Une esthétique débordée ? Quand les nouveaux médias mettent le cinéma à l’ouvrage… (à propos de Melancholia de )

Immédiatement le film impose son environnement à la salle1. Tel est l’effet premier produit par l’ouverture de Melancholia (2011), cette suite énigmatique de seize majestueux plan-tableaux extrêmement ralentis, d’une extraordinaire définition et magnifiés par l’ample et romantique prélude de Tristan et Isold. Quelle surprise ensuite d’être réintroduit au coeur d’un drame familial rappelant furieusement celui du de , filmé de plus dans un style moderniste et « documentarisant » typique des films du Dogme 95 et si éloigné de la sublimité plastique des premières images2. Bientôt pourtant, le retour sous forme de leitmotiv de la musique de Wagner et l’aperception conjointe de certains indices remettent immanquablement en mémoire le prologue dont certains plans trouveront place dans l’ordre du récit grâce à une justification psychologique : Justine, le personnage-titre de la première partie, à peine éveillée d’une sieste et les yeux encore mi- clos, dévoile sa mélancolie en décrivant l’un des plans du prologue comme s’il s’agissait d’une image mentale obsédante, précisément le onzième qui la montre en robe de mariée essayant de courir entravée d’une traîne de longs fils laineux et noirs [Ill. 1].

Leitmotiv ou ritournelle ?

A s’en tenir à ces premières évocations du prologue, il semblerait donc que ces images pourraient être rétrospectivement comprises comme des fantasmes échappés des pensées de Justine. La suite du film ne tardera pas à renforcer cette hypothèse puisque les premières notes de Tristan et Isold reviendront à plusieurs reprises comme subjectiver les évènements qu’elles couvrent. Par exemple lorsque, admirant l’envol de ballons dans le ciel nocturne, le personnage de Justine semble imaginer quelques plans cosmiques, qui auraient tout-à-fait pu être montés dans le prologue, avant de reprendre subitement pied dans la réalité à l’occasion d’un soudain changement de séquence qui nous la montre interdite et pressée par tous de jeter son bouquet de mariée à son public. Pourtant, les choses se compliquent lors de la deuxième partie du film – titrée Claire – dans laquelle on comprendra rapidement combien s’y joue une forme de dépassement du drame psychologique dans une tragédie cosmique qui contribue à donner une toute autre dimension à un récit désormais gouverné par un fatum certain. Des plans du prologue

1 Cf. J’emprunte ici une juste formulation de Dominique Païni, pour évoquer l’effet produit lors des premières projections de Jeanne Dielman (1975) de Chantal Akerman. Il dit ceci : « Jeanne Dielman pour beaucoup de gens à l’époque était quelque chose qui se vivait déjà comme une “installation” même si cela ne se disait pas ainsi. C’est-à-dire un film imposant son environnement spatial à la salle. Je veux dire que le temps dilaté d’une telle oeuvre-film, engendre un espace concentriquement mental à l’intérieur de la salle. Cela engendre comme 2 Elles ont été conçues informatiquement ou filmées avec une caméra « à haute vitesse » puis minutieusement retravaillées à l’ordinateur. Cf. bonus du film de l’édition DVD (coéd. Potemkine/Agnès B, 2011)

1 viendront à nouveau hanter certaines séquences mais d’une toute autre manière qu’au cours de la première partie, lorque s’était établie la règle voulant que le retour du leitmotiv wagnérien constitue le principal « indice de rappel » de plans issus du prologue et présentés comme des images mentales attribuables à Justine. Désormais, les images du prologue sourdent d’une manière trouble. Ainsi de cette scène lumineuse lorsque les deux soeurs cueillent des baies dans une atmosphère apaisante de chants d’oiseau et que des flocons se mettent étrangement à tomber doucement [Ill. 2]. Malgré l’absence de tout motif musical à ce moment-là le premier plan du prologue fait ritournelle et revient en mémoire dans lequel le futur personnage de Justine, filmé en plan rapproché, les yeux cernés et le visage fermé, les cheveux à demi-mouillés, nous fixe du regard avant que bientôt à l’arrière-plan des oiseaux morts tombent du ciel [Ill. 3]. L’étrangeté de l’expérience vient me semble-t-il de l’ambiguïté dans l’efficace de ces souvenirs d’image. La neige qui se met à tomber pourrait expliquer a posteriori les cheveux mouillés de Justine dans le plan du prologue et, à la mesure du fantastique produit par cet évènement, on aurait pu s’attendre à un développement narratif qui serait venu in fine résorber l’anomie du plan du prologue en lui conférant non plus une justification psychologique mais une place dans la suite évènementielle. Or la scène se suspend en quelque sorte « avant » que les oiseaux ne se mettent à tomber du ciel, nous laissant désormais dans le doute quant au statut de ces images du prologue, à leur logique et à leur potentiel d’intégration dans l’ordre causal de l’histoire. Et le trouble s’amplifie par la suite. En effet en plus des quatre moments où la musique du prologue – plus précisément du prélude – ressurgit avec une pleine valeur non plus évocatoire mais invocatoire, non plus de « leitmotiv » mais de « ritournelle »3 (lorsque Justine bat son cheval qui s’affaisse avant qu’elle ne lève les yeux au ciel ; lorsque, telle une somnambule, Justine sort la nuit pour aller s’exposer nue au rayonnement lumineux de la planète Melancholia ; et plus tard, alors même que la catastrophe est imminente, lorsque Claire, paniquée, traverse le golf, son enfant sous le bras [Ill. 4, 5] ; enfin, lorsque Justine propose enfin à son neveu de construire une cabane magique pour se protéger [Ill. 6, 7]) de nombreuses autres séquences semblent étrangement, sans même le secours de la musique, faire ritournelle, au sens de Deleuze et Guattari, et de manière de plus en plus irrépressible s’agencent avec des images issues du prélude qui viendront désormais comme étoiler le récit.

Poétique de la modularité

La manière dont les plans du prélude travaillent le récit filmique relève d’une complexité certaine. Si certains pouvaient dans un premier temps sembler pouvoir réintégrer le récit tels des flash-forwards de pensées subjectives attribuables au personnage de Justine, la seconde partie vient remettre en cause ce « statut ». Comment alors penser la manière dont ce prélude oeuvre désormais le récit filmique ?

3 « Debussy critiquait Wagner en comparant les leitmotive à des poteaux indicateurs qui signaleraient les circonstances cachées d’une situation, les impulsions secrètes d’un personnage. Et il en est ainsi, à un niveau ou à certains moments. Mais plus l’oeuvre se développe, plus les motifs entrent en conjonction, plus ils conquièrent leur propre plan, plus ils prennent d’autonomie par rapport à l’action dramatique, aux impulsions, aux situations, plus ils sont indépendants des personnages et des paysages, pour devenir eux-mêmes paysages mélodiques, personnages rythmiques qui ne cessent d’enrichir leurs relations internes. » (Gilles Deleuze & Félix Guattari, « De la ritournelle », in Mille Plateaux, , éd. de Minuit, coll. « Critique », 1980, p. 392.)

2 Pour répondre à cette question, je propose de déborder l’esthétique du cinéma telle qu’articulée autour des notions princeps de « plan », de « séquence » ou de « segment » et de recourir à une notion qui s’échafaude au coeur de l’esthétique des « nouveaux médias » : celle de « module ». Le terme module présente en effet l’avantage de véhiculer cette idée que des plans ou des ensembles de plans ne seraient plus à envisager comme fatalement intégrés et vectorisés, ou au contraire insérés, dans le déploiement chronologique et causal d’un film mais comme dotés d’une forme radicale d’autonomie. Si l’on prenait en compte le seul prélude de Melancholia, on pourrait le qualifier de film « à dispositif » constitué de plans « modulaires » dont il resterait à trouver la logique d’organisation4. Mais ici les choses sont plus retorses. Le récit qui se déploie après le générique est en effet strictement chronologique et même linéaire. Les différents moments ou épisodes se succèdent et sont parfaitement reliés et motivés causalement. Reste que le film ne peut être pensé sans ce prélude qui le marque profondément et qui l’oeuvre. Luc Vancheri a pu argumenter dans son ouvrage Cinémas congemporains combien un film précédent de Lars von Trier, , ne peut se concevoir et s’expliquer pleinement que si l’on suppose l’intentionnalité d’un alliage ou d’une fusion, selon le mot de von Trier lui- même, et non d’une synthèse des formes poétiques caractéristiques du Théâtre (j’ajoute contemporain), du Cinéma (j’ajoute moderniste) et de la Littérature (j’ajoute romanesque)5. Pareillement Melancholia ne me semble pleinement s’expliquer qu’à apercevoir l’alliage dans le projet créatoriel de deux poétiques cinématographiques différentes – une poétique romantique qui puise aux sources de l’opéra wagnérien et une poétique moderniste du réalisme et du pris sur le vif – avec une poétique de la modularité propre aux « objets néomédiatiques » (Manovich), notamment justifiée par l’exaltation dans les plans du prélude de leur « essence » infographique et composite. Le changement d’optique qu’il nous faut opérer consistera donc à considérer que si le récit filmique qui se déploie sur plus de deux heures obéit manifestement au schème de la tragédie – post lucem tenebrae – et finit par absorber entièrement le pathos du drame familial dans une ampleur affective incommensurable et proprement sublime, il n’en reste pas moins sourdement inquiété par son prélude d’une manière qui obligera à rompre avec la logique syntagmatique des enchaînements séquentiels pour faire droit à une logique paradigmatique des ensembles modulaires. Quelles sont donc les principales caractéristiques de ce qu’au sein de l’esthétique des objets néomédiatiques, on nomme « module » ? En premier lieu, il faut bien comprendre qu’un module constitue une unité autonome qui, lorsqu’elle s’intègre dans un ensemble, conserve cette autonomie. Chaque module, à l’image du loop, de la boucle sonore qu’on utilise largement dans la musique électronique, constitue une unité close sur elle-même et peut être réitéré en droit ad infinitum dans des ensembles modulaires complexes qui reprogrammeront la même structure à différentes échelles. Ce qui fait dire à Lev Manovich, dans Le langage des nouveaux médias, que « tout comme une fractale possède la même structure à des échelles différentes, un objet néomédiatique possède la même structure modulaire de part en part6. » D’un point de vue fonctionnel, un module ce peut être aussi

4 J’ai ailleurs rapidement propose d’envisager que la plupart des films dits « à dispositif » pourraient se caractériser essentiellement par leur affiliation non plus à une poétique du plan ou du segment mais à une poétique de la modularité. (Cf. L. Le Bihan, « A la recherche du film-installation », in Véronique Campan dir., La projection, Rennes, éd. PUR, coll. « Le Spectaculaire », 2014, pp. 167-177.) 5 Cf. L. Vancheri, Cinémas contemporains. Du film à l’installation, Lyon, éd. Aléas, 2009, pp. 26-29. 6 Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias (2001), Dijon, éd. Les presses du réel, coll. « Perceptions », 2010, p. 103.

3 bien une donnée (un élément informationnel) ou ce que les informaticiens nomment un « script » (qui peut opérer des transformations algorithmiques sur des données). Le module peut donc endosser soit une dimension informationnelle soit une dimension opératoire. Mais, comme Lev Manovich y insiste dans son livre, l’association de « structures » de données et de « scripts » algorithmiques ne peut se laisser décrire comme un simple assemblage technique entre éléments informationnels passifs et programmes de transformation actifs tant les deux « faces » de la donnée et de l’algorithme entretiennent une relation « symbiotique ». « Les algorithmes et les bases de données sont en symbiose. Plus la structure des données d’un programme informatique est complexe, plus l’algorithme sera simple, et vice-versa. Les structures des données et les algorithmes constituent ensemble les deux moitiés de l’ontologie du monde selon l’ordinateur7. » Cette versatilité fonctionnelle des modules se couple avec une autre dualité concernant l’ontologie du médium : un objet néomédiatique est toujours constitué à la fois d’une strate informatique – base de données et scripts – et d’une strate représentationnelle – une interface. Il résulte de cette dissociation au coeur de l’objet néomédiatique qu’il ne se présente jamais selon une configuration immuable, tel un « objet d’art », mais programme une plus ou moins grande variété de versions représentationnelles à partir des possibilités paradigmatiques autorisées à la fois par le degré de complexité du script algorithmique et par l’extension de la base de donnée à laquelle il s’applique. Arguant de cette dualité, Lev Manovich oppose d’ailleurs clairement la logique paradigmatique de la base de donnée à la logique syntagmatique du récit tout en notant leur lien dialectique. Il explique combien ce qui se joue de manière décisive dans la translation entre « anciens » et « nouveaux » médias relève non d’une « disparition » du récit et de toute logique syntagmatique, mais d’une inversion d’ordre entre logique syntagmatique et logique paradigmatique8. Considérer donc que les plans du prélude seraient à penser, dans leur relation vis-à-vis du film narratif qui les suit, non plus comme un assemblage de segments proleptiques mais comme des modules et ce au sens fort qu’endosse le terme dans le cadre d’une esthétique des objets néomédiatiques permettra d’expliquer la singulière force esthétique de Melancholia. Disons-le d’emblée, il me semble que ces plans du prélude ne constituent pas seulement des sortes de modules informationnels « passifs » susceptibles d’être « réactualisés » dans l’ordre du récit mais qu’en certains moments ces modules endossent une véritable fonction algorithmique et « scriptent », si je peux me permettre ce néologisme aux connotations barthésiennes, les plans et séquences du récit filmique de Melancholia.

7 Ibidem, p. 400. 8 « Les éléments au plan syntagmatique sont unis in praesentia, tandis qu’ils le sont in absentia au plan paradigmatique. Par exemple, s’agissant d’une page écrite, les mots qui la constituent existent matériellement sur la feuille de papier, tandis que les ensembles paradigmatiques auxquels ceux-ci appartiennent n’existent que dans l’esprit de l’ ou du lecteur. De même, s’agissant d’une tenue à la mode, les éléments qui le compose (une jupe, un chemisier et une veste, disons) sont présents en réalité, tandis que des vêtements qui auraient pu être présents à la place (jupe, chemisier différents) n’existent que dans l’imaginaire de l’observateur. Ainsi, le syntagme est explicite et le paradigme implicite ; l’un est réel et l’autre est imaginé. Les récits littéraires et cinématographiques fonctionnent de la meme manière. Les mots, les phrases, les plans et les scènes qui composent un récit ont une existence matérielle ; d’autres éléments appartenant au monde imaginaire d’un auteur ou d’un style littéraire ou cinématographique qui auraient pu y figurer à la place [sic] n’ont d’existence que virtuelle. Autrement dit, la base de données, qui comprend les choix à partir desquels le récit est construit (le paradigme) est implicite, tandis que le récit réel (le syntagme) est explicite. Les nouveaux medias inversent ces rapports. La base de donnée y acquiert une existence matérielle, tandis que le récit (le syntagme) est dématerialisé. Le paradigme est privilégié, le syntagme minimisé. Le premier est réel, le second virtuel. » (Ibid., p. 410-411)

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De l’engramme au programme

Dans la première partie du récit, introduite par le carton Justine, la reprise sous forme de leitmotiv du prélude wagnérien se fait quasi-systématiquement à l’occasion de moments de l’histoire où le personnage de Justine se retrouve seule face à elle-même et livrée à ses pensées. Nos habitudes de rationalisation et surtout notre connaissance des « codes » cinématographiques nous conduiront donc assez aisément à recevoir le motif musical comme un indice mémoriel. Le leitmotiv ici, régulièrement repris, nous conduit à chaque occurrence à « catalyser » les images gardées en mémoire les plus ressemblantes avec les représentations actuelles profilmiques. Les plans du prélude, qu’on les interprète comme des souvenirs-écrans ou des fantasmes issus de la psyché de Justine, sont assez clairement des engrammes traumatiques voués au retour et à la répétition, ainsi exemplairement du plan qui montre Justine retenue dans sa course par des fils laineux. De plus, nombre de ces images reconfigurent de manière plus ou moins déformée ou lacunaire une iconographie variée issue de films ou de tableaux : 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick pour certains plans montrant l’évolution des planètes [Ill. 8], Solaris d’Alexandre Tarkovski évoqué, selon les dires mêmes de von Trier, au travers du plan nous montrant le célèbre tableau de Pieter Brueghel Les chasseurs dans la neige (1565) [Ill. 9], le tableau de John Everett Millais titré Ophélie (1852) qu’évoque le plan montrant Justine flottant à la surface d’un cours d’eau en robe de mariée [Ill. 10]… Au-delà de la seule explication qui visera à thématiser ces références au prisme de la psyché de Justine – rappelons-nous seulement le geste rageur de Justine remplaçant les tableaux suprématistes de Malevitch ou de Lissitzky par des tableaux de Brueghel (dont justement Les chasseurs dans la neige), de Millais aussi ou du Caravage – la profondeur iconographique de nombre d’entre eux renforce à mon sens la prégnance de cette logique référentielle et traumatique de l’engramme dans la rencontre ponctuelle entre plans du récit et modules du prélude. Ces derniers sont en quelque sorte actualisés par le récit comme s’ils constituaient des modules informationnels relevant d’une base de donnée « fictionnelle » sous-jacente à la narration déployée. Si donc au cours de la première partie l’évocation des plans du prologue relève assez clairement d’une logique de l’engramme, le fait que dans la seconde partie de nombreuses séquences présenteront des indices figuratifs ou narratifs susceptibles d’éveiller la mémoire de tel ou tel plan vus lors du prélude même en l’absence du leitmotiv musical conduit à dérégler cette logique de l’engramme. J’évoquais la scène de cueillette qui pouvait faire sourdre le premier plan du prélude et mettre le spectateur en attente d’un développement narratif. Il est d’autres exemples possibles parmi lesquels ce moment où Claire, après avoir découvert le corps de son mari dans l’étable, libère le cheval nommé Abraham [Ill. 11] qui conduira certainement la plupart d’entre nous à songer immédiatement à ce plan extraordinaire du même cheval s’affaissant dans une nuit d’aurores boréales [Ill. 12]… Il me semble que ce qui se joue là ne relève plus de la seule logique dramatique de l’engramme mais bien d’une logique – qu’on pourrait se risquer à dire tragique – du programme. En effet, l’évocation des plans du prologue, dans certains cas, n’est plus associée au leitmotiv. Elle est du même coup moins interprétable comme refrain personnifié. En ces moments-là en effet les plans du prélude invoqués à la conscience ou à son seuil ne s’interprètent plus « automatiquement » comme souvenirs ou fantasmes mais conquièrent

5 leur propre plan, comme auraient dit Deleuze et Guattari, et scriptent potentiellement les images qui se déploient actuellement à l’écran de devenirs narratifs virtuels dont on serait en droit d’attendre à ce que la poursuite du récit les actualise. Si je reprends encore une fois l’exemple de la séquence de cueillette : l’invocation irrépressible du premier module du prélude vient ici comme mettre en variation la séquence narrative et la doter d’un devenir dramatique alternatif (je rappelle que la variabilité est l’un des cinq principes isolés par Manovich pour spécifier les « nouveaux médias »9). Le plan en question constitue alors, selon les termes d’une esthétique des objets néomédiatiques, une sorte de module opératoire qui scripte la séquence d’une ébauche de prolongement narratif qui pour autant ne peut s’actualiser qu’en pensée dans la mesure où rien dans le film – devrais-je dire l’« interface » ? – ne viendra prendre en charge cette actualisation. Dans ces pensées – plus précisément dans mes pensées – la neige continue de tomber jusqu’à mouiller les cheveux de Justine alors que quelque évènement tragique à peine imaginable cause la catatonie et la chute de ces oiseaux dont nous entendons pourtant encore les chants au moment où la réminiscence perce. Et lorsque Claire libère le cheval, comment ne pas songer aux mille scénarii possibles qui conduiront jusqu’à cet acmé figuré dans le plan du prologue, lorsque ce cheval s’affaissera ? D’où l’étrangeté de l’expérience induite en ces moment-là où le film semble se feuilleter dans son déroulement chronologique de variantes scénaristiques virtuelles qui témoignent de l’efficace des modules du prélude à opérer les plans et séquences narratives actuelles – en langage deleuzo-guattarien à les machiner10 – et qui met également à jour le potentiel narratif ou plutôt « hyper-narratif », pour emprunter encore à Manovich11, du prélude tel qu’il s’est déployé. Il augurait manifestement d’un fatum tragique, en cet acmé que constitue la collision des planètes, mais sans l’articuler solidement ni selon l’ordre d’une logique évènementielle ni selon l’ordre d’une logique dramaturgique.

Conclusion/Collision

Je veux ici rappeler encore une fois combien les plans du prélude « tranchent » en termes de qualité d’image et de texture avec les plans du récit filmique. Les images s’affichent clairement pour ce qu’elles sont, des images infographiques. Images issues de l’application de programmes algorithmiques à des données numériques, elles sont non des représentations mais des simulations. Du prologue au récit, il me semble que ce qui se joue profondément dans Melancholia est de l’ordre d’une fusion entre deux esthétiques. A l’image des deux planètes du film rentrant en collision, la grande forme éminemment narrative, linéaire et progressive de la tragédie à

9 Ibid., pp. 98-131. 10 « Chaque fois qu’un agencement territorial est pris dans un mouvement qui le déterritorialise (dans des conditions dites naturelles, ou au contraire artificielles), on dirait que se déclenche une machine. C’est même la différence que nous voudrions proposer entre machine et agencement : une machine est comme un ensemble de pointes qui s’insèrent dans l’agencement en voie de déterritorialisation. » (Cf. G. Deleuze & F. Guattari, « De la ritournelle », op. cit., p. 411.) 11 « L’“utilisateur” d’un récit traverse une base de données en suivant les liens entre ses documents tels que les a définis son créateur. On peut donc comprendre le récit interactif (que l’on peut aussi appeler hyper-récit par analogie avec l’hyper-texte) comme la somme des trajectoires multiples au travers d’une base de données. La narration linéaire traditionnelle n’est qu’une trajectoire parmi d’autres, à savoir un choix particulier fait à l’intérieur d’un hyper-récit. » (L. Manovich, op. cit., p. 406)

6 l’issue inéluctable que déploie Melancholia durant deux heures (et que n’aurait certainement pas renié Riciotto Canudo) entre en collision avec cette ouverture relevant manifestement d’une poétique de la modularité. Cette collision se sublime en un alliage qui expulse Melancholia hors du seul « territoire » cinématographique et exprime toute la force esthétique d’un film emblématique des poétiques contemporaines.

Loig Le Bihan, février 2012

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