LE PONT TRAGIQUE DE GIEN

Le 13 juin 1940, l'ordre du général Héring est affiché dans les mairies et sur les murs : « Paris sera déclaré ville ouverte ». Déjà le bruit de la canonnade s'entend dans les faubourgs du Nord. Et sur les routes du Sud commence à se déployer la cohorte immense du désastre. Tous les malheureux chassés de chez eux que des trains entiers avaient déversés dans la capitale, étaient repartis vers Fontainebleau ou Arpajon. Des enfants par milliers se traînaient le long des routes si affaiblis qu'ils ne pouvaient même plus pleurer. Certains semblaient avoir rapetissé, rabougri en quelques jours. Ils reprenaient le visage fripé de la naissance et le chemin des premiers silences. Mais d'autres foules encore s'ébranlaient... Des femmes poussaient devant elles la petite voiture aux roues grinçantes, toute écrasée de paquets sous lesquels dispa­ raissait un petit qui pleurait. D'autres à bicyclette -— l'enfant ficelé sur le guidon, sa pauvre tête ballotée aux secousses de la route encombrée, — s'accrochaient à des camions, dans d'asphyxiantes odeurs de mazout. D'autres encore, qui partaient à pied, un enfant sur les bras, une valise à la main, bien propres, un petit chapeau et presque coquettes, étonnées après avoir tant marché de ne pas avoir dépassé la forêt de Sénart. Exode effrayant des pauvres, sombre cortège de douleur ! Femmes en cheveux, laides de fatigue et de peur, chariots de toutes dimensions et de toutes formes portant dans des couvertures des gerbes humaines, paniers montés sur des roulettes, berceaux improvisés, trains oubliés dans la campagne, mères essayant d'endormir par des chansons des bébés qui avaient faim, mères résignées, assises sur les talus, berçant dans les morsures de l'aube, des enfants fiévreux, — visages crispés, visages en larmes... La route déverse, parmi la splendeur des moissons offertes, son flot de souffrances et de misère. 432 REVUE DES DEUX MONDES

Le bruit s'est répandu que le pont d'Orléans était coupé, qu'il valait mieux gagner le sud : Nevers, Bourges, Moulins. Aussi, de , où quelques maisons brûlent, le flot roule- t-il augmenté de toute la population de Fontainebleau main­ tenant évacuée en direction de . Au soir du 14 juin l'aviation allemande emplit le ciel de l'Ile-de-, de la Beauce et du Val de . Mêlées aux réfugiés civils, les troupes refluent. De plus en plus les chemins et les routes sont impraticables. Comment parvient à vivre le million d'êtres humains jeté sur la route ? Les boutiques des villes et des bourgs traversés sont fermées... En passant dans chaque village, devant chaque petite maison, un cri retentit « ae l'eau 1 de l'eau ! » Tous les véhicules sont bloqués. Seuls les piétons arrivent à se faufiler entre les canons et les camions. Le pont d'Orléans saute dans l'après-midi du 16 juin. Au milieu des ruines fumantes de la ville, Jeanne d'Arc se dresse toujours, sans une atteinte. Il ne reste, désormais, pour canaliser le flot humain vers les régions qui ne sont pas encore touchées par la bataille que les deux ponts de Sully et de Gien.

A Gien, je reconnais le commandant Hiriart, Prévôt de gendarmerie à qui le général de corps d'armée, a confié la mission de garder ces deux ponts avec toutes les forces prévôtales du C; A., celles repliées de Paris, Chantilly et les brigades territo­ riales de la Loire. Il s'agit exactement de réglementer la circu­ lation sur ces points, après avoir fait garer dans un rayon de dix kilomètres autour des deux localités l'élément civil qui ne franchira les ponts qu'après passage de la Loire par les convois militaires. Si l'ordre est clair, il n'est pas exécutable. On peut écrire en effet que depuis le 15 au matin une colonne mixte (civils et militaires) est bloquée entre Montargis et Gien soit sur une profondeur de 50 kilomètres. A côté des hommes et des femmes qui marchent avec peine, il y a maintenant de plus en plus des enfants qui meurent. On voit une pauvre femme qui, lasse de porter son enfant sous le bras, vide son sac, y fait un trou pour que le petit puisse y passer la tête et, ayant jeté le fardeau vivant sur son épaule, le retient des deux mains... Le 16 au soir, l'aviation ennemie, détruit le pont de Sully. LE PONT TRAGIQUE DE GIEN 433

Alors, jour et nuit, à la cadence d'un cortège funèbre, sous le bombardement et les rafales de mitrailleuses des avions alle­ mands et italiens — car l'Italie est entrée en guerre — le peuple de Paris gravissant son calvaire, va emprunter le seul exutoire possible : le pont de Gien. Une partie de la ville atteinte par les bombes incendiaires, brûle. Le vieux château du XV", les maisons anciennes de l'impasse Billard, l'immeuble de la Caisse d'Epargne, un grand nombre de bâtisses du quai Lenoir ne sont qu'un immense brasier. Des hauteurs de la gare, il semble que la ville entière se consume. Et le cortège lamentable marche vers cette lumière géante illuminant la plaine, vers ce signal qu'il faut dépasser pour garder encore un espoir de vie, car sur toutes les routes bloquées la rumeur se répand : « Ils arrivent !... Ils ont dépassé maintenant Montargis ! Ils longent le fleuve, descendant d'Orléans et montant de Nevers. Vite, sur te pont de Gien pour échapper à la tenaille ! » Aux approches de la ville c'est l'affolement général. On aperçoit des voitures de tourisme qui, volontairement, bousculent, pour avancer, toutes celles qui se trouvent devant elles. Consé­ quences : blessés et dégâts ; ce qui provoque un nouvel embou­ teillage du pont et de ses abords. Et comme il faut aller vite, voici le remède : suivant l'endroit, les véhicules avec tout ce qu'ils renferment sont basculés dans la Loire ou précipités dans l'incendie qui en réduira le volume. L'air est en feu. Pour tra­ verser le brasier les fuyards se protègent le visage des deux mains. Il y a, à l'angle du quai Lenoir et de la rue Victor-Hugo une voiture en flammes. Au volant, figée par la mort, une femme se consume lentement, dans une odeur de chair brûlée. Dans une autre voiture une femme hurle. « Au secours ! de l'essence ! Ma mère infirme va être dévorée par les ilammes ! Vous êtes des lâches ! Au secours ! Poussez ma voiture ! Au secours ! » Alors quatre militaires s'arc-boutent derrière la conduite inté­ rieure qui roule en silence. Mais, avant d'atteindre l'entrée du pont il y a un raidillon de quelques mètres, contre lequel les hommes sont impuissants. Ils abandonnent la voiture qui repart en marche arrière- Une femme avec un bébé sur le bras, une petite fille de six à sept ans, poussant une voiture pleine de ballots et d'usten­ siles, s'engage avec moi sur le pont. Soudain la petite fille butte contre une forme noire, allongée contre le parapet. — Oh ! maman, qu'est-ce que c'est ? — Rien mon petit, avance ! 4 434 REVUE DES DEUX MONDES — Si ! c'est une couverture, maman, quelqu'un a perdu une couverture ! Et la petite fille se penche pour soulever la couverture. Elle découvre un horrible visage figé à la bouche tordue par un rictus de souffrance. Alors elle abandonne là sa mère, sa voiture et s'enfuit les bras au ciel, en criant, vers l'incendie. Il faudra que je la rattrape et la serre dans mes bras pour la ramener à sa mère. Tout au long du pont, désormais célèbre, on voit d'ailleurs des hommes, des femmes qui, ayant perdu un des leurs, décou­ vrent les cadavres pour tâcher de reconnaître, celui ou celle qu'ils cherchent. Un homme et une femme que le sifflement de la même bombe incendiaire jette contre le parapet, frappés tons deux, se consument, déchiquetés. Un adolescent traverse le pont, épouvanté. Comme on lui fait remarquer qu'il ne risque rien puisqu'aucun avion n'est en l'air... « Laissez-moi passer laissez-moi passer crie-t-il ! Je vais à la rencontre de maman pour lui annoncer que ma petite sœur vient d'être tuée par une bombe ! » Presque toute ia population de Gien a évacué la ville, qui brûle toujours comme un bûcher funéraire à la mesure du drame qui se déroule. Par les fenêtres aux vitres brisées, on voit de pauvres petits intérieurs — une table encore garnie, un buffet, quelques chaises qui étalent à tous les regards, la douour de leurs bonheurs tranquilles... Au-dessus de cette désolation, l'église éventrée du haut quartier dresse son clocher de flammes comme un cierge géant préparé pour le sacrifice. A l'angle de la rue Jeanne d'Arc et de la rue Georges-Clemenceau, deux pau­ vres vieux, mari et femme, restent sur le pas de leur porte, tout hébétés, à la vue de ce désastre. — Pourquoi n'êtes-vous pas parti grand-père ?... Le toit de votre maison n'est déjà plus qu'un brasier ! Votre place n'est pas ici, on v: e battre... — Nous avons toujours vécu ici, Monsieur, rcpand-il nvec calme, nous avons décidé de mourir ensemble dans notre maisoii... Au milieu de la nuit un camion chargé de munitions est pris dans un embouteillage devant un immeuble en flammes. Son conducteur s'évertue n crier • — Attention ' Vous allez tous sauter ! Attention, bisscz- moi passer, je transporte des obus ! Rien n'y fait Des flammèches tombent, comme d'un feu d'artifice ' sur le; crûsses d'explosifs. Puis hrusqiiem "t une I.E PONT TRAGIQUE DE GIEN 435 explosion formidable emplit la nuit et fait se cabrer les chevaux des convois d'artillerie épars dans les campagnes.•Une seconde et à la place du camion il ne reste qu'un minuscule entonnoir. Les fuyards se signent. — Le pont a sauté ! le pont a sauté !... — Alors nous sommes prisonniers ? Non. L'aube du 17 juin viendra, découvrant dans les meules, les fossés, les maisons, toutes les faces des morts vivants qui ont essayé de s'allonger une heure, — et le pont tiendra toujours. Mais tes combats se rapprochent. Des ambulances transportant des blessés parviennent jusqu'au pont. — D'où venez-vous ? — De la forêt de Cerdon, près de Sully-sur-Loire. Elle a été pilonnée toute la nuit. Les fuyards passent toujours. De plus en plus, hélas, les familles sont disloquées, écartelées, anéanties... C'est une femme qui porte dans le dos un grand carton noir avec cette inscription • — Si vous êtes d'Ivry, dites d'aller à Bourges. Tout le monde se retrouvera... C'est une petite fille qui, ayant perdu la trace de sa mère écrit tout naïvement, à la craie, sur une porte : « Ma chère maman, ne te fais pas de mauvais sang, je ne suis pas blessée. Je vais passer de l'autre côté du pont où je t'attendrai. Je t'écris ces quelques lignes pour te rassurer. Yeyette ». La grande lumière qui vient révèle des tableaux déchirants. Rue de Sully, par la devanture éventrée d'un café, on peut voir le patron, assis à sa caisse, les yeux fixes, prêt à rendre la monnaie : il est mort. Dans cet autre café, un gros cheval de labour, essaye de se dépêtrer d'entre les chaises et les guéridon* renversés pour atteindre, derrière le comptoir d'étain, le bassin plein d'eau où l'on rince les verres. Rue de Châtilion, j'aperçois dans un salon de coiffure des soldats noirs qui étalent sur du pain le contenu de tubes de pâte dentifrice. — Mais ça ne se mange pas, les gars ! Ils rient et continuent. Un peu plus loin, le boulanger est assis sur le seuil de sa porte pour prendre le frais, mort, comme le cafetier. Et toute la journée, inlassablement, les hommes -de troupes et les civils mêlés, franchiront sous les bombes le pont tragique — regardant sans s'arrêter ces images de mort, auréolées de soleil. Mais l'étreinte de feu se resserre autour de Gien. Le 17 à 20 heures, les premiers éléments ennemis sont en 436 REVUE DES DEUX MONDES lisière de la ville. Ils ont sommé quelques détachements d'artil­ lerie de se rendre et jeté la panique dans le convoi des réfugiés. La consigne étant qu'aucun char ennemi ne doit franchir le fleuve, le chef de bataillon chargé de l'exécution décide de faire sauter le pont. Moment délicat pour la prévôté à qui revient la mission d'interdire le franchissement du pont aux colonnes militaires et civiles et de diriger celle-ci sur la route de Briare. déjà occupée par les troupes allemandes. Déjà les mitrailleuses ennemies arrosent la chaussée... Le commandant Hiriart s'avance. Et les circonstances veulent que l'officier auquel il doit interdire le passage du pont soit un colonel d'artillerie de 155 que suit tout son régiment. Une discussion tragique s'engage entre ces deux hommes qu'ins­ pire le devoir. — Je vous demande, commandant, de surseoir quelques minutes. Je dois sauver mon régiment ! — L'ordre est là. Il faut couvrir la retraite. N'avancez plus mon colonel ! — Je passerai quand même ! Tout mon régiment, vous ne pouvez le livrer comme ça ! — Mais le pont franchi par l'ennemi, c'est le pays que je livre ! Impossible d'attendre ! Vous prendrez la route de Briare ou, sauterez avec votre régiment^.. A quelques mètres, les sapeurs couchés, parmi les cadavres, allument leur briquet pour mettre le feu à la mèche lente. Le colonel, très pâle, s'incline et s'engage lentement sur la route où l'ennemi l'a précédé... Il est 20 h. 30. L'explosion fait jaillir une gerbe de pierres. Quelques kilos de cheddite viennent en trois secondes de livrer à l'Allemagne des troupes nombreuses et un matériel important. Pendant ce temps, les premiers éléments ennemis prennent pied dans Gien, — ô ironie, — par la place de la Victoire. La fusillade fait rage dans le soir qui tombe. Sur le. pont la brèche est immense. Pourtant le parapet, en ayal, a été ébranlé mais tient toujours. Quelle est la solidité de ce fil de pierre tendu au-dessus du fleuve ?... Un lieutenant d'artillerie se présente de l'autre côté de la « brèche » et veut passer... Si le parapet cède c'est la chute et la mort. S'il n'essaie pas, c'est la captivité. Alors le jeune lieutenant se signe et, à califourchon, réussit à franchir la brèche. Quelques courageux imitent son exemple. Une vingtaine d'hommes se sauvent ainsi. Et c'est un spectacle étonnant que celui de ces hommes qui, LE PONT TRAGIQUE DE GIEN 437

en des poses de manège, essayent d'échapper à la mort — tandis que leurs silhouettes se dessinent violentes sur un fond de flammes. Maintenant de tous côtés, les balles sifflent. Nos mitrailleuses sur la rive gauche font écho à celles de l'ennemi sur la rive droite. Mais la force prévôtale du corps d'armée qui s'est dépensée sans compter en ces journées dramatiques, n'interrompt pas sa besogne. Jusqu'ici, elle a transporté les blessés nuit et jour d'un bout à l'autre du pont, elle a rendu silencieusement les hon­ neurs à plus d'un mort. En ce soir dramatique, il est des femmes et des enfants pour qui la sauvegarde suprême était d'atteindre cette ville pour eux inconnue la veille : Gien — et qui main­ tenant se traînent, épuisés, dans ses rues sans abris et ses maisons qui brûlent. Arrivés là, vont-ils mourir de fatigue et de faim ? Les gendarmes inlassables, leur distribuent des tonnes de denrées alimentaires stockées dans la localité. Boîtes de conserves, chocolat, sucre, fromage, biscuits, gâteaux secs, vin, Champagne, vont leur permettre d'atteindre la prochaine étape douloureuse. Il est 2d heures. Sur la berge rive gauche, une femme qui a perdu ses deux enfants fracassés par une bombe, regarde fixement, sur la rive droite, le quartier de l'hôpital qu'embrase un immense incendie. Elle ne cesse d'appeler ses deux enfants. Un gendarme s'approche d'elle et s'efforce de l'éloigner de la rive. Alors, devenue subitement folle, elle ramasse un marteau dans un coin et le frappe à la tête sauvagement. ...La rive droite est maintenant martelée par les 75. Les 77 adverses pilonnent la rive gauche. La cohue des repliés est bloquée à Argent. Bientôt Gien va tomber. Le 75 qui, derrière sa muraille de pavés, au milieu de la route d'Argent prend en enfilade la sortie du pont, tire toujours. Mais que peut-il contre les chars qui continuellement débouchent ? Le même jour où ils passent la Loire, les Allemands, à l'autre bout de la France, passent le Rhin à Rhinau-Gersthein. Deux jours plus tard la place de Belfort est prise. Et la 8e armée française sous les ordres du général Laure est cernée par des forces allemandes qui disposent de 2.000 chars. Les restes des armées françaises refluent vers l'Auvergne. Et Gien en flammes au bord de la Loire apaisée, demeure une des stations doulou­ reuses du calvaire de la Patrie.

RENÉ ARMAND.