TURBA RUUNT (Ov. HER. 1, 88?): HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL*

Parmi les figures du discours, les grammairiens médiévaux opèrent communément une distinction entre les figures de locution et les figures de construction, les premières se caractérisant par une variation de type sémantique, les secondes par une variation de type syntaxique. L’exemple-type proposé pour les figures de locu­ tion est ainsi la phrase «prata rident» («les prés rient»), phrase qui n’a pas d’origine attestée dans la littérature antique1 ; l’exemple-type pour les figures de construction est en revanche la phrase «turba ruunt » (la foule se précipitent), exemple qui mérite de retenir l’attention. La phrase est en effet empruntée à la poésie antique, elle a donc au contraire de «prata rident» une origine connue ; rapidement devenu canonique, l’exemple figure entre autres chez Robert Kilwardby, et dans plusieurs collections de sophismes 2. Les constructions d’un nom collectif avec un verbe au pluriel, qui vont susciter avec l’exempleturba ruunt l’intérêt des grammai­

Je remercie vivement I. Rosier pour sa relecture attentive ainsi que pour ses suggestions. 1 L’histoire de cet exemple a été récemment étudiée par I. Rosier-Catach, « Prata rident », Langages et philosophie. Hommage à Jean Jolivet, éd. A. de Libera, A. Elam- rani-Jamal, A. Galonnier, Paris (Études de Philosophie médiévale 74), 1997, p. 155-76. 2 Cf. I. R o s ie r , «Les Sophismes grammaticaux au XIIIe s .»,Medioevo 17 (1991) p. 175-230 (p. 229) ; E a d ., «L e traitement spéculatif des constructions figurées au trei­ zième siècle », L ’héritage des grammairiens latins de l’Antiquité aux Lumières. Actes du colloque de Chantilly , éd. I. Rosier, Louvain, p. 181-204 (p. 192-95); E a d ., «O M agister... Grammaticalité et intelligibilité selon un sophisme du XIIIe siècle », CIMAGL 56, p. 1-102 (p. 13, 17-18). 176 ANNE GRONDEUX

riens, sont en fait extrêmement banales en poésie3, antique et médiévale, mais aussi en prose4. On les rencontre avec des noms collectifs comme classis, congregatio, copia, familia, gens, multi- tudo, plebs, populus, turba, vulgus, spécialement avec des noms de formations militaires comme agmen, caterva, phalanx, turma, etc., et la fournit en particulier deux exemples deturba construit avec un verbe au pluriel, Mt 21, 8 Plurima( autem turba straverunt vestimenta sua in via) et Io 7, 49 (Turba haec, quae non novit legem, maledicti sunt5). Cette variation bien connue n’était pour­ tant pas clairement qualifiée par Donat, qui rangeait ce type d’exemple (Pars in frusta secant, V er g . Aen. 1, 212) dans les solé­ cismes de nombre (Mai. III 2 p. 656, 12). On retrouve ici encore le problème majeur du Barbarisme de Donat, qui est qu’après avoir donné des exemples poétiques, dont cet exemple de Virgile, il précise à la fin de son chapitre «Soloecismus in prosa oratione, in poemate schema nominatur6...». On ne trouve pas pour autant de correspondant net de cette variation dans le chapitre sur lessche­ mata, ce qui s’en rapproche le plus étant la syllepse, avec son exemple canonique Hic illius arma, / hic illius currus fuit (V er g . Aen. 1, 16). On verra que le fait que Donat ne donne pas de nom spécifique à cette variation jouera un rôle non négligeable dans le fait qu’elle recevra des qualifications variables. Nous étudierons tout d’abord le contexte spéculatif dans lequel apparaît turba ruunt, et l’on verra que cet exemple n’a pas forcé­ ment son origine dans le vers 1, 88 desHéroïdes d’Ovide (Turba ruunt in me luxuriosa proci), auquel on l’a souvent rapporté ; on verra aussi par quelle intervention et selon quelles nécessités doctrinales l’exempleturba ruunt finit par être rapproché de ce vers

3 On trouve des tournures très proches dans YAlexandréide de Gautier de Châtillon (éd. M L. Colker, Padova, 1978), comme dans les versConcurrunt Argiva phalanx (Alex. 5, 72), ou Cedit utrumque genu. Tum cetera turba iacentem / comminuunt in frusta virum stellisque reponunt (Alex. 3, 187). On notera toutefois que Gautier ne joint jamais turba à un verbe au pluriel dans Y Alexandréide (cf. au contraire Alex. 1, 323 : Per murumfecere viam. Ruit omnis in urbem / turba). 4 Voir ainsi les très nombreux exemples relevés par P.S t o t z , Handbuch zur latei­ nischen Sprache des Mittelalters , IV, München, 1998, IX 79. 5 Cf. P. S t o t z , ibid. IX 79, 1. On notera en particulier que Jérôme traduit littérale­ ment oxXoç contrairement au pluriel turbae de Mt 21, 9. 6 Donat, Ars Maior, éd. L. H o l t z , Donat et la tradition de l’enseignement gram­ matical: étude sur VArs Donati et sa diffusion (IVème-IXème s.) et édition critique , Paris, 1981,1112 p. 658, 3. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 177 d’Ovide, et quels mécanismes permettent alors de conserver l’ana­ lyse habituelle de la construction d’un substantif au singulier avec un verbe au pluriel, alors que turba est dans ce cas explicitement relayé par le plurielproci.

1. Abélard et la Trinité

La toute première attestation de l’exemple est donnée par Abélard, dont un passage de la Theologia scholarium (1133-37) établit un parallèle entre turba ruunt et creavit heloym, pluriel hébraïque sous-jacent au latin deus du texte de la Vulgate, qui atteste selon lui la présence des trois personnes dès les tout premiers mots du récit de la Genèse :

« On a en effet tenu avec sagesse à indiquer l’unité de la substance, en disant ‘creavit’ et non ‘creaverunt’, par un nombre singulier conservé dans le verbe en vertu de l’unité de la substance entendue par le nom sujet, bien que celui- ci soit du pluriel par sa forme vocale et la terminaison de sa déclinaison ; de même que dans l’autre sens quand on dit ‘turba ruunt’, on applique un verbe au pluriel à un nom au singulier selon la compréhension, c’est-à-dire celle de la pluralité des choses entendue par le nom sujet7.»

1.1. La «TROUVAILLE » d ’A b ÉLARD

Si la pratique qui consiste à traquer dans le texte biblique, et en particulier au chapitre de la Genèse, les indices de la présence pleine de la Trinité dans l’œuvre de Création est bien attestée dans la tradition exégétique8, elle se limitait avant notre période à l’ex­ ploitation régulière de quelques passages canoniques, principale­ ment Gn 3, 22 {Et ait ecce Adamfactus est quasi unus ex nobis ) et

7 Abélard, Theologia scholarium, éd. E.M. B uytaert - C.J. M ews, Tumhout, 1987 (CCCM 13), I 70 p. 346, 785 : «Nam et ibidem de unitale substantie demonstranda caute provisum est cum dicitur creavit, non creaverunt, servata scilicet singularitate numeri in verbo secundum unitatem substantie per subiectum nomen intellecte, quamvis illud scilicet nomen secundum formant vocis et terminationem declinationis sit pluralis numeri; sicut econverso cum dicitur ‘turba ruunt’ ad nomen singularis numeri verbum plurale applicatur iuxta intelligentiam scilicet pluralitatis rerum per subiectum nomen intellecte ». 8 Cf. DTC 8/2 col. 1896 sq., 15/2 col. 1552. 178 ANNE GRONDEUX

Gn 11, 7 (Venite igitur descendamus et confundamus linguam eorum). On voit en revanche ici Abélard apporter au dossier trini- taire un nouvel argument, de nature philologique, extrait des tout premiers mots du texte biblique (Gn 1, 1), et issu de la rencontre de deux pratiques exégétiques distinctes. Une habitude bien installée consistait à interpréter les passages «In principio » comme désignant le Fils (par rapprochement avec Io 8, 25), et « spiritus Dei ferebatur super aquas » comme une mention de l’Esprit , qui apparaissent ainsi à côté du Père dès le récit de la Création9. Interpréter d’autre part heloim comme un pluriel est une possibilité suggérée par le Liber quaestionum hebraicarum in Genesim de Jérôme, qui résout ainsi le problème posé par l’expressionfilii Dei de Gn 6, 1-210. Le commentaire donné par Jérôme(Verbum hebraicum eloim communis est numeri : et deus et di similiter appellantur propter quod Aquila plurali numero filios deorum ausus est dicere, deos intellegens sanctos sive angelos) est repris au Moyen Âge par Raban Maur11 et se retrouve dans la Glosa ordinaria d’Anselme de Laon12, dont Abélard a suivi les leçons pendant un temps. Il est possible qu’Abélard ait pris là l’idée que le latin deus recouvre un pluriel hébraïque ; cependant on a vu que l’exégèse limite cette explication à Gn 6, 1, et rien dans le contexte n’invite à généraliser à toute la Bible l’interpréta­ tion de deus par heloim. Abélard a pu en revanche s’inspirer d’une autre source, celle de la polémique des Dialogi contra Iudaeos de Pierre Alphonse (1106-10), traité qui a très tôt circulé à Paris et en Angleterre ; ses arguments sont en particulier repris par Pierre le Vénérable13. Dans ce traité, l’auteur utilise pour la première fois la correspondance entre le terme latin deus et le pluriel hébreu heloim

9 Cf. par exemple Ambroise de Milan, De Spiritu soneto , éd. O. Faller , Wien, 1964 (CSEL 79) 2, 1 p. 87, 8; Bède le Vénérable, In principium Genesis..., éd. C.W. Jones , Tumhout, 1967 (CCSL 118A) 1,1, 156 sq.; Remi d’Auxerre, Expositio super Genesim , éd. B. V an N. E dwards , Tumhout, 1999 (CCCM 136) 1,1 p. 6, 69 sq. ; Angelóme de Luxeuil, Commentarius in Genesin (PL 115) col. 112C D 10 Gn 6, 1-2 : «Cumque coepissent homines multiplicari super terram et filias procréassent, videntes filii Dei filias eorum quod essent pulchrae ». 11 Raban Maur, Commentariorum in genesim libri IV (PL 107) col. 511° (ad Gn 6, 1). 12 Anselme de Laon, Glosa ordinaria (PL 113) col. 104B (ad Gn 6, 1). 13 J. Tolan , in K. P. M ieth, Pedro Alfonso de Huesca : Diálogo contra los judíos , Huesca, 1996, p. x-xi. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 179 pour démontrer à son interlocuteur juif l’existence de la Trinité14, et il le fait de plus sans préciser à quel(s) passage(s) s’applique cet argument, flou dont Abélard a pu s’autoriser pour appliquer l’argu­ ment à Gn 1, 1. Ceci dit, il manque certainement des sources à ces passages de la Theologia : nous n’avons en effet retrouvé nulle part une équivalence entre heloitn et dii vel iudices telle que la présente Abélard. Quelle que soit la source à laquelle a puisé Abélard, ce n’est pas la première fois qu’il utilise l’argument du pluriel heloim construit avec le verbe au singuliercreavif. il s’agit d’un fait récurrent dans toute son œuvre théologique, attesté dès la Theologia Summi boni15 (Tractatus de unitate et trinitate divina, call 17-1121), dans la Theologia Christiana 16 (1121-26), dans YExpositio in Hexa- meron17 (1133-37), enfin ici dans la Theologia Scholarium. Dans la Theologia Summi boni l’argument s’insère dans une polémique dirigée contre les platoniciens, polémique annoncée dans le De dialéctica, l’œuvre qui précède immédiatement la Theologia Summi boni. Dans sa Dialectique Abélard critiquait les philosophes qui, parce qu’ils suivent aveuglément Platonallegorie ( nimis adhé­ rentes), assimilent l’Esprit saint à l’Âme du monde platoni-

14 Pierre Alphonse, Dialogi contra Iudaeos, éd. cit. 6 p. 107 : « Eloym enim plura- litatem demonstra!, cuius singulare est eloa. Cum autem dico elohay tale est ac si dicerem ‘dei mei’, pluralitatem signando deorum et unam tantum dicentis personam». On notera en particulier que Pierre Alphonse ne fait pas mention, au contraire des rémi­ niscences hiéronymiennes, d’une ambiguïté de nombre, singulier ou pluriel, d’heloim , qui n’est ici comme chez Abélard pris que comme un pluriel. 15 Abélard, Theologia « summi boni », éd. E.M. B uytaert - C.J. M ews, Tumhout, 1987 (CCCM 13, p. 85-201) 1, 65sq. : «Cum enim dicitur : In principio creavi! deus celum et terram, pro eo quod apud nos dicitur deus, hebraica veritas habet heloym, quod est plurale huius singularis quod est bel. Quare ergo non dictum est bel, quod est deus, sed heloym, quod apud ebreos dii sive iudices interpretatur, nisi hoc ad multitu- dinem divinarum personarum accomodetur, ut videlicet eo modo insinuetur pluralitas in deo... ». 16 Abélard, Theologia Christiana , éd. E.M. B uytaert , Tumhout, 1969 (CCCM 12, p. 69-372), 1, 8, 104 sq., 1, 9, 117 sq., 1, 13, 153 (où l’idée est rapprochée de ce que l’on peut tirer de Gn 3, 5, Gn 3, 22, Gn 11, 7). 17 Abelard, Expositio in Hexameron , PL 178 col. 739e : « Notandum vero in hoc ipso Genesis exordio fidei nostrae fundamentum circa unitatem Dei ac Trinitatem prophetam diligenter expressisse... Ubi autem nos dicimus : Creavit Deus, pro eo quod est Deus in Hebraeo habetur Eloim, quod divinarum personarum pluralitatem ostendit. El quippe singulare est quod interpretatur Deus ; Eloim vero plurale est, per quod diversitatem personarum, quarum unaquaeque Deus est, intelligimus ». 180 ANNE GRONDEUX cienne18, ce qui montre bien que lorsqu’il rédige sa Dialectique, Abélard a déjà en tête le premier de ses traités sur la Trinité19. Il est clair qu’est ici visé Thierry de Chartres, dont le commentaire sur la Genèse développe explicitement cette thématique 20. A partir de la Theologia Summi boni, Abélard soutient au contraire un point de vue paradoxal qui lui vaudra des condamnations répétées : on peut reconnaître le Saint Esprit dans l’Âme du monde à la condi­ tion expresse de maintenir la consubstantialité et la coétemité du Père et de l’Esprit. L’argument deus = heloim réaffirme, raison à l’appui, la coétemité des personnes : l’Esprit saint a bien les attri­ buts de l’Âme du monde, mais la Révélation fait en plus connaître au chrétien sa coétemité au Père. L’argument d’Abélard en faveur de la Trinité apparaît donc issu de la combinaison de deux types d’exégèse, la lecture des deux premiers versets bibliques dans une perspective trinitarienne d’un côté, et le rapprochement dedeus et heloim pluriel, de l’autre21. Malgré les condamnations portées contre les doctrines d’Abélard touchant à la Trinité, son argument ne cesse d’être repris, parce qu’il est intégré auxSentences de Pierre Lombard 22 : on le retrouve

18 Abélard, De dialéctica, éd. L.M. D e Rijk, Assen, 1956, 1 p. 558, 26 sq. : « Sunt autem nonnulli catholicorum qui allegorie nimis adhérentes Sánete Trinitatis fidem in hac consideratione Fiatoni conantur ascribere, cum videlicet ex Summo Deo, que T’AyaOóv appellant, Nou naturam intellexerunt quasi Filium ex Patre genitum; ex Nou vero Animam mundi esse, quasi ex Filio Spiritum Sanctum procedere. ... Sed hec quidem tides Platonica ex eo erronea esse convincitur quod illam quam mundi Animam vocat, non coetemam Deo, sed a Deo more creaturarum originem habere conceda. Spiritus enim Sanctus ita in perfectione Divine Trinitatis consistit, ut tam Patri quam Filio consubstantialis et coequalis et coetemus esse a nullo fìdelium dubitetur. Unde nullo modo tenori catholice fidei ascribendum est quod de Anima mundi Fiatoni visum est constare, sed ab omni veritate figmentum huiusmodi alienissimum recte videtur, secundum quod duas in singulis hominibus animas esse contingit ». 19 Pour la chronologie des œuvres d’Abélard, cf. C.J. M ew s, « On dating the works of », AHDLMA 52 (1986) p. 173-134. 20 Thierry de Chartres, Tractatus super genesim , éd. N.M. H ä r in g , AHDLMA 22 (1955) 27 p. 193 : « Plato vero in Timaeo eundem spiritum ‘mundi animam’ vocat ... Moyses quidem ita Et spiritus Domini ferebatur super aquas ; ... Christiani vero illud idem ‘Spiritum sanctum’ appellant ». 21 Pour Texpression d 'hebraica veritas , largement répandue, mais employée par Abélard seulement à propos de ce point d’exégèse, cf. J. Jolivet, Arts du langage et théologie chez Abélard, Paris, 20003, p. 195, n. 70. 22 Petri Lombardi libri IV sententiarum, I II, Quaracchi, 1916 (rééd. Grottaferrata, 1971-1981), 1, 2, 4, 5 p. 48: «In principio creavit Deus caelum et terram, per Deum significans Patrem, per principium Filium. Et pro eo quod apud nos dicitur Deus, Hebraica veritas habet heloym, quod est plurale huius singularis, quod est hel. Quod TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 181 ensuite chez tous les auteurs qui s’en inspirent, Bandinus23, Hugues d’Amiens24, Rodrigue Ximenez25, Thomas d’Aquin26, Bonaventure27, et aussi dans la littérature polémique contre les Juifs 28.

ergo non est dictum hel, quod est Deus, sed heloym, quod potest interpretad dii sive iudices, ad pluralitatem personarum refertur. Ad quam edam illud attinere videtur, quod diabolus per serpentem dixit : Eritis sicut dii, pro quo in Hebraeo habetur heloym , ac si diceret : eritis sicut divinae personae ». Cf. encore pour un écho contemporain de cet argument le Nouveau Dictionnaire Biblique , Editions Emmaüs, 1961, p.758b. 23 Bandinus, Sententiarum libri IV (PL 192) col. 974A 24 Hugues d’Amiens, Tractatus in hexameron (PL 192) col. 1252C D- Voir en parti­ culier l’hommage indirectement décerné à Abélard : « Hune sermonem hebraicum catholici nostri recte sic positum pie defendant, qui Trinitatem quae Deus est in unitale simplici praedicant adorati, quam repraesentat eis vox singularis adiecta plurali, id est Bara Eloy». 25 Rodericus Ximenez de Rada, Dialogus libri vite , éd. I.E. Valverde - J. A. Estévez Sola, Tumhout, 1999 (CCCM 72C, p. 175-424), 1,7,3 sq., qui recom­ bine l’argument d’Abélard avec celui qui s’appuyait sur la locution in principio pour démontrer la participation du Fils à la Création. 26 Thomas d’Aquin, Summa Theologiae, éd. Léonine, Romae, 1888-1904, 1, 39, 3, 2. 27 , Commentaria in quatuor libros sententiarum magistri Pétri Lombardi , Opera omnia s. Bonaventurae, Ad Claras Aquas, 1882, vol. I; I II (Dubia circa litteram magistri p. 59-62), dub. 8 : « Item quaeritur de hoc quod dicit : In prin­ cipio creavit Deus , quare magis hoc nomen Deus stet sive supponat pro persona Patris quam pro persona Filii, et quomodo Trini tas intelligatur ex hoc. Respondeo : Ad hoc dicendum, quod octo modis innuitur nobis personarum pluralitas in Scriptura. Primo modo signification ; Matthaei ultimo: In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancii. Secundo modo consignificatione ; Genesis in principio, ubi nos habemus Deus, Hebraei habent Heloym, quod est nominativus pluralis huius singularis Hel. Tertio modo suppo­ sitio n , , ut cum dicitur : Deus genuit Deum ; Proverbiorum octavo : Ante omnes colles generavit me Dominus. Quarto modo appropriation , ut ibi : In principio creavit Deus etc. Deus enim ibi Patri appropriatur et Principium Filio. Quinto modo ite ra tio n , ut Isaiae sexto : Sanctus, Sanctus, Sanctus Dominus Deus Sabaoth. Sexto modo ordine verborum ; Psalmus : Benedicat nos Deus, Deus noster, benedicat nos Deus. Séptimo modo connotation in actu missionis, ut cum dicitur ad Calatas quarto : M isit Deus etc. Octavo modo a p p a ritio n , sicut apparuerunt Abrahae tres viri; Genesis decimo octavo ». 28 Cf. Joachim de Flore, Adversus lúdeos, éd. A. Frugoni, Roma, 1957 (Font. stor. Italia 95) p. 25 : « Non igitur, sicut vos putatis, alíenos nos Christiani predicamus deos, sed unum Deum colimus quem coluit Abraam, ipsum scilicet cum Verbo suo et Spiriti! sancto, quamvis non frustra ad insinuandam hanc trinitatem personarum dixerit Moyses : « Scito et cogita in corde tuo Ky Adonay hu ha Heloym », quod est dicere : quod Dominus ipse est Deus, ut per hoc quod dixit : hu ha unus intelligatur in natura, et per hoc quod dixit Heloym trinus credatur in personis, Pater scilicet et Verbum et Spiritus sanctus. ». 182 ANNE GRONDEUX

1.2. T héologie et gram m aire : la q uestion des sources

Si l’argument d’Abélard est abondamment repris, sa dernière innovation, celle qui consiste à appuyer sa démonstration sur l’exemple turba ruunt, reste en revanche sans postérité. Le rappro­ chement des deux tournures dans la dernière version de son ouvrage sur la Trinité s’inscrit pourtant dans la proximité entre les problèmes théologiques et les questions linguistiques au XIIe s., et souligne les liens entre grammaire, rhétorique et théologie au XIIe siècle, parti­ culièrement visibles dans les discussions trinitaires 29. Le rapprochement de la tournure creavit heloim avec l’énoncé turba ruunt, effectué par Abélard à la fin de sa carrière, pose évidemment la question de ses sources. L’exemple ne vient pas de la tradition rhétorique (voir par exemple les traités de Thierry de Chartres ou de Guillaume de Champeaux30). Etant donné qu’Abé­ lard est parmi les premiers à mentionner l’exempleprata rident 31, on serait tenté de penser que, comme celui-ci, notre exemple remonte aussi à des gloses sur Priscien ; il est pourtant absent des Glose in Priscianum de Guillaume de Conches32, qui ne recourt qu’à l’exemple de Priscienpars (in frusta) secant 33, et il est égale­

29 Cf. J. Jolivet, Arts du langage et théologie chez Abé lard, Paris, Vrin, 20002 ; S. Knuuttila , « Philosophy and Theology in Twelfth-Century Trinitarian Discus­ sions », Medieval Analyses in Language and Cognition. Acts of the Sympsosium The Copenhagen School of Medieval Philosophy, January 10-13, 1996, ed. S. Ebbesen and R.L. Friedman, Copenhagen, 1999, p. 237-249 ; L. V alente , Logique et théologie. Les écoles parisiennes entre 1150 et 1220, Paris, Vrin, s.p. 30 K.M. F redborg , The Latin Rhetorical Commentaries by Thierry of Chartres, Toronto, 1988 (Studies and Texts 84); E a d ., «The Commentaries on Cicero’s De inventione and Rhetorica ad Herennium by William of Champeaux », CIMAGL 17 (1976) p. 1-39. 31 Cf. I. R osier, « Prata rident », art. cit. supra p. 161-62. 32 Cf. E. Jeauneau , « Deux redactions des gloses de Guillaume de Conches sur Priscien », RTAM 27 (1960) p. 212-47 ; K.M. F redborg , «The Dependence of Petrus Helias’ Summa super Priscianum on William of Conches’ Glosae super Priscianum », art. cit. ; E a d ., « Some Notes on the Grammar of William of Conches », CIMAGL 37 (1981) p. 21-41. 33 Cf. Glosae in Priscianum (seconde redaction, Paris, BnF lat. 15130 f. 85rb4-5) : « Il y a figure quand des mots sont construits en dépit des préceptes de cet art [la gram­ maire], mais pas sans raison, comme dans pars secant, où un pluriel est construit de façon intransitive avec un singulier, ce que cet art défend {Figura est quando contra precepta (prececta cod.) huius artis, non tarnen absque omni ratione, dictiones construuntur ut ‘pars sécant’ plurale cum singulari intransitive construitur, quod ars ista prohibet) ». TURBA BÜHNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 183 ment absent des passages d’autres gloses sur Priscien contempo­ raines où on pourrait l’attendre34. Il reste donc à envisager la possibilité qu’Abélard n’ait pas emprunté turba ruunt à une source grammaticale ; le fait qu’il ne recourre pas à l’exemple beaucoup plus canoniqueAthene est, qui aurait mieux convenu puisqu’il présente commecreavit heloim la construction d’un substantif au pluriel avec un verbe au singulier, nous semble plaider en faveur de cette hypothèse35. Il est donc possible qu’Abélard ait puisé directement sa citation à une source littéraire, sur laquelle il faut maintenant se pencher.

1.3. U n e x e m p l e t r o n q u é ?

Contrairement à ce qui a souvent été dit36, il n’est pas sûr qu’il y ait eu un découpage volontaire d’Her. 1, 88,Turba ruunt in me luxu- riosa proci pour en extraire turba ruunt, et ceci pour plusieurs rai­ sons. Tout d’abord, cette séquence existe à l’état isolé chez Ovide, dans le même poème d’ailleurs (Her. 12, 143: Turba ruunt et ‘Hymen’ clamant ‘Hymenaee’ frequenter), et on la retrouve aussi chez S tace (Theb. 6,651: Mox turba ruunt). De plus, les vers Her. 12, 143 et Theb. 6, 651 comportent une construction plus authenti­ quement figurée que le vers Her. 1, 88, dans la mesure oùturba n’y est pas apposé mais directement construit à un verbe au pluriel. Enfin, ces deux vers avaient autant de chance d’être connus qu’Her. 1,88:1a douzième lettre des Héroïdes parce qu’elle est inspirée de l’histoire de Médée, extrêmement populaire au Moyen Âge37, la Thébaide par sa représentation précoce et massive dans les biblio-

34 Mss. London, BL Burney 238 f. 3ra-llvb, 30ra-35vb, 12ra-rb ; Harley 2713 f. 35ra-41rb ; Notae Dunelmenses, ms. Durham, Cath. Libr. C.IV.29, f. 2ra sq. 35 Abelard utilise au contraire la locution Athene sunt dans sa Theologia Summi boni (3, 344 sq.) et dans sa Theologia Christiana (4, 31, 467 sq.) pour démontrer que l’emploi d’un verbe au pluriel ne prouve pas la multiplicité des sujets. 36 Cf. B. Colom bai , Les figures de construction dans la syntaxe latine (1500-1780), Louvain-Paris, 1993, p. 59 et 513 ; I. Rosier , La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au XIIIe siècle, Paris, 1994, p. 275 ; A. G rondeux , Le Graecismus d ’Evrard de Béthune à travers ses gloses. Entre grammaire positive et grammaire spéculative du XIIIe au XVe siècle, Tumhout, 2000, p. 392. 37 Cf. P.M. F ilippi, « Réception du mythe de Médée au Moyen Âge », La représen­ tation de l’Antiquité au Moyen Âge, éd. H. Birkhan, Wien, 1981 (Wiener Arbeiten zur germanischen Altertumskunde und Philologie), p. 91-101. 184 ANNE GRONDEUX

thèques médiévales38. Abélard cite d’ailleurs laThébaïde 39, et s’il condamne sévèrement Ovide dans un passage de saTheologia Scho- larium 40, on sait qu’Abélard et Héloïse connaissaient son œuvre et pratiquaient alors abondamment le genre épistolaire, calqué sur celui des Héro'ides41. Même si l’exemple apparaît au XIIe s., donc à Vaetas ovidiana, on ne peut être totalement sûr que la séquence turba ruunt a bien été extraite d’Her. 1, 8842, car il n’est jamais fait référence à ce vers avant le XIIIe siècle (cf. infra 3). Si des parallèles existent dans la littérature médiolatine, on ne rencontre cependant jamais turba ruunt avant le moment où cet exemple s’introduit dans la réflexion linguistique, et c’est vraisem­ blablement sous l’influence de l’exemple grammatical, abondam­ ment repris, on va le voir, que des auteurs se mettent à employer turba ruunt. Une occurrence en est toutefois donnée par Pandolphe de Pise43, dans sa vie de Gélase II Turba ( ruunt, pedites saliunt

38 Cf. G. G lauche , Schullektüre im Mittelalter. Entstehung und Wandlungen des Lektürekanons bis 1200 nach den Quellen dargestellt , München, 1970. C. Jeudy - Y.F. Riou, «L’Achilléide de Stace au Moyen Âge», RHT 4 (1974) p. 143-180, signalent cependant que sur quatre-vingt-dix manuscrits connus de la Thébaïde , six seulement apparaissent glosés (p. 143 n. 4). Pour les scholies sur Stace, cf. M. S chmidt , «Ein Scholion zum Statius », Philologus 23 (1866) p. 540-47 ; E. W olf- flin , « Z u den Statiusscholien», Philologus 24 (1866) p. 156-158; Ph. K ohlmann , Neue Scholien zur Thebais des Statius , Posen, 1873; R. H elm, « Anecdoton Fulgen- tianum », Rheinisches Museum 52 (1897) p. 177-186; M. M anitius , « A us Dresdener Handschriften. II. Scholien zu Statius Thebais », Rheinisches Museum 57 (1902) p. 397-421 ; A. K lotz, «Die Statiusscholien », Archiv für lateinische Lexikographie und Grammatik 15 (1908) p. 485-525. Nous n’avons pas relevé, dans cet échantillon, de commentaire sur ce vers de Stace. 39 Cf. Theologia Christiana , éd. cit. 3, 45, 572. 40 Cf. Abélard, Commentariorum super s. Pauli epistolam ad Romanos libri quinqué, éd. E.M. B uytaert , Tumhout, 1969 (CCCM 11, p. 39-340), 4, 13, 316. 41 Cf. J.W. B al d w in , «L’ars amatoria au XIIe siècle en : Ovide, Abélard, André le Chapelain et Pierre le Chantre », Histoire et société. Mélanges offerts à Georges Duby, I. Le couple, Lami et le prochain , Aix-en-Provence, 1992, p. 19-29. C. Mews situe la rédaction des Epistulae au même moment (1133-37) que celle de la Theologia Scholarium. 42 On notera d’ailleurs que les deux vers (1, 88 et 12, 143) ne font pas l’objet d’un commentaire grammatical au Moyen Âge, cf. R. J. H e x t e r , Ovid and Medieval Schoo­ ling , München, 1986 (Münchener Beiträge zur Mediävistik und Renaissance- Forschung 38). 43 Pandulphus est le biographe du pape Célase II, Jean de Gaète (PL 163 col. 475- 84), mort en 1119. La Vita Gelasii est datable des années 1133-37 (cf. Studia Gratiana 21 [1978] p. 120-121), comme la Theologia Scholarium d’Abélard. Je remercie F. Dolbeau pour cette indication. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 185 muros, capiuntur ex nostris aliqui non tamen ex i mi i 44 ). On retrouve la séquence vers 1169 sous une forme différente dans le Dragon normand d’Etienne de Rouen {Regales acies cetera turba ruunt45; on notera que dans ce pentamètre, turbà fonctionne en apposition à regales acies, mais une apposition inverse de celle d’Her. 1, 88. L’exemple apparaît aussi dans une chronique espa­ gnole en prose des années 1180 (Turba ruunt; turbai eos regis mors inopina sui46), et dans le Troilus d’Albert de Stade (f 1264: Cetera turba ruunt, vel capiuntur ibi41).

2. Tìirba ruunt

2 .1 . P ierre H élie

En faisant entrer l’exempleturba ruunt dans sa Summa in Pris- cianum (ca 1140-1148), Pierre Hélie introduit une nouveauté dans la tradition grammaticale, qui n’avait jamais utilisé cet exemple auparavant48. L’énoncé apparaît dans laSumma à trois reprises, en premier lieu pour appuyer la réflexion sur la correction des énoncés figurés :

Quand je dis ‘turba ruunt’, la construction n’est pas correcte selon la lettre (icongrua voce ) parce que ‘turba’ est au singulier et ‘ruunt’ au pluriel, et que le singulier ne se joint pas au pluriel. La construction est toutefois correcte selon le sens (congrua sensu) parce que l’auditeur a de quoi la comprendre raison­ nablement. ‘Turba’ est en effet un nom collectif et signifie une pluralité. Il ne peut en effet être dit que d’êtres pluriels, et à cause de la pluralité qu’il donne à intelliger, on comprend correctement ce qui est dit ainsi ‘turba ruunt’. Et chaque fois que le sens est correct, bien que la lettre ne le soit pas, il y a une figure. Et une telle construction est recevable par les grammairiens 49.

44 PL 163 col. 482B. 45 Etienne de Rouen, Draco 1, 17, 730, éd. H. O mont , Le Dragon Normand et autres poèmes d ’Étienne de Rouen , Rouen, 1884 (Soc. hist. Normandie) ; R. H owlett, Chronicles of the Reigns of Stephen, Henry II and Richard /, II, London, 1885 (Rer. Brit. M. A. script. 82) p. 595-757. 46 Chronicon Naierense , éd. J. A. E stévez S ola , Chronica Hispana sœculi XII 2, Tumhout, 1995 (CCCM 71A) III 16 p. 175, 44. 47 Troilus Alberti Stadensis , éd. T. M erzd o rf, Leipzig, 1875, 1, 702. 48 Cf. B. C olom bai , Les figures de construction..., op. cit. p. 59 et 513. 49 Pierre Hélie, Summa in Priscianum , éd. L. Reilly, Toronto, 1993, t. II p. 833, 18 : «Ut cum dico ‘turba ruunt’, non congrua est ordinario voce quia ‘turba’ singularis numeri est, ‘ruunt’ pluralis, et singulare non iungitur plurali. Congrua tamen est sensu 186 ANNE GRONDEUX

On voit ici le principal usage de l’exemple, sur lequel on reviendra, qui est d’illustrer le fait que toute construction doit être, suivant Priscien, rapportée à l’intellection. Il s’agit là d’une inno­ vation capitale que l’on trouve chez Pierre Hélie, qui consiste à assigner aux termes congruus, congruitas une acception séman­ tique, qui permet de prendre en compte des énoncés incorrects sur le plan formel mais corrects selon l’intention de signifier 50. Un peu plus loin, la seconde occurrence utilise turba ruunt pour illustrer tous les cas où un accident est mis pour un autre, cette substitution étant justifiée par une raison (ratio) :

En revanche si les mots sont construits avec des accidents différents, et que cette construction a une raison, il n’y aura pas vice mais figure, comme ‘turba ruunt’ : un singulier est construit avec un pluriel51.

La dernière occurrence fait intervenir turba ruunt pour illustrer une figure spécifique, la concidentia, qui est le nom donné par Pris-

hec ordinatio quia habet auditor quid ex ea rationabiliter intelligat. ‘Turba’ enim nomen collectivum est et pluralitatem significai. Non enim nisi de pluralibus potest dici, et propter pluralitatem que ex ea intelligitur, intelligitur recte quod sic dicitur ‘turba ruunt’, et ubicumque congruit sensus, quamvis vox non congruat, figura est. Et talis constructio recipitur a grammaticis ». Pour la datation de la Summa in Priscianum , cf. K.M. F red bor g , « The Dependence of Petrus Helias’ Summa super Priscianum on William of Conches’ Glosae super Priscianum », CIMAGL 11 (1973) p. 1-57, p. 2-5 : le terminus ante quern est donné par la seconde rédaction des Glosae in Priscianum de Guillaume de Conches, que Pierre Hélie ne connaît pas, et qui est elle-même posté­ rieure au Dragmaticon (1144-49). L. Reilly , éd. cit., p. 14-15, admet la datation des années 1140 sur la base des arguments donnés par M. Gibson, in J E. T o lso n (éd.), «The Summa of Petrus Helias on Priscianus Minor , with an introduction by M. Gibson », CIMAGL 27-28 (1978), mais fait remarquer que Pierre Hélie semble connaître quelques passages de la seconde rédaction des Glosae in Priscianum de Guil­ laume de Conches (ca 1154). 50 Cf. S. E bbesen , « The present king of France wears hypothetical shoes with cate­ gorical laces. Twelfth-century writers on well-formedness », Medioevo 1 (1981) p. 91-113; C.H. K neepkens , « Roger Bacon on the double intellectus : A Note on the Développement of the Theory of Congruitas and Perfectio in the first half of the thir­ teenth century », The Rise of British Logic. Acts of the Sixth European Symposium on Medieval Logic and Semantics, éd. O. Lewry, Toronto, 1985, p. 115-143 ; M. S irridge , « Institutiones Grammaticae XVII 187 : three reactions », L'héritage des grammairiens latins de VAntiquité aux Lumières. Actes du colloque de Chantilly , éd. I. Rosier, Louvain, 1988, p. 171-80 (p. 173) ; C.H. K neepkens , Het Iudicium constructionis. Het Leerstuk van de Constructio in de 2de helft van de 12de Eeuw , Nijmegen, 1987, I p. 707 ; I. Rosier , « O M agister ... », art. cit. 51 Pierre Hélie, Summa in Priscianum , éd. cit. p. 1003, 19 : « Si vero secundum diversa accidentia construantur dichones et habeat rationem illa constructio, non in ea erit vicium sed figura, ut ‘turba ruunt’ : singularis numerus cum plurali construitur ». TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 187 cien comme équivalent de la syneptose(synemptosis52), ouvrant ainsi un débat dont on verra plus loin les prolongements :

La concidentia est la construction intransitive de cas, de nombres, de genres ou de personnes différents, comme ‘turba ruunt’ 53.

Si turba ruunt n’est pas avant son entrée dans laSumma in Pris- cianum un exemple grammatical standard, la coïncidence avec sa présence dans la Theologia Scholarium d’Abélard, antérieure de quelques années, pose un problème, car elle impliquerait que Pierre Hélie remploie ici une citation trouvée dans la Theologia Schola­ rium. Il serait d’ailleurs possible que Pierre Hélie ait eu entre les mains ce traité d’Abélard, si l’on admet qu’il a lui-même composé un Commentum, autrefois attribué à Thierry de Chartres, sur leDe Trinitate de Boèce54. Sans rouvrir ce dossier controversé, il est important de noter pour notre propos que la toute première occur­ rence de turba ruunt en domaine grammatical apparaît dans un passage où Pierre Hélie part d’un argument posé dans un dévelop­ pement d’Abélard pour développer sa propre conception de la

52 Institutiones grammaticae XVII 155 (GLK III) p. 183, 23. 53 Petrus Helias, Summa in Priscianum , éd. cit. p. 1005, 1 sq. : « Concidentia vero est diversorum casuum vel numerorum vel generum vel personarum intransitiva constructio, ut ‘turba ruunt’ ; concidentia est quia diversi numeri intransitive construuntur ». Là non plus, Pierre Hélie n’emprunte pas à Guillaume de Conches, cf. Glosae in Priscianum (deuxième rédaction), Paris, BnF lat. 15130 f.l23ra: « Habet autem sub se multas species, quas hoc enumerai : prolensim et silensim, deinde ponit ethimologiam nominum, presumtionem et conceptionem. Est enim prolensis presuntio, silensis conceptio, et [per] zeuma vel adiunctio etc. Quia attende quod Priscianus ponit nomina greca istarum figurarum cum suis interpretationibus sed \tacet/ diffinitiones earum. Sed Donatus et Ysidorus trium illarum diffinitionem, id est prolensis et silensis et zeumatis, Cassiodorus quarte, id est antitosis, sed que figura sit antitosis non repperi. ... /123rb/ ... Est (sinthesis) ubi casus pro casu ponitur vel due diverse persone vel diversa construuntur genera, quamvis hoc ex autoritate non habemus. Sinthesis dicitur, quia autoritas isti nullum dat nomen ». Manifestement Guillaume de Conches disposait d’un exemplaire des Institutiones qui ne donnait pas le calque latin concidentia pour synemptosis , et il ne donne pas là non plus l’exemple turba ruunt. Voir aussi les Glosulae de Guillaume de Champeaux, citées par L. Reilly (Summa p. 1005 app.), qui ne donnent pas non plus l’exemple turba ruunt. 54 Cf. E. Jeauneau , « Thierry de Chartres », DLF 1427; K.M. F redborg , «The Dependence of Petrus Helias’ Summa super Priscianum on William of Conches’ Glose super Priscianum », art. cit. p. 51-54 ; le ms. Bodl. Libr. Lyell 49 attribue en effet le Commentum à Pierre Hélie, de Thierry de Chartres. Voir cependant contre cette attribution L. Reilly, éd. cit., p. 13 et la bibliographie citée ibid; M. G ibson , «Petrus Helias », Lexicon grammaticorum , éd. H. Stammeijohann, Tübingen, 1996, p. 722. 188 ANNE GRONDEUX correction55. Dans la Logica Ingredientibus, Abélard soutenait en effet l’idée d’une double conjonction, grammaticale et logique, opérée par le verbe substantif : la conjonction de construction, celle des grammairiens, se situe au niveau desvoces et de leur intellec­ tion, et la tâche du grammairien se limite à examiner la correction formelle de l’énoncé, alors que le logicien examine lui la vérité, non pas dans l’énonciation même mais dans son adéquation au réel (.status rei56). Pierre Hélie innove en reprenant cette idée et en la précisant. Présentant d’abord des énoncés bien formés (homo albus currit, Socrates est lapis , qui fait écho à l’énoncé homo est lapis d’Abélard57), qui présentent un agencement correct des accidents, il reconnaît que le grammairien admet ces énoncés, parce qu’ils donnent quelque chose à entendre à l’auditeur ; au logicien de déterminer ensuite si Socrates est lapis correspond à quelque chose dans la réalité. Il limite ensuite cette idée en la confrontant au prin­ cipe de Priscien, selon lequel toute construction doit être rapportée à 1’intellection, ce qui lui permet d’opposer deux contre-exemples. Le premier est turba ruunt , que le grammairien est tout à fait apte à déclarer correct bien que les accidents n’y soient pas agencés correctement, et ceci parce que l’auditeur a de quoi le comprendre. Le second est Socrates habet ypoteticos sotulares cum cathegoricis corrigiis, que le grammairien ne peut pas admettre : même s’il ne présente en apparence aucune distorsion puisque les accidents (genres et nombres) y sont correctement accordés, il est à rejeter du

55 Cf. L. Reilly, éd. cit., p. 28. 56 Abélard, Glosse ad categorías , éd. B. G eyer , Peter Abaelards philosophische Schriften I 2 : Die Glossen zu den Kategorien , M ünster i. W., 1921 (Beitr. z. Gesch. der Phil. M. A. XXI 2) p.17 : « Nota autem aliam esse coniunctionem constructionis quam attendant grammatici, aliam praedicationis quam considérant dialectici : nam secundum vim constructionis tarn bene per ‘est’ coniungibilia sunt ‘homo’ et ‘lapis’ et quilibet recti casus, sicut ‘animal’ et ‘homo’, quantum quidem ad manifestandum intel­ lectual non quantum ad ostendendum rei statum. Coniunctio itaque constructionis totiens bona est, perfectam demonstrat sententiam, sive ita sit sive nomen. Praedicationis vero coniunctio quam hic accipimus ad rerum naturam pertinet et ad veritatem status earum demonstrandum. Si quis ita dicet ‘homo est lapis’, [non] hominis vel lapidis congruam facit constructionem ad sensum, quem voluit demons­ trare, nec ullum vitium fuit grammatice et licet quantum ad vim enuntiationis lapis hic praedicetur de homine, cui scilicet tamquam praedicatum construitur, secundum quod falsae quoque categoricae predicatum teminum habent, in natura tarnen rerum praedi- cabile de eo non est. Cuius tantum vim praedicationis hic attendimus, dum universale definimus». Cf. aussi les autres passages relevés par L. Reilly, éd. cit., p. 832 app. 57 Cf. L. Reilly, éd. cit., p. 27. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 189 point de vue de 1’intellection, parce que des adjectifs de seconde imposition (hypothétique, catégorique) y sont joints à des substan­ tifs de première imposition (soulier, lacet), si bien que l’auditeur ne peut pas le comprendre58. Le remploi dans ce passage de la Summa de turba ruunt ne saurait à notre avis être dû au hasard : c’est vrai­ semblablement parce qu’Abélard utilise cette tournure pour appuyer sa démonstration sur Gn 1, 1 creavit ( heloim) qu’elle constitue pour Pierre Hélie un argument à opposer à la partition des tâches du grammairien et du logicien telles qu’elles étaient fixées dans la Logica Ingredientïbus.

2 .2 . P ortée grammaticale

2.2.1. Construction et intellection On a vu que dès sa première attestation chez Pierre Hélie, l’exemple sert prioritairement à illustrer le fait qu’une construction doit être rapportée à 1’intellection, selon la formule de Priscien ('Omnis ... constructio ... ad intellectum vocis est referenda, IG XVII 187), ce que l’on retrouve dans les Quaestiones de Jean De Wolve, datables du début du XIIIe siècle :

On se demande si la phrase turba ruunt est correcte ou incorrecte. Sa correc­ tion simple est évidente pour la raison suivante : Priscien dit dans le premier volume de son M ineur que toute construction, que les grammairiens appellent syntaxe, doit être rapportée à 1’intellection. Donc, puisqu’un grand nombre et une pluralité sont donnés à intelliger par le terme turba, ce mot se joint de façon correcte à un verbe au pluriel ; donc la phrase turba ruunt sera simple­ ment correcte par la valeur de son intellection, alors que turba ruit sera fautive 59.

58 Pierre Hélie, Summa in Priscianum, éd. cit. p. 832-33. Sur la question de l’im­ position des noms, cf. S. E bbesen , «The present king of France wears hypothetical shoes with categorical laces. Twelfth-century writers on well-formedness », art. cit. 59 Iohannes De Wolve, Sophismata grammaticalia, BnF lat. 15037 f. 160vb (19- 26) : « Queritur de hac locutione ‘turba ruunt’, utrum sit congrua vel incongrua. Quod sit congrua simpliciter patet hac ratione : dicit Priscianus in primo minoris quod omnis constructio quam grammatici synthasin vocant ad intellectum referenda est. Cum ergo multitude in hoc nomine ‘turba’ intelligitur et pluralitas, hoc nomen ‘turba’ congrue coniungitur verbo plurali ; ergo ista oratio ‘turba ruunt’ congrua erit simpliciter virtute sui intellectus, hec autem ‘turba ruit’ vitiosa erit». Cf. C. B rousseau -B euermann , «Les Quaestiones de Johannes de Wolve et les Sophismata artis grammaticae du ms. Paris BNF lat. 15037 », Gilbert de et ses contemporains, aux origines de la Logica m odem orum , éd. A. de Libéra et J. Jolivet, Naples, 1987, p. 91-105. 190 ANNE GRONDEUX

Turba ruunt illustre aussi le commentaire de ce passage des Institutions de Priscien par Robert Kilwardby :

Une phrase qui représente de façon plus adéquate l’intention du proférant est plus adéquate ; mais une phrase figurée le fait de façon beaucoup plus adéquate que la première. On répond ainsi à la raison opposée : une expression ainsi ordonnée, non selon les règles de la grammaire mais d’une autre façon, est incorrecte au premier degré, mais elle est figurée, comme ‘turba ruunt’ et autres phrases de ce genre, si bien qu’une expression figurée sera incorrecte au premier degré. De plus une construction intransitive réclame, d’après la grammaire, l’iden­ tité de la substance et des accidents, donc si elle est arrangée de telle sorte qu’ils soient différents, elle sera incorrecte. Or c’est le cas dans ‘turba ruunt’ et dans les phrases similaires. Donc les phrases de ce genre sont incorrectes au premier degré. De plus une phrase incorrecte au premier degré relève entièrement de l’usage courant du langage, mais pas la phrase figurée, si bien qu’elle n’est pas correcte au premier degré ; il (Priscien) dira ailleurs qu’une phrase de ce type est partiellement correcte et partiellement incorrecte et non simplement ainsi ou ainsi, parce que son incorrection est proportionnelle à son impropriété, et sa correction à la raison qui l’excuse60.

Ce passage des Institutions de Priscien est aussi invoqué par l’auteur du commentaire du Barbarisme attribué, sans doute faus­ sement61, à Kilwardby, et illustré par le recours à l’exemple de turba :

Il (i.e. Donat) dit ensuite qu’il y a vice par le nombre, si l’on dit ‘pars in frusta secant’, parce qu’un pluriel est mis pour un singulier, et ainsi un nombre pour son opposé.

60 Robertus Kilwardby, Commentaire sur Priscien mineur , Vatican, Urb. lat. 298 (ad XVII 187, Omnis enim constructio ... ad intellectum vocis est referenda) f. 52ra: « Adhuc convenientior est oratio que convenientius représentât intentionem proferentis, sed figurativa oratio multotius convenientius hoc facit quam prima. Ad oppositum sic obicitur : locutio sic disposila non secundum regulas gramatice sed modo opposite simpliciter incongrua est, sed talis est figurativa, ut ‘turba ruunt’ et huiusmodi, quare figurativa locutio erit simpliciter incongrua. Adhuc constructio intransitiva secundum gramaticam ydemptitatem exigit substantie et accidentium, quare si componatur sub diversitate eorum erit incongmitas. Sed sic est hic ‘turba ruunt’ et in //52rb// consimi- libus. Quare tales orationes sunt simpliciter incongrue. Adhuc oratio simpliciter incon­ grua omnino est de usu communiter loquentium ; sed oratio figurativa non est de usu eorum, ergo non est simpliciter congrua sed hoc alias dicet quod huiusmodi oratio partim est congrua et partim incongrua et non simpliciter sic aut sic, quia quantum habet de improprietate eorum tantum et de incongruitate et quantum de ratione excu­ sante tantum de congmitate ». 61 Pour la remise en cause de cette attribution, cf. I. Rosier , « O M agister ... », art. cit. p. 4, avec le rappel des arguments d’O. Lewry. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 191

Mais on réfléchit ici de la façon suivante : puisqu’un nom au pluriel exige la construction avec un verbe au pluriel par le grand nombre qu’il comporte, et qu’un nom au singulier comme au pluriel dénote un grand nombre en tant que nom collectif, comme dit Priscien, ‘peuple’ ou ‘foule’ (turba) ou ‘tout homme’ et nom de ce genre, un mot au singulier par le grand nombre qu’il signifie peut être convenablement construit avec un verbe au pluriel et cela se fait sans vice, comme un mot au pluriel par le grand nombre qu’il désigne. De même : cet exemple figure dans un poème, il est donc authentique, et il y a donc ici une impropriété et une raison excusante, en ce qu’il y a ici une figure. Il convient donc qu’il y ait ici une raison qui fasse qu’il y ait ici une telle impropriété et une raison qui l’exige. (...) A la question qu’un nom au singulier paraît se construire convenablement avec un verbe au pluriel par le grand nombre qu’il désigne comme un nom au pluriel, on dit qu’un nom au pluriel se construit avec un verbe au singulier ex p arte ante non seulement en vertu du grand nombre qu’il signifie mais selon qu’il est signifié sur le mode du grand nombre, car la construction, comme il est dit, (doit être rapportée) à l’intellect du son vocal ; mais un mot au singu­ lier, bien qu’il signifie le grand nombre comme nom collectif, ne le fait pour­ tant pas selon l’intellect du son vocal et sur le mode du grand nombre, et pour cette raison il ne se construit pas proprement avec un verbe au pluriel ex parte ante. C’est pourquoi, quand on dit ‘la foule’ (turba) ou ‘les foules’ (turbae) ou ‘tout homme’ ou ‘tous les hommes’, on ne dit pas une chose et une autre, mais on dit la même chose sous des modes différents, et le mode de signifier diffé­ rent donne une construction différente 62.

62 Robert Kilwardby, In Donati artem maiorem III, éd. L. S chmücker , Brixen, 1984, p. 59, 885 sq. : « Consequenter dicit quod est vitium ratione numeri, si dicatur pars in FRVSTA secant (393, 31), quia ponitur plurale pro singular!, et ita numerus oppo- situs pro opposite. Sed contra : hie quaeritur hoc modo : cum nomen in plurali ratione multitudinis importatae per ipsum exigit ordinationem cum verbo in plurali, et nomen aliquod notât multitudinem in singular! sicut et plurale, quia nomen collectiuum, ut dicit Priscianus, populus vel turba vel omnis homo et huiusmodi, quare dictio in singu­ lar! ratione multitudinis, quam désignât, [non] potest conuenienter ordinari cum verbo in plurali et sine vitio est, sicut dictio numeri pluralis ratione multitudinis, quam dési­ gnât. Item hoc exemplum in poemate est, quare est authenticum, et ita est ibi impro- prietas et ratio excusans, quia est ibi figura. Quare oportet, quod sit ibi ratio, quare ibi esse talis improprietas, et ratio, quare oportuit esse. ... Ad hoc ergo, quod quaeritur, quod nomen aliquod in singular! conuenienter videtur ordinari cum verbo in plurali ratione multitudinis designatae (designante ed.), sicut aliquod et nomen numeri pluralis, dicendum quod nomen in plurali non solum constmitur cum verbo singularis numeri ex parte ante (autem ed.) ratione multitudinis designatale (designante ed.) per ipsum, sed inquantum per significationem designatur per modum multitudinis, quia constructio, ut dictum est, ad intellectum vocis etc. [(est)], sed dictio in singular!, licet multitudinem significet sicut nomen collectiuum, non tarnen secundum vocis intel­ lectum et per modum multitudinis, et propterea non constmitur proprie cum verbo in numero plurali, ex parte ante (autem ed.). Unde (ut ed.) est, cum dicitur ‘turba vel turbae vel omnis homo vel omnes homines’, non dicitur aliud et aliud, sed idem dicitur diversimode et ille modus diversus significandi facit constructionem diversam». 192 ANNE GRONDEUX

Toute construction devant être rapportée à 1’intellection selon la formule déjà citée de Priscien, les grammairiens se donnent pour tâche d’éclairer cette notion, en recourant au procédé courant de la subdivision, et en distinguant unintellectus primus et un intellectus secundus, qui s’accordent avec la distinctionad sensum / ad intel- lectum. Selon l’époque et les grammairiens, ce que recouvrent ces notions tend à varier: Jordan, qui est semble-t-il le premier à mentionner cette distinction, voit dans l’intellect second la visée du locuteur, alors que Kilwardby et Bacon l’admettent au sens de ce que reconstruit l’auditeur; une troisième génération (Magister Johannes, Gosvin de Marbais, l’anonyme du sophisme O Magister ), plus radicale, y voit en revanche la signification lexicale des constituants de l’énoncé, par opposition à leur consignification ou mode de signifier63. La notion d’intellect premier et second est mise en œuvre par la glose Admirantes du Doctrinale , commentant un passage qui traite des accords selon le sens, et elle est illustrée une fois de plus par turba ruunt 64 :

Videtur quod in huiusmodi locutionibus ‘pars in frusta secant [V e r g . Aen. 1, 212], ‘turba ruunt’, et in exemplo littere, nulla sit improprietas vel figura. 1. Oppositio in dictionibus vel partibus causatur ab oppositione intellec- tuum, et oppositio intellectuum ab oppositione rerum. Cum ergo inter rem importatane per hoc nomen ‘populus’ vel ‘turba’ vel ‘pars’ et verbum principale non sit oppositio, ergo nec in intellectu nec in sermone. Ergo nec in ulla tali locutione erit improprietas sive figura. 2. Item accidentia contraria in diversis substantiis non habent contrarie- tatem. Cum ergo nomen et verbum sint diversa, sicut patet, quia ex opposito distinguuntur singularitas in nomine et pluralitas in verbo, non habet Opposi­ tionen! adinvicem. Et ita redit in idem, ut prius. ad 1. Ad quod dicendum est quod contingit loqui de hoc nomine ‘turba’ dupliciter : quantum ad primum intellectum, et hoc modo est ponere Opposi­ tionen! inter rem verbi pluralis numeri et rem suam, et similiter intellectu et sermone ; vel quantum ad secundarium intellectum, et quantum ad hoc non est oppositio inter nomen singularis numeri et verbum pluralis. Quia ergo constmuntur ad primarium intellectum eorum, opponuntur. Et propter hoc est ponere quod quelibet talis constructio simpliciter est incongrua, quoad quid tarnen congrua.

63 Pour ces notions cf. I. Rosier , La parole comme acte , op. cit. p. 46-49. 64 Alexandre de Villedieu, Doctrinale , éd. cit. 7484-1487: «Non das ad vocem quandoque relata, sed ad rem / Nominis : est bona gens, Deus est protector eorum. / Adiectiua modo poni reperimus eodem : / Pars hominum validi turres et moenia scan­ dant ». TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 193

ad 2. Ad secundum dicendum est quod, licet nomea et verbum sint duo diversa secundum se, secundum tarnen quod unum quoddam in constructione orationis faciunt, quia ex accidente et subiecto fit unum numero, unum sunt. Et ideo ratio illa nulla est65.

2.2.2. Une équivalence sémantique ? On a vu maintenant un certain nombre de grammairiens employer l’exempleturba ruunt. Il reste à prendre en compte leur avis sur le statut respectif des deux séquencesturba ruunt et turba ruit, l’énoncé fictif qui justifie linguistiquement l’écart à la norme du langage. Les auteurs admettent que turbae est ici l’excusant de turba (Roger Bacon : similiter cum hoc idem significai quod hoc quod dico ‘turbe’, cf. texte cité infra 2.3.1, le Ps.-Kilwardby du commentaire sur le Barbarisme : ‘turba ruunt pro turbae ’, cf. texte cité supra 2.2.1), mais on rejette en revanche l’idée d’une équiva­ lence, au niveau de la signification, entreturba ruunt et turba ruit, ce qui revient à dire que ce second énoncé aurait été fautif à cet endroit. On trouve cette idée nettement exprimée chez Jean De Wolve (hec autem ‘turba ruit’ vitiosa erit, cf. texte cité supra 2.2.1), et, à la fin du XIIIe siècle, dans un commmentaire du Grae- cismus d’Evrard de Béthune signé d’un maître au surnom de Jupiter, qui enseignait à l’école cathédrale de :

Et remarque aussi que, comme le dit Remi dans son commentaire sur le B arbarism e 66 : (les écarts) sont excusés et admis en grammaire dans la mesure où nous exprimons parfois mieux les concepts de notre esprit par un énoncé figuré que par un énoncé correct, comme quand on dit turba ruunt. Cette phrase est en effet incorrecte parce qu’un singulier est accordé à un pluriel, mais les concepts de notre esprit sont ici mieux exprimés que si l’on avait dit turba ruit61.

65 Glose Adm irantes , ms. Orléans Bibi. Mun. 252 f. 115 (daté de 1284; cité par C h. T hurot , Notices et extraits de divers manuscrits latins pour servir à l’histoire des doctrines grammaticales au Moyen Âge, XXII 2, Paris [Repr. Frankfurt, Minerva, 1964] p. 371). 66 Pour la citation de Remi (éd. ML. Coletti, «Un’ opera grammaticale di Remigio di Auxerre : il commento al « De barbarismo » di Donato », Studi medievali 26 [1985] p. 951-67, spéc. p. 963, 413-14), cf. I. Rosier , La parole comme acte , op. cit. p. 24. 67 « Et vide quod sicut dicit Remigius in commento suo supra Barbarismum : Pro tanto excusantur et permittuntur in gramatica quia quandoque exprimimus melius nostros mentis conceptus per sermonem figuratum quam per sermonem congruum, ut patet dicendo ‘turba ruunt’. Illa enim est incongrua eo quod numerus singularis 194 ANNE GRONDEUX

La théorisation poussée d’une correction fondée sur l’intention de signifier du locuteur aboutit dans ces deux cas, très différents dans leurs raisonnements, dans leurs fondements théoriques, et chronologiquement éloignés l’un de l’autre, à la même conclusion : on ne peut pas substituer turba ruit à turba ruunt sans proférer une phrase qui ne serait pas l’équivalent de la première.

2.2.3. Les constructions impliquant des noms collectifs Turba ruunt devient très vite aussi un des exemples canoniques qui permettent de réfléchir sur les noms collectifs, et l’on se souvient que Pierre Hélie justifiait déjà sa correction par le fait que turba est un nom collectif. L’exemple, détaché de la justification des énoncés figurés, intervient dans ce nouveau contexte dès la Summa Breve sit de Robert de Paris (ca 1160), donc peu de temps après la Summa in Priscianum de Pierre Hélie. Dans la section De constructione verbi substantivi ad nomen collectivum, l’auteur de cette première somme indépendante de syntaxe réfléchit sur l’énoncé nos populus sumus, en mettant en parallèle les énoncés nos populi / nos populus et turba ruit / turba ruunt :

‘Nos populi sumus’ convenienter dicitur ; et iste dictiones ‘nos’, ‘populus’ inme­ diate construuntur in diversitate numerorum ; ergo alterutro numero commutato convenientior erit constructio, ut dicatur ‘ego populus’ alterutro numero com­ mutato ; falsum est. Sed altero commutato, verum esset. Convenientius enim dicere tur ‘nos populi’ quam ‘nos populus’, quemadmodum dicitur ‘turba ruunt’ : convenientius tarnen diceretur ‘turba ruit’, quia non figurate 68.

On retrouve notre énoncé dans la Glosa Promisimus, commen­ taire de Priscien du dernier quart du XIIe siècle, dans un passage où l’auteur se demande si les noms collectifs sont susceptibles d’ad­ mettre une relation :

Hic queritur utrum possit evocari et utrum relationem adm ittat.... De relatione sic : ‘Turba ruunt et ipsa movetur’ vel ‘ipse moventur’ nee in singular! nee in plurali recipit M . redditur numero plurali vel verbo plurali, sed tarnen magis exprimuntur ibi nostri mentis conceptas quam si diceretur ‘turba ruit’« . Cf. A. G rondeux , Le Graecismus d ’Évrard de Béthune..., op. cit. p. 487. 68 Robert de Paris, Summa ‘Breve sit\ éd. C.H. K neepkens , Nijmegen, 1987, t. II, p. 82, 17-24. 69 K.M. F redborg , « Promisimus. An edition », CIMAGL 70 (1999) p. 81-228, (ad Prise. II 6, 31 p. 61,21) p. 158. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 195

Dans son Compendium gramatice (ca 1234), Jean de Garlande recourt aussi, mais indirectement, à l’exemple turba ruunt pour réfléchir sur les constructions de noms comme turba opposés au pluriel Thebe :

Accidit hic numerus, per quem de pluribus exit Sermo vel ex uno ; numerus sed cum fit ab uno, Usurpativum certa ratione ferendum est, Ex uno quoniam processus pluribus exit, Vel quasi de multis aut uno, si lego Thebe Sunt aut Turba ruit10. Sunt exemplaria dieta Singulare voce pluralia, vel vice versa.71

On reviendra plus loin sur le rôle joué par ailleurs par Jean de Garlande dans l’histoire de l’exemple turba ruunt (cf. infra 3.1). Dans son chapitre des noms collectifs, Jean de Gênes recourt aussi à turba ruunt parmi d’autres exemples qui illustrent les construc­ tions de singuliers collectifs avec des verbes au pluriel :

Respondeo quod apud animam plura simul dicuntur, unum signatum, ut ‘homines’ et ‘populus’, et ita per nomen collectivum datur una forma respectu multorum et unus intellectus qui est signum unius signati sive id signum sit una res sive plures. Propter hoc nomina collectiva sepe construuntur cum verbo plurali ut ‘turba ruunt’, et potest ista figura non solum tolerari sed edam usua- liter observan72.

2 .3 . L es discussions sur l’impropriété

Si pratiquement tous les grammairiens du XIIIe siècle connais­ sent et manient l’énoncé, des divergences apparaissant dans l’ana­ lyse de l’impropriété qu’il comporte. On se souvient que Pierre Hélie citait le premier l’exemple à propos de laconcidentia ; cette opinion ne fait pas l’unanimité au siècle suivant, où s’affrontent un courant majoritaire qui discerne dans turba ruunt un cas d’antip- tose (antiptosis ) et des grammairiens isolés qui rejettent cette opinion et préfèrent y voir d’autres types de figures.

70 ruit B a.c. G ] ruunt C ed. 71 Jean de Garlande, Compendium gramatice, éd. T. H aye , Köln-Weimar-Wien, 1995,1155-61. 72 Jean de Gênes, Catholicon, 3, 32 (Venise, Bonem Locateli!, 1495) p. 17b. 196 ANNE GRONDEUX

2.3.1. L’opinion majoritaire : /'antiptosis Dès le tournant des XIIe-XIIIe s., Pierre d’Espagne impose avec sa Summa Absoluta cuiuslibet le classement de ce type d’énoncés sous la rubrique de l’antiptose, et ceci, on le verra, pour précisera contrario la définition de la synemptosis/concidentia (cf. infra 2.3.3): L’antiptose est l’emploi d’un accident pour un autre, comme quand on met un cas à la place d’un autre (...) ou un genre à la place d’un autre (...) ou un nombre à la place d’un autre comme dans ‘turba ruunt’ pour ‘ruit73’.

Roger Bacon admet de même l’existence d’une antiptose dans l’énoncé :

On a la même chose [ie une antiptose] avec la phraseturba ruunt , et le nom turba peut se construire de façon convenable avec un pluriel, parce qu’il signifie une forme qui repose en acte sur un grand nombre, raison pour laquelle il peut être construit avec un pluriel ; aussi parce qu’il signifie la même chose que turbe qui est son excusant ; mais la raison qui justifie l’impropriété est la nécessité ou la métrique, car s’il [l’auteur, qui n’est pas nommé...] l’avait dit au pluriel, la correction du mètre n’aurait pas été observée ; de plus celui qui énoncerait ce propos [ie turbae ruunt ] ne pourrait désigner et indiquer que l’acte provient d’une foule, et il serait alors excusé par le fait d’exprimer sa pensée14.

73 Petrus Hispanus, Summa Aboluta cuiuslibet , éd. C.H. K neepkens , Het Iudicium constructionis, op. cit. Ill p. 54 : « Antitosis est accidentis pro accidente transumptio, ut si casus ponatur pro casu (...) aut genus pro genere (...) aut si numerus pro numero ut ‘turba ruunt’ pro ‘ruit’ ». 74 Roger Bacon, Summa grammatica , éd. R. S teele, London, 1940 (Opera hactenus inedita Rogeri Baconis, XV) p. 33, 11-21 : « Eodem modo est de hac oracione ‘turba ruunt’, et convenienter potest hoc nomen ‘turba’ construí cum plurali, cum signi­ ficai formam que actualiter fundatur in multis, et ideo bene potest racione illius ordi­ nari cum plurali ; similiter cum hoc idem significai quod hoc quod dico ‘turbe’, quod est excusans ipsum; set racio qua oportet inproprietatem fieri est nécessitas vel metrum, quia si dixisset in plurali metri conveniencia non conservaretur, et eciam proferens hunc sermonem non posset designare et intendere actum egredi a multitudine inportata, et tunc excusaretur per expressionem sentencie ». Les deux autres occur­ rences de turba ruunt dans la Summa le font intervenir comme simple exemple à l’appui: ibid. p. 88, 16-18: « Item, ‘turba ruunt’ racione multitudinis significate construitur cum plurali, quare cum gerundium significai rem infinitam, poterit racione talis significati supponere » ; ibid. p. 135, 11 - 136, 4 : « Q ueritur de intencione huius sermonis ‘vestes quas geritis sordida lana fuit’ ; de figura et duplici perfeccione patuit prius. Set quod non posset li ‘vestes’ alico modo construí cum eo quod est ‘fuit’ videtur : quia omnis construccio fundatur supra aliquam convenienciam. Cum igitur a parte appositi sit unitas, necesse est quod in supposito inveniatur uni tas, vel a parte significati vel consignificati ; set hic nulla invenitur, sicut patet ; a parte enim consign!- TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 197

L’antiptose est également admise par le grammairien Jordanus75 (ca 1250):

Ad hoc ut sit figurativus sermo necesse est quod sit aliquid excusans, aliquid excusatum, et tertium respectu cuius fit excusado.. Cum igitur tria exigantur ad figurativum sermonem secundum diversificationem istarum trium diversifi- cantur figurae... Si simpliciter eadem, differentia tarnen accidente, sic est anti­ thesis, verbi gratia ‘turba ruunt’ : ‘turba’ pro ‘turbae’, singulare pro plurale. Hic singulare est excusatum, plurale excusans 16.

Dans son commentaire sur Priscien mineur, Robert Kilwardby admet comme Pierre d’Espagne et Roger Bacon la solution de l’an­ tiptose dans turba ruunt : le passage consacré à la synthesis définit cette figure en la distinguant de Yantiptosis (antithesis cod.), illus­ trée par turba ruunt :

Comment se produit la synthesis ou apposition ... Il faut tout d’abord savoir ce qu’est l’apposition ou figure d’apposition dont on parle ici. C’est la conjonc­ tion immédiate et intransitive de mots appartenant au même suppôt. Et je dis ‘appartenant au même suppôt’ à cause de l’antiptose, dans laquelle s’unissent souvent de façon intransitive et immédiate des constructibles sous des acci­ dents différents, comme ici ‘turba ruunt77’.

Acati est manifesta pluralitas, quia numerus pluralis a parte significati ; similiter cum multiplicatur forma significata per diversa subposita in plurali, igitur nulla conve­ niencia reperitur in subposito respectu appositi. Item, multiplicata substancia, necesse est esse subjecti vel fuisse multiplicari, quare cum appositum significet esse sub prete­ ritone vel fuisse, necesse est illud multiplicari cum ejus subjectum multiplicetur in proposito. Item, hoc patet per Priscianum, ‘duplicata substancia necesse est actus duplicali’. Set quod non potest construí patet per predicta in principio satis. Quod autem ibi sit figurativa construccio probatur : quia que est comparato suppositi singu­ lars ad verbum plurale, eadem est comparato suppositi pluralis ad verbum singulare, quare si secundum Priscianum poterit suppositum singulare construí figurative cum verbo plurali, ut ‘pars secant’, ‘turba ruunt’, poterit eodem modo subpositum plurale construí cum verbo singular! figurative, quare non erit construccio simpliciter incon­ grua, set excúsala». 75 Cf. M. SiRRiDGE, « Jordan », Lexicon grammaticorum , éd. H. Stammeijohann, Tübingen, 1996, p. 491. 76 Jordanus, Commentaire sur Priscien mineur , ms. Leipzig UB 1291 f. 6 Ira, cité par M. SiRRiDGE, « Institutiones Grammaticae XVII 187: three reactions », art. cit. p. 176. 77 Paris, BnF 16221 f. 32rb (ad XVII 144-145) : « Quomodo fiat synthesis sive appositio (...) Primo igitur sciendum quid sit appositio sive figura appositionis que hic intenditur. Et est dictionum ad idem suppositum pertinentium immediata et intransitiva coniunctio. Et dico ‘ad idem suppositum pertinentium’ propter antithesim, in qua saepe intransitive et immediate coniunguntur constmctibilia in diversis accidentibus, ut hic ‘turba ruunt’ ». 198 ANNE GRONDEUX

Il poursuit de même un peu plus loin dans son analyse des diffé­ rents modes de l’antiptose, entendue au sens large, qui se produit par la substitution d’un nombre à un autre (turba ruunt ), d’un genre à un autre, d’un cas à un autre, d’un temps à un autre, d’une personne à une autre, d’une figure à une autre, d’un aspect (degré de comparatif) à un autre, récapitulant ainsi les différentes variétés de solécisme exposées par Donat : Consequenter dicendum est de antithesi, ubi videndum est quid sit et quot modis fiat et que sit eius improprietas et qua ratione excusatur. (...) De modis autem ipsius sciendum quod totidem modis fit quot modis accidens pro acci­ dente ponitur, ut : numerus pro numero sic ‘turba ruunt’, ‘pars in frusta secant’ ; genus pro genere ut ‘dulce satis humor’, casus pro casu ut ‘hoc regni’, ‘urbem quam statuo vestra est’, tempus pro tempore, ut ‘ceciditque superbum Ilion atque omnis fumat, etc.’, persona pro persona ut ‘tu si hic esses’, id est ‘si ego esses’, figura pro figura ut ‘una Eurusque Notusque ruunt’ pro ‘eruunt’, species pro specie ut ‘Saturnia sancta dearum’ pro ‘sanctissima’, et similiter in aliis. Et sic patent modi ipsius 78.

Dans un autre passage très intéressant, Kilwardby expose les conditions communes de l’antiptose, qui sont que l’excusant et l’excusé d’un même sujet doivent avoir des accidents différents ; il reprend pour cela l’exemple turba ruunt , où turba l’excusé et turbae l’excusant se rapportent au même sujet tout en différant par leurs accidents : Si excusans et excusatum idem sunt subiecto, accidente tarnen diversa, tunc fit ratio excusans antitosim. Verbi gratia, in antitosi ponitur accidens pro acci­ dente, ut ‘turba ruunt’ et ponitur singulare pro plurali ut ‘turba’ pro ‘turbe’. Et propria ordinatio pluralis cum verbo sic ‘turbe ruunt’ excusat impropriam ordi- nationem singulare cum eodem sic ‘turba ruunt’ quia ponitur singulare pro plurali. Et patet quod idem in subiecto sunt excusans et excusatum, sed acci­ dente differunt79.

L’antiptose se définit en effet ici comme le remplacement de n’importe quel accident par un autre qui soit de même nature80, et cette définition large est reprise par le Ps.-Kilwardby du Commen­ taire sur le Barbarisme :

78 Ibid. f. 34vb. 79 Ibid. f. 34va. 80 Cf. aussi ibid. f. 34va : « Verbi gratia, in antitosi ponitur accidens pro accidente, ut ‘turba ruunt’ et ponitur singulare pro plurali ut ‘turba’ pro ‘turbe’ ». TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 199

L’antiptose (se produit) quand dans l’accident le contraire est mis pour le contraire alors que la substance reste inchangée, comme dans ‘turba ruunt81’.

2.3.2. Un avis dissident: alleotheta et exallage Face à cette position dominante, quelques très rares grammai­ riens persistent au contraire à voir d’autres figures dans l’énoncé turba ruunt. Les gloses du Graecismus y voient ainsi un exemple à’alleotheta, c’est-à-dire du générique de la variation :

Alleotheta fit tribus modis, scilicet quando casus pro casu poni tur ut ibi urbem quant statuo etc., numeras pro numero ut turba ruunt, genus pro genere ut ibi lis est de paupere regno ; et unus modus debet addi secundum quosdam, licet actor non facial mentionem, scilicet quando persona ponitur pro persona ut ibi dii faciant sine me ne moriatur [homo] ego, idest ne amica mea quam ego diligo sicut me ipsum, sive ibi ponitur prima persona pro tertia 82.

Le problème vient en fait de l’extension que l’on veut bien ou non donner à l’antiptoseet la glose du Graecismus (vers I 40, Urbem quam statuo vestra est, antitosis haec est) mène vers 1270 une discussion qui résume très clairement les deux positions. Privé de toute définition exploitable par la brièveté elliptique du manuel, le commentateur se tourne vers le Doctrinale d’Alexandre de Ville- dieu, qui fournit une définition très englobante du phénomène ; mais comme cette définition s’adapte mal à l’exemple qu’il trouve dans le Graecismus, le commentateur expose pour ses auditeurs la source de cette discordance. Soit l’on prend l’élément ptotos au sens strict de casus comme marque flexionnelle, et l’antiptose se limitera au remplacement d’un cas par un autre (position du Grae­ cismus, qui en distingue l’exallage traité juste à la suite au vers I 41); soit on le prend au sens large en rapprochant casus d’(ac)cidere, et l’antiptose regroupera alors toutes les substitutions d’accidents :

81 Robertas Kilwardby, In Donati artem maiorem III, éd. cit. p. 120, 118 sq.: « Antiptosis, quando ponitur contrarium pro contrario in accidente manente eadem substantia, ut ‘turba ruunt’ pro ‘turbae’ ». 82 Glosa ad Graecismum Eberhardi Bethuniensis II 19, Paris BnF lat. 14746 f. 37ra. 83 Sur le glissement du terme, cf. B. C olombat , Les figures de construction, op. cit. p. 65-66. 200 ANNE GRONDEUX

U r b e m q u a m s t a t u o 84 [Graec. I 40] : Anthitosis est accidentis pro accidente positio, quando casus ponitur pro casu, vel tempus pro tempore, numerus pro numero, ut in D octrinali : Pro numero numerum, pro casu ponere casum, Te facit anthitosis inter se dissona iungens. Sepius audivi tempus pro tempore poni. 85 Patet ergo quod anthitosis comprehendit sub se exalange. Queritur ergo quare actor iste ponit ibi exalange. Solutio : dicendum est quod anthitosis potest consideran dupliciter scilicet largo modo et stricto modo et hoc patebit melius in expositione littere. Dicitur enim ab anti quod est contra et ptotos quod est casus quasi positio casus pro casu. Illa autem dictio casus potest accipi dupliciter, aut stricte aut large. Si stricte, tunc supponit pro casu qui accidit circa inflexionem nominis et sic non continet sub se exalange et sic anthitosim considérât. Si autem large accipiatur ilia dictio casus, tunc casus idem est quod accidens. Unde hie erit sensus: anthitosis id est casus pro casu positio, accidens pro accidente positio et sic sub anthitosi continetur exalange. Vel primo modo sic sensus est m elior86.

Ce commentateur choisit, en accord avec le manuel qu’il commente, de préserver la compréhension étymologique stricte du mot, et l’antiptose étant limitée aux substitutions de cas, c’est l’exallage qui prend le relais pour analyser des énoncés comme turba ruunt :

Exalange est quando inquantum singularis ponitur pro numero plurali et hec dicitur inquantum ex tali positione causatur improprietas vel incongruitas in principiis construendi ut turba ruunt, vel sine incongruitate tali ut ibi quo milite Forum vicerit et Darium 87.

2.3.3. La survie de la concidentia : synemptosis et synthesis Pierre Hélie, on s’en souvient, avait proposé d’illustrer laconci­ dentia par l’exemple turba ruunt. La concidentia est en fait une notion assez imprécise, héritée de Priscien (IG XVII 155) qui donne le terme comme équivalent de synemptosis (concidentiam quam cvvépnxaxjiv Graeci vocant ), mais sans le définir ou l’illus­

84 Verg. Aen. 1, 573 : «Urbem quam statuo vestra est». 85 Alexandre de Villedieu, Doctrinale, éd. D. Reichling , Das Doctrinale des Alexander de Villa-Dei, Kritisch-Exegetische Ausgabe, Berlin, 1893, 2599-2601. 86 Glosa ad Graecismum Eberhardi Bethuniensis Ia41-42, ms. Paris, BnF lat. 14746 f. 22rb-va. 87 Glosa ad Graecismum Eberhardi Bethuniensis Ia41-42, ibid. f. 22va. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 201 trer par un exemple88. Privé de ces bornes qui guident ordinaire­ ment les générations suivantes de maîtres, le mot est donc apte à recevoir toutes les acceptions possibles et surtout à se voir déformer. Synemptosis devient ainsi rapidement synthesis, qui appelle par ses calques des interprétations nouvelles : le Grae- cismus, qui l’interprète étymologiquement comme une com-positio, y voit une figure inverse de la tmèse89, tandis que la majorité des grammairiens du XIIIe s. la réduisent comme Roger Bacon ou le Ps.-Kilwardby à l’apposition. Il est pourtant remarquable que Robert de Paris90 et surtout Pierre d’Espagne en donnaient une définition extrêmement claire, en la distinguant très précisément de l’antiptose : ce qui fait la différence entre ces deux figures, qui sont toutes les deux des constructions intransitives mettant en jeu des accidents disparates, c’est la présence ou l’absence d’une forme substituable à la forme fautive. Une fois cette distinction clairement posée, sa mise en œuvre soulève pourtant des questions très complexes : on se rend compte par exemple en comparant les exemples donnés par ces deux grammairiens que Robert de Paris classePars in frusta secant sous la synthesis : si l’on rapporte cet énoncé à la règle qu’il vient d’exposer, on doit conclure que pars n’est pas mis pour partes... Pierre d’Espagne, qui reprend cette notion, explique au contraire que Cesar erat omnia (Phars. 3, 18) est un cas de synthesis (synemptosis) parce qu'omnia ne prend pas la place d’une forme qui serait plus correcte91, au contraire de ce qu’on observe dans turba ruunt. Il est ainsi conduit à rejeter turba ruunt, exemple analogue à pars in frusta secant, sous l’antiptose, qui prend ainsi la signification élargie d’un accident pour un autre, et l’on a pu voir l’influence de ce reclassement sur les auteurs du XIIIe siècle.

88 L’histoire de ce mot est retracée par B. C o lo m b a i, Les figures de construction, op. cit. p. 57-63. 89 Evrard de Béthune, Graecismus, éd. J. W r o b e l, Vratislaviae, 1887, I 19: «Dictio sola duas complectens sinthesis extat » ; cf. A. G r o n d e u x , Le Graecismus d ’Evrard de Béthune..., op. cit. p. 299-300. 90 Robert de Paris, Summa Breve sit, éd. cit. p. 324, 18-21 : «Sintosis est quando diversi casus vel numeri vel alia diversa accidentia coniunguntur, et non intelligitur alterum poni pro altero, a sin quod est cum et totos quod est casus, ut ‘pars in frusta secant’ ». 91 Pierre d’Espagne, Summa Absoluta cuiuslibet, éd. cit., p. 54. 202 ANNE GRONDEUX

Il convient donc de distinguer très précisément à quelle figure font référence les auteurs qui parlent de synthesis dans le traitement de turba ruunt. La frontière passe en fait entre ceux qui manient rexemple sous sa forme brève et ceux qui font référence au vers Her. 1, 88: Robertus Anglicus et le Magister Johannes auteur du Sicut dicit Remigius, qui prennent ce vers comme sophisme, voient une synthesis-apposition dans le groupe turba-proci (cf. infra 3 .3 .2 ), alors que Jean de Garlande et Jean de Gênes appellent encore synthesis la figure formée par la construction du singulier collectif turba avec le pluriel ruunt. La pensée de Jean de Garlande sur cette figure n’est cependant pas aisée à saisir, car elle semble avoir connu une certaine évolu­ tion: glosant le Graecismus, Jean de Garlande ne fait pas de commentaire particulier sur le vers I 19 (Dictio sola duas complec- tens sinthesis extat ), se contentant d’une étymologie (syn = cum, thesis = positio92), et l’erreur du Graecismus n’est pas davantage relevée dans le Compendium gramatice, qui consacre cependant une section importante à dénoncer les erreurs de ce manuel. Son commentaire du Doctrinale lui permet de traiter et de définir la syneptose93, mais on peut noter que Jean de Garlande ne se risque pas à en donner plus d’exemples que le manuel d’Alexandre de Villedieu. Le traitement de l’énoncé turba ruunt dans le Compen­ dium pose un autre type de problème : on pourrait en effet croire à première vue que l’on retrouve l’antiptose chez Jean de Garlande, qui voit dans turba ruunt un cas de procidentia (Nominativas regitur... ex vi procidentiae, ut Turba ruunt94), puisque la proci­ dentia est l’équivalent latin proposé par Priscien de Vantiptosis (IG XVII155). Mais comme Jean de Garlande en distingue un peu plus loin Vantiptosis95, illustrée par l’exemple classique Urbem quam statuo vestra est (V er g . Aen. 1, 5 7 3 ), il faut soit admettre que le grammairien instaure une distinction fictive, inscrite dans un débat plus vaste, qui lui permet de sauvegarder l’acception stricte

92 Paris, BnF lat. 14745, f. lv (marge de gauche). 93 Paris, BnF lat. 14745, f. 83v (marge de droite ; ad Doctr. 2616-21) : « Syneptosis est quando numerus singularis mutatur in pluralem, item quando una persona mutatur in aliam ut subiungit per exempla ; et dicitur a sin quod est cum et thesis positio, quasi compositio ». 94 Jean de Garlande, Compendium gramatice, éd. cit. RC 9 p. 216. 95 Ibid. RC 11. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 203 de l’antiptose (un cas pour un autre) tout en admettant une proci­ dentia plus large (un accident pour un autre, cf. infra 2.3.2), soit plutôt envisager queprocidentia soit fautif pour concidentia, terme par ailleurs absent de ce passage du Compendium. Cette hypothèse nous semble renforcée par le fait que dans sa Clavis compendii, Jean de Garlande évoque le motturba dans un passage qui traite de la concidentia/synthesis illustrée par l’exemple Thebe est, énoncé qui comporte à l’inverse de turba ruunt la construction d’un sujet de forme plurielle avec un verbe au singulier :

‘Est homo, die, animal et civis candidus’. Hic est Sinthesis, aut poterit sic concidentia dici : Cum commune genus procedere sic videatur, Intransitive captat mas cum mare jungi. ‘Pars in frusta secant’ sic est ‘Frenesie sub ipsa’. Unum supponit quasi plura patent mihi Thebe : Supponit turba mihi plurima non velut ununi, Sed collective, sic est incongrua : ‘Thebe est96’.

Dans son chapitre des noms collectifs, qui utilise, on l’a vu, l’exemple turba ruunt, Jean de Gênes recourt aussi à lasynthesis pour qualifier toutes ces constructions de singuliers collectifs avec des verbes au pluriel :

Inde contingit quod huiusmodi collectiva quandoque construuntur cum verbo singular! ut ‘omnis homo currit’ et ‘uterque illorum disputât’ et hoc bene (ed. habent) proprie ; quandoque cum verbo plurali per figuram que dicitur sinthesis, et hoc in eadem persona ut hic ‘utraque formose Paridi potuere videri’ vel in persona sequentis genitivi ut ‘uterque vestrum vocamini Scipiones97’.

On notera que l’exempleturba ruunt n’est pas pour autant repris dans le chapitre consacré à la syntaxe et en particulier dans la section qui traite de la synthesis 98.

96 Bruges, Bibi. Mun. 546, f. 39rb8-15. Cf. ibid. 1. 5-6: «Hec est antithosis, vel procidentia dicas, / Urbem quam statuo vestra est». 97 Jean de Gênes, Catholicon, 3, 32 (Venise, Bonem Locatelli, 1495) p. 17b. 98 Cf. B. C o lo m b a i - 1. R o s ie r , « Le Catholicon : Édition et traduction des chapitres sur les figures de construction », éd. cit. p. 150-152. 204 ANNE GRONDEUX

3. Turba ruunt in me luxuriosa proci (Her. 1, 88)

3.1. D e l’exemple au sophisme : le rôle de Jea n de G ar la nd e

Dès le début du XIIIe siècle, turba ruunt devient un énoncé canonique matière à réflexion grammaticale, une question, et non plus un simple exemple. Cette évolution est visible dans lesQuaes- tiones de Jean De Wolve (cf. supra 2.2.1). L’énoncé est également présent dans la Summa de Roger Bacon, à trois reprises, dont la première apparaît explicitement comme une question, même si elle vient au bout de l’analyse, dans le cadre de l’antiptose, de la phrase Pars in frusta secant (texte cité supra 2.3.1). Le vers Her. 1, 88, support d’un sophisme, apparaît en fait tardi­ vement dans la littérature grammaticale médiolatine, et même alors, dans la seconde moitié du XIIIe siècle, il n’est représenté que dans deux collections de sophismes, celle de Robertus Anglicus99 et celle de Magister Johannes,Sicut dicit Remigius. Le recours à ce vers obéit à un motif assez simple, la justification de la figure par le contexte de la séquence. On a vu que si Pierre Hélie justifiait la correction secundum quid de l’énoncé par l’accord des signifiés et par le fait que l’auditeur a de quoi le comprendre raisonnablement {rationabiliter), la prise en compte de l’intention de signifier du locuteur est déjà en germe chez lui, puisqu’il fait observer que si une construction incorrecte du point de vue formel est motivée par une raison (ratio), il n’y aura pas vice mais figure 10°. Cette raison n’est pas encore appuyée explicitement sur l’intention de signifier du locuteur, au contraire du schéma d’analyse des figures proposé par Roger Bacon et Robert Kilwardby dans le deuxième tiers du

99 On notera aussi que Gosvin de Marbais, dans son Tractatus de construcîione (éd. I. Rosier-Catach, Nijmegen, 1998, Artistarium 11), ne mentionne l’exemple que sous sa forme brève, malgré les liens de son Tractatus avec la Sophistria de Robertas Anglicus, et seulement pour souligner son incorrection et son caractère figuré ; cf. 1 p. 6, 18 ; p. 7, 18 : «Et quia ista oratio ‘turba ruunt’ est incongrua propter repugnan- tiam numerorum, et ista oratio ‘homo albus’ est imperfecta cum ibi deficiat appositum, ideo de istis constructionibus et de consimilibus diffinitio constructions non intelli- gitur » ; cf. aussi 14 p. 43, 15 : « Secundum est quod sit conformi tas accidentium, que sunt media construendi, et hoc dico ad differentiam orationum figurativarum, ut turba ruunt » ; et ibid. 44, 14. 100 Cf. M. SiRRiDGE, « Institutiones Grammaticae XVII 187 : three reactions », art. cit. p. 174. TVRBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 205

XIIIe siècle, qui requiert l’exposition de trois éléments : l’impro­ priété, la causa quare potest fieri (l’écart est toujours explicable linguistiquement par un mot excusons) et la causa quare oportet fieri (l’écart est en outre sémantiquement justifiable101). On a vu plus haut Roger Bacon justifier l’emploi de turba à la fois par la métrique et par l’intention de signifier du poète, qui voulait donner l’impression d’une foule considérable ; mais il est vrai que tant que la séquence n’est pas replacée dans l’intégralité d’un vers, ces deux justifications restent très imprécises. Les deux collections de sophismes évoquées se tournent donc vers lesHéroïdes, et récupè­ rent l’énoncé turba ruunt au vers 1, 88 qui leur permet de se concentrer sur les raisons contextuelles, plus d’ailleurs que sur les raisons métriques, qui justifient l’emploi de turba (cf. annexe 1, ad 1.1.1 ; annexe 2, 3.1.3, Sol.). L’image de Pénélope, assaillie par ses prétendants, permet de rendre aisément compte de la nécessité, pour le poète, d’insister par un effet syntaxiquement surprenant sur le grand nombre de ceux-ci. On peut cependant se demander comment et surtout par quels relais les auteurs de ces deux collections de sophismes, dont les liens restent d’ailleurs à déterminer, ont récupéré le vers Her. 1, 88. Dans cette transmission, Jean de Garlande paraît avoir joué un rôle non négligeable. Il apparaît en effet comme le premier à proposer de voir dans Her. 1, 88 la source dont est extrait l’énoncé devenu canonique depuis un siècle. Cette localisation de l’exemple ne figure pas dans ses traités102, mais on la rencontre dans sa glose du Graecismus d’Evrard de Béthune, à propos du vers traitantYalleo- theta (II 19) :

Alleotheta genus nescit, id est confundit genus, id est non servat, ut homo anim al vel de paupere regno , noque casus ut urbem quam statuo vestra est , nee numéros (numerorum cod.) ut turba ruunt in me luxurio proci ; hic procus, ci gallice ‘doneur103’.

Le fait que Jean de Garlande soit capable de proposer un vers antique complet là où ses prédécesseurs donnaient seulement turba

101 Cf. I. ‘R o s ie r , La parole comme acte, op. cit. p. 25. 102 Jean de Garlande, Compendium gramatice , éd. cit. II 60 p. 90 et RC9 p. 216; ces deux passages ne donnent que turba ruunt et non Her. 1, 88. 103 Paris, BnF lat. 14745 f. 3r. Pour cette attribution, cf. A. G r o n d e u x , Le Grae- cismus d ’Évrard de Béthune..., op. cit., p. 58-75. 206 ANNE GRONDEUX ruunt n’est en réalité pas très surprenant : on sait en effet qu’il a commenté Ovide104, et les nombreux exemples extraits de poètes données dans le Compendium gramatice témoignent d’une connaissance étendue de la littérature latine antique105. D’autres éléments apparaissent plus intéressants dans cette intervention garlandienne, et en premier lieu son influence sur des grammairiens de la génération suivante, qui ont eu connaissance de son identifi­ cation et l’ont admise. En second lieu, on doit noter le fait que la reconnaissance de turba ruunt dans le vers Her. 1, 88 ne va pas invalider l’existence autonome de la séquence turba ruunt', Robertas Anglicus et Magister Johannes proposent en effet un découpage identique du vers en trois sections d’analyse auto­ nomes : construction de turba avec ruunt, construction de in avec me, construction de proci avec turba luxuriosa (cf. Annexes 1 prol. et 2 prol.) ; on reviendra sur les mécanismes linguistiques qui font que turba ruunt continue à fonctionner dans un vers qui, tel qu’il est ainsi reconstitué, devrait faire apparaîtreproci comme sujet et turba comme apposé (cf. infra 3.3.2). Enfin il est à noter que cette identification passe par les gloses du Graecismus, soit celle de Jean de Garlande soit celles qui en ont été influencées ; nous n’avons en revanche pas rencontré le vers Her. 1, 88 dans ses gloses duDoctri­ nale 106 ni dans celles de son Compendium107. On reviendra plus loin sur l’influence du Graecismus sur les Sophismata de Robertas Anglicus, mais il est évident que l’identi­ fication proposée par Jean de Garlande dans la glose que nous avons citée ne résout pas toutes les questions. On peut en effet se demander comment on passe de l’énoncé brut du vers Her. 1,88 à sa mise en perspective dans l’histoire de Pénélope s’adressant à

104 Cf. F. G hisalberti , Giovanni di Garlandia, Integumenta Ovidii. Poemetto inedito del secolo XIII , Messina-Milano, 1933. 105 Jean de Garlande, Compendium gramatice , éd. cit., livre IV ; il est à noter que Jean de Garlande ne donne pas turba ruunt parmi les exemples extraits d’Ovide (IV 566 sq.). 106 Cf. Paris, BnF lat. 14745, f. 81r (ad Doctr. 2403) : « Alloteta est quando casus ponitur pro casu ut urbem quam statuo id est urbs, vel numerus pro numero ut turba ruunt pro turba ruit, vel genus pro genere ut lis est de paupere regno. Et dicitur ab alios quod est alienum et toos casus et tesis positio id est positio aliena». 107 Du moins pour les témoins du XIIIe siècle que nous avons pu contrôler (Bruges, Bibl. Mun. 546, f. 102v et 129r ; Cambridge, Gonville and Caius Collège 385/605, p. 217va et 253rb). TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 207

Ulysse, dont les auteurs des deux collections de sophismes savent de plus qu’elle est extraite des Héroïdes (cf. annexe 1, ad 1.1.1 ; annexe 2, prol., 3.1 et Sol.). On est donc amené à se représenter un enseignement oral (de Jean de Garlando lui-même) qui va au-delà des gloses transcrites et offre à ses auditeurs des compléments sur tel ou tel point - et l’on peut imaginer la satisfaction personnelle de ce maître à exposer ce qu’il pensait être la source d’un exemple très connu. Ceci ne veut pas pour autant dire que Robertus Anglicus aurait suivi lui-même l’enseignement de Jean de Garlande, à l’instar de Roger Bacon par exemple : s’il survit peu de témoins directs du commentaire garlandien sur le Graecismusm , cette glose s’est en revanche diffusée en contaminant une tradition de commentaire postérieure109, que l’on retrouve aujourd’hui par exemple dans le ms. Wien, ÖNB, S.N.2692 (ms. d’origine fran­ çaise daté de février 1263) ; on voit que cette glose donne une loca­ lisation précise du vers Her. 1,88:

Alleotheta : hec figura habet fieri tribus modis, scilicet quando genus ponitur pro genere, ut hic ‘lis est de divite regno’, numeras pro numero, ut in Ovidio H eroydum ‘turba raunt in me luxuriosa proci’, et in Alexandreide ‘quo milite Forum etc.’, casus pro casu ut in Ewangelio ‘sermonem quern audistis etc.’. Et dicitur ab alíeos quod est alienum et thesis quod est positio, quasi aliena positio uo.

3 .2 . P ortée grammaticale

3.2.1. Les batteries d'arguments Il est intéressant de mettre en parallèle les arguments avancés dans les deux collections de sophismes pour soutenir la correction de la séquence autonome turba ruunt. Cette comparaison (cf. tableau infra) montre que si certains arguments sont communs aux deux collections (l’unité partie de la pluralité, la prédication de plusieurs actes simultanés d’une même substance impliquant un verbe au pluriel), de nettes différences apparaissent cependant. Alors que Robertus Anglicus emploie en premier lieu l’argument

108 Cf. A. G r o n d e u x , Le Graecismus d ’Évrard de Béthune..., op. cit. p. 71-72. 109 Voir ibid. p. 80. 1,0 Wien, ÖNB, S.N. 2692, f. lOv (ad II 19). 208 ANNE GRONDEUX d’« autorité», appuyé par une citation desRéfutations Sophistiques qui définit le devoir moral du sapiens, Magister Johannes se réfère aux causes de la construction : si les signifiés généraux (le fait qu’un mot soit nom, verbe) doivent être différents, les accidents (ici le nombre) doivent l’être aussi. On verra plus loin (cf. 3.2.2) comment Johannes reprend et défend dans sa solution cet argument complexe.

Robertas Anglicus Magister Johannes

1.1.1. Turba ruunt est un serm o 2.1.1. Les causes de la construction p o e tic u s , il est donc correct réclament la diversité

1.1.2. L’unité est partie de la plura­ 2.1.2. Singulier et pluriel peuvent lité coexister dans un même mot, a fortiori dans deux mots

1.1.3. La différence de nombre est 2.1.3. Si l’on dit plusieurs actes moins importante que la différence d’une même substance, ce sera avec de genre un verbe au pluriel

1.1.4. Si l’on dit plusieurs actes 2.1.4. L’unité est partie de la plura­ d’une même substance, ce sera avec lité un verbe au pluriel

3.2.1. Construction et intellection Robertas Anglicus reprend la distinction intellectus primus / secundus, à propos du sophisme Vestes quas geritis, qui suit immé­ diatement Turba ruunt; cet autre énoncé également tiré d’Ovide et qui reçoit la même qualification de syllepse lui donne l’occasion d’un long exposé théorique sur les modes de signifier. Il admet du point de vue du grammairien un double mode de signifier fondant la correction de la construction. Le premier s’appelle consignifica- tion (ce qui relève des propriétés syntaxiques des parties du discours), le second est la chose signifiée elle-même, qui est aussi « d’une certaine façon » un mode de signifier. Une construction fondée sur le premier mode de signifier sera dite correcte «simpli­ citer», au premier degré d’intellection, alors qu’une construction appuyée seulement sur l’accord des signifiés entre eux, qui fait donc appel au second degré d’intellection, sera dite correcte «quo», cas de figure illustré par turba ruunt. C’est aussi dans ce TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 209 passage que Robertas Anglicus établit un parallèle très intéressant entre les deux exemplesturba ruunt et prata rident', ce dernier énoncé est peut-être correct formellement simpliciter, il n’en est pas moins, comme turba ruunt, correct quo, d’un certain point de vue seulement, pour le logicien, puisque la transumptio de florere à ridere fait qu’il n’est pas compréhensible au premier degré mais nécessite un second degré d’intellection111. Chez Magister Johannes, cette même distinction s’exprime en terme de sensus vs. intellectus (cf. Annexe 2, Sol.). Si la phrase est incorrecte au point de vue du «sens», c’est-à-dire de ce que l’au­ diteur reçoit par les sens, elle est en revanche correcte du point de vue de 1’intellection, qui se ramène ici encore aux signifiés lexi­ caux des constituants de l’énoncé. Il reprend et développe le

111 Robertas Anglicus, Sophimata, éd. à paraître , Soph. 07: « 2.1. Apud grama- ticum duplex est, scilicet primus et secundas, et appellatur primus modus significandi consignificatio, secundas autem res significata, que est aliquo modo modus signifi­ candi, unde congrua dicitur oratio quando una dictio construitur [simpli­ citer] cum alia quantum ad primum intellectum. Non autem dicitur congrua simpliciter, sed quo, quando construitur ratione secundi intellectus, ut hic ‘turba ruunt’. Sed sicut in oratione gramatica est duplex intellectus, primus et secundas, similiter sunt apud logicum duo intellectus, primus et secundas ; et dicitur primus qui primo habetur per dictionem sicut est ille ad quem est dictio instituía, secundas autem dicitur qui habetur ex consequenti sicut per transumptionem, ut patet : ‘ridere’ significai primo actum hominis et transumitur ad significandum idem quod ‘florere’. Si ergo coniungatur hec dictio ‘ridere’ cum alia dictione ratione primi intellectus, debet dici oratio vera; si autem coniungatur cum alia dictione ratione secundi intellectus, non dicitur oratio simpliciter vera ñeque simpliciter falsa, sed sicut medium inter verum et falsum, sicut ex parte dictionis apud gramaticum ; quando enim dictio construitur cum alia ratione secundi intellectus non dicitur oratio congrua simpliciter sed quo. 3.1. Solatio. Dicendum quod verum et falsum causantur ab oppositione ista que est esse et non esse, ut dicit Aristoteles in Predicamentis, « Ex eo quod res est vel non est dicitur oratio vera vel falsa. » Cum ergo inter esse et non esse non sit medium, cum oppo- nantur contradictoire, manifestum est quod similiter inter verum et falsum non est medium, et ita non est aliqua propositio que sit media inter verum et falsum. Sed oppo- sitio que est congrui ad incongruum causatur ex oppositione modorum significandi, ita quod ex idemptitate causatur congruitas, ex repugnantia incongruitas. Sed modus signi­ ficandi est duplex, quidam vero est significado, quidam consignificatio. Possibile est quod in construction unius dictionis cum alia sit idemptitas modorum signifi­ candi qui dicuntur ^significations sicut in oratione ‘turba ruunt’, et sit repugnantia modorum significandi qui dicuntur> consignificationes ; et ita talis oratio habebit aliquid de congruitate et aliquid de incongruitate ; quia modi significandi dicuntur consignificationes

3 .3 . L es discussions su r l’impropriété

3.3.1. Turba ruunt : Antiptose ou syllepse Si la solution de l’antiptose se retrouve dans la collectionSicut dicit Remigius de Magister Johannes [propter oppositionem numeri, cf. annexe 1, Sol.), elle est en revanche rejetée par Robertus Anglicus au profit de la syllepse. L’auteur, comme en témoignent les arguments qu’il accumule à l’appui de son opinion, a bien conscience de présenter une thèse très éloignée de l’avis des autres grammairiens :

Il y a en effet une impropriété dans la construction de turba avec ruunt, car turba est au singulier et ruunt au pluriel. Et cette impropriété est excusée par une figure appelée syllepse. La syllepse est en effet l’assemblage d’accidents différents, quand des parties aux accidents différents sont construites entre elles, c’est-à-dire quand un accident est mis pour un autre ou une partie pour une autre, comme le dit Donat à propos de la syllepse. Ce schème, dit-il, est si étendu qu’il se réalise par les parties du discours et par les accidents de ces parties [Don. Mai. III 5 p. 664, 8]. Il est donc manifeste qu’il y a une syllepse dans l’énoncé turba ruunt U2...

La démarche de Robertus Anglicus est extrêmement intéressante si l’on considère les sources qu’il mobilise ici. Il se réfère explici­ tement au Barbarisme de Donat, pour montrer que la définition de la syllepse est si large qu’elle prend en charge des énoncés comme turba ruunt, sur le modèle de hic illius arma, hic currus fuit (V e r g . Aen. 1, 16) cité par Donat en illustration minimale de la syllepse. Cependant, l’exemple très souvent associé113 àturba ruunt, pars in

112 Texte infra, annexe 1, ad 1.1.1. 113 Chez Roger Bacon, le Ps.-Kilwardby, et dans la glose Admirantes par exemple ; on souvient que Pierre Hélie voyait aussi une concidentia dans l’exemple pars. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 211 frusta secant (V erg. Aen. 1, 212) est traité par Donat comme un cas de solécisme par les nombres114, mais effectivement analysé comme syllepse dans ses commentaires115 ; on peut peut-être y voir le signe d’une connaissance de Donat, directe ou indirecte, qui va au-delà du Barbarisme. Il est également intéressant de remarquer que Robertos Anglicus et le Graecismus sont les seuls à refuser l’emploi d’antiptosis pour caractériser turba ruunt, et ceci parce qu’ils envisagent tous deux cette figure dans son acception la plus restrictive (un cas pour un autre), comme l’atteste la définition donnée au Soph. 17 (Urbem quam statuo), qui exclut aussi explici­ tement de voir une syllepse dans ce dernier énoncé : Sol 1 ad 1. Solutio. Dicendum quod predicta oratio est incongrua simpliciter, congrua tarnen quo. Dico autem quod autor ille, scilicet Virgilios, qui hune versum protulit, volebat exprimere sententiam Didonis loquentis ad Eneam et promittentis urbem eidem quam faciebat fieri. Et quia urbs [in] adhuc in actu fiendi et recipiebat actum ilium, et hoc non potuit exprimere loquendo per nominativum, quia nominativos dicit rem pro ut est iam facta et perma­ nens, propterea posuit ibi accusati vum, quia accusati vus habet modum reci- pientis, ut dictum est, et dénotât rem suam in fieri esse. Et sciendum quod est ibi figura que dicitur sylempsis secundum quosdam, sed melius est ut dicatur ibi esse antithesim, sicut dictum est prius, quando ponitur casus pro caso sicut hic. Et dicitur antithesis ab ‘anti’ quod est contra et ‘thesis’ quod est casus, quasi contraria positio casus pro caso. Et excusatur causa necessitatis sententie exprimende116.

Parallèlement à cet isolement doctrinal de Robertos Anglicus, on se souvient que Jean de Garlande avait le premier proposé de reconnaître en Her. 1, 88 la source de l’énoncé turba ruunt, et que cette identification se lisait dans son commentaire du Graecismus. Si l’on met cela en parallèle avec le fait que Robertos Anglicus cite à la fin du Soph. 15 (Vado Romam) des vers tirés de ce manuel (XX 20-27), on concevra la possibilité d’une influence directe du

114 Donat, Ars maior , éd. cit. Ill 2 p. 656, 12. 115 Cf. B. C olomb at - 1. Rosier , « L’allothète et les figures de construction dans le Catholicon de Iohannes Balbi - Introduction », Archives et Documents de la Société d ’Histoire et d ’épistémologie des sciences du langage , 2nde série, 4 (1990) p. 69-94 ; Id., « Le Catholicon : Édition et traduction des chapitres sur les figures de construc­ tion », Archives et Documents de la Société d ’Histoire et d ’épistémologie des sciences du langage , 2nde série, 4 (1990) p. 95-161 (p. 153 n. 42). 116 Robertus Anglicus, Sophistria (Soph. Urbem quam statuo vestra est), éd. sous presse par I. Rosier-Catach et l’auteur; le ms. suivi est celui de Zwettl, Stiftsbibl. 338 (siglé Z), de la seconde moitié du XIIIe siècle. 212 ANNE GRONDEUX

Graecismus, et plus spécialement de sa glose par Jean de Garlande, sur r auteur de cette somme de sophismes. On peut aussi se demander pourquoi Robertus choisit de rapporter turba ruunt à la syllepse si sa source, le commentaire du Graecismus, affirme qu’il s’agit d’un alleotheta et plus précisé­ ment d’un alleotheta par les nombres, c’est-à-dire d’un exallage. L’emploi de turba ruunt pour illustrer l’exallage n’est cependant attesté que dans les gloses des années 1270 ; si le feuillet du ms. du Graecismus avec la glose de Jean de Garlande est aujourd’hui trop lacunaire pour que l’on puisse lire sa glose du vers I 41 qui traite de l’exallage (Paris, BnF lat. 14745, f. lv), il ne semble pas que Jean de Garlande donnait notre exemple à cet endroit, car le ms. Wien, ÖNB, S.N.2692 évoqué plus haut (cf. supra 3.1) ne donne pas turba ruunt dans l’exposition du versGraec. I 4 1 117. Robertus ne pouvait se contenter d’un renvoi àY alleotheta, qui n’est que le générique des cinq autres variations (prolepse, syllepse, zeugme, antiptose, syneptose), et son choix parmi ces cinq figures de construction s’est donc porté sur la syllepse, ce qui donne lieu aux justifications que l’on a vues plus haut.

3.3.2. Turba ... proci: la solution de la synthesis La synemptosis prise au sens restreint d’appo sitio ne peut évidemment plus intervenir dans l’analyse d’Her. 1, 88 que pour justifier l’apposition de proci au sujet qui reste turba: on retrouve en effet ici une version très restreinte de cette syneptose, au sens où un pluriel est apposé à un singulier. Les deux grammairiens qui recourent au vers « complet » admettent d’ailleurs que l’apposition se fait bien dans ce sens (et non dans le sens inverse,turba apposé au sujet proci), comme le dit Bacon, discutant de l’ordre des substantifs apposés : l’apposition de deux noms servant à dissiper une confusion, il est obligatoire de mettre en premier le plus vague, dont l’ambiguïté sera levée par l’ajout du plus précis118. Dans le contexte, Ovide, expliquent Robertus Anglicus et Magister

117 Wien, ÖNB, S.N. 2692 f. 5v (ad I 41). 118 Roger Bacon, Summa grammatica , éd. cit. p. 60, 21 : « Set in nominibus est alia causa appositionis, scilicet quod ibi sit appositio gratia confusionis tollende ; propter hoc necesse est preponere magis confusum, ut per adventum specialis auferatur eius confusio ». On notera que Bacon ne recourt pas à l’exemple d’Her. 1, 88 pour l’appo­ sition, mais à l’exemple classique ‘animal homo’. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 213

Johannes, a ajoutéproci pour préciser que ce n’était pas n’importe quelle foule qui se précipitait vers Pénélope, mais plus exactement une foule de prétendants (Annexes 1, ad 1.1.1 et 2, Sol.). La comparaison des deux collections fait ressortir que Magister Johannes et Robertus Anglicus, dans leur traitement d’Her. 1, 88, distinguent deux figures, la première surturba ruunt, une antiptose pour Johannes, une syllepse pour Robertus, la deuxième surturba- proci et s’accordent à voir une synthesis (appositio) dans ce cas. Les liens entre ces deux collections de sophismes mériteraient bien sûr d’être précisés, mais on peut à titre d’hypothèse proposer quelques pistes. Si l’on admet l’influence du Graecismus et de son commentaire par Jean de Garlande sur Robertus Anglicus, on doit supposer que cet auteur a à son tour inspiré Magister Johannes, ce que laissent aussi penser les arguments communs en faveur de la correction qui se retrouvent dans les deux sommes. Cette hypo­ thèse chronologique nous semble également étayée par le fait que Johannes soulève, au contraire de Robertus Anglicus, la question du sens de l’apposition (est-ce bien proci qui est apposé à turba, et non l’inverse ?) ; même si la réponse à cette question, menée avec un grand luxe d’arguments de nature psychologique, ramène la phrase à la même analyse que chez Robertus Anglicus, elle a tout de même dû être posée pour être résolue, ce qui fait aussi pencher en faveur d’une certaine postériorité deSicut dicit Remigius.

Introduit dans la réflexion médiévale par Abélard, l’exemple turba ruunt est donc rapidement pris en charge par la pensée gram­ maticale, au point de devenir l’exemple emblématique de la figure de construction, par opposition à prata rident , qui illustre la figure de locution, parallèle souligné par Robertus Anglicus. Il a cepen­ dant au contraire de prata rident une extension limitée, cantonnée au domaine de la grammaire. Robertus Anglicus relève en particu­ lier que prata rident relève de la compétence du logicien, alors que turba ruunt est un exemple de grammairien, répartition qui reflète la position de Pierre Hélie introduisant cet exemple. D’abord simple exemple qui permet à Pierre Hélie, Roger Bacon, Robert Kilwardby entre autres de réfléchir sur l’impropriété qu’il recèle, sur les liens entre construction et intellection, sur l’im­ portance de l’intention de signifier du locuteur, sur les construc­ tions des noms collectifs, turba ruunt devient chez Robertus 214 ANNE GRONDEUX

Anglicus et Magister Johannes un sophisme par la nécessité de rechercher ce qui motive la figure, le supplément de sens induit par l’emploi de la tournure impropre qui la rend plus adéquate pour l’expression de la pensée de l’auteur. Jean de Garlande a apparem­ ment joué un rôle dans la localisation deturba ruunt dans le vers Her. 1, 88: le mode de transmission de cette identification doit attirer l’attention sur les gloses et leur tradition si particulière, où la parole magistrale s’exprime plus commodément que dans des grammaires versifiées. On peut cependant douter du bien-fondé du choix fait par Jean de Garlande : il aurait en effet mieux valu que la réflexion grammaticale s’exerce sur Her. 12, 143 ou Theb. 6, 651, qui comportent tous deux une authentique construction de turba avec ruunt. L’adoption d’Her. 1, 88, au contexte plus frap­ pant et par là même plus facilement élucidable que les deux autres vers, où la seule métrique pouvait être invoquée pour justifier la figure, impose un découpage du vers en séquences identiques chez Robertus et Johannes. Cette partition du vers en trois morceaux, turba-ruunt, in-me, turba-luxuriosa proci, permet de conserver intacte toute l’analyse de la constructionturba ruunt, mais néces­ site parallèlement la mise au point de mécanismes pour justifier l’apposition de proci à turba, conservé en position de sujet. La grammaire humaniste prolonge ces différents courants de réflexion en admettant avec Aide Manuce et Mélanchthon la présence d’une synthesis (concidentia), et avec Despautère, qui analyse l’exemple long, la présence d’une apposition, qui n’est plus appelée synthesis. Ces analyses sont cependant abandonnées en bloc au XVIIe siècle, où la Nouvelle Méthode Latine, la Grammaire Générale et Raisonnée et Nicolas Mercier s’accordent pour voir un cas de syllepse dans turba ruunt119, exactement comme Robertus Anglicus, on l’a vu, avant que Beauzée ne réduise cet énoncé à un cas d’ellipse120. Relayée par la grammaire pédagogique, et en particulier par les Elémens de la grammaire latine de Lhomond121,

119 Cf. B. C olombai , Les figures de construction, op. cit. p. 513. 120 Ibid. 121 Cf. B. Colombai , Les figures de constructions..., op. cit. p. 403 ; et C. L homond , Elémens de la grammaire latine, Paris, Colas, an VIII (11e édition) p. 138 (Rège IV de la syntaxe des verbes) : « IV. Turba ruit ou ruunt. Règle. Quand le nominatif est un nom collectif, le verbe peut se mettre au pluriel. (On appelle collectif un nom qui, quoiqu’au singulier, signifie plusieurs personnes ou plusieurs choses). Ex. : La foule se précipitent, Turba ruunt ou ruit. » Je remercie B. Colombai pour cette indication. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 215 dont la première édition date de 1779, la séquence turba ruunt continue, comme aux XIIe et XIIIe siècles, à inspirer des auteurs, au moins sur le mode parodique comme chez Jules Verne122.

Annexes

Nous donnons ici le traitement partiel du sophisme Turba ruunt in me luxu- riosa proci (Ov. Her. 1, 88) dans les deux collections de sophismes où il figure, la S o p h istria de Robertas Anglicus123 et la collection Sicut dicit Remi- g iu s de Magister Johannes124.

1. Robertas Anglicus, Sophismata (Soph. 06) TURBA RUUNT IN ME LUXURIOSA PROCI. Circa hoc sophisma queruntur tria. (1) Primum est de ordinatione huius quod dico ‘turba’ ad hoc verbum ‘ruunt’. (2) Secundum est de ordinatione huius quod dico ‘in’ ad hoc quod dico ‘me’. (3) Tertium est de ordinatione huius quod dico ‘turba luxu- riosa’ ad hoc quod dico ‘proci’. 1. Circa primum sic proceditur, 1.1. estendendo quod prima sit congrua hec scilicet ‘turba ruunt’, et hoc tali ratione. 1.1.1 Quilibet sermo poeticus secundum modum poeticum ordinatur. Modus autem poeticus est modus sapientis, et sapientis est ordinare et congrue ordinare, sicut patet per Aristotilem in libro Elenchorum. Dicit enim ibi quod duo sunt opera sapientis. Unum est non mentiri de quibus novit, secundum est mentientem manifestare posse. Et per hoc potest haberi quod sapientis est debite et congrue loqui et ordinare. Sed sermo predictus est sermo sapientis quia poete. Ergo congrue ordinatur.

122 Jules V erne , Mariage de M. Anseime des Tilleuls. Souvenirs d’un élève de huitième , éd. J.M. M argot , L’Olifant, 1991 : «O r mon élève, M onsieur Anselme des Tilleuls, marquis de naissance, est tombé dans le ravin de la mélancolie ! J’en suis accablé de chagrin, moerore conficior. Je ne savais à quoi attribuer son état morose ; mais je dus comprendre que l’amour s’en mêlait. Teneo lupum auribus , me dis-je en français ; il faut le marier. Je sais que vers lui les héritières se précipitent en foule, turba ruit ou ruunt. Mais une seule femme au monde avait fixé la noble girouette de ses incertitudes. J’appris le nom de cette élue du ciel. C’était votre fille, ô Monsieur de Pertinax ! Dès alors vous fûtes entouré de mes sollicitudes investigatrices, je vis votre maison, vidi domum tuam , et j’en admirai la beauté, et illius pulchritudinem miratus sum ». (L’édition de J.M. Margot, disponible sur le site JV.gilead.org.il [sept. 2003] renvoie également aux Elemens de la grammaire latine par Lhomond , Paris, Colas, 188012, p. 145). 123 Edition sous presse par I. Rosier-Catach et l’auteur, cf. supra n. 116. 124 Paris, BnF lat. 16618, f. 40r-114ra. 216 ANNE GRONDEUX

1.1.2. Ad idem. Nulla pars répugnât suo toti. Sed numerus singularis signi­ ficai unitatem, numerus pluralis significai pluralitatem. Unitas autem est pars pluralitatis. Ergo numerus singularis non répugnât numero plurali. Ergo predictus sermo congruus est. 1.1.3. Ad idem. Plus repugnant que differunt secundum speciem quam que differunt secundum numerum. Sed ea que differunt secundum speciem, uni et eidem substantie in eodem tempore possunt convenire et congrue de illa dici, ut patet cum dicitur ‘Sor est albus gramaticus musicus’. Ergo multo magis illa que secundum numerum differunt possunt esse in una et eadem substantia in eodem tempore et de illa congrue dici. Sed verbum pluralis numeri significai plurales actus solum secundum numerum differentes. Ergo potest verbum pluralis numeri congrue et debite de aliqua substantia et una substantia dici, et in eodem tempore. Et ita congrue dicetur ‘Sor currunt’ vel ‘turba ruunt’. Ergo predicta oratio est congrua. 1.1.4. Ad idem queritur : que est comparado unius substantie ad multos actus, eadem est comparado unius actus ad multas substantias. Sed in uno tempore solum unus actus secundum numerum differens esse potest in multis substantiis, ut currere in Sorte et Platone. Ergo per locum a simili multi actus in eodem tempore differentes solum secundum numerum in eadem substantia poterunt esse. Sed eodem modo quo contingit rem inesse, contingit earn enun- tiari de una et eadem substantia. //Z 141vb// Sed multitudo actuum eodem tempore mensuratorum significatur per verbum pluralis numeri. Ergo verbum pluralis numeri potent enuntiari de substantia una et eadem. De nomine enim singularis numeri congrue enuntiabitur verbum plurale. Ergo predicta oratio est congrua. Et sic per bec quatuor argumenta videtur quod hec oratio congrua sit. 1.2. Contrarium ostenditur sic. Congrua ordinario attenditur penes simili- tudinem accidentium et unitatem. Ergo cum numerus pluralis et singularis repugnant quantum ad numéros, ex hoc causatur incongruitas. Ergo predicta oratio incongrua. 1.3.1. Si dicatur quod gratia multitudinis intellecte in hoc quod dico ‘turba’ construitur cum hoc verbo ‘ruunt’, et ita congrue dicetur ‘turba ruunt’ grada multitudinis, 13.2.1. contra : hoc quod dico ‘omnis [homo]’ significai multitudinem actualem, quod patet per hoc quod dico ‘omnis homo’, et ita significai multi­ tudinem actualem. Sed non potest congrue construí cum verbo pluralis numeri. Ergo nec hoc quod dico ‘turba’. Et ita videtur quod sii incongrua ‘turba ruunt’. 1.3 2.2. Ad idem dicit Aristotiles in secundo Topicorum quod qui dicit unum quodammodo dicit multa. Ergo si grada multitudinis intellecte in aliquo nomine uno construatur illud nomen cum verbo pluralis numeri, hoc quod dico ‘unum’, quod est singularis, congrue construetur cum verbo pluralis numeri. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 217

I.3.2.3. Item acervus lapidum multitudinem dénotât. Non tarnen construitur congrue cum verbo pluralis numeri. Ergo similiter nec hoc nomen ‘turba’. 1.3.2 4. Ad idem. Que est proportio nominis significantis unitatem per modum multitudinis ad verbum singularis numeri, eadem est proportio nominis significantis multitudinem sub unitate ad verbum pluralis numeri. Sed nomen significans unitatem per modum multitudinis non construitur congrue cum verbo singularis numeri. Non enim congrue dicitur ‘Athene est’, ‘Thebe est’. Ergo per locum a simili nomen significans multitudinem per modum unitatis non poterit congrue construí cum verbo pluralis numeri. Ergo nec hoc nomen ‘turba’. Et ita ut prius. 1.4. Incidenter querebatur que esset causa inventionis nominum collecti- vorum. Cum multitude sive pluralitas significata per illa possit significar! per nomina pluralis numeri, unde videtur quod frustra sint inventa. (...) 3. Circa tertium sic proceditur, et videtur quod hoc quod dico ‘turba luxu- riosa’ non possit construí cum hoc quod dico ‘proci’. 3.1. Prima ratio talis : omnis constructio appositiva fit secundum ydempti- tatem numeri et casus. Sed hoc quod dico ‘proci’ est in numero plurali et hoc quod dico ‘turba’ est in numero singular!. Ergo non possunt construí apposi­ tive. 3.2. Si construerentur appositive, aut hoc quod dico ‘proci’ apponeretur , 3.2.1.2. Contra. Hoc quod dico ‘proci’ in plus se habet quam hoc quod dico ‘turba luxuriosa’, quia hoc quod dico ‘proci’ communiter se habet ad omnes homines, luxuriöses et non luxuriöses. Ergo est incongruitas ibi sicut hic ‘homo animal’ etc. 3.2.2.I. , 3.2.2. contra. ‘Turba luxuriosa’ potest dicere turbam luxuriosam hominum aut procorum. Sed ‘proci’ non significai nisi homines procaciores. Ergo ‘turba luxuriosa’ est in plus. Ergo non potest ei addi. Quare [non] est ibi nugacio sicut prius. 3.3. Item. Circa quod attenditur unum oppositorum et reliquum, quia oppo- sita nata sunt fieri circa idem. Unde cum luxuria et castitas sint opposita et castitas sit circa homines solum, ergo luxuria fiet circa homines solum, et ita ‘luxuriosa turba’ circa homines, et similiter attendetur ‘proci’ circa homines. Ergo videtur quod equalia sint ‘turba luxuriosa’ et ‘proci’, quia conveniunt hominibus solum. Et ita unum non potest specificar! per reliquum. 3.4. Item queritur de appositione, propter quid exigat ydemptitatem in casu et numero. Quod autem apponitur et cui fit appositio debent esse eiusdem numeri et casus, unde non est appositio hic ‘animal hominis’, nec hic ‘animal homines’, cum non sint eiusdem numeri. 218 ANNE GRONDEUX

3.5. Item queritur de appositione, cur improprietas causatur per apposi- tionem, quia non est barbarismus nec vitia annexa, quod planum est. Nee soloecismus, probado- quia soloecismus fit per partes orationis aut per acci­ dentia partium. Sed ubi est appositio non ponitur pars pro parte nec accidens pro accidente, ergo soloecismus non excusatur per talem figuram. 3.6. Item queritur ad quam figuram reducitur appositio. Hoc exigunt quesita circa locum istum et istam orationem. Sol. ad 1. Solutio. Ad primum dicendum quod illa oratio est congrua et perfecta. Ad 1.1.1. Et conceditur prima ratio que ostendebat quod illa oratio est perfecta quoniam est poetica [concedimus]. Sensus autem orationis sic erat: Penelope, quam multi petebant [earn]. Loquens ergo in persona illius matrone dicit ‘turba ruunt’. Et notandum quod duplex figura est hic, secundum quod est ibi duplex improprietas excusabilis. Est enim improprietas ex ordinatione huius quod dico ‘turba’ ad hoc verbum ‘ruunt’, quia ‘turba’ est in singulari numero, et ‘ruunt’ est in plurali. Et hec improprietas excusatur per figuram que dicitur sylempsis. Est enim sylempsis conglutinata conceptio diversorum acciden- tium, quando partes diversorum accidentium adinvicem construuntur, vide­ licet quando accidens ponitur pro accidente vel pars pro parte, sicut dicit Donatus loquens de silepsi. Hoc autem, dicit, scema ita late patet quod per partes orationis fit et per accidentia partium. Patet ergo quod est silempsis in hac oratione ‘turba ruunt’, et excusatur ista improprietas causa necessitatis exprimende sententie. Volebat enim Ovidius sub persona illius matrone loquens significare quod multi homines luxuriosi in una societate uniti veniebant secundum modum superbie ad illam matronam numero indeterminato et inordinato. Quia [hoc] tarnen volebat significare quod non veniebant nec petebant modo debito, dicit sic ‘turba ruunt’ etc., eo quod ‘multi homines’, cnon significarci eos> esse unitos in societate una. Et hoc nomen ‘turba’ significai choc quod volebat auctor signi- fìcarex Propter hoc dixit ‘turba’ et non ‘multi //Z142rb// homines’, causa ergo necessitatis exprimende , ut dictum est. illa improprietas excusatur et fit figura que dicitur sylempsis. Iterum est improprietas ex ordinatione huius quod dico ‘ luxuriosa’ ad hoc quod dico ‘proci’. Et fit quedam figura que dicitur appositio sive síntesis, que continetur sub sylempsi. Et sciendum quod hoc quod dico ‘proci’ apponitur huic quod dico ‘turba luxuriosa’ ad specificandam ipsam. [Et] Est enim turba luxuriosa quorumdam hominum, qui aliquando sunt proci, aliquando non proci. Ad specificandone ergo cuiusmodi turba veniebat ad earn, additum est ‘proci’. De appositione tarnen in fine habebitur. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 219

2. Magister Johannes,Sicut dicit Remigius (Paris, BnF lat. 16618, f. lOOva sq.)

Turba ruunt in me luxuriös a proci. Exemplum est Ovidii Epistularum loquentis in persona Penelopes loquentis ad Ulixem virum suum. Quatuor queruntur hic. (1) Primum est in generali de perfectione et congruitate huius orationis. (2) Secundum est de in speciali de constructione huius quod est ‘turba’ ad hoc quod est ‘ruunt’. (3) Tertium est de constructione huius quod est ‘turba’ ad hoc quod est ‘proci’. (4) Quartum est de constructione huius quod est ‘in’ ad hoc quod est ‘me’. ... //lOOvb// ... 2. Sequitur de secundo. 2.1. Videtur quod bene dicatur ‘turba ruunt’. 2.1.1. Constructions quedam est causa sicut efficiens ut significata gene- rafia et quedam est causa sicut disponens ut sunt accidentia, et loquor de effi­ ciente intra et non extra, ut est ipse construens. Sed sic est quod causa effi­ ciens constructions exigit oppositionem, quod patet. Nomini enim in predicando non apponitur nomen, sed non nomen scilicet verbum nec substantivo additur substantivum proprie sed adiectivum ut ‘homo albus’ non ‘homo asinus’ nec ‘animai homo’ nisi per figuranti. Ergo et causa construc­ tions que est causa disponens queret oppositum et ad oppositum reducetur, quare ut videtur ‘turba ruunt’ est magis congrua quam ‘turba ruit’. 2.1.2. Item in una dictione potest esse simul singularitas et pluralitas sive multitudo et hoc sine vitio ut in hoc quod est ‘turba’. Ergo fortius poterit ita esse in duobus dictionibus ut dicendo ‘turba ruunt’. 2.1.3. Item singular! bene attribuite multitudo et differentia actuum secundum speciem ut ‘Sor currit et disputât’ que tarnen maior est quam que est secundum numerum ut in plurali. Ergo si congrue dicitur ‘Sor currit et disputât’, fortius bene ‘Sor currunt’ et ‘turba ruunt’. 2.1.4. Item pars non répugnât toti, quia ex parte una cum alia constat totum. Ex hoc patet quoniam numerus singularis non repugnabit plurali. Ergo hic non est repugnantia accidentium. Ad illud possunt adduci rationes communes supra facte ad hoc quod repu­ gnantia non faciat inconvenientiam. 2.2. Ad oppositum. 2.2.1. Ad constructionem nominativi cum verbo neccessaria sunt .imor. accidentia, scilicet duo similia et duo correlativa. Similia ut numerus et persona, correlativa ut casus rectus et modus finitus. Ergo le ‘turba’ cum le ‘ruunt’ incongrue ordinate cum sint numeri diversi. 2.2.2. Item sicut vult Priscianus capitulo de figuris, omnis constructio intransitiva necessario vult similitudinem accidentium, sic autem constructio transitiva aut reciproca, quare cum le ‘turba’ cum le ‘ruunt’ intransitive construatur, quia nominativus et vocativus intransitivi sunt, videtur quod ibi deberet esse similitude accidentium, sed non est. Ergo hec est incongrua ‘turba ruunt’. 220 ANNE GRONDEUX

2.2.3. Si dicatur ad hoc quod ‘turba’ gratia multitudinis in ipsa intellects potest construí cum plurali, quia secundum Priscianum in Maiori collectivum est quod in singulari numero multitudinem significai, si ita dicatur contra : si ita dicatur ‘omnis homo’, hic intelligitur multitudo edam actualis, quia omnes que sunt in potentia reducit ad actum. Ergo cum ‘omnis homo’ licet in eo intelligatur multitudo cum plurali non possit construí, nec ‘turba’. 2.2.4. Item acervus lapidum dat intelligere multitudinem //IOIra// nec potest construí cum plurali, ergo nec ‘turba’. 2.2.5. Item in hoc quod est homo et in qualibet dictio intelliguntur multa secundum Aristotilem secundo Topicorum, qui dicit unum quodam modo dicit multa, quia unicuique necessario multa sunt convenientia. Sed non bene dicitur ‘homo currunt’, ergo nec ‘turba ruunt’ licet ibi intelligatur multi­ tudo. 2.2.6. Item secundum Priscianum in Maiori, quedam sunt nomina singu- laria secundum vocem et plurima secundum intellectum singularia, ut ‘Thebe’, ‘Athene’, sed ita est quod sicut se habent hec nomina ad singulare verbum, ita primo dieta ad plurale. Sed non bene dicitur ‘Thebe est’ licet ibi intelligatur unitas quia ad vocem id est ad intellectum vocalem refertur constructio, ergo nec bene dicetur ‘turba ruunt’. 2.3. Iuxta hoc queruntur tres questiones. 2.3.1. Prima est quare ‘turba’ et alia collectiva non imponuntur in plurali sed in singulari, quod non deberent ut videtur quia signum debet responderé sígnalo, et cum hoc queretur que est nécessitas inveniendi nomen collectivum. 2.3.2. Secunda questio est an ‘omnis’ sii collectivum vel dividuum et quomodo différant hee due species nominis. 2.3.3. Tertia est quare ‘Thebe’ et ‘Athene’ in plurali numero imposita sunt cum petineant uni soli. 3. Sequitur de tertio. 3.1. Et videtur quod non potest esse congrua ordinatio de ‘turba’ ad hoc quod est ‘proci’, quia post substantivum sicut ‘magister’ non potuit ibi esse constructio nisi appositiva. Sed quod appositio ibi esse non potest videtur. 3.1.1. ‘Turba’ solum hominibus convenit sicut armentum solum bobus et equis convenit et grex capris et ovibus, similiter ‘proci[cos]’ solum hominibus convenit. Proci enim sunt nuptiarum petitores secundum Ysidorum et procare idem est quod petere. Quare cum ‘turba’ et ‘proci’ sint in eque, videtur quod neutrum neutri possit apponi. 3.1.2. Item luxuria et castitas sunt opposita ergo circa idem habent esse. Sed castitas solius hominis est ergo turba luxuriosa soli homini et proci simi­ liter, non erit appositio, sed videtur quod proci sit in plus et ita possit apponi, quia procorum quidam sunt luxuriosi, quidam non, ergo proci est in plus. Sed e contra videtur quod ‘turba luxuriosa’ sit in plus, quia turba luxuriosa potest esse et procorum et inprocorum qui per violenciam rapiunt mulieres, ergo turba luxuriosa est in plus quam le ‘proci’, et ita videtur quod turba luxuriosa potest apponi dicendo ‘turba luxuriosa’ scilicet proci. TURBA RUUNT: HISTOIRE D’UN EXEMPLE GRAMMATICAL 221

3.1.3. Item videtur quod non sit ibi appositio, imo ‘proci’ construatur cum verbo sicut est hic ‘Sor incedit superbus’ quia sicut superbus dicit disposi- tionem substantie respectu actus, sic procus secundum intentionem Penelopes. Intendebat enim dicere quod ruebant in earn non per cohitum sed petendo seu procando earn. 3.2. Item queritur an bec appositio impediri possit propter diversitatem numeri. 3.2.1. Videtur quod non, 3.2.1.1. quia utrumque est substantivum, scilicet apponens et appositum, et per se stans. Et ita unum non dependebit ab alio nec equiret assimilari ei in numero sicut faceret adiectivum. 3.2.1.2. Item quando apponitur merite bene dicitur et cum dicitur ‘Sor est homines’. Ergo est quando immérité. 3.2.1.3. Item et hoc patet per exemplum ‘quod meruere boves animai sine fraude’, ex quo patet quod non exigitur ibi idemptitas generis. 3.2.2. Contra : appositio est diversarum vocum idem suppositum signifi- cantium immediata adiectio, quia cum apponens et appositum idem suppo­ situm significant, debent habere eadem accidentia, quo ad illa que sequuntur substantia, et ita idem genus, eundum numeurm et eundum casum, ut ‘homo Petrus’. 3.3. Item queritur quare hoc est quod nunquam inveniuntur in casu dissi­ mili apponens et appositum, sed tarnen bene inveniuntur in dissimili genere ut ‘animai homo’ et in proposito. (...) //f. lOlrb// (...) Sol. Ad hanc orationem respondendum est per distinctionem figurarum communem a Prisciano capitulo de figuris (...). Dicendum est igitur quod hec oratio est incongrua ad sensum et ideo imperfecta, et hoc est quoad accidentia dictionum, sed quoad intellectum congrua est, id est quoad sententiam et quoad res significatas. Turba enim quamvis sit numeri singularis secundum vocem, tarnen significai pluralitatem et dat intelligere multitudinem. Refe­ rendo ergo ad dichones et accidentia dictionum incongrue ordinatur ‘turba’ cum le ‘ruunt’ et cum le ‘proci’, sed quoad rem et ad accidentia rei cum eis congrue ordinatur. Et similiter dicit Priscianus in hac ordinatione ‘pars secant’ in exemplo Virgilii. Dicit enim Priscianus quod plurale singular! non ad dictionem sed ad sensum retulit. Et patet quod sumit ‘sensum’ pro ‘sententia’ vel ‘intellectu’. Unde et alibi glosat ‘sensibile’ per ‘intelligibile’. In hac autem oratione est duplex figura, una est antitesis, scilicet in constructione de ‘turba’ ad ‘ruunt’ propter oppositionem numeri ; et intellige quod adiectivum sequitur constructionem substantivi. Alia est sinthesis id est appositio scilicet in constructione de ‘turba’ ad ‘proci’, quia hoc secundum substantivum primo substantivo apponitur ut iam ostendetur. Sed antea videmus hec tria que debent esse in qualibet oratione figurativa, et primo quoad antitesim. Sciendum igitur quod in constructione de ‘turba’ ad ‘ruunt’ est incongruitas in hoc quod ponitur numerus pro numero scilicet singularis pro plurali. Ratio qua potest excusar! est quia ‘turba’ in singular! 222 ANNE GRONDEUX multitudinem significai. Ratio quare necesse fuit sic incongrue loqui sive quare oportet excusari est quia per alium sermonem congruum non expres- sisset intentionem suam, scilicet quod multe conveniebat, non omnino sub simplicitate sed in quantum mutas habet partes in se, quibus multis inest actus, et per hoc plus revocabat Ulixem et hoc intendebat illa matrona Pene­ lope seu Ovidius loquens in persona illius. Item dixit ‘turba’ in singulari ut eorum unionem exprimeret et precipue consequendo (?) in ipsam Penelopem. Quantum autem ad sintesim que ibi est de ‘turba’ ad ‘proci’, similiter sciendum quod ibi sunt suo modo predicta, scilicet aliquid incongrui scilicet positio partis pro parte, in //101 va// opposite modo significandi ut substantivi pro adiectivo, quia non apponitur proprie nisi adiectivum. Significai enim rem adiacentem. In hoc est ibi soloecismus susbtantialis nisi excusaretur. Augetur etiam improprietas propter oppositionem numeri. Ratio autem qua potest excusari est convenientia inter appositum et cui apponitur et quod ‘turba’ significai multitudinem. Ratio vero quare necesse fuit sic loqui est specifi­ cati. Cum enim dixisset Penelopes vel Ovidius in eius persona quod turba luxuriosa ruebat in earn, nisi specificarci, videretur ipsam violasse thorum, ideo specificavi! et apposuit ‘proci’, ut exprimeret quod ruebant in earn non per choitionem sed per procationem hoc est petitionem. Procare enim secundum Ysidorum est petere non quodlibet sed nuptias, unde secundum ipsum proci sunt nuptiarum petitores. ‘Proci’ ergo melius dicitur apponi et specificare et esse medium inter ‘turba luxuriosa’ et verbum quam e converso, scilicet quod proci specificaretur per le ‘turba luxuriosa’. Tunc enim signifi­ casse! quod proci per luxuriam ruerent in ipsam et ita Ulixem potius fugaret quam ad se revocarci, quem vero fugare contrarium erat sue intentioni.

Anne G r o n d e u x (CNRS-UMR 7597)