui se démontent comme de faux râteliers » 41. Enfant des transports mécaniques et de la scie à ruban, le chalet industriel se présente comme un jeu de construction dont les pièces détachées sont usinées à Paris ou dans des pays au riche capital forestier comme la Suède, la Suisse ou la Bavière.

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29 À l’origine de cette nouvelle carrière industrielle, le chalet est ferroviaire. Sous la forme de gares urbaines ou de maisons de garde-barrière, il exerce une certaine attraction sur les voyageurs qui seront tentés de le choisir comme résidence. Si l’on considère que les compagnies de chemin de fer desservaient alors les principales villes d’eau européennes, on ne s’en étonne pas. Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, l’un des premiers, instruit ses lecteurs de ce phénomène pour s’en féliciter. Dans une lettre adressée d’Allemagne à Adolphe Lance, il s’attarde à décrire quelques stations de voyageurs construites par la Compagnie des chemins de fer de Bavière : « ces stations […], toutes variées, proprement construites en brique, en grès rouge et en sapin apparent bien coupé et assemblé » sont heureusement privées « de ces affreux enduits de plâtre et de mortier que l’humidité fait bientôt tomber, et qui donnent chez nous à ces petits édifices publics un aspect misérable » 42. Dans une autre lettre, il s’étend sur les « maisons de cantonniers » de la même compagnie où « tout est si coquettement disposé que l’envie vous prend de les habiter, et dont les murs, dans ces pays humides où le bois est commun, sont complètement revêtus, sous la saillie des combles, de petits bardeaux de sapin coupés en écailles qui brillent au soleil comme du satin ; toutes entourées de capucines et de mauves, proprettes, avec leurs perrons fermés de balustrades de bois découpé, leurs cheminées de brique habilement posées, leurs combles saillants sur les pignons, soutenus par des consoles ouvragées, leurs balcons s’ouvrant au levant et au midi » 43. Plus près de nous, la ligne de chemin de fer de Paris à Saint-Maur adopte en 1857 pour ses stations le style des chalets suisses « plus en harmonie que tout autre avec le but que se propose la Compagnie de l’Est », à savoir : « desservir de très nombreuses habitations de plaisance et les promenades si fréquentées de Vincennes et de Saint-Maur ». Plus économiques que les stations en maçonnerie que l’on trouve ailleurs, elles ont en outre le mérite de répondre « aux exigences du Génie militaire qui impose toujours les constructions les plus légères dans le voisinage des fortifications ». À ces avantages, il convient d’ajouter que grâce au « coup d’œil agréable qu’elles donnent au paysage », elles augmentent considérablement le nombre et la valeur des habitations qui viennent se grouper autour d’elles » 44.

Le bois, le fer et la vapeur

30 Alfred Darcel, autre voyageur et ingénieur des Ponts et Chaussées, confirme l’existence de « gares en bois » le long des « routes de fer » du sud de l’Allemagne et de l’empire autrichien. « Maisons de garde » et « petites stations » sont de leur côté « d’élégants chalets moitié en maçonnerie et moitié en charpente, d’une construction très simple et très bien entendue, et non des colifichets vernis comme ceux que la mode a importés chez nous », précise-t-il pour bien différencier le chalet « artisanal » du « chalet industriel » 45. À leur tour, Les Nouvelles annales de la construction de 1863 notent et précisent que lesdites « maisons de garde » qui s’égrènent le long des voies contribuent à embellir les paysages boisés de la Bavière, chacun des gardes-barrière ayant été invité à décorer sa demeure selon ses goûts mais avec les seuls ornements standard en bois fournis gracieusement par la compagnie. Ce sont ces éléments que l’industrie va diffuser dans toute l’Europe et au-delà. Il faut retenir plus spécialement parmi eux les lambrequins très ouvrés qui confèrent un caractère pittoresque au paysage de certaines banlieues.

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31 La maison Quétel-Trémois s’est spécialisée dès la Monarchie de Juillet dans la fabrication des différentes machines à découper le bois que requiert la production en masse de traverses pour chemins de fer, de wagons et de maisons de garde qui deviendront bientôt des chalets. Ce n’est certes pas la scie à bras qui aurait pu débiter les planches exigées par les industries en plein développement des « transports mécaniques » et du bâtiment. En 1842, elle propose la première scie à ruban ou scie Perrin du nom de son inventeur, qui va permettre de multiplier à l’infini les lambrequins ajourés et dentelés qui seront fixés aux toitures des chalets pour accuser leur caractère pittoresque. Une fabrique de chalets doit pouvoir tout à la fois débiter un arbre en planches, et façonner celles-ci en vue de leur montage. Celle de Jules Millet produit indifféremment des jalousies, des treillages artistiques, des ornements en bois découpé et des chalets en pièces détachées. Elle s’enorgueillit d’avoir construit dans le parc de l’Exposition de 1867, un kiosque mauresque et un chalet fantaisiste pour le parfumeur Rimmel. Émile de Labédollière définit ces deux constructions légères, comme des « œuvres de menuiserie artistique faciles à déplacer. » 46

Des maisons livrées à domicile

32 Dans l’Almanach-annuaire des bâtiments de 1859, les industriels Waaser et Morin se présentent à leur tour comme des « découpeurs en bois massif et scieurs à la mécanique », mais aussi comme des fabricants d’ornements de tous les styles « pour les pavillons, kiosques, chalets et constructions pittoresques, soit en bois naturel, soit peints ou dorés ». En 1867, ce fabricant expose enfin son ouvrage de synthèse : un chalet mobile ou démontable réalisé à l’aide d’un procédé nouveau et ingénieux de crochets, de boulons et de rainures, dérivé des techniques de montage de la serrurerie et de la menuiserie. Grâce à ce procédé économique qui remplace l’assemblage à tenons et à mortaises, les fragments de bois soigneusement numérotés à l’usine sont faciles à transporter et surtout à assembler. Pour ce qui est de la couverture en ardoise, elle est posée suivant un système de crochets breveté quelques années plus tôt par les entrepreneurs Monduit et Bahet. Seuls, le sous-sol et le rez-de-chaussée de ce chalet prototype sont en pierre, ce qui les condamne à demeurer en place. « Qui sait si un jour pareil refuge ne suivra pas le soleil d’hiver dans ses pérégrinations ? » se demande le Docteur Jean-Baptiste Fonssagrives 47.

33 Autre commentaire élogieux, celui d’un journaliste bien informé, Auguste Chirac : « Cette habitation est complète, elle offre toutes les commodités et elle séduit par son cachet d’élégance. Voyez-vous, en cas d’incendie, d’épidémie, d’inondation ou de guerre l’agrément d’une maison mobile ? Vite, vous mettez vos pénates à l’abri du fléau et vous pouvez, nouveau Bias, dire : J’emporte tout avec moi. Qui sait ? Monsieur Waaser qui n’a prévu avec ses chalets mobiles qu’un progrès économique nous a peut- être mis sur la voie d’un progrès social, le cosmopolitisme. Celui qui dresse sa tente à volonté aux quatre points cardinaux du globe, ne revendique aucune nationalité, il est citoyen du monde […] Je prophétise de grand cœur cette révolution pacifique. »

Des chalets roulants mais confortables

34 C’est à nouveau La Vie Parisienne qui énonce le mieux l’enseignement qu’il convient de tirer de cet épisode oublié de l’histoire de l’architecture : « le goût des voyages,

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développé par les chemins de fer, a changé nos conditions d’existence. Vous êtes ici et là, tout à la fois ; vous dressez votre tente sur les bords de l’Océan, dans les Alpes et dans les Pyrénées, partout où il y a un beau site et une source d’eau de santé ; suivant votre disposition d’esprit, vous cherchez un pays riant ou un site mélancolique. Le chalet que l’on vous construit, c’est un chalet roulant, coquet et confortable, gai et pimpant, aux ornementations fantaisistes et originales qui rappellent dans leur hardiesse, leur imprévu, le gothique avec ses ogives, ses flèches élancées, ses murs à jours, ou l’architecture chinoise, avec son luxe de belvédères, de toits en pointes, ses formes aiguës et anguleuses. » En 1868, le rédacteur du rapport sur les arts décoratifs à l’Exposition universelle note qu’« il n’entre pas ici un grain de plâtre, pas même pour les scellements. Aucun souci d’entreprise ni de construction. Le plan déterminé, le prix débattu, le marché fait, M. Waaser prend tout à sa charge, et au jour donné la maison vous arrive, se déballe, s’assied, se monte et s’achève sous vos yeux comme par enchantement » 48.

35 Mais Waaser n’est pas, loin s’en faut, le seul scénographe de ces pays improvisés par l’humeur citadine sur le thème d’une Suisse exclusivement peuplée de cabanes et de sapins. Initialement spécialisé dans la célébration des fêtes publiques, l’atelier de Delessert, successeur d’Alexis Godillot, fabrique en nombre des « Paris-Chalet » comme on les appellera bientôt. En consultant le Bottin du commerce et de l’industrie, nous avons aussi noté l’existence, sous le Second Empire, des entreprises Morin, Bonglet, Brochot, Millet, Kaeffer, Ruchet et surtout Seiler, député de la Confédération suisse et membre du Grand Conseil de Berne. Cet entrepreneur helvète associé à un compatriote menuisier, M. Muhlemann, prétend « réaliser le mot d’ordre de la société transformée par les chemins de fer : Allez vite, allez toujours ! » Doué d’un sens de la publicité inhabituel en ce temps, il passe un contrat avec la ville de Paris au terme duquel il s’engage à monter gracieusement le chalet-restaurant du bois de Boulogne situé sur l’île du lac inférieur ainsi que quatre autres chalets de moindre importance qui feront connaître aux promeneurs du dimanche les promesses de son industrie. Le chalet du lac est curieusement un authentique chalet de l’Oberland transporté en pièces détachées à l’exemple du chalet que Benjamin Delessert avait introduit dans son jardin de Passy vingt-cinq ans plus tôt. « Le mode d’exécution et la grâce du chalet de l’île ont beaucoup aidé à rendre à ce mode d’habitation la prééminence parfaitement justifiée dont il jouit », écrit le journaliste Jules Lobet en 1856 49.

36 Encouragé par le succès de sa campagne de promotion de 1854, Seiler profite de l’Exposition universelle de 1855 pour installer deux « chalets économiques » dans le jardin du Palais de l’Industrie aux Champs-Élysées. Après la fermeture de l’Exposition, ils seront exhibés au bas de l’avenue de l’Impératrice que descendent les promeneurs pour se rendre au Bois en méditant sur les plaisirs de la campagne.

37 Tous les auteurs consultés s’accordent à dire que c’est de cette époque que date la manie universelle des « chalets roulants », légers, économiques et hygiéniques, qualités conjointes qui va entraîner leur prolifération dans les marges de la capitale ou sur les sites balnéaires et thermaux. Ce succès ne doit pas faire oublier les critiques acerbes de Jules Michelet exprimées dans son essai consacré à la mer : « J’ai l’horreur des constructions absurdement légères que la spéculation nous fait pour un climat aussi variable [que celui des côtes normandes]. Ces maisonnettes de carton sont les pièges les plus dangereux. Comme on vient aux grandes chaleurs, on accepte ce bivouac. Mais souvent on y reste en septembre et parfois même en octobre, dans le grand vent, sous

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les pluies. Les propriétaires du pays, pour eux, bien portants, se bâtissent de bonnes et solides maisons, très bien garanties. Et pour nous, pauvres malades, ils font des maisons en planches, d’absurdes chalets (non feutrés de mousse, à la Suisse), mais ouverts, ou rien ne joint. C’est trop se moquer de nous » 50.

Le joujou de Janin

38 Jules Janin vieillissant est l’un des premiers bénéficiaires de cette vogue. À cinquante ans, il devient la proie d’un « charmant enivrement de la propriété » qui le pousse à faire l’acquisition d’un terrain à la « Petite Muette », voisine du bois de Boulogne et du chemin de fer de ceinture. C’est sur ce terrain vague transformé en jardin fleuri grâce à une épaisse couche de terreau, que Seiler monte un chalet que Jules Janin nommera tour à tour, son « joujou », sa « cabane » et son « Louvre de bois ». Retenons que celui-ci figurera deux ans plus tard sur le frontispice d’un Traité de la composition et de l’ornement des jardins publié en 1858 par l’éditeur et horticulteur Louis Eustache Audot. Quoique composé d’éléments préfabriqués, ce chalet n’est pas tout à fait standard puisque c’est l’architecte Godde qui a dessiné ses façades. Audot explique qu’en « employant scrupuleusement la forme et les matériaux des vallées de l’Oberland, l’architecte, né lui-même dans le pays, a su donner une physionomie plus animée à l’habitation de l’homme de lettres pour qui il travaillait, et qui avait à enrichir le dedans de tout ce qu’il y a de plus attrayant en ornementation intérieure et en objets d’art, de ceux qui égayent un séjour et parlent à l’esprit et au cœur. » 51 Et de décrire ce dedans luxueux qui contredit les dehors agrestes du chalet : « Dans un salon-bibliothèque sont réunis en très grand nombre, et dans plus éclatante parure, les plus beaux livres qu’un bibliophile ait pu rassembler pour son usage ou pour sa récréation […]. C’est le plus bel ornement de ce qu’il appelle sa « cabane », et pourtant que ne dirait-on pas des délicieuses statuettes, des bronzes, des tableaux, des dessins, des décorations dues à des pinceaux de maîtres, des mosaïques, des parquets d’ébénisterie et des meubles si bien appropriés ! Il n’y a rien de plus charmant que la cheminée en marbre de Carrare, ornée richement de bronze doré. » 52 Comme à l’intention de la clientèle aisée de Seiler, Audot, conclut par cette observation : « On voit que dans une simple cabane on peut réunir, sans contraste, les objets les plus brillants, les plus précieux, les plus gais. » Il néglige de dire que dans les années qui ont précédé la Révolution, la noblesse de haut rang se plaisait à travestir l’architecture de leurs fabriques habitées, ainsi qu’en témoigne Jacques-Antoine Dulaure à propos du hameau de Chantilly, propriété du Prince de Condé : « Ce n’est plus les merveilles de la Nature qu’on admire ici, c’est le luxe ordinaire des riches que l’Art prend soin de cacher sous l’extérieur d’une rustique simplicité. L’humble chaumière du pauvre villageois renferme la décoration et la richesse de nos salons » 53.

39 Pour Jules Janin, auteur romantique, quelle secrète satisfaction de se découvrir un matin en « pleine nature », seul, au-dessus de la foule, Robinson indépendant et philosophe. « Au commencement, se souviendra-t-il, on se sentait bien isolé. Il fallait un certain courage pour s’installer en plein désert, sur une voie à peine tracée, et, pendant trois hivers, nous restâmes seuls, effrayés de cette solitude et de ce grand silence. Mais, le matin venu, la beauté naturelle de ce lieu champêtre effaçait toutes les mauvaises impressions » 54.

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Des refuges pour rêver

40 À la lisière du Bois, sur l’ancienne commune de Passy, s’élève bientôt un autre chalet d’écrivain, celui que la ville de Paris concède à Lamartine qui vient de subir un grave revers de fortune 55. C’est en 1860, neuf ans avant sa mort, que l’illustre poète emménage dans ce modeste chalet qui ressemble à « une petite ferme suisse » et doit, selon L’Illustration, « être considéré comme un refuge en cas de catastrophe ». Derrière l’habitation est la basse-cour, « où les poules, les canards et les lapins vivent en bonne intelligence à côté de l’étable où trois belles vaches sont étendues sur une fraîche litière » 56. Dans ses Mémoires, le poète nous apprend que c’est là tout ce qu’il désirait lorsqu’il se promenait à cheval dans les allées du Bois vingt ans plus tôt : « un ermitage où vivre et rêver » aux confins de la ville et de la campagne.

41 Pour Jules Janin, sa nouvelle propriété bâtie est un « jardin dans la ville, un Paris dans les champs ». « Ici, écrit-il, l’étude et le travail, et, tout au bout de l’avenue où s’étend mon domaine, l’activité, l’ardente ambition, le mouvement des belles lettres en proie aux disputes ! Je suis au port, j’entends l’océan qui gronde » 57.

42 Tous ces chalets éparpillés dans le bois de Boulogne et ses alentours puis dans la forêt du Vésinet où ils accueilleront après 1860 des milliers de « colons » parisiens, tous ces chalets qui meublent les nouvelles banlieues résidentielles implantées dans les grands parcs paysagers de l’Ancien Régime, semblent sortis d’une rêverie de Jean-Jacques Rousseau. Ces banlieues ressemblent à s’y méprendre à la Suisse décrite par le philosophe comme une grande ville « semée de forêts » où « [les] maisons éparses et isolées ne communiquent entre elles que par des jardins anglais » 58. Pareille « ville- parc » devenue « cité » en ville et « colonie » dans les campagnes environnantes offre à ses habitants – des « jardiniers-propriétaires » – ce que leur chalet se contente d’évoquer : une Suisse aérée et paisible, une Suisse épargnée par les conflits sociaux et toutes les pollutions de la ville dense. À l’écart de l’agglomération parisienne, Passy voit sa population passer de 4 200 habitants en 1831 à 17 594 en 1856. Des villas et de nouveaux lotissements abondamment plantés et repliés sur eux-mêmes se multiplient. Émile de Labédollière signale en particulier « un assemblage de chalets et de kiosques ombragés de lilas et de marronniers, la villa Béranger » 59. Les Parisiens nouvellement enrichis osent avouer qu’ils « aiment les campagnes habitées par les gens riches et les villages qui ne sont faits que de châteaux, de villas et de chalets » 60.

La dérive d’une image

43 Mais laissons l’architecte du nouvel opéra, Charles Garnier, exposer la situation de ces campagnes urbanisées à la fin du XIXe siècle : « des maisons de toutes grandeurs et de toutes formes, châteaux opulents ou simples vide-bouteille, avec tous les types intermédiaires, se sont élevées partout où des sites agréables ou pittoresques invitaient à bâtir des habitations de plaisance ; tout autour des villes populeuses de tous les pays, leur multiplication a fait pour ainsi dire disparaître la campagne ». Cela dit, ces maisons ne sont le plus souvent que de modestes villas écloses dans le voisinage des gares de chemin de fer. « Un grand nombre ayant une façade en bois découpé, leurs heureux propriétaires les décorent du nom de chalet ; mais ces produits industriels, d’une construction économique, sont au chalet véritable ce qu’est la chromolithographie à la peinture ; l’art n’a rien à y voir. À l’intérieur, l’aménagement est des plus simples : une

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cuisine, une salle à manger, deux ou trois chambres à coucher. Dans les plus luxueux la porte d’entrée, précédée quelquefois d’un perron de quelques marches, donne accès à un corridor qui partage le rez-de-chaussée en deux parties : d’un côté la salle à manger avec la cuisine, de l’autre un salon et un cabinet accessoire ; un escalier comparable parfois à une échelle de meunier conduit aux chambres à coucher installées à l’étage. Un petit jardin clos de murs, avec une demi-douzaine d’arbustes qui font l’orgueil du propriétaire, un poulailler, des cabanes à lapin, complètent souvent l’installation ; dans un angle se dresse un berceau de feuillage, sous lequel on peut mettre la table pendant les chaudes journées d’été, ce qui a de tout temps été le rêve des petits-bourgeois de Paris. » 61

44 Ce chalet suburbain que le bon goût condamne aide pourtant les petits-bourgeois à s’affranchir des promiscuités indiscrètes imposées par les immeubles à loyer. Ce qu’il leur propose, c’est une liberté domestique inimaginable en ville et la preuve matérielle de leur ascension sociale.

De l’intimité à la dissémination

45 Dès 1856, Jules Lobet prédisait que les industriels du bâtiment allaient couvrir de chalets les terrains vagues de Paris oubliés par Haussman ainsi que les derniers massifs forestiers de la banlieue. « C’est toute une révolution que vont subir, dans leur aspect, les quartiers excentriques de cette grande ville, écrivait-il, mais c’est en même temps un moyen infaillible de remédier à l’exagération toujours croissante du prix des loyers dans Paris. » 62 Le succès des chalets devint si éclatant après 1871 que c’est tout juste si un journaliste emporté par son enthousiasme ne voit pas en eux un succédané universel de l’architecture de pierre. Il les vante comme étant susceptibles de tous les embellissements et accommodements possibles : « tour à tour, villa enfouie sous la verdure, hôtel complet, atelier, kiosque, café, pavillon, magasin, salle de concert ou de bal, tente pour les travailleurs, abri pour les colons ou les touristes et toujours commode, économique et obéissant à toutes les exigences du besoin aussi bien qu’à tous les caprices de la fantaisie. » 63 Au tout début du XXe siècle, l’auteur d’un manuel destiné aux architectes et aux futurs propriétaires écrit : « villas, pavillons, cottages, chalets, bungalows, tous ces mots sont le plus souvent employés l’un pour l’autre, et toute limite qu’on veut tracer entre tel et tel genre ne peut être qu’incertaines et artificielles » 64. De fait, il existe alors des chalets mauresques, chinois, gothiques, normands et même rococo.

46 L’histoire nous montre que le chalet a été en même temps un facteur d’embellissement des banlieues et l’une des causes de leur dissolution. Devenus désuets, ils font l’objet d’une attention particulière sans doute parce qu’ils conservent le souvenir d’un rêve improbable de réconciliation de la ville et de la campagne, de la sédentarité et du voyage, de l’individu et de la société. Notre sympathie tient aussi à la haine irrationnelle que les architectes lui ont vouée dès le XIXe siècle, à la différence des ingénieurs qui ont très tôt compris les affinités qui unissaient la révolution industrielle au mouvement pittoresque. En effet, contrairement à ce que clame le Mouvement Moderne, c’est dans les revues d’ingénieurs et non dans les revues d’architectes que le chalet s’expose et s’explique.

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ANNEXES

Planche 1

Modèles de fabriques proposés par Jean-Charles KRAFFT, Plans des plus beaux jardins pittoresques de France, d'Angleterre et d'Allemagne ... Paris, Levrault, 1809. Bib. historique de la Ville de Paris.

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Planche du paysagiste et lithographe Jacques Rothmüller, 1825. Lithographie imprimée par Engelmann. Bib. des ARts décoratifs, Fonds Maciet.

Planche 2

Photographie amateur d'un chalet dans les Landes, vers 1880. Bib. des Arts décoratifs, Fond Maciet.

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Aquarelle de jeune fille. Vue du Doubs, Les Forges de Moron, 1881. Collection part. M. Charpy.

Planche 3

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"Chalets suisses en bois découpés", modèle n° 226, publicité de la maison Kaeffer & Cie installée 55 rue de Flandre dans le quartier de la Villette à Paris, 1867.

Planche 4

Maison démontable en bois. Cette maison peut-être montée en deux jours et démontée en quelques heures. Vers 1867. Fonds Maciet.

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Maison mobile simple d'après le système de la maison Seiler, Paris. Années 1870. Fonds Maciet.

Publicité pour les chalets en bois découpés de la maison Pombla, Fréret, Seguineau & Cie, 5, avenue de Clichy, Paris. 1854. Affiche de Jean-Alexis Rouchon, impression à la planche. Collection particulière.

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Chalet exposé par la maison Waaser à l'Exposition universelle de 1867 publié par L’Univers Illustré. Collection particulière.

NOTES

1. . Charles Joseph PRINCE DE LIGNE, Coup d’œil sur Belœil et sur une grande partie des jardins de l’Europe, édition établie par Ernest de GANAY, Paris, Éditions Bossard, 1922, p. 214. 2. . Voir John GRAND-CARTERET, La montagne à travers les âges, rôle joué par elle, façon dont elle a été vue, Grenoble, Falque et Perrin, 1903-1904, vol. 1, chapitre 9. 3. . Pierre Henri de VALENCIENNES, Éléments de perspective à l’usage des artistes suivi de réflexions et conseils à une élève sur la peinture et particulièrement le genre paysager, Paris, chez l’auteur, An VII, p. 561. 4. . Voir l’introduction de Johann Gottfried EBEL dans Manuel du voyageur en Suisse, Zurich, Orell et Fussli, 1810. 5. . Cité par John GRAND-CARTERET, ouv. cité. 6. . Jean-Marie Morel (Théorie des jardins, 2e édition, 1er volume, Paris, Veuve Panckoucke, 1802) cité par M. BOITARD, Traité de la composition et de l’ornement des jardins, 3e édition, Paris, 1825, p. 5. 7. . Ibidem. 8. . Johan Georg von ZIMMERMAN, De la solitude, des causes qui en font naître la goût, de ses inconvénients, de ses avantages et de son influence sur les passions, l’imagination, l’esprit et le cœur, Paris, Charpentier, 1840, p. 28. 9. . Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, Amsterdam, 1783, tome 8, pp. 304 et sq. 10. . Ibidem. 11. . Wolfgang GOETHE, Voyages en France et en Italie, Paris, Librairie Hachette, 1873, p. 38. 12. . Jacques DELILLE, Les jardins suivi de l’Homme des champs et de poésies fugitives, Paris, Éditions Lebigre frères, 1832, pp. 197-201.

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13. . Ces expressions sont utilisées par Mme VIGÉE-LEBRUN dans ses Mémoires, tome 2, Librairie Charpentier, s. d., p. 178. 14. . Jean-Jacques ROUSSEAU, « Lettre au maréchal de Luxembourg », écrite à Môtiers le 20 janvier 1763, dans Correspondance générale, Paris, Éditions Armand Colin, 1928. 15. . Denis DIDEROT, Salons, 1759-1781, Paris, Éditions Sociales, 1955. 16. . Jean-Benjamin DE LABORDE, Tableaux topographiques, pittoresques physiques, moraux, politiques, littéraires de la Suisse ; Tableaux de la Suisse ou Voyage pittoresque, Paris, Imprimerie de Clousier, 1776-1780. 17. . Abbé DELAPORTE, Le voyageur français ou la connaissance de l’ancien et du nouveau monde, Paris, Imprimeur-Libraire Louis Celot, 1788, tome XXIV. 18. . Frédéric DOLLÉ, Souvenirs de voyage (Suisse, Savoie, France), Paris, Éditions Dentu, 1843. 19. . Article « Chalet » dans l’Encyclopédie de l’architecture et de la construction, 1882-1891. 20. . Philippe DE GOLBÉRY, Histoire et description de la Suisse et du Tyrol, Paris, Éditions Firmin- Didot, 1838. 21. . Raoul ROCHETTE, Lettres sur la Suisse écrite en 1820, suivies d’un voyage à Chamony et au Simplon, Paris, Nepveu, 1822, p. 417. 22. . Nouvelles Annales de la construction, 1878, p. 14. 23. . Jacques-Antoine DULAURE, Nouvelle description des environs de Paris, tome 1, Paris, Éditions Lejay, 1786. 24. . Leblanc DE FERRIÈRE, Paris et ses environs, Description historique, statistique et monumentale, Paris, Au Bureau de l’Annuaire, 1837. 25. . Comtesse DASH, Mémoires des autres, Paris, La librairie illustrée, 1896, tome 3, p. 72. 26. . P. Saint-A***, Dictionnaire historique, topographique et militaire de tous les environs de Paris, Paris, chez l’auteur, 1816, p. 451. 27. . Honoré de BALZAC, Modeste Mignon, Paris, Éditions Furne, 1844. 28. . George SAND, Le pêché de Monsieur Antoine, Grenoble, Éditions de l’Aurore, 1988 (1re édition 1846), p. 183. Voir aussi Lettres d’un voyageur dans Œuvres autobiographiques, Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 381. 29. . Honoré de BALZAC, Le curé de village (1819), dans L’œuvre de Balzac, Paris, Club français du livre, 1965, tome 7, p. 901. 30. . Musée des Familles, « Lectures du soir », 1846-1847, 2ème série, tome 4. 31. . Honoré de BALZAC, Les paysans (1823), dans L’œuvre de Balzac, Paris, Club français du livre, tome 3, p. 917. 32. . Delphine DE GIRARDIN, Le Vicomte de Launay. Lettres parisiennes, Nouvelle édition, Paris, Librairie Nouvelle, 1862, tome 1, pp. 168-174. 33. . Honoré de BALZAC, Les paysans, ouv. cité, pp. 917 et sq. 34. . INAUTH [Edgar COURTOIS], Cancans de plage, Paris, Librairie illustrée, 1870, p. 209 et sq. 35. . BERTALL, La comédie de notre temps : études au crayon et à la plume, tome 3, La vie hors de chez soi : l’hiver, le printemps, l’été, l’automne, Paris, Éditions Plon, 1876. 36. . La Vie Parisienne, 23e année, 1885. 37. . Victor PETIT, Maisons de campagne des environs de Paris, Paris, chez l’auteur, 1876. 38. . Roger DE BEAUVOIR, « Le touriste », dans Les Français peints par eux-mêmes, vol. 1, Paris, Éditions Curmer, 1843. 39. . Félix MORNAND, La vie de Paris, Paris, Librairie nouvelle, 1855. 40. . Émile de LABÉDOLLIÈRE, Histoire des environs du nouveau Paris, Paris, Éditions Barba, 1862, p. 152. 41. . Henri ROCHEFORT, « Petites curiosités sociales » dans Le diable à Paris, Paris et les Parisiens : mœurs et coutumes, caractères et portraits des habitants de Paris…, vol. 1, Paris, Éditions Jules Hetzel, 1845.

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42. . Eugène-Emmanuel VIOLLET-LE-DUC, Lettre adressée d’Allemagne à M. Adolphe Lance, architecte, Extraits de L’Encyclopédie d’architecture, Paris, Éditions Bance, 1856. 43. . Ibidem. 44. . Nouvelles Annales de la Construction, Octobre 1857, n° 34, p. 117. 45. . Alferd DARCEL, Excursion artistique en Allemagne, Rouen, Éditions D. Brière imprimeur, 1858, p. 146. 46. . Émile de LABÉDOLLIÈRE, Histoire des environs du nouveau Paris, Paris, Éditions G. Garba, 1860. 47. . Jean-Baptiste FONSSAGRIVES, La maison, Étude d’hygiène et de bien-être domestique, Montpellier, Imprimerie de Gras, 1871. 48. . Auguste LUCHET, L’art industriel à l’Exposition universelle de 1867, Mobilier, vêtement, aliments, Paris, Librairie internationale, 1868, pp. 58 et sq. 49. . Jules LOBET, Le nouveau bois de Boulogne et ses alentours, Histoire, description et souvenirs, Paris, Librairie Hachette, 1856. 50. . Jules MICHELET, La mer, Paris, Éditions Michel Lévy frères, 1875 [1861], p. 374. 51. . Louis Eustache AUDOT, Traité de la composition et de l’ornement des jardins, Paris, Éditions Audot, 1859, p. 194. 52. . Ibidem. 53. . Jacques-Antoine DULAURE, Nouvelle description des environs de Paris, Paris, Éditions Lejay, 1786, tome 1, p. 67. 54. . Jules JANIN, Les contes du chalet, Paris, Éditions Michel-Lévy frères, 1860. 55. . Voir M. PELLETIER, Notes sur l’administration des services et établissements municipaux, Paris, 1879. 56. . Paris-nouveau illustré, Supplément de L’Illustration, Paris, Éditions Marc, 1869. 57. . Jules JANIN, Les contes du chalet, ouv. cité. 58. . Jean-Jacques ROUSSEAU, Les rêveries du promeneur solitaire, Londres, tome 3, 1782. 59. . Émile de LABÉDOLLIÈRE, ouv. cité. 60. . La Vie Parisienne, 27 juillet 1872. 61. . Charles GARNIER et A. AMMAN, L’habitation humaine, Paris, Librairie Hachette, 1892. 62. . Jules LOBET, Le nouveau bois de Boulogne et ses alentours, histoire, descriptions et souvenirs, Paris, Librairie Hachette, 1856. 63. . Le Monde Illustré, 1858. 64. E. HANNOUILLE, Pour l’architecte et le futur propriétaire de villas, pavillons, cottages, chalets, bungalows, Paris, Éditions Dunod, 1934, p. 1.

RÉSUMÉS

S’il est un édifice négligé par les historiens d’art, dédaigné par les architectes mais convoité par les vacanciers et tous les exilés de la ville, c’est bien le chalet, enfant chéri des alpages et bâtard des métropoles éclatées. Avant de se multiplier au XIXe siècle dans leurs banlieues diffuses, il a agrémenté leurs parcs paysagers à la fin du XVIIIe siècle. Depuis ce temps, c’est comme témoin de deux mondes antinomiques que le chalet captive les citadins. L’un de ces mondes est immaculé mais périlleux, l’autre est virtuel mais confortable. Au siècle de l’industrie, le chalet mobile ou préfabriqué se souvient de la montagne tout en servant la ville. Ce qu’il propose, c’est la Suisse à domicile et pour chacun. Délocalisé par les jardiniers dans un premier temps, il dépaysera en

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retour ses habitants. Son isolement culturel et physique lui donne le pouvoir de susciter la montagne où bon lui semble. Comme a pu le vérifier Gressent, un horticulteur de la fin du XIXe siècle : « il fait à soi seul paysage ». Autant dire qu’il s’en est fallu de peu que les Alpes soient partout et nulle part.

Which buildings are neglected by art historians and scorned by architects yet coveted by vacationers and all urban exiles, more than chalets, the beloved offspring of alpine pastures and the illegitimate children of scattered metropolis? Before sprouting in the nineteenth century in their loose suburbs, they adorned their landscaped gardens at the end of the eighteenth century. From then on, urban dwellers have fallen under the spell of chalets, due to their being witness to two antinomic worlds. One of these worlds is immaculate yet perilous; the other, virtual but comfortable. In the century of manufacturing, mobile or prefabricated chalets bore the mark of their mountainous past while serving cities. What they offered was Switzerland at home and for everyone. Having been relocated by gardeners, they broought their inhabitants a sense of mountainness in return. Their cultural and physical isolation endowed them with the power to conjure up mountains anywhere. As horticulturist Gressent, who lived at the end of the nineteenth century, acknowledged: « they make a landscape by themselves ». Needless to say, it thus would not have taken much for the Alps to end up being everywhere and nowhere.

AUTEUR

MICHEL VERNES Professeur à l’École nationale d’Architecture de Paris-La Villette

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Document

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Les photographies des ruines de Paris en 1871 ou les faux-semblants de l’image Photographs of the ruins of Paris in 1871, or the pretences of pictures

Éric Fournier

1 Au printemps 1871, la bataille de Paris et la « semaine sanglante » produisent un paysage urbain unanimement considéré comme dantesque par les témoins du drame. La capitale et sa proche banlieue deviennent un champ de bataille au milieu duquel émergent des destructions si troublantes que de nombreux contemporains n’hésitent pas à les considérer comme des ruines édifiantes. Il est important de savoir à quoi ressemblaient effectivement les destructions parisiennes de 1871 afin de déterminer l’influence de la poétique des ruines sur tous ceux qui s’essayent alors à décrire ces paysages éphémères. Car l’on voit alors volontiers dans les ruines du ministère des Finances « un coin de Pompéi ou d’Herculanum, une page lacérée des vieilles civilisations tout à coup transportée dans la capitale des civilisations nouvelles », comme l’écrit Frédéric Fort 1.Une rhétorique ruiniste se déploie, investissant des supports qui ne ressemblent guère à des ruines antiques ou médiévales, voire des monuments à peine dégradés. La production littéraire sur ce sujet est donc à considérer avec précaution 2.

2 Nous sommes donc confrontés à un problème simple : quel était l’aspect de ces ruines ? C’est ici qu’apparaît l’image photographique. Le monde de la photographie espère obtenir à cette époque, par son traitement de « l’année terrible », une reconnaissance accrue. Les photographes s’emparent des ruines de Paris et s’efforcent de faire triompher la représentation photographique de ces décombres. Les registres du dépôt légal soulignent l’investissement des ruines par les photographes : en 1871, 50 % des dépôts photographiques, soit 1 800 clichés, traitent de la Commune de Paris, dont les deux tiers portent sur les ruines 3. Depuis la guerre de Crimée, le public est persuadé que cette technique émergente est plus apte que la peinture historique à restituer la réalité des champs de bataille 4. La photographie apparaît alors comme un œil-témoin

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mécanique et dépassionné offrant un rapport immédiat à l’événement, dépouillé de tout artifice artistique 5. Ce qu’elle n’est pas. Comme tout document, la photographie doit être décryptée. Telle est l’ambition du dossier que nous présentons ici. Les photographies des destructions de 1871, peuvent être interrogées selon trois axes. Quelles sont les différentes stratégies photographiques ? Quel est le rapport sensible des photographes à l’espace parisien ? Enfin, qu’est ce que la photographie, techniquement, ne peut pas montrer par rapport à d’autres images, dessinées ou peintes ?

Les stratégies photographiques

3 Les objectifs que se fixent les photographes déterminent des pratiques précises, que ce soit dans le choix des sujets ou dans les compositions. Ceux-ci espèrent obtenir une reconnaissance en tant que spécialistes des ruines et acteurs du retour à l’ordre.

4 L’importance de la production photographique traitant des ruines de Paris témoigne en effet du lien fondateur entre publications de photographies et représentation des ruines au XIXe siècle. Ainsi, la première publication d’un recueil photographique, rendu techniquement possible en 1851, traitait-elle des ruines orientales : Egypte, Nubie, Palestine et Syrie, dessins photographiques recueillis dans les années 1849, 1850 et 1851, de Maxime Du Camp, édité en 1852. Parallèlement, en 1851, la commission des monuments historiques envoyait une mission héliographique fixer tant les bâtiments menacés de ruine que les ruines menacées d’écroulement. Cent vingt sites furent photographiés par cette mission, à laquelle participèrent les photographes les plus connus de l’époque, comme Baldus. Commentant cette œuvre de sauvegarde photographique, Ernest Lacan, éditorialiste du Moniteur de la photographie, résolument convaincu du lien étroit entre ruines et photographies 6, fait du photographe la figure inverse du démolisseur : si le second détruit à jamais, le premier conserve pour l’éternité, constituant ainsi de précieuses archives de civilisation. Confrontés aux ruines éphémères de la capitale, les photographes, dans la continuité de la mission héliographique, se sentent plus que jamais investis de la fonction de les fixer sur le papier 7.

5 Les photographes du Second Empire ont eu également tendance à se percevoir comme des auxiliaires de l’autorité et de l’armée. Accompagnant les armées en campagne, de la Crimée au Mexique, ils s’efforcent de garder une trace, non seulement des opérations militaires (ou plus précisément des champs de bataille et des uniformes), mais aussi des nations vaincues, voire des civilisations déchues. La photographie intègre alors la propagande impériale. Dès la victoire versaillaise, cette fonction est réactivée par les autorités, qui chargent le 1er juin Ernest Lacan et ses confrères de reproduire certains bâtiments à destination des services d’architectures et de photographier les dévastations. Ceci explique le caractère presque exhaustif des clichés. Pourtant, en isolant soigneusement les ruines du bâti préservé, les photographes créent une image déformée qui tend à exagérer l’ampleur des destructions subies par la capitale. « Le plus grand trucage, la plus forte invention de la photographie de 1871 est bien le spectacle d’un Paris ruiné. Les photographes construisent la fiction d’un Paris détruit » 8. En d’autres termes, les photographes, loin d’être les serviteurs d’un œil-témoin dépassionné participent pleinement au discours versaillais de condamnation. Constatant l’importance des ruines dans la production photographique, Christine Lapostolle estime que « la photographie se laisse littéralement fasciner par les ruines. »

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9. Certes, mais les photographes essayent tout autant de fasciner l’opinion par le biais des ruines, de la convaincre ainsi du potentiel de la photographie.

Le rapport sensible à la capitale

6 Les photographes souhaitent se distinguer des dessinateurs et des écrivains. Pourtant, leur rapport sensible aux destructions de l’agglomération parisienne diffère assez peu de celui de leurs concurrents. Aussi privilégient-ils les monuments du centre historique de Paris qui, convenablement cadrés, peuvent former des ruines honorables. Ils n’hésitent pas à s’aventurer dans le dédale des débris pour dénicher le micro-paysage qui offre l’illusion de la ruine ancienne (voir documents 3, 5 et 7).

7 Si les ruines du centre bénéficient d’un traitement photographique pompéien, celles des quartiers annexés ou de la proche banlieue évoquent plutôt des champs de bataille (documents 8 et 9). De la même manière que les écrivains ne voient pas de ruines aux périphéries de la capitale, mais seulement les ravages de la guerre 10, les photographes insistent, en de vastes panoramas, sur des fortins, des tranchées, des batteries abandonnées, des arbres déracinées et, pour les forts de Vanves et d’Issy, des terrains lunaires, défigurés par la canonnade. L’influence des photographies de la guerre de Crimée est ici certaine. Si les photographies des vestiges du centre invitent le spectateur à adopter le regard des amateurs de ruines, celles de la périphérie proposent le regard du soldat embrassant l’ensemble d’un champ de bataille.

8 Cependant, s’efforçant d’être le plus exhaustif possible, les photographes mettent en évidence le potentiel ruiniste de certains décombres, tel le Grenier d’abondance du boulevard Bourdon (documents 2 et 3), délaissé par la production écrite car trop excentré, et ne disposant pas d’un passé prestigieux ou d’un potentiel symbolique susceptible de le transformer en ruine.

Ce que la photographie ne peut pas montrer

9 Les conditions techniques de l’époque brident les sujets possibles. Le temps de pose de plusieurs secondes interdit de fixer le mouvement. Ainsi le moment de la destruction, le plus souvent par l’incendie, ne peut pas être photographié, alors même qu’il a été abondamment dessiné (document 6). De surcroît, les personnages présents sur les vues photographiques sont dans des postures figées. Il est donc presque impossible de représenter le travail des pompiers ou des terrassiers, c’est-à-dire l’élision des traces, ou les foules se promenant dans les ruines dès la fin des combats. En d’autres termes, les photographes peuvent difficilement représenter les processus du retour à l’ordre, alors même qu’ils se définissent comme des auxiliaires de l’autorité (document 1).

10 Enfin, ces clichés restent monochromes. Or la coloration singulière des vestiges a fasciné l’ensemble des amateurs de ruines. « L’incendie a revêtu toutes les murailles d’une teinte dorée qu’aucun art ne saurait produire. Quand le soleil vient jouer là- dessus, on arrive à des effets merveilleux que les peintres achèteraient fort chers », écrit par exemple William Erskine face aux ruines de l’Hôtel de Ville 11. Les photographes sont impuissants face aux lithographies de mauvaise qualité, qui sont souvent des clichés approximativement coloriés et sont largement diffusés sur les étals parisiens.

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Conclusion

11 Alors que les photographes professionnels s’efforcent de se distinguer des écrivains, leurs pratiques des destructions parisiennes soulignent qu’ils sont également influencés par des codes d’appréciation identiques : dès qu’il s’agit des paysages du centre, poésie de Paris et poétique des ruines rentrent en résonance. Mais, une fois décryptée, cette production photographique reste, faute de mieux, le meilleur moyen de restituer le paysage sensible qui s’est offert aux Parisiens amateurs de ruines. Ce corpus permet à la manière d’une caméra subjective, dans une approche compréhensive donc, de reconstituer la découverte des ruines, les étapes du parcours, des façades aux intérieurs, de ceux qui cherchent des ruines dans ces décombres. Le supposé œil-témoin mécanique se révèle alors utile pour apprécier le regard sensible des visiteurs des ruines.

ANNEXES

Document 1 : le photographe et le théâtre des ruines

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« Ruins of Paris », gravure publiée dans The Illustrated London News, 24 juin 1871

Cette image, paradoxalement, met en avant le travail des photographes tout en représentant le mouvement, ce que la photographie ne peut pas faire. L’interprétation n’en est pas aisée. La composition semble faire écho au discours d’auto-valorisation des photographes. Ainsi Ernest Lacan écrit dans Le Moniteur de la photographie en août 1871 : « parmi les industries qui reprenaient vie au milieu des cendres, la photographie a été la première peut-être à se signaler […]. À peine s’occupait-on d’embrigader l’armée des travailleurs qui allaient avoir à déblayer les édifices incendiés dont les pompiers disputaient encore les débris [au feu] que déjà le photographe avait commencé son œuvre ». Mais, immobile et masqué par son appareil, il semble également inutile au milieu d’une composition marquée par l’urgence des pompiers, et indécent face au deuil d’une famille. Théophile Gautier ne décrit-il pas les photographes comme « encapuchonnés de noir comme des nécrophores, et la tête courbée sur leur boite » 12 ?

Documents 2 et 3 : Le Grenier d’abondance, boulevard Bourdon : la ruine polymorphe

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Document 2 : Jules Andrieu, « Le réservoir du Grenier d’abondance » dans Désastres de la guerre, 1871, 36 tirages grand folio, Cabinet des estampes du musée Carnavalet.

Jules Andrieu (1816-vers 1874) devient en 1865 le photographe officiel pour le ministère de la Marine et des Colonies. Il réalise en 1869 une série de clichés de ruines au cours d’un voyage en Palestine et en Égypte. En 1871, il se spécialise dans la photographie des destructions parisiennes. Incendié le 25 mai 1871, le Grenier d’Abondance, boulevard Bourdon, est un cas exemplaire de ruine polymorphe. Relativement négligé par la production écrite, il est beaucoup mieux considéré par l’iconographie. Bâtiment utilitaire, situé à l’extrémité ouest du cœur historique de la capitale, il n’a aucune charge historique ou symbolique, et n’a donc d’intérêt que pour son seul aspect. Vu de loin, on distingue des murs épais, ressemblant vaguement à des murailles et de gigantesques cuves métalliques, tordues par les flammes, qui encombrent le sol. De l’extérieur du bâtiment, l’analogie avec les ruines antiques n’est pas évidente.

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Document 3 : Jules Andrieu, « Ruines du Grenier d’abondance » dans Désastres de la guerre, ouv. cité .

À l’intérieur du bâtiment, un tout autre spectacle apparaît : une longue et pompéienne perspective ouvrant sur l’horizon semble répéter à l’infini un alignement d’arcades et de colonnes. Dans ce décor d’une réelle pureté minérale, la poétique des ruines peut s’exprimer pleinement. Observées de loin, ces ruines ne forment donc qu’un quadrilatère sans grâce 13 ; au pied du mur, elles commencent à évoquer quelque peu, grâce à ses murs épais et crénelés, une ruine médiévale, tandis que l’intérieur est un véritable saisissement pour l’amateur de ruines antiques. La même ruine peut donc suggérer, soit l’horreur des dévastations, soit un paysage remarquable.

Documents 4 et 5 : l’importance de la composition

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Document 4 (photographie principale) : Louis Lafon, Pavillon d’entrée du palais des Tuileries reproduite dans Bernard NOËL, La Commune, Paris 1871, Photo Poche Histoire, Paris, Éditions Fernand Nathan, 1998, p. 52. Document 5 (photographie de l’encadré noir) : Auguste Braquehais, Ruines des Tuileries dans Insurrection de Paris 1871, album de 91 tirages sur carton petit fol. Bibliothèque nationale, Cabinet des estampes, Qe 338.

Auguste Braquehais (1825-1875) était un photographe parisien spécialisé dans les portraits en pied. C’est l’un des rares photographes présents à Paris pendant la Commune et réalisant de véritables reportages photographiques ou des portraits de fédérés. Au détour d’un couloir, dans le coin d’une pièce, le photographe peut saisir des décors saturés de débris antiquisants. L’accumulation dans un espace restreint de colonnes et de statues préservées dans des niches accréditent les analogies et rendent légitime le déploiement d’une poétique des ruines. Ainsi, Braquehais, visiblement séduit par cette portion de l’intérieur des Tuileries photographie six fois le même endroit sous des angles légèrement différents 14. Le même lieu, photographié par Louis Lafon, mais sous un angle plus large, montre à quel point les visiteurs doivent être soumis aux codes du pittoresque pour percevoir les ruines. Alors que Braquehais place la statue au centre de ses compositions, et évite d’inclure l’étage supérieur qui ne comporte aucune référence antique, Lafon englobe l’ensemble du décor sans chercher à accentuer l’analogie gréco- latine. Ce dernier privilégie la photographie-témoin intégrant dans le même décor le pittoresque du rez-de-chaussée, la laideur illisible de l’étage et les terrassiers à l’œuvre, tandis que Braquehais fait sien le regard du visiteur en quête de ruines.

Document 6 : les limites techniques de la photographie.

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François-Nicolas CHIFFART, « Incendies des docks de la Villette », Le Monde Illustré, 17 juin 1871.

François Nicolas Chifflart (1825-1901), issu d’un milieu populaire, étudiant aux Beaux- Arts, prix de Rome de peinture en 1851, renonce peu à peu à une carrière de peintre et se spécialise dans les eaux-fortes. Il illustre notamment des ouvrages de Victor Hugo dont Les travailleurs de la mer. Présent à Paris pendant la Commune, il est brièvement arrêté par erreur. La destruction des docks de la Villette montre les limites de la photographie. Ensemble de bâtiments utilitaires, sans aucune puissance d’évocation patrimoniale, ils ne forment pas des ruines appréciables aux yeux des amateurs. Les photographies, en des compositions panoramiques, se contentent de fixer l’ampleur des destructions. Comme pour la presque totalité des décombres périphériques, ce sont les ravages de la guerre qui sont montrés (voir document 8) En revanche, l’incendie des docks, le 26 mai 1871, a terrifié l’ensemble des témoins. Son intensité est telle qu’ils ont l’impression qu’un cercle de feu barre l’horizon 15. Au crépuscule, l’incendie devient si imposant qu’il crée même l’illusion d’une confusion du jour et de la nuit. Victor Hugo s’en fait l’écho : « est- il jour ? Est-il nuit ? Horreur crépusculaire ! » 16. Impuissante à représenter le tourbillon des flammes, peinant encore avec les vues de nuit, la photographie doit laisser ce genre de sujet aux graveurs ou aux peintres.

Document 7 : la ruine évidente

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Jules ANDRIEU, Galerie des fêtes de l’Hôtel de Ville, dans Désastres de la guerre, ouv. cité.

Certaines destructions forment des ruines aisément appréciables où le travail du photographe semble réduit au minimum. Ainsi les rigoureux et impressionnants alignements de colonnes et d’arcs-boutants de la galerie des fêtes de l’Hôtel de Ville forment-ils une ruine pittoresque. Pourtant, cette photographie montre la maîtrise de la poétique des ruines par Jules Andrieu. En effet, le cliché est pris au moment précis où le soleil s’immisce à travers les béances du mur. Cette volonté d’ouvrir les perspectives formées par les colonnes et les arcs sur les horizons plus vastes encore du ciel est caractéristique de la poétique des ruines, qui prône l’alliance de la ruine avec les incommensurables espaces naturels. La corporation photographique maîtrise ce type de composition depuis les clichés pionniers d’un Du Camp ou d’un Teynard dans les lumineux paysages orientaux.

Document 8 et 9 : Décombres périphériques

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Document 8 : Docks de la Villette, dans Paris sous la Commune, par un témoin fidèle la photographie, Paris, Éditions Charaire, 1872.

Ce cliché est représentatif de la plupart des vues des arrondissements périphériques et de la proche banlieue. Il n’y a aucune recherche esthétique, aucune traque de la ruine potentielle mais seulement des débris. Le photographe ne s’aventure pas à l’intérieur des décombres à la recherche du micro-paysage qui pourrait, convenablement cadré, former une ruine honorable. Ici, il s’agit de constituer des archives de la guerre. Trois personnages, en marge de la photographie, difficilement identifiables, montrent les limites de la photographie à représenter le mouvement.

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Document 9 : Ruines de la gare d’Auteuil dans Paris sous la Commune, par un témoin fidèle la photographie, ouv. cité.

Dans le même ordre d’idées, cette vue des restes de ce bâtiment récent et périphérique, utilitaire, ne recherche pas la ruine mais veut révéler un Paris champ de bataille. L’importance des débris métalliques est intéressante. Absolument incongrus au regard d’une poétique des ruines qui n’a jamais intégré le fer – matériau jugé longtemps indigne d’une architecture monumentale – dans ses codes d’appréciations, ces éléments métalliques ancrent définitivement ces débris dans la contemporanéité. La poétique des ruines est alors inopérante. Ici, les spécificités architecturales, la localisation des décombres et les canons esthétiques contraignent le regard du photographe.

NOTES

1. . Frédéric FORT, Paris brûlé, Paris, LibrairieLachaud, 1871, p. 89. 2. . Une analyse plus poussée suggère l’hétérogénéité des discours qui traduit l’atomisation des réactions, en fonction de l’attrait pour la ruine, de l’ampleur du traumatisme ressenti, et des considérations politiques propres à chaque écrivain. Pour de plus amples développements, voir Eric FOURNIER, Paris en ruines (1851-1882) : entre flânerie et apocalypse. Regards, acteurs, pratiques, thèse d’histoire sous la direction de Dominique Kalifa, Université Paris I-Panthéon Sorbonne, 2005, pp. 340-342. 3. . Quentin BAJAC, « Les artilleurs du collodion », dans Quentin BAJAC [dir.], La Commune photographiée, Paris, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux, 2000, p. 6. 4. . Hélène PUISEUX, Les figures de la guerre, représentations et sensibilités 1839-1996, Paris, Éditions Gallimard, 1997, p. 77. 5. . Idem, p. 78 et André ROUILLE, L’empire de la photographie (1839-1870), Paris, Éditions du Seuil, 1982, pp. 147-155. 6. .Hélène PUISEUX, Les figures de la guerre…, ouv. cité, pp. 23 et 28. 7. . Ernest LACAN, « Éditorial » du Moniteur de la photographie, 1er août 1871.

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8. . Christine LAPOSTOLLE, « La Commune de la barricade à la ruine », La Recherche photographique, n° 4, juin 1989, p. 23. 9. . Idem, p. 22. 10. . Éric FOURNIER, Paris en ruines (1851-1882)…, thèse citée, pp. 391-409. 11. . Georges BELL [pseudonyme de Joachim Houreau], Paris incendié, histoire de la Commune de 1871, Paris, Librairie Martinet-A. Marc, 1872, p. 138. 12. . Théophile GAUTIER, Tableaux du siège de Paris, Paris, Éditions Charpentier, 1871, p. 232. 13. . Les Ruines de Paris et de ses environs 1870-1871, album en 2 volumes comprenant 100 tirages in 8° obl. Texte par Alfred d’Aunay, photographies et éditions par Liébert, Bibliothèque nationale, Cabinet des estampes, Ve 1047 (1-2)-4. 14. . Insurrection de Paris 1871, album de 91 tirages, ouv. cité. 15. . SARREPONT [Eugène Hennebert], Guerre des communeux de Paris 18 mars-28 mai 1871, Paris, Éditions Firmin-Didot, 1871, p. 267. 16. . Victor HUGO, L’année terrible, Paris, Éditions Gallimard, 1985, p. 157.

RÉSUMÉS

Ce dossier iconographique présente quelques images – essentiellement des photographies – des ruines de Paris après la « semaine sanglante » de 1871. Considérée comme un œil-témoin mécanique indépendant de la volonté du photographe, la photographie participe en fait à des pratiques et des stratégies photographiques précises, élaborées depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Les photographes professionnels participent à l’élaboration d’un Paris en ruines tout en se définissant comme des auxiliaires de l’autorité témoignant des crimes communards. Mais, une fois décryptée, cette production photographique reste, faute de mieux, le meilleur moyen de restituer le paysage sensible qui s’est offert aux Parisiens amateurs de ruines.

The following iconographic file presents a few pictures, especially photographs, of the ruins of Paris after the “bloody week” in 1871. Almost seen as a mechanical eye independent of the photographer’s will, photography is in fact involved in precise practices and strategies elaborated from the second half of the 19th century onwards. In 1871, photographers were involved in the creation of the image of a destroyed Paris and characterized themselves as the auxiliaries of the authorities, since they supplied testimony of the communards’ crimes. However, these photographs, once decrypted, remain, for want of a better alternative, the best path towards reconstituting the sensitive landscape which Parisians keen on ruins could contemplate.

AUTEUR

ÉRIC FOURNIER Docteur en histoire de l’Université de Paris I.

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Lectures

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Steven Kale, French Salons. High Society and Political Sociability from the Old Regime to the Revolution of 1848, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 2004, 308 p. ISBN: 0-8018-7729-6. 25 dollars.

Natalie Petiteau

1 Le livre de Steven Kale offre une belle synthèse sur les salons, leur fonctionnement et leur rôle durant le premier XIXe siècle. L’ouvrage revient toutefois, dans le souci d’une mise en perspective, sur le rôle mieux connu des salons au XVIIIe siècle, sans toutefois avoir eu connaissance des récents travaux d’Antoine Lilti 1. Par ailleurs, il s’arrête là où commence l’ouvrage d’Anne Martin-Fugier sur les salons de la Troisième République 2.

2 L’approche du sujet est des plus classiques, puisque l’ouvrage met l’accent sur le rôle essentiel de la sociabilité des salons dans la vie politique et culturelle de la France. L’objectif est plus précisément d’étudier les liens entre salons et politique, et de comprendre, ce faisant, les raisons de la persistance de la sociabilité des salons après 1789. Le but de cette enquête est également de mettre en évidence le rôle que les femmes ont pu tenir dans la vie politique par le biais de ces espaces.

3 Le travail est fondé sur des sources fort classiques également : les mémorialistes du XIXe siècle, mais sans donner d’éclairage sur la méthode de choix des auteurs, ni sur celle de leur lecture. La critique des sources n’est pas non plus faite, une réflexion sur les modalités de leur construction manque. Aucune tentative de recourir à des sources primaires – seul moyen de renouveler véritablement l’approche du sujet – ne semble avoir été faite. L’auteur s’en remet donc par ailleurs aux autres historiens qui ont déjà travaillé sur le sujet, mais on s’étonne de certaines lacunes bibliographiques. Ainsi, pourquoi se référer aux travaux de Claude Brelot au travers d’un seul de ses articles ? Pourquoi ne citer ni Christophe Charle, ni Jean Nagle, ni Monique de Saint Martin, ni

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les publications dirigées par Alain Montandon ? En revanche d’abondantes références sont faites au livre d’Anne Martin-Fugier sur la vie élégante 3, mais on a justement souvent le sentiment de n’être que devant un travail de seconde main, qui parfois même véhicule de déplorables clichés.

4 Ce livre n’en contient pas moins une claire synthèse, livrée selon un plan chronologique rappelant comment les salons ont, au XVIIIe siècle, permis l’avènement de la République des Lettres, puis comment ils ont survécu à la Révolution, en se politisant davantage. Sous l’Empire, les salons demeurent un espace de sociabilité par la volonté même de Napoléon qui en a bien compris l’intérêt et qui encourage donc la formation de salons quasiment officiels. Il attend de la renaissance de la sociabilité d’Ancien Régime à la fois un ralliement de l’ancienne aristocratie à son gouvernement et une adhésion au nouvel absolutisme de la part de ceux qui ont connu l’ascension sociale par la Révolution. Mais c’est avec la Restauration que les salons retrouvent un rôle fondamental. Parce que les nouvelles institutions font de l’opinion une force politique, elles encouragent la prolifération des salons. De 1815 à 1830, les salons des ministres, notamment, contribuent à faire l’opinion publique. De surcroît, après 1830, la disparition de la vie de cour encourage à son tour la sociabilité salonnière et les échanges d’idées politiques dans ces espaces spécifiques. Plus que jamais les salons ont un rôle politique, sans pour autant devenir le centre de la vie politique. Ils sont en revanche perçus et utilisés comme des lieux de circulation des informations, on vient parfois même y lire ses discours avant de les prononcer à la Chambre.

5 Mais c’est le succès même des salons qui génère ensuite leur déclin, car ils sont devenus trop nombreux pour demeurer significatifs, pour conserver chacun un rôle qui les aurait pérennisés. De plus, le déclin de la sociabilité aristocratique, mais aussi l’affirmation d’une nouvelle vie de cour sous le Second Empire, ou encore la séduction exercée par de nouveaux espaces de sociabilité que sont les théâtres, les courses, les bals, les jardins, les cafés et les clubs, sans parler des stations thermales, précipitent le déclin des salons. Enfin, les cercles, sur le plan politique, occupent de plus en plus la place qui a été la leur jusqu’alors. Symboles de la prédominance sociale de l’aristocratie, les salons déclinent en fait avec elle.

6 Au total, l’ouvrage fait de bonnes synthèses, même si elles sont parfois répétitives, sur les salons comme lieu de fusion des élites aux différentes époques successivement évoquées. Il fait également de claires mises au point sur les salons en tant que lieux de stratégies politiques et sur les voies d’affirmation de leurs identités respectives. Il est enfin tout à fait éclairant sur la façon dont les salons ont permis aux femmes de jouer un rôle politique au temps du suffrage censitaire.

NOTES

1. . Antoine LILTI, Le monde des salons. Sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2005.

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2. . Anne MARTIN-FUGIER, Les salons de la Troisième République. Art, littérature, politique, Paris, Éditions Perrin, 2003. 3. . Anne MARTIN-FUGIER, La vie élégante ou la formation du Tout-Paris, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1990.

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Thérèse-Adèle Husson, Reflections. The Life and Writings of a Young Blind Woman in Post-Revolutionary France, translated and with commentary by Catherine J. Kudlick and Zina Weygand, New-York and London, New York University Press, 2001, 155 p., ISBN: 0-8147-4746-9. 28 dollars.

Odile Roynette

1 Il revient à un éditeur américain, les Presses universitaires de New York, de publier pour la première fois dans une collection consacrée à l’histoire du handicap le manuscrit d’une jeune femme aveugle, Thérèse-Adèle Husson, intitulé Réflexions sur l’état physique et moral des aveugles rédigé en 1825. Singulier destin que celui de ce texte qui souligne combien cette histoire demeure aujourd’hui encore marginale en France en dépit de ses apports essentiels à l’histoire sociale et culturelle contemporaine. Cet ouvrage en témoigne amplement.

2 Née à Nancy en 1803 dans une famille de la classe moyenne peu aisée, Thérèse-Adéle Husson devint aveugle à l’âge de neuf mois des suites de la variole, l’une des causes les plus courantes de la cécité à cette époque. Pensionnaire d’une école religieuse nancéienne, la jeune provinciale rédigea à vingt-deux ans ses Réflexions, premier texte d’une femme aveugle écrit pour ses semblables et dont le ton d’une étonnante liberté – notamment lorsqu’elle exhorte les femmes qui voient à se méfier de maris cupides et indélicats alors qu’elle prône pour elle-même comme pour ses comparses le célibat –, et

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les idées en matière d’éducation et d’intégration des aveugles dans la société post- révolutionnaire, confèrent à ce texte une exceptionnelle singularité. Écrit pour gagner la faveur de Jean-Marie de La Croix d’Azolette, le directeur de l’hospice parisien des Quinze-Vingts qui lui accorde une pension externe en juillet 1825, Adèle se lance à Paris dans le but de devenir écrivain et de vivre de sa plume. Auteur d’une dizaine de romans édifiants pour la jeunesse, dont quatre ont été publiés de son vivant avec des tirages de 1 500 à 2 000 exemplaires, elle rencontre un musicien aveugle pauvre, François-Victor Foucault élevé à l’Institution royale des jeunes aveugles alors liée aux Quinze-Vingts, qu’elle épouse en février 1826 et dont elle aura deux filles. Ils forment alors, dans le Paris romantique, un couple étonnamment moderne, lui faisant notamment partie de l’orchestre du Café des Aveugles situé dans une cave du Palais Royal, et elle négociant elle-même ses contrats, recherchant l’appui de la philanthropie catholique parisienne pour publier et échapper enfin à un dénuement matériel auquel seule une admission comme pensionnaire aux Quinze-Vingts, malheureusement interdite aux ménages d’aveugles, lui permettrait d’échapper. Sa fin tragique – elle meurt le 30 mars 1831 des suites des brûlures consécutives à l’incendie de son appartement – ne lui permet pas d’atteindre ce but tant convoité. Toutefois, ce que montre très bien le riche commentaire des deux historiennes Catherine J. Kudlick, spécialiste américaine de l’histoire de la médecine et Zina Weygand, auteur d’une thèse soutenue en 1998 sous la direction d’Alain Corbin sur la cécité et les aveugles dans la société française jusqu’aux premières années du XIXe siècle, c’est que ce rejet est précisément le produit du parcours hors-norme de cette femme que ses protecteurs abandonnent à son sort après l’avoir encouragée. Dans la société ultra-conservatrice de la Restauration et des premiers temps de la Monarchie de Juillet, Adèle renvoie aux hommes qui détiennent le pouvoir politique et la haute main sur les institutions philanthropiques de ce temps l’image d’une liberté féminine par trop inquiétante. Forte personnalité qui prône pour les aveugles la vie en commun alors que la norme était l’isolement, elle ne répond plus aux attentes sociales et aux stéréotypes masculins sur la nature féminine si communément répandus. Elle n’incarne plus l’image de la jeune aveugle soumise et donc secourable.

3 Contribution importante à l’histoire de l’écriture féminine en ce siècle où triomphe l’autobiographie ainsi qu’à l’histoire du handicap, cet ouvrage a été traduit en français sous le titre Une jeune aveugle dans la France du XIXe siècle (Ramonville Saint-Agne, Éditions Érès, 2004, 122 p.).

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Correspondance d’Alphonse de Lamartine (1830-1867). Tome VII : 1856-1867, textes réunis, classés et annotés par Christian Croisille, Paris, Librairie Honoré Champion, 2003, 1008 p. ISBN : 2-7453-0905-6. 140 euros.

Jean-Claude Caron

1 Ce septième tome de la correspondance de Lamartine contient les lettres de la dernière partie de la vie du poète, historien, ancien homme politique de premier plan, réduit à un état de pauvreté qui le rend physiquement et moralement vulnérable. « Le temps du désespoir et de l’humiliation », résume Christian Croisille, qui ajoute, à propos de ces dernières années : « une longue agonie ». Lamartine en est réduit au statut de tâcheron de l’écriture alimentaire, en quête incessante d’argent, son caractère s’aigrissant à mesure que sa situation se détériore. Les chiffres obsèdent sa plume : le dû et l’avoir s’affrontent en permanence, le premier prenant systématiquement le pas sur le second. Puits sans fond, gouffre abyssal, toutes les métaphores ne sauraient épuiser l’impression que donne la lecture de ces lettres dont l’argent constitue le thème principal. L’idée d’exil (toujours le projet syrien) et celle de mort parcourent la correspondance : effets rhétoriques, certes, mais révélateurs de l’épuisement de l’écrivain. Une souscription nationale en sa faveur est lancée par ses amis, mais rapporte trop peu pour éviter la vente de Milly : c’est Lamartine lui-même qui prononce la dissolution du Comité parisien formé par ses amis, jugeant injurieux le résultat de cette initiative. Il tâte aussi de la loterie, lance un emprunt auprès des abonnés de son Cours familier de littérature. Après un long refus, anéanti par la mort de sa femme, compagne de sa déchéance, Lamartine se résout à accepter une

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« récompense nationale », d’abord proposée par Napoléon III par l’intermédiaire de La Guéronnière, puis votée sans enthousiasme par le Corps législatif, entre-temps réduite au quart de la proposition initiale. Il est vrai que l’empereur n’est pas rancunier envers un homme qui n’a de cesse de proclamer son hostilité à Napoléon Ier, « le fléau des hommes et des intelligences », comme il l’écrit à Thiers. Le mélange des genres est étonnant, Lamartine prenant les souscripteurs de son Cours familier de littérature – une entreprise qui, non sans difficultés ni soubresauts, lui permet de rester un peu à flot – comme témoins de ses malheurs personnels, sorte de confession pathétique, appel à l’aide non dissimulé.

2 Le réseau des correspondants se rétrécit tant au plan qualitatif qu’au plan quantitatif. Certes, Hugo, Dumas père et Dumas fils, Hetzel, Lacordaire, Thiers, Quinet, Marie d’Agoult, Sainte-Beuve apparaissent ici ou là, au nom d’une solidarité, littéraire et/ou politique, avec le confrère ou l’ex-collègue ruiné, se prêtant au jeu du compliment, et parfois de la critique sans fard. On trouve aussi les noms, outre les familiers, du vaillant Dumesnil, secrétaire et gérant peu et mal payé des tristes affaires de Lamartine, et de Villemain, Pelletan, Texier, Ulbach, Mornand, Mistral, Karr, Janin, Legouvé, Nadaud ; ou encore Flocon, à qui, pince sans rire, mais parfaitement sincère, Lamartine propose son aide financière ; Caussidière, devenu négociant en vins avec lequel il est en affaire, et qui est jugé plus probe que sobre ; Persigny, un baron du régime dont la sollicitude à son égard est pourtant réelle ; Dupin, qui lui reproche d’avoir déserté le camp des conservateurs et de n’avoir pas su conserver la monarchie en février 1848 ; Garnier- Pagès, fier de l’œuvre accomplie en 1848 et peu enclin à l’autocritique. Ses relations avec les banquiers sont orageuses : Mirès, Milhaud, Rothschild, les Pereire, autant de créanciers las d’attendre un hypothétique remboursement de leurs prêts. Parmi les plus fidèles amis, on citera Victor de Laprade, Jean-Marie Dargaud, Joseph Martin- Paschoud. Les sujets de cette correspondance qui, on l’a dit, tourne en grande partie autour de la quête d’argent et du remboursement de dettes colossales – « Je n’ai que Barême dans l’esprit » –, témoignent d’un goût immodéré pour les idées les plus naïvement bancales, hypothétiques aventures fondées sur l’illusion que le nom de Lamartine conserve une aura suffisante pour attirer des prêteurs ou des souscripteurs. La grande entreprise de cette fin de vie, c’est donc le Cours familier de littérature, travail épuisant de compilation et parfois d’analyse originale des grands écrivains – ou jugés comme tels. Lamartine projette de le vendre dans le monde entier, espérant que sa notoriété constituera une publicité suffisante dans le Nouveau monde, dont il attend beaucoup : mais l’échec est cuisant, et l’écrivain fulmine contre ces « républicains rapaces et illettrés de l’Amérique du Nord ». Mais le monde littéraire français n’est guère enthousiaste non plus, sauf à prendre en compte les compliments de circonstance adressés par des confrères ou les remerciements emphatiques de ceux qui sont loués par Lamartine – ainsi Frédéric Mistral ou Laprade. Les attaques fusent aussi, les plus violentes émanant de Louis Veuillot, rarement aussi cruel. Un nouveau et précaire ballon d’oxygène est fourni à Lamartine par la mise en chantier de ses œuvres complètes, vendues par souscription.

3 Au plan politique, Lamartine ne cesse de se dire républicain, s’offusque de ce que Napoléon III souscrive à son Cours familier, attaque méchamment les « doctrinaires ». À plusieurs reprises, il dit son rejet absolu du socialisme et de tout ce qui s’attaque à la propriété et à la religion. Ainsi s’oppose-t-il à la radicalité de Hugo, dont les Misérables contiennent en germe des solutions à la question sociale, que refuse Lamartine. On

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surprend ici ou là l’ancien chef de la République écrivant, de son point de vue, l’histoire du temps où il était aux affaires, justifiant ses actes, tenant à se distinguer surtout de Cavaignac, qualifié de « Marius africain ». La tentation autobiographique se manifeste dans quelques belles et fortes lettres, comme celle en date du 4 janvier 1859, récapitulatif de son parcours politique depuis la Restauration et plaidoyer pour son action. De même trouvera-t-on plusieurs lettres intéressantes sur sa politique italienne, écrites dans un contexte où la France intervient au côté du Piémont – ce contre quoi s’élève Lamartine (voir la lettre du 4 février 1859 à Sineo, député piémontais), critique sévère de la maison de Savoie, « les Allobroges de Turin », et partisan déclaré d’une solution confédérale. Il analyse avec crainte l’avènement de l’unité italienne comme prélude à l’avènement de l’unité allemande, l’une et l’autre concourant à l’affaiblissement de la France en Europe. De plus, Lamartine n’aime ni le despotisme militaire ni la guerre et le dit à plusieurs reprises. Aussi ne succombe-t-il pas à la « garibaldomanie » qui touche alors la France. Face à une politique impériale qui lui semble devenir impérialiste, il énonce son désenchantement et clame en être arrivé à l’« athéisme politique le plus complet ».

4 Au total, s’il semble difficile de juger d’une vie en fonction de sa dernière partie, il apparaît que Lamartine, bien que dévoré par la peur d’être livré à ses créanciers ou écrivant que, à la manière des Girondins, il préfère la mort au déshonneur, reste lucide quant à l’évolution politique de son pays. On ne peut à proprement parler de ralliement au Second Empire, lecture forcée et inacceptable de son comportement. En revanche, son incompétence de gestionnaire est avérée, alimentée par un attachement viscéral à la terre de ses origines et par une foi intacte en la possibilité de s’en sortir par la seule force de sa plume. C’est sur ce point que cette correspondance est la plus intéressante : comment un individu appartenant au cénacle littéraire doit, malgré des revenus non négligeables procurés par la vente de ses vins, tirer de sa plume et de ses entreprises éditoriales un revenu suffisant pour tenir son rang. Au delà des propos réitérés contre l’ingratitude de la nation, de la France, de la race gauloise, révélateurs d’une aigreur quelque peu misanthropique, on surprend un écrivain dans un combat quotidien qui abolit de facto la frontière ténue entre le privé et le public. Lamartine expose sans fard à ses correspondants, y compris les moins intimes, l’état de son dénuement. Ce combat perdu a été mené avec une énergie qui étonne de la part d’un homme qui, né en 1790, aurait pu prétendre aspirer au repos.

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Guillaume Cuchet, Le crépuscule du purgatoire, préface de Philippe Boutry, Paris, Éditions Armand Colin, 2005, 254 pages, ISBN : 2-200-26901-3. 26 euros.

Nicole Edelman

1 Si aujourd’hui les hommes pensent à leur mort en la souhaitant rapide, voire subite, nos ancêtres espéraient au contraire une lente agonie vécue dans leur maison au milieu des leurs. La plupart pensaient en effet que très probablement leur âme irait au Purgatoire, l’une des trois destinations possibles avec l’Enfer et le Paradis. Ainsi, en 1859, le curé d’Ars affirmait-il : « Quant à ce qui concerne le Purgatoire, tout le monde y va et tout le monde doit le craindre ». Ces années 1850 sont le début de profondes modifications d’une croyance qui s’était imposée plusieurs siècles auparavant. Dans Le crépuscule du purgatoire, Guillaume Cuchet, maître de conférences à l’université d’Avignon, interroge ces transformations en se demandant comment « le “système du Purgatoire” tel qu’il s’était imposé puis établi et consolidé sans modification majeure du XVIe au XIXe siècle dans les consciences et les conduites religieuses des clercs et des fidèles catholiques [a pu], après avoir connu une sorte de “recharge” et d’apogée tardif dans les dernière années du XIXe siècle, s’affaisser et s’effacer presque complètement des représentations religieuses et de l’enseignement clérical dans le second tiers du XXe siècle » (préface de Philippe Boutry, p. 6) Guillaume Cuchet note en effet un sommet historique de la dévotion au Purgatoire au tournant des XIXe et XXe siècles, suivi d’un recul manifestement lié l’impact considérable de la Grande guerre. Il étudie donc ce renouveau du Purgatoire au XIXe siècle dans ses principales caractéristiques, puis cet affaissement brutal.

2 Les travaux fondateurs de Philippe Ariès nous avait déjà appris que le XIXe siècle était le temps du « culte des morts » dont le cimetière du Père Lachaise, ouvert en 1804, est un des lieux symboliques. Ce culte des morts est aussi celui de la famille ; pour ceux qui

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restent en effet, la croyance au purgatoire autorise l’espoir d’un court séjour expiatoire, écartant l’horreur de l’Enfer dans une époque où se multiplient les morts inquiétantes survenues dans l’indifférence voire dans l’impiété. L’idée du Purgatoire est donc en accord avec celle d’une proportionnalité nécessaire des sanctions et d’une miséricorde divine. Elle permet aussi de s’opposer au spiritisme et dans cette lutte, Guillaume Cuchet montre que l’enjeu était d’abord celui d’un risque d’hybridation avec la foi catholique. L’étude qu’il a pu mener à Rome en particulier sur les dossiers des anciennes congrégations du Saint-Office et de l’Index lui ont permis de préciser ce combat. Dans ce cadre, le culte du Purgatoire rend « les services les plus décisifs en occupant solidement le créneau affectif et religieux convoité par le nouveau «culte des esprits» ». Ce réveil du purgatoire autour de 1850 s’appuie sur un ensemble doctrinal antérieur fort bien construit mais relevant plus de la tradition que des Écritures ; en y puisant de manières diverses, le XIXe siècle le reconfigure en fonction de ses préoccupations religieuses, affectives et culturelles. En ce siècle de marialisation croissante des formes de la piété, Marie devient ainsi « Reine du Purgatoire ». Si les vivants prient pour les âmes en attente de Paradis, les défunts en retour semblent eux aussi disposer de pouvoirs d’intercession. Sortes « d’anges gardiens alternatifs », ils demandent aide et secours à Dieu pour leurs proches. Les liens familiaux sont ainsi maintenus dans des dialogues bien proches de ceux que pratiquent les spirites. De même, les âmes du Purgatoire peuvent apparaître aux vivants mais à la différence des « esprits » du spiritisme, elles le font rarement, toujours en vue de finalités spirituelles bien définies et… sans bavardage inutile. Guillaume Cuchet a ainsi repéré et étudiés 45 récits d’apparitions entre 1830 et 1929 autour d’un bloc central allant de 1870 à 1910. Les voyants sont en majorité des femmes (72 %), la part des jeunes est notable (36 %) et du point de vue social, deux groupes se distinguent : les domestiques (19 %) et les religieuses (53 %). Les âmes du Purgatoire sont donc d’abord vues par de jeunes religieuses, novices ou professes. Or les œuvres du Purgatoire se multiplient au XIXe siècle, elles célèbrent en particulier des messes à l’unité en nombre variable, des triduums, des neuvaines et des trentains grégoriens… Elles s’organisent autour de trois centres principaux : Cluny, Nîmes et surtout Montligeon (Orne) que Guillaume Cuchet étudie en s’appuyant sur des fonds d’archives jusque là ignorés. Il a ainsi non seulement dépouillé celui de l’œuvre expiatoire de Notre-Dame de Montligeon, fondé en 1884 par l’abbé Buguet, d’une grande richesse mais aussi ceux d’autres congrégations ou de confréries françaises ou étrangères.

3 L’essoufflement de la dévotion au Purgatoire devient visible dès la fin du XIXe siècle mais c’est la « mort de masse » de la Grande guerre qui bouleverse le culte des morts. Dans les combats ou les tranchées, il devient impossible en effet de faire « une bonne mort » et impensable que les souffrances de ces hommes ne leur permettent pas d’aller « collectivement et en droiture du champ de bataille au ciel ». Le Purgatoire n’est alors plus acceptable. Pourtant les raisons pour lesquelles il l’était sont complexes et l’une d’entre elles résidait justement dans le refus de se couper de ses morts. Le Purgatoire demeurait le lieu qui « arrimait solidement le ciel à la terre », où les vivants conversaient avec les défunts, où ils pouvaient les sentir proches avant le grand départ vers un au-delà si difficile à penser, Paradis ou Enfer. Le livre de Guillaume Cuchet nous permet ainsi de plonger dans les profondeurs de l’affectivité des contemporains de ces décennies : le Purgatoire devenant le support et le témoin d’une mutation anthropologique. Il nous montre comment le culte du Purgatoire a su donner forme et satisfaction à toute une gamme de situations qui mènent de la « crainte des morts » à la

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« piété des défunts » ; comment la croyance au Purgatoire fonctionna « comme un ultime verrou culturel sur le chemin de l’utopisation du «Ciel» en «au-delà» ».

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Isabelle Saint-Martin, Voir, savoir, croire. Catéchisme et pédagogie par l’image au XIXe siècle, Paris, Librairie Honoré Champion, 2003, 614 p. ISBN : 2-7453-0960-9. 105 euros.

Sylvain Milbach

1 Disons-le d’entrée : l’objet de cet ouvrage n’est pas l’illustration des catéchismes, mais l’étude d’un genre particulier, le catéchisme en images, c’est-à-dire, par l’image. Question de pédagogie donc, histoire du regard, question aussi de statut, où l’image prime sur le texte pour devenir langage en soi. C’est l’objet de la première partie que de mettre en valeur ce processus où l’image se dégage de la gangue du texte.

2 Le premier chapitre de Voir, savoir, croire pose les limites de l’étude en cernant les spécificités de l’objet. L’auteur prend soin de retracer une généalogie de l’édition et des normes du catéchisme. Au final, le catéchisme en images est réparti en deux grandes catégories. La première regroupe des ouvrages d’un format classique où l’image « entre en interaction avec le texte en conquérant une place majeure » (quatre entreprises éditoriales retenues). La seconde regroupe les panneaux grand format (six entreprises). Ce dernier genre semble s’imposer au XIXe siècle sous la double influence de l’expérience missionnaire et du renouvellement du matériel pédagogique. Chronologiquement, les premiers catéchismes en images apparaissent dans les années 1860, mais c’est dans les années 1880 que s’opère le véritable essor de ce nouveau genre. Il s’inscrit consciemment et volontairement comme réponse aux lois de laïcisation qui imposent de fait de nouvelles formes de catéchisation, en dehors des structures scolaires.

3 Le chapitre 2 présente le corpus selon les deux catégories susmentionnées. Chaque entreprise éditoriale est exposée sous la forme de courtes, mais précises, monographies qui permettent de suivre les origines, les développements et les spécificités des projets. Les options iconographiques et pédagogiques (inspiration romantique et surcharge

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iconographique, accent sur l’ancrage dans des scènes de la vie quotidienne contemporaine ou reprise exclusive de tableaux de maîtres…), ainsi que l’élaboration des critères d’un genre sont clairement énoncées.

4 Le chapitre 3 s’attache plus spécifiquement à l’entreprise du Grand catéchisme en image édité par la Bonne Presse de 1884 à 1893 (édition chromolithograpique, 68 planches de format 48/66 centimètres). Cette entreprise se présente comme l'aboutissement du genre. Le Grand catéchisme s’inscrit pleinement dans le dispositif mis en place par les Assomptionnistes face aux assauts laïcisants, vaste éventail médiatique et stratégique. L’auteur montre avec clarté les ressorts de cette stratégie : les approches publicitaires qui permettent de « tester » le produit, la surveillance du Père Vincent de Paul Bailly sur l’œuvre qui le conduit à faire corriger les images dans le sens d’une plus grande lisibilité et d’une « décontextualisation » (vêtements, scènes de la vie quotidienne…), qui répondent mieux aux visées intemporelles de l’enseignement. On n’omettra pas de mentionner les « produits dérivés » : édition en plaques de verre pour projection (1895), bons points, cartes postales et, finalement, l’édition à prix réduit en noir et blanc (1908). Le souscripteur-type est le prêtre de paroisse, mais l’auteur invite à ne pas négliger la diffusion dans les missions (c’est une des raisons de la « décontextualisation » évoquée ci-dessus). On saura gré à l’auteur d’avoir su mener de front, comme dans les chapitres précédents, l’approche des stratégies pastorale et commerciale.

5 La seconde partie de l’ouvrage se concentre sur la pédagogie par l’image en immergeant les catéchismes en images dans une réflexion plus vaste sur le statut de l’image comme moyen d’enseignement.

6 Le chapitre 4 enracine ce statut dans la tradition chrétienne : en dégageant l’inflexion post-tridentine, il retrace les débats théoriques et les filiations de la réflexion des hommes d’Église sur l’image. Si cette généalogie est pertinente, on peut se demander si l’auteur ne survalorise pas ainsi la longue durée et la culture strictement cléricale au détriment des influences contemporaines : on peut songer ici aux propos d’Edouard Charton dans le Magasin Pittoresque qui, dès les années 1830, formalise un nouveau statut de l’image. Cela dit, l’évolution conduit à la conception de « l’arme de l’image », selon les termes du Père Bailly, dans le contexte des années 1880.

7 Le chapitre 5 retrace la chronologie de la catéchèse par l’image au XIXe siècle. Marginale dans la première moitié du siècle, elle s’affirme entre 1880 et 1920, temps lent du passage de « l’image pour les simples à l’image pour tous ». L’auteur recense les facteurs de cette mutation. Après avoir décrit quelques entreprises pionnières, mais précisément limitées soit aux sourds-muets (Monseigneur d’Astros, 1839) ou aux humbles (Monseigneur Devie ou le Père Chevrier), les facteurs de mutation proprement dits sont soigneusement exposés : l’image pieuse qui perd, autour de 1840, son statut traditionnel pour se rétracter sur le champ de l’image comme récompense, libère une place pour le catéchisme en images ; les critiques à l’égard de la pédagogie catéchétique (récitation, méthode intuitive contre méthode déductive) qui s’inscrivent dans le contexte plus vaste d’une nouvelle appréhension de l’enfant ; le rôle des femmes qui s’investissent dans l’œuvre des catéchismes (à partir des années 1880) ; l’orientation à la baisse de l’âge du premier catéchisme ; le rôle dévolu à la projection et au « réseau métaphorique » (p. 280) tissé autour de l’idée de lumière. On appréciera tout spécialement, et cela nullement au détriment de ce qui précède, les pages consacrées à l’approche concrète du statut de l’image dans la leçon de catéchisme (pp. 282-296).

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L’auteur y montre fort bien qu’il n’y a pas là de dogmatisme pédagogique : le tableau de catéchisme offre une grande flexibilité d’utilisation (en début ou en fin de leçon…, « à chacun de créer sa méthode ») et s’insère comme élément de souplesse dans l’enseignement traditionnel. L’auteur conclut, en reprenant les catégories utilisées par Roger Chartier pour la lecture, à l’affirmation d’un usage à la fois extensif et intensif de l’image.

8 La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à l’approche des catéchismes en images comme expression de foi et supports de la transmission de cette foi.

9 Le chapitre 6 expose les références picturales qui influencent les catéchismes en tableaux et le sens de ces choix. Au-delà des options de chacun des auteurs et éditeurs, l’éclectisme domine, même si les maîtres du XVIIe siècle sont privilégiés. Cet éclectisme contribue à fonder un genre propre et s’inscrit dans une réflexion sur l’art chrétien et sa fonction. Les maîtres mots des compositions sont la lisibilité, l’austérité et la dignité. Dans cette perspective les œuvres inspiratrices sont modifiées dans le sens d’une simplification formelle et didactique : insistance sur une rhétorique des gestes, évacuation des références symboliques, liquidation de tout sentimentalisme. De ce point de vue, les tableaux de catéchisme se distinguent nettement de l’image pieuse, ce qui suggère que la circulation concomitante des deux types d’images forme un univers complémentaire pour comprendre les sensibilités religieuses. Le réemploi des modèles, qui se distingue nettement de la reproduction stricto sensu parce qu’il implique des modifications, et l’éclectisme qui préside aux choix esthétiques, contribuent à un déracinement temporel. D’une part, se forge une manière de « musée de l’art chrétien ». D’autre part, et surtout, les représentations des vérités de foi se fixent en se dégriffant de toute identification à un passé daté. De ce point de vue, notons que ces entreprises de catéchismes en images s’inscrivent dans les perspectives du XIXe siècle qui tend, par le biais de la synthèse, à domestiquer le passé. L’auteur souligne la postérité et la pérennité de ces créations qui fondent à leur tour des modèles (est ainsi suggérée, la fonction matricielle de ses tableaux de catéchisme pour le vitrail, pp. 372-373).

10 Les chapitres 7 et 8 abordent la mise en image des vérités de foi. Tout d’abord, en dégageant les modalités de cette mise en image qui, au-delà de l’étape d’apprentissage et de récitation, valorisent l’imagination (« frapper les yeux ») : au fondement, la méthode intuitive qui permet une première appréhension, temps de transition vers l’intériorisation. L’image n’est pas destinée à réifier le catéchisme, mais a pour fonction de permettre à l’esprit de s’élever. Le dernier chapitre, thématique, décrit avec soin la mise en image du divin, du texte biblique et, finalement, dégage les éléments d’une vision du monde dans ses rapports avec la société contemporaine. Au-delà des thèmes développés, assez classiques (hiérarchies sociales, sanctification du dimanche, idéal de la famille chrétienne…), on ne peut qu’être frappé, comme le souligne Ségolène Le Men dans sa préface, de l’analogie entre certaines mises en image des catéchismes et… celle d’un Grandjouan dans l’Assiette au Beurre. La circulation des modèles de composition, impliquant la reconnaissance spontanée d’un langage, témoigne pour le nouveau statut de l’image.

11 L’ouvrage comprend quatre cahiers d’images (107 au total), dont un en couleurs. L’auteur, bien évidemment, s’y réfère tout au long de son propos. Cette dialectique indispensable, méthodologiquement sûre, invite à un va-et-vient dans l’ouvrage : on

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aurait aimé parfois l’intégration des images en vis-à-vis du texte. Mais c’est là une bien modeste critique au regard de la qualité du propos.

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Carole Christen-Lécuyer, Histoire sociale et culturelle des Caisses d’épargne en France 1818-1881, préface de André Gueslin, Paris, Éditions Economica, 2004, 694 p. ISBN : 2-7178-4905-X. 35 euros.

Yannick Marec

1 Cet ouvrage, de très grande qualité, s’impose par l’ampleur des recherches menées par l’auteure et surtout par les apports scientifiques d’un travail issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris VII sous la direction d’André Gueslin. On retiendra tout spécialement les très belles illustrations dont plusieurs en couleur qui appuient la démonstration tout en donnant une couleur d’époque à l’étude. Par rapport au titre initial de la thèse, on notera aussi le souci manifesté par Carole Christen- Lécuyer d’ouvrir ses perspectives à la dimension culturelle, ce qui effectivement paraît légitime, tant l’histoire des Caisses d’épargne peut être rattachée à celle des représentations et de la vie culturelle en général.

2 Le livre s’appuie, en premier lieu, sur une documentation fort riche mais dispersée. Carole Christen-Lécuyer a mis à profit les dépôts nationaux, en particulier les archives économiques et financières du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie. Les quelque 420 cartons dépouillés permettent ainsi d’avoir une vision d’ensemble de l’évolution des différentes Caisses d’épargne durant la période considérée. Elle complète utilement les résultats obtenus à partir des seules publications officielles qui ont, bien évidemment, également été utilisées.

3 Pourtant, Mme Christen-Lécuyer ne s’est pas bornée à cette approche déjà très enrichissante en elle-même et novatrice. Elle a aussi mis à profit différents dépôts d’archives départementales et communales et surtout les archives privées de plusieurs Caisses d’épargne. Les archives historiques de celle d’Île-de-France ont été privilégiées

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mais les plongées effectuées en province permettent de diversifier l’étude et de nuancer des conclusions qui pourraient être trop marquées par l’influence parisienne.

4 L’auteure fait une utilisation à la fois classique de son corpus documentaire, notamment des rapports statistiques imprimés, et renouvelée grâce à sa maîtrise des techniques statistiques et cartographiques. Elle n’ignore pas non plus les évolutions historiographiques, ce qui transparaît dans l’accent mis sur la question des « représentations », approche qui s’est fortement développée depuis maintenant un bon nombre d’années. De ce point de vue, on retiendra l’analyse fort intéressante des moyens indirects utilisés pour promouvoir la notion de prévoyance, en particulier les images édifiantes publiées au cours du XIXe siècle.

5 L’écriture est aussi très limpide et l’ouvrage aisé à lire, grâce notamment à une bonne structuration. L’ensemble est regroupé en une dizaine de chapitres répartis en quatre grandes parties d’importance équilibrée.

6 La première envisage l’enracinement des Caisses d’épargne dans la société française entre 1818 et 1881, c’est-à-dire de la création de la Caisse d’épargne de Paris jusqu’à l’adoption de la loi de 1881 créant la Caisse d’épargne postale et relevant le plafond des livrets de 1 000 à 2 000 francs. Ces bornes chronologiques paraissent en effet très pertinentes dans le cas français, malgré des nuances possibles. Il s’agit en effet véritablement d’une période fondatrice pour l’histoire des Caisses d’épargne de l’hexagone, bien que l’apparition de l’institution de prévoyance soit en fait antérieure à la création de l’établissement parisien.

7 Le livre tient d’ailleurs compte de cette antériorité puisque Carole Christen-Lécuyer a très légitimement prévu un chapitre liminaire consacré aux « horizons de référence ». Il lui permet de situer l’apparition des Caisses d’épargne en France dans une perspective plus large la rattachant au développement de la philosophie des Lumières, tout en évoquant les expériences européennes de la fin du XVIIIe siècle. Par ce biais, l’histoire nationale de l’institution s’élargit au cadre européen, en direction notamment de l’Allemagne où est créée la première caisse à Hambourg, en 1778, sous le nom de « Caisse d’économie ». Par la suite, la vague initiale de fondation en Allemagne devait être occultée au profit de créations suisses et britanniques, mais il était utile de rappeler les origines de l’institution.

8 De même, on apprend beaucoup sur les difficultés d’implantation en France, en particulier sur les tentatives effectuées durant la période révolutionnaire, notamment avec la Caisse Lafarge. Si la prévoyance est jugée préférable à l’assistance, y compris par le Comité de mendicité, les difficultés de réalisation pratique ainsi que les circonstances du temps repoussent la première création jusque sous la Restauration. Il y avait aussi, sans doute, quelque illusion à croire que les problèmes sociaux seraient résolus par la méthode miracle des intérêts composés !

9 Les développements sur l’émergence du modèle parisien et les fondations provinciales hétérogènes ainsi que l’approche statistique concernant l’évolution du nombre de caisses avec leurs succursales, celle des dépôts et du nombre de livrets, permettent d’avoir une vue précise de l’enracinement institutionnel des Caisses d’épargne. Les cartes élaborées donnent également de précieuses indications sur la diversité régionale de l’implantation d’une institution principalement urbaine jusqu’au début des années 1880.

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10 La deuxième partie de l’ouvrage est centrée sur la dimension philanthropique de l’institution de prévoyance. Elle s’appuie sur une étude précise des fondateurs, de leurs motivations et des moyens mis en œuvre pour diffuser l’épargne. L’approche de l’institution Caisse d’épargne conçue comme essentiellement philanthropique est convaincante mais sans doute aurait-il été possible d’envisager davantage les phénomènes d’acculturation économique mis en œuvre par l’institution de prévoyance. L’ouvrage montre bien, d’ailleurs, le rôle important joué dans la genèse des Caisses d’épargne par les élites économiques qui commandaient les économies locales tandis qu’à Paris les fondateurs appartenaient surtout au milieu fermé de la haute banque.

11 Le chapitre consacré au projet philanthropique des Caisses d’épargne est fort intéressant. On touche là à la question des représentations sociales avec tout ce qu’implique la « moralisation » des milieux populaires. Logiquement, cette étude est prolongée par celle des nombreux moyens mis en œuvre pour diffuser l’épargne. On apprend beaucoup, notamment sur l’origine de l’épargne scolaire et le rôle d’Augustin de Malarce mais aussi sur d’autres aspects comme le développement de toute une imagerie liée à la notion d’épargne. De ce point de vue les développements sur les gravures de Jules David et les images de Metz et d’Épinal s’appuient sur de véritables trouvailles archivistiques.

12 La troisième partie envisage l’efficacité sociale de l’institution au travers notamment de l’évolution de la clientèle des Caisses d’épargne. Les critiques d’ensemble concernant l’imprécision des statistiques socioprofessionnelles disponibles sont pertinentes et l’analyse est généralement fort bien menée. Il aurait cependant été utile d’utiliser davantage les sondages réalisés parmi les registres matricules, sans tenter, bien évidemment une approche exhaustive, quasiment impossible dans une enquête menée au niveau national.

13 Les résultats obtenus s’appuient sur une recherche statistique menée avec brio étant donné la double formation de Carole Christen-Lécuyer, également titulaire d’une maîtrise de mathématiques appliquées et sciences sociales. Il aurait cependant été utile, à certains moments de la démonstration, de retirer la rubrique des mineurs, en forte progression au cours de la période considérée : en effet, elle fausse quelque peu les résultats des données socio-professionnelles relatives aux adultes. Toutefois, une étude récente de l’auteure qui tient compte de cette observation, indique que les conclusions de l’ouvrage demeurent globalement valables 1. On peut notamment retenir les développements concernant la féminisation de la clientèle qui sont très intéressants dans la mesure où ils permettent de confronter le maintien de discours politiques et sociaux traditionnels avec une réalité sociale finalement plus ouverte, puisqu’elle témoigne d’une certaine émancipation féminine. Cependant, la principale constatation concerne le recul relatif des catégories populaires au profit d’une clientèle de classes moyennes représentée par la rubrique « professions diverses ». Faut-il en déduire un échec du projet philanthropique des Caisses d’épargne ou au moins une déviation de leur rôle ? Ce qui paraît certain, c’est que les périodes d’accroissement des dépôts ont souvent correspondu à des phases d’afflux de déposants relativement aisés, ce qui sera particulièrement évident dans les années 1880.

14 Dans la dernière partie, l’auteure attribue un rôle déterminant aux dirigeants de la Caisse d’épargne de Paris dans le choix effectué par l’institution d’obtenir la garantie de l’État pour asseoir la sécurité des dépôts. L’analyse paraît globalement convaincante. Peut-être aurait-il été utile de préciser davantage les rapports de force au sein des

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établissements de prévoyance sur ce point. De même l’action durant les années 1870 du député Ernest Denormandie, vice-président de la Caisse d’épargne de Paris, aurait mérité d’être évoquée plus longuement.

15 Au total, l’ouvrage témoigne d’une très grande maturité d’esprit et constitue, assurément, un apport fort important à la connaissance historique. Il met bien en valeur les modalités d’implantation de l’institution Caisse d’épargne, avant la création de la Caisse d’épargne postale, ainsi que le souci déjà très présent de garantir la sécurité des fonds, tout en mettant l’institution de prévoyance au service non seulement des déposants, mais aussi de la puissance publique. Le livre de Carole Christen-Lécuyer donne aussi une idée très précise de l’évolution de la clientèle des Caisses d’épargne en la reliant aux aléas du contexte économique, social et politique. En même temps, malgré les options malthusiennes retenues au cours du XIXe siècle, elle donne des aperçus souvent novateurs sur le fonctionnement de l’institution de prévoyance et en laisse deviner toutes les potentialités qui se développeront par la suite. Cependant, à l’époque considérée, les Caisses d’épargne ont aussi joué un rôle important dans l’idée que se faisaient les élites de la résolution de la « question sociale ». En ce sens, elles ont donc participé à l’histoire de la protection sociale par le biais des représentations sociales.

NOTES

1. . Carole CHRISTEN-LECUYER, « La mesure de l’efficacité sociale des Caisses d’épargne françaises au XIXe siècle », Histoire et Mesure, 2005, n° 3/4, pp. 139-175.

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Christophe Voilliot, La candidature officielle. Une pratique d’État de la Restauration à la Troisième République, Collection Carnot, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, 298 p. ISBN : 2-7535-0122-X. 20 euros.

Raymond Huard

1 Dans une collection à la présentation élégante et parfaitement lisible, Christophe Voilliot propose une version très remaniée de sa thèse de science politique soutenue en décembre 2002 à Nanterre, sous la direction de Bernard Lacroix. L’auteur est parti d’une idée qu’il juge « reçue » : la candidature officielle est habituellement considérée comme caractéristique du Second Empire alors qu’en réalité elle a été pratiquée plus ou moins par tous les régimes qui se sont succédé au XIXe siècle dès qu’il y a eu des élections disputées. C’est donc à montrer à la fois la continuité de ces pratiques et aussi leur évolution que l’ouvrage est consacré. Pour cela, Christophe Voilliot a rassemblé une documentation considérable fondée à la fois sur de très vastes lectures (dont témoigne une bonne bibliographie) et sur des dépouillements d’archives, soit nationales soit de quelques départements (essentiellement Côte d’Or, Nièvre et Yonne). Il l’utilise avec bonheur, et l’ouvrage abonde en faits originaux et documents de grand intérêt reproduits in extenso, qui seront utiles aux enseignants. Spécialiste de science politique, l’auteur est également bien informé des problématiques de sa discipline auxquelles il se réfère fréquemment, non sans quelques lourdeurs de style ; enfin, il est fortement influencé par les analyses de Pierre Bourdieu et surtout de Norbert Elias.

2 L’ouvrage est construit de façon très claire en trois parties : genèse de la candidature officielle, généralisation de l’usage de celle-ci, puis mise en question sous deux formes,

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par contestation ou « euphémisation ». Dans chacune de ces parties, l’auteur affirme avec une certaine vigueur des idées bien tranchées, et c’est ce qui fait l’intérêt réel de ce livre, puisqu’il sollicite la discussion. Nous retiendrons donc quelques points essentiels. Comment d’abord définir la candidature officielle ? L’auteur le fait à l’issue de son premier chapitre : « Il s’agit d’un ensemble de transactions entre agents mobilisés pour l’extension de charges électives qui fonctionne comme un mécanisme de «concentration de capital symbolique» (Pierre Bourdieu) à travers un travail de mobilisation relatif à l’opération électorale et qui donne ainsi naissance à un répertoire d’action spécifique » (p. 71). Cette définition est très large, trop large même à notre avis car elle pourrait s’appliquer à peu près à toute action électorale. Mais en fait, dans le cours de son ouvrage, l’auteur l’interprète de façon plus restreinte et raisonnable comme l’ensemble des pratiques par lesquelles le gouvernement ou ses représentants tentent d’influencer le résultat de l’élection. Est-il si certain qu’il existe une « idée reçue » limitant ces pratiques à l’époque du Second Empire ? Certes ce régime leur a donné une forme particulièrement nette puisqu’il a déclaré certains candidats comme ceux du gouvernement et leur a réservé certains avantages (l’affiche blanche). C’est ce qui fait qu’il y a bien une spécificité, reconnue par les historiens, du Second Empire en ce domaine. Mais la plupart de ceux-ci, à commencer par Charles Seignobos (La Seconde République et le Second Empire, p. 288-90) ainsi que Louis Girard (que cite d’ailleurs l’auteur p. 71), ont considéré également que l’intervention du gouvernement lors des élections au profit de certains candidats n’était pas, et de loin, propre au régime de Napoléon III. Quand ont commencé ces pratiques ? Christophe Voilliot estime que c’est à l’occasion des élections de 1816, tout en reconnaissant qu’on en trouve des traces – et plus que des traces sans doute – sous le Directoire, c’est-à-dire en fait dès qu’il y a eu combat entre des tendances politiques assez nettes, afin d’obtenir une majorité dans les assemblées. Il est bien vrai toutefois qu’après la dissolution de la Chambre introuvable, le gouvernement avait tout intérêt à peser sur le scrutin pour remporter une majorité favorable. L’auteur nous donne à cette occasion une bonne description des élections de 1816 et il souligne en particulier l’importance du choix des présidents de collège électoral, antichambre en quelque sorte de la candidature officielle.

3 La seconde partie est la plus complexe et la plus longue (44 % de l’ouvrage). Christophe Voilliot y étudie sur les trois premiers quarts du siècle, les divers aspects de la candidature officielle. Il en montre l’inégal développement selon les périodes ainsi que dans l’espace. La pression officielle bien qu’atténuée ne disparaît pas sous la Seconde République. L’impact du suffrage « universel » est à notre avis un peu sous-estimé. Il est pourtant évident qu’avec l’extension massive du suffrage, on change d’échelle, que les pratiques d’influence, assez faciles à mettre en œuvre avec des électeurs peu nombreux, ne sont plus de mise et c’est ce fait nouveau qui conduira le Second Empire à systématiser la pratique de la candidature officielle, mais, curieusement, l’auteur néglige un peu ce régime (onze pages seulement). Il expose enfin de façon plus neuve les pratiques administratives et le travail électoral des agents de l’Etat (sélection des candidats, mobilisation des électeurs et des fonctionnaires, élaboration d’un « savoir faire » électoral). Pour Christophe Voilliot, c’est la notion de « notabilités » plus que celle de « notables » qui permet de rendre compte de la candidature officielle. La nuance est subtile et il faudrait évidemment l’appuyer par des exemples détaillés et des considérations chiffrées.

4 Dans la troisième partie, l’auteur retrace le déclin de la candidature officielle dès 1869, sous l’effet des critiques des opposants et des événements politiques et il caractérise

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cette évolution comme une « euphémisation ». On passe en somme de la candidature officielle à la candidature officieuse, celle-ci survivant surtout dans les régions les moins développées (Corse, Lozère). Cette troisième partie nous a paru la plus neuve et la plus réussie de l’ouvrage. Christophe Voilliot explique cette évolution par l’élévation du niveau culturel moyen, et l’intervention plus active des « nouvelles couches sociales ». Il montre la formation d’une « vision légitime » de l’élection. On touche là au domaine immense de la « moralisation » de l’élection, de la recherche de remèdes à des pratiques diverses dont la candidature officielle ou officieuse n’est qu’une faible partie. La persistance « en pointillé » d’une intervention étatique n’est pas discutable. A-t-elle retardé en France la naissance des partis ? C’est plus douteux, car cette intervention ne favorisait de toute façon que les forces gouvernementales.

5 En fin de compte, s’il nous a paru discutable sur quelques points, le livre de Christophe Voilliot qui atteste de vastes connaissances dans le domaine des pratiques électorales et qui se lit avec intérêt, est stimulant et ouvre de vastes perspectives. Il témoigne utilement de l’intérêt croissant porté aux pratiques électorales.

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Jean-Fabien Spitz, Le moment républicain en France, Nrf Essais, Paris, Éditions Gallimard, 2005, 526 p. ISBN : 2-07-077575-5. 28 euros.

Raymond Huard

1 Cet ouvrage de philosophie politique mérite l’attention des historiens parce qu’il ouvre un débat de fond avec une certaine vigueur d’argumentation et parce qu’il prétend rompre avec les tabous de la pensée dominante. Jean-Fabien Spitz estime qu’on a méconnu l’originalité de la République à la française, telle que la conception s’en est élaborée et clarifiée au début du XXe siècle. Tantôt on a surestimé l’héritage d’un jacobinisme égalitaire (c’est en somme la tradition républicaine de gauche), tantôt on a cru à l’influence décisive de la philosophie positive d’Auguste Comte (c’est l’option de Claude Nicolet), tantôt, avec François Furet par exemple, au nom du refus du jacobinisme, on est retombé vers une conception de la République à l’anglo-saxonne qui, privilégiant la liberté des individus, récuse l’égalité. Or Jean-Fabien Spitz pense qu’est née en France au début du XXe siècle une conception originale, et surtout pleinement opératoire, de la République qui conciliait la liberté et l’égalité en admettant que l’État puisse intervenir pour préserver, dans l’inévitable concurrence sociale, l’égalité des chances au départ (à défaut de l’égalité réelle), et donner ainsi au régime un fondement de justice sans lequel celui-ci ne peut avoir vraiment de légitimité. Cette conception respectait l’individualité des personnes tout en assumant le fait que la participation à une société impose des contraintes. Ce moment serait donc le vrai – on a même envie d’écrire, si on suit l’auteur : le seul – « moment républicain », et cette conception serait encore pleinement valable aujourd’hui. C’est sous l’impact de l’affaire Dreyfus que la République a formulé son projet politique. La connaissance approfondie de ce projet enrichirait donc l’histoire de la pensée républicaine en général

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en permettant de réintégrer l’apport français dans une histoire qui, de nos jours, privilégie très fortement la contribution anglo-saxonne.

2 Pour développer sa thèse, l’auteur suit un plan très simple. Après un grand chapitre qui expose l’idée générale du livre, il étudie successivement avec minutie et clarté, la formulation, assortie de variantes, de cette conception républicaine chez plusieurs auteurs de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, Henry Michel, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Émile Durkheim, Célestin Bouglé. Les auteurs retenus réagissent tous contre les théories des « économistes » comme Yves Guyot, Paul Leroy-Beaulieu ou Molinari, qui estiment que la civilisation réside surtout dans l’augmentation de la richesse produite. Ils critiquent sévèrement Spencer et le darwinisme social, dont ils montrent les insuffisances et le systématisme abusif. Mais si ces fondateurs de l’idée républicaine participent d’une tendance commune, ils ne développent pas des thèses rigoureusement identiques, ne suivent pas les mêmes inspirations. Henry Michel, l’auteur de L’idée de l’État (1896), s’inspire plutôt de Kant via Renouvier, et demeure idéaliste alors que d’autres cherchent plutôt dans la dynamique du fonctionnement social lui-même l’origine des valeurs de la République. Alfred Fouillée, qui bénéficie ici d’un chapitre substantiel (67 pages) et assez neuf, montre comment les valeurs peuvent naître au sein même du rapport social. L’altruisme est au départ un sentiment organique naturel, mais il se mue en idéal. C’est un fait qui devient valeur. Le cas du solidarisme de Léon Bourgeois est mieux connu et l’auteur l’évoque plus rapidement. Il souligne cependant les difficultés auxquelles la théorie solidariste doit faire face. Si elle repose bien sur une mutualisation des risques, quels risques exactement prendre en compte ? Quel est le montant de notre propre dette ? Un très long chapitre sur Durkheim vient ensuite (120 pages, soit un tiers du texte de l’ouvrage). Il aurait pu, à notre avis, être réduit sans gros inconvénient, notamment en ce qui concerne la critique très détaillée des idées de Spencer. Durkheim n’est pas d’ailleurs l’auteur le plus représentatif de la tendance étudiée ici et l’auteur doit justifier en fin de chapitre le républicanisme de Durkheim qui n’est sans doute pas l’aspect central de sa pensée. Jean-Fabien Spitz est plus heureux avec Célestin Bouglé dont il expose avec bonheur à partir du livre Les idées égalitaires (1899) les idées somme toute peu connues : l’apport majeur de Bouglé, c’est de montrer que l’intervention de la puissance publique n’est pas en tension, mais en continuité avec la forme moderne de la société individualiste. Les inégalités illégitimes et les différentes forces d’injustice sont à l’origine de « nœuds bloquants » empêchant la diversification et le progrès de la société. L’individualisme peut être désorganisateur si une puissance sociale (l’État, mais pas nécessairement) ne remédie pas à cette situation. Les égalitaires ne sont pas forcément, comme on pourrait le croire, hostiles à la liberté.

3 Dans sa conclusion, l’auteur revient sur la thèse initiale, revendique l’apport spécifique de la culture française dans une constellation théorique républicaine plus vaste, remontant en partie au XVIe siècle, qui ne se limite pas à la France et devrait même fort peu aux circonstances spécifiques de l’histoire de France. Il inscrit également sa réflexion dans l’affrontement entre théories anglo-saxonnes de la liberté, comme non- interférence ou seulement comme non-domination 1. Jean-Fabien Spitz récuse la première, qu’il juge excessive : l’interférence n’est pas arbitraire et n’aliène pas la liberté si c’est celle de la loi et si elle contribue à la justice des institutions qui fonde la validité du contrat.

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4 Tout en appréciant l’apport réel de l’ouvrage dans le domaine de l’histoire des idées, le talent et la conviction avec lesquels l’auteur défend sa thèse, l’historien reste un peu perplexe devant ce livre. Commençons par le titre Le moment républicain, titre d’éditeur peut-être, mais très discutable, car comment penser qu’il puisse avoir existé – et surtout en France ! – un seul moment républicain ? L’histoire de l’idée républicaine en France est faite de moments successifs qui se sont superposés, parfois ajustés ou au contraire, niés, comme la première République, sa réinterprétation au début du XIXe siècle et encore plus le moment des « fondateurs » (selon Pierre Barral), c’est-à-dire l’époque des Ferry, Gambetta et bien d’autres et aussi les moments ultérieurs plus contemporains. S’agirait-il au contraire de retrouver chez les auteurs étudiés, la définition d’une théorie républicaine enfin correcte, d’un idéal républicain dont la validité serait désormais intemporelle ? Hypothèse tout aussi aventureuse, car pourquoi la conception de la République devrait-elle être figée une fois pour toutes, et ne doit-elle pas évoluer au contraire en fonction des circonstances ? On peut également se demander si le corps central de la doctrine républicaine telle que la définit Jean- Fabien Spitz, à partir des auteurs dont il traite, est aussi neuf qu’il le dit. Au niveau des justifications, en partie sûrement, mais pas en ce qui concerne les grandes orientations politiques qu’on trouvait déjà pour une part chez un (avec l’insistance sur le rôle de l’instruction) et chez nombre de radicaux dès l’origine. Ce que fait le groupe d’auteurs étudié, c’est d’en fonder plus solidement la pertinence dans une nouvelle conjoncture idéologique (progrès du socialisme, évoqué par l’auteur de façon trop fugitive, essor du darwinisme social, émergence de la sociologie scientifique, etc.). Est-il justifié d’autre part de regrouper en un même ensemble des penseurs que séparent plusieurs générations ? Certes, tous ont vécu, pour une partie de leur vie, au même moment, dans les dernières années du XIXe siècle et dans les premières années du XXe siècle, mais de Fouillée qui naît en 1836, à Bouglé qui voit le jour en 1870, l’expérience historique est-elle la même ? Ajoutons pour finir que ce Moment républicain consacré presque uniquement au problème des rapports entre liberté, égalité, intervention de l’Etat est à peu près silencieux sur la question institutionnelle. L’auteur pourra répondre qu’il traite de philosophie politique et n’est pas historien, qu’il faut respecter la spécificité des disciplines. Il n’est pas interdit pour autant d’ouvrir entre celles-ci un franc dialogue.

NOTES

1. . C’est la position de Philip PETTIT dans son livre Republicanism, a theory of freedom and government, Oxford, Oxford University Press, 1997 (Républicanisme : une théorie de la liberté et du gouvernement, traduit de l'anglais par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Paris, Éditions Gallimard, 2004).

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Annie Stora-Lamarre, La République des faibles. Les origines intellectuelles du droit républicain, 1870-1914, Paris, Éditions Armand Colin, 2005, 219 p. ISBN : 2-200-26923-4. 25 euros.

Jean-Claude Caron

1 En consacrant cette étude aux origines, aux producteurs et au contenu du droit républicain, Annie Stora-Lamarre ouvre un chantier de recherches qui, jusqu’alors, n’a guère retenu l’attention des historiens. Si les juristes se sont parfois attaqués à cette abondante production de « littérature grise » (essentiellement par l’entremise de l’histoire du droit), politistes comme historiens du politique ou du judiciaire ont rarement pris en considération les sources qui forment la matrice de cet ouvrage. On peut du reste les comprendre, dans la mesure où l’on connaît des sources plus riantes et des producteurs moins ternes… Du moins en apparence : car l’auteure montre précisément que, derrière l’austérité et la ternissure de cette production écrite, se trouvent les fondements idéologiques de législateurs dont l’action politique a entraîné le vote de nombreuses lois. Il ne s’agit pas ici d’étudier les débats propres aux enceintes parlementaires, mais de comprendre comment, pourquoi, dans quel but est né ce droit républicain, au fur et à mesure de l’installation d’une « république républicaine ». D’une certaine manière, le contenu de ce droit, moins connu que les « grandes » lois républicaines sur ce qu’il est convenu d’appeler les « libertés », est autant, sinon davantage significatif de ce que fut réellement la Troisième République.

2 La République comme régime de la Loi, la croyance fondamentale en un régime capable de produire des lois républicaines, la volonté de créer une société civile républicaine : tel est le fond de l’affaire, qui se distingue par le lien très étroit qui unit le droit et la morale aux origines de la production de ces lois. Celles-ci ont pour mission de protéger les « faibles » de la République, en particulier les femmes et les enfants. Mais loin d’être de simples outils permettant la protection de la veuve et de l’orphelin, ces lois visent

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surtout à faire entrer les individus dans des normes, à accepter, de gré ou de force, le concours d’un État certes républicain, mais soucieux avant tout de maintenir un ordre moral et social. On retrouvera dans ce livre les figures de proue de ce courant législateur : noms du reste plus cités, d’habitude, que réellement connus, comme ceux de Gabriel de Tarde, René Béranger, Alfred Fouillée, Raymond Saleilles. Des entrepreneurs moraux, ainsi Annie Stora-Lamarre les qualifie-t-elle. Moins connus, en tout cas moins cités dans l’historiographie française, apparaissent les noms de Paul Bureau, Raoul de La Grasserie et plus encore des allemands Rudolf von Jehring et Johann-Caspar Bluntschli ou du belge Gustave Rolin-Jaequemyns. Particulièrement intéressante est la mise en intrigue de personnalités étudiées individuellement et de champs d’action et de réflexion autour desquels s’articulent ces rencontres. Croyants et laïques, libéraux et républicains, ces hommes élaborent une pensée à la fois très morale et très juridique autour de la notion de protection. Un mot à entendre de deux façons : protéger les faibles et se protéger des faibles ; faire que ceux-ci ne deviennent pas des révoltés ; à terme, éviter autant que faire se peut l’usage de toutes les armes répressives dont l’État est pourvu, y compris la prison.

3 Cette entreprise de législation est à relier à la grande entreprise de régénération qui parcourt la société depuis la Révolution française, prenant en mains ces « incapables » qu’Annie Stora-Lamarre a déjà eu l’occasion de croiser dans ses précédents travaux. La Loi doit alors réparer le tissu social, lutter contre la fatalité, le déterminisme, l’hérédité. Il s’agit avant tout de gérer les conséquences des passions (sexe, crime), en érigeant un ensemble de lois qui, prenant acte de la nature humaine, mais pensant possible la réparation de ses fautes, s’attaquent à la fois aux conséquences du mal et à ses origines. D’où cet ensemble de lois sur le sursis et la récidive, sur la recherche en paternité et la protection de l’enfance : fausse hétérogénéité, car toutes convergent vers la prise en compte de ces « faibles » qu’il faut d’abord protéger contre eux-mêmes. Mais, au delà, cette législation est également marquée par le souci d’individualisation de la peine et par la prise en compte du criminel comme étant une partie de la société. À travers cette étude sur la République des faibles, l’auteure nous invite à une réflexion plus générale sur le réel du social, sur son lien avec le légal et la façon dont celui-ci traduit celui-là, sur la capacité d’une société à penser (utopie permanente ?) son amélioration. Il convient par ailleurs de ne pas considérer ces hommes au savoir souvent impressionnant (droit, science politique, diplomatique, histoire, anthropologie, etc.) comme des détenteurs de certitudes rigides. Ils ne sont pas prisonniers d’une tradition, pensent le droit comme un corps vivant qui évolue, s’inscrivent pleinement dans un monde en mutation constante. Certaines citations sont éclairantes sur le relativisme d’une pensée qui, se refusant à tout objectivisme forcené et peu crédible, est conscient de ses limites : « Là où il n’y a plus de droit subjectif, il n’y a plus de droit », affirme Saleilles, partageant avec d’autres la certitude que, si la société évolue, le droit aussi.

4 Les législateurs étudiés par Annie Stora-Lamarre agissent certes en priorité au Parlement, mais se retrouvent dans de nombreux autres réseaux : Académie des sciences morales et politiques, Musée social, Société générale des prisons, Institut de droit international ; ils fournissent des articles à la Revue des Deux mondes et à des revues juridiques nationales et internationales ; ils se croisent et débattent dans les grands congrès internationaux de droit. Cette étude, par ailleurs, offre une ouverture sur le droit allemand ou italien qui renforce le propos de l’auteure, tout en offrant au lecteur la possibilité d’un comparatisme intéressant. Si chacun des chapitres ne

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prétend pas épuiser la question abordée, il offre une réflexion stimulante, en particulier sur le droit de la guerre. Il est toutefois des absences, qui relèvent moins des regrets que du souci que le lecteur non averti prenne conscience du contexte national – et parfois international – qui entoure les débats législatifs et la production juridique pris en considération. Ainsi des partis politiques et de leurs positions : car pour qu’une loi soit adoptée, il faut qu’elle obtienne le soutien d’une majorité politique ; ainsi également de quelques acteurs peu présents dans ce débat où la morale est pourtant très présente : quid, par exemple, des Églises et de leurs positions ? Le chapitre consacré au droit européen et au processus de civilisation de la guerre aurait mérité de plus amples développements.

5 Au total, ce livre témoigne de l’intérêt de la démarche historique face à un objet dont l’actualité est patente. Ordre et punition, pardon et compassion, risque et protection : autant de mots qui résonnent encore en ce début de troisième millénaire. Penser le droit et le juste, promulguer la loi comme une généralité et l’appliquer à des êtres humains formant autant d’individualités, ces deux grandes tensions restent d’actualité. On lira donc avec grand profit, comme historien et comme citoyen, cet ouvrage qui ouvre la voie – il faut l’espérer – à d’autres recherches du même type, afin que les historiens réinvestissent un domaine quelque peu déserté jusque là.

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David Harvey, Paris, Capital of Modernity, New York et Londres, Routledge, 2003, 372 p. ISBN 0-415-94421-X. 25 dollars.

Pamela Pilbeam

1 David Harvey, qui a été successivement professeur à l’université Johns Hopkins (Baltimore), à Oxford, à la CUNY (City University of New York) et à la London School of Economics, est l’auteur de dix livres, dont The Condition of Post-Modernity, Social Justice and the City, Spaces of Capital, The Limits to Capital et The New Imperialism. Paris, Capital of Modernity traite de la modernisation de Paris entre 1848 et 1871. Les trois parties de l’ouvrage concernent, en premier lieu, les représentations de Paris entre 1830 et 1848, surtout celles de Balzac et des socialistes ; la seconde partie, la plus longue, s’intéresse au processus et aux conséquences de la modernisation ; une petite conclusion, intitulée « Coda », traite de la Commune de 1871 et de la construction de la basilique du Sacré- Coeur.

2 David Harvey estime que la modernisation doit se comprendre comme un processus de « construction destructive ». 1848 constitue, pour lui, l’année décisive. Après tous les événements de 1848, il suggère que la bourgeoisie a préféré le despotisme de Louis- Napoléon à la république démocratique et dangereuse des classes populaires. Pour Harvey, c’est ce conflit de classes, analysé en termes marxistes et de fait assez « rétro », qui fut tout à la fois l’un des facteurs et l’une des conséquences décisives de la modernisation. Haussmann, nommé préfet de police par Louis-Napoléon en 1853, fut le deuxième acteur significatif de cette modernisation. Bien que commencée avant 1848 (par exemple la rue de Rivoli), une transformation sans précédent de la ville a alors été facilitée par les innovations financières des Pereire et les révolutions des techniques de construction. La vie économique et sociale est bouleversée : les ouvriers deviennent moins indépendants et spécialisés ; ils sont isolés à la périphérie de la capitale – à Belleville notamment –, loin de leur travail. Par la volonté d’Haussmann et de la bourgeoisie, l’ancienne communauté urbaine est fragmentée entre les quartiers nord et

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est, prolétaires, et les quartiers centre et ouest, bourgeois. 1848 présage aussi une révolution des sensibilités. Les œuvres de Flaubert et de Baudelaire annoncent la fin du romantisme et de l’utopie. Le matérialisme bourgeois domine. L’industrie, jugée insalubre, est éloignée du centre de Paris, à l’exception de la production des articles de luxe. Le centre bourgeois devient le lieu du spectacle de la grandeur impériale, puis de l’exercice de la grande consommation bourgeoise. Le prix des propriétés centrales double entre 1850 et 1870, mais vers 1863 les finances des Pereire et d’Haussmann deviennent fragiles et leurs entreprises échouent. En 1870, la dette municipale a accaparé 44 % du budget parisien. Le chômage, grand cauchemar de 1848 a été écrasé ; et vers 1865 20 % des ouvriers travaillaient dans la construction. Mais le travail est devenu moins sûr et les loyers artisanaux ont beaucoup augmenté Le Commune de 1871 est ainsi née non seulement de la défaite de 1870, mais aussi de tous les conflits sociaux et problèmes économiques qui étaient des conséquences de la modernisation.

3 Il y a beaucoup à apprécier dans ce beau livre, par exemple sa structure thématique, avec de petits chapitres comme « Organisation of Space Relations », « Money, Credit and Finance », « Consumerism, Spectacle and Leisure » ainsi qu’un beau chapitre sur Balzac. Mais il y a malheureusement de nombreuses répétitions. Écrit surtout pour le grand public, ce livre offre une synthèse de textes du XIXe siècle sur Paris et de travaux historiques récents. Néanmoins, les références aux premiers proviennent presque toujours de livres secondaires et apparaissent sans mention à leur source originelle. Comment peut-on écrire sur des socialistes français, qui constituent apparemment pour l’auteur un élément important de cette histoire, sans avoir lu aucun de leurs livres, – ni Louis Blanc, ni Cabet, ni Proudhon, ni Fourier, ni Considerant… ? Il est également regrettable que les éditeurs n’aient pas porté plus d’attention aux détails. On trouve trop d’erreurs typographiques et quelquefois des erreurs de dates. David Harvey cite souvent une enquête sur l’industrie de 1847-48, alors que celle-ci n’a pas été menée sous la Monarchie de Juillet, mais sous la Seconde République, en 1848-49 : il n’y a certes qu’une année de différence, mais elle correspond à un changement total de philosophie sociale du régime. On ne s’attend pas à trouver « Versaille » et « Palais Royale » dans un tel livre. « Capital », « cannon », « metal » et quelques autres termes collectifs n’ont pas besoin d’être mis au pluriel. Les erreurs sont surtout inexcusables parce que l’essentiel de ce livre a déjà été publié par les Presses de l’université Johns Hopkins en 1985. Ce qui se perçoit surtout dans la bibliographie, où on ne rencontre, par exemple, aucune mention des travaux Robert Tombs sur la Commune ou de Raymond Jonas sur le Sacré-Coeur. On trouve pourtant dans ce livre un grand nombre d’illustrations marquantes plus ou moins connues – en particulier des caricatures de Daumier. Malheureusement, à nouveau, les références ne sont pas fiables. Quelquefois une référence est donnée pour une illustration qui n’est pas là, et à l’inverse, il y a des illustrations fort intéressantes – comme la « carte » de Paris en forme de femme (p. 268) –, sans référence.

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Anne-Claude Ambroise-Rendu, Petits récits des désordres ordinaires. Les faits divers dans la presse française des débuts de la Troisième République à la Grande guerre, Paris, Éditions Seli Arslan, 2004, 332 p., ISBN : 2-84276-102-2. 32 euros.

Annik Dubied

1 L’ouvrage d’Anne-Claude Ambroise-Rendu se penche sur une source peu valorisée par les chercheurs, à l’exception de Dominique Kalifa, qui leur avait donné une large place dans son étude sur les récits de crime 1 : la chronique des faits divers dans la presse. L’auteure choisit de travailler sur la fin du XIXe siècle (1870-1910) en France, période- clé dans l’histoire des médias, rappelle-t-elle, car c’est à cette époque que se développe la presse de masse, désormais accessible à presque tous puisque presque tous savent lire et peuvent se la procurer et l’acheter. Le fait divers joue les premiers rôles dans la naissance et le développement de ces journaux de masse, qui en font un usage conséquent.

2 Son remarquable travail sur un corpus de faits divers tirés de quatre journaux de l’époque est présenté en trois parties. Dans un premier temps, Anne-Claude Ambroise- Rendu se penche sur les formes que prennent les faits divers depuis la naissance de la presse de masse. Elle observe leur évolution au fil des décennies, notant que l’on voit transparaître dans leurs récits les exigences et les formes d’un nouveau métier, le journalisme. Objectivité, enquête, précisions factuelles, mais aussi un lexique de plus en plus stéréotypé s’imposent peu à peu dans les récits qu’elle étudie en même temps que le journalisme devient une profession. « Forme canonique, rapidement figée dans ses

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stéréotypes et ses paradigmes, mais pour cela même transparente et réaliste, voilà comment s’impose le récit de fait divers à la fin du XIXe siècle » (p. 53).

3 Dans une deuxième partie, elle se penche sur les rôles que semble jouer le fait divers à travers les thèmes qu’il aborde et les manières qu’il privilégie pour les présenter. En distinguant chacun des organes de presse qu’elle étudie, et en rendant justice aux différences qu’il y a entre eux (politiques, religieuses, commerciales), elle note les peurs, les volontés de contrôle, les évolutions sociales qui se traduisent à travers le nombre et la forme des faits divers étudiés. Inquiétudes liées à l’urbanisation et au nouveau « vivre ensemble » qu’elle induit (récits de crimes) et besoin de régulation de ce « vivre ensemble », peur de l’industrialisation et des mutilations du corps qui y sont liées (récits d’accidents), mise en scène de diverses figures de l’autorité et de leurs combats répétés contre les désordres institués par le fait divers, volonté de montrer la famille (et en particulier la femme) telle qu’elle devrait être (récits de crimes passionnels) sont quelques exemples de ce qui s’avère souvent être une mise en place et une négociation de nouvelles normes, qui s’adaptent à des changements sociaux considérables. Le fait divers, qui par définition met en scène la transgression, puis le rétablissement de la norme, s’avère un excellent informateur en la matière. Il est aussi, comme le montre l’auteure, un véhicule d’idéologie, qui varie considérablement en fonction de l’organe de presse concerné Finalement, si dans les faits divers, « […] le dévoilement du réel ordinaire doit […] normaliser les conduites sociales. […] Tout se passe comme si la presse s’efforçait aussi de proposer des solutions à ces écarts, pour y remédier. Ces solutions passent en grande partie par la civilisation des mœurs, la discipline individuelle et collective, l’élévation du sens moral » (p. 15).

4 Dans une troisième partie, l’auteure revient sur son corpus en y privilégiant l’observation des lieux, des temps et des acteurs décrits et en y décelant ce qu’elle appelle des « figures de la menace ». La banlieue, la nuit, l’extérieur, les hommes et en particulier les hommes jeunes sont par exemple souvent présentés comme menaçants, même si la définition par les faits divers de ces menaces peut varier d’un organe de presse à l’autre. Ces variations, comme bien d’autres, semblent dépendre de quelques grandes oppositions récurrentes, du type ville/campagne, droite/gauche, catholiques/ laïques.

5 Au terme de ce très beau parcours, on voit se dessiner la société de l’époque, ses divisions, ses luttes, ses seuils de tolérance, sa pudeur et l’évolution de ses mœurs. L’auteure offre à l’historien, mais aussi à l’analyste des médias ou au sociologue, un tableau très subtil des représentations d’une époque. Avec une grande maîtrise, aussi bien des théories d’analyse de discours et de contenu que des théories sociologiques ou anthropologiques, Anne-Claude Ambroise-Rendu réussit le pari de démontrer que le fait divers est une source scientifique digne d’intérêt, voire incontournable, pour connaître une époque et la comprendre. Même si, comme elle le souligne à plusieurs reprises au cours de son travail, le fait divers traduit rarement la réalité statistique de son époque, et qu’il faut le lire plutôt comme un (excellent) indicateur symbolique. À travers son étude est réaffirmé le constat que c’est parfois à travers l’anodin (du fait divers) que se définissent les limites de l’acceptable. « Les chroniques, véritables observatoires de l’homme par l’homme, servent de miroir à une civilisation qui non seulement se contemple mais aussi se pèse, se soupèse et se juge. Elles sont à la fois un appareil d’observation et un appareil de régulation et de contrôle social » (p. 318).

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NOTES

1. . Dominique KALIFA, L’encre et le sang. Récits de crime et société à la Belle Époque, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1995.

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Rémy Campos, Instituer la musique. Les premières années du Conservatoire de Genève (1835-1859), Genève, Éditions Université-Conservatoire de musique, 2003, 877 p. ISBN : 2-88433-012-7. 80 francs suisses.

Sophie-Anne Leterrier

1 Rémy Campos, qui a contribué autrefois à l’histoire du Conservatoire national supérieur de musique de Paris, a consacré à son homologue genevois une étude qui se présente sous la forme d’un énorme in quarto de plus de huit cents pages, attestant une minutieuse enquête, marquée par un souci d’exhaustivité. Les annexes de l’ouvrage illustrent d’ailleurs la richesse des archives de l’établissement, en retranscrivant, en synthétisant et/ou en analysant de nombreux documents relatifs à la composition du comité d’administration, aux statuts, aux règlements, aux souscripteurs, aux effectifs, à la composition du corps professoral, à l’organisation des enseignements, aux élèves primés, etc. L’iconographie fournie (fac-similés de procès verbaux, de périodiques, de rapports, photographies des locaux, portraits gravés, caricatures, cartes postales, prospectus, cartes géographiques, programmes, partitions, invitations…) est, elle aussi, précieuse. Pourtant, loin de présenter son travail comme une somme sur l’histoire de l’institution, l’auteur se propose « seulement » d’examiner en détail les vingt premières années de son existence, quitte à faire quelques excursions dans des temps plus proches, pour en écouter les échos mémoriels.

2 La problématique est ambitieuse : il s’agit de montrer comment la musique s’inscrit dans l’espace public, en interaction avec la construction d’une identité, sur plusieurs plans : identité locale genevoise, identité suisse, rapport à l’étranger (au modèle parisien du Conservatoire en particulier). Il s’agit également de décrire l’introduction à Genève « d’une musique qui [finit] par n’être plus que la musique tout court » (p. 563).

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Ce livre n’est donc pas l’histoire d’une institution au sens où on l’entend habituellement – comme une sorte de portrait classique présentant les acteurs et les épisodes d’une histoire linéaire, généralement glorieuse. Il refuse d’ailleurs explicitement de s’inscrire dans le genre des « monographies paresseuses » aux plans à tiroirs (p. 21), répudiant la téléologie au profit d’une interrogation permanente. « Nous nous sommes efforcé, tout au long de cette étude », écrit-il, « de restituer toute son altérité à ce que nous découvrions, de voir dans ces Genevois des sauvages plus que des frères » (p. 556)

3 C’est d’abord l’histoire d’un don fondateur – celui que fait à sa cité François Bartholony, un saint-simonien bien connu des historiens du réseau ferré français. Don initial, mais renouvelé pendant toute la vie du personnage (il décède en 1881). Non seulement il crée le Conservatoire, le fait construire (et reconstruire) matériellement, le dote de locaux, d’instruments et de matériel pédagogique, mais il lui apporte le soutien constant qu’appelle son déficit chronique. Ce don, « acte politique, paternel, charitable et personnel », informe profondément non seulement l’histoire mais l’identité de l’institution, dans ses redéfinitions successives, et dans ses « trois corps » (le fondateur, sa descendance, les grands musiciens).

4 Après cette longue ouverture, alimentée de nombreuses références théoriques issues du champ des sciences humaines, Rémy Campos situe avec précision le Conservatoire dans la société musicienne locale, en évoquant les autres « artisans de l’apprentissage de la musique », progressivement occultés par l’institution. Ce chapitre dit peu de choses sur le contexte général (les structures sociales, l’évolution politique genevoise), mais apporte des éléments fort intéressants et de première main sur la composition du « peuple discret des faiseurs de notes », leur origine, leur nombre, leurs moyens d’existence, les diverses formes de rétribution, de publicité, qu’ils utilisent.

5 Dans ce tableau, l’auteur introduit aussi plusieurs sociétés qui incarnent des milieux musicaux originaux, concurrents à certains égards du Conservatoire. Il montre comment celui-ci bénéficie de leur échec sans en être directement responsable. Ce sont la Société de musique (1823-1842), groupe d’amateurs réunis autour de Pictet, l’utopie unanimiste éphémère du « chant national » de Jean-Bernard Kaupert (1833-1834). Rémy Campos consacre un long développement à la question de la musique sacrée, évidemment importante dans le microcosme genevois, à travers la collaboration du Conservatoire et du Consistoire. Le chant sacré (c’est-à-dire essentiellement le chant des psaumes) est, avant 1850, du ressort de la Société des catéchumènes (créée en 1736). En 1833, une Commission de musique sacrée est établie dans les milieux pastoraux ; elle rencontre des difficultés, qui l’amènent dans les années 1840 à négocier avec le Conservatoire, sans pouvoir aboutir. Les intérêts du Consistoire et du Conservatoire, que ne rapproche que le Concert spirituel, sont trop divergents. La musique n’est pas une priorité pour l’Église, qui met en oeuvre une « pédagogie de pénurie ». Confrontée au problème des manuels, au coût d’une réorganisation, manquant de projet d’ensemble et de moyens, la Commission est finalement victime de l’hostilité du gouvernement radical, qui la dissout en 1850. Le Conservatoire récupère alors ces élèves que sont les régents et voit son rôle central renforcé par la nomination de Delacour, son second directeur, comme directeur de la musique sacrée. En fait, loin de consacrer aux étudiants de théologie un enseignement musical spécifique, on se borne à leur enseigner le solfège, en les mêlant aux étudiants ordinaires.

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6 L’auteur ne consacre que quatre pages à la musique à l’école ; il faut dire que le sujet est mince, puisqu’il n’existe pas d’organisation systématique sur ce plan avant l’adoption de la méthode Chevé, tard dans le siècle, et que la musique enseignée se limite généralement au chant patriotique ou religieux. Là encore, le Conservatoire occupe l’espace. Rémy Campos évoque enfin deux associations professionnelles, le Cercle des artistes (1851), assez proche du Caveau, et l’Association des artistes musiciens de Genève (1893). Il montre que, contrairement aux idées reçues, à Genève, amateurs et artistes entretiennent des rapports policés, que la frontière qui les sépare est loin d’être hermétique, y compris sur le plan de la compétence technique.

7 Une autre partie de l’ouvrage est consacrée à l’évolution de l’organisation du Conservatoire et à la professionnalisation du cursus musical. L’identité des élèves, la biographie des professeurs et la composition des budgets ne sont pas vraiment analysés (de l’aveu même de l’auteur, p. 41). Il s’attache plutôt à montrer le fossé qui sépare le projet de l’institution et l’image qu’en ont ses « clients », les parents des élèves. Ceux-ci voient avant tout dans l’école « une centrale de maîtres de musique assez bon marché, où la moralité et la qualité du personnel [sont] plus ou moins garantis et qui [regroupe] en un même lieu les deux mamelles de la formation matrimoniale : le piano et le chant » (p. 309). Le Conservatoire aura été une école de filles, « institut inavoué de qualification à l’art de la romance », pendant plusieurs générations, avant de pouvoir ouvrir des classes de cor (en 1866), de trompette (en 1895), de trombone (en 1925), et se doter d’un orchestre symphonique. La même évolution se lit dans la programmation, qui fait voisiner « genre noble » et « pièces jetables » (p. 311). L’équilibre existe entre les deux pôles pendant les quinze premières années ; puis on purge les programmes dans les années 1850, et l’on ouvre une classe de musique d’ensemble. Le dispositif, qui souffre à la fois de la « disette d’instruments à vent » et de l’inexpérience du public, met des années à produire des fruits.

8 Le public du Conservatoire fait en effet voisiner un « noyau d’apprentis motivés » et une « population flottante » échaudée par le solfège, sous la houlette de professeurs, rétribués à l’heure avant 1848 (2 francs), puis salariés (500 francs pour trois leçons de deux heures hebdomadaires sur dix mois, avec des suppléments ou des déductions en fonction des effectifs). Rémy Campos donne au lecteur un aperçu précis et original des gestes de l’apprentissage, évoquant les cas particuliers (un certain Henry et ses folies, la place de Liszt dans l’histoire de la maison), les livres, les méthodes (laissées au choix de chaque professeur), le matériel pédagogique, quantité de détails et d’usages difficiles à approcher dans les sources de cette nature (il mentionne notamment un intéressant courrier insultant d’élève, p. 446). Les derniers chapitres mettent en perspective l’historiographie institutionnelle, en s’attardant spécialement sur le moment du centenaire.

9 En somme, l’ouvrage de Rémy Campos offre au lecteur un tableau très riche des premières années de « l’institution de la musique » à Genève. Il manifeste des qualités précieuses : information de première main, décloisonnement des points de vue, questionnement authentiquement transversal, intérêt porté aux pratiques sociales, détours théoriques féconds alimentés par la lecture de Jürgen Habermas, de Maurice Godelier, ou de Paul Veyne (sur l’évergétisme). Il est dommage que ses lectures ne soient pas aussi larges dans le champ de l’histoire stricto sensu, où des références à André-Jean Tudesq, Louis Girard, Catherine Duprat (sur les notables, la philanthropie) ou Marc Fumaroli (sur les orateurs), entre autres, auraient été bienvenues.

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10 Il y a en revanche une certaine prétention dans la distance ostensiblement prise par l’auteur à l’égard des histoires « classiques » des institutions, qui vise à la « leçon de méthode historique » (p. 9). De même, le style est vivant mais pas toujours limpide, parfois familier (« le pavé, la mare et les canards », « la musique débitée en classes », « des ronds dans l’eau »), parfois au contraire « cultivé » mais obscur (avec des titres comme « Le triomphe de l’amour », « Qu’est-ce que le tiers état ? », « La fabrique de la valeur », « Dessine-moi un mouton », etc.). Plus irritant encore est le mode de commentaire des citations, qui tient de la glose systématique : le texte, cité in extenso, est toujours suivi d’un commentaire analytique, qui guide la lecture, mais semble prendre parfois le lecteur pour un idiot, à force de brider sa propre imagination et sa latitude d’interprétation ! Il eût mieux valu analyser les images, réduites au statut de pures illustrations, et le « panthéon de marbre et de toile » (p. 486) qui accompagnait tous ces discours. Enfin, on se demande pourquoi l’auteur n’a pas vraiment pris la peine d’étayer sa problématique, tout à fait pertinente, mais présentée comme un postulat plutôt que démontrée. Malgré ces réserves, l’ouvrage apporte incontestablement une contribution majeure à l’histoire de la musique et de ses institutions, et fournit les matériaux d’une histoire culturelle renouvelée.

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Jeremy N. Morris, F.D. Maurice and the Crisis of Christian Authority, Oxford, Oxford University Press, 2005, 238 p. ISBN : 0-19-926316-7. Relié : 53 livres sterling ; broché : 17 livres sterling.

Julien Vincent

1 De toutes les questions discutées par les historiens de la nation en Grande-Bretagne au XIXe siècle, la religion est peut-être la plus centrale. Elle est aussi la plus mal connue de ceux qui, comme c’est le cas d’un nombre croissant d’historiens français, portent un regard intéressé mais extérieur sur l’historiographie de la Britishness (ou « britannicité »). Depuis Linda Colley, les chercheurs insistent avec raison sur les tensions entre les identités anglaise, écossaise ou galloise, sur l’importance de l’empire et des colonies, ou encore sur la rivalité culturelle entre protestantisme britannique et catholicisme français. Si ces thèmes issus du XVIIIe siècle continuent de traverser tout le XIXe siècle, la question nationale, à partir des années 1830, est peut-être d’abord celle du statut de l’Église établie dans un pays où l’union politique des quatre nations du royaume ne se traduit pas par une union religieuse, et où l’Église d’Angleterre est de plus en plus concurrencée par les catholiques et les dissenters (protestants ayant rompu avec l’Église établie). Tout en cherchant à rénover l’état des connaissances sur un grand intellectuel anglican de la première moitié du XIXe siècle, l’ouvrage de Jeremy Morris poursuit une réflexion sur les rapports entre religion et identité nationale qui avait déjà été entamée par John Wolffe dans God and Greater Britain: Religion and National Life in Britain and Ireland (Londres, Routledge, 1994).

2 L’auteur, qui débute sa réflexion non pas dans les années 1820, comme on aurait pu s’y attendre, mais avec la Révolution française, veut replacer la doctrine ecclésiastique de Frederick Denison Maurice (1795-1866) dans une chronologie longue : l’anglicanisme

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victorien, explique-t-il (p. 28), doit se comprendre comme une lutte ininterrompue, couvrant l’ensemble du XIXe siècle, sur la nature d’une Église nationale. Ce guide de lecture doit permettre de renouveler notre compréhension des trois aspects pour lesquels le disciple de Coleridge est le mieux connu des historiens : comme l’auteur de The Kingdom of Christ (1842), comme le leader du mouvement Christian Socialist de 1848, et enfin comme le représentant d’une théologie qui fut violemment contestée, notamment lors de son renvoi du King’s College de l’université de Londres (1853) puis de sa controverse avec Henry Longueville Mansel (1858-59). Si les deux premiers thèmes sont remarquablement traités, le troisième volet de cette étude semble moins convaincant.

3 Suivant les injonctions de Pietro Corsi et d’autres historiens, Jeremy Morris refuse de supposer l’existence d’un parti dit de « l’Église élargie » pendant la période 1820-1850, puisque le terme (Broad Church) ne fut effectivement introduit dans le vocabulaire religieux et politique qu’en 1853, afin de distinguer les partisans d’un large consensus des positions plus intransigeantes des partisans de la Haute et Basse Églises (High et Low Churchmen). L’auteur préfère décrire Maurice à partir de son propre vocabulaire, comme un théoricien de la « catholicité du protestantisme » qu’il voyait à l’œuvre à travers l’histoire du christianisme dans The Kingdom of Christ. C’est cette catholicité (indissociable de la volonté de restaurer la vocation nationale de l’Église établie) qui permettrait de comprendre les positions souvent fluctuantes de Maurice sur différents points de doctrine ou de liturgie : défenseur des Trente-Neuf Articles de la foi anglicane, du Livre des prières et du baptême infantile (contesté par certains protestants), Maurice voulait surtout qu’ils ne soient pas utilisés à des fins sectaires, et était prêt pour cela à divers accommodements (p. 121). Mais l’auteur montre également que Maurice, précisément parce qu’il était l’un des principaux critiques de l’idée de « partis ecclésiastiques », contribua paradoxalement à les faire émerger, préparant la taxinomie conflictuelle des années 1850.

4 Après avoir déconstruit la lecture rétrospective de Maurice comme Broad Churchman, l’auteur propose de soumettre la catégorie de Christian Socialism au même traitement critique, afin d’apporter une réponse aux difficultés souvent rencontrées par les historiens pour situer le théologien dans les controverses politiques de son temps. S’appuyant sur une analyse du contexte de 1848 attentive aux circonstances locales du West End cossu de Londres autant qu’aux révolutions européennes, il met bien en valeur toute la distance qui sépare Maurice de socialistes comme John Malcom Ludlow (qui, francophone par sa mère, était proche des idées de Philippe Buchez, Louis Blanc, et Félicité de Lamennais). L’engagement derrière la bannière du Christian Socialism, pour Maurice, n’était pas politique mais devrait plutôt se comprendre comme un travail de « traduction » et d’application d’une ecclésiologie forgée, dès les années 1830, à la question sociale émergente. De la sorte, Maurice ne faisait qu’adapter à un contexte nouveau sa volonté déjà ancienne de faire de l’Église anglicane l’église de tous.

5 Dans les années 1850 et 1860, l’influence combinée du kantisme théologique de Mansel (qui prônait une séparation plus marquée entre la science et la foi), du criticisme biblique (qui proposait une lecture historique des textes sacrés), et des idées de Darwin, poussèrent Maurice à explorer les fondements théologiques de cette ecclésiologie en rejetant la distinction traditionnelle entre religion naturelle et religion révélée. C’est sur la base de ce postulat que l’auteur part à la recherche d’une doctrine trinitaire et d’une christologie dont on peut regretter qu’il les présente, dans un esprit trop

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différent des chapitres précédents, comme des « anticipations » des idées des théologiens de Lux Mundi (1889) ou de la Christian Social Union (1889-1914) comme John Richardson Illingworth, Robert Campbell Moberly ou Charles Gore (pp. 174 et 179). En effet, ce dernier chapitre semble rabattre sur le milieu du XIXe siècle une doctrine qui ne prit véritablement forme qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Il est possible qu’une étude plus détaillée de la mémoire et des usages posthumes de Maurice aurait conduit à mieux comprendre ces aspects de sa pensée ; et qu’une attention plus grande au contexte immédiat de ses sermons, à l’ambiance des dimanches matins de ce très grand prêcheur, à son ancrage institutionnel et universitaire et à la personnalité d’un professeur dont le charisme impressionnait souvent davantage que son intellect, aurait fourni un éclairage intéressant sur les « contradictions » qui semblent traverser ses écrits ou sur le caractère « non systématique » de son œuvre.

6 Cet ouvrage stimulant et incisif n’en est pas moins une remarquable introduction à un débat important de l’époque victorienne qui propose un regard original sur l’historiographie de la Britishness Il renouvelle la lecture de Frederick Denison Maurice en l’intégrant aux débats historiographiques contemporains.

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Hera Cook, The Long Sexual Revolution. English Women, Sex, and Contraception. 1800-1975, Oxford, Oxford University Press, 2004, 412 p. ISBN : 0-19-925239-4. Relié : 45 livres sterling ; broché : 24 livres sterling.

Nicole Edelman

1 Hera Cook, historienne, lecturer à l’université de Birmingham au Royaume-Uni, s’attache à éclairer les transformations de la sexualité britannique de 1800 à 1975 en montrant l’importance du développement de la contraception qui permit de dissocier sexualité et reproduction. Certes, le propos n’est pas nouveau et la sexualité est un objet d’étude historique depuis déjà quelques décennies. Hera Cook est cependant représentative d’une nouvelle génération d’historiennes et d’historiens (malheureusement encore bien plus anglo-saxonne que française), immergée depuis le début de ses études dans un enseignement du genre (gender studies), pour laquelle sexe et genre sont socialement construits.

2 Le livre concerne essentiellement le XXe siècle mais les développements sur le XIX e siècle sont nombreux et novateurs sur un certain nombre de points. Prenant en effet pour base première de son travail des statistiques démographiques, des archives ou des rapports émanant de lieux divers concernant la population, Hera Cook en tire des hypothèses qu’elle complète ensuite et confirme par d’autres écrits : journaux, correspondances et livres imprimés de toutes sortes. Elle insiste ainsi sur le poids particulier que fait peser l’exceptionnel taux de fécondité des deux premières décennies du XIXe siècle sur les femmes britanniques : un point d’apogée est ainsi atteint en 1816 avec huit enfants par femme mariée. En déclinant un certain nombre d’arguments, Hera Cook propose alors l’hypothèse selon laquelle les femmes anglaises mariées ont cherché à faire baisser le nombre d’enfants parce que ce nombre était

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devenu beaucoup trop lourd et trop dur à supporter. Pour comprendre la sexualité des femmes – celle des femmes mariées – elle prend donc en compte cette souffrance, cette usure du corps que constitue la reproduction mais aussi le risque de tout acte hétérosexuel pour une femme. Elle souligne qu’un(e) historien(ne) de la sexualité doit recentrer son approche sur la « plus grande conséquence » possible d’un rapport hétérosexuel, à savoir la grossesse et son coût à la fois physique et économique. Elle estime que les sensations de souffrance et de plaisir du corps et les réactions de l’esprit s’entremêlent dans les caractères de la sexualité. Hera Cook en déduit d’autant mieux les immenses conséquences de l’introduction de la contraception pour les femmes dans leur rapport à la sexualité. Sa recherche se fonde donc en grande partie sur une mise au jour et une analyse d’un certain nombre de statistiques : taux de fécondité, de mortalité infantile, proportion de femmes mariées, âge des mariages, allaitement maternel et leurs conséquences sur le corps et l’esprit des femmes. L’historienne ne néglige pas pour autant le cadre social, religieux et légal, et note ainsi la possibilité pour les femmes anglaises de témoigner devant un magistrat de la paternité de leur enfant, ce qui est impossible en France au même moment. Cette mise en relation étroite entre sexualité, expérience sexuelle des femmes et taux de fécondité, dans leurs fluctuations, paraît pertinente en ce qu’elle permet de mettre au jour des motivations propres aux femmes.

3 Pour expliquer la baisse des naissances après le pic des deux premières décennies du XIXe siècle, Hera Cook affirme que les Anglaises pratiquant par ailleurs, comme partout, l’avortement ont commencé à avoir accès à des informations sur la contraception dans les années 1820, à savoir sur la « méthode du retrait » (ce que les Français nomment plutôt coïtus interruptus), le seul moyen efficace avec, bien sûr, l’abstinence. Il est certes aussi question d’éponges introduites dans le vagin, de préservatifs masculins, d’injections vaginales spermicides mais plus tardivement et donnés souvent comme peu fiables, difficiles à obtenir et à manipuler sans l’aide d’un médecin. Selon l’historienne, cette possibilité de contrôle des naissances est essentielle pour comprendre la sexualité des femmes et elle ne ressortit donc pas seulement à la médecine. En mettant en relation étroite l’évolution du taux de fécondité (qui baisse régulièrement après 1816 jusqu’à la fin des années 1840, puis remonte lentement jusqu’aux années 1870, avant de redescendre brusquement pour atteindre son point le plus bas dans les années 1930) avec l’autonomie économique (ou non) des femmes et avec leur comportement sexuel, elle postule un changement dans le comportement sexuel des femmes au cours du XIXe siècle, estimant que le taux de natalité ne peut baisser que s’il y a une diminution des relations hétérosexuelles. De nombreuses femmes, surtout dans la middle class (35 pour cent de celles âgées de 25 et 34 ans en 1851), sont ainsi seules ou veuves, préférant rejeter toute relation hétérosexuelle plutôt que d’avoir un enfant. D’autre part, Hera Cook conteste l’interprétation formulée par Michel Foucault dans le premier tome de son Histoire de la sexualité autour d’une prolixité du discours sur la sexualité puisqu’elle souligne qu’elle est seulement masculine. S’appuyant sur des textes de femmes, elle affirme qu’en se plaçant au niveau des femmes et de leur corps, on met au jour au contraire une très grande retenue dans ce domaine, voire un devoir de silence. Les femmes, parce qu’elles peuvent être enceintes, intériorisent des règles sexuelles restrictives qui leur sont propres et que leur corps leur enjoint de respecter. Ces règles, et donc le rapport au plaisir des femmes, évoluent cependant au cours du XIXe siècle. En observant les statistiques des naissances illégitimes, Hera Cook montre qu’elles indiquent un taux relativement haut

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au début du siècle qui devient beaucoup plus bas à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, validant alors seulement la pruderie victorienne. L’importance donnée par Hera Cook au corps des femmes, son attention portée à sa souffrance, à sa fatigue et à l’anxiété voire à l’angoisse de la grossesse permet, en focalisant l’analyse sur une différence biologique fondamentale entre les sexes, de porter un nouveau regard sur la sexualité des femmes, mais contraint peut être aussi à laisser dans l’ombre d’autres facteurs discursifs relevant de la représentation. Cependant, le livre d’Hera Cook et ses hypothèses sont stimulants et invitent à la comparaison, en particulier avec la France où les comportements démographiques des femmes sont différents de ceux des Anglaises au XIXe siècle.

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Michael Bentley, Lord Salisbury’s World. Conservative Environments in Late-Victorian Britain, Londres, Cambridge University Press, 2001, 334 p. ISBN : 0-521-44506. 30 livres sterling. David Steele, Lord Salisbury. A Political Biography, Londres, Routledge, 2001, 455 p. ISBN : 0-415-23947-8. 40 livres sterling. Andrew Roberts, Salisbury. Victorian Titan, Londres, Phoenix Press, 1999, 938 p. ISBN : 0-75381-091-3. 13,70 livres sterling.

Philippe Vervaecke

1 Ces trois ouvrages viennent pallier une surprenante négligence de la part des historiens britanniques, qui avaient jusqu’à présent délaissé lord Salisbury – pourtant l’une des grandes figures du conservatisme victorien –, au profit de Benjamin Disraeli, son prédécesseur à la tête du Parti conservateur. Premier ministre pendant quatorze ans

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entre 1885 et 1901, occupant par ailleurs le poste de ministre des Affaires étrangères pendant treize ans entre 1878 et 1900, Salisbury présente des états de service inégalés dans les rangs conservateurs, puisque ni Margaret Thatcher ni même Winston Churchill ne peuvent se targuer d’avoir été aussi longtemps que lui aux affaires. De plus, si l’on excepte lord Balfour, neveu de Salisbury et philosophe à ses heures, Salisbury se distingue des dirigeants conservateurs des deux derniers siècles par sa stature intellectuelle, qui fait de lui un authentique penseur du conservatisme, un élément que ces trois auteurs intègrent d’ailleurs à leur propos.

2 Pourquoi un tel regain d’intérêt de la part d’historiens tous trois proches à des degrés divers du Parti conservateur ? La longévité même de la carrière de Salisbury, et ses succès électoraux répétés, en 1886, 1895 et 1900, expliquent en partie ce retour en grâce. Avec la publication de ces ouvrages, Salisbury retrouve la place qu’il mérite dans le panthéon tory, à un moment où les troupes conservatrices peuvent trouver dans le destin de ce dernier un récit propre à les réconforter, puisque le marasme électoral qui les afflige depuis 1997 constitue leur plus longue traversée du désert depuis que le même Salisbury leur a permis de mettre un terme à cette longue période d’hégémonie libérale qui dura des années 1840 aux années 1880.

3 Si chacun de ces ouvrages s’inscrit dans une volonté commune de réaffirmer la stature politique et intellectuelle de Salisbury, il n’en reste pas moins que l’entreprise de réhabilitation est menée de manière distincte par ces trois auteurs.

4 Avec son Salisbury. Victorian Titan, Andrew Roberts a produit l’ouvrage le plus classique des trois. Son récit englobe l’ensemble de la vie du personnage, là où David Steele n’aborde que la vie publique de son sujet et où Michael Bentley, le plus original dans sa démarche, entreprend un essai qui s’apparente plutôt à une biographie intellectuelle.

5 Salisbury. Victorian Titan est un ouvrage de commande réalisé par Andrew Roberts à la demande de l’actuel marquis de Salisbury. Résultat de longues années de recherche dans les archives Salisbury à Hatfield, c’est une somme d’une ampleur effectivement titanesque, ce qui ne doit rien à un manque de concision de la part de son auteur. Andrew Roberts parvient en effet à clairement dresser l’arrière-plan de chacune des étapes d’une carrière politique entamée en 1853 à l’âge de 23 ans, en distinguant une première période, lorsque Salisbury, longtemps éditorialiste à la Saturday Review et tribun friand de polémiques et d’invectives, se fait la voix de l’ultra-toryisme anti- démocrate, d’une seconde, lorsque, désormais devenu au début des années 1880 un « titan tory » selon les termes d’Andrew Roberts, Salisbury prend les rênes du parti conservateur.

6 Andrew Roberts ne néglige ni les années de formation de ce dernier, en particulier cet atypique « Grand Tour » de deux ans effectué en Afrique du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande entre 1851 et 1853, ni la vie de famille de Salisbury, qui eut huit enfants d’une épouse roturière, ce qui lui valut les foudres paternelles et le contraignit à vivre de sa plume jusqu’à ce qu’il hérite du titre, à la mort de son père en 1868. Richement illustré et accompagné d’un index très utile, l’ouvrage est néanmoins doté de notes qui rendent difficiles l’identification de certaines des sources exploitées par Andrew Roberts.

7 Pour les spécialistes français d’histoire diplomatique, le travail d’Andrew Roberts apporte des informations cruciales sur le rôle joué par Salisbury à la tête de la diplomatie britannique à la fin du XIXe siècle. En particulier, les chapitres consacrés au

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congrès de Berlin ou à la guerre des Boers permettent de mieux cerner les manœuvres diplomatiques de Salisbury, ainsi que les contraintes que fait peser l’opinion publique britannique sur son action. Andrew Roberts a en outre le mérite de placer l’action de Salisbury dans le jeu de relations que ce dernier entretient avec ses adversaires et ses alliés politiques, déjouant ainsi cette tare habituelle des biographies politiques qui consiste à considérer la vie du grand personnage dans un splendide isolement par rapport à ses contemporains.

8 La biographie politique de David Steele s’adresse plutôt au spécialiste de la vie politique victorienne. David Steele a également eu accès aux fonds déposés à Hatfield, mais il s’appuie aussi les archives de soixante autres grandes figures du monde politique britannique d’alors. Moins complet qu’Andrew Roberts sur la période antérieure aux années 1880, l’ouvrage de David Steele offre une interprétation plus résolument « révisionniste », au sens anglais du terme, du personnage. David Steele met en avant le caractère progressiste de Salisbury en matière de législation sociale, allant même jusqu’à suggérer que l’État-providence puise ses sources dans l’action menée par l’alliance unioniste au sein de laquelle Salisbury avait été amené à collaborer avec sa bête noire, Joseph Chamberlain, socialiste municipal à Birmingham dans les années 1870 et ultérieurement impérialiste notoire. Alors qu’Andrew Roberts met en avant les écrits journalistiques virulemment réactionnaires de Salisbury, faisant ainsi surgir l’image d’un Salisbury intransigeant et déprimé par l’évolution démocratique du système politique anglais, David Steele met plutôt l’accent sur la modération, la complexité et le sens du compromis du personnage, que ce soit à propos de la question religieuse, impériale ou sociale. David Steele montre ainsi un Salisbury tout à la fois hostile, en dépit de sa propre identité confessionnelle, à l’idée d’une défense dogmatique de l’anglicanisme, contempteur du jingoïsme des foules victoriennes et détracteur de l’anti-socialisme obtus de certains de ses partenaires politiques. David Steele fait aussi valoir qu’en dépit de l’hostilité publique de Salisbury à l’égard des réformes électorales de 1867 et de 1884, ce dernier s’est plus intéressé au perfectionnement de la machine électorale conservatrice que bien d’autres dirigeants conservateurs avant ou après lui et s’est davantage impliqué, malgré ses préventions aristocratiques, dans les tournées électorales du parti.

9 Tout l’argument de Michael Bentley consiste précisément à saisir les méandres de la pensée de Salisbury. En dix chapitres denses, consacrés entre autres au temps, à l’espace, à la société, à la propriété, à l’État, à l’Église et à l’Empire, Michael Bentley retrace la mentalité (p. 5) et l’idéologie (p. 320) conservatrices telles que Salisbury les incarne à l’époque victorienne. Dans un dernier chapitre consacré à la postérité de Salisbury, Michael Bentley note qu’il eut peu d’héritiers au sein du parti (p. 319), en raison justement du caractère affirmé des croyances de Salisbury, peu enclin à souscrire au conservatisme opportuniste et pragmatique d’un Benjamin Disraeli. Les historiens du conservatisme trouveront dans cet ouvrage une présentation aboutie et contextualisée de ce qu’un aristocrate conservateur comme Salisbury considérait comme étant les valeurs fondamentales d’une famille politique dont les contours idéologiques sont trop souvent négligés.

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Simon Bainbridge, British Poetry and the Revolutionary and Napoleonic Wars. Visions of Conflict, Oxford, Oxford University Press, 2003, 259 p. ISBN : 0-19-818758-0. 61 livres sterling.

Renaud Morieux

1 La guerre est l’un des thèmes centraux de l’imaginaire du premier romantisme en Grande-Bretagne. Le théâtre a ainsi fait l’objet d’études de qualité, articulant l’histoire littéraire et les approches socioculturelles 1. La poésie reste en revanche encore l’apanage des critiques littéraires plus que des historiens, comme en témoigne ce livre, dont l’enjeu central est le suivant : comment les poètes britanniques des années 1790 ont-ils rendu compte des conflits se déroulant sur le continent européen pendant la période révolutionnaire et impériale ?

2 Les auteurs ici étudiés font partie du panthéon littéraire d’outre-Manche, de Robert Southey, poète et propagandiste de talent, à Lord Byron ou Sir Walter Scott, la figure tutélaire de la période. La construction de l’ouvrage est assez éclatée, chaque chapitre étant consacré à un ou deux auteurs et à un moment particulier, laissant au lecteur la charge de donner sens à l’ensemble, à l’exception notable du premier chapitre. Si l’intérêt de ce travail pour le critique littéraire ou le spécialiste du romantisme est probable, l’historien moyen aura plus de mal à faire son miel d’analyses qui restent avant tout internalistes. Ainsi, le rôle de la guerre dans la « remasculinisation de la poésie pendant la période romantique » (p. vii) n’est étudié qu’à travers les procédés d’écriture des sonnets de Wordworth en 1802-1803, montrant l’omniprésence du thème de l’effeminacy chez le poète. Rien en revanche sur la place des femmes dans l’espace intellectuel britannique à l’époque, qu’elles soient auteures, journalistes, traductrices ou lectrices.

3 Au final, le problème soulevé par ce livre n’est pas mince : une histoire du littéraire proprement historienne suppose à la fois de rendre compte de l’originalité du

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processus de création, et d’inscrire les textes dans leur contexte non seulement intellectuel mais aussi sociologique. Si la première partie de ce programme est remplie par ce livre, la deuxième dimension en est totalement absente.

NOTES

1. . Voir par exemple Gillian RUSSELL, The Theatres of War: Performance, Politics, and Society, 1793-1815, Oxford, Clarendon Press, 1995 ; sur la musique, voir les contributions de Roz SOUTHEY et de Susan WOLLENBERG dans Mark PHILP (ed.), Resisting Napoleon: The British Response to the Threat of Invasion, 1797-1815, Aldershot, Ashgate, 2006.

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Philip Davis, The Oxford English Literary History. Volume 8: 1830-1880: The Victorians, Oxford, Oxford University Press, 2002, 631 p. ISBN : 0-19-926920-3. 20 livres sterling (édition brochée).

Emily Eells

1 Ce volume fait partie d’une série de treize qui propose une histoire de la littérature anglaise vue à partir du début du vingt-et-unième siècle. Le volume de Philip Davis suit à la lettre le titre général de la série – The Oxford English Literary History – en faisant prévaloir le littéraire sur l’historique. L’objectif de Philip Davis n’est pas tant de suivre la chronologie de l’histoire de la création littéraire de la période que de resituer cette création dans son contexte historique. Ainsi les cinq premiers chapitres présentent-ils autant d’aspects fondamentaux à la compréhension de la littérature de l’époque. Dans cette première partie de son livre, Philip Davis privilégie une étude des phénomènes sociaux et des courants de pensée plutôt que l’établissement d’une liste des dates-clés de la période. À commencer par la transformation de la population rurale en population urbaine, sujet du premier chapitre du volume qui en donne le ton : le texte de Philip Davis, qui brille par sa clarté et son rythme entraînant, engage l’intérêt du lecteur grâce aux questions abordées. Dans le deuxième chapitre, Philip Davis poursuit en insistant sur l’impact des découvertes scientifiques, et en particulier sur l’importance des traités de Charles Darwin qui ont bouleversé le paysage intellectuel de la période. Période également caractérisée par les divers débats concernant la religion, qui constitue le sujet du troisième chapitre du volume. Philip Davis fait valoir la précocité de cette époque préfreudienne en s’attardant dans son quatrième chapitre sur la psychologie. Le cinquième chapitre relève de l’histoire littéraire à proprement parler car il rend compte des conditions matérielles de la production littéraire. Après

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avoir traité ces cinq aspects qui caractérisent le cadre historique de la période qu’il étudie, Philip Davis consacre le reste du volume à une étude des genres littéraires qu’il organise dans six chapitres sur le théâtre, le roman au début de l’époque victorienne, les fictions dites alternatives (le roman à sensation et le roman conte de fée ou fabuleux), le roman réaliste, les écrits biographiques et la poésie. Le volume se divise donc en deux parties sans que cette division soit marquée par la table des matières. C’est une structure qui a amené à quelques légères redites, mais elles n’alourdissent nullement la lecture de ce long volume. La subdivision du matériel en chapitres autonomes qui sont lisibles et compréhensibles par eux-mêmes n’est que l’une des nombreuses qualités du volume. Il s’agit donc à la fois d’un texte lisible de manière linéaire et d’un outil de référence dans lequel des informations peuvent être retrouvées facilement grâce à son index.

2 Philip Davis a réussi une véritable gageure : présenter une production littéraire vaste et variée en un seul tome, en fournissant le complément historique nécessaire à la comprendre dans son ensemble. Sa réussite est d’autant plus louable que la période en question est elle-même complexe et compliquée par les énormes développements qu’elle a connus. Le volume de Philip Davis sera sans conteste d’une très grande utilité aussi bien pour l’étudiant de la littérature de l’époque que pour tout lecteur voulant en savoir davantage. Notons tout de même que le titre The Victorians est quelque peu trompeur car, comme le précisent les dates définissant ce volume, il ne couvre que les cinquante premières années de la période victorienne, à savoir de 1830 à 1880. Dans son choix de dates liminaires, Philip Davis a voulu souligner la façon dont les écrits de George Eliot, morte en 1880, occupent une place centrale dans sa lecture de cette période. Pour en savoir plus sur la fin de la période, le lecteur devra se référer au tome 9 de la série 1.

3 Le volume dément la modestie de Philip Davis qui, dans son introduction, soutient qu’il n’apporte rien de radicalement différent par rapport à ce qui a déjà été dit sur le sujet (p. 2). Il se distingue en effet d’autres histoires littéraires en ce sens qu’il propose à la fois une vision panoramique de la littérature de l’époque et des lectures microscopiques de bon nombre d’œuvres individuelles. Sa spécificité est d’avoir réussi à faire une histoire littéraire ponctuée d’éclairantes analyses. Son approche ne peut que susciter l’intérêt d’un lecteur français, d’autant que Philip Davis commence son étude en citant les témoignages de deux voyageurs français – Hippolyte Taine et – afin de montrer comment l’Angleterre victorienne, urbaine et industrielle a été perçue par l’étranger (pp. 18-19). Philip Davis nous propose une nouvelle lecture des « Victoriens », qui prend en compte les préoccupations de la critique littéraire contemporaine. Pour n’en citer qu’une, l’écriture des femmes est omniprésente dans le livre de Philip Davis, bien que de façon discrète et élégante. Il illustre ses sections sur l’urbanisation et la question de la religion à l’aide d’exemples tirés des romans d’Elizabeth Gaskell, tout comme il introduit son chapitre sur les conditions matérielles de la production littéraire par la biographie passionnante de Mrs Margaret Oliphant, qui a dû vivre – et faire vivre sa famille – de sa plume. La femme-auteur ne disparaît jamais du paysage littéraire dépeint par Philip Davis : il présente le récit de la femme voyageuse de l’époque comme une sorte de déclaration d’indépendance et les voix des poétesses victoriennes telles qu’Elizabeth Barrett Browning et Christina Rossetti ont autant droit au chapitre que celles de leur mari et frère respectifs.

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4 Pour rendre compte de l’esprit de ce livre, arrêtons-nous sur un passage portant sur une nouvelle de Lewis Carroll, « Novelty and Romancement » (p. 344) 2. Le protagoniste- narrateur interprète l’enseigne vue devant une boutique – « Dealer in Romancement » – comme signe prometteur de sa carrière de poète. Il croit en avoir la confirmation lorsque l’homme qui sort de la boutique lui explique que le « romancement » est une sorte de colle qui rassemble tout et le rend plus fort que la pierre. La déception vient le lendemain, lorsque le narrateur distingue sur l’enseigne l’espace entre le N et le C, qui fait de la boutique un prosaïque marchand de béton (roman cement). L’espace qui sépare ces deux lettres est comme le gouffre qui, à l’époque victorienne, se creuse entre la campagne et la ville, la croyance et l’athéisme, le réalisme et la fantaisie. La force du volume que Philip Davis consacre à cette période est d’avoir éclairé cet espace en lisant entre les lettres.

NOTES

1. . Joseph BRISTOW, The Oxford English Literary History. Volume 9: 1875-1914: From ‘Victorian’ to ‘Edwardian’, Oxford, Oxford University Press, à paraître. 2. . Publié dans The Train, octobre 1856.

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John Ruskin, Selected Writings, edited by Dinah Birch, Oxford World’s Classics, Oxford, Oxford University Press, 2004, 324 p. ISBN : 0-19-280262-3. 8,99 livres sterling.

Emily Eells

1 Le volume de Selected Writings de John Ruskin, édité et présenté par Dinah Birch, est la meilleure introduction à l’œuvre de ce maître à penser victorien que je connaisse. Ses écrits sont imposants à plus d’un titre, et tout d’abord parce que nul ne peut comprendre la culture britannique du XIXe siècle sans les avoir lus. Ils sont imposants aussi de par leur ampleur : John Ruskin a signé quelque 250 ouvrages, et son œuvre complète ne contient pas moins de 39 tomes de plus de 300 pages chacun. De par leur inaccessibilité, ensuite. L’œuvre complète éditée au début du XXe siècle ne l’a pas été depuis, et seuls quelques volumes isolés sont disponibles grâce à des rééditions récentes. Et finalement, de par la diversité de l’œuvre, qui en fait sa richesse. John Ruskin est connu autant comme critique d’art que comme critique de la société, et il aborde des sujets aussi variés que la géologie, l’économie politique et la religion, pour n’en citer que trois.

2 En choisissant environ 30 extraits de cette vaste œuvre et en les présentant dans les 25 pages de son introduction éclairante, Dinah Birch a réussi à rendre John Ruskin lisible et humain. Car elle insiste sur la dimension autobiographique de cette œuvre, en lisant les différents tomes comme autant de chapitres dans la vie de l’auteur. Elle invite le lecteur à faire connaissance avec l’œuvre de John Ruskin, en regroupant sous la même couverture quelques-uns de ses textes fondateurs, dont le chapitre sur l’architecture gothique des Pierres de Venise et l’essai sur le socialisme britannique intitulé « Unto This Last » qui a tant marqué le Mahatma Gandhi. Les extraits sont en fait souvent des textes complets, comme par exemple la conférence intitulée « The Work of Iron » tirée de The Two Paths ou celle sur l’éducation des jeunes filles dans Sésame et les lys qui révèle la

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prise de position conformiste et conservatrice de l’auteur sur le sujet. Le choix de textes fait par Dinah Birch illustre l’idée principale qui domine l’enseignement de John Ruskin, à savoir l’importance de bien voir, de regarder le monde d’un œil franc et avide de connaissances. Dans une lettre ouverte adressée aux travailleurs anglais, John Ruskin exprime cette idée sans ambages et sur un ton moralisateur, car la voix du maître s’élève contre les jeunes femmes américaines qui, lors d’un voyage en train entre Venise et Vérone, préfèrent baisser le store de la fenêtre pour avoir un peu de fraîcheur plutôt que d’admirer l’impressionnant paysage jalonné de hauts lieux littéraires. Selon John Ruskin, en se privant ainsi de la vue, ces touristes américaines mènent une vie négative et même maudite, à l’opposé de la vie positive et bénie incarnée par la sainte Ursule peinte par Carpaccio. Rien n’indique que sous le titre de l’extrait du texte de John Ruskin – « Bénédiction » – se trouvent trois belles pages décrivant ce panneau du peintre vénitien. Un index à ce volume d’extraits aurait permis au lecteur de retrouver certaines références habitées par la pensée presque vagabonde de l’auteur des textes.

3 On ne saurait critiquer le choix de textes proposé par Dinah Birch, qui a su en rendre les plus importants non seulement accessibles mais aussi compréhensibles, grâce à quelques notes explicatives judicieuses. On pourrait pourtant regretter, en tant que lecteurs francophones, qu’il n’y ait aucun extrait du volume que John Ruskin a consacré à la cathédrale d’Amiens, d’autant que, pour citer Marcel Proust qui l’a traduit en français, « Ruskin le considérait comme tout à fait représentatif de son système » 1. Mais Dinah Birch a raison de considérer que d’autres textes sont encore plus représentatifs que La Bible d’Amiens, et de les réunir dans Selected Writings pour y présenter tout le système de la pensée ruskinienne.

NOTES

1. . Voir Correspondance de Marcel Proust, édition établie par Philip Kolb, Paris, Éditions Plon, 1970-1993, volume 3, p. 180.

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Laurence M. Geary et Margaret Kelleher (eds), Nineteenth-Century Ireland. A Guide to Recent Research, Dublin, University College Dublin Press, 2005, 340 p. ISBN : 1-904558-28-3. 25 euros.

Laurent Colantonio

1 À deux reprises par le passé, en 1971 et 1981, l’écriture de l’histoire en Irlande a fait l’objet d’études critiques qui présentaient les grandes tendances, les tournants majeurs et les chantiers en cours de la recherche 1. À ces ouvrages devenus classiques vient désormais s’ajouter Nineteenth-Century Ireland. A Guide to Recent Research. Publié sous la direction de Laurence M. Geary et Margaret Kelleher, il reprend la formule tout en la faisant sensiblement évoluer. Ainsi, alors que ses prédécesseurs embrassaient l’ensemble de la production historiographique, Nineteenth-Century Ireland se limite au siècle de la Famine. Les auteurs justifient ce choix par la croissance exponentielle des travaux et l’important renouvellement, depuis le début des années 1990, des approches et des questionnements sur le XIXe siècle irlandais. La mise en perspective de la diversité et de l’ouverture qui caractérisent ce dynamisme constitue la seconde innovation majeure de l’ouvrage. En effet, sur les onze chapitres, si certaines entrées classiques (histoire politique, histoire sociale, histoire religieuse) sont conservées, un effort particulier a été fourni pour exposer d’autres champs de recherche (les femmes, la culture gaélique, la diaspora…) et pour privilégier le dialogue avec d’autres disciplines (la littérature, les sciences sociales, l’histoire de l’art…). En revanche, bien que la plupart des auteurs fasse référence à la Grande Famine, aucun chapitre spécifique n’est consacré à cet événement charnière. La décision a de quoi surprendre, au regard de la masse de travaux publiés sur le sujet depuis une quinzaine d’années. Les auteurs l’expliquent par le refus de trop isoler l’événement, considérant au contraire

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qu’« il est grand temps de réintégrer l’historiographie de la Famine au sein de l’historiographie plus vaste de l’Irlande au XIXe siècle » (p. viii).

2 Dans le premier chapitre, Gearóid Ó Tuathaigh retrace les grands axes du renouveau de l’histoire politique en Irlande : le rôle de l’idéologie, notamment pour comprendre la Famine, l’étude des rites et des symboles, l’impact controversé du discours postcolonial sur la recherche, le développement de l’histoire locale et de l’histoire comparée, l’intérêt pour des thèmes (l’unionisme protestant) ou pour des périodes (1890-1916) jusqu’alors délaissés. Dans un essai très percutant, Gary Owens s’interroge ensuite sur les vertus et les limites de la « nouvelle histoire sociale » irlandaise, nourrie des sciences sociales, de l’histoire culturelle ou encore de la microstoria. Il évoque les travaux novateurs consacrés à l’histoire des sensibilités, à « l’expérience individuelle de la souffrance » (p. 32), à l’histoire sociale du sport, des peurs publiques, de la lecture… Il pointe aussi les angles morts de la recherche et les territoires à défricher, tels la mort ou les pathologies urbaines. Le chapitre 3 est consacré au chantier de l’histoire des femmes qui, selon l’auteure Maria Luddy, tarde à s’engager sur la voie d’une histoire du genre. Elle isole cinq domaines qui ont récemment fait l’objet d’études substantielles (la religion, le travail, l’émigration, l’éducation et l’activisme politique) et regrette le peu d’allant des historiens pour des sujets comme la criminalité, la sexualité, la maladie ou la pauvreté. Dans le chapitre 4, « Religious history », David W. Miller rend hommage à deux pionniers de la discipline, Donal Kerr et Emmet Larkin. Il montre ensuite que si les rapports entre religion et politique au XIXe siècle ont été sérieusement étudiés, beaucoup reste à faire au sujet des pratiques. En outre, il plaide avec insistance en faveur d’une histoire sociale de la religion.

3 Dans un esprit de dialogue interdisciplinaire, les chapitres suivants envisagent les avancées de la recherche sur le XIXe siècle irlandais à l’aune des apports d’autres disciplines. Marilyn Cohen et Joan Vincent, dans le chapitre 6, soulignent par exemple la place de l’anthropologie et de la sociologie dans le renouvellement des questionnements, notamment sur le thème de l’avènement conflictuel de la « modernité » en Irlande. L’étude de Matthew Stout sur la géographie historique (chapitre 5) incite pour sa part à un meilleur usage historien des cartes et des paysages, trop souvent relégués au rang de simples illustrations. Même constat pour Fintan Cullen concernant les œuvres d’art et l’iconographie (chapitre 9), rarement traitées par les historiens comme des sources à part entière. Selon Cullen, l’articulation entre productions artistiques et construction des identités nationales est pourtant riche d’enseignement. Dans une démarche similaire de « cross-disciplinary research », Harry White souligne la richesse du dialogue esquissé depuis vingt ans entre musicologie et histoire (chapitre 10), qui a conduit à envisager la musique à la fois comme agent et comme expression des clivages idéologiques et socioculturels. Le chapitre 7, rédigé par Sean Ryder, est centré sur la littérature en anglais. L’auteur met notamment en avant les efforts récents entrepris pour réévaluer certains écrivains – longtemps négligés par la critique – ayant vécu et écrit au XIXe siècle, mais avant le revival (renouveau) des années 1880-1890. Pour sa part, Niall Ó Ciosáin (chapitre 8) remarque que la littérature et, plus généralement, la culture gaélique ont aussi longtemps été délaissées par la recherche. Il déplore particulièrement le déficit d’études neuves sur le thème pourtant crucial du language shift, soit la quasi-disparition de la langue gaélique au profit de l’anglais au XIXe siècle (avant son « retour » au siècle suivant, sous l’impulsion du pouvoir politique).

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4 Enfin, dans un essai très dense, Joseph Lee investit la vaste question de la diaspora sous l’angle de l’administration de la preuve et de l’usage des sources : en quelle mesure les sources utilisées par le chercheur ont-elles valeur de preuve ? Il passe en revue, à travers ce prisme, quelques-unes des grandes problématiques de l’historiographie récente : qu’est ce que la diaspora ? À quoi les émigrants aspiraient-ils ? Quel rôle les religions ont-elles joué dans le processus d’émigration ?… Son analyse décapante épingle aussi bien les abus du quantitatif que les démonstrations construites sur la base d’opinions émises par des observateurs contemporains (le colonel Clarke, Lord Mounteagle, Nassau Senior, Friedrich Engels…), et ensuite trop facilement élevées au rang de vérités.

5 Au chapitre des regrets, soulignons la brièveté de l’introduction. On aurait par exemple aimé y lire la justification de la disparition d’une entrée sur l’histoire économique, grande absente de ce volume. Le rappel, même succinct, des grandes tendances de la recherche dans les années 1980 – décennie qui n’avait pas été traitée, et pour cause, dans le précédent ouvrage publié en 1981 – aurait aussi été le bienvenu dans le cadre d’une introduction plus fournie. On déplorera surtout l’absence d’une synthèse générale, exercice certes toujours délicat, mais qui aurait avantageusement clos le volume. Le lecteur familier de l’évolution de l’historiographie française s’étonnera peut-être aussi de l’absence d’un chapitre dédié à l’histoire culturelle. Comme le souligne Gary Owens, un « tournant social et culturel » est en cours dans l’historiographie irlandaise, mais il est encore timide. Owens parle même du « sous- développement » de l’histoire culturelle en Irlande (pp. 27-28). Si les principales avancées en matière d’histoire culturelle sont tout de même présentes, elles sont dispersées dans les contributions sur l’histoire sociale, l’histoire religieuse, la sociologie et l’anthropologie, la culture gaélique ou la musicologie.

6 Dans son ensemble, Nineteenth-Century Ireland. A Guide to Recent Research constitue une collection d’essais critiques riche et stimulante complétée, en fin de volume, par une bibliographie fournie et un index (des noms et des thèmes) précieux. La cohérence générale n’empêche pas les auteurs de se distinguer dans leurs approches. Certains proposent des modèles d’analyses construits (à l’image de David Miller sur l’histoire religieuse), tandis que d’autres privilégient l’exhaustivité descriptive (comme Gearóid Ó Tuathaigh sur l’histoire politique) ou insistent sur les domaines encore trop peu explorés (tels Gary Owens, Maria Luddy ou Niall Ó Ciosáin). Quant à Joseph Lee, on l’a vu, il organise sa réflexion autour de préoccupations plus épistémologiques.

7 À quand un équivalent pour la France de cet ouvrage de référence ? La Society for the Study of Nineteeth-Century Ireland, à l’origine du projet irlandais, a su le mener à bien ; la Société d’histoire de la révolution de 1848 est-elle prête à relever le défi ?

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NOTES

1. Theodore W. MOODY (ed.), Irish Historiography, 1936-70, Dublin, Irish Committee of Historical Sciences, 1971, 155 p. et Joseph J. LEE (ed.), Irish Historiography, 1970-79, Cork, Cork University Press, 1981, 238 p.

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William E. Gienapp, Abraham Lincoln and Civil War in America: A Biography,New York, Oxford University Press, 2002, 239 p. ISBN : 0-19-515100-3. 21 dollars. William E. Gienapp, (ed), This Fiery Trial: The Speeches and Writings of Abraham Lincoln, New York, Oxford University Press, 2002, 236 p. ISBN : 0-19-515101-1. 19 dollars.

Nathalie Caron

1 Le seizième président américain est probablement l’acteur de l’histoire des États-Unis qui a suscité le plus d’interprétations. Des dizaines de monographies en tout genre sont consacrées à Abraham Lincoln, des anthologies paraissent régulièrement et les biographies se succèdent. Parmi les travaux exprimant cette fascination figurent les deux derniers ouvrages de William E. Gienapp, auteur de The Origins of the Republican Party (1988) et historien à l’université de Harvard jusqu’à son décès en 2003. Ces publications s’inscrivent dansle courant historiographique qui, depuis les années 1990, manifeste un intérêt renouvelé pour celui dont le courage politique mena, au bénéfice de l’Union, à l’abolition de l’esclavage et à la résolution du conflit le plus meurtrier de l’histoire des États-Unis. La référence actuelle à Lincoln ne devrait pas étonner : la société américaine se trouve de nouveau polarisée par des guerres, non pas civiles à proprement parler, mais « culturelles », et par des désaccords concernant en

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particulier l’équilibre des pouvoirs et la place de la religion dans la sphère publique. Dans le même temps, la méfiance à l’égard des hommes politiques ne fait que croître et des questions sur le sens du mot « démocratie » sont posées. Le renvoi à l’histoire dans laquelle, de façon presque obsessionnelle, les Américains puisent aujourd’hui le sens à donner à leur présent, l’écoute des « accords mystiques de la mémoire » qu’évoqua Lincoln en mars 1861, semble dans ce contexte plus que jamais s’imposer, qu’il s’agisse de la période révolutionnaire – les ouvrages sur les pères fondateurs abondent – ou de la « deuxième révolution ». L’inscription de l’abolition de l’esclavage dans la Constitution fédérale, puis, après la mort de Lincoln, des quatorzième et quinzième amendements, conduisirent à une nouvelle définition de la nation américaine qui, enfin, intégrait les Noirs. Ajoutons qu’on assiste depuis une vingtaine d’années à un retour de la biographie. Ce genre a retrouvé la faveur non seulement des historiens mais également du public, la biographie, d’un type nouveau ou non, permettant de mettre le récit de la vie d’un individu, confronté à un réseau complexe de forces sociales et politiques, en résonance avec des problématiques modernes.

2 Cette biographie d’un genre plutôt classique n’échappe pas tout à fait à la tentation hagiographique. Elle est présentée comme étant une synthèse des recherches récentes sur Lincoln à laquelle s’intègre une interprétation personnelle. William E. Gienapp s’est appuyé sur deux grandes biographies de Lincoln, celle de Benjamin Thomas (1952) et celle de David Herbert Donald (1995). À la lecture de son livre qui retrace efficacement, bien que succinctement, la vie de Lincoln, mais aussi, à travers elle, la fin du deuxième système de partis qui opposait les whigs et les démocrates, ainsi que les événements qui menèrent à la guerre, il est difficile de ne pas voir là incarné celui dont, semble nous dire l’historien, les États-Unis ont aujourd’hui besoin, attitude qui n’a rien d’original. William E. Gienapp s’adresse à un large public : la biographie est courte – c’est sa spécificité –, le texte, au style enlevé, est parsemé de citations, et les notes sont limitées au strict minimum, parti pris qui prive le lecteur exigeant de références précises mais rend le récit très vivant. L’accent est mis sur « les qualités personnelles et politiques que [Lincoln] a mises à l’œuvre dans le défi que représentait la guerre civile » et qui firent de lui un « chef de guerre extraordinaire » (pp. x-xi). La moitié de la biographie – c’est-à-dire les trois premiers chapitres – couvre donc les cinquante-six premières années de la vie d’Abe Lincoln, tandis que l’autre – les cinq chapitres suivants – porte sur les cinq dernières années, de sa première élection, en novembre 1860, à son assassinat, le 14 avril 1865.

3 William E. Gienapp ne s’attaque pas à l’énigme Lincoln. Néanmoins, il reconnaît que Lincoln est « un sujet difficile pour un biographe » (p. ix). Sont évoquées les origines modestes de Lincoln, né en 1809 dans l’Illinois, et ses rapports distants avec son père ; sa soif de connaissances ; sa carrière juridique à laquelle il revint à chaque fois qu’il était en manque d’argent ; sa mélancolie et sa tendance à la solitude ; sa réserve avec les femmes et son mariage compliqué avec Mary Todd, décrite de façon attendue comme une femme frivole puis instable et embarrassante ; la peine que lui causa la mort de deux de ses fils, surtout celle de Willie, son fils préféré, en 1862 ; ou encore son fatalisme et son rapport à la religion vers laquelle il se tourna alors que s’alourdissait le bilan humain de la guerre. Mais ce que William E. Gienapp met en évidence, ce sont les hésitations d’un parcours politique semé d’abord de défaites électorales, qui germa en 1832 lorsque Lincoln se présenta aux élections de l’Illinois pour la première fois, mais ne prit véritablement son essor qu’à la fin des années 1850. En 1854, Lincoln s’était

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retiré de la politique lorsque fut votée la loi du Kansas-Nebraska qui annulait le compromis de 1820 en mettant entre les mains du peuple la possibilité de voter en faveur de l’esclavage dans les nouveaux territoires. De l’aveu même de Lincoln, énoncé dans une brève notice autobiographique qu’il rédigea en 1859 pour un journaliste, il avait perdu tout intérêt pour la politique, l’annulation du compromis du Missouri lui en redonna le goût. À partir de là, nous dit William E. Gienapp, Lincoln orienta sa réflexion politique sur l’opposition à l’esclavage. Tout en arguant, lors des débats de 1858 au cours desquels il se confronta à son adversaire démocrate Stephen A. Douglas, que l’esclavage était un mal moral, politique et social, il rassurait ses électeurs en mettant en avant l’impossibilité constitutionnelle d’abolir l’esclavage là où il était établi et prônait « la modération dans le traitement de la question de l’esclavage afin de promouvoir l’unité » (p. 55). Désigné candidat par le nouveau parti républicain, il fut élu président en 1860, mais demeura vulnérable jusqu’à ce que la guerre tourne en faveur de l’Union.

4 Dans la deuxième partie du livre, William E. Gienapp s’intéresse au Lincoln président et stratège et à la manière dont celui-ci fortifia son rôle de commandant en chef. Lincoln eut à mêler considérations politiques et militaires alors que persistait une guerre toujours plus sanglante, que s’accumulaient les critiques à l’encontre du gouvernement fédéral, et que se révélaient les incompétences des généraux – de George McClellan en particulier, à la tête des armées de l’Union à partir de novembre 1861, dont William E. Gienapp dresse un portrait peu flatteur, celui d’un militaire ambitieux mais peu enclin à l’action. À partir de 1862, Lincoln « démontra qu’il était un commandant et un stratège supérieur à McClellan » (p. 107). Rejetant la stratégie de McClellan, pour qui la guerre était un combat entre des armées et non des peuples et qu’il finit par limoger en novembre, le président eut en tête « de livrer une guerre dure contre les armées de la Confédération mais aussi contre les civils sudistes » (p. 121). Il encouragea la destruction des propriétés et ne s’opposa pas à la libération des esclaves, l’objectif étant d’affaiblir la Confédération. Lincoln donna une portée révolutionnaire à la guerre en janvier 1863 en promulguant la Déclaration d’émancipation. Le texte ne libérait pas tous les esclaves mais sa signification était immense : « D’un coup de plume, Lincoln avait changé la nature de la guerre. Des deux côtés on comprit que la guerre avait été radicalement transformée, que le Nord ne se battait plus pour que fut restaurée l’ancienne Union mais pour en créer une nouvelle » (p. 125). La guerre jusque-là « limitée » devint une « guerre totale ».

5 Dans son analyse des qualités politiques de Lincoln, William E. Gienapp souligne la capacité du président à concilier ses partenaires et ses adversaires politiques, mais il insiste surtout sur son conservatisme : « C’est l’une des ironies de l’histoire que quelqu’un d’aussi conservateur qu’Abraham Lincoln ait présidé à l’accomplissement de la plus grande révolution de l’histoire américaine » (p. xi). Alors qu’il avait signé la Déclaration d’émancipation, Lincoln soutenait l’idée d’une compensation financière en faveur des esclavagistes : « le projet d’émancipation compensée […] montra que Lincoln était fondamentalement conservateur et à quel point il espérait contrôler les forces révolutionnaires que la guerre avait fait naître » (p. 124). William E. Gienapp note l’attachement du président aux principes énoncés dans la Déclaration d’indépendance, « dont il fit (plutôt que la Constitution) la charte fondatrice de la nation » (p. 51), mais le biographe insiste aussi sur le réalisme de Lincoln qui, « plus préoccupé par des objectifs politiques pragmatiques que par la rigueur idéologique » (p. 155), recourut à la suspension de l’Habeas Corpus ou à la conscription, et fit de l’émancipation non une fin

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en soi mais « une nécessité militaire » (p. 111). William E. Gienapp relève la modération de Lincoln au sujet de l’esclavage, mais contourne la question de l’ambivalence et du racisme du « Grand Émancipateur », en ne traitant pas de front les positions reliant le président à l’idéologie de son parti axée sur le déploiement du travail libre pour des hommes libres et… blancs. William E. Gienapp voit dans la participation de Lincoln au projet de colonisation en Afrique « un refuge psychologique et politique » destiné à esquiver la délicate question des conséquences de l’émancipation (p. 52) et ignore la contradiction de Lincoln qui reconnaît l’égalité des Noirs et des Blancs dans la jouissance des droits naturels énumérés dans la Déclaration d’indépendance – droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur – sans toutefois accepter l’égalité politique et sociale (p. 65). Dans son « dernier discours » du 11 avril 1865, Lincoln se prononça pour la première fois publiquement en faveur d’un suffrage noir restreint. Le biographe se garde bien de préciser – pour en savoir plus, il faut se reporter à l’anthologie présentée dans la seconde partie de cette note – que Lincoln entendait limiter le droit de vote « aux hommes noirs à l’intelligence supérieure et à ceux qui ont servi notre cause en tant que soldats » (This Fiery Trial, p. 225). Mais selon William E. Gienapp, « la réflexion de Lincoln sur la question raciale évolua en quatre ans de manière frappante » (p. 199). Il y a là une hésitation entre la volonté de réhabiliter Lincoln et la prise en compte de l’approche traditionnelle qui voit dans Lincoln un émancipateur tardif, voire réticent.

6 Ce portrait, finalement très positif, est enrichi de trois cartes et de quelques illustrations – gravures, peinture et dessins de presse –, ainsi que de reproductions de photos représentant Lincoln au fil des ans, en compagnie de son plus jeune fils Tad ou de ses secrétaires, ou en contrepoint de son épouse Mary et de Stephen A. Douglas. Particulièrement marquants sont les deux tirages comparant Lincoln en 1860 et en 1865, l’un montrant un candidat à la présidentielle de cinquante ans vigoureux, l’autre révélant un président âgé et épuisé par quatre années de gestion de la guerre. En raison des contraintes du format, l’appareil critique est très limité : il y a une chronologie et un index mais les notes, qui toutes renvoient à des citations, ne fournissent pas les dates, ce qui est parfois assez gênant, et la bibliographie, commentée, est succincte.

7 L’anthologie, quant à elle, est composée de sept chapitres, ordonnés chronologiquement, selon le même rythme que la biographie. L’ensemble est précédé de la modeste notice que rédigea Lincoln sur lui-même. Le recueil a été conçu pour illustrer certains des thèmes développés dans la biographie – les qualités de dirigeant de Lincoln, sa maturation politique, l’évolution de sa réflexion sur l’esclavage et sur l’émancipation, la façon dont il renforça les pouvoirs présidentiels, sa modération et sa flexibilité, sa détermination face aux défaites ou aux critiques, ainsi que sa foi dans l’égalité et dans la démocratie (p. xvi). Mais le recueil complète aussi la biographie en abordant d’autres thèmes, tels que les questions économiques ou la question du travail. Cent treize textes y figurent, de formats divers, lettres, discours, proclamations officielles, messages au Congrès, mémorandums, télégrammes, notes – telles ces réflexions sur la volonté divine et la guerre rédigées en septembre 1862. Les textes ont été sélectionnés à partir du travail d’édition de Roy P. Basler et des Collected Works of Abraham Lincoln (8 volumes, Rutgers University Press, 1953). Tous les documents sont introduits par un court paragraphe. Peu de lettres privées ayant été conservées et Lincoln ayant été « un homme surtout public » (p. xv), la plupart des textes sont des documents officiels. William E. Gienapp met l'accent sur la gestion de la guerre. Aussi la sélection compte-t-elle plusieurs lettres adressées aux généraux ou commandants des

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armées. Les textes majeurs sont là bien sûr, ceux qui ont fait de Lincoln « le président le plus éloquent de [l’histoire américaine] » (p. xv) et des extraits de cinq des sept débats avec Douglas sont reproduits. D’après Bryon C. Andreasen, de la Abraham Lincoln Presidential Library, auteur d’un compte rendu du recueil pour H-Net (H-CivWar, mars 2004), quatre des textes ne figurent pas dans d’autres anthologies du même type : les lettres à Lyman Trumbull (29 avril 1860), Isaac Arnold (26 mai 1863), William Kellogg (29 juin 1863) et celle au général William Rosecrans (10 août 1863). Comme dans la biographie, l’appareil critique est limité Il y a une chronologie et une courte bibliographie mais ni notes ni index. Seuls les textes longs sont abrégés, mais la plupart du temps manquent les points de suspension en début de texte destinés à indiquer que l’on est en présence d’un texte à l’incipit original différent. Plus embarrassant est le titre trompeur donné à l’extrait du quatrième débat avec Douglas, « L’égalité politique et sociale… des races », lorsque Lincoln se prononce en fait contre cette égalité : « Je dirai alors que je ne suis pas, et n’ai jamais été, en aucune façon, en faveur d’une égalité sociale et politique entre les races » (p. 57).

8 On a là deux ouvrages complémentaires agréables à lire et à feuilleter, dont le format fait aussi l’intérêt, susceptibles d’offrir aux étudiants comme aux personnes intéressées une introduction à Lincoln, en particulier à la manière dont celui-ci administra son pays au cours de quatre longues années de guerre. Cette introduction toutefois devra être contrebalancée par des lectures plus critiques et moins univoques de la carrière politique du seizième président, telles que, parmi les parutions récentes, Lincoln’s Virtues de William Lee Miller (2002) ou Lincoln de Richard Carwardine (2003).

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Arne Perras, Carl Peters and German Imperialism 1856-1918. A Political Biography, Oxford Historical Monographs, Oxford, Clarendon Press, 2004, 286 p. ISBN : 0-19-926510-0. 63 livres sterling.

Marie-Bénédicte Vincent

1 Carl Peters (1856-1918) est l’une des figures les plus controversées du mouvement colonial allemand. Cette biographie s’inscrit dans le débat sur les raisons qui poussent Bismarck à établir un empire colonial. Selon Hans-Ulrich Wehler (Bismarck und der Imperialismus, 1984), il aurait agi pour répondre à la crise économique du Reich : la colonisation serait un « impérialisme social » servant de diversion pour maintenir le statu quo interne et bloquer l’essor de la social-démocratie. Arne Perras s’inscrit contre cette approche : d’abord parce que la colonisation fut moins un instrument intégrateur qu’une cause de division de la nation (les colonies fournissant des armes à l’opposition de gauche), ensuite parce qu’elle ne fut pas imposée « par le haut ». Le mouvement colonial était profondément ancré dans la société et intimement lié à la question nationale. En refusant de considérer l’enthousiasme colonial comme le seul produit d’une propagande gouvernementale, Arne Perras suit la voie tracée par Geoff Eley sur le dynamisme des forces nationalistes « d’en bas » et les limites de la manipulation officielle dans l’Allemagne impériale (Reshaping the German Right, 1980). Carl Peters illustre ainsi la dimension nationaliste de l’idéologie coloniale.

2 L’intérêt du personnage est qu’il réunit les trois éléments qui rendent possible la colonisation : l’idéologie, l’agitation publique et l’aventure de terrain. L’unification a été l’événement marquant de l’enfance de ce fils de pasteur de Neuhaus (sud-est de Hambourg), fasciné au cours de ses études par Heinrich von Treitschke, chantre de la Prusse et fervent soutien de Bismarck. L’enthousiasme colonial de Peters se fonde sur

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l’idée d’une lutte entre les nations. Au cours d’un séjour à Londres en 1880, il souligne les différences entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne qui fondent leur rivalité mondiale. Ce darwinisme social s’exprime dans son étude sur Schopenhauer publiée en 1883.

3 Peters revient à Berlin en 1883 au moment où se structure le mouvement colonial (le Deutscher Kolonialverein date de 1882). Dans un essai de mars 1884, il dénonce la crise de débouchés des jeunes diplômés allemands par opposition aux perspectives de carrières qu’offre l’empire britannique. Ces arguments popularisent l’expansion coloniale. Peters fonde, pour promouvoir la colonisation active, la Gesellschaft für deutsche Kolonisation qui compte 400 membres d’origine bourgeoise. La fièvre coloniale atteint son maximum lors des élections de 1884. Le thème est exploité par les nationaux-libéraux et les conservateurs qui voient en Peters un tambour utile, doté de charisme et de talent rhétorique.

4 Un premier projet de colonisation du Zambèze ayant été refusé par l’office des Affaires étrangères, Peters monte une expédition pour l’Usagara en Afrique orientale. Entre le 19 novembre et le 14 décembre 1884, il conclut des traités avec une dizaine de sultans locaux qui lui transfèrent la terre, le droit de l’exploiter et de l’administrer. À son retour, personne ne se méprend sur la légalité des traités : les traducteurs africains ne pouvaient comprendre les clauses qui relevaient d’un vocabulaire juridique européen et les signataires n’avaient pas la pleine autorité sur la terre. Peters demande néanmoins à ce que ces territoires soient placés sous la souveraineté du Reich et exploités par une compagnie commerciale sur le modèle de l’East India Company. Bismarck donne son accord et présente une charte à Guillaume II le 27 février 1885. Les événements se sont déroulés à l’inverse d’une colonisation imposée par le haut. Le chancelier a vu là une occasion de se rendre populaire dans les cercles dont il dépendait. Il soutient la Deutsch-Ostafrikanische Gesellschaft (1885), dont une partie du capital est fournie par la banque d’État prussienne pour pallier le manque d’investisseurs.

5 Un des intérêts du livre est de montrer les difficultés du gouvernement à canaliser le mouvement colonial. Ainsi lors de l’Affaire d’Emin Pasha (1888-1890) : Peters décide, de sa propre initiative, de retrouver Eduard Schnitzer, médecin allemand qui gouvernait la province équatoriale de Centre-Afrique pour le compte de l’Égypte, mais qui, suite à une rébellion en 1883, avait dû s’établir près du Lac Albert. Pour Bismarck, cette entreprise, dirigée contre les Anglais, ne pouvait que ruiner les intérêts allemands. L’inutilité de l’expédition est patente en 1890 après les accords germano-britanniques d’Heligoland-Zanzibar, qui mettent un terme au partage de l’Afrique orientale. En anéantissant le rêve d’un vaste empire colonial allemand, ils déçoivent les milieux nationalistes. Les plus radicaux fondent la ligue pangermaniste et tentent de placer Peters à leur tête, mettant à nouveau le gouvernement en difficulté, notamment Paul Kayser, chef du Bureau colonial fondé en 1890 : comment contrôler Peters qui a clairement des ambitions politiques ? Kayser lui confie le poste de commissaire au Kilimandjaro. En intégrant Peters dans la politique officielle du Reich, Kayser espère utiliser le mouvement pangermaniste. Mais il expose le gouvernement à de nouvelles pressions, d’autant que Peters est devenu un héros national. L’opinion, hostile au cours colonial modéré de Bismarck, fragilise la position du chancelier, ce qui précipite sa chute en 1890.

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6 Mais Peters reste incontrôlable. Son passage au Kilimandjaro en 1891-1892 est un désastre qui rend inacceptable sa candidature au poste de gouverneur de l’Afrique orientale. Sa carrière est brutalement stoppée le 13 mars 1896 : August Bebel dénonce au Reichstag la violence et l’immoralité de son comportement (la pendaison d’un Africain et de la concubine de Peters qui auraient eu des relations sexuelles). Pour se justifier, Peters dit avoir agi selon les règles africaines : cela fait de lui aux yeux de ses compatriotes un « sauvage », incapable de représenter la mission civilisatrice de l’Allemagne. Bebel choque ainsi ceux qui avaient célébré les vertus moralisatrices de la colonisation (diffusion du christianisme et lutte contre l’esclavage). Le débat est mené par l’opposition de gauche et aboutit à la condamnation de Peters en 1896-1897 par la justice. Sa débâcle apparaît comme un paradoxe : au moment où le Reich inaugure une nouvelle phase de sa Weltpolitik, il condamne son plus célèbre héros colonial. Mais c’est pour ne pas discréditer la suite de sa politique d’expansion.

7 En effet, si Peters disparaît de la scène politique en 1896, ses idées continuent de s’exprimer, en particulier à travers l’enthousiasme pour la flotte. L’agitation coloniale, ravivée par la guerre des Boers, entraîne sa réhabilitation. En 1905, Guillaume II restaure Peters dans ses titres et décide en 1914 de lui verser une pension annuelle à partir de ses fonds personnels. Cette reconnaissance montre que le Reich n’a pas renoncé à devenir une puissance mondiale. En 1914-1918, les articles de Peters sont publiés dans une édition spéciale pour le front.

8 Au total, cette biographie est surtout intéressante pour les années 1880 et 1890. En revanche, les chapitres qui suivent sont décevants. Celui sur le nazisme (neuf pages sur 286) est trop court. Il aborde uniquement le thème de la glorification de Peters à travers les monuments commémoratifs. Il manque une réflexion sur les continuités avec l’idéologie du Lebensraum. De même, le chapitre consacré à la représentation controversée de Peters après 1945 est trop succinct. Une autre insuffisance a trait à la démarche biographique, qui fait peu place au milieu dans lequel évolue le personnage : dans quelle mesure Peters est-il représentatif d’une couche bourgeoise diplômée, confrontée au manque de débouchés au sortir de l’université et qui adhère aux idées pangermanistes ? Le détour par l’histoire sociale et la formation d’un prolétariat intellectuel aurait permis de mieux situer Peters au sein de sa génération.

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Giuseppe Buffon, Les Franciscains en Terre Sainte (1869-1889). Religion et politique, une recherche institutionnelle, Paris, Cerf Histoire, Éditions franciscaines, 2005, 604 p. ISBN : 2-204-07410-1. 58 euros.

Chantal Verdeil

1 « Religion et politique, une recherche institutionnelle », le sous-titre de cet ouvrage indique bien quelle est l’ambition de son auteur. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une histoire de la présence franciscaine en Terre Sainte, mais de comprendre comment, au XIXe siècle, la Custodie de Terre Sainte, sévèrement critiquée par Rome et par la France, a réussi à se maintenir. Pour se faire, l’auteur utilise une grille de lecture institutionnelle : la raison de cette résistance est, selon lui, à trouver dans l’organisation même de la Custodie qui lui confère à la fois autonomie et souplesse, deux qualités nécessaires pour résister aux ambitions nationalistes de la France et aux critiques romaines.

2 Rappelons brièvement l’histoire de cette institution. L’installation des Franciscains en Terre Sainte remonte au XIVe siècle. Continue depuis 1333, leur présence a été officiellement reconnue par Rome en 1342. Au fil des ans, l’espace placé sous la domination franciscaine s’est élargi et l’autonomie des religieux s’est renforcée. Au XIXe siècle, la Custodie de Terre Sainte s’étend de Jérusalem à l’Anatolie et de l’Égypte à la Syrie. Elle reçoit des soutiens financiers de l’ensemble de la catholicité Traditionnellement, la quête du Vendredi Saint lui est réservée. C’est enfin une structure internationale dont l’organisation a été codifiée en 1746 : son supérieur (le custode) est italien, son vicaire, français et son procureur, espagnol.

3 Au XIXe siècle, la place de la Custodie en Terre Sainte est contestée. Au sein de l’Église catholique, les Franciscains sont taxés d’inertie et d’inefficacité Pour contourner leur

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pouvoir, le Saint-Siège a rétabli dans ses prérogatives le patriarche latin de Jérusalem (1847) qui exerce désormais sa juridiction sur les catholiques latins de Terre Sainte. La France, quant à elle, voit d’un mauvais œil cet ordre religieux dont le supérieur est italien et souhaiterait lui substituer des missionnaires plus enclins à servir ses ambitions au Proche-Orient.

4 La première partie du livre, « La religion », décrit les différentes tentatives faites par le gouvernement français pour introduire de nouveaux ordres religieux en Terre Sainte. Après l’échec des Prémontrés (un moment pressentis pour desservir l’église Sainte- Anne), elle évoque les pères Blancs qui parviennent à y prendre pied et dont le succès est, selon l’auteur, à mettre au compte de l’habileté diplomatique du cardinal Lavigerie. Le monopole franciscain est alors bien entamé. Mais, au fond, cela fait déjà plusieurs années qu’il n’est plus strictement observé. Car la Custodie elle-même avait fait appel aux Sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition et aux Frères des Écoles chrétiennes pour tenir ses écoles de filles et de garçons. L’auteur conclut néanmoins au succès de la Custodie qui a su maintenir l’essentiel. En 1891, la Sacrée Congrégation de la Propagande confirme que les recettes des quêtes du Vendredi Saint doivent intégralement lui revenir et s’oppose à une répartition de ces fonds entre les différents ordres religieux présents en Terre Sainte.

5 La seconde partie du livre, « La politique », s’intéresse à la question des Lieux Saints. Au XIXe siècle, la gestion des Lieux Saints fait l’objet d’âpres rivalités entre chrétiens orthodoxes (soutenus par la Russie) et catholiques (appuyés par la France). En jouant tour à tour des rivalités entre puissances catholiques (France, Autriche, Italie), mais aussi de leur union face à l’ennemi commun qu’incarne la Russie, la Custodie parvient cependant à maintenir son autonomie par rapport à la France.

6 Ce relatif succès est lié, selon la thèse défendue par l’auteur, à l’organisation de l’institution. La Custodie fonctionne selon lui comme une « démocratie très puissamment organisée » (p. 478). La large autonomie dont jouissent ses membres renforce la souplesse de l’institution et lui permet d’échapper aux velléités de contrôle du Saint-Siège. Son caractère international la soustrait aux ambitions nationalistes des différentes puissances européennes et en particulier de la France.

7 Cet ouvrage, qui se fonde pour l’essentiel sur le dépouillement des archives diplomatiques et de la correspondance du Custode avec ses supérieurs romains, éclaire un aspect méconnu de la présence missionnaire au Proche-Orient. La démarche qui consiste à utiliser les résultats de la sociologie des organisations pour comprendre les entreprises missionnaires n’est pas nouvelle en histoire des missions 1. Elle tend ici à faire de l’organisation elle-même la seule clef d’explication de cette page de l’histoire de la Custodie. Franciscain lui-même, l’auteur ne traite quasiment pas des rapports de pouvoir au sein de son ordre (un sujet que les religieux répugnent, il est vrai, à aborder). Le protectorat de la France sur les catholiques en Orient n’est pas davantage discuté. Le livre suggère qu’il s’étendait à tous les catholiques, alors qu’en droit il ne concernait pas les sujets ottomans. Ces derniers sont en fait les grands absents du livre. Alors que les recherches récentes en histoire missionnaire accordent une attention renouvelée aux interactions avec la population locale, la Terre Sainte y est présentée comme une scène où s’agitent différents protagonistes européens (missionnaires, consuls, patriarche latin) sans que jamais n’apparaisse la société locale, si ce n’est comme un vague décor immobile. Bref, un Orient sans Orientaux.

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8 Ces derniers figurent cependant sur les photos qui illustrent l’ouvrage et donnent une idée de l’apostolat des Franciscains. Les annexes offrent de surcroît de précieuses données statistiques sur la Custodie. Il reste que les activités de ses religieux comme leurs relations avec les populations locales auraient mérité une plus grande attention et, qui sait ?, fourni d’autres explications pour comprendre la « résistance » de la Custodie.

NOTES

1. . Voir la thèse de Charlotte de CASTELNAU-L’ESTOILE, Les ouvriers d’une vigne stérile. Les jésuites et la conversion des Indiens au Brésil 1580–1620, Lisbonne/Paris, C.N. Calouste Gulbenkian, Commission Nationale pour les Commémorations des Découvertes Portugaises, 2000.

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Actualités

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Les mises en scène du passé au Palais-Bourbon (1815-1848). Aux origines d’une mémoire nationale. Thèse de doctorat d'histoire soutenue le 13 décembre 2005 à l'université de Montpellier-III-Paul-Valéry, devant un jury composé de Francis Démier (président), Christian Amalvi, Charles-Olivier Carbonell (directeur de la thèse), Jean Garrigues et Jean-François Jacouty.

Pierre Triomphe

1 L’actualité récente, avec notamment les débats récurrents sur la colonisation, ou la commémoration avortée de la bataille d’Austerlitz, souligne l’importance de l’histoire dans le débat politique. De telles discussions m’interpellent depuis que j’ai entamé des études historiques, car elles remettent en cause le postulat du jeune amateur d’histoire qui avait cru à « l’objectivité » de la science historique, avec la même naïveté qu’on attribue souvent, en le caricaturant, à Leopold von Ranke. Elles soulignent la forte relation qui existe entre expression politique et usages du passé sous diverses formes, que les adversaires sont prompts à qualifier de manipulation, et pour lesquels les historiens hésitent fréquemment entre les termes d’histoire ou de mémoire1. Cette étroite imbrication entre discours politique(s) et historique(s) est souvent perçue comme une spécificité hexagonale2, particulièrement marquée lors du premier XIXe siècle, que d’aucuns baptisent, sans doute à tort, le « siècle de l’histoire3 ». Ainsi que le souligne Pierre Nora, il y a certainement plus d’une similitude entre notre époque, marquée par la fin annoncée des idéologies, la crise de l’identité nationale et la contestation de l’idée même de progrès, et ces premières années du XIX siècle, cette époque de bouillonnement intellectuel, qui apparaît ainsi particulièrement propice à une interrogation plus générale sur les rapports unissant histoire et politique. En effet, c’est justement au cours de ces années qu’ont pris naissance et se sont affirmés un grand nombre d’éléments appelés à une longue postérité, aussi bien dans les usages du passé par les parlementaires que, plus généralement, dans les clivages constitutifs du champ politique4.

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2 Le rapport au temps qu’entretiennent les hommes de l’époque apparaît tout à la fois fondamental et confus, éclairé et brouillé par de multiples comparaisons et métaphores, dont les plus beaux exemples nous viennent certainement des écrivains, à l’instar de ces quelques lignes de Musset, alors qu’il revient sur les débuts de la Restauration :

3 Trois éléments partageaient donc la vie qui s’offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit s’agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l’absolutisme ; devant eux l’aurore d’un immense horizon, les premières clartés de l’avenir ; et entre ces deux mondes … quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l’avenir, qui n’est ni l’un ni l’autre et qui est à tous deux à la fois, et où l’on ne sait, à chaque pas qu’on fait, si l’on marche sur une semence ou sur un débris5.

4 Plus généralement, les sources littéraires relatives aux liens unissant passé et politique sont particulièrement nombreuses au cours de cette période. Les œuvres de Balzac, Chateaubriand, Benjamin Constant, Victor Hugo, Lamartine ou Stendhal, sont toutes parsemées de références historiques, et ont contribué à me donner un goût particulier pour ce premier dix-neuvième siècle qu’elles représentent sous un jour fascinant, à défaut d’être toujours séduisant. De même, les écrits historiques ont une résonance politique marquée, comme en témoignent les confidences d’un Augustin Thierry revenant sur ses débuts d’historien, ou le cas emblématique de Guizot, dont les cours furent suspendus sous le ministère Villèle, avant que, à la fin de son long ministère, son propre gouvernement suspende de même les cours de Michelet. L’écriture de l’histoire se différencie donc difficilement de celle de la politique partisane, d’autant que les auteurs s’adonnent souvent alternativement à l’une et à l’autre activité. Les cas d’un Chateaubriand ou d’un Benjamin Constant ne sont que les plus illustres exemples d’une période où écrivains, historiens, pamphlétaires et acteurs politiques se confondent souvent, ne serait-ce qu’en raison de l’absence de différenciation des sciences sociales et de la non-professionnalisation de la vie politique. Le postulat selon lequel toutes les œuvres de cette époque, ou presque, se prêtent à une lecture politique, et particulièrement les écrits historiques, n’est cependant pas sans poser problème. Il ne s’agit évidemment pas de le contester, d’autant que le public de l’époque est prompt à déceler dans les références à un roi du Moyen Âge, à Henri IV, ou aux joutes parlementaires anglaises6 des allusions voilées à l’actualité ; constat valable aussi bien pour l’averti public parisien que pour le plus fruste public provincial7. Par contre, à force d’englober dans le champ politique l’ensemble du paysage culturel, il a tendance à se dilater à l’infini, au point de ne plus se prêter qu’à des analyses parcellaires. Souvent de grande qualité, celles-ci portent généralement sur une tendance politique – dont on a d’ailleurs le plus souvent tendance à exagérer la cohérence en se focalisant sur quelques figures de proue, comme l’excellent travail de Gérard Gengembre sur La Contre-Révolution ou l’histoire désespérante – ou alors, elles portent sur des objets historiques restreints : les Francs et les Gaulois, Charlemagne, les bourgeois de Calais, Jeanne d’Arc, Sully ou Richelieu8. A travers ces prismes, les différents auteurs interrogent les rapports des forces politiques contemporaines à l’histoire, souvent à travers une approche binaire opposant les deux France. Cependant, l’importance des

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controverses portant sur ces divers objets historiques dans les aléas de la politique française reste souvent à démontrer. On peut se demander, en forçant à dessein le trait, si l’affirmation d’un goût du Moyen Âge, avéré par diverses sources, est intrinsèquement politique, ou si la dilection pour cette période, liée à d’autres motivations, ne fait que par accident irruption de temps à autre sur une scène politique qui négligerait ordinairement ce passé lointain. D’autres études nous rappellent à juste titre l’importance dans le débat d’un passé jugé plus significatif, la Révolution et l’héritage napoléonien, et, en dépit d’un certain nombre de convergences entre ces travaux, il nous a semblé intéressant de reposer de la question des raisons de la présence du passé, ou plutôt des différents types de passé, dans le débat partisan.

5 Pour essayer d’apporter quelque chose de neuf, il s’agissait de retravailler les rapports entre passé et politique, pour tout d’abord dresser une cartographie du paysage historique qui s’offre dans le débat politique, et, à partir de là, pour essayer de préciser les rapports complexes des députés au temps. Dès lors, le recours à des méthodes quantitatives s’est imposé : elles permettent de peser le poids des différents moments du passé, et de ses différents acteurs, dans le débat politique. Dans cette optique, il s’agit tout autant de voir dans quelle mesure le passé s’inscrit dans le politique, que d’apprécier dans quelle mesure les références historiques participent de la vie politique elle-même.

6 Partiellement inspiré par les travaux de Jean El Gammal, qui s’est consacré à l’étude de cette problématique dans la France des années 1880 et 18909, nous avons choisi de nous focaliser sur un lieu proprement politique, en l’occurrence le Palais-Bourbon. Tout au long de ces quelque trente années où fonctionne en France ce que les contemporains ont fréquemment désigné sous le nom de « monarchie parlementaire », c’est en effet le lieu central de la vie politique10. Les discussions qui s’y tiennent ont une résonance d’autant plus grande, que la presse leur donne un très large écho, les reproduisant, parfois in extenso, et les commentant longuement.

7 Une deuxième condition s’avérait également nécessaire. Même restreinte aux débats du Palais-Bourbon, la masse des débats – 111 volumes in-4° pour les Archives Parlementaires des débuts de la seconde Restauration à 1839 – empêchait toute étude exhaustive. Aussi, même si j’ai également appuyé ma réflexion et mes interprétations sur divers débats où le rôle de l’histoire présentait un intérêt certain, les dénombrements qui constituent le cœur de ce travail portent sur un unique débat annuel, essentiel tout au long de ces années, celui sur l’Adresse. Cette réponse au discours du trône qui ouvre la session parlementaire permet aux députés d’exprimer leur point de vue sur ce qui s’est passé durant la vacation des Chambres, et sur le programme législatif de la session, et donc, indirectement, sur le ministère11.

8 La solution retenue pose cependant un problème. Les débats sur l’Adresse n’ont cessé de prendre de l’ampleur tout au long de ces années. Sous la Restauration, la discussion se déroule en comité secret, elle est alors brève, n’excède pas trois jours, et n’est d’ailleurs conservée que de manière parcellaire jusqu’en 1828, date à partir de laquelle on dispose de l’intégralité des débats. Sous la monarchie de Juillet, les débats, qui ont lieu en séance publique, ne cessent de se prolonger, pour atteindre trois semaines à la veille de la révolution de Février. De ce fait, la représentativité de nos échantillons avant et après 1830 n’est pas la même, et l’on pourrait également se demander dans quelle mesure la durée du débat conditionne l’usage des références au passé : l’argumentation d’un orateur et son champ référentiel sont en effet partiellement

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conditionnés par le temps de parole qui lui est accordé. En dépit de cette réserve, ce choix semblait le plus pertinent, vu l’intérêt d’une étude qui permettait de voir dans quelle mesure le bouleversement des forces politiques consécutif aux Trois Glorieuses affectait les usages partisans de l’histoire, ou les inconvénients à notre sens supérieurs d’autres choix méthodologiques qu’il serait trop long de détailler ici.

9 Visant à la fois au synchronisme et au diachronisme, l’étude de ces trente-trois années de débats a d’abord consisté en une présentation des principales controverses parlementaires de la Restauration et de la monarchie de Juillet, et du rôle qu’y tenaient les références historiques. Les débats de la Restauration, puis ceux de la monarchie de Juillet, ont fait l’objet d’études séparées. Celles-ci mettaient en évidence, sans grande surprise à vrai dire, l’importance de la rupture de 1830. Elle correspond à une restriction drastique de l’importance des références antérieures à 1789, qui cependant n’évoluent guère dans leur contenu, et à une mutation significative des références à la Révolution et à l’Empire.

10 Comme beaucoup d’autres travaux quantitatifs, le premier résultat de ce travail se limite donc à apporter une confirmation statistique attendue à une impression générale, désormais confortée de manière indubitable.

11 L’étude plus fine des différentes phases de la Restauration comme de la monarchie de Juillet vient cependant apporter des indications plus originales. Elle permet notamment de mettre en évidence l’évolution de la stratégie des libéraux et de celle des ultras au cours des dernières années de la Restauration. Les premiers, après avoir fait de la défense des principes de la Révolution et de ses premiers acteurs leur terrain de bataille historique préféré, l’abandonnent lors de la dernière législature de la Restauration, et notamment lors du débat sur l’Adresse des 221. Les ultras, au contraire, se focalisent de plus en plus sur la dénonciation de cette période et de ses acteurs, dont les libéraux ne seraient que les épigones, au point que toute autre référence historique tend à disparaître de leurs discours.

12 Cette prédilection des opposants pour le recours à un passé reculé, leur tendance à faire appel au temps, en l’occurrence aussi bien le passé dans sa globalité que l’avenir, contre le présent incarné par le pouvoir et ceux qui le soutiennent, se retrouve également sous la monarchie de Juillet, même si les uns et les autres restent obnubilés par le passé proche, postérieur à 1789. Le régime s’est efforcé, par divers moyens à l’instar de la célèbre galerie des batailles à Versailles, de récupérer l’ensemble du passé national à son profit. Pourtant, à la Chambre, ce sont ses adversaires, républicains et légitimistes, ou l’opposition au pouvoir en place – la gauche dynastique d’, voire le centre gauche d’ sous le long ministère Guizot – qui ont le plus tendance à recourir au passé, tendance qui ne fait que s’accentuer au fur et à mesure que l’on se rapproche de 1848. De leur côté, les soutiens des ministères successifs se contentent le plus souvent d’évoquer la Révolution et le passé le plus proche.

13 Après cette mise en perspective du poids relatif des différents moments du passé de 1815 à 1848, on s’est attaché à mettre en évidence les représentations de ces différents moments et personnages du passé qui émergent du discours parlementaire, en s’interrogeant sur les permanences et les évolutions qui ont pu se produire au fil du temps. Sans surprise, ce sont les monarques et les hommes de guerre qui constituent le noyau dur de ces références ; la présence des acteurs étrangers – du moins si l’on délaisse l’Antiquité – est rare, même si des personnages issus de l’histoire britannique depuis les Temps Modernes, d’Elisabeth à Wellington en passant par Pitt le Jeune et les

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Stuart, tiennent un rang notable dans ce palmarès, d’une part parce qu’ils sont les figures d’un pays qui constitue l’adversaire par excellence depuis près de cinq siècles, d’autre part parce que le Royaume-Uni constitue le modèle politique de la monarchie constitutionnelle, qu’on cherche à suivre ou dont on cherche au contraire à se démarquer. De même, en dehors de quelques brillantes exceptions, les occurrences d’administrateurs, d’hommes de lettres ou de scientifiques du passé restent marginales. Quant à celles des femmes, elles sont réduites à la plus simple expression : quelques mentions des souveraines d’autres pays, loi salique oblige. Jeanne d’Arc elle-même est quasiment absente de ces débats, ce qui, même si l’on tient compte des limites de notre échantillon, invite à nuancer l’importance que d’aucuns lui accordent dans les controverses politiques.

14 En cherchant à démêler la façon dont est perçu le temps historique, on débouche sur une tripartition du temps fondamental, qui distingue l’Antiquité, la période qui court du début du Moyen Âge aux débuts de la Révolution, qu’on a baptisée du nom de « Temps de l’Avant », et un présent proche depuis ces derniers. L’Antiquité, domaine par excellence des préceptes moraux et de vérités générales relatives à la conduite des Etats – on reconnaît là les traces d’une scolarité qui n’a guère changé sur ce plan depuis l’Ancien Régime – est la période du temps immobile, voire d’une uchronie, sans lien direct avec le temps présent. Le Moyen Âge et les Temps Modernes sont tout à la fois un temps des origines, des racines, souvent confus et indistinct, et le temps de l’émergence d’une chronologie, d’acteurs historiques nettement identifiés, de plus en plus nombreux au fur et à mesure que l’on se rapproche du présent, dominés par la figure omniprésente du Roi-Soleil. L’image de Louis XIV, comme celle des autres personnages évoqués, reste à peu près figée tout au long de notre période. Plus généralement, on s’aperçoit d’une certaine fossilisation du discours des députés sur l’Antiquité, le Moyen Âge et les Temps Modernes, qui véhicule un petit nombre de stéréotypes : cela résulte du caractère fragmentaire des références historiques, disséminées dans des discours politiques qui n’ont pas la vérité historique pour enjeu, et contribue à l’enracinement d’une mythologie nationale dont on retrouve bien des traits dans les manuels républicains de la Troisième République, par exemple.

15 Quant au discours sur la Révolution, il ne peut que se renouveler. Ne serait-ce que parce que c’est au cours de ces années que se constituent les principales grilles de lecture de la Révolution française, clairement liées aux antagonismes politiques du moment. Aussi, lorsqu’ils évoquent cette période, les parlementaires se réfèrent en diverses occasions à des historiens précis, souvent pour les condamner ou les approuver, alors que de telles mentions sont beaucoup plus rares lorsqu’ils se réfèrent aux autres périodes, et les quelques occurrences se limitent alors à des arguments d’autorité.

16 Sous la Restauration, le clivage essentiel oppose la vision manichéenne des contre- révolutionnaires, opposant les monstres révolutionnaires à leurs victimes, au premier rang desquelles se détache la figure christique de Louis XVI, à un regard libéral plus complexe, qui se précise dès les premières années de la Restauration : il oppose les principes positifs de la Révolution à certaines manifestations néfastes, et débouche dans les années 1820 sur la thèse des deux Révolutions, inspirée par les œuvres de Thiers et de Mignet, qui se résume progressivement par l’opposition entre 1789 et 1793. Cette vision, qui permet bien des nuances selon que l’on insiste sur les aspects positifs ou négatifs, est très largement dominante sous la monarchie de Juillet. En effet, les anciens libéraux de la Restauration, qui constituent désormais le Juste Milieu, avec

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toutes ses nuances, sont désormais largement majoritaires. De plus, le regard que portent les légitimistes sur la Révolution a considérablement évolué par rapport à celui des ultras de la Restauration : ils se mettent à faire régulièrement l’éloge du mouvement de 1789, dont ils déplorent le dévoiement ultérieur. Ce nouveau regard présente bien des points communs avec la vision libérale. Quant aux républicains, qui ne sont qu’une poignée à la Chambre, même s’ils insistent davantage sur les aspects positifs de la Révolution, il faut attendre la fin des années 1840 pour que quelques-uns d’entre eux, à commencer par Ledru-Rollin, se lancent à la Chambre dans l’éloge de la Convention en face d’un auditoire qui exprime fortement sa réprobation. Au total, il semble donc qu’un certain décalage se manifeste sous la monarchie de Juillet entre une production historiographique en pleine évolution, et un regard plus figé de l’immense majorité des parlementaires : cette attitude de l’auditoire amène d’ailleurs des députés à nuancer leurs jugements selon qu’ils s’expriment à l’intérieur ou à l’extérieur de l’hémicycle, on pense notamment à Lamartine.

17 De fait, de 1815 à 1848, l’image noire de la Terreur ne cesse de prédominer, comme en témoigne d’ailleurs l’acharnement des uns et des autres à considérer le camp adverse comme celui des successeurs, conscients ou non, de Marat ou de Robespierre. Si une telle attitude de la part des contre-révolutionnaires ne fait que conforter leur idéologie, on la retrouve également chez les opposants du côté gauche. On l’observe ainsi chez les députés libéraux au moment des débats sur les lois de 1820 ou lors de l’expulsion de Manuel, et sous la monarchie de Juillet chez les adversaires républicains des lois de septembre. Lors du vote de la flétrissure, en 1844, les opposants légitimistes, visés par le texte, et l’opposition de gauche, dynastique ou républicaine, développent à l’unisson cette comparaison pour s’opposer sans succès au paragraphe de l’Adresse.

18 Dans tous les cas, le processus révolutionnaire semble dépasser les hommes qui occupent temporairement le devant de la scène, et qui ne sont que relativement rarement mentionnés. Tout change avec l’accession au pouvoir de Napoléon Bonaparte, personnage qui exerce une fascination tout au long de cette période, et représente pas moins du quart des références des députés à des personnages du passé. Le personnage entre très rapidement dans une légende qui se cristallise dès le début des années 1820, même du côté droit. En effet, c’est à ce moment que sa mort, et le tournant réactionnaire et autoritaire pris par la majorité ultra, occasionnent une très rapide revalorisation du personnage au sein de cette tendance politique. Il apparaît désormais de façon consensuelle comme le Grand Homme, dont les aspects tyranniques, rituellement dénoncés par toutes les forces politiques, sont cependant plus que compensés par les éloges adressés au législateur et au chef de guerre.

19 Ce mouvement prend sa forme achevée lors des premières années de la monarchie de Juillet, où la référence à Napoléon devient obsédante. Le retour des Cendres, avec le célèbre discours de Lamartine du 26 mai, marque cependant une inflexion, si ce n’est un tournant. La figure de l’Empereur, tout en restant dominante, se fait légèrement moins présente au cours des dernières années du règne de Louis-Philippe.

20 Tous ces éléments laissent deviner un rapport à l’histoire, en tant que savoir constitué, et au temps, beaucoup plus complexe que ce que la vision sommaire de deux mémoires affrontées autour de la conception d’un temps linéaire omniprésent – progressiste pour les hommes de gauche, décadent pour ceux issus de la mouvance contre- révolutionnaire – laisse entendre. C’est tout l’objet de la troisième partie, qui s’interroge sur le statut de l’histoire dans le discours des députés, à la fois central et

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fragile. Le statut discursif de l’histoire est en effet problématique : les députés s’efforcent de le renforcer dans leur propre argumentation, et ils l’invoquent comme argument d’autorité, recourant pour cela à divers procédés stylistiques, à commencer par le fréquent usage de la réification et de la personnification ; en même temps, ils sont sans cesse obligés de s’opposer à des arguments adverses appuyés sur la même autorité. Faute d’un véritable dialogue entre des discours qui se succèdent plus qu’ils ne se répondent, du moins en ce qui concerne les arguments historiques, il existe donc une tension constante entre la tentation de constituer l’histoire en savoir objectif incontestable, dont on invoque l’autorité sans s’interroger le moins du monde sur la genèse de sa construction, et la volonté de placer hors du discours des épisodes dont on conteste l’utilité dans l’intelligibilité du présent. Cette tension se double souvent de l’opposition entre une histoire-mémoire, placée du côté de la passion, qui s’opposerait à une histoire-savoir dépassionnée. Cette distinction théorique, formulée depuis longtemps, n’a cependant guère de traduction concrète, autre que de servir à réfuter les arguments adverses, mais cela n’empêche pas les mêmes orateurs de parsemer de fleurs de rhétorique empruntées le plus souvent à l’histoire leur propre argumentaire.

21 Ces pratiques littéraires nourries de l’Antiquité, moins par les exemples choisis que par les procédés mis en œuvre, font référence à un temps immobile ou cyclique. Elles sont l’une des causes de la pluralité des conceptions du devenir historique qui se manifeste dans les discours des députés. Le temps linéaire, progressif pour les uns, tendant à la décadence pour les autres, essentiellement les députés ultras puis légitimistes, est ainsi loin d’être la seule modalité temporelle qui transparaît dans le discours parlementaire. Le temps de la diplomatie et de la guerre, thèmes de prédilection pour les députés tout au long de cette période, notamment après 1830, est en effet essentiellement perçu comme immobile. De plus, le rythme souvent cyclique du calendrier parlementaire (session annuelle, étapes des discussions des projets de loi…), la nécessité pour l’opposition de gauche de dramatiser l’enjeu des débats, et d’annoncer un sombre avenir si l’on suit l’avis d’une majorité ultra – sous la Restauration – ou conservatrice – sous la monarchie de Juillet – contribuent à nuancer fortement, même s’il ne faut pas totalement la remettre en cause, la foi dans le Progrès et dans un mouvement linéaire du temps qui est régulièrement niée et proclamée par les mêmes orateurs.

22 Ces incohérences de l’ordre du temps, et plus généralement d’un processus historique, dont les exigences du discours parlementaire brisent par ailleurs la continuité, ont deux conséquences : d’une part, ils conditionnent les épisodes du passé qui peuvent être cités dans tel ou tel type d’argumentation, et permettent ainsi d’expliquer le paysage historique qui se dégage du discours parlementaire, tel que nous l’avons précédemment analysé. D’autre part, ils rendent d’autant plus nécessaire l’intégration du devenir historique dans une mythologie nationale, dont les éléments constitutifs, essentiellement liés aux relations internationales, sont consensuels dans l’ensemble. Cette mythologie se compose de quelques grands épisodes militaires, heureux ou malheureux, comme la guerre de succession d’Espagne ou celle de Sept Ans… et des quelques grandes figures, noires ou blanches, qui leur sont associés, en l’occurrence Louis XIV et Louis XV. Cette mythologie, annonce la synthèse républicaine ultérieure, ce qui explique la parenté de nombre de nos conclusions avec celles de Jean El Gammal. Dans la formation de cette identité nationale, on pourrait d’ailleurs souligner une certaine parenté entre le rôle de la germanophobie après 1870, et celui de l’anglophobie sous la monarchie parlementaire, et plus particulièrement sous le règne de Louis- Philippe, alors que les souvenirs de la deuxième guerre de Cent-Ans sont

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particulièrement vivaces, d’autant qu’à plusieurs reprises le conflit semble prêt de reprendre. Mais, en dépit des efforts des gouvernements du roi des Français pour incarner l’ensemble du passé national, c’est cependant en bonne partie contre le régime que s’opère cette synthèse.

NOTES

1. Voir P. Nora : « Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux », dans Les lieux de mémoire, pp. 24-25. 2. Voir par exemple R. Gildea : The Past in French History, New Haven, Yale University Press, 1994, pp. 7-10 notamment. 3. Voir C.-O. Carbonell : Histoire et historiens. La grande mutation, Toulouse, Privat, 1975. 4. Il faut bien évidemment se reporter à l’œuvre pionnière de R. Rémond, qui postule que les traditions des diférentes droites françaises se sont forgées au cours du premier XIXe siècle : Les droites en France, Aubier-Montaigne, 1982 (1ère éd. 1954). D’autres perspectives se rencontrent dans la somme dirigée par J.-F. Sirinelli : Histoire des droites en France, Gallimard, 1992, 3 volumes. Quant à l’importance de ces mêmes années sur les forces politiques de gauche, voir J.-J. Becker et G. Candar (dir) : Histoire des gauches en France, La Découverte, 2004, 2 volumes, et bien entendu plus particulièrement le tome 1 significativement intitulé : L’héritage du XIXe siècle. 5. A. de Musset : La confession d’un enfant du siècle. 6. Voir Corinne Legoy : « La figure du souverain médiéval sur les scènes parisiennes à la Restauration », Revue historique, 1995, pp. 321-65 ; du même auteur, concernant Henri IV : « La gloire et le temps », Revue d'histoire du XIXe siècle, 2002-25, Le temps et les historiens, mis en ligne le 29 juin 2005 : http://rh19.revues.org/document434.html. Sur les références aux joutes parlementaires anglaises, un épisode particulièrement significatif a lieu en 1842, à l’occasion de la discussion de la loi de régence. Lamartine évoque le précédent britannique de 1788, et les affrontements entre Pitt et Burke à l’occasion de la première crise de démence de George III. Il s’attire les foudres d’Odilon Barrot, qui s’est senti visé par la référence au leader whig. Lamartine prend par la suite le soin de démentir toute volonté de dresser un parallèle dans son exemple historique. L’Histoire des Girondins, du même auteur, est aussi perçu par certains comme un texte à clés, décrivant la situation politique de la fin des années 1840. 7. Voir Alain Corbin : « L’agitation dans les théâtres de Province sous la Restauration », dans Le temps, le désir, l’horreur, Flammarion, 1998. 8. L’inventaire est loin d’être exhaustif. Voir respectivement Claude Nicolet : La fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Perrin, 2003 ; Gerd Krumeich : Jeanne d’Arc à travers l’histoire, Albin Michel, 1993 (1989 pour la 1ère édition en langue allemande) ; Jean-Marie Moeglin : Les bourgeois de Calais. Essai sur un mythe historique, Albin Michel, 2002 ; Christian Amalvi : Le goût du Moyen Âge, Plon, 1996 ; Laurent Avezou : Sully à travers l’histoire. Les avatars d’un mythe politique, Ecole Nationale des Chartes, 2001 ; du même : La légende de Richelieu. Fortune posthume d’un rôle historique du XVIIe au XXe siècle, thèse soutenue à Paris I, le 7 décembre 2002.

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9. J. El Gammal : Politique et poids du passé dans la France fin de siècle, Pulim, 1999. 10. L’importance de la Chambre des pairs ne doit pas être mésestimée, comme l’a rappelé E. de Waresquiel dans : La chambre des pairs héréditaires de la Restauration (1814-1830). Débat idéologique et pratique politique, 1996 (thèse sd J. Tulard). Son rôle fut néanmoins dans l’ensemble secondaire, et il décroît encore sous la monarchie de Juillet. 11. Le débat sur l’Adresse est devenu le moment décisif de la vie parlementaire depuis le second ministère Richelieu, renversé suite à l’adoption d’un paragraphe très hostile en décembre 1821. Depuis lors, l’opposition comme le cabinet font de l’adoption de certains paragraphes ou de certains amendements une sorte de « question de confiance ». Le vote de la célébrissime Adresse des 221 ne fait que confirmer cet état de fait, qui persiste tout au long de la monarchie de Juillet, où les ministères successifs remporteront toujours la majorité lors de ce débat. Il faut cependant signaler qu’en 1839, à l’époque de la Coalition, le ministère Molé juge insuffisante la courte majorité de 13 voix qu’il obtient, 221 voix – on parla des nouveaux 221 – contre 208, et la dissolution manquée qui s’ensuit le contraint à démissionner.

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