ILCEA Revue de l’Institut des langues et cultures d'Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie

28 | 2017 Passages, ancrage dans la littérature de voyage

Catherine Delmas (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/ilcea/4069 DOI : 10.4000/ilcea.4069 ISSN : 2101-0609

Éditeur UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée ISBN : 978-2-84310-374-2 ISSN : 1639-6073

Référence électronique Catherine Delmas (dir.), ILCEA, 28 | 2017, « Passages, ancrage dans la littérature de voyage » [En ligne], mis en ligne le 06 mars 2017, consulté le 23 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ ilcea/4069 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ilcea.4069

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© ILCEA 1

Les articles qui composent ce numéro portent sur la problématique du passage et de l’ancrage dans la littérature de voyage. Ils portent sur la littérature italienne, hispanique et anglophone, du Moyen Âge à l’ère contemporaine. La période, large, allant du Moyen Âge avec l’étude d’Enea Silvio Piccolomini, humaniste du XVe siècle dont Serge Stolf est le spécialiste, à l’ère contemporaine avec les articles d’Isabelle Keller-Privat portant sur ou de Françoise Besson sur la relation de l’homme au monde, permet de mieux cerner le genre hybride de la littérature de voyage, la fonction du voyage et des usages des lieux traversés, comme le souligne Gilles Bertrand pour la Méditerranée, et la problématique posée par les notions de passage et d’ancrage. Le passage vers l’ailleurs que relate le récit de voyage met en lumière des points d’ancrage qui peuvent être géographiques, culturels, politiques et génériques, et a contrario l’ancrage peut être vecteur d’émancipation, d’ouverture à l’Autre, grâce au medium qu’est le texte.

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SOMMAIRE

Introduction Catherine Delmas

De Europa et Asia d’Enea Silvio Piccolomini : migrations, invasions, ancrages, un état des lieux de l’Europe au XVe siècle Serge Stolf

Le voyage et les usages de l’espace méditerranéen à l’époque du Grand Tour Gilles Bertrand

Analyse du discours de la liminalité : Butler, de l’autre côté du Saint-Gothard entre passage et ancrage Samia Ounoughi

Des fleuves et des nations dans Seven Rivers of Canada (1963) André Dodeman

La littérature de voyage et d’ascension : du passage de la relation de voyage à la conscience de la relation au monde Françoise Besson

De l’Inde à la Provence : la poésie, ultime ancrage de Lawrence Durrell Isabelle Keller-Privat

Les traditions culinaires : ancrage ou libération culturelle ? Une étude des memoires culinaires Virginia Allen-Terry Sherman

Cuba depuis le début de la Période spéciale : différents voyageurs pour de multiples impacts Janice Argaillot

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Introduction

Catherine Delmas

1 Les articles qui composent ce numéro de la revue ILCEA sont issus des séminaires qui se sont déroulés d’octobre 2014 à juin 2016 dans le cadre du projet de recherche transversal de l’Institut des Langues et des Cultures d’Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie (ILCEA4) de l’Université Grenoble-Alpes, « Passages, ancrage » dans la littérature de voyage.

2 Ce séminaire a porté sur les aires culturelles et linguistiques propres aux axes de l’ILCEA4 (anglophone, hispaniste, germanophone, slave, chinoise, arabe) mais a également mené sa réflexion et ses travaux en collaboration avec les études italiennes de l’unité de recherche LUHCIE, et celles d’historiens et de spécialistes d’études francophones. Ce numéro n’a pas pu regrouper tous les articles issus des communications riches et variées, mais il présente néanmoins un panorama de ce projet transversal associant différentes unités de recherche.

3 La période, large, allant du Moyen Âge avec l’étude d’Enea Silvio Piccolomini, humaniste du XVe siècle dont Serge Stolf est le spécialiste, à l’ère contemporaine avec les articles d’Isabelle Keller-Privat portant sur Lawrence Durrell, de Janice Argaillot sur le tourisme à Cuba ou de Françoise Besson sur la relation de l’homme au monde, a permis de mieux cerner le genre hybride de la littérature de voyage, la fonction du voyage et les usages des lieux traversés, comme le souligne Gilles Bertrand pour la Méditerranée, et la problématique posée par les notions de passage et d’ancrage.

4 La littérature de voyage comprend des récits de voyageurs, d’explorateurs, de diplomates, d’érudits, de scientifiques, d’archéologues et cartographes, mais également d’écrivains voyageurs ou résidents séjournant pour un temps dans les pays traversés, qu’il s’agisse de la Grèce ou de la Provence, lieu du dernier passage pour Lawrence Durrell. La ligne est parfois ténue entre récit de résidence et de séjour et elle pose la question de l’ancrage temporaire dans un lieu, où parfois l’écrivain décide de jeter l’ancre et de prendre la plume. Elle pose aussi la question de l’ancrage culturel dans le cas de la littérature diasporique, comme le souligne Virginia Allen-Terry Sherman à propos d’un genre littéraire émergent, le récit de voyage culinaire, récit autobiographique dont les multiples facettes posent la question de l’hybridité

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générique et de l’appellation. La littérature de voyage englobe également l’essai, le genre épistolaire, les récits du for intérieur, les guides, les ouvrages scientifiques, mais aussi le roman lorsqu’il met en scène un voyage initiatique (N. Scott Momaday), ou réécrit, tel A Discovery of Strangers de Ruby Wiebe, les journaux de la première expédition Franklin en quête du passage du Nord-Ouest, analysés par Françoise Besson. Outre les récits de séjour, la poésie est le medium retenu par Durrell pour dire la Méditerranée, à la fois Odyssée, lieu de passage et ancrage géographique ; avec Durrell, comme le montre Isabelle Keller-Privat, c’est le genre poétique qui devient « l’ultime ancrage » de l’auteur. Le texte de voyage inclut souvent des cartes, des gravures, des aquarelles, et, dans le cas du récit de Samuel Butler, analysé par Samia Ounoughi, des partitions. La musique « suscitée par l’itinéraire » rythme le discours et imprime au texte et à la marche la mobilité, alliant le visuel et le sonore dans une conjointe appréhension du monde.

5 Il s’agit bien, dans la littérature de voyage, de la relation du voyageur-observateur au monde, soulignée par la problématique du passage et de l’ancrage. Les articles présentés ici montrent que les deux notions ne sont pas uniquement géographiques ; lorsqu’elles le sont, le passage est soit une zone de liminalité et un point de rupture entre deux mondes comme le souligne Samia Ounoughi à propos du franchissement du col du Saint-Gothard par Samuel Butler, ou une zone de contact, un point de rencontre entre les hommes, les cultures et le milieu naturel, comme l’explique Françoise Besson.

6 Le passage vers l’ailleurs que permet le voyage révèle des points d’ancrage culturel, et dans le cas des récits de Piccolomini analysés par Serge Stolf, des problèmes de frontières et d’identité dans l’Europe du XVe siècle, en proie aux invasions et migrations et définie par le degré d’appartenance à l’humanitas, « à la culture héritée du monde gréco-romain et celle héritée du christianisme ».

7 Gilles Bertrand explique que la Méditerranée est, à partir du XVe siècle, un lieu de passage pour les pèlerins et les voyageurs, les expéditions militaires et les marchands, donnant lieu à de nombreux écrits qui « ont contribué à créer un espace imaginaire […] modelé au cours de l’époque moderne par la curiosité savante et le besoin du divertissement cultivé ». Au cours du temps, les usages de l’espace méditerranéen évoluèrent pour en faire une destination en soi, et non plus un « espace intermédiaire entre l’Europe et l’Orient », un espace où l’Occident se tourne pour chercher ses racines.

8 Les récits de voyage de McLennan sur les fleuves du grand nord canadien, analysés par André Dodeman, permettent à l’auteur de construire la figure du voyageur, de même que l’identité nordique et le mythe national dans le but de préserver l’unité de la nation, en proie aux mouvements séparatistes dans les années 1960. Ici encore, le voyage et le récit qui en est fait réaffirment l’ancrage culturel et identitaire, et le sentiment d’appartenance au territoire national.

9 Le voyage peut à l’inverse permettre un passage vers l’ailleurs et l’Autre et renforcer notre appartenance au monde, comme le souligne Françoise Besson. L’approche politique est cette fois écologique et met en avant le rôle de la littérature de voyage dans la prise de conscience du rapport à la terre et la préservation des milieux naturels. Le voyage est tout d’abord une rencontre entre l’humain et le non-humain, et la découverte d’un écosystème ; plus qu’un ancrage culturel, un retour aux origines d’une civilisation ou la création d’un mythe national, il s’agit ici d’un « retour à l’enfance du

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monde », d’une prise de conscience de la beauté et de la fragilité des milieux naturels et d’une position éthique visant à les respecter et à les préserver.

10 Isabelle Keller-Privat explique que, pour Durrell, le passage du récit autobiographique à la poésie et à l’essai permet à l’auteur de faire de l’Inde, le pays natal, non un ancrage autobiographique, mais « un lieu symbolique d’accès au monde et à la littérature ». L’ancrage indien, qui traverse et sous-tend l’œuvre durrellienne, devient « un lieu de médiation littéraire et philosophique qui transforme le temps et l’espace en objets symboliques à partir desquels l’écrivain rejoint, dans l’œuvre poétique de son dernier opus, son moi intime ». Le retour à l’Inde dans Caesar’s Vast Ghost (1990) n’est pas une clôture, celle d’une « lente traversée vers la mort », mais un « passage de la nostalgie […] à l’espoir ». Le texte invite le lecteur à poursuivre la route et « à prêter attention non pas tant au chemin parcouru qu’à celui que l’œuvre littéraire poursuit en nous ».

11 Dans un contexte diasporique de déplacement et de déracinement, les traditions culturelles et culinaires étudiées par Virginia Allen-Terry Sherman sont, paradoxalement, le signe d’un ancrage qui tisse un lien avec le pays d’origine, permet de recréer des « patries imaginaires » et de préserver un sentiment d’appartenance à une communauté, tout en permettant l’émancipation et le passage vers l’autre culture. Le récit de voyage, genre hybride par excellence, et plus particulièrement le mémoire culinaire sont le vecteur de cette hybridité identitaire et culturelle, de cette double quête d’enracinement et d’émancipation ; le narrateur se fait passeur entre deux mondes et deux cultures.

12 La question de l’ouverture à l’autre et de l’ancrage culturel se pose également dans le cas du tourisme, tel qu’il est analysé dans le contexte cubain des années 1990 par Janice Argaillot qui se penche sur ses multiples facettes (tourisme de masse, alternatif, culturel) à Cuba et ses impacts économiques, écologiques, politiques et sociétaux.

13 L’ancrage, dans la littérature de voyage, n’est donc pas toujours signe d’un repli identitaire et culturel, d’un retour sur les origines de sa propre civilisation, de la création d’un mythe national, mais il peut être vecteur d’émancipation, d’ouverture à l’Autre, et permettre le passage par le medium qu’est le texte : texte poétique, texte de fiction, récit autobiographique, récit de voyage, autant de textes ouverts dont l’hybridité est vecteur de transculturalité.

ANNEXES

Catherine Delmas est professeur de littérature anglophone à l’Université Grenoble- Alpes et membre de l’ILCEA4. Sa thèse, son dossier d'HDR et ses travaux de recherche portent sur les modes de représentation de l’Orient par l’Occident, dans le roman et les récits de voyage britanniques (XIXe-XXIe siècles), sur le discours orientaliste et (anti)impérialiste aux époques coloniale et postcoloniale, et plus récemment sur le modernisme et le postmodernisme. Elle a publié plusieurs articles sur Joseph Conrad, T. E. Lawrence, R. Kipling, E. M. Forster, Lawrence Durrell, Michael Ondaatje et J. M. Cootzee dans diverses revues et un ouvrage sur Écritures du désert : voyageurs et

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romanciers anglophones XIXe-XXe siècles aux Presses universitaires de Provence (2005). Elle a également publié History/Stories of India, co-dirigé avec le Professeur Chitra Krishnan de l'Université de Madras (Macmillan India, Delhi, 2009), Tropes and the Tropics in Joseph Conrad’s novels avec Christine Vandamme (Pulim, 2010), Science and Empire in the 19th century co-dirigé avec Donna Spalding Andreolle et Christine Vandamme (Cambridge Scholars Publishing, 2010), Re/membering Place, avec André Dodeman (Peter Lang, 2011) et Vestiges du Proche-Orient et de la Méditerranée, avec Daniel Lançon (Geuthner, 2015).

AUTEUR

CATHERINE DELMAS Professeur de littérature anglophone, Université Grenoble-Alpes (ILCEA4)

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De Europa et Asia d’Enea Silvio Piccolomini : migrations, invasions, ancrages, un état des lieux de l’Europe au XVe siècle De Europa and Asia by Enea Silvio Piccolomini: Migrations, Invasions, Points of Anchorage, an Inventory of Europe During the 15th Century.

Serge Stolf

1 Comme l’indique son titre, cette brève contribution se donne pour objet un examen des « lieux » de l’Europe, tels qu’un humaniste du XVe siècle — Enea Silvio Piccolomini (1405-1464) — les présente dans deux ouvrages latins, De Europa (L’Europe) et Asia (L’Asie ), écrits respectivement en 1458 et en 1461. Dans l’un et dans l’autre, le propos n’est pas seulement géographique et historique, mais aussi largement culturel. Aussi la question des « lieux » est-elle envisagée du point de vue, essentiellement humain, des mouvements de populations, des passages et des ancrages, dans le but d’offrir de l’Europe non une image figée dans un moment particulier de son histoire, mais saisie dans sa réalité provisoire et instable. Tout en faisant de cette réalité une analyse en quelque sorte « à chaud » — dans l’urgence d’une situation d’affrontement entre l’Europe et les Ottomans —, l’auteur soulève des problèmes de frontières et d’identités, qui pour être résurgents, aujourd’hui, dans un espace dont les contours apparaissent plus que mouvants, ne sont évidemment identiques qu’en apparence, comme le soulignait Federico Chabod à propos des problèmes historiques (Europes, 2000 : 211).

2 Quand la constitution européenne insère dans son préambule la mention des « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe » (Traité de Lisbonne, 2009) et quand les autorités turques donnent une solennité toute particulière au 562e anniversaire de la conquête de Constantinople (30 mai 2015) — pour ne choisir que deux grands protagonistes des analyses de Piccolomini — on remarque une permanence des points d’ancrage (même s’ils apparaissent de manière générique dans la constitution européenne, sans référence à des identités précises) dans une

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profondeur historique évidente, qui sont non seulement politiquement, mais culturellement identifiables, et dont la littérature elle-même s’est emparée, entre réalités et mythes (Ossola, 2001).

3 Quelle perception un lettré européen du XVe siècle comme Enea Silvio Piccolomini a-t-il eu de ces migrations-invasions qui marquent son temps ? Lui-même, siennois d’origine, « italien » passé en terre allemande, où il servit pendant une quinzaine d’années les intérêts diplomatiques et politiques de l’empereur Frédéric III de Habsbourg dans le même temps où il entamait une carrière ecclésiastique — elle le conduira au pontificat en 1458 — fut un infatigable voyageur, ses pérégrinations souvent imposées par ses fonctions l’amenant à une connaissance sur le terrain, quand elle n’était pas livresque, des peuples et des populations. S’il s’est constamment déplacé — en Écosse, en Angleterre, en terres d’Empire, en Hongrie, en Bohême et en Italie —, son ancrage demeure l’humanisme, la culture classique profane et chrétienne, convaincue de la vocation universelle, et universaliste, de ses valeurs. Les deux ouvrages cités, qui connurent au XVIe siècle de multiples éditions, demeurent peu connus dans le domaine français, ni l’un ni l’autre n’y étant encore traduits, contrairement aux éditions du De Europa en allemand (Piccolomini, 2005) ou de Asia en italien (Piccolomini, 2004) et en espagnol (Piccolomini, 2010).

4 Piccolomini, qui est cardinal de Sainte-Sabine depuis décembre 1456, écrit en 1458 le De Europa, ouvrage d’actualité décrivant l’Europe de son temps sous ses aspects essentiellement humains et géopolitiques : une géographie des lieux et des cultures. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une chorographie ; les milieux et les paysages ne l’intéressent ici qu’assez peu. Le propos général, qui passe en revue toutes les nations et les régions d’Europe, s’efforce de définir les traits qui caractérisent et différencient les Européens de ceux qui ne le sont pas. Il emploie pour la première fois l’adjectif latin, Europeus : « Europeos homines » (Piccolomini, 2001 : 27), au lieu d’un substantif plus ancien, Europenses (Grattarola, 19861 : 174-186). Le vocabulaire permet ici de percevoir une définition reposant sur l’appartenance à une communauté humaine, identifiable par des traits communs, peuplant une entité géographique aux limites circonscrites. Dans un contexte marqué par la pression exercée depuis la fin du XIVe siècle par les Ottomans sur les frontières de l’Europe, qu’ils ont déjà franchies, et par la prise de Constantinople en mai 1453 qui met fin à l’Empire romain d’Orient, les non-Européens sont essentiellement les Turcs et les peuples d’Asie dont ils sont originaires. C’est en 1461, alors qu’il est pape (Pie II) depuis trois ans que Piccolomini rédige l’Asia, description historique et géographique de ce continent, fondée sur des sources indirectes et essentiellement livresques (les géographes de l’Antiquité), et de fait moins renseignée que le De Europa.

5 Les liens thématiques entre les deux ouvrages, comme je le montrerai, sont nombreux : l’Asie est un réservoir de populations nomades qui, dans un mouvement de l’Est — ou de l’Orient — vers l’Occident, a submergé et submerge l’Europe. Pie II les décrit selon des critères de type anthropologique, moral et culturel, en les situant sur une échelle de plus ou moins grande humanité : des termes comme « cette race d’hommes cruels » (id genus immanium hominum), « peuple aux mœurs répugnantes » (gens foeda) reviennent fréquemment. Ces peuples, dont Pie II rapporte les mœurs sans aucune référence à des récits de voyageurs contemporains, et souvent sur la foi d’historiens antiques, sont situés au-delà d’une frontière où commence l’inexploré. Ce sont donc souvent les « mœurs » ou « modes de vie » (mores) et l’erratisme de ces populations qui

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les différencient de celles d’une Europe identifiée comme le « lieu », privilégié par une longue tradition — une conquête aussi — de culture latine et chrétienne, d’une humanitas — la réalisation que doit poursuivre l’homme pour parfaire sa nature, en terme de morale, de sociabilité et de capacités créatives2 —, mot qui pourrait recouvrir ce que nous appellerions un degré de civilisation : Or, si nous croyons qu’il y a réellement eu un grand changement dans les mœurs par rapport à celles rapportées par les Anciens — selon lesquels les Scythes étaient presque tous bergers et à peu près tous intraitables — et que l’âpre contrée nordique n’admet pas ces mœurs qui ont fait resplendir autrefois la Grèce et aujourd’hui font briller l’Italie, ce Cathay qu’ils louent si fort est certainement situé moins au nord que ne le montrent les cartes3. (Piccolomni, 2004 : 41, § 15)

6 Les frontières ne sont donc pas celles qui séparent les peuples et que dessine la géographie (les déserts sont traversés, les fleuves franchis), mais elles se définissent par le degré d’assimilation et de sédentarisation, d’ancrages dans cette humanitas. Il est donc ici question de lieux, de territoires, d’itinéraires, qui ne sont pas neutres : les migrations peuvent être accompagnées de violences, se transformer en occupations de territoires et susciter des résistances dont l’enjeu est la vitalité même de la civilisation. Ainsi, les « barbares » peuvent être en Europe, mais en être exclus culturellement. Au point qu’à l’intérieur même de l’espace européen, un Italien comme Piccolomini juge les Allemands « barbares » parce qu’ils ne sont pas encore passés à la culture humaniste. Je me propose d’examiner ces questions en deux moments : le premier concernera le rapport Europe-Asie, sous l’aspect des passages, des migrations, des invasions, en mettant en évidence les phénomènes d’extension et de contraction ; le second sera centré sur les ancrages culturels de l’Europe et sur ses résistances à l’altérité.

Le rapport Europe-Asie

7 Commençons par une simple notation géographique : Europe et Asie sont séparées par le Bosphore, « seul espace séparant l’Europe de l’Asie4 » (Piccolomini, 2001 : 71), un espace qui divise deux continents, mais qui, après avoir été le lieu de passage des Grecs (plus tard romanisés) vers l’Asie Mineure, devient au XVe siècle le lieu de passage en sens inverse des envahisseurs turcs pour la conquête de Constantinople et celle des Balkans, déjà amorcée. Or, l’Europe, pour Piccolomini, se définit comme l’expansion de la romanité chrétienne, celle-ci fût-elle en territoire géographiquement asiatique et de langue grecque. Aux lettrés ou historiens qui attribuent aux Turcs une ascendance troyenne parce qu’ils occupent l’Asie Mineure, il répond qu’ils ne peuvent être considérés comme les héritiers d’une race et d’une civilisation originaires d’Europe, ni se vanter d’une telle ascendance : « Les Troyens étaient originaires de Crète et d’Italie ; la race des Turcs est scythe et barbare5. » (Piccolomini, 2001 : 62-63)

8 La chute de Constantinople et, partant, de l’empire byzantin va être perçue par Piccolomini comme une occupation et un rétrécissement en termes de culture de l’espace européen. C’est ici que l’on peut parler de phénomène de contraction. Il insiste particulièrement sur le sort réservé aux églises et aux bibliothèques, dans une lettre du 12 juillet 1453 au pape Nicolas V : Je souffre à la pensée des nombreuses basiliques consacrées aux saints, constructions d’un admirable travail, soumises à la destruction ou à la souillure de Mahomet. Que dirais-je des livres innombrables qui se trouvaient en ce lieu, encore

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inconnus aux Latins ? Las, combien de noms de grands hommes périront à présent ? C’est la seconde mort d’Homère, le second trépas de Platon. Où rechercherons-nous les œuvres de génie des philosophes et des poètes ? La source des Muses est tarie, puisse-t-il nous rester assez de talent pour pouvoir pleurer ce grand malheur avec de dignes accents6. (Wolkan, 1918 : 200)

9 Constantinople avait été un lieu d’ancrage de la culture grecque, mais aussi celui du passage de cette culture vers l’Italie. Il est à peine besoin de souligner le rôle joué par les voyages accomplis, dès le tout début du XVe siècle, par des lettrés se rendant d’Italie à Constantinople pour y acquérir des manuscrits grecs ignorés par les lecteurs occidentaux : ouvrages techniques et scientifiques, d’histoire, de géographie et de philosophie. Le sac de la capitale byzantine et la destruction de cent vingt mille ouvrages de la bibliothèque impériale7 accentuent un mouvement inverse, mais d’exil à présent, des lettrés byzantins vers l’Italie où beaucoup s’étaient déjà rendus, favorisant ainsi la diffusion de la langue et de la littérature grecques dans les milieux humanistes de la péninsule. Piccolomini est conscient qu’il n’y aura pas de retour vers la source, que le transfert d’une partie de cette culture s’opérera vers Rome, certes, c’est-à-dire vers l’Europe — dont le patrimoine pourrait bien être encore menacé de disparition si rien n’est fait pour le défendre et le protéger — mais il n’en reste pas moins qu’une perte, dans ce patrimoine universel, demeure irréparable. On mesure alors combien les ancrages sont fragiles, faits de retours vers la « barbarie », de sauvegardes improbables dans un espace désormais abandonné au vandalisme et aux amputations.

10 Ainsi, la région que Piccolomini appelle Romania (Roumanie) — en fait la Roumélie, toute la zone maritime jusqu’à l’Hellespont (détroit des Dardanelles) correspondant à la Thrace et à la Macédoine — est une parcelle d’Europe revenue à son état originel d’avant la civilisation : « [Elle est] de nation grecque, bien qu’autrefois elle ait été barbare, et que, de nos jours, après la destruction de l’empire grec, sous la domination des Turcs, elle soit retournée à la barbarie8. » (Piccolomini, 2001 : 59). Le sort de la Roumélie, terre romaine peuplée de Grecs, montre qu’une autre séparation intervient désormais, qui transgresse ces frontières physiques puisque l’Europe occupée par les Turcs n’est plus l’Europe, mais le territoire des barbares. Le berceau de la civilisation, Athènes, n’est plus : Enea note la prise de l’Acropole, en juin 1458 (Piccolomini, 2001 : 88).

11 Ce point de vue conditionne l’interprétation qu’il donne de ces migrations de l’Asie vers l’Europe : celles-ci relèvent de ce nous avons appelé plus haut « phénomène d’extension ». La partie septentrionale de l’Asie [les steppes de l’Asie centrale, au nord de la mer Noire] est peuplée de nations caractérisées par leur nomadisme, forme de vie associée à l’absence de villes et de vie politiquement organisée. Piccolomini est convaincu que les zones septentrionales — effet de la rudesse du climat ? — sont autant prédisposées à la barbarie — « la nation des Scythes est barbare9 » (Piccolomini, 2004 : 66, § 28) — que les contrées méridionales le sont à la civilisation. C’est l’antique pays des Scythes, décrits par Hérodote, et associé à la sauvagerie des mœurs. Pour Piccolomini, la Scythie est le pays d’où sont venues toutes les hordes d’envahisseurs qui déferlèrent sur l’Occident : Huns d’Attila, Goths, Lombards, Hongrois, Turcs enfin, ultime avatar des Scythes10 (Piccolomini, 2001 : 68-70). Les verbes qu’il emploie à propos du déferlement des Huns sont significatifs du lien établi — migration-occupation- invasion-destruction : De la Scythie, en Asie, émigrèrent (migraverunt) vers l’Europe les Huns, peuples féroces […] qui […] occupèrent (occupavere) toute la contrée barbare comprise entre

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le Tanaïs [le Don] et le Danube. Né parmi ces gens-là, le grand Attila, après avoir soumis la Pannonie, ayant pénétré (ingressus) en Italie, ruina Aquilée et, passant (transiens) en Allemagne, il y commit de nombreuses dévastations, puis, ayant franchi (transmisso) le Rhin… » (Piccolomini, 2004 : 68, § 29)11

12 L’Asia reflète des préoccupations et des anxiétés tout à fait contemporaines. La description de l’Asie et son histoire se configurent comme celles d’un continent demeurant totalement étranger à l’Europe. Les grands mouvements que note Piccolomini sont précisément ceux des migrations vers l’Occident, comme si le continent asiatique était le réservoir d’une barbarie prête à déferler sur la civilisation12. On constate la modernité de la liaison qu’il établit entre géographie, modes de vies et histoire, et l’attention qu’il porte aux « changements » (le mot mutationes revient fréquemment) provoqués par ces incessantes poussées de populations de l’Asie vers l’Europe : dans le contexte où il les observe, l’avancée turque est le prélude d’une colonisation — effective dans les Balkans —, d’un enracinement de peuples étrangers et hostiles à la culture européenne.

L’Europe comme ancrage et ses résistances

13 Piccolomini définit deux points d’ancrage principaux pour l’Européen qu’il est : la culture héritée du monde gréco-romain et celle héritée du christianisme. Ce sont là les vrais ports d’attache de ce qu’il définit avant tout comme une communauté : il en parle comme de « notre patrie, [de] notre propre maison13 » (Opera omnia, 1551 : 678). Au-delà de la conception spatiale, des délimitations linguistiques, des entités politiques ou ethniques, c’est des « européens » qu’il entend parler. Les frontières physiques sont très incertaines vers l’Est et vers le Nord, là où les terrae incognitae (« terres inconnues ») ont reculé, sans disparaître, mais sont à présent remodelées sous l’effet de la christianisation. À la périphérie de cet espace, il constate que les lieux qui ont été ceux des passages des envahisseurs du Ve siècle, sont devenus des lieux de sédentarisation et d’acculturation. Les Hongrois, peuple d’origine asiatique, des Scythes peut-être, ont franchi le Don et se sont installés sur les deux rives du Danube (Ister) en en chassant les populations ou en les soumettant. Cependant, Piccolomini distingue deux Hongries : Il existe encore, non loin de la source du Don [Tanaïs], une autre Hongrie, souche de la nôtre […] qui lui est presque semblable par la langue et les coutumes, bien que la nôtre soit plus civilisée, adorant le Christ ; celle-là vivant à la manière des barbares est l’esclave des idoles14. (Piccolomini, 2001 : 29)

14 De même indique-t-il que : Le nord de la Valachie est occupé par les Roxani, que nous appelons de nos jours les Ruthènes [au sud de l’Ukraine actuelle], et vers le fleuve Dniestr vivent des nomades, de race scythe, que nous appelons aujourd’hui Tartares. […] Le peuple y parle encore la langue de Rome, bien qu’elle soit en grande partie changée et à peine intelligible pour un italien15. (Piccolomini, 2001 : 57)

15 Le nomadisme appartient à l’Asie, origine des grandes migrations vers l’Occident, dessinant les frontières de l’Europe et de ses peuples sédentarisés. En deçà de ces limites sud-orientales, nous sommes en pays de langue latine ou romane (le roumain), c’est-à-dire dans l’espace de l’histoire, là où l’empire romain marqua son expansion jusqu’au pays des Daces.

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16 Si ces limites naturelles du continent le dessinent comme un contenant, l’Europe se définit et s’identifie par un autre espace, celui des peuples qui l’occupent, l’espace d’une histoire construite en commun. Ce qui le caractérise, ce sont les migrations, de l’Orient vers l’Occident, des populations nomades qui, en se sédentarisant, ont configuré le paysage humain de l’Europe. L’histoire est définie par le mouvement, le « changement ». Le terme de mutatio revient à plusieurs reprises16, comme nous l’avons souligné plus haut, sous la plume de Piccolomini. Le caractère mouvant et fluctuant des constructions humaines justifie le projet même de Piccolomini, explique le regard porté par l’historien qu’il est sur les plus récentes de ces mutations qui ont affecté l’Europe : Étonnante mutation des choses et gloire éphémère de la domination de l’homme : voici la Macédoine, illustre sous deux rois, et qui, ayant assujetti la Grèce et la Thrace, étendit son empire sur l’Asie […]. La voici, la même, soumise aujourd’hui à cette immonde race des Turcs, obligée de payer tribut et de supporter un misérable joug17. (Piccolomini, 2001 : 86)

17 Inversement, l’Europe est traversée par les phénomènes de mobilité très dynamiques que sont l’évangélisation des terres nordiques d’une part, et le mouvement humaniste d’autre part. Lorsqu’il dit qu’un Italien ne comprend presque rien de la langue des Ruthènes, malgré ses racines latines, Piccolomini entend désigner le fonds commun d’une culture dont l’Italie et Rome sont les héritiers et dont la responsabilité est celle d’un apostolat, que nous pourrions définir « laïc », de l’humanisme. L’évangélisation, en convertissant les peuples baltes au christianisme, a libéré, en partie, ces peuples de leurs superstitions : leur christianisation permet donc de les assimiler aux Européens. C’est ainsi qu’il définit la Livonie (territoires actuels de la Lettonie et de l’Estonie) comme « la dernière des provinces chrétiennes »18 (Piccolomini, 2001 : 118) : « La religion chrétienne ouvrit cette partie de la terre à notre race, montrant à ses peuples particulièrement féroces, une fois purgée leur barbarie, un genre de vie plus doux19 » (Piccolomini, 2001 : 118-119). Il est intéressant de noter que cette évangélisation « a ouvert » (aperuit) de nouveaux espaces en intégrant des peuples barbares à la Chrétienté, à la « race », nation ou communauté européenne.

18 Au sud, Grenade constitue l’extrême limite de cet espace. Ce royaume « hostile à l’Évangile du Christ »20 (Piccolomini, 2001 : 187) est cependant terre d’Europe, car il est sous-entendu qu’elle est promise à la reconquête. Le lexique utilisé, Hispani pour désigner les populations chrétiennes de l’Espagne, Saraceni (Piccolomini, 1991 : 87) pour celles du royaume de Grenade, montre que, dans le contexte de l’époque, Piccolomini considère ces derniers, adeptes de Mahomet, comme une présence hostile, au même titre que celle des Turcs, au sein d’une Europe chrétienne, et qu’il convient d’extirper. Il souligne le rôle éminent des souverains de Castille dans cette Reconquista dont une des dernières étapes, de son vivant, est la prise de Gibraltar en 1462 par les armées d’Henri IV de Castille. Cette « reconquête » [il emploie le verbe latin recuperare] a une valeur symbolique : C’est de nos jours seulement que Gibraltar est de nouveau entre des mains chrétiennes, et que, remplaçant les temples de Mahomet, des églises ont été consacrées à la Piété divine et que de nombreux habitants chrétiens ont afflué là [en masse]21. (Piccolomini, 1984 : livre X, 616-617)

19 Et nous avons là ce que pourrait représenter un port d’attache. Piccolomini dira à propos de l’islamisation de la Bosnie, en substance, que si l’on n’est pas assez ancré dans sa foi et dans sa culture, celles-ci disparaissent. De même, il commence la description de l’Europe par la Hongrie parce que celle-ci représente alors le point

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d’ancrage, ou le rempart, le plus fort dans la résistance aux Ottomans, un avant-poste de cette lutte vitale pour l’Europe assiégée : « Les Hongrois [qui] jusqu’ici ont été le bouclier de notre foi, le mur de notre religion22. » (Opera omnia, 1551 : 682)

20 Au terme de ce bref excursus dans la « terre étrangère [du passé] » (Lowe, 2013), on constate l’importance revêtue pour Piccolomini par les notions de passages et d’ancrages. Le projet d’une géographie entraîne avec lui une réflexion sur le caractère mouvant des frontières qui, au-delà de leur définition strictement politique, peuvent devenir des lignes d’expansion ou des murs, au gré des situations historiques. Si d’une part, il s’efforce de définir l’Europe comme une identité culturelle porteuse de civilisation, qui suppose des acculturations nécessaires, il n’en voit pas moins d’autre part, dans les invasions-migrations, les dangers qui en menacent la cohésion, la permanence et l’avenir. De ce point de vue, la culture européenne est en repli. Le concept des barbares opposés aux Europaioi hérité d’Hérodote reprend vie, parce que l’Europe est assiégée. Cela n’exclut pas que, pour l’humaniste, l’ancrage dans l’humanitas — dans ce lieu le plus intime à l’homme — demeure fragile, en danger de passer parfois dans ces terrae incognitae, que le Moyen Âge désignait par l’expression : « Hic sunt dracones » [« Ici sont les dragons »] (Lowe, 2013 : 18).

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ANNEXES

Serge Stolf est Professeur émérite d’études italiennes membre de LUHCIE, à l’Université Grenoble-Alpes. Ses travaux sont principalement orientés sur l’humanisme italien et latin des XIVe et XVe siècles (problématique des genres et de la traduction, intertextualité, ironie et dérision, rhétorique) et sur des traductions (Boccace, Piccolomini). Parmi les ouvrages récents : Les lettres et la tiare. E. S. Piccolomini, un humaniste au XVe siècle (2012), Paris : Garnier (biographie historique) ; E. S. Piccolomini, Les Misères des gens de cour. Le songe de Fortune (2015), Grenoble : ELLUG (traduction).

NOTES

1. L’auteur cite des emplois du substantif Europenses pour désigner les Francs et leurs alliés vainqueurs des Arabes en 732 (p. 190) : « diluculo prospiciunt Europenses Arabum temtoria ; Europenses vero… in suas se leti recipiunt patrias (Continuatio Hispana ad ann. 754) ». 2. Le sens de cette humanitas est configuré évidemment par les paramètres des valeurs culturelles de l’humanisme (dans son sens historique), où les arts et les réalisations terrestres, cités et lois, témoignent de cette « humanisation ». 3. Le seul qui soit cité, Niccolò de’ Conti, explorateur vénitien, mort en 1469, affirmait avoir trouvé au pays du Cathay (Chine du Nord) des gens civilisés. Comme nous le lisons, Pie II le met en doute : « Quod si credimus magna profecto morum mutatio facta est ab his quos antiqui prodiderunt, qui Scythas ferme omnes pastorales esse affirmaverunt et propemodum intractabiles, nec horrida septemtrionis ora admittit mores, quibus vel Graecia olim claruit, vel Italia nunc floret, aut certe Cathaium ipsum quod tantopere laudant minus septentrionale est quam pictura demonstrat. » 4. « tantum [est] spacium, quod Europam Asiamque disterminat ». 5. « sed illorum origo ex Chreta atque Italia fuit ; Turcorum gens scythica et barbara est. » 6. « Doleo infinitas sanctorum basilicas opere mirando constructas vel ruine vel spurcitie Mahometi subjacere. quid de libris dicam, qui illic erant innumerabiles, nondum Latinis cogniti ? heu, quot nunc magnorum nomina virorum peribunt ? secunda mors ista Homero est, secundus Platoni obitus. Ubi nunc philosopharum aut poetarum ingenia requiremus ? extinctus est fons musarum, utinam tantum nobis

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superaret ingenii, ut hanc calamitatem dignis vocibus deplorare possemus. » — Si toutes les églises ne furent pas détruites, la plupart des livres furent brûlés (Runciman, 2007 : 216-217). 7. Sur les destructions des bibliothèques dans l’histoire, voir Polastron, 2009. 8. « natio greca, quamuis olim barbara fuerit, et iterum nostro tempore deleto Grecorum imperio dominantibus Turcis in barbariam redit. » 9. « Scytharum natio barbara est. » 10. Sur les Scythes, leur image dans l’Antiquité et l’exploitation qu’en fait Piccolomini dans l’Asia, voir Meserve, 2003 : « The prevailing spirit of the work is not one of scholarly criticism but rather of political polemic » (p. 19), jugement amplement justifié par la lecture attentive de l’Asia. 11. « Ex Asiatica Scythia migraverunt in Europam Unni, feroces populi […] qui […] omnem barbariem inter Thanaim ac Danubium occupavere. Ex his magnus ille Attilas ortus est qui subacta Pannonia, Italiam ingressus Aquileiam subvertit et in Germaniam transiens plurimas vastitates edidit, ac transmisso Rheno… » — Nous soulignons entre parenthèses tous les verbes latins indiquant les passages et les franchissements des territoires. 12. Voir Stolf, 2015 : 105-117. Cet article examine en particulier la dimension politique de cette « barbarisation » de l’ennemi. Nous avons volontairement laissé de côté cet aspect dans la présente contribution, considérant que cette « barbarisation » recouvre aussi une dimension de conviction personnelle sur les fondements d’une Europe comme lieu de civilisation. 13. « in Europa, id est in patria, in domo propria ». Il s’agit du discours, prononcé par Piccolomini en 1454, à la diète de Ratisbonne, sur le désastre de Constantinople et sur la nécessité de se rassembler pour faire la guerre aux Turcs (Oratio Æneæ de Constantinopolitam Clade, et bello contra Turcos congregando). 14. « Extat adhuc non longe ab ortu Thanays altera Hungaria nostre huius, de qua sermone est, mater, lingua et motibus pene similis, quamuis nostra ciuilior est, Christi cultrix ; illa ritu barbarico uiuens seruit idolis. » 15. « Valachia perquam lata regio est, a Transiluanis incipiens usque euxinum protensa pelagus, plana ferme tota et aquarum indigua, cuius meridiem Hister fluuius excipit. Septentrionem Roxani occupant, quos nostra etas Ruthenos appellat, et uersus fluuium Thiram nomades, Scytharum genus, quos Tartaros hodie uocitamus. […] sermo adhuc genti romanus est, quamuis magna ex parte mutatus et homini italico uix intelligibilis. » 16. Picccolomini, 2001 : 86 (« creberrimas mutationes » ; « mira rerum mutatio ») ; 182 (« mutationes sub Friderico factas »). 17. « mira reum mutatio et fluxa humani imperii gloria : hec est Macedonia, que duobus inclyta regibus, Grecia Thraciaque subacta imperium protendit in Asiam […]. hec eadem nostra etate spurcissime Turcorum genti subiecta tributum pendere et iugum ferre miserrimum cogitur. » 18. « christianarum ultima provinciarum ». 19. « christiana religio hanc orbis partem nostro generi aperuit, que ferocissimis gentibus detersa barbarie mitioris uite cultum ostendit. » 20. « ab euangelio Christi alienum est ». 21. « nostro demum seculo ad christianas manus Gebeltarum rediisse et, ubi fuere Maumethis templa, nunc ecclesias diuine pietati dicats esse et multos ex christianis habitatores eo confluxisse. » 22. « Ungari qui hactenus nostrae fidei clypeus, nostrae religionis murus fuere. »

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RÉSUMÉS

Dans ses deux ouvrages, De Europa et Asia, Enea Silvio Piccolomini analyse les mouvements — invasions, migrations — des populations entre l’Orient et l’Europe. Face aux dangers que représente l’avancée turque dans l’Europe latine et grecque (prise de Constantinople), il tente de définir les ancrages qui permettront à l’Europe et à sa culture de fixer les peuples acquis à sa civilisation. Les frontières ainsi définies — moins politiques et géographiques que culturelles — ne sont pas figées, mais mouvantes, faites de replis et d’expansion. Définir une identité devient nécessaire dans une histoire où les ancrages se révèlent parfois fragiles.

In his two works, De Europa and Asia, Enea Silvio Piccolomini analyzes the movements—invasions, migrations—of populations between the East and Europe. In the face of the dangers which the Turkish advance in Latin and Greek Europe represents (after the fall of Constantinople), he tries to define points of anchorage which will allow Europe and its culture to fix the people who have chosen his civilisation. The borders thus defined —less political or geographical than cultural— are not fixed, but moving, made of withdrawal and of expansion. To define an identity becomes necessary in a historical period during which roots appear sometimes fragile.

INDEX

Keywords : Europe, migrations, invasions, anchoring, roots, borders, frontiers, identity, civilisation Mots-clés : Europe, migrations, invasions, ancrages, frontières, identité, civilisation

AUTEUR

SERGE STOLF Professeur émérite à l’Université Grenoble-Alpes (LUHCIE).

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Le voyage et les usages de l’espace méditerranéen à l’époque du Grand Tour Travelling in the Mediterranean: Uses and Practices at the Time of the Grand Tour

Gilles Bertrand

1 Si la Méditerranée est au sens premier une mer qui a depuis longtemps été sillonnée par les peuples riverains, le terme englobe aussi à l’image du Mare Nostrum des Romains un ensemble de pays qui la bordent et il désigne de ce fait tout à la fois des zones maritimes et terrestres (Pelletier & Bergès, 2008). C’est d’ailleurs bien le sens que lui donnait Fernand Braudel dans sa fameuse thèse sur la Méditerranée à l’époque de Philippe II (Braudel, 1949). On peut cependant se demander comment les rituels du voyage d’agrément et de connaissance du Grand Tour, nés au milieu du XVIe siècle en Angleterre, l’ont impliquée. Le Sud de la France et la péninsule italienne jusqu’à Naples furent les seuls points de la Méditerranée atteints par les itinéraires surtout continentaux qui se déployèrent pour favoriser l’insertion des jeunes aristocrates européens dans l’univers des cours et les aider à acquérir un goût poli par le contact avec les œuvres d’art. Mais le Grand Tour n’épuise pas la multiplicité des voyages accomplis par les élites du vieux continent, et a fortiori il peine à intégrer ceux qui s’effectuèrent en Méditerranée. En revanche, il s’inscrit dans une stratégie du voyage d’étude qui a caractérisé l’époque moderne du XVIe à la fin du XVIIIe siècle. Si ce dernier naquit en rupture avec les pèlerinages vers Jérusalem, il coexista pour partie à leur vogue, puis finit par y substituer des pratiques laïcisées. Malgré un fléchissement dans les premières décennies du XVIe siècle, les récits de pèlerins connurent encore une embellie au début du XVIIe siècle, alors que déjà le Grand Tour s’affirmait. De manière générale c’est dans ce contexte qu’à côté de la course, du cabotage, du commerce des captifs et des expéditions militaires, on vit se développer à partir du XVe siècle en Europe comme en Méditerranée des modes de déplacement physique qui, dans le cas des pèlerins en quête de leur salut autant que dans celui des jeunes gens désireux

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d’apprendre, débouchèrent sur une floraison d’écrits intimes, littéraires ou scientifiques, de descriptions et de guides (Pouillon, 2008). Ces écritures produisirent une conscience du voyage et le firent aller bien au-delà d’une simple activité utile ou contrainte.

2 Sous des formes variées, ces textes ont contribué à créer un espace imaginaire (Tinguely, 2000). Celui-ci fut certes marqué par des projets religieux, des conflictualités politiques et des peurs tenaces, mais il fut également de plus en plus modelé au cours de l’époque moderne par la curiosité savante et le besoin du divertissement cultivé. Espace charnière entre l’Orient et l’Occident, la Méditerranée traversée par les voyageurs de Venise à la Grèce et à l’Empire ottoman, du Levant à l’Égypte et au Maghreb, Maroc compris, et même jusqu’à l’Espagne, relevait-elle de l’Orient des Européens, de l’Occident des Orientaux, ou bien constituait-elle un univers autonome ? Elle semble être restée jusqu’au seuil du XIXe siècle un monde intermédiaire et éclaté, par où l’on passait plus que l’on ne cherchait à y séjourner. Son identité aurait été tirée de son nom, soulignant sa position « au milieu de toutes les terres de l’ancien Monde », qu’elle divisait « en trois parties, qui sont l’Europe, l’Asie & l’Afrique »1. Un désir de l’espace maritime, de ses îles et de ses côtes ne s’y exprime que peu à peu. La multiplicité des voyages qui s’y déployèrent du nord-ouest vers l’est et le sud-est mais aussi du sud vers le nord, contribua néanmoins à créer une fascination. Face aux musulmans qui gagnaient l’Europe, un nombre croissant d’Européens cheminant vers l’Orient y vit à la fois le lieu de la séparation et celui du retour possible de chacun à ses origines.

Un espace de circulation traditionnel mais risqué

3 Bien que familier, le voyage en Méditerranée demeura à l’époque moderne une épreuve redoutable. Si Jean Delumeau a davantage inventorié les peurs que suscitaient en Occident les voyages transocéaniques ou ceux effectués dans les mers du Nord que ceux en Méditerranée (Delumeau, 1978 : 31-42), Alain Corbin a montré comment il fallut attendre plus longtemps qu’en Europe septentrionale, dont les littoraux furent apprivoisées dès le milieu du XVIIIe siècle, pour que les rivages du Sud cessent d’apparaître hostiles (Corbin, 1988 : 171-186). Les risques inhérents aux navigations méditerranéennes s’inscrivaient à vrai dire dans une longue durée : pirates barbaresques, corsaires, flibustiers et autres « tyrans de la mer » (Requemora & Linon- Chipon, 2002), tempêtes provoquant des naufrages à l’instar de celui de Jean Palerne en 1581 au large de Rovigno en Istrie tandis qu’il se rendait à Alexandrie d’Égypte2, mal de mer subi par le président de Brosses en 1739 entre Menton et Vintimille sur le chemin de l’Italie3. Ces périls contribuèrent à renforcer des stéréotypes et prolongèrent des psychoses. Un lucratif marché des « captifs » amenait des musulmans dans les ports de Gênes, Livourne, Messine, Trieste et surtout Malte avec un faible espoir de rachat par les souverains musulmans, tandis que des chrétiens faits prisonniers par les pirates étaient eux-mêmes soit vendus et réduits en esclavage sur les marchés d’Afrique du Nord (Davis, 2006), soit rachetés (Kaiser, 2008 ; Moureau, 2008) ou, dans le meilleur des cas, abandonnés sur les côtes de Corse à l’instar du lieutenant de cavalerie Jean Coppin, au retour de son voyage en Egypte en 16384.

4 Les dangers naturels se combinaient avec les impératifs de la politique, provoquant l’échec d’expéditions comme celle de Charles Quint contre Alger en 1541. Largement

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oubliée, celle-ci manifesta une volonté de maîtriser la Méditerranée qui se heurta, à la différence de l’expédition de 1535 à Tunis, autant à la tempête qu’à la démesure du projet et à la résistance des Algérois (Nordman, 2011). Le regard sur l’autre musulman porté par l’Europe chrétienne subit durablement l’impact de la perception d’une menace turque après la prise de Constantinople en 1453. La France tenta de construire à partir de François Ier un rapport d’alliance privilégié avec le sultan. Catholiques et protestants se disputèrent des zones d’influence en Méditerranée orientale comme le montre La Syrie sainte du jésuite Joseph Besson (1660), et la composante religieuse irrigua dans la seconde moitié du XVIIe siècle les projets de nouvelle croisade contre l’Empire ottoman. Théâtre de conflictualités durables entre ce dernier et l’Occident, lesquelles avaient amené à assimiler au XVIe siècle le mot voyage à une « campagne de guerre5 » et culminé dans la bataille de Lépante, où la flotte chrétienne était parvenue à mettre en échec la marine ottomane (1571), la Méditerranée fut aussi un espace de l’impasse militaire entre puissances européennes, lorsque les Anglais détruisirent à Aboukir en 1798 la flotte de l’expédition d’Égypte dirigée par Napoléon Bonaparte. Les guerres suscitèrent même des détournements par voie de terre. Soucieux d’éviter les effets du blocus continental, Napoléon imagina de mettre au point un réseau de canaux en Italie du nord et centrale pour faire transiter les troupes et les marchandises de la France vers la mer Adriatique et les Balkans sans passer par la Méditerranée.

5 Certes la Sicile avait été entre le Xe et le XIIe siècle visitée par de grands voyageurs ou géographes arabes venus du Kurdistan comme Ibn Hawqal ou de l’Espagne comme Al Idrissi et Ibn Jubayr (Ruta, 2009). Les voyages en Méditerranée furent cependant à l’époque moderne un peu moins ceux des Turcs ou Arabes vers l’Europe chrétienne que des Européens vers le Levant ou le Maghreb, alors appelé Barbarie et dominé par les régences d’Alger, Tunis et Tripoli. Sauf exception, attestée par la présence de trente mille Turcs en 1543 à Toulon, les musulmans n’atteignirent les terres jouxtant de près ou de loin la Méditerranée occidentale, et notamment la France, que de façon sporadique avant le XIXe siècle (Dakhlia & Vincent, 2011 ; Valensi, 2012). À côté des envoyés ottomans comme Süleyman Agha, dépêché en 1669 par le sultan auprès de Louis XIV, ou de ceux des régences barbaresques gagnant depuis le XVIe siècle la cour de France, on relève en France cinq catégories de voyageurs orientaux à l’époque moderne (Poumarède, 2006). C’étaient des domestiques ou secrétaires ramenés par le personnel des ambassades et consulats, quelques marchands grecs, juifs, arméniens, plus rarement turcs, égyptiens, tunisiens et algériens, ou bien encore des soldats comme les Tartares et Turcs du régiment de Saxe-Volontaire entre 1743 et 17506. Parfois des musulmans se déplaçaient pour faire valoir leurs droits, tels ces Turcs de Crète arrivés à Marseille en 1728 pour obtenir justice d’un acheteur qui ne leur avait pas payé une cargaison d’huile. Enfin, de nombreux captifs étaient saisis dans les navires barbaresques ou achetés sur les marchés d’esclaves pour être engagés comme rameurs.

6 Venus à l’inverse d’Europe, les pèlerins qui allaient en Terre Sainte parcouraient la Basse-Égypte et le Sinaï et donnèrent de l’espace méditerranéen une image dans laquelle la chrétienté s’est réfléchie. La Peregrinatio in terra sanctam du chanoine de Mayence Bernhardt von Breydenbach, publiée en latin et en allemand en 1486 avec une carte de Palestine et quatre grandes vues de villes, fut suivie de nombreuses relations comme celles, au XVIe siècle, du marchand de draps Jacques Le Saige, du prêtre Denis Possot ou du seigneur Jacques de Villamont (Gomez-Géraud, 1999). L’arrivée se faisait de l’ouest par l’Espagne, Marseille, Gênes, Venise, Ancône ou Brindisi, et du nord ou de

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l’est par Pula, Raguse ou la mer Noire. Prolongé par ses « annexes », la mer Adriatique, la mer Égée ou les Détroits, le Mare Nostrum offrait ses îles à la curiosité de ces religieux, nobles ou marchands : la Sicile, la Sardaigne, Corfou, la Crète, Rhodes, Chypre, les « îles de l’Archipel » et bien d’autres. Malgré leur attrait pour les Turcs, les femmes voilées, la liberté des chrétiens d’Alep ou la sûreté des rues du Caire, les pèlerins se sentaient néanmoins mal à l’aise face à la bigarrure ethnique et à la coexistence religieuse dans les villes et les ports de la Méditerranée (Bonnin, 2001).

7 Les missions diplomatiques induisaient un regard plus empathique, dont témoignent les relations à Constantinople et dans le Levant de Jean Chesneau (1547-1555), Philippe Canaye du Fresne (1573), François Savary de Brèves (1584 à 1605) ou Henry de Beauvau (1604-1605). Ce dernier, dans sa Relation journalière du voyage du Levant parue en 1608, exprime de manière explicite à la fois le désir de servir son roi et son inclination à la curiosité traduite dans les vignettes gravées qui accompagnent son livre. La même attitude se dégage des relations de Louis Deshayes de Courmenin (1621), du sieur Du Loir parti de Marseille en 1639 avec l’ambassadeur du roi de France avant de revenir l’année suivante avec celui de Venise, du père Robert de Dreux, aumônier d’ambassadeur (1665-1669), enfin des Mémoires du chevalier Laurent d’Arvieux, qui de 1653 à 1686 ajouta à ses activités commerçantes et consulaires celles de négociateur à Tunis, Istanbul et Alger. Les missions diplomatiques anglaises ne furent pas moins nombreuses, qui notamment sous les règnes de Jacques Ier et Charles Ier occasionnèrent des voyages vers le Levant, Constantinople ou l’Égypte7. Ayant contribué à la fin des années 1770 à réorganiser les Échelles du Levant et de Barbarie et préparé une expédition française en Égypte annonçant celle de Bonaparte, le baron François de Tott publia en 1784 des Mémoires sur les Turcs et les Tartares. Fort de ses longs séjours de Constantinople à la Crimée et à l’Égypte entre 1755 et 1779, il y décrit le despotisme ottoman au quotidien (Shahadeh, 2016).

Le voyage comme entreprise de collecte de connaissances

8 Combinant la crainte en même temps que la curiosité pour l’inconnu, les voyageurs qui pratiquaient la Méditerranée voulurent l’apprivoiser. Initiée dès la fin du XIIIe siècle, la science cartographique culmina avec les travaux de Joseph-Bernard Chabert dans les années 1753-1759, avant de déboucher en 1830 sur un Neptune de la Méditerranée. Cette compilation réunissait les cartes de côtes réalisées depuis l’époque où Colbert avait envoyé une mission annuelle d’ingénieurs le long des rivages de la Méditerranée entre 1679 et 1688. Les hydrographes se dépensèrent sans compter pendant des siècles pour parfaire la connaissance des côtes et établir des cartes utiles aux navigateurs et, partant, aux voyageurs. Ainsi du Portulan de la mer Méditerranée, ou Le vray guide des pilotes costiers, publié par le navigateur Henry Michelot en 1703 avec le souci de décrire tous les ports, havres et abris et de montrer « la véritable maniere de Naviguer le long des Côtes d’Espagne, Catalogne, Provence, Italie, les Isles d’Yvice, Mayorque, Minorque, Corse, Sicile, & autres »8.

9 Liée au déploiement de l’activité politique et diplomatique, la volonté de connaissance de l’espace physique se traduisit dès le XVIe siècle par le voyage au Levant et en Égypte de Pierre Belon du Mans (1546-1549). Protégé d’un ambassadeur auprès du Grand Turc, cet apothicaire français étudia la flore, en particulier les simples, la faune, les minéraux

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et autres curiosités pittoresques9. De leur côté quelques Britanniques firent de la Méditerranée au début du XVIIe siècle un laboratoire de savoirs naturalistes, historiques et ethnologiques : William Lithgow se rendit à pied entre 1609 et 1629 des Shetland à la Crète en passant par la Suisse et la Bohème et il marcha de la Palestine jusqu’à Fez avant d’être arrêté comme espion à Malaga, tandis que le poète et futur colon en Amérique du Nord George Sandys partait en 1610 pour Constantinople puis l’Égypte, le Mont Sinaï et la Palestine avant de gagner Chypre et l’Italie, tirant de son voyage une relation dédiée au futur roi Charles Ier qui fait autorité en matière de géographie et d’ethnologie10. Plus tard, Joseph Pitton de Tournefort rapporta huit mille plantes de son voyage en Orient (1700-1702) et Déodat de Dolomieu affina dans les îles Éoliennes en 1781 sa connaissance du volcanisme avant d’effectuer chaque été des explorations dans les Alpes. Les missions savantes se multiplièrent dans les dernières années du siècle. Celle de l’entomologue Guillaume-Antoine Olivier et du spécialiste de coquillages Jean-Guillaume Bruguière, envoyés par le gouvernement français en 1792 dans l’Empire ottoman, en Égypte et en Perse, déboucha sur une relation éclectique publiée à partir de 1800 par Olivier11. Elle révèle les difficultés d’une entreprise vouée à la connaissance : aléas des vents, animosité des habitants de Santorin, attaque des Kurdes, foudres du pouvoir impérial pour avoir dressé le portrait impitoyable de certains pachas, maladie de Bruguière qui mourut sur le chemin du retour, entraînant un conflit dû à une appropriation des travaux du défunt par son compagnon.

10 Non sans être marqués par les enjeux politiques ou religieux, les commerçants, gens de lettres, artistes, médecins et autres savants rendirent également compte à partir du XVIe siècle des mœurs et coutumes des peuples de la Méditerranée. Le récit de Jean Palerne, contemporain de Montaigne, qui voyagea pour son plaisir en Grèce, Turquie, Syrie, Palestine et Égypte (1581-1583), abonde en remarques alertes sur les comportements et pratiques religieuses des musulmans12. Mus par un esprit d’aventure, Nicolas de Nicolay (1551) ou Jacques de Villamont (1588-1590) embrassèrent dans leurs voyages la géographie physique et humaine, l’ethnographie, la politique, l’économie, l’histoire, la religion et même la navigation, expérimentant la diversité des embarcations, des vents, des ports et des arsenaux13. Un immense succès fut remporté dans l’Europe du XVIIe et du XVIIIe siècle par les relations des six voyages vers l’Orient du négociant en pierres précieuses Jean-Baptiste Tavernier, accomplis de 1630 à 1668, ainsi que par les notations de Jean Thévenot qui circula entre 1655 et 1659 de la Turquie à Tunis14. Le fils d’orfèvre Paul Lucas, marchand et antiquaire, fit paraître les siennes à l’issue de quatre voyages effectués de 1688 à 1717 au Levant, en Grèce, en Asie mineure et en Égypte15. Chacun d’entre eux raconta la Méditerranée, parfois sur la route de la Perse et des Indes.

11 Sans retirer au Père Pierre Dan la primeur de son Histoire de Barbarie et de ses corsaires (1637), ni à l’Anglais Thomas Shaw le mérite d’avoir fait de ses voyages en Barbarie et au Levant vers 1732 une référence incontournable pour le XVIIIe siècle, des voyageurs français entre autres spécialistes de la flore visitèrent les régences d’Afrique du Nord : ce fut le cas de Jean-André Peyssonnel (1724-1725), René Desfontaines (1783-1785) et l’abbé Jean-Louis Marie Poiret (1785-1786). Partageant les idées de l’époque sur l’immobilisme de ces États formellement soumis à l’autorité du sultan, ils ne perçurent pas que la Régence d’Alger glissait alors d’un pouvoir absolu mais anarchique exercé par le représentant du sultan vers un système oligarchique plus stable, ce que les rapports des consuls en revanche mentionnaient (Brahimi, 1976).

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Réinventer l’Occident, chercher dans l’ailleurs méditerranéen les racines de sa propre civilisation

12 Face aux musulmans, les Européens cherchèrent dans l’autre méditerranéen les racines de leur civilisation ainsi que des moyens de l’améliorer. Longtemps après la pèlerine et mystique anglaise Margery Kempe (v. 1373-après 1438), partie du Norfolk à Jérusalem, des femmes, elles aussi britanniques, occupèrent une place éminente dans l’« apprivoisement » de l’Orient méditerranéen par les Européens à partir du XVIIIe siècle. Ces expériences sont aux antipodes de la représentation des femmes soumises aux hommes. Lady Montagu, épouse de l’ambassadeur anglais à Constantinople, inaugura en 1716 une saison de transferts médicaux avec l’Europe en acceptant de faire inoculer son fils contre la variole puis en demandant, de retour à Londres, l’inoculation pour sa fille. D’autres femmes la suivirent, affirmant en Orient leur autonomie. Lady Craven initia le mouvement en complétant en 1785-1786 son tour d’Europe de Paris à Saint-Pétersbourg par la Crimée, Constantinople, les îles grecques et la Transylvanie. Elle accomplit plus de huit mille kilomètres en quatorze mois et contribua au lancement du genre littéraire du voyage au féminin16. Parmi celles qui se mirent en route après elle dans la première moitié du XIXe siècle, on compte autant des Britanniques, comme Julia Pardoe, Emma Roberts, Isabella Romer ou Florence Nightingale, que l’Italienne Amalia Nizzoli, qui rapporta des mémoires de son séjour d’une dizaine d’années en Égypte entre 1819 et 1828.

13 Les voyages en Méditerranée jouèrent également un rôle moteur dans la naissance de l’archéologie. Les « antiquaires » de l’époque, de Spon et Wheler en 1675-1676 à Paul Lucas, montrèrent le chemin en traitant la Méditerranée comme une réserve d’objets rares et précieux, médailles, monnaies ou inscriptions. Pierre-Augustin Guys fut sensible à la Grèce moderne dans son Voyage littéraire de 1771 et l’abbé Jean-Jacques Barthélemy publia une fiction didactique qui eut un grand succès, le Voyage du jeune Anarchasis en Grèce (1788). Le débat s’anima quand commencèrent à se diffuser les dessins de monuments. Les Anglais James Stuart et Nicholas Revett critiquèrent dans les Antiquities of Athens (1764) les approximations des dessins d’Athènes que Julien- David Le Roy avait fait paraître dans les Ruines des plus beaux monuments de la Grèce (1758) : Le Roy contre-attaqua, estimant que ses représentations « affectent plus vivement le spectateur et font passer dans son âme l’admiration dont on est frappé en voyant les monuments mêmes17. » Si les sites antiques suscitèrent parfois des descriptions austères comme celle de Lechevalier sur la Troade (1798), ils sous- tendirent surtout la vogue des voyages pittoresques, grands in-folios somptueusement illustrés de gravures commentées qui bénéficiaient de l’argent de mécènes prestigieux et passionnés. Ces riches publications, qui ruinèrent certains de leurs promoteurs, s’appliquèrent successivement à la Grande-Grèce, c’est-à-dire à l’Italie méridionale, avec Saint-Non (1781-1786), au Sud de la France avec Jean-Benjamin de La Borde (1781-1796), à la Sicile avec Jean-Pierre Hoüel (1782-1787) et à la Grèce avec le comte de Choiseul-Gouffier (1782-1824)18. Il s’y ajouta la Syrie, le Liban, la Palestine et l’Égypte, dont la campagne de dessins d’abord financée par Choiseul-Gouffier entre 1784 et 1786 aboutit à une publication en 1799 de deux des trois volumes prévus, par les soins de La Porte du Theil et du dessinateur Louis-François Cassas19. L’on ne doit pas oublier non plus l’Istrie et la Dalmatie, publicisées d’abord par Robert Adam (1764) et ensuite par

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Cassas dont les vues de 1782 parurent vingt ans plus tard, sous le Consulat, avec un texte de Lavallée (1802), ni l’Espagne promue par Alexandre de Laborde (1806-1820)20. Le goût des ruines, annoncé par Guys, s’intensifia chez Volney dans son Voyage en Égypte et en Syrie de 1787, qui devint aussi incontournable dans la constitution d’une mémoire de la Méditerranée archéologique que la Description de l’Arabie de Carsten Niebuhr publiée de 1772 à 1778 après son expédition des années 1760 ou les Lettres sur l’Egypte de Savary publiées en 1785-1786.

14 L’Égypte avait été décrite dès les années 1720-1750 par Claude Sicard, Benoît de Maillet, Richard Pococke et Frederik Ludvig Norden, même si ce fut l’expédition dirigée par Bonaparte qui donna le coup de pouce décisif aux relevés détaillés des monuments pharaoniques, débouchant sur l’imposante Description de l’Égypte de 1809-1822 en dix volumes de textes et treize volumes de planches. Les rives de la Méditerranée devinrent le cadre privilégié d’un ensemble de découvertes qui firent de l’archéologie une science apte à éclairer les Européens sur les origines de leur propre civilisation. Après les dessins levés par N. Revett et J. Stuart en 1751-1753, les Anglais continuèrent à participer à la redécouverte de la Grèce classique avec les planches d’Edward Dodwell consécutives à ses voyages de 1801 et 1805-1806.

15 Le voyage érudit préluda à la fabrique des mythes littéraires. La presse périodique se fit dès le XVIIe siècle l’écho de l’intérêt des lettres françaises pour l’Afrique barbaresque (Turbet-Delof, 1973). À côté des marins, pèlerins et diplomates, l’espace méditerranéen fut parcouru par des marchands à la recherche non seulement de pierres précieuses dont ils faisaient commerce, mais aussi de paysages, d’antiquités et de coutumes qu’ils restituaient à leurs lecteurs. Toute marginale qu’elle fut dans les itinéraires d’apprentissage du Grand Tour, la Méditerranée acquit un statut privilégié comme objet de connaissance dans les relations de voyage. Le processus s’accentua au XVIIIe siècle, au moment même où un attrait thérapeutique incita les Anglais comme Tobias Smollett à transformer la future Côte d’Azur et celle de Sorrente en lieux de villégiature propices à la guérison de maladies comme la mélancolie (Boyer, 2001). C’était préparer le terrain pour qu’au XIXe siècle la Méditerranée devienne une destination en soi, échappant à sa fonction de simple espace intermédiaire entre l’Europe et l’Orient. Une série d’expéditions scientifiques participèrent de cette construction, en fixant l’image d’un milieu pensé comme spécifiquement méditerranéen : celles d’Égypte entre 1798 et 1801, de Morée entre 1829 et 1831, d’Algérie entre 1832 et 1842 (Bourguet et al., 1998). Après que les écrivains romantiques ou bientôt réalistes eussent contribué à en populariser le désir, de Chateaubriand à Byron et de Lamartine à Nerval, Gautier ou Flaubert, ses rivages se transformèrent pour un public élargi sous la reine Victoria en un berceau de la « passion méditerranéenne » décrite par John Pemble (Pemble, 1987). Par-delà les descriptions encyclopédiques et « statistiques » du XVIIIe siècle, les îles et l’espace maritime lui-même pouvaient commencer à devenir dans l’imaginaire des voyageurs européens ou américains l’objet d’un engouement qui allait en promouvoir une dimension mythique, apte à rassembler les morceaux épars des expériences antérieures.

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ANNEXES

Gilles Bertrand est professeur d’histoire moderne et membre du LUHCIE à l’Université Grenoble-Alpes ainsi que membre senior de l’Institut Universitaire de France. Spécialiste de l’histoire de l’Italie et des voyages en Europe au XVIIIe siècle, il fait se croiser l’histoire matérielle des mobilités avec celle des savoirs et des représentations sur le monde. Parmi ses ouvrages : Le Grand Tour revisité : le voyage des Français en Italie, milieu XVIIIe- début XIXe siècle (2008), Rome : École française de Rome ; Histoire du carnaval de Venise, XIe- XXIe siècle (2013), Paris : Pygmalion ; (avec J.-Y. Frétigné et A. Giacone), La France et l’Italie. Histoire de deux nations sœurs de 1660 à nos jours (2016), Paris : Colin. Parmi ses directions d’ouvrages récentes : (avec P. Serna), La République en voyage, 1770-1830 (2013), Rennes : PUR ; (avec J. Ehrard), édition des Voyages de Montesquieu (2012), Paris/Lyon : Classiques Garnier ; (avec A. Guyot), Des « passeurs » entre science, histoire et littérature. Contribution à l’étude de la construction des savoirs (1750-1840) [2011], Grenoble : ELLUG.

NOTES

1. Thomas Corneille (1708), Dictionnaire universel géographique et historique (vol. 2), Paris : Coignard. 2. Jean Pillehote (1606), Pérégrinations du Sieur Jean Palerne Forésien… où est traicté de plusieurs singularités et antiquités remarquées ès provinces d’Égypte, Arabie déserte… avec la manière de vivre des Mores et Turcs et de leur religion…, Lyon, 9-14. 3. Charles de Brosses (1799), Lettres historiques et critiques sur l’Italie (an VII, lettre IV), Paris : Ponthieu (de nombreuses éditions de ces Lettres familières ont suivi). 4. Jean Coppin (1686), Le Bouclier de l’Europe, ou la Guerre sainte… avec une relation de voyages faits dans la Turquie, la Thébaïde et la Barbarie, Lyon : A. Briasson. 5. Edmond Huguet (1967), Dictionnaire de la langue française du seizième siècle (t. 7), Paris : Didier, 519. 6. Ce régiment, appelé aussi des Volontaires de Saxe, fut levé en 1743 par le maréchal de Saxe (1696-1750) pour garder sa résidence et fut également engagé dans la guerre de Succession d’Autriche aux côtés de la France avant de devenir en 1751 un régiment de dragons. 7. Ainsi ceux de Sir Henry Blount vers le Levant en 1634, de George Courthop vers Constantinople en 1637 ou de William Paston en 1638 vers Alexandrie, le Caire et Jérusalem. D’autres projets en revanche, à la même époque, ne se concrétisèrent pas, comme ceux de John Milton vers la Grèce (1639) et de John Evelyn vers le Levant (1645). 8. Sous-titre de l’ouvrage dans l’édition parue à Marseille, Pierre Mesnier, 1703. Une seconde édition, au sous-titre inchangé, fut imprimée à Marseille en 1709 chez Pierre Mortier, d’autres, plus complètes, suivront en 1805 et 1824.

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9. Pierre Belon du Mans (1553), Les observations de plusieurs singularitez et choses memorables trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie et autres pays estranges, rédigées en trois livres, Paris : G. Corrozet. 10. George Sandys (1615), A Relation of a Journey begun An. Dom. 1610: foure bookes containing a description of the Turkish Empire, of Aegypt, of the Holy Land, of the remote parts of Italy and islands adioyning, Londres : W. Barrett. 11. Guillaume-Antoine Olivier (an IX-XII), Voyage dans l’empire othoman, l’Égypte et la Perse, fait par ordre du gouvernement, pendant les six premières années de la République, Paris : H. Agasse. 12. Pérégrinations du Sieur Jean Palerne, ouvrage cité. 13. Nicolas de Nicolay (1567), Les quatre premiers livres des navigations et pérégrinations orientales, Lyon : Guillaume Rouille ; id. (1576), Les navigations, pérégrinations et voyages faicts en la Turquie, Anvers : G. Silvius ; Jacques de Villamont (1595), Les voyages du seigneur de Villamont, divisez en trois livres…, Paris : C. de Monstr’oeil et J. Richer. 14. Jean-Baptiste Tavernier (1676), Les six voyages de Jean Baptiste Tavernier… qu’il a fait en Turquie, en Perse et aux Indes, Paris : G. Clouzier ; Jean Thévenot (1665), Relation d’un voyage fait au Levant, Paris : Louis Billaine. 15. Paul Lucas (1704), Voyage du sieur Paul Lucas au Levant (2 vol.), Paris : G. Vandive ; Deuxième voyage du sieur Paul Lucas dans le Levant, octobre 1704-septembre 1708 [2002], Saint-Étienne : Publications de l’université de Saint-Étienne ; Troisième voyage du sieur Paul Lucas dans le Levant, mai 1714-novembre 1717 [2004], Saint-Étienne : Publications de l’université de Saint-Étienne. 16. Elizabeth Craven (1789), A Journey Through the Crimea to Constantinople etc, Dublin : Chamberlaine et al. 17. Julien-David Le Roy (1767), Observations sur les édifices des anciens peuples (préface), Amsterdam [en fait Paris] : Joseph Merlin, VI. 18. Jean-Claude Richard de Saint-Non (1781-1786), Voyage pittoresque ou Description des royaumes de Naples et de Sicile (4 vol.), Paris : Clousier ; Jean-Benjamin de La Borde (1784-1792), Voyage pittoresque de la France (8 vol.), Paris : Lamy ; Jean-Pierre Houël (1782-1787), Voyage pittoresque des isles de Sicile, de Malte et de Lipari (4 vol.), Paris : Impr. de ; Marie-Gabriel-Florent- Auguste de Choiseul-Gouffier (1782-1822), Voyage pittoresque de la Grèce (3 vol.), Paris : Tilliard. 19. Voyage pittoresque de la Syrie, de la Phoenicie, de la Palaestine et de la Basse Aegypte (2 vol.), textes de Gabriel de La Porte du Theil, Louis Langlès et Jacques-Guillaume Legrand, dessins de Louis- François Cassas (1799, an VII), Paris : impr. de la République. 20. Robert Adam (1764), Ruins of the palace of the Emperor Diocletian at Spalatro in Dalmatia, Londres ; Voyage pittoresque et historique de l’Istrie et de la Dalmatie, rédigé d’après l’itinéraire de L.-F. Cassas, par Joseph Lavallée (1802, an X), Paris : Née ; Alexandre de Laborde (1806-1820), Voyage pittoresque et historique de l’Espagne (4. vol.), Paris : impr. de Didot l’aîné.

RÉSUMÉS

Lieu de passage traditionnel des pèlerinages vers la Terre sainte qui générèrent de nombreux récits jusqu’au XVIIe siècle, la Méditerranée resta tout au long de l’époque moderne la source de multiples dangers. Mais tout comme elle avait été sillonnée par les géographes arabes au Moyen Âge, elle vit passer entre XVIe et XVIIIe siècles de nombreux voyageurs qui n’eurent de cesse d’écrire leur expérience. Diplomates et marchands, cartographes et naturalistes y collectèrent

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des connaissances de tous ordres sur le chemin du Levant, de la Barbarie, de la Perse et de l’Inde. À la fin de l’époque des Lumières, tandis que le Grand Tour s’épuisait sur le continent, la Méditerranée se mit à accueillir le désir d’un ailleurs où les Européens recherchaient les racines de leur civilisation. La mer Méditerranée se transforma à la fois en un mythe et en un milieu autonome, qui cessait de n’être qu’un espace intermédiaire entre l’Occident, l’Afrique et l’Orient pour devenir, en tant que Sud, l’enjeu d’une nouvelle passion des voyageurs venus du Nord.

Traditionally a passageway for pilgrims en route for the Holy land, generating travelogues until the 17th century, the Mediterranean remained a dangerous place throughout the modern period. Explored by Arab geographers during the Middle Ages, it was then visited and described by numerous travellers who reported their experience from the 16th to the 18th century. Diplomats, merchants, cartographers, and naturalists collected information and data on their way to the Levant, the Barbary coast, Persia, and India. By the end of the Enlightenment, as the Grand Tour was wearing out on the continent, the Mediterranean became a locus of desire where Europeans went in quest of the origins of their civilisation. The Mediterranean was then turned into both a myth and an autonomous place; instead of being a mere passageway between the West, Africa and the East, the Mediterranean developped among travellers coming from the north a craze for its southern shores.

INDEX

Keywords : Mediterranean, travel, danger, knowledge, desire, civilisation, origins, myth Mots-clés : Méditerranée, voyage, danger, connaissance, désir, civilisation, racines, mythe

AUTEUR

GILLES BERTRAND Professeur à l’Université Grenoble-Alpes (LUHCIE)

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Analyse du discours de la liminalité : Butler, de l’autre côté du Saint- Gothard entre passage et ancrage Analysing the Discourse of Liminality: Butler, over the Saint Gothard between Crossing and Anchorage

Samia Ounoughi

« Le monde est impossible à reprographier. Ce qu’un récit de voyage, ou plus généralement un texte référentiel, raconte, c’est aussi l’histoire, toujours rejouée, d’un permanent réajustement du langage et du monde. » (Viviès, 2002 : 34)

Introduction

1 Entre 1865 et 1902, Samuel Butler (1835-1902) passe presque tous ses étés dans le canton du Tessin et dans le Piémont italien. De ces voyages itérés, il a gardé des notes illustrées par des dessins et des partitions musicales qu’il a repris pour produire Alps and Sanctuaries of Piedmont and the Canton Ticino (1881)1. Cet ouvrage retrace, comme le récit d’un seul voyage, les voyages de Butler au-delà du Saint-Gothard. Sans prétention scientifique ni littéraire, Butler offre tout simplement sa vision du col du Saint-Gothard et du Val Léventine. L’intérêt majeur de cet ouvrage, tant dans le discours que dans les illustrations, est d’offrir des modalités nouvelles d’appréhension de cette zone peu fréquentée, contre un tourisme qui uniformise le vécu du voyageur : « Alps and Sanctuaries is thus more than a signpost in the history of anti-tourism ; it challenges the intellectual foundations of the structural Continental tour by encouraging the traveller to see for himself rather than ‘by the book’. » (Zdanski, 2007 : 230). Entre le col du Saint-Gothard et le Val Léventine, Butler construit un territoire bien à lui au fil de la plume. Son texte, parfois déroutant, nous invite à découvrir comment il décrit et délimite une zone de passage dans laquelle il vient errer et qu’il s’approprie. Son écriture a une valeur

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performative de libération d’une vision imposée de la géographie locale pour lui substituer une expérience individuelle et, avec elle, un point de vue unique, notamment sur les notions de frontière et de territoire.

2 Ce travail s’inscrit dans l’un des axes de recherche du LABEX pluridisciplinaire ITEM (Innovation et Territoires de Montagne) qui explore notamment les notions de frontière et de limite dans son projet TeLiMéP : Territorialité, Liminalité et Métropolisation Périphériques. Dans ce groupe, « [l]es transformations de la montagne seront analysées à travers les dynamiques collectives des territoires, en lien avec les problématiques liées aux frontières et aux limites de tous ordres, aboutissant à une meilleure connaissance des territorialités en jeu et des reterritorialisations progressives2. » Aux côtés d’historiens et de géographes, ma recherche consiste à analyser, par les outils de la pragmatique, le discours des voyageurs britanniques dans les Alpes au XIXe siècle, en particulier sur la traversée des cols, hauts lieux de liminalité- liminarité.

3 Le concept de liminalité ou de liminarité, énoncé par l’anthropologue Van Guennep en 1909 dans Rites de Passage désigne un entre-deux, un lieu et/ou un moment où une personne se trouve entre deux états, à un stade charnière où ses repères se brouillent alors qu’elle ne s’est pas encore reconstruite. C’est ce passage, où une personne n’est alors plus celle qui s’est séparée de son environnement et de son groupe social (séparation), ni encore celle qui, au terme d’une expérience de l’autre et de l’ailleurs viendra s’agréger à nouveau dans la société en tant qu’individu sinon totalement construit, au moins évolué (agrégation/ancrage). Parmi les phases de liminarité comme la traversée d’une rivière ou le passage d’une poterne de murailles, Van Guennep signale le passage des cols de montagne : « Parmi les rites de passage matériel il convient encore de citer ceux du passage des cols et qui comprennent le dépôt de divers objets […], des offrandes, des invocations au génie du lieu, etc. : […], Alpes (chapelles), etc. » (1981 : 29).

4 Le XIXe siècle britannique voit émerger la géographie comme discipline universitaire à part entière et à cette même période, le voyage en Europe se démocratise. Bien que le toit de la Grande-Bretagne, le Ben Nevis, culmine à moins de 1 400 m, les Britanniques sont les inventeurs de l’alpinisme et du terme qui désigne cette discipline. Quelle créativité linguistique et narrative leur a été nécessaire pour exprimer en anglais ce qui n’existait pas dans leur environnement direct ? Enfin, le XIXe siècle est une période de développements infrastructurels majeurs qui changeront en profondeur la géographie des Alpes et la notion même de passage par la construction de voies carrossables, de chemins de fer et de tunnels pour aller de l’autre côté de la montagne. Ces questionnements se prolongent jusqu’à nos jours avec des projets comme celui de la ligne de chemin de fer à grande vitesse entre Lyon et Turin, la TAV.

5 Ainsi donc, les notions de frontières, de passage et bientôt d’ancrage se mettent en mouvement ; elles se redéfinissent mutuellement, stimulant la créativité littéraire, comme chez Dickens (Ounoughi, 2016) et Collins, par exemple (Ounoughi, 2013a), ou la créativité artistique (comme chez Turner et Ruskin). Enfin, elles font évoluer la pensée géographique, donnant à concevoir le monde différemment à partir d’une expérience de l’ailleurs qui n’est pas seulement un déracinement, mais qui se prolonge dans un retour vers le point de départ, lui-même repensé et modifié autant que change le voyageur à mesure qu’il chemine au-delà des cols alpins les plus fréquentés. La problématique du retour a notamment été explorée par Jean Viviès (2016). Cette

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évolution de la façon dont nous pensons la géographie n’est pas à sonder uniquement chez les géographes eux-mêmes, d’autant qu’à cette époque, leur discipline est encore naissante. On ne sait pas encore comment s’organise la géographie des montagnes (Debarbieux, 2008). Des sources documentaires éparses, dont les récits de voyageurs, intéressent aujourd’hui les géographes, notamment l’approche constructiviste qui met le sujet observateur au centre de leur réflexion.

6 L’analyse du discours a déjà révélé les enjeux majeurs du passage d’un col comme le Simplon ou le Grand-Saint-Bernard. Ces enjeux sont notamment d’ordre identitaire, pour celui qui en fait l’expérience (Ounoughi, 2013a, 2016). Ils procèdent aussi d’un remodelage de la géographie du col et avec lui toute une conception de la montagne par l’écrivain voyageur (Ounoughi, 2016). C’est pour approfondir cette dernière perspective que nous proposons ici l’exploration d’un texte peu connu, Alps and Sanctuaries of Piedmont and the Canton Ticino de Samuel Butler. À travers une analyse de la composition structurelle et stylistique de ce récit, nous tenterons de montrer comment l’expérience et la libre pensée de ce voyageur contribuent à une refonte des frontières et de la cartographie au-delà du col du Saint-Gothard.

7 Répondant à un besoin d’isolement, Butler déconstruit et reconstruit cette région du monde dans une itération de phases de séparation, de liminalité et d’agrégation, destinées à la perpétuelle reconstruction du voyageur et à la personnalisation de la géographie locale. Comment l’écriture de Butler entre le Saint-Gothard et le Piémont fait-elle de ce val un espace-frontière ?

Redéfinir le col alpin : Butler, libre pensée et alpinisme

La remise en question d’une éducation et l’appel de la montagne

8 Le sujet géographe importe autant que l’objet géographique comme le montre l’approche constructiviste du géographe Debarbieux : En d’autres termes, le monde n’est pas fait d’objets géographiques que la géographie aurait pour mission de découvrir, sous l’apparence parfois trompeuse des phénomènes ; il est fait de « choses » que le géographe compose en objets et en système d’objets dans le but d’en construire une connaissance. (2004 :12)

9 S’il n’est pas question ici de faire une biographie détaillée de Samuel Butler, parcourons néanmoins quelques aspects de son existence qui éclairent sa démarche dans les Alpes et sa manière de les mettre en discours. L’expérience de terrain est fondamentale chez Butler. Dans les quartiers pauvres de Londres, alors qu’il se forme à devenir homme d’église, dans la lignée de son père et de son grand-père, Samuel Butler confronte sa perception du monde aux enseignements qui lui ont été prodigués. Les doutes qui le saisissent auront raison de sa vocation. Ainsi, l’observation de la réalité de terrain qui anime le libre-esprit de Butler se manifeste pour la première fois et marquera toute son existence ; elle catalysera sa pensée, ses voyages et son discours.

10 Butler quitte le foyer familial pour la Nouvelle-Zélande où il restera plus de quatre ans. Ses qualités sportives de coureur de fond et de grimpeur déjà reconnues à Cambridge serviront son âme d’explorateur, en particulier, dans la montagne. Son nom figure aujourd’hui sur les cartes géographiques de la Nouvelle-Zélande avec notamment, Butler Saddle, Mount Butler et Butler Range. On lui doit également la découverte du col de Whitcombe en 1861. Butler a une âme de pionnier ; il explore les terres sans

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propriétaire et ses expéditions sont souvent des réponses à un appel de la montagne. Or, « La montagne est [donc] d’abord et avant tout un objet qui se différencie pour des raisons essentiellement topographiques de l’endroit d’où on la nomme. Elle est donc ailleurs ; et elle est autre, autrement constituée, autrement organisée. » (Debarbieux, 2001 : 36). Le voyage en montagne permet littéralement à Butler de prendre de la hauteur et de revisiter sa pensée sociale, esthétique et spirituelle, la montagne étant un lieu particulièrement propice à la spiritualité (Debarbieux, 2001 : 36-38).

Les cols de montagnes : entre passage et rupture

11 Butler a écrit deux ouvrages sur le thème de la montagne dont le plus connu est son utopie satyrique Erewhon; Or, Over the Range (1872), qui lui vaut la réputation d’alpiniste libre-penseur dont l’histoire a retenu le nom. Ce texte dépeint bien la démarche de Butler qui, pour mener une critique sociale, imagine une civilisation aux règles absurdes, au-delà d’un col de montagne où lui seul a pu accéder. Il rappelle en ceci le voyage de Gulliver chez les Brobdingnagians3.

12 Les cols de montagne fascinent donc Butler car ils lui ouvrent la perspective d’un monde qu’il veut construire. Dans la vie, comme dans ses textes, ses capacités d’explorateur et d’alpiniste lui permettent de traverser ces passages réservés à quelques courageux des No Thoroughfare[s] comme les définit Dickens4. Frontière naturelle, le col de montagne est pour Butler à la fois un lieu de passage et un point de rupture avec son environnement quotidien de Londres. Dans Erewhon, le narrateur homodiégétique explique pendant quelques chapitres le périple au terme duquel il se retrouve seul à faire la traversée dangereuse d’un col avant de passer à la narration de la vie de l’autre côté du col, qui elle, est le cœur de son récit. En revanche, dans Alps and Santuaries, Butler s’intéresse surtout au monde qu’il explore dans le canton du Tessin et dans le Piémont italien. Il ne dédie que quelques lignes au col du Saint-Gothard dont la traversée apparaît d’emblée comme un passage désagréable qu’il a hâte de franchir pour parvenir au monde qu’il convoite : True, by making use of the tunnel one will miss the St. Gothard scenery, but I would not, if I were the reader, lay this too much to heart. Mountain scenery, when one is staying right in the middle of it, or when one is on foot, is one thing, and mountain scenery as seen from the top of a diligence very likely smothered in dust is another. Besides I do not think he will like the St. Gothard scenery very much. (22)

13 Cette entrée en matière pose un contrat de lecture par lequel Butler guide le lecteur et impose sa réception du col de montagne. Butler préfère ici le tunnel au col dont il attend l’ouverture avec impatience. Or, le tunnel va modifier la géographie locale, raccourcir le voyage, éviter des paysages et faciliter la traversée. L’enthousiasme de Butler face à un changement d’une telle envergure vient renforcer l’idée que son expérience du voyage dans les Alpes ne tient pas au passage d’un col. En ceci, il se distingue d’une conception de la traversée du col comme une deuxième naissance, ce qui est le cas dans son Erewhon; Or, Over the Range et ailleurs chez Dickens dans No Thoroughfare (col du Simplon), Little Dorrit (col du Grand-Saint-Bernard) ou encore chez Ann Radcliffe dans The Romance of the Forest (Ounoughi, 2016).

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Passage du col et voyage à pied : du passage à l’ancrage

14 Butler généralise l’absence d’intérêt qu’il voit dans le passage du Saint-Gothard à tous les cols alpins : « one pass will do as well as another » (25). Il ne valorise que les déplacements à pied comme seules véritables expériences du voyage en montagne. Cependant, malgré son désintérêt affirmé pour le col de montagne et en particulier pour le Saint-Gothard, Butler place celui-ci à l’ouverture et à la fin de son ouvrage, des points d’ancrage stratégiques de tout texte. Le passage du col de montagne délimite l’entrée en discours et le début de l’exploration. De la même manière, il signe la fin du texte et avec elle, la fin de son périple. Ceci s’explique car la traversée du Saint-Gothard se fait en diligence. Butler ne peut pas y faire son expérience propre et le col n’a donc que peu d’intérêt. Nul ne saurait en effet saisir « l’horizon immobile » (2003 : 225) que décrit Daniel Roche sans aller à pied : « le voyageur commun choisit la voiture pour gagner du temps, le cheval qui joint l’utile à l’agréable, ou encore d’aller à pied parce qu’on est libre […], qu’on accepte de s’égarer. » (2003 : 225). La marche en montagne et l’acte d’écriture vont ainsi de pair, donnant une cohérence au mouvement du pied et de la plume, le discours sur la montagne et la marche se remodelant mutuellement en permanence. Butler présente donc le col comme un lieu de liminalité particulier. Ce n’est pas une traversée qui permet au voyageur de changer et de se redécouvrir, mais plutôt un point de rupture entre deux mondes, exprimé dans une quasi ellipse narrative dont la brièveté vient justement en souligner à la fois la nécessité et l’absence d’intérêt.

15 À son retour, le passage du col est aussi le dernier passage de son voyage qu’il prend la peine de narrer : « From Faiso we returned home. We looked at nothing between the top of the St. Gothard Pass and Boulogne, nor did we again begin to take any interest in life till we saw the science-ridden, culture-ridden, afternoon-tea-ridden cliffs of old England rise upon the horizon. » (303-4). De l’autre côté de la montagne, entre le Saint-Gothard et Londres, Butler inscrit un vide narratif, comme si ces deux points d’ancrage étaient séparés par un gouffre et que seul le col de montagne signalait la phase de séparation. Ce genre de cartographie narrative est typique du texte de Butler qui met ainsi en exergue sa proximité de cœur avec la montagne et raccourcit les distances géographiques par l’emploi d’une ellipse ou d’un résumé lapidaire.

Une géo-graphie libérée : le refus des canons scientifiques et littéraires

La détermination de l’objet géographique par le plaisir

16 Dans l’exploration de son Italie à petite échelle, Butler pérégrine de manière aléatoire. Il est donc difficile de le suivre, tant dans l’itinéraire que dans la composition de son discours. Où va-t-il et qu’est-ce qui motive son choix ? Là où les voyageurs de l’époque suivent un guide comme le Murray’s pour visiter les hauts lieux de l’art italien et pour admirer les reliefs et les dépressions spectaculaires des Alpes, Butler suit une logique fondée uniquement sur la notion de plaisir. Il redéfinit la notion historique de voyage en dissociant travel et travail, le voyage comme une souffrance, arguant, au contraire : I once heard a man say the only test was to ask one’s self whether one would care to look at it if one was quite sure that one was alone; I have never been able to get beyond this test with

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the St. Gothard scenery, and applying it to the Devil’s Bridge, I should say a stay of about thirty seconds would be enough for me. (25)

17 Plus loin, il ajoute : Years ago, in travelling by the St. Gothard road, I had noticed the many little villages perched high up on the sides of the mountain, from one to two thousand feet above the river, and had wondered what sort of places they would be. I resolved, therefore, after a time to make a stay at Faido and go up to all of them. I carried out my intention, and there is not a village nor fraction of a village in the Val Leventina from Airolo to Biasca which I have not inspected. I never tire of them, and the only regret I feel concerning them is, that the greater number are inaccessible except on foot, so that I do not see how I shall be able to reach them if I live to be old. These are the places of which I do find myself continually thinking when I am away from them. (27-28).

18 Butler détermine son objet géographique selon un rapport de proportions qu’il établit entre ennui et plaisir. Dans son texte, ces deux notions recouvrent exactement celles de passage et d’ancrage. Il délimite donc un espace qui s’étend de la sortie du col du Saint- Gothard jusqu’au sud du Val Léventine à la frontière entre le canton suisse du Tessin et le Piémont italien.

19 Les voyages de Butler n’ont rien du Grand Tour. Il passe la plus grande partie de ses séjours entre Airolo et Biasca, deux villages du Tessin situés à 38 km de distance. Puis, il prolonge un peu ses excursions dans le Piémont. C’est dans ce court axe nord-sud très étroit que Butler vit une errance quotidienne dans des villages souvent absents des guides de voyages de l’époque, tels que le Murray’s. C’est cet isolement qu’il recherche avant tout. Du voyage, rien n’est narré avant le col et au sud, sa narration s’arrête juste après la frontière italienne. Ainsi, sous sa plume, le Val devient un espace-frontière, une zone de liminalité qu’il explore et définit à sa guise.

20 Butler s’installe quelques jours dans un village à partir duquel il randonne et dessine. La présentation fragmentaire et fragmentée de ses excursions disperse ces villages pourtant très proches et donne dans le discours une amplitude exacerbée à ses errances, de sorte que la ligne devient un espace. Cet effet est intensifié par le découpage en 26 chapitres dont les titres signalent en majorité un ou plusieurs de ces petits villages qui atomisent d’autant les étapes des voyages. Enfin, Butler ne crée pas non plus d’intrigue qui donnerait une ligne directrice à son ouvrage, ce qui contribue également à cet effet de dispersion et de vaste étendue alors que l’on est à une petite échelle géographique.

21 Alps and Sanctuaries se distingue également par sa structure composite. Le texte est accompagné d’illustrations dessinées par l’auteur ainsi que de partitions musicales citées de l’œuvre de Händel et plus rarement, de son invention. Les dessins et les partitions signalent des points d’achoppement de l’intérêt de Butler, le plaisir étant le seul déterminant de son itinéraire et de son écriture : As for knowing whether or not one likes a picture, which under the present aesthetic reign of terror is de rigueur, I once heard a man say the only test was to ask one’s self whether one would care to look at it if one was quite sure that one was alone; I have never been able to get beyond this test with the St. Gothard scenery, and applying it to the Devil’s Bridge, I should say a stay of about thirty seconds would be enough for me. (23)

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Le dessin et la musique : pour une nouvelle cartographie de l’espace et du discours

22 L’attrait de Butler est avant tout esthétique, mais ne répond à aucun canon particulier, ni à aucun projet précis. Ainsi s’explique la contradiction entre le titre qui annonce une réflexion spirituelle et le texte dans lequel Butler évite les débats religieux et dessine les églises qui ont retenu son attention sans jamais débattre de la foi ni du christianisme, ni même de l’architecture. Les dessins composés au fil de ses excursions représentent de petites églises et des chapelles vues de loin et quelques dessins montrent des vues à l’intérieur des églises. Ce sont des dessins épurés, parfois schématiques, qui proposent pour la plupart la représentation d’une église dans le relief sur laquelle elle est posée. Butler y ajoute parfois une présence humaine, et lorsqu’il y a effectivement quelqu’un, les visages sont presque imperceptibles et les personnages affairés à leurs tâches quotidiennes ne sont jamais représentés en train de prier. A l’instar de son récit atomisé passant sans transition de l’entomologie à l’architecture ou à la botanique, les dessins représentent des détails qui se détachent de leur contexte et qui ont simplement retenu l’attention de Butler. Cette errance ponctuée de pauses inspirées par la curiosité ou l’attrait pour un détail sont les seuls éléments qui cartographient ses randonnées en montagne et les lieux qu’il visite.

23 Le texte de Alps and Sanctuaries est une synthèse de notes éparses que Butler a prises pendant ses séjours itérés tous les étés à partir du milieu des années 1860 jusqu’à la fin de sa vie. Il les a ensuite reprises et compilées pour obtenir cet ouvrage que Streatfield, auteur de l’introduction, nomme « a holiday book ». Jean Viviès rappelle d’ailleurs le caractère recomposé du récit de voyage, un travail qui remodèle nécessairement la structure du texte et la composition géographique qui en est l’objet (2015). L’appellation « récit de vacances » est importante car elle correspond parfaitement à la liberté de forme que Butler donne à son texte, un discours de l’errance qui se traduit dans une errance du discours. Au terme de cette succession de séjours dans le Val Léventine, le texte finit par relever moins de l’invention que de l’inventaire pour reprendre au sens littéral les termes d’Adrien Pascali (1984). Car enfin, et on le comprend après la lecture de quelques pages, Samuel Butler, pourtant petit fils de géographe, n’écrit pas pour rendre compte de la géographie physique du Val Léventine, mais pour s’approprier cette axe-frontière et en faire son espace.

24 Le récit du vacancier-écrivain se distingue d’abord par un lissage total de la temporalité qui ne laisse aucune trace de l’itération de ses séjours, ni de repère chronologique : « For the convenience of avoiding explanations, I have treated the events of several summers as though they belonged to only one. This can be of no importance to the reader, but as the work is chronologically inexact, I had better perhaps say so. » (11). Cette remarque métatextuelle annonce une manipulation de la temporalité que Butler définit comme une volonté de simplification. Cependant, l’effacement de l’itération des voyages et du temps qui passe occulte la notion d’évolution du voyageur et d’évolution de l’espace qu’il revisite année après année. Ce procédé va au-delà de la désinvolture ; il modifie en profondeur la conception de cet espace qui n’existe plus dès lors que dans les notes du vacancier- écrivain.

25 L’effacement de la temporalité ramène l’ensemble de ces voyages à une grande phase de liminalité. La non-narration de l’itération efface aussi les phases de séparation et les phases d’agrégation (le départ d’Angleterre et le retour). Finalement, le début et la fin

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de l’ouvrage signalent le passage du col du Saint-Gothard et le corps du texte la phase de liminarité. Il y a donc une inversion car la phase de liminalité qui est censée rester transitoire cesse d’être un lieu de passage et devient une zone d’ancrage. Butler nous propose une liminalité étendue qui correspond sans doute au concept de vacances qui ne signifie pas seulement le repos, mais la vacance, le lieu vide, cet espace frontière que Butler a à cœur de recréer. Ceci donne une vision renouvelée de la notion même de territoire.

26 La temporalité du récit et celle de ses errances sont rythmées par les musiques que Butler inclut dans ses notes et reporte dans son ouvrage. Butler insère une partition selon l’inspiration du moment, selon ce qui retient son attention et qui produit une analogie avec une musique qu’il connaît : « If there is a stream it will run with water limpid as air, and full of dimples as in ‘White Kedron’s Brook’ in ‘Joshua’ » (260), puis il insère la partition dans son texte. Ces intermèdes musicaux se situent à des points d’achoppement dans l’errance de Butler. La musique y est avant tout suscitée par l’itinéraire du voyageur dont elle finit par rythmer le discours. Cette gestion de la temporalité du discours par la musique mériterait à elle seule une étude approfondie car elle propose une esthétisation du temps qui rompt avec les canons de la narration prosaïque et invite le lecteur à séquencer le voyage en mouvements musicaux inspirés au fil du voyage. Le lecteur est ainsi amené à abandonner tout un système de structuration de la pensée situé au fondement de ses repères temporels. Au fil de la lecture, il vit l’errance de Butler qui lui propose une vision renouvelée de cet espace- frontière à travers les modalités discursives qu’il a inventées.

27 Cette dispense de repères temporels se prolonge dans une quasi-disparition des repères spatiaux. Après être descendu du col du Saint-Gothard, Butler erre dans le Val Léventine dont il ne parcourt que 38 km sur 54. L’ouvrage pourtant très illustré de Butler ne comporte aucune date ni aucune carte géographique. Les illustrations, quant à elles, fournissent une somme de détails qui jalonnent un espace dont le lecteur n’a jamais une vue d’ensemble. Aussi son texte apparaît-il comme une construction aléatoire et donc difficile à appréhender, contrairement à ses dires. Ce discours de l’errance permet à Butler de se défaire d’emblée de toute rigueur scientifique et de tout canon prosodique. En ce sens, l’écriture de Alps and Santuaries aussi bien que l’expérience de Butler sur le terrain, rappellent le concept anthropologique de liminarité où les repères sont abolis. Masquant l’itération de ses voyages, Butler efface les traces des phases répétées de séparation et d’agrégation pour ne garder qu’un condensé de liminarité. La phase de liminarité y est présentée non plus comme une expérience à la marge, mais comme un tout autonome. C’est ce phénomène que distingue Van Guennep : « En outre, dans certains cas le schéma se dédouble : cela lorsque la marge est assez développée pour constituer une étape autonome. » (1981 : 14). Butler parvient ainsi à faire de ce lieu de passage, de liminarité, un lieu d’ancrage dont il peut dès lors librement écrire la géographie.

Cartographie et frontières : redéfinition

Du projet de l’écrivain à l’errance du voyageur

28 Rappelons que Alps and Sanctuaries of Piedmont and the Canton Ticino s’ouvre sur une suite de contradictions entre l’objet annoncé de l’ouvrage et son contenu. Pour commencer,

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Butler présente des excuses au lecteur car malgré le titre, il ne consacrera pas une page à l’édifice religieux principal du Piémont, le Sacro Monte à Varallo : I should perhaps apologise for publishing a work which professes to deal with the sanctuaries of Piedmont, and saying so little about the most important of them all—the Sacro Monte of Varallo. My excuse must be, that I found it impossible to deal with Varallo without making my book too long. Varallo requires a work to itself; I must, therefore, hope to return to it on another occasion. (v)5

29 Plus loin, dans l’introduction, Butler fait l’éloge de l’Italie comme sa seconde patrie et annonce qu’il va y consacrer l’ouvrage complet : « during the remainder of my book I shall be occupied almost exclusively with Italy […]. I have chosen Italy as my second country, and would dedicate this book to her as a thank-offering for the happiness she has afforded me. » (7) Or, sur les vingt-cinq communes qu’il visite, treize sont situées en Suisse dans le canton italophone du Tessin, deux sont en Lombardie, et dix sont en effet des communes piémontaises. Butler donne un titre précis à son œuvre, mais le discours qu’il tient dans la préface, puis dans l’introduction ne concorde pas avec le reste de l’ouvrage. Il redéfinit donc les frontières à sa convenance car s’il souhaite passer ses vacances en Italie, le voyage est une épreuve qu’il préfère écourter : « I was attracted to this place, in the first instance, chiefly because it is one of the easiest places on the Italian side of the Alps to reach from England. » (22) L’étymologie commune de travel et travail soulignée par Jean Viviès, trouve ici à nouveau tout son sens. Le trajet semble si long à l’écrivain qu’il propose une autre Italie, plus proche, le canton italophone du Tessin en Suisse. Il choisit un découpage géographique personnel, en cartographiant la région qui l’intéresse sur la base d’une unité culturelle (à son sens) et linguistique, mieux adaptée à ce qu’il recherche. Butler amende la cartographie selon ses propres repères : « The Vaudois, or Waldenses, though on the Italian side of the Alps, are French in language and perhaps in origin. » (111) L’Italie est donc surtout une vision qu’il compose dont il accommode la géographie.

30 Sans se soucier des frontières politiques, Butler personnalise sa cartographie de l’Italie en la fondant sur les reliefs et les dépressions naturelles des Alpes avec le col du Saint- Gothard comme frontière, ou point de passage et, de l’autre côté, le Val Léventine et brièvement le Val de Suse comme zones d’ancrage. C’est en ce sens que Butler se rapproche de l’étude physique de la géographie des Alpes. Cette posture est pour le moins avant-gardiste car elle correspond à un retour aux réalités naturelles du paysage et des habitants de la région pour lesquels des institutions ont depuis été créées, comme le Mountain Institute fondé par Elizabeth A. Byers (1972) ou l’ANEM en France (Association Nationale des Élus de Montagne) fondée en 1984.

31 Cependant, Butler n’a pas de projet géopolitique pour le Saint-Gothard ni pour le Val Léventine. Il pose ses repères pour définir un territoire qui lui soit propre, non pas celui d’une communauté au sens où l’entendent les géographes : « La communauté est une notion heuristique, qui permet de décrypter les logiques d’affiliation collective à un temps t, dans un environnement donné. » (Gouëset, Hoffmann, 2006 : 4). De l’autre côté de la montagne, comme à son habitude, il explore un espace peu fréquenté afin de se l’approprier en proposant une géographie toute personnelle.

Coexistence entre passage et ancrage

32 Après le passage du col du Saint-Gothard, Butler poursuit sa phase de séparation en cherchant à éviter les lieux touristiques. S’il voyage en compagnie de son ami Jones, il

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ne souhaite pas visiter des endroits prisés par les touristes britanniques, ni même par les touristes locaux, tant qu’il peut l’éviter. Peter Raby note à ce propos: « Initially, Butler went on holiday by himself. […] After Jones had joined him for that first holiday in 1878, the pattern was repeated year after year, though Butler still normally spent some period of his own. » (1991 : 193) Son discours traduit régulièrement cet évitement : « During the whole time I was in that neighbourhood I saw not a single English, French, or German tourist. The ways of the inn, therefore, were exclusively Italian, and I had a better opportunity of seeing the Italians as they are among themselves than I ever had before. » (Butler, 162). Les anglophones qu’il rencontre sont plutôt des immigrés qui sont partis en Grande-Bretagne ou aux États-Unis et dont les enfants sont bilingues. Les villages qu’il choisit sont à contre- courant de sa démarche car ce sont des villages que l’on quitte, des lieux d’émigration. Ils n’attirent pas les touristes et sont surtout décrits comme des lieux de passage comme en témoigne la construction du chemin de fer pour rejoindre l’Italie. Butler s’ancre donc dans une zone de liminalité où l’on ne s’arrête que rarement. Elle devient pour lui à la fois un point d’ancrage et une zone d’errance. Ce double attribut est la condition même de son appréhension renouvelée de l’espace et de sa représentation.

33 La liberté d’exploration est la caractéristique principale du discours dans Alps and Sanctuaries. Si les titres des chapitres permettent de retracer globalement ses itinéraires, seuls les villes ou les villages les plus importants sont reportés sur les cartes dans les guides de voyages principaux comme le Baedaker’s. À partir de ces points d’ancrage, Butler découvre des villages moins fréquentés qu’il a donc la primeur de représenter, surtout pour le lecteur de l’époque. Il donne d’abord une vue très globale des lieux, puis il passe brutalement à une très petite échelle : « The sanctuary of Graglia is reached in about two hours from Biella. There are daily diligences. It is not so celebrated as that of Oropa, nor does it stand so high above the level of the sea, but it is a remarkable place and well deserves a visit. » (189) Puis il ajoute : « The restaurant is perfect—the best, indeed, that I ever saw in North Italy, or, I think, anywhere else. I had occasion to go into the kitchen, and could not see how anything could beat it for the most absolute cleanliness and order. » (189) Le passage d’une échelle trop grande à une échelle trop petite permet rarement au lecteur de reconstruire une image des lieux. Le métatexte confirme sa méthode de connaissance de l’espace non pas seulement par l’expérience, mais surtout par la trace qu’il a voulu en garder : « I find nothing more in my notes about Giornico except that the people are very handsome, and, as I thought, of a Roman type. » (76) Seules restent des impressions, qui sont celles de Butler. Les impressions collectées sur son passage ou les détails sur lesquels il s’arrête plus longuement décrivent sa façon de concevoir une géographie qui n’a pas vocation à aider au repérage spatial. C’est l’imprégnation plus ou moins intense d’un lieu chez le sujet voyageur qui permet d’accéder à sa connaissance.

Conclusion

34 Petit fils de géographe, Samuel Butler ne prend rien pour acquis et ses questionnements se traduisent par la recherche d’un ailleurs et d’une altérité que la montagne incarne de manière édifiante. S’il est parvenu à explorer des passages encore non-cartographiés en Nouvelle-Zélande, il va au-delà de cette démarche dans les Alpes. Butler voyage à contre-courant et ses vacances s’inscrivent dans une vacance qui participe d’une volonté d’« anti-tourisme », c’est-à-dire la recherche d’une expérience personnelle du voyage et de la découverte qui n’est pas encadrée et/ou préconstruite

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par des guides ou des agences de voyage. À l’appui d’une composition originale, Butler invite le lecteur à partager son expérience de la liminarité. Il l’invite à abandonner ses repères spatio-temporels et lui en propose de nouveaux. Ceux-ci font peu cas de la chronologie, des distances et des échelles. Le rythme y est scandé par la musique qu’il choisit et le dessin du détail se substitue à l’échelle unique et toujours bien spécifiée de la carte de géographie.

35 Cette libération de toute démarche scientifique et de tout canon discursif permet l’émergence d’une nouvelle cartographie. Sous sa plume, travel et travail cessent d’aller de pair et le plaisir vient s’imposer comme seul guide de l’appréhension de l’espace. Butler explore dans une démarche de l’errance des lieux que l’on quitte ou par lesquels l’on transite. Dans un ouvrage à la forme et au discours expérimentaux, il vit une liminarité autonome qui définit une synonymie entre passage et ancrage. Ainsi Butler propose-t-il de nouvelles modalités d’accès à la connaissance de l’espace.

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ANNEXES

Samia Ounoughi est maître de conférences à l’Université Grenoble-Alpes et membre du LIDILEM. Ses travaux de recherche portent sur l’analyse du discours de la géographie, en particulier celle des montagnes. Son corpus inclut les textes de littérature, de voyage et des productions de géographes du XIXe siècle. Elle a publié plusieurs articles d’analyse du discours sur les Alpes de Samuel Butler et John Ruskin. Elle a édité La

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saillance et le discours sur le relief/Salience en Relief Related Discourse dans la Revue de Géographie alpine/Journal of Alpine Research (2016).

NOTES

1. L’ouvrage avec ses illustrations et ses partitions musicales est accessible en ligne : 2. Page internet du projet TeLiMép dans le LABEX ITEM 3. Le deuxième voyage de Gulliver le mène chez un peuple de géants qui vit de l’autre côté d’une montagne infranchissable. Ce peuple se distingue par des règles de vie très différentes de celles que connaît Gulliver. 4. Le titre de l’œuvre No Thoroughfare de Dickens et Collins (1867) fait référence au col du Simplon. 5. C’est ce qu’il fera dans Ex Voto (1888) dédié au Sacro Monte de Vallaro.

RÉSUMÉS

À la croisée de l’analyse du discours par les outils de la pragmatique, de la géographie constructiviste et de l’anthropologie, cet article explore comment les notions de passage et d’ancrage deviennent synonymes sous la plume de Samuel Butler dans son récit de voyages Alps and Santuaries of Piemont and the Canton Ticino (1881). Il montre comment le concept anthropologique de liminalité ou état d’entre-deux fait résonner la poétique de Butler et sert la géographie constructiviste actuelle. Il explore comment Butler déconstruit les canons de la littérature du tourisme et de la géographie physique pour nous offrir de nouvelles modalités d’accès à la connaissance des montagnes et de l’espace.

This cross-disciplinary article involves discourse analysis (pragmatics), subject-orientated geography and anthropology to reveal how the notions of crossing and anchoring become synonymous under Samuel Butler’s quill in his travel book entitled Alps and Santuaries of Piemont and the Canton Ticino (1881). It shows how the anthropological concept of liminality —meaning the state of being in between states, echoes Butler’s poetics while serving today’s subject-orientated geography in offering us new ways and means to access knowledge of the mountains and more broadly of space.

INDEX

Mots-clés : Ancrage, cartographie, col, géographie, liminalité, montagne, passage, pragmatique, stylistique, voyage Keywords : Anchoring, crossing, geography, liminality, mapping, mountains, pass, pragmatics, stylistics, travel

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AUTEUR

SAMIA OUNOUGHI LIDILEM (E.A. 609)

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Des fleuves et des nations dans Seven Rivers of Canada (1963) Of Rivers and Nations in Seven Rivers of Canada (1963)

André Dodeman

1 Bien que Hugh MacLennan soit plus connu aujourd’hui pour les sept romans qu’il publie entre 1941 et 1980, les nombreux essais et récits de voyage qu’il écrit restent une partie non négligeable de sa carrière d’écrivain. Au début des années 1960, MacLennan publie sept textes dans le magazine MacLean’s qui seront ensuite réunis dans un ouvrage portant le titre de Seven Rivers of Canada. Les sept récits décrivent ses voyages sur les plus grands affluents et fleuves1 canadiens que sont le MacKenzie, le Saint- Laurent, la rivière des Outaouais, la rivière Rouge, la rivière Saskatchewan, le fleuve Fraser et le fleuve Saint-Jean. Ces textes sont en réalité le fruit d’une commande qu’il n’oublie pas d’évoquer dès l’introduction dans laquelle il parlera de son périple comme d’une véritable aventure personnelle dans l’espace et le temps. Ses voyages durent environ deux ans et demi, et les moyens de transport évoqués sont variés : il voyage à bord de plusieurs remorqueurs pour suivre le fleuve MacKenzie et il prend un avion pour découvrir la rivière Saskatchewan. MacLennan, qui a déjà une expérience dans l’enseignement de l’histoire de l’Antiquité grecque et romaine, se concentre sur les fleuves pour rappeler le rôle central qu’ils jouent dans la naissance, l’essor et le déclin des civilisations. Pour lui, l’essor des civilisations mésopotamienne et égyptienne2 aurait été impossible sans le Tigre, l’Euphrate et le Nil. À l’instar de ces civilisations du passé, l’histoire du Canada ne saurait faire abstraction de ces fleuves qui ont façonné le pays et facilité son peuplement. Le contexte des années 1960 joue un rôle central dans la lecture de ces récits, car l’auteur réagit fermement aux problématiques de cette période et aux défis futurs à relever. L’auteur déplore en effet la montée de mouvements nationalistes à l’aube du centenaire qui sera célébré en 1967 à Montréal, ville choisie pour organiser l’exposition universelle. Ce travail propose d’analyser les raisons pour lesquelles MacLennan choisit le récit de voyage, plutôt que le roman ou l’essai, pour défendre l’unité du pays face aux idées séparatistes. Dans un premier temps, ce travail traitera de la manière dont MacLennan construit sa propre figure de voyageur et de la place qu’il occupe dans une tradition canadienne du récit de voyage

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qui compte des auteurs de renom comme Susanna Moodie et sa sœur Catherine Parr Traill. Compte tenu de sa longueur, une attention particulière sera portée au premier récit intitulé « The MacKenzie ». Dans un deuxième temps, il sera question de la transformation du paysage dont l’esthétisation sert avant tout à éveiller un sentiment d’appartenance chez le lecteur en un territoire que l’auteur ordonne, quadrille et singularise en vue de construire une identité nordique. En dernier lieu, il s’agira de voir comment sa pratique de l’essai impacte ses récits de voyage. Le mythe national que MacLennan propose à ses lecteurs pour préserver l’unité du pays montre en effet à quel point toute tentative de définition de la nation reste sujette à controverse.

L’écrivain voyageur

2 Avant de publier Seven Rivers of Canada en 1963, MacLennan était déjà connu pour ses cinq romans qui visaient à décrire l’émergence d’une identité proprement canadienne. Pour lui, cette identité se construit principalement en se distinguant de l’empire britannique autrefois associé à la mère patrie et de son voisin américain devenu très puissant sur la scène internationale depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ces deux centres de gravité culturels et linguistiques n’ont pas facilité la tâche des écrivains canadiens anglophones qui voulaient marquer leur différence et ambitionnaient d’être lus dans le monde entier. Dans les nombreux essais qu’il publie, MacLennan se désigne volontiers comme un intellectuel et un écrivain engagé dont la fonction sociale consiste à s’impliquer dans les problématiques de son époque et à interpréter le monde pour mieux éclairer ses concitoyens. C’est dans l’optique d’éclairer les lecteurs sur la géographie du Canada que MacLennan décide de s’inscrire dans la tradition des récits d’exploration et de voyage qui ont marqué les débuts de l’historiographie canadienne. Cette historiographie comprend, entre autres, les récits d’exploration de Jacques Cartier qui entreprit plusieurs voyages au XVIe siècle, de Samuel de Champlain qui fonda la colonie du Québec en 1608, de Samuel Hearne qui remonta la rivière Coppermine pour atteindre l’Arctique en 1771 et d’Alexander MacKenzie qui atteignit l’océan Pacifique en 1793. Ces références, très présentes dans le texte, illustrent la dimension historique et encyclopédique du récit de voyage, et MacLennan use de ses connaissances et de son métier d’historien pour dresser un portrait épique des premiers explorateurs et emporter l’adhésion du lecteur au discours prônant l’unité politique du Canada.

3 Les sept récits de Seven Rivers of Canada sont précédés d’un essai paru en 1961 intitulé « The Rivers that Made a Nation », dans lequel MacLennan écrit que l’écrivain est le mieux à même de lutter contre les idées reçues et de redorer l’image du pays : If any modern Canadian is curious to know how his country was valued two centuries ago, all he need do is recall some of the sentiments it inspired among famous men at that time. Voltaire’s dismissal of the Saint Lawrence Valley as “a few acres of snow” is almost too well known to repeat; it is less well known that Montcalm, who now is a Canadian hero, loathed the country he fought to defend. The British never valued Canada for herself. (1963 : 9)

4 Ce passage fait état d’un passé marqué par un dénigrement du pays qui semble faire obstacle à tout enracinement possible dans le territoire et encourager les stéréotypes. Même le général Montcalm, le héros de la bataille des plaines d’Abraham qui a marqué la chute de l’autorité française en 1759, ne fait pas exception à cette règle. En réponse à ce passé de clichés et pour contribuer à un sentiment national de fierté, MacLennan

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entreprend un voyage qui le conduira à sillonner le pays d’est en ouest en passant par ses grands fleuves. Comme MacLennan est connu jusque-là pour ses romans et ses essais, il doit d’abord se construire comme voyageur. Dans sa présentation de l’ouvrage collectif Écrire le voyage, György Tverdota rappelle que les récits de voyage « relatent les péripéties d’un déplacement, entrecoupées d’impressions et de réflexions » (Tverdota, 1994 : VI). Bien que les sept récits de MacLennan soient bien le fruit de voyages, les péripéties de ces derniers ne sont véritablement décrites que dans le premier texte intitulé « The MacKenzie ».

5 Chacun des sept textes de MacLennan porte le nom du fleuve ou de la rivière qu’il est censé décrire, mais c’est dans le texte portant sur le fleuve MacKenzie que le voyage joue un rôle aussi important que celui des paysages. Pour l’auteur, la civilisation est née au bord des fleuves, si bien qu’ils finissent par devenir des symboles de l’origine et du destin d’un pays. William H. New, dans son article portant sur les œuvres de Hugh MacLennan et de John Mulgan, note l’importance que chaque auteur donne à la symbolique du fleuve : « In historical perspective, great rivers (e.g., the Tigris-Euphrates system, the Volga, the Ganges, the Seine) were associated with fertile valleys, settlements, and consequently, pockets of what has subsequently been referred to as ‘civilization’ » (New, 1995 : 163)3. Suivre le cours du MacKenzie permet ainsi à l’auteur de voir où en est son propre pays dans l’histoire des civilisations.

6 « The MacKenzie » est un récit à la première personne et au passé qui relate son départ de l’est du Canada et son arrivée à Edmonton en avion pour entamer son voyage sur le fleuve. Les nombreuses escales qui ponctuent sa descente du fleuve sont autant d’occasions pour l’auteur de partager son expérience, ses impressions, les anecdotes et les témoignages glanés au fil des rencontres, ainsi que les explications historiques et didactiques censées permettre aux lecteurs de mieux saisir l’immensité géographique et symbolique de cet espace. À partir d’Edmonton, il lui faut prendre un avion et trois remorqueurs avant d’atteindre la petite ville d’Aklavik, un hameau qui se trouve aujourd’hui dans la région d’Inuvik en aval du fleuve. Entre chaque embarquement, les attentes sont longues (une semaine à Edmonton et une dizaine de jours à Fort Smith) et donnent lieu à des récits à caractère encyclopédique ayant trait à la profondeur et au débit du fleuve, à son histoire, ainsi qu’au portrait épique de l’explorateur qui lui a donné son nom. À Fort Smith, il se rend dans le camp de Bell Rock où il rencontre des travailleurs venus du monde entier. Il décrit leurs conditions de vie et va jusqu’à commenter leur régime alimentaire pour décrire l’ennui que peuvent causer les temps d’attente. À mesure qu’approche le départ tant attendu à bord du remorqueur Radium King, MacLennan adopte un ton de plus en plus didactique : il relate l’histoire de la compagnie de la Baie d’Hudson, explique le fonctionnement des remorqueurs et rapporte le discours des hommes rencontrés afin de souligner l’authenticité de son expérience. Le camp, comme l’auberge dont parle Jean Viviès (1999) dans Le récit de voyage en Angleterre au dix-huitième siècle, permet d’insérer le discours rapporté de l’autre et de dévoiler un espace intermédiaire, un espace d’attente censé préparer la prochaine étape du voyage.

7 L’étirement du temps de l’attente est propice à la réflexion et donc au récit. Robert Kroetsch, écrivain canadien connu pour son expérience du nord, écrit que le temps suspendu du nord canadien permet à l’écrivain de renouer avec une forme d’inaction qui encourage la réflexion et motive le récit :

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In the North, people wait through whole seasons for freight to arrive; they wait years for governments to make decisions; they wait decades, or possibly centuries, for treaties to be signed. To wait is to alter violently the momentum and the purpose of Western culture. A condition generates its own system, its own values, and waiting becomes an alternate culture that is rich in reflection and meditation, those forms of inaction that become versions of action; waiting is a recovery of the eternal into our obsession with linear time. (Kroetsch, 1995 : 19)

8 MacLennan fait l’expérience de cette même atemporalité du nord canadien, une atemporalité qui devient la condition même du récit. Lorsqu’il est contraint d’attendre à Edmonton avant de s’envoler vers Fort Smith, il écrit que le nord et le sud se distinguent principalement par leurs temporalités : « In Edmonton, I soon made the discovery everyone makes the moment he has anything to do with the Canadian north. The time- sense I had grown up with ceased to mean anything in a country which, by southern standards, is essentially timeless » (1963 : 36). C’est donc avec un regard de Canadien du sud, éduqué et cultivé, que MacLennan va construire sa vision du nord et la raconter. Pour ce faire, MacLennan recourt à son capital culturel pour traduire ses impressions lors d’un lever de soleil sur le Lac des Esclaves : I woke at dawn wondering where I was, for a bright light was in my eyes. Never before or since have I seen such a sunrise. The sky over the river and land was a flat roof, livid and sinister, and it lay oppressively. In the east a blaze of orange had torn a jagged rent in the sky and the sunrise poured through between sky and water like a searchlight gone mad. It tore another rent in the west and travelled on into a sea of golden glory and the whole sky took fire all at once. A minute before it had been like the sky painted by El Greco over Toledo; now it was Turner’s sky over the Thames estuary—but bigger, lonelier, more awe-inspiring. (1963 : 53)

9 Ce passage à la première personne rappelle de nombreux textes romantiques dans lesquels la subjectivité de l’observateur occupe le premier plan. L’écrivain voyageur est ici submergé par l’expérience du sublime que suscitent les couleurs du ciel, ses jeux de lumière et la violence pénétrante du lever de soleil, sans parler de cet espace surdimensionné éclairé d’est en ouest par le soleil et dont Burke dit qu’il figure parmi les causes les plus puissantes du sublime (Burke, 1998 : 66). MacLennan n’a en effet d’autre choix que de recourir à des conventions littéraires européennes pour palier l’irréductibilité du nord au langage. Dans son ouvrage Analogie et récit de voyage, Alain Guyot rappelle que le relateur, ou le narrateur du voyage, « constate vite que ce qu’il a vu est irréductible au langage, ce qui rend au premier abord impossible toute description, toute tentative de faire voir » (2012 : 29). La description qui est donc faite du nord canadien est eurocentrique, tout comme l’ont été les récits de Susanna Moodie publiés un siècle plus tôt. C’est en 1852 que Moodie publie les récits de son départ de l’Angleterre et de son arrivée au Canada sous le titre de Roughing It in the Bush. L’ouvrage s’adresse à un public anglais du XIXe siècle et regorge de passages visant à esthétiser une nature définie en termes de grandeur et de puissance. Dès le second chapitre qui relate son trajet de Grosse Isle à Québec, Moodie ne cache pas son émerveillement à la vue des paysages et du fleuve Saint-Laurent : Never shall I forget that short voyage from Grosse Isle to Quebec. I love to recall, after the lapse of so many years, every object that awoke in my breast emotions of astonishment and delight. What wonderful combinations of beauty, and grandeur, and power, at every winding of that noble river! How the mind expands with the sublimity of the spectacle, and soars upward in gratitude and adoration to the Author of all being, to thank Him for having made

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this lower world so wondrously fair—a living temple, heaven-arched, and capable of receiving the homage of all worshippers. (Moodie, 1852 : 28)

10 Comme le texte de MacLennan qui multiplie les références au sublime pour décrire un paysage dont la beauté transcende les mots, celui de Moodie rappelle le style britannique des XVIIIe et XIXe siècles qui ont été marqués, entre autres, par le sentimentalisme et le romantisme. Son style traduit également son attachement à l’empire britannique et trahit son adhésion à une idéologie impériale qui conditionne les descriptions qu’elle fait du Canada et de sa population. Mais alors qu’elle décrit le paysage pour un lectorat anglais intéressé par l’expérience de l’émigration, MacLennan s’adresse à des lecteurs canadiens du sud du pays afin de les encourager à s’approprier un espace grandiose et à adhérer à sa vision de la nation. Cet espace nordique, constitutif de l’identité canadienne, devient celui de la nation tout entière. En le mesurant et en le quadrillant, l’espace devient territoire.

De paysage en territoire

11 L’une des techniques les plus utilisées par MacLennan pour apprivoiser ces espaces du nord est l’insertion de récits historiques qui les inscrivent et les soumettent à une temporalité humaine. Seven Rivers of Canada contient des récits de la colonisation du Canada : MacLennan y évoque les premiers explorateurs et les pères fondateurs tels que Jacques Cartier et Samuel de Champlain, ainsi que les aventuriers plus connus sous le nom de « coureurs de bois », ces commerçants de fourrure solitaires, surhumains et souvent francophones qui ont su s’adapter au climat, à la géographie et aux populations autochtones. Dans son article sur les voyages de MacKenzie, Robert Sayre parle de « récit synchronique » pour désigner ce type de récit enchâssé qui vise à synthétiser et à généraliser (2015 : 47). Mais chez MacLennan, les récits et les événements qu’il décrit doivent être à la hauteur des espaces qu’il observe. Ils sont en effet accompagnés de contes populaires, plus connus sous le nom de tall tales en anglais, car l’auteur ne peut faire l’économie de l’exagération quand il s’agit de décrire une telle immensité géographique. Dans « The Rivers that Made a Nation », l’essai qui sert d’introduction à l’ouvrage, il écrit ceci : Superlatives have bothered me all through the writing of this book, but I cannot avoid them without diminishing what seems to me the truth. Every new thing I have learned about the Canadian voyageur seems to me more incredible than the last. His deeds originated the Paul Bunyan myths of the American north-west, and Paul Bunyan was an inheritor of Hercules and Mercury in folklore. But the true and proved facts concerning the life of the voyageur are such that I can only say that if I, physically, am a man, he, physically, was a superman. (1963 : 21)

12 Les superlatifs et les contes — celui de Paul Bunyan est particulièrement révélateur ici — sont précisément ce qu’il utilise pour exprimer l’immensité du Canada. S’ajoutent au mythe du voyageur les mythes plus classiques de l’Antiquité qui se déroulent dans ce « temps fabuleux des commencements » dont parle Mircéa Eliade dans Aspects du mythe (1963 :16). Cet essai annonce en effet que le « I » sera celui du conteur homérique qui relate les événements et les exploits des grands hommes du passé. Dans « The MacKenzie », suivre le cours du fleuve revient à revisiter et à relire, pour ne pas dire sacraliser, les récits de l’explorateur qui a appris à dominer le fleuve et à faciliter son peuplement. À l’instar des personnages légendaires qui peuplent les contes, seul un géant comme MacKenzie pouvait relever le défi du voyage sur le fleuve à la fin du XVIIIe siècle : « The

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man [Alexander MacKenzie] who led this famous voyage of discovery has always seemed to me one of the most interesting and attractive personalities in Canadian history; in my opinion, this man is a giant among our people » (1963 : 57-58). Ces récits synchroniques ponctuent le voyage afin de doter le Canada d’une origine historique et de soumettre le fleuve à une chronologie humaine.

13 Comme le fleuve MacKenzie, la nature que décrit l’auteur est ordonnée, jalonnée par le texte, et le récit synchronique qui relate le voyage de MacKenzie sert à capturer le cours du fleuve et à strier l’espace qui l’entoure. Comme le rappellent Deleuze et Guattari, l’espace strié, par opposition à l’espace lisse, est un espace que l’on mesure, un espace qu’on « compte pour l’occuper » (1980 : 447). Par conséquent, il serait plus juste de dire que MacLennan fait bien plus que visiter un espace, il l’occupe et l’ordonne en l’arpentant. La composante encyclopédique du récit de voyage se retrouve précisément sous la forme de mesures de volume, de profondeur, de surface et de débit. Afin de rendre justice au fleuve Saint-Laurent qui fait l’objet du second récit, MacLennan rappelle son lien avec les Grands Lacs dont il est l’émissaire : « For the Great Lakes contain an immense body of water. The maximum depth of Superior is 1,302 feet; of Huron 750; of Michigan 923; of Erie 210; of Ontario 774 » (1963: 68). Ces mesures de quantité ne visent pas uniquement à confirmer le regard du voyageur expert, puisque la connaissance de ces mesures lui permet également de s’approprier ces grands espaces et d’ordonner le chaos de la réalité. Ce quadrillage, comme l’explique Alain Guyot dans Analogie et récit de voyage, commence au XVIIIe siècle à l’âge des grandes expéditions comme celles de James Cook. Il écrit qu’« une grande partie des voyages à l’âge classique vont peu à peu devenir des instruments destinés à collecter et à mettre en ordre les données éparpillées sur la surface du globe, dans l’objectif de reconstruire l’unité de celui-ci sous la forme d’un véritable ‘système de la nature’ » (2012 : 71). Quantifier l’espace revient donc à rationaliser la nature, à la ramener à des proportions humaines et à mieux la maîtriser. Cette mise en ordre chronologique et topographique permet à MacLennan de réaffirmer l’appartenance de ces espaces à un territoire national qui, comme le rappelle Edward W. Soja, se définit en termes de souveraineté, de propriété, de discipline, de surveillance et de juridiction4 (1989 : 150).

14 À cela s’ajoute le temps géologique. Le texte de MacLennan regorge de données chiffrées qui renvoient à la fin de la dernière période glaciaire il y a plus de dix mille ans et à la naissance des fleuves et des Grands Lacs qui en a résulté. Tout comme Charles Lyell qui publie ses Principes de géologie dans les années 1830, MacLennan associe histoire et géologie par le biais de la centralité du regard de l’observateur éclairé. Ses observations permettent de remonter le temps et d’imbriquer l’histoire humaine dans une longue durée qui finit par justifier son existence. Les références à la géologie visent en quelque sorte à renouer le lecteur avec une certaine idée d’ancienneté de la culture canadienne qui pourrait rivaliser avec des histoires européennes plus longues et ainsi réorienter le regard du lecteur vers son propre territoire au lieu de chercher des origines ailleurs. Pour ce faire, il recourt à la sédimentation comme métaphore de la superposition, non de couches de sédiments, mais de récits et de peuples, et il écrit que les populations actuelles du Canada sont en réalité le résultat « des sédiments de l’histoire » (1963 : 75). Cette vision découle aussi de ses lectures et de sa formation d’historien qui le conduiront à adhérer à la thèse selon laquelle l’histoire est constituée d’événements liés entre eux par des relations causales5. Ainsi les colons venus d’Europe s’insèrent dans une longue chaîne causale et trouvent tout naturellement leur place

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historique dans un temps géologique, l’intention étant bien entendu de légitimer leur présence en Amérique du Nord. Toutes ces données mettent l’accent sur la nordicité du pays et permettent d’inscrire le territoire dans une longue durée. Sherrill E. Grace, qui a écrit longuement sur la nordicité et le rôle qu’elle joue dans l’identité collective, affirme que c’est elle qui unit le pays et permet de dépasser les clivages linguistiques et culturels : Nordicity, after all, is one of the few things most Canadians (including today’s Québécois) have in common. To celebrate the North as a symbol of national unity and Canadian identity is to make a virtue of geographical reality and socio-economic necessity, to differentiate us from the United States (becoming thereby a key component in an anti-continentalist rhetoric and political agenda), and to focus attention on larger, greater, more important and more abstract things than divisive regional concerns. (Grace, 2001 : 67)

15 À l’heure où la province du Québec subit un changement profond de modèle économique et social qui attise les ardeurs nationalistes, MacLennan utilise le récit de voyage pour appeler à une unité nationale susceptible de transcender les divisions régionales du Canada. C’est pour cette raison que le voyage devient moins central au fil du texte et que le récit s’oriente progressivement vers l’essai.

Une politique du voyage ?

16 Concernant la forme du récit de voyage, Jean Viviès rappelle deux différences majeures entre le récit de voyage et le roman, à savoir les rôles que jouent la causalité et le dénouement. À la différence du récit de voyage, la structure du roman est davantage « fondée sur un système de liens de causalité » (1999 : 152) et s’achève avec un dénouement, là où le récit de voyage se clôt sur une terminaison (1999 : 153). Ceci n’empêche en rien le voyageur de tirer ses propres conclusions et de décrire comment le périple l’a transformé. Alors que le récit du voyage sur le MacKenzie se termine sur un ton prophétique qui annonce le développement de la région au XXIe siècle, le second récit de voyage intitulé « The St. Lawrence » s’achève à Londres où l’auteur, au contact de cette ville qui reste pour lui l’une des plus importantes du monde, réalise l’importance qu’a jouée le fleuve dans l’histoire de son propre pays. Le Saint-Laurent est pour lui central, au point qu’il cite son propre roman Two Solitudes (publié en 1945) où le fleuve est désigné comme le carrefour historique du pays : But down in the angle at Montreal, on the island about which the two rivers join, there is little of this sense of new and endless space. Two old races and religions meet here and live their separate legends, side by side. If this sprawling half-continent has a heart, here it is. Its pulse throbs out along the rivers and railroads; slow, reluctant and rarely simple, a double beat, a self-moved reciprocation. (1945 : 2)

17 Dans cet extrait du roman, la ville historique de Montréal, qui se trouve au confluent de deux cultures plus anciennes, participe de cette mythopoétique qui ambitionne de réécrire l’histoire du pays en choisissant des centres. Il convient de rappeler que le Canada au XIXe siècle reste marqué par des cultures régionales et que l’idée de nation ne fera son chemin que progressivement à partir de la naissance de la confédération en 1867. Two Solitudes (1945), une saga familiale qui retrace l’histoire des deux familles Tallard et Methuen, est l’occasion pour lui de construire un mythe « local » qui, selon Bakhtine, figure parmi les diverses manières de faire sens de l’espace et d’expliquer la genèse d’une géographie (Bakhtin, 1981 : 189). La genèse de cet espace centralisé et national dépend de la rencontre et de la coexistence des deux communautés

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francophone et anglophone, et le discours du narrateur omniscient se réduit parfois à un commentaire sur l’état de la nation et le besoin de voir les deux communautés se réconcilier. Certains critiques ont noté ce ton didactique de Two Solitudes et les romans qui suivront feront parfois les frais de ce ton jugé excessivement didactique et professoral6. Le narrateur omniscient de Two Solitudes produit des discours qui s’apparentent à des essais, et cette passion de l’auteur pour cette forme a un impact sur l’ensemble de son œuvre et sur le récit de voyage en particulier.

18 Dans son introduction à L’Essai : Métamorphoses d’un genre, Pierre Glaudes écrit que l’essai est « une forme ouverte et flexible » qui n’a pas de domaine culturel mieux circonscrit. Tirant tantôt du côté de la philosophie, du discours magistral ou de la méditation spirituelle, il sait aussi se parer des séductions sophistiques de la conversation, recourir aux jeux poétiques ou fictionnels, s’engager hardiment sur les chemins de la vulgarisation journalistique ou de la polémique. De Montaigne à Addison, de Condillac à Barthes, de Charles Lamb à Valéry, c’est un genre protéiforme qui semble n’avoir pas de frontières. (2002 : II)

19 Dans Seven Rivers of Canada, l’essai prend progressivement le dessus sur le récit de voyage à proprement parler, car le voyage lui-même est progressivement relégué au second plan au fil de l’ouvrage. Le second chapitre consacré au Saint-Laurent commence avec la description du fleuve, ses dimensions, ses affluents et son exploitation en termes de transport maritime de marchandises, tant et si bien que le voyage n’est mentionné que deux pages plus loin où le lecteur le découvre sur un cargo qui part vers l’est du pays. MacLennan procède de la même manière lorsqu’il décrit la Rivière Rouge dans la province du Manitoba. Après toute une série de généralités factuelles et historiques sur la rivière, ce n’est qu’à la fin du texte que le lecteur apprend qu’il s’y est rendu en voiture. Qu’il s’agisse du narrateur ou du voyageur, c’est très souvent le discours qui a tendance à dominer l’intrigue ou le voyage. L’essai est la forme qui lui permet de relayer ses convictions politiques et de partager sa version du mythe national.

20 Ce mythe national qui prend sa source dans les grands fleuves du Canada, et plus particulièrement dans le Saint-Laurent, résulte de la conviction politique de l’auteur selon laquelle le Canada doit rester un pays fédéral et centralisé. La définition qu’il donne de la nation est très claire à ce sujet ; pour lui, ce qui garantit la cohésion nationale est le besoin de se sentir chez soi et de pouvoir défendre son territoire : If anyone were to ask me now what is the main common denominator which has held this nation together, I would answer very simply: a desire for a home, and a determination to keep it. Ici, nous sommes chez nous—the phrase is constantly used today in French Canada without sentimentality and without embarrassment. (1963 : 136)

21 Dans cet extrait, le mythe national censé expliquer la grandeur d’un pays dans les années 1960 permet de relayer un discours nationaliste qui établit la primauté des deux cultures anglophone et francophone au détriment des autres composantes du pays. Mais c’est sans compter les bouleversements démographiques et culturels de cette décennie qui a été le témoin de l’émergence des voix discordantes des minorités ethniques et culturelles. Dans son travail sur les différences identitaires et culturelles au Canada, Récits nord-américains d’émergence, Winfried Siemerling écrit que les années 1960 révèlent deux tendances au Canada pendant cette période : une tendance à rechercher « une homogénéité nationale de la culture » et une autre tendance à valoriser une « pluralité culturelle » qui s’appuie sur cette même homogénéité (2010 :

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210). La lecture de l’œuvre de MacLennan l’inscrit pleinement dans cette première tendance qui vise à garantir une certaine homogénéité nationale et une stabilité politique.

22 C’est sans doute en raison des convictions politiques de l’auteur que les minorités citées dans le texte restent silencieuses. Pendant son voyage sur le MacKenzie, MacLennan rencontre des autochtones, mais ils peinent à se détacher du paysage. Leur présence est souvent rapportée par les personnes qu’il rencontre dans le nord et elle ne donne lieu à aucun commentaire de la part de l’auteur. Entre deux remorqueurs, il est accueilli par six hommes dont quatre sont des « Indiens » aux bras musclés, et l’un des guides autochtones cités un peu plus loin dans le récit d’Alexander MacKenzie, et qui portait le titre de English Chief, semble briller par son manque d’efficacité. Ce n’est que lorsqu’il reprend l’avion vers le sud qu’il voit un autochtone de plus près, mais le passage relève surtout de l’anecdote et décrit un passager qui dort : He was an Indian who had got on the day before at Fort Smith with a ticket for Hay River on the south shore of Great Slave Lake. Though he had never been in a plane in his life, he immediately fell sound asleep and was still asleep when the plane reached the Wells and the other passengers got out. Nobody noticed him and when he woke in the night the plane doors were locked. Since there was nothing he could do, the man fell asleep again and was still asleep when the rest of us got aboard to fly back south. That Indian, at least, understood that the true North is timeless. (1963 : 62)

23 Ce passage montre en effet un « Indien » dénué de parole, d’identité et d’histoire. Bien que cet autochtone soit l’une des rares personnes à comprendre l’atemporalité du nord, il est néanmoins relégué à l’arrière-plan. Aucun des passagers ne le remarque ; il disparaît dans le paysage et devient invisible. Un tel regard est en partie imputable à ses convictions humanistes qui, selon Linda Hutcheon, prônent l’ordre, l’unité, l’autorité et l’universalité (1988 : 57) au détriment des différences culturelles. Le récit censé ordonner et unifier un espace national ne laisse manifestement que peu de place aux particularités et à l’hétérogénéité.

24 Il en va de même pour les Highlanders venus d’Écosse. Tout en étant fier de ses origines écossaises et particulièrement élogieux quand il s’agit de décrire le Highlander en tant qu’individu, il écrit néanmoins que les Anglais ont eu raison de les débarrasser de leur système clanique. Dans le récit de son voyage sur la Rivière Rouge, sa position sur le sujet est très claire : No sane Scotsman could blame the English for treating the Highlanders as they did after the 1745 rebellion. Their blind loyalty to their chiefs, who in turn were blindly loyal to a worthless Pretender, had given the English no choice save to uproot and destroy the ancient clan system. (1963 : 116)

25 Pour MacLennan, une nation moderne qui fédérerait le Canada autour d’un récit commun est incompatible avec l’existence d’anciens systèmes tribaux ou claniques qui menace l’unité. L’idée du progrès qui lui vient principalement d’Europe le contraint à n’envisager la modernité qu’en suivant l’exemple européen. Cependant, cette vision du devenir national n’est pas propre à l’auteur, et Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin ont écrit à juste titre que le Canada de cette période cherchait la reconnaissance internationale en adoptant une position plus universaliste qui a eu pour effet d’écarter les différences culturelles (Ashcroft et al., 2002 : 35). Son écriture du fleuve, symbole du destin du pays, l’entraîne dans un nationalisme qui exclut les particularismes régionaux, au moins sur le plan politique.

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26 Cette vision de la nation sera bien évidemment contestée par d’autres auteurs qui ne voient pas l’identité canadienne d’une manière aussi homogène. Le premier roman de Robert Kroetsch (1965), But We are Exiles, est publié deux ans plus tard et relate l’histoire de Peter Guy, un pilote de remorqueur sur le fleuve MacKenzie. S’il part dans le nord, c’est surtout pour fuir Michael Hornyak, l’ami qui l’a trahi en ayant une relation avec sa compagne Caroline. Lorsque Hornyak tente de retrouver Guy, il meurt noyé, et le bateau de Guy est choisi pour retrouver le corps. Même si But We are Exiles se conforme à un réalisme qui a fait le succès de MacLennan, le MacKenzie que décrit le narrateur est résolument différent. Le fleuve est dangereux, et les paysages n’ont pas la clarté de ceux que décrit MacLennan dans Seven Rivers of Canada. Quand il décrit sa vie sur le MacKenzie, le personnage constate à quel point l’ordre apparent du nord n’est qu’une illusion : No confusion about who is to do what and who did what. From bunk to gallery to the wheelhouse again, six hours on, six hours off, and always out beyond the wheelhouse the thin band of shoreline and trees, separating water and sky. An order maintained as precariously as that maintained by the hands on the wheel. The chaos held in check… (Kroetsch, 1965 : 19)

27 L’ordre qui règne sur le bateau n’est en réalité qu’un semblant d’ordre qui peut être bouleversé à tout moment par les caprices et le chaos du Grand Nord. Les paysages résistent à la description et renvoient aux changements et aux doutes qui submergent le personnage. L’intrigue finit avec un protagoniste qui est perdu au milieu d’un blizzard et qui a finalement échoué dans sa tentative de fuite. Chez Kroetsch, le voyage ne permet pas au voyageur de trouver une vérité en suivant le cours du MacKenzie, car le voyageur, à l’instar du fleuve qu’il décrit, n’est jamais stable.

28 Cette idée d’instabilité sera exploitée également par des écrivains postmodernes comme Leonard Cohen et Margaret Atwood qui proposeront une écriture qui tient davantage compte de l’histoire des communautés autochtones, de la pluralité culturelle apportée par l’immigration et de la particularité de l’expérience individuelle. Beautiful Losers, que Cohen publie en 1966, est une métafiction postmoderne dont le narrateur anonyme, historien et époux d’une femme en partie autochtone, cherche à percer les secrets de Catherine Tekakwitha, une Iroquoise convertie au christianisme au XVIIe siècle. Dans la même veine, le second roman de Margaret Atwood, Surfacing (1972), relate l’histoire d’une narratrice anonyme qui doit retourner dans le Québec de son enfance pour y retrouver ses souvenirs et son identité perdus. Le lecteur découvre à la fin du roman que la narratrice avait dû refouler le traumatisme de son avortement forcé pour survivre. Ce n’est qu’au contact d’une nature labyrinthique et changeante dans le nord du Québec que ses souvenirs referont surface. Rétrospectivement, l’œuvre de MacLennan peut paraître passée de mode par rapport aux nouvelles problématiques identitaires que décrivent ces écrivains. Tout comme ses romans, ses récits de voyage illustrent bien l’ambition didactique et les convictions humanistes de l’auteur. Il ne propose pas de nier le désordre du monde, il cherche, peut-être à tort, à y remédier et à souligner son engagement auprès de la cité. Finalement, et indépendamment des formes et des genres, tous ces auteurs ne cherchaient-ils pas à écrire leur désir de stabilité dans une société en mouvement et bouleversée par les migrations, les nouveautés et les questionnements ?

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ANNEXES

André Dodeman est actuellement maître de conférences à l’Université Grenoble-Alpes, à l’UFR de Langues Étrangères et membre de l’unité de recherche ILCEA4. Il a soutenu sa thèse de doctorat en novembre 2008 sous la direction de Mme le Professeur Marta Dvorak (Université Paris 3, Sorbonne Nouvelle), et son travail a porté sur l’œuvre littéraire de l’auteur canadien Hugh MacLennan. Il a publié des articles sur plusieurs auteurs canadiens anglophones et a codirigé deux ouvrages dans le domaine des études postcoloniales : avec Catherine Delmas, Re/membering Place (2013), Bern : Peter Lang ; avec Cyril Besson, Ville et environnement : Regards croisés sur le monde postcolonial (2014), Paris : Michel Houdiard éd.

NOTES

1. Le terme de fleuve employé ici renvoie aussi bien aux fleuves qu’aux rivières, car, en anglais, le terme « river » permet aussi de désigner les affluents. Alors que le MacKenzie est un fleuve qui termine sa course dans l’Arctique, la rivière des Outaouais (The Ottawa River) reste l’un des principaux affluents du fleuve Saint-Laurent. 2. Hugh MacLennan termine sa thèse de doctorat en 1935 à Princeton. L’auteur y décrit l’évolution sociale et économique de la petite ville égyptienne d’Oxyrhynche au crépuscule de l’empire romain. En 1935, MacLennan accepte, à contrecœur, un poste de professeur de latin et d’histoire au Lower Canada College, près de Montréal. 3. Dans Empire and Communications (1950), Harold Innis traite lui aussi des relations entre les fleuves et la civilisation. Dans son chapitre sur l’Égypte ancienne, il écrit que le Nil a fonctionné comme un principe d’ordre et de centralisation : « The Nile acted as a principle of order and centralization, necessitated collective work, created solidarity, imposed organizations on the people and cemented them in a society » (Innis, 1950 : 13). 4. Il s’agit en réalité de la définition que Soja donne de la territorialité en géographie. Dans le texte original, « [t]erritoriality is the more general term and contains hints of such particularized notions as sovereignty, property, discipline, surveillance and jurisdiction. » (Soja, 1989 : 150) 5. Dans un article qu’il publie dans la Dalhousie Review dans les années 1930, intitulé « Roman History and To-day », MacLennan sous-entend que l’histoire est intelligible, car elle est avant tout causale : « Any completed pattern has a meaning; and if that meaning can be isolated and rendered coherent, it must necessarily help to explain our own society to ourselves » (1935 : 67). MacLennan reste aussi très marqué par ses lectures, et plus particulièrement par les ouvrages théoriques de G. W. F. Hegel et d’O. Spengler portant sur l’Histoire. 6. C’est le cas de son avant-dernier roman, Return of the Sphinx (1967), qui revient sur le conflit qui oppose les anglophones aux francophones au Canada. Dans la Dalhousie Review, Robert H. Cockburn rédige une recension qui déplore l’excès de ce ton didactique : « The Return of the Sphinx shows that Hugh MacLennan continues to confuse fiction and non-fiction; he still evinces a serious poverty of imagination, still insists upon teaching instead of creating. », The Dalhousie Review, 47(3), 437-439.

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RÉSUMÉS

Alors connu au Canada pour les cinq romans qu’il écrit entre 1945 et 1963, Hugh MacLennan ne se cantonne pas pour autant à cette forme. Il choisit en effet l’essai pour relayer ses convictions politiques et artistiques et le récit de voyage pour rassembler un public canadien autour de l’idée d’une nation que seuls les fleuves du pays peuvent traduire sous forme d’image. Cet article montrera tout d’abord de quelle manière l’auteur s’extrait du rôle de l’écrivain engagé qui s’efforce d’éclairer ses lecteurs pour devenir un voyageur qui partage son expérience de terrain et esthétise un paysage alors méconnu du grand public. Le paysage nordique que certains écrivains perçoivent comme chaotique et irrégulier devient, sous la plume de MacLennan, un territoire national ordonné qui invite le lecteur à mieux se l’approprier. Ce travail propose de montrer que le récit de voyage de l’auteur reflète en réalité une nette opposition entre deux conceptions très différentes de la nation : l’une qui s’inspire d’une remise en cause de l’idée traditionnelle de nation et tient compte des changements littéraires et démographiques du pays, et l’autre, celle de MacLennan, qui reste attachée au canon littéraire européen et cherche à subsumer les différences culturelles dans une nation unie.

In the early 1960s, Hugh MacLennan was better known for the novels he wrote between 1945 and 1963, but he seldom refrained from exploring other forms. Indeed, he chose to write essays to express his political and artistic convictions and travel narratives to encourage Canadian readers to embrace the idea of a nation symbolized by the country’s great river system. This article will show how the writer changes from the writer engagé who is intent on enlightening his readership to the traveler who shares his experience and aestheticizes landscapes that most Canadians were unfamiliar with at the time. The northern landscapes that some writers considered to be chaotic and irregular would become, in MacLennan’s text, a well-ordered national territory that readers would be able to appropriate. This paper proposes to demonstrate that the writer’s travel narrative illustrates a sharp opposition between two very different definitions of the nation: one that challenges more traditional representations of the nation and considers the various literary and demographic shifts and trends of the period, and another, largely supported by MacLennan, that is inspired by the European literary canon and subsumes cultural differences under the idea of a united nation.

INDEX

Mots-clés : Canada, paysage, littérature, voyage, nation, fleuve Keywords : Canada, landscape, literature, travel, nation, river

AUTEUR

ANDRÉ DODEMAN Maître de conférences à l’Université Grenoble-Alpes (ILCEA4)

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La littérature de voyage et d’ascension : du passage de la relation de voyage à la conscience de la relation au monde Travel and Mountain literature: From Travel Reports to the Conscience of Man’s Relationship with the World

Françoise Besson

1 Tout récit de voyage, en nous montrant un monde autre, éveille notre conscience de l’autre et du monde et nous guide dans notre « maison du monde » comme le dit Michel Serres : « La nouvelle vision du monde écologique part de l’idée que la terre est notre maison » (2016 : 8), ce que dit aussi le chant navajo repris par N. Scott Momaday, dans La maison de l’aube, qui traduit le titre de son premier roman, House Made of Dawn.

2 Le choix de textes de fiction et de non fiction centrés sur le voyage et d’auteurs appartenant à des aires géographiques et à des époques différentes a pour but de montrer que ces différences ne séparent pas mais unifient la relation du voyage. Qu’il s’agisse des voyageurs anglais en visite dans les Pyrénées ou d’écrivains amérindiens, tel N. Scott Momaday dont l’œuvre est traversée par les voyages, de romanciers canadiens comme Rudy Wiebe dont le roman A Discovery of Strangers (1995) est une réécriture romanesque des journaux de la première expédition Franklin en quête du passage du Nord-Ouest, ou de Robert Hood, membre de cette première expédition, tous révèlent une conscience profonde du monde non humain et un regard aigu sur la relation de l’homme au monde. Liés par le voyage et le regard sur l’autre, qu’il soit humain ou non humain, des écrivains aussi différents que de simples touristes britanniques, des alpinistes, des romanciers amérindiens ou canadiens et des explorateurs anglais, suggèrent tous que la relation du voyage éclaire sur le lien de l’homme au monde, d’abord dans la vision de paysages vus dans des voyages de types multiples dont l’admiration esthétique va conduire à un sublime de type écologique. Dans tous ces récits, c’est l’observation du non humain, végétal ou animal, qui guide le

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lecteur à la fois vers la connaissance des écosystèmes et vers la conscience de leur fragilité et de la nécessité de leur préservation. Même la vision symbolique de l’animal dans la littérature amérindienne révèle le rapport entre la préservation des espèces et la survie de l’homme. La nomination des lieux et le rôle du toponyme révèlent deux conceptions de la relation de l’homme au monde, l’une qui parle d’appropriation et l’autre de conscience de la relation de l’homme à la terre. La représentation des paysages par des voyageurs et montagnards1 est-elle un moyen de préservation de ces espaces naturels ? Et peut-on voir dans la littérature de voyage une tentative de sauvegarde de la planète ? Les descriptions de la dégradation des paysages par la technologie ou l’exploitation guident le lecteur vers une prise de conscience et en cela peuvent le conduire à œuvrer pour la préservation des milieux naturels. C’est ce combat par la suggestion et la représentation que des textes aussi divers que des récits de voyages, d’ascensions, des romans et des essais liés au voyage peuvent suggérer.

Rencontre de paysages

3 Les rencontres de l’homme ou de la femme voyageurs ou alpinistes et de la montagne sont révélateurs du lien qui se tisse entre l’être humain et le monde non humain qu’il va rencontrer et toucher dans le cas de l’alpiniste. La montagne est le lieu du contact le plus étroit entre l’humain et le non humain. Elle est cet espace à la fois imaginé et touché qui révèle la force du non humain et la très illusoire puissance que s’arroge l’homme sur ce milieu. La montagne parle de l’autre. C’est donc dans cet ancrage profondément réel dans les sentiers des Pyrénées que les voyageurs anglais du XIXe ont relaté leur expérience. Leur regard ethnologique qui savait percevoir toutes les différences en les rattachant à leur connaissance, car ils étudiaient aussi bien le costume et l’architecture des villages que les langues parlées tout au long de la chaîne, s’accompagnait d’une conscience aiguë de la nature. Sans avoir encore conscience de l’orientation écologique de leurs récits — écologie avant l’heure puisque le mot n’est apparu sous la plume du zoologiste allemand Ernest Hackel qu’en 1874 — ils accordaient au monde animal et végétal une grande importance. Ils montraient tout ce milieu naturel qu’un alpiniste va nécessairement observer avec attention parce qu’il partage sa vie montagnarde avec lui. Pour si différente que soit l’œuvre romanesque et poétique d’un écrivain amérindien, on retrouve dans sa vision du monde cette conscience que le non humain parle au voyageur.

4 À travers l’œuvre du romancier et poète Kiowa N. Scott Momaday mais aussi d’auteurs amérindiens de nouvelles comme Joy Harjo, ainsi que dans l’étude des mythes amérindiens, se lit le rapport entre ces visions du monde et les déplacements d’ordre spirituel ou mythique (mais aussi réels) qui nous offrent un nouveau regard sur notre relation au monde. L’importance donnée par les Amérindiens et Premières Nations canadiennes au non humain — le voyage initial conduisant les hommes sur terre n’étant possible dans nombre de mythes que grâce à l’aide des animaux —, révèle que le voyage (qu’il soit touristique, voyage forcé dû à la guerre, pèlerinage ou voyage spirituel), et sa relation par le voyageur, ont une dimension écologique dans la mesure où ce regard voyageur n’exclut rien et ne place pas l’homme au centre de l’univers naturel, mais le présente comme une créature parmi d’autres qui ne peut exister sans l’aide des autres créatures.

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5 Un récit de fiction peut éclairer sur la réalité d’un voyage d’exploration, comme le fait le roman de Rudy Wiebe (1995), A Discovery of Strangers, réécriture des journaux des explorateurs de la première expédition Franklin. L’écriture de Wiebe, dans ce passage de récits d’exploration à un récit de fiction, est centrée sur le regard porté sur l’autre ; en ouvrant son roman sur le point de vue animal, il révèle la conscience de la relation entre l’humain et le non humain et éclaire sur la dimension écologique du récit de voyage et de la littérature de fiction centrée sur le voyage. Aritha Van Herk (2014) évoque le lien qui existe entre l’admiration esthétique du lieu et une perception écologique : elle oppose l’âge de l’exploitation et de la domination au besoin de transcendance qu’offrent les paysages sauvages. L’admiration esthétique va conduire à ce qu’elle nomme « le sublime écologique » : The ecological sublime insists on its own perpetuation; it tempts subscribers with the illusion of “the wonder, the inaccessibility of wild nature,” and argues that “in an age of exploitation, commodification, and domination we need awe, envelopment, and transcendence” (Hitt, 1999 : 620). While Burke’s concept of the sublime expanded notions of the aesthetic, the drift of that lofty and much-abused capacity still inflects human approaches to wilderness. (Van Herk, 2014 : 62)

6 L’idée de ce qui allait devenir l’écologie (l’étude de la science du milieu) apparaît notamment dans les récits de voyages et d’ascensions. Les voyageurs européens et américains découvrant les montagnes et les zones sauvages du monde admiraient leur beauté et en même temps étaient conscients des dangers qui commençaient déjà à les menacer. La mention de l’exploitation des forêts, des mines, de la construction des routes et des voies ferrées, de la mode de la chasse dite sportive, la cueillette massive d’espèces végétales destinées au commerce, rappelaient la transformation de la vie de la montagne et ces expériences personnelles suggéraient que le voyage pouvait prendre une dimension écologique.

7 Les récits de voyages ne sont pas simplement la relation d’une expérience individuelle décrivant un moment précis dans un lieu précis et évoquant le tourisme ; ils ont aussi pour fonction de présenter à un lecteur la nature et la culture du pays ou de la région visités et guident vers la perception juste de l’autre, qu’il soit humain ou non.

Le non humain pour guider l’homme

8 Dans les récits de voyages ou de courses, l’observation de l’infiniment petit, la minuscule fleur ou l’insecte, conduit le voyageur ou le montagnard à avoir un rapport au monde plus humble. Il n’est pas le prédateur qui se sert de la nature, il est l’observateur qui la contemple et la comprend. La plupart du temps, les voyageurs donnent avec précision les noms des espèces végétales. La précision de ces listes botaniques et les descriptions des plantes participent aussi d’une démarche scientifique et rattachent ces textes du voyage aux ouvrages de ceux qui, revenus de longues expéditions, écrivent et dessinent à partir de leurs « voyages de découverte ». Mais la recherche botanique peut aussi avoir un rôle plus profond. Gaston Bachelard lie l’œil du botaniste à un retour à l’enfance : L’« homme à la loupe » barre — bien simplement — le monde familier. Il est regard frais devant objet neuf. La loupe du botaniste, c’est l’enfance retrouvée. Elle redonne au botaniste le regard agrandissant de l’enfant. Avec elle, il rentre au jardin, dans le jardin […]. Ainsi le minuscule, porte étroite s’il en est, ouvre un monde. Le détail d’une chose peut être signe d’un monde nouveau, d’un monde qui,

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comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur. La miniature est un des gîtes de la grandeur (Bachelard, 1992 : 146).

9 Peut-être est-ce aussi un retour à l’enfance du monde, à un temps où les plus minuscules éléments de nature étaient inviolés. Et cette perception qu’a le voyageur ou le montagnard au regard de botaniste de la « grandeur » de la plus minuscule plante est peut-être le reflet de la conscience de la richesse du monde et de sa beauté, cette conscience qui laisse apparaître dans ces descriptions factuelles, une volonté de les préserver. Les voyageurs et montagnards anglo-saxons de passage dans les Pyrénées du XIXe au XXIe siècle laissent voir la flore pyrénéenne dans leurs récits. La liste de noms latins rappelle l’intérêt des voyageurs pour la botanique et notamment le goût de l’époque pour les fleurs alpines. Mais, s’opposant à la volonté de préservation marquée dans nombre de récits de voyages, les faits révélaient une toute autre attitude et les plantes, commandées par des amateurs, pouvaient parfois être arrachées par centaines comme le fut une espèce de narcisses de la vallée d’Arasas qu’un horticulteur anglais, Peter Barr, arracha de façon si définitive qu’il les fit disparaître dans cette zone. Les prélèvements étaient parfois aussi destinés à l’étude scientifique et commandés par des musées, mais dans ce cas, contrairement aux prélèvements sauvages à but commercial de Peter Barr, les prélèvements étaient constitués seulement d’échantillons, comme on le voit dans le roman canadien de Thomas Wharton, Icefields (1995), où l’un des personnages prélève dans les montagnes de ce qui allait devenir le parc national de Jasper au Canada des échantillons de fleurs destinées au musée d’Histoire naturelle de Londres. Et certains botanistes britanniques font un voyage pyrénéen exclusivement destiné à faire le relevé des plantes qui se rencontrent d’est en ouest, comme Georges Bentham.

10 L’observation de la montagne passe pour le voyageur botaniste par une observation de toutes les espèces de plantes qu’il traque inlassablement, Graal végétal qu’il poursuit dans une quête de voyage en voyage. John Muir, lors de ses voyages en Alaska, donne des listes de fleurs et de plantes pour montrer la richesse du lieu : On the edge of some of the snow-banks I noticed cassiope. The thin, green, moss-like patches seen from camp are composed of a rich, shaggy growth of cassiope, white-flowered bryanthus, dwarf vaccinium with bright pink flowers, saxifrages, anemones, bluebells, gentians, small erigeron, pedicularis, dwarf willow and a few species of grasses. Of these, cassiope tetragona is far the most influential and beautiful. (Muir, 2002 : 217)

11 La liste est clairement dominée par le cassiope, dont le nom revient trois fois dans ce court passage ; cette bruyère blanche arctique est montrée à la fois dans une vision esthétique (« beautiful »), à travers son origine mythique (son nom) et dans sa relation aux autres éléments (« influential »). Le botaniste se contente du nom de la plante comme si la nommer était d’une certaine façon se trouver soi-même. Et on peut penser à la quête inlassable de Théodore Monod qui, pendant quarante années, a parcouru le Sahara à la recherche d’une unique plante ou celle de John Muir qui a fait de même dans les montagnes de Californie à la recherche d’une orchidée rare. Bachelard a raison lorsqu’il dit que « la loupe du botaniste, c’est l’enfance retrouvée », et c’est aussi une manière de retrouver ce qu’il y a de plus profond en soi.

12 Pour comprendre la fonction des listes de plantes qui traversent nombre de récits de voyages, on peut partir de deux défenseurs de la nature. Jean-Jacques Rousseau et John Muir donnent peut-être la clé de la liste botanique. Jean-Jacques Rousseau, qui a écrit des Lettres élémentaires sur la botanique, dit dans la première lettre : « J’ai toujours cru qu’on pouvait être un très grand botaniste sans connaître une seule plante par son

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nom » (Rousseau, n. p.). C’est un paradoxe du philosophe qui pourtant s’intéressa à la botanique et à l’identification des plantes qu’il rencontrait. Il dit qu’« il faut voir avant de nommer » mais il parle bien de « nommer ». Et d’ailleurs, pour enseigner la botanique à une jeune élève, il utilise des termes techniques, se prenant tellement au jeu qu’il va écrire un Dictionnaire de botanique. Le fait que Rousseau, malgré son affirmation de départ, revienne vers la nomination, montre peut-être que nommer la plante est nécessaire pour la reconnaître, pour lui donner son identité. La plante existe dans la nature sans avoir besoin de nom. Mais la nomination est l’affirmation de la relation humaine à la plante (dès les textes bibliques, il est dit qu’Adam est chargé de donner un nom aux animaux : il leur donne une existence parce qu’il les nomme). De toutes les créatures vivantes, seul l’homme est capable de nommer. Les animaux ont un langage, ils savent communiquer, mais ils ne nomment pas. Le botaniste ou le voyageur qui se fait botaniste en insérant dans son récit des listes de plantes, révèle de façon originale la relation de l’homme à la nature. En nommant la plante, il affirme simplement son humanité, dans la joie de la rencontre avec l’autre non humain.

13 La liste reconstitue le paysage végétal et, en reproduisant la proximité des plantes sur la page, le voyageur donne une idée de l’écosystème. H. J. McKinder, dans sa Première ascension du Mount Kenya, insiste aussi sur la flore rencontrée durant l’ascension : At one point we passed a rhinoceros skull, at another we heard an elephant trumpeting, and there were many evidences—freshly broken shrubs, fresh dung—which showed that elephants were very near. Yet everything seemed strangely familiar. There were stinging nettles with leaves only a little larger than those at home, equisetum, which clung to our clothes like the weed in our ditches, dead nettles, red, pink, and salmon-coloured pea blossoms, purple mallow, forget-me-not, thistle, clover, convolvulus, all no doubt, specifically different, yet producing a general impression similar to that of our English flora. For the rest, the flowers were the same as those in Meranga. A shrub with yellow blossom like laburnum, a pagoda-like spike with mauve circlets of blossom, white heliotrope, and large hanging bells of a pale yellow with a copper-coloured centre. Many of the trees had leaves like the laurel, the lilac, and the camelia. Evidently all Kikuyu was once clad with forest, and in Meranga, with the clearing of the forest, the wild flowers of the glades have overspread the whole country. Some Bates or Wallace2 should make this land his home for a couple of years before it is spoilt by civilization (McKinder, 1991 : 153).

14 Dans sa description, il mélange le familier et l’inconnu (« everything seemed strangely familiar » dit-il avec cet oxymore significatif), ce qui est typique du récit de voyage dans lequel les Européens comparent ce qu’ils découvrent et ce qu’ils connaissent dans leur pays d’origine. Il fait une liste des plantes rencontrées avant d’écrire : « Evidently all Kikuyu was once clad with forest, and in Meranga, with the clearing of the forest, the wild flowers of the glades have overspread the whole country ». Les descriptions précises que fait McKinder des plantes et des fleurs rencontrées opposent deux visions : il y a un fossé gigantesque entre l’esprit colonial passablement méprisant qui compare un Africain à un acteur dans le rôle de Mephistophélès dans un autre passage, et sa perception de la beauté pleine d’admiration lorsqu’il parle « du pays des Kikuyu autrefois vêtu de forêts »3, où la métaphore du vêtement (« clad ») suggère une communion entre l’homme et la nature. Le point de vue est double : la mention des naturalistes européens que le voyageur a envie de voir venir est dans la mouvance coloniale de celui qui ne voit que des Européens pour traduire la richesse d’un lieu ; et en même temps il montre une conscience aiguë de la destruction progressive de la nature par la « civilisation », c’est-à-dire la présence européenne. La coupe des arbres et la déforestation étaient l’œuvre des colonisateurs européens et le remplacement des

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arbres par des fleurs sauvages en est la conséquence puisque ces nouvelles plantes colonisent l’espace autrefois boisé. Le terme anglais « overspread », s’il n’a pas avec la notion de colonisation la même proximité que le terme français scientifique indiquant la prolifération d’espèces végétales détruisant les espèces endémiques, suggère malgré tout l’étendue d’une emprise qui peut faire du non humain végétal l’image de l’humain. Ainsi la simple liste botanique est bien plus qu’une belle peinture colorée ; c’est une métaphore de la colonisation humaine et en même temps un signe inquiétant de la transformation du paysage modifié par la déforestation. Si le monde végétal tient un rôle important dans ces textes, le monde animal permet de situer l’homme dans un écosystème.

15 Dans les récits de voyages britanniques, se lit la perception du monde animal par ces voyageurs du XIXe siècle qui montraient simplement à leurs compatriotes les animaux de ces montagnes : ours, isards, loups, aigles. Dès 1825, le récit de voyage de Thomas Clifton-Paris montre que ce voyageur britannique était choqué par la disparition inquiétante des ours des Pyrénées. Il part d’un simple toponyme, « the Step of the Bear » pour évoquer ce problème : The Step of the Bear is some twenty feet across, so Bruin4 must have been a wonderful beast, a fit inhabitant of this colossal region, which might well be fancied the abode of giants of “mighty bone and bold empire” […]. Throughout the wild mountains of the Pyrenees, this animal reigns supreme, although of late years, it has become scarce from the extermination war that is waged against it. (Clifton-Paris, 1843 : 130)

16 Clifton-Paris va jusqu’à assimiler la chasse à l’ours à « une guerre d’extermination ». La force et la violence de l’image montrent que le voyageur avait conscience de la rapidité à laquelle l’espèce disparaissait, ce qui s’est avéré. Dans un roman publié à peu près à la même période par un romancier irlandais, Thomas Grattan, Caribert, the Bear Hunter (1825), une scène de chasse est présentée selon le point de vue du chien, qui est clairement du côté des animaux chassés et non de celui des chasseurs qu’il accompagne. Il s’agit là d’une autre façon, plus satirique, de critiquer cette forme de chasse sportive. Dans ses Méditations sur la chasse (2006), José Ortega y Grasset évoque la nécessité des limites imposées à la chasse sportive comme le feront plus tard des écrivains chasseurs américains tels que Jim Harrison, Thomas McGuane ou Rick Bass : À mesure même que l’efficacité de l’arme s’est accrue, l’homme s’est imposé des limitations face à l’animal, de façon à le laisser à son jeu, et à ne pas déséquilibrer excessivement le chasseur et sa proie ; comme si dépasser certaines limites dans cette relation allait annihiler la nature profonde de la chasse, transformée alors en pure tuerie et destruction. (Ortega, 2006 : 62)5

17 La conscience de l’autre non humain passe aussi par une vision claire de l’écosystème et Clifton-Paris donne d’ailleurs des informations sur la faune pyrénéenne : Besides the bear, the wolf and izard inhabit these mountains. The former is the Lupus Lycaon, the black wolf or lobo of Spain: it is stronger in the limbs and shoulders than the common species—and is generally found in rocky and elevated ranges. They are exceedingly shy and ferocious, and formerly frequented in vast numbers the passes of the Pyrenees, where they have been seen bounding from bush to bush by the side of a string of mules, watching an opportunity to select a victim. (Clifton-Paris, 1843 : 131).

18 Le voyageur donne à son lecteur toutes les informations techniques concernant le loup : son nom scientifique latin, tout comme son nom en anglais et en espagnol, sa constitution, son caractère et son comportement, rien n’est passé sous silence. Là où Victor Brooke, chasseur et largement responsable de l’extinction des bouquetins dans les Pyrénées évoque son « sport », Clifton-Paris parle de raréfaction des espèces. Le

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point de vue du scientifique rejoint celui du poète Grattan qui, dans sa scène de chasse, montre la triste fin de l’animal tué par des humains qui sont ceux qui ont « un regard sauvage ».

19 Dans la littérature amérindienne et notamment dans les textes de N. Scott Momaday, le monde animal apparaît sous un angle à la fois symbolique et révélateur de la conscience d’une communion entre l’homme et l’animal : l’Indien centaure qui ne fait qu’un avec son cheval ou l’ours qui devient l’autoportrait de Momaday dans deux œuvres graphiques, les vols d’oies sauvages qui parlent du cycle de la vie et de la mort, la pieuvre sauvée par le poète qui le conduit à s’interroger sur la mémoire animale, les nombreux animaux qui jalonnent l’œuvre de Momaday, montrent le respect profond de l’Amérindien envers ces derniers. Il montre clairement le lien entre l’animal et l’homme lorsqu’il confie symboliquement au bison le soin d’œuvrer en faveur de la préservation de l’héritage culturel des peuples d’Amérique à travers sa fondation, Buffalo Trust ; il dit dans « Vision Statement » : « the buffalo is more than an animal. It is the sun’s shadow. Our lives are bound to it. If it lives, we live. If it dies, we die. It is our life and our living shield6 ». L’animal est le signe de notre survie et il montre clairement que l’extinction d’une espèce animale est un pas de plus vers notre propre extinction.

20 Comme les textes de Momaday, certains textes canadiens révèlent la dimension écologique d’une vision de l’animal qui contient le respect dont font preuve les Premières Nations et en même temps, l’affirmation d’une conscience animale traduite, comme chez Grattan un siècle plus tôt, par le point de vue animal qui ouvre par exemple le roman de Rudy Wiebe, A Discovery of Strangers. En amont de ce roman, le journal de l’un des participants à l’expédition, prématurément disparu, Robert Hood, est révélateur. Dans ses peintures et dessins, Hood a su peindre l’histoire de la nature arctique et des populations vivant dans ces espaces que les colons voyaient comme un « pays nu », selon les mots de Richardson, autre membre de l’expédition, cités par Rudy Wiebe dans Playing Dead (2003). Le texte de Wiebe montre comment le regard de l’Européen, qui voit un vide là où la vie est partout présente, s’oppose à celui des autochtones qui savent voir et écouter l’espace. Hood, en tant que naturaliste et artiste, a su voir toute la vie humaine et animale de l’Arctique ; même s’il était taraudé par la faim, malade, il ne voyait pas le monde autour de lui seulement comme une ressource qui devait le nourrir ; son regard a contribué à ouvrir une ère nouvelle dans la représentation des animaux puisque, au lieu de les isoler, il les représentait dans leur milieu naturel, dans cet écosystème qui ouvre la conscience du spectateur à la relation entre les animaux, les plantes, l’homme et le monde qui l’entoure. En ne séparant pas, Robert Hood montrait une vision écologique de la nature au sens étymologique du terme « écologie », science de l’environnement. Le récit et les dessins de ce jeune marin envoyé par l’Angleterre coloniale pour trouver un passage mythique et renforcer la puissance de l’Empire britannique et sa domination du monde, apparaissent comme le signe de ce passage de la colonisation à la conscience. Sa manière de peindre les peuples autochtones mais aussi le monde non humain guidait le lecteur de son journal vers une conscience de réciprocité et d’union entre l’humain et le non humain, un regard sur l’Autre qui explique notre relation au monde.

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De la colonisation à la conscience

21 De l’Afrique à l’Arctique, des textes de voyage ou de fiction montrent qu’il y a le même désir dans l’esprit des voyageurs de remplir les blancs d’une carte pas encore dessinée. La toponymie est une marque importante de cette réappropriation des terres de l’autre. Les noms de lieux montrent comment le nom reflète un pouvoir et exprime une réappropriation de la terre. Les noms canadiens liés à la famille royale anglaise (Alberta, Victoria Falls, Prince Edward’s Island…) sont les éléments visibles de cette colonisation traduite sur les cartes. Ils remplaçaient les noms indiens qui, eux, parlaient simplement du paysage et de la nature. Les récits de ces voyages d’exploration apparaissent donc souvent comme la matérialisation écrite de cet esprit colonial sur lequel on posait le masque idéalisé de la connaissance ou du rêve exotique : During the period [1720-1914] […], travel writing became increasingly identified with the interests and preoccupations of those in European societies who wished to bring the non- European world into a position where it could be influenced, exploited or, in some cases, directly controlled. In the case of Britain, the identification was particularly close. (Bridges, 2002 : 53)

22 La toponymie est l’image visible d’une langue dans le paysage, qui parle de la relation d’un peuple au monde. Le remplacement par les colons des noms de lieux indigènes par des noms européens était signe de leur volonté de s’emparer de nouveaux territoires en se les appropriant déjà par la langue. L’acte de renomination est à la fois un acte de désappropriation et d’appropriation. Ils introduisirent la religion chrétienne dans la topographie (Los Angeles, San Francisco) et projetèrent le vieux continent sur le nouveau (New York, New Brunswick, Nova Scotia), alors que les populations autochtones montraient dans les noms une relation directe à l’environnement. Dans son journal, Robert Hood évoque divers toponymes : The Woody Lake is 13 miles in length, and a Small glassy channel at its northwestern extremity, leads to the Frog Portage, the source of the waters descending by Beaver Lake to the Saskashawan. The distance to the Missinnippi or Churchill River is only 380 yards, and as its course crosses the height nearly at right angles to the direction of the Grande Riviere, it would be superfluous to compute the elevation at this place. (Hood in Stuart Houston, 1994 : 107-108, c’est l’auteur de l’article qui souligne).

23 On note l’alternance entre noms européens et noms amérindiens, comme le Saskatchewan (qui vient d’un mot cri signifiant « rivière rapide ») et le Missinnippi. Parler de l’eau, c’est parler de voyage et de colonisation. Mais si les noms de lieux son nombreux dans tous les récits de voyage, leur sens n’est pas toujours donné. Dans le récit de McKinder (1990), First Ascent of Mount Kenya, les toponymes foisonnent mais jamais il ne donne leur sens, pas plus que Henry Russell (1864) dans son voyage à travers l’Asie et l’Océanie, ni William Moorcroft, dans son récit, Travels in the Himalayan Provinces of Hindustan and the Punjab (1841). Pour eux, seule importe la dimension exotique du nom. Lorsque le voyageur fait l’effort de chercher le sens d’un toponyme, cela révèle une autre vision du monde puisqu’il veut pénétrer dans le monde de l’Autre et non plus seulement rester à la surface. Il cherche à voir l’Autre de l’intérieur à travers le nom qu’il a donné au lieu. La traduction des toponymes ou son absence est plus importante qu’il n’y paraît car elle révèle le fossé qui existe entre le simple colonisateur et le voyageur qui cherche à comprendre l’Autre. Rudy Wiebe (1995) résume l’idée dans A Discovery of Strangers ; les explorateurs voyagent sur une rivière qu’ils nomment Coppermine River. Mais le texte dit que le vrai nom donné à la rivière par

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les autochtones était Copperwoman River, du nom d’un personnage mythique. Les explorateurs, parce qu’ils n’ont pas compris le lien entre les hommes et le lieu, ont fait du nom un signe d’exploitation matérielle et ont effacé le mythe. Ceci montre le rôle du toponyme dans la conception qu’a l’homme de sa relation à la terre. Là où les autochtones voient le lien avec la mémoire collective, les colons y voient un lieu d’exploitation des ressources. Pourtant parfois, le voyageur peut comprendre le lien entre le lieu et le mythe et dans le nom donné, montrer le respect qu’il a pour l’Autre ; ainsi McKinder écrit : The Masai have a legend that their race originally came down on to the plains from Kenya, where dwelt their divine ancestor. I have therefore felt it appropriate to apply to the highest summit of the mountain the name of their hero chief, Batian, and to the second summit, only a little lower, the name of his son, Nelion. It will be remembered that we carried Lenana’s knobkerry for a safeguard in Laikipia. (McKinder, 1990 : 192)

24 Le montagnard européen rattache la légende masaï et l’histoire mythique du lieu à son action en tant que voyageur et alpiniste. Et le choix qu’il fait dans la nomination de deux sommets révèle son respect pour la mémoire mythique. N. Scott Momaday évoque le rôle profond du toponyme dans les cultures amérindiennes : Where language touches the earth, there is the holy, there is the sacred. In our deepest intelligence we know this: that names and beings are indivisible. […] If we are speaking of place, which is (or ought to be) a fundamental concept in our life, the particularity is critical. We know that we are (and where we are) with reference to the things about us, the points of reference in both our immediate and infinite worlds, the places and points in which we are born, grow old and die. There is in this simple cartology the idea of odyssey. And in odyssey there is story. (Momaday, 1997 : 124).

25 Dans cette dimension philosophique et même sacrée du toponyme, Momaday montre la philosophie amérindienne du lieu et du nom et parle ainsi de la relation de l’homme au lieu et à la nature comme une relation de respect. Une anecdote est révélatrice. Il parle d’un jour où il prit dans sa voiture un jeune auto-stoppeur navajo et il écrit que, tandis qu’ils parlaient, « une chose remarquable se produisit » (1997 : 125). L’écrivain avait appris quelques mots de navajo et, en navajo, il posa cent fois au jeune homme la question qui signifie « quel est le nom de ce lieu ? » Et chaque fois, le garçon donnait le nom et Momaday en conclut ceci : « He was eminently familiar with the places that defined him. […] Not only did he know them […] but he knew their names » (1997 : 126). Le nom du lieu est perçu comme signe de la familiarité de l’homme avec ce lieu. Tous ces récits littéraires sont autant de témoignages mais ils sont plus que cela dans la mesure où la représentation qui y est donnée des espaces traversés et des peuples rencontrés apparaît comme une manière de préserver la nature peinte par les mots.

La préservation de la nature dans sa représentation ?

26 Représenter un paysage, c’est peut-être déjà une manière de le préserver, en montrant sa beauté avant que les changements ne le transforment. Les récits d’ascension révèlent une conscience éthique peut-être en raison d’une relation charnelle à la montagne. Barry Lopez évoque à propos de l’Arctique la relation charnelle qui existe avec la nature à travers la conscience de sa beauté absolue : I had a clarity of mind that made the map in my lap seem both wondrous and strange in its approximations. I looked west into Mokka Fiord, to a chain of lakes between two whitish gypsum domes. Beyond was the patterned ground of the mesic tundra. The browns and blacks and whites were so rich I could feel them. The beauty here is a beauty you feel in your

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flesh. You feel it physically and that is why it is sometimes terrifying to approach. Other beauty takes only the heart, or the mind. (Lopez, 2001 : 404)

27 À travers la musique de la langue et la répétition d’un même son — l’allitération en [f] — il réunit la chair et les sentiments. Le paysage est une philosophie visuelle de la perception de l’altérité et de la nature et les montagnards ressentent plus que tout autre ce lien. La construction des routes dans les zones de montagne les inquiète souvent et leur peinture des paysages devient une manière d’œuvrer à leur préservation. Ainsi Kev Reynolds (2013), voyageur et montagnard anglais contemporain et auteur de plus de quarante guides et livres de voyages sur les montagnes du monde, parle d’une zone pyrénéenne lorsqu’il la vit pour la première fois, véritable jardin d’Eden couvert de fleurs de toutes parts. Lorsqu’il y revient des années plus tard, il décrit la transformation du paysage et cite un autre voyageur, le Gallois Harold Spender : In 1897 Harold Spender came down the valley of the Esera from its source among the glaciers. In his account of the journey he mentioned this track: ‘We passed the baths of Venasque… and a little below came across some Spanish workmen employed on a road in a desultory fashion. Whether that road will ever be finished is a matter that must rest on the knees of the gods.’ Now, as we came to the Baños de Benasque—Spender’s baths of Venasque—I saw that the gods had made their decision. Below, on the broad river plain, a contractor’s vehicle belched clouds of diesel smoke. Dusk was drawing on by the time we turned the bend into the upper sanctuary, and we were still on the bulldozed track that has not been there 18 months before. It led deeper into the valley with an urgency I feared. A concrete ford had been created through the river, and where vehicles had used it their skidding tyres had ripped the vegetation on both banks. A once-sacred meadowland was scarred with dry mud and the imprints of wheels, not animals. Dwarf rhododendrons had been desecrated, and rainbow swirls of oil coloured puddles in the track. A sense of foreboding hung over me, and with every step I slipped deeper into a pool of dejection. Fifty metres from the site of the idyllic terrace on which Keith and I had camped, the rough track finally came to a halt. Three cars were parked there; two Spanish, one French. Cardboard boxes lay strewn among the shrubbery, rotting after a shower of rain. Wine bottles had been smashed against a rock. Toilet paper fluttered from the branches of a pine tree, and tin cans were rusting in the stream. ‘Urban motorised man,’ wrote Fernando Barrientos Fernandez, ‘has no responsible conservationist regard for nature.’ […] ‘Where,’ I wondered, ‘will the izard go to drink now?’ (Reynolds : 2013, 21-22)

28 Plusieurs montagnards à différentes époques, forment une chaîne qui montre que destruction et pollution remplacent l’Eden de la première rencontre. Les couleurs des fleurs ont fait place aux teintes artificielles des déchets et au faux arc-en-ciel qui pollue l’eau de la montagne. La peinture paysagée devint un cri de révolte. D’un paysage sacré (« once-sacred meadowland ») on passe à un paysage couvert de cicatrices (« scarred ») ; le quasi anagramme résume la situation et le message : l’homme moderne ne voit plus la nature comme sacrée mais il la blesse irrémédiablement. La force des mots qui montrent la « beauté de la montagne » « désacralisée » par la « laideur des intrusions » pousse le lecteur à se révolter à son tour, à prendre conscience de la destruction de certaines régions montagneuses par la construction de routes destinés à amener toujours plus de touristes. L’interrogation finale sur l’isard qui ne trouvera plus de point d’eau pour s’abreuver montre que la vie de la montagne est un tout et que la pollution du lieu menace la vie dans son ensemble.

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29 Les montagnards, qui vivent en communion avec la montagne, ont cette conscience éthique évoquée par Laurence Buell (1996)7 car ils sont en contact direct avec la nature. Si l’on ne peut pas considérer le récit de voyage comme littérature environnementale, on peut noter que partout s’y manifeste cette conscience de la nature et cette attention au non humain dont parle le critique. S. E. S. Allen, dans le récit qu’il fait d’une ascension dans les Rocheuses canadiennes en 1896, trace une carte géographique et géologique des lieux sur laquelle va se projeter sa perception personnelle et poétique : The western, southern, and eastern ridges of Mount Temple meet in a summit of broken rock corniced to the N. Our camp was visible, a dash of white by the river, 4,800 ft below us. The Sentinel and the Cathedral looked insignificant beneath us, and the Wastach and Wenkchemna Valleys with their peaks and glaciers lay mapped out for our inspection. When we looked down upon the beautiful Wastach Valley, shining with its green meadows, its darker forests, its sapphire glaciers, its graceful peaks and silver stream, we seemed translated to some fair scene in the Italian Tyrol. The other valley was all ice and rock and snow, swept with avalanches from and guarded by the dark walls of the stately crest, and seemed like some frowning recess of the Oberland. (Allen, 1896 : 223)

30 Ailleurs, il compare les glaciers à « un temple dionysiaque » qui se détache sur « un ciel grec ». À travers l’intégration visionnaire d’un paysage (les Alpes) à un autre (les Rocheuses), et l’insertion métaphorique d’un théâtre dionysiaque et d’un ciel de Grèce, le montagnard fait entrer son expérience individuelle d’alpiniste dans l’histoire humaine par la référence mythique et réelle au berceau des civilisations qu’est la Grèce. On retrouve cela avec Henry Russell (1888) qui voit des temples, des obélisques, des monastères bouddhistes, des idoles et des minarets dans les montagnes pyrénéennes, inscrivant ainsi ces montagnes à travers sa perception des lieux dans l’histoire religieuse et spirituelle du monde.

31 Le récit de voyage comme le récit d’ascension élargit toujours le local et le particulier au reste du monde : des projections d’espaces lointains sont courantes chez les voyageurs comme chez les montagnards. Henry Russell dans ses Souvenirs d’un montagnard (1888) , regardant par exemple le paysage à partir d’un sommet des Pyrénées, a l’impression de voir la Mongolie et les montagnes de l’Altaï. H. J. MacKinder, dans le récit de son ascension du mont Kenya, évoque le Krakatoa, ce volcan du Pacifique situé entre Sumatra et Java. Le mélange de descriptions picturales et de projections d’espaces lointains sur les montagnes parcourues suggère que chaque lieu est intégré pour le voyageur à un grand tout, ce qui rejoint la conception amérindienne de l’univers fait de cercles concentriques.

32 Des routes et des sentiers pyrénéens parcourus par des Britanniques jusqu’au regard amérindien et aux grands espaces canadiens, la littérature parle d’une observation du monde non humain qui guide vers la relation entre ce monde et l’homme. Cette relation guide le lecteur vers une prise de conscience à la fois de la beauté et de la fragilité de ce monde non humain qu’il est invité tacitement à protéger. Si l’on accepte le passage de la lecture à la conscience, on peut voir dans les textes une arme pour sauver la planète et ceux qui l’habitent. Les dictateurs l’ont bien compris, qui assassinent et exécutent les poètes. Ken Saro Wiwa et ses huit compagnons ont été exécutés parce qu’ils se battaient, notamment par leurs textes, contre les dégâts faits par une compagnie pétrolière sur le territoire Ogoni au Nigéria. La conscience est acte car elle conduit à l’acte, comme chez le prix Nobel Wangari Maathai qui, en reboisant son pays avec les femmes kenyanes, a donné réalité au conte de Jean Giono, L’homme qui plantait des arbres. Passage de l’imaginaire d’un écrivain au monde réel d’un autre, l’acte

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de plantation mis en œuvre par des femmes est signe que tout devient possible dès lors que le regard sur le monde éclaire notre relation à « notre maison du monde ». C’est le passage de ce cheminement intérieur à la suggestion faite au monde, du lien existant entre nous et les autres mais aussi entre nous et le non humain qui nous fait vivre et nous apprend la vie si nous savons regarder, qui transforme l’acte de lecture en une action ou un combat pacifique. Est-ce une utopie ou une pensée naïve que de penser que la littérature a le pouvoir de préserver la planète et tous ses habitants ? Ken Saro Wiwa a été exécuté mais sa voix demeure dans ses textes : I have devoted my intellectual and material resources, my very life, to a cause in which I have total belief and from which I cannot be blackmailed or intimidated. I have no doubt at all about the ultimate success of my cause, no matter the trials and tribulations which I and those who believe with me may encounter on our journey. Nor imprisonment nor death can stop our ultimate victory8. (1995)

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WIEBE Rudy (1995), A Discovery of Strangers, Toronto : Vintage Books.

WIEBE Rudy (2003), Playing Dead. A Contemplation Concerning the Arctic [1989], Edmonton : Newest Press.

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WHARTON Thomas (1995), Icefields, Edmonton : NeWest Publisher.

ANNEXES

Françoise Besson est professeur de littératures de langue anglaise à l’Université Toulouse - Jean Jaurès. Sa recherche porte sur la relation entre paysage et écriture et entre littérature et écologie dans la littérature britannique, amérindienne et canadienne et en particulier dans la littérature de voyage et la littérature de la nature. Elle a publié ou dirigé et co-dirigé plusieurs ouvrages sur la montagne et la mémoire de la nature, notamment Le Paysage pyrénéen dans la littérature de voyage et l’iconographie britanniques au dix-neuvième siècle (2000), Mountains Figured and Disfigured in the English- Speaking World (2010) et, avec Claire Omhovère et Héliane Ventura, The Memory of Nature in Aboriginal, Canadian and American Contexts (2014). Elle est directrice éditoriale de la revue Caliban et présidente de la SELVA. Elle est aussi l’auteur de plusieurs recueils de poèmes, contes et nouvelles et co-auteur avec Madeleine Besson de plusieurs ouvrages d’histoire régionale.

NOTES

1. Si le terme de montagnard a été généralement choisi plutôt que celui d’alpiniste, c’est parce qu’il définit autrement la relation de l’homme à la montagne. L’emploi d’un terme plutôt que l’autre suscite des débats. L’alpiniste pratique un sport. Le montagnard, au départ, est l’habitant des montagnes. Mais nombre d’alpinistes ont choisi de se définir comme montagnards car dans ce terme, ils voient une relation plus profonde avec la montagne. Gaston Rébuffat écrivait « Avant la Verte, on est alpiniste, à la Verte, on est montagnard ! » (, consulté le 22 octobre 2016). On peut aussi penser à Henry Russell (1888) qui a choisi d’intituler l’histoire de ses ascensions relatant sa communion avec la montagne, Souvenirs d’un montagnard. 2. H. W. Bates était un naturaliste auteur de A Naturalist on the River Amazon (1863) et A. R. Wallace est l‘auteur de Travels on the Amazon and Rio Negro (1853). 3. Traduction de l’auteur de l’article. Le terme « Kikuyu » désigne à la fois le peuple Kikuyu, la langue, la ville de Kikuyu et la région. 4. Bruin est le surnom donné par les Pyrénéens à l’ours, qu’ils nommaient aussi Dominique ou Monsieur, ce qui montre le respect qu’ils avaient, à l’instar des Inuit, pour l’animal. 5. Je suis reconnaissante à Céline Roland Nabuco (qui cite ce passage de l’ouvrage d’Ortega, page 32) pour l’éclairage qu’elle apporte à la dimension profonde d’une certaine forme de chasse révélant l’homme à lui-même, dans sa belle thèse « Figures, gestes et cibles du sportsman. La chasse dans les textes de Jim Harrison et Thomas McGuane ». 6. , consulté le 8 juin 2016. 7. Les quatre critères selon Laurence Buell pour qu’un texte fasse partie de la littérature environnementale sont les suivants : – « Environmental writing, in contrast to nature writing, assumes the presence of natural history in human history. » ; – Environmental texts « open spaces for the nonhuman and its ‘interests’, sometimes privileging a non-androcentred world and its distinct evolution and history. » ; – « Environmental writing imports into the text an ethical orientation that makes human

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beings responsible for the environment and accountable for its health and continuation. » ; – « The environmental text assumes the processual order of nature and critiques or avoids a static model of natural change and ecological transformations. » (Buell, 1996 : 7-8). 8. Discours de Ken Saro-Wiwa, poète et militant nigérian, à propos de la lutte pour sa région dans le Delta du Niger pour le peuple Ogoni. Le texte de ce discours a été publié sous le titre « Ken Saro-Wiwa’s final address to the military-appointed tribunal », Earth Island Journal (1995), 11(1), 25, Wikisource : (consulté le 18 mars 2016).

RÉSUMÉS

Cet article vise à montrer le rôle du récit de voyage et d’ascension dans la conscience de la relation entre l’humain et le non humain et le passage de la relation synonyme de récit à la relation envisagée comme lien. Le récit de voyage ne s’enferme ni dans une aire géographique ni dans une période : qu’il s’agisse de voyageurs britanniques dans les Pyrénées, d’explorateurs anglais au cœur de l’Arctique ou d’un romancier amérindien racontant un voyage initiatique aux États-Unis, tous montrent dans leur récit la relation de l’homme au monde, car le genre même, fondé sur l’observation, en accordant autant d’importance à l’humain qu’au non humain, révèle le lien de l’homme au monde.

The article aims at showing the role of travel books in the awareness of the relationship between the human and non human through travel narratives. Travel writing is neither imprisoned in a geographical area nor in a temporal period. British travellers in the Pyrenees as well as English explorers in the Arctic, or a Native American novelist reporting an initiatory journey, all show the relationship of man and the world in their narratives, as the genre, founded on observation, reveals the link between man and the world.

INDEX

Keywords : Arctic, Canada, Native American literature, N. Scott Momaday, North West Passage, Pyrenees, mountain writing, travel writing, exploration writing, Rudy Wiebe Mots-clés : Arctique, Canada, littérature amérindienne, N. Scott Momaday, passage du Nord- Ouest, Pyrénées, récit d’ascension, récit de voyage, récit d’exploration, Rudy Wiebe

AUTEUR

FRANÇOISE BESSON Professeur à l’Université Toulouse 2 – Jean Jaurès

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De l’Inde à la Provence : la poésie, ultime ancrage de Lawrence Durrell From India to Provence: poetry as Lawrence Durrell’s last abode

Isabelle Keller-Privat

1 Lawrence Durrell, né en Inde, à Jullundur1, en 1912 de parents anglo-irlandais, consacra son premier ouvrage de jeunesse, Pied Piper of Lovers, au récit d’une enfance indienne marquée par un douloureux exil en Angleterre : celle de Walsh Clifton, son alter ego. Or, au fil des publications l’ancrage indien se fait moins explicite, les premiers romans étant interdits de réédition par l’auteur, comme si celui-ci cherchait à cacher non pas tant son histoire que l’histoire de cette histoire, une fiction sans doute jugée trop transparente. Et pourtant l’Inde ne cesse de faire retour, tant dans la fiction que dans les nombreuses interviews que l’auteur donne : elle est l’alpha et l’oméga de l’écriture, un point d’ancrage qui est aussi un point de départ. En retraçant le cheminement de l’écriture durrellienne à partir du tout premier récit, Pied Piper of Lovers, en comparant l’écriture fictionnelle et celle de l’essai critique « From the Elephant’s Back », en suivant les réécritures de l’Inde natale jusqu’au dernier opus, Caesar’s Vast Ghost, son hommage à la Provence, nous essaierons de comprendre comment s’accomplit le passage d’une perspective autobiographique sur son ancrage indien à une perspective symbolique et littéraire. Quels sont les enjeux esthétiques et stylistiques d’une écriture qui tente dans un premier temps de dire la douleur du déracinement avant de la déplacer et de la métamorphoser pour en faire son matériau privilégié ? Nous verrons comment le premier roman de Lawrence Durrell nous révèle la nostalgie d’une enfance indienne pour la masquer aussitôt. Ainsi le discours critique que déploie son article « From the Elephant’s Back » passe par le détour de la biographie pour exposer une réflexion littéraire qui ne saurait ignorer l’enfance indienne mais qui la retravaille pour en faire cette voie d’accès symbolique à la littérature. L’ancrage indien de Lawrence Durrell devient alors le lieu d’une méditation littéraire et philosophique qui transforme le temps et l’espace en objets symboliques à partir desquels l’écrivain rejoint, dans l’œuvre poétique de son dernier opus, son moi intime.

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2 Le foyer indien du jeune écrivain est à la fois le lieu de projection d’un ancrage désiré et d’un arrachement douloureux qui transparaît dès sa première œuvre, Pied Piper of Lovers, où le jeune héros médite sur le rapatriement de tous ceux qu’il s’apprête à suivre : He knew that England was where everyone should go; that was the one dream that induced the colonial to save his pay […] He remembered the Abbis family: they had left for England last summer. He remembered their exultation and happiness. Mr Abbis was huge and broad- shouldered and as brown as wood-smoke; he had chattered for weeks on end of going home; of getting his daughters educated at home; of settling down at home; always “home.” […] Walsh found it a peculiarly inspiring word, but applied to England it meant less than nothing. (Durrell, 2008 [1935,] : 55)

3 Outre la teneur biographique que le lecteur devine aisément derrière le personnage de ce jeune garçon qui tente de se représenter l’Angleterre, on ne peut ignorer le soin apporté à l’écriture qui laisse transparaître les préoccupations littéraires du jeune écrivain, ni les questions éditoriales qui font de ce texte le lieu ambivalent d’un ancrage et d’un passage annonçant les grandes lignes de l’œuvre à venir.

4 De nombreux critiques ont déjà analysé les fortes similitudes entre le destin de Walsh et celui du jeune Durrell, interprétant le personnage comme un « protagoniste autobiographique » (Gifford, 2008 : X) que l’auteur aurait par la suite cherché à oublier en refusant que le roman soit réédité. On ne saurait cependant manquer d’être également sensible à l’écriture qui se construit : le morcellement des phrases marqué par l’emploi des points virgules ou des deux points, la répétition du syntagme « he remembered » ainsi que d’unités lexicales choisies (England, Abbis et home) impriment un rythme qui deviendra caractéristique de la prose durrellienne et laissent deviner l’humour à la fois tendre et tragique qui imprègne toute l’œuvre. L’anamnèse est aux fondements d’un ancrage temporel, spatial et affectif qui doue le personnage d’authenticité, participant de la création d’un être qui, par la force des mots, traverse le temps et l’espace. Se remémorant l’attente joyeuse de la famille partie, Walsh ramène dans le temps de la narration un personnage déjà disparu dont la silhouette massive et le teint sombre incarnent une Inde qui s’effondre. L’ancrage présent du jeune homme devient ainsi précaire, comme miné par le départ des voisins. L’ancrage à venir est également compromis dans cette description pleine d’humour de M. Abbis qui sera dès son arrivée, on le devine, considéré comme un étranger dans son propre pays. Le passage qui s’ouvre sur « England » et se referme sur le mot « home » semble miné en son centre par l’apparition monumentale de « Abbis », suggérant l’abîme de nostalgie et de solitude qui creusera l’Angleterre de Lawrence Durrell.

5 La longue description des dernières images de la traversée qui ouvre le premier chapitre du deuxième livre de Pied Piper of Lovers explore le douloureux arrachement du personnage qui, malgré ses efforts, ne parvient pas à se réjouir de son nouveau port d’attache : […] he was not impressed […] he told himself bitterly that it was smaller than he had imagined! […] The others were happy […] peering out upon the promised land […] experiencing that emotion of country-love which is occasioned in exiles by the sight of the Dover cliffs. (Durrell, 2008 [1935] : 109)

6 La découverte de l’Angleterre suscite chez le jeune garçon non pas un sentiment d’adhésion mais une aliénation profonde qui se marque par un retournement de la dichotomie « us/them » codifiant traditionnellement la société coloniale. Les « autres » deviennent ainsi tous ceux qui, se réjouissant de rentrer au pays, incarnent l’autorité

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de l’Empire dont Walsh se dissocie en tentant d’établir sur le pont du navire un contact avec l’ayah qui découvre en même temps que lui les côtes anglaises : A small, gentle-looking ayah came and stood beside the boy, and peered out across the water […] He felt a little sick as he noticed her flat Mongol features, sick with an undefined regret, as though the beauty of the hills which he had left behind for ever still worked in him. […] “You are of the hills?” “Yes. Of Nepal. In the service of mem-sahib.” […] He said shyly: “I, too, am from the hills. Kurseong.” […] He would have liked to talk to her about the places that already seemed remote, but she seemed to regard him as yet another of the alien race with whom she had nothing in common save the coincidence of a common dwelling; a birth-place and a country for her, for him no more than a temporary house. (Durrell, 2008 [1935] : 111)

7 Dernier contact tangible avec le pays qu’il vient de quitter, l’ayah silencieuse signe la perte de la terre nourricière qui l’a accueilli et la double aliénation du personnage qu’analyse James Gifford : This perspective places Walsh in the doubly estranged position of exile from India and life in an England that would not accept him. It is also telling that this young ayah’s recognition of race leads immediately to thoughts of nationality, a fact that could not have been overlooked by the young Durrell, who was sent to England in the same year that Nepal’s independence was recognized by Britain. (Gifford, 2008 : XIV)

8 L’histoire intime et la grande Histoire vont progressivement lui refuser l’Inde2, le contraignant à faire doublement la cruelle expérience de la perte de ce foyer, de ce « home », auquel se substitue une infinité de « temporary house[s] » où il sera toujours « en exil d’exil », comme l’explique Corinne Alexandre-Garner (2003 : 56).

9 L’histoire de la publication de Pied Piper of Lovers montre l’ambiguïté de cet exil, à la fois subi, réitéré et consenti. Ce texte de jeunesse auquel Durrell apportera ses dernières corrections depuis l’île de Corfou, alors qu’il a renoncé à faire de l’Angleterre son foyer malgré les injonctions paternelles et qu’il construit simultanément une carrière de romancier et de poète3, sera en effet interdit de réédition, tout comme le suivant, , jusqu’à la mort de l’auteur4. Lawrence Durrell repousse ainsi aux confins de son œuvre l’un de ses très rares textes autobiographiques, interdisant tout accès aux origines de son ancrage indien, répétant la perte dans laquelle s’enracine l’écriture. Pied Piper of Lovers se donne ainsi en quelque sorte comme l’envers du texte d’E. M. Forster : non point A Passage to India mais A Passage to England, le texte révèle l’hypocrisie et l’absurdité d’un monde qui disparaît, le paradis perdu de l’enfance et les espoirs déçus, ne laissant derrière lui que les échos lointains et troublants d’un ancrage sensuel, affectif et éthique qui hante toute l’œuvre durrellienne.

10 Alors qu’il réside en France depuis déjà vingt-cinq ans, installé en Provence où il a publié récits de voyages et recueils de poèmes inspirés de sa vie en Grèce, ainsi que le célèbre Quatuor d’Alexandrie et les deux premiers volumes du Quintette d’Avignon, Lawrence Durrell rédige pour la première fois en français une conférence prononcée en 1981 à Paris au Centre Pompidou qui sera par la suite publiée en anglais5. Dans ce texte, qui relève à la fois de la lettre et de l’essai, Durrell se présente comme cet « Anglo-indien » élevé dans l’ombre de Kipling : […] my thinking is coloured by the fact that I am a colonial, an Anglo-Indian, born into that strange world of which the only great poem is the novel Kim by Kipling. I was brought up in

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its shadow, and like its author I was sent to England to be educated. (Durrell, 2015 [1981] : 1-2)

11 Bien des années après l’interdiction de réédition du roman autobiographique Pied Piper of Lovers, voici un discours autobiographique pleinement assumé : « I would prefer to present my case in terms of biography » (Durrell, 2015 [1981] : 1) précise l’auteur au tout début de son discours. Voici donc réécrit dans un discours autobiographique A Passage to England dans lequel transparaît une nouvelle fois l’inversion des codes de l’Empire : l’enfant de sahib se décrit comme « coloured », adoptant la posture de l’étranger, comme si l’Inde avait laissé son empreinte dans sa chair et dans son âme. À l’instar du jeune Kim, passeur révélant tout au long de son parcours picaresque les richesses de l’Inde multiculturelle aux lecteurs ignorants de l’Empire, Durrell tente, comme il l’explique tout au long de cette conférence, de joindre l’Orient et l’Occident. Son don pour les langues qui lui permet de naviguer entre l’hindi et l’anglais d’abord, puis entre l’anglais, le français et le grec, prépare le lecteur à un autre passage qui dédouble celui du voyageur : « My first language was Hindi » (Durrell, 2015 [1981] : 2) annonce le début de la conférence, avant de nous conduire à l’affirmation centrale : « […] literature […] became my passport » (Durrell, 2015 [1981] : 6). Entre ces deux moments du texte s’opère le subtil déplacement par lequel l’écrivain quitte le simple récit biographique pour s’essayer à une écriture qui est proprement nouvelle pour lui et par laquelle il devient son propre objet de méditation. Déployant un regard rétrospectif, il révèle indirectement au lecteur son ambition d’écrivain puisée aux sources mêmes du monde indien qui marqua son enfance : Obviously, to live in a country where the whole population, both civil and ecclesiastical was trying implacably to seek a fulcrum of repose at the heart of reality, a country where people were living alongside nature and not in tangence to it, gives off a very powerful flavour, permeating the air. (Durrell, 2015 [1981] : 4).

12 C’est en se laissant toucher par la quête de ce « pivot de la sérénité au cœur de la réalité » qui semble imprégner l’air qu’il respire que l’écrivain s’ancre dans la nature du monde qu’il habite et définit sa propre quête. Cette inspiration indienne le conduit à interroger tant les grandes découvertes scientifiques de son temps que les subtilités de la pensée orientale et grecque à travers lesquelles il s’efforce de déceler les grands invariants de la philosophie antique. L’Inde durrellienne émerge ainsi comme ce texte à déchiffrer, aux carrefours des influences orientales et classiques, lieu de déposition d’un savoir véritable qui échappe au langage. En se détournant d’un propos qui s’annonçait dès le début de la conférence comme biographique, Lawrence Durrell revient donc par des chemins détournés vers le centre de ses intérêts : « the theory and the practice of fiction » (Durrell, 2015 [1981] : 1). Ainsi s’élabore une écriture caractéristique de l’essai, attentive, explique Marielle Macé « à la processualité de la pensée et aux formes dans lesquelles celle-ci se dépose » (2006 : 36) et par laquelle l’écrivain se ré-écrit. « From the Elephant’s Back » révèle donc une Inde qui constitue en réalité un creuset affectif et philosophique que l’écrivain a toujours porté en lui. « One part of me has remained a child of the jungle » (Durrell, 2015 [1981] : 2), affirme-t-il, nous préparant au récit de son déracinement : « It was of course a dramatic wrench to leave India […] » (Durrell, 2015 [1981] : 6), « […] it was a great wrench leaving Sadu » (Durrell, 2015 [1981] : 6) répète-t-il à deux paragraphes d’intervalle pour clore le récit de ses excursions enfantines sur le dos de l’éléphant Sadu. On comprend en lisant ce double épilogue qui fait écho au titre de la conférence que l’Inde n’est plus tant un ancrage biographique que symbolique dont l’écrivain fait son deuil grâce à l’écriture. L’image

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du petit garçon soulevé dans les airs par la trompe de l’éléphant et voyageant au rythme de son pas flottant fonctionne alors comme un emblème poétique : « But the proverb says that whoever sees the world from the back of an elephant learns the secrets of the jungle and becomes a seer. I had to be content to become a poet, but it was enough for one life. » (Durrell, 2015 [1981] : 4).

13 La biographie sert alors moins à dessiner les origines du sujet qu’à révéler le destin de l’écrivain : Lawrence Durrell est ce poète-voyant dont l’écriture se nourrira de la poésie symboliste française comme de la poésie grecque antique mais dont le sort était en quelque sorte déjà écrit avant même que ne commence son apprentissage, loin des premiers contreforts de l’Himalaya. C’est depuis le dos du jeune éléphant orphelin que Lawrence Durrell construit son propre mythe à travers lequel le biographique se trouve transfiguré par le symbolique. Se dessine alors la figure du poète à naître qui saura conjuguer ce qu’il nomme « the two types of consciousness […] an ambivalence of vision » (Durrell, 2015 [1981] : 2) qui nourrissent déjà ses rêves d’enfant : « […] I wanted a typewriter and if such a thing had been possible, an elephant » (Durrell, 2015 [1981] : 7). Ce Noël-là son père lui offrit sa première machine à écrire et les œuvres complètes de Shakespeare qui le porteront vers le monde de la littérature, lui permettant d’accomplir le passage de l’Inde vers le monde occidental. Pourtant, il n’aura de cesse de retrouver l’Inde : « […] I was really trying to find my way back to India […] I was half-way home » (Durrell, 2015 [1981] : 8-9), explique-t-il en décrivant son enfance anglaise et sa découverte de la philosophie grecque.

14 Lawrence Durrell exposant son enfance indienne pour mieux approfondir sa théorie sur l’art de la fiction prépare ainsi son lecteur-auditeur à la forme hybride de l’essai, à savoir un discours qui oscille entre l’affirmation du savoir et l’exploration du « je » de l’écrivain, qui se construit fondamentalement comme ce long voyage au cours duquel se cristallisent les infimes parcelles de lui-même que l’auteur tente de remembrer : petit garçon juché sur le dos d’un éléphant, jeune écolier, apprenti écrivain sont autant d’empreintes qui le ramènent à la fois vers sa terre natale et vers celle de l’écriture, le Languedoc : « The track ran through landscapes of dreams, dit-il du petit train à vapeur de Darjeeling, just as the abandoned railway lines of the Gard, near where I live in the South of France, along which I walk and reflect also » (Durrell, 2015 [1981] : 5). En suivant la voie de chemin de fer, tout comme il suit les routes nationales dans l’incipit de l’essai, en se retournant vers le petit train, ce « Toy train » construit par les ingénieurs britanniques à flanc de coteaux, l’écrivain ne se saisit pas seulement d’une image passée : il cisèle un motif à partir duquel, comme le rappelle très justement James Gifford, s’élabore l’incipit de Monsieur et de Quinx. Le premier et le dernier volume du Quintette d’Avignon mettent en effet en scène des narrateurs qui observent le monde depuis la fenêtre du train dont le rythme obsédant préside à la fois à la recomposition de la mémoire et à la décomposition du texte. Le discours laisse ainsi présager d’une écriture qui joue avec les limites, mêlant réflexion analytique, images poétiques et ébauches de motifs romanesques. La voix de l’auteur affirme son refus de tout assujettissement à une forme achevée : ni discours savant, ni analyse didactique, ni étude critique, le texte se lit en marge des œuvres déjà publiées et à venir, comme ce « texte provisoire ou supplémentaire » dont parle Marielle Macé (2006 : 48) c’est-à-dire, un texte des limbes, à l’image du chemin de fer abandonné, et qui annonce l’écriture de l’essai. Loin d’offrir un tableau achevé de l’œuvre de l’auteur et de son parcours, ce texte est à l’image des chiffons tachés par les brosses du peintre qui donnent couleur et lumière à des

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fragments d’être : « the paint rags upon which the artist wipes his brushes once the painting is complete » (Durrell, 2015 [1981] : 16).

15 On comprend alors, en reconnaissant de nombreuses références à l’Inde dans l’hommage que Durrell commença à écrire quelques années plus tard sur la Provence, que ce dernier renoue ici simultanément avec l’ancrage oriental à jamais perdu et avec une forme bien particulière d’écriture, celle de l’essai ainsi définie par Marielle Macé : Dramatisation de la limite, exploitation de l’espace marginal, digressions, manifestation de l’inachèvement, figures de réflexivité, de non-clôture… le texte matérialise son histoire, manifeste sa précarité, thématise son incertitude. […] En cela un essai vient toujours en lieu et place d’autre chose […] Il offre un délai […]. (2006 : 48)

16 De façon significative, la Provence est décrite dès le deuxième chapitre de Caesar’s Vast Ghost comme l’espace d’une initiation poétique et métaphysique dont les caractéristiques (« self-abnegation », « ascetism », Durrell, 1990 : 21) héritées du monde grec (« Greek frugality and sparseness », Durrell, 1990 : 63) font écho à l’abstraction et à l’épurement de la pensée indienne exposée au premier chapitre : […] those who recognize that the primal condition in nature is one of impermanence. They practice anchoring their minds in its flux as the basis for a coherent philosophic life. The moral posture in the matter of death is most important. (Durrell, 1990 : 14)

17 Or, toute l’œuvre est habitée par la question du rapport à l’impermanence des choses et à la mort qui détermine, selon Lawrence Durrell, notre rapport au bonheur : qu’il s’agisse du narrateur de Caesar’s Vast Ghost affirmant « one feels that real bliss, the smiling silence of pure transcendance, is Asiatic » (Durrell, 1990 : 14) ou du châtelain fictif Aldo déclarant « […] I wish to announce the possibility of tremendous happiness—total bliss […] » (Durrell, 1990 : 37), les différentes voix désignent un Orient au cœur du texte, le lieu d’un avènement vers lequel l’écriture se tourne et nous retourne. Il ne s’agit alors plus de déchiffrer la présence d’un rapport nostalgique à l’Inde mais plutôt l’héritage esthétique et philosophique qui marque le texte de son empreinte. Le projet d’écriture de Caesar’s Vast Ghost se lit comme un hommage à cette philosophie paradoxale de la fluidité du monde qui révèle aux âmes patientes le secret d’une forme d’éternité : If Jérôme had fixed one point from which to judge the whole subject of Provence (which, despite the abandoned book, is ever-present, always on the boil), it is the oft-invoked pérennité des choses, the feeling that all history is endlessly repeating itself, perpetuating itself, not in the form of a chronological ribbon, a linear form, but in a momentous simultaneousness. (Durrell, 1990 : 34-5)

18 De façon symptomatique, l’essence de la Provence est formulée à travers le regard de Jérôme, le vagabond, berger, poète, historien, figure fictive et passagère. L’écriture de cet extrait, qui insère entre parenthèses un aparté du narrateur dont les choix lexicaux créent un écho inattendu avec la focalisation interne de Jérôme (ever-present//oft- invoked), contribue à façonner cet univers mouvant au sein duquel les espaces temporels mais aussi linguistiques se répondent (l’anglais se trouve ainsi repris par le français), instaurant une relation mimétique avec son objet. « La simultanéité capitale » à laquelle aboutit la phrase répond au « point fixé » par Jérôme, comme si la phrase, à l’instar de l’essence de la Provence, se repliait sur elle-même. On comprend ainsi la tâche impossible que s’est fixé « le livre abandonné » et la relation paradoxale qui se crée avec le livre réel. Car si Caesar’s Vast Ghost constitue bien l’aboutissement du projet de l’écrivain il n’en est pas moins un échec témoignant de l’impossible rêve. À la « pérennité des choses » qui constitue l’âme de la Provence, l’écriture répond par un récit

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brisé, entrecoupé de citations extraites des ouvrages de la Provence consultés par l’auteur, mêlant des bribes de fiction jamais développées, construisant un texte qui témoigne effectivement du retour de l’écriture sur elle-même, comme si celle-ci, contemplant dans le miroir de la bibliothèque ses propres sources, devenait incapable d’organiser une forme linéaire et cohérente, un récit doué d’une essence. Au texte abandonné succèdent donc les fragments de textes qui se sont déposés dans la mémoire de l’écrivain. Qu’il s’agisse de textes d’écrivains comme Stendhal, Mistral ou Sade, de textes d’historiens ou de textes classiques, des descriptions architecturales, des récits de fondation de cités antiques ou du rituel de la tauromachie, Caesar’s Vast Ghost ne nous dévoile pas tant la Provence que la tentative de l’auteur de s’inscrire dans la reproduction des textes antérieurs, dans la répétition de scènes dont le récit est devenu un topos de la Provence. Il semble que l’auteur renonce à la forme du récit, se contentant de ce qu’il appelle un « patchwork » (Durrell, 1990 : 149, 183) à l’image du pays qu’il décrit et dont les frontières mouvantes au fil des siècles ne sont jamais clairement définies par le récit durrellien. La carte cachée se trouve en réalité à la fin du premier volume du livre de Theodore Cook, Old Provence, publié en 1905, et qui faisait partie de la bibliothèque de l’auteur6. On trouve en fin d’ouvrage deux cartes : la première schématise un delta du Rhône élargi allant de Foix à Monaco et culminant à Valence et qui correspond à la provincia romaine. La deuxième, plus détaillée indique les sites d’intérêt commentés dans l’ouvrage et que Durrell reprendra en grande partie.

19 On comprend alors que Lawrence Durrell, dans cette dernière œuvre, abandonne non seulement le récit mais également sa position de narrateur au sens où la définit Umberto Eco, c’est-à-dire « le rôle d’une sorte de démiurge qui crée un monde » (2013 : 20). Ce monde est en effet moins créé que dépecé à travers un travail citationnel qui participe d’une création désarticulée, mêlant écriture historique, gothique et carnavalesque pour mieux déjouer les attentes du lecteur (Keller-Privat, 2015). La voix de l’auteur semble parasitée tant par les voix authentiques que par celles des personnages fictifs en proie au délire7. Le texte se délite pour offrir une succession de fragments arrachés au réel, comme autant de tessons imparfaitement juxtaposés constituant ce que Jean-Christophe Bailly, expliquant Le Livre des passages de W. Benjamin, appelle « une sorte de déposition des choses en elles-mêmes » qui obéit à une « technique de la proximité » (2015 : 23). La proximité des anecdotes historiques ou fictives, réalistes ou grotesques qui composent Caesar’s Vast Ghost n’est alors pas sans évoquer la technique de l’archéologie : en rapprochant des morceaux textuels épars, en conjoignant des épisodes temporels discontinus, l’œuvre recompose moins un paysage, moins une réalité historique, que l’écho des traces que ses multiples écritures ont laissées dans la conscience de l’auteur. On songe à l’archéologie du collectionneur décrit par W. Benjamin, qui « fait son affaire de l’idéalisation des objets […] [et] se plaît à susciter un monde non seulement lointain et défunt mais en même temps meilleur […] » (1939 : 11). Lawrence Durrell se fait collectionneur de textes, d’objets, d’images qu’il juxtapose pour tenter de dire une Provence empreinte de nostalgie, un monde disparu dont la mort est le sceau de la beauté : I think even the modern tourist feels the deep introspective undertow of a certain melancholy, which prompts one to ask an unusual question which sounds more medieval than Roman, namely, ‘Is there not something profoundly morbid at the heart of all beauty?’ (Durrell, 1990 : 143)

20 La Provence intime dont la beauté dit la mort des civilisations antiques, d’un passé idéalisé — non cette fois celui de l’enfance de l’auteur mais celui de l’enfance du

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monde — devient le lieu où Lawrence Durrell se retire une dernière fois et où « dérivent les fantasmagories de l’intérieur […] [où] il assemble les régions lointaines et les souvenirs du passé » (Benjamin, 1939 : 11). Si le récit se trouve évidé c’est parce qu’il est creusé de l’intérieur par ces objets visuels et textuels qui ne sauraient être articulés mais seulement apposés, obéissant à cet « arte povera » que décrit Bailly « à la fois un pur relevé anecdotique et […] ce qui établirait l’écho d’une expérience, l’écho qu’il y a eu, en effet, expérience, passage dans l’obscur » (2015 : 25). Trace d’un passage, non pas seulement en Provence, mais dans le labyrinthe secret d’une Provence livresque, intime, lumineuse et douloureuse à la fois, Caesar’s Vast Ghost renonce à l’art du récit pour nous ouvrir, d’une anecdote à l’autre, un monde qui se raconte « comme ça, en tirant sur ces petites cordes […] un réseau de choses rapprochées » (Bailly, 2015 : 26). L’histoire de Caesar’s Vast Ghost se livre dans le dépouillement de la voix de l’auteur qui nous invite à prêter attention aux vignettes arrachées à toute logique temporelle et énonciative.

21 C’est en imposant au lecteur l’ascétisme d’une prose qui refuse le récit que Durrell nous tourne une nouvelle fois vers l’Inde : celle atemporelle et symbolique d’une écriture qui se retranche dans la poésie. Chacun des vingt poèmes insérés au fil des chapitres fonctionne en effet comme « une vignette, mais sans liens, un copeau […] un pur éclat » (Bailly, 2015 : 26). En marge de la prose, le poème est cet intrus qui vient éclairer la Provence durrellienne sans obéir à la logique narrative, sans s’inscrire dans une séquence temporelle : il ouvre un au-delà du texte qui semble flotter au-dessus des images textuelles ou photographiques, comme libéré de tout ancrage matériel. L’aporie de la prose aboutit ainsi au dire poétique.

22 Ouvrant et concluant l’ouvrage, les deux poèmes « Constrained by history » et « Le cercle refermé » annoncent, d’une extrémité à l’autre, une œuvre qui réside moins dans l’organisation de son dire que dans le choix et l’agencement de ses unités : mots des autres, réels ou fictifs, mots du poète, fragments d’une énonciation qui déchire le discours. Ces deux poèmes qui glissent lentement vers la première personne semblent suggérer une écriture autobiographique qui est finalement reniée. Car si l’on peut aisément entendre la voix du poète pressentant sa fin prochaine (« For the circle of the old is closing in… […] / He’ll become at last one of the Heavenly Ones », Durrell, 1990 : XIII-XIV ; « Mere time is winding down at last », Durrell, 1990 : n. p.), on ne saurait ignorer, par-delà les simples échos biographiques, les liens qui se tissent d’un poème à l’autre et qui composent cette immense fresque de la mort que constitue Caesar’s Vast Ghost. L’Inde surgit dès le premier poème comme l’origine de la vision intérieure du troisième œil (« the pineal eye ») qui éclaire la vie et l’art et qui entre en résonance avec la Grèce antique : « By the belly-button of Tiresias he will swear, / Or the pineal eye, the pine-cone which made him first aware / Of everything outside the bazaars of the mind » (Durrell, 1990 : XIII). Et c’est aussi vers l’Inde que nous oriente le dernier poème s’ouvrant au bord du Gange sur l’image des bûchers funéraires de Bénarès par lesquels s’accomplit le dernier passage : « The naphtha flares on river craft / Corpses floating skyward » (Durrell, 1990 : n. p.). Considérée dans le contexte de la religion hindoue la mort acquiert une toute autre signification puisque c’est en mourant à Bénarès, en y étant brûlé et en ayant ses cendres déversées dans le Gange que, selon la coutume, le croyant peut échapper au cycle des réincarnations et accéder au paradis. La mort ne se conçoit alors non pas comme une fin, mais bien comme un passage, passage symbolique et textuel qui nous conduit du début à la fin de l’œuvre : la salve du crépuscule (« Boom of the sunset gun »,

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Durrell, 1990 : n. p.) et le sanglot solitaire du clairon (« single sobbing bugle », Durrell, 1990 : n. p.) répondent au silence des grands mystères qui imprègne le premier poème, la fille aux neuf ventres (Durrell, 1990 : n. p.), incarnation de Mnemosyne, mère des neuf Muses et emblème de l’œuvre aux neuf chapitres, répond à Shiva (« the pineal eye », Durrell, 1990 : XIII), la déesse douée du troisième œil qui surgit dans le premier poème dont le vers final « In you awake tonight, my love, awake like me » (Durrell, 1990 : XIV) trouve son accomplissement dans le dernier poème : « So dying you begin to sleepwalk and regain your youth » (Durrell, 1990 : n. p.).

23 Au fil des poèmes Caesar’s Vast Ghost se lit comme une lente traversée vers la mort, une mort qui est à la fois décomposition du texte, des voix et des corps, mais qui est aussi éveil, surgissement d’une nouvelle forme de conscience que laisse entrevoir, au centre de l’œuvre , le poème « Béziers » : « But once the circle of initiation closes / A death-begotten insight rules » (Durrell, 1990 : 142). « Le cercle des anciens » qui se referme dans le premier poème devient le cercle initiatique qui n’est pas sans rappeler la corolle que forment sur l’eau Bruce, Piers et Sylvie après leur initiation mystique dans le désert au début du Quintette d’Avignon. Le cercle dit ainsi à la fois la fin de la vie qui se replie sur elle-même, l’enchaînement des fins et des commencements qui emprisonne l’âme et le surgissement de la lumière intérieure, l’espace à la fois vide et dense depuis lequel le poète se détache de toute forme de « vie posthume8 » pour rejoindre tous ceux « Already embalmed and sailing away9 » (Durrell, 1990 : 143).

24 Initiation à la mort, une mort non pas « morbide » mais sereine et lumineuse, la poésie de Caesar’s Vast Ghost se détache de la nostalgie qui habite la prose et use des motifs provençaux non pas pour s’enfermer dans le topos mais pour suggérer le dernier passage. Ainsi, le poème « Why wait? » qui clôt le chapitre IV sur la tauromachie fait des taureaux camarguais des animaux chtoniens nous ouvrant des portes insoupçonnées : « Primaeval Camargue horses under sail / […] / Curve under Roman monuments, vibrate » (Durrell, 1990 : 59). Les verbes (« curve », « vibrate » sont tous deux placés sous l’accent tonique, esquissant un rythme trochaïque) qui ouvrent et terminent ce troisième vers suggèrent l’élan d’une vie nouvelle qui s’immisce dans l’interstice des ruines, qui métamorphose le temps pour en faire cette « pelote dense de durée » (« one pellet of ample duration »), un concentré d’existence qu’embrasse le souffle du yoga (« ‘In yoga harness a whole reality with one soft sigh’ ») et au cœur duquel se rejoignent la fulgurance de l’amour (« Accelerate loving ») et le libre abandon de la mort : « The first step towards creation is to lose / Complete confidence and sort of die » (Durrell, 1990 : 59). Renonçant à toute certitude, le poète convoque à la fois une temporalité et un règne nouveau : « Somehow copy the sweet conduct of these / Young olives in the spring mistral a-quiver / Silverside up […] » (Durrell, 1990 : 60). Le poème est une invitation à entrer en communion avec la nature, à adopter la posture aérienne et détachée de ces « jeunes olives » qui se balancent au vent et qui ressurgissent quelques vers plus loin dans la description du visage de la belle Romaine « Delicate as young olives » (Durrell, 1990 : 60). L’écriture poétique de Caesar’s Vast Ghost devient ainsi l’espace privilégié de la quête du « fulcrum of repose at the heart of reality » (Durrell, 2015 [1981] : 4), ce point pivot, cette charnière depuis laquelle la méditation sur la mort bascule et nous ouvre le passage de la nostalgie (« One becomes sorry to become so soon / Just luggage left like lumber », Durrell, 1990 : 60) à l’espoir à travers une poésie qui se détache de la mélancolie d’un monde antique perdu pour se faire « A vessel in full sail / with a weird mystical rig » (Durrell, 1990 : 60).

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25 Vaisseau qui lève l’ancre, équipé d’un étrange mysticisme, Caesar’s Vast Ghost nous offre dans sa poésie une méditation orientale sur la mort qui n’ignore ni le douloureux attachement au passé, ni l’angoisse du dernier départ. Œuvre en partie abandonnée à la main des autres, que ce soit Mary Byrne10 qui contribua à la version finale du texte ou les poètes, écrivains, historiens, êtres réels ou imaginaires qui habitent la prose, cet ultime texte de Lawrence Durrell problématise de façon singulière le rapport à la mort d’un auteur qui, conscient d’avoir atteint la fin de sa vie, choisit une dernière fois la dérive des mots et des sens. Le poème est, dans le langage, à travers lui, l’écoute de l’inconnu qui vient, ne cesse de venir. Une expérience. Qui ne reproduit pas une expérience qui lui serait préalable mais qui dans son tissu verbal la suscite et la crée. (Ancet, 2011 : 82)

26 Ces paroles de Jacques Ancet permettent de mieux comprendre le jeu subtil qui s’élabore au fil du texte entre poésie et prose et par lequel Lawrence Durrell tente non pas de se saisir d’une expérience passée mais de faire résonner « des halos irradiants […], des concrétions d’images » (Macé, 2006 : 172) qui rouvrent l’expérience du monde. C’est depuis cette patrie des mots qu’annonçait « From the Elephant’s Back », des mots qui racontent mais aussi des mots qui égarent comme dans ce dernier texte où l’écrivain se retire de la prose, que Lawrence Durrell invite son lecteur à se détacher des lieux communs sur la Provence pour suivre le poète sur le chemin de l’incertitude. Cette démarche, qui va du connu à l’incertain, mêlant prose et poésie, rejoint le tâtonnement propre à l’essai. Le discours sur la Provence se vide et se déplace, engageant le lecteur à rechercher dans les poèmes les dernières traces du passage de la main de l’auteur.

27 Les deux premières photos de Harry Peccinotti choisies par Durrell pour la première édition de Caesar’s Vast Ghost soulignent cette tension aux fondements du texte. La première photo représente la maison de l’auteur à Sommières et semble offrir un ancrage biographique au poème concluant l’introduction, « Route Saussine 15 ». La deuxième, placée en regard du second poème, « Somewhere near St-Rémy », représente un olivier près de Sommières. La torsion de l’arbre, l’ombre qu’il projette derrière lui, l’intensité de son feuillage vert-argent qui se détache sur le bleu profond du ciel rendent presque palpable cette Provence de l’âme que l’œuvre tente d’atteindre et à laquelle elle renonce dans un même geste. A l’opposé de la grande maison aux volets fermés qui semble annoncer un texte tombeau, l’olivier, affranchi de tout ancrage spatio-temporel, évoque cette terre frugale et mystique qui s’ouvre au poète mais que ni l’image ni le texte ne sauraient dévoiler. C’est dans cette dichotomie entre enfermement et ouverture, entre révélation et occultation, entre ancrage douloureux dans une mémoire au désespoir (« Despair camps everywhere » dit « Route Saussine 15 », Durrell, 1990 : 8) et quête d’un ultime passage, que se comprennent à la fois ce dernier texte et l’ensemble de l’œuvre de Lawrence Durrell. Cette « déchirure », qu’analyse Catherine Delmas, « qui est comme une plaie intérieure, une ‘veine’ ouverte par la mémoire et qui place le poète face à lui-même, à ses doubles et à son écriture » (2013 : 216) traverse toute l’œuvre. Le vers final du « Cercle refermé », « A disenfranchised last goodbye, / Goodbye » (Durrell, 1990 : n. p.), se brise pour exprimer un adieu poignant à la vie et à l’écriture, un adieu dont la seule répétition dit la profonde mélancolie, comme si le poète échouait en fin de compte à se libérer du cycle des désirs. Ce dernier poème, qui s’ouvrait sur le passage mystique qu’accomplissent les cendres des morts sur le Gange, se clôt ainsi paradoxalement sur un adieu à tout espoir de transcendance. Il semble alors que l’écriture durrellienne, ayant cheminé pour atteindre le point

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d’accomplissement — « Until your pain become a literature » (Durrell, 1985 [1943, 1980] : 159) — renonce à la littérature même, rejetant dans un passé révolu le temps bienheureux où « When young and big with poems / Caressed by my heliocentric muse / With lunar leanings, I was crafty in loving » (Durrell, 1990 : n. p.). Ayant renoncé à l’époque où il était habité par sa Muse solaire, Lawrence Durrell nous plonge dans l’obscurité d’une fin au cœur de laquelle il cherche à nous laisser un signe de son passage, comme pour nous inviter à poursuivre la route : Cold will be the wind now, dark the storms, Ending of a visionary delight. Why to care? His art would marry the image it deserved, His sculptor’s hand breaking the soft clay Of old desires; mind you, the very same hand That broke the dark bread to model hunger, A presage of the faultless child in him. (Durrell, 1985 [1980] : 337)

28 Ce poème fait partie des tout derniers : Lawrence Durrell le publia dans un recueil à tirage limité, Lifelines, paru en 1974. Ultime passage vers le royaume des ombres, « Certain Landfalls » annonce la chute finale dans les ténèbres, la disparition de ce « world of little mirrors in the light » (Durrell, 1985 [1980] : 158) qui ouvrait « Cities, Plains and People » et, simultanément, la résilience de l’art. La main du sculpteur qui brise le pain noir pour modeler la faim, assure ainsi la pérennité de la quête, la du désir. Dans le geste qui modèle « l’argile douce / des désirs anciens », dans le « présage de l’enfant innocent » qui survit à la mort du poète, le poème nous invite à prêter attention non pas tant au chemin parcouru qu’à celui que l’œuvre littéraire poursuit en nous. Artisan des traces de son propre passage, le poète se fait ainsi passeur.

29 Entre présence et disparition, entre effacement et ancrage, l’écriture durrellienne nous ouvre le paradoxe silencieux qui est l’essence même de la poésie : « Music that stains / The silence remains / O echo is everywhere, the unbeckonable bird! » (Durrell, 1985 [1980] : 119).

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MACÉ Marielle (2006), Le temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au XXe siècle, Paris, France : Belin.

ANNEXES

Isabelle Keller-Privat est membre du CAS (Cultures Anglo-Saxonnes) et maître de conférences – HDR au département d’anglais de l’université Toulouse 2 Jean Jaurès où elle enseigne la littérature britannique et la traduction. Lauréate de The International Lawrence Durrell Prize for New Scholarship en 2000, elle a participé à plusieurs colloques et ouvrages par des articles portant sur la conception durrellienne de l’espace-temps, l’intertexte bouddhiste, les rapports entre écriture, peinture et poésie. Elle s’intéresse également à l’œuvre de V. S. Naipaul et de J. McGregor. Elle vient de publier le premier essai critique sur les recueils poétiques de Lawrence Durrell : Between the Lines. L’écriture du déchirement dans la poésie de Lawrence Durrell (Presses universitaires de Paris Ouest : 2015).

NOTES

1. Ancien nom britannique de Jalandhar, ville de l’état du Pendjab située dans le nord-ouest de l’Inde. 2. Dans son édition critique de Pied Piper of Lovers (Durrell, 2008 [1935,], IX, XIII), James Gifford attire notre attention sur l’amendement de 1968 au Commonwealth Immigrants Act de 1962 qui fit des Anglo-indiens des apatrides, leur interdisant de retourner s’installer en Angleterre sans avoir préalablement obtenu un visa. 3. Les premiers recueils de poèmes, Quaint Fragments, Ten Poems et Transition: Poems, paraissent successivement en 1931, 1932 et 1935. Le roman Panic Spring suit la publication de Pied Piper of Lovers en 1937 et The Black Book paraît en 1938.

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4. La majorité des exemplaires du premier tirage fut détruite pendant le Blitz et le petit nombre qui resta en circulation en fit un texte privé, connu d’un lectorat limité jusqu’à sa réédition par James Gifford en 2008. 5. Le texte français avait été publié dans la Revue parlée du Centre Georges-Pompidou de mars 1981 et n’est consultable qu’à la Bibliothèque de recherches Lawrence Durrell de l’université Paris Ouest, qui détient également l’une des versions anglaises du texte (L. Durrell, « From the Elephant’s Back, text amended and slightly expanded of a lecture first given in French at the Centre Pompidou, Paris, April 1, 1981 », p. 1. Ref no : 2199/Réserve). Les traductions successives ont abouti à des remaniements et à des développements du propos de l’auteur, ce qui explique que nous ayons choisi de le citer ici en anglais dans la version définitive retenue par James Gifford. 6. Un exemplaire de cet ouvrage est consultable à la Bibliothèque de recherches Lawrence Durrell de l’université Paris Ouest. 7. Il suffit de penser en particulier aux propos antisémites d’Aldo ou de Cunégonde (voir Alexandre-Garner et Keller-Privat, 2015). 8. Remarquer l’orthographe inhabituelle de l’adjectif anglais « post-humous » qui souligne l’arrachement du poète à la terre (Durrell, 1990 : 143). 9. Ce vers de « Béziers » annonce et prépare « corpses floating skywards » dans le dernier poème où le lent glissement des corps sur l’eau oriente le regard vers l’horizon, préparant le passage de l’horizontalité à la verticalité qui s’accomplit dans le rêve à demi éveillé du vers « you begin to sleepwalk and regain your youth » (Durrell, 1990 : n. p.). 10. Durrell, dont la santé ne cessait de se dégrader, et dont le premier manuscrit avait été refusé par son éditeur Faber en 1986, eut recours à l’aide de Mary Byrne, pour remanier la composition du volume. Mary Byrne avait soutenu une thèse en 1980 sur Le Quatuor d’Alexandrie avant de rencontrer Lawrence Durrell ; par la suite, elle enseigna à l’université de Caen et exerce à présent comme traductrice.

RÉSUMÉS

Cet article se propose d’étudier le cheminement de l’écriture de Lawrence Durrell à partir du premier récit autobiographique, peu connu, Pied Piper of Lovers (1935), afin de comprendre comment l’expérience de l’Inde natale permet à l’auteur de forger un rapport particulier à l’espace et à l’écriture. Ses publications ultérieures, en particulier sa conférence de 1981 « From the Elephant’s Back » et son essai sur la Provence Caesar’s Vast Ghost (1990), ne cessent en effet de revisiter l’Inde, non plus cette fois comme le lieu d’un ancrage autobiographique mais comme un lieu symbolique d’accès au monde et à la littérature. Le dernier texte de Lawrence Durrell s’éclaire ainsi dès lors que le lecteur saisit, derrière les contours de la Provence, l’ombre de l’Inde qui informe la décomposition de l’espace provençal au profit d’une écriture qui se retranche dans la poésie, dernier exercice d’ascèse littéraire et philosophique d’un écrivain qui se retire du monde.

This paper wishes to explore the maturing process of Lawrence Durrell’s art starting from his first and lesser known autobiographical narrative, Pied Piper of Lovers (1935), in order to understand how his experience of his native land, India, enabled him to carve out a specific relationship to space and writing. India never ceases to insist throughout his later publications—

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namely his 1981 conference “From the Elephant’s Back” and his essay on Provence, Caesar’s Vast Ghost (1990)—but the autobiographical attachment progressively fades away as the land of birth is recast into a symbolic space wherein the writer is reborn to the world and to literature. Durrell’s last opus reveals its hidden meaning to the reader as soon as the latter perceives the shadow of India which underlies the Provencal space and paves the way for its decomposition as the writer withdraws into the poems, his last exercise in literary and philosophic asceticism before withdrawing from life.

INDEX

Keywords : Lawrence Durrell, India, Provence, space and writing, autobiography, poetry, philosophy, essay Mots-clés : Lawrence Durrell, Inde, Provence, espace et écriture, autobiographie, poésie, philosophie, essai

AUTEUR

ISABELLE KELLER-PRIVAT Maître de conférences — HDR à l’université Toulouse 2 Jean Jaurès (CAS, Cultures Anglo-Saxonnes)

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Les traditions culinaires : ancrage ou libération culturelle ? Une étude des memoires culinaires Culinary Traditions: Anchor or Cultural Release? A Study of Culinary Memoirs

Virginia Allen-Terry Sherman

1 Les récits de voyage relatent des périples articulés autour du déplacement ou du déracinement de personnages et qui permettent la découverte de nouveaux points d’ancrage et de nouvelles traditions. Celles-ci peuvent entraver le voyageur comme autant de symboles d’inertie et de contraintes sociales. Cependant dans un genre nouveau tel que le récit autobiographique de voyages, psychiques ou physiques1, marqué par un idiome culinaire dominant qui préserve et transmet la notion d’ethnicité, les traditions peuvent représenter une force positive à respecter émanant des familles protectrices et des communautés d’appartenance, tout en offrant la possibilité de retrouver une part de liberté et d’intégrité personnelle. La dimension autobiographique prend alors une place importante car l’ancrage, déterminé par des repères prescrits par la communauté, se définit dans l’intimité de l’histoire personnelle. Nous prendrons l’exemple de deux histoires personnelles, celle de Shoba Narayan dans Monsoon Diary (2003) et de M. F. K. Fisher dans The Gastronomical Me (1989) pour explorer comment deux femmes, à soixante ans d’écart, utilisent la nourriture comme moyen de gagner une certaine independence et (re)négocier leur identité de migrantes entre les pratiques feminines traditionelles et modernes propres à leur époque et à leur culture.

Les mémoires culinaires, un genre littéraire émergent

2 Fruits hybrides de la littérature gastronomique, les mémoires culinaires sont essentiellement contemporains, anglophones et d’auteurs souvent d’origine diasporique. Ils offrent un cadre littéraire pour les peuples dispersés en quête d’identité et préoccupés de raviver des souvenirs, de trouver un équilibre et de se reconstruire.

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Pour James Olney, l’autobiographie extériorise l’impulsion enfouie au plus profond de soi de trouver son intégralité, besoin également motivé par le traumatisme de l’aliénation, au cœur de la conscience diasporique.

3 Le genre autobiographique, au sens large, exprime notre désir d’imposer de l’ordre dans nos vies, tout en soulageant l’anxiété qui accompagne la désintégration de soi, conséquence souvent inévitable de l’exil (Anderson, 2001 : 4-5). Le lecteur recherche son intégrité dans l’histoire des autres, en même temps que les auteurs tentent de créer de l’ordre dans la remémoration. En tant que « manuels pratiques », le sous-genre des mémoires culinaires associent l’anamnèse à l’acte de création à travers des recettes qui invitent le lecteur à cuisiner. L’acte créatif, initié par le narrateur des récits autobiographiques culinaires (appelés également mémoires culinaires) et entrepris par un lecteur complice, est construit comme une célébration des traditions et met l’accent sur ce nouvel enracinement.

4 Dans les mémoires culinaires, la nourriture et ses traditions incarnent le terroir, les coutumes et l’identité qui, ensemble, fournissent un point d’ancrage. Le récit autobiographique culinaire relate des souvenirs qui évoquent le monde authentique de l’enfance du narrateur, grâce à la nourriture et aux traditions familiales2. Les fragments sélectionnés d’histoires personnelles, entrecoupés de recettes, déploient un récit autobiographique romancé. Imprégnées du « réalisme magique » qu’évoque Salman Rushdie (cité par Gonzalez, 2003 : 201) mêlant des éléments magiques ou oniriques à un contexte culturel vraisemblable, ces traditions culinaires ont, pour le narrateur, un pouvoir apaisant, transmis de manière mythique lorsque ces traditions sont respectées.

5 Bien qu’ils relatent avant tout des voyages endotiques (Viviès, 2003 : 7), les mémoires culinaires peuvent également retracer des voyages exotiques amenant le lecteur vers le cœur même des cultures locales, à travers la description de nouveaux pays et de nouvelles traditions culinaires. Le narrateur ne cherche pas à constituer un texte référentiel tel que décrit par Christine Montalbetti. Des aperçus fugaces de paysages lointains sont fournis par l’évocation, parfois mythique, de la nourriture richement décrite, qui brouille la limite entre la fiction et le réel qui est souvent le propre des récits de voyages (Montalbetti, 1997 : 67). Nous retrouvons ainsi dans les mémoires culinaires la problématique d’appellation de genre que Matthew Graves cerne dans sa notion d’hybridité générique, où nous découvrons un mélange d’autobiographie, de document référentiel, de fiction et de mémoire (Graves, 2006 : 17). Ces mémoires deviennent des récits de voyage revu par le prisme des souvenirs des traditions culinaires et leur hybridité générique permet de créer un passage initiatique au sein d’une quête d’identité.

6 Cette hybridité souligne la littérarité des textes : les mémoires culinaires édifient des mythes qui nous racontent des histoires de quête d’origines. La représentation du réel est choisie et ajustée en fonction de l’histoire racontée, ce que Boris Cyrulnik appelle le « remaniement imaginaire » de l’autobiographie (Cyrulnik, 2014 : 168). Dans ce contexte, l’évocation des traditions culinaires investit la nourriture d’une dimension miraculeuse qui permet aux narrateurs de ces mémoires d’accéder à une liberté fondée sur des rites culturels et non à l’écart des traditions. L’évasion vers un ailleurs idéalisé, suggère Guignery, n’est qu’un subterfuge pour effectuer un retour sur soi et s’interroger sur sa propre identité (Guignery, 2006 : 38). Ainsi, comme le disait Darley dans de Lawrence Durrell, « [t]his is no journey for the feet […]. Look into yourself, withdraw into yourself and look » (Durrell, 2012 : 148).

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7 Ces mémoires tissent des récits de longs périples. La remémoration des souvenirs est intensifiée par la distance géographique, culturelle et spirituelle des évènements situés sur un continent lointain, et par une écriture empreinte d’un discours diasporique. Les souvenirs deviennent vitaux, même s’ils sont teintés de nostalgie3. Cette perspective insuffle à la littérature diasporique une dimension dichotomique, entre l’attirance du pays natal, le vieux monde, le berceau de l’identité (dans le cas des œuvres citées ici4 et la majorité des mémoires culinaires), et le nouveau monde dans lequel le narrateur doit s’intégrer.

8 Shoba Narayan, dans son mémoire Monsoon Diary (2003), a quitté son pays natal non pas à cause d’évènements dramatiques, mais parce que le monde a évolué. Sa génération doit suivre cette évolution naturelle de la société pour cultiver et protéger la force vitale de la remémoration « nostalgique » de sa communauté. La mutation de Narayan est rendue possible par l’acceptation d’une certaine autodétermination, qui suit les fluctuations de la vie pour résister au fatalisme, inhérente à sa culture, et qui pourrait déterminer son destin. Son récit postmoderne reflète un besoin de chercher une échappatoire et de suivre le mouvement socio-culturel. La diaspora, qui est a l’origine du discours de Narayan, doit reconnaître « a conception of identity which lives with and through, not despite, difference; by hybridity. Diaspora identities are those which are constantly producing and reproducing themselves anew, through transformation and difference » (Vertovec, 1997 : 20)5. Ainsi le voyage emblématique que représente le « déplacement » devient un rite de passage et le récit de ce voyage assume momentanément le statut de Bildungsroman de par sa structure narrative.

9 Rudiger Kunow parle de la nourriture comme « a Janus-faced signifier pointing to the here of the uprooted diasporic life and the there of the homeland that they cannot go back to 6 » (Kunow, 2003 : 173). Les mémoires culinaires permettent de construire des points d’ancrage d’identités imaginaires qui atténuent les effets du déracinement. Selon Barbara Waxman, les narrateurs diasporiques créent des espaces favorables à des échanges interculturels entre deux mondes. Ce faisant, ils détournent l’anxiété générée par l’incapacité potentielle à recréer leurs traditions de manière authentique dans leur pays d’adoption (Waxman, 2008 : 366).

10 Monsoon Diary (2003) est l’histoire d’une enfance passée en Inde, d’une adaptation culturelle au changement social et à la société américaine. Le livre décrit la formation de l’identité de la narratrice, façonnée par la nourriture, qu’elle célèbre dans ses souvenirs. En effet, la première statue que Narayan crée en tant qu’étudiante de sculpture aux États-Unis est celle d’une femme « rooted in the earth and reaching for the stars » (Narayan, 2003 : 134), symbole de l’auteur enracinée dans ses traditions indiennes et tendant les mains vers un ailleurs.

11 Les maisons et les cuisines abritent les lieux d’enracinement où est mijotée l’identité individuelle et collective. Narayan affirme « I am from Kerala which means that regardless of where I live at any other point in my life, I will love coconuts in any form » (2003 : 80). Dans son mémoire culinaire, Tender at the Bone (1998), la critique gastronomique Ruth Reichl encourage ses lecteurs à trouver, comme elle, un lieu où ils se sentent « grounded, fully there » (Reichl, 1998 : 233). Narayan écrit également : « [w]hile the foreign flavours teased my palate, I needed Indian food to ground me » (2003 :118). « Grounded » a, bien entendu, un double sens en anglais, signifiant à la fois rétention et fondation. Narayan se montre attachée à sa famille et à sa culture qui lui donnent, selon son récit culinaire, une fondation solide à partir de laquelle elle peut prendre son envol. Son récit est ponctué

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de moments clés de sa vie où la cuisine lui permet de déplacer les frontières et de créer un passage, tout en respectant les traditions, le tout à travers des épreuves qui fournissent à Narayan les clés de son émancipation. L’ancrage dans ses traditions lui permet d’utiliser ces dernières pour accéder à une liberté qui lui serait autrement interdite. Narayan décrit comment les pratiques culinaires de sa région lui permettent non seulement de vivre son identité ethnique dans son pays d’accueil mais aussi de négocier son chemin dans le contexte de son déracinement. Les traditions culinaires permettent le « passage » d’une vie vers une autre, sans que l’on perde la première de vue.

12 Le poids de l’attache familiale dans la religion hindoue des TamBram7 se fait sentir. Tout comme la matérialisation symbolique de ce poids, la cérémonie thula bharam que les parents de Narayan célèbrent au temple nécessite qu’ils soient pesés avec un contrepoids de nourriture, pour ensuite payer leur poids en pièces et se débarrasser de leur péchés (Narayan, 2003 : 4). Les traditions culinaires, qui se trouvent au cœur de chaque chapitre, sont néanmoins une force libératrice ainsi qu’un artifice narratif à double tranchant. D’abord, ces traditions sont le sujet des défis qui créent une tension narrative au cours du récit. Elles sont également la matière première des épreuves que Narayan entreprend. L’héroïne doit cuisiner pour obtenir sa liberté. La mise à l’épreuve des traditions culinaires sert à les investir d’un pouvoir qui renforce la place émancipatrice que joue la nourriture dans le récit.

Recette et anamnèse

13 Dans Monsoon Diary, chaque recette a son propre contexte anecdotique, une légende traditionnelle ou bien une vignette familiale qui véhicule l’importance de la nourriture et annonce les pouvoirs quasi-magiques de ses plats et de leurs ingrédients. La recette de vatral kuzhambu est précédée d’un conte qui décrit ses qualités aphrodisiaques ; inji curry, ou pickles au gingembre et tamarin, commence par « the story goes like this » (Narayan, 2003 : 95) ; le curry à l’okra est introduit par la légende d’un pauvre homme qui, après l’avoir mangé, gagne aux échecs pour obtenir le droit de se marier avec la princesse. Les recettes sont aussi des offrandes de bienveillance, notamment le rasam, l’équivalent indien de la mythique soupe au poulet des Américains, aux légendaires propriétés réconfortantes et apaisantes (Narayan, 2003 : 19).

14 En analysant la fonction des recettes dans les mémoires, certains critiques estiment que la lecture des ingrédients et de leurs anecdotes suffit à elle seule à rendre l’évocation convaincante (Torreiro Pazo, 2014 : 145). Pourtant, la formule récurrente des recettes, associées à une expérience sensorielle par la pratique, donne corps aux souvenirs, au sens réel, et sert à bâtir efficacement des bases d’identité stables et réparatrices. Évoquant le mémoire culinaire de Diana Abu-Jaber, The Language of Baklava (2004), contemporain de celui de Narayan, Carol Bardenstein explique : « [The] gesture that aims to restore the (past) whole through partaking of a (present) fragment […] seems to heal and remove the previous tensions of displacement, or of being ‘of two worlds.’ » (2010 : 161)

15 Les recettes permettent d’éveiller les souvenirs sensoriels du passé, mettant des mots sur les sensations gustatives et olfactives. D’après David Sutton, le goût est un savoir incarné, une compétence apprise à travers une expérience sensorielle (Sutton, 2013)8. La localisation spatiale des souvenirs devient insignifiante et l’intention du récit de voyage de nommer les lieux pour en garder le souvenir est remplacée par une

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démarche plus intime. Les souvenirs, discrètement identifiés dans l’évocation d’un paysage sensoriel et initiatique, fournissent l’attache traditionnellement réservée aux lieux. Le récit décrit un voyage intérieur qui met en évidence la force formatrice des traditions.

16 La fonction de la nourriture peut donc être perçue comme à la fois « unifying and divisive, sharing cultures or drawing boundaries » (Waxman, 2010 : 366). Les recettes ancestrales des narratrices, associées à l’invitation du lecteur à la cuisine et au partage des secrets culinaires, peuvent soulager l’angoisse qui est au cœur de chaque histoire de déracinement. Dans la litanie des festins gourmands racontés dans Monsoon Diary, certaines cérémonies ont cette signification solennelle, comme Shraadham, une journée entière dédiée à l’hommage aux ancêtres, avec un repas destiné à nourrir les prêtres brahmanes : « it was a circle that defined my identity, my lineage and my place in the world » (Narayan, 2003 : 90). Cette croyance permettait à Narayan et aux autres enfants de la famille d’attendre sereinement la fin du repas pour manger les quelques miettes que laissaient les prêtres.

Les récits comme contes moraux

17 Bâtie sur des tels récits de famille mystiques et mythiques, l’histoire de Narayan est construite comme un conte de fée, dans lequel la nourriture et ses traditions sont investies de pouvoirs spéciaux. Narayan accepte dans un premier temps, et par la suite s’impose à elle-même, une épreuve, montrant que dans son pays elle accepte de se laisser guider par sa famille, avant de se lancer un défi sur sa terre d’adoption, en Amérique. Dans les deux cas, son avenir dépend de son succès ; la nourriture contrôle alors son destin.

18 Par l’épreuve que propose sa famille, qui consiste à cuisiner un repas qui doit recevoir son entière approbation, elle tente d’obtenir son accord pour partir faire ses études en Amérique. Ce repas sert symboliquement à prouver à sa famille que leurs traditions sont suffisamment ancrées pour que Narayan ne risque pas de « se perdre » dans une nouvelle culture9 : « [U]sing tattered family recipes, my mother’s early instructions and gigantic cookbooks as guides, I began […] the litany I learned at my mother’s knee in my head […] » (2003 : 106-107). Fidèle au dénouement des contes, l’héroïne réussit l’épreuve et obtient son billet pour partir vers la terre promise, synonyme de liberté.

19 En Amérique, la narratrice est libre de définir sa propre épreuve, cette fois-ci afin de pouvoir y rester. Manquant d’argent pour poursuivre ses études, elle décide de préparer un repas pour récolter des fonds, en demandant une participation aux invités. Cependant, en décidant de renoncer à sa cuisine traditionnelle pour préparer un repas éclectique de world cuisine, elle trahit ses origines et échoue à l’épreuve, réellement et symboliquement. Elle sauve le repas in extremis, qui s’avère immangeable pour la plupart des invités, en préparant upma, un plat indien simple et réconfortant : « as simple and comforting as a casserole, not to mention wholesome, quick to make and easy to like […] ». Elle conclut : « [t]he whole thing was all right » (Narayan, 2003 : 145). Lorsqu’elle échoue à ses examens, Narayan se tourne vers la cuisine pour y trouver du réconfort : « I had always cooked to gain something: permission to go to America, a chance to stay an extra year, for money. In Memphis I cooked for what I had lost. » (2003 : 161) Plus tard, son mariage trouvera également un équilibre harmonieux, grâce aux plats traditionnels qu’elle prépare pour son mari.

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20 Dans un contexte social diffèrent, mais aussi contraignant pour les femmes, du milieu du vingtième siècle, l’écrivaine américaine Mary Frances Kennedy Fisher décrit dans ses mémoires, centrés sur la nourriture et sa consommation, The Gastronomique Me (1989), comment elle a fui son mariage et son avenir dont la fin heureuse (bien qu’insatisfaisante pour elle) avait été prédestinée, pour rompre avec les traditions qu’elle estimait oppressantes. Elle invente une autre forme d’ancrage personnel qui, en même temps, empêche ses contemporains de cerner sa personne. En tant que femme, elle résiste à toutes les étiquettes : elle n’est plus épouse, et en tant qu’écrivaine, ses écrits ne se définissent pas comme des récits de voyage, ni comme des livres de cuisine ; ils sont plutôt des essais qui distillent l’essence des deux.

21 Les mémoires culinaires, majoritairement d’auteurs femmes, permettent à ces écrivaines de trouver une place dans une société postcoloniale. La mission non- explicite de ces femmes mémorialistes est de réconcilier deux cultures et de faciliter l’évolution de leurs traditions. D’après Al-Hassan Golley, les femmes ne se reconnaissent plus dans les représentations culturelles et doivent développer une conscience parallèle, exprimée dans des métaphores d’oppression et de libération qui rythment Monsoon Diary (Al-Hassan Golley, 2003 : XV). Dans les mémoires culinaires, les traditions servent autant d’ancrage que de passage vers une liberté de choix. Ces auteures exploitent ce qu’Anita Mannur nomme « culinary citizenship » : « that which grants subjects the ability to claim and inhabit certain identitarian positions via their relationship to food » (Mannur , 2010 : 29)10.

22 Les textes articulent les expériences de personnes et de groupes marginalisés à travers le vécu personnel (Anderson, 2001 : 97). Narayan agit pour sa communauté et pour des femmes indiennes qui n’ont pas la liberté des Américaines. Elle vient d’une société « […] where women deferred to men in public but ruled the roof in private ». Sa mère était « tethered by rules and tradition, and limited by her own vision of herself » (Narayan, 2003 : 124). Le narrateur autodiégétique est sensible aux changements : « India’s fatalism was in direct contrast to the flux I felt in America. Everyone was moving, searching, asking for more. » (Narayan, 2003 : 124) Elle témoigne du fait que malgré la désapprobation de sa famille pour la carrière choisie par son frère dans la marine marchande, toute la famille était présente pour lui faire ses adieux à son départ au collège, démonstration de leur bénédiction tacite (103).

23 Les autobiographies postmodernes, qui reposent sur « l’absolue relativité de tout ce qui passe pour réel, ce qui a pour conséquence l’abolition de la frontière entre réalité et fiction » (Toro, 2004 : 3) permettent d’imaginer une vie multidimensionnelle (Jelinek, 1986 : 134). Les mémoires culinaires sont dans des récits fragmentés, marqués par l’hybridité et les notions de mobilité et de traversée (Anderson, 2011 : 107). Estelle Jelinek indique que les récits disjonctifs, aux formes discontinues, reflètent, de manière symboliquement appropriée, les facettes fragmentées et multidimensionnelles des vies de femmes (Jelinek, 1986 : 188). Fisher (1989), par sa réaction à la société en mutation pendant et après la guerre, se marginalise, brouillant les genres littéraires de ses écrits et refusant de se plier aux normes sociétales. Elle est fière d’avoir assouvi la faim de ses invités et en même temps d’avoir réveillé leurs désirs enfouis, lors d’un repas peu conventionnel de par son menu et son service informel.

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Le point d’ancrage dans un nouveau monde

24 Dans The Gastronomical Me (1989), Fisher relate des traditions qui sont plus adoptées qu’héritées. Ses voyages « diasporiques » sont, en fait, un « retour » choisi. Elle est attirée par le vieux continent, fixant comme point d’amarrage les traditions culinaires franco-méditerranéennes. Ces traditions lui permettent d’assurer sa liberté, par rapport à ses propres traditions, dans un monde hostile aux femmes indépendantes. Elle est ainsi capable de s’enrichir affectivement, créant un ancrage dans les connaissances et les plaisirs du palais. « I saw food as something beautiful to be shared with people instead of a thrice-daily necessity. » Sa narration, comme sa nourriture, est généreuse : « I with my brain and my hands have nourished my beloved few, […] I have concocted a stew or a story, a rarity or a plain dish, to sustain them truly against the hungers of the world. » (Fisher, 1989 : 18) Préparer la nourriture pour apaiser la faim lui donne un pouvoir en tant que femme : « The stove, the bins, the cupboards, I had learned forever, make an inviolable throne. From them I ruled; temporarily I controlled. I felt powerful and I loved that feeling. » (Fisher, 1989 : 18) Fisher relie la nourriture et la faim à un manque d’amour et de reconnaissance qu’elle estime être au cœur de chaque être, émanant des besoins existentiels de chacun et des crises sociales.

25 Fisher explique : « [to] be happy you must have taken the measure of your powers, tasted the fruits of your passions, and learned your place in the world. » (1989 : XI) « The Measure of my Powers » est le titre de onze des vingt-six chapitres de ses mémoires dans lesquelles elle fait l’évaluation répétée de sa capacité d’agir face aux normes sociétales qui l’enferment. Ces mots ponctuent le récit comme un refrain, de la même manière que résonnent les recettes dans d’autres mémoires. Cinq des chapitres restants sont appelés « Sea Change » et décrivent chacun de ses voyages à travers l’océan, les ruptures qu’ils représentent, et l’évolution de la narratrice lors de ces semaines en mer où la nourriture et l’acte de manger deviennent son ancrage et assure son passage vers une liberté d’action. Innovatrice de changement social et soucieuse de le transmettre, Fisher partage son ancrage : ils goûteront, dit-elle, « […] not only the solid honesty of my red borscht, but the new flavor of the changing world. » (1989 : 102) Comme les recettes du livre de Shoba Narayan, Fisher cherche à mettre des noms sur les zones d’ombres pour consolider son expérience et ses souvenirs.

26 Fisher quitte son mari pour échapper à sa vie banale de « faculty wife » en Amérique. Elle lève l’ancre et prend la mer (littéralement) avec un autre homme, une nouvelle fois pour la France, après une première période de résidence dans ce pays, l’incarnation, pour elle, du symbole de liberté. Lors du voyage, elle fête sa fuite de son « private soap- opera » (1989 : 130). Malgré son mépris pour les conventions sociales, elle se protège derrière sa « gastronomic liberty ». Fisher voyage par moment seule aussi, l’océan la séparant de ses deux hommes, le bateau, l’ancre levée, devenu le lieu d’ultime liberté morale. Avec chaque voyage, en s’ancrant davantage dans les rituels et les plaisirs gastronomiques, par lequels elle s’auto-définit, Fisher découvre une liberté de mouvement plus ample : And the eighth and ninth, the tenth, eleventh, twelfth trips? What have they do do with the gastronomical me? [...] My hungers altered: I knew better what and how to eat, just as I knew better how I loved other people and even why. (1989 : 180)

27 Lors d’un des voyages, le regard des autres passagers la force à donner forme à sa stratégie pour s’en protéger : l’art de manger seule. Elle développe un comportement

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qui la garde éloignée de toute « magouille » (« aloof of skulduggery »), à l’écart de ces dangers moraux auxquels elle fait discrètement allusion (Fisher, 1989 : 182). Ainsi elle obtient une liberté et défend sa solitude simplement dans sa façon de dîner. Elle pouvait aussi choisir avec qui elle mangeait, « […] but in general I preferred to eat by myself, slowly, voluptuously, and with an independence which hardened me against the coldness of my cabin and my thoughts […] It has often saved me and my reason too […] » (1989 : 183). Son isolement lui donne le courage d’affronter les dangers du monde.

28 Hélène Cixous considère l’écriture féminine comme une façon de rétablir un rapport de jouissance dans le corps de la femme. On trouve cette vision utopique de la créativité féminine chez Fisher (Moi, 2002 : 119), qui éprouve une sorte de jouissance dans le plaisir sensuel de l’acte de manger. Le chapitre final intitulé « Feminine Ending » célèbre son succès à trouver sa liberté, comme elle le définit. Fisher agit seule en adoptant les traditions gastronomiques pour ses propres fins, tandis que pour Narayan, dont le corps subit la participation aux rites traditionnels, les traditions représentent les limites sociales de sa communauté. Elle doit régulièrement s’alimenter des plats traditionnels pour rester ancrée, « grounded », dans cette communauté (Torreiro Pazo, 2014 : 142).

29 Selon Anthony Cohen les rituels ont une place centrale « […] in the répertoire of symbolic devices through which community boundaries are affirmed and reinforced […] », augmentant pour le narrateur son sens d’appartenance (Torreiro Pazo, 2014 : 149). Narayan mange le riz parfumé au ghee, dans le rite initiatique de sa naissance, symbolisant son respect et son engagement vis-à-vis des valeurs et des traditions de sa communauté. Cependant le symbolisme est sans équivoque dans son rejet immédiat de ce mets. Cela laisse entendre que cette petite fille pourrait éventuellement rejeter les valeurs et les traditions de la communauté. Heureusement à la deuxième tentative elle mange ce qu’on lui propose avec appétit et sa mère tient à préciser que la première préparation n’était simplement pas bonne. Cela signifie que les traditions ne suffisent plus pour sa fille : la nouvelle génération y adhère à condition que cela soit un plaisir sensuel, gustatif et nourrissant.

30 Monsoon Diary s’achève sur le tableau harmonieux d’une famille indienne en paix avec ses traditions et sa vie actuelle. Le choix de la nourriture et les rituels s’accommodent au nouveau lieu, mais l’esprit de respect et de fidélité reste inchangé. Le repas de « Thanksgiving » que Narayan célèbre avec la famille en Floride est le signe d’une adaptation transculturelle réussie : la nourriture traditionnelle est préparée à côté des plats américains11. L’ancrage reste solide et pourtant désormais aligné avec une nouvelle liberté culturelle. Sans la fondation des traditions et des cultures, le repas n’aurait pas été possible : « We were a group of Indians gathering to give thanks to America for its bounty […] », bien que selon leur tradition, « [t]he eating began at dawn and didn’t end until midnight » (Narayan, 2003 : 216-8)12. Ces mémoires, qui nous offrent des récits de voyages culturels et spirituels, transforment le rôle des traditions, tout en les respectant comme autant de points d’ancrages qui forment, paradoxalement, une passerelle vers une nouvelle identité caractérisée par un trait d’émancipation culturelle.

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ANNEXES

Virginia Allen-Terry Sherman est doctorante à l’Institut des Langues et Cultures d’Europe, Amérique, Afrique, Asie et Australie (ILCEA4), Université Grenoble-Alpes, sous la direction du Professeur Catherine Delmas. Sa thèse est intitulée « Diaspora and displacement: the evocation of traditions, origins and identity in culinary memoirs, an emerging genre ». Sa recherche se focalise sur les mémoires culinaires contemporains, la place de la mémoire et la construction de l’identité dans les textes autobiographiques, et les mémoires culinaires comme forme de récits de voyages émergent. Publication récente : Allen-Terry Sherman, Virginia, Cartellier-Veuillen, Éléonore, Dalrymple, James, Fruoco, Jonathan (dir.), (Re)writing and Remembering: Memory as Artefact and Artifice, Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing, 2016.

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NOTES

1. Dans la diversité du genre de récit « culinaire », nous pouvons constater une dichotomie entre ce que Viviès évoque comme le voyage endotique (où le protagoniste part à la recherche de lui- même) et le voyage exotique (où le protagoniste cherche l’autre) [Viviès, 2003]. 2. Cependant la nostalgie peut masquer, pour le lecteur et le narrateur, la complexité des actes de remémoration. Ces récits nostaligiques, « Nostalgically framed narratives », doivent être aussi perçus, d’après Anita Mannur (2010), comme des métacritiques portant sur la canalisation des souvenirs du passé à travers le rapport qu’on peut avoir avec les pratiques culinaires, ostensiblement immuables, et ses conséquences. 3. D’après Anita Mannur, la nostalgie qui relie les immigrés à leur passé est pré- voire surdéterminée : « the desire to remember home by fondly re-creating culinary memories cannot be understood merely as a reflectively nostalgic gesture; rather such commemorative acts must be read as a commentary on what it means to inhabit different diasporic locations while constantly battling the implications of routing memory and nostalgia through one’s relationship to culinary practices » (Mannur, 2010 : 20). 4. M. F. K. Fisher (1989), The Gastronomical Me et Shoba Narayan (2003), Monsoon Diary. 5. Vertovec cite Stuart Hall. 6. Je souligne. 7. « Tamil Brahmin », Indiens Tamoul de caste Brahmane du sud-est de l’Inde. 8. Sutton parle notamment de la préparation de la nourriture comme compétence acquise à travers la mémoire et les sens (300) et précise que les recettes « […] act more as memory-jogs for previous learnings that have been acquired through experience » (Sutton, 2013 : 303). 9. Tulasi Srinivas explore une évolution dans la consommation sociétale en associant la construction de l’identité ethnique indienne et l’anxiété autour de la consommation authentique avec l’émergence des plats indiens préemballés : « Food consumption is seen as a “narrative of affiliative desire” that affectively recreates caste, micro regional and other social identity groupings for the cosmopolitan Indian family. Fueled by a “narrative of anxiety” over “authentic” foods—“as mother made them”—the act of eating is transformed into a performance of “gastro-nostalgia” that attempts to create a cultural utopia of ethnic Indian-ness that is conceptually de-linked from the Indian nation state. » (Srinivas, 2013 : 356) 10. Mannur estime que les réinterprétations des modèles d’identité nationale officielles et traditionnelles des femmes de l’Asie du Sud sont souvent définies par un idiome culinaire (Mannur, 2010 : 29). 11. Bien qu’idéalisé, ce récit contredit le propos de Mannur pour qui la nostalgie vestigiale pour le « homeland » peut générer une sorte de fiction culinaire où les traditions culinaires restent « discrete, immutable and coherent expressions of unfaltering national essence » (Mannur, 2010 : 29). 12. D’après Mannur, Thanksgiving a la force d’un symbolisme particulièrement pertinent dans l’exploration des passages culturels : « Thanksgiving is a particularly appropriate site from which to imagine a form of safe multiculturalism. » (Mannur, 2010 : 166)

RÉSUMÉS

Les traditions culinaires, évoquées dans les récits autobiographiques, sont présentées comme vecteur d’une force qui, paradoxalement, permet aux narrateurs d’obtenir un degré de liberté au

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sein des contraintes qu’impose leur culture, tout en restant ancrés dans leur identité culturelle. Les narrateurs tissent des récits imaginaires dans lesquels ils reconstruisent leur intégrité culturelle malgré un contexte diasporique. La dimension viatique de ces récits permet d’explorer des moments de « passage » où l’hybridité, emblématique du genre autobiographique culinaire, laisse une place à la différence. La nourriture et ses recettes apportent cohésion et fragmentation, caractéristiques de l’hybridité tant sur le plan culturel que sur le plan poétique. Comme autant d’éclats de miroir, elles permettent, à travers les sens, de rappeler ou de reconstruire des souvenirs des patries imaginaires évoquées par Rushdie (1991 : 12), éloignés par le déplacement ou l’exil.

Culinary traditions, as evoked in autobiographical narratives, are presented as the agents of a force that, paradoxically, allows narrators to obtain a degree of liberty within the constraints of their culture, while, nonetheless, remaining anchored within their cultural identity. Narrators weave a narrative of imaginary dimensions in which they are able to reconstruct their cultural integrity despite a diasporic context. The travel perspective of these stories allows the author to explore moments of “passage”, where hybridity, emblematic of this culinary autobiographic genre, makes room for difference. Food and its recipes bring, at once, both cohesion and fragmentation, inherent facets of hybridity, as much on a cultural as on a poetic level. Like the shards of a mirror, they make it possible, through the senses, to remember or re-member memories from what Rushdie calls “Imaginary Homelands” (1991: 12), distanced by displacement or exile.

INDEX

Mots-clés : littérature anglophone contemporaine, autobiographie, mémoire, auteurs femmes, récits de voyage, récits diasporiques, traditions culinaires, quête d’identité Keywords : contemporary anglophone literature, autobiography, memoirs, women writers, travel writing, diasporic narratives, culinary traditions, identity search

AUTEUR

VIRGINIA ALLEN-TERRY SHERMAN Doctorante à l’ILCEA4

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Cuba depuis le début de la Période spéciale : différents voyageurs pour de multiples impacts Cuba since the beginning of the Special period: different travelers for multiple impacts

Janice Argaillot

1 La disparition du camp socialiste a entraîné de nombreux bouleversements pour Cuba, tant sur le plan économique que politique. Le gouvernement de l’Île décréta officiellement en 1991 le début de « la Période spéciale en temps de paix », série de mesures destinées à sauver l’économie du pays — et donc à sauvegarder le système révolutionnaire — parmi lesquelles s’imposa très vite l’ouverture au tourisme. En effet, si le tourisme avait auparavant suscité la suspicion des autorités, puisqu’il pouvait supposer l’entrée sur le territoire d’idées contre-révolutionnaires, il devint subitement une solution à la crise, amenant dès la fin des années 1990 plus de bénéfices financiers que des secteurs traditionnels de l’économie cubaine, tels que la production de tabac.

2 Nous nous proposons donc d’analyser la variété des tourismes offerts par Cuba, et leurs différents impacts pour la population depuis le début des années 1990, en nous appuyant notamment — mais pas uniquement — sur l’étude de brochures et guides touristiques, essentiellement francophones. Notre questionnement principal demeurera celui de la rencontre culturelle entre le touriste et la population locale, afin de déterminer si le visiteur perçoit l’Île comme un lieu de passage ou au contraire d’ancrage. En effet, l’offre touristique cubaine s’est considérablement étoffée au cours des deux dernières décennies, et nous nous interrogerons tout d’abord sur la façon dont ces différents tourismes ont été introduits dans la société cubaine, mais également sur le voyage réellement proposé au visiteur, et sur la possibilité qui lui est offerte de sortir des sentiers battus lors de son séjour. Dans un deuxième temps, nous nous attacherons aux aspects socio-économiques du tourisme, car si cette activité a supposé un afflux de devises et a effectivement été bénéfique pour l’économie du pays, elle a en parallèle signifié la construction d’une double société, ou société à deux vitesses,

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évidemment peu compatible avec les idéaux égalitaires de la Révolution. Enfin, nous envisagerons l’ouverture au tourisme sous un aspect plus politique, en nous demandant si le touriste constitue une fenêtre ouverte sur le monde, s’il est un représentant d’autres systèmes politiques, ou encore un simple « consommateur », visiteur de passage avec lequel les Cubains n’ont que peu d’échanges — ce qui interdirait bien entendu tout ancrage culturel.

Un tourisme aux multiples visages

3 Pour revenir brièvement sur l’histoire du tourisme à Cuba, nous pouvons dire que l’Île fut tout d’abord longtemps considérée comme un lieu de loisirs, et même de tourisme sexuel pour les États-Unis. En effet, après son indépendance vis-à-vis de l’Espagne, Cuba s’est convertie en un centre de plaisirs divers pour les citoyens des États-Unis, état de fait que la Révolution devait venir bouleverser (Michel, 2006 : 162). Ainsi, après la victoire des troupes révolutionnaires, le tourisme national fut encouragé et le tourisme international délaissé, ce qui permit à l’Île non seulement de conserver ses valeurs et traditions culturelles, mais également de les redécouvrir. En effet, la première décennie de la Révolution cubaine, en ouvrant la voie au tourisme national, a encouragé les Cubains à rencontrer les différentes cultures de l’Île, permettant ainsi la consolidation d’un sentiment d’identité nationale ardemment défendu par les autorités, ainsi que la préservation des valeurs morales et « sociales ». Cependant, la crise subie par le Crocodile vert avec la disparition du camp socialiste l’a conduit, dans les années 1990, à s’ouvrir davantage au tourisme international, et à ne plus se cantonner à un tourisme que d’aucuns qualifient de politique.

4 Précisons que le Bureau national de statistique et information de la République de Cuba (Oficina Nacional de Estadística e Información, ONEI) diffuse sur son site internet de nombreuses informations concernant l’arrivée de touristes étrangers sur le sol cubain. Ainsi, en janvier 2016, les principaux visiteurs de l’Île étaient les Canadiens (au nombre de 173 727), suivis par les Italiens (23 009), les Allemands (21 473) et les Français (19 140)1. L’Espagne et l’Argentine constituent également deux foyers émetteurs de touristes vers Cuba, bien que leurs difficultés économiques ces dernières années aient entraîné des baisses significatives du nombre de séjours dans l’Île, et le nombre d’États- Uniens est quant à lui en constante augmentation (100 000 visiteurs entre janvier et avril 2016). Dès 2013, le seuil des trois millions de visiteurs était franchi, demandant de nouveaux investissements et provoquant toujours plus de changements pour la population.

5 L’ONEI distingue généralement le « touriste » de l’« excursionniste », visiteurs de passage dont font partie les croisiéristes. Du côté du visiteur, le premier tourisme associé dans l’inconscient collectif à Cuba pourrait être qualifié de tourisme « de sol y playa ». Celui-ci n’induit que peu de relations entre visiteurs et Cubains, et ses conséquences sont avant tout économiques — point sur lequel nous reviendrons plus en avant. La Caraïbe dans sa totalité jouit d’un climat propice au tourisme balnéaire, mais, au sein de l’espace caribéen, Cuba s’est promue et a été promue comme « le » pôle d’attraction bénéficiant d’un ensoleillement majeur, ainsi que d’une sécurité maximale pour le touriste. Le repos et la détente apparaissent bien sûr comme les deux objectifs principaux du séjour, et la découverte culturelle semble donc passer au second plan. D’ailleurs, l’ouverture rapide de l’Île au tourisme dans les années 1990 a supposé une

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construction tout aussi prompte d’infrastructures capables d’accueillir les touristes. Ainsi, à Cuba comme dans d’autres pays tropicaux, le tourisme de masse est symbolisé par les « instant resorts ». La rapidité de construction des lieux, reflet de la vitesse avec laquelle le tourisme a envahi l’Île, suppose une relation biaisée car uniquement basée sur le commerce, et l’on ne voit pas ici de quelle façon le touriste pourrait dépasser le cliché pour aller vers une véritable rencontre culturelle avec la population locale.

6 Mais si l’Île possède effectivement de majestueux sites balnéaires, il ne s’agit pas là de sa seule ressource. Les sites historiques et architecturaux mis en avant sont principalement ceux de La Havane, et dans une moindre mesure ceux de Santiago de Cuba, même si depuis plusieurs années, le gouvernement cubain cherche à rediriger les flux touristiques, vers Trinidad par exemple. En effet de nos jours, Cuba, tout comme l’ensemble de la Caraïbe, se trouve dans l’obligation de « désengorger » les pôles de tourisme de masse qui s’étaient développés jusqu’alors, afin de tenter de résoudre les problèmes écologiques et énergétiques engendrés par ce même tourisme (consommation en eau et électricité, pollution…).

7 Les tourismes alternatifs alors proposés, écotourisme, tourisme de santé (qui stimule la recherche et le développement de médicaments et thérapies) et thermalisme, tourisme historique (lié en bonne partie au « legs » de la période esclavagiste), proposent une autre vision de Cuba. Et il faut effectivement « souligner l’expérience cubaine en matière de tourisme de santé […] » (Raboteur, 2009a : 86), ou les nombreuses activités promues depuis quelques années à Cuba : pêche, chasse, équitation, spéléologie, tourisme « vert » ou « écologique », par le biais des organismes Cubamar et Gaviota (Michel, 1998 : 277). Ces activités sont couplées à une offre portant sur le tourisme linguistique et culturel, les touristes pouvant opter pour des cours de langue ou des circuits retraçant l’histoire de l’Île.

8 En conséquence, le tourisme a été le moteur d’une réorientation de la formation professionnelle et universitaire à Cuba, l’Île ne pouvant se permettre l’amateurisme en matière de tourisme culturel. Le système éducatif met donc l’accent, dans le domaine du tourisme, sur la formation de personnel qualifié (études en management, économie, langues…). Cela étant, on peut se demander si les circuits historiques et culturels promus ne cherchent pas à satisfaire encore et toujours les attentes du touriste. En effet, la construction d’établissements de restauration au beau milieu d’anciens baraquements d’esclaves dans le sud-est de l’Île fait craindre à de nombreux experts des dommages irréversibles pour les bâtiments historiques, qui deviennent finalement la scène d’une pièce de théâtre dans laquelle les Cubains jouent des rôles, devant un public constitué de visiteurs.

9 Dans la même veine, il faut souligner que les conséquences sur la faune et la flore de la construction massive d’hôtels de luxe sur les plages de certaines villes (comme à Varadero par exemple) sont absolument désastreuses. Malgré tout, le gouvernement de l’Île a contribué, peut-être sans le vouloir, à sauvegarder la biodiversité, en orientant les flux touristiques vers des points précis, et en évitant donc toute dégradation de nombreux sites et paysages ; ceci est tout particulièrement vrai pour la barrière de corail, au large de l’île de la Jeunesse, encore appelée île des Pins (Lamic, 2008 : 105).

10 On voit ici à quel point le tourisme induit des situations paradoxales dans l’Île, et l’observateur peut rapidement penser que les multiples facettes du tourisme à Cuba constituent une chance. Mais la participation du peuple cubain au développement de tourismes alternatifs, desquels naissent de nouvelles opportunités économiques,

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suppose que les bénéfices engendrés soient répartis, réinvestis, et redistribués aux acteurs de ces nouveaux tourismes, et en premier lieu aux populations locales. En plus de maintenir les communautés dans leurs lieux de vie et environnements originels, les tourismes alternatifs permettent alors d’exploiter les ressources, de mettre en valeur le patrimoine, mais également de le sauvegarder, l’argent dépensé par le touriste dans le pays visité permettant la restauration d’édifices et l’entretien de certains lieux — tel est par exemple le pari du « Plan maestro de rehabilitación integral de la Habana Vieja » dirigé par le Bureau de l’Historien de la Ville.

11 En outre, le tourisme culturel soulève en lui-même un certain nombre de questions. On a pu souligner le dynamisme insufflé à l’artisanat par la mise en valeur du tourisme culturel, et en effet, l’arrivée de touristes désireux de rentrer chez eux les bras chargés de souvenirs a entraîné une réactivation — sans doute pas un renouveau — dans ce domaine. On a ainsi vu se multiplier les échoppes d’artisans souhaitant profiter de la manne financière sous-tendue par le tourisme : « Il est incontestable d’affirmer que concernant l’artisanat, l’influence du tourisme a été bénéfique. Il est évident de dire que cette soif de voir, d’entendre, d’écouter et d’acheter du touriste a stimulé la demande dans les domaines de l’art visuel, de l’art folklorique et de la conservation du patrimoine » (Raboteur, 2009b : 67-68). Ainsi, le tourisme culturel permet-il la survivance de pratiques et traditions, autrement dit du lien identitaire qui unit les communautés, dès lors que le visiteur montre un intérêt pour le patrimoine du pays visité. Encore faut-il que l’artisanat ne concentre pas son offre sur la production de souvenirs uniquement « typiques » pour l’imaginaire européen ou occidental, à travers des objets « attendus » (cendriers à l’effigie du Che, objets décoratifs aux couleurs d’une célèbre marque de rhum…).

12 Car le souvenir ramené d’un séjour n’est bien souvent « un petit bout de la culture de l’autre » que dans l’esprit du voyageur. Cuba est à ce sujet le parangon du pays stéréotypé à travers les souvenirs qui y sont vendus : « Que rapporter de Cuba ? Naturellement, du rhum et des cigares » (Leroux Monet, 2008 : 32) nous dit-on dans bon nombre de guides touristiques. Ainsi, dans son édition de 2010 sur Cuba, « Le Petit Futé » donne dès les premières pages comme mots-clés concernant l’Île des vocables comme « cigares » ou « cocktails » (Auzias, Labourdette, 2010 : 21), et ouvre sa section « Arts et culture » par un article long de trois pages sur les cigares. Bien que l’on précise à la suite que l’Île offre de nombreux souvenirs « culturels » (livres et disques notamment), l’adverbe « naturellement » couplé à la position première du rhum et des cigares sur la liste des souvenirs « à rapporter » offre matière à analyse. L’image de fête tropicale permanente associée à l’Île apparaît ici, et ne pas rapporter les deux produits phares précités apparaît presque comme une faute de goût. Clairement, on insinue dans l’esprit du touriste l’idée qu’il ne sera pas perçu comme un « véritable » voyageur s’il ne ramène pas ce qui est présenté comme « typiquement cubain ». Parmi les guides touristiques français consultés par nos soins, seuls les volumes publiés chez « Lonely planet » présentent de manière poussée le patrimoine cubain (depuis l’architecture jusqu’à la faune et la flore), emmenant le visiteur « au-delà des plages », évoquant par le terme « folklore » les traditions culturelles héritées des esclaves, et indiquant dans une section intitulée « Cuba, la vraie » des lieux de visite culturels — une section « farniente total » offrant un cloisonnement clair de l’offre touristique.

13 Il convient encore de souligner que les « manifestations spirituelles sont particulièrement pratiquées et suivies » dans la Caraïbe, à l’instar du vaudou en Haïti

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ou de la santería à Cuba (Raboteur, 2009b : 69). Cuba offre effectivement un tourisme « religieux », qui peut devenir dangereux dès lors qu’il tend à satisfaire une demande plutôt qu’à transmettre des valeurs culturelles. En effet, cette sorte de tourisme permet sans aucun doute la protection d’une partie du patrimoine culturel cubain, car des pratiques religieuses délaissées, voire méprisées, retrouvent grâce à l’intérêt des voyageurs un statut « honorable ». Mais cela peut conduire à effacer une partie de l’identité culturelle intrinsèque à ces pratiques : « En 1993, l’État a ouvert plusieurs sites touristiques offrant objets et spectacles inspirés du corpus afro-cubain comme le Bazar des Orishas à Guanabacoa. Des santeros et de babalaos auraient même été contactés par les autorités pour y pratiquer des consultations en dollars pour les étrangers » (Bastian, 2007 : 165). Ainsi, si les pratiques religieuses cubaines, en tant qu’éléments culturels, peuvent attirer les touristes, elles peuvent également devenir monnayables, et n’être plus alors qu’un élément commercial. Dans le cas de Cuba, on peut en arriver à des phénomènes presque antithétiques, puisque l’on n’hésite pas à allier pratique ancestrale et technologie moderne dans le but de satisfaire les touristes : À La Havane, l’Association culturelle yoruba de Cuba, reconnue par l’état en décembre 1991, occupe un immeuble colonial désaffecté rénové grâce à un prêt public. Depuis 1995, il sert de « musée-temple interactif » des Orishas, avec boutique, restaurant, galerie d’art, salle de conférence et bibliothèque qui sont inclus dans les circuits touristiques. Le cas cubain est exemplaire de la manière dont l’état peut instrumentaliser la religion à des fins touristiques dans un contexte où l’industrie touristique se trouve sous sa tutelle. (Bastian, 2007 : 165)

14 L’instrumentalisation des pratiques culturelles et la diffusion de stéréotypes concernant la culture locale ne permet donc pas au voyageur de s’immerger réellement dans le quotidien des Cubains. Il s’agit d’un réel danger pour la construction et la transmission de l’image de l’Île, car nombre de brochures touristiques laissent entendre que le peuple cubain n’a d’autre préoccupation ou de besoin que de faire la fête — il en paraîtrait presque oisif — et l’on note même que ses manifestations culturelles sont converties en futilités : […] un magazine intitulé Voyages et exotisme présente un numéro sur « Cuba, la perle des Antilles ». Lisons quelques lignes de l’éditorial : Le peuple, amène et langoureux, vit de sourires, de danses et de musique. Sa joie lascive et langoureuse n’occulte pas, malgré sa détermination et sa passion de vivre, une grande valeur humaine, une haute valeur morale. L’accueil est généreux, direct et franc, et le sentiment de sécurité total. […] C’est un voyage de l’âme aux rives très sûres de la splendeur et du rêve ». Va pour la sécurité pour le touriste […] mais existe-t-il seulement un peuple sur terre capable de vivre « de sourires, de danses et de musique ? » (Michel, 1998 : 276-277)

15 L’interculturalité prend donc un sens particulier lorsqu’elle devient un argument de vente, et lorsque des expressions simplistes, présentées comme des vérités que personne n’oserait nier, se convertissent en explications. En d’autres termes, nous sommes en présence d’un cercle vicieux, au sein duquel les préjugés et la méconnaissance débouchent sur un tourisme qui n’est pas un tourisme de la découverte ou de la rencontre culturelle. D’ailleurs, dans de très nombreux guides francophones, la Caraïbe dans sa totalité semble se résumer à l’architecture coloniale havanaise et à la plage de Varadero. Pourrait-on parler de paresse intellectuelle pour expliquer ce manque d’envie de sortir des sentiers battus et d’aller vers « l’Autre » ?

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Conséquences socio-économiques

16 Le tourisme a incontestablement été synonyme d’entrée de devises sur le territoire cubain, et a en partie permis de faire face à la crise totale consécutive à l’effondrement du bloc socialiste. Mais il faut ajouter qu’il a également contribué à la création d’une société à deux vitesses au sein de l’Île de la Révolution, et a instillé une certaine jalousie entre ses habitants, puisque les retombées économiques du tourisme n’ont pas nécessairement touché de la même manière tous les Cubains. Le tourisme a donc favorisé une division, voire une fracture au sein de la population cubaine : « À Cuba, on appelle ce phénomène la “pyramide inversée”. Une large part de la population la moins éduquée gagne plus d’argent que les traditionnelles élites. […] Ce phénomène a lieu dès lors qu’il existe une disparité trop importante entre les salaires des personnes travaillant dans le secteur du tourisme et le reste de la population locale » (Lamic, 2008 : 74). Ainsi, on note les modifications profondes dans l’inconscient collectif cubain, qui font que les « élites traditionnelles » ne le sont désormais plus. On observe dans le même temps les changements sociétaux, dès lors que de nombreux Cubains abandonnent leur emploi de professeur ou médecin, pour devenir chauffeurs de taxi ou serveurs afin de profiter de la manne financière que suppose le tourisme.

17 L’économie de l’Île basée sur le dollar puis la création du CUC ont en effet conduit les Cubains à s’impliquer très directement dans le tourisme. Aujourd’hui, les Cubains travaillant au contact des touristes sont effectivement payés en CUC, devise convertible indexée sur le dollar états-unien, que le gouvernement de Raúl Castro cherche à éliminer depuis plusieurs mois, au profit d’une monnaie unique. Une fois le carnet de rationnement (libreta) épuisé, la seule façon de se procurer certaines denrées alimentaires et des produits d’hygiène se trouve dans les magasins qui vendent en CUC, et non en monnaie nationale. En conséquence, les différences de salaire (pourboires compris) et de conditions de vie entre les Cubains ayant une activité professionnelle liée au tourisme et les autres sont énormes. On voit d’ailleurs s’ouvrir de nombreux paladares, sorte de petites auberges tenues par des particuliers au sein même de leur maison, ne pouvant accueillir plus de vingt convives, que fréquentent les touristes mais également depuis peu quelques Cubains. Ainsi, tout est mis en place pour que les Cubains fréquentant les touristes se convertissent en une classe « à part », en une petite bourgeoisie au sein de la société révolutionnaire — antithèse s’il en est — provoquant l’ire des Cubains qui restent en marge (Michel, 1998 : 286-287).

18 Le tourisme a en outre conduit à la prolifération d’un phénomène appelé « jineterismo » (« jinetera » pouvant être traduit en français par « cavalière »). Depuis le début des années 1990, la prostitution (qui avait presque totalement disparu), ressurgit « dans certaines grandes villes portuaires, à La Havane en particulier. Il ne s’agit plus d’un phénomène social, tel qu’il existait encore dans les premières années de la Révolution. Il résulte plutôt de la politique marquée de Cuba en faveur du tourisme international » (Gay-Sylvestre & Estrade, 2006 : 191). On peut donc voir aujourd’hui des jeunes hommes ou de jeunes femmes « escorter » des touristes durant leur voyage, ce qui n’est pas sans risque pour eux, puisque les autorités font officiellement preuve d’une grande sévérité avec les Cubains reconnus coupables de prostitution. Quoi qu’il en soit, le tourisme et ses corollaires peuvent entraîner la suspicion et la jalousie, et « même la séduction se fait troublante et conspiratrice, comme l’indique […] cet extrait de la romancière cubaine en exil Zoé Valdés : “Ceux qui ont des dollars, ce sont les prostituées, les

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délinquants, et aussi les rares employés, mal payés, des entreprises mixtes. Les riches, ce sont les étrangers.” » (Michel, 1998 : 272). Il faut tout de même dire que certains guides mettent en avant le tourisme sexuel non comme une caractéristique intrinsèque de la culture cubaine, mais plutôt comme une « dérive » (Simoni, 2011 : 207) due à la crise économique. D’autres appellent le visiteur à se méfier des jineteros, ou à voir plus loin que l’image de détresse qu’ils renvoient : Même si les choses vont rarement plus loin (peu de vols purs et simples ou d’agressions), vous trouverez vite désagréables ces sollicitations parfois incessantes, qui ne débouchent que très rarement sur de vraies rencontres […]. Sachez être ferme, […] d’autant que vous aurez bien d’autres occasions de lier de vraies amitiés, en faisant vous-même le premier pas. (Géoguide, 2014 : s. p.)

19 Comme toujours, Cuba semble diffuser l’image d’une île particulière. En effet, il convient de noter l’aspect « exubérant » qui caractérise l’Île dans l’imaginaire collectif et la transforme en un espace festif pour le touriste. Il faut reconnaître que l’exubérance est une constante dans les brochures touristiques évoquant Cuba, tout comme la bonhommie et le caractère sympathique des Cubains : Dans son analyse de discours de documents et de publicités touristiques sur Cuba, l’anthropologue Michel répertorie […] les fréquents éloges de l’hospitalité, de la gentillesse et de la joie de vivre des Cubains. Cet auteur relève également les références récurrentes au caractère « amène et chaleureux » du peuple cubain […]. Le registre sémantique de ces exemples met en avant la nature exubérante, passionnelle et sensuelle des Cubains, et montre plus directement encore l’importance de l’amour à Cuba. De telles images […] persistent aujourd’hui, et on les retrouve dans plusieurs guides de voyage destinés au grand public (Simoni, 2011 : 202-203).

20 Nous insisterons ici sur un point : la « passion » des Cubains n’est semble-t-il que le pendant de leur « sensualité », et est surtout à relier à la sexualité. Le Cubain ne saurait donc être passionné par autre chose que l’amour physique, et « le célèbre Guide du routard [dans ses éditions en italien de 2005 et en français de 2007] consacre par exemple une section spéciale à l’Amor à Cuba. L’amour y est qualifié de sport national, au bon sens du terme, une activité quasi vitale pour les Cubains, un loisir conjugué sous toutes ses formes. Plus encore, Cuba y est considéré comme probablement le pays le plus sensuel de la terre, pour ne pas dire sexuel » (Simoni, 2011 : 203). Le touriste ne peut avoir un regard objectif, il est au contraire influencé par cette omniprésence du sexe dans la presse touristique portant sur Cuba, qui affirme d’ailleurs parfois que « la prostitution est chose courante en ville ou dans les stations balnéaires touristiques, d’autant plus qu’elle n’offense personne » (Auzias & Labourdette, 2016 : s. p.). Cette vision dramatique qui réduit le Cubain à l’état animal, le convertit en une bête non plus passionnée mais obsédée, fait craindre que la population cubaine ne soit perçue par le visiteur que comme une prestation incluse dans son forfait. L’image diffusée du Crocodile vert n’est pas celle d’un territoire de culture, de l’ajiaco, c’est-à-dire du foisonnement et du bouillonnement culturel décrit par l’ethnologue cubain Fernando Ortiz ; tout sur l’Île paraît sexué et sexuel, et le corps humain se convertit en appât à touristes : On note, en parcourant les publicités et autres brochures, une véritable entreprise de mise en tourisme du corps humain, qu’il soit féminin ou masculin. Entre autres exemples, citons Cuba magazine, brochure de l’agence Cubanacan (une des grandes organisations de tourisme et de commerce de Cuba, implantée dans neuf pays) : la couverture montre une jeune fille blonde (apparemment une touriste), dansant avec un bonheur évident, dans les bras d’un grand Noir (apparemment un Cubain).

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[…] Pour attirer les touristes mâles, les brochures peuvent, semble-t-il, faire l’économie du texte, les très nombreuses illustrations et photographies de femmes cubaines se déhanchant en petite tenue suffisent amplement… (Michel, 1998 : 276)

21 Le métissage et la couleur de peau prennent une certaine importance — et les autorités cubaines ont parfois mis en avant la présence de la population noire dans l’Île pour promouvoir le tourisme, expliquant que le métissage culturel et la Révolution avaient combattu la discrimination raciale, assurant ainsi une certaine tranquillité aux visiteurs Noirs (Goldstone et al., 2003 : 168). Néanmoins, la présence de la population Noire dans l’Île n’est jamais expliquée, et le Noir est confiné au rôle de « danseur » ou de vendeur ambulant, relayant ainsi des clichés raciaux et racistes. On note également « l’image persistante de la “femme mulâtre” (mulata) en tant que “fille de l’amour” » (Simoni, 2011 : 203) qui est diffusée, en contrepoids de l’image de l’homme « viril », pour qui le machisme serait presque une qualité — et il n’est que de consulter l’illustration de couverture de l’édition 2017 du Petit Futé concernant Cuba pour s’en convaincre : une jeune femme métisse et vêtue « à la créole », expirant lascivement la fumée d’un cigare, les yeux perdus dans le vide. Ces stéréotypes raciaux et de genre contribuent « à expliquer l’attrait des Caraïbes comme destination touristique où le sexe serait facile et même un ingrédient naturel de l’expérience vacancière » (Simoni, 2011 : 203). Se rendre à Cuba, « où la sexualité n’est pas un tabou » (Auzias & Labourdette, 2016 : s. p.), dans le but d’avoir des relations sexuelles avec un autochtone serait donc aussi naturel que d’effectuer un voyage à New York pour voir la Statue de la Liberté. Dans ces conditions, le visiteur n’est qu’un être de passage, et aucun ancrage culturel n’est possible.

22 Quoi qu’il en soit, le tourisme a induit une augmentation des activités commerciales illégales, et en premier lieu du marché noir, que la Période spéciale a réactivé — même si la légalisation récente du cuentapropismo a dans une certaine mesure induit une légalisation de l’économie parallèle. On a en tous les cas constaté un changement de mentalité, et une envie de plus en plus forte chez les Cubains de tirer parti de leurs contacts avec le visiteur. En effet, l’arrivée de touristes venus de pays dits développés n’est pas sans conséquence sur l’attitude des jeunes générations, qui n’ont connu ni le mouvement de guérilla révolutionnaire (1956-1959), ni la période précédente durant laquelle l’Île était sous le joug du dictateur Fulgencio Batista : « Le tourisme étranger, un mal nécessaire aux dires des dirigeants, est un élément dont l’incidence négative est la plus visible sur les jeunes. Le touriste qui arrive à Cuba, issu en majorité des secteurs moyens des sociétés capitalistes, agit à Cuba en représentant direct de la société de consommation » (Gay-Sylvestre & Estrade, 2006 : 234-235). Le premier impact du tourisme sur ces jeunes est donc l’envie que fait naître le fait de côtoyer des Européens ou États-Uniens dotés d’un matériel technologique dernier cri ou de vêtements de luxe. Ceci est à tel point vrai qu’au sein du système de débrouille instauré par les Cubains pour résoudre (« resolver ») le quotidien, ceux qui arrivent à voyager, et en premier lieu les personnels navigants de bord des compagnies aériennes, sont devenus un rouage essentiel du contact avec « l’extérieur » : […] même si les compagnies aériennes limitent le poids des bagages en classe économique à 20 ou 23kg, plusieurs passagers choisissent de payer pour les kilogrammes supplémentaires ou ils prennent la classe « Tropical » sur la Cubana de Aviación, qui leur permet d’emporter 46 kg de bagages, moyennant quelques 200 dollars par trajet. C’est sans oublier les bagages en cabine. Les équipages de la Cubana de Aviación profitent, eux, de leur bref passage dans un aéroport étranger pour acheter des dizaines et des dizaines de produits. Non sans ironie. Lors de

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l’hiver 2012, le départ d’un vol de la Cubana de Montréal a ainsi été repoussé de plusieurs heures. L’équipage était arrivé en retard après être parti faire des courses. Les mules sont un phénomène très important dans une société cubaine qui manque de tout. À Cuba, l’Occident arrive dans les valises. (Lemieux, 2013 : s. p.)

23 Bien évidemment, le flot de visiteurs bardés de téléphones portables, ordinateurs et autres appareils numériques ne peut qu’attiser la convoitise des jeunes Cubains, qui se mettent alors à douter des vertus du système politique révolutionnaire, basé certes sur l’égalité, mais surtout sur l’équité dans ce qui leur apparaît comme une certaine pauvreté. En ce sens, le tourisme a provoqué une remise en cause des principes et idéaux révolutionnaires, car si la crise consécutive à l’effondrement du camp socialiste avait provoqué la réapparition de la pauvreté, et avait donc dévoilé une faille dans le système révolutionnaire, le tourisme a recréé des « classes ». Effectivement, l’ensemble de la population cubaine ressent nettement la fracture entre son quotidien, et les prestations offertes aux touristes. De la sorte, il apparaît clairement que le tourisme induit non seulement une division sociale, mais également un questionnement pour les Cubains, qui s’interrogent sur leur système politique, et en arrivent à se demander si les acquis de la Révolution en matière de santé ou d’éducation valent les sacrifices consentis. Et il faut dire que les investissements du gouvernement cubain dans le secteur touristique furent plus que conséquents, puisqu’entre 1990 et 1994, 500 millions de dollars furent injectés dans les infrastructures liées au tourisme (Goldstone et al., 2003 : 154).

24 Dès lors, on comprend que le tourisme soit aussi dangereux que nécessaire pour le gouvernement cubain, et que le dialogue entre les personnes vivant sur l’Île et les étrangers ne soit pas spécifiquement promu. Assurément, l’ouverture au tourisme, synonyme d’entrée de devises sur le territoire, peut activer la « dissidence » de la population, confrontée de façon très concrète à des différences de niveaux de vie qu’elle n’est plus encline à accepter. Le contact entre visiteurs et visités paraît donc plus conflictuel que culturel ; il semble que la comparaison et l’opposition de systèmes de valeur priment sur le reste. Et c’est bien, encore et toujours, la mise à disposition de l’Île pour ses visiteurs qui constitue le point d’achoppement de la relation entre ces derniers et les Cubains : Un des principaux objectifs que devraient à notre sens prendre en compte les « développeurs » cubains consiste à faire bénéficier davantage la population locale des fruits du tourisme : cela améliorerait d’un côté le pouvoir d’achat des autochtones et de l’autre les relations entre les visiteurs et leurs hôtes. C’est dans cet esprit qu’il conviendrait par exemple de ralentir fortement la consommation de produits importés — le gouvernement mais aussi le peuple cubain n’en tire aucun avantage financier — et de miser autant que possible sur la production locale : concrètement, cela peut se traduire, par exemple, dans les restaurants, par des desserts au menu composés de bananes ou de noix de coco plutôt que de fraises ou de chocolat… (Michel, 1998 : 286)

25 Le fait de se plier aux exigences et attentes des touristes aggrave la crise morale, et n’améliore pas la condition économique des Cubains, dès lors que le tourisme signifie une augmentation des importations au détriment de la mise en valeur des produits locaux. On en viendrait à croire que, pour préserver une identité cubaine avant tout axée sur la Révolution, les autorités préfèrent faire voyager le visiteur dans un nouvel espace certes, mais empli d’éléments de sa culture d’origine, ou en d’autres termes dans un espace européen ou occidental délocalisé sous les tropiques.

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26 Outre la prostitution, les indicateurs montrent que la criminalité a augmenté à Cuba depuis l’ouverture au tourisme (Colantonio & Potter, 2006 : 161). Les taux de criminalité varient cependant selon les types de tourisme promus par les villes et les quartiers, et si la petite délinquance et les vols à l’arraché ont augmenté dans le quartier du Malecón à La Havane, d’autres quartiers tels que Miramar et son complexe hôtelier Monte Barreto, destiné au tourisme d’affaire, semblent relativement épargnés (Colantonio & Potter, 2006 : 167). Les Cubains ont également vu apparaître le trafic de drogue, qui pendant des années était resté une activité marginale. Dans le même temps, la mendicité s’est aussi répandue, et l’augmentation de l’insécurité a conduit au renforcement de la présence policière, ce qui ne permet pas précisément une plus grande aisance du contact entre touristes et habitants de l’Île.

27 D’aucuns soulignent en sus que les jeux d’argent ont pris au fil du temps beaucoup d’importance pour certains Cubains, et ont également mis en avant une modification des schémas sociaux et une transformation des « valeurs traditionnelles familiales » (Colantonio & Potter, 2006 : 166). Ainsi, c’est une modification des codes de la société et de la manière de vivre ensemble que provoque le tourisme. Pour le dire autrement, le voyageur amène avec lui un peu de sa culture, mais également de son mode de vie, et les Cubains s’en imprègnent parfois à tel point qu’ils en oublient leurs propres repères identitaires. À ce sujet, la « modernisation de la position de la femme dans la société » (Colantonio & Potter, 2006 : 169) induite par le tourisme le convertit en élément positif, et il faut alors se demander si le tourisme n’est, malgré tous ses aspects négatifs, pas un pont entre l’Île et le monde.

Touristes et cubains, touristes vs cubains ?

28 Nous l’avons dit, les touristes bénéficient dans l’Île de conditions que ne connaît pas la population, et il semble au premier abord que de véritables ghettos touristiques aient été créés. Pour le dire autrement, on a dressé des barrières invisibles entre habitants de l’Île et visiteurs en faisant du tourisme une source de revenus et non une ouverture sur le monde, enfermant chacun dans un rôle prédéfini. D’une certaine façon, les autorités officielles ont tenté de faire se côtoyer deux mondes, en prenant soin d’éviter sinon le contact, à tout le moins l’échange. Et il faut bien dire que le tourisme politique (voyage organisé par des partis politiques ou organisations syndicales dans le but de consolider les liens avec les organisations du pays d’accueil) n’est plus celui qui prédomine, contrairement à ce que l’on pouvait constater jusque dans le milieu des années 1980. En effet, si tout est lié à la politique, en particulier à Cuba, et si les messages à la gloire de la Révolution et de ses grandes figures placardés par le gouvernement dans tous les espaces de la vie publique font qu’aller à Cuba signifie nécessairement se confronter à un système politique spécifique, les touristes internationaux sont désormais peu nombreux à faire le déplacement afin d’aider à la zafra (récolte de la canne à sucre) et soutenir ainsi le « régime ». Des organismes proposent toujours des « voyages solidaires » permettant d’assister aux cérémonies du 1er mai dans l’Île, mais il ne s’agit pas de l’offre attirant le plus de visiteurs.

29 Cela étant, le touriste qui arrive aujourd’hui à Cuba est porteur d’idées et d’idéaux, certains diront d’idéologies, que le gouvernement cubain ne souhaite pas voir se propager dans l’Île. Cette tendance ne pourra que s’accentuer à l’avenir, si le dégel des

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relations avec les États-Unis débouche sur une réelle possibilité pour les citoyens états- uniens de se rendre librement dans l’Île.

30 Mais il faut encore faire une distinction entre touristes séjournant à l’hôtel, et touristes optant pour un séjour « chez l’habitant ». En 2011, 16 392 150 nuitées de touristes étrangers dans les hôtels ont été enregistrées à Cuba (et 3 075 062 de nuitées pour les touristes nationaux), pour 24 571 nuitées chez l’habitant (1 254 386 pour les touristes nationaux)2. Ces statistiques montrent clairement que le logement en « casas particulares » n’est pas le premier choix des touristes internationaux, ce qui interroge quant à leur volonté de découvrir une Cuba « authentique ».

31 Si prendre un logement chez l’habitant n’est, du point de vue des formalités, pas très compliqué pour le visiteur (et est a fortiori économique, puisqu’il faut compter en moyenne 30 CUC par chambre et par nuit), il implique pour les Cubains qui obtiennent la licence d’« arrendadores » (personnes habilitées à recevoir des touristes en leurs demeures) une surveillance étroite de la part des autorités. L’achat de la licence représente en soi un investissement conséquent, et signifie que son possesseur devra verser chaque mois à l’État un impôt, qu’il ait trouvé un locataire ou non. Pour chaque touriste hébergé, une déclaration doit être remplie, qui donne lieu au passage de policiers le lendemain de l’arrivée des visiteurs, visiteurs qui ne doivent théoriquement jamais être laissés seuls dans la maison ou l’appartement qui les accueille. S’impose alors un « système D », certains visiteurs n’étant malgré tout pas déclarés — et il faut préciser que le risque d’être dénoncé par un voisin expose le Cubain qui loue sa maison ou son appartement hors de la réglementation officielle à de sévères sanctions. Pour beaucoup, les éventuels bénéfices à louer une pièce ou deux de leur maison ne valent pas la peine de prendre autant de risques et d’affronter une bureaucratie bien souvent sourde à toute négociation.

32 Cependant, les liens qui se créent entre visiteur et hôte, au-delà de l’omniprésence de l’État, induisent une question : le touriste est-il fenêtre ouverte sur le monde, un visiteur de passage, un consommateur ? Dans le cas d’un séjour chez l’habitant, il faut rappeler que les CDR (Comités de Défense de la Révolution), que l’on pourrait décrire comme des associations de résidents présentes dans chaque pâté de maison, en charge notamment de surveiller les activités du quartier et les éventuels agissements subversifs des citoyens cubains, n’aident pas ces derniers à se livrer en toute confiance aux visiteurs.

33 Cela étant, Cuba ne peut qu’être attentive à la qualité de ses prestations touristiques, qui constitueront un point d’appui au « bouche à oreille » la concernant. Ainsi, les autorités cubaines prêtent-elles une attention particulière à la satisfaction du touriste, car c’est bien du ressenti de ce dernier que naîtra le souvenir du voyage effectué — souvenir qu’il transmettra à ses proches, hypothétiques futurs visiteurs. En somme, comme pour tous les autres pays, le touriste qui se rend à Cuba vit une expérience particulière — a fortiori s’il n’est pas logé chez l’habitant —, puisqu’il bénéficie d’attentions qui tendent à faire de son séjour une parenthèse « enchantée », ce qui ne lui permet pas toujours de dépasser les stéréotypes. D’ailleurs, le boom touristique que connaît actuellement le Crocodile vert laisse à penser que le tourisme chez l’habitant peut lui aussi exploser (les hôtels sont à certaines époques de l’année saturés), induisant encore et toujours la question de la création de liens spontanés et dépourvus d’arrière-pensées entre visiteurs et « visités ». La visite du touriste ne doit pas être perçue comme une intrusion dans la vie des Cubains, ce qui peut être difficile lorsque

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les deux parties partagent le même logement. En outre, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une relation commerciale, fondée sur un service en échange d’argent. Cette relation monétaire peut être un poison pour le lien culturel, puisqu’elle induit une relation de domination. On sent le fil ténu entre marchandisation de la rencontre et relation authentique permettant au visiteur de laisser une trace (positive ou non) dans l’Île et d’en ramener une parcelle dans son pays d’origine. Havanatour, société spécialisée dans le voyage à Cuba dont la maison-mère est située à La Havane, promet ainsi dès la première page de sa brochure « hiver 2016/2017 » à destination des touristes francophones : Havanatour vous propose de goûter à l’hospitalité légendaire des Cubains. Loger chez l’habitant est une expérience unique qui vous permettra des échanges inoubliables avec vos hôtes et de découvrir Cuba sous un autre angle. Vous pourrez également y déguster une cuisine typique et savoureuse. Pour vous permettre de revenir avec des souvenirs uniques, nous reconduisons le circuit Cubania, alliant nuitées à l’hôtel et chez l’habitant. […] le repas est un moment propice et particulier pour partager un bout de conversation avec votre hôte.

34 Ainsi, sauf à être hébergé par un Cubain, le voyageur ne « découvre » pas réellement l’Île, dans la mesure où il se transporte à Cuba, mais amène également son mode de vie. Dès lors que le touriste ne sort pas ou très peu de son hôtel, il n’effectue plus un voyage, mais un simple séjour. Il n’y a pas de rencontre culturelle, et le souvenir qu’il ramène avec lui du pays visité n’est qu’une pierre de plus à l’édification de l’image « clichée » de Cuba. On s’aperçoit ainsi que le touriste n’accepte pas toujours de changer le regard qu’il porte sur le pays visité, et que le déplacement n’est pas dans tous les cas un moyen de confronter un savoir théorique apporté par les guides avec sa propre réalité, avec l’expérience concrète et personnelle du terrain.

35 À ce sujet, un autre point marquant lorsque l’on évoque Cuba en tant que destination touristique est l’image diffusée de la Révolution. Cuba est le plus généralement présentée comme un paradis pour les touristes, mais aussi et surtout comme un enfer pour les Cubains : Dans une revue qui se propose de « voyager le monde autrement », la « Perle des Caraïbes » est décrite davantage comme un enfer quotidien qu’un paradis oublié, l’accent étant mis sur le castrisme intraitable et l’ampleur de la crise économique. Le tourisme est perçu comme étant plus qu’une bouée de sauvetage : « [les] étrangers sont les bienvenus : ils représentent le dernier salut de la république socialiste ». Voilà qui résume parfaitement une pensée aussi dominante que rassurante en vogue en occident. (Michel, 1998 : 275)

36 Le terme « castrisme » est primordial, puisqu’il porte en germe une opposition à un système que beaucoup d’Occidentaux ont du mal à se représenter. Système critiquable, comme le sont tous les autres, la Révolution cubaine attire ou repousse, et devient souvent le moteur du voyage chez le touriste désireux d’en apprendre plus. Quant au tourisme présenté comme « une bouée de sauvetage », il projette l’image d’un pays pauvre et d’une population aux aguets, à l’affût du moindre bénéfice. On se demande alors comment le pays pourrait par la suite être présenté comme « sûr » pour le visiteur, et comment ce dernier pourrait se rendre à Cuba en confiance. D’une certaine façon, on oppose ici les touristes aux Cubains, touristes qui semblent se rendre dans l’Île comme pour participer à un « safari de la misère », et repartir convaincu que son mode de vie habituel comporte de nombreux avantages au regard du système cubain. On oublie alors les acquis de la Révolution cubaine, mondialement reconnus, principalement dans les domaines de l’éducation et de la santé.

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37 Ainsi, le visiteur doit accepter de se départir de sa vision occidento-centrée en arrivant sur l’Île. Malgré tout, l’étranger qui visite Cuba et apporte ses valeurs sur l’Île ne contribue pas nécessairement à en uniformiser la culture ou à la transformer en parc d’attractions. Effectivement, lorsqu’on les interroge, les habitants de l’Île déclarent avoir envie de travailler dans le secteur touristique non seulement pour les conditions de travail et les salaires, mais également pour les échanges culturels que les emplois dans ce domaine supposent avec les touristes. Les habitants de pôles touristiques cubains mettent ainsi en avant « l’interaction sociale avec le monde extérieur » (Colantonio & Potter, 2006 : 163) que sous-tend le tourisme, et voient bien dans la visite d’étrangers la possibilité d’établir un véritable échange avec d’autres cultures. On observe dès lors que ce dernier peut être à la base d’échanges entre les cultures cubaine et mondiale, et se convertir alors en clé du dialogue de l’Île avec le monde extérieur.

38 En outre, on considère que ces échanges entre touristes et Cubains peuvent aider ces derniers à revendiquer plus de liberté, puisque l’arrivée d’étrangers induit un contact entre cultures, et une ouverture sur les différents modes de gouvernement. Partant, le tourisme est non seulement une porte d’entrée pour différentes idées, mais aussi une fenêtre ouverte sur une coopération entre Cubains et le monde, permettant aux habitants de l’Île d’asseoir leurs revendications démocratiques, sans pour autant adopter un mode de vie qui n’est pas le leur. Ainsi, si comme nous l’avons déjà dit, le tourisme peut constituer un danger pour le gouvernement de l’Île, il peut également être un pilier à la construction d’une nouvelle société pour la population.

Conclusion

39 Notre analyse nous pousse à dire que le tourisme semble à la fois être un mal et un remède pour l’Île. Dans les pays d’origine des visiteurs, la Révolution demeure une nébuleuse, tantôt romantique tentative de quelques barbudos en mal d’aventure, tantôt piège d’où personne ne s’échappe, et les guides touristiques, tout comme les médias, contribuent à diffuser de nombreux clichés concernant Cuba dont il est difficile de se départir lorsque l’on arrive dans l’Île. Malgré tout, et peut-être précisément du fait qu’elle reste un mystère, Cuba attire. Les autorités l’ont bien compris, qui promeuvent une offre touristique adaptée à la demande, déclinant tous les atouts de l’Île en autant d’offres de séjour. Mais si l’ouverture de Cuba au tourisme s’est faite dans la douleur, et dans le but de sauver une économie ravagée par la perte de l’allié soviétique, l’adaptation de la population à un nouveau contact avec l’extérieur n’a pas non plus été sans mal.

40 Ainsi, les tourismes proposés par le Crocodile vert constituent des chances pour l’économie du pays, tout en se présentant comme des dangers pour sa culture, l’identité de son peuple, et même son système politique. Face aux visiteurs, les Cubains se voient dans l’obligation de dresser un bilan des acquis de la Révolution, qui, s’ils sont indéniables, ne les encouragent plus nécessairement à soutenir un système qui a montré ses failles, n’a pas empêché la réapparition de différences socio-économiques, et conduit même à traiter de façon inéquitable touristes et habitants. En outre, la loi de l’offre et de la demande dirige parfois la production culturelle et artisanale de l’Île, faisant douter des bénéfices du tourisme concernant l’identité des Cubains.

41 Le dialogue et le contact entre visiteurs et Cubains n’ont pas nécessairement été très encouragés, qu’on ait craint la propagation d’idées contre-révolutionnaires chez ses

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derniers, ou que l’on ait eu à cœur de circonscrire le jineterismo. Finalement, le voyageur, qu’il le veuille ou non, laisse à Cuba une trace, même s’il reste à savoir si cette empreinte contribue à une évolution ou à un changement définitif, une mutation de la société cubaine. S’il s’en donne la peine, il peut en outre revenir de la plus grande des Antilles avec bien d’autres choses que les clichés attendus.

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ANNEXES

Janice Argaillot est docteur en études latino-américaines (Université de Cergy-Pontoise, 2011), maître de conférences en civilisation latino-américaine et langue espagnole de spécialité (Université Grenoble-Alpes, ILCEA4) depuis septembre 2013. Codirectrice du centre délocalisé pour l’université Stendhal de janvier 2015 à janvier 2016, Janice Argaillot est responsable de la Licence professionnelle Métiers du Commerce International (Université Grenoble-Alpes) depuis le 1er septembre 2016. Ses activités de recherche et ses publications portent sur Cuba, les Caraïbes et l’Amérique latine contemporaine.

NOTES

1. 2.

RÉSUMÉS

Cet article propose une analyse du tourisme et de ses impacts à Cuba. En effet, la plus grande île de la Caraïbe offre aux visiteurs de nombreuses façons de la découvrir, mais il n’est pas certain que tous les voyageurs puissent sortir des sentiers battus pour saisir cette opportunité. En outre, la multiplicité de l’offre touristique a induit de nombreuses conséquences pour le peuple cubain, économiques bien sûr, mais également dans les champs politique, social et sociétal. Ce travail s’attache donc à comprendre les répercussions de l’ouverture de l’Île au tourisme sur sa population, en cherchant à savoir si le voyageur ne fait que passer sur le territoire cubain, ou s’il s’y ancre durablement.

This paper aims at analyzing tourism and its different impact in Cuba. Indeed, the largest Caribbean island offers visitors many ways of discovering it, but it is not sure that all travelers could escape from the beaten path to seize this opportunity. Moreover, the diversity of the touristic offer has had a lot of consequences on the Cuban people: economic, political, as well as social and societal consequences. Ultimately this leads us to wonder whether travelers are only passing on Cuban territory, or if they settle on it more permanently.

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INDEX

Mots-clés : Cuba, crise, tourisme, culture Keywords : Cuba, crisis, tourism, culture

AUTEUR

JANICE ARGAILLOT Maître de conférences, Université Grenoble-Alpes (ILCEA4)

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