Artefact Techniques, histoire et sciences humaines

4 | 2016 L’Europe technicienne, XVe-XVIIIe siècle

Catherine Cardinal, Liliane Hilaire-Pérez, Delphine Spicq et Marie Thébaud- Sorger (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/artefact/275 DOI : 10.4000/artefact.275 ISSN : 2606-9245

Éditeur : Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires du Midi

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2016 ISBN : 978-2-7535-5174-9 ISSN : 2273-0753

Référence électronique Catherine Cardinal, Liliane Hilaire-Pérez, Delphine Spicq et Marie Thébaud-Sorger (dir.), Artefact, 4 | 2016, « L’Europe technicienne, XVe-XVIIIe siècle » [En ligne], mis en ligne le 07 juillet 2017, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/artefact/275 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ artefact.275

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NOTE DE LA RÉDACTION

Les illustrations du cahier couleur ont été réintégrées dans les articles. La numérotation a toutefois été conservée.

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SOMMAIRE

Avant-propos Catherine Cardinal, Liliane Hilaire-Pérez, Delphine Spicq et Marie Thébaud-Sorger

Synthèses historiographiques

Histoire économique et histoire des techniques (XVe-XVIIIe siècle) Liliane Hilaire-Pérez et Catherine Verna

L’objet comme document Culture matérielle et cultures techniques Gianenrico Bernasconi

Histoire de l’art, histoire de l’architecture et histoire des techniques (Europe, XVe-XVIIIe siècle) Valérie Nègre

Archéométrie et histoire des techniques : les procédés direct et indirect en sidérurgie (XIVe- XVIIe siècle) Philippe Dillmann et Maxime L’Héritier

Le carrefour thérapeutique : médecine, techniques et pouvoirs dans l’Europe moderne Christelle Rabier

Études de cas

Mécaniciens et ingénieurs

L’École d’ingénierie scénique de Giulio Parigi (1608-1680) Viktoria Tkaczyk

Produire une élite savante et technicienne à l’École du génie de Mézières : dispositions techniques et scientifiques des élèves ingénieurs Sébastien Pautet

Mechanics of patronage: Christopher Polhem and the changing regimes of the Swedish state (1680-1750) Jacob Orrje

Le livre technique

Maîtriser l’eau et gagner des terres au XVIe siècle La poldérisation au prisme du Tractaet van Dyckagie d’Andries Vierlingh Raphaël Morera

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Olivier de Serres et son Théâtre d’agriculture Hélène Vérin

La traduction des ouvrages des ingénieurs : stratégies d’auteurs, pratiques de libraires et volonté des princes (1600-1750) Michèle Virol

Les techniques du corps

Inventer une technique scripturaire au XVIIIe siècle : la « Chorégraphie ou l’art de décrire la dance » Marie Glon

Tracer le monde : outils et instruments de la Renaissance aux Lumières Audrey Millet

Lieux de savoir

Mesurer le temps en mer : instruments, voyages et échelles des mondes ibériques au XVIe siècle Leonardo Ariel Carrió Cataldi

La Tour de Londres au XVIIe siècle, un lieu de savoir Aurélien Ruellet

Les fontainiers français des jardins de la Granja de San Ildefonso (1721-1772) Sophie Omère

Les techniques dans la Grande Divergence : lectures

Technology and technical knowledge in the debate about the “great divergence” Marcus Popplow

Religion and technological development in China and Europe between about 700 and 1800 Karel Davids

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Collections techniques et patrimoines

Actualités des collections

D'Azincourt à Marignan Chevaliers et bombardes, 1415-1515

Regard sur l’exposition Catherine Cardinal

Une mise en lumière des mutations militaires de la fin du Moyen Âge Antoine Leduc

L’éventail. Matières d’excellence

Le musée de la Nacre et de la Tabletterie, un conservatoire du savoir-faire Catherine Cardinal

La tabletterie sous l’Ancien Régime, entre Paris et Méru François Keen

Tabletiers-éventaillistes dans la région de Méru au XIXe siècle Georgina Letourmy-Bordier

Découvrir des objets, des collections et des sites

Les livres de fête (XVIe-XIXe siècles) dans les collections Jacques-Doucet : représentations et artifices du pouvoir Lucie Fléjou

Les marbres : noblesse de la matière, heureuses « curiosités » de la nature Sophie Mouquin

James Cox’s Silver Swan An eighteenth century automaton in the Bowes Museum Roger Smith

Le banc d’orfèvre du prince électeur Auguste de Saxe (1526-1586) au Musée national de la Renaissance Catherine Cardinal

Le patrimoine technique de l’époque moderne, aperçu d’un monde en transition Michel Cotte

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Actualités de la recherche

L’exploitation des aluns méditerranéens dans l’Europe de la Renaissance Didier Boisseuil

Comptes rendus de lecture

Aurélia Gaillard, Jean-Yves Goffi, Bernard Roukhomovsky, Sophie Roux (dir.), L’Automate. Modèle Métaphore Machine Merveille | Adelheid Voskuhl, Androids in the Enlightenment. Mechanics, Artisans and the Cultures of the Self Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2013 | Chicago, London, University of Chicago Press, 2013 Rossella Baldi

Liliane Hilaire-Pérez, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoir technique à Londres au XVIIIe siècle Paris, Éditions Albin Michel, « L’Évolution de l’humanité », 2013 Francesca Bray

Karel Davids, Bert De Munck (dir.), Innovation and Creativity in Late Medieval and Early Modern European Cities Ashgate, Farnham, 2014 Michael Bycroft

Pascal Brioist, Léonard de Vinci, homme de guerre Paris, Alma éditeur, 2013 Pascal Dubourg-Glatigny

François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences Paris, La Découverte, 2016 Stéphane Lembré

Geneviève Deblock, Le Bâtiment des recettes. Présentation et annotation de l’édition Jean Ruelle (1560) Rennes, PUR, Collection « Textes Rares », 2015 Julia Gruman Martins

Paula Findlen (dir.), Early Modern Things Objects and their Histories, 1500-1800 London and New York, Routledge, 2012 Audrey Millet

Sébastien Martin, Rochefort arsenal des colonies au XVIIIe siècle Rennes, PUR, 2015 David Plouviez

Éric Szulman, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique Rennes, PUR, 2014 Stéphane Blond

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Avant-propos

Catherine Cardinal, Liliane Hilaire-Pérez, Delphine Spicq et Marie Thébaud- Sorger

1 Ce numéro spécial est consacré à l’Europe technicienne, du XVe au XVIIIe siècle. Il fait référence à l’ouvrage classique de David S. Landes mais il en prend le contre-pied. Alors que l’histoire des techniques en Europe entre le Moyen Âge et l’ère industrielle a longtemps adopté une chronologie fondée sur la succession de pays leaders communiquant leurs avancées au reste de l’Europe, ce volume met en cause cette approche linéaire au profit d’études contextualisées.

2 Les articles réunis montrent à la fois les dynamiques de transnationalité des techniques et celles de différenciation, temporelle et spatiale, suggérant l’existence d’une pluralité d’Europe(s), irréductibles à un espace homogène et polarisé. Les auteurs mettent ainsi en valeur les logiques politiques, sociales, culturelles, économiques qui sous-tendent les processus de légitimation des techniques, les circulations et les appropriations des savoirs techniques, les différents régimes d’ouverture ou de fermeture, via l’écrit et la traduction notamment, mais aussi les diverses facettes de l’intelligence technique, depuis la place prise par les techniques du corps dans l’Europe moderne jusqu’à celle des techniques de représentation et de scénographie, rappelant les liaisons entre les techniques, l’imagination et la création. Loin de hiérarchiser les pays ou les régions, de chercher des explications à « l’avance » ou au « retard », les éditeurs de ce volume entendent se démarquer des grandes fresques du progrès et de l’assignation systématique des techniques à des objectifs économiques, le plus souvent réduits au concept de croissance. Il s’agit de poser la question des trajectoires techniques, construites aussi bien par les pouvoirs politiques, les acteurs économiques que les communautés humaines et leurs imaginaires.

3 Ces approches ouvertes, bien éloignées du récit hérité et réducteur de l’histoire des techniques industrielles en Europe, s’accompagnent de synthèses historiographiques qui révèlent les dynamiques intellectuelles de ce domaine, fortement renouvelé depuis une génération. Pour la première fois, des chercheurs analysent les modalités de construction de l’histoire des techniques, dans ses échanges avec l’histoire de la culture matérielle, l’histoire économique, l’histoire de l’art et de l’architecture et l’archéologie.

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Ces regards croisés invitent à prendre la mesure de la richesse épistémologique de l’histoire des techniques, irréductible à l’étude de la science appliquée.

4 Soucieuse de questionner ses méthodes et ses outils intellectuels, l’histoire des techniques entend aussi mener une réflexion sur ses sources, en particulier en direction des objets, des sites, des collections. C’est le sens de la rubrique « Collections techniques et patrimoines » qui offre un large éventail de recherches menées sur les savoir-faire et l’intelligence technique dans l’Europe moderne à partir de la présentation d’expositions et de l’étude de certains artefacts.

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Synthèses historiographiques

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Histoire économique et histoire des techniques (XVe-XVIIIe siècle)

Economic History and History of Technology (XVth-XVIIIth centuries)

Liliane Hilaire-Pérez et Catherine Verna

1 Dans un article intitulé « Pour une histoire économique et sociale des techniques » paru en 1998, Philippe Braunstein expliquait que « toute réflexion sur l’organisation économique de la vie sociale demeure insatisfaisante, si elle ne prend pas en compte les processus, l’outillage et les capacités humaines, sans lesquelles il n’est pas de production industrielle, pas de catégorie professionnelle, pas de maîtrise du marché1. » Un même constat apparaissait chez Denis Woronoff dans Histoire de l’industrie en France, en 1994 : si l’histoire de l’industrie avait privilégié celle des produits et des profits, elle s’était aussi donné de « nouvelles ambitions », « aller au plus près du processus productif », une démarche servie par l’archéologie industrielle2. Ces appels font date car il est plus courant de rappeler ce que l’histoire des techniques doit à l’histoire des sciences. Ainsi, en 1998, les Annales publiaient un dossier intitulé « Des “Social Studies of Science” à l’histoire des techniques », postulant un renouveau de l’histoire des techniques sous les auspices de la sociologie des sciences et de la Social Construction of Technology.

2 Une autre filiation a cependant bien cheminé. Les historiens de l’économie, à l’avant- scène des interrogations sur les temporalités, ont mis en valeur la pluralité des modes de production et la coexistence des générations techniques, critiquant le modèle de succession des « systèmes techniques » et des « révolutions techniques3 ». Ils ont restitué avec finesse les ressources des sociétés anciennes dites archaïques et les vertus de la répétition, source de maîtrise technique, voire d’innovation. Dans ce contexte historiographique, la période médiévale a occupé une place majeure depuis la remise en cause de la sentence de Jacques Le Goff selon laquelle le Moyen Âge était caractérisé par un refus de l’innovation dans le domaine des techniques4. Si les social studies ont orienté le regard vers des lieux de savoir, l’histoire économique et sociale a brisé un tabou, celui de la linéarité des transformations techniques.

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3 C’est à la lueur de ces questionnements que l’étude des territoires de l’industrie et celle des circulations techniques se sont développées, comme des observatoires de la discordance des temps. C’est aussi cette sensibilité aux rythmes et à la durée qui a permis à l’histoire économique et sociale de poser à neuf la question de l’invention et de l’innovation. C’est enfin cette approche qui permet d’ouvrir l’histoire de l’environnement aux temps de la technique.

Temporalités et territoires

4 Tout en rappelant les acquis de l’histoire économique, on entend ici mettre en valeur les résonances avec l’histoire des techniques qu’il s’agisse de la pluralité des modes de production et de la coexistence de générations techniques ou de la mise en cause des modèles diffusionnistes de circulations des techniques.

Les techniques et les modes de production

5 Loin de tout modèle linéaire, les études actuelles soulignent l’imbrication, depuis le Moyen Âge, entre industrie, production artisanale urbaine et production rurale (appelée à tort -industrie puisque, selon les régions, elle ne donna pas nécessairement lieu à une industrialisation).

6 Dans le monde rural, la continuité est forte entre époque moderne et Moyen Âge, et il convient de souligner la créativité et le dynamisme des campagnes sur le temps long, non sans interroger la notion même d’industrie, irréductible au seul processus de mécanisation du XIXe siècle5. Comme le rappelait Ph. Braunstein, pour le Moyen Âge et la Renaissance, « l’industrie existe avant l’industrie » dans ces « lieux intercalaires » où s’installent forges, fonderies, tanneries, papeteries6. Une production massive prend aussi place dans l’espace domestique, par exemple pour le filage dans l’Angleterre du XVIIIe siècle. Il faut donc adopter une définition extensive de l’industrie, « une production quantitativement importante, régulière, de qualité constante, qui dépasse le marché local7 ». Cette acception ouvre sur une variété de formes : artisans au village ; ouvriers-paysans à domicile8 ; entreprises seigneuriales et princières, telle la saline de Salins-les-Bains ; industries tenues par des notables locaux – soit le kausystem, désignant la part d’autonomie de petits entrepreneurs, parfois par l’intermédiaire de communautés rurales comme celle de la vallée de Vicdessos dans les Pyrénées ariégeoises qui obtient l’exploitation exclusive du minerai de fer par charte comtale au XIVe siècle9.

7 Cette diversité des formes industrielles à la campagne recouvre une palette de compétences techniques. Certains historiens ont insisté sur la pluri-activité et d’autres sur la déqualification massive, d’autres encore sur les savoir-faire spécialisés – en rien l’apanage des villes. Cette mosaïque de situations laisse entrevoir l’intérêt d’une étude des compétences locales : les fabricants d’acier de la région de Brescia à la fin du Moyen Âge devenus fabricants d’armes à l’époque moderne ; les forgeurs ariégeois du XIVe au XVIIIe siècle qui pérennisent grâce à l’endogamie, des savoir-faire de haut niveau10.

8 Une même logique de réhabilitation des compétences et des habiletés techniques court dans l’historiographie récente de l’artisanat urbain. L’histoire économique, soucieuse de restituer les alternatives au mode de production centralisé, a mis en valeur les

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dynamiques urbaines, « municipalistes », ayant promu les petites unités de production11. Les corporations (ou Métiers au Moyen Âge) sont au cœur de la démonstration12. Souvent caricaturées dans l’historiographie, elles sont réhabilitées comme des dispositifs de formation et de transmission des savoir-faire et comme outils de gestion des migrations et des circulations de savoirs. Les métiers participent d’une créativité technique qui marque les villes en Europe depuis la fin du Moyen Âge car l’interdiction de l’innovation par le métier peut se doubler d’un soutien à cette même innovation par le biais de financements concédés par les membres du métier, mais à l’extérieur des murs de la ville : c’est le cas du moulin foulon à la fin du Moyen Âge.

9 Il faut, en effet, savoir déjouer les apparences et ne pas se laisser abuser par les images que construisent les institutions. Plusieurs historiens, à partir du renouveau constitué par l’histoire de la consommation au XVIIIe siècle, ont montré que sous l’effet de la demande, les activités artisanales se sont transformées : intensification technique, innovation plurielle (modèles, matériaux, outillage, communication visuelle, marketing), déploiement de la division du travail, complexification des apprentissages. Des brassages de compétences incessants placent les artisans au cœur de la recomposition des identités de métiers en termes opératoires. De même, si l’historiographie a longtemps opposé artisanat et industrie, les interférences sont de plus en plus avérées. L’industrie n’a pas attendu le colbertisme ni l’avènement de la vapeur pour se déployer en Europe, comme on l’a souligné à propos des campagnes, équipées de mines, de forges et de toutes sortes de moulins industriels depuis le Moyen Âge. Du moins, peut-on distinguer la concentration technique, motivée par les logiques énergétiques qui ont façonné les vallées industrielles13, de la concentration d’ouvriers, la « manufacture réunie » selon l’Encyclopédie, promue par les politiques mercantilistes. Ici également, les historiens des techniques posent la question des savoirs. Mines, arsenaux, usines et manufactures sont considérés comme des lieux de savoir, favorisant l’interaction entre les entrepreneurs, les techniciens, la main-d’œuvre, mais aussi les savants et les experts au service des autorités. Ces sites sont des « trading zones » dès le Moyen Âge, à la manière des arsenaux de Venise et d’Innsbruck, des mines de cuivre de l’Erzgebirge et du Tyrol, des mines d’argent en Alsace et d’alun près de Rome, lieux de production et d’expérimentation au service des autorités14.

10 Les manufactures sont enfin des lieux de coordination de l’information et de rationalisation de la production. Au XVIIIe siècle en France, elles participent des projets de réforme que mène l’administration du commerce sous l’égide de Daniel- Charles Trudaine (1703-1769). Dans la soierie, Jacques Vaucanson (1709-1782), inspecteur des manufactures, doit uniformiser la production en s’appuyant sur de grands établissements de tirage et de moulinage des fils de soie. Devenu académicien (1746), il se lance dans l’invention de métiers, de tours à tirer la soie et de machines- outils à l’hôtel de Mortagne – dépôt officiel de machines à sa mort, en 1782, et noyau des collections du Conservatoire des arts et métiers.

11 Ces perceptions de l’industrie, mettant en avant les dynamiques spatiales, ont renforcé l’attention pour la territorialité des savoirs techniques, non sans interroger avec acuité le thème des circulations techniques.

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Les circulations techniques

12 L’histoire économique a longtemps favorisé une compréhension linéaire, diffusionniste et européanocentrée des circulations techniques, entendues comme transferts, en lien avec l’idéologie qui a sous-tendu la notion de développement. Ces approches se sont doublées de représentations hiérarchisées de l’espace, entre centres et périphéries, métropoles et colonies, techniques dominantes et dominées, au cœur du modèle d’Immanuel Wallerstein et des économies-mondes de Fernand Braudel15. Les renouvellements historiographiques ont puissamment remis en cause ces approches et permis d’ouvrir un champ de recherche dont la vitalité est actuellement indéniable16.

13 Déjà Paul Bairoch, historien de l’économie, et Nathan Rosenberg, historien des techniques industrielles, s’étaient opposés à cette approche unifiante et réductrice. Selon eux, l’analyse historique suggérait que les transmissions techniques étaient des processus incertains et complexes, bien éloignés de toute vision homogénéisatrice. La notion même de circulation a ainsi été confrontée et préférée à celles de dissémination, transmission et communication, en raison de l’attention qu’elles ouvraient aux interactions, aux négociations et aux reconfigurations qui sous-tendent les appropriations, les hybridations, les refus et les échecs. Un corpus de connaissances et de méthodes s’est ainsi constitué, dans l’échange entre historiens de l’économie et des techniques. La diffusion technique est apparue comme irréductible à tout principe d’universalité. Ph. Braunstein réfutait clairement « une histoire universelle générale17 ». Ses remarques étaient nourries de la critique du modèle diffusionniste qui aboutissait à la reconstitution de transferts artificiels, en particulier d’Orient en Occident, par l’intermédiaire épique des Croisades. La question du moulin à vent est un bon exemple de ce type de schéma simplificateur.

14 La réflexion a participé de la remise en cause d’approches internalistes. Des relectures essentielles ont permis de faire émerger le rôle des apprentissages, des transmissions, des usages et des choix qui commandent les investissements sociaux dans telle technique et construisent son efficacité. La question des contextes est devenue centrale en histoire des techniques et ce tournant a placé les savoirs en première ligne. À ce stade, la convergence a été complète avec l’histoire économique qui, dans la recherche des facteurs de la croissance, a privilégié les savoirs et la culture dans la création de richesses, en écho avec l’affirmation des études sur l’économie de la connaissance et sur la « dépendance du sentier » (path dependency)18.

15 Dans ces conditions, s’est posée la question de l’identification des techniques dans ces processus. Quelles ressources et quelles échelles pour repérer des techniques anciennes qui ont rarement été enregistrées ou codifiées et dont les adaptations ont été multiples ? Pour le Moyen Âge, l’apport de l’archéologie a permis la reconstitution de procédés et de chaînes opératoires à partir d’une enquête sur la matière et sur l’objet. Comment interpréter les dénominations de produits et de procédés portant des origines géographiques, des noms de fabricants ou des marques distinctives, dans des économies où la sophistication des appellations participe de stratégies complexes d’identification des produits ? Ainsi, une recherche collective, précise et sur le temps long, a révélé la complexité des désignations, les filiations et les copies autour d’un produit phare des marchés : l’acier19.

16 Enfin, les problèmes de repérage s’appliquent aussi aux trajets des techniques. Si les échecs furent fréquents, les circuits éclatés et les détours le furent tout autant : la

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manufacture de porcelaine de Capodimonte à Naples au XVIIIe siècle attire à la fois des spécialistes d’Italie du Nord (dessinateurs) et de l’espace germanique (orfèvres), ainsi que des potiers, faïenciers et architectes de Naples et de son arrière-pays – mettant en cause le modèle centre/périphérie20. Loin d’être homogène, la circulation des savoirs a pu être plus intense dans certains lieux. Pour le Moyen Âge, ce n’est pas un hasard si les chantiers ou les mines d’argent constituent souvent un observatoire privilégié pour reconstituer les circulations : ils sont un espace exceptionnel de condensation de techniques, où se croisent les compétences, les savoirs et les hommes qui les portent, dans un contexte politique et financier favorable.

17 Dans tous les cas, la circulation de techniques repose sur une synergie de moyens, matériels, commerciaux, culturels qui en font un processus complexe, à haut risque. Cela justifie que les pouvoirs publics aient mis sur pied des dispositifs de gestion des mobilités, à un moment où les savoirs, peu codifiés, ne circulent qu’avec leurs porteurs. Ces approches sont centrales dans les travaux récents visant à restituer la créativité des villes et se concentrant sur les liens entre citoyenneté, migrations et circulations techniques21. Peut-être pour le Moyen Âge, le renversement des questionnements scientifiques et historiographiques réside-t-il dans la place accordée aux petites villes et aux bourgs dans la diffusion de l’innovation, autour d’une notabilité des campagnes particulièrement active22. S’il ne s’agit pas de pointer une « révolution artisanale » à la fin du Moyen Âge, dans le but de conforter le modèle de la Petite Divergence et une nouvelle téléologie de la révolution industrielle, il convient de prendre la mesure des questionnements sur les savoirs techniques dans les thématiques phares de l’histoire économique.

18 Cette remarque vaut aussi bien pour l’histoire de l’innovation, longtemps portée par l’histoire économique et de plus en plus ouverte à l’étude culturelle des techniques.

Invention et innovation

19 L’histoire des techniques a été marquée par Joseph Schumpeter (1883-1950) pour qui la clef des cycles longs résidait dans les innovations radicales permises par les investissements d’entrepreneurs dans des techniques de pointe23. Si Schumpeter a cependant hésité à rapporter les techniques au processus de croissance24, ses successeurs leur ont attribué un rôle moteur25. Ce déterminisme croisait d’autres représentations, héritées de la notion de révolution industrielle depuis le XIXe siècle et véhiculées par les ouvrages de Paul Mantoux et de David S. Landes26. Le progrès technique, héroïsé, était associé à des inventeurs de génie et les inventions devenaient les agents de transformations cataclysmiques de l’économie.

Les relectures

20 Les mises en cause de ces représentations ont été fortes dès l’entre-deux-guerres. J. H. Clapham et Abbott Payson Usher montraient que la modernisation avait été lente et incomplète au cœur même de l’Angleterre industrielle et limitée à des secteurs pionniers – coton, sidérurgie au coke. Cette approche gradualiste, opposant des secteurs innovants au reste de l’économie immobile ou archaïque, fut elle-même critiquée27. Une autre image de la révolution industrielle s’est dessinée : celle d’un bouleversement massif de l’organisation du travail, non limité à la mécanisation,

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affectant toutes les couches du monde du travail et revêtant de multiples visages, selon les régions, selon les secteurs. La territorialité des techniques est sortie renforcée par ces travaux, soulignant moins le conservatisme de certains secteurs que la multiplicité des voies de l’innovation, y compris au cœur des techniques dites traditionnelles, en lien avec le succès de la notion de « dépendance du sentier » chez les économistes.

21 De telles approches ont eu un impact majeur bien en amont. L’histoire médiévale a été l’un des creusets d’élaboration de nouveaux modèles de compréhension du changement technique28. Il a fallu, en priorité, justifier scientifiquement l’usage même de la notion d’innovation. Dans un second temps, les enquêtes, en particulier à petite échelle, ont fait partie de la remise en cause du modèle schumpéterien de rupture radicale. En même temps, les historiens ont enfin rencontré les techniques, interrogé les pratiques inventives, le sens de l’invention pour les contemporains et les modes de validation sociale, économique, politique de la nouveauté qui construisent son efficacité, en rien limitée à un passage linéaire de l’invention à l’innovation.

Les pratiques inventives

22 Parmi les tentatives pour modéliser le changement technique, l’histoire économique a convoqué les analogies avec le vivant afin de souligner le rôle de l’adaptation et des inventions incrémentielles et leurs liens avec les macro-inventions, la coexistence de la nouveauté avec des techniques anciennes, la pérennité de techniques validées par l’usage – dites path-dependant –, l’hybridation comme source majeure d’invention etc.29

23 Il serait excessif d’y voir un seul apport de l’histoire économique. L’histoire des techniques a bénéficié de réflexions essentielles venues de la philosophie30. L’ouvrage d’Hélène Vérin sur les ingénieurs de l’Europe moderne constitue une étape cruciale. Philosophe et historienne, l’auteure mettait en valeur la pensée de synthèse, comparative, analogique, substitutive et combinatoire des ingénieurs – leur ingenium. Un procès continu de mémorisation, de rapprochement, de sélection, d’adaptation et d’agencement était à la source de l’invention – bien loin du paradigme de la science appliquée. Au XVe siècle, les ingénieurs, dans le domaine exemplaire des techniques hydrauliques, furent à l’origine de traités techniques qui se présentent comme une synthèse des innovations techniques antiques et médiévales, combinée au processus d’invention par le recours à l’imagination créatrice : on pense à Taccola ou bien à Konrad Gruter, moins connu31. Le carnet (à l’image de celui de Villard de Honnecourt) est autant à interroger que le traité offert au prince.

24 À un autre niveau, poser la question des rythmes de la croissance permettait d’ouvrir la possibilité d’une histoire attentive à la lenteur des transformations, à la coexistence de générations techniques, dans un monde du travail dominé par la répétition, où l’innovation n’offrait pas toujours d’avantages comparatifs32. Le cheminement des techniques en société, leur validation par des communautés humaines devenaient des paramètres essentiels pour les historiens, privilégiant ainsi l’étude des sites par rapport au récit linéaire. L’examen de la sidérurgie, sur le temps long, constitue une parfaite illustration de ce phénomène. Le procédé de réduction directe (correspondant à l’atelier désigné couramment comme « forge à la catalane » pour la période moderne) s’est maintenu jusqu’au XIXe siècle dans certaines régions d’Europe. Ce procédé qui permet de produire du fer dans un bas foyer à partir du minerai et du charbon de bois, directement et sans passer par l’intermédiaire de la fonte, était encore il y a une

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vingtaine d’années considéré par les historiens de l’économie comme un procédé archaïque, contrairement au procédé de réduction indirect (production du fer à partir de la fonte) attesté à partir de la fin du XIIIe siècle et au XIVe siècle en Rhénanie et dans les Alpes italiennes, du XVe siècle avec la filière wallonne qui se diffuse ensuite en Normandie, en Grande-Bretagne pour faire la conquête de l’Europe. La réduction directe semblait perdurer par défaut dans certains territoires voués à l’immobilisme tels les Pyrénées. Les travaux à partir des sources ont remis en cause cette interprétation. Le procédé de réduction directe n’est pas immobile du Moyen Âge au XIXe siècle. De la mouline, ferrière, martinet du Moyen Âge à la forge à la génoise puis à la forge à la catalane, les différents ateliers offrent successivement des appareillages techniques qui illustrent une adaptation en continu de la gestion de la force hydraulique dans le domaine de la réduction directe. Le fer en barre couramment livré n’est en aucun cas un produit bas de gamme mais, tout au contraire, un matériau hétérogène, rassemblant du fer et de l’acier, et qui conserve une place de choix jusqu’au cœur du XVIIIe siècle sur les marchés européens33. Alors que la sidérurgie au coke a été magnifiée comme un marqueur de la révolution industrielle, les historiens ont mis en valeur les combinaisons avec les techniques au charbon de bois. La sidérurgie française repose au XIXe siècle sur le binôme bois-charbon (le bois pour les hauts fourneaux, le charbon pour l’affinage). Le système ancien est longtemps viable et permet des hauts rendements grâce à une série de perfectionnements (sciage, carbonisation, formes des hauts fourneaux).

25 Ainsi la métallurgie illustre bien la pluralité des voies de l’industrialisation, selon les territoires et les cultures techniques. Le progrès technique apparaît diffus et complexe. Il est aussi irréductible aux seules recherches d’économie de coût de revient.

Innovation, marchés, qualité

26 La mise à distance des récits fondateurs de l’industrialisation s’est accompagnée d’une attention croissante au rôle de la demande et à l’essor des marchés, et non plus aux seuls facteurs de l’offre. Les apports de l’histoire de la consommation et des échanges ont joué un rôle majeur dans la compréhension des logiques inventives. Si l’intensification des circulations marchandes, et donc celle des produits, des personnes et des informations a été cruciale dans l’innovation, c’est encore plus l’analyse du rôle des marchés comme lieux de négociation des produits et des qualités qui a fait émerger un pan de la culture technique et mis à jour des logiques d’innovation.

27 L’importance des marchés et leur ouverture, la diversité des produits vendus, échangés, transportés au Moyen Âge ont concouru à une relecture de l’économie médiévale et de l’impact des marchés sur la production. Bien sûr, les marchands animant le « grand commerce », les échanges à partir des cités italiennes, les foires depuis celles de Champagne restituaient la puissance des places commerçantes et des échanges internationaux. Ce que la recherche récente a mis davantage en valeur, c’est le maillage des marchés ruraux et l’importance des marchés secondaires, la consommation rurale sinon paysanne et celle de la bourgeoisie des cités et des petites villes. Dans ce prisme élargi des échanges, on comprend mieux le développement de la « nouvelle draperie » ; on saisit mieux la diffusion des produits lointains à forte valeur ajoutée au cœur des campagnes et dont l’histoire des techniques a restitué la complexité d’élaboration : les couteaux de Lombardie, les faux de Styrie, les verres à la mode vénitienne. Au XVIIIe

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siècle, période d’essor consumériste sous l’impulsion des classes moyennes urbaines, se développe une « croissance smithienne ». Radicalement différente de l’économie industrielle, elle repose sur la conjonction de multiples formes d’innovation : outillage, matériaux, modèles, motifs et améliorations de qualité (maniabilité, portabilité, précision)34. En Angleterre, les biens de consommation qui allient des formes inédites et des matériaux imitatifs tels les alliages de cuivre sont dits « new invented ». Les dynamiques d’imitation sont portées au plus haut point. L’intensité des copies, de l’« import blending » est au cœur de l’impérialisme anglais en Asie et du processus de modernisation35. L’intensification des copies et des circulations techniques depuis le Moyen Âge dans de nombreux domaines de production avive la concurrence et la recherche de protection des inventeurs.

Innovation, institutions et politisation de la technique

28 L’analyse des dispositifs institutionnels de soutien à la formation et à l’invention en Europe, sur le long terme, reste un thème fort de la recherche36. Par bien des voies, ces approches ont rencontré les préoccupations des économistes et des historiens de l’économie soucieux de mettre en valeur les dynamiques institutionnelles de l’économie. Ces synergies ont permis d’affiner la compréhension des modes de régulation qui président à l’émergence d’économies de la connaissance.

29 La table ronde de 1984 fut un jalon, incitant à considérer la complexité de l’institution brevet37. L’approche était comparatiste et trans-périodes, permettant pour la première fois de saisir l’histoire de l’exclusivité sur la longue durée, du Moyen Âge (Philippe Braunstein) à l’époque contemporaine, en passant par le temps fort de la Révolution française (Marie-Angèle Hermitte). Les travaux de Christine MacLeod montrant la lente construction du système des patents et leurs usages multiples, résonnaient avec l’analyse contextualisée des privilèges au XVIIIe siècle38. Les économistes pointaient aussi les débats sur l’efficacité des brevets, en comparaison d’autres mécanismes incitatifs. En lien, se sont développés des travaux sur l’invention collective, soit l’analyse des dispositifs de circulation immédiate et de partage des inventions dans un réseau de professionnels et d’usagers. Ce thème, familier depuis les travaux de Robert Allen39, a croisé l’intérêt des historiens des techniques pour les « savoirs ouverts », l’ open technique40. Le monde des corps de métier apportait un exemple probant, tant dans cet univers les questions de transmission de savoirs se posaient avec acuité. La mise en cause de l’image des corporations comme rétives à l’innovation est devenue un classique de l’histoire de l’innovation. Plus largement, l’intérêt s’est porté sur les médiations institutionnelles de l’invention. L’enjeu était d’échapper au déterminisme technique en reconnaissant « le besoin d’une économie politique du changement technique41 ».

30 Si le Moyen Âge a pu, à juste titre, être considéré comme la période de naissance des brevets à Venise (1474), les études actuelles montrent que l’institutionnalisation de l’invention ne doit pas cacher la prise en main effective et efficace de l’innovation par les pouvoirs seigneuriaux et royaux, identifiable dans les sources dès le XIIIe siècle. Le recrutement et la protection des techniciens dans le domaine de la métallurgie des non-ferreux, le soutien financier et l’accès aux droits d’usage dans le domaine de la sidérurgie et tant d’autres exemples sont des points acquis pour les XIVe et XVe siècles. Cette politisation de la technique était aussi le point de vue du moderniste Steven

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L. Kaplan, considérant les techniques, tels les procédés de mouture du blé, comme encastrées dans les politiques réformatrices de l’État éclairé42. Cette approche a révélé la montée d’une administration technicienne, appuyée sur des experts, en France, dans le Saint-Empire ou en Prusse, censée rationaliser la production43. C’est le creuset de l’économie politique et du caméralisme, à la fois corps de pratiques et théorisations de l’action administrative. La rationalisation des savoirs sur les ressources et les moyens de les exploiter est à l’origine d’une science de la technique, « la technologie », associée à Johann Beckmann, auteur de l’Entwurf der allgemeinen Technologie (1806). Si l’apport des philosophes des techniques fut crucial dans la réhabilitation de ce sens oublié de la technologie, les historiens de la pensée économique y ont aussi contribué, tel Jean- Claude Perrot analysant l’utopie technologique de Goyon de La Plombanie44.

31 C’est aussi un point de jonction avec l’histoire du gouvernement des ressources, l’un des thèmes clés de l’histoire environnementale, domaine en plein essor et nouveau lieu d’interférence entre l’histoire économique et l’histoire des techniques.

Techniques, économie et environnement

32 Si l’histoire environnementale est associée à un creuset américain né d’un militantisme dénonçant l’impact désastreux de la croissance capitaliste sur la planète, et si l’on peut retracer l’histoire de ce courant par une multiplication de ses objets et une articulation croissante à différentes traditions historiques, les liens avec l’histoire des techniques ne sont pas une évidence45.

Quelle place pour les techniques ?

33 Il est plus facilement admis que l’intégration de l’histoire environnementale à l’histoire est passée par la reconnaissance du caractère socialement construit de la nature, générant « un consensus, au nom de la convergence avec l’histoire sociale, de la prise en compte de la matérialité, ou encore d’une histoire du pouvoir46 ». L’économie et les techniques n’apparaissent pas directement dans cette historiographie, sauf en termes d’histoire des nuisances, des déchets, des pollutions et des risques, dans le cadre d’études d’histoire urbaine, principalement à l’époque dite industrielle.

34 Cette perception admise ne saurait refléter la diversité et l’ampleur diachronique des études à l’interface des techniques, de l’économie et de l’environnement. Fabien Locher et Grégory Quénet reconnaissent que l’histoire environnementale étant devenue l’histoire des « assemblages hommes-nature » et de « la co-construction des sociétés et de leur(s) environnement(s), on y trouvera une attention particulière portée aux sciences et aux techniques47 ». C’est probablement en ce sens que les recherches se développent actuellement.

35 Il suffit de penser à la question des ressources et des aménagements en histoire des techniques, qui ne se confond pas avec une survalorisation de l’action de l’homme sur la nature. Il s’agit, d’une part, d’étudier les modes de gouvernance au nom de la puissance et du profit48, et leurs impacts sur les rapports à la nature – un processus dans lequel l’histoire des techniques, ainsi que celle des marchés et des approvisionnements jouent un rôle certain49. D’autre part, il faut prendre la mesure d’un courant soucieux de restituer les traces de l’intervention humaine alors que la plupart des techniques, banales et oubliées, comme le charbonnage ou les

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aménagements hydrauliques dans l’espace rural ont disparu et que les écrits (chartes de privilèges, traités, édits, contentieux) montrent leurs limites pour accéder aux gestes et aux savoir-faire. La connaissance des actions de l’homme sur les milieux, celle des contextes, des représentations et des légitimations qui les rendent possibles ou non font de plus en plus partie des recherches environnementales.

Les ressources

36 La question des ressources, de leur prélèvement et de l’échange inégal est devenue un thème clé de l’histoire globale, qui a ainsi rejoint l’histoire environnementale, sans que cela ne soit une réelle nouveauté puisque l’exploitation des richesses des périphéries par les pays colonisateurs était au cœur du modèle d’I. Wallerstein50. Les approches récentes, comme celle de Kenneth Pomeranz, poursuivent la démonstration mettant en lumière les politiques « développementalistes » et les stratégies de contournement des nuisances industrielles par les États colonisateurs via une forme de délocalisation vers les pays dominés51. En ce sens, la dimension globale de l’histoire environnementale est peut-être celle qui place d’emblée les techniques et les politiques économiques au premier plan. Ce n’est pourtant pas nouveau et il n’est pas indifférent que Pomeranz participe de ce courant tant l’historiographie chinoise s’est tôt distinguée dans l’histoire des impacts environnementaux de l’Empire agrarien – impacts dont l’évaluation était au cœur d’Une grande divergence52. Ces périphéries sont d’ailleurs toutes relatives. La fin du Moyen Âge offre des cas parfaitement documentés de surexploitation des espaces périphériques à l’échelle micro, celle de la seigneurie, quand l’appétit de bois et la hausse de la consommation de charbon aboutissent à la domination d’espaces moins contrôlés et qui aiguisent la faim des seigneuries voisines, en pleine croissance53.

37 En parallèle, il convient néanmoins de faire une place à une large historiographie qui a souligné l’intérêt des États pour le recensement et la description de leurs richesses (ressources et populations) et pour leur exploitation rationnelle, via la codification des savoir-faire, le contrôle et l’uniformisation territoriale des productions, l’encouragement à l’innovation54. L’étude des « savoirs de gouvernement » (scientifiques, techniques, cartographiques) ainsi que des experts (administrateurs, inspecteurs, ingénieurs, savants) se trouve à l’intersection de l’histoire environnementale, de l’histoire des techniques et de celle de l’économie, comme le montrent des travaux sur la fin du Moyen Âge et sur l’économie politique et le caméralisme55. Ce sont les milieux dirigeants qui inventent la notion de ressource « naturelle », déliée de tout droit d’usage.

38 C’est dans cette dynamique historiographique qu’il faut comprendre l’intérêt sur le long terme pour la gouvernance des ressources. L’histoire des techniques médiévales, à partir d’un croisement enrichissant entre sources écrites, anthracologie (étude des charbons de bois) et plus largement archéologie, a mis en évidence la politique de gestion des ressources naturelles, qu’il s’agisse du bois mais aussi de l’accès à l’eau et aux gisements miniers, en particulier pour les poly-métalliques qui intéressent davantage le pouvoir seigneurial et royal que les mines de fer. Pour le bois et le charbon, il s’avère que la politique des Capétiens est très en avance. Dès la fin du XIIIe siècle, c’est encore une fois la sidérurgie, parce qu’elle est dévoreuse de bois et pèse sur un couvert forestier parfois fragilisé par la croissance démographique et la

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consommation induite, qui permet d’observer la mise en place d’un maillage de gardes forestiers, la pratique de la mise en défense et une véritable culture de la forêt.

39 L’étude dirigée par Denis Woronoff a montré la continuité avec l’époque moderne, le pouvoir central tentant de concilier la préservation des forêts et la puissance sidérurgique, essentielle à la guerre. L’une des solutions est technique. L’État encourage les innovations pour utiliser le charbon de terre et perfectionner les hauts fourneaux afin de réduire leur consommation en bois. L’autre voie est écologique et promue par les académiciens : adapter la sylviculture à la demande des forges, intensifier l’exploitation des forêts, non sans réduire les biens communaux et susciter des conflits – « l’impact de l’industrialisation sur la vie des campagnes » reste un champ de recherche ouvert56.

40 La conflictualité autour des ressources, et cela dès la période médiévale, a constitué un domaine majeur de l’histoire des techniques et de l’économie. La concurrence des usages domestiques et industriels et la rivalité entre industries sont des classiques de l’étude des forêts et d’une série de biotopes, fleuves, marais et zones humides. C’est cette dynamique locale (communautés, pouvoirs), dont la force est actuellement soulignée dans les études environnementales, qui a sous-tendu les approches visant à historiciser les rapports à la nature57. Le rôle des médiévistes est ici essentiel, même si des études ont également appliqué cette grille d’analyse à la période moderne58. Les travaux portant sur l’économie monastique et, plus précisément sur les cisterciens, sous l’égide de Paul Benoit, amorcés il y a plus d’une vingtaine d’années, ont été fondamentaux dans la constitution de ce champ d’investigation qui continue à porter ses fruits59.

Pollutions et risques

41 La prise de conscience des impacts des activités humaines est à l’origine du courant d’histoire environnementale, mais elle constitue un domaine en plein essor depuis que l’histoire des entreprises a été abordée en termes écologiques60. L’étude des pollutions, essentiellement en milieu urbain, et celle des risques liés à l’industrie se sont affirmées à la fin des années 1990, non sans favoriser en France la résurgence du cliché des méfaits de la technique. Des réflexions plus nuancées sur la construction des notions de nuisance, de risques et d’aliénation dus aux techniques font partie de l’agenda récent de la recherche et éclairent les ambivalences des contemporains61. Ce sont aussi les philosophes des techniques, dans la mouvance des études simondoniennes, qui ont tenté de restituer une pensée dialectique autour de la technique et de sortir des dichotomies stériles62.

42 Les chercheurs sont actuellement soucieux d’historiciser finement la thématique des pollutions et des risques, sans se cantonner à la seule chronologie contemporaine, et en envisageant ainsi les relations de pouvoir, les négociations, les conflits et les stratégies qui, dans divers contextes, ont contribué à une conscience de ce type de dangers. Alors qu’avait été mise en exergue la place particulière de l’époque contemporaine, comme « société du risque », capable de réflexivité face à l’industrie et disposant des moyens (matériels, discursifs, politiques) de gérer une situation d’incertitude permanente à travers une prise de conscience généralisée63, des travaux récents ont montré que dès l’époque médiévale, les autorités avaient œuvré à la gestion de ces risques, parfois avec efficacité, tant face à la pollution quotidienne que confrontées aux catastrophes64, et

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que les questionnements sur les impacts de l’industrie avaient suscité des débats publics.

43 L’accent peut être mis sur le XVIIIe siècle65, dans la lignée de bien des travaux d’histoire urbaine, tant les Lumières ont vu s’affermir les préoccupations de bien public, de salubrité et d’hygiénisme, et se transformer les anciens modes de régulation des nuisances urbaines au profit de leur gestion scientifique et prévisionnelle, en même temps que les industries s’installaient en ville, telle la chimie des acides à Paris, sous les auspices des encouragements à l’industrie66. Si la question de l’expulsion des déchets hors des villes était connue des historiens, la mise en valeur des relations des experts (médecins, pharmaciens, chimistes) et de l’administration est un acquis récent et confirme d’autres études récentes, telles celles sur les permissions données aux fabricants de cosmétiques par la Société royale de médecine67.

44 Ce cas incite à prendre la mesure du rôle de la consommation et de ses liens avec la constitution de l’espace public dans la montée des préoccupations liées aux activités productives, ce qui vaut aussi pour les étamages, les vernis et les enduits, dont les inventions en cascade suscitent des examens académiques serrés à la fin du XVIIIe siècle et affermissent la position des savants dans ces procédures. La thématique de la santé au travail, en rien limitée au monde industriel fait aussi partie de questionnements forts des Lumières, en Europe.

45 On pourrait remonter la chronologie pour étudier les généalogies de cette prise de conscience et des débats autour des activités productives sur une plus longue durée. Les règlements urbains médiévaux légifèrent sur la qualité de l’eau et proposent des solutions pour réduire la pollution des rivières par l’industrie de la teinturerie ou de la mégisserie. De même, dès le XVe siècle, les effets de la pollution par l’usage domestique de la houille sont dénoncés, en particulier à Londres. La législation urbaine trouve également un écho chez les médecins, attentifs à la qualité des eaux et de l’air pour la santé des individus. Les années 1660 sont considérées comme un tournant : l’explosion de la poudrerie de Delft en 1654, le Grand Feu de Londres en 1666 (parti d’une boulangerie) surviennent dans la même temporalité que les débuts de l’arithmétique politique et des probabilités, cruciales pour théoriser et calculer le risque, à un moment aussi où les premières sociétés d’assurance voient le jour à Londres68.

46 Les travaux nombreux et pour beaucoup récents qui ont été synthétisés dans ce court article illustrent deux points fondamentaux : d’une part, le dynamisme de deux champs historiques distincts, histoire économique et histoire des techniques, que l’on a parfois désigné comme « en crise » ; d’autre part, l’enrichissement mutuel de ces deux champs à partir d’objets d’étude communs et de la circulation des problématiques de l’un à l’autre. Ajoutons qu’il y aurait à présent beaucoup à gagner pour les progrès de la recherche à multiplier les rapprochements et croisements entre histoire économique, histoire des techniques et histoire des sciences.

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NOTES

1. Philippe BRAUNSTEIN, « Pour une histoire économique et sociale des techniques », dans Roger GUESNERIE, François HARTOG (dir.), Des sciences et des techniques, un débat, Cahier des Annales, 1998, n° 45, p. 209. 2. Denis WORONOFF, Histoire de l’industrie en France, Paris, Le Seuil, 1994, p. 8. 3. Maurice DAUMAS, Le cheval de César ou le mythe des révolutions techniques, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1991 ; Catherine VERNA, « Réduction du fer et innovation : à propos de quelques débats en histoire sociale des techniques », Techniques : les paris de l’innovation, Médiévales , 2001, 39, p. 79-95. 4. « Il n’est sans doute pas de secteur de la vie médiévale où un autre trait de mentalité : l’horreur des « nouveautés » n’ait agi avec plus de force anti-progressiste que dans le domaine technique. Innover […] mettait en danger l’équilibre économique, social et mental », Jacques LE GOFF, La civilisation de l’Occident médiéval, Paris, Arthaud, 1964, p. 254. 5. Jean-Michel MINOVEZ, Catherine VERNA et Liliane HILAIRE-PÉREZ (dir.), Les industries rurales dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2013. 6. Philippe B RAUNSTEIN, « L’industrie à la fin du Moyen Âge, un objet historique nouveau ? » (1998), dans id., Travail et entreprise au Moyen Âge, Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 93-111. 7. Ibid. 8. Mireille MOUSNIER (dir.), L’artisan au village dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2000 ; Catherine VERNA, « Pour une approche biographique des entrepreneurs des campagnes médiévales », dans J.-M. MINOVEZ, C. VERNA, L. HILAIRE-PÉREZ (dir.), Les industries rurales, op. cit., p. 77-88. 9. Catherine VERNA, Le temps des moulines. Fer, technique et société dans les Pyrénées centrales (XIIIe-XVIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2001. 10. Carlo M. BELFANTI, « A chain of skills : the production cycle of firearms manufacture in the Brescia area from the sixteenth to the eighteenth centuries », dans Alberto GUENZI, Paola MASSA et Fausto PIOLA CASELLI (dir.), Guilds, Markets and Work Regulations in Italy, 16th-19th centuries, Ashgate, Aldershot 1998, p. 266-283 ; Jean CANTELAUBE, Olivier CODINA, « La réduction directe et l’acier : le cas à la catalane (XVIIe-XIXe siècle) », dans Philippe DILLMANN, Liliane HILAIRE, Catherine VERNA (dir.), L’acier en Europe avant Bessemer, Toulouse, CNRS Méridiennes, 2011, p. 361-385. 11. Charles F. SABEL, Jonathan ZEITLIN (dir.), World of possibilities. Flexibility and mass production in Western industrialization, Paris-Cambridge, MSH/Cambridge University Press, 1997. 12. S. R. EPSTEIN, Maarten PRAK (dir.), Guilds, Innovation and the European Economy, 1400-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. 13. Sylvie CAUCANAS, Rémy CAZALS (dir.), Du moulin à l’usine. Implantations industrielles du Xe au XXe siècle, Toulouse, Privat, 2005. 14. Pamela O. LONG, Artisan/Practitioners and the Rise of the New Sciences, 1400-1600, Corvallis, Oregon State University Press, 2011. 15. Immanuel WALLERSTEIN, The Modern World-System, New York, Academic Press, 1974, 1980 ; Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, A. Colin, 1979. 16. Liliane HILAIRE-PÉREZ, Catherine VERNA, « Dissemination of technical knowledge in the Middle Ages and the early modern era. New approaches and methodological issues », Technology and Culture, 2006, 47, p. 537-563. 17. Philippe B RAUNSTEIN,« Maîtrise et transmission des connaissances techniques au Moyen Âge », History of Technology, 1999, 21, p. 155-165.

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18. Paul A. DAVID, « Clio and the economics of QWERTY », American Economic Review, 1984, 75-2, p. 332-337. 19. Ph. DILLMANN, L. HILAIRE, C. VERNA (dir.), L’acier en Europe avant Bessemer, op. cit. 20. Alida CLEMENTE, « Innovation in the capital city : central policies, markets and migrant skills in Neapolitan ceramic manufacturing in the eighteenth century », dans Karel DAVIDS, Bert DE MUNCK (dir.), Innovation and Creativity in Late Medieval and Early Modern European Cities, Ashgate, Farnham, 2014, p. 315-335. 21. K. DAVIDS, B. DE MUNCK (dir.), Innovation and Creativity, op. cit. 22. Monique BOURIN, François MENANT, Lluis TO FIGUERAS (éd.), Dynamiques du monde rural dans la conjoncture de 1300, Rome, École française de Rome, 2014. 23. Joseph SCHUMPETER, The Theory of Economic Development; an Inquiry into Profits, Capital, Credit, Interst, and the Business Cycle, traduit de l’allemand, Cambridge, Mass, Harvard University Press, 1934 ; id., Business Cycles : A Theoretical, Historical, and Statistical Analysis of the Capitalist Process, New York, McGraw-Hill Book Company, 1939. 24. Kristine B RULAND, Keith SMITH, « Les transitions technologiques à grande échelle dans l’histoire et la théorie », dans Liliane HILAIRE-PÉREZ, Anne-Françoise GARÇON (dir.), Les chemins de la nouveauté. Innover, inventer au regard de l’histoire, Paris, CTHS, 2003, p. 119-137. 25. Charles FREEMAN, Luc SOETE, The Economics of Industrial Innovation, Londres, Routledge, 1997. 26. Paul M ANTOUX, La Révolution industrielle en Angleterre au XVIIIe siècle, Paris, G. Bellais, 1905 ; David S. LANDES, L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré. Révolution technique et libre essor industriel en Europe occidentale de 1750 à nos jours (1969), 1975. 27. Maxine BERG, « Revisions and revolutions : technology and productivity change in manufacture in eighteenth-century England », dans Peter MATHIAS, John A. DAVIS (dir.), Innovation and Technology in Europe from the Eighteenth Century to the Present Day, Oxford, Basil Blackwell, 1991, p. 42-64 ; Patrick VERLEY, La révolution industrielle 1760-1870, Paris, Gallimard, 1997. 28. C. VERNA, Le temps des moulines, op. cit. ; Philippe BERNARDI, Catherine VERNA, « Travail et Moyen Âge : un renouveau historiographique », Cahiers d’histoire, Comment les historiens parlent-ils du travail ?, 2001, 83, p. 27-46 ; Patrice BECK (dir.), L’innovation technique au Moyen Âge, Paris, Errance, 1998 ; PH. BRAUNSTEIN, Travail et entreprise au Moyen Âge, op. cit. ; Techniques : les paris de l’innovation, Médiévales, 2000, 39. 29. Joel MOKYR, The Lever of Riches. Technological Creativity and Economic Progress, Oxford, Oxford University Press, 1990. 30. Jacques GUILLERME, L’art du projet. Histoire, technique, architecture, textes réunis par Hélène V ÉRIN et Valérie NÈGRE, Wavre, Mardaga, 2008 ; Hélène VÉRIN, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993. 31. Dietrich LOHRMANN, « Les moulins d’un ingénieur allemand en Italie, vers 1425 », dans Paola GALETTI, Pierre Racine (dir.), I mulini nell’Europa medievale, Bologne, CLUEB, 2003, p. 303-316 ; Joël CHANDELIER, Catherine VERNA, Nicolas WEILL-PAROT (dir.), Science et technique au Moyen Âge, Saint- Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2016. 32. Denis WORONOFF, « Le quotidien des techniques : de la répétition aux aménagements », dans Michèle MERGER et Dominique B ARJOT (dir.), Les entreprises et leurs réseaux : hommes, capitaux techniques et pouvoirs XIXe-XXe siècles, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 1998, p. 785-791. 33. Jean CANTELAUBE, La forge à la catalane dans les Pyrénées ariégeoises, une industrie à la montagne (XVIIe-XIXe siècle), Toulouse, CNRS, Méridiennes, 2005 ; Catherine VERNA, Jean CANTELAUBE, « Le souffle de la forge : soufflets et trompes des Pyrénées (XIIe-XIXe siècles) », dans S. CAUCANAS, R. CAZALS (dir.), Du moulin à l’usine, op. cit., p. 61-75.

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34. Maxine BERG, « Product innovation in core consumers industries in eighteenth-century Britain », dans Maxine BERG, Kristine BRULAND (dir.), Technological Revolutions in Europe, Cheltenham, Edward Elgar, 1998, p. 138-159. 35. Maxine BERG, Luxury and Pleasure in Eighteenth-century Britain, Oxford, Oxford University Press, 2005. 36. Maarten PRAK, Jan LUITEN VAN ZANDEN, Technology, Skills and the Pre-Modern Economy in the East and the West, Brill, Leiden, 2013. 37. François CARON (dir.), Les brevets. Leur utilisation en histoire des techniques et de l’économie, Paris, IHMC-CRHI, 1984. 38. Christine MACLEOD, Inventing the industrial revolution. The English patent system, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 (rééd. 2007) ; Liliane HILAIRE-PÉREZ, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000. 39. Robert ALLEN, « Collective invention », Journal of Economic Behaviour and Organization, 4, 1983, p. 1-24. 40. Dominique FORAY, Liliane HILAIRE-PÉREZ, « The economics of open technology: collective organization and individual claims in the “fabrique lyonnaise” during the old regime », dans Cristiano ANTONELLI et al. (dir.), Frontiers in the economics of innovation and new technology. Essays in Honor of Paul A. David, Cheltenham, Edward Elgar, 2005, p. 239-254. 41. Maxine BERG, Kristine BRULAND, « Culture, institutions and technological transitions », dans id. (éd.), Technological revolutions in Europe, op. cit., p. 3. 42. Steven L. KAPLAN, Le pain, le peuple et le roi ; La bataille du libéralisme sous Louis XV (1976), Paris, Perrin, 1986, p. 94-95. 43. L. HILAIRE-PÉREZ, L’invention technique, op. cit. ; Philippe MINARD, La fortune du colbertisme. État et industrie dans la France des Lumières, Paris, Fayard, 1998 ; Jakob VOGEL, « Les mines dans les pays germaniques et en France aux XVIIIe et XIXe siècles. Genèse et frontières d’une expertise scientifique et administrative », dans Pascale LABORIER, Frédéric AUDREN, Paolo NAPOLI, Jakob VOGEL (dir.), Sciences camérales. Activités pratiques et histoire des dispositifs publiques, Paris, PUF, 2011. 44. Jacques GUILLERME et Jan SEBESTIK, « Les commencements de la technologie » (1968), Documents pour l’histoire des techniques, 2007, 14, p. 49-122 ; Jean-Claude PERROT, « Le despotisme de la raison dans l’utopie économique de Goyon de La Plombanie, La France agricole et marchande, Avignon, 1762 », dans id., Une histoire intellectuelle de l’économie politique (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, EHESS, 1992, p. 287-304. 45. Fabien L OCHER, Grégory QUÉNET, « L’histoire environnementale : origines, enjeux et perspectives d’un nouveau chantier », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2009/4, 56-4, p. 7-38. Pourtant, il faut signaler l’interrogation écologique précoce de l’historien des techniques médiévales dans un article célèbre : Lynn WHITE JR., « The historical roots of our ecologic crisis », Science, New Series, 1967, 155, p. 1203-1207. 46. F. LOCHER, G. QUÉNET, « L’histoire environnementale », op. cit., p. 15. 47. Ibid., p. 35. 48. Alice I NGOLD, « Écrire la nature. De l’histoire sociale à la question environnementale ? », Annales HSS, 2011, 66-1, p. 11-29. 49. Catherine V ERNA, « Fer, bois, houille : forge hydraulique et gestion des combustibles (Pyrénées-Languedoc, XIVe siècle) », Economia e energia, secc. XIII-XVIII, Florence, Istituto internazionale di storia economica « F. Datini », 2003, p. 341-356 ; Denis WORONOFF (dir.), Forges et forêts. Recherches sur la consommation proto-industrielle de bois, Paris, EHESS, 1990 ; Raphaël MORERA, L’assèchement des marais en France au XVIIe siècle, Rennes, PUR, 2011 ; Éric SZULMAN, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique, Rennes, PUR, 2014. 50. I. WALLERSTEIN, The Modern World-System, op. cit.

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51. Edmund BURKE III, Kenneth P OMERANZ (dir.), The Environment and World History, Berkeley, University of California Press, 2009 ; Jason W. MOORE, « Silver, ecology and the origins of the modern world, 1450-1640 », dans Alf HORNBORG, John R. MCNEILL, Joan MARTINEZ-ALIER (dir.), Rethinking Environmental History: World-System and Global Environment, Lanham, AltaMira Press, 2007, p. 123-142. 52. Mark ELVIN, The Retreat of the Elephants : an Environmental History of China, New Haven, Yale University Press, 1998 ; Kenneth POMERANZ, Une grande divergence : la Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale (2000), Paris, Albin Michel, 2010; Christian L AMOUROUX, Dong XIAOPING, « La fabrique des droits hydrauliques. Histoire, traditions et innovations dans le nord de la Chine », Annales HSS, 2011, 66-1, p. 33-67. 53. C. VERNA, « Fer, bois, houille », op. cit ; id., Le temps des moulines. op. cit. 54. Christiane D EMEULENAERE-DOUYÈRE, David J. STURDY, L’enquête du Régent, 1716-1718. Sciences, techniques et politique dans la France préindustrielle, Turnhout, Brépols, 2008 ; Ph. MINARD, La fortune du colbertisme, op. cit. 55. Laurent FELLER, Catherine VERNA, « Expertise et culture pratique », dans Experts et expertise au Moyen Âge. Consilium quaeritur a perito, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 27-43. 56. Jean-François BELHOSTE, « Une sylviculture pour les forges, XVIe-XIXe siècle », dans D. WORONOFF (dir.), Forges et forêts, op. cit., p. 219-261, p. 241 ; J.-C. PERROT, Une histoire intellectuelle de l’économie politique, op. cit. ; P. LABORIER, F. AUDREN, P. NAPOLI, J. VOGEL (dir.), Sciences camérales, op. cit. 57. Jean-Paul B RAVARD, Michel MAGNY (dir.), Les fleuves ont une histoire. Paléoenvironnement des rivières et des lacs français depuis 15000 ans, Paris, Errance, 2002 ; Joëlle BURNOUF et Philippe LEVEAU, Fleuve et marais, une histoire au croisement de la nature et de la culture, Paris, CTHS, 2004 ; Corinne BECK, Renaud BENARROUS, Jean-Michel DEREX et Alain GALLICÉ (dir.), Les zones humides européennes : espaces productifs d’hier et d’aujourd’hui, Cordemais, Aestuaria, 2007. 58. Patrick FOURNIER, Sandrine LAVAUD, « Les conflits de l’eau dans le champ des sciences sociales : cheminements thématiques et méthodologiques », dans id. (dir.), Eaux et conflits dans l’Europe médiévale et moderne, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012, p. 265-277. 59. Paul B ENOÎT, Denis CAILLEAUX, Moines et métallurgie dans la France médiévale, Paris, AEDEH/ Picard, 1991. 60. Christine MEISNER R OSEN, Christopher C. SELLERS, « The nature of the firm: towards an ecocultural history of business », Business History Review, 1999, 73-4, p. 577-600. 61. Robert BELOT, Laurent HEYBERGER (dir.), Prométhée et son double. Craintes, peurs et réserves face à la technologie, Neuchâtel, Alphil/Presses universitaires suisses, 2010 ; François Jarrige (dir.), Prométhée socialiste à l’âge romantique, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2016. 62. Vincent B ONTEMS, « Esclaves et machines, même combat ! L’aliénation selon Marx et Simondon », Cahiers Simondon, 2013, 5, p. 9-24. 63. Ulrich BECK, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1986), Paris, Aubier, 2001 ; Anthony GIDDENS, Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994. 64. Jean-Pierre LEGUAY, La pollution au Moyen Âge dans le royaume de France et dans les grands fiefs, Paris, Gisserot, 1997 ; Claire BARILLÉ, Thomas LE ROUX, Marie THÉBAUD-SORGER, « Grenelle 1794 : secourir, indemniser et soigner les victimes d’une catastrophe industrielle à l’heure révolutionnaire », dans Thomas LE R OUX (dir.), L’émergence du risque industriel (France, Grande- Bretagne, XVIIIe-XIXe siècle), Le mouvement social, 2014, 249, p. 41-71. 65. Cornel ZWIERLEIN, « Insurances as part of human security, their timescapes, and spatiality », Historical Social Research, 2010, 31-4, p. 253-274. 66. Thomas LE ROUX, Le laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, 2011 ; Jean-Baptiste FRESSOZ, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Le Seuil, 2012 ; Patrick FOURNIER, « Les pollutions de l’eau : l’expertise du risque du XVIe au XIXe siècle »,

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dans Christèle BALLUT, Patrick FOURNIER (dir.), L’eau et le risque de l’Antiquité à nos jours, Clermont- Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 39-44. 67. Catherine LANOË, La poudre et le fard. Une histoire des cosmétiques de la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2008. 68. Thomas LE ROUX, « Le risque industriel, un enjeu contemporain… et historique », dans id. (dir.), L’émergence du risque industriel, op. cit., p. 8.

RÉSUMÉS

S’il est courant de rappeler ce que l’histoire des techniques doit à l’histoire des sciences, le dialogue avec l’histoire économique a été tout aussi riche et structurant. Inscrit dans l’héritage des Annales, il s’est déployé à la lumière de l’histoire de la consommation et de l’économie de la connaissance. Les périodes médiévale et moderne ont été un laboratoire. La mise en valeur de la pluralité des modes de production et des ressources des sociétés anciennes a permis d’interroger les temporalités et de montrer la coexistence des générations techniques, mettant en cause toute linéarité des transformations techniques.

Whereas historians often recall how much history of technology is indebted to history of science, the relationships with economic history has equally been fruitful. These connections were fostered by the Annales, but they also developed through exchanges with the history of consumption and of knowledge economy. Medieval and early modern periods have been laboratories. The enhancement of the plurality of modes of production and of the resources of past societies helped to question temporalities and to stress the coexistence of diverse technical generations, hence allowing to reject any linear process of technical transformations.

INDEX

Mots-clés : circulation, économie, environnement, mode de production, technique, temporalité Keywords : circulation, economy, environment, mode of production, technology, temporalities

AUTEURS

LILIANE HILAIRE-PÉREZ Professeur à l’université Paris Diderot-Paris 7 et directrice d’études à l’EHESS, Liliane Hilaire- Pérez est historienne des techniques à l’époque moderne. Elle a dernièrement publié La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoirs techniques à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2013.

CATHERINE VERNA Professeur à l’université Paris 8, Catherine Verna est historienne des techniques à l’époque médiévale. Son dernier ouvrage, L’industrie au village (Arles-sur-Tech, XIVe et XVe siècles) est en cours de publication.

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L’objet comme document Culture matérielle et cultures techniques The Objects as Sources: Material Culture and Technical Cultures

Gianenrico Bernasconi

1 Depuis quelques années, se sont multipliées les études sur l’histoire de la culture matérielle à l’époque moderne1. L’objet n’y est plus considéré comme une marginalia à travers laquelle « vivifier » une représentation du passé souvent aride et abstraite, mais il est devenu un document à travers lequel explorer des phénomènes économiques, sociaux, culturels et scientifiques, et redessiner la géographie des relations commerciales, des influences culturelles ou de la circulation des savoirs. L’objet est l’instrument d’une conquête progressive d’une aisance matérielle, l’expression d’un goût qui fixe les rapports sociaux autour de la distinction, le produit du travail d’artistes, d’ingénieurs et d’artisans, la marque de l’indigence et de la banalité du quotidien, ou encore un véhicule pour l’expression des sentiments. Dispositifs techniques, instruments scientifiques, vêtements, bijoux, café, tabac, naturalia, porcelaines et laques, objets d’apparat ou de dévotion, mobilier, montres, livres, gravures, armes à feu ne sont que quelques exemples de la richesse de cette culture matérielle de l’Europe de l’époque moderne, saisie à travers le dépouillement d’inventaires après décès, de livres de comptes, de comptabilités domestiques, de registres des compagnies commerciales, d’archives de l’invention, de littérature de consommation, de collections des musées, etc.

2 Face à la quantité d’études sur la culture matérielle, il est pertinent d’interroger le statut de l’objet comme document de l’historien. La multiplicité des termes employés pour le désigner – » chose », « objet », « artefact », « instrument », « medium » – témoigne de la diversité des approches à travers lesquelles saisir ce document. La culture matérielle, intéressée à la relation entre l’homme et les choses, a longtemps traité l’objet dans une dimension symbolique liée à la construction des identités. L’objet étant en effet un signe à travers lequel afficher des appartenances sociales ou établir des distinctions. Depuis quelques années, on constate pourtant l’émergence d’une nouvelle approche centrée sur la matérialité de ce document et sur l’exploration des pratiques et des gestes associés à son usage, voire à sa manipulation. Il est donc utile

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pour comprendre les perspectives de recherche ouvertes par la « matérialisation » de ce document de dresser dans la première partie de cet article un bref aperçu de l’historiographie de la culture matérielle à l’époque moderne au moment du passage de l’histoire culturelle de la consommation des années 1990 au material turn du début du XXIe siècle. L’étude de l’objet comme document matériel s’appuie sur des concepts et des méthodes de recherche spécifiques, qui seront illustrés dans la deuxième partie de cet article.

3 Si la matérialité de l’objet est au cœur d’une démarche historique, il faut mobiliser alors les archives qui gardent les traces de sa conception, de sa construction et même de ses usages. L’histoire des techniques qui, depuis quelques années, porte un intérêt grandissant à la culture artisanale à l’époque moderne, ouvre une perspective importante sur l’histoire de l’objet, en explorant les savoirs, les modes de production, les procédés d’expertise et même les stratégies commerciales dont il relève. L’étude de la matérialité de l’objet, conjointe au dépouillement des archives techniques, permet de resserrer l’analyse de ce document dont les formes et les fonctions se définissent dans un contexte déterminé. Dans la troisième partie de cet article il s’agira donc de montrer l’intérêt d’une approche d’histoire des techniques pour l’analyse de la matérialité de l’objet à travers la présentation d’une étude sur l’objet portatif et les cultures techniques dans lesquelles il s’inscrit.

L’objet comme document : histoire et culture matérielle

4 La culture matérielle est un domaine d’étude ancien qui a des ancrages disciplinaires multiples. Si les ethnologues, les anthropologues et les archéologues se sont occupés traditionnellement de l’objet, en donnant vie en France à l’anthropologie des techniques, dans l’espace anglo-saxon aux material culture studies et, en Allemagne, à la Sachkulturforschung2, les historiens sont en revanche restés longtemps réticents face aux documents matériels. Leora Auslander remarque que « les historiens sont, de profession, méfiants à l’égard des choses3 », méfiance observée aussi par Frank Trentmann qui constate qu’en 2006 encore, parmi les trente-trois contributions au volume Handbook of material culture4, une seule sortait de la plume d’un historien5. La découverte de l’objet par l’histoire est un processus long dont on peut isoler, malgré la diversité des approches, trois étapes principales.

La limite entre le possible et l’impossible

5 À la fin des années 1960, l’ouvrage de Fernand Braudel Civilisation matérielle et capitalisme (XVe-XVIIIe siècles) franchit un pas important dans la reconnaissance de la vie matérielle comme objet de l’histoire. L’attention de Braudel se pose sur l’histoire des masses dont la quotidienneté se compose de gestes répétés et d’une « civilisation matérielle » qui ne se transforme que sur la longue période. Braudel, tout en reconnaissant à la culture matérielle une dignité historique, la range à un étage inférieur par rapport à la « vie économique » et au capitalisme6. La vie matérielle définit la « limite entre le possible et l’impossible », « entre ce qui peut s’atteindre, non sans effort, et ce qui reste refusé aux hommes7 ». Jean-Marie Pesez dans l’article « Histoire de la culture matérielle » publié dans La nouvelle histoire (1978) éclaircit le

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sens de cette « limite entre le possible et l’impossible ». En commentant les travaux d’historiens marxistes pour lesquels « on pouvait étudier la culture matérielle sans pour autant introduire une médiation entre le fait social et le fait historique », sans lui accorder donc « une valeur de causalité8 », il évoque les travaux de Braudel : « peser le possible et l’impossible : ce n’est pas désigner le pourquoi ni le comment ». La culture matérielle n’est pas un vecteur du changement, contrairement aux facteurs économiques et sociaux, car selon Pesez son histoire n’a, à la fin des années 1970, pas encore élaboré ses concepts, ni su « développer ses implications ». Sa fonction est de « réintroduire l’homme dans l’histoire », trop souvent oublié par une histoire économique et sociale à qui « soit par la faute des documents, soit qu’elle se soit laissée absorber par le jeu des mécanismes, par la recherche de lois ou de structures, il […] est arrivé de céder à la tentation de l’abstraction9 ». Nous allons montrer ici comment, au cours des dernières décennies, l’histoire de la culture matérielle a été associée progressivement à l’étude des transformations économiques, sociales et culturelles, en sortant ainsi de la « minorité » évoquée par Pesez.

Objet et histoire de la consommation

6 En 1997, Dominique Poulot s’interroge sur la naissance d’une nouvelle histoire de la culture matérielle10. La publication en France de La naissance de l’intime. 3 000 foyers parisiens, XVIIe-XVIIIe siècle (1988), dans lequel Annick Pardailhé-Galabrun fait la synthèse d’un dépouillement collectif d’inventaires après-décès dont les méthodes avaient été développées par Daniel Roche dans Le peuple de Paris : essai sur la culture populaire au XVIIIe siècle (1981), révèle une véritable « révolution des objets11 » qui marque le passage, au cours du XVIIIe siècle, d’un régime matériel caractérisé par la pénurie à une nouvelle aisance dans la vie quotidienne. Selon Poulot, cette approche fondée sur une exploitation intensive des inventaires après-décès12 n’est pas sans risque : « Si cette profusion d’indices accumulés, d’objets recensés, témoigne de la fécondité d’une démarche exemplaire, celle-ci, systématiquement reconduite, s’avère toutefois répétitive, dans un questionnaire toujours consacré aux partages privé/public et individu/collectif13. » Face à ces limites, Poulot rappelle la remise en question de l’analyse quantitative de la culture matérielle et « la critique de la construction des statistiques et des documents » par une historiographie qui passe « de l’inventaire sériel à la reconstitution du contexte de l’objet14 ».

7 L’émergence d’une histoire de la culture matérielle dont les objets « apparaissent moins comme autant d’identités stables dans une production matérielle » que comme les « témoins d’un devenir15 », doit beaucoup aux travaux qui, à partir des années 1980, spécialement dans l’espace anglo-saxon, posent les bases pour une nouvelle histoire de la consommation.

8 La publication par John Brewer, Neil McKendrick et John H. Plumb de The Birth of a Consumer Society (1982) confère à la consommation, et donc au facteur de la demande, un rôle important dans les transformations économiques et sociales qui précèdent la révolution industrielle. Selon cette approche, une « révolution de la consommation », entraînée par l’augmentation de la propension d’achat des ménages grâce à une plus grande disponibilité d’argent suite à l’intensification du temps de travail et l’extension de l’emploi à tous les membres de la famille16, précéderait les modifications des facteurs productifs. Cette thèse a le mérite d’inscrire la culture matérielle dans la chaîne des

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transformations économiques et sociales, en l’affranchissant ainsi de l’immobilisme dans lequel elle avait été contrainte par la longue période braudélienne. Elle a alimenté un très vaste débat autour de sa chronologie et de sa géographie. En 1993, l’ouvrage collectif Consumption and the World of Goods, édité par John Brewer et Roy Porter, prouve la fertilité de ce domaine d’étude en déplaçant le questionnement de la culture matérielle « du constat pur et simple de la présence ou de l’absence de biens en tels lieux à une explication des conduites », marquée par une approche anthropologique17. D’importantes études menées sur l’Italie de la Renaissance18 et sur les Pays-Bas, l’Angleterre et l’Italie du XVIIe siècle19, ont permis de rectifier la chronologie des transformations des régimes matériels en introduisant une vision plus nuancée et plus diversifiée de l’histoire de la consommation. Ces études sont aussi à l’origine de nouvelles approches méthodologiques qui déplacent l’attention de la cour vers la ville, explorent la consommation domestique à travers l’analyse des intérieurs20, s’intéressent aux consommations des groupes sociaux moins aisés et à celles des campagnes21, abordent la possession des biens dans la perspective de la construction des identités sociales et de genres22, en intégrant aussi la question de la production et du commerce23. Le développement de ces recherches a conduit aussi à la variation des échelles d’analyse : à côté des enquêtes locales ou nationales se sont multipliées les approches d’histoire globale concernant par exemple, les circuits commerciaux et la circulation des demi-produits dans l’espace eurasiatique24.

9 Les études sur la consommation ont fourni une contribution importante à l’analyse des mécanismes sociaux et culturels dans lesquels la culture matérielle joue un rôle important. Daniel Roche dans La culture des apparences. Une histoire du vêtement, XVIIe- XVIIIe siècle (1989) montre qu’au début du XVIIIe siècle le système de consommation réglé par les lois somptuaires, pour lesquelles la possession et l’usage de certains biens de luxe étaient une prérogative de l’aristocratie, entre en crise25. L’émergence de nouveaux groupes sociaux brouille les codes vestimentaires sur lesquels se fondait la société d’ordres, en enclenchant un processus consommatoire d’ostentation et d’imitation. Pour garder son prestige, l’aristocratie adopte un train de vie fastueux, tandis que les nouveaux groupes sociaux urbains imitent souvent sa consommation. Dans ce contexte se développe le marché des produits de luxe et de demi-luxe26 qui va jouer un rôle important dans la consommation au XVIIIe siècle. Les historiens se sont occupés du développement de procédés d’imitation de matériaux précieux, comme le similor, ou de matériaux provenant de l’Asie, comme les laques27 et la porcelaine28, ou encore du développement de nouvelles techniques de production comme le placage29. La naissance de la consommation ne s’explique pourtant pas uniquement par le paradigme de l’imitation et de la distinction30, mais aussi par un processus d’innovation qui investit le quotidien31 dont s’est occupée l’histoire des techniques en mettant en évidence en particulier le rôle décisif des savoirs et savoir-faire artisanaux32. C’est dans le contexte de cette innovation qu’émerge, dans les annonces publiées dans les revues du XVIIIe siècle et dans le débat sur le luxe, une nouvelle valeur d’usage, la « commodité », liée au bien-être physique tiré de l’usage de l’objet, qui distingue cette consommation utilitaire des fastes de la consommation de l’apparence33.

10 Le renouveau des questions concernant la culture matérielle dans le contexte de l’histoire de la consommation stimule l’analyse de l’objet comme facteur de transformation économique, sociale culturelle. La découverte de cette « causalité », pour reprendre les mots de Pesez, s’opère pourtant souvent au prix d’une

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dématérialisation de l’objet34. Si l’histoire des techniques a bien pris en compte la question de la matérialité spécialement dans le contexte de l’analyse de la production35, l’histoire de la culture matérielle, inspirée par les travaux d’anthropologues comme Mary Douglas et Baron Isherwood36, a traité la consommation dans une perspective culturelle, en négligeant les pratiques et les gestes associés à l’usage des objets, pours’intéresser aux choix des consommateurs et aux valeurs attribuées aux produits.

11 La sensibilité des historiens a pourtant changé ces dernières années. Dans un article récent, Giorgio Riello reconnaît, à côté d’une « histoire des choses » s’apparentant à une histoire de la culture matérielle influencée par le développement des études sur la consommation et le design et qui s’intéresse « à la relation entre objets, personnes et leurs représentations », une « histoire à partir des choses », « dans laquelle les artefacts matériels sont utilisés comme matière brute par la discipline historique et par l’interprétation du passé37 ». L’émergence d’une « histoire à partir des choses » signale une nouvelle position de l’objet dans l’enquête historique. Il faut, pour la comprendre, évoquer le material turn38.

Le material turn

12 Le d’attention pour la matérialité doit être rapporté aux critiques sur la centralité du langage et du texte dans l’étude des phénomènes culturels et à la revendication de la diversité des régimes ontologiques de la chose ou de l’image39. S’il est bien légitime de discuter de l’usage souvent rhétorique du mot « tournant40 » dans les sciences sociales, le nombre et le caractère transdisciplinaire des travaux faisant référence à la dimension épistémique de la matérialité pour l’analyse des phénomènes culturels et sociaux et même son importance dans la théorie sociale justifient l’emploi de l’expression material turn41. Malgré la diversité des approches faisant référence à la matérialité comme nouveau paradigme de recherche, il est utile ici d’illustrer quelques facteurs ayant favorisé l’émergence d’une attention nouvelle portée à l’artefact.

13 Depuis la fin des années 1970, les travaux d’historiens, de sociologues et d’anthropologues sur la pratique scientifique42 ont attiré l’attention sur le rôle des facteurs sociaux et des dispositifs matériels – machines, instruments, modèles, préparations, spécimens, collections – dans la formation du savoir43. Cette approche a entraîné la valorisation de l’objet comme élément pour l’étude des pratiques, mais aussi comme « chose épistémique44 » qui porte les marques d’une approche scientifique et des techniques d’expérimentation.

14 C’est pourtant grâce à une nouvelle place de la matérialité dans la théorie sociale que le material turn connut une forte diffusion. Dans ce contexte, les travaux de Bruno Latour jouent un rôle central45. Au rapport entre objet et sujet, Latour substitue la relation entre humain et non-humain, dans laquelle l’artefact (le non-humain) devient un actant qui, par une forme de médiation technique d’un impératif qu’il incorpore et traduit, entraîne des réactions en influençant ainsi le social. À l’aide d’exemples efficaces, comme la clé de Berlin qui oblige à refermer la porte quand on sort ou quand on entre46, ou le gendarme couché qui force les automobilistes à ralentir et donc à respecter les limites de vitesse afin de protéger les amortisseurs de leurs voitures47, Latour montre comment la matérialité de l’artefact incorpore un « programme » ayant des conséquences sur le déroulement de l’action. En déclinant l’analyse de Latour avec la théorie de la pratique sociale, Andreas Reckwitz observe que « l’enjeu principal est

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alors que certaines choses ou artefacts fournissent plus que de simples objets de connaissance, mais deviennent des composantes nécessaires et irremplaçables de certaines pratiques sociales48 ». Par son « agency » l’objet assume une position importante dans la théorie sociale, position qui devient pertinente également pour l’enquête historique des pratiques.

15 Un troisième aspect contribuant à la diffusion du material turn est lié au renforcement de la collaboration entre musées et universités. Depuis quelques années, plusieurs universités ont valorisé leurs collections à travers la création de musées ou en adoptant d’autres formes de communication scientifique, et se sont réunies dans la commission University Museums and Collections (UMAC) au sein de l’International Council of Museums (ICOM)49. Les musées quant à eux participent désormais aux programmes de recherche qui voient la collaboration entre conservateurs, restaurateurs et scientifiques dans le but de partager leurs compétences dans l’étude sur l’objet50.

Enquête du document matériel : concepts et méthodes

16 À travers le material turn et les travaux de Bruno Latour, sont posées les bases pour une intégration de l’objet dans l’analyse des pratiques sociales et culturelles. Pour l’historien, il ne s’agit évidemment pas d’appliquer littéralement l’approche de Latour, mais « d’intégrer le monde matériel dans la compréhension du social et du culturel51 ». L’usage du document matériel exige l’élaboration de concepts et de méthodes spécifiques, outre la connaissance des principales bases de données permettant d’accéder aux collections52.

Pour une archéologie des pratiques

17 L’étude sur les pratiques est une des grandes questions épistémologiques pour l’historien. Comment saisir l’action quotidienne individuelle ou collective, les routines, les manières de faire, mais aussi les expressions les plus intimes du sujet53 ? Les gestes ne laissent que très peu de traces à l’extérieur des sources qui relèvent du registre des représentations54 ou de celles inhérentes à leur normalisation (écrite ou orale) dans des rituels religieux, politiques ou anthropologiques (rites de mariage, funéraires, etc.). L’exploration des gestes quotidiens pose les plus grandes difficultés à l’historien. Pourtant, l’objet en tant que document matériel, considéré désormais comme partie prenante de l’action, offre des informations utiles à ce genre d’investigation. En tant que « reste » d’une action qui s’est déroulée dans le passé, il permet une sorte d’archéologie des pratiques. En effet, l’étude d’un dispositif matériel permet de saisir les « programmes d’action55 » qu’il incorpore, les traces mêmes des usages, et invite à réfléchir sur les formes de contrainte du corps56, sur la diffusion et la socialisation de gestes57. Si l’objet est une partie prenante de l’action, l’étude de ses formes permet de recueillir des informations sur les modalités de son déroulement et même, comme l’affirmait Norbert Elias, de saisir les normes qui la règlent58.

18 Afin d’éviter tout déterminisme technique, cette archéologie des pratiques doit pourtant tenir compte aussi de la liberté des usagers. La fonction d’un objet est en effet susceptible d’être transformée par son appropriation, tout en n’étant pas une proie docile pour le braconnage des consommateurs sur lequel Michel de Certeau avait justement attiré l’attention59.

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Méthodes : description, sens et série

19 L’attention prêtée aux documents matériels, à ces restes considérés dans la perspective d’une archéologie des pratiques, pose des questions méthodologiques. Comment en effet interroger la matérialité comme document historique ? À ce propos, archéologues, historiens de l’art et ethnologues pratiquent un art de l’observation et de sa réduction au langage : la description. Erwin Panofsky invitait l’historien de l’art à un acte du regard, à un exercice de la description pré-iconographique de l’œuvre d’art dans laquelle l’expérience pratique permet la reconnaissance des formes avant leur analyse iconographique et iconologique60. Ethnologues et sociologues, influencés par l’ethno- méthodologie de Harold Garfinkel, poursuivent une approche descriptive des pratiques sociales à travers l’enquête de terrain et l’observation participative61. Plus proche de l’objet, l’historien de l’art Jules Prown réserve dans sa méthode d’analyse de la culture matérielle une place importante à la description « de l’évidence interne de l’objet62 ». À la question « comment peut-on tirer des informations sur la culture, sur l’esprit, à partir d’objets muets ? », il propose de répondre par « une analyse substantielle, un compte rendu des dimensions physiques, matérielles et de l’articulation des objets ». L’exercice descriptif requiert une finesse du regard qui dépasse souvent les compétences de l’historien, lequel doit recourir à des spécialistes comme les conservateurs et les restaurateurs qui disposent d’une connaissance pratique et de techniques d’analyse très sophistiquées63. Actuellement, plusieurs projets prévoient ces collaborations. En France, l’Atelier de reconstitution (Ateliers Campus Condorcet) réunit historiens des sciences et des techniques, restaurateurs et conservateurs dans l’analyse de dispositifs difficilement saisissables par le seul dépouillement des archives. En Allemagne, le projet Parerga und Paratexte-Wie Dinge zur Sprache kommen. Praktiken und Präsentationsformen in Goethes Sammlungen, associe les conservateurs et les restaurateurs de la Klassik Stiftung Weimar avec des chercheurs de l’université de Bielefeld, de la Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg et de la Friedrich-Alexander Universität Erlangen-Nürnberg autour de l’étude des objets et des pratiques de collection de Goethe. Dans l’espace anglo-saxon, il faut mentionner le rôle pionnier des expériences menées dans le cadre du Winterthur Program in American Material Culture et les différents projets du département de recherche du Victoria & Albert Museum à Londres.

20 En élargissant la question de la description comme acte physique de l’observation, émerge la dimension sensorielle de l’analyse de la matérialité de l’objet64. Le poids, les qualités des matériaux, les manipulations sont des formes de connaissance de l’objet impliquant un investissement du corps. Que pourrait-on apprendre des rites d’interaction sociale en regardant dans une lorgnette du XVIIIe siècle ou de la guerre et de ses tactiques en tirant avec un mousquet ? Jules Prown observe à ce propos qu’« à travers une interprétation culturelle au moyen des artefacts, nous pouvons, en premier lieu, ouvrir un dialogue avec l’autre culture non pas par nos esprits, sièges de nos préjugés culturels, mais par nos sens65 ». Dans l’article « Style as evidence », il est encore plus explicite : « Ce mode affectif d’appréhender le monde par les sens qui nous permet de nous mettre, au figuré, dans la peau des individus qui ont commandé, fait, utilisé, apprécié ces objets, de voir par leurs yeux et de toucher avec leurs mains, de nous identifier à eux par empathie, est clairement une autre manière de dialoguer avec le passé66. »

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21 La matérialité du document invite donc à une forme de connaissance par le corps, permettant une expérience originale de l’objet.

22 Un troisième aspect méthodologique peut être retenu pour l’analyse de la matérialité, l’établissement de séries. La juxtaposition de plusieurs exemplaires d’une même typologie d’objet aide à la compréhension de leurs fonctions, de leur déclinaison sociale et de leurs transformations. La série est une opération épistémique utilisée par les sciences naturelles, par la muséologie et même par l’archéologie, l’histoire et l’histoire de l’art en particulier à partir du XIXe siècle67. Elle se compose d’objets auxquels on reconnaît un caractère commun, dont elle met en évidence les écarts dans une perspective souvent évolutionnaire. La constitution de séries pour l’étude du document matériel ne suit pas cette approche, mais doit aider dans l’identification de facteurs significatifs et dans la reconnaissance d’axes de transformation. Pour comprendre l’intérêt de la sérialisation des documents matériels, il suffit de penser aux différents modes d’acquisition de connaissance entre l’observation d’un microscope du XVIIIe siècle dans la vitrine d’une exposition et l’observation du même objet dans le dépôt d’un musée, là où il est conservé parmi une dizaine de microscopes de la même époque.

Mobiliser les archives : objet et histoire des techniques

23 Le document matériel n’est pas seulement le reste d’une pratique, mais sa matérialité laisse aussi des traces dans les archives. À travers leur dépouillement, l’histoire des techniques apporte une contribution importante à l’investigation de l’objet, en l’inscrivant dans un contexte dans lequel il est possible d’analyser l’émergence de ses formes et de ses fonctions, ce qui offre une approche complémentaire à l’enquête de la matérialité.

Cultures techniques et objet portatif

24 L’étude de l’objet portatif68, objet qui se caractérise par des dispositifs qui en rendent aisé le portage à travers la contraction de son volume et la réduction de son poids, est un cas exemplaire de l’intégration entre analyse matérielle et exploration des archives. La portabilité est une forme technique qui ne s’appuie pas sur un savoir formalisé ou une « réduction en art69 », mais se configure dans le cadre des cultures techniques puisant à des savoirs et des pratiques diverses. Si, à l’époque moderne il n’existe donc aucune règle à travers laquelle composer des structures pliables ou démontables, les historiens, en puisant dans les collections des musées et dans la littérature technique, peuvent identifier les artisans et les inventeurs qui les ont conçues, leurs métiers, leurs savoirs et même repérer les descriptions des formes et des usages de ces objets. Ces informations permettent de configurer un univers de savoirs tacites ou formalisés, incorporés dans des objets ou inscrits dans des pratiques productives, à travers lesquels il est possible de reconstituer les cultures techniques inhérentes à l’objet portatif. Ces cultures techniques donnent une « profondeur » à l’objet, en l’inscrivant dans un réseau de relations permettant de questionner sa matérialité. Nous allons illustrer ici quelques exemples de la richesse de ces cultures techniques et des archives qu’on peut mobiliser pour les explorer.

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25 L’objet portatif incorpore des savoirs qu’on peut interroger en appliquant les méthodes pour l’analyse du document matériel que nous venons d’illustrer. La description de l’extension et de la contraction du volume de l’objet portatif, rendues possibles par l’emploi de charnières et de parties démontables, révèle une maîtrise de la géométrie permettant de prévoir les modifications de la forme de ces objets. Les planches de l’Art du menuisier (1769-1775) d’André Jacob Roubo (1739-1791) confirment l’importance de la géométrie utilisée pour la projection des contractions d’un lit de camp. Les nécessaires de voyage du XVIIIe siècle offrent un autre exemple de cette approche descriptive de la matérialité de l’objet portatif (ill. 1). Le rangement des pièces dans ces nécessaires ne suit pas uniquement un programme esthétique mais il est aussi un savoir pratique permettant de les disposer selon une économie de volume. Rarement reconnu dans la littérature technique, le rangement est une opération technique qui trouve des échos dans l’expertise des machines. Le 24 janvier 1742, Henri Louis Duhamel du Monceau (1700-1782) et Charles Étienne Louis Camus (1699-1768) proposent à l’Académie des sciences d’approuver le moulin portatif de Mansard, dont « tout l’art consiste à avoir tellement réduit et déposé toutes les parties qui le composent ; qu’elles puissent, étant renfermées dans une cage de 4 pieds de largueur sur 5 de longueur, produire tout l’effet qu’on peut attendre70 ».

Figure 1 - Martin-Guillaume Biennais, Pierre-Benoît, Nécessaire de voyage de Napoléon Ier puis du tsar Alexander Ier, 1806

Paris, musée du Louvre. Cliché G. Bernasconi

26 L’importance de la géométrie pratique pour la conception de l’objet portatif est confirmée par les savoirs et les savoir-faire affichés dans la correspondance des artisans ou dans les annonces à travers lesquelles ils présentent leurs inventions au public. Dans une lettre adressée au marquis de Marigny (1727-1781), directeur et

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ordonnateur des Bâtiments du roi, Pierre Tranoy, inventeur d’un lit militaire et d’autres objets portatifs, assure pouvoir exécuter « toutes sortes de modèles d’architecture pratique, de traits de géométrie, de voussures de menuiserie71 ». Les artisans et les inventeurs d’objets portatifs se présentent donc en intermédiaires entre la culture scientifique et les savoir-faire pratiques, en s’attribuant souvent le titre de mécanicien, figure professionnelle encore vague au XVIIIe siècle, à travers laquelle ils essaient de s’affranchir du contrôle des corporations72. Artisans et inventeurs démontrent souvent une grande aisance avec l’écriture. Ils s’adressent à des institutions pour obtenir une aide financière ou l’octroi d’un privilège, ils rédigent des annonces et des prospectus présentant leurs inventions au public. Cette technique d’écriture permet aux artisans et inventeurs de formaliser leurs savoirs à travers la description des objets et de leur fonctionnement, mais aussi d’intégrer les conditions d’usage et les attentes des consommateurs dans leurs projets techniques73.

27 Si les savoirs et les savoir-faire des artisans et des inventeurs sont des éléments importants pour la reconstitution des cultures techniques inhérentes à l’objet portatif, celles-ci se forment aussi grâce à la circulation des objets qui participe à la dissémination des savoirs74. Les itinéraires de la circulation d’objets portatifs remettent en discussion le modèle diffusionniste pour lequel l’innovation technique aurait son foyer dans les institutions savantes ou dans l’armée. Le cas des moulins portatifs est à ce sujet exemplaire. Empruntés à une culture technique des campagnes où ils permettent aux paysans de faire face aux crises d’approvisionnement énergétique des grands moulins à eau lors des sécheresses, ces moulins sont améliorés par des commissions militaires qui les rendent plus légers et performants, avant de les adopter pour la subsistance de l’armée. Les savoirs inhérents à l’objet portatif sont donc disséminés dans le territoire et leur circulation relie des foyers techniques différents. La substitution du fer au bois pour la fabrication de ces moulins marque le passage d’une technique agricole à une technique militaire.

28 L’organisation de la production et les métiers impliqués dans la fabrication de l’objet portatif sont aussi des facteurs importants pour l’analyse de sa matérialité. La dimension mécanique de cet objet permettant l’extension et la contraction de son volume, nécessite l’intervention dans le processus productif de plusieurs professions, ce qui occasionne des différends en raison de la « rigidité » du partage des monopoles de production et de vente du système corporatiste75. Le cas du mobilier de voyage est à ce sujet édifiant. Dans sa fabrication, interviennent les menuisiers pour les parties en bois, les serruriers pour les charnières et les tapissiers pour le montage des parties et l’application des tissus. La revendication du droit de vente du produit fini, l’emploi d’« ouvriers sans qualité76 » sont à l’origine de saisies de ces objets de la part des jurés de ces corporations, qui entraînent des querelles judiciaires réglées par des arrêts du parlement, dont les statuts de ces métiers conservent une précieuse mémoire77. La résolution de ces différends passe donc par une décision de justice portant sur la qualification de ces objets et sur une organisation de la production. D’autres enquêtes ont montré l’intérêt du dépouillement des livres de comptes déposés dans le cas de faillites d’artisans. À travers la liste des créanciers conservée dans ces dossiers, on arrive à reconstituer la circulation de demi-produits entre professions, ce qui permet de mieux comprendre l’organisation du travail78. Ce sont les factures des artisans, dont les comptes des Menus Plaisirs du roi conservent des exemples concernant la réparation et l’entretien du mobilier de voyage79, qui révèlent à travers la description

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des pièces employées, de leur dimension, de leurs dénominations et même des gestes accomplis, la richesse des techniques utilisées pour la fabrication de ces objets.

29 Un dernier aspect permet de qualifier les cultures techniques de l’objet portatif : l’expertise des sociétés savantes. L’Académie des sciences, fondée par Colbert en 1666, est engagée dans l’examen des machines, par le Contrôle général ou le Bureau de commerce ou par les inventeurs eux-mêmes qui sollicitent son approbation utile à l’obtention d’un privilège80. L’Académie choisit alors des commissaires chargés de l’examen de la machine et de la présentation d’un rapport. L’intérêt de ces archives de l’expertise réside autant dans les mémoires déposés par les inventeurs que dans les décisions des commissaires81. Les expertises de l’Académie des sciences tendent à vérifier l’existence de principes communs à l’examen de toute machine portative, comme le poids, le volume, la manipulation (montage et démontage), la solidité et la facilité du transport, en s’intéressant aussi aux conditions d’usage attestées souvent par des témoignages. Si ces rapports ne marquent pas l’émergence d’un savoir formalisé sur l’objet portatif, ils permettent néanmoins de documenter le discours savant sur ce genre de machines.

30 À travers l’analyse descriptive de ses formes matérielles, l’étude des compétences des artisans et des inventeurs qui les conçoivent, la circulation et la dissémination des savoirs, l’organisation de la production ou encore l’expertise savante, on arrive à inscrire l’objet portatif dans les cultures techniques permettant de saisir l’émergence de ses formes et de ses fonctions.

Conclusion

31 L’importance d’une approche combinant l’analyse matérielle de l’objet et l’étude des archives réside dans la nécessité d’éviter que le document matériel se réduise à une sorte de black box, dont la matérialité suffise en quelque sorte à elle-même. Le material turn incite l’histoire de la culture matérielle à élaborer des méthodes pour analyser l’objet et pour assumer son rôle dans la configuration des pratiques sociales et culturelles. Les archives de leur part permettent de reconstituer les cultures techniques qui conditionnent ses formes et ses fonctions. Il n’y a pourtant pas de material turn sans l’étude des projets, des modes de production, des circulations des savoirs, permettant de contextualiser l’objet. Même l’étude des cultures techniques doit être mise à l’épreuve de l’analyse de la matérialité de l’objet, permettant de rectifier une approche trop souvent fondée sur les représentations et les discours. Ce programme n’est et ne peut pas être seulement l’affaire des historiens, mais doit engager aussi les compétences des spécialistes des objets, comme les conservateurs et les restaurateurs.

NOTES

1. En raison de l’abondance de la littérature sur le sujet, ne seront mentionnées ici que quelques- unes des publications les plus récentes : Anne GERRITSEN et Giorgio RIELLO (dir.), Writing material

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culture history, Londres, Bloomsbury, 2015 ; Philippe CORDEZ, « Die kunsthistorische Objektwissenschaft und ihre Forschungsperspektive », Kunstchronik, vol. 67, n° 7, 2014, p. 364-373 ; Paula FINDLEN (dir.), Early modern things : objects and their histories, 1500-1800, Londres/ New York, Routledge, 2013 ; Frauke BERND et al. (dir.), Die Sachen der Aufklärung, (Beiträge zur DGEJ-Jahrestagung 2010 in Halle a. d. Saale), Hamburg, Meiner, 2012 ; Sven DUPRÉ et Christoph L ÜTHY (dir.), Silent messengers. The circulation of material objects of knowledge in the early modern Low Countries, Berlin, Lit, 2011 ; Tara HAMLING et Catherine RICHARDSON (dir.), Everyday objects. Medieval and early modern material culture and its meanings, Farnham/Burlington, Ashgate, 2010 ; Karen HARVEY (dir.), History and material culture. A student’s guide to approaching alternative sources, Londres/New York, Routledge, 2009 ; Leora AUSLANDER, Amy BENTLEY, H. Otto SIBUM et Cristopher WITMORE, « AHR conservation : historians and the study of material culture », The American historical review, vol. 114, n° 5, 2009, p. 1354-1404. Plusieurs revues ont récemment consacré un numéro à cette thématique : Zeitschrift für historische Forschung, vol. 42, n° 3, 2015 ; Historische Anthropologie. Kultur-Gesellschaft-Alltag, vol. 23, n° 2, 2015 ; ou The catholic historical Review, vol. 101, n° 1, centennial issue 2015. 2. Kim SIEBENHÜNER, « Things that matter. Zur Geschichte der materiellen Kultur in der Frühneuzeitforschung », Zeitschrift für Historische Forschung, vol. 42, n° 3, 2015, p. 385 sq. 3. Leora AUSLANDER, « Beyond words », The American historical review, vol. 110, n° 4, 2005, p. 1015. 4. Christopher TILLEY et al. (dir.), Handbook of material culture, Londres, SAGE, 2006. 5. Frank TRENTMANN, « Materiality in the future of history : things, practices, and politics », Journal of British studies, vol. 48, n° 2, 2009, p. 287. 6. Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle et capitalisme (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Armand Colin, 1967, p. 10-11. 7. Fernand B RAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle. Tome 1. Les structures du quotidien : le possible et l’impossible, Paris, Armand Colin, 1979, p. 11. 8. Jean-Marie PESEZ, « Histoire de la culture matérielle », dans Jacques LE GOFF, Roger CHARTIER, Jacques REVEL (dir.), La nouvelle histoire, Paris, Retz, Centre d’études et de promotion de la lecture, 1978, p. 108. 9. Ibid., p. 130. 10. Dominique P OULOT, « Une nouvelle histoire de la culture matérielle ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 44, n° 2, 1997, p. 344-357. 11. Joël C ORNETTE, « La révolution des objets. Le Paris des inventaires après décès, XVIIe-XVIIIe siècles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. XXXVI, n° 3, 1989, p. 465-475. 12. Les inventaires après décès ont également fait l’objet de recherches en Angleterre, Lorna WEATHERILL, Consumer behaviour and material culture in Britain, 1660-1760, Londres/New York, Routledge, 1988. 13. D. POULOT, « Une nouvelle histoire de la culture matérielle ? », art. cité, p. 345. 14. Ibid., p. 346. 15. Ibid., p. 347. 16. Jan DE VRIES, The industrious revolution. Consumer behavior and the household economy, 1650 to the Present, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2008 ; à propos de ce livre, Jean-Yves GRENIER, « Travailler plus pour consommer plus. Désir de consommer et essor du capitalisme du XVIIe siècle à nos jours », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 65, n° 3, 2010, p. 787-798. 17. D. POULOT, « Une nouvelle histoire de la culture matérielle ? », op. cit, p. 351. 18. Ulinka RUBLACK, « Matter in the material Renaissance », Past and Present, vol. 219, n° 1, 2013, p. 41-85; Evelyn S. WELCH, Shopping in the Renaissance. Consumer cultures in Italy 1400-1600, New Haven/Londres, Yale University Press, 2005 ; Lauro MARTINES, « The Renaissance and the birth of a consumer society », Renaissance Quarterly, vol. LI, n° 1, 1998, p. 193-203 ; Richard A. GOLDTHWAITE,

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« The empire of things. Consumer demand in Renaissance Italy », dans Francis W. KENT (dir.), Patronage, Art and Society in Renaissance Italy, Canberra, Humanities Research Centre, 1987, p. 153-175. 19. Simon SCHAMA, The embarrassment of riches : an interpretation of Dutch culture in the Golden age, New York, Knopf, 1987 ; Linda LEVY PECK, Consuming splendor : society and culture in seventeenth- century England, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 ; Renata AGO, Il gusto delle cose. Una storia degli oggetti nella Roma del Seicento, Roma, Donizelli, 2006. 20. Marta AJMAR-WOLLHEIM et Flora DENNIS (dir.), At home in Renaissance Italy, Londres, Victoria & Albert Museum, 2006 ; Raffaella SARTI, Vita di casa. Abitare, mangiare, vestire nell’Europa moderna, Roma, Laterza, 2003. 21. Dominique MARGAIRAZ, « City and country: home, possessions, and diet, Western Europe 1600-1800 », dans Frank TRENTMANN (dir.), The Oxford handbook of he history of consumption, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 192-210 ; Madeleine FERRIÈRES, Le bien des pauvres : la consommation populaire en Avignon (1600-1800), Seyssel, Champ Vallon, 2004 ; Paolo MALANIMA, Il lusso die contadini : consumi e industrie nelle campagne toscane del Sei e Settecento, Bologna, Il Mulino, 1990. 22. Hannah GREIG, Jane HAMLETT et Leonie HANNAH (dir.), Gender and material culture in Britain since 1600, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016 ; Jennie BATCHELOR et Cora KAPLAN (dir.), Women and material culture, 1660-1830, Basingstoke, Palgrave Macmillian, 2007 ; Margot FINN, « Men’s things. Masculine possessions in the consumer revolution », Social history, n° 25, 2000, p. 133-155 ; Victoria DE GRAZIA et Ellen FURLOUGH (dir.), The sex of things. Gender and consumption in historical perspective, Berkeley, University of California Press, 1996. 23. Pour un aperçu de l’abondante bibliographie sur ce sujet, Evelyn W ELCH, « Sites of consumption in early modern Europe », dans F. TRENTMANN (dir.), The Oxford handbook, op. cit., p. 229-250. 24. Maxine BERG et al. (dir.), Goods from East, 1600-1800. Trading Eurasia, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015 ; Luca MOLÀ et Marta AJMAR-WOLLHEIM, « The global Renaissance: cross-cultural objects in the early modern period », dans Glenn ADAMSON, Giorgio RIELLO et Sarah TEASLEY (dir.), Global design history, Londres/New York, Routledge, 2011, p. 11-20 ; Giorgio RIELLO, The spinning world : a global history of cotton textiles, 1200-1850, Oxford, Oxford University Press, 2009 ; Maxine BERG, « In pursuit of luxury : global history and British consumer goods in the Eighteenth- century », Past and Present, vol. 182, n° 1, 2004, p. 182-142. 25. Daniel ROCHE, La culture des apparences. Une histoire du vêtement, XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1989. 26. Au sujet des produits de luxe, Natacha COQUERY, L’hôtel aristocratique. Le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998 ; pour les produits de demi-luxe, Natacha COQUERY, Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle, Paris, CTHS, 2011, ch. 8 ; Maxine BERG, « New commodities, luxuries and their consumers in eighteenth-century England », dans Maxine BERG et Helen CLIFFORD, Consumers and luxury. Consumer culture in Europe, 1650-1850, Manchester, Manchester University Press, 1999, p. 63-85 ; Cissie FAIRCHILDS, « The production and marketing of populuxe goods in Eighteenth-century Paris », dans John BREWER et Roy PORTER (dir.), Consumption and the worlds of goods, Londres, Routledge, 1993, p. 228-248. 27. Monika KOPPLIN et Anne FORRAY-CARLIER (dir.), Les secrets de la laque française. Le vernis Martin, Paris, Arts décoratifs, 2014. 28. Timothy BROOK, Vermeer’s hat : the seventeenth century and the dawn of the global world, New York, Bloomsbury Press, 2008, ch. 8. (trad. fr. : Le chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Paris, Payot, 2010).

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29. Helen CLIFFORD, « Innovation or emulation? Silverware and its imitations in Britain 1750-1800 : the consumers’ point of view », History of technology, vol. XXIII, 2001, p. 59-80. 30. Ce paradigme s’inspire des travaux de Thorstein VEBLEN, The theory of the leisure class. An economic study of institutions, New York, Macmillan, 1899, et de Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979. 31. Sur la relation entre technique et quotidien, Siegfried G IEDION, La mécanisation au pouvoir. Contribution à l’histoire anonyme, Paris, Centre Georges Pompidou/CCI, 1980 (éd. orig. 1948). Pour une approche actuelle de ces problématiques, Manuel CHARPY et François JARRIGE, « Introduction. Penser le quotidien des techniques. Pratiques sociales, ordres et désordres techniques au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 45, 2012, p. 7-32. 32. Pamela H. SMITH, Amy R. W. MEYERS, Harold J. COOK (dir.), Ways of making and knowing. The material culture of empirical knowledge, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2014 ; Liliane HILAIRE-PÉREZ, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoir technique à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2013 ; Liliane HILAIRE-PÉREZ, « Technology as a public culture in the Eighteenth century : the artisans’ legacy », History of science, vol. XLV, n° 1, 2007, p. 135-153 ; ce numéro fut consacré à la discussion du livre de Joël MOKYR, The gifts of Athena. Historical origins of the knowledge economy, Princeton, Princeton University Press, 2002. 33. Gianenrico BERNASCONI, Objets portatifs au Siècle des lumières, Paris, CTHS, 2015, p. 256-257 ; John CROWLEY, The invention of comfort. Sensibilities and design in early modern America, Baltimore, Johns Hopkins University, 2001; Philippe PERROT, Le luxe. Une richesse entre faste et confort, XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Le Seuil, 1995 ; Jean-Pierre GOUBERT (dir.), Du luxe au confort, Paris, Belin, 1988. 34. Cette dématérialisation a fait l’objet de critiques de la part d’importants historiens de la consommation et de la culture matérielle ; Daniel ROCHE, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles, XVIIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 10 et Maxine BERG, Luxury and pleasure in Eighteenth-century Britain, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 13. 35. À ce sujet, voir l’attention accordée à la préparation des cosmétiques par Catherine LANOË, La poudre et le fard. Une histoire des cosmétiques de la Renaissance aux Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2008, ou à l’importance de la chimie dans la culture matérielle de l’aéreostation au XVIIIe siècle, par Marie THÉBAUD-SORGER, Une histoire des ballons. Invention, culture matérielle et imaginaire, 1783-1909, Paris‚ Éditions du patrimoine, 2010. Voir aussi John STYLES, The dress of people : everyday fashion in Eighteenth England, New Haven, Yale University Press, 2007. 36. Mary DOUGLAS, Baron ISHERWOOD, The world of goods, New York, Basic Books, 1979. 37. Giorgio RIELLO, « Things that shape history. Material culture and historical narratives », dans K. HARVEY (dir.), History and material culture…, op. cit., p. 25-26 ; Riello mentionne dans cet article un rapport « histoire et choses », qui définit l’originalité de l’étude du passé par les choses. 38. Dan HICKS, « The Material-cultural turn. Event and effect », dans Dan HICKS et Mary C. BEAUDRY (dir.), The Oxford handbook of material culture studies, Oxford, Oxford University Press, 2010, p. 25-98; Martin KNOLL, « Nil sub sole novum oder neue Bodenhaftung ? Der material turn und die Geschichtswissenschaft », Neue politsiche Literatur, vol. 59, n° 2, 2014, p. 191-207. 39. Au sujet de ce débat, par exemple, Sybille KRÄMER, Horst BREDEKAMP, « Kultur, Technik, Kulturtechnik : Wider die Diskursivierung der Kultur », dans Sybille KRÄMER, Horst BREDEKAMP (dir.), Bild-Schrift-Zahl, München, Fink, 2003, p. 11-22. 40. Stefanie SAMIDA, Manfred K. H. EGGERT, Hans Peter HAHN (dir.), Handbuch Materielle Kultur. Bedeutungen, Konzepte, Disziplinen, Stuttgart/Weimar, J. B. Metzler, 2014, p. 1; Marian FÜSSEL, « Berichte und Kritik. Die Materialität der frühen Neuzeit. Neuere Forschungen zur Geschichte der materiellen Kultur », Zeitschrift für Historische Forschung, vol. 42, n° 3, 2015, p. 438.

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41. Patrick JOYCE, Tony BENNETT, « Material powers. Introduction », dans Tony BENNETT, Patrick JOYCE (dir.), Material powers. Cultural studies, history and the material turn, Londres/New York, Routledge, 2010, p. 7. 42. Andrew PICKERING, « Material culture and the dance of agency », dans D. HICKS et al. (dir.), The Oxford handbook…, op. cit., p. 192 et suiv. 43. Sandra PRAVICA, Materialität in der Naturwissenschaftsforschung: eine bibliographische Übersicht, Berlin, Max-Planck Institut für Wissenschaftsgeschichte, 2007, preprint 323. 44. Hans-Jorg RHEINBERGER, Toward a history of epistemic things : synthetizing proteins in the test tube, Stanford, Stanford University Press, 1997 et id., « Epistemische Dinge », dans S. SAMIDA et al. (dir.), Handbuch Materielle Kultur, op. cit., p. 193-197. 45. Bruno L ATOUR, Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991 et id., L’espoir de Pandore : pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris, La Découverte, 2001. Les travaux de Latour promeuvent la théorie de l’acteur-réseau, en anglais ANT (Actor-Network Theory), développée par B. Latour lui-même, Michel Callon, Madeleine Akrich et John Law. 46. Bruno LATOUR, Petites leçons de sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1993, p. 33-46. 47. B. LATOUR, L’espoir de Pandore, op. cit., p. 195-201. 48. Andreas RECKWITZ, « The status of the “material” in theories of culture: From “social structure” to “artefacts” », Journal for the theory of social behaviour, vol. 32, n° 2, 2002, p. 210. 49. Voir à ce propos le University Museums and Collections Journal publié depuis 2008. 50. Quelques projets seront mentionnés plus bas. 51. K. SIEBENHÜNER, « Things that matter… », op. cit., p. 384. 52. Karen HARVEY, « Appendix 2 : some useful internet resources », dans K. HARVEY (dir.), History and material culture…, op. cit., p. 17-19; « Online resources. Compiled with the help of Claire Tang », dans A. GERRITSEN et al. (dir.), Writing material culture history, op. cit., p. 320-327. 53. Actuellement en Allemagne s’est engagée une importante discussion autour des pratiques. Voir Arndt BRENDECKE (dir.), Praktiken der Frühen Neuzeit, Köln, Böhlau (Frühneuzeit Impulse, Bd. 3), 2015 ; Dagmar FREIST (dir.), Diskurse-Körper-Artefakte. Historische Praxeologie in der Frühneuzeitforschung, Bielefeld, Transcript, 2015 ; Lucas HAASIS et Constantin R IESKE (dir.), Historische Praxeologie. Dimensionen vergangenen Handelns, Paderborn, Schöningh, 2015. 54. Jean-Claude SCHMITT, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 1990, p. 21. 55. Madeleine AKRICH, Bruno LATOUR, « A summary of a convenient vocabulary for the semiotics of human and nonhuman assemblies », dans Wiebe BIJKER, John LAW (dir.), Shaping technology/ Building society. Studies in sociotechnical change, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1992, p. 259-264. 56. Sur la relation entre corps et objet, Thierry P ILLON, Georges VIGARELLO, « Préface », Communications, « Corps et techniques », n° 81, 2007, p. 5. 57. Gianenrico BERNASCONI, « Tabatières, éventails et lorgnettes : consommation et “techniques du social” au XVIIIe siècle », Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, n° 1, 2013, p. 153-166; Mimi HELLMAN, « Furniture, sociability, and the work of leisure in eighteenth-century France », Eighteenth-Century Studies, vol. 32, n° 4, 1999, p. 415-445. 58. Norbert ELIAS, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 200. 59. Michel de CERTEAU, L’invention du quotidien, t. 1, Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 36. 60. Erwin P ANOFSKY, Essais d’iconologie. Thèmes humanistes dans l’art de la renaissance, Paris, Gallimard, 1967. 61. François DOSSE, L’empire du sens. L’humanisation des sciences sociales, Paris, La découverte, 1995, chap. 15. 62. Jules D. PROWN, « Mind in matter. An introduction to material culture theory and method », Winterthur Portfolio, vol. 17, n° 1, 1982, p. 11-19. La dimension descriptive joue un rôle dans

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d’autres contributions à l’analyse de l’artefact, voir par exemple E. MCCLUNG FLEMING, « Artifact study. A proposed model », Winterthur Portfolio, vol. 9, 1974, p. 154 et suiv. ; Viccy COLTMAN, « Material culture and the history of art(efacts) », dans A. GERRITSEN et al. (dir.), Material Culture History, op. cit., p. 17-31 ; Andreas LUDWIG, « Geschichte ohne Dinge? », Historische Anthropologie, vol. 23, n° 3, 2015, p. 444. 63. Robert S. ELLIOT, « Towards a material history methodology », dans Susan M. PEARCE (dir.), Interpreting objects and collections, Londres-New York, Routledge, 1994, p. 109-124. Voir aussi les remarques de Marian FÜSSEL, « Berichte und Kritik. Die Materialität der frühen Neuzeit. Neuere Forschungen zur Geschichte der materiellen Kultur », Zeitschrift für Historische Forschung, vol. 42, n° 3, 2015, p. 453-454. 64. L. AUSLANDER, « Beyond words », op. cit., p. 1016. 65. J. D. PROWN, « Mind in matter… », op. cit., p. 5. 66. Jules D. PROWN, « Style as evidence », Winterthur Portfolio, vol. 15, n° 3, 1980, p. 208. 67. Nick HOPWOOD, Simon SCHAFFER, Jim SECORD, « Seriality and scientific objects in the Nineteeth century », History of Science, vol. XLVIII, 2010, p. 251-285 ; ce numéro de History of science est consacré à ce thème. Il est utile de citer ici George KUBLER, Formes du temps : remarques sur l’histoire des choses, Paris, Éd. Champs libre, 1973, texte qui mériterait une réimpression. 68. Pour cette partie, G. BERNASCONI, Objets portatifs…, op. cit. 69. Hélène VÉRIN, La gloire des ingénieurs : l’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993 et id., « La réduction en art et la science pratique au XVIe siècle », dans Robert SALAIS, Élisabeth CHATEL et Dorothée RIVAUD-DANSET (dir.), Institutions et conventions. La réflexivité de l’action économique, Paris, Éd. de l’École d’hautes études en sciences sociales, 1998, p. 119-144 ; voir aussi Pascal DUBOURG-GLATIGNY, Hélène VÉRIN (dir.), Réduire en art : la technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2008. 70. Archives de l’Académie des sciences, procès-verbal du 24 janvier 1742. 71. Archives nationales [ensuite AN], O/1/1294, lettre au marquis de Marigny. 72. Patrice B RET, « Les oubliés de Polytechnique en Égypte : les artistes mécaniciens de la Commission des sciences et des arts », Scientifiques et sociétés pendant la Révolution et l’Empire, Paris, CTHS, 1990, p. 497-514 ; Maurice DAUMAS, « Les mécaniciens autodidactes français et l’acquisition des techniques britanniques », L’acquisition des techniques par les pays non initiateurs, Paris, CNRS, 1973, p. 301-331. 73. Liliane HILAIRE-PÉREZ, Marie THÉBAUD-SORGER, « Les techniques dans l’espace public », Revue de Synthèse, vol. CXXVII, n° 2, 2006, p. 393-428 ; G. BERNASCONI, Objets portatifs…, op. cit., p. 128-135. 74. Liliane HILAIRE-PÉREZ, Catherine VERNA, « Dissemination of technical knowledge in the Middle Age and the Early Modern era », Technology and Culture, 47, 2006, p. 536-565. 75. Steven L. KAPLAN, Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Paris, Belin, 2004 ; Steven L. KAPLAN, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001. 76. Alain THILLAY, Le Faubourg Saint-Antoine et ses « Faux ouvriers » : la liberté du travail à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2002. 77. Pour les règlements des métiers, Archives de la Préfecture de Police de Paris, Collection Lamoignon, 42 registres de règlements pour les arts et métiers (1182-1762) ; AN, AD I-XVII, collection Rondonneau. 78. Archives de Paris, D/4/B6/1-113, bilans et dossiers de faillite (1695-1791) ; D5/B6/1-6247, livres de comptes des commercants faillis (1695-1791). 79. AN, O1/2805-4004, Argenterie, Menus Plaisirs, en particulier O1/2984-3094, pièces justificatives et minutes des dépenses de tout le département. Au sujet des Menus Plaisirs, Pauline LEMAIGRE-GAFFIER, Administrer les Menus-Plaisirs du roi. L’État, la cour et les spectacles dans la France des Lumières, Seyssel, Champ Vallon, 2016.

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80. Liliane HILAIRE-PÉREZ, L’invention technique au Siècle des lumières, Paris, Albin Michel, 2000 ; pour le fonctionnement de la procédure académique, Patrice BRET, « La prise de décision académique : les procédures et pratiques de choix et d’expertise à l’Académie royale des sciences », dans Christiane DEMEULENAERE-DOUYÈRE, Éric BRIAN (dir.), Règlement, usages et science dans la France de l’absolutisme, Paris, Éd. Tec & Doc, 2002, p. 321-362. 81. Voir aux Archives de l’Académie des sciences les procès-verbaux et les pochettes des séances dans lesquels sont conservés des documents concernant les machines soumises au jugement de leurs membres. En cas d’approbation, ces machines sont publiées dans l’Histoire de l’Académie royale des sciences avec les mémoires de mathématique et de physique tirés des registres de cette Académie (série 1699-1790), Paris, 1702-1797 et dans Jean-Gaffin GALLON, Machines et inventions approuvées par l’Académie royale des sciences, Paris, G. Martin/J. B. Coignard fils/H. L. Guérin, 1735-1777, 7 vol.

RÉSUMÉS

Souvent négligé dans le débat historiographie français, l’objet est un document matériel susceptible d’ouvrir des nouvelles perspectives de recherche. Dans les dernières années la découverte de la matérialité de ce document a déplacé l’attention des formes symboliques de l’appropriation des objets aux gestes que l’objet participe à configurer par sa manipulation. Son étude met en place une véritable archéologie des pratiques qui a ses méthodes d’enquête. Pourtant pour saisir les chances offertes par le document matériel, il faut mobiliser les archives et les approches que depuis quelques années l’histoire des techniques a développées dans ses recherches sur les cultures artisanales à l’époque moderne. L’enquête sur les archives met en relation la matérialité avec les cultures techniques à travers lesquelles on arrive à saisir l’émergence des formes et de fonctions des objets.

Whereas material sources are often neglected by French historiography, their study can foster interesting perspectives. Recently, the interest for materiality has accompanied a shift from the attention to symbolic appropriation of objects to the analysis of movements that objects help to reconfigure. Studying artefacts relies on an archeology of practices, with a specific methodology. But it is also necessary to confront the objects to written archives and to approaches that history of technology has developed, concerning artisanal cultures in the early modern period. The enquiry on archives allows to connect the materiality of the sources with technical cultures through which we can eventually analyse the rise of forms and functions of the objects.

INDEX

Mots-clés : culture matérielle, cultures techniques, document matériel, histoire des techniques, méthodes Keywords : history of technology, material culture, material source, methodology, technical culture

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AUTEUR

GIANENRICO BERNASCONI Gianenrico Bernasconi, docteur en histoire, est directeur de recherche en histoire des techniques et de l’horlogerie à l’Institut d’histoire de l’université de Neuchâtel et au Musée international d’horlogerie de La Chaux-de-Fonds. Ses recherches actuelles portent sur l’histoire des documents matériels, sur les cultures de la réparation et sur le processus de synchronisation. Parmi ses publications : L’objet portatif au Siècle des lumières, Paris, CTHS, 2015 et « Transposition des formes matérielles et analogie : le cas des collections de bois en forme de livre au XVIIIe siècle », dans Sophie A. de Beaune, Liliane Hilaire-Pérez, Koen Vermeir (dir.), Analogie et techniques, Paris, CNRS éditions (à paraître).

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Histoire de l’art, histoire de l’architecture et histoire des techniques (Europe, XVe-XVIIIe siècle)

Art History, History of Architecture and Technological History (Europe, XVth- XVIIIth centuries)

Valérie Nègre

1 Les matériaux et les techniques de fabrication intéressent les historiens de l’art et de l’architecture depuis les commencements de leurs disciplines, mais ce n’est que récemment qu’ils ont fait l’objet d’études collectives de grande ampleur. Depuis le début des années 1990 en effet, se dessine un mouvement décrit comme une « rematérialisation » de l’histoire de l’art et de la théorie de l’art, mouvement assez marqué pour être qualifié de « tournant pratique » ou « matériel ». De même que les historiens des sciences s’attachent à décrire la « science en train de se faire », les spécialistes de l’art prêtent une attention croissante à la matérialité des pratiques artistiques. Comme en témoignent les séries d’expositions et de catalogues édités par la National Gallery de Londres sous le titre générique de Making & Meaning ou d’Art in the Making (c. 1990-2014), ces derniers se montrent plus attentifs que jamais aux matériaux et aux processus de fabrication1 ; ils se donnent pour tâche d’identifier les techniques, de suivre les artistes dans leurs gestes quotidiens, non seulement à l’œuvre, mais en train de régler leurs affaires, d’organiser leurs ateliers, de vendre leurs productions, d’interagir avec leurs assistants et leurs commanditaires. Une branche de l’histoire de l’architecture connue sous le nom d’« histoire de la construction » ou de Construction History, initialement développée par des praticiens – architectes et ingénieurs pour la plupart – mais rassemblant désormais des chercheurs de formations diverses, place de même la technique au cœur de son approche2.

2 L’ensemble des directions prises par cette histoire matérielle de l’art ne saurait être résumé dans l’espace de cet article, d’autant que l’approche par la technique a pu être

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privilégiée à certaines périodes et par certains types d’historiens3. Notre objectif est de souligner plusieurs orientations communes aux spécialistes de l’art, de l’architecture et des techniques, qu’elles aient été développées conjointement ou – le plus souvent – séparément à l’intérieur de chaque discipline. Bien que l’art et la technique ne suivent des voies distinctes que depuis deux siècles, les ponts jetés entre les études ressortissant à ces domaines4 et à ce qu’il est convenu d’appeler la « culture matérielle5 » sont rares, surtout en regard de ceux qui lient les études sur les sciences et les arts6. Les spécialistes de l’art et des techniques partagent pourtant deux points communs : ils s’intéressent à des objets concrets et placent au cœur de leurs approches la question de l’invention. Aussi n’est-il pas inintéressant d’observer comment les uns ont suivi ou précédé les autres sur les chemins de la technique. On évoquera trois questions au cœur des approches actuelles et qui concernent la période moderne (XVe-XVIIIe siècles) : les interactions entre théories et pratiques, la dimension matérielle de l’invention et la place de la matière comme clé de compréhension de la technique.

Théories, pratiques et savoirs artisanaux

3 Un premier ensemble de recherches, principalement développées par les historiens de l’architecture, interroge la démarcation, voire l’opposition entre théories et pratiques ou entre science et technique. Ce n’est pas un hasard si la question préoccupe particulièrement les spécialistes de l’architecture. De la Renaissance au siècle des Lumières, tous les théoriciens de cette discipline s’accordent à revendiquer la nature « mixte » du savoir architectural, partagé entre des connaissances intellectuelles et matérielles. S’ajoute à cela le fait que les historiens de l’architecture, architectes et ingénieurs de formation, ou liés au monde de la restauration des Monuments historiques, savent parfaitement que la technique est une activité de connaissance qui, comme les sciences, déploie l’inventivité.

4 Dans le sillage du philosophe Georges Canguilhem, Jacques Guillerme – dont les travaux relèvent aussi bien de l’histoire de l’architecture que de l’histoire des techniques7 – bien connu pour son étude sur les commencements de la technologie (émergence des discours de types scientifiques sur les techniques) fait partie des premiers historiens à avoir montré que les opérations techniques étaient « irréductibles au savoir théorique8 », autrement dit que la technique n’était pas une science appliquée. Ces travaux, qui décrivent concrètement comment les pratiques suscitent des conceptualisations ou comment les « combinaisons des savoirs pratiques et des connaissances scientifiques […] facilitent l’irruption de l’invention » ont ouvert la voie à plusieurs recherches sur les ingénieurs9.

5 L’intérêt des historiens de l’architecture pour l’articulation entre théories et pratiques se lit à travers des thèmes tels que la rationalisation de l’art de bâtir10, la séparation des discours des architectes et des ingénieurs11, la littérature technique12 ou encore la mathématisation des tracés des tailleurs de pierre (sous le nom de géométrie descriptive)13. Ces thèmes ont contribué à mettre en évidence la diversité des imprimés techniques et des « savoirs » des constructeurs comme les situations de conflits ou de concurrence entre artisans, architectes, ingénieurs et savants.

6 Venu des mathématiques et de l’architecture, Joël Sakarovitch invitait ses collègues à se demander : « Quels sont les problèmes pratiques appartenant au monde de la construction qui ont pu servir de base, de sources d’inspiration, de moteur à la

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formulation de théories scientifiques ? Quels sont les acteurs de ces théorisations14 ? ». On relève dans l’ouvrage intitulé Practice and Science in Early Modern Italian Building (2006) la même volonté de reconstruire le « savoir pratique » des artisans et des entrepreneurs pour mettre au jour les « interactions » entre les « savoirs implicites » et les théories techniques et scientifiques appliquées à l’architecture15. S’appuyant sur d’autres méthodes, certains historiens de l’architecture se sont employés à repérer sur le terrain les applications des modèles publiés dans les traités ou, à l’inverse, les « archétypes » construits qui les précèdent16.

7 L’attention s’est focalisée plus récemment sur les « savoirs » spécifiques des artisans, des entrepreneurs et des « techniciens » liés au monde du bâtiment et en particulier sur la manière dont ils écrivent, dessinent, modélisent et médiatisent la technique17. Comment caractériser ces savoirs artisanaux par rapport aux savoirs savants ? L’exposition Compas & Rule. Architecture as Mathematical Practice in England (Musée d’histoire des sciences d’Oxford, 2009) organisée conjointement par un historien de l’architecture et un conservateur illustre parfaitement cette volonté de saisir ces savoirs intermédiaires, ici les mathématiques pratiques des surveyors (arpenteurs et toiseurs), et d’observer comment celles-ci participent à la redéfinition des mathématiques18.

8 Ces entreprises rejoignent, on le voit, les études des historiens des sciences et des techniques qui soutiennent que les artisans et les marchands, contrairement à ce que l’on a longtemps écrit, participent à la circulation19 et à la construction des connaissances20. La diversité des noms donnés à leurs savoirs : savoirs pratiques, savoirs d’action, savoirs implicites, savoirs tacites, métis, intelligence pratique, cunning intelligence, vernacular science témoigne de la volonté d’objectiver tout ce qui « dans l’ordre du savoir ne s’écrit pas, voire ne peut pas être verbalisé, tout ce qui se donne par l’exemple, l’imitation21 » et en particulier, dans le domaine technique, les savoirs qui résultent du corps. On fera remarquer cependant que si le motif principal de nombre de ces analyses est la connaissance tacite, les historiens de l’architecture soulignent au contraire l’existence de savoirs artisanaux formalisés de type « savants », médiatisés à travers des textes, des dessins et des maquettes, attribuables à des individus et non à des collectifs.

9 C’est sans doute dans le domaine des « discours visuels » que les réflexions et les méthodes des historiens de l’art et de l’architecture ouvrent le plus de perspectives à l’histoire des techniques. Pour les spécialistes de l’art, les dessins et les maquettes ne font pas qu’illustrer ou transmettre un savoir, ils fondent la visualisation des objets, autrement dit, ils participent à former les idées. Il faut les considérer comme des formes d’actions, des actes d’analyse ou de projet. Certains historiens de l’art proposent d’appliquer à l’« image technique » (qu’ils ne distinguent pas, néanmoins de l’image scientifique) l’ancienne notion de « style » et la méthode de « l’iconologie22 ». Peut-on mettre en évidence, dans la production des sciences et des techniques et en particulier dans les objets et les dispositifs visuels (images, mais aussi instruments et gestes) un style manifeste ? La question offre surtout l’intérêt de placer la forme au centre des analyses et d’attirer l’attention sur l’importance de la précision dans la description des images.

10 Les études des historiens de l’architecture portent sur les types de dessins (géométraux, perspectives, axonométries, écorchés, etc.) et sur les modifications apportées aux représentations des objets réels. La mise au jour de procédés de modélisation d’édifices

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existants (par la géométrisation, la « symétrisation », la simplification, la répétition des modèles, par exemple) invite à considérer l’activité de relevé et de représentation des édifices comme des projets pouvant propager des discours, des doctrines ou des esthétiques23. Les études récentes sur les maquettes d’architecture24, outre l’intérêt de proposer une typologie des maquettes et de leur emploi, mettent l’accent sur le rôle essentiel de ces objets dans le processus de conception et de construction25.

Processus de fabrication, processus d’invention et pratiques collectives

11 Un deuxième point de convergence porte sur les processus de fabrication et d’invention. Ces dernières décennies, un champ de recherche interdisciplinaire connu sous le nom d’« histoire technique de l’art » (technical art history) ou d’« études sur la technologie de l’art » (studies on art technology) a vu le jour26. Les animateurs de ce champ se proposent de saisir les processus de création et le geste créateur dans sa matérialité. Le développement des disciplines de la conservation et de la restauration a joué un rôle moteur dans la structuration de ce domaine. Les conservateurs et les restaurateurs s’intéressent de longue date à toutes les sources permettant de dater, classer et attribuer les œuvres, de même qu’à celles susceptibles d’éclairer leurs choix en matière de restauration. Leur collecte inclut les sources historiques, mais aussi les données scientifiques fournies par les technologies d’analyse physico-chimiques27. Après la Deuxième guerre mondiale, des programmes collectifs de recherche associant des historiens de l’art et des spécialistes des sciences de la matière ont été lancés, à leur initiative, autour d’un groupe d’œuvres, d’un artiste ou d’un matériau. Parmi les projets les plus souvent cités figurent les études sur les « Primitifs flamands » (Early Netherlandish Painting, c 1950)28 dont le peintre Jan Van Eyck (1390-1431), longtemps tenu pour l’inventeur de la peinture à l’huile, est l’un des plus fameux représentants, ainsi que le Rembrandt Research Project (1968) ou le Getty Renaissance Bronze Project (2000).

12 Les résultats de ces enquêtes ont largement débordé les questions initiales. L’étude des repentirs observés dans les dessins sous-jacents aux peintures par exemple, révélés par la réflectographie infrarouge, a permis de documenter précisément un ensemble de pratiques : dessin à plusieurs mains, copies, usage de dessin modèles. C’est ainsi que l’œuvre extrêmement abondante de Rembrandt (1606-1669) – quelque six cents peintures – est apparue comme indissociable de sa production d’atelier ou que les modifications apportées au célèbre tableau de Jan van Eyck, Les Époux Arnolfini (1434), ont été interprétées comme résultant d’une négociation entre le peintre et son client29. C’est l’idée même du créateur « génial », travaillant de manière isolée que ces études ont contribué à interroger, ouvrant la voie à de nouvelles recherches sur la division et la spécialisation des tâches au sein de l’atelier, les rapports entre maîtres, apprentis et assistants, le rôle des commanditaires, la place des supports intermédiaires dans l’économie du travail artistique ou encore la standardisation des techniques.

13 Ces approches ne sont pas sans faire penser aux réflexions des historiens des techniques et de l’économie sur les dynamiques de l’invention. Ces derniers se sont efforcés de renverser l’image de l’inventeur héroïque en montrant que l’invention était inscrite dans des communautés et des territoires et qu’elle s’appuyait sur l’imitation et la combinaison d’idées ou d’artefacts existants30. Dans les deux cas, c’est la dimension matérielle et collective de l’activité inventive qui est mise en avant et, dans les deux

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cas, le point de vue invite à examiner les réseaux, la circulation et les échanges des hommes, des œuvres et des techniques.

14 Relevons en particulier le thème commun de l’atelier et plus généralement des lieux de l’invention. Les historiens de l’art ont entrepris de déconstruire la notion d’atelier en révélant comment la représentation humaniste de ce lieu avait masqué la composante manuelle et commerciale de l’art31. Ce qu’il est convenu d’appeler les « studio studies32 » s’intéressent à l’identification des lieux de la création qu’ils soient fixes (ateliers, boutiques, ateliers-école, atelier-logis, bureau, cabinet, manufacture) ou itinérants (chantiers, loges, ateliers ruraux). Elles visent à comprendre ce qui se passe réellement dans ces lieux (fabrication, vente, enseignement, vie domestique, lieu de sociabilité, etc.), à identifier les individus qui les fréquentent (avec une attention particulière aux femmes), à les localiser dans l’espace urbain et à restituer leurs caractéristiques physiques et fonctionnelles33. Approcher l’architecture par le thème de l’atelier, autrement dit par le « bureau » et le chantier, met immédiatement en lumière différents acteurs (dessinateurs, inspecteurs, conducteurs, commis, contrôleurs, entrepreneurs, artisans, experts) dont l’identité, les fonctions et les rapports avec les maîtres d’œuvres renommés nous sont en partie inconnus34. Les académies, les universités et les écoles ont de même été repensées à partir des pratiques des enseignants (professeurs, assistants), des formes de communication non verbales et des supports d’enseignement (cahiers d’exercices, cahiers de notes, feuilles de modèles à copier, maquettes, manuels, etc.)35.

15 Le thème du chantier, ancien et incontournable en archéologie et en histoire médiévale, mérite également d’être signalé. Il est désormais plus courant dans les études sur la période qui va de la Renaissance aux Lumières36. Comme le montre le chapitre « Chantier » des actes du dernier congrès francophone d’histoire de la construction, il s’agit d’un objet privilégié de ce champ de recherche37. Le thème offre l’intérêt de rassembler des spécialistes de divers domaines : historiens, archéologues, scientifiques, praticiens et de s’appuyer sur une grande variété de sources : comptes, carnets de chantiers, dessins d’exécutions, représentations d’édifices en construction, mais aussi examen minutieux des traces matérielles. Les restaurateurs et les conservateurs des Monuments historiques ainsi que ceux qui pratiquent l’« archéologie du bâti » (« appliquer les méthodes de l’archéologie du sol aux édifices en élévation ») et la plus récente « archéologie de la construction » (« l’étude des traces matérielles de tous les processus de construction en œuvre ») jouent ici un rôle actif38.

16 Leurs études montrent comment les relevés et les analyses minutieuses des éléments existants permettent de restituer, tantôt les transformations successives du bâti, tantôt l’organisation fonctionnelle du chantier dans ses aspects culturels, sociaux et économiques. L’analyse des typologies des traces d’outils, appuyée sur l’observation des pratiques actuelles de taille de pierre conduit certains archéologues à restituer l’évolution des gestes des artisans et à mener ainsi une anthropologie de la construction39. Dans tous les cas, on le voit, c’est moins l’objet fini qui compte que les processus de fabrication et de création.

17 Il n’est pas sans intérêt de remarquer que les spécialistes de l’art et des techniques ont parallèlement changé leur focale d’analyse. Ils considèrent les études de cas détaillées comme une forme d’investigation plus riche et recourent aux mêmes sources de la pratique. Leurs investigations s’accompagnent d’une réflexion sur ces sources, ainsi que sur les outils et les méthodes pour les exploiter. Citons le groupe international de

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recherche Art Technological Source Research (créé en 2002) qui se veut un lieu de réflexion et de diffusion des connaissances sur les documents relatifs aux matériaux et aux techniques de l’art40. Les animateurs de ce groupe insistent sur la nécessité de mener une réflexion critique sur des documents trop souvent assimilés à des descriptions fidèles de la réalité et proposent d’appliquer aux textes de la pratique les méthodes savantes de la philologie et de l’histoire du livre41. Ils travaillent sur la catégorisation des sources (textuelles, matérielles, iconographiques, audiovisuelles), leur repérage, leur classement et les méthodes pour les comparer, les analyser et les interpréter42.

Production et réception des matériaux

18 Ce n’est pas un hasard si le thème du dernier Festival de l’histoire de l’art de Fontainebleau portait sur la « matière de l’œuvre » (juin 2015). L’intérêt croissant pour les pratiques de l’art passe par un nouveau regard sur la matière. Le fait que paraissent des histoires de la sculpture structurées autour du marbre, du bronze ou d’autres matériaux, et non autour de grands sculpteurs, est révélateur de ce mouvement43. Un autre indice assez parlant est la multiplication d’expositions qui associent un artiste – ou une période artistique – à un matériau, Adriaen de Vries (1545-1626) et le bronze, Lorenzo Bernini (1598-1680) et l’argile ou le Baroque et le bronze44. Ce mouvement est encore lisible dans la parution d’ouvrages sur les matériaux de construction ou sur les marchés et le commerce des matériaux de l’art45. C’est aux historiens de l’architecture et surtout aux historiens de la sculpture que l’on doit les approches par la matière les plus innovantes.

19 Les matériaux de construction intéressent les historiens de l’architecture et les archéologues de longue date. Leurs méthodes et leurs approches recoupent en partie celles des historiens des techniques, notamment pour les matériaux structurels tels que la pierre46 et la terre 47. Elles visent à rendre compte de la chaîne des opérations (fabrication, approvisionnement, coût, marché, mise en œuvre)48, mais les historiens de l’architecture sont plus attentifs aux rapports entre la forme et la matière et aux valeurs esthétiques, politiques et sociales des matériaux49.

20 Cette orientation est plus marquée encore dans le domaine de la sculpture où la question de la « réception » de la matière s’affirme depuis quelques années comme une approche susceptible de renouveler la compréhension de cet art. Comme le titre de l’exposition Bronze : The Power of Life and Death (2006) l’exprime, l’accent est mis sur les valeurs que les hommes prêtent aux matériaux50. Certains historiens de la sculpture ambitionnent de relier l’étude de la fabrication (making) à celle des manières de voir (viewing)51 ; ils proposent d’embrasser dans un même regard production et réception des œuvres : examiner la pierre, depuis la carrière jusqu’à sa mise en œuvre, mais aussi la saisir dans le regard des artistes, des commanditaires et de la société.

21 Michael Baxandall passe pour l’un des initiateurs de cette approche. Dans ses deux ouvrages Painting and Experience in Fifteenth-Century Italy (1972) et The Limewood Sculptors of Renaissance Germany (1980)52, l’historien de l’art qui fut aussi conservateur au Victoria & Albert Museum se demande comment les praticiens voient les matériaux, comment les commanditaires et plus largement le public les apprécient et comment ces visions se répondent. Les termes de « culture visuelle » et de « period eye » lui servent à exprimer l’idée qu’il y a des manières de voir propres à chaque milieu et chaque époque.

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Baxandall observe ainsi comment les mathématiques commerciales des marchands – et en particulier deux de leurs techniques essentielles –, la mesure des quantités et l’arithmétique, se manifestent dans la peinture du XVe siècle. Remarquant que l’emploi de pigment précieux, tels que le bleu fabriqué à partir de lapis-lazuli et l’or, perdent de l’importance au début de la Renaissance, tandis que l’intérêt porté au savoir-faire des artistes grandit, l’historien distingue avec beaucoup de finesse, la perception des matériaux de la perception de l’habileté technique (« perception of skill53 »).

22 Certains spécialistes de l’art vont jusqu’à réclamer une « théorie cohérente des matériaux » qui servirait à analyser leur « signification » et leur « impact54 ». Ann- Sophie Lehmann propose d’appliquer aux matériaux les notions d’« agency » (d’intentionnalité) et d’« affordance » (propriété d’une chose de nous engager à agir par rapport à elle) utilisées par les anthropologues et les psychologues de la perception55. Ce qui revient à ne plus considérer la matière comme une substance inanimée, mais comme un « actant » ; ne plus examiner les matériaux en termes de valeur, mais d’actions. Il s’agit de renverser l’ancienne hiérarchie entre la forme et la matière ; partir de l’idée que les matériaux peuvent être à l’origine des idées et des actions56. D’autres historiens proposent d’appliquer la méthode dite de l’« iconologie » aux matériaux pour restituer leurs multiples significations, qu’elles soient techniques, économiques, symboliques, politiques ou esthétiques57.

23 Dans le domaine de l’art, l’idée selon laquelle les matériaux ont une capacité d’action, un « pouvoir » auquel il conviendrait de prêter attention est ancienne. Au moment où Gaston Bachelard publiait ses études sur l’imagination matérielle, Henri Focillon (1881-1943) notait dans le troisième chapitre de la Vie des formes (1943) que « la forme n’agit pas comme un principe supérieur modelant une masse passive », elle « impose sa propre forme à la forme », elle « suscite, suggère, propage58 ». Et l’historien de l’art proposait de retrouver ses « lois », de même que les « interférences entre les techniques » (peinture, sculpture, orfèvrerie, etc.) qui tendent à créer des « matières nouvelles59 ». Notons que Focillon fut également sensible aux échanges entre la main et l’outil. Son Éloge de la main (1934) touche du doigt une question traitée la même année par Marcel Mauss dans sa célèbre conférence sur les techniques du corps. Ces orientations historiographiques invitent à considérer la matière – sa nature, ses effets, la manière dont elle est perçue – comme une clé de compréhension de la technique.

Conclusion

24 D’autres questions, d’autres thèmes ou d’autres champs d’études pourraient être évoqués. On pense en particulier aux domaines de la fortification, de l’hydraulique et des techniques urbaines fortement investis par des historiens de l’art, de l’architecture et de la ville60 ou encore à un thème tel que celui de la mécanisation61. Mais les travaux cités suffisent néanmoins à tirer quelques conclusions. On soulignera d’une part la forte implication des praticiens (conservateurs, restaurateurs, architectes et ingénieurs) et d’autre part l’importance des méthodes d’analyse des artefacts (analyses formelles, archéologie du bâti et de la construction). Ces remarques incitent à renforcer les alliances entre l’histoire des techniques, l’histoire de l’art et les mondes de la conservation et de la restauration. La pratique de la « reconstruction » des artefacts (réelle ou virtuelle), récemment utilisée par les historiens des sciences et des techniques comme méthode d’investigation historique mériterait à n’en pas douter

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d’être rapprochée des activités de « restitution » et de « restauration » pratiquées de longue date par les architectes et les artistes et renouvelées depuis les années 198062. Rappeler à la vie un dessin, une technique, tenter de les rajeunir est une voie royale pour comprendre le fonctionnement d’un objet. Le peintre britannique Joshua Reynolds (1723-1792) avoua avoir gâché un Watteau (1684-1721) pour découvrir la technique de l’artiste63.

25 Dernière remarque, si les questionnements soulevés dans cet article ne concernent qu’une branche de l’histoire de l’art et de l’architecture, ils s’inscrivent néanmoins dans un mouvement commun à plusieurs branches du savoir qui vise à ne pas séparer les objets et les idées des contextes matériels dans lesquels ils émergent.

NOTES

1. Par exemple Susan FOISTER, Ashok ROY, Martin WYLD (dir.), Making and Meaning : Holbein’s Ambassadors, London, Paperback, 1997 ; Christopher L. BROWN, Making and Meaning : Rubens’ Landscapes, London, Paperback, 1998 ; David BOMFORD (dir.), Art in the Making : Underdrawings in Renaissance Paintings, London, Paperback, 2002. 2. Les études relatives à l’histoire de la construction sont beaucoup trop nombreuses pour être citées ici. Sur les caractéristiques de l’histoire de la construction et ses liens avec l’histoire des techniques, on se reportera à l’article d’Antoine PICON, « Construction History : Between Technological and Cultural History », Construction History, vol. 21, 2006, p. 5-19. Voir aussi le site [www.histoireconstruction.fr/] 3. Au milieu du XIXe siècle par exemple, au moment où la question du rapport entre art et artisanat est centrale. On se reportera aux écrits de Gottfried Semper (1803-1879), Eugène Viollet-le-Duc (1814-1879) et John Ruskin (1819-1900). Pour les types d’historiens, il paraît clair que les historiens praticiens : architectes, ingénieurs, restaurateurs et conservateurs furent particulièrement sensibles aux questions techniques. On peut citer l’exemple du conservateur et historien de l’art Daniel V. Thompson (1902-1980) qui, dans les années 1930, s’attacha à croiser les sources historiques, les analyses scientifiques et la pratique de la copie ou de la « reconstruction » pour étudier les techniques de peinture médiévales et de la Renaissance. 4. Sur les rapports entre l’histoire des techniques et l’histoire de l’architecture et de l’art, on se reportera à Antoine PICON, « Architecture, sciences et techniques. Problématiques et méthodes », Les Cahiers de la recherche architecturale, n° 9/10, 2002, p. 151-160. Valérie NÈGRE et Guy LAMBERT, « L’Histoire des techniques, une perspective pour la recherche architecturale ? », Les Cahiers de la Recherche architecturale, n° 26/27, 2012, p. 76-85. Valérie NÈGRE, « Histoire des techniques de l’art et histoire de l’art », Perspective. La revue de l’INHA, n° 1, 2015, p. 29-35. 5. Pour les interactions entre l’histoire de l’art et les études de « culture matérielle » accordant une prééminence aux artefacts, voir Michael YONAN, « Toward a Fusion of Art History and Material Culture Studies », West 86th, vol. 18, n° 2, 2011, p. 232-248. L’un des premiers historiens de l’art à promouvoir les méthodes de recherche développées dans ce domaine est Jules David PROWN, voir son article programmatique : « Mind in Matter : An Introduction to Material Culture Theory and Method », Winterthur Portfolio, n° 1, Spring 1982, p. 1-19. L’article est repris dans Art as Evidence : Writings on Art and Material Culture, New Haven, CT, Yale University Press, 2001, p. 69-95.

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L’approche promue par Prown est développée par Steven LUBAR et W. David KINGERY (dir.), History from Things : Essays on Material Culture, Washington DC, Smithsonian Institute Press, 1993 et W. David KINGERY, Learning from Things : Method and Theory of Material Culture Studies, Washington DC, Smithsonian Institute Press, 1996. 6. On trouvera une mise en perspective de ces travaux dans François AZOUVI, Michel BARIDON et Christine ROLLAND, « État des recherches », Dix-huitième siècle, « Sciences et esthétique », n° 31, 1999, p. 7-14. Voir aussi Nabila OULEBSIR, « À l’intersection de l’art, la science et la technologie », Histoire de l’art, n° 67, octobre 2010, p. 3-7 ; Charlotte BIGG, « Les études visuelles des sciences : regards croisés sur les images scientifiques », Histoire de l’art, n° 70, juillet 2012, p. 95-101. 7. Jacques G UILLERME, L’Art du projet. Histoire, technique, architecture, Liège, Mardaga, 2008. Ce recueil posthume est formé d’articles publiés entre 1963 et 1993. 8. Jean SEBESTIK, « Les commencements de la technologie. Postface/préface ? », Documents pour l’histoire des techniques, n° 14, 2007, p. 124. L’article « Les commencements de la technologie », écrit par Jacques Guillerme et Jean Sebestik, est reproduit dans ce numéro. 9. Hélène VÉRIN, « Quelques remarques introductives », dans Jacques GUILLERME, L’Art du projet. Histoire, technique, architecture, Liège, Mardaga, 2008, p. 9. Nous pensons en particulier aux travaux d’Antoine Picon cités plus bas et d’Hélène VÉRIN, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993. 10. Jean-Pierre ÉPRON, L’Architecture et la règle, Liège, Mardaga, 1980 et Essai sur la formation d’un savoir technique : le cours de construction, Villers-lès-Nancy, École d’architecture de Nancy, 1977. 11. Antoine PICON, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Marseille, Parenthèse, 1988 et L’Invention de l’ingénieur moderne. L’École des Ponts et Chaussées, 1747-1851, Paris, Presses de l’ENPC, 1992 ; Andrew SAINT, Architect and Engineer : A Study in Sibling Rivalry, Londres, Yale, 2008. 12. Jean-Philippe GARRIC, Valérie NÈGRE et Alice THOMINE (dir.), La construction savante. Les avatars de la littérature technique, Paris 2008 ; Jean-Philippe GARRIC, Émilie D’ORGEIX et Estelle THIBAULT, Le livre et l’architecte, Wavre, Mardaga, 2011. 13. James Arthur BENNETT, « Architecture and Mathematical Practice in England, 1550-1650 » dans John BOLD et Edward C HANEY (dir.), English Architecture Public and Private : Essay for Kerry Downes, Londres, Bloomsbury, 1993; Joël SAKAROVITCH, Épures d’architecture. De la coupe des pierres à la géométrie descriptive, XVIe-XIXe, Bâle, Birkhäuser, 1998. 14. Joël S AKAROVITCH, « L’histoire de la construction et l’histoire des sciences », dans Robert CARVAIS, André GUILLERME, Valérie NÈGRE, Joël SAKAROVITCH (dir.), Édifice & Artifice. Histoires constructives, Paris, Picard, 2010, p. 26-27. Pour un article révélateur de cette approche, voir Philippe POTIÉ, « Le Tracé d’épure, des carnets médiévaux aux traités de stéréotomie », dans J.-P. GARRIC, V. NÈGRE et A. THOMINE (dir.), op. cit., p. 149-160. 15. « The aim is to reconstruct the system of knowledge incorporated in the building process itself and their interaction with other knowledge systems », Claudia BÜRHIG, Elisabeth KIEVEN, Jürgen RENN et Hermann S CHLIMME, « Towards an Epistemic History of Architecture », dans Hermann SCHLIMME (dir.), Practice and Science in Early Modern Italian Building. Towards an Epistemic History of architecture, Milan, Electa, 2006, p. 7. Le volume est issu d’un colloque organisé par le Max Planck Institute for Art History (Rome, Bibliotheca Herziana) et le Max Planck Institute for the History of Science (Berlin) tenu en 2003. 16. Jean-Marie P ÉROUSE DE M ONTCLOS, L’Architecture à la française, Paris, Picard, 1982. Voir le chapitre « Théorie française de la voûte moderne », p. 83 et suiv. 17. Valérie NÈGRE, L’Art et la matière. Les artisans, les architectes et la technique (1770-1830), Paris, Garnier, à paraître 2016. Dans le domaine de l’art, les livres de Peter DORMER, The Art of the Maker. Skill and its Meaning in Art, Craft and Design (1994) et Glenn ADAMSON, Thinking through Craft (2007) réinterrogent la dichotomie entre art et artisanat, mais leur approche n’est pas historique.

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18. Anthony GERBINO et Stephen JOHNSTON, Compas & rule. Architecture as Mathematical Practice in England, Oxford, Museum of the History of Science, 2009. 19. Sur la circulation des connaissances techniques et la notion d’open technology, nous renvoyons à la présentation synthétique qu’en donne Liliane HILAIRE-PÉREZ, dans Dominique PESTRE et Stéphane VAN DAMME (dir.), Histoire des sciences et des savoirs. 1. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Le Seuil, 2015, p. 416-417. 20. Par exemple Pamela SMITH, The Body of the Artisan: Art and Experience in the Scientific Revolution, Chicago, The University of Chicago Press, 2004 ; Lissa ROBERTS, Simon SCHAFFER et Peter DEAR (dir.), The Mindful Hand. Inquiry and invention from the late Renaissance to Early Industrialization, Amsterdam, Koninklijke Nederlandse Akademie van Wetenschappen, 2007 ; Richard SENNETT, The Craftsman, New Haven, Yale University Press, 2008 (trad. Française : Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010) ; Robert HALLEUX, Le savoir de la main. Savants et artisans dans l’Europe pré-industrielle, Paris, Armand Colin, 2009 ; Pamela O’LONG, Artisan/Practitioners and the Rise of the New Sciences, 1400-1600, Corvallis, Oregon State University Press, 2011 ; Liliane HILAIRE-PÉREZ, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoirs techniques à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2013. 21. Françoise WAQUET, L’Ordre matériel du savoir, Paris, CNRS édition, 2015, p. 126. 22. L’iconologie est une méthode de description et d’interprétation de l’image mise au point par Aby Warburg (1866-1929) et Erwin Panofsky (1892-1968). Cette méthode croise une description précise de l’image avec l’étude du contexte de sa production. Le style, pour Horst Bredekamp, désigne les traits reconnaissables, d’une forme à l’autre, qui dépassent le créateur individuel. 23. Jacques GUILLERME, Figuration graphique en architecture, vol. II Rapport pour la DGRST, Paris, 1976. Voir aussi les articles regroupés dans la deuxième partie « La construction des images » dans J.-P. GARRIC, V. NÈGRE et A. THOMINE (dir.), La construction savante, op. cit., p. 137-226 ; Jean- Philippe GARRIC, Recueil d’Italie. Les modèles italiens dans les livres d’architecture, Liège, Mardaga, 2004. 24. La maquette d’architecture. Un outil au service du projet architectural, Paris, éd. des Cendres, 2015 ; Sabine FROMMEL, Les maquettes d’architecture. Fonction et évolution d’un instrument de conception et de réalisation, Paris, Picard, 2015. Pour une mise en perspective de ces publications, voir Guy LAMBERT, « Les maquettes d’architecture. Publications récentes. Un état de la recherche », Archiscopie, n° 6, avril 2016, p. 91-96. 25. Ce qui revient à examiner le rôle de la maquette dans les processus d’invention. Voir à ce sujet ce qu’en dit Celina FOX dans le chapitre « Model » de The Art of Industry in the Age of Enlightenment, New Haven, Yale University Press, 2009, p. 169. 26. Erma HERMENS, « Technical Art History: The Synergy of Art, Conservation and Science », dans Matthew RAMPLEY, Thierry LENAIN, Hubert LOCHER et al., Art History and Visual Studies in Europe. Transnational Discourses and National Frameworks, Leiden et Boston, Brill, 2012 [http:// cursohermens.files.wordpress.com/2013/05/hermens-technical-art-history.pdf]. 27. Telles la radiographie X, la réflectographie infrarouge, l’imagerie élémentaire par fluorescence des rayons X, la dendrochronologie, etc. À cela s’ajoutent les méthodes d’observation scientifique (microscopes à balayage électronique, etc.). Pour une mise en perspective des apports des technologies d’analyse physico-chimique depuis le XIXe siècle, voir Paul PHILIPPOT et Catherine PÉRIER-D’IETEREN, « Apport des examens technologiques à l’histoire de la peinture », Revue de l’Art, n° 60, 1983, p. 15-34. 28. Molly FARIES, « Reshaping the field: the contribution of technical studies », dans Maryan W. AINSWORTH (dir.) Early Netherlandish painting at the crossroads. A critical look at current methodologies, New Haven, Yale University Press, 2001, p. 70-105 ; Jan Piet FILEDT KOK, « Nouvelles technologies pour l’histoire de l’art. New technologies for the history of art », Perspective. La revue de l’INHA, n° 4, 2011, p. 799-806.

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29. Rachel BILLINGE et Lorne CAMPBELL, « The Infra-red Reflectograms of Jan van Eyck’s Portrait of Giovanni (?) Arnolfini and his Wife Giovanna Cenami (?) », National Gallery Technical Bulletin, n° 16, 1995, p. 47-62. 30. Hélène VÉRIN, La gloire des ingénieurs. L’Intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993. Pour le rôle plus spécifique de l’imitation, voir par exemple Maxime BERG, « From imitation to invention. Creating commodities in the eigteenth century », Economic History Review, vol. 55, n° 1, février 2002, p. 1-30 ; Helen CLIFFORD, « The myth of the maker. Manufacturing networks in the London gold-smiths trade, 1750-1790 », dans Kenneth QUICKENDEN et Neal Adrian QUICKENDEN (dir.), Silver and Jewelry. Production and Consumption since 1750, Birmingham, University of Central England, 1995, p. 5-12 ; Helen CLIFFORD, « Concepts of invention, identity and imitation in the London and provincial metal-working trades, 1750-1800 », Journal of Design History, vol. 12, n° 3, 1999, p. 241-255. 31. Pascal G RIENER, « La notion d’atelier de l’Antiquité au XIXe siècle : chronique d’un appauvrissement sémantique », Perspective. La revue de l’INHA, « L’Atelier », n° 1, 2014, p. 13-26. 32. Ann-Sophie LEHMANN, Rachel ESNER et Sandra KISTERS (dir.), Hiding Making-Showing Creation. The Studio from Turner to Tacita Dean, Amsterdam University, 2013, p. 7. Une liste des très nombreux travaux sur le sujet est donnée dans ce livre. 33. Ces réflexions rejoignent les travaux sur le laboratoire, la boutique et l’atelier. Voir Bruno LATOUR et Steve WOOLGAR, Laboratory Life: the Social Construction of Scientific Facts, Beverly Hills, Sage Publications, 1979 (trad. fr. La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1988) ; Natacha COQUERY (dir.), La boutique et la ville. Commerces, commerçants, espaces et clientèles, Tours, CEHVI, 2000 ; Stéphane VAN DAMME, « L’atelier du chimiste », dans D. PESTRE et S. VAN DAMME (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, op. cit., p. 258-259. 34. Alexandre COJANNOT, « Du maître d’œuvre isolé à l’agence : l’architecte et ses collaborateurs en France au XVIIe siècle », Perspective. La revue de l’INHA, n° 1, 2014, p. 121-128. 35. Hélène ROUSTEAU-CHAMBON, « L’Enseignement à l’Académie royale d’architecture, de Philippe de La Hire à Louis-Adam Loriot, 1787-1762 », Mémoire inédit pour l’habilitation à diriger des recherches, université Paris-Est, 2011 ; Guy LAMBERT et Estelle THIBAULT, L’Atelier et l’amphithéâtre. Les écoles de l’architecture entre théorie et pratique, Wavre, Mardaga, 2011 ; Émilie D’ORGEIX et Isabelle WARMOES, Les savoirs de l’ingénieur et l’édition de manuels, cours et cahiers d’exercices (1751-1914), Paris, Ministère de la culture et de la communication, 2013. 36. Jean GUILLAUME (dir.), Les chantiers de la Renaissance, Paris, Picard, 1991 ; Basile BAUDEZ (dir.), Grands chantiers et matériaux, numéro spécial de la revue Livraisons d’histoire de l’architecture, n° 16, 2e semestre 2008. Dans ce numéro, Basile Baudez proposait de faire du chantier « un axe majeur des recherches en histoire de l’architecture en liaison avec les archéologues, les ingénieurs, les historiens des sciences et des techniques, les historiens de l’histoire socio-économique », ibid., p. 15. Voir aussi Philippe BERNARDI, Métiers du bâtiment et techniques de construction à Aix-en- Provence à la fin de l’époque gothique, 1400-1550, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 1995. 37. François FLEURY, Laurent BARIDON, Antonella MASTRORILLI, Remy MOUTERDE et Nicolas REVEYRON (dir.), Les temps de la construction. Processus, acteurs, matériaux, Paris, Picard, 2016. 38. Nicolas REVEYRON, « L’Apport de l’archéologie du bâti dans la monographie d’architecture », In-Situ (en ligne), n° 2, 2002 [http://insitu.revues.org/1200] ; Hélène DESSALES, « L’Archéologie de la construction comme nouvelle orientation. Un bilan des recherches en France », dans Antonio BECCHI, Robert CARVAIS et Joël SAKAROVITCH (dir.), L’histoire de la construction. Un méridien européen, Paris, 2015, p. 58-62. En ligne [http://www.histoireconstruction.fr/rapport2015]. 39. Voir les travaux de Jean Claude Bessac et d’Olivier Lavigne par exemple. 40. Stefanos KROUSTALLIS, Joyce H. TOWNSEND, Elena BRUQUETAS, Ad STIJNMAN et Margarita S AN ANDRES MOYA (dir.), Art Technology: Sources and Methods: Proceedings of the Second Symposium of the

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Art Technological Source Research Working Group, London, Archetype Publications, 2008. p. 1-6. Depuis 2004, des colloques triennaux sont régulièrement organisés par ce groupe. 41. Mark CLARKE, « Asymptotically approaching the past: historiography and critical use of sources in art technological source research », dans S. KROUSTALLIS et al., Art Technology: Sources and Methods…, op. cit., p. 16-22. Du même auteur : « Codicological indicators of practical artists’s recipes », dans Erma HERMENS et Joyce H. TOWNSEND (dir.), Sources and Serendipity. Testimonies of Artists’ Practice. Proceedings of the Third Symposium of the Art Technological Source Research Working Group, London, Archetype Books, 2010, p. 8-17. 42. Dans la même perspective donc, que les historiens des techniques. Voir Thérèse CHARMASSON, « Typologie du patrimoine écrit scientifique et technique », dans Le patrimoine écrit scientifique et technique : définition, usages et accessibilité, Paris, FFCB, 1994, p. 20-30 ; Christiane DEMEULENAERE- DOUYÈRE, « Le patrimoine scientifique et technique », dans Patrice BRET, Christiane DEMEULENAERE- DOUYÈRE et Liliane HILAIRE-PÉREZ (dir.), Des matériaux pour l’histoire. Archives et collections scientifiques du XVIIIe siècle à nos jours, Fontenay, ENS éd., 2000, p. 57-76. Marie-Sophie CORCY, Christiane DEMEULENAERE et Liliane H ILAIRE-PÉREZ (dir.), Les Archives de l’invention. Écrits, objets, images de l’activité inventive, Toulouse, CNRS éditions, 2006. 43. Nicholas PENNY, The Materials of Sculpture, New Haven, Yale University Press, 1993. Les chapitres portent par exemple sur « The Hardest Stones » (Jade), « Granite and Porphyry », « White marbles and Alabasters ». 44. Jane L. BASSETT (dir.), The Craftsman Revealed: Adriaen de Vries, Sculptor in Bronze, Los Angeles Getty Conservation Institute, 2008 ; Bernini: Sculpting in Clay, Metropolitan Museum of Art, New York, 2013 ; Jennifer MONTAGU, Gold, Silver & Bronze. Metal Sculpture of the Roman Baroque, New Haven and London, 1989 ; Von allen Seiten Schön: Bronzen der Renaissance und der Barock, Staatliche Museen zu Berlin, Preussischer Kulturbesitz 1996 ; Suzanne B. BUTTERS, The Triumph of Vulcan. Sculptors’ Tools, Porphyry, and the Prince in Ducal Florence, Florence, 1996. 45. Pascal JULIEN, Marbres, de carrières en palais, Manosque, Le bec-en-l’air, 2006 ; id. (dir.), Marbres de Rois, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013 ; Jo KIRBY, Susie NASH et Joanna CANNON (dir.), Trade in Artists’ Materials: Markets and Commerce in Europe to 1700, London, Archetype Publications, 2010. 46. Ania GUINI-SKLIAR, « La Pierre à bâtir dans l’architecture parisienne (XVIe-XVIIIe siècles) », thèse de doctorat en Histoire de l’art, université François Rabelais, 1998 ; Sophie MOUQUIN, « Les marbriers des Bâtiments du Roi (1661-1745) : études des principaux marbriers travaillant pour la couronne de France sous l’Ancien Régime », thèse de doctorat en histoire de l’art, Paris IV, Sorbonne, 2003. Voir les ouvrages de Pascal Julien cités plus haut. 47. Claire-Anne DE CHAZELLES et Alain KLEIN (dir.), Échanges transdisciplinaires sur les constructions en terre crue, Montpellier Éditions de l’Espérou, 2003 ; Jean CHAPELOT, Odette CHAPELOT et Bénédicte RIETH (dir.), Terres cuites architecturales médiévales et modernes 2009 ; Valérie NÈGRE (dir.), Terre crue, terre cuite. Recueil d’écrits sur la construction, Paris, Ibis Press, 2004. 48. C’est l’approche de Jacqueline LORENZ et Jean-Pierre GELY (dir.), Carrières et constructions en France et dans les pays limitrophes, Paris, CTHS, 1990-2004, 4 vol. 49. Pour la terre, on peut citer les travaux de Jean Dethier, Patrice Doat, Hubert Guillaud et l’ouvrage récent édité par Laurent BARIDON, Jean-Philippe GARRIC et Gilbert RICHAUD (dir.), Les leçons de la terre. François Cointeraux, professeur d’architecture rurale (1740-1830), Paris, éd. des Cendres, 2015. 50. Martina DROTH, Frits T. SCHOLTEN et Michael COLE (dir.), Bronze : The Power of Life and Death, Leeds, Henry Moore Institute, 2006. 51. Baker MALKOM, « Some Object Histories and the Materiality of the Sculptural Object », dans Stephen MELVILLE (dir.), The Lure of the Object, Williamstown, Sterling and Francine Clark Art Institute, 2006, p. 119-134, et « Shifting Materials, Shifting Values? Contemporary Responses to

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the Materials of Eighteenth-Century Sculpture », dans Sébastien CLERBOIS et Martina DROTH (dir.), Revival and invention: Sculpture through its Material Histories, Oxford/Berne, Peter Lang, 2011, p. 171-193. Cette approche est développée par Joris VAN GASTEL, Il Marmo Spirante: Sculpture and Experience in Seventeenth-Century Rome, Chicago, The University of Chicago Press, 2013. 52. Michael BAXANDALL, Painting and Experience in Fifteenth-Century Italy, Oxford, Oxford University Press, 1972 (trad. fr. L’Œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1972) et The Limewood Sculptors of Renaissance Germany, New Haven, Yale University Press, 1980. Sur la manière dont Baxandall aborde la matière : Malcolm BAKER, « Limewood, Chiromancy, and Narratives of Making: Writing about the Materials and Processes of Sculpture », Art History, vol. 21, n° 4, December 1998, p. 498-530. 53. M. BAXANDALL, L’Œil du Quattrocento, op. cit., p. 29. 54. Ann-Sophie LEHMANN, « The Matter of the Medium. Some Tools for an Art Theoretical Interpretation of Materials », dans Christy ANDERSON, Anne DUNLOP, Pamela H. SMITH (dir.), The Matter of Art: Materials, Technologies, Meanings, 1200-1700, Mancherster, Manchester University Press, 2014 ; Michael COLE « The Cult of Materials », dans S. CLERBOIS et M. DROTH (dir.) Revival and invention, op. cit., p. 1-15. 55. La notion d’« agency » est utilisée par l’anthropologue de l’art Alfred GELL dans Art and Agency. An Anthropological Theory, Oxford, Clarendon Press, 1998 (trad. fr. L’Art et ses agents, une théorie anthropologique, Paris, Les Presses du réel, 2009). Pour la notion d’« affordance » voir James J. GIBSON, « The Theory of Affordances », dans Robert SHAW and John BRANSFORD (dir.), Perceiving, Acting and Knowing : Toward an Ecological Psychology, Hillsdale, Lawrence Erlbaum, 1977. 56. Tim INGOLD, « Materials against materiality », Archeological Dialogues, n° 14, 2007, p. 1-16, et « Toward an ecology of materials », Annual Review of Anthropology, n° 41, 2012, p. 427-442. 57. Raff THOMAS, Die Sprache der Materialien : Anleitung zu einer Ikonologie der Werkstoffe, Munich, Deutcher Kunstverlag, 1994. 58. Henri FOCILLON, La vie des formes, Paris, PUF, 1984 (1re éd. 1943), p. 51 et 52. Le chapitre est intitulé « Les formes dans la matière ». 59. Ibid., p. 62. 60. Dans le domaine de l’histoire de l’art et de l’architecture et pour la fortification, on se reportera aux travaux de Philippe Bragard, Philippe Destable, Nicolas Fauchère, Pieter Martens et Émilie d’Orgeix. 61. Le thème est notamment traité par l’historien américain Lewis Mumford (1895-1990) qui s’intéressa à la fois à l’histoire des techniques, de la ville et de l’architecture. Lewis MUMFORD, Technics and Civilization, New York, Harcourt, Brace and Compagny, 1934 (tard. fr. Technique et civilisation, Paris, Le Seuil, 1950) et Art and Technics, New York, Columbia University Press, 1951 (trad. fr., Art et techniques, Paris, La Roue, 2015). Voir aussi Siegfried GIEDION, Mechanization Takes Command, New York, Oxford University Press, 1948 (trad. fr. La mécanisation au pouvoir, Paris, Centre Georges Pompidou, 1980). 62. Bien des expériences de restaurateurs pourraient être citées. Pour l’architecture, nous renvoyons aux expériences du Centre international de la terre (CRAterre), menées depuis 1979, sous la responsabilité de Patrice Doat et d’Hubert Guillaud à l’École nationale supérieure d’architecture de Grenoble de même qu’aux expérimentations menées dans le cadre des Grands ateliers de l’Isle d’Abeau (Isère) fondés en 1995. Joël SAKAROVITCH, « Construction history and experimentation », dans Malcolm DUNKELD et al. (dir.), Proceedings of the Second International Congress on Construction History, Cambridge, Construction History Society, 2006, p. 2777-2792. 63. Cité par Humphrey WINE, « Science, technique et peinture », Dix-huitième siècle, n° 31, 1999, p. 111.

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RÉSUMÉS

L’article examine plusieurs orientations communes aux spécialistes de l’art, de l’architecture et des techniques de la période moderne (XVe-XVIIIe siècle), en particulier trois questions qui sont au cœur des recherches récentes : les interactions entre théories et pratiques, la dimension matérielle de l’invention et la place de la matière comme clé de compréhension de la technique. Il souligne la forte implication des praticiens (conservateurs, restaurateurs, architectes et ingénieurs) dans l’histoire technique de l’art et l’histoire de la construction.

This paper examines several directions of research that are common to art, architecture and technology specialists of the Early Modern period (XVth-XVIIIth centuries). It specifically discusses three questions which are the focus of recent investigations: the interaction between theory and practice, the materiality of invention, and the key role that matter plays to understand technique. It outlines the strong involvement of practitioners (conservators, restorers, architects, engineers) in the field of Technical art history and Construction history.

INDEX

Mots-clés : histoire de l’architecture, histoire de l’art, histoire de la construction, histoire des techniques, histoire technique de l’art Keywords : art history, construction history, history of architecture, cistory of technology, studies on art technology, technical art history

AUTEUR

VALÉRIE NÈGRE Architecte et historienne, Valérie Nègre est professeur d’histoire de l’architecture à l’École nationale supérieure d’architecture Paris La-Villette. Ses recherches portent sur les interactions entre architecture, technique et société (XVIIIe-XXe siècles) et en particulier sur la littérature technique et les savoirs artisanaux. Son dernier ouvrage, L’Art et la matière. Les architectes, les artisans et la technique (1770-1830), Paris, Garnier, paraîtra à l’automne 2016.

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Archéométrie et histoire des techniques : les procédés direct et indirect en sidérurgie (XIVe-XVIIe siècle) Archaeometry and History of Technonogy: Direct and Indirect Processes in Iron Metallurgy (14th-17th centuries)

Philippe Dillmann et Maxime L’Héritier

1 L’apparition et la diffusion d’un nouveau procédé de production des métaux ferreux (le procédé dit « indirect ») à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne a été, et reste aujourd’hui, un sujet de premier plan pour l’histoire des techniques. En effet, cette mutation, utilisant la force hydraulique qui se répand au Moyen Âge, permet une production de grande ampleur des métaux ferreux à l’époque moderne. Au XVIIIe siècle, ses formes « stabilisées », procédés wallon et comtois, sont installées dans tout le nord de l’Europe, mais restent peu répandues dans certaines régions méridionales. L’étude de la diffusion de cette innovation et de ses modes de substitution ou de superposition aux procédés déjà en place revêt un intérêt particulier en histoire des techniques car il touche à de nombreuses notions clés : transmission des savoirs et des savoir-faire, définition de l’innovation, évolutions et adaptations des systèmes techniques. Les sources écrites exploitées depuis plusieurs dizaines d’années par les chercheurs offrent un certain nombre d’indices pour traiter de ces aspects. Elles ne sont cependant pas sans ambiguïté quant à la définition exacte et précise des techniques et des procédés mentionnés. Par ailleurs, ne révélant bien souvent que la première mention des procédés, le temps de l’irruption de l’innovation1, elles ne permettent de donner qu’une vision parcellaire de la réalité technique et en particulier de celle liée à la matérialité. Les fouilles archéologiques de certains ateliers de production du fer permettent quant à elles de caractériser en partie ces aspects techniques, mais sont encore trop rares et circonscrites pour avoir une perception fine de la diffusion de cette innovation sur un territoire.

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2 L’archéométrie, qui fait partie intégrante des sciences archéologiques, est un domaine de recherche fortement interdisciplinaire qui s’intéresse aux informations enregistrées par les objets anciens, artefacts ou archives environnementales, à différentes échelles, le plus souvent observables à travers la mesure instrumentée de paramètres inaccessibles à l’observation visuelle. Ses méthodes relèvent de disciplines des sciences chimiques et physiques, sciences de la Terre et de la Vie et des sciences environnementales. Ses objectifs sont de fournir un nouveau type de source dans le cadre des problématiques historiques. Ces dernières années, dans le domaine de l’étude de la métallurgie du fer, la discipline a vu des avancées méthodologiques significatives, en particulier pour la détermination des procédés de fabrication et des filières techniques, mais également pour l’étude de la circulation des matériaux et des objets ou leur datation2. Ces avancées permettent aujourd’hui de compléter les sources archéologiques et historiques par l’étude des objets et de leurs matières constitutives. Les méthodes de l’archéométrie des objets ferreux sont donc aujourd’hui « naturellement » intégrées aux démarches interdisciplinaires des travaux en histoire des techniques sidérurgiques pratiquées par différentes équipes.

3 Nous allons présenter dans cet article comment les approches archéométriques développées dans le cadre de l’étude de la transition entre les filières de production en sidérurgie à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne, apportent un éclairage nouveau et complémentaire aux données archéologiques et aux sources écrites, qui permet de nuancer la perception que l’on avait jusqu’alors de l’installation du nouveau procédé dans un territoire technique correspondant au nord de la France et à la Belgique actuelle.

Définitions technique et métallurgique des filières sidérurgiques

4 Le fer n’existe pas à l’état natif sur terre. Il est associé à des oxydes, des sulfures ou des carbonates, formes thermodynamiquement plus stables qui, combinées à une gangue de composés ne contenant pas de fer, constituent le minerai. La transformation du minerai en métal se fait grâce à une opération technique, la réduction3 qui a lieu dans un fourneau qui a changé de dimensions et de forme au cours de l’histoire de la sidérurgie4. L’opération utilise la combustion du charbon de bois qui s’associe à l’oxygène de l’air introduit dans le fourneau par une ventilation pour former du monoxyde puis du dioxyde de carbone et permet de « libérer » l’élément métallique.

5 La première filière à être apparue en sidérurgie est dite directe. Fondée sur l’utilisation de fourneaux de taille relativement modeste, les bas fourneaux, elle permet de transformer le minerai en métal en une opération unique. La ventilation est d’abord naturelle puis mécanique, associée à la force manuelle, puis, dès la fin du XIIIe siècle, à l’utilisation de la force hydraulique pour actionner des soufflets. Nous reviendrons plus en détail sur l’historique de l’apparition de cette force hydraulique pour la ventilation du fourneau. D’un point de vue purement métallurgique, cette ventilation, avant sa mécanisation hydraulique, permet d’atteindre les conditions thermodynamiques5 de transformation du minerai en métal mais pas celle de sa fusion6. Il en résulte que le métal est obtenu sous la forme d’une masse hétérogène7, piégeant un certain nombre d’impuretés. Ces impuretés, appelées inclusions, sont en fait constituées de composés du minerai, initialement présents dans la gangue, qui ne sont pas transformés en métal

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et dont la plus grande partie est évacuée sous forme de scories pendant l’opération de réduction. L’hétérogénéité de la masse de métal obtenue avec le procédé direct réside également dans le fait que la teneur en carbone, et donc la quantité d’acier8, est répartie de manière variable au sein du métal. Cette masse de métal est sortie du bas fourneau puis martelée, en suivant une chaîne opératoire qui peut être divisée spatialement, afin d’obtenir des demi-produits puis des produits finis.

6 La généralisation de l’usage de l’énergie hydraulique au Moyen Âge9, conduit à son utilisation pour la ventilation des fourneaux. Ceci est à l’origine d’une montée en température qui, associée à une plus grande diffusion du carbone provenant du charbon de bois au sein du métal, permet d’atteindre sa température de fusion et d’obtenir un nouveau matériau : la fonte, alliage ferreux contenant plus de 2 % de carbone10. Cet alliage dispose d’un point de fusion plus bas que le fer et les aciers et peut ainsi être moulé11. La fonte est cependant plus fragile (cassante) que ces derniers et ne peut donc remplir les mêmes usages. Il est alors nécessaire de le transformer au cours d’une seconde étape, l’affinage, destinée à retirer une partie du carbone pour obtenir, en fin d’opération, du fer ou de l’acier. C’est la raison pour laquelle cette nouvelle filière qui apparaît et se répand en Europe dans les derniers siècles du Moyen Âge et au début de l’époque moderne, est nommée « procédé indirect ». Il est à noter que l’affinage se déroule, jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle, en dessous de la température de fusion des fers et des aciers. Il en résulte que, comme pour le procédé direct, c’est une masse de métal à l’état solide qui est produite à l’issue de l’opération d’affinage. Cette masse, ici encore, piège un certain nombre d’impuretés sous la forme d’inclusions, issues principalement de l’oxydation de certains éléments de la fonte. Ces inclusions ont donc une composition différente de celles produites lors du procédé direct et c’est leur analyse qui permet de distinguer les métaux issus des deux filières.

Brève historiographie de l’apparition et de la diffusion de la filière indirecte

7 En métallurgie du fer, l’usage de la force hydraulique pour actionner la soufflerie est postérieur à son application au martelage, dont les origines remontent au XIIe siècle12. L’arc alpin est un des foyers de cette nouveauté. Les termes de furnus et de fusina appliqués dès le XIIIe siècle à la métallurgie du fer désignent les deux composantes d’un atelier fonctionnant à l’énergie hydraulique13. Le plus ancien couple furnus/fusina recensé pour le travail du fer remonte en effet à la période 1269-1272 dans le territoire alpin de la Valteline14. La terminologie associée aux produits de ces ateliers, ferrum crudum et ferrum coctum, a conduit certains chercheurs à formuler l’hypothèse que ce procédé produisant du fer en deux étapes était l’ancêtre du procédé indirect15. Rien n’indique toutefois que la production de fonte était habituelle dans ces établissements sidérurgiques16, même si le jeu délicat de la soufflerie hydraulique pouvait assurément amener à la production ponctuelle, contrôlée ou non, de petites quantités de fonte si le fourneau montait trop en température17. La complexité de ce dossier alpin ne peut être résumée ici18, mais le ferrum crudum et le ferrum coctum issus respectivement du furnus et de la fusina semblent bien faire référence à des produits spécifiques, voire nouveaux19. L’application de la force hydraulique au procédé direct pouvait en effet viser à obtenir une grosse masse de fer solide, afin de tirer parti de son hétérogénéité pour produire différentes qualités de fer et d’acier forgeables20. En l’état actuel de la

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recherche, les ateliers de Bornio et Semogo dans la Valteline restent toutefois les plus anciens exemples documentés d’utilisation de la soufflerie hydraulique en procédé direct, bien que, selon Catherine Verna, il faille davantage y voir la première mention de cette innovation plutôt que son « foyer initial21 ». Un tel usage de l’énergie hydraulique pour activer les soufflets de bas fourneaux se retrouve entre le début du XIVe et le début du XVe siècle dans plusieurs régions montagneuses à tradition métallurgique. C’est en particulier le cas de la mouline pyrénéenne ou languedocienne, mais également du martinetus dauphinois qui adoptent progressivement la soufflerie hydraulique en plus du gros marteau servant à battre le fer22. Cette nouvelle application de l’énergie hydraulique pose bien évidemment des questions techniques. Maintenir une température de fusion inférieure à celle du fer pour rester dans le domaine des aciers et éviter celui de la fonte liquide devait nécessiter une certaine maîtrise de la conduite du foyer et des adaptations de la forme du fourneau23.

8 À la même époque, le procédé indirect impliquant hauts fourneaux et affineries et faisant également appel à la soufflerie hydraulique, cette fois pour fondre le fer, est attesté dans plusieurs régions du nord de l’Europe. Les plus anciennes évidences de ce nouveau procédé sont ici archéologiques : en Suède dans le Bergsland et en Allemagne, dans le comté de la Marck. En Suède, dans le district de Norberg, Gert Magnusson a mis au jour un haut fourneau sur le site de Lapphyttan, associé à huit petits fourneaux manuels dédiés à l’affinage de la fonte24. La datation par thermoluminescence du fourneau a livré une date comprise entre 1279 et 1390 pour sa dernière période de chauffe25. D’autres sites sidérurgiques ont également été découverts (Vinarhyttan, Moshyttan) et, les datations précises de ces ensembles ayant longtemps été controversées, certains auteurs n’hésitent pas à prendre les bornes chronologiques les plus hautes pour évoquer une apparition de l’innovation dès les XIe-XIIIe siècle26 ! De récentes études sédimentologiques sur le haut fourneau de Moshyttan, un temps passé pour être le plus ancien et remonter au XIe siècle, placent désormais son installation dans la seconde moitié du XIIIe siècle27. En Allemagne, plusieurs fouilles ont mis au jour les vestiges de hauts fourneaux (Flossöfen) datés des XIIIe-XIVe siècle et associés à la présence de laitiers, scories légères caractéristiques de la production de fonte28. Dans la vallée de la Volme, le site de Haus Rhade ayant fonctionné entre le XIIIe et le début du XVe siècle a également révélé la présence de scories lourdes identifiées comme des scories d’affinage de la fonte29. Le site de Jubachtal montre quant à lui un fourneau connecté à plusieurs bas foyers d’affinage à l’instar du site du Lappythan. Ces premiers hauts fourneaux semblent toutefois avoir pu produire alternativement des masses de fer forgeable ou de la fonte liquide. À Kerspetalsperre, où deux hauts fourneaux ont été datés par radiocarbone30, les archéologues proposent de restituer une transition technique entre un procédé direct plus ancien (Rennöfen, VIIIe-XIIIe siècle) et les hauts fourneaux (Flossöfen, XIIIe-XVIIIe siècle)31. Ainsi, les données archéologiques concordent pour placer le développement des premiers hauts fourneaux dans la seconde moitié du XIIIe siècle de manière concomitante dans plusieurs régions d’Europe du Nord, au moment où l’adaptation de la soufflerie hydraulique se fait également pour le procédé direct.

9 Ces quelques exemples archéologiques, s’ils témoignent de l’implantation du nouveau procédé dans certaines régions, éclairent mal sa diffusion. Dans le royaume de France, le plus ancien fourneau fouillé est celui de Glinet dans le pays de Bray, daté du début de la période moderne (1480-1580)32. L’enquête dans les archives, bien plus vaste, vient en

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partie compléter cette chronologie, mais doit être entreprise avec prudence, tant les mots revêtent parfois des réalités différentes suivant les régions33. Ainsi, dans le comté de Namur, l’installation de sept forges à Marches-les-Dames à l’initiative du comte Guillaume et le développement d’établissements sidérurgiques dans la région laissent transparaître un nouveau vocabulaire. Il ne qualifie pas, dans un premier temps, les installations de forge elles-mêmes, mais les artisans de « fondeurs » ou « affineurs », travaillant dans une des sept forges de Marches-les-Dames, mais aussi à Jausse (1356) et entre Sambre et Meuse, à Ermeton (1370)34. Plusieurs sont d’origine allemande. D’après Brian Awty, la date de l’introduction du procédé indirect dans la région n’est pas figée, mais tous les indices concordent pour affirmer que la production de fer et celle de plomb étaient liées dès les années 1340 dans les environs de Namur et que les structures métallurgiques nécessaires pour fondre le fer en fonte étaient alors certainement disponibles35. Il s’interroge notamment sur une mention de redevance à Marche, datée de 1345, en « fer de plokestoire », qu’il propose de traduire par « fer fondu à la manière du plomb36 ». En Lorraine, l’hypothèse d’une introduction précoce du nouveau procédé a été avancée par Alain Girardot sur la base de deux corpus de textes : un contrat de 1323 et des comptabilités de 1324-1327 relatives à la construction d’une « forge faisant feir par yawe » à Moyeuvre et le contrat d’affermage d’une forge hydraulique contenant deux roues à Champigneulles en 139137. Le caractère hydraulique des installations ne fait aucun doute, mais une relecture plus fine des sources est plus prudente sur leur interprétation : l’application de l’hydraulique aux soufflets ne semble désormais plus nécessairement assurée et la terminologie associée au procédé indirect n’est pas complète et ne permet pas de conclure à l’installation d’un tel atelier à cette époque38. Les premières évidences incontestables de l’implantation du nouveau procédé dans le royaume de France remontent à la fin du XIVe siècle dans le pays d’Othe, entre Troyes et Sens. Nicolas de Fontenay, officier du duc de Bourgogne et seigneur de Saint-Liébaut, y fait construire en 1377 une « forge à affiner fer » équipée d’une roue actionnant de « grans souflez39 », termes qui évoquent cette fois explicitement l’affinerie, seconde étape du procédé indirect. Dans le comté de Nevers, récente acquisition du duc de Bourgogne, on trouve vingt ans plus tard des mentions de « fondoère » qualifiant expressément l’installation sidérurgique à Jouet- sur-l’Aubois (1401) et Précy (1402). Comme en pays namurois, la présence de maîtres de forge allemands – mais aussi wallons – ayant contribué à diffuser l’innovation est manifeste, en particulier Coleçon le Liégeois à Saint-Liébaut ou encore Haynemant et Henry Le Alemand respectivement affineur et fondeur à la forge de Jouet-sur-l’Aubois en 140240. B. Awty souligne l’importance de ces flux de populations dans l’introduction du nouveau procédé41. Les évidences du XVe siècle traduisent encore davantage la réalité technique des ateliers de production. En Haute-Marne, une forge permettant de « fondre, affiner et forgier42 » est construite dans l’abbaye bénédictine de Bèze en 1427. Dans le Jura voisin, les premières occurrences de « haut fornel » ou de « ferrière », désignant l’ensemble de l’exploitation, remontent au milieu du XVe siècle (1448 à Joux43). Enfin, la première mention indiscutable d’une affinerie en Lorraine date de 1445-1446 à la forge de Vaux dans le Pays Haut et celle d’un « hault fournelz » de 1495 à la forge de Sexey44. En Champagne, à partir du milieu du XVe siècle, l’abbaye de Clairvaux participe du développement du nouveau procédé en parallèle des investisseurs laïcs, avec les forges de Montheries, puis de Champigny et de Bailly-aux- Forges : les baux y donnent une description précise des installations45. La chronologie normande est similaire, avec la forge du Becquet prise à cens en 1451 par Henri le

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Marteleur, Pierre le Fondeur, du pays de Liège, et Henry le Féron, du comté de Namur, pour y construire un « moulin à fer », suivi de l’aménagement en amont d’un « sault d’eaue a edifier une fonderie ou ferronerie » en 145446. Les occurrences se multiplient dans l’ensemble de ces régions à partir de la seconde moitié du XVe siècle et les premiers hauts fourneaux sont attestés en Angleterre au tournant des XVe et XVIe siècles 47. Plus au sud, dans les Alpes italiennes, les premières certitudes remontent à la fin du XVe ou au XVIe siècle, où plusieurs vallées alpines se spécialisent dans la production de fonte et de boulets48. De l’autre côté des Alpes, le nouveau procédé ne s’implante véritablement en Dauphiné qu’au début du XVIe siècle49. Des spécialistes bergamasques contribuent également au développement de cette nouvelle sidérurgie dans les Apennins vers 1540.

10 Le propre des hauts fourneaux est de fonctionner en continu et de permettre la coulée de plusieurs gueuses de fonte par jour. Mais augmentent-ils considérablement les quantités de métal produites ? Si on ignore les capacités de production de ces premiers hauts fourneaux, au tournant des XVe et XVIe siècles, la production d’une tonne de fonte par jour semble habituelle sous forme de plusieurs gueuses de fonte de 150 à 500 kg. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que, pour être transformée en fer ou en acier, cette fonte doit être affinée dans une opération qui pourrait potentiellement limiter la productivité, au moins aux origines du procédé. Ces quantités semblent supérieures à ce que l’on peut reconstituer des forges hydrauliques du XIVe siècle où la production hebdomadaire de fer semble comprise entre 500 kg et une tonne, tant à Albiès dans les Pyrénées qu’à Byrkenott en Angleterre50. En revanche, des exemples plus tardifs, comme les Radwerk de Styrie ou les ferrières de Plaisance au XVe siècle, semblent capables de fournir 600 à 700 kg de masses de fer ou d’acier par jour, qu’il convient de trier et d’épurer.

11 La conjonction de l’archéologie et de l’enquête dans les archives permet de cerner les débuts de l’innovation à l’échelle de plusieurs régions d’Europe occidentale. Elle reste en revanche plus évasive sur son expansion et tend presque à donner l’impression d’une installation rapide, hégémonique et durable du nouveau procédé suite à ses premières occurrences dans un territoire : en Allemagne, dès la fin du XIIIe siècle, en Wallonie dès le milieu du XIVe siècle, et dans certaines régions du royaume de France à partir de la fin du XIVe siècle. Pourtant, ce n’est pas tant l’irruption de l’innovation qui importe, mais bien sa diffusion, le moment où ses produits, par l’ampleur qu’ils prennent sur les marchés à l’échelle d’un territoire donné, lui donnent une influence majeure sur la société51. L’étude archéométrique des matériaux eux-mêmes, produits par ces différentes filières techniques permet alors d’apporter une autre vision diachronique de la diffusion de l’innovation à la fin du Moyen Âge et au début de la période moderne.

Apport méthodologique de l’archéométrie : lire les procédés dans la matière

12 Comme cela a été expliqué, les fers et les aciers obtenus par les deux filières piègent en leur sein une quantité importante d’inclusions non métalliques issues de l’opération de réduction. Ces inclusions sont de très petite taille (de l’ordre de quelques dizaines de micromètres). Des travaux relativement récents52 ont permis de montrer qu’il était

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possible de différencier de manière statistique la composition des inclusions des deux filières. Un corpus de référence constitué d’objets archéologiques issus de manière certaine de la filière directe ou de la filière indirecte a été collecté. La composition des inclusions de ces objets a pu être analysée53. Par une approche statistique sur les résultats de ces analyses, les objets de la filière directe et ceux de la filière indirecte ont pu être nettement séparés54. Cela est dû notamment au fait que certains éléments sont éliminés de la chaîne opératoire en passant dans le laitier55 et se retrouvent en quantité moindre dans les inclusions produites par le procédé indirect, mais que d’autres éléments, au contraire, se concentrent dans la fonte et sont donc également concentrés dans les inclusions piégées dans le métal de la filière indirecte lors de l’affinage. Il est alors possible, en utilisant cette méthode statistique, d’émettre une probabilité d’appartenance à l’une ou l’autre des filières en comparant au référentiel la composition des inclusions mesurée sur un objet donné. Au-dessus d’une certaine probabilité56, on peut retenir la filière candidate. Si cette probabilité est trop faible, l’attribution demeure incertaine.

Étudier les procédés à travers leur production : les fers des cathédrales

13 En utilisant l’approche qui vient d’être décrite, le procédé indirect a été pisté au sein des renforts métalliques employés pour la construction des grands monuments gothiques, dont l’érection s’est échelonnée du XIIIe siècle au début de l’époque moderne, période qui croise celle de l’apparition et de la diffusion du nouveau procédé en Europe. Les recherches récentes ont en effet montré que d’importantes quantités de métal ont été utilisées dans les monuments gothiques médiévaux lors de leur construction57. Ces fers ont pu être datés par analyse archéologique du bâti et plus récemment par la mise en place de la méthode radiocarbone suite à l’extraction des carbures de l’acier58.

14 Pour chacun des monuments étudiés et pour différentes périodes, la part des objets issus de chacune des filières a pu être déterminée par l’analyse des inclusions de scories piégées dans le métal des renforts métalliques. Ces analyses concernent plus de 250 armatures de fer59. La répartition des procédés est présentée (ill. 2-3-4) sous la forme de diagrammes circulaires (filière directe : bleu ; filière indirecte : rouge). On observe qu’au XIIIe siècle, la totalité des renforts, quelle que soit la localisation des monuments étudiés, a été réalisée avec du fer issu de la filière directe, ce qui est en bon accord avec les données textuelles et archéologiques pour les sites de production. Pour la première moitié du XIVe siècle, le procédé direct reste majoritaire sur tous les monuments. Ainsi, il est le seul employé à Rouen, Troyes et Auxerre. En revanche, environ un tiers des fers analysés dans les églises de Liège est issu du procédé indirect. Cette occurrence devance légèrement les premières mentions textuelles pour le procédé dans la région, qui ne sont pas antérieures au milieu du XIVe siècle. Pour la fin du XIVe siècle, on note la présence des premiers fers indirects à la cathédrale d’Auxerre ; ils constituent un quart des éléments analysés sur ce monument pour cette période. Cette fois, les sources écrites identifient l’arrivée du procédé indirect autour de cette région de manière concomitante. En revanche, les fers analysés à Liège pour le début du XVe siècle ne présentent plus trace du nouveau procédé : tous proviennent de la réduction directe en bas fourneaux. Il semble donc que, malgré l’arrivée précoce de la filière indirecte en Wallonie indiquée par les sources écrites et confirmée par l’archéométrie, l’emploi du

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fer direct perdure dans cette zone, même cent ans plus tard60. Le procédé direct reste également le seul identifié à cette période sur les églises de la ville de Rouen. Pour cette dernière zone, les informations archéométriques sont cohérentes avec celles des sources écrites puisque la filière indirecte n’est pointée en Normandie qu’à la fin du XVe siècle. Cinquante ans plus tard (période 1450-1500), le paysage sidérurgique est radicalement différent puisqu’on observe la présence de fers indirects sur l’ensemble des bâtiments étudiés, que ce soit à Metz, à Amiens et à Rouen, régions où les premières évidences de l’indirect datent du milieu du XVe siècle, mais aussi à Troyes où les plus anciennes mentions en Pays d’Othe sont cette fois plus précoces (fin du XIVe siècle). Cette concordance presque parfaite des données de l’archéométrie avec celles issues des autres sources ne doit pas masquer, comme pour la période précédente, la perduration du procédé direct dans les zones mêmes où la filière indirecte s’est diffusée. De même, sur l’ensemble du territoire étudié, dans la seconde partie du XVe siècle, une part non négligeable des éléments métalliques identifiés sur les cathédrales reste issue de l’ancienne filière. Cette concomitance des deux filières sidérurgiques a pu être observée par l’archéologie en Lorraine et ce, jusqu’au XVIIe siècle61, mais les résultats archéométriques permettent de généraliser cette observation à tout le nord du royaume de France et ce, au moins jusqu’au XVIe siècle puisque des fers directs sont encore identifiés à cette période (mais de manière cette fois très minoritaire) dans les églises troyennes62. Aux XVIIe et XVIIIe siècle, le procédé indirect semble, cette fois, hégémonique sur l’ensemble des édifices étudiés pour cette période.

Figure 2 - XIIIe siècle et période 1300-1350. Occurrences du procédé indirect dans le nord de la France

Diagrammes circulaires : fers de renforts analysés sur les monuments (bleu : part des fers direct, rouge : part des fers indirects), carrés rouges : source écrite ou archéologique révélant la présence du procédé indirect.

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Figure 3 - Période 1351-1500. Occurrences du procédé indirect dans le nord de la France

Diagrammes circulaires : fers de renforts analysés sur les monuments (bleu : part des fers direct, rouge : part des fers indirects), carrés rouges : source écrite ou archéologique révélant la présence du procédé indirect.

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Figure 4 - XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Occurrences du procédé indirect dans le nord de la France

Diagrammes circulaires : fers de renforts analysés sur les monuments (bleu : part des fers direct, rouge : part des fers indirects), carrés rouges : source écrite ou archéologique révélant la présence du procédé indirect.

Nouvelles considérations sur la diffusion de la filière indirecte

15 La répartition des procédés observée sur les renforts des cathédrales n’est pas aussi tranchée en faveur du procédé indirect que ne le suggérait la floraison, contemporaine, de mentions écrites associées au nouveau procédé. On observe une concomitance des deux filières, et ce jusqu’à deux cents ans après les premières mentions écrites du procédé indirect. Précisons tout d’abord que les sources archéométriques étudiées ici concernent l’un des marchés du fer pour les époques considérées, celui des chantiers des grands monuments gothiques, qui ne représente qu’une part du fer produit et consommé. Il présente également plusieurs spécificités : les éléments de fer mis en œuvre sont des pièces le plus souvent assez peu travaillées, morphologiquement proches de la barre de fer issue de l’atelier de production, certains éléments peuvent néanmoins être issus du recyclage ou du remploi63, d’autres peuvent provenir, sans que ce soit une règle systématique, de sources assez distantes du chantier, comme cela a été démontré pour le Palais des Papes d’Avignon64 ou la cathédrale de Bourges65. En ce qui concerne le recyclage, il est possible de le détecter dans le matériau analysé quand il résulte de la soudure de plusieurs éléments d’origines distinctes. Le remploi, consistant en une réutilisation sans modification de forme (ou avec des adaptations très mineures), est quant à lui détecté par la confrontation entre l’analyse du bâti et la datation radiocarbone des éléments ferreux. Cette récupération peut parfois être mise

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en évidence par les sources écrites comme, en 1432-1433, à la cathédrale de Troyes, où le serrurier forge des barreaux puis des croches de fer à partir de chaînes de fer récupérées par l’œuvre66 ou, en 1548-1549, à l’église Saint-Jean de Troyes, où le forgeron reçoit 226 livres de « viel fer » pour forger des agrafes67. Ainsi, s’il ne peut être exclu totalement pour les fers analysés dans les études auxquelles nous faisons référence dans cet article, le remploi ou le recyclage représente de manière certaine une part très mineure, soit parce que les fers étudiés ont été datés par radiocarbone68, soit parce qu’ils ne présentaient aucune trace de recyclage par assemblage d’éléments d’origines différentes. La question du lieu de production dont l’origine géographique peut être différente de celle de l’espace du marché doit également être considérée. Les études archéométriques récentes ont en effet pu montrer sur quelques monuments qu’une part des fournitures du chantier pouvait provenir d’espaces de production situés parfois à plus d’une centaine de kilomètres69. Ceci n’est cependant pas systématique et ne concerne jamais la majorité des fers70. En gardant en tête ces aspects des sources archéométriques, il est possible de les considérer pour reprendre le dossier de l’innovation technique au Moyen Âge, qui a fait et fait toujours l’objet de discussions importantes en histoire des techniques médiévales71.

16 Comme l’exprime Paul Benoit, « faire l’histoire de l’innovation, c’est d’abord établir une chronologie72 ». À ce titre, l’archéométrie permet de pointer, avant toute reconnaissance écrite, les premières occurrences de l’innovation technique que représente le procédé indirect dans les églises de Liège par la présence de ses produits. Cependant, si, à Liège, 40 % des objets analysés pour la période 1300-1350 sont issus de la nouvelle filière, les occurrences du nouveau procédé disparaissent pour les analyses de la période postérieure (1400-145073). Ceci ne suggère pas un processus qui bouleverse brutalement et intensément le marché74. En tout état de cause, l’impact du nouveau procédé semble, au moins pour ses débuts, moins important qu’attendu dans cette région pourtant pionnière dans son introduction. Par ailleurs, nous pouvons également pointer dans ces territoires la lenteur de la diffusion de l’innovation technique que constitue le procédé indirect75, et surtout celle de l’utilisation des matériaux issus de ces nouvelles techniques. À la grande diversité régionale de la diffusion des nouvelles techniques, déjà mentionnée par les historiens, semble s’ajouter une certaine résistance au sein même des territoires où elle essaime76. Cette résistance se retrouve encore quand le nouveau procédé indirect a diffusé vers le sud et notamment vers la Bourgogne : dans les cathédrales de Troyes et d’Auxerre, une bonne partie des éléments de renforts sont encore issus de la filière directe, alors même que la filière fonte est installée, comme en témoignent à la fois les sources écrites et les données archéométriques.

17 Le phénomène étudié par les sources archéométriques résulte de la convolution d’une réalité technique de production (procédés) et du marché qui écoule les produits, incluant facteurs techniques (qualité des matériaux en relation avec la nature de la demande), facteurs économiques, voire influence de réseaux politiques ou financiers77. La perduration de fers issus de la filière directe résulte-t-elle d’un choix conscient, par les hommes de l’art, d’un matériau présentant une qualité particulière ? Il n’a pas été possible à l’heure actuelle de mettre en évidence une influence directe du procédé de réduction employé sur la qualité finale du matériau78. Au contraire, ce sont plutôt les étapes postérieures de la chaîne opératoire telles que le compactage de la masse brute sortie des bas fourneaux ou des foyers d’affinerie et le temps passé à la mise en forme

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de l’objet qui vont conditionner cette qualité. Celle-ci, au demeurant, peut être très variable en fonction des objets étudiés et, pour les fers de construction, dans la plupart de cas, aucune qualité spécifique ne semble requise par les constructeurs79. Considérons plus avant le cas particulier de la cathédrale d’Amiens, où le chaînage placé dans le triforium, en 1498, pour lequel les experts avaient préconisé l’usage de fer d’Espagne, est donc en toute probabilité issu du procédé direct. La majeure partie des éléments, massifs et standardisés, est issue du procédé indirect bien que, très spécifiquement, les fers utilisés pour chacune des extrémités – non standardisées – soient, quant à eux, exclusivement issus du procédé direct80. On pencherait, ici encore, non pas pour l’influence d’un choix technique, mais pour une signature de l’organisation et des vicissitudes du chantier. La majorité des fers du chaînage provient d’une grosse forge indirecte, probablement locale, vraisemblablement du fait du peu de disponibilité du fer d’Espagne. L’usage systématique de fer direct pour les extrémités reste à comprendre : changement d’approvisionnent à une phase spécifique du chantier correspondant à une commande particulière de la fabrique pour l’arrimage du chaînage au bâtiment, ou fournitures spécifiques aux artisans chargés de cet arrimage, arrivant sur le chantier avec leur propre fer destiné uniquement à cette opération ? La question reste ouverte.

18 Si, comme la conjonction des sources archéométriques et historiques tend à le prouver, on considère qu’au moins une partie du fer direct trouvé sur les monuments est bien d’origine locale, en l’état actuel de la recherche, l’hypothèse la plus probable pour la perduration de la filière directe pour un temps dans le nord de l’Europe81 serait alors liée à des raisons économiques, le coût d’installation de l’équipement lié au procédé indirect étant loin d’être négligeable, notamment en ces temps de crises qui marquent la fin du Moyen Âge82. L’exemple de Saint-Liébaut, première affinerie identifiée sur le sol du royaume de France, est à ce titre très évocateur : d’après les archives, l’affinerie ne semble pas survivre à la mort de son fondateur, Nicolas de Fontenay, en 139683. Ce n’est que dans la seconde moitié du XVe siècle que d’autres exemples manifestes d’usines à fer fonctionnant selon la filière indirecte sont à nouveau attestés avec certitude dans la région : « fer fondu » de l’abbaye du Reclus en 1451-145284, « fondoire » de la forge de Dilo en 145785… Elles s’installent cette fois durablement sur le territoire et alimentent, entre autres, le marché des grands chantiers de construction. Les résultats de la présente étude, conjonction de l’analyse des textes et de la matière permettent d’étendre ces conclusions à une plus grande partie du nord- ouest de l’Europe, y compris dans certains foyers de l’innovation, pour proposer une évaluation quantitative de la diffusion du procédé indirect sur le temps long par l’étude d’un de ses marchés. D’après la chronologie suggérée par les sources écrites et archéométriques, il semble en effet que même si des facteurs politiques ou des périodes de relative embellie, notamment à la fin du XIVe siècle, ont été propices à une introduction précoce du procédé dans certaines régions (Wallonie, Champagne, Nivernais…), celui-ci ne s’impose durablement qu’à la sortie de la guerre de Cent Ans, lors de la période de reprise économique marquant l’extrême fin du Moyen Âge et le début de la période moderne86.

19 Ces considérations permettent d’ancrer cette chronologie revisitée de la diffusion du procédé indirect à une échelle plus vaste de développement d’autres techniques à la fin du Moyen Âge. Tout comme la poudre, connue en Europe occidentale dès le XIIIe siècle, mais dont les usages ne se répandent véritablement qu’au XVe siècle avec le

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développement des armes à feu, ou le papier dont la fabrication est introduite en Occident dès la fin du XIIIe siècle, mais qui n’offre une concurrence au parchemin qu’à partir du milieu du XVe siècle en lien avec l’invention de l’imprimerie87, le procédé indirect ne semble connaître un véritable essor dans une partie de l’Europe du nord- ouest qu’à partir du milieu du XVe siècle, indépendamment de sa date de première introduction. Le marché étudié avec les fers de construction ne semblant pas ici faire appel à une qualité spécifique des produits recherchés, ce sont bien les conditions liées à l’introduction de l’innovation qui sont questionnées ici. Si du fer de réduction indirect vient désormais remplir les mêmes usages que le fer direct sur ces chantiers, c’est assurément par sa plus grande disponibilité sur le marché considéré. Certainement liée au développement des usages de la fonte – et par là même des hauts fourneaux –, cette disponibilité doit aussi être reliée aux facteurs économiques qui ont pu freiner ou favoriser le développement de ces usines à fer. Ce « poids de la conjoncture », pointé par P. Benoit88, est certainement fondamental dans l’attribution de cette chronologie.

20 On peut ainsi remettre en question le réel impact du procédé indirect sur ce marché de la barre de fer avant la fin de la guerre de Cent Ans dans les territoires étudiés. Au sortir de la guerre, il est en revanche manifeste. L’étude des prix du fer acheté par les chantiers de construction troyens et rouennais montre qu’une lente chute des prix de la livre de fer s’opère à cette période : entre 1435 et 1480 à Troyes (de 12 à 6 d. t. la livre environ), et à partir de 1455 jusqu’au début du XVIe siècle à Rouen (de 13 à 8 d. t. la livre)89. Ces fortes variations doivent certainement être reliées à l’installation définitive du nouveau procédé dont les usines permettent désormais la production de produits (fonte et fer) plus abondants et surtout à moindre coût.

21 Cette brève présentation a montré comment les données physico-chimiques collectées sur les objets eux-mêmes, peuvent constituer une source à part entière, à même de dialoguer avec les textes ou les fouilles archéologiques. Dans le cas présent, les sources archéométriques témoignent d’un marché spécifique, celui du fer dans les grands chantiers gothiques. La perception de l’arrivée d’une innovation sur ce type de marché est cependant extrêmement complémentaire de celle qu’offrent les sources écrites qui révèlent la « première perception de l’innovation90 » du point de vue, cette fois, de la production du métal, et de celle de l’archéologie qui, quant à elle, permet de saisir les procédés à travers l’étude des sites de production.

22 Les prochaines années devraient voir en France la poursuite et l’intensification de ces recherches interdisciplinaires autour de l’impact de l’apparition du procédé indirect sur les marchés du fer. Ceci passera par l’étude d’autres contextes d’utilisation du fer tels que ceux de l’armement ou de l’outillage agricole. Par ailleurs, comme nous l’avons montré, cette thématique de recherche sur les métaux ferreux est indissociable d’autres champs d’études tel que celui de la circulation des produits et de leur utilisation en fonction de différents facteurs (qualité, disponibilité, etc.).

23 Nous espérons enfin avoir rappelé comment ces approches interdisciplinaires, fondées sur une collaboration croisée et exigeante de chercheurs issus de disciplines complémentaires qui prend ses racines dans les recherches menées depuis les années 1960 autour de la compréhension des chaînes opératoires métallurgiques, sont arrivées à un degré d’intégration extrêmement élevé qui permet aujourd’hui d’éclairer avec une finesse inégalée des questions importantes de l’histoire des techniques et de l’économie.

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NOTES

1. Catherine VERNA, « Réduction du fer et innovation : à propos de quelques débats en histoire sociale des techniques », Médiévales, vol. Techniques : les paris de l’innovation, 2000, p. 79-95. 2. On pourra en trouver l’exposé détaillé dans plusieurs publications récentes : Philippe DILLMANN, Stéphanie LEROY, Alexandre DISSER, Sylvain BAUVAIS, Enrique VEGA, Philippe FLUZIN, « Dernières avancées autour des études sur la production, la circulation et la datation des métaux ferreux archéologiques », Les nouvelles de l’archéologie, n° 138, 2015, p. 28-34 ; Stéphanie LEROY, Philippe DILLMANN, Alexandre DISSER, Maxime L’HÉRITIER, Sylvain BAUVAIS, Philippe FLUZIN, « Provenance et circulation des alliages ferreux », dans Philippe DILLMANN, Ludovic BELLOT-GURLET (dir.), Circulation des matériaux et des objets dans les sociétés anciennes, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2014, p. 79-108 ; Stéphanie LEROY, Maxime L’HÉRITIER, Emmanuelle DELQUÉ-KOLIC, Jean-Pascal DUMOULIN, Christophe MOREAU, Philippe DILLMANN, « Consolidation or initial design ? Radiocarbon dating of ancient iron alloys sheds light on the reinforcements of French Gothic Cathedrals », Journal of archaeological science, vol. 53, 2015, p. 190-201. 3. Dénommée comme telle car elle fait référence à la réaction chimique du même nom qui permet de transformer les oxydes de fer en fer métallique. 4. Philippe F LUZIN, « Apport de l’archéométrie à la restitution de la chaîne opératoire en sidérurgie, matériaux et procédés. Études métallographiques », in 6e cours d’archéologie d’Andorre : l’ obtention du fer par le procédé direct du IVe au XIXe siècle, Andorra la Vella, Govern d’Andorra, Ministeri de Cultura, 2002, p. 388-396 ; Philippe FLUZIN, « La chaîne opératoire en sidérurgie : matériaux archéologiques et procédés. Apports des études métallographiques », dans Aux origines de la métallurgie du fer en Afrique, Éditions de l’UNESCO-BPI, Mémoires des peuples, 2002, p. 58-92 ; Radomir PLEINER, Iron in archaeology. The european bloomery smelters, Prague, Archeologicky Ustav av Cr, 2000. 5. Ces conditions concernent la température et la pression partielle en dioxyde et monoxyde de carbone. On peut considérer que, dans les conditions du bas fourneau, la température à atteindre est supérieure à 1 200°C et en moyenne de 1 300°-1 400°C. 6. 1 534°C pour le fer, pouvant baisser jusqu’à 1 400°C pour les aciers les plus carburés. 7. Cette masse est parfois appelée « loupe » ou « masse brute de réduction ». 8. L’acier étant du fer contenant entre 0,1 et 2 % massiques de carbone. Un acier prend la trempe pour des teneurs en carbone supérieures à 0,3 % massique. 9. Pour une historiographie du moulin aux époques médiévales, on pourra consulter l’introduction de Paul BENOIT, Karine BERTHIER, « L’innovation dans l’exploitation de l’énergie hydraulique d’après le cas des monastères cisterciens de Bourgogne, Champagne et Franche- Comté », dans Patrice BECK (dir.), L’innovation technique au Moyen Âge, Actes du VIe Congrès international d’archéologie médiévale (1er-5 octobre 1996, Dijon-Mont Beuvray-Chenôve-Le Creusot- Montbard), Paris, Errance, 1998, p. 58-66. 10. Mais également d’autres éléments comme le silicium ou le phosphore. 11. Ceci donne naissance notamment à la poterie en fonte, mais également au boulet de fonte et, plus tardivement, à l’artillerie en fonte de fer, Paul BENOIT, Philippe DILLMANN, Philippe FLUZIN, « Iron, cast iron and bronze. New approaches of the artillery history », dans Gert MAGNUSSON (dir.), The importance of ironmaking, technical innovation and social change (Actes du colloque de Norberg), CSA-UISPP, Jernkontorets Bergshistoriska Utskot, 1995, p. 241-257. 12. En Angleterre, dans l’abbaye cistercienne de Bordesley, Grenville ASTILL, A medieval industrial complex and its landscape: the metalworking watermills and its workshops of Bordesley Abbey, York, CBA, 1993, et en 1135 à Clairvaux, Catherine VERNA, Paul BENOIT, « La sidérurgie de Clairvaux au Moyen

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Âge (XIIe-XVe siècles) », dans Histoire de Clairvaux, Bar-sur-Aube, Association Renaissance de l’abbaye de Clairvaux, 1991, p. 90-92. 13. Enzo BARALDI, « Ordigni e parole dei maestri da forno bresciani e bergamaschi: lessico della siderurgia indiretta in Italia fra XII e XVII secolo », dans Philippe BRAUSTEIN (dir.), La sidérurgie alpine en Italie (XIIe-XVIIe siècle), Rome, CEFR, 2001, p. 163-213. 14. Mathieu ARNOUX, « Innovation technique, intervention publique et organisation du marché : aux origines du district sidérurgique de la Valteline (XIIIe-XIVe siècles) », ibid., p. 215-232. 15. Enzo B ARALDI, Manlio CALEGARI, « Pratica e diffusione della sideruria “indiretta” in area italiana (secc. XIII-XIV) », ibid., p. 93-162. 16. M. ARNOUX, « Innovation technique… », op. cit. 17. Les témoins archéologiques d’une production au moins ponctuelle de fonte sur certains sites de production métallurgique dans la région du Val Gabbia et de Bienno sont notamment présentés dans Ph. BRAUNSTEIN (dir.), La sidérurgie alpine en Italie…, op. cit. ; Costanza CUCINI-TIZZONI, Marco TIZZONI, « Alle origini dell’altoforno: i siti della Val Gabbia e della Val Grigna a Bienneo in Valcamonica », dans Pier Paolo POGGIO, Carlo SIMONI (éd.), Musei del ferro in Europa e in Italia. La ricerca e le esperienze di conservazione e valorizzazione, Atti del Convegno, Brescia-Tavernole sul Mella, septembre 2004, Brescia, 2006, p. 21-42. Les datations de certains ateliers prêtent toutefois à caution. 18. On pourra se référer à Philippe DILLMANN, Liliane PEREZ, Catherine VERNA, « Les aciers avant Bessemer », dans Philippe DILLMANN, Liliane HILAIRE-PEREZ, Catherine VERNA (dir.), L’acier en Europe avant Bessemer, Paris, CNRS-Université de Toulouse-Le Mirail, 2011, p. 7-69. 19. Jean-François B ELHOSTE, « Mutations techniques et filières marchandes dans la sidérurgie alpine entre le XIIIe et le XVIe siècle », dans Ph. BRAUNSTEIN (dir.), La sidérurgie alpine en Italie…, op. cit., p. 515-624. 20. Cet « impact de la soufflerie sur la qualité des fers » a été signalé, Catherine V ERNA, « Innovations et métallurgies en Méditerranée occidentale (XIIIe-XVe siècles) », Anuario de estudios medievales, vol. 41, n° 2, 2011, p. 623-644. 21. Catherine VERNA, « “Moulin à fer” : l’héritage de Bertrand Gille », dans Aline DURAND (dir.), Jeux d’eau. Moulins, meuniers et machines hydrauliques, XIe-XXe siècle. Études offertes à Georges Comet, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2008, p. 273-286. 22. Jean-François BELHOSTE, « Martinetus et fusina dans la sidérurgie alpine aux XIIIe et XIVe siècles, réflexions philologiques », dans Costanza CUCINI-TIZZONI, Marco TIZZONI (dir.), Il ferro nelle Alpi. Giacimiento, miniere e metallurgia dall’ Antichita al XVI secolo, Atti del convegno, Bieno, Commune di Bieno, 2000, p. 146-151 ; C. VERNA, « “Moulin à fer” : l’héritage de Bertrand Gille », op. cit. 23. Les quantités de fonte trouvées parmi les déchets de la mouline de Castel Minier (Ariège) semblent révélatrices de ces tâtonnements techniques ; communication orale Florian Téreygeol, fouille en cours. Rappelons également que la mouline et la forge à la catalane se caractérisent par leurs foyers ouverts permettant, peut-être, d’éviter une montée en température trop importante. 24. Ce grand nombre des foyers d’affinage était certainement nécessaire pour traiter par petites quantités la production de fonte du haut fourneau. Nils BJÖRKENSTAM, Sven FORNANDER, « Metallurgy and technology at Lapphyttan », dans N. BJÜRKENSTAM, S. FORNANDER (dir.), Medieval Iron in Society, Jernkontoret and Riksantikvarieämbetet, 1985, p. 184-225; Gert MAGNUSSON, « Lapphyttan. An example of medieval iron production », ibid., p. 21-33. 25. Robert B. GORDON, Terry S. REYNOLDS, « Medieval iron in Society-Norberg, Sweden, May 6-10, 1985 », Technology & Culture, vol. 27, n° 1, 1986, p. 110-117. 26. Ainsi, pour les mêmes hauts fourneaux de la région de Bamsberg en Suède et à partir des mêmes références, E. E. Hjärthner-Holdar et C. Risberg n’hésitent pas à affirmer que les hauts fourneaux prédominent depuis le XIIe siècle. L. Stenvik, plus prudent, fait remonter l’innovation

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au XIVe siècle. Eva HJÄRTHNER-HOLDAR, Christina RISBERG, « Technology of iron: choices and innovation », Materials and manufacturing processes, vol. 24, n° 9, 2009, p. 981-986 ; Lars F. STENVIK, « Iron production in Scandinavian archaeology », Norwegian archeological review, vol. 36, n° 2, 2003, p. 119-134. 27. Erik MYRSTENER, William LIDBERG, Ulf SEGERSTRÖM, Harald BIESTER, David DAMELL, Richard BINDLER, « Was Moshyttan the earliest iron blast furnace in Sweden? The sediment record as an archeological toolbox », Journal of archaeological science : reports, vol. 5, 2016, p. 35-44. 28. Albrecht J OCKENHÖVEL, Mittelalterliche Eisengewinnung im Märkischen Sauerland: archäometallurgische Untersuchungen zu den Anfängen der Hochofentechnologie in Europa, Rahden, Verlag Marie Leidorf, 2013 ; Hans Ludwig KNAU, Dietrich HORSTMANN, Manfred SONNECKEN, « La production de fonte dans la haute vallée de la Volme : contribution à l’histoire de la sidérurgie en Westphalie occidentale », dans Patrice BECK (dir.), L’innovation technique au Moyen Âge, VIe congrès international de la société d’archéologie médiévale, Paris, Errance, 1996, p. 152-159 ; Manfred S ÖNNECKEN, « Eisendarstellung im Flosshofen », Der Märker, 1972, p. 4-5. 29. H. L. KNAU, D. HORSTMANN, M. SONNECKEN, « La production de fonte dans la haute vallée de la Volme : contribution à l’histoire de la sidérurgie en Westphalie occidentale », op. cit. 30. A. JOCKENHÖVEL, Mittelalterliche Eisengewinnung im Märkischen Sauerland…, op. cit., p. 120 et 132. 31. Ibid., p. 389. 32. Danielle ARRIBET-DEROIN, Fondre le fer en gueuses au XVIe siècle. Le haut fourneau de Glinet en pays de Bray (Normandie), thèse de doctorat en art et archéologie, Paris I Sorbonne, 2001. 33. C. VERNA, « “Moulin à fer” : l’héritage de Bertrand Gille », op. cit. 34. Brian G. AWTY, « The development and dissemination of the walloon method of ironworking », Technology & Culture, vol. 48, n° 4, 2007, p. 783-803. 35. Ibid. Cette « polyvalence des ateliers métallurgiques » a été soulignée par C. V ERNA, « Innovations et métallurgies en Méditerranée occidentale (XIIIe-XVe siècles) », op. cit. 36. B. G. AWTY, « The development and dissemination of the walloon method of ironworking », op. cit. 37. H. COLLIN, « Aux origines du bassin sidérurgique de Briey : les forges de la région de Moyeuvre à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe », Actes du 98e Congrès national des sociétés savantes (Philologie et histoire jusqu’en 1610), Saint-Étienne, 1973, Paris, Bibliothèque nationale, 1975, p. 61-80 ; Alain GIRARDOT, « À propos d’un bail de forge en 1391 : fonte et forges hydrauliques en Lorraine au XVe siècle », Annales de l’Est, 4, 1976, p. 275-284, repris par Jean-Marie YANTE, Le Luxembourg mosellan. Production et échanges commerciaux 1200-1560, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1996. 38. Koichi HORIKOSHI, L’industrie du fer en Lorraine, XIIe-XVIIe siècles, Langres, Dominique Guéniot, 2008 ; Marc LEROY, « Autour de la “minette” : la perduration de la production de fer en bas fourneau en Lorraine à la fin du Moyen Âge », dans P. BECK (éd.), L’innovation technique au Moyen Âge, op. cit., p. 145-150. 39. Joséphine ROUILLARD, L’homme et la rivière : histoire du bassin de la Vanne au Moyen Âge (XIIe-XVIe siècle), thèse de doctorat d’histoire de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2003, p. 401. Le haut fourneau associé se trouverait à Valcon-sur-l’Ancre, situé à quelques kilomètres. 40. Ibid., p. 402 ; Jean-François BELHOSTE, Patrick LÉON, « Naissance d’une sidérurgie moderne aux confins du Berry (fin du XIVe-XVe siècles) », dans Mélanges Jean-Yves Ribault, Cahiers d’archéologie et d’histoire du Berry, 1996, p. 45-51. 41. B. G. AWTY, « The development and dissemination of the walloon method of iron-working », op. cit. 42. Jean-François B ELHOSTE, Christiane CLAERR-ROUSSEL, François LASSUS et al., La métallurgie comtoise, XVe-XIXe siècles. Étude du Val de Saône, Besançon, ASPRODIC, 1994, p. 21.

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43. Ibid., p. 28. 44. K. HORIKOSCHI, L’industrie du fer en Lorraine, XIIe-XVIIe siècles, op. cit., p. 406. 45. Catherine VERNA, Les mines et les forges des Cisterciens en Champagne méridionale et en Bourgogne du Nord, XIIe-XVe siècles, Paris, AEDEH-Vulcain, 1995, p. 66-67. 46. Jean-François BELHOSTE, Yannick LECHERBONNIER, Mathieu ARNOUX (dir.), La métallurgie normande XIIe-XVIIe siècles. La révolution du haut fourneau, Caen, L’Inventaire, 1991, p. 41-42. 47. Henry CLEERE, David CROSSLEY, The iron industry of the Weald, Chesterfield, Merton Priory Press, 1995. 48. J.-F. BELHOSTE, « Mutations techniques… », op. cit., p. 515-624. 49. Jean-François BELHOSTE, « L’implantation d’une sidérurgie bergamasque en Dauphiné au début du XVIIe siècle », dans Ninina CUOMO DI CAPRIO, Carlo SIMONI (dir.), Dal basso fuoco all’altoforno, Atti del 1º simposio Valle Camonica, Brescia, Grafo edizioni, 1991. 50. Danielle A RRIBET-DEROIN, « Rythmes et pratiques de la métallurgie du fer aux XIVe et XVe siècles : les “bloomieres” de Tudeley (Kent) et de Byrkeknott (comté de Durham) », Archéologie médiévale, vol. 40, 2010, p. 147-168 ; Catherine VERNA, Le temps des moulines. Fer, technique et société dans les Pyrénées centrales (XIIIe-XVIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 85. Il n’est toutefois pas certain que les premières moulines ariégeoises comme celle d’Albiès aient disposé d’une soufflerie hydraulique ; elles sont en revanche bien équipées d’un gros marteau. 51. C. VERNA, « Réduction du fer… », op. cit., p. 79-95 ; Philippe BRAUNSTEIN, Travail et entreprise au Moyen Âge, Bruxelles, De Boeck et Larcier, 2003. 52. Philippe DILLMANN, Maxime L’HÉRITIER, « Slag inclusion analyses for studying ferrous alloys employed in French medieval buildings: supply of materials and diffusion of smelting processes », Journal of archaeological science, vol. 34, n° 11, 2007, p. 1810-1823; Alexandre DISSER, Philippe DILLMANN, Catherine BOURGAIN, Maxime L’HÉRITIER, Enrique VEGA, Sylvain BAUVAIS, Marc LEROY, « Iron reinforcements in Beauvais and Metz Cathedrals: from bloomery or finery ? The use of logistic regression for differentiating smelting processes », Journal of archaeological science, vol. 42, n° 1, 2014, p. 315-333. 53. La réalisation de ces analyses se fait par spectrométrie EDS (Energy Dispersive Spectrometry) couplée au microscope électronique à balayage (MEB). Elle nécessite de réaliser un prélèvement sur l’objet ; plus la taille de ce prélèvement est importante, plus les mesures seront représentatives, l’idéal étant de réaliser une coupe transversale complète de l’objet. 54. La méthode statistique utilisée est la régression logistique. Elle a été réalisée sur la composition des inclusions normalisées par rapports de logarithmes, voir A. DISSER, Ph. DILLMANN, C. BOURGAIN, M. L’HÉRITIER, E. VEGA, S. BAUVAIS, M. LEROY, « Iron reinforcements in Beauvais and Metz Cathedrals… », op. cit. 55. Scorie produite par le haut fourneau. 56. 0,9 dans A. DISSER, Ph. DILLMANN, C. BOURGAIN, M. L’HÉRITIER, E. VEGA, S. BAUVAIS, M. LEROY, « Iron reinforcements in Beauvais and Metz Cathedrals… », op. cit. 57. Pour de plus amples informations à ce sujet, on pourra se référer aux travaux spécifiques sur les différents monuments : Palais des Papes d’Avignon, Philippe BERNARDI, Philippe DILLMANN, « Métal et architecture médiévale : l’exemple du Palais des Papes d’Avignon », dans Nicolas CUCUZZA, Maura MEDRI (dir.), Archeologie. Studi in onore di Tiziano Mannoni, Bari, 2003, p. 279-282 ; Philippe BERNARDI, Philippe DiLLMANN, « Stone skeleton or iron skeleton : The provision and use of metal in the construction of the Papal Palace at Avignon in the 14th century », dans Robert BORK (dir.), De re metallica. The uses of metal in the Middle Ages, Aldershot, Asghate, 2005, p. 297-315 ; Philippe BERNARDI, Philippe DILLMANN, « L’impiego del metallo nel cantiere trecentesco del Palazzo dei Papi di Avignone », dans Vittorio FRANCHETTI PARDO (dir.), Arnolfo di Cambio e la sua epoca, Roma, Viella, 2007, p. 239-348 ; Philippe DILLMANN, Philippe BERNARDI, « Premiers résultats métallographiques sur les tirants de fer du Palais des Papes d’Avignon. Éléments de réflexion sur

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la qualité et la provenance des matériaux ferreux utilisés dans la construction monumentale au Moyen Âge », dans Jean-Pierre SOSSON, Isabelle PAQUAY (dir.), Au-delà de l’écrit. Les hommes et leurs vécus matériels au Moyen Âge à la lumière des sciences et des techniques. Nouvelles perspectives, Louvain- la-Neuve, Brepol, Typologie des sources du Moyen Âge occidental Hors Série, 2003, p. 241-279), cathédrales et églises de Rouen et de Troyes (Maxime L’HÉRITIER, « L’utilisation du fer à la cathédrale de Rouen à l’époque médiévale », dans Jean-Pierre WATTE (dir.), Haute Normandie archéologique, CRAHN, 2004, p. 69-78 ; Maxime L’HÉRITIER, Philippe DILLMANN, Paul BENOIT, « Premiers résultats métallographiques sur les fers de construction de la cathédrale Notre-Dame de Rouen », dans Jean-Paul HERVIEU, Gilles DESIRE-DIT-GOSSET, Éric BARRE (éd.), Les arts du feu en Normandie, Actes du 39e congrès organisé par la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Normandie, Caen, Annales de Normandie, 2005, p. 287-314 ; Maxime L’HÉRITIER, « L’utilisation du fer dans l’architecture gothique. Approche méthodologique à travers les villes de Rouen et Troyes », dans Arnaud TIMBERT (dir.), L’homme et la matière. L’emploi du fer et du plomb dans l’architecture gothique, Paris, Picard, 2009, p. 61-74 ; Maxime L’HÉRITIER, Philippe DILLMANN, Paul BENOIT, « Iron in the building of gothic churches: its role, origins and production using evidence from Rouen and Troyes », Historical metallurgy, vol. 44, n° 1, 2010, p. 21-35 ; Maxime L’HÉRITIER, Philippe DILLMANN, « Fer ou acier? Caractérisation des alliages ferreux utilisés dans la construction des églises gothiques au Moyen Âge et à la période moderne. L’exemple de Troyes et de Rouen », dans Ph. DILLMANN, L. HILAIRE-PEREZ, C. VERNA (dir.), L’acier en Europe avant Bessemer, op. cit., p. 263-284), cathédrales d’Amiens, de Soissons et de Beauvais (Philippe DILLMANN, « De Soissons à Beauvais : le fer des cathédrales de Picardie, une approche archéométrique », dans A. TIMBERT (dir.), L’homme et la matière. L’emploi du fer et du plomb dans l’architecture gothique, op. cit., p. 93-112), d’Auxerre (Sylvain AUMARD, Philippe DILLMANN, Maxime L’HÉRITIER, « Le métal selon l’archéologue et l’archéomètre », dans Sylvain AUMARD (dir.), Saint-Étienne d’Auxerre. La seconde vie d’une cathédrale, Auxerre, CEM-Picard, 2011), de Coutances (Maxime L’HÉRITIER, « Réflexion sur les usages du fer à la cathédrale de Coutances et dans l’architecture gothique normande », dans Pierre BOUET, Gilles DÉSIRÉ D IT G OSSET, Françoise LATY (dir.), La cathédrale de Coutances. Art et histoire, Bayeux, Orep éditions, 2012, p. 39-56), de Metz (Alexandre DISSER, Production et circulation du fer en Lorraine (VIe s. av. J.-C.-XVe s. ap. J.-C.), université de Technologie de Belfort-Montbéliard, 2014), de Chartres (Maxime L’HÉRITIER, Émeline LEFEBVRE, Adrien ARLES, Philippe DILLMANN, Bernard GRATUZE, « Oculi des baies hautes du chœur. Étude archéologique et archéométrique des éléments métalliques », dans Arnaud TIMBERT (dir.), Chartres. Construire et restaurer la cathédrale (XIIIe-XXIe siècle), Villeneuve d’Asq, Presses universitaires du Septentrion, 2014, p. 307-320 ; Émeline LEFEBVRE, Maxime L’HÉRITIER, « De l’emploi du fer dans la structure de la cathédrale de Chartres. Approche qualitative et quantitative », ibid., p. 287-306), basilique de Saint-Denis (Maxime L’H ÉRITIER, « Fer et plomb sur le chantier », dans Pascal DELANNOY (dir.), Saint-Denis. Dans l’éternité des rois et des reines de France, Strasbourg, La nuée bleue, 2015), donjon du château de Vincennes (Jean CHAPELOT, « Le donjon et son enceinte. Une résidence royale », Les dossiers d’archéologie – Vincennes, vol. 289, 2003, p. 60-73), églises liégeoises (Christophe MAGGI, Gaspard PAGES, Anne MERTENS, Patrick HOFFSUMMER, « Utilisation et technique de production du fer et du bois dans les charpentes de comble mosanes : premiers jalons d’une évolution du XIIe au XVIIIe siècle », Archéosciences, revue d’archéométrie, vol. 36, 2012, p. 95-115). 58. Le carbone donnant naissance à ces carbures provient du charbon de bois utilisé pour la réduction du minerai. Il est possible d’extraire une partie de ce carbone et de doser la quantité de 14C qu’il contient, ce qui permet de le dater. 59. S. A UMARD, Ph. DILLMANN, M. L’HÉRITIER, « Le métal selon l’archéologue et l’archéomètre », op. cit. ; Ph. DILLMANN, M. L’HÉRITIER, « Slag inclusion analyses… », op. cit. ; Ph. DILLMANN, « De Soissons à Beauvais… », op. cit. ; C. MAGGI, G. PAGES, A. MERTENS, P. HOFFSUMMER, « Utilisation et

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technique de production du fer et du bois dans les charpentes de comble mosanes : premiers jalons d’une évolution du XIIe au XVIIIe siècle », op. cit. 60. Des analyses en cours dans notre laboratoire révèlent qu’au XVe siècle, une part importante des fers de renfort du beffroi de l’hôtel de ville de Bruxelles est également constituée de fers de réduction directe. 61. M. LEROY, « Autour de la “minette” », op. cit., p. 145-150. 62. Une part de recyclage ou de remploi est aussi probablement à prendre en compte. Cette question est discutée plus bas ; Maxime L’HÉRITIER, Alexandre DISSER, Stéphanie LEROY, Philippe DILLMANN, « Récupérer et recycler les matériaux ferreux au Moyen Âge : des textes à la matière », dans Yves HENIGFELD, Philippe HUSI, Fabienne RAVOIRE (dir.), L’objet au Moyen Âge et à l’époque moderne : fabriquer, échanger, consommer et recycler. Actes du XIe congrès de la Société d’archéologie médiévale, moderne et contemporaine, Caen, Presses universitaires de Caen, sous presse. 63. Philippe DILLMANN, Maxime L’HÉRITIER, « Récupération et remploi du fer pour la construction des monuments de la période gothique », dans Jean-François BERNARD, Philippe BERNARDI, Daniela ESPOSITO, Philippe DILLMANN, Laura FOULQUIER, Rossana MANCINI (dir.), Il reimpiego in architettura. Recupero, trasformazione, uso, Rome, École française de Rome, 2009, p. 157-176. 64. Stéphanie LEROY, Circulation au Moyen Âge des matériaux ferreux issus des Pyrénées ariégeoises et de la Lombardie. Apport du couplage des analyses en éléments traces et multivariées, université de technologie de Belfort-Montbéliard, 2010. 65. Maxime L’HÉRITIER, Stéphanie LEROY, Philippe DILLMANN, Bernard GRATUZE, « Characterisation of slag inclusion in iron objects », dans Laure DUSSUBIEUX, Mark GOLITKO, Bernard GRATUZE (dir.), Recent advances in ablation ICP-MS for archaeology, Springer, 2017, p. 213-228. 66. Archives départementales [désormais AD] Aube, G 1562, fol. 137 r°. 67. AD Aube, 15 G 57, fol. 79 r°. 68. C’est le cas à Bourges, Metz, Beauvais. 69. Philippe D ILLMANN, Maxime L’HÉRITIER, Alexandre DISSER, Stéphanie LEROY, Enrique VEGA, « Produire, échanger, utiliser les métaux ferreux au Moyen Âge : nouveaux éclairages interdisciplinaires », dans Y. HENIGFELD et al. (dir.), L’objet au Moyen Âge et à l’époque moderne, op. cit. 70. À la cathédrale de Bourges par exemple, seuls 30 % des fers sont avec certitude issus de productions lointaines. Il s’agit là d’un maximum sur l’ensemble des chantiers étudiés. Les mentions de provenance dans les sources écrites, quand elles sont disponibles, vont dans le même sens. Pour le chantier de la cathédrale de Troyes, à l’exception de trois mentions de « fer d’Espagne », l’ensemble des provenances font référence à des fers de production locale ou régionale, Maxime L’HÉRITIER, Philippe DILLMANN, Paul BENOIT, « Iron in the building of gothic churches : its role, origins and production using evidence from Rouen and Troyes », Historical metallurgy, 44, 1, 2010, p. 21-35. Dans le cas du Châtillonais, O. Chapelot estime à environ 75 % la part des fers de production locale sur les chantiers, Odette CHAPELOT, « Les ouvriers du métal en Bourgogne à la fin du Moyen Âge : l’exemple du Châtillonais », dans Odette CHAPELOT, Paul BENOIT (éd.), Pierre et métal dans le bâtiment au Moyen Âge, Paris, EHESS, 1985, p. 305-308. 71. Paul BENOIT, Philippe LARDIN, « Les paris de l’innovation », Médiévales, n° 39, 2000, p. 5-13 ; Philippe BRAUNSTEIN, « L’innovation dans les mines et la métallurgie européenne (XIVe-XVIe siècles) », Bulletin de l’Association française des historiens économistes, vol. 15, 1982, p. 1-17 ; Jean- Marie PESEZ, « Introduction : le Moyen Âge est-il un temps d’innovation technique ? », dans P. BECK (éd.), L’innovation technique au Moyen Âge, op. cit., p. 11-14 ; C. VERNA, « Réduction du fer… », op. cit. 72. P. BENOIT, Ph. LARDIN, « Les paris de l’innovation », op. cit. 73. Malheureusement, à Liège, il n’a pas été possible d’analyser des objets postérieurs à 1450. 74. Si l’on considère la théorie de Schumpeter, explicitée par P. Benoit et Ph. Lardin : « Pour qu’il y ait innovation il faut que le changement soit d’importance, qu’il modifie les conditions de la

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production et du marché. » Ceci ne semble pas être le cas pour le marché spécifique des fers des grands monuments gothiques de la région de Liège. 75. Cette lenteur de la diffusion des nouvelles techniques est également relevée par P. BENOIT, Ph. LARDIN, op. cit. Parfois, cependant, le temps de l’adoption d’une nouveauté peut être assez rapide, par exemple, 10 ans pour l’installation d’une horloge mécanique dans toutes les villes d’Europe entre 1370 et 1380, Ph. BRAUNSTEIN, Travail et entreprise au Moyen Âge, op. cit., 2003, p. 31. 76. Cette résistance est différente de celle révélée par d’autres auteurs où le procédé direct n’a pas cédé le pas à la filière fonte jusqu’au XIXe siècle. Il s’agit notamment du sud de la France, de l’aire pyrénéenne et de la Catalogne, C. VERNA, Le temps des moulines…, op. cit. 77. C. VERNA, « Innovations et métallurgies… », op. cit. 78. M. L’HÉRITIER, Ph. DILLMANN, « Fer ou acier ?… », op. cit. 79. Ibid. Maxime L’HÉRITIER, Philippe DILLMANN, Ivan GUILLOT, Philippe BERNARDI, « Première approche du comportement mécanique des fers de construction anciens », dans Françoise FLEURY, Laurent BARIDON, Antonella MASTRORILLI, Rémy MOUTERDE, Nicolas REVEYRON (dir.), Les temps de la construction. Processus, acteurs, matériaux, Actes du deuxième congrès francophone d’histoire de la construction, Lyon 29-31 janvier 2014, Paris, Picard, 2016, p. 555-567. On citera comme rare contre- exemple mis en évidence à ce jour celui du Palais des Papes d’Avignon où la mise en œuvre de barres d’acier a été révélée par l’archéométrie, Ph. DILLMANN, Ph. BERNARDI, « Premiers résultats métallographiques… », op. cit. ; Ph. BERNARDI, Ph. DILLMANN, « Stone skeleton… », op. cit., et les sources écrites et celui de la cathédrale d’Amiens, détaillé ci-dessous. 80. Ph. DILLMANN, « De Soissons à Beauvais… », op. cit. ; Émeline LEFEBVRE, « Les tirants de fer de la cathédrale Notre-Dame d’Amiens », dans Arnaud TIMBERT (dir.), L’emploi du fer et du plomb dans l’architecture gothique, Paris, Picard, 2009, p. 141-47. 81. La situation dans le sud de l’Europe et en particulier dans la péninsule ibérique et le sud de la France est différente. Ici le procédé indirect perdure et l’innovation passe par l’emploi de la force hydraulique et son amélioration pour la ventilation sans atteindre la fusion du métal. Jean CANTELAUBE, La forge à la catalane dans les Pyrénées ariégeoises, une industrie à la montagne (XVIIe-XIXe siècle), Toulouse, CNRS/université de Toulouse-Le Mirail, 2005 ; C. VERNA, Le temps des moulines…, op. cit. 82. Pour des raisons chronologiques, elle ne peut strictement être liée à la crise du bois que connaît l’Europe occidentale de la fin du XIIe siècle au milieu du XIIIe siècle en raison de la réduction des espaces boisés. 83. J. ROUILLARD, L’homme et la rivière…, op. cit., p. 406. 84. M. L’HÉRITIER, Ph. DILLMANN, P. BENOIT, « Iron in the building of gothic churches », op. cit. 85. J. ROUILLARD, L’homme et la rivière…, op. cit., p. 408-409. 86. P. BENOIT, Ph. LARDIN, « Les paris de l’innovation », op. cit. 87. Paul B ENOIT, « Au four et au moulin : innovation et conjoncture », dans P. BECK (dir.), L’innovation technique…, op. cit., p. 293-301. 88. Ibid. 89. Maxime L’HÉRITIER, L’utilisation du fer dans l’architecture gothique : les cas de Troyes et Rouen, thèse de doctorat d’archéologie, université Paris 1, 2007, p. 764-766 ; Philippe LARDIN, Les chantiers du bâtiment en Normandie orientale (XIVe-XVIe s.), les matériaux et les hommes, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 270-272. Cette période de baisse des prix est suivie d’une hausse importante au XVIe siècle, qui a pu être reliée à la hausse des prix du bois dont l’industrie du fer fait une très importante consommation ; D. ARRIBET-DEROIN, Fondre le fer en gueuses, op. cit., p. 169. 90. C. VERNA, Le temps des moulines…, op. cit., p. 150.

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RÉSUMÉS

Cet article présente l’apport des méthodes archéométriques à la réflexion en histoire des techniques. Il prend pour sujet la métallurgie des métaux ferreux pour laquelle une mutation importante des filières techniques apparaît et se répand dans le nord de l’Europe entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne. L’analyse des fers de renfort employés dans les grands monuments religieux et civils construits à cette période a permis de pister l’apparition et la diffusion du procédé indirect pour la fabrication de ces produits métalliques. Elle montre pour ce marché un rythme de diffusion du nouveau procédé différent de celui que révèlent les sources écrites pour la production du métal. Ces résultats interrogent la nature spécifique de ce marché mais également celle de la diffusion de l’innovation liée à l’apparition du nouveau procédé.

This paper aims to present the contribution of archaeometric approaches to the reflexion in history of technology. This will be illustrated by the case of ferrous metals. Between the end of the Middle Ages and the beginning of the modern period, a new ironmaking process appeared and spread in the north of Europe. The analysis of reinforcing ferrous elements employed for the building of religious and civil monuments at this period allowed us to follow the diffusion of the indirect process for the making of these metallic products. It shows for this market, a pace of diffusion, different from the one suggested by written sources for the production process. This discrepancy is discussed considering the specificity of this market as well as the diffusion of the innovation linked to the appearance of the indirect process.

INDEX

Mots-clés : archéométrie, innovation, procédé indirect, sidérurgie Keywords : archaeometry, indirect process, innovation, iron and steel making

AUTEURS

PHILIPPE DILLMANN LAPA-IRAMAT, NIMBE, CEA, CNRS, université Paris-Saclay, CEA Saclay, 91191 Gif-sur-Yvette

MAXIME L’HÉRITIER Université Paris 8, département d’histoire, EA 1571 HPSS

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Le carrefour thérapeutique : médecine, techniques et pouvoirs dans l’Europe moderne The “Therapeutic Crossroads”: Medicine, Technology and Power in Early Modern Europe

Christelle Rabier

Mes plus vifs remerciements vont à l’équipe d’Artefact, à Samir Boumediene et à Thomas Le Roux pour leur patiente générosité.

1 L’histoire de la médecine moderne européenne, aussi étrange que cela puisse paraître et à la différence des études contemporaines, s’est longtemps écrite à l’écart de l’histoire des techniques1. Pour être plus juste, elle a développé une conception particulière de techniques dites « de gouvernement » par la médecine, regroupant sous ce terme un ensemble de dispositifs visant au contrôle politique des corps et des sujets. Cette perspective, dans la lignée des travaux de Michel Foucault, ne portait guère d’attention à la matérialité et aux gestes qui ont façonné la médicalisation des sociétés européennes.

2 Les historiens (et historiennes) de l’époque moderne, prenant des chemins de traverse, offrent désormais une réflexion originale sur les techniques de soin. Le « carrefour thérapeutique » résulte de plusieurs facteurs institutionnels et épistémologiques : l’incorporation de la médecine dans des études dites « de sciences et de techniques » (STS) ; le dialogue, renoué au cours des années 1990 entre conservateurs de musée et chercheurs en sciences et techniques, pour donner sens aux collections médicales ; le souci, enfin, d’examiner l’activité des praticiens de la médecine au plus près des pratiques, en Europe et hors de ses frontières. Le propos qui suit entend analyser le point nodal qu’est l’activité thérapeutique pour comprendre les rapports entre médecine, sociétés et pouvoirs, à la charnière d’études portant sur la commercialisation et la matérialité des savoirs et savoir-faire thérapeutiques. Il invite, en retour, à reconsidérer les dynamiques de la médicalisation européenne.

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La « grande chaîne de l’achat » : techniques médicales et commercialisation

3 Le « carrefour de la consommation » (Ruth Schwartz Cowan) représente un des tout premiers espaces de conceptualisation des rapports entre techniques, médecine et sociétés2. Constatant que les journaux londoniens au XVIIIe siècle regorgent de publicités pour des remèdes de toute sorte, Roy Porter s’interroge sur le rôle des patients, à la fois destinataires et prescripteurs de services3 : il fallait, selon lui, replacer la médecine dans la réflexion sur l’accélération commerciale de l’époque moderne. L’attention aux chaînons de l’activité commerciale, pour plagier l’heureuse expression de Colin Jones sur la « grande chaîne de l’achat » (great chain of buying), a conduit à jeter un œil neuf sur les vendeurs de médecine et les techniques de commercialisation d’un certain nombre de produits. Avant même d’étudier les marchandises proprement dites, l’attention s’est d’abord portée sur ces « entrepreneurs médicaux » (Roy Porter), en particulier pour l’Italie. Là, les vendeurs ambulants y sont souvent soumis à autorisation et passibles de sanctions judiciaires ou pécuniaires pour pratique « illégale » de la médecine, ce qui permet de connaître avec une relative précision leurs activités et leurs modes opératoires, comme les remèdes mis en vente, en recensant leurs multiples fonctions – douleurs dentaires, maux multiples, blessures. Le « charlatanisme médical » (D. Gentilcore) définit un monde artisanal qui façonne des formes galéniques – onguents, huiles, etc. – et les transforme : essor de la distillation au XVIe siècle, développement des remèdes composés, différenciation des modes d’application4. Il s’agit aussi d’un monde commercial, dont les techniques de vente mises en œuvre sont dignes du marketing contemporain – rôle de la mise à prix, des emballages, des gammes de produits pour toucher une clientèle socialement diversifiée, prétentions à la nouveauté, création de marque, sans parler des publicités – et qui fait un usage assez remarquable des routes de commerce, des marchés et des foires pour la vente ambulante. L’innovation thérapeutique va ainsi de pair avec une transformation des techniques de communication et de vente.

4 Enseignes de boutique, placards, trade cards (cartes commerciales), encarts publicitaires, les nouvelles techniques d’information façonnent les rencontres entre clients de médecine et fournisseurs de services à l’époque moderne5. Les travaux récents soulignent à quel point le médium imprimé a activement contribué à la marchandisation médicale et à la configuration des produits. Dans l’Angleterre géorgienne, la plupart des entreprises de presse ont des parts dans la revente de remèdes brevetés (proprietary medicines) dont ils font la publicité6. L’information sur les nouvelles techniques médicales prend de nouvelles formes qui incluent, outre les annonces dans la presse, les traités spécialisés qui se présentent sous la forme de manuel d’utilisation et les cours publics et privés, de plus en plus courus dans les capitales européennes. Entre les XVIIe et XVIIIe siècles, les traités eux-mêmes ne portent pas la marque d’une distinction entre science médicale et médecine commerciale ; leurs pages abritent des catalogues d’ouvrages médicaux, de remèdes ou d’instruments ; certains, destinés à un large public, sont des produits éditoriaux, aux auteurs mal déterminés, à tel point qu’on peut considérer les imprimés médicaux comme des marchandises thérapeutiques7. L’éducation médicale s’avère ainsi indissociable de l’essor de la commercialisation.

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5 Le développement des réseaux de postes transforme la spatialisation de la relation thérapeutique, tant pour les consultations par lettre, l’acheminement des remèdes que pour la vente d’appareils8. Prenons un exemple récemment étudié à propos d’appareils orthopédiques pour contenir les hernies, dits « bandages herniaires », dont l’essor de la commercialisation commence à la fin du XVIIe siècle9. Au milieu du siècle suivant, depuis leur boutique d’arrière-cour du faubourg Saint-Honoré parisien où ils reçoivent clients et courrier, William Blakey et son épouse Elizabeth Aumerle développent une politique de vente particulièrement ambitieuse. Blakey affiche des placards dans sa rue, se déplace à la demande chez des particuliers, fait paraître des avis de nouveautés dans la presse en France et à Londres ; il envoie des brochures publicitaires à d’anciens clients dans tout le royaume ; il utilise le service d’agents commerciaux ou de praticiens médicaux – comme les chirurgiens hospitaliers – pour la revente et l’obtention de marchés dans l’armée ou les hôpitaux ; il ouvre enfin une succursale à Londres. Blakey et Aumerle entretiennent une active correspondance avec leurs patients, originaires de France, mais aussi de Gand, Liège et Vienne. La créativité de ces dispositifs commerciaux qui concernent d’autres marchandises comme les remèdes, contribue à organiser des marchés segmentés mais coordonnés entre zones géographiques et classes sociales, ajoutant quelques maillons à la « grande chaîne de l’achat10 ».

6 Dans ce marché médical moderne, les praticiens médicaux, par les relations de service qu’ils construisent, s’avèrent des pivots essentiels dans un monde d’échange européen. La correspondance des médecins s’avère être une source précieuse pour comprendre comment les praticiens, qui accompagnent leurs lettres d’échantillons de plantes, s’échangent de l’information sur les propriétés des plantes, par exemple, et la fabrication des remèdes, mais aussi les moyens de s’en procurer ; prescripteurs, ils représentent un maillon entre fabricants et clients, exerçant à la fois le rôle de conseil auprès de particuliers, agents commerciaux d’autres médecins, acheteurs pour le compte des hôpitaux ou de maisons aristocratiques, etc.11. Espaces traditionnels de revente dans les villes européennes, les apothicaireries représentent désormais des lieux d’innovation commerciale et industrielle, soumis à la concurrence – limitée – de la vente de rue ; entre le XVIe et le XVIIe siècle, à Florence et à Londres, les apothicaires développent des techniques et des stratégies de distinction pour susciter la confiance du chaland. Parmi elles, le dispositif qui sépare partiellement la revente, le stockage et surtout la production, entre boutique achalandée et arrière-boutique, vise à susciter l’adhésion du consommateur12. Les chirurgiens ne sont pas en reste : ils choisissent, pour leurs instruments, des matériaux sélectionnés pour leurs propriétés de dureté, de flexibilité, d’ajustage, pour les aciers, mais aussi pour leur prestige, comme l’écaille ou les pierres précieuses ornementales, adaptant ainsi des dispositifs techniques à l’usage thérapeutique qu’ils en ont et à la qualité sociale de la clientèle13. Les fabricants et les praticiens offrent ainsi des consultations avant et après la vente de leurs services, sans hésiter à adapter et combiner leurs techniques de soins dans une plus large gamme et à les adapter aux capacités financières et à la demande sociale14. En bref, la perspective commerciale a ainsi conduit à requalifier les pratiques médicales et à les intégrer dans une société de consommation en émergence, hors de la simple interlocution patient- praticien. Qui plus est, elle a conduit à enquêter sur la transformation des techniques médicales à l’époque moderne.

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La fabrique des savoir-faire médicaux, entre science et technique

7 L’exercice médical repose sur des théories, mais aussi sur tout un ensemble de pratiques thérapeutiques faites de matériaux et de gestes. Leur transformation au cours de l’époque moderne a fait l’objet de nombreux travaux en histoire des sciences, en histoire économique et sociale qui, adoptant un « tournant pratique », ont conduit à une profonde révision de l’organisation productive, de la place des acteurs – praticiens, usagers – dans l’activité médicale, des transformations de conceptions médicales, à partir d’une analyse de l’innovation médicale.

8 L’innovation thérapeutique de l’Europe moderne a partie liée avec la conquête des Nouveaux Mondes. La médecine, au cours de la période, s’est enrichie de matériaux issus de la collecte et de la transformation de plantes. Au cœur de ces transformations, la découverte des espaces lointains, en priorité les Amériques, puis leur conquête et leur prédation économique ont bousculé les savoir-faire médicinaux : telle est la thèse, cardinale, de Samir Boumediene, qui renouvelle en profondeur l’histoire médicale et politique de l’Europe moderne15. Selon ses travaux, la couronne espagnole conduit, à l’occasion des réformes politiques des années 1570-1580, de vastes enquêtes de connaissance du territoire à des fins de domination, mais aussi d’exploitation des richesses naturelles, au nombre desquelles il faut compter les plantes médicinales et, partant, le savoir des Indiens qui les connaissent et en font usage. La colonisation espagnole transforme ainsi durablement la thérapeutique européenne par la quête de plantes nouvelles et, plus encore, leur intégration dans la materia medica européenne. Sur le modèle espagnol, les plantes médicinales sont un des objets de la conquête commerciale et militaire de l’Asie, aux XVIIe et XVIIIe siècles, du fait de l’activité soignante et commerciale des chirurgiens navigants, notamment parmi les employés de la Compagnie des Indes orientales hollandaise (VOC)16. C’est ainsi que les remèdes exotiques, au nombre desquels le bois de gaïac (holywood) pour soigner la syphilis et le quinquina contre les fièvres, dans leur passage du Nouveau à l’Ancien Monde en viennent à acquérir une place croissante dans la pharmacopée utilisée sur le continent et ce dès le XVIe siècle. Le succès thérapeutique et commercial des plantes médicinales du Nouveau Monde a un effet d’entraînement sur la « machine coloniale », avec le développement de procédés pour garantir leur conservation sur de longues distances, la mise en œuvre d’une certification pour « chasser les doutes et les fraudes », à la manière des appellations d’origine contrôlée modernes, mais aussi les tentatives d’acclimatation dans les jardins d’histoire naturelle à Leyde ou au Cap, comptoir moins éloigné que les Indes orientales17. Il entraîne également la recherche de substituts continentaux, comme les remèdes chimiques.

9 L’essor de la médecine alchimique représente l’autre volet de l’innovation pharmaceutique de l’Europe moderne. Paracelse (1493/4 ?-1541), médecin formé dans les universités italiennes avant d’exercer dans le sud de l’Empire germanique entre Strasbourg et Nuremberg, développe un système médical trop complexe pour être exposé ici, mais un outil repose sur l’usage interne de minéraux, comme le mercure pour soigner l’hydropisie ; la publication de son œuvre dans la seconde moitié du XVIe siècle accélère l’exploration (al)chimique du monde minéral à des fins thérapeutiques. Ces remèdes font l’objet d’une large diffusion à l’échelle européenne, comme ce fut le cas à Londres, non sans heurts avec l’élite médicale locale18. Les cours européennes se

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préoccupent de découvrir de nouveaux remèdes : là, se localisent une partie de la production (al)chimique à fin thérapeutique19. Dans la Galerie des Offices, les grands- ducs François I et Ferdinand I de Medici ont établi les ateliers d’art au voisinage du laboratoire d’alchimie pour faciliter la collaboration entre artistes et hommes de science. Orfèvres, joailliers, sculpteurs, peintres et ébénistes échangent des outils, mais aussi leur savoir théorique et technique sur les matériaux et leur façon avec les alchimistes de la fonderia : les techniques picturales utilisées pour l’illustration scientifique en sont une preuve. Dans la fonderia de la Galeria dei lavori, dans un secret jalousement gardé, les Medici font élaborer aux spécialistes de « distillation » – terme qui désigne indifféremment fabrication pharmaceutique, analyse chimique et recherches alchimique – quantité de contrepoisons et de remèdes alchimiques, tandis que les ateliers contigus préparent de splendides flacons et boîtes en marqueterie de toute beauté. Leur fabrication, qui vise moins l’auto-consommation de la cour florentine que la distribution des remèdes à l’échelle européenne, comme marchandises ou comme cadeaux diplomatiques, participe à l’exercice du pouvoir du monarque, pour qui le savoir est la clef du pouvoir20.

10 L’innovation médicale, théorique et pratique, conduit à inclure des modes opératoires non-médicaux dans la pratique médicale que les historiens ont cherché à expliciter. Les « artisans du corps » reconfigurent savoirs médicaux et techniques par la conception d’analogies entre matériaux et opérations, entre les qualités d’une pierre précieuse et son utilisation thérapeutique21. Dans l’Italie des XVIe et XVIIe siècles, les norcini (« charcutiers »), dont le nom traduit la familiarité avec les métiers de viande porcine, sont reconnus pour leurs savoir-faire concernant l’appareil urétro-génital humain : castration de jeunes garçons que l’on destine à devenir castrats, extraction des calculs de vessie, etc.22. Les écrits des chirurgiens et leur usage précis d’un vocabulaire issu de la production artisanale rendent manifestes les emprunts que ces derniers font aux métiers du cuir, de la couture, voire à l’ingénierie militaire23. L’instrumentation scientifique de l’époque bénéficie des techniques développées à des fins thérapeutiques. C’est le cas de la toute jeune science expérimentale londonienne dont la pompe à vide repose sur une maîtrise des procédés de verre soufflé pour les ventouses24 ; les expérimentations pharmaceutiques irriguent l’industrie alimentaire qui émerge en France à la fin du XVIIIe siècle25. Le laboratoire, longtemps pensé comme l’espace scientifique par excellence, apparaît désormais comme le résultat du transfert du matériel et des pratiques pharmaceutiques26. Les ponts conceptuels et pratiques jetés entre artisanats des matériaux et médecine ont ainsi irrigué l’activité manufacturière et les sciences naturelles.

11 Les transformations des pratiques thérapeutiques modifient, qui plus est, théories médicales et institutions de la médecine. L’arrivée d’une materia medica nouvelle, en particulier du quinquina aux propriétés fébrifuges puissantes et des remèdes paracelsiens, fragilise la médecine humorale : ce que les contemporains appellent « remèdes spécifiques » traitent efficacement un symptôme, quelle que soit la complexion ou l’équilibre des humeurs27. Au-delà des plantes à finalité médicinale, les régions périphériques deviennent sources de nouvelles techniques thérapeutiques, à l’instar de l’inoculation. Ce procédé préventif contre la variole – dépôt de pus variolique dans une entaille cutanée – fut observé dans l’Empire ottoman par une femme de diplomate anglais qui en a initié l’adoption en Angleterre et dans les colonies américaines28. Les discours médicaux s’ajustent aux pratiques auxquels ils cherchent à

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donner sens. Les chirurgiens qui usent d’instruments localisent les pathologies qu’ils soignent dans le corps malade et adoptent une perspective mécaniste dans la compréhension de la physiologie humaine, ce qui révolutionne la pensée médicale29. À la fin du XVIIIe siècle, les praticiens convoquent des théories médicales distinctes, sinon concurrentes pour justifier l’usage de l’appareillage médico-électrique, en fonction des analogies faites, en médecine interne, aux remèdes et aux bains, ou à l’application d’instruments de chirurgie, les parties du corps humain devenant ainsi partie intégrante du dispositif technique30. Les régimes de santé, genre médical étudié au regard de la culture matérielle de la Renaissance italienne, formulent des conseils en matière d’hygiène de vie et d’adaptation des objets du quotidien, afin de contrôler la qualité de l’eau, de l’air et leurs effets sur la santé : ils traduisent sur le papier l’ajustement matériel et savant des discours médicaux et des comportements habituels des classes aisés31. À la fin de la période, c’est l’environnement industriel lui-même qui fait l’objet des préoccupations médicales. À la suite des chirurgiens, avec les artisans, dont ils soignent les maux et les accidents, une élite philanthrope éclairée de médecins et d’administrateurs suscite une prise de conscience sanitaire, relayée par les institutions savantes – Société royale de médecine, Académie des sciences – et fait émerger une réflexion sur la santé des travailleurs de l’industrie, avant que la nouvelle politique industrielle de l’Empire ne la fasse disparaître32. Les techniques thérapeutiques ont ainsi contribué au renouvellement théorique médical moderne.

12 À la lecture des recherches récentes, il apparaît vain d’isoler, sinon artificiellement, les pratiques thérapeutiques et les savoirs médicaux d’autres techniques et savoir-faire artisanaux de l’Europe moderne. Dans celle-ci, l’innovation repose ainsi sur une longue chaîne d’acteurs – congrégations religieuses, marchands, médecins, pharmaciens, courtisans, entrepreneurs, administrateurs – dont l’activité est constitutive de la définition des techniques thérapeutiques, aux implications politiques qu’il nous faut maintenant considérer.

Les techniques de la médicalisation

13 La médicalisation des sociétés européennes dispose de plusieurs acceptions chez les historiens modernistes : l’une est descriptive et désigne la densité de soignants et d’équipements sanitaires en fonction de l’espace ou de la démographie ; l’autre désigne un processus par lequel le comportement des hommes devient soumis à une autorité médicale aisément conçue comme coercitive33. C’est cette dernière acception que l’histoire des techniques thérapeutiques contribue à requalifier.

14 Équipement urbain de premier ordre, l’hôpital a retrouvé ses fonctions soignantes et au cœur des dispositifs de soin à l’époque moderne, selon des gradients qui varient entre les grandes capitales européennes – Florence, Paris, Londres – et les petites villes. Michel Foucault, en effet, avait argué que l’hôpital, avant la fin du XVIIIe siècle, n’est pas une « machine à guérir », au sens où sa fonction n’est pas de soigner, d’exercer une action thérapeutique, mais d’exclure et de contenir une population pauvre. Cette chronologie, tenace, est désormais abandonnée grâce à une série de travaux cohérents sur l’ensemble de l’espace européen : les archives administratives et comptables sur les hôpitaux du sud et du nord de l’Europe ont conduit à sa complète révision. Dès le XVIe siècle, les efforts des administrateurs et des soignants visent à proposer de nouveaux traitements à la patientèle : achat de nouveaux produits, comme le bois de gaïac que les

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Fugger fournissent en grande quantité aux hôpitaux de Nuremberg ; arsenal thérapeutique complet à l’hôpital Santa Maria Nuova de Florence, qui s’adjoint aux missions pastorales de l’hôpital et qui sert de modèle aux grands hôpitaux londoniens ; les essais de nouvelles thérapies à l’Hôtel-Dieu de Marseille34. Les nombreuses activités qu’il abrite font également de l’hôpital un lieu privilégié de l’histoire des techniques entendue tant du côté de l’histoire industrielle – process alimentaire ; évaluation de la qualité des produits qu’il produit ou échange à des fins thérapeutiques, etc. – que de la comptabilité35. L’hôpital, dans les grandes villes européennes, devient non seulement un centre thérapeutique, mais le lieu d’importantes innovations en matière de techniques administratives.

15 L’espace domestique a lui aussi retrouvé une fonction majeure de l’élaboration médicinale moderne. La domesticité curiale y participe : à la périphérie de la zone d’influence des Medici, dans l’Empire germanique de la fin du XVIe siècle, les femmes nobles contribuent activement à la recherche et à la production (al)chimiques36. Pour les populations plus modestes, l’espace domestique reste le site privilégié de la production de remèdes à fin d’autoconsommation mais aussi de revente37. Hors des intérieurs aisés de l’Italie renaissante, dont on a vu comment les régimes de santé participaient à leur configuration, les techniques médicales transforment l’aménagement des maisons bourgeoises : alors que les premiers appareils pour bains électriques, à la fin du XVIIIe siècle, indiqués pour atténuer les paralysies, occupent plusieurs pièces du logement, patients, médecins et fabricants collaborent pour limiter les désagréments du fonctionnement de la machine et de ses dysfonctionnements, mais aussi pour miniaturiser l’appareil et le rendre propre à l’usage personnel des patients. La maison est un lieu de conception et d’ajustement où les patients tiennent un rôle majeur en participant pleinement à l’élaboration technique.

16 La médicalisation repose sur des techniques de papier (paper technologies) qui visent à collecter, codifier et diffuser l’information médicale : il s’agit ainsi des tableaux pré- imprimés pour consigner les observations, des dossiers de patients, les index, des revues et bibliothèques spécialisées38. Il faut souligner ici la place particulière des techniques visuelles, les estampes notamment, dans les dispositifs qui façonnent l’interprétation médicale des savoir-faire39. Faisant feu de tout bois – cerisier, cire, mais aussi morceaux de corps préparés – les modèles anatomiques sont indissociables de la conception mécaniste des corps qui se développe au XVIIIe siècle. Leur succès tient à la variété des consommations dont ils font l’objet, privées, publiques, muséales, savantes, professionnelles et érotiques. Une large population y a accès, depuis la cour viennoise jusqu’aux sages-femmes rurales formées par Mme du Coudray, en passant par les citadins aisés qui se rendent dans des musées de Florence, Vienne ou Londres40. La publicité dont ils font l’objet repose sur de subtils jeux de communication : Fredryk Ruysch, célèbre préparateur anatomique à Amsterdam, ne rend pas compte de ses secrets de fabrication dans les publications vantant la qualité et la beauté de ses produits, ce qui lui garantit un quasi quasi-monopole sur le marché41. La visualisation des corps, tout autant que les techniques de papier, ont contribué au façonnage du « regard » médical (M. Foucault), des praticiens, mais aussi des patients.

17 Les patients « comptent » dans l’élaboration des techniques médicales, mais comment42 ? Si l’historiographie s’accorde sur la part de l’usager de médecine, une ligne de fracture interprétative existe entre ce qui ressort de l’assujettissement et de la pleine capacité à agir (agency). Pour nombre d’historiens, le patient bien nommé équivaut à un

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simple matériau d’expérience. La « colonisation des savoirs médicinaux » repose sur les corps, supports de la lente élaboration du remède : corps des Indiens soumis à la question des tribunaux inquisitoriaux à Lima, Mexico puis Cartagena de Indias, qui s’intéressent à l’usage des plantes dans la mesure où il est indissociable de l’idolâtrie ; corps des enquêteurs qui goûtent, expérimentent sur eux-mêmes ; corps des Indianos – Espagnols acclimatés aux Indes – qui cherchent activement des remèdes ; corps des pauvres patients de l’hôpital Santo Spirito de Rome ; corps des monarques anglais et français, dont les goûts déterminent ceux de la cour. Ces femmes et ces hommes dotés d’entendement et de parole sont le support de la lente élaboration du remède. Le médicament, à la fois matériau et savoir, représente le résultat d’opérations et d’expérience pour définir les indications, les posologies ou dosages ainsi que les formes galéniques (poudres, sirops, clystères)43. Lors de ces expériences, la totalité du corps social est mis à l’épreuve, même si le risque était distribué de façon inégale entre les populations pauvres et aisées, en utilisant les patients hospitaliers ou les prisonniers comme « corps vils » sur lesquels faire peser le danger44. La médicalisation des matériaux irait ainsi de pair avec une déshumanisation partielle du soin. L’étude de l’inoculation prolonge cette discussion : valorisation de l’autogouvernement rationnel de soi – lorsque les élites choisissent de s’administrer le virus à elles-mêmes –, la technique devient un mode d’administration des populations pesant singulièrement sur les populations sujettes, esclaves des colonies en priorité45. Ses partisans qui justifient sa mise en œuvre par une rationalité probabiliste, transforment ainsi la conception morale de la vie et contribuent à l’émergence du risque comme mode de gouvernement des conduites.

18 A contrario d’autres études établissent comment se construit l’intelligence technique de compréhension et d’adaptation des techniques. Les patients des Blakey rapportent ainsi dans leur correspondance comment ils développent des gestes pour ajuster leurs bandages herniaires et les réparer ; ils suggèrent des modifications de l’équipement ; ils participent à l’établissement des mesures de leur corps et de la flexibilité requise de leurs bandages, en inventant des dispositifs de notation ou de codage pour l’adaptation du produit46. En ce sens, les patients sont à la fois usagers, agents et prescripteurs de techniques. Mieux, ils contribuent à transformer les institutions charitables sur le modèle hospitalier : tel est la thèse de Kevin Siena qui étudie les patients syphilitiques à Londres. Après l’incendie de 1666 qui prive les hôpitaux royaux Guy’s et St Thomas de revenus, les administrateurs requièrent le paiement de la population londonienne pour l’accès aux services hospitaliers, désormais réservés en pratique aux hommes relativement aisés. De fait, les patients qui en ont les moyens s’achètent la discrétion et les services de médecins particuliers, dont on trouve les réclames dans la presse. Mais, dans une métropole en pleine expansion où le service domestique permet la constitution d’un petit capital pour les jeunes femmes originaires des campagnes, la maladie affecte non seulement le corps, mais elle menace aussi le maintien au travail et les perspectives d’avenir. Les demandes de soin qu’elles formulent de manière insistante auprès des paroisses, conduisent à la reconfiguration des workhouses, construites dans les années 1720 pour enfermer les pauvres oisifs, en cliniques dotées d’équipes soignantes, de salles dédiées aux malades et de médicaments à base de mercure47. Colin Jones, quant à lui, voit dans la marchandisation, ouverte et relativement égalitaire qui se tisse dans les Affiches provinciales, une remise en cause radicale des hiérarchies du corps social ; la « grande chaîne de l’achat », entre Révolution commerciale et Révolution politique, conduit à l’émancipation politique des

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patients48. En ce sens, la médicalisation, dans son acception de qualification médicale des matériaux et des gestes, est un des lieux où se négocient les pouvoirs de l’Europe moderne.

19 Le « carrefour thérapeutique », à l’intersection d’approches distinctes en histoire économique et sociale et en histoire des sciences, a ainsi ouvert des voies pour comprendre les rapports entre techniques, sociétés et pouvoirs en Europe et à ses marges au cours de l’époque moderne. Par son biais, les historiens ont entrepris d’analyser les processus matériels, savants et sociaux par lesquels des biens et des pratiques ont acquis une signification médicale, processus lents, heurtés, contestés, par lesquels fabricants, métiers médicaux, consommateurs et gouvernements ont tous joué des rôles déterminants. La médecine représente ainsi un espace d’échange matériel, savant, social et politique qui participe à la construction des sociétés européennes.

20 Ces travaux, lus par le prisme de l’histoire des techniques, invitent, en retour, à comprendre en quoi ce « carrefour thérapeutique » contribue à l’histoire des techniques de l’Europe moderne. L’incorporation de matériaux dans la pharmacopée moderne – nouvelles plantes américaines, minéraux, fluide électrique – fut à la fois le résultat d’initiatives individuelles d’entrepreneurs proposant par la commercialisation un usage médical, mais aussi de politiques visant à capter des savoirs et des savoir-faire à des fins de gouvernement. Cette vaste entreprise de médicalisation du monde a reposé sur une profonde transformation des techniques d’information, ces « techniques de papier » qui organisent et transmettent les savoirs au sein des métiers médicaux, mais aussi parmi une population élargie d’administrateurs, de notables et de classes intermédiaires, cette « heureuse médiocrité » (Colin Jones) de consommateurs de médecine. L’usage, mais aussi l’élaboration des techniques médicales reposent ainsi sur un large éventail d’acteurs, des patients eux-mêmes dont les corps sont le support d’expériences volontaires ou subies, qui s’approprient et adaptent les objets et les savoir-faire, aux agents de gouvernement, en passant par de nombreux artisans aux métiers divers et les praticiens de médecine. Leur rôle d’identification des besoins, d’information, d’ajustement et de promotion est désormais réévalué. En un sens, la médicalisation, entendue non comme imposition d’un pouvoir, mais comme croyance en un système technique de rétablissement de la santé, transforment les gouvernements modernes.

NOTES

1. John V. PICKSTONE (éd.), Medical innovations in historical perspective, Houndmills, Macmillan, 1992. 2. Ruth SCHWARTZ COWAN, « The consumption junction : a proposal for research strategies in the sociology of technology », in E. WIEBE et al. (éd.), The social construction of technological systems : new directions in the sociology and history of technology, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1987, p. 261-280. 3. Roy PORTER, « The patient’s view: doing medical history from below », Theory and society, n° 14 (1985), p. 175-198; id.. Health for sale : quackery in England, 1660-1850, Manchester, Manchester University Press ND, 1989.

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4. David GENTILCORE, Medical charlatanism in early modern Italy, Oxford, Oxford University Press, 2006. 5. Pour une bibliographie plus complète jusqu’à 2013, je renvoie à mon introduction « The crafting of medicine in the early industrial age », Technology & Culture, n° 54 (2013), p. 429-437. 6. James Harvey YOUNG, « Patent medicines: an early example of competitive marketing », The Journal of economic history, n° 20-4 (1960), p. 648-456; Alan MACKINTOSH, « The patent medicines industry in late Georgian England : a respectable alternative to both regular medicine and irregular practice », Social history of medicine, 28 mai 2016, . 7. Mary FISSELL, « The marketplace of print », in Mark S. R. JENNER, Patrick WALLIS (éd.), Medicine and the market in England and its colonies, c. 1450-c. 1850, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007, p. 108-132. 8. Robert WESTON, Medical consulting by letter in France, 1665-1789, Farnham, Ashgate, 2013. 9. Liliane HILAIRE-PÉREZ, Christelle RABIER, « Self-machinery? Steel trusses and the management of ruptures in eighteenth-century Europe », Technology & Culture, n° 54 (2013), p. 460-502. 10. Laurence W. BROCKLISS, Colin JONES, The medical world of early modern France, Oxford, Clarendon Press, 1997, not. p. 652. 11. Samir BOUMEDIENE, La colonisation du savoir, Vaulx-en-Velin, Les éditeurs des mondes à faire, 2016. 12. Patrick WALLIS, « Consumption, retailing and medicine in early modern London », Economic history review, n° 61 (2008), p. 26-53 ; James SHAW, Evelyn WELCH, Making and marketing medicines in Renaissance Florence, Amsterdam, Rodopi, 2011 ; Christelle RABIER, « Les circulations techniques médicales entre Europe et colonies, 1600-1800 : l’apport de la perspective commerciale », in Pilar GONZÁLEZ BERNALDO DE QUIRÓS, Liliane HILAIRE-PÉREZ (éd.), Les savoirs-mondes : mobilités et circulation des savoirs depuis le Moyen Âge, Rennes, PUR, 2015, p. 227-234. 13. John KIRKUP, The evolution of surgical instruments : an illustrated history from ancient times to the twentieth century, Novato, CA, Norman Publishing, 2006. 14. Lynn SORGE-ENGLISH, Stays and body image in London: the staymaking trade, 1680-1810, London, Pickering & Chatto, 2011; Alun WITHEY, Technology, self-fashioning and politeness in eighteenth- century Britain refined bodies, London, Palgrave Macmillan, 2015. 15. S. BOUMEDIENE, La colonisation du savoir, op. cit. 16. Harold J. COOK, Matters of exchange. Commerce, medicine and science in the Dutch Golden Age, New Haven, Conn., Yale University Press, 2007 ; Chakrabarti PRATIK, Materials and medicine: trade, conquest and therapeutics in the eighteenth century, Manchester, Manchester University Press, 2010. 17. James E. MCCLELLAN, François REGOURD, The colonial machine: French science and overseas expansion in the Old Regime, Turnhout, Brepols, 2011; Matthew James CRAWFORD, « “Para desterrar las dudas y adulteraciones”: scientific expertise and the attempts to make a better bark for the royal monopoly of quina (1751-1790) », Journal of spanish cultural studies, n° 8 (2007), p. 193-212; H. J. COOK, Matters of exchange…, op. cit., p. 308 et 325. 18. Deborah E. HARKNESS, The jewel house: Elizabethan London and the scientific revolution, New Haven London, Yale University Press, 2007. 19. Pamela H. SMITH, The body of the artisan. Art and experience in the scientific revolution, Chicago, The University of Chicago Press, 2004; Ursula KLEIN, « Apothecaries’ shops, laboratories and chemical manufacture in eighteenth-century Germany », in Lissa ROBERTS, Simon SCHAFFER, Peter DEAR (éd.), The mindful hand. Inquiry and invention from the late Renaissance to early industrialisation, Amsterdam, Knaw, 2007, p. 248-276. 20. Fanny KIEFFER, « The laboratories of art and alchemy at the Uffizi Gallery in Renaissance Florence: some material aspects », in Sven D UPRÉ (éd.), Laboratories of art: alchemy and art technology from antiquity to the eighteenth century, Cham, Springer, 2014, p. 105-127.

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21. Sandra CAVALLO, Artisans of the body in early modern Italy: identities, families and masculinities, Manchester, Manchester University Press, 2007. 22. D. GENTILCORE, Medical charlatanism in early modern Italy, op. cit. 23. S. CAVALLO, Artisans of the body in early modern Italy…, op. cit. ; Donatella BARTOLINI, « On the borders : surgeons and their activities in the Venetian State (1540-1640) », Medical history, n° 59 (2015), p. 83‑100. 24. Terje BRUNDTLAND, « From medicine to natural philosophy : Francis Hauksbeea’s way to the air-pump », British Journal for the history of science, n° 41-2 (2008), p. 209-240. 25. Emma C. SPARY, Feeding France: new sciences of food, 1760-1815, Cambridge, Cambridge University Press, 2014. 26. Ursula KLEIN, « The laboratory challenge : some revisions of the standard view of early modern experimentation », Isis, n° 99 (2008), p. 769‑782. 27. Harold J. COOK, « Markets and culture : medical specifics and the reconfiguration of the body in early modern Europe », Transactions of the Royal historical Society, n° 21 (2011), p. 123-145. 28. Pour une analyse sur les modalités d’adoption sur le continent européen, Jean-Baptiste FRESSOZ, L’apocalypse joyeuse : une histoire du risque technologique, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p. 27-68. 29. Oswei TEMKIN, « The role of surgery in the rise of modern medical thought », Bulletin for the history of medicine, n° 25 (1951), p. 248-259. 30. François ZANETTI, « Curing with machines : medical electricity in eighteenth-century Paris », Technology & Culture, n° 54 (2013), p. 503‑530. 31. Sandra CAVALLO, Tessa STOREY, Healthy living in late Renaissance Italy, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; Sandra CAVALLO, « Health, air and material culture in the early modern italian domestic environment », Social history of medicine, mai 2016 [en ligne], . 32. Christelle RABIER, « Le “service public” de la chirurgie : administration des premiers secours et pratiques professionnelles à Paris au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 58, n° 1 (2011), p. 101-127 ; Thomas LE ROUX, « L’effacement du corps de l’ouvrier. La santé au travail lors de la première industrialisation de Paris (1770-1840) », Le Mouvement social, vol. 234, n° 1, 2011, p. 103-119. 33. Dans le premier sens, Jean-Pierre GOUBERT, « Réseau médical et médicalisation en France à la fin du XVIIIe siècle ». Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 86, n° 2, p. 221‑29 ; dans le second, Michel FOUCAULT, « Histoire de la médicalisation », Hermès, vol. 2, n° 2, p. 11-29. 34. Claudia STEIN, Negotiating the French pox in early modern Germany, Farnham, Ashgate, 2009 ; John HENDERSON, The Renaissance hospital: healing the body and healing the soul, New Haven, Yale University Press, 2006 ; Judith AZIZA, Soigner et être soigné sous l’Ancien Régime. L’Hôtel-Dieu de Marseille aux XVIIe et XVIIIe siècles, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2013. 35. E. C. SPARY, Feeding France : new sciences of food, 1760-1815, op. cit. ; Pierre-Charles PRADIER, « Les bénéfices terrestres de la charité. Les rentes viagères des hôpitaux parisiens, 1600-1690 », Histoire et mesure, XXVI (2011), p. 31-76. 36. Alisha RANKIN, Panaceia’s daughters : noblewomen as healers in early modern Germany, Chicago, University of Chicago Press, 2013. 37. Elaine LEONG, « Making medicines in the early modern household », Bulletin of the history of medicine, n° 82 (2008), p. 145-168. 38. Andrew J. MENDELSOHN, Volker HESS, « Case and series: medical knowledge and paper technology, 1600-1900 », History of science, n° 48 (2010), p. 287-314 ; Emmanuelle CHAPRON, « Ad utilità pubblica ». Politique des bibliothèques et pratiques du livre à Florence au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2009. Michel Foucault (Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, Vrin, 1961) ne s’intéresse pas à la matérialité des pratiques d’information de ce regard.

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39. Sachiko KUSUKAWA, Picturing the book of nature : image, text and argument in sixteenth-century human anatomy and medical botany, Chicago, Chicago University Press, 2012. 40. Anna MAERKER, Model experts : wax anatomies and enlightenment in Florence and Vienna, 1775-1815, Manchester, Manchester University Press, 2011. 41. Dániel MARGÓCSY, « Advertising cadavers in the Republic of Letters : anatomical publications in the early modern Netherlands », The british journal for the history of science, 42, n° 2 (2009), p. 187-210. 42. En sociologie des techniques, Nelly OUDSHOORN, Trevor PINCH (éd.), How users matter : the co- construction of users and technology, Cambridge, Mass., MIT Press, 2000. 43. F. ZANETTI, « Curing with machines… », op. cit. 44. S. BOUMEDIENE, La colonisation du savoir, op. cit. ; Grégoire CHAMAYOU, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, La Découverte, 2008 ; F. ZANETTI, « Curing with machines… », op. cit. 45. J.-B. FRESSOZ, L’apocalypse joyeuse…, op. cit. 46. L. HILAIRE-PÉREZ, C. RABIER, « Self-machinery?… », op. cit. 47. Kevin P. SIENA, Venereal disease, hospitals and the urban poor: London’s « foul wards », 1600-1800, Rochester, NY, University of Rochester Press, 2004. 48. C. JONES, op. cit.

RÉSUMÉS

Les travaux récents en histoire de la médecine construisent un « carrefour thérapeutique » qui renouvelle l’histoire des techniques de l’Europe moderne. S’y croisent des perspectives nouvelles sur la commercialisation et sur l’appropriation de nouveaux ingrédients et de savoir-faire nouveaux dans la materia medica européenne, qui en retour transforment les théories médicales. Le point de vue technique conduit à réexaminer la périodisation, les lieux et les acteurs de la médicalisation.

Recent literature in medical history has set up a “therapeutic crossroads” which set new perspectives on the history of early-modern European technology, that is commercialization of services as well as appropriation of new ingredients in European materia medica on artisanal know-how, which conversely transformed medical theory. The technological point of view offers new perspectives on the chronology, places and actors of medicalization.

INDEX

Mots-clés : commerce, Europe moderne, histoire de la médecine, patient, techniques Keywords : commerce, early-modern Europe, medical history, patient, techniques

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AUTEUR

CHRISTELLE RABIER Christelle Rabier, maîtresse de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales [http://esopp.ehess.fr/index.php?716], a développé des recherches sur l’histoire technique et économique de la médicalisation européenne à l’époque moderne. Elle a notamment édité Fitting for health. The economy of medical technologies in early moderne Europe, numéro spécial de Technology and Culture, vol. 53, n° 3 (2013).

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Études de cas

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Études de cas

Mécaniciens et ingénieurs

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L’École d’ingénierie scénique de Giulio Parigi (1608-1680) Giulio Parigi’s “School of Theater Engineering”, 1608-1680

Viktoria Tkaczyk Traduction : Arthur Lochmann

1 En 1637 puis en 1638, sous le titre Pratica di fabricar scene, e machine ne’ teatri, l’architecte italien Nicola Sabbattini publia le premier traité d’ingénierie scénique de l’époque moderne. Le premier des deux volumes explique comment concevoir en perspective la scène d’un théâtre de cour et en disposer l’auditorium ; le second comment construire des machines à effets spéciaux tels que des vols sur scène, l’apparition d’un bateau dans une mer agitée, la transformation d’un rocher en homme, ou l’approche d’un orage avec des éclairs, du vent et de la pluie. L’ouvrage offre un précieux témoignage de la transformation du savoir pratique d’ingénierie scénique en un enseignement abstrait et systématisé. Sabbattini considère ses instructions comme une « théorie1 » mais, comme le titre l’indique, il les rattache toujours à son expérience pratique d’architecte à la cour des ducs d’Urbino.

2 Voyant dans la Pratica de Sabbattini un tournant majeur, cet article examine la production, la distribution et la codification du savoir en ingénierie scénique au début de l’époque moderne. Il analyse le changement de la valeur accordée à cette profession en s’intéressant à des notions telles que « l’imitation », « l’invention » et « l’imagination » dans les écrits et les dessins des ingénieurs scénographes. À travers l’exemple de la première « école d’ingénierie scénique2 » de Giulio Parigi, il cherche à savoir comment les connaissances mécaniques des ingénieurs prirent forme dans les contextes socio-économiques locaux spécifiques que furent les cours européennes du XVIIe siècle. Le cas de Parigi et de ses successeurs (parmi lesquels Sabbattini) fait apparaître les premières approches systématiques de l’ingénierie scénique à la fois comme un champ distinct de la production de savoirs, et comme une composante de domaines plus larges de la connaissance en arts, en mécanique et en sciences naturelles. Dans la culture européenne du théâtre et des festivités du début du XVIIe siècle, des « artistes-ingénieurs » exploitèrent une niche expérimentale qui échappait

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partiellement aux principes et aux règles en vigueur dans les autres arts. Par conséquent, j’insiste ici tout particulièrement sur le positionnement de l’ingénierie scénique par rapport aux canons des arts à l’époque moderne. Au XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, l’ingénierie scénique rétablit progressivement ses liens avec les arts mécaniques, tout en étant également associée à la philosophie naturelle émergente par des connaissances mécaniques communes et par sa capacité « poétique » à produire de nouveaux modes de représentation de la nature3.

Ingénierie scénique : un savoir théorique pour faciliter la pratique

3 Dans l’Europe de la fin du XVe siècle, l’art théâtral était de plus en plus souvent classé parmi les arts mécaniques. On trouve des articles sur la « théâtrique » dans des encyclopédies telles que le Speculum vitae humanae de l’évêque espagnol Rodrigo Sánchez de Arévalo ou la Margarita philosophica de l’humaniste allemand Gregor Reisch4. Speculum vitae humanae inscrit le théâtre parmi les artes mechanicae, mais ceci seulement pour l’attaquer dans une diatribe de quatre pages5. La Margarita philosophica de Reisch souligne l’importance sociale des artes mechanicae et consacre un exposé bien plus neutre aux formes de divertissements relevant des « theatrica ». Pourtant, comme d’autres avant lui, Reisch ne mentionne que les joutes et gymnastiques classiques, les spectacles de cirque, les combats de gladiateurs, les parades militaires, ainsi que la récitation de comédies et de tragédies6. De la même manière, le huitième ouvrage de l’architecte italien Leon Battista Alberti, De re aedificatoria, propose d’ériger un théâtre public en insistant sur la capacité propre au théâtre de « stimuler et nourrir la vigueur de l’intelligence et la subtilité de l’esprit » – mais fait référence à la seule culture du spectacle romain classique, omettant même d’évoquer les formes de théâtre de cour et de théâtre public, pourtant importantes à son époque7.

4 Cela est d’autant plus surprenant qu’autour de 1450, les cités-États du Nord de l’Italie avaient connu une forte demande d’auto-représentation de la part des citoyens. Cette culture de l’auto-représentation trouva un médium adapté dans des festivités massives qui offraient de grandes sphères d’activité compétitives et lucratives aux artisans locaux, aux artistes de cour ainsi qu’aux lettrés. Dans les festivités qui se tinrent de la fin du quattrocento au début du seicento en particulier, une multitude d’intérêts politiques et cléricaux d’une part et d’énergies sociales d’autre part, convergèrent pour former de nouveaux « programmes iconographiques » affranchis de toutes les règles ayant jusque-là prévalu en arts : il n’existait alors ni modèles immédiatement applicables dans la pratique de la scénographie, ni recommandations consignées dans des traités théoriques de scénographie8. Tel fut le contexte qui donna lieu à la conception de machines de théâtre très imaginatives, d’abord pour les processions religieuses et les parades triomphales, puis pour les sacre rappresentazioni (une forme de drame religieux) et les premiers théâtres de cour. À cette fin, les ingénieurs curiaux édifièrent des scènes provisoires dans les salles de cérémonie et conçurent des machineries scéniques sommaires. Ces réalisations servaient à la fois de symboles statutaires dans l’auto-représentation des cours et de publicité pour les ingénieurs espérant séduire de nouveaux mécènes dans le public.

5 Toutefois, les artistes ingénieurs impliqués dans le secteur florissant des festivités en Italie produisirent et partagèrent leurs connaissances en matière de construction de

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machines de théâtre sous bien d’autres formes que les seuls ouvrages théoriques. Ils transmirent et codifièrent ces connaissances dans le cadre d’apprentissages et d’ateliers. Apparues en Italie au XVe siècle, les machines conçues pour des pièces jouées dans les églises, des processions religieuses et des spectacles de cour, trouvèrent une place croissante dans la documentation, sous forme de dessins dans les carnets des ingénieurs ou de descriptions dans les chroniques des cités et les biographies d’artistes.

6 Léonard de Vinci, par exemple, prit part à certaines des nombreuses festivités organisées en Italie, mais comme la plupart de ses confrères, il ne donna pas d’explications précises sur ses méthodes de fabrication de machines. En janvier 1496, il conçut une mandorla pour la comédie La Danae de Baldassare Taccone, jouée dans le palais milanais de Giovan Francesco Sanseverino.

7 Le croquis de cette construction en forme d’amande présente des similitudes frappantes avec la mandorla qui avait été en usage depuis le début du XVe siècle dans les sacre rappresentazioni.

8 Même si, au premier regard, ces mandorle ressemblent aux grues des dei ex machina du théâtre antique grec, elles ne marquent pourtant pas le renouveau d’une technologie ancienne9. Elles constituent davantage un nouveau développement dans la technologie théâtrale – un développement qui débuta dans la liturgie du duecento italien et s’épanouit dans le contexte des sacre rappresentazioni et des parades triomphales (en partie profanes) des quattrocento et cinquecento : au duecento, le répertoire strictement délimité des usages liturgiques fut progressivement augmenté de représentations picturales et sculpturales de la Passion qui servirent de base à l’instruction et la mémoire religieuses10. Tout comme la dramatisation de la liturgie (dramma liturgico), les éléments extra-liturgiques du sermon (uffizi drammatici) et les panégyriques firent leur apparition dans la pratique liturgique au début du trecento, les premiers acteurs montèrent sur scène pour incarner les images de la Passion dans des tableaux compris comme des quadri animati11. Avec l’essor de la culture des festivités dans l’Italie du quattrocento, ces quadri animati devinrent l’élément le plus spectaculaire des processions religieuses. Les sacre rappresentazioni du quattrocento reprirent cet effet tout en améliorant la technologie. L’espace de représentation subit une rotation de 90 degrés : tandis que les processions de rue organisaient les nuvole de manière séquentielle pour représenter les différentes stations de la Passion, les pièces jouées dans les églises se réduisaient généralement à une unique image de la Passion et la scénographie était structurée verticalement. La mandorla, qui faisait partie des nuvole dans les processions des premières festivités, était désormais dressée pour représenter un Christus ou un angelus ex machina, ou bien encore – comme dans l’esquisse de Léonard de Vinci – une figure mythique telle que Danae. Il n’est donc pas surprenant que la mandorla, malgré ses déplacements sur l’axe vertical, ne présente qu’une faible ressemblance avec la technologie scénique de la Grèce antique, dans la mesure où ses composantes semblent surtout dériver des techniques constructives développées au cours du quattrocento pour les cathédrales, les forteresses et les navires12.

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Le rayonnement de l’école d’ingénierie scénique de Giulio Parigi dans l’Europe du XVIIe siècle

9 Dans l’Italie du XVIe et du début du XVIIe siècles, le théâtre servait à montrer la fabuleuse prospérité des cours à un large public européen. Par conséquent, et bien qu’il n’en reste aucune trace dans les livres consacrés aux machines, l’ingénierie scénique devint l’un des champs d’innovation les plus prestigieux et les plus prolifiques. Néanmoins, certains décors de théâtre font l’objet de documentations sur divers supports : les descrizioni de cour (livres retraçant le déroulement des festivités pour en conserver la mémoire), chroniques, livres de comptes, mais aussi des lettres de spectateurs ou de confrères ingénieurs.

10 En 1608 par exemple, Florence célébra le mariage de Cosme II de Médicis et de l’archiduchesse Marie-Madeleine d’Autriche. À cette occasion, la pastorale Il Guidizio di Paride (Le Jugement de Pâris), composée par Michelangelo Buonarroti il Giovane, fut interprétée dans le Teatro Mediceo le 25 octobre 160813. Les cinq actes de la pastorale alternaient avec des intermèdes qui augmentaient encore le caractère spectaculaire de la représentation, rendant ainsi un hommage plus appuyé aux jeunes mariés14. S’écartant de la tradition du théâtre de cour italien, ces intermèdes n’étaient plus directement liés au thème général de la pièce. Chacun d’entre eux fut écrit par un auteur différent, mais tous furent mis en scène par la même personne : l’architecte de la cour des Médicis Giulio Parigi (1571-1635), auparavant précepteur chargé de l’éducation artistique du jeune Cosme II, lequel tenait ses compétences en très haute estime.

11 Le quatrième intermède, La Nave di Amerigo Vespucci (Le navire d’Amerigo Vespucci), resta dans l’histoire pour avoir eu recours au décor le plus innovant du début du XVIIe siècle sur le plan technique15. Écrit par Giovanbattista Strozzi, il relate un épisode tiré de la célèbre lettre envoyée par Amerigo Vespucci depuis le Nouveau Monde à son protecteur florentin Lorenzo di Pierfrancesco de’ Medici. Comme on peut le voir sur une gravure à l’eau-forte de Remigio Cantagallina, un élève de Parigi (figure 1), toute la scène était devenue un paysage côtier cerné de rochers et de palmiers, et peuplée d’animaux exotiques. Les petits caractères qui figurent sur la gravure indiquent que trois machines au moins furent successivement actionnées. La lettre (A) désigne un navire ayant à son bord le conquérant du Nouveau Monde. Ce vaisseau fut déplacé de l’arrière droit vers le centre de la scène. La lettre (B) marque un rocher sur lequel s’élevaient, des flots vers les cieux, la figure de la Tranquillité et un groupe de nymphes musiciennes. (C) est une spectaculaire machine céleste qui traverse la partie supérieure de la scène. Éternité est au gouvernail, équipé d’un astrolabe et accompagné d’un chœur d’Appollons constitué des neuf muses et de dix poètes européens, parmi lesquels Dante et Pétrarque16.

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FIG. 1. – Eau forte de Remigio Cantagallina représentant l’intermède

La Nave di Amerigo (1608, Florence) Tiré de Elvira Garbero Zorzi et Mario Sperenzi (dir.). Teatro e Spettacolo nella Firenze dei Medici Modelli del Luaghi Teatrali catalogue d’expositte, Florence, olsckki, 2001, p. 190.

12 Ce vaisseau aérien reflétait les aspirations impériales de la dynastie Médicis. Aucun document témoignant de sa conception exacte ne nous est parvenu, mais il ressemblait probablement à la machine céleste, pouvant prendre à son bord une vingtaine d’acteurs, représentée sur un dessin anonyme réalisé à Parme à la fin du XVIIe siècle (figure 2)17.

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FIG. 2. – Esquisse anonyme d’une machine volante (fin du XVIIe siècle, Parme)

Tiré de Ulf Küster, Teatrum mundi : die welt als Bühne, p. 133.

13 La technologie qui se trouve derrière cet intermède est présentée plus précisément dans l’ouvrage Architectura recreationis18 de l’architecte allemand Joseph Furttenbach. Selon lui, le navire venait du fond de la scène vers l’avant-scène sur des « planches coupées en forme de vague19 ». Il évoluait sur ces planches à travers le ciel de la scène20.

14 Furttenbach critiqua le caractère élitiste et l’extravagance de la pastorale21, mais ses réserves n’empêchèrent pas les Florentins d’aller le plus loin possible. Il ne fait pas de doute que les noces de 1608 surpassèrent une tradition pourtant déjà longue de festivités spectaculaires mise en place par la dynastie Médicis à partir du XVIe siècle. Dans une lettre à Curzio Picchena, secrétaire du Grand-Duc, le poète Giovanni de’ Bardi rapporte que la mère du marié, Christine de Lorraine, était elle-même intervenue dans les préparatifs des intermèdes d’Il Giudizio di Paride pour se plaindre du fait que les effets scéniques (et les machines elles-mêmes) étaient trop simples et manquaient de variété. La Grande Duchesse exigea des changements : les effets les plus spectaculaires ne devaient pas être utilisés avant le troisième intermède et ne devaient pas être répétés22. Selon Michelangelo l’ensemble des machineries scéniques durent être testées avant la représentation pour former les machinistes à la manipulation de ces nouveaux dispositifs mécaniques23.

15 Tous ces efforts furent récompensés. Comme le chroniqueur de cour Camillo Rinuccini le souligne dans son rapport détaillé des festivités, l’admiration du public pour la scénographie de Parigi se porta sur tout ce qui était nouveau, inconnu (incognite à noi) et fastueux24. Les machines furent probablement invisibles pour le public durant la représentation, mais la gravure à l’eau-forte que Remigio Cantagallina a réalisée du cinquième intermède, en révélant les dessous de la scène, donne une idée plus précise du génie technologique de Parigi (figure 3)25.

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FIG. 3. – Eau-forte de Rimigio Cantagallina représentant l’intermède

La Nave di Amerigo (1608, Florence) Tiré de Blumentahl, Theater art of the Medici., op. cit., p. 43.

16 Le librettiste Giovanni Villifranchi décrit Parigi comme le « Dédale de notre temps » et un « admirable imitateur de la Nature26 ». Les décors de Parigi furent donc célébrés parce qu’ils étaient innovants (en termes d’ingénierie scénique) tout en respectant l’exigence de ne pas surpasser la nature dans leur fonctionnement mécanique.

17 Parigi fut un grand promoteur d’inventions techniques en scénographie. Il commença sa carrière comme peintre paysagiste et c’est en cette qualité qu’il fut d’abord engagé par les Médicis, avant de succéder à Bernardo Buontalenti (1535-1608) au poste d’architecte de la cour27. L’influence de Buontalenti se ressent chez Parigi, notamment dans les perspectives profondes de ses scènes, dans son organisation des changements de décors (le recours à des périactes, décrits jadis par Vitruve et Pollux, mais utilisés ici pour produire des illusions de perspective scénique), et dans l’usage de machines à effets spéciaux supplémentaires. Plus particulièrement, le paysage marin conçu par Buontalenti pour le cinquième intermède de La Pellegrina (Florence, 1589) présente des similitudes avec celui de La Nave di Amerigo Vespucci28. Parigi, toutefois, améliora les possibilités de jeux scéniques dans le ciel de la scène en introduisant des machines volantes plus grandes et plus lourdes qui pouvaient supporter jusqu’à vingt acteurs. En outre, il fut le premier à faire fonctionner plusieurs machines sur scène en même temps.

18 Parigi vit également des parallèles entre la scénographie et d’autres domaines technologiques tels que l’ingénierie nautique, en plein essor dans l’Italie du Nord sous Ferdinand Ier de Médicis et son fils Cosme II, et dont il a sans doute emprunté les techniques de cordage pour installer ses machines. Les axes rotatifs souvent utilisés sous la scène semblent avoir été adaptés des cabestans des grands voiliers29. En tant

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qu’architecte de cour des Médicis, Parigi bénéficia aussi probablement de tous les équipements utilisés sur les chantiers, tels que les manivelles et les outils de levage30.

19 Cette manière, caractéristique de Parigi, d’intégrer dans l’ingénierie scénique des procédés et dispositifs venant d’autres domaines des arts mécaniques se reflète dans les enseignements proposés par l’académie des arts qu’il fonda en 1597 à son domicile florentin, Via Maggio 36, où l’on enseignait les mathématiques euclidiennes, le génie mécanique, la peinture ainsi que l’architecture civile et militaire à des étudiants venus de toute l’Europe31. En outre, l’académie de Parigi constituait une réserve de talentueux ingénieurs scénographes, dont son propre fils Alfonso Parigi (1606-1656), qui l’assista dans la conception des festivités des Médicis puis lui succéda dans ses fonctions d’architecte à la cour des Médicis32. Ce titre revint ensuite à son élève Fernando Tacca (1619-1685), un autre « nouveau Dédale33 » qui ouvrit le premier théâtre public de son époque sur la Via della Pergola de Florence et accorda un soin tout particulier à la conception des machines à effets34. Parmi les étudiants figuraient également des architectes italiens comme Stefano della Bella (1610-1664), Cosimo Lotti (env. 1590-1650), et Baccio del Bianco (1604-1657), le français Jacques Callot (1592-1635), l’allemand Joseph Furttenbach (1591-1667) et le britannique Inigo Jones (1573-1652).

20 Ces relations directes entre enseignants et étudiants ne furent pas l’unique mode de rayonnement de « l’école d’ingénierie scénique » de Parigi. Ses décors furent montrés en de nombreuses occasions : les intermèdes d’Il Giudizio di Paride furent interprétés à deux autres reprises, le 19 novembre 1608, à l’occasion de la visite du Duc de Mantoue, puis le 27 novembre 161035. Selon le chroniqueur de cour florentin Cesare Tinghi, la machine en forme de nuage (nuvola) du quatrième intermède fut ensuite transférée à la Galerie des Offices, où elle fut exposée dans le Corridor de Vasari et montrée aux visiteurs de marque, parmi lesquels Don Ferrante Borgia, l’ambassadeur espagnol en Toscane36. Les décors de Parigi circulèrent également par le biais de gravures de Parigi, Remigio Cantagallina, Jacques Callot et Stefano della Bella tirées à de nombreux exemplaires pour faire connaître la magnificence des Médicis dans les milieux curiaux37. Les gravures étaient réalisées avant les représentations : la plupart d’entre elles étaient imprimées sans soin particulier, conçues comme des illustrations pour les descrizioni plutôt que comme des œuvres d’art. Même s’ils n’avaient pas personnellement étudié auprès de Parigi, de nombreux architectes européens du XVIIe siècle connaissaient donc ses décors et partageaient les connaissances produites par son école.

La Pratica de Nicola Sabbattini : la scène est un grand livre

21 Certaines des consignes formulées par Nicola Sabbattini dans Pratica di fabricar scene e machine ne’ teatri peuvent elles aussi être lues comme des références à l’œuvre de Parigi. Sabbattini (1574-1654) étudia auprès du mathématicien Guidobaldo del Monte et servit les Ducs d’Urbino en tant qu’architecte de cour de 1610 à 163138. Alors qu’il travaillait à sa Pratica, publiée en 1637 et 1638, il eut des difficultés à trouver un autre mécène et dédicaça l’ouvrage au Cardinal Girolamo Grimaldi, le Vice-Légat de Pesaro.

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22 Dans sa préface à la seconde édition de la Pratica (1638), l’imprimeur Pietro dei Paoli chante les louanges de Sabbattini, qu’il voit comme un auteur ayant écrit « sur toutes les questions de mathématiques39 » et décrit les machines avec les images et les mots les plus simples pour un maximum de clarté40. Pour en savoir davantage sur « la plus fine théorie de cette pratique », on consultera le sixième livre de la Perspective de Guido Baldo Del Monte41. Dei Paoli poursuit son éloge de Sabbattini, « fort estimé pour son expérience [en ingénierie scénique] et plus encore pour sa science, fruit d’une longue étude42 » et place les connaissances de Sabbattini en matière d’ingénierie scénique au même niveau que ses savoirs en architecture civile et militaire43. Pourtant, Sabbattini ne considérait pas simplement son traité comme une application pratique de ses connaissances théoriques en géométrie. Il le voyait aussi et surtout comme la traduction en un savoir écrit de connaissances tirées de l’expérience et transmises oralement. Cela apparaît nettement lorsqu’on se penche sur la première édition de 1637, dans laquelle Sabbattini affirme mettre sous forme imprimée l’art pratique du théâtre, quelque chose qui jusqu’alors n’avait pu être admiré qu’au moment de la représentation44. Cette conception du livre imprimé comme une autre forme de « théâtre » – propre à fournir au lecteur une documentation impérissable sur les artefacts techniques – correspond à une tendance plus générale des textes consacrés aux machines au XVIIe siècle. On en trouve des exemples dans Theatrum instrumentorium et machinarum (1578) de Jacques Besson, Theatrum machinarum (1607-1614) de Heinrich Zeising et Hieronymus Megiser, ou bien encore Novo teatro di machine et edificii (1607) de Vittorio Zonca45. Dans le dernier chapitre de son livre, intitulé « Della facilita dellà pratica », cependant, Sabbattini fait valoir que les écrits théoriques s’apparentent plus à une forme encombrante de communication qu’à une observation immédiate du praticien à l’œuvre46. Il souligne « l’admiration et le plaisir singuliers47 » que les effets scéniques suscitent durant les spectacles ; en revanche, il semble douter du caractère théâtral de ses écrits et dessins.

23 Sabbattini poursuit et fait référence aux décors qu’il a conçus pour une représentation de la tragédie Asmondo, du très prestigieux poète Giovanni Hondelei, donnée au Teatro del Sole à Pesaro. Selon Sabbattini, les décors étaient dignes de l’œuvre de Hondelei : l’ensemble est « tout à la gloire du poète, lequel, sans outrepasser les préceptes de l’art, a su donner plein essor au génie. L’expérience nous enseigne donc qu’on peut mettre en œuvre avec grande aisance tout ce qui vient d’être expliqué [dans ce livre] quant à l’apparence des scènes et quant aux machines48 ». Cette remarque finale est intéressante à deux titres : d’abord parce que Sabbattini part du principe que la mise en pratique de la théorie est une chose aisée pour les scénographes expérimentés, plus aisée en tout cas que l’opération inverse, celle qui consiste à transformer un savoir pratique en théorie ; et ensuite parce qu’il affirme qu’en termes artistiques, la scénographie est l’égale de la poésie – une assertion d’autant plus frappante que la poésie était une composante fondamentale des studia humanitatis de la Renaissance 49. C’est dans ce contexte que le topos du poète porté par les ailes du génie fit sa réapparition dans le discours (voir, par exemple, le poète volant sur les ailes de l’aigle dans la Divine Comédie de Dante). En poésie, l’inventio du poète était de plus en plus comprise comme un acte de génie, au détriment de la conception en vigueur dans la tradition rhétorique, qui y voyait une recomposition de formes et de contenus50. Très clairement, Sabbattini revendique le même « vol du génie » pour l’ingénierie scénique.

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24 En effet, si l’on se penche plus précisément sur la Pratica de Sabbattini, on constate que l’ingénieur ne s’est pas contenté de copier et de recomposer les œuvres de ses prédécesseurs, notamment celles de Giulio Parigi. La Pratica est innovante, par exemple, par ses efforts résolus pour faire en sorte que les décors ressemblent au mieux à la nature tout en la surpassant51. À cette fin, Sabbattini fournit une longue liste de recommandations sur la façon de concevoir des machines de théâtre qui simulent le tonnerre et l’éclair, les arcs-en-ciel, et surtout les formations nuageuses (figures 4a-b). On y apprend par exemple comment « couvrir de nuages une partie du ciel en commençant par un petit nuage, lequel devient de plus en plus grand et change continûment de couleur52 ». Ces indications constituent une nouveauté dans l’histoire de la scénographie. Les effets de vol avaient d’abord été réservés essentiellement aux apparitions ex machina de figures chrétiennes ou légendaires, puis, plus tard, aux personnages historiques et allégoriques, comme on peut le voir dans le décor créé par Léonard de Vinci pour les Danae, ou encore avec celui conçu par Parigi pour La Nave di Amerigo Vespucci. Dans tous ces cas, les paysages nuageux servaient uniquement à dissimuler les mécanismes secrets, tandis que Sabbattini les place au centre de l’attention. Débarrassées des dieux, sans être illuminées par un rayonnement d’apparence surnaturelle, les formations nuageuses étaient pensées pour être perçues comme des faits naturels spectaculaires et profanes. C’est la raison pour laquelle l’architecte, non content d’expliquer comment ces nuages peuvent apparaître ex machina sur l’ensemble de la scène, classe ensuite les machines nécessaires en huit types de nuages différents. En plus des indications évoquées plus haut, il décrit « comment faire descendre un petit nuage qui, à mesure qu’il descend, devient toujours plus grand » ou bien encore « comment faire descendre un nuage qui se divise en trois parties et, en remontant, se fonde derechef en une » (figures 4c-d)53.

FIG. 4a. – Esquisses de machines de nuages

Tiré de Nicola Sabbattini, Pratica di fabricar scene e machine ne’ teatri, p. 124.

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FIG. 4b. – Esquisses de machines de nuages

Tiré de Nicola Sabbattini, Pratica di fabricar scene e machine ne’ teatri, p. 151.

FIG. 4c. – Esquisses de machines de nuages

Tiré de Nicola Sabbattini, Pratica di fabricar scene e machine ne’ teatri, p. 148.

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FIG. 4d. – Esquisses de machines de nuages

Tiré de Nicola Sabbattini, Pratica di fabricar scene e machine ne’ teatri, p. 153.

25 En 1637, l’année même où Sabbattini, dans sa Pratica, proposait de « démystifier » les phénomènes nuageux sur scène, le philosophe René Descartes publiait Les Météores, un des essais accompagnant le Discours de la méthode. Dans ce texte, Descartes nie que les nuages soient des sites de la présence divine comme l’avait supposé le regard révérencieusement tourné vers le ciel dans l’Europe du début de l’époque moderne. La blancheur opaque des cieux, avance Descartes, n’est ni une merveille de la nature ni la limite qui s’impose à l’investigation et au savoir humain. Au contraire, les nuages (ainsi que tous les phénomènes météorologiques) constituent pour lui des pierres de touche profanes de la pensée, c’est-à-dire des éléments sur lesquels sa méthode de production de preuves peut prendre appui54.

26 À première vue, il semble que la météorologie de Descartes et la pratique scénographique de Sabbattini soient le résultat du même changement de paradigme55. Néanmoins, les décors de Sabbattini ont parfois suivi d’autres règles de représentation que celles de la philosophie naturelle. Ses effets scéniques étaient conçus pour paraître « conformes au naturel » même s’ils n’étaient parfois « clairement pas naturels56 ». Paradoxalement, ses efforts pour surpasser les phénomènes naturels spectaculaires furent précisément ce qui le conduisit à développer une typologie représentative des nuages, laquelle se trouvait très en avance sur la philosophie naturelle de l’époque et s’approcha au plus près des découvertes météorologiques ultérieures. Même si Descartes s’efforça d’aborder les phénomènes météorologiques comme des faits explicables, sa description des formations nuageuses et de leurs altitudes resta extrêmement sommaire57. C’est au chimiste et météorologiste amateur Luke Howard que l’on doit les premiers écrits plus précis sur ce sujet. Dans son essai « Sur les modifications des nuages », il proposa de distinguer entre les formations nuageuses par la nomenclature latine qui est encore en usage aujourd’hui : cirrus, cumulus, status, etc. 58. Mais ce travail sur le « mythe du nuage », Sabbattini s’y était livré dès 1638 avec sa Pratica. Dans les typologies de nuages évoquées plus haut, qui distinguaient la

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représentation des nuages en fonction de leur forme et de leur modification, cumulus et cirrocumulus avaient déjà acquis une visibilité en tant qu’éléments scénographiques.

De la scène vers de nouveaux univers de pensée

27 Dans le théâtre de cour du début du XVIIe siècle, le degré de spectacularité demeurait largement limité par l’exigence de ressemblance entre le merveilleux de la scène et la nature59. Les machines étaient des médias destinés à rester à l’arrière-plan. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, cependant, les arts mécaniques commencèrent à être mis en lumière : l’art des ingénieurs scéniques fut mentionné de plus en plus explicitement dans les comptes rendus des festivités et des représentations, et il fit l’objet d’une théorisation progressive par les ingénieurs eux-mêmes. Ce développement, poussé par la compétition entre les scénographes des théâtres de cour européens, conduisit à l’émergence d’une atmosphère extravagante. Dans Apparati scenici60, par exemple, l’architecte vénitien Giacomo Torelli (1608-1678), qui fut responsable de l’ingénierie scénique à la cour de Versailles, remercie Giulio Parigi pour son œuvre inspirante mais prétend le surpasser sur le plan technologique. L’exemple paradigmatique est la scénographie conçue par Torelli pour l’Andromède de Pierre Corneille, dont la première représentation fut donnée au Petit-Bourbon à Paris en 165061. Dans ses indications scéniques pour Andromède, Corneille plaide encore en faveur de la ressemblance du théâtre avec la nature, mais le spectacle ludique offert par les machines qui se trouvent au centre de sa dramaturgie dément cet argument62. Il souligne également que ce qui lui importe, n’est pas de « toucher l’esprit par la force du raisonnement » mais « de satisfaire la vue par l’éclat et la diversité du spectacle » offert par les effets des machines de Torelli63.

28 On trouve un développement similaire dans le travail de l’architecte allemand Joseph Furttenbach, un autre disciple de Parigi. Les consignes de Furttenbach sur les décors de théâtre peuvent être lues comme des références directes à ce qu’il observa durant ses études à Florence. Mais tandis que la Pratica de Sabbattini est un manuel de construction relativement factuel, Furttenbach glose sur les effets esthétiques escomptés. Plutôt que de donner une description simple et claire des machines de théâtre, il les exalte en des termes poétiques. Cela explique également l’indication demandant qu’un changement de scène ait lieu si vite que « les spectateurs, abasourdis par un changement si rapide, puissent à peine savoir ce qui leur arrive et restent comme en extase. Cette transformation procure à l’esprit humain un rafraîchissement tout particulier64 ». Dans ses instructions pour le « premier nuage », Furttenbach explique que les machines disparaissent sous les yeux des spectateurs, mais que « les plus sagaces, après réflexion, tireront encore plus de plaisir de cette machine65 ». C’est donc seulement avec la « réflexion » du spectateur que l’esthétique mécanique déploie son effet. Non sans rappeler la Pratica de Sabbattini, Furttenbach conclut ses écrits sur l’ingénierie scénique en notant que « la contemplation des décors constitue une expérience merveilleuse et profondément réflexive qui stimule l’œil et le cœur de l’homme, et que ma plume ne peut pas suffisamment décrire ; pas plus que je ne peux exprimer tous les plaisirs qui s’y trouvent66 ». Aux yeux de Furttenbach, le savoir pratique de l’architecte relève donc lui aussi d’une esthétique de l’effet, qui ne peut que difficilement être restituée dans la langue d’un traité d’architecture.

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Conclusion

29 La plupart des ingénieurs faisaient leur apprentissage en Italie et appartenaient à la communauté des architectes de cour de Florence, Venise, Versailles ou Vienne. À ce titre, ils partageaient des connaissances pratiques et théoriques communes. Leurs publications peuvent donc être considérées comme représentatives du discours dominant en ingénierie scénique au XVIIe siècle en Europe. Pourtant, au-delà de ce discours, en de nombreux endroits tels que des cours ou des écoles de moindre importance, l’ingénierie scénique connaissait des développements indépendants. Plutôt que des ingénieurs professionnels formés dans les milieux académiques italiens, c’étaient des charpentiers, des peintres, des cordiers, des sculpteurs et des couturiers qui étaient chargés de produire les pièces de théâtre. Comme je l’ai montré dans d’autres travaux67, les livres de comptes et les comptes rendus qui nous sont parvenus illustrent le caractère peu systématique des formations de ces artisans, et le très grand nombre de différences locales quant au but et à la forme des machines de théâtre, aux matériaux de construction ainsi qu’à la terminologie technologique utilisée par les ouvriers.

30 Néanmoins, l’intérêt particulier porté par cet article aux théâtres des grandes cours d’Europe – avec le récit relativement linéaire de l’accumulation des connaissances en ingénierie scénique – nous a permis de retracer la transformation de l’ingénierie scénique d’une forme assez humble d’artisanat en une branche lucrative et prolifique de l’ingénierie, ainsi qu’en un discours philosophique où les machines de théâtre servaient « d’instruments de pensée » pour développer une approche expérimentale et mécaniste de la nature dépassant les limites traditionnelles de la pensée.

31 Ce lien entre l’esthétique du théâtre de cour et l’inspiration philosophique se retrouve également dans les utopies scientifiques du XVIIe siècle. Le physicien et collectionneur Johann Daniel Mayor, par exemple, étudia à Padoue dans les années 1650 et connaissait bien le théâtre de l’Italie du Nord. Dans l’essai qu’il publia en 1670, See-Farth nach der Neuen Welt ohne Schiff und Segel (Une traversée vers le Nouveau Monde sans voile ni navire), le protagoniste Daedalus voyage en direction d’un lieu utopique nommé « Cosmosophorum » qui ne peut être atteint à la voile. Au contraire, Daedalus quitte la scène d’un opéra vénitien sur une machine volante conçue à Venise par des ingénieurs scénographes68. Sur cette machine, Daedalus gagne une société nouvelle et pacifique, toute occupée à créer des cabinets de curiosités, des collections d’art et des laboratoires de sciences expérimentales. Tandis que dans la vieille Europe, des inventions telles que la boussole, l’imprimerie ou la poudre noire menacent d’être détournées à des fins militaires, à Cosmosophorum toutes ces innovations sont employées de manière pacifique69. C’est la raison pour laquelle dans cette société on peut inventer des machines volantes et s’en servir, tandis que Mayor recommande à ses lecteurs restés dans la vieille Europe de s’exercer de préférence au vol spirituel70. À la fin de son essai, Mayor donne une recette à tous ceux qui désirent s’essayer à de tels vols imaginaires. Parmi les ingrédients figurent un fort appétit pour la sagesse, beaucoup d’ingéniosité (ou bien une énergie inventive), et enfin de la Fortuna – de la chance71. Mais où peut-on trouver cette chance ? Mayor tient la réponse : dans le Nouveau Monde, dans l’utopie72. C’est là que le texte revient à son point de départ, dans la mesure où la chance nécessaire pour les vols imaginaires ne peut être trouvée qu’à la destination du vol. La

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seule manière pour l’esprit de décoller, semble donc être d’assister à la représentation d’un opéra à Venise.

NOTES

1. Nicola SABBATTINI, « La Teorica non è difficile, ma è più facile la Pratica », Pratica di fabricar scene, e machine ne’ teatri, 2e édition, Ravenne, Pietro de’ Paolini, e Gio. Battista Giovannelli, p. 165 (la première édition fut publiée en 1637, à Pesaro, par Flaminio Concordia). Il existe une traduction française de la seconde édition du traité : Pratique pour fabriquer scènes et machines de théâtre, traduction de Maria et Renée Canavaggia, préface de Louis Jouvet, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1977. Les citations françaises de l’ouvrage sont toutes tirées de cette traduction – la page correspondante de l’édition française est donnée entre crochets. 2. Par le terme « école », je fais référence à la fois à l’académie fondée par Parigi (env. 1597-1629), Via Maggio à Florence, et au rôle de modèle que joua la scénographie de Parigi dans l’ingénierie scénique du XVIIe siècle (le savoir largement diffusé de ses décors, qui furent imités dans de nombreux théâtres de cour européens). 3. Cet article s’appuie sur des éléments discutés dans Viktoria T KACZYK, Himmels-Falten. Zur Theatralität des Fliegens in der Frühen Neuzeit, Munich, Fink, 2011. Voir aussi V. TKACZYK, « “Which cannot be sufficiently described by my pen”. The codification of knowledge in theater engineering, 1480-1680 », dans Matteo VALLERIANI (dir.), Structures of practical knowledge, Berlin et Heidelberg, Springer, 2016 (à paraître). 4. Rodrigo SÁNCHEZ DE ARÉVALO, Speculum vitae humanae, Augsburg, Gunther Zainer, 1471; Gregor REISCH, Margarita philosophica, Freiburg, Johann Schott, 1504. Les deux écrivains furent inspirés par les développements consacrés au théâtre dans l’un des premiers canons des arts mécaniques, établi par le théologien parisien Hugues de Saint-Victor dans son Didascalicon (vers 1120). Voir Hugues DE SAINT-VICTOR, Didascalicon. L’art de lire, introduction, traduction et notes par Michel Lemoine, Paris, Cerf, 1969. 5. R. SÁNCHEZ DE ARÉVALO, Speculum vitae humanae, op. cit., p. 160-164. 6. G. REISCH, Margarita philosophica, op. cit., p. 610-611. 7. Leon Battista ALBERTI, L’art d’édifier, présentation et traduction de Pierre Caye et Françoise Choay, Paris, Le Seuil, [1443-1452] 2004, p. 402. 8. Aby WARBURG, « Die Bildchronik eines florentinischen Goldschmiedes », dans Gertrud BING et Fritz ROUGEMENT (dir.), Die Erneuerung der heidnischen Antike : Kulturwissenschaftliche Beiträge zur Geschichte der europäischen Renaissance, Leipzig, Teubner, 1932, t. I, p. 74. 9. Si les divinités antiques font leur réapparition dans le drame du XVe siècle, on ne trouve pas de référence aux technologies de la Grèce antique dans les ouvrages de machinerie théâtrale au début de l’époque moderne. L’unique reprise directe de ces traditions semble avoir été l’ Onomasticon de Pollux en 1502 et les transcriptions de cette œuvre qui circulèrent avant sa publication. La première référence explicite à la technologie scénique grecque est l’article « Machines de Théâtre » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert parue en 1765. Sur le renouveau des divinités païennes dans le drame de la Renaissance, Jean SEZNEC, La survivance des dieux antiques. Essai sur le rôle de la tradition mythologique dans l’humanisme et dans l’art de la Renaissance, Londres, The Warburg Institute, 1940 ; Jelle KOOPMANS, « De la survivance des dieux

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antiques à la survie de l’humanité », dans Jean-Pierre BORDIER et André LASCOMBES (dir.), Dieu et les dieux dans le théâtre de la Renaissance, Tours, Brepols, 2006, p. 235-247. 10. Hans BELTING, Das Bild und sein Publikum im Mittelalter : Form und Funktion früher Bildtafeln der Passion, Berlin, Gebr. Mann Verlag, 1981. 11. Philine HELAS, Lebende Bilder in der italienischen Festkultur des XV. Jahrhunderts, Berlin, Akademie Verlag, 1999. 12. L’exemple de la mandorla de Filippo Brunelleschi montre qu’il a probablement utilisé la technique consistant à fixer des leviers sur la structure de la cathédrale. Voir Frank D. PRAGER et Gustina SCAGLIA, Brunelleschi : Studies of his technology and inventions, Mineola (NY), Dover Publications, 2004, t. II ; Gustina SCAGLIA, « Building the cathedral in Florence », Scientific American, vol. 264, 1991, p. 66-72 ; Giorgio VASARI, « Vitte del Cecca ingegnere fiorentino », Le vite de’ più eccellenti architetti, pittori et scultori italiani, da Cimabue infino a ’tempi nostri, t. II, Florence, L. Torrentino, [1550] 1768 (« Le Cecca, ingénieur florentin », Vies des peintres, sculpteurs et architectes, t. III, traduction Léopold Leplanché, Paris, Just Tessier, 1874, p. 168-186). 13. Le Teatro Mediceo pouvait accueillir 5 000 spectateurs. Il se trouvait au deuxième étage de la Galerie des Offices et fut restauré en 1586 par Bernardo Buontalenti dans un style antique. Angelo SOLERTI, Musica, Ballo e Drammatica alla Corte Medicea dal 1600 al 1637. Notizie tratte da un Diario con appendice di testi inediti e rari, Bologne, Arnaldo Forni Editore, [1905] 1989, p. 43; Arthur B. BLUMENTHAL, Theater art of the Medici, catalogue d’exposition, Hanover (NH), University Press of New England, 1980, p. 111. 14. Camillo RINUCCINI, Descrizione delle festa fatte nelle reali nozze de’ Serenissimi principi di Toscana d. Cosimo de’ Medici, e Maria Maddalena archiduchessa d’Austria, Florence, Appresso i Giunti, 1608, p. 34. 15. Cette partie s’appuie sur plusieurs études des festivités données par les Médicis: A. B. BLUMENTHAL, Theater art of the Medici, op. cit.; Arthur B. BLUMENTHAL, Giulio Parigi’s stage designs: Florence and the early Baroque spectacle, New York, Garland, 1992 ; Hans TINTELNOT, Barocktheater und barocke Kunst: Die Entwicklungsgeschichte der Fest- und Theaterdekorationen in ihrem Verhältnis zur barocken Kunst, Berlin, Gebr. Mann Verlag, 1939 ; Alois NAGLER, Theatre festivals of the Medici, 1539-1637, New Haven, Yale University Press, 1964 ; Cesare MOLINARI, Le nozze degli dèi. Un saggio sul grande spettacolo italiano nel seicento, Rome, Madio Bulzoni Editore, 1968 ; Roy STRONG, Splendor at court : Renaissance spectacle and the art of power, Boston, Houghton Mifflin, 1973 ; Ludovico ZORZI (dir.), Il luogo teatrale a Firenze, Milan, Electa, 1975 ; Giovanni GEATA BERTELÀ et Annamaria PETRIOLI TOFANI (dir.), Feste e apparati medicei da Cosimo I a Cosimo II, Florence, Olschki, 1969. 16. C. RINUCCINI, Descrizione delle festa…, op. cit., p. 47. 17. À propos de ce dessin, voir Ulf K ÜSTER, Theatrum mundi. Die Welt als Bühne, catalogue d’exposition, Munich, Haus der Kunst, 2003. 18. Joseph FURTTENBACH, Architectura Recreationis, Das ist : Von Allerhand Nutzlich und Erfrewlichen Civilischen Gebäwen, Augsburg, Schultes, 1640. 19. Ibid., p. 63-64 et p. 68-69. On trouve chez Sabbattini des instructions similaires expliquant comment construire des machines pour représenter des navires voguant sur une mer agitée : Pratica, op. cit., p. 109 [p. 111] et p. 119 [p. 120]. 20. Furttenbach donne à ses observations un caractère pratique en fournissant des consignes pour reconstruire la scène inventée pour la représentation florentine : Architectura Recreationis, op. cit., p. 70. 21. J. FURTTENBACH, Mannhaffter Kunst-Spiegel/Oder Continuatio, und Fortsetzung allerhand Mathematisch- und Mechanisch- hochnutzlich- So wol auch sehr erfrölich delectionen, und respective im Werck selbsten experimentirten freyen Künsten, Augsburg, Schultes, 1663, p. 111. 22. Lettre de Giovanni Bardi à Curzio Picchena, Archivio Mediceo, filza 6068, fol. 386 r°, cité dans A. B. BLUMENTHAL, Giulio Parigi’s stage designs, op. cit., I, annexes, p. 372.

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23. Lettre de Michelangelo Buonarroti il Giovane à Curzio Picchena, non datée, probablement juillet ou août 1608. Archivio Mediceo, filza 6068, fol. 387 r°-388 v°, cité dans Ibid., p. 373-374. 24. Rinuccini fit l’éloge des effets de vol sur scène dans le dernier intermède en parlant du grand émerveillement des spectateurs (« gran merauillia degli spetatori »). C. RINUCCINI, Descrizione delle festa…, op. cit., p. 40. 25. A. B. BLUMENTHAL, Giulio Parigi’s stage designs, op. cit., I, p. 143. 26. Giovanni VILLIFRANCHI, Descrizzione della barriera e della mascherata, fatte in Firenze a’ XVII. & a’ XIX. Di febbraio MDCXII, Florence, Appresso Bartolommeo Sermartelli e fratelli, 1613, p. 9. 27. En 1598, le nom de Parigi figure dans les deliberazioni de l’Accademia del Disegno de Florence. A. B. BLUMENTHAL, op. cit., I, p. 32. 28. Sur les correspondances entre « La Nave » et le cinquième intermède de La Pellegrina, « Le Chant d’Arion », A. NAGLER, Theatre festivals of the Medici, op. cit., p. 87-88, illustration 57. Sur d’autres sources d’inspiration possibles, A. B. BLUMENTHAL, op. cit., I, p. 10, p. 74-78, p. 125, p. 140-141, p. 148-151 ; A. NAGLER, op. cit., p. 178-182 ; A. SOLERTI, Musica, Ballo e Drammatica…, op. cit. , p. 218-219. 29. Sur l’usage des technologies de la navigation moderne au théâtre, Per Simon EDSTRÖM, Liten handbok i gammal teaterteknik, Varmdö, Arena Teater Institutet, 1995, p. 69-104. 30. Sur les projets architecturaux de Parigi, Luciano BERTI, « Giulio and Alfonso Parigi », Palladio : rivista di storia dell’archittetura, vol. 4, 1951, p. 160-164 ; Rolf LINNENKAMP, « Giulio Parigi architetto », Rivista d’arte, vol. 33, n° 7, 1958, p. 51-53. 31. Filippo B ALDINUCCI, Notizie dei professori del disegno da Cimabue in qua…, Milan, Società Tipografica de’ Classici Italiani, [1682] 1812, 11, p. 6-7. 32. Alfonso Parigi, par exemple, reprend les décors conçus pour La Nave di Amerigo Vespucci pour Le Nozze degli dèi (1637). A. B. BLUMENTHAL, Giulio Parigi’s stage designs, op. cit., I, p. 232-265. 33. La qualification de « nouelle Dedalo » apparaît dans la Descrizione que Moniglia consacre à L’Hipermestra de Tacca (1653). Giovanni Andrea MONIGLIA, Descrizione della presa d’Argo e de gli amori di Linceo con Hipermestra, Florence, Stamperia di S. A. S., 1658. 34. Le théâtre porte aujourd’hui le nom de Teatro della Pergola. De la même manière, pour le « Jardin de Vénus » proposé par Tacca dans la production de Ercole in Tebe (1661), les machines simulant le vol furent exploitées en même temps qu’un décor naval. A. B. BLUMENTHAL, Giulio Parigi’s stage designs, op. cit., I, p. 191, p. 202-206. 35. Ibid., I, p. 53. 36. A. SOLERTI, Musica, Ballo e Drammatica…, op. cit., p. 59. 37. Giulio PARIGI et Remigio CANTAGALLINA, Come : rapp. Nelle nozze del Sermo Principe di Toscana l’an 1608, Florence, 1608. 38. Sur Sabbattini, voir Sabine EICHE, « Niccolò Sabbattini », dans Jane Turner (dir.), The Dictionary of art, 27 : 482, New York, Grove, 1996 ; Willi FLEMMING, postface à Nicola SABBATTINI, Anleitung Dekorationen und Theatermaschinen herzustellen, traduit et présenté par Willi FLEMMING, Weimar, Gesellschaft der Bibliophilen, 1926, p. 281-291. 39. N. SABBATTINI, Pratica, op. cit., p. 11 [p. VII]. 40. Cette brièveté pourrait toutefois laisser penser à une discrétion intentionnelle en matière de détails : Sabbattini pourrait avoir voulu éviter de donner des informations trop précises de façon à éviter le plagiat. Sur des stratégies de publication similaires dans l’ingénierie du début de l’époque moderne, Marcus POPPLOW, Neu, nützlich und erfindungsreich : Die Idealisierung von Technik in der frühen Neuzeit, Münster, Waxmann, 1998, p. 65-98. 41. N. SABBATTINI, Pratica, op. cit., 1638, p. 11 [p. VII]. 42. Ibid., p. 3 [p. IX]. 43. Ibid., p. 11 [p. VII]. 44. N. SABBATTINI, Pratica, op. cit., 1637, p. 2.

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45. Sur les différentes acceptions du terme theatrum au début de l’époque moderne, Helmar SCHRAMM, Karneval des Denkens : Theatralität im Spiegel philosophischer Texte des XVI. und XVII. Jahrhunderts, Berlin, Akademie Verlag, 1996; Horst BREDEKAMP, Die Fenster der Monade : Gottfried Wilhelm Leibniz’ Theater der Natur und Kunst, Berlin, Akademie Verlag, 2004, p. 23-44 ; Helmar SCHRAMM, Ludger SCHWARTE et Jan LAZARDZIG (dir.), Spuren der Avantgarde: Theatrum machinarum. Frühe Neuzeit und Moderne im Kulturvergleich, Berlin, De Gruyter, 2008 ; Nikola ROSSBACH, Poiesis der Maschine : Barocke Konfigurationen von Technik, Literatur und Theater, Berlin, Akademie Verlag, 2013. 46. « La théorie n’est point difficile mais plus facile encore est la pratique et, pour en donner un exemple tout frais, les machines mentionnées en ces deux livres ont été, pour la plupart, mises en pratique au cours des très nobles spectacles qui, dernièrement, furent donnés à Pesaro, au Théâtre du Soleil, avec un si heureux succès que les spectateurs en éprouvèrent une admiration et un plaisir singuliers. » (« La Teorica non è difficile, ma è piu facile la Pratica, e per darne un esempio fresco, le Machine mentouate in ambidue questi Libri sono state in gran parte praticate ne gli Spectacoli nobilissimi, che ultimamente si sono rappresentati in Pesaro nel Teatro del Sole, e sono ruiscite cosi felicemente, c’hanno apportato particolare amiratione, e diletto à i riguardanti… »), N. SABBATTINI, Pratica, op. cit., 1638, p. 165 [p. 171]. 47. Ibid. 48. Ibid. 49. Voir Paul Oskar KIRSTELLER, « The modern system of the arts: A study in the history of aesthetics », première partie, Journal of the History of Ideas, vol. 12, n° 4, 1951, p. 510-527. 50. Martin KEMP, « From “mimesis” to “fantasia”. The quattrocento vocabulary of creation, inspiration and genius in the visual arts », Viator. Medieval and Renaissance Studies, vol. 8, 1977, p. 349. 51. N. SABBATTINI, Pratica, op. cit., p. 2 [p. IX]. 52. Ibid., p. 133-135 [p. 136-138]. 53. Ibid., p. 148 et p. 154 [p. 151 et p. 157]. 54. « Nous avons naturellement plus d’admiration pour les choses qui sont au-dessus de nous, que pour celles qui sont à pareille hauteur ou au-dessous. Et quoique les nues n’excèdent guère les sommets de quelques montagnes, et qu’on en voie même souvent de plus basses que les pointes de nos clochers, toutefois, à cause qu’il faut tourner les yeux vers le ciel pour les regarder, nous les imaginons si relevées, que même les poètes et les peintres en composent le trône de Dieu, et font que là il emploie ses propres mains à ouvrir et fermer les portes des vents […]. Ce qui me fait espérer que si j’explique ici leur nature, en telle sorte qu’on n’ait plus occasion d’admirer rien de ce qui s’y voit ou qui en descend, on croira facilement qu’il est possible en même façon de trouver les causes de tout ce qu’il y a de plus admirable dessus la terre. », René DESCARTES, Les Météores, Œuvres, t. VI, Paris, Vrin, 1996, p. 231. 55. Cette hypothèse a été défendue par Florian NELLE : « Von der beobachteten zur inszenierten Natur : Descartes und der Regenbogen im Wasserglas », dans Erika FISCHER-LICHTE (dir.), Theatralität und die Krisen der Repräsentation, Stuttgart, Metzler, 2001, p. 392-410. 56. N . S ABBATTINI, Pratique , op. cit., [1638] 1977, respectivement p. 137 et p. 133 [traduction modifiée]. 57. Voir R. DESCARTES, Les Météores, op. cit., p. 279-291. Johannes Kepler fut le premier à mesurer l’altitude des nuages. Et c’est dans les cours de géographie de Kant que l’on trouve les premières distinctions entre les nuages en fonction de l’altitude (1756). La première nomenclature des nuages, inutilisable, est due à Robert Hooke et date de 1663. Voir W. E. KNOWLES M IDDLETON, Invention of the meteorological instruments, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1969, p. 265-270; Hans- Günther KÖRBER, Vom Wetteraberglauben zur Wetterforschung. Aus Geschichte und Kulturgeschichte der Meteorologie, Innsbruck, Pinguin-Verlag, 1987, p. 138 et p. 168.

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58. Luke HOWARD, « On the modifications of clouds, and on the principles of their production, suspension, and destruction: Being the substance of an essay read before the Askesion Society in the session 1802-1803 », Philosophical Magazine, vol. 16, n° 65, 1803, p. 5-11. Sur ce point, Richard HAMBLYN, The invention of clouds: How an amateur meteorologist forged the language of the skies, Londres, Picador, 2001. 59. Le but affirmé était d’« imiter, au mieux du possible, le naturel et le vrai » (N. S ABBATTINI, Pratique, op. cit., [1638] 1977, p. 1). 60. Giacomo TORELLI, Apparati scenici per lo teatro nouissimo di Venetia, Venise, Vecellio, 1644. C’est dans les décors réalisés par Torelli pour le prologue de Bellerofonte (Venice, 1642) que l’influence de ceux conçus par Parigi pour La Nave di Amerigo Vespucci est la plus visible. Voir Per BJURSTRÖM, Giacomo Torelli and Baroque stage design, Stockholm, Almquist & Wiksell, 1961, p. 20, p. 60, p. 101. 61. Le plateau d’Andromède reprend les décors conçus par Torelli pour l’opéra Orphée. Voir P. BJURSTRÖM, Giacomo Torelli and Baroque stage design, op. cit., p. 151. 62. Pierre CORNEILLE, Andromède. Tragédie, représentée avec les machines, Paris, Charles de Sercy, 1651, p. 37-38. 63. Corneille justifia le « manque de beaux vers » en faisant observer que la fonction du spectacle est de « satisfaire la vue […] et non pas de toucher l’esprit par la force du raisonnement, ou le cœur par la délicatesse des passions ». P. CORNEILLE, Andromède, op. cit., p. 13. 64. J. FURTTENBACH, Mannhaffter Kunst-Spiegel, op. cit., p. 119. 65. Ibid., p. 125. 66. Ibid., p. 111. 67. Voir le cas du théâtre du château de Friedenstein à Gotha, étudié dans V. TKACZYK, Himmels- Falten, op. cit., p. 267-283. 68. Johann Daniel MAYOR, See-Farth nach der Neuen Welt/ohne Schiff und Segel, Kiel, Joachim Reuman, 1670, p. 5-6. 69. Ibid., p. 4-5. 70. Ibid., p. 81. 71. Ibid., p. 81-84. 72. Ibid., p. 84.

RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse à la toute première « école d’ingénierie scénique », fondée au XVIIe siècle à Florence par Giulio Parigi, et à la diffusion du savoir qui en résulta parmi les artistes de cour européens. Il montre comment, depuis le XVe et le XVIe siècles, les ingénieurs scénographes ont transmis leurs connaissances au-delà des seules publications, et retrace l’apparition d’écoles dédiées à l’« ingénierie scénique » et la parution des premiers manuels et collections de dessins de machines. Avec ce changement, l’ingénierie scénique acquit de nouvelles valeurs épistémiques.

This paper focuses on Giulio Parigi’s “school of theater engineering”, the first of its kind, in early seventeenth-century Florence and the subsequent spread of engineering knowledge among European court artists. The paper traces how theater engineers since the fifteenth and sixteenth centuries transferred their knowledge beyond the realm of publication, how specific schools of

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“theater engineering” emerged, and how the first manuals and series of machine drawings were published. With this shift, theater engineering gained new epistemic values.

INDEX

Mots-clés : effets spéciaux, ingénierie scénique, mécanique, philosophie expérimentale, savoir pratique, technologie scénique Keywords : experimental philosophy, mechanics, practical knowledge, special effects, stage technology, theatre engineering

AUTEURS

VIKTORIA TKACZYK Viktoria Tkaczyk dirige le groupe de recherche « Epistemes of Modern Acoustics » au Max- Planck-Institut d’histoire des sciences de Berlin et est professeur à l’Institut für Kulturwissenschaft de l’université Humboldt à Berlin. Ses recherches et enseignements portent sur le théâtre et les arts du spectacle considérés dans les contextes culturels, médiatiques et scientifiques où ils s’inscrivent. Site internet [http://www.mpiwg-berlin.mpg.de/de/users/ tkaczyk].

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Produire une élite savante et technicienne à l’École du génie de Mézières : dispositions techniques et scientifiques des élèves ingénieurs The Production of a Scientific and Technical Elite: The Military Engineering School of Mézières

Sébastien Pautet

1 Les travaux cherchant à définir l’identité sociale ou professionnelle des ingénieurs à l’époque moderne se sont interrogés sur l’avènement d’un savoir propre à ces derniers, plus ou moins formalisé, distinct de celui des autres techniciens par un appui croissant sur les sciences mathématiques. La formation scientifique des ingénieurs, au sein d’établissements spécialisés à partir du XVIIIe siècle, a particulièrement retenu l’attention des historiens qui ont questionné la relation entre théorie et pratique1. Ces recherches ont mené à une réflexion plus fondamentale sur l’histoire et la nature de l’action technique. Plusieurs approches ont été proposées à cette fin, mettant tour à tour en avant le rôle des structures antérieures à l’action, le façonnement des habitus des ingénieurs par l’éducation ou les interactions entre prise de décision et réalisation technique2.

2 En s’appuyant sur les apports de la sociologie dispositionnelle3, cet article entend discuter la construction institutionnelle d’un rapport particulier à la théorie et à la pratique chez les ingénieurs militaires formés à l’École du génie de Mézières dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Loin de devoir être considérée comme une simple courroie de transmission verticale d’un corps de savoirs techniques et scientifiques, nous faisons l’hypothèse que l’institution scolaire a produit une élite sociale, savante et technicienne en inclinant ses élèves vers un ensemble de manière d’être, d’agir, de se représenter le monde, en prise avec les sciences et les techniques. La mise en évidence

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de dispositions scientifiques et techniques et de leurs origines permet de comprendre le fonctionnement de l’institution et les effets de son action sur ses sujets, qui peuvent du reste expliquer l’investissement d’un nombre notable d’anciens élèves de l’École du génie de Mézières dans les carrières scientifiques à la fin du XVIIIe siècle ou éclairer les origines de la technocratie polytechnicienne du XIXe siècle4.

Les élèves ingénieurs : une jeunesse travaillée

3 Créée au lendemain de la guerre de Succession d’Autriche, l’École du Génie de Mézières (1748-1794) a joué un rôle remarquable dans le développement de l’enseignement des sciences et des techniques dans la seconde moitié du XVIIIe siècle5. Établissement emblématique de la scolarisation des filières techniques qui s’opère dans l’Europe des Lumières, la « plus scientifique des écoles techniques françaises du XVIIIe siècle6 » a radicalement transformé le cadre de formation des ingénieurs militaires et contribué à produire une véritable élite savante et technicienne. Pendant plus de 45 ans, elle a formé près de 550 ingénieurs militaires spécialisés dans les fortifications, l’attaque et la défense des places. Certains sont devenus des savants réputés (Jean Charles de Borda, Pierre Dubuat, Charles-Augustin Coulomb, Lazare Carnot, Jean-Baptiste Meusnier de la Place…), incarnant l’idéal des Lumières d’application des sciences mathématiques aux problèmes de la pratique.

4 Comme dans beaucoup d’écoles militaires du XVIIIe siècle, élèves, professeurs et militaires se mêlent dans un univers à la frontière de l’armée, de la technique et de la science. À la manière dont Durkheim décrivait les collèges jésuites sous l’Ancien régime, la nature de l’École du génie est d’être une institution enveloppante, « tout à la fois totale, disciplinaire, protectrice et productrice7 ». Y être élève, c’est s’insérer dans une institution à bien des égards normative, où l’arsenal disciplinaire, les cérémonies, les examens, la vie biologique et sociale sont encadrés de près par un état-major soucieux du prestige du corps et de la réussite intellectuelle de ses élèves8.

5 Pour comprendre les origines institutionnelles de certaines inclinations scientifiques et techniques chez les élèves de l’École du génie, il est nécessaire de mettre en évidence les dispositifs par lesquels l’institution se donne les moyens de transformer ses sujets9. Quatre d’entre eux peuvent être particulièrement soulignés : une sélection d’élèves présentant une préadéquation à l’action institutionnelle, une mise en condition de travail, des injonctions continues à l’acquisition de hautes connaissances, une individualisation des exigences scolaires.

6 Les élèves sont recrutés par une procédure d’examen qui opère un tri qualitatif et quantitatif parmi les candidats (les deux tiers des candidats au concours sont refusés10) : ceux qui présentent les meilleures dispositions intellectuelles (en mathématiques) et manuelles (en dessin) sont retenus. La recherche d’un niveau optimal conduit l’examinateur du génie, membre de l’Académie des sciences, à sélectionner une élite scolaire parmi les candidats qui se présentent devant lui11. Le concours de l’École du génie constitue en cela l’un des examens les plus difficiles et sélectifs du XVIIIe siècle qui nécessite souvent un travail de plusieurs années au sein d’institutions préparatoires12. La procédure d’examen, qui existe à l’entrée d’autres corps savants de l’armée française à la fin de l’Ancien régime (artillerie, marine), joue un rôle fondamental dans la renommée des élèves de l’École du génie, non seulement parce que l’examen de Mézières est réputé le plus exigeant parmi ces corps, mais aussi

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parce que leurs concurrents des Ponts et Chaussées sont recrutés par une procédure radicalement différente consistant en un simple entretien de motivation avec le directeur de l’école.

7 Si l’examen répond à des enjeux pragmatiques de recrutement scolaire en termes intellectuels et sociaux, jouant à ce titre un rôle éminent de verrou social13, il favorise aussi la sélection d’individus présentant une préadéquation14 à la transformation que l’institution peut exercer sur eux. L’examen permet d’apprécier les qualités cognitives du candidat mais également son comportement ou sa docilité, garantie notamment par les conditions d’accès au concours. À l’école préparatoire de Clamecy, par exemple, le règlement de 1765 précise que « nul ne sera autorisé à se présenter à l’examen soit pour l’artillerie soit pour le génie sans être muni d’un certificat de capacité et de bonne conduite de la part du chef de ladite école15 ». Le comportement vient en complément d’autres attentes. L’examinateur Charles Bossut écrit dans une lettre de 1781 avoir « mis la même recherche à découvrir les dispositions naturelles des élèves qu’à (s’)assurer de leur savoir au moment de l’examen ». Les commentaires de l’examinateur portent en conséquence autant sur les qualités morales du candidat que sur ses compétences attendues et ses savoirs acquis (Bossut décrit le jeune Prieur-Duvernois comme un « excellent sujet, très intelligent et très laborieux16 »). Par la procédure d’examen, l’École du génie recrute une jeunesse prédisposée à s’insérer dans le système de valeurs promu par l’école ainsi que dans le cadre des compétences et des attitudes attendues par l’institution.

8 Admis à l’école, les élèves ingénieurs sont mis en condition de travail durant deux à trois années. Dans une lettre du 25 janvier 1750, le ministre d’Argenson écrit que « l’intention du roi est de donner à ces jeunes officiers les facilités qui conviennent à leur instruction17 ». L’école fournit le matériel de travail et le logement, notamment des chambres individuelles leur évitant d’être casernés comme il est d’usage de loger des lieutenants de l’armée18. La vie matérielle élémentaire des élèves est ainsi prise en charge par l’école. L’encadrement est assuré par un personnel particulièrement nombreux au regard de la taille de l’établissement. Ferdinand de Bony de la Vergne (1769-v.1845), élève en 1789, rapporte qu’il y avait à l’école « trois chefs, 23 officiers […] joints à trois ou quatre ingénieurs de la place, à quelques semestriers et officiers en retraite », auxquels s’ajoutaient les professeurs, les « mécaniciens » et le personnel de maintenance19. Dans les années 1780, l’École compte un professeur de mathématique, physique et histoire naturelle, un professeur de dessin, un maître de coupe des charpentes, inspecteur des casernes, un mécanicien-aide à la physique, un bibliothécaire, un maître de dessin et chimiste, quatre dessinateurs, un menuisier, un concierge, un chirurgien-major, deux manœuvres, la présence occasionnelle de visiteurs extérieurs20. En 1786, il y a à Mézières un ou deux officiers pour encadrer un élève et un professeur ou mécanicien pour deux élèves21. Le contraste est grand avec l’École des Ponts et Chaussées où l’enseignement repose sur un système d’enseignements mutuels entre élèves, en l’absence de professeurs appointés, quand à Mézières se sont succédés de célèbres professeurs, comme l’abbé Bossut, l’abbé Nollet ou Gaspard Monge.

9 Cette mise en condition de travail s’accompagne d’injonctions valorisant la nécessité d’acquérir des connaissances savantes. Les discours d’accueil des nouveaux ingénieurs en témoignent, en particulier celui du commandant en second Du Vignau à la promotion de Lazare Carnot reçue en 1771, pour qui « le désir de se distinguer doit

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toujours être le mobile de l’action des hommes. Mais comme on ne peut y parvenir que par la supériorité de ses connaissances, l’objet principal de tout homme doit être d’en acquérir. Il est un temps plus propre que tous les autres pour y réussir, c’est celui de la jeunesse22 ». Ces injonctions prennent corps dans un ensemble de règles disciplinaires encadrant le travail (règles de comportement en classe, règles concernant les uniformes pendant les leçons, limitation des distractions)23 et s’incarnent dans un dispositif de surveillance constante du travail des élèves. Le projet de déménagement de l’École en 1753 exige que le cabinet d’un cadre de l’école soit situé de manière à pouvoir « voir dans l’intérieur des salles24 ». Ainsi, l’ancien élève Bony de la Vergne se rappelle que « le commandant en troisième inspectait le travail des élèves et on avait son cabinet à côté des salles25 ». L’encadrement autorise un rythme de travail soutenu dont témoignent les registres journaux tenus par l’état-major : un registre de 1782-1783 montre que les exercices pratiques sont évalués tous les deux ou trois jours en moyenne26. Malgré des évolutions liées aux réformes successives de l’école, l’emploi du temps est quant à lui chargé. En moyenne, les élèves travaillent en salle ou en atelier de huit heures à onze heures puis de 14 heures à 17 heures, six jours par semaine, ce qui est complété d’ateliers de perfectionnement au dessin, de tournées d’ouvrages avec les officiers de la place, d’heures d’études27.

10 L’efficacité de l’action institutionnelle s’appuie enfin sur son individualisation. Alors que l’esprit de corps à l’École du génie lie les jeunes ingénieurs par une culture commune soudée dans des pratiques clandestines, c’est en accentuant les différences entre les élèves que l’école parvient à affirmer ses exigences. L’individualisation passe par le classement continu des élèves. Un examen d’entrée, un examen de sortie et des contrôles durant les deux à trois années de scolarité construisent un ordre où chaque sujet doit trouver son rang. En 1777, le commandant de l’école, Villelongue, écrit que les examens stimulent « l’émulation […] parmi des jeunes gens ardents, spirituels, laborieux » et ajoute : « n’est-ce pas là un des principaux moyens de mesurer les esprits et d’assigner à chacun sa véritable place28 ? ». Le règlement du 7 mai 1777 stipule qu’un classement listé des élèves en fonction de leurs résultats prend la forme d’un tableau affiché publiquement29. Les résultats des examens sont adressés au secrétaire d’État à la guerre, accompagnés d’un mémoire du commandant de l’École pour chaque élève, décrivant leur zèle, leurs mœurs, leur conduite, leur caractère, complété d’une note de l’examinateur sur leur savoir scientifique. Les examens déterminent l’ordre de nomination des élèves dans le corps du génie30. Plus symboliquement, le classement s’imprime jusque dans la vie collective et clandestine des élèves dans une forme de gouvernement par l’honneur et la responsabilité : le premier de chaque promotion, à chaque examen, est élu « chef de Calotte31 » et prend ainsi la tête des pratiques rituelles et sociales des élèves hors du temps scolaire (bizutage, banquets, plaisanteries, etc.).

11 Préadéquation, mise en condition, injonctions et individualisation constituent quelques-uns des instruments particulièrement efficaces de gouvernement existant à l’École du génie de Mézières. Ce sont autant de mécanismes qui révèlent l’ambition élitaire de l’école et expliquent que l’institution ait pu opérer chez ses élèves des transformations nourries par l’ensemble des discours portant sur les disciplines techniques et scientifiques.

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Valeurs des sciences et des techniques

12 L’un des effets les plus marquants du fonctionnement de l’école a consisté à donner à la technique de l’ingénieur ses lettres de noblesses. Avec l’École du génie de Mézières, le métier d’ingénieur militaire en cours de professionnalisation attire une aristocratie naguère étrangère au monde des techniques et cette tendance se renforce avec la fermeture arbitraire du recrutement à la plupart des roturiers à partir des années 1777-1781 suite à la réaction aristocratique qui touche l’armée à la fin des années 1770 (entre 1748 et 1777, 57 % des élèves sont d’extraction noble ; après 1777 ils représentent les deux tiers des effectifs32). Si l’École des Ponts et Chaussées apparaît comme une école de la bourgeoisie urbaine, l’École du génie de Mézières constitue de plus en plus une école de la petite noblesse provinciale.

13 Cette évolution révèle une mutation des représentations sociales associées aux techniques. Le métier d’ingénieur a gagné en prestige auprès des familles aristocratiques au cours du XVIIIe siècle : le savoir scientifique, le service des armes, les traitements avantageux attirent une noblesse provinciale de plus en plus nombreuse. Roger Chartier souligne en outre que l’ancienne idéologie qui posait « une identité nécessaire entre une fonction, le métier des armes, et un état, la noblesse » s’est transférée à la figure de l’ingénieur au XVIIIe siècle33. Cette dynamique fait écho à une curiosité nouvelle de la haute noblesse pour la technique qui devient une « nouvelle composante de la culture nécessaire à l’homme du monde34 », tandis que les avantages économiques associés au métier d’ingénieur séduisent de plus en plus de candidats35.

14 À Mézières, le pas entre curiosité et activité professionnelle a été franchi par l’institution de l’examen d’entrée. Le principe méritocratique de la procédure d’examen y a pris un sens contre-intuitif, comme l’a bien montré Bruno Belhoste : loin de signifier une démocratisation de l’accès au corps du génie, le mérite a permis d’ouvrir « aux biens nés les carrières techniques sans les faire déroger36 ». L’examen, en mettant l’accent sur les mérites personnels et les savoirs mathématiques, en donnant accès à une formation scolaire prestigieuse dirigée par des savants et héritière d’une tradition attachée à la gloire de Vauban, a enrobé d’une noblesse nouvelle la fonction et l’art de l’ingénieur militaire. Le processus s’opère en décalage avec la crise croissante qui touche le génie militaire dans la seconde moitié du XVIIIe siècle liée à la routinisation de l’activité, à l’importance croissante des ingénieurs des Ponts et Chaussées pour l’aménagement du territoire et à la remise en cause du modèle de la guerre de siège37.

15 Cette mutation sensible des valeurs associées à la technique de l’ingénieur reflète la hiérarchie des savoirs promue à l’École du génie plus que dans toute autre école technique au XVIIIe siècle. Dans l’esprit du curriculum de Mézières, l’élève ingénieur est d’abord un mathématicien, ensuite un technicien. L’enseignement, divisé entre théorie et pratique, est structuré par les examens portant en priorité sur le programme mathématique défini par l’examinateur jusqu’en 1777, à l’inverse des examens aux Ponts et Chaussées davantage centrés sur la pratique du dessin38 (le nouveau règlement de 1777 donne cependant davantage de place à la stéréotomie, à l’architecture militaire, à la physique et à la chimie que durant les décennies précédentes). Le Cours de mathématiques publié par l’examinateur constitue jusque dans les années 1780 la véritable colonne vertébrale de tout l’enseignement, en fixant l’ensemble des savoirs en sciences mathématiques (qui incluent au XVIIIe siècle la mécanique statique, la dynamique, l’hydraulique, l’hydrostatique, l’hydrodynamique) que doivent acquérir les

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élèves avant d’en venir à la pratique. Le tableau des objets d’instruction de 1775 est instructif : le premier article fixant les règles d’enseignement impose l’apprentissage premier des volumes du cours de mathématiques et des traités de dynamique et d’hydrodynamique de l’examinateur39. Ce sont par ailleurs les mathématiques qui distinguent les élèves ingénieurs, dès les premières années d’existence de l’école. En 1750, le prince de Croÿ et le ministre d’Argenson visitent l’école et écoutent pendant trois heures « les jeunes volontaire ingénieur fair un discours étendu chaqu’un sur les différentes parties des mathématiques les plus difficiles et en démontrer les propositions par les figures ou le calcul sur une gde planche noir avec des craïons blanc40 ». Cet ordre des savoirs est fondamental dans la représentation sociale des ingénieurs militaires de la fin du XVIIIe siècle, qui manifestent à l’égard des ingénieurs des Ponts et Chaussées des « préjugés de prééminence » selon les mots du fondateur de l’école concurrente de Mézières, Jean-Rodolphe Perronet, en 179341. Il explique que de jeunes gens particulièrement versés dans les mathématiques et intéressés par les avantages d’une carrière militaire se soient tournés vers l’École du génie.

16 Dans les enseignements, les discours promeuvent l’usage des savoirs abstraits pour résoudre les problèmes de la pratique. Bossut, dans le troisième tome portant sur la mécanique de son Cours de Mathématiques publié entre 1771 et 1773, regrette qu’« il y (ait) des gens qui, nés avec de l’adresse dans les doigts, et même avec de l’imagination, ne voient que confusément le produit de la combinaison des pièces qui composent une machine, parce qu’ils sont dépourvus de principes puisés dans la saine théorie42 ». L’École de Mézières constitue l’un des miroirs les plus éclatants de la croyance des savants du XVIIIe siècle en l’efficacité de l’application de la science à la technique. Les recherches menées en hydrodynamique par l’abbé Bossut à l’école et l’importance croissante de cette discipline à partir des années 1770 dans l’apprentissage scientifique des élèves témoignent de cet idéal. De plus en plus, la technique comme savoir pratique s’affirme dans l’enseignement de Mézières comme une particularisation de la science. L’enjeu intellectuel est aussi social : les ingénieurs versés dans la connaissance générale des phénomènes physiques et mathématiques dominent naturellement le monde des techniciens43. Que le rôle joué par les sciences théoriques dans la résolution des problèmes de la pratique constitue en grande partie un mythe44 importe peu : les sciences attribuent un « pouvoir démiurgique45 » aux ingénieurs militaires car elles leur permettent de faire valoir leur importance dans l’ordre des savoirs « en associant l’ ingenium qui les définit avec leur maîtrise des mathématiques pratiques46 ».

17 À l’heure où les ingénieurs des Ponts et Chaussées, portés par des idéaux de régénération sociale, s’affirment comme les garants du bien public et du progrès47, les professeurs à Mézières valorisent de manière analogue le rôle social des ingénieurs auprès de leurs élèves, mais en fondant leur légitimité sur la science. Bossut écrit qu’« il y a des Sciences qui […] doivent sortir de cet ordre purement intellectuel pour s’appliquer aux besoins de la Société48 » et invite ses élèves à « appliquer la théorie aux besoins de la société49 » (besoins techniques en priorité mais qui, à terme, impactent l’ensemble du corps social).

Dispositions techniques et scientifiques

18 À Mézières, l’anoblissement de l’art de l’ingénieur et la hiérarchisation des savoirs au profit de sciences mathématiques actrices du progrès humain renforcent la croyance

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des futurs ingénieurs dans un art guidé par une science analytique appliquée à la technique. L’emprise de ces discours et des réquisits institutionnels contribue à l’intériorisation de dispositions techniques et scientifiques, matrices d’une identité professionnelle en construction50.

19 Les élèves ingénieurs évoluent dans un cadre tourné vers la recherche spéculative et ses possibles applications à la pratique. La présence dans l’inventaire de la bibliothèque de l’École du génie des Principia de Newton pourrait surprendre, tant l’opacité du texte rend sa lecture très peu accessible et inadéquate à la pratique51. Elle révèle cependant l’importance de l’École du génie comme lieu de savoir52 et l’ouverture des cours dispensés à l’école, en particulier sous l’influence de Bossut, de Monge et de Nollet53 à un ensemble de découvertes contemporaines qui dépassent les besoins de la stricte instruction du génie militaire.

20 Bossut mène à l’école ses propres recherches en hydrodynamique dans les années 1760 sur financement de Choiseul54 et publie un traité sur le sujet, destiné tout autant aux savants européens qu’à ses élèves55. Il y invite les « Lecteurs versés dans l’Analyse infinitésimale » à consulter « les deux premiers Livres des principes Mathématiques de Neuton, la Méchanique de M. Euler, la Dynamique de M. d’Alembert, plusieurs mémoires repandus dans les Ouvrages de MM. Bernoulli, & dans les Receuils des Académies des Sciences de Paris, de Pétersbourg, de Berlin, &c.56 », ouvrages pour la plupart présents dans la bibliothèque de l’école57. Bony de la Vergne se rappelle que « l’école possédait un cabinet de physique, un laboratoire de chimie, des ateliers de mécanique » et des « professeurs distingués de tout genre » conférant à l’école une « réputation […] européenne58 ». Les installations font de l’école un lieu important de production de savoirs, à l’image de l’aménagement d’un cabinet de chimie en 1783 où Gaspard Monge réalise la première combinaison de l’hydrogène et de l’oxygène59. C’est aussi un lieu d’expérimentation : le cabinet de physique de l’École du génie n’a à sa fermeture rien à envier aux cabinets parisiens : on y trouve un microscope solaire, une machine sur le mouvement composé, une balance prostatique, des prismes d’optique, etc.60.

21 À l’École du génie, les élèves ingénieurs sont ainsi amenés à « passer à travers le miroir61 » et à acquérir une forme de culture professionnelle savante. Plusieurs élèves développent des recherches dès le temps de leur formation, en travaillant étroitement auprès des professeurs de l’école : Jean-Charles de Borda se fait remarquer dès ses années à Mézières par un mémoire sur la balistique adressé à l’Académie des sciences ; Charles Tinseau d’Amondans de Gennes rédige en 1771 un mémoire mathématique sur la base de travaux de Monge qu’il publie avec le soutien de Bossut ; Monge permet à son élève Meusnier de la Place de publier un mémoire à l’Académie62. Nombre d’élèves développent des inclinations pour la pratique scientifique. Si Borda, Dubuat, Coulomb ou Carnot constituent les figures emblématiques d’une disposition scientifique des élèves de Mézières, celle-ci peut aussi expliquer la multiplication des expérimentations scientifiques et techniques chez les ingénieurs militaires de la seconde moitié du XVIIIe siècle63.

22 Le poids des mathématiques dans le curriculum de l’École du génie ne doit pas pour autant masquer la dimension fondamentalement technique de la formation de ces experts en fortifications. Au-delà des mathématiques, puis de la physique et de la chimie, l’enseignement porte sur le dessin technique, la coupe des pierres, les observations de machines et de chantiers, les relevés topographiques, les problèmes de

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fortifications et d’architecture, etc.64. Dans les années 1770, par exemple, les élèves sont amenés en complément des cours de physique assurés par Monge à apprendre à effectuer des « levées de bâtiments et fortifications, l’usage du graphomètre, des levées de villages et à la planchette et de la campagne à la boussole65 ». Or il existe un hiatus constant au XVIIIe siècle entre la théorie spéculative en sciences mathématiques des ingénieurs français et la pratique du métier dans les ateliers et dans la campagne66, en particulier à Mézières où le savoir enseigné dépasse les besoins concrets. Le problème n’est d’ailleurs pas limité au Génie : Antoine Picon écrit à propos des Ponts et Chaussées que « les connaissances scientifiques jouissent d’un grand prestige auprès des ingénieurs, sans commune mesure avec leur efficacité réelle67 ». Le profil davantage scientifique des élèves de Mézières renforce l’écart entre les réalités conçues et les réalités perçues. Pour le combler sans remettre en cause l’idéal de prédictibilité des phénomènes techniques par les mathématiques, les enseignements à Mézières proposent ainsi quelques modalités de simplification des savoirs à l’image de Bossut qui, à propos du calcul des forces de frottements, joint pour ses élèves « une formule fort simple » à sa méthode initiale qui « demanderoit d’assez longs calculs dans la pratique68 ». C’est que l’action des ingénieurs se situe toujours entre une application de logiques mathématiques simples et une adaptabilité aux conditions particulières du projet69.

23 Corollaire de l’empire des sciences dans la hiérarchie des enseignements à Mézières, les élèves ingénieurs développent ainsi des dispositions techniques de négociation entre théorie et pratique. L’enseignement à l’École du génie comporte un nombre élevé d’exercices pratiques, stimulé plus encore à partir des années 1770 par l’enseignement de Monge. Le registre journal des travaux réalisés par l’élève Mabile en 1782-1783 en rapporte quelques exemples : celui-ci réalise des exercices de coupe des pierres (voûtes en arc de cloître, trompes en plein cintre, escaliers à visses, etc.), de coupe des bois, il effectue des exercices de perspective (base et piédestal de l’ordre composite), rédige un mémoire sur la théorie et la pratique du nivellement, dessine un plan et un profil de la demi-corne gauche du village de Saint Julien, en fait un dessin au net et au trait, exécute des levers de fortifications à la toise et à la planchette, le tout s’achevant en un simulacre de siège au terme de sa scolarité à Mézières durant lequel il réalise un dessin et un mémoire de la couronne de Champagne considérée comme un corps de place.

24 Conscients des limites de l’abstraction théorique, que l’usage du calcul infinitésimal ne réduira qu’au XIXe siècle, les élèves ingénieurs adoptent un usage sélectif des savoirs mathématiques, adjoints à un véritable savoir-faire technique acquis dans les ateliers de l’école, composé d’opérations techniques, de construction de machines, d’étude des matériaux, d’apprentissage du projet. La négociation entre les savoirs érudits en sciences mathématiques et les techniques des ingénieurs traduit moins la montée de techniques comme applications des sciences, qu’une volonté d’optimisation et de rationalisation de l’action technique, dont témoignent par exemple les travaux d’un ancien élève comme Coulomb, notamment sur l’optimisation du travail humain. Les savoirs d’ateliers éprouvés par la pratique se confortent d’une confiance enthousiaste dans une technique appuyée sur les sciences mathématiques, synonymes d’efficacité, de prédictibilité et d’objectivité, sans pour autant provoquer une mathématisation complète des sciences de l’ingénieur70.

25 Le rôle de l’institution dans la construction de telles inclinations pourrait expliquer l’émergence d’une rationalité technique propre aux ingénieurs du XVIIIe siècle, mise en

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évidence par Antoine Picon71. Leur place de médiateurs entre les phénomènes naturels et les réalisations humaines72, s’appuie sur une conception hiérarchisée des réalités physiques et techniques. Si la finalité de la formation des ingénieurs est pratique et donc technique, l’École du génie, plus que toute autre école d’ingénieurs au XVIIIe siècle, inculque un absolu des disciplines et une hiérarchie des savoirs légitimes, nobles ou ignobles, au sommet de laquelle trônent les mathématiques, leurs raisonnements, leur langage. Comme l’ont montré les analyses des cours de mathématiques par Jean et Nicole Dhombres73, les élèves ingénieurs acquièrent une inclination à interpréter algébriquement et physiquement les phénomènes, à percevoir un monde mathématisé étendu et cohérent, que les expériences opérées dans les laboratoires de l’école ou par les cours de physique expérimentale d’un abbé Nollet tendent à valider dans les limites offertes par l’expérience74. Mais à des fins pragmatiques, l’école inculque également à ses élèves des façons de faire standardisées, des recettes éprouvées par l’art de la construction et de l’aménagement, adaptables aux situations toujours uniques rencontrées sur le terrain. C’est la raison pour laquelle la stéréotomie ou les techniques de coupe des pierres ainsi que le dessin d’ingénieur gardent une place importante dans le cursus scolaire et que la géométrie descriptive de Monge n’est que lentement introduite dans l’enseignement. En deçà de la théorie, un sous-monde se déploie, technique et pragmatique, doté de ses propres règles empiriques (ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas), de ses propres principes (quête de rentabilité, d’efficacité, d’économie75), de sa propre logique (importance cruciale de la géométrie pour la construction des fortifications76).

26 Les manifestations de ces dispositions diffèrent d’un élève à l’autre77. Certains ont développé de brillants travaux théoriques, en recherche spéculative et appliquée. D’autres ont été d’excellents militaires, attachés aux prérogatives du service davantage qu’aux ambitions intellectuelles. Par nature, des dispositions diverses cohabitent au sein d’un même groupe d’individus, voire au sein même d’un individu. Les Notes d’un élève de Mézières voyageant en août 1773 en Thiérache en sont le témoin. Le jeune ingénieur y décrit, fasciné, la construction d’un tunnel pour le canal qui réunit la Somme à l’Escaut : il présente la construction des puits creusés pour alimenter le tunnel en air, décrit soigneusement le travail des centaines d’ouvriers mobilisés, loue la gestion des coûts de la main-d’œuvre et des ressources qu’il calcule lui-même. Le jeune technicien se montre cependant aussi particulièrement attiré par la visite d’un « cabinet d’histoire naturelle des mieux fournis », rêve d’aller visiter la bibliothèque de Saint-Quentin et ses 3 000 volumes savants78.

27 Dispositions scientifiques et techniques font partie des apprentissages silencieux et structurels de l’École du génie de Mézières. Elles sont autant le symptôme de l’idéal croissant d’une science hégémonique guidant la technique des ingénieurs au XVIIIe siècle – qui forgera au XIXe siècle l’idée durable d’une légitimité savante de l’art du projet79 – que de l’écart encore important entre les sciences des Lumières et l’univers des pratiques, qui ne saurait être compris comme un monde où les techniques constitueraient des applications des sciences. Elles témoignent aussi des ambitions élitaires d’une institution qui produira plusieurs grands savants du XVIIIe et du XIXe siècles, annonçant par certains traits l’avènement d’une technocratie polytechnicienne au siècle suivant.

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NOTES

1. Voir entre autres Bruno B ELHOSTE, La formation d’une technocratie : l’École polytechnique et ses élèves, de la Révolution au Second Empire, Paris, Belin, 2003 ; Antoine PICON, L’invention de l’ingénieur moderne : l’École des Ponts et Chaussées (1747-1851), Paris, Presses de l’ENPC, 1992 ; John HUBBEL WEISS, The Making of Technological Man : The Social Origins of French Engineering Education, Cambridge, MIT Press, 1982. 2. Voir Antoine PICON, « Engineers and Engineering History: Problems and Perspectives », History and Technology, 20-4, 2004, p. 421-436. 3. La sociologie dispositionnelle a donné lieu à d’importants débats théoriques ces dernières années (Bernard LAHIRE, Portraits sociologiques, dispositions et variations individuelles, Paris, Nathan, 2003, p. 7-24) et à des développements récents en contexte scolaire grâce au remarquable travail de Muriel Darmon dont les analyses développées dans cet article s’inspirent explicitement (Muriel DARMON, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante, Paris, La Découverte, 2013). Les sources primaires (règlements de l’école, notes de professeurs, carnets d’étudiants, mémoires d’étudiants) sont analysées en utilisant les concepts de cette sociologie dispositionnelle, bien que la méthode par les sources en histoire diffère de l’analyse contextuelle développée par les sociologues. 4. B. BELHOSTE, La formation d’une technocratie, op. cit. 5. Sur l’École du génie de Mézières, voir René TATON, « L’École royale du génie de Mézières » dans René TATON (dir.), Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 1964, p. 559-615 ; Bruno BELHOSTE, « Les origines de l’École polytechnique. Des anciennes écoles d’ingénieurs à l’École centrale des Travaux publics », Histoire de l’éducation, n° 42, mai 1989. 6. A. PICON, L’invention de l’ingénieur moderne, op. cit., p. 221. 7. Durkheim décrivait les principes de l’éducation jésuite comme un « système d’enveloppement continu » (Émile DURKHEIM, L’évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990, p. 297 cité par M. DARMON, Classes préparatoires, op. cit., p. 29) ; pour plus d’explications sur le concept d’« institution enveloppante » de Muriel Darmon, voir p. 29-84. 8. Pour une mise en perspective de l’emprise disciplinaire de l’École du génie de Mézières, voir Sébastien PAUTET, « “Cela reste entre nous”. Enjeux et fonctions de la « calotte » dans l’encadrement des pratiques sociales des élèves de l’École du génie de Mézières », Les associations d’écoliers, d’élèves et d’étudiants, XVIIe XXe siècles, Toulouse, Presses universitaires du Midi (à paraître). 9. « Ensemble relativement cohérent de pratiques, discursives et non discursives, d’architectures, d’objets ou de machines, qui contribue à orienter les actions individuelles et collectives dans une direction » (Bernard LAHIRE, L’Esprit sociologique, La Découverte, Paris, 2007, p. 323). 10. Roger C HARTIER, « Un recrutement scolaire au XVIIIe siècle : l’École royale du Génie de Mézières », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t. 20, 1973, p. 375-368. Les candidats sont évalués à l’oral sur un « commentaire » du cours de mathématiques de l’examinateur et sur un exercice de dessin réalisé devant ce dernier à son domicile. 11. L’examen d’entrée dans le corps du génie a été institué en 1697 par Vauban et confié à partir de 1702 à un académicien des sciences, afin de garantir la qualité du recrutement des ingénieurs militaires et leurs connaissances scientifiques. Cet examen de corps devient examen d’entrée à l’École du génie à compter de la création de l’école. De 1748 à 1768, l’examinateur du génie est l’académicien Charles Camus (1699-1768), remplacé ensuite par Charles Bossut (1730-1814) jusqu’à la fermeture de l’école.

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12. À partir de la fin des années 1750, la plupart des candidats à l’École du génie se forment dans des préparations au sein de collèges, de certaines écoles militaires ainsi qu’au sein de pensions privées, notamment les pensions parisiennes qui fournissent le plus grand nombre d’admis à partir de la fin des années 1760. Voir R. CHARTIER, « Un recrutement scolaire au XVIIIe siècle », art. cité, p. 365-368. 13. Les conditions d’accès à l’examen ont été réformées à la fin des années 1770 de manière à conforter le recrutement aristocratique de l’École du génie de Mézières. Voir R. CHARTIER, « Un recrutement scolaire au XVIIIe siècle », art. cité. 14. Les institutions comme les écoles d’officier sous l’Ancien régime n’ont affaire qu’à des recrues qui se sont senties « appelées [et] n’admettent finalement parmi ces volontaires que ceux qui ont le plus de dispositions et semblent nourrir les intentions les plus sérieuses » (Erving GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Éditions de Minuit, 1968, p. 170, cité par M. DARMON, Classes préparatoires, op. cit., p. 30). 15. Cité par R. CHARTIER, « Un recrutement scolaire au XVIIIe siècle », art. cité, p. 366. 16. Note de Bossut sur Prieur-Duvernois, Service Historique de la Défense (SHD), X e 159 et Arthur BIREMBAUT, « Les notes de l’abbé Bossut sur Prieur-Duvernois et Rouget de L’Isle », Annales historiques de la Révolution française, 36, 1964, p. 85. 17. Lettre du duc d’Argenson au Chevalier de Châtillon, 25 janvier 1750 dans A.-M. A UGOYAT, Aperçu historique sur les fortifications, les ingénieurs et sur le corps du Génie en France, Paris, 1860-1864, vol. 3, p. 444. 18. Règlement du 7 mai 1777 dans A.-M. AUGOYAT, Aperçu historique, op. cit., p. 599, et Mémoire des dépenses et fournitures de l’élève Prieur-Duvernois, Archives de la bibliothèque centrale de l’École polytechnique (Bibl. Cent. Pol.), BCXRH CRH 1.1.1.1.5.4. 19. Comte DE BONY DE LA VERGNE, Anecdotes, bons mots, saillies, balourdises, excentricités, événements singuliers, avec quelques souvenirs de l’École du Génie de Mézières…, Metz, Dembour et Gangel, 1843 (seconde édition), p. 497, Bibl. Centr. Pol. V2 166/Bp. 20. « État général des officiers du corps royal du Génie à Mézières et des employés à l’École », 1786, SHD, 1 V0 11. 21. En 1786, les élèves représentent 31,7 % des effectifs, les cadres militaires (sans semestriers et retraités) 42,8 %, les professeurs et mécaniciens 19,1 %, les autres (non militaires et non enseignants) 6,4 %. Même lorsque les promotions sont de 50 élèves/an entre 1762 et 1772, le nombre de cadres reste remarquable. 22. Discours de Du Vignau à la nouvelle promotion de 1771, SHD, Xe 159, également cité in Jean et Nicole DHOMBRES, Lazare Carnot, Paris, Fayard, 1997, p. 89. 23. Voir les règlements reproduits dans A.-M. AUGOYAT, op. cit. 24. Projet d’aménagement de l’Hôtel du Gouvernement par Châtillon, 1753, SHD, Xe 159. 25. Comte DE BONY DE LA VERGNE, Anecdotes, bons mots, saillies… op. cit., p. 499-500. 26. SHD, 1 VO 24, Archives de l’École du Génie. Mézières & Metz. 27. Règlement du 7 mai 1777, cité dans Colonel D ARDONVILLE, L’école royale du génie de Mézières (1748-1948) (fascicule), p. 67 (Arch. Bibli. Cent. Pol. X2b/443). 28. Avant-propos au règlement du 7 mai 1777, reproduit dans A.-M. Augoyat, op. cit., p. 598. 29. Ibid., p. 602. 30. Règlement du 7 mai 1777, cité dans Colonel D ARDONVILLE, op. cit., p. 67 (Arch. Bibli. Cent. Pol. X2b/443). 31. Comte DE BONY DE LA VERGNE, Anecdotes, bons mots, saillies… op. cit., p. 492. Sur l’institution de la calotte à l’École du génie, voir S. PAUTET, « “Cela reste entre nous” », art. cité. 32. R. CHARTIER, « Un recrutement scolaire au XVIIIe siècle », art. cité, p. 363-364. Les nouvelles règles de recrutement de l’École des réformes de 1777-1781 font écho à la réaction aristocratique

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de la France de la fin des années 1770 et entérinent une préférence ancienne à Mézières pour la filiation noble ou militaire. 33. Ibid. 34. Antoine P ICON, « Technique », dans Michel DELON (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, PUF, 1997, p. 1026. 35. Sur la fonction d’ingénieur militaire et sa réalité sociale, voir Anne BLANCHARD, Les Ingénieurs du « Roy » de Louis XV à Louis XVI. Étude du corps des fortifications, Montpellier, université Paul Valéry, 1979, p. 288-366. 36. B. BELHOSTE, La formation d’une technocratie, op. cit., p. 314. 37. Sur la crise des ingénieurs, voir Janis L ANGINS, Conserving the Enlightenment. French Military Engineering from Vauban to the Revolution, Cambridge et Londres, MIT Press, 2004. 38. Bruno BELHOSTE, Antoine PICON et Joël SAKAROVITCH, « Les exercices dans les écoles d’ingénieurs sous l’Ancien Régime et la Révolution », Histoire de l’éducation, n° 46, 1990, p. 53-109 ; Bruno BELHOSTE, « Du dessin d’ingénieur à la géométrie descriptive : l’enseignement de Chastillon », In extenso, n° 13, juin 1990 ; Émilie d’Orgeix, « Supports d’enseignement et édition militaire en France : du cahier d’exercice manuscrit à la publication savante (1750-1850) », dans Isabelle Warmoes et Émilie d’Orgeix (éd.), Les savoirs de l’ingénieur militaire (1751-1914), Paris, Ministère de la Culture et de la Communication, 2013, p. 61-70. 39. Cité dans R. TATON, « L’École royale du génie de Mézières » art. cité, p. 593. 40. « Mémoires du prince de Croÿ en visite dans les Ardennes » avec le ministre de la Guerre, d’Argenson, en 1750, dans Yves COMBEAU, Le comte d’Argenson, Ministre de Louis XV, Paris, Mémoires et documents de l’École des chartes, 1999, p. 292. 41. Cité dans A. PICON, L’invention de l’ingénieur moderne, op. cit., p. 228. 42. Charles B OSSUT, Cours de Mathématique, tome troisième, Mécanique, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Firmin Didot, 1802, p. 134. 43. C’est ce que montre également Antoine Picon pour les ingénieurs des Ponts et Chaussées dont la légitimité à diriger des travaux et chantiers repose sur l’ordre symbolique de la maîtrise des savoirs. 44. Bruno BELHOSTE, « L’histoire sociale des sciences et ses problèmes : réflexions sur un champ de recherche », non publié. Plus généralement, sur l’intelligence technique et son autonomie vis-à- vis de la science : Hélène Vérin, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993 ; Liliane HILAIRE-PÉREZ, « Technology as a Public Culture in the Eighteenth Century : The Artisans’ Legacy », History of Science, vol. 45, n° 2, 2007, p. 135-153. 45. B. BELHOSTE, « L’histoire sociale des sciences et ses problèmes », art. cité. 46. H. VÉRIN, La gloire des ingénieurs, op. cit., p. 42. 47. Antoine PICON, « The engineer as judge: engineering analysis and political economy in eighteenth century France », Engineering studies, 1-1, p. 19-34. 48. Charles BOSSUT, Traité théorique et expérimentale d’hydrodynamique, Paris, Imprimerie royale, 1787, p. XV. 49. Charles BOSSUT, Cours de Mathématique, Tome premier, Arithmétique & Algèbre, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Firmin Didot, 1800, « Discours préliminaire ». 50. La sociologie dispositionnaliste cherche à prendre en compte dans les analyses des pratiques ou des comportements sociaux le « passé incorporé des acteurs individuels » qui se manifeste par différents traits dispositionnels (manières de voir, de sentir, d’agir). La notion de disposition diffère de celle de compétence : la première évoque des inclinations ou des penchants, la seconde renvoie à des savoirs ou des savoir-faire circonscrits et liés à un contexte particulier (Bernard LAHIRE, Portraits sociologiques, op. cit., p. 11 et p. 415-416). Sur l’identité professionnelle des ingénieurs, Irina GOUZEVITCH, Hélène VÉRIN, « The rise of the engineering profession in eighteenth century Europe : an introductory overview », Engineering Studies, 3-3, p. 153-169.

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51. Bibli. Centr. Pol. Y 183. Pierre Crepel, dans l’annonce d’une journée d’étude sur François Jacquier qui s’est tenue le 7 juin 2011 estime le nombre de véritables lecteurs de Newton au milieu du XVIIIe siècle inférieur à dix. 52. Sur le spatial turn en histoire des sciences et des techniques, voir Christian JACOB, Les Lieux de savoir. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007, et Jean-Marc BESSE, « Approches spatiales dans l’histoire des sciences et des arts », Espace géographique, n° 3, 2010, p. 211-224. 53. Charles Bossut (1730-1814), Jean Antoine Nollet (1700-1770) et Gaspard Monge (1746-1818) sont les figures les plus marquantes de l’École (R. TATON, « L’École royale du génie de Mézières », art. cité, p. 612). 54. Dossier biographique de Charles Bossut, Archives de l’Académie des sciences. Voir également Alain COSTE et Pierre CREPEL, « Comment imaginer un mathématicien au XVIIIe siècle ? », Matapli, n° 39, 1994. 55. Ch. BOSSUT, Traité théorique et expérimental d’hydrodynamique, op. cit. 56. Ch. B OSSUT, Traité élémentaire de mechanique et de dinamique, Appliqué principalement au mouvement des machines, Charleville, Pierre Thesin, 1763, p. 19-20. 57. Nous savons peu de choses de l’évolution des collections de la bibliothèque. L’inventaire réalisé à la fermeture de l’école note la présence d’un peu plus de 400 volumes comprenant des ouvrages mathématiques, des livres de physique, de chimie, d’architecture hydraulique et militaire, d’architecture civile, d’histoire, histoire naturelle et géographie, de récits de voyages. La bibliothèque était ouverte tous les matins pour que les élèves y empruntent des livres. 58. Comte DE BONY DE LA VERGNE, Anecdotes, bons mots, saillies…, op. cit., p. 498-499 et p. 490. 59. R. TATON, « L’École royale du génie de Mézières », art. cité, p. 603. 60. Bibl. Centr. Pol. VII 2c2. 61. L’expression est empruntée à l’étude d’Everett Hughes sur les professions médicales (Everett C. HUGUES, « The making of a physician », Men and their Work, Westport, Greenwood Press, 1958, 1ère éd. 1955, p. 116-130 ; cité par M. DARMON, Classes préparatoires, op. cit., p. 214) dans laquelle il montre comment un ensemble d’expériences scolaires et sociales permettent à de jeunes profanes de devenir les détenteurs de la culture professionnelle à laquelle ils sont initiés. Le passage du monde profane au monde savant leur permet de voir le monde de l’autre côté, en « passant à travers le miroir ». 62. Voir entre autres Jean MASCART, La vie et les travaux du chevalier Jean Charles de Borda. Épisodes de la vie scientifique au XVIIIe siècle, Lyon-Paris, Éd. Rey, 1919 ; Jules Antoine TASCHEREAU, « Notice sur le général Meusnier d’après des notes biographiques de Monge » dans id. (éd.), Revue rétrospective ou Bibliothèque historique, Tome IV, Paris, 1835 ; Louis DE LAUNAY, Un grand français. Monge, fondateur de l’École Polytechnique, Paris, Éditions Pierre Roger, 1933 ; correspondance de Monge avec Du Breuil du Marchais, Bibli. Centr. Pol., Fonds Monge. 63. Antoine PICON, « The engineer as judge », art. cité, p. 23-24. 64. Konstantinos Chatzis a réévalué l’importance de l’enseignement technique dans les écoles d’ingénieurs et souligné l’effet de miroir déformant produit par le poids des mathématiques dans le curriculum (Konstantinos CHATZIS, « Theory and Practice in the Education of French Engineers from the middle of the 18th century to the present », Archives internationales d’histoire des sciences, n° 164, 2010, p. 43-78). 65. Cité dans R. TATON, « L’École royale du génie de Mézières », art. cité, p. 592. 66. Marcus P OPPLOW, « Ingenieur », dans Friedrich JÄGER (dir.), Enzyklopädie der Neuzeit, vol. 5, Stuttgart, MetzlerVerlag, 2007, p. 968-969. 67. A. PICON, L’invention de l’ingénieur moderne, op. cit., p. 54. 68. Ch. BOSSUT, Traité élémentaire de mechanique et de dinamique…, op. cit., p. V et p. 150. 69. H. VÉRIN, La gloire des ingénieurs, op. cit., p. 145-146.

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70. La mathématisation de l’art de l’ingénieur n’emporte véritablement l’adhésion des ingénieurs que progressivement au XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, les ingénieurs s’appuient autant sur les apports mathématiques que sur les anciennes pratiques éprouvées. A. PICON, « Engineers and Engineering History », art. cité. 71. « Pour une histoire de la rationalité technique », Antoine P ICON, L’invention de l’ingénieur moderne, op. cit., p. 13-25. 72. A. PICON, « Engineers and Engineering History », art. cité, p. 429-430. 73. Jean et Nicole Dhombres, Lazare Carnot, Paris, Fayard, 1997, p. 33-78. 74. Au XVIIIe siècle, mathématisation du monde et physique expérimentale ne se superposent pas et les expériences rencontrent des limites qui ne permettent pas toujours d’obtenir la précision nécessaire à l’idéal mathématique. Voir Yves GINGRAS, « What Did Mathematics Do to Physics », Hist. Sci., vol. XXXIX, 2001, p. 383-416. 75. A. PICON, « Engineers and Engineering History », art. cité, p. 429-430. 76. Ibid. 77. La démarche dispositionnelle implique de prendre en compte le fait que chaque individu est dépositaire de différentes dispositions produites par « ses expériences socialisatrices multiples, plus ou moins durables et intenses, dans divers collectifs (des plus petits aux plus grands), et dans des formes de rapports sociaux différents » (B. LAHIRE, Portraits sociologiques, op. cit., p. 3). Autrement dit, au sein d’un même groupe d’individus peuvent s’observer des comportements sociaux très différents de même qu’un individu peut être le mélange subtil de dispositions variées. 78. « Notes faites pendant mon séjour à l’abbaye de Foigny en Thiérache et mon voyage à Saint- Quentin » (1773), SHD, 1 M 1050 Frontière du Nord, 1771-1773. 79. Liliane HILAIRE-PÉREZ, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoir technique à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2013, p. 18.

RÉSUMÉS

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les ingénieurs militaires constituent une véritable élite scientifique et technique en France. L’enseignement scientifique de l’École du génie de Mézières (1748-1794) ainsi que les activités de recherche qui s’y déploient expliquent en partie le nombre de grands savants passés par ses rangs. Cependant, nous faisons l’hypothèse que la force du modèle proposé par l’École du génie ne réside pas dans la seule transmission d’un riche corps de savoirs auprès des élèves ingénieurs, mais qu’elle naît aussi de la capacité de l’École à fabriquer chez ces derniers des dispositions (comme manière de sentir, de parler, de penser ou d’agir) à la fois techniques, scientifiques et sociales. L’étude de la construction de ces dispositions permet de comprendre comment l’École du génie a forgé dans les dernières décennies de l’Ancien Régime une identité professionnelle et intellectuelle propre aux ingénieurs militaires français, appelée à s’épanouir et se renforcer au siècle suivant à l’École polytechnique.

Military engineers in eighteenth-century France were a truly scientific and technician elite. Scholars have emphasized the teaching quality of the Military Engineering School of Mézières (1748-1794) to explain the number of former students who became Famous Scientists or the development of a “proto-technocratic culture” at the end of the Ancien Régime. Nevertheless, we

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assume that the strength of Mézières’ model was not only based on its capacity in transferring knowledge to the students but was also grounded in its ability to make them acquire some social, technical and scientific dispositions (ways of acting, seeing and feeling). The study of the production of these dispositions highlights how the School of Mézières forged a proper intellectual and professional collective identity for military engineers at the end of the Eighteenth century.

INDEX

Mots-clés : dispositions, enseignement scientifique, enseignement technique, génie militaire, ingénieurs, technocratie Keywords : dispositions, engineers, military engineering, science education, technical education, technocracy

AUTEUR

SÉBASTIEN PAUTET Sébastien Pautet est doctorant en histoire des techniques et histoire économique à l’université Paris Diderot (Laboratoire Identité-Culture-Territoire EA 337, ED382) sous la direction de Liliane Hilaire-Pérez.

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Mechanics of patronage: Christopher Polhem and the changing regimes of the Swedish state (1680-1750)

Jacob Orrje

« Similar to how a crowd of soldiers can accomplish little with their manliness without a sensible captain, the whole lot of craftsmen cannot make anything extraordinary without a good mechanicus. » Christopher Polhem, « Thoughts about mechanics » (1740)*.

1 This is an essay about the politics of early modern technology, and more specifically how one mechanical practitioner related to, and was formed into a symbol for, changing political orders. Studies of early modern invention have generally focused either on the English constitutional monarchy or on absolutist France. Here, I shift focus from these states, which have often been presented as the source of modern industrialism, to the poor Northern-European state of Sweden. The Swedish case highlights how expectations changed as political systems replaced each other. Furthermore, by changing focus from states traditionally considered the source of Western industrialism, to Europe’s northern periphery, I disentangle early modern mechanics from long narratives of modernity and industrialism. In the nineteenth and twentieth centuries, Europe’s technological past was enrolled in liberal ideology and historiography, according to which early modern mechanical practitioners were agents who brought about a modern industrial order1. In heroic biographies of the time, men such as James Watt and Gottfried Wilhelm Leibniz came to be interpreted as entrepreneurs and as agents of change operating a public sphere, as opposed to the sphere of the state. These men were presented as champions of modernity, often at odds with the contemporaries, or as visionaries who were ahead of their time2. The

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historiography of the Swedish mechanical practitioner Christopher Polhem (1661–1751) is no different, and it follows a similar logic to these other heroes of invention.3 He was born as Christopher Polhammar, a son of a German merchant who, like many other Germans of the time, had made a new life in the rising Swedish empire. By designing useful machinery, mainly in the expanding Swedish metal production, Polhem made a name for himself both among his contemporaries and among later-day historians. Some of his contemporaries came to call him « the Archimedes of the North » and to historians of the 19th and 20th centuries he was the « father of Swedish technology4 ». As with other heroes of invention, his historiography is one of a man who aligned himself with the expectations of his contemporary regime and who then was continuously reinterpreted and used by posterity for a multitude of purposes.

2 By studying Polhem’s relationship to the changing political regimes of his time, it is not only possible to separate the early modern mechanical practitioner from this nineteenth-and twentieth-century historiography. Also, a study of the early modern politics that made Polhem’s technology possible can show the irony of a historiography of technology where mechanical practitioners, who actively presented themselves as faithful subjects of an early modern order, retrospectively have been reinterpreted as standing in radical opposition to their contemporary political culture5. In 1740 Christopher Polhem published his « Thoughts about mechanics » in the transactions of the Royal Swedish Academy of Sciences. His text presented the usefulness of mechanics as well as the merits of the mechanicus: the man who was capable of performing mechanics. For Polhem, who all his life had carried out mechanical work in the service of the Swedish state, the mechanicus was defined by his relationships of superiority and subordination with other subjects of the realm. When writing this text, Polhem was 79 years old. He had lived a long life, not only as a maker of mechanical inventions – for use in war, mining and manufactories – but also as a valued part of the Swedish scientific communities of natural philosophers and mathematicians. Over the course of Polhem’s long life, Sweden’s political structure had changed radically. During the first 57 years of his life, Polhem had been a favoured subject of the Caroline absolutist monarchs Karl XI and Karl XII. In the 1720s, Sweden underwent drastic governmental changes. From having been an absolutist state, not unlike France of l’Ancien regime, it became a constitutional monarchy with a weak king and a strong parliament6. At this time, Polhem had struggled to reinvent himself as a part of the new regime. Only by the late 1730s, was he rehabilitated and made into a figurehead of the newly established Royal Swedish Academy of Sciences.

Mechanics of absolutism

3 From 1680, when Karl XI declared Sweden an absolute monarchy, symbolical representations of the monarch as the power nexus of the realm, modelled after a French example, became common. The monarch continuously needed to manifest his absolute power, in order to balance socially powerful elites at court and throughout the realm. At court, the king’s personal power – expressed through favours and patronage – flowed through chains of subjects at different degrees of closeness to the king7. A growing number of scholars have shown the importance of personal relationships of patronage for early modern arts and sciences. Such studies have revealed how good relationships with the politically powerful were pivotal to early

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modern scientists and inventors. Such relationships were as much about presenting the patron and client in a positive light, as they were about the distribution of resources and favours. These relationships shaped patrons and clients alike: the sovereign’s symbolic power was made in relation to his subjects and a relationship with the absolute king could make or break the fortune of a civil servant, artisan or scholar8.

4 Considering that Polhem lived as a subject of the Caroline monarchs Karl XI and Karl XII up until he was 57 years old, it is unsurprising that he was shaped by the absolutist regime. In an handwritten autobiography from 1733, Polhem described himself as a man from a simple background with a mechanical inclination but who struggled to receive a formal education. He had not started his studies at Uppsala until 1687, when he was 26 years old, after a clergyman had seen his mechanical work and had recommended him for studies there9.

5 The first part of this autobiography is written like an origin story of a man struggling to overcome his simple background. The climax of this narrative is an episode describing Polhem’s work on the astronomical clock of the Uppsala Cathedral. Polhem daimed that he succeeded in repairing the clockwork, which had been broken for over a century, and that he had even improved upon the original design. However, he also noted that « nothing was more annoying, than the fact that I received little help with the heavy work in the church ». Instead, he carried pieces and rods himself, and the students who saw him considered him not one of their peers but « the professors’ blacksmith10 ». In the narratives of twentieth-century biographers of Polhem, this episode has often been taken as the first sign that Polhem’s contemporaries were unable to fully recognise his genius11. However, this autobiographical account is hardly a source that can be used as a neutral description of past events. Polhem, like many other European mechanical project makers of the time, was highly conscious of the image of himself that he presented in his published and unpublished texts12. When Polhem presented his simple background, and how he was scorned by the other students, this was as much a way for him to distance himself from the average student, as a description of how they distanced themselves from him. By describing how he performed heavy work shunned by students and scholars alike, Polhem could present himself as a practical man, who did not even hesitate public humiliation in order to bring theory and practice together for the usefulness of his sovereign. In his autobiography, Polhem thus clearly aligns himself with the worldly bureaucracy in Stockholm, and against the scholarly world in Uppsala as traditionally formulated13.

6 Moreover, nineteenth- and twentieth-century biographers have generally overlooked the thick symbolism that permeated Polhem’s autobiographical episode about the astronomical clock. In early modern Europe, the power of machines were used as metaphors, analogies and symbols, through which one could understand social forces and abstract entities at play in the world14. Mechanics and geometry were part of an authoritarian political order, where products of mechanical work, and the dominion of mechanici over craftsmen and nature alike, became a means of arguing for a centralist vision of society, the rule of God and the absolute monarch15. In return, the mechanical conception of political order legitimated certain ways of constructing machines, where ideal machines were perceived as autonomous and hierarchical16.

7 In the light of this mechanico-political symbolism, the narrative of Polhem repairing a model of the universe in Uppsala Cathedral become much more than a mere description of mechanical proficiency. The Cathedral of Uppsala was not any building.

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The absolute monarchy was legitimated by a protestant theocratic ideology, according to which religion and politics were impossible to separate. As the administrative centre of the church and the traditional place where King’s were crowned, the Cathedral was the symbolical heart of this ideology, and of Swedish religious and royal power17. Despite being a lowly mechanicus, by repairing the clock, and by writing about his accomplishment, Polhem could thus present himself to his contemporaries in a fashion that bore some similarities to the symbolic role of the monarch in an absolutist state. His work positioned him as a guarantor of social order: he was a faithful and useful subject who could repair and improve upon the social machinery that upheld the hierarchies of the realm; he was simultaneously a pious man and submissive subject of his sovereign, and a powerful actor who could restore and maintain the order of the Swedish state.

8 While a striking example, the fact that the Cathedral was unusual in its explicit symbolical function begs the question of whether Polhem’s later work, mostly focused on mining machines, carries any of the same symbolism. How were these, more prosaic, machines made in relation to the absolutist regime? In the 1690s, the Swedish mining administration shifted focus from curious chemical knowledge to useful knowledge based on mathematics, and mechanical practice became an increasingly important part of its work18. In his published Short history of the most exquisite mechanical inventions (1729), Polhem wrote of how, after having finished the clock, he was asked by the Bureau of Mines in Stockholm to create a model of an hauling installation. Polhammar proposed a completely mechanical solution, which in principle would carry ore in barrels up to the surface without the need for any workers. The model was well received by mining cameralists in the Bureau. According to Polhem’s own account, even the king had observed the model, « with the most gracious delight during 3 hours at the palace19 ». Again, we see how according to the mechanical conception of political order, the monarch’s interest in the machinery was interpreted as a sign of the machine’s usefulness and of Polhem’s skill as a mechanicus.

9 With help from his patron Fabian Wrede (1641-1712), in 1697, Christopher Polhem nurtured his contacts with the king and his cameralists. Wrede was a former president of the Bureau of Mines who had moved on to become the president of the State Office and the Bureau of Accounts) and thus had influence with the monarch. Consequently, Polhem and Wrede convinced Karl XI to establish a Laboratorium mechanicum. In the Laboratorium, Polhem would educate young men in mechanics and other mathematical sciences through practical exercises and with the help of a chamber of mechanical models. During the first decade of the 1700s, Polhem thus became the state’s arbiter of mechanical aptitude. The Bureau regularly consulted Polhem on mechanical matters and especially when they needed to determine the skill of applicants. Moreover, two mechanical stipends were instated in 1699 to encourage young men to study mechanics for Polhem and it was up to him to decide who received these stipends. The historian Jay Smith has shown how in absolutist France, Louis XIV reaffirmed his power by making the bureaucracy act according to certain principles of merit.20 By making Polhem the single authority for the stipends, and by highlighting competence in mechanics in favour of recommendations, Karl XI acted in a very similar way. Through a personal relationship with the king, Polhem was instilled with a power to sidestep the personal modality of service – based on networks of kinship and favours – in the Bureau of Mines. In reality, however, he used this authority to promote his own sons, as

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well as other young men who were close to him. In the early 1700s, the Bureau’s mining mechanics was thus more or less a Polhem family affair21.

Becoming the Swedish Daedalus

10 Shortly after establishing the Laboratorium mechanicum, Karl XI died in 1697 and his son, Karl XII, became the sovereign of the Swedish realm. After only a few years, an alliance of Denmark-Norway, Saxony, Poland and Russia declared war on Sweden. Thus, in 1700, the Great Northern War started, which lasted until 1721. After some initial success in the field, the fortune of war turned against the Swedish armies and Karl XII ended up retreating to Bender in the Ottoman Empire, where he lived in exile between 1709-1714. During these years, the king ruled Sweden through sporadic and inefficient letter correspondence: transporting the official letters one way over the whole European continent could take several months. However, the king still took an active interest in the domestic affairs of the Swedish realm22.

11 During the regime of the new king, Polhem maintained and strengthened his position as an arbiter of mechanical competence in the mining administration, partly by cultivating a relationship with Wrede23. However, in 1711 Polhem started to seek ways of influencing the monarch that circumvented his patron. There is no source that definitely answers why he side stepped his patron at this time, but one likely reason is that Wrede, and by extension Polhem, had lost the king’s favour because of his opposition to the war effort. In October 1711, Polhem’s friends in the Collegium Curiosorum, a short-lived scientific society consisting of Uppsala scholars, thus sent a letter of recommendation on his behalf to the king’s secretary of state, Casten Feif (1662-1739). The scholars regretted that Polhem’s work was suffering due to his lack of funds during the economically difficult war times. Especially, lack of financial support meant that Polhem could only work on mechanical theory and lesser models, and he could not engage in practical work which required more resources. In order to unite the theoretical and practical aspects of mechanics, royal support was thus of the essence24. A couple of days later, Polhem himself sent Feif a similar letter, in which he offered his skills to the monarch25.

12 Feif was an ideal recipient of these letters. He was in charge of domestic affairs and acted as a mediator between the king and the officials of the bureaus back in Stockholm. In his correspondence with representatives of the state apparatus, he comes across as a man who was shaped by French and German literature on cameralism and policing, and who took an interest in matters of œconomy (i. e., public economy) and useful knowledge26. Feif was thus no passive conduit in the correspondence between Polhem and the king. Quite the opposite: as we will see, he nurtured the king’s relationship with Polhem in order to reshape the public image of the king into that of a sovereign informed by the latest œconomical, mathematical and mechanical knowledge.

13 The ensuing correspondence between Polhem, Feif and the king – that travelled back and forth between the northern and south-eastern borders of the European continent – soon lavished in mutual praises. In his letters to Polhem, Feif described the king as interested in, and somewhat knowledgeable of, mechanics and mathematics. Feif described how the king had « a particular liking of mechanics » and how the king read Polhem’s letters with pleasure. He even argued that the king had a certain mechanical

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skill himself27. In his correspondence with third parties, Feif praised Polhem’s mechanical skill. For example, in a letter to the president of the chancery, Arvid Horn, Polhammar used the royal patronage of Polhem as a symbol for the king’s interest in useful arts and sciences in general, and consequently as a proof for these arts’ importance for the realm28. Likewise, Polhem discussed the king’s love for mechanics in his correspondence with Swedish scholars. To Pehr Elvius the elder, the mathematics professor at Uppsala, Polhem told how « Feif writes that His Majesty is very much a libhaber [sic], or a lover of mechanics, and knows fairly much thereof29 ». Polhem even used the monarch’s perceived interest as an argument for young students to start studying mechanics and mathematics.

14 In this correspondence, it is evident that early modern mechanics, like other arts, carried a political role in the sense that it could be used by the sovereign, or by men such a Feif who acted on behalf of the sovereign, in order to stage the monarch in a specific way. From the mid-eighteenth century, biographers of Karl XII started to discuss his aptitude for mathematics. The correspondence with Polhem, as well as similar contacts with Emanuel Swedenborg, were routinely used as evidence for the king’s knowledge of these sciences. In his biography of Karl XII, the French philosophe Voltaire discussed how « quelques personnes ont voulu faire passer ce Prince pour un bon Mathématicien ». But Voltaire was not convinced: « la preuve que l’on donne de ses connaissances en Mathématique n’est pas bien concluante30 ». The correspondence between Polhem and Feif thus became a way for both parties to reshape Karl XII into a camerally inclined monarch while also making Polhem into a certain form of faithful subject: a mechanicus.

15 As a result of his royal contacts, Polhem was ennobled in December 1716 and given the position as a councillor of the Bureau of Commerce31. His new nobility and state position conciliated Polhem’s formal social position with the actual position that he had gained from his royal contacts. If our narrative would have ended here, it would have been a classic example of how a successful inventor managed to convince his prince, and through him his contemporaries, of his excellence. History of science is full of these stories: pointing out the successful strategies and tactics used by men in search of funding and credibility. But the relationship between Polhem and Karl XII can teach us another, and perhaps more important, lesson: how the boundary between success and failure is dangerously thin and under constant renegotiation. Not even two years later, Karl XII would become a casualty of war. In the aftermath of the king’s death, Polhem’s former relationship with the monarch would put a halt to Polhem’s mechanical work.

Regime changes

16 On the 30 November 1718, during the siege of the fort Fredrikshald in Norway, Karl XII was killed by a stray bullet that penetrated his head. Following the king’s death, the Swedish political system underwent radical changes. In only a handful of years, the strict Swedish autocracy was transformed into a constitutional monarchy. Following the end of the Great Nnorthern War, Sweden had lost many of its territories around the Baltic Sea. Moreover, the realm was now in practice governed by parliament and the king had been reduced to a mere ceremonial function32.

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17 For Polhem, this meant that his special position, based on royal patronage, quickly eroded. He was no longer employed in any mechanical projects initiated by the state, he was increasingly side-stepped in matters of awarding stipendiaries in the Bureau of Mines and his manufactory in Stiernsund was no longer exempted from tax. In 1722, Polhem himself commented on his struggles in the constitutional regime. In a number of letters to his friend Erik Benzelius, the librarian of Uppsala University, he complained about the political developments of his time. He asked his friend to « consider what happens in a private household, where the master and the children are put under the guardianship of the servants ». Having been an active part of the old regime, where his mechanics benefitted from the actual and symbolical correspondence between the mechanicus and the absolute monarch, Polhem was convinced that under this regime, where « nothing is considered good that is not supported by the majority », his mechanical work would be « valued even less33 ». In his letters, Polhem thus comes across as a man, who had now seen both his symbolical meaning and political networks crumble down and who had not yet found a new place in the constitutional regime.

18 While at least a portion of Polhem’s lack of employment in the early 1720s can be explained by the poor economy of Sweden after its defeat in the Great Northern War, there is also strong indications that Polhem was actually bypassed because of his links to the old regime. For example, mechanical practitioners without the same ties to the former king had much more success in receiving support for their mechanical projects. In contrast to Polhem, in 1722 Anders Gabriel Duhre, a former student of Polhem, presented to parliament a series of works in which he proposed to transform society by founding a Laboratorium mathematico-œconomicum, partly modelled after Polhem’s Laboratorium mechanicum. Like Polhem, Duhre had been a part of the mining administration in the early 1700s, but he had never had the same prominent position in the Bureau, nor had he had the direct royal connections of Polhem. In Duhre’s proposed Laboratorium, young men would be made into virtuous citizens through the combined exercise of mathematics and crafts. Whereas Polhem argued against the new political regime in his letters to Benzelius, Duhre’s proposal was consciously crafted with the members of the recently empowered parliament in mind. Duhre argued for the usefulness of mechanics and mathematics for nobility, clergymen, peasants, and burghers alike – notably the specific estates according by which the parliament was divided. He also presented reform of agriculture, mining and trade, according to mathematical-œconomical principles, as a quick fix for the struggling Swedish economy. Consequently his proposals were well received in parliament, and parliament granted Duhre favours not unlike those given to Polhem by the former monarch34.

19 When one regime gave way to another, Duhre benefitted from his lack of a relationship with the former monarch. But there are also differences in the mechanical vision presented by the two men. Whereas Polhem’s autonomous machinery conformed to a centralist ideal, Duhre’s proposed project reflected the contradictory characteristics of the early constitutional monarchy of the 1720s. On the one hand, the power of this new regime was decentralised in ways that had few parallels in other eighteenth-century European states (comparable only to Great Britain and the Dutch Republic)35. On the other hand, the estates of the parliament can be said to have replaced the former absolutist monarch, and to have established « an absolutism of the Diet [parliament]36

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». While its power was decentralised, the new regime was still conceived in theocratic and hierarchical terms.

20 As pointed out by historian of technology Svante Lindqvist, by the 1720s men such as Polhem, who used a relationship with the monarch to circumvent the hierarchies of promotion of the state apparatus, became a thing of the past. Instead, mechanical practitioners needed to establish networks in the communities of the state bureaus and in parliament. Duhre’s project embodied these ideals almost perfectly: instead of presenting designs for the construction of autonomous machinery, his project proposed the education of a whole new generation of virtuous men, shaped by studies of mathematics and œconomy, who would be trained to participate in the work of the state and who would thus together restore the Swedish state to its former glory.

Conclusions: reinventing Polhem

21 At the turn of the century 1900, when Sweden was undergoing rapid industrialisation, the conservative Swedish historian Samuel Bring published a number of biographies of Karl XII and Christopher Polhem, which presented the two men as national symbols. Whereas Karl XII was staged as a war-hero and symbol of the greatness of the former Swedish empire, Polhem was presented as a visionary who had identified Sweden’s potential as an industrial nation before anyone else. During the twentieth century, as Sweden was modernised in both a political and technological sense, Polhem was increasingly disentangled from the absolute monarch. While the image of him as a « Swedish Dædalus » or a « Father of Swedish technology » remained, he was increasingly staged as an historical anomaly, a man ahead of his time. By the late twentieth century, museum exhibitions and popular historians increasingly presented him as an entrepreneur, or a free agent who struggled to change his technologically backward contemporaries37.

22 However, such characterisations depend on very problematic interpretations of historical sources. In his autobiographical accounts, and his letter correspondence, Polhem instead emerges as a man who was struggling to make himself relevant to powerful contemporary audiences. He is thus a prime example of how early modern mechanics was not necessarily an agent of change. Instead, mechanical practitioners could present their work as a means of maintaining the hierarchies of their time, or even to restore a lost greatness of previous eras. In early modern Sweden, to perform mechanics was to claim an easily identifiable position in a web of asymmetric relationships, ultimately leading up to the sovereign or to the estates of the parliament. Only when he was submitted to contemporary political power, was Polhem trusted to carry out his mechanical work, and only when aligned with contemporary expectations was his work considered useful and hence supported financially. Instead of a man who was too brilliant to be truly understood by his time, Polhem was thus a man who at times was highly successful, at times less so, in convincing relevant contemporary audiences of the political importance of his technology.

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NOTES

*. Christopher Polhem, « Tankar om mekaniken », Kungliga vetenskapsakademiens handlingar, 1740, n° 1, p. 193. Unless otherwise stated, all translations of Swedish sourcer are my own. 1. William J. ASHWORTH, « The ghost of Rostow: science, culture and the British industrial revolution », History of science, 2008, n° 46-3, p. 249-274; William J. ASHWORTH, « The British industrial revolution and the ideological revolution: science, neoliberalism and history », History of science, 2014, n° 52-2, p. 182. 2. Christine MACLEOD, « Concepts of invention and the patent controversy in Victorian Britain », in Robert FOX (dir.), Technological change: methods and rhemes in the history of technology, Amsterdam, Routledge, 1996, p. 137-153; id., Heroes of invention: technology, liberalism and British identity, 1750-1914, Cambridge, Cambridge university press, 2007. 3. Heroic narratives of Polhem can be found in Samuel E. BRING, « Bidrag till Christopher Polhems lefnadsteckning », in Christopher Polhem: minnesskrift ufgifven av Svenska teknolog-föreningen, Stockholm, 1911; Michael LINDGREN and Per SÖRBOM, Christopher Polhem 1661-1751: « The Swedish Daedalus », Stockholm, Sveriges tekniska museum, 1985; Michael LINDGREN, Christopher Polhems testamente: berättelsen om ingenjören, entreprenören och pedagogen som ville förändra Sverige, Stockholm, Innovationshistoria förlag, 2011. 4. M. LINDGREN, « Christopher Polhem », Dictionary of Swedish national biography, 1995, vol. 29, p. 388. 5. On the problems associated with the long narratives of histories of science and technology, see Andre WAKEFIELD, « Butterfield’s nightmare: the history of science as Disney history », History and technology, 2014, n° 30-3, p. 232-251. 6. For an overview of Swedish political developments at this time, see Michael ROBERTS, The Age of Liberty: Sweden 1719-1772, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. 7. On absolutism and the balancing of socially powerful elites, see William BEIK, « The absolutism of Louis XIV as social collaboration », Past & Present, 2005, n° 188-1, p. 195-224; on the staging of the absolute monarch, see Jean-Marie APOSTOLIDÈS, Le roi-machine: spectacle et politique au temps de Louis XIV, Paris, Éditions de minuit, 1981; Peter BURKE, The fabrication of Louis XIV, New Haven, Yale university press, 1992, p. 151-178; Swedish scholars have only recently started to study representations of the absolute monarchs of the 17th century. See for example Mårten SNICKARE, « Shaping the ritual space: Nicodemus Tessin the younger and Swedish royal ceremonies », in Allan ELLENIUS (dir.), Baroque dreams: art and vision in Sweden in the era of greatness, Uppsala, Uppsala university, 2003, p. 124-50; Kekke STADIN, « The masculine image of a great power: representations of Swedish imperial power c. 1630-1690 », Scandinavian Journal of History, 2005, n° 30-1, p. 61-82. 8. For an in-depth study of patronage of mathematics and natural philosophy in absolutist regimes, see Mario BIAGIOLI, Galileo, courtier: the practice of science in the culture of absolutism, Chicago, University of Chicago press, 1993. On the social and ideological world giving purpose and meaning to technological work in early modern absolutist France, see Ken ALDER, Engineering the revolution: arms and enlightenment in France 1763-1815, Princeton, Princeton university press, 1997. 9. M. LINDGREN, « Christopher Polhem », op. cit., p. 388. 10. Christopher POLHEM, « Lefvernesbeskrifning », in Henrik SANDBLAD (dir.), Christopher Polhems efterlämnade skrifter, Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1954 [1733], vol. 4, p. 387-96. 11. See for example S. E. BRING, « Bidrag till… », op. cit., p. 118; M. LINDGREN, Christopher Polhems testamente… op. cit., p. 281.

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12. The way Polhem presented his services is very similar how his contemporary Liebniz played to « an audience of dukes, courtiers and fiscal officials », as shown by Andre WAKEFIELD, « Leibniz and the wind machines », Osiris, 2010, n° 25-1, p. 188. 13. For a discussion of how theory of practice can be seen as epistemic virtues of the subjects of the theocratic state of absolutist Sweden, see Jacob ORRJE, Mechanicus: performing an early modern persona, Uppsala, Uppsala university, 2015, chapter 2. 14. Jonathan SAWDAY, Engines of the imagination: renaissance culture and the rise of the machine, London, Routledge, 2007, p. 54. 15. Marc RAEFF, « The well-ordered police state and the development of modernity in seventeenth- and eighteenth-century Europe: an attempt at a comparative approach », The American historical review, 1975, n° 80-5, p. 1229-1230; Otto MAYR, Authority, liberty & automatic machinery in early modern Europe, Baltimore, Johns Hopkins university press, 1986, p. 115-121. 16. O. MAYR, Authority, op. cit., p. 102-103, p. 115-121; Simon SCHAFFER, « Enlightened Automata », in William CLARK, Jan GOLINSKI et Simon SCHAFFER (dir.), The sciences in enlightened Europe, Chicago, University of Chicago press, 1999, p. 136. 17. The last king to be crowned in Uppsala was Karl XI. Karl XII moved his coronation to Stockholm, partly by practical reasons, partly as a manifestation of the new centralisation of functions and institutions to the capital, Mårten SNICKARE, Enväldets riter: kungliga fester och ceremonier i gestaltning av Nicodemus Tessin den yngre, Stockholm, Raster, 1999, p. 145. 18. Hjalmar FORS, The limits of matter. Chemistry, mining, and Enlightenment, Chicago, The university of Chicago press, 2015, p. 74; J. ORRJE, Mechanicus, op. cit., p. 84. 19. C. POLHEM, Kort berättelse om de förnämsta mechaniska inventioner som tid efter annan af Christopher Polhem blifwit påfundne och til publici goda nytta och tienst inrättade, Stockholm, Andreas Biörkmans encka, 1729, p. 11. 20. Jay M. SMITH, The culture of merit: nobility, royal service, and the making of absolute monarchy in France, 1600-1789, Ann ARBOR, University of Michigan press, 1996, p. 264. 21. J. ORRJE, Mechanicus, op. cit., p. 100-102. 22. Åsa KARLSSON, Den jämlike undersåten: Karl XII: s förmögenhetsbeskattning 1713, Uppsala, Uppsala university, 1994, p. 32. 23. H. FORS, op. cit., p. 82-83; J. ORRJE, Mechanicus, op. cit., p. 84-85. 24. Letter from Collegium curiosorum to Casten Feif, 1711-10-05, Codex Br. 31, Library of the diocese of Linköping, Sweden. 25. Polhem’s letters to Feif, like all other incoming correspondence to Feif during his time in Bender is unfortunately lost. However, in his reply Feif discussed the content of Polhem’s letter explicitly and also mentioned the date he Polhem sent it in. See Casten FEIF, « Letter to Christopher Polhammar, 1712-02-09 », Karolinska förbundets årsbok, 1911, p. 238-242. 26. His interests are clearly expressed in his correspondence with the architect Nicodemus Tessin. See C. FEIF, « Letter to Nicodemus Tessin, 1712-02-30 », in Gustaf Andersson (dir.), Handlingar ur v. Brinkmanska archivet på Trolle-Ljungby, Örebro, N. M. Lindh, 1859, p. 143-149; C. FEIF, « Letter to Nicodemus Tessin, 1712-11-19 », in G. ANDERSSON (dir.) op. cit., p. 161-65; C. FEIF, « Letter to Nicodemus Tessin, 1713-07-17 », in G. ANDERSSON (dir.), op. cit., p. 174-184. 27. C. FEIF, « Letter to Christopher Polhammar, 1712-03-05 », Karolinska förbundets årsbok, 1911, p. 242-244. 28. C. FEIF, « Letter to Arvid Horn, 1712-03-26 », in Personhistorisk tidskrift, 1921, p. 109-111. 29. C. POLHEM, « Letter to Petrus Elvius, 1712-05-31 », in Christopher Polhems brev, Axel LILJENCRANTZ (dir.), Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1941, p. 87-89. 30. VOLTAIRE, Histoire de Charles XII, roi de Suède, divisée en huit livres, avec l’histoire de l’empire de Russie sous Pierre-le-Grand, en deux parties divisées par chapitres, Genève, Cramer, 1768, p. 382. 31. M. LINDGREN, « Christopher Polhem », op. cit.

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32. On Sweden of the so-called Age of Liberty, see M. ROBERTS, The Age of Liberty, op. cit. 33. C. POLHEM, « Letter to Erik Benzelius, 1722-08-09 », in Axel LILJENCRANTZ (dir.), Christopher Polhems brev, Uppsala, Almqvist & Wiksell, 1941, p. 144-146; C. POLHEM, « Letter to Erik Benzelius, 1722-11-05 », in Ibid., p. 160-163. 34. For a more in-depth discussion of Duhre and his « laboratorium », see J. ORRJE, Mechanicus, op. cit., p. 158-198. 35. M. ROBERTS, The Age of Liberty, op. cit., p. 217. 36. Ibid., p. 62. 37. See for example the on-going exhibition Teknika museet (the museum of technology) in Stockholm with the signifying name « Christopher Polhem – back to the future ».

ABSTRACTS

This essay approaches the politics of early modern technology through the Swedish mechanical practitioner Christopher Polhem. During the absolute monarchy of early 18th century Sweden, Polhem successfully attained royal patronage. But under the constitutional monarchy of the 1720s, his royal connections became a problem. Through Polhem, this essay aims to show the irony of how mechanical practitioners, who presented themselves as faithful subjects of an early modern order, retrospectively have been interpreted as agents of change.

Cet essai traite des politiques liées à la technologie pendant la période moderne à partir du mécanicien suédois Christophe Polhem. Durant la monarchie absolue du début du XVIIIe siècle, Polhem obtient avec succès un patronage royal. Mais sous la monarchie constitutionnelle des années 1720, ses relations royales deviennent problématiques. À partir de Polhem, cet article vise à montrer l’ironie de la manière dont certains mécaniciens, présentés comme de fidèles sujets de l’ordre de la première modernité, ont été considérés comme des agents de changements.

INDEX

Mots-clés: absolutisme, époque moderne, mécanique, patronage, Suède Keywords: absolutism, early modern, mechanics, patronage, Sweden

AUTHOR

JACOB ORRJE Jacob Orrje is a researcher in the Department of Culture and Aesthetics at Stockholm University. In 2015, he completed the PhD Mechanicus: performing an early modern persona on mechanics in eighteenth-century Sweden as an exercise of virtuous subjects in a hierarchic political order. At the moment, he is commencing a postdoctoral research project on the Swedish congregation in eighteenth-century London as a scientific contact zone.

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Études de cas

Le livre technique

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Maîtriser l’eau et gagner des terres au XVIe siècle La poldérisation au prisme du Tractaet van Dyckagie d’Andries Vierlingh Water control and land reclamation in the 16th century. Polders through the prism of the Tractaet van Dyckagie by Andries Vierlingh

Raphaël Morera

1 Les techniques d’aménagement et de conquête des zones humides s’enracinent dans un héritage antique et médiéval, mais elles ont connu des développements notables au cours du XVIe siècle1. La quantité de terres drainées pour l’élevage ou la céréaliculture a crû de manière très forte au cours de la période, surtout en Italie du Nord et aux Pays- Bas, puis aux Provinces-Unies2. Dans ce mouvement, le changement n’est pas venu d’une invention, mais d’une systématisation. Des techniques bien connues et parfois très anciennes ont été mobilisées à très grande échelle. Les digues de terres, les réseaux de drainage, les écluses de bois étaient assurément autant de techniques maîtrisées depuis plusieurs siècles. Si les moulins d’épuisement et les techniques d’architecture hydraulique participent d’une logique de rupture, ils sont loin d’avoir été utilisés de manière uniforme. Au XVIe siècle, dans les « pays de l’eau », la systématisation de l’usage des techniques de drainage s’inscrit dans une triple dynamique : démographique, économique et politique3. La croissance démographique impose et permet en même temps d’accroître la production agricole. Elle soutient une croissance économique produisant des capitaux pouvant être investis dans la terre, d’une part, et une stabilisation des institutions en charge de la gestion de l’eau, d’autre part.

2 Cependant, cette lecture laisse dans l’ombre les questions de la conception des équipements, des acteurs et de leurs savoirs et, plus largement, des méthodes employées par les techniciens eux-mêmes. Pour les périodes anciennes, l’histoire des techniques est souvent démunie face à de telles questions : le monde des techniques est un monde de l’oralité et du geste. Aussi, le recours à l’archéologie et à l’expérimentation s’avère-t-il souvent fructueux. Mais, les traités offrent également des ressources précieuses. En matière d’hydraulique et de poldérisation, le Tractaet van Dyckagie d’Andries Vierlingh (c. 1507-1579), ouvrage synthétique consacré aux polders,

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est fondamental4. Mort avant d’avoir achevé son manuscrit, Andries Vierlingh n’a pas connu le plaisir de voir son traité édité ni diffusé. Il ne doit sa fortune posthume qu’à son édition au début du XXe siècle dans la petite collection des Rijksgeschiedkundige Publicatien. Il serait ainsi vain de considérer le Tractaet van Dyckagie comme fondateur ou de traquer son influence sur le changement technique. Il n’en demeure pas moins d’un intérêt crucial. Andries Vierlingh était originaire de Steenbergen, ville située dans le Brabant. Doté d’une solide éducation classique, il a consacré sa carrière au service du Prince d’Orange, dont il fut intendant et trésorier et dont il géra une partie des domaines méridionaux. Rentmeester de Steenbergen à partir de 1537, il fut aussi dijckgraaf (maître des digues) du Graaf-Hendrickpolder entre 1552 et 1567. D’après les éléments biographiques qu’il délivre tout au long de son ouvrage, il jouissait d’une excellente réputation dans l’ensemble des Pays-Bas. Il était régulièrement appelé en tant qu’expert sur des travaux de poldérisation. Ce n’est d’ailleurs qu’après avoir constaté l’incompétence de quantité de gestionnaires de domaines qu’il a décidé d’écrire un traité technique destiné aux investisseurs potentiels.

3 Le Tractaet van Dyckagie se compose de trois livres de respectivement 99, 205 et 99 pages dans le format édité. Chaque livre correspond à une des grandes étapes du processus de poldérisation : l’atterrissement, la mise en défense puis les réparations. Vierlingh structure son propos autour de la présentation de son expérience personnelle, d’analyses d’ouvrages et de commentaires de textes à valeur exemplaire, comme des devis ou des règlements. De cette manière, Vierlingh donne une vision synthétique des techniques mises en œuvre dans les programmes de poldérisation. En dépit de son caractère inachevé, et notamment du défaut d’illustration d’origine, le Tractaet participe ainsi pleinement de la tradition ouverte quelques années auparavant au sujet des mines par Agricola5. Le De Re Metallica offre également une vision globale des techniques utilisées dans les mines allemandes du XVIe siècle, des machines aux procédés de réduction. Tout au long de son ouvrage, Agricola s’adresse avant tout aux investisseurs intéressés par les activités métallurgiques. Il tisse un lien entre le monde des mineurs et celui des capitalistes. En présentant les techniques de manière magnifiées, il leur délivre toutes les informations qu’il juge nécessaires à la bonne conduite des affaires. Il procède également à une synthèse des connaissances techniques minières de l’époque.

4 L’exposé des techniques n’est pas un but en soi : il s’agit bien plus de faire le lien, entre le monde de l’écrit et celui de la pratique, entre les investisseurs et les techniciens. Vierlingh procède à un exposé méthodique et ordonné des techniques hydrauliques afin de rassembler et diffuser des connaissances éparses d’une part, et d’œuvrer au bien public d’autre part. À ce titre, le Tractaet van Dyckagie s’apparente aux réductions en art qui ont fleuri à partir du XVIe siècle6. Cette double appartenance confère un intérêt spécifique à ces traités. Tout comme le De Re Metallica, le Tractaet van Dyckagie a été écrit dans un contexte de plein épanouissement de la description des techniques. La mise par écrit des techniques participe de leur croissance et de leur diffusion dans le corps social. Elle est ainsi un corrélat du processus d’innovation, elle accompagne l’accroissement de l’usage des techniques par la société. Dans ce contexte, l’ouvrage de Vierlingh lève le voile sur la manière dont les dessiccateurs pensaient leurs investissements dans leur matérialité et comment ils envisageaient les dispositifs techniques. Dans quelles échelles de temps s’inscrivaient-ils ? Comment le changement technique était-il conçu et quels liens faisaient-ils avec le corps social ? Le livre de

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Vierlingh laisse entrevoir un monde conduisant une innovation radicale dans la gestion du territoire mais paradoxalement méfiant à l’égard des nouveaux procédés techniques.

Un discours de la méthode

5 La poldérisation néerlandaise participe pleinement d’un processus de défense et de protection à la suite de la formation de lacs intérieurs consécutifs à l’exploitation intensive de la tourbe au cours du Moyen Âge7. Mais le drainage et la mise en culture des terres sont aussi des conquêtes. Il s’agit bien d’implanter une population sur de nouveaux territoires pour les transformer par la réalisation de dispositifs techniques de grande ampleur. Par ce biais, les pouvoirs accroissent non seulement leur assise territoriale mais aussi leur puissance démographique. Cette dimension conquérante est très forte en Zélande où il ne s’est pas tant agi de se défendre contre des périls que d’aménager l’estuaire en en limitant les divagations. À l’image de la tradition néo- platonicienne affirmée en Italie, Vierlingh confère à l’hydraulique une dimension messianique : il considère bien que les terres asséchées dévoilent la nature réelle et achèvent un dessein divin8. Pour Vierlingh, de « tels gains et amélioration de terres sont l’œuvre de Dieu, qui accorde sa grâce et sa bénédiction aux hommes ainsi que la force et l’intelligence de les réaliser9 ». Le droit comme la capacité de créer un territoire nouveau étaient un don de Dieu et donnaient naissance à un lien sacré entre les Néerlandais et leur terre10.

6 D’inspiration divine, la conquête des eaux n’en était pas moins une lutte sans merci contre les éléments. Dans son traité, Vierlingh compare explicitement les inlassables et déterminés travaux d’endiguement à la lutte contre l’Espagne : « Oceanus, votre ennemi ne connaît le repos ni le sommeil, pas plus de jour que de nuit, mais il vient, soudain, tel un lion rugissant, qui cherche à dévorer la terre entière. D’avoir gardé votre contrée, c’est donc une grande victoire11. » En dépit de cet aspect très offensif, Vierlingh est mû par un principe de prudence méthodologique extrêmement fort. Selon lui, « on ne résiste pas à l’eau avec de la force mais bien plus avec de la subtilité et de la douceur12 ». Il est vain de s’opposer aux forces de la nature et de l’eau en particulier. Vierlingh conçoit l’eau comme une alliée et non seulement comme une ennemie : il suggère d’en utiliser les propriétés pour mieux la maîtriser. En ce sens, le facteur temps est absolument déterminant : les polders sont avant tout l’œuvre de la patience. Vierlingh développe ainsi une vision éducative de l’hydraulique : rien ne sert de construire de grands équipements voués à l’échec. Les eaux, des fleuves ou de mer, sont « tels des rameaux verts que l’on pouvait brider tant qu’ils étaient jeunes [ou] tels de sales gosses qu’il faut éduquer dans leur petite enfance13 ».

7 Pour y parvenir, Vierlingh adopte une démarche a priori contre-intuitive. Il considère en effet ces terres de conquête comme une véritable création. Pour assécher ces terres estuariennes, il convient non pas seulement de les drainer mais de les exhausser en utilisant la charge sédimentaire de l’estuaire14. La construction d’obstacles à l’écoulement naturel de l’eau piège les sédiments qui, progressivement, provoquent une élévation du niveau du sol ainsi protégé des divagations de l’eau. Ces épis peuvent être faits d’immenses pieux reliés par des fascines ou constitués de bateaux usagers, ces bateaux des marchands de vin du Rhin, remplis de terres et coulés aux emplacements stratégiques. L’amas de sédiments ainsi capturés constitue le socle du futur polder.

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Avant d’être à proprement parler drainé, Vierlingh conseille de le densifier, de le tasser. Il recourt pour cela au bétail. C’est en effet grâce au piétinement inlassable des moutons, et seulement dans un second temps des bovins, que le sol prend la consistance nécessaire à son travail et à son drainage15.

8 Le drainage suppose la réalisation de réseaux hydrauliques permettant d’évacuer l’eau par gravité. Vierlingh propose des grilles hydrauliques de type orthonormé : le réseau primaire, de plus petite dimension, collecte les eaux et les déverse dans un réseau secondaire tracé orthogonalement. L’eau est ainsi conduite vers la périphérie du polder où un ringsloot, ou canal de ceinture, la dirige vers l’aval16. Une nouvelle fois, la conception du réseau hydraulique se révèle contre-intuitive : le point culminant du polder se trouve en son centre. Le drainage suppose l’entretien d’un micro-relief dont la qualité induit celle du drainage. Cet équipement mobilise une main-d’œuvre considérable afin de réaliser les remuements de terres nécessaires. Dans les années qui suivirent la mort de Vierlingh, à la faveur de la grande fièvre dessicative, ce type de grille hydraulique s’imposa massivement dans les divers travaux de drainage européens.

9 La construction de la digue doit selon Vierlingh intervenir à l’issue de la réalisation du réseau de drainage17. Ces digues présentent des caractéristiques techniques simples : elles sont avant tout formées d’un amas de terre, tassée et gazonnée. Cette terre n’est pas extraite du polder lui-même mais doit être convoyée depuis l’intérieur du pays, si bien que l’organisation du charroi du matériau nécessite une organisation rigoureuse. Les digues demandent avant tout de la patience. Fondées sur des sols meubles, les levées sont susceptibles de s’effondrer sous l’effet de leur propre poids, surtout lorsqu’elles sont gorgées d’eau. En matière de digue, la pensée de Vierlingh témoigne ainsi d’un profond pragmatisme : son objectif est avant tout de réaliser des polders au moindre coût. Il expose ainsi une série de profils de digues en mesurant pour chacune d’entre elles les coûts et les avantages. Sa logique gestionnaire le pousse à conseiller les digues au profil trapu et ramassé pour les polders les plus récents et à préférer les digues les plus massives et profondes pour les polders les plus anciens. Vierlingh recommande de concentrer les investissements sur les zones les moins risquées et sur les polders déjà rentables. Il considère en outre que les digues des polders les plus jeunes s’effondreront immanquablement et qu’elles constitueront de cette façon un des socles pour l’érection de digues plus solides.

10 Le Tractaet van Dyckagie s’appuie avant tout sur des techniques rudimentaires, simples dans leur conception et leur mise en œuvre. L’approche systématique permet cependant d’envisager une intensification des conquêtes. Si les techniques en elles- mêmes ne sont guère innovantes, leur présentation montre leur intégration dans une forme de procédure technique et signe une innovation par la diffusion des techniques employées.

Entre conservatisme et pragmatisme

11 Bien que sa pensée fût en elle-même novatrice, Vierlingh est, par souci d’efficacité comme par conviction, resté proche de techniques peu innovantes en soi. Est-il pour autant demeuré réfractaire aux nouveaux savoirs du siècle ? En dépit de son conservatisme, le Tractaet témoigne d’une bonne connaissance des changements en cours mais ne leur accorde qu’une place mesurée dans son dispositif. Cela est très net

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en termes d’arpentage comme de nivellement. Des changements décisifs ont été apportés en la matière au cours même de la carrière de Vierlingh18. Les techniques de mesure ont été perfectionnées et couplées à la trigonométrie, elles ont ouvert la voie à de nouvelles appréhensions et représentations de l’espace. Bénéficiant notamment de l’apport de Gemma Frisius, la cartographie a connu des progrès rapides aux Pays-Bas19. Or, l’élévation des digues comme la conception des réseaux hydrauliques reposent sur une mesure aussi précise que possible des hauteurs et des distances. La hauteur de la digue doit être au moins équivalente à celles des terres habituellement épargnées par les eaux, et les canaux doivent avoir une pente suffisante pour un écoulement continu. Dans des régions très planes, la précision est gage de succès.

12 Dans ce contexte, les changements intervenus dans les techniques cartographiques devraient naturellement susciter l’intérêt de Vierlingh. Dresser une carte constitue d’ailleurs selon lui une étape importante d’une entreprise de poldérisation. Ainsi, une fois la digue construite et le terrain préparé au drainage, il conseille de dessiner « une bonne carte sur le petit pied car c’est le point de départ d’un bon dickage20 ». Pour autant, il suggère davantage de recourir à des techniques de mesure de hauteur rudimentaires et traditionnelles pour la réalisation et l’entretien des digues. Il recommande en effet le niveau de bois doté d’un fil à plomb et s’en remet au théorème de Pythagore sans jamais solliciter la trigonométrie ou la triangulation21. Alors que la mesure des longueurs et des hauteurs conditionne la réussite des travaux, Vierlingh préfère mobiliser les méthodes les plus simples et les plus traditionnelles de l’arpentage. De ce point de vue, le conservatisme s’impose, sans doute en vertu d’un pragmatisme et d’une efficacité éprouvée au fil du siècle. Cette position révèle a contrario la vraie place de la cartographie, celle d’un outil dédié à la gestion et à la représentation plus qu’à la réalisation concrète des projets22.

13 Le polder est tout à la fois un aménagement défensif et offensif : offensif car son but est de gagner de nouvelles terres, défensif en ce qu’il doit être protégé de l’entrée des hautes eaux. L’espace du polder définit ainsi une frontière. La digue et l’écluse sont les équipements matérialisant cette limite. Amas de terre tassée et gazonnée, la digue ne constitue pas à proprement parler un enjeu technique. Elle est avant tout une affaire de terrassiers et de main-d’œuvre. En revanche, l’écluse mobilise un ensemble de techniques beaucoup plus vaste et complexe. Si dans le langage courant, l’écluse est associée à la navigation, le terme recouvre en réalité un spectre d’équipements beaucoup plus large. D’une manière générale, une écluse désigne une porte destinée à contrôler le débit de l’eau : elle la contient à certains moments, et la laisse s’écouler à d’autres. Dans les polders, les écluses insérées dans les digues, s’apparentent à des tunnels n’ayant pas forcément vocation à permettre la navigation. Les écluses se trouvent ainsi soumises à deux contraintes techniques : elles doivent être stabilisées et fondées dans des milieux humides dont les sols sont en général meubles, d’une part, et elles doivent résister à la pression et au poids de la digue d’autre part.

14 Pièces maîtresses des polders, les écluses sont fragiles et mobilisent des fonds considérables. Chaque effondrement représente une perte importante. Dans l’esprit de Vierlingh, chaque florin doit être investi à bon escient et il s’agit pour cela d’employer les techniques les mieux adaptées. Il mobilise massivement pour cela l’héritage technique médiéval. Les premiers polders réalisés dès le XIIe siècle fonctionnaient grâce à des écluses de bois dont Vierlingh donne une description détaillée à l’intention de tout éventuel investisseur23. Les écluses de bois sont réalisées grâce à un travail de

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charpenterie très sophistiqué. Il s’agit tout d’abord de ficher des pilotis dans le sol généralement sableux des polders afin de stabiliser un radier sur la base duquel on élève une forme de caisse en bois stabilisée par des étais et finalement recouverte de la terre de la digue. Le passage de l’eau est contrôlé par un dispositif aussi ingénieux qu’ancien : la porte de l’écluse s’ouvre sous l’effet de la pression de l’eau sortante mais se trouve bloquée mécaniquement lorsque la poussée de l’eau change de sens. De cette manière, ni la présence ni le passage régulier d’un éclusier ne sont requis. En réalité, le dispositif, ici rapidement décrit, correspond à la perfection à des vestiges médiévaux retrouvés au cours du XXe siècle24. En d’autres termes, les techniques présentées par Vierlingh sont, de ce point de vue, très conservatrices. Cela s’explique par un pragmatisme forcené. Les polders forment des investissements risqués, surtout au cours des premières années : une tempête peut rapidement tout emporter. Dans ce contexte, la légèreté des équipements et leur coût relativement modique constituent des avantages décisifs. Dans l’esprit de Vierlingh, les écluses de bois, en vertu de leur simplicité, sont les outils de la conquête.

15 Cette insistance sur des équipements anciens peut surprendre en un siècle où l’architecture hydraulique a connu des avancées considérables. Venise est construite sur l’eau depuis le Moyen Âge. En France, les châteaux de Chenonceau, comme les ponts de Guillotière à Lyon et le Pont-Neuf à Paris illustrent l’importance des avancées réalisées en matière de construction en milieu humide25. En réalité, Vierlingh n’est pas isolé et s’inscrit pleinement dans cette dynamique. Il suggère ainsi, lorsque les polders arrivent à maturité et que l’exposition aux risques est moins forte, de remplacer les écluses de bois par des écluses en maçonnerie. Vierlingh détaille en ce sens les étapes de construction d’une telle écluse qui correspondent tout à fait aux autres descriptions de la période. Le radier ne doit pas nécessairement être maçonné, un simple planchéiage, à la condition qu’il fût convenablement fondé sur pilotis, semble avoir été suffisant. De même, les portes doivent également être faites de bois. Les bajoyers, ou les parois de l’écluse, et les faux bajoyers, c’est-à-dire les murs construits ouvrant vers la porte sont les principaux éléments devant être construits en pierre. L’assemblage de la maçonnerie correspond aux canons de l’époque.

16 De ce point de vue, le traité de Vierlingh présente un intérêt notable en dévoilant les rouages d’un changement technique d’envergure dans le domaine de l’architecture hydraulique : le passage de l’architecture de bois à l’architecture de pierre. Cependant, loin de souscrire sans réserve à ces nouvelles techniques, Vierlingh se montre à nouveau éminemment pragmatique en leur réservant une place réelle mais limitée. Aussi fructueuses qu’elles puissent être, les nouveautés techniques ne peuvent faire table rase d’une expérience éprouvée.

Contrôler et gouverner : la mise au travail

17 La mise en polder du territoire néerlandais s’appuie sur une puissante dynamique démographique et elle est clairement associée à l’essor économique régional. La mise en culture des terres, ou l’élevage, permet d’accroître la production et de nourrir plus de bras qui en retour se trouvent disponibles pour un travail plus intensif. Les chiffres sont éloquents à cet égard26. S’interrogeant sur la formation et la transmission des savoir-faire utiles aux travaux de poldérisation, Petra van Dam a mis en lumière les mécanismes de circulations saisonnières de la main-d’œuvre27. Ainsi, une partie des

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paysans du Nord de la Hollande se rendait disponible chaque été pour se mettre au service des travaux hydrauliques réalisés un peu plus au Sud. Cette activité leur procurait un supplément de revenus appréciable et ils se sont de fait rendus indispensables. Des informations comparables manquent au sujet de la Zélande et du Brabant, mais Vierlingh insiste à plusieurs reprises sur ce facteur essentiel de la réussite des travaux hydrauliques. Selon lui, la réussite d’un polder tient tout autant à un modèle technique qu’à un modèle social. Le polder est un ouvrage profondément moral. Dans ce contexte, la mise au travail de la main-d’œuvre peut bien être comparée à une sanction. Administrateur éprouvé, il a effectué une grande partie de sa carrière en tant que trésorier et intendant au service du Prince d’Orange et peut ainsi se prévaloir d’une bonne connaissance des questions liées à la mise au travail des ouvriers.

18 L’ouvrage de Vierlingh est technique dans le sens où il évoque avec précision les dispositifs matériels employés pour la réalisation des polders, mais il est également économique dans la mesure où il tend à faire réaliser des économies aux investisseurs. La question de la main-d’œuvre ne peut en ce sens être éludée : l’organisation du travail constitue un enjeu central dans la réussite d’un chantier. Les travaux hydrauliques, pour les équipements initiaux comme pour leur entretien, présentent un fort caractère saisonnier. Ils débutent à la fin du printemps et doivent être achevés avant la fin du mois d’août, avant l’arrivée des premières tempêtes. Non seulement, le besoin de main- d’œuvre n’est pas permanent, mais il évolue au fil des chantiers. Une fois les opérations achevées, la main-d’œuvre est libérée et peut éventuellement trouver à s’employer sur un autre polder ou attendre la campagne suivante. La réalisation d’un polder s’apparente ainsi à un coup mobilisant d’importants capitaux et une grande quantité de main-d’œuvre en un intervalle de temps très court.

19 L’investisseur ne dispose pas de grande marge de manœuvre et doit opérer les bons choix dès le début du chantier. Vierlingh n’a en ce sens pas de mot assez dur pour qualifier les ouvriers itinérants à la recherche de salaires et dépourvus de toute moralité. Selon lui, ces vauriens, qui boivent leur paie aussitôt qu’ils l’ont touchée, pullulent dans la région et sont la cause de nombreuses déconvenues. Cette stigmatisation d’une main-d’œuvre aux mœurs douteuses prolonge une conception morale des ouvrages hydrauliques. En effet, les polders ne sont considérés comme fruits du génie humain que par le truchement de la volonté divine. Selon Vierlingh, les « profits, avancements, accroissement et […] amélioration de terres n’appartiennent qu’à Dieu, qui accorde sa grâce et sa bénédiction aux hommes, et donne l’intelligence et la force de le réaliser28 ». Les polders ne dominent pas la nature. Bien au contraire, ils la révèlent et en expriment le véritable dessein divin qui l’a formé. Les ouvriers aux mœurs dépravés et ne respectant en aucune manière les commandements divins ne sauraient contribuer à un tel projet. Si les bras sont a priori disponibles, il s’agit donc bien de choisir les bons. Or, la concurrence entre investisseurs et la brièveté des campagnes de travail rendent difficiles les recrutements.

20 La question, essentielle, conditionne une grande partie des préconisations de Vierlingh29. La méfiance et la prudence commandent certes l’attitude des investisseurs, mais ne suffisent pas à se prémunir de tous dangers. Dans un environnement concurrentiel, où chaque polder tente d’attirer et de conserver les meilleurs ouvriers, la rémunération joue un rôle central. Pour Vierlingh, le propriétaire pusillanime ne pourra convaincre que des éléments douteux. Il importe ainsi de rémunérer

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convenablement les ouvriers dont l’investissement est absolument essentiel. Mais il convient également de ne les payer qu’à la fin des travaux, ou au fur et à mesure de leur avancement, et ce, afin de s’assurer de leur achèvement. Ces deux conditions vitales ne dispensent cependant pas de la mise en œuvre de mécanismes de surveillance élaborés et sévères. La rigueur des peines infligées aux ouvriers coupables de manquement ou de négligence vise à impressionner l’ensemble des travailleurs et à augmenter leur ardeur au travail.

21 Incidemment, la réussite et la longévité des polders posent la question de leur surveillance et de l’encadrement. Pour Vierlingh, les polders doivent être confiés à la police des dijckgraaf (maîtres des digues), véritables relais des investisseurs, présents régulièrement sur le terrain. Ils doivent intervenir dès le début des travaux. Les maîtres des digues doivent également s’assurer du respect des contrats passés avec les entrepreneurs. Vierlingh inscrit sa pensée dans un environnement normatif élaboré. À bien des égards, son enseignement consiste à éclaircir la lecture des devis et à conseiller des bonnes pratiques en la matière. Les dispositifs techniques sont expliqués à partir de ces précieux documents servant de guide à la progression des travaux jusqu’à leur bonne réception.

22 Vierlingh élargit sa réflexion sur la gouvernance des polders à la coordination entre les différentes cellules hydrauliques qu’ils constituent. Il appelle ainsi de ses vœux une union entre la Hollande, le Brabant et la Zélande afin de coordonner leur lutte commune contre les eaux. Vierlingh souhaite ainsi dépasser la gouvernance seigneuriale qu’il juge par trop étriquée et joint sa voix à celles réclamant l’indépendance des Provinces-Unies de l’Empire espagnol. La maîtrise de l’eau participe ici pleinement de l’affirmation d’une identité spécifique. Cet appel s’insère dans le contexte néerlandais où la coordination entre les différents polders est assurée depuis le XIIIe siècle par les hoogheemraadschappen, institutions dédiées à l’eau rassemblant les grands propriétaires et tranchant les litiges liés à l’écoulement des eaux. De cette manière, Vierlingh plaide en réalité pour l’extension des méthodes hollandaises de gestion de l’eau à l’ensemble de ce qui était alors en train de devenir les Provinces- Unies. De la première à la dernière page, le Tractaet van Dyckagie ne cesse donc d’être un traité technique : les dispositifs matériels, de leur conception à leur entretien, en sont le seul objet. Néanmoins, la complexité et l’ampleur des enjeux poussent Vierlingh, autant par goût que par nécessité sans doute, à étayer une réflexion élargie sur la société néerlandaise, agrégée elle-même autour d’artefacts territoriaux.

Conclusion

23 La pensée de Vierlingh apparaît sous un jour éminemment complexe, tout à la fois technique, économique, politique et environnemental. Le Tractaet van Dyckagie constitue bel et bien un discours de la méthode : le succès d’un aménagement est affaire de patience, de rigueur et de maturation des choix. Si les entreprises de polder visent en réalité à domestiquer la nature, elles reposent également sur le contrôle des hommes et des structures d’encadrement strictes et sophistiquées. Resté à l’état de manuscrit pendant des siècles, aucun investisseur n’a sans doute jamais eu l’heur de le lire ni de faire siennes les devises de Vierlingh. On imagine aisément le profit qu’ils auraient pu en tirer, car en définitive l’ouvrage leur était bien adressé.

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24 Le discours de Vierlingh est en outre profondément moral. De manière évidente lorsqu’il évoque l’élection divine et la surveillance nécessaire à l’encadrement de la main-d’œuvre. La société telle qu’il la présente est pieuse et puritaine. Vierlingh produit cependant une morale économique éminemment plus intéressante. Il privilégie les techniques simples et éprouvées. Les nouveautés comme la cartographie ou l’architecture hydraulique maçonnée sont bien connues et appréciées, mais elles sont aussi soumises à l’épreuve de l’expérience et de l’efficacité : la nouveauté ne s’impose pas d’elle-même, elle doit donner des garanties face à l’épaisseur de la temporalité technique. La morale de Vierlingh est intrinsèquement liée au temps : qui veut mettre en culture trop vite s’expose à de graves déconvenues. La poldérisation doit respecter une procédure. En d’autres termes, les investisseurs pressés sont priés de passer leur chemin. Investir et s’enrichir ne s’accordent pas avec la spéculation foncière. La fortune s’inscrit dans la durée et ne s’accommode pas de l’arrogance du nouveau riche.

25 Cette morale prudente se singularise en ce XVIe siècle où les fortunes furent parfois si rapides, dans la métallurgie ou dans le commerce. Gardien du temple, Vierlingh ne fut d’ailleurs guère écouté. Dans les années qui suivent sa mort, la fièvre dessiccative nourrie des capitaux anversois bouleversa l’ensemble des Pays-Bas et toucha l’ensemble du continent. En dépit de ses réticences, le Tractaet contenait les éléments porteurs d’une telle transformation. Tout au long de son cheminement, Vierlingh varie successivement les approches : maître maçon ou charpentier, il est aussi juriste et intendant, mais encore géographe et historien. Il structure son raisonnement autour d’une logique coût/avantage et du réalisme des propositions formulées. Porteur d’un idéal sans être pour autant un rêveur, il s’appuie sur une morale induite par les contraintes liées à l’entretien des équipements. Il jette ce faisant les fondements d’une pensée d’ingénieur civil dont l’affirmation correspond à celle d’une modernité politique et sociale.

NOTES

1. Pierre BRIANT, Irrigation et drainage dans l’Antiquité, Paris, Thothm, 2001 ; Philippe LEVEAU, « Mentalité économique et grands travaux hydrauliques : le drainage du lac Fucin aux origines d’un modèle », Annales ESC, janvier-février 1993, vol. 1, p. 3-16 ; Jean-Loup ABBÉ, À la conquête de étangs. L’aménagement de l’espace en Languedoc méditerranéen (XVIIe-XVe siècle), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2006 : Petra VAN DAM, Milja VAN TIELHOF, Waterstaat in het Stedenland. Het Hoogheemraaschap van Rijnland voor 1857, Utrecht, Matrijs, 2006. 2. Salvatore CIRIACONO, « Venise et la Hollande, pays de l’eau XVe-XVIIIe siècles », Revue historique, 285, 1991, p. 285-320. 3. Jan DE VRIES, Ad VAN DER WOUDE, Nederland, 1500-1815. De eerste ronde van modern economische groei, Amsterdam, Uitgeverij balans, 2005, p. 72. 4. Andries VIERLINGH, Tractaet van dyckagie, Rijks Geschiedkundige Publicatie, Kleine série, n° 20, Martinus Nijhoff, ‘S-Gravenhage, 1920. 5. G. AGRICOLA, De Re Metallica, Paris, 1541 ; Marie-Claude DÉPREZ-MASSON, Technique, mot et image. Le « De re metallica » d’Agricola, Turnhout Brepols, 2006.

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6. Hélène VÉRIN, « Rédiger et réduire en art : un projet de rationalisation des pratiques », dans Pascal DUBOURG-GLATIGNY et Hélène VÉRIN (dir.), Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, éditions de la MSH, 2008, p. 17-58 ; P. DUBOURG-GLATIGNY et H. VÉRIN, « La réduction en art, un phénomène culturel », dans ibid., p. 59-96. 7. P. VAN DAM, M. VAN TIELHOF, Waterstaat in het Stedenland. Het Hoogheemraaschap van Rijnland voor 1857, Utrecht, Matrijs, 2006. 8. Denis COSGROVE, « Platonism and practicality : hydrology, engineering and landscape in sixteenth century Venice », dans Denis COSGROVE et Geoff PETTS (dir.), Water, Engineering and Landscape. Water control and landscape transformation in the modern period, Belhaven Press, London and New York, 1990, p. 35-54. 9. A. VIERLINGH, Tractaet, op. cit., p. 18 ; voir aussi sur ce point La Genèse, I-9 et I-10. 10. Simon SCHAMA, L’embarras de richesse. La culture hollandaise au siècle d’or, Paris, Gallimard, 1991, p. 56-57. 11. Cité par J. VAN VEEN, Dredge, drain, reclaim. The art of a Nation, La Haye, M. Nijhoff, 1962, p. 188 (traduction dans S. SCHAMA, L’embarras de richesse, op. cit., p. 68). 12. A. VIERLINGH, Tractaet, op. cit., p. 270. 13. Cité par J. VAN VEEN, op. cit., p 38 (traduction dans S. SCHAMA, op. cit., p. 69). 14. A. VIERLINGH, Tractaet, op. cit., p. 4 sq. 15. Ibid., p. 28 et suiv, p. 39 et suiv. 16. Ibid., p. 254-255, p. 274-275. 17. Ibid., p. 132 et suiv. 18. H. C. POULS, « Oude landmeetkundige methoden en de hedendaagse terminologie », Kartografisch tijdschrift, n° 3, 1985, p. 19-28 ; H. C. POULS, « De driehoeksmeting of triangulatie », Caert Thresoor, n° 3, 1989, p. 61-71. 19. Gemma Frisius, La cosmographie de Pierre Apian, libre tres utile, traictant de toutes les régions & pays du monde par artifice astrocnomicque, Paris, 1544 ; Jan Pietersz Dou, Johan Sems, Praktijks des landmetens, leerende alle rechte ende kromzydige landen, bossche, boomgaerden, Amsterdam, J. Johannsz, 1600. 20. A. VIERLINGH, Tractaet, op. cit., p. 276. 21. Ibid., p. 109-110. 22. Christian JACOB, L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel, 1992, p. 136-138 (notamment). 23. A. VIERLINGH, Tractaet, op. cit., p. 175 sq., p. 208. 24. Petra VAN DAM, Vissen in veenmeren. De sluijsviserij op aal tussen Haarlem en Amsterdam en de ecologische transformatie in Rijnland 1440-1530, Hilversum, Uitgeverij Verloren, 1998, p. 152-153. 25. Joëlle BURNOUF et al., Le pont de la Guillotière. Franchir le Rhône à Lyon, Lyon, DARA 5, 1991. 26. Jan DE VRIES, Ad van der Woude, op. cit., p. 72. 27. Petra VAN DAM, « Digging for a dike. Holland’s labour market ca. 1510 », dans Peter HOPPEN- BROWERS et Jan LUITEN VAN ZANDEN (dir.), Peasants into farmers ? The transformation of rural economy and society in the Low Countries (Middle ages-19th century), Turnhout, Brepols, 2001, p. 220-256. 28. A. VIERLINGH, Tractaet, op. cit., p. 18. 29. Ibid., p. 110 et suiv, p. 118.

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RÉSUMÉS

Andries Vierlingh (1522-1579) a notamment servi le comte d’Orange en tant que maître des digues. Au soir de sa vie, Vierlingh entreprit de coucher par écrit son expérience. Écrit au cours des années 1570, resté inachevé et non publié en raison de la mort de son auteur, le Tractaet van Dyckagie aborde les étapes successives de la construction d’un polder. Présentant les différentes techniques employées à d’éventuels investisseurs, l’ouvrage fait ainsi apparaître un grand pragmatisme technique et s’apparente à une réduction en art.

Andries Vierlingh (1522-1579) served the Count of Orange as a dike master. At the end of his life, he began to write about his personal experience. The Tractaet van Dyckagie has been written during the 1570s, but remained unfinished and unpublished because of the death of Vierlingh. The Tractaet dealt about all the successive steps of the polders works. It presents the different techniques used to the potential investors. Thus, the Tractaet relied on a strong technical pragmatism and could be compare to a reduction in art.

INDEX

Mots-clés : environnement, hydraulique, Pays-Bas, Vierlingh (Andries) (1522-1579), zones humides, XVIe siècle Keywords : environment, Netherlands, Vierlingh (Andries) (1522-1579), water engineering, wetlands, 16th century

AUTEUR

RAPHAËL MORERA Raphaël Morera est chargé de recherche au CNRS (CRH – EHESS/CNRS, UMR 8558). Ses recherches portent sur l’histoire de la gouvernance de l’eau dans l’Europe moderne. Il a notamment publié L’assèchement des marais en France au XVIIe siècle, PUR, 2011.

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Olivier de Serres et son Théâtre d’agriculture Olivier de Serres and his Théâtre d’agriculture

Hélène Vérin

1 Le theatre d’agriculture et mesnage des champs d’Olivier de Serres, seigneur du Pradel, publié en 1600, ouvre la voie de la science agricole moderne1, telle est l’opinion généralement reçue en France. Suivant un modèle classique dans ce type de traité, Serres y campe le personnage du « bon mesnager » dirigeant un domaine en bon père de famille. La clarté de l’écriture, la richesse et la précision des observations, des descriptions, des opérations préconisées, une langue alerte et vigoureuse entraînent le lecteur à voir dans le domaine présenté celui du Pradel et dans son maître Olivier de Serres lui-même.

2 Après une présentation de l’auteur, nous nous attacherons à inscrire cette œuvre dans le contexte des écrits sur les arts de la seconde Renaissance et des modèles d’exposition qu’ils promeuvent.

La personne, le personnage

3 Personne, personnage, Olivier de Serres lui-même joue sur la confusion.

4 Fils d’un marchand drapier protestant, d’une famille de notables de Villeneuve-de- Berg, dans le Vivarais, c’est en 1558, à l’âge de 19 ans, qu’il achète le Pradel, plus tard constitué en un vaste domaine de cent cinquante hectares. Il continue à habiter Villeneuve-de-Berg et assure le diaconat de l’église réformée de cette ville. En 1571, en acquérant les droits de haute, moyenne et basse justice sur son domaine, Serres prend le titre de seigneur du Pradel et, en 1578, il s’y installe. Dans les désordres épouvantables de cette époque, en tant que réformé et notable, il doit assurer sa part de responsabilités et il est impliqué, quoi qu’il fasse ou dise plus tard. Malheureusement, sur l’aménagement de sa vie et de son domaine jusqu’à l’année 1605, nous n’avons que

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peu de chose, mais nous avons trace d’un épisode assez épineux, celui du séjour de Jacques Besson, pasteur de Villeneuve-de-Berg, de 1562 à 1564.

5 L’histoire de Besson croise en effet celle de Serres et ils ont en commun d’être tous deux auteurs de « théâtres », Théâtre des instruments et machines pour Besson, publié en 1578, Théâtre d’agriculture pour Serres.

6 Jacques Besson2, ami du fameux naturaliste Conrad Gesner et bien introduit dans les milieux érudits de Genève, était connu et apprécié en Suisse comme ingénieur, mathématicien et distillateur de plantes médicinales. Cependant, en mars 1562, il doit quitter Genève pour Villeneuve-de-Berg où il a été appelé pour remplir les fonctions de pasteur. Ce départ s’inscrit dans un mouvement plus général de recrutement de pasteurs. Mais, que ce soit lui et pas un autre qu’Olivier de Serres demande et vient chercher à Genève suppose qu’il a été appelé à d’autres tâches que celles d’édification pastorale.

7 Pendant deux ans, Besson exerce son ministère, puis les choses se gâtent, comme il le raconte de Lyon, à la fin de l’année 1564, dans une lettre adressée à Nicholas Colladon, alors secrétaire de la Compagnie des Pasteurs de Genève. Méprisé, laissé « en extreme necessité de ma noriture avec celle de toute ma famille l’expace de sis mois », il est dégagé à sa demande de ses obligations « pour ne souffrir plus tant du Sire Olivier de Serres, […] que de plusieurs aultres3 ». La fin de la lettre de Besson est un réquisitoire contre les protestants de Villeneuve qui, « après avoir tant importuné par le moyen du dict Olivier, tant vous que les aultres peres de Geneve, pour mavoir leur Ministre », l’ont fait venir pour le traiter « si durement apres ». « Dautant, rappelle-t-il, que javois assés predict a tous mon imbecillité avant que destre envoyé4 ».

8 Si Jacques Besson ne semble pas avoir brillé comme pasteur, peut-être son intérêt pour l’étude des eaux souterraines s’est-il déclaré au cours de ces deux années de séjour à Villeneuve-de-Berg.

9 Dans L’art et science de trouver les eaux, publié en 1569, il énumère les signes trompeurs sur lesquels s’appuient habituellement agriculteurs et architectes pour trouver l’eau5. On trouve la même énumération de ces « signes frauduleux » dans le VIIe Lieu du Theatre d’agriculture de Serres qui y dénonce « telles farfanteries, inventées pour confondre l’œuvre et se rendre admirables » et recommande plutôt se fonder « és choses asseurées, & sur lesquelles, comme presque les touchant au doigt, l’homme d’esprit asserra solide jugement6 ». Ces préconisations qu’il développe dans son chapitre III7 ressemblent fort à celles que Besson présente dans son Livre II.

10 Ceci posé, le propos de Serres se distingue immédiatement, signalant que, selon lui, il n’est pas question « de discourir de l’origine des fontaines, de leurs essors, de la propriété de leurs eaux », « telle curieuse philosophie surpassant l’entendement de l’homme des champs, qui a plustost besoin d’eau pour sa maison que de paroles pour repaistre son entendement8 ». Or c’est précisément le projet de Besson. Il s’agit bien pour lui de « discourir de l’origine des fontaines », non sans succès puisqu’il est le premier à avoir présenté dans L’art et science de trouver les eaux… une version correcte du cycle hydrologique9. Nous avons ici un aperçu de ce qui distingue la position de Serres, observateur curieux10, attentif aux expériences sensibles qu’il réalise pour asseoir son jugement et améliorer sa pratique « sans entrer en plus grandes spéculations11 ».

11 L’influence de Besson, apothicaire, sur le jardin bouquetier et surtout le jardin médicinal12 est possible, comme celle de l’ingénieur sur les projets hydrauliques qui

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furent commencés au Pradel en 1564, peu après son départ de Villeneuve-de-Berg. Il ne fut plus jamais question pour lui d’être pasteur.

12 Dans ce témoignage, Serres n’apparaît pas sous un jour très flatteur. Pour se faire une idée des valeurs qu’il défend, on peut aussi s’appuyer sur les traits qui se dégagent du personnage idéal qu’il a conçu, celui du « bon mesnager », qui dirige son domaine en père de famille13. Ce sont donc les rapports préconisés entre ce « père de famille » et son personnel que nous allons retenir.

13 Il est essentiellement un maître et tous ceux qui vivent ou travaillent sur le domaine sont définis par leur place dans la hiérarchie des subordinations, à commencer bien sûr par la mère de famille. Tous, fermiers, serviteurs, ouvriers, mercenaires, sont assujettis au « principe de divine police, de commander et d’obéir ». Pour éviter toute confusion, et que chacun connaisse sa place dans ces hiérarchies, elles sont rendues manifestes par des différences marquées et significatives « aussi bien au traitement, qu’aux habits et exercices », jusqu’aux nourritures qui sont distribuées selon le rang que l’on occupe dans cette hiérarchie. Une souveraine méfiance règne dans l’esprit du bon père de famille vis-à-vis de tous ses subordonnés, au point que les dispositions des parties de la maison inclinent à penser au Panopticon de Jérémie Bentham : l’œil et l’oreille du maître – et de la maîtresse – sont à l’affût et tout est fait pour une surveillance incessante, les serviteurs étant par nature « paresseux et déloyaux ». Cela va jusqu’à « tenir en vue comme en parade […] tous ustenciles de cuisine fait de métal, pour que la mère-de- famille puisse vérifier leur bon entretien en un clin d’œil ». Quant au salaire, « tâcher de le rendre le plus petit possible ».

14 Le Pradel, domaine idéal, apparaît ainsi au fur et à mesure de la lecture comme un système très fortement hiérarchisé et même clos, afin d’éviter les rencontres fâcheuses des serviteurs avec le monde extérieur et ses turpitudes. De toute façon, comme l’affirme Olivier de Serres, « de tels gens ne sont guières capables de raison14 », il convient donc de les traiter avec sévérité, mais sans la brutalité que Serres reproche à Caton, ceci au nom de la religion chrétienne15 et du « devoir de charité, d’honnesteté, de société16 ». Nonobstant, le « mauvais naturel de ses gens17 », « le sauvage et pervers naturel des mercenaires (ou de la plupart) » contraint le maître à la rigueur, alors même qu’il préfèrerait être débonnaire.

15 Faut-il voir, dans ce tableau de la méfiance, voire du mépris envers les subordonnés, une description conforme aux mœurs de l’époque ? Peut-être est-il intéressant de comparer cette figure d’un administrateur sévère avec le personnage que campe Agostino Gallo dans ses Dialogues sur l’agriculture, lorsqu’il présente celui qui doit gérer son domaine. Gallo était en effet un propriétaire foncier et il présente son ouvrage comme le fruit de sa seule expérience dans la gestion de son propre domaine près de Brescia – il a alors 60 ans. Or son approche est beaucoup plus aimable et bienveillante que celle de Serres. En gros, il considère qu’on obtient le meilleur en étant soi-même bon et attentif aux autres, fût-ce des serviteurs, et il compte sur une fidélité encouragée par cette bienveillance. « Le bon père de famille & sage mesnager est tousjours aymable, courtois, gratieux & liberal envers ceux qui luy font service18. » On peut se demander si Serres ne lui répond pas lorsqu’il écrit : « Le doux traitement, le bien payer, le non-courroucer, le bon visage aux serviteurs, sont choses humaines et fort aisées à l’homme débonnaire ; mais indifféremment employés, beaucoup préjudiciables à son service, pour le mauvais naturel de ses gens19. »

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16 Le livre d’Agostino Gallo parut à Brescia en 1550 et connut très vite plusieurs éditions régulièrement augmentées en italien20 (vingt éditions), passant de dix à vingt livres, et fut traduit en français21 en 1571. On peut s’étonner que les historiens qui s’intéressent à Olivier de Serres ne parlent pas de ce texte important qui présente bien des points communs dans ses analyses et ses exigences épistémologiques avec le Théâtre d’agriculture.

Le « Théâtre » d’agriculture

17 Gallo écrit en forme de dialogue, ce qui était assez prisé à l’époque, même pour des ouvrages scientifiques (on peut penser à Galilée). Serres choisit la forme du « Théâtre » d’agriculture. Non seulement il intitule ainsi son ouvrage, mais encore il le divise non pas en « livres », comme c’est la coutume, mais en « lieux », ce qui est une manière d’insister : un « théâtre » divisé en « lieux », voilà qui renvoie précisément aux théâtres de mémoire. Ce qui est confirmé dans la préface : « Mon intention est de monstrer, si je peux brièvement et clairement, tout ce qu’on doit cognoistre et faire, pour bien cultiver la terre et ce pour commodément vivre avec sa famille, selon le naturel des lieux, ausquels l’on s’habitue. Non que pourtant je veuille ramasser tout ce qu’on pourroit dire sur ce sujet : mais seulement disposer ès Lieux de ce Théâtre, les memoires de mesnage, que j’ai cogneu jusques ici estre propres pour l’usage d’un chacun, autant que ceste belle science y peut pourveoir22. »

18 Ainsi, l’allusion au théâtre de mémoire est très claire, même si le modèle a fait son chemin depuis l’Idea del teatro de Giulio Camillo23. À l’époque où Serres écrit, la notion de théâtre s’applique à toutes sortes de livres qui présentent des informations détaillées sur un sujet particulier selon un mode systématique et soigneusement ordonné, de manière à donner au lecteur à la fois une vue d’ensemble organisée et des moyens de se diriger dans le détail des connaissances. Cette métaphore du théâtre existe dans toutes sortes de domaines : appliquée à la vie humaine, c’est le théâtre moral ; à l’ordre divin, c’est le théâtre de la nature, « témoignage éclatant de l’art de Dieu24 », écrit Melanchton. Les théâtres qui « représentent » des connaissances, comme l’écrit Serres, s’inscrivent dans un dispositif général de formalisation des savoirs pratiques dans et par l’écrit. À cet égard, le succès de la métaphore du « théâtre » est un des modes de réalisation d’une ambition qui s’exprime plus généralement à la Renaissance dans le projet de mise en ordre de pratiques selon un art, ou une méthode. En fait, tous les thèmes qui constituent ce qu’au XVIe siècle, on appelle « réduire en art », les intentions qui portent cette « réduction », les effets que l’on en espère se trouvent dans l’ouvrage de Serres et d’abord sont exprimés dans sa préface25.

Rassembler : le recours aux textes anciens et modernes

19 Premier impératif et premier acte pour l’auteur du Théâtre d’agriculture : rassembler ce qui était éparpillé dans différents types de médias, écrits, images, proverbes, symboles, mais aussi gestuelle et transmission orale des pratiques de métiers, des connaissances ou des bribes de savoirs, appartenant à différentes époques et différents pays. Ce premier travail de rassemblement de données diverses ne saurait cependant se faire

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sans discrimination, sans choix raisonné. En outre, il faut immédiatement préciser que, l’ambition de Serres étant de produire un savoir utile, il n’est pas question de s’égarer dans les raffinements de connaissances spéculatives, mais de faciliter l’action et la production, de rendre opératoire toutes ces données qui se présentent selon une essentielle hétérogénéité et donc produire un ordre pour définir des domaines d’action, ce que Serres nomme « lieux », où dégager des catégories homogènes, condition de l’exercice d’une pratique contrôlable.

20 Des travaux récents se sont attachés à évaluer le recours aux textes anciens par Serres26 depuis Les travaux et les jours d’Hésiode, l’Économique de Xénophon, les Géoponiques de Cassianus Bassus, pour les Grecs ; pour les Latins, les agronomes dont les éditions collectives se multiplient pendant le XVIe siècle : Caton l’Ancien, Varron, Columelle, Palladius, sans oublier les Géorgiques de Virgile et l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien ; parmi les auteurs modernes, L’Agriculture et maison rustique de Charles Estienne et Jean Liébault.

21 Ces écrits, affirme-t-il, demeurent indispensables : « Il y en a qui se mocquent de tous les Livres d’Agriculture et nous renvoyent aux paysans sans lettres, lesquels ils disent estre les seuls juges competans de ceste matiere, comme fondée sur l’expérience, seule et seur reigle de cultiver les champs. […] mais ceux qui nous renvoyent à eux seuls, me confesseront-ils pas, qu’entre le plus experimentés il y a divers jugements ? et que leur expérience ne peut estre bonne sans raison27 ? »

22 Et de conclure que « qui ne void que l’experience des laboureurs non lettrés, est grandement aidée par la raison des doctes escrivains d’Agriculture28 ? »

23 Serres nous livre ici les sources et la méthode de son propre travail critique. En même temps, il rejoint une interrogation majeure, en débat à travers le temps parmi les auteurs de traités d’agriculture, à savoir s’il est possible de traiter en général d’un art qui s’exerce dans des conditions toujours particulières. La question, évoquée d’entrée par Columelle, est abordée par Gabriel Alonzo de Herrera29, auteur du premier grand traité d’agriculture de la Renaissance en langue vernaculaire, qui soutient que les différences locales ne sont pas raisons suffisantes pour rendre inopérants les savoirs transmis par l’écrit, et Serres reprend lui aussi le débat.

24 Dans son Theatre d’agriculture, il ne recourra aux textes anciens traitant des différents lieux de l’agriculture que pour leur valeur à l’usage et, comme il le souligne fréquemment, parce qu’à l’usage répété ils se sont trouvés confortés. C’est l’une des figures de ce que l’on appelle « expérience ». Il faut rester attentif au fait que cette « expérience » est l’enregistrement par la mémoire de certains rapports entre une ou des actions et un ou des effets. Cela n’a rien à voir avec l’expérimentation scientifique, étant entendu que la finalité n’est pas la connaissance, mais l’utile, et qu’il n’y a pas lieu de parler de dispositif expérimental, avec ses contraintes, constantes et variables, comme on peut le voir déjà dans les traités de mécanique, par exemple. Toutefois, la répétition minutieuse d’expériences et la multiplication d’essais inédits transmis et commentés avaient déjà permis aux agronomes andalous, attentifs à respecter les équilibres entre les différents facteurs locaux, de constituer des domaines de savoir innovants30. Serres poursuit en ce sens avec le souci constant et revendiqué d’un discours tenu de bout en bout dans l’ordre du rationnel. Une réussite purement empirique n’est rien si elle n’est pas comprise, intégrée dans un savoir, à l’aide de la raison. Sans doute n’a-t-il pas expérimenté toutes les « expériences » qu’il nous livre, et

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il serait intéressant d’analyser ce qui lui permet de faire le tri dans l’énorme ensemble de données que lui apportent non seulement la littérature antique, mais aussi la littérature moderne dont il nous dit ne pas négliger la lecture, et les traditions artisanales ou paysannes parfois profuses dont il fait état.

25 Un premier filtre est celui qui écarte le merveilleux. Cependant celui-ci n’est pas forcément visible et distinct, de sorte que la méfiance déclarée de Serres vis-à-vis de ce qui excède l’expérience et la raison ne lui évite pas quelques dérives. Plus généralement, à la lecture de ce type d’ouvrage, on ne peut manquer d’être saisi par la facilité avec laquelle certains discours bien tenus et argumentés tout à coup s’élancent vers des témoignages, des preuves ou des expériences dites merveilleuses et nous projettent dans un espace intellectuel où nos frontières se brouillent. Voilà qui nous rappelle en quelque sorte à l’ordre. Ce monde intellectuel qui n’est pas le nôtre est parfois tout à fait familier et parfois difficile à saisir et apparemment incohérent.

26 Les traités anciens, surtout grecs et moyen-orientaux, sont constellés de merveilles qui cohabitent avec d’excellents raisonnements et la même revendication de l’expérience. À ces procédés magiques, Olivier de Serres oppose la moquerie et il consacre trois pages de son traité31 à quelques préceptes « impertinents » tirés des Géoponiques, tant pour contenter la curiosité de « nostre mesnager » « que pour s’amuser à telles folies » et « afin que nostre père de famille quittant toutes ces vanités quoiqu’antiques, s’arreste à ce que par expérimentée raison et longue pratique verra estre bon à ses affaires et ouvrages32 ».

Écrire dans une langue accessible à tous

27 Le deuxième point important à retenir pour définir le projet des agronomes de la Renaissance est celui de la langue. Écrire en langue vernaculaire pour atteindre le public concerné n’est pas seulement avoir à surmonter des problèmes de vocabulaire, mais, indissociablement, faire entrer les savoirs hérités des anciens dans la langue moderne est trouver le moyen d’exercer une critique. Dans son Obra de agricultura, Gabriel Alonzo Herrera s’adresse à son commanditaire ainsi : « N’entendez aucunement que je dis être le premier inventeur de cet art d’Agriculture […] je dis plutôt que je suis le premier qui ait essayé de mettre en castillan les règles et l’art de l’agriculture, dans lequel il est très pénible d’accorder les voix discordantes des auteurs, confronter, rejeter, choisir, réprouver quelques usages antiques ou modernes33. »

28 Cet effort critique sert un objectif : « L’art de bien employer et cultiver la terre en toutes ses parties, selon les diverses qualités et climats, tant par la doctrine des anciens et des modernes que par l’expérience. »

29 Herrera dit s’efforcer d’utiliser un langage commun, ce qui est confirmé par les historiens, et il le fait avec un grand souci de précision et d’ordonnancement dans l’exposé34. Son traité avait pour objet de favoriser la reprise de l’agriculture en Espagne après la Reconquista. Il connut au XVIe siècle douze éditions en langue espagnole et cinq traductions italiennes publiées à Venise. Celle de 1568 comprend des références à des auteurs modernes et, en particulier, à Agostino Gallo. Au temps où Serres écrit, il existe déjà un certain nombre d’ouvrages en français traitant d’agriculture, de botanique, d’élevage, et les auteurs anciens les plus courus ont été traduits en français. La question

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du vocabulaire technique ne se pose plus guère que pour la transcription des termes locaux.

30 Faciliter la lecture est aussi savoir retenir l’attention du lecteur. Les historiens ont souvent remarqué que, dans les traités d’agriculture qui se multiplient au XVIe siècle, la part de la rhétorique est aussi importante – parfois davantage – que la part de connaissance effectivement en jeu. En effet, la rhétorique est un facteur essentiel de la transmission, qu’elle vise l’effet poétique sur le modèle des Géorgiques ou qu’elle s’efforce de souligner la scientificité du discours. Quant à la versification, ce peut être aussi un moyen de faciliter la mémorisation35. Enfin, parmi les manières d’aider le lecteur et de le persuader, la méthode d’exposition mise en œuvre dans le livre est essentielle.

Ordonner méthodiquement

31 Dans les théâtres de mémoire et singulièrement dans celui de Camillo, les idées, les notions, les concepts retenus tiennent leur pouvoir de connaissance de la place relative des lieux qu’ils occupent, par le système de relations possibles ou induits dans le dispositif scénique des savoirs. Dans l’économie du livre, c’est-à-dire la distribution de ses parties, la transmission du savoir s’exerce grâce à la formalisation du discours selon une méthode. Cette formalisation du discours a des traits affirmés dans tous ces écrits à visée pratique qui se répandent au cours du XVIe siècle : idéalement, il convient de donner au lecteur les moyens de vérifier la validité des raisonnements et des expériences en recourant, quand c’est possible, aux mathématiques et, plus généralement, à la dialectique qui se traduit en particulier dans ces ouvrages par l’usage de la dichotomie. C’est la méthode d’exposition de Serres : chaque lieu – c’est-à- dire chacun des huit livres qui composent le traité – est précédé d’un tableau dichotomique qui organise l’ensemble de ce qui va être traité dans cette partie selon un emboîtement hiérarchisé qui, de gauche à droite, procède du général au particulier, mais aussi, de haut en bas, sous la division majeure entre naturel et artificiel. Cette méthode d’investigation est caractéristique de la conception pratique, de la pensée pour l’action. La dichotomie est généralement vantée alors pour sa valeur tant mémorielle que cognitive ; elle est une aide à la décision, à l’invention, comme on peut le voir dans la méthode de Simon Stevin36 ou les recommandations pédagogiques de Pierre Ramus37. La présentation selon des tableaux dichotomiques en tête des Lieux du Théâtre d’agriculture se poursuit dans le texte par la mise en œuvre de couples d’opposés, diligence/négligence, profit/plaisir, nécessité/contentement, etc. qui structurent le discours de Serres et guident le jugement du lecteur dans une certaine direction. Conduire l’esprit, ouvrir une voie dans la connaissance, c’est la définition même de la méthode. Faire travailler ces « contrariétés » est l’un des moyens dont nous disposons pour saisir ce qui nous est utile, pour opérer des choix dans la complexité d’une nature diverse et souvent insaisissable de par la volonté divine elle-même.

32 Le principal de ces couples concerne l’origine des connaissances que le livre transmet, soit les livres et la pratique, et dans les livres les anciens et les modernes, dans la pratique l’expérience directe et l’expérience indirecte (ce qu’il a vu faire sans le faire). Or les contenus des connaissances qui viennent de ces différentes sources ne se recoupent que partiellement. Il est certain qu’une très grande partie de l’exposé du Theatre d’agriculture – et des théâtres de savoirs de l’époque – est tirée de lectures,

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lectures croisées, associées ou opposées, confrontées à leurs propres singularités : en agriculture, ce que dit l’un ou l’autre selon le pays ou le climat ou la qualité des terres où il se trouve et dont il fait état. Le champ des lectures est aussi un champ de réflexion et de critique : là-dessus, tous ces traités techniques sont formels – nous avons vu que c’est le cas de celui d’Herrera – le savoir hérité des anciens déjà en lui-même contient les germes de la critique par la seule variété des sources.

33 Enfin, plus essentiellement, tous ces écrits se trouvent confrontés à une question majeure et alors vivace dans tous les domaines des productions humaines, qui est celle du rapport entre art et nature. L’art est-il confiné à l’imitation de la nature, ou peut-il dépasser la nature ? On trouve chez les agronomes des paroles étonnantes qui font la part belle à l’art humain. C’est en particulier le cas de la greffe : il faut rappeler que l’émerveillement devant l’admirable artifice de la greffe, comme dit Serres, est aussi ancien que les écrits sur l’agriculture. Herrera ose écrire : « Enter est chose admirable, il semble que de cette façon nous rivalisons pour égaler la nature, et encore nous la dépassons plus d’une fois, ce qu’elle rend mauvais s’améliore avec la greffe et le bon devient meilleur38. »

34 Ce type d’expérience conduit l’homme de l’art à la vigilance ; il doit se tenir prêt à de nouvelles expériences, scruter les événements pour y découvrir des moyens d’augmenter les profits du domaine. Selon Serres, l’une des qualités qui font le « bon mesnager » est la capacité à se saisir d’une découverte fortuite : « le bon mesnager emploiera l’occasion ». « Plusieurs belles et rares choses sont venues en lumière par accident qui, rédigées en art, ont donné de grands profits », souligne-t-il. C’est vrai de la couvaison des poules, de l’invention des champignons de couche39. Un autre exemple concerne une invention dont il est très fier, « touchant la cognoissance de la faculté de l’escorce de meurier ». On s’en sert habituellement pour faire des cordes et puis, par accident, l’écorce mise à sécher tombant dans l’eau, ramassée, lavée, est apparue la matière molle et douce propre à filer : « voilà la première espreuve de la valeur de l’escorce du meurier blanc, lequel accident rédigé en art, n’est à douter de tirer bon service de telle invention40 ».

35 Notons que cette importance donnée à l’occasion est caractéristique des réflexions menées à cette époque sur l’action, ses modalités, sur l’invention et la méthode d’inventer.

Sensible et intelligible

36 Dans le contexte de l’art ou science pratique qui se construit alors, il semble important de garder à l’esprit que le rapport entre sensible et intelligible, tel qu’il se présente dans ces écrits, est à la fois au centre de la réflexion et demeure très instable à l’intérieur d’une même œuvre. Nous avons vu Serres très attaché à la sanction du sensible et assez méfiant, dès que le raisonnement cède devant la spéculation. Cette attitude qu’il maintient avec constance n’est pas sans lui jouer des tours. Pour en donner une illustration, je propose que l’on s’arrête sur la proposition qu’il fait pour trouver la surface d’un rond. Il écrit : « Encore bien que le rond aye beaucoup travaillé jusqu’ici tous les géométriens, antiques et modernes, si est-ce qu’en confessant y avoir employé quelques heures, j’en dirai en passant mon avis, comme un de la foule41. » Cet avis est « une nouvelle procédure que je tiens pour y parvenir, promettant d’en recevoir une autre, quand elle me sera monstrée estre plus asseurée », procédure que

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Serres confesse être « une opération et preuve mécanique et incognue à la géométrie, n’en recevant point ses démonstrations ; mais aussi est-elle autant éloignée de fausseté, comme facilement, par le sens naturel elle peut estre comprise. »

37 Ce privilège accordé aux perceptions sensibles sur le raisonnement démonstratif a de quoi surprendre à l’époque où il écrit et par rapport à ses positions de principe. La question est : comment réduire un rond en une figure carrée de même superficie. La solution : prendre le côté du triangle équilatéral inscrit dans ce rond, le multiplier par lui-même, ce qui équivaut à la surface d’un carré qui, selon Olivier de Serres, est à très peu près celle du cercle. La preuve « mécanique » est la suivante : selon la méthode précitée, tracer le rond et le carré correspondant dans une matière bien unie comme du papier ou du parchemin et les placer sur les deux plateaux d’une balance : ils ont à très peu près le même poids, donc la même surface42.

38 Ce type de procédé est intéressant si l’on se souvient qu’il appartient à une tradition médiévale43, celle de la géométrie pratique, étudiée par Victor Mortet et présentée par Paul Tannery, historien des mathématiques selon lequel « il est clair que si les lettrés du XIe siècle connaissent traditionnellement, par exemple, la formule d’Archimède pour le calcul de l’aire du cercle, ils ne peuvent pas imaginer qu’elle ait été obtenue autrement que par des procédés empiriques, “in membranis et pelliculis”, dans des parchemins et des peaux. Il est alors commun de parler de vérification graphique effectuée en découpant des morceaux de parchemin ».

39 C’est bien le cas ici. Toutefois dans le même chapitre, Serres fournit tous les éléments de géométrie et d’arithmétique pratique qui permettent de « ne se laisser decevoir aux commis ès impositions44 ». Pour nous autres lecteurs, toujours tentés de tirer vers l’avant les procédés alors en œuvre, la coexistence de ces deux types de preuve ou de vérification a l’avantage de nous ramener à plus de précautions dans l’appréciation de la rationalité en œuvre.

Olivier de Serres et la sériciculture de son temps

40 L’élevage des vers à soie occupe une place particulière dans l’œuvre d’Olivier de Serres. La cueillette de la soye par la nourriture des vers qui la font. Échantillon du Theatre d’Agriculture d’Olivier de Serres, seigneur du Pradel, sortit de presse « le dix huitième jour de février M.D.XCIX [1599] » et devait constituer le chapitre XV du cinquième Lieu du Theatre d’agriculture ou mesnage des champs. Serres avait hâté la publication de cette partie de son traité à la demande du roi. Laffemas ayant rédigé en 1598 son édit sur le commerce d’inspiration mercantiliste, diminuer les importations de soie et en produire dans le royaume en quantité allaient dans le sens de réformes envisagées. La culture du mûrier blanc dans le nord de la France devint une affaire d’État et Serres fut chargé de pourvoir à ces plantations en particulier en Île-de-France45. On sait qu’il a voyagé en Europe et visité des magnaneries dans le Languedoc, mais il existait aussi toute une littérature sur cet élevage sur laquelle il faut s’arrêter, ne serait-ce que pour apprécier ce qui distingue ou simplement caractérise son approche.

41 Notons d’abord que cette littérature est tardive. En effet, l’élevage du ver à soie, introduit à Byzance en 552-554, a gagné l’ensemble du pourtour méditerranéen très progressivement et selon le même procédé : par l’enlèvement de femmes ou de jeunes gens avertis des pratiques de cette délicate « éducation » pour l’introduire et la

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développer ; il n’y avait pas d’autre moyen. En effet, les soins à apporter pour cet élevage n’avaient pas donné lieu à une transmission écrite en Occident et pas (ou peu) davantage dans le monde arabe46. Si le calendrier de Cordoue, au Xe siècle, signale les mois importants pour commencer la couvaison des œufs et les soins à apporter selon les périodes de métamorphose des vers47, ce sont des ouvriers venus de Syrie qui introduisirent la sériciculture en Andalousie. En 1147, durant la deuxième croisade, le roi normand Roger II de Sicile attaqua Corinthe et Thèbes, deux importants centres byzantins de production de la soie, et déporta des ouvriers à Palerme. L’industrie normande de la soie fut ainsi le point de départ de l’industrie italienne puis de la française, toujours selon le même vecteur de transmission des techniques d’élevage, par les praticiens eux-mêmes. Plus tardivement, pour les introduire en Nouvelle Espagne, on fit venir des ouvriers et surtout des ouvrières d’Andalousie, région où l’art de la soie s’était considérablement développé au Moyen Âge. Il faut attendre la fin du XVe siècle et surtout le XVIe siècle pour que cette activité donne lieu à des écrits destinés à en divulguer les méthodes. Olivier de Serres, avec son opuscule de 1599, se situe à la fin d’un siècle qui a vu se développer et se perfectionner toute une littérature sur le sujet – en gros une vingtaine d’écrits. Ils sont pour la plupart italiens, mais on traduit vers le français et aussi de l’espagnol et du français à l’italien. On peut donc considérer que ces connaissances se répandent et se répondent par le livre dans l’Occident de la Renaissance. Ainsi, lorsque Serres écrit son petit traité, il dispose d’une tradition écrite tout à fait élaborée.

42 Les premiers textes sont en vers latins et présentent, sur le mode virgilien du poème didactique48, avec les références mythologiques, astronomiques ou religieuses requises, des descriptions des différentes phases de l’élevage. La valeur informative de ces poèmes, non négligeable, n’est guère utilisable dans la pratique49. Le genre poétique se poursuit dans la seconde moitié du siècle et au début du XVIIe, avec La Sereide d’Alessandro Tesauro en 158550, puis l’Histoire des vers qui filent la soye de Beroald de Verville en 160051, mais, cette fois, c’est en langue vernaculaire, comme le sont les autres écrits, traités ou dialogues publiés qui se veulent d’un abord facile. C’est le cas en 1564 de l’Avertimenti […] bellissimi, et la seta de Levantio da Guidicciolo52. Un an plus tard, Agostino Gallo publie Le Dieci giornate della vera agricoltura53. Nous avons vu qu’au cours des ans, il complète son ouvrage et son édition de 1569 comprend déjà une seizième journée « nella quale si tratta de’Cavalieri, ò Bachi, ò Vermi54, che fanno la seta55 ».

43 Ces écrits se multiplient dans les années 1580-1590 et certaines prennent du volume. Ainsi, Corsuccio da Sascorbaro, passant en revue ses prédécesseurs, affirme qu’il n’y a pas grand-chose à en tirer et, malgré leur célébrité, reproche aux vers latins de Monseigneur Vida d’être trop brefs et obscurs. S’il utilise Gallo parmi les auteurs qu’il cite dans son ouvrage, Il vermicello dalla seta56, c’est pour justifier aussitôt ses emprunts : « Solamente ho inimitato il Gallo da Brescia in alcuna cosa, e non credo che mi sia imputato à vitio, perche questo su, e sempre sarà costume de compositori, chi vedrà l’uno, e l’alto, potra dare chiara sentenza. »

44 La partie de son livre consacrée à l’élevage des vers à soie, qui s’adresse aux dames de Rimini, est très détaillée, appuyée, dit-il sur la « chiera esperianza57 », et sans doute plus minutieuse dans son développement que l’ouvrage de Gallo, mais c’est quand même bien l’approche de ce dernier qui s’avère la plus moderne par son ancrage dans la pratique et l’observation directe des techniques pratiquées58.

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45 Nouveauté et perfectionnements sont revendiqués dans ces écrits. C’est le cas des Dialoghi di M. Magino Gabrielli Hebreo venetiano sopra l’utili sue invenzioni circa la seta (Venise, 1588) qui proposent un moyen de faire deux couvaisons par an. On voit que le sujet a acquis un nouvel intérêt dans le public. Non seulement, il est divulgué en langue vernaculaire dans des textes souvent courts (quelques dizaines de pages), mais ils sont ajoutés à des textes plus généraux sur l’agriculture et l’élevage, comme on l’a vu chez Gallo, ou encore à des traductions, comme le fait Ercole Cato qui traduit Charles Estienne59 et ajoute des éléments nouveaux propres à l’Italie, en particulier sur le mûrier60.

46 Si l’Italie se distingue au XVIe siècle par le nombre et la qualité des écrits sur l’agriculture et en particulier sur notre sujet, la Obra de agricultura de Herrera est enrichie d’apports dus aux agronomes d’al-Andaluz. Comme eux61, Herrera ne fait allusion à l’élevage des vers à soie qu’à l’occasion de sa présentation du mûrier et il faut attendre l’édition posthume de 1620 pour qu’y soit adjoint le premier traité de sériciculture écrit en espagnol, Arte nuevo para criar seda, desde que se revive una semilla, hasta sacar otra, compuesto por Gonçalo de las Casas, paru à Grenade en 158162. L’auteur y revendique pour sa famille l’introduction de cet élevage au Mexique, dans la Mixtequa Alta, et semble-t-il à juste titre63. Cet ouvrage se distingue par une approche tournée vers la connaissance du ver à soie et qui ne se borne pas simplement à ce qui est indispensable pour son élevage. Il affirme traiter de la théorie et des manières de la mettre en pratique, « la teorica y como se ha de poner en pratica64 ». Ainsi, là où Gallo et Serres se contentent d’une description très élémentaire de l’animal, Las Casas procède à une véritable leçon d’anatomie, et d’anatomie comparée d’ailleurs, pour mieux se faire entendre du lecteur. C’est un traité érudit, documenté – l’auteur indique ses sources65 – et très intéressant en ce qu’il reste au plus près de pratiques marquées par un environnement humain, géographique, social, politique, particulier. Il sait très bien faire face à l’un des problèmes que pose tout traitement d’une pratique locale dans un ouvrage qui se veut aussi d’une portée générale. C’est, nous l’avons vu, la question constamment rencontrée depuis l’antiquité dans les écrits sur l’agriculture : comment être à la fois valable partout et utile ici et maintenant, dans des conditions toujours particulières. Ceci dit, ce traité demeure très scolastique dans sa forme et sa rhétorique et multiplie les références à l’action divine et aux vertus chrétiennes. Ainsi, la volonté de faire œuvre de divulgation des connaissances relève selon lui d’une mission impartie par Dieu à l’homme vis-à-vis de l’homme, œuvre de charité66. Pour le protestant Olivier de Serres, ce sera pour le bien public, le profit de l’éleveur et à la gloire de Dieu.

47 L’élevage du ver à soie a donné lieu à tant de commentaires et digressions que le sujet mériterait un traitement plus approfondi. Les métamorphoses de ces vermisseaux ont enflammé l’imagination de mystiques soufis et chrétiens, comme Thérèse d’Avila67. Il est surtout associé aux femmes, ses meilleures « conductrices » et à la féminité68, celle plutôt des vierges, et surtout en se méfiant de celles qui ont « leurs fleurs » ou « règles de leurs temps » (Béroald de Verville). Les femmes jouent un rôle essentiel puisque, non seulement, elles sont les plus habiles et légères dans leurs gestes, mais c’est entre leurs seins que les graines sont couvées, là-dessus l’accord est unanime depuis Lazzarelli, Marco Vida, Tesauro jusqu’à Beroald de Verville qui affirme que « la chaleur que l’amour a mis en ces beaux seins » permet une éclosion « hastive ». Cette solution, très commune en Espagne selon Las Casas, est préconisée ou au moins envisagée aussi par tous les autres auteurs69, à l’exception de Serres pour lequel « couver ceste graine sous

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les aisselles, ou entre les mamelles des femmes, n’est chose profitable ; non tant pour crainte de leurs fleurs, comme aucuns pensent, mais pour l’agitation : ne pouvant se faire que portant la graine sur sa personne, l’on ne la tracasse et meslinge70 ».

48 Cet élevage étant ignoré dans les écrits des Anciens, il a fallu que le XVIe siècle invente une mythologie et c’est Vénus qui est requise tant pour l’apparition du mûrier que pour l’élevage des vers. La tradition aussi propage quelques pratiques évidemment fausses mais pérennes. Il en est une particulièrement présente et par rapport à laquelle les différents auteurs se déterminent, c’est celle de l’engendrement de vers par le pourrissement d’un veau enfermé dans une étable, uniquement nourri de feuilles de mûrier, tué et livré à la décomposition. Des vers apparaissent sur son cadavre et, dit-on, ce sont des vers à soie. Vida y souscrit71, Corsuccio s’élève contre ce prétendu engendrement du ver à soie (« nato di corruttione, o putredine »)72, Gallo « qui n’escrit rien, que luy mesme n’aye pratiqué73 », n’y fait même pas allusion ; quant à Las Casas, il s’insurge : comme tous les animaux, le ver naît de l’accouplement du mâle et de la femelle, « y no de corrupcion de ternera, o vaca, como algunos quieren dezir74 ». À la fin de son ouvrage, il revient sur le sujet des croyances de ce type, les dénonce encore et ajoute : « a mi me parece que dezir esto, es un genero de alquimia, y muy semejante a el75 ».

49 Serres consacre de nombreuses pages dans plusieurs Lieux de son Théâtre d’agriculture à dénoncer les pratiques à caractère magique et pourtant, curieusement, il maintient dans son texte, à propos de l’obtention de la « graine » de ver à soie, cet étrange moyen d’y pourvoir : « Ici est à propos de montrer le subtil artifice que l’homme a inventé pour réparer le défaut de graines et semences des vers à soie, avenant qu’elle soit perdue. Chose tirée des secrets de la nature et recherché avec grande curiosité […]. Au printemps un jeune veau est enfermé dans une étable petite, obscure, sèche, et là nourri avec la seule feuille de murier, vingt jours durant sans nullement boire, ni manger autre chose durant ce temps-là au bout duquel est tué et mis dans une cuve pour y pourrir. De la corruption du corps sort abondance de vers à soye76. »

50 La façon dont Serres aborde le sujet – « ces choses », écrit-il, prenant ainsi ses distances – sont intéressantes précisément parce que, allant à l’encontre de la méthode fondée sur l’expérience dont il se réclame, il va malgré tout non seulement en rendre compte, mais en rendre raison. Donc, première précaution, sa connaissance n’est que d’ouïe dire : « je vous représente ces choses sous le crédit d’autrui en attendant que la preuve me donne matière de vous asseurer de ce qui en est ». Il se plaint alors que ses prédécesseurs n’en aient pas fait l’expérience et ajoute : « Je vous représente, dis-je, ces choses, à ce que rencontrant vraie telle création de vers-à-soye, et y treuvant de l’avantage, soyons délivrés de la peine d’en envoyer cercher la semence en Espaigne et ailleurs, renouvellant le souci de s’en pourveoir par chacune année77. » Première raison donc, toute pratique, de prêter l’oreille à ces choses, la difficulté de se procurer annuellement de nouvelles semences. La suite du texte qui vise à la justification, déploie toutes sortes de circonlocutions : Olivier de Serres ne l’abordera que « s’il est question de discourir là-dessus », seraient-ce ses lectures qui l’y poussent ? Et alors, si l’on n’a pas de preuve de véracité, « je dirai, tel engendrement de vers-à-soye n’estre mescroyable (notons la forme précautionneusement négative) puisque toute corruption est commencement de génération ». En effet, poursuit-il, comme on peut l’observer tous les jours, « des choses corrompues sortent diverses vermines », ce que l’on ne peut nier, mais Serres ajoute : « selon les diverses qualités des matières ». Cette dernière

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incise prend appui sur l’Écriture (du taureau et du lion s’engendre l’abeille) et les Anciens qui « tiennent que du cheval et du mulet s’engendrent les guespes », etc., « partout nous voyons la Nature créer des bestioles, vermisseaux, moucherons avec autant d’admiration qu’admirable est le créateur ».

51 Ceci posé, peut-être bien que douter de la création des vers à soie par le procédé en question serait un manque d’admiration pour les créations de Dieu, in fine un manque d’admiration pour le créateur. Ce dernier argument devrait justifier que Serres s’y arrête en attendant preuve. Reste que les raisons qu’il invoque, appuyées sur une vague scolastique aristotélicienne et le recours à l’Écriture, ne peuvent manquer de nous faire penser qu’une méfiance proclamée pour la réflexion théorique peut favoriser d’étonnantes errances, mais aussi en éviter d’autres : à la fin de son chapitre sur les vers à soie, il explique que, tenté d’entrer dans des secrets de nature, il s’en gardera, précisant : « ainsi mes discours ne s’enfonceans jusques au centre, s’arresteront à la superficie78 ». Mais, plus que ces évitements, tentations ou dérives contrôlées, ce qui frappe à la lecture de ce qui est un vrai manuel pour un éleveur et producteur de soie, est l’ensemble des précautions que l’on pourrait dire hygiénistes qu’il préconise, plus que les autres auteurs de tels ouvrages sans doute et avec un grand luxe de précisions. L’autre aspect remarquable de sa présentation est son attention à la gestion technique et financière de ce type d’élevage. Ce qui est vrai de toute son œuvre.

52 Dans sa préface, Serres exposant les raisons qui l’ont poussé à écrire et « gayment représenter ceste belle science d’agriculture », dit l’avoir voulu faire « pour contribuer […] au vivre des hommes ». « Consacrer leur vie à augmenter les revenus des biens reçus de leurs ancêtres, du même coup, acquérir ainsi l’honneur d’avoir vertueusement vécu en ce monde une belle vie – richesse à priser par sur toute autre – c’est ce à quoi parviendront les bons ménagers, par la bénédiction de Dieu. »

53 C’est par ces mots qu’il clôture son œuvre, avec des termes qui auraient sans doute enchanté Max Weber79.

54 Mais encore, par rapport aux textes anciens auxquels il se réfère, sa modernité est particulièrement à l’œuvre dans son attention à ce qui conduit l’esprit humain vers la résolution contrôlée des problèmes pratiques de l’agriculture. Ce n’est pas seulement un traité de l’agriculture, c’est un traité des capacités, infirmités et pouvoirs de l’esprit humain face à la confrontation d’un héritage savant considérable et de l’expérience des choses.

ANNEXES

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Gabriel Alonso de Herrera, Libro de agricultura…, Alcala de Henares, 1539, Prologue n. p.

La première règle de cet ouvrage est que pour bien faire, dans cet ouvrage comme dans tous les autres, trois choses sont requises : le savoir, le pouvoir et le vouloir et si l’une vient à manquer rien ne va. Parce que tout ouvrage où ces trois choses concourent sera parfait : et si l’on voit juste sans l’une d’elles, ce sera par hasard. La deuxième règle dépend d’une partie de la première qui est du savoir : je dis que celui qui s’adonne aux travaux des champs, et nonobstant à quelque autre métier doit avoir l’expérience, et si à l’expérience il peut joindre la science et l’art, c’est beaucoup mieux : mais si l’un vient à manquer, il vaut mieux l’expérience sans l’art que l’art sans l’expérience, parce que l’expérience bien appliquée se trompe rarement, c’est pourquoi on affirme qu’il faut faire confiance à l’art de l’artisan, surtout s’il est bien expert. La troisième règle est parce qu’en tout métier, et principalement en celui-ci, réussit bien celui qui s’y consacre. Il est très nécessaire qu’une telle personne ait du goût pour son métier parce que l’inclinaison fait le bon artisan. Et ainsi les métiers des champs veulent que le cultivateur ait de l’inclinaison pour eux, les apprécient et les honorent. Car il est bon que chacun apprécie le métier qui l’entretient et il y réussit très bien en y mettant toute sa diligence. Surtout dans les choses de la campagne qui n’admettent ni bons à rien ni paresseux. Et je ne veux pas manquer d’énoncer une autre règle essentielle avec les précédentes : que tout homme doit éviter le travail des mauvaises terres s’il n’y est pas contraint car que le coût sera plus grand et le profit plus petit. Et il pourra l’appliquer à quelque usage qui sera moins coûteux et plus profitable.

NOTES

1. Olivier de SERRES, Le theatre d’agriculture et mesnage des champs, Paris, Jamet-Métayer, 1600 ; on compte 25 éditions, édition citée ici : Arles, Actes Sud, 2001. 2. Luisa DOLZA et Hélène VÉRIN, « Dal livre al theatrum di Jacques Besson », introduction à Il Theatrum instrumentorum et machinarum di Jacques Besson, Roma, ed. dell’Elefante, 2001, p. 3-49. 3. Eugénie DROZ, « Jacques Besson, ministre de la parole de Dieu et ingénieur », Chemins de l’hérésie. Textes et documents, t. IV, Genève, Slatkine, 1976, p. 287-288. 4. Ibid. 5. Dans L’art et science de trouver les eaux… (préface, n. p.) ; pour plus de détails, voir Besson, notice sur le site Architectura du CESR [http://architectura.cesr.univ-tours.fr/traite/Auteur/Besson.asp? param=>]. 6. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 1119. 7. Ibid. 8. Ibid. 9. Découverte que Bernard Palissy s’attribue dans son Discours admirable de la nature des eaux et fontaines…, Paris, Martin le Jeune, 1580 ; Jean MARGAT, Didier PENNEQUIN et Jean-Claude ROUX, Histoire de l’hydrogéologie française, Association internationale des hydrogéologues, Comité français de l’hydrogéologie, 2013 (en ligne, ). 10. Serres emploie ce terme dans le sens de « celui qui prend soin de ».

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11. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 86. 12. Ibid., ch. XII et XIV du sixième Lieu ; Jacques BESSON, Art et moyen parfaict de tirer huyles et eaux de tous médicaments…, Paris, Galiot du pré, 1573. 13. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., Lieu I, chapitre VI. 14. Ibid., p. 123. 15. CATON l’ancien, De re rustica, vers – 160 ; il s’agit du traitement des esclaves sur le domaine. 16. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 121. 17. Ibid., p. 122. 18. Secrets de la vraye agriculture, et honnestes plaisirs qu’on reçoit en la mesnagerie des champs, pratiquez et experimentez tant par l’autheur qu’autres experts en ladicte science, divisez en XX journées, par Dialogues, Paris, Chesneau, 1571, p. 11. 19. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 122. 20. Le Dieci giornate della vera agricoltura e piaceri della villa di M. Agostin Gallo, in dialogo, et Le Vinti giornate dell’ agricoltura et de piaceri della villa… 21. Le traducteur est François de Belleforest. 22. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., Préface, p. 61. 23. Publié en 1550 ; Frances A. YATES, L’art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975 ; Paolo ROSSI, Clavis universalis, Grenoble, Éd. Jérôme Millon, 1993. 24. Philippus Melanchton, Initia doctrinae physicae, Wittenberg, Johannes Lufft, 1549, p. 1. 25. Pascal DUBOURG GLATIGNY et Hélène VÉRIN, Réduire en art. La technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, MSH, 2008. 26. Martine GORRICHON « Sources latines d’Olivier de Serres », Bulletin de l’Association d’étude sur l’humanisme, la réforme et la renaissance, n° 50, 2000, p. 45-58. 27. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 63. 28. Ibid., p. 64. 29. Gabriel Alonso de HERRERA (1470-1539), Obra de agricultura copilada de diuersos auctores por Gabriel Alonso de Herrera de mandado del muy illustre y reuerendissimo Señor el cardenal de españa arcobispo [sic] de Toledo, Alcala de Henares, Arnao Guillen de Brocar, 1513. 30. C’est le cas de l’extraordinaire sophistication des règles de production et d’utilisation des engrais ; voir Lucie BOLENS, « De l’idéologie aristotélicienne à l’empirisme médiéval. Les sols dans l’agronomie hispano-arabe », Annales ESC, 1975, vol. 30, p. 106-108 ; Jean BOULAINE, Histoire des pédologue et de la science des sols, Paris, INRA, 1988. Il faut ici citer IBN BASSAL et IBN AL’AWWAN, Le livre de l’agriculture, Arles, Actes Sud, 2000. 31. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 132-134. 32. Ibid., p. 134. 33. « No entienda ninguno que digo ser yo el primer inventor de esta arte de Agricultura… mas digo ser yo el primero que en castellano procuré poner las reglas y arte dello, lo cual cuánto sea trabajoso concordar a las veces discordes autores, cotejar, desechar, escoger, reprobar algunos usos antiguos y modernos, vuestra ilustre señoría lo ve… », G. A. de HERRERA, Obra de agricultura…, op. cit., p. 6. 34. Consolación BARANDA, « Cienza y humanismo : la Obra de agricultura de Gabriel Alonzo de Herrera (1513) », CRITICÓN, 46, 1989, p. 95-108. 35. C’est vrai aussi pour Ibn Luyun, agronome andalou (1282-1349), qui écrit, dit-il, son Traité d’agriculture en vers rajaz, le plus simple et populaire, dans le but de répandre le plus possible les connaissances agricoles, Ibn Luyun : Tratado de agricultura, Granada, Publicaciones del Patronato de la Alhambra y el Generalife, 1988, traduction de l’arabe de J. E. IBÁÑEZ. 36. Les œuvres mathématiques de Simon Stevin…, Leyde, B. & A. Elsevier, 1634. Le Livre de la géographie, p. 126, col. 2. 37. Il faut rappeler aussi que c’est un procédé mis en œuvre systématiquement par les théologiens protestants.

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38. « Es cosa maravillosa el enxerir, que parece que con ello contendemos en igualarnos con la natura, y aun la emendamos muchas veces, que lo que ella hace malo con el enxerir se emienda y lo bueno mejora… », G. A. de HERRERA, Obra de agricultura…, op. cit., p. 120. 39. « La nature incite les poules à couver et eslever leurs petits ; aidant aux poules, leur inclinaison naturelle a esté redigée en art », O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 569 ; à propos de champignons, ibid., p. 873. 40. Ibid., p. 771-772. On ne peut manquer de rapprocher cette invention de celle attribuée en Chine à l’impératrice Leizu : un cocon de ver à soie serait tombé dans sa tasse de thé, d’où elle aurait tiré un fil, aurait eu l’idée de le tisser, etc. L’édition du Théâtre de 1603 et les suivantes comprennent au Livre V un chapitre XVI, « la préparation de l’Escorce du Meurier blanc, pour en faire du linge et autres ouvrages ». Le contenu de ce chapitre fit l’objet d’un petit opuscule (28 p.), La seconde richesse du meurier blanc, qui se trouve en son escorce pour en faire des toiles de toutes sortes, non-moins utiles que la soie, provenant de la feuille d’iceluy. Eschantillon de la seconde édition du Théâtre d’Agriculture, d’Olivier de Serres…, Paris, Abraham Saugrain, 1603. 41. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 85. 42. Ibid., p. 86. 43. Paul TANNERY, « Une correspondance d’écolâtres du XIe siècle », dans Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 41e année, n° 2, 1897, p. 214-221 ; il présente l’article de Victor MORTET, Note historique sur l’emploi de procédés matériels et d’instruments usités dans la géométrie pratique au Moyen Âge (Xe-XIIIe siècles), extrait des Comptes rendus du 2e Congrès international de philosophie, Genève, H. Kündig, [1904]. 44. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 87. 45. Jean VIENOT, Histoire de la Réforme française, Paris, Fisherbacher, 1926-1934, p. 109 ; Jean- Jacques BOUCHER, Le dictionnaire de la soie…, Paris, ed. Lanore, 2014, p. 246. 46. Peut-être parce qu’une fois les œufs acquis et couvés, l’élevage des vers était confié à des paysans. 47. Aussi au XIVe siècle, Le calendrier d’Ibn al-Bannâ de Marrakech (1256-1321 J. -C.), Renaud H. P. J. (trad., éd.), Institut des hautes études marocaines, t. 34, Paris, Larose, 1948. 48. David Scott WILSON-OKAMURA, Virgil in the Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. 49. Ludovico LAZZARELLI, Il Bombyx, Rome, E. Silber, 1495 ; Pier Francesco GIUSTULO DA SPOLETO, De sere seu setivomis animalibus, Rome, G. Mazzocchi, 1500 et 1510 ; Marco Girolamo VIDA, De bombycum cura et usu, Rome, s. n., 1527. 50. Alessandro TESAURO, Della Sereide, Turin, Niccolò Bevilacqua, 1585. 51. À Tours, M. Sifleau ; Henri CLOUZOT, « La sériciculture de Béroalde de Verville », Revue du seizième siècle, 1915, t. 3, Paris, Champion, p. 281-286. 52. Brescia, D. Turlino, 1564 (11 feuillets, 56 p.) 53. Le Dieci giornate della vera agricoltura e piaceri della villa di M. Agostin Gallo, in dialogo, Vinegia, D. Sarri, 1565. 54. Les noms que l’on donne aux vers à soie dans différentes régions d’Italie. 55. Le vinti giornate dell’agricoltura t de pacieri della villa di M. Agostino Gallo…, Venise, G. Percaccino, 1569. 56. Giovanni Andrea CORSUCCIO, Il vermicello dalla seta del Corsuccio da Sascorbaro nuovamente venuto in luce, Rimini, Gio Simbeni, 1581 ; il comprend trois livres dont seul le premier (68 p.) traite du ver à soie. 57. Ibid., p. 39, « se vede per chiara esperianza » ; il s’agit de la première mue des vers et de l’affaiblissement qui s’ensuit accompagné de « una certa malinconia ». 58. Sur le développement de la production en Italie du Nord, Luca MOLÀ, The silk industry of Renaissance Venice, Baltimore, Johns Opkins University Press, 2000.

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59. Charles ESTIENNE, L’agriculture et maison rustique., augmentée par M. Jean Liebaut, Paris, Jacques Du Puys, 1570. 60. L’agricoltura et casa di villa di Carlo Stefano gentil’huomo francese, nuouamente tradotta da caualiere Hercole Cato…, Turin, Ratterij, 1583, p. 194 : « le Donne, che disegnano d’allevar cavalieri da seta, non devono aspettare nè beltà, nè quantità di more de suoi mori usando la foglia a nutrire cavalieri ». 61. Par exemple, Abu Zacaria EBN EL AWAM de Séville, Le livre de l’agriculture, op. cit. 62. G. de LAS CASAS, Arte nuevo para criar seda…, Grenade, R. Rabut, 1581 ; Gabriel Alonso de HERRERA, Agricvltvra general… y los demas autores que hasta agora han escrito desta materia, cuyos nombres, y tratados van à la buelta desta hoja, Madrid, A. Martin, 1620, p. 209-224. 63. Woodrow W. BORAH, « El origen de la sericultura en la Mixteca Alta », Historia mexicana, Collegio de Mexico, vol. 13, n° 1, juillet-septembre 1963, p. 1-17. 64. G. de LAS CASAS, Arte nuevo para criar seda…, op. cit., prologue, fol. 209 v°. 65. Ainsi Léonard FUCHS qui, dans son Historia stirpium commentarii insignes…, Bâle, Isingriniana, 1542, p. 521-524, présente le mûrier et décrit la chronologie des mues du ver à soie ; trad. française Histoire des plantes…, Lyon, G. Rouille, 1558, p. 362-364 ; trad. espagnole par Joan JAVARA publiée à Anvers en 1557. 66. Ce qui est tout à fait conforme aux écrits de catholiques traitant des techniques durant la Contre Réforme. 67. Dans le Château de l’âme ou livre des demeures. 68. Christian ZANIER, « La fabrication de la soie : un domaine réservé aux femmes », Travail, genre et sociétés, 2/2007, n° 18, p. 111-130. 69. A. GALLO, Le Dieci, trad. fr., op. cit., p. 199. 70. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 741. 71. M. VIDA, De bombycum, op. cit., p. 331, p. 71 de la trad. fr. 72. G. A. CORSUCCIO, Il vermicello, op. cit., p. 18. 73. A. GALLO, Le Dieci, op. cit., Belleforest, 1571, épitre. 74. G. de LAS CASAS, Arte nuevo para criar seda, op. cit., fol. 210. 75. Ibid., fol. 230. 76. O. de SERRES, Le theatre, op. cit., p. 759. 77. Ibid., p. 760. 78. Ibid., p. 776. 79. Max WEBER, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004.

RÉSUMÉS

Olivier de Serres a ouvert la voie de la science agricole moderne et de la sériciculture en France. Son important ouvrage, Le Theatre d’agriculture et mesnage des champs, publié en 1600, appartient à une double tradition : celle des écrits sur l’agriculture et celle des écrits sur les arts de la Renaissance. Après une présentation de l’auteur, nous nous attacherons à inscrire cette œuvre dans le contexte de ces traditions. Une dernière partie sera centrée sur la littérature consacrée à l’élevage des vers à soie durant la Renaissance en Europe.

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Olivier de Serres opened the way to modern agricultural science and sericulture in France. His important book, Le theatre d’agriculture et mesnage des champs, published in 1600, belongs to a double tradition: the writings on agriculture and the writings on arts, in the Renaissance. After a presentation of the author, we will try to study this work within the context of both traditions. A final section will focus on the literature dedicated to the breeding of silkworms during the Renaissance in Europe.

INDEX

Mots-clés : expérience, invention, raison, réduire en art et méthode, science pratique Keywords : experiment, invention, practical science, reason, to reduce in art and method

AUTEUR

HÉLÈNE VÉRIN Docteur d’État en philosophie, Hélène Vérin est chercheuse au CNRS en économie, philosophie puis histoire. Ses recherches portent sur l’histoire et la philosophie des techniques et des sciences de l’ingénieur à l’époque moderne. Elle a récemment publié en collaboration Réduire en art, la technologie de la Renaissance aux Lumières (Paris, MSH, 2008) et réédité Entrepreneurs, entreprise. Histoire d’une idée (Paris, Classiques Garnier, 2011).

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La traduction des ouvrages des ingénieurs : stratégies d’auteurs, pratiques de libraires et volonté des princes (1600-1750) Translating engineers’ books: authors’ strategies,booksellers’ practices and princely politics (1600-1750)

Michèle Virol

1 Les multiples écrits des ingénieurs concernent plusieurs sujets : armée, attaque et défense des places, artillerie et balistique, architecture militaire et civile, construction de bateaux, hydraulique, ponts et routes, cartographie, mathématiques appliquées au toisé et à l’arpentage, mais aussi récits de siège ou descriptions de villes et de ports. Au XVIIe siècle et dans la première moitié du XVIIIe siècle, la profession d’ingénieur est en pleine mutation, avec une spécialisation qui s’affirme progressivement jusqu’au milieu du XVIIIe siècle. Certains ont un brevet d’ingénieur et servent dans l’armée de terre ou dans la marine ; d’autres sont ingénieurs volontaires, engagés pour une campagne ou pour certains travaux ; d’autres enfin sont ingénieurs civils, effectuant des travaux d’architecture civile, de voirie, d’ouvrages d’art ou de cartographie. Rares sont ceux qui maîtrisent la totalité des compétences possibles et peu nombreux ceux qui ont laissé des écrits, souvent manuscrits, qui ont parfois circulé sous forme de copies ou d’extraits. Pour ceux qui ont été édités, le rôle joué par les libraires qui s’orientent vers une spécialisation, est essentiel1. Quant aux ingénieurs militaires dont il est question dans cet article, ils se chargent des traductions2 en fonction de la demande liée à l’actualité des guerres, à la curiosité des princes ou à l’attrait pour les techniques de l’ennemi.

2 Les ouvrages de fortifications étant souvent secrets, la demande peut être forte au moment des conflits et les éditions pirates plus nombreuses. Des ouvrages peuvent servir de manuels d’enseignement dans le cadre du préceptorat nobiliaire, mais aussi dans les collèges jésuites et oratoriens où l’enseignement de la fortification vient

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compléter celui des mathématiques. Quand les académies et les écoles d’ingénieurs se développent à la fin du XVIIe siècle, mais surtout à partir des années 1740, des ouvrages sont réédités et traduits, mais surtout compilés dans des recueils éclectiques.

3 De cette multiplicité de situations se dégagent les grandes lignes qui permettent de distinguer dans les traductions, donc dans la décision de permettre l’accès du texte à un lectorat étranger, des stratégies personnelles d’auteurs soutenues par des politiques de traduction de libraires imprimeurs3. Quant aux langues utilisées pour ces traductions, elles posent plusieurs questions relatives au maintien du latin au XVIIe siècle et à l’usage d’une langue vernaculaire commune aux ingénieurs.

4 Les ingénieurs des XVIIe et XVIIIe siècles sont très mobiles en raison des nombreux conflits qui leur permettent de changer d’employeurs, des politiques religieuses (la révocation de l’édit de Nantes en 1685) ou dynastiques (la diaspora des partisans de Jacques II Stuart, les Jacobites) ou de carrières contrariées. La constitution, au XVIIe siècle, des corps nationaux d’ingénieurs a facilité l’incorporation de certains ingénieurs, mais a contraint les « laissés pour compte » à rechercher un emploi dans un autre pays. La rédaction d’un traité qui permet la démonstration de savoirs théoriques et pratiques, constitue parfois un outil essentiel pour la recherche d’un nouvel employeur.

5 Cette présentation ne se veut pas exhaustive mais souhaite, à partir d’exemples, proposer un état de la question en mettant en évidence, d’une part, des stratégies d’auteurs, d’autre part, des politiques de traduction.

Les traductions, reflets de la mobilité des ingénieurs militaires et des stratégies d’auteurs

6 Les ingénieurs écrivent souvent pour faire connaître leurs compétences, particulièrement auprès des princes, rois ou hauts commanditaires qui les emploient ou sont susceptibles de le faire. Ils peuvent modifier la langue de publication selon les circonstances, pour la recherche d’un mécène, ou en fonction de la finalité de l’ouvrage, qu’il s’agisse de la divulgation de nouveautés ou d’une synthèse destinée à la formation des ingénieurs.

7 Les ingénieurs italiens du XVIe siècle, très recherchés dans toute l’Europe, ont publié en italien, ce qui a limité la diffusion de leurs ouvrages. Leurs traités sont cependant présents dans les bibliothèques des nobles ou des ingénieurs européens, comme en témoignent les ex-libris des ouvrages conservés à la bibliothèque Mazarine, à l’exemple de ceux du médecin Girolamo Maggi et du capitaine Jacomo Castriotto, Della fortificatione delle citta, Venise, 15644.

8 La cour de France, qualifiée « d’italienne » dans l’entourage de Catherine de Médicis, constitue en cela une clef de compréhension de la fréquence de la possession d’ouvrages en italien dans les bibliothèques de nobles français (notamment à partir de l’avènement d’Henri II, son époux, en 1547 jusqu’à la fin de sa régence officielle puis officieuse en 1574, avec le retour de Pologne de son fils Henri III). Des livres peuvent circuler sans être traduits, associés à d’autres textes dans des recueils collationnés. Citons un recueil du XVIIe siècle, conservé à la bibliothèque Mazarine, comprenant la Difesa o vero Riposta de Silvio Maggieri (1639), dédicacée au prince D. Tadeo Barberini, préfet de Rome et généralissime de la sainte Église, le Traité d’escrime de Hyeronimo

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Cavalcabo, traduit en français par Villamont (Paris, 1595), et une Instruction sur le fait d’artillerie, circonstances et dépendances d’icelle et sur quoy les officiers sont ordinairement interrogés par un grand maitre5. Les ouvrages d’ingénieurs italiens réputés sont néanmoins traduits, comme El Capitan de Girolamo Cataneo (Brescia, 1564), traduit en français à Lyon en 1574, 1589 et 1593, puis en latin et en français en 1600, avant une traduction allemande en 16066. D’autres traités italiens traduits en français pourraient être cités, comme ceux de Girolamo Zanchi (1516-1590) ou de Carlo Theti (1529-1589).

9 Les traductions peuvent être facilitées lorsque ces ingénieurs servent pendant plusieurs années dans un pays. Ainsi, Aurelio di Pasino de Ferrare (c. 1510-1584), au service du duc de Bouillon, publie à Anvers en français un Discours sur plusieurs poincts de l’architecture de guerre, concernant les fortifications tant anciennes que modernes (1578), ou Augustino Ramelli (1531, Milan-1600), après une carrière italienne, passe au service du roi Henri III et publie à Paris, en 1588, en français et en italien, Diverses et artificieuses machines, traduites en allemand, à Leipzig, en 1602. Le Romain Pietro Sardi qui travaille dès 1604 en Espagne, participe à diverses campagnes et publie six traités d’architecture militaire et d’artillerie entre 1618 et 1642 ; son ouvrage Corno dogale della architettura militare, 1618, est traduit par J. de Zetter, en français et en allemand, à Francfort, en 16237.

10 Au début du XVIIe siècle, les ingénieurs de langue française se font plus nombreux et leur mobilité est attestée. Le célèbre Dieppois Salomon de Caus (1576-1626) exerce ses talents d’architecte et d’ingénieur, en particulier dans le domaine de l’hydraulique, au service de plusieurs cours européennes. Précepteur du prince Henry de Galles, il publie en français, à Londres, La perspective avec la raison des ombres et miroirs (1611) ; l’ouvrage est aussi édité à Francfort, toujours en français. Cependant, lorsque Salomon passe au service de l’Électeur Palatin Frédéric V, avec la fonction d’ingénieur des bâtiments et jardins, l’ouvrage qu’il publie à Francfort, chez Jan Norton en 1615, Les raisons de forces mouvantes avec diverses machines tant utilles que plaisantes – un des premiers traités de mécanique appliquée essentiellement à l’hydraulique – est immédiatement traduit en allemand, chez le libraire français Abraham Pacquart, avec une dédicace à la princesse Élisabeth, fille de Jacques Ier Stuart et épouse de Frédéric V 8. Cette traduction simultanée s’explique par le lieu de publication (Francfort) et la langue de l’auteur.

11 Un autre Français témoigne de l’usage du latin, en fonction du sujet abordé, du dédicataire et du lieu de publication. L’ingénieur toulousain Antoine de Ville (1596-1657) a servi successivement le roi de France et le duc de Savoie qu’il a suivi aux Pays-Bas en 1626. Il a voyagé en Italie centrale et dans le Royaume de Naples, avant de passer, en 1632, au service de la République de Venise, pour laquelle il a effectué de nombreuses missions d’inspection aux confins de la République. C’est en Italie qu’il compose son premier grand ouvrage, Les fortifications, écrit en français et publié chez Irénée Barlet, à Lyon, en 1628, réédité cinq fois au cours du XVIIe siècle, à Paris, Lyon et Amsterdam9. Au cours du XVIIe siècle, des passages de ce traité sont traduits dans des ouvrages allemands et anglais sur les fortifications. La première traduction intégrale ne paraîtra qu’en 1760 à Francfort10. De Ville est un homme cultivé qui écrit en latin plusieurs petits ouvrages11 avant d’offrir à Louis XIII, après son retour en France, la relation du siège de Corbie, en latin12, hommage au souverain d’un homme de guerre et de lettres.

12 Ses publications suivantes sont celles d’un ingénieur, maître dans l’art des sièges. Elles sont rédigées en français pour une large diffusion : Le siège de Hesdin (Lyon, 1639) et De

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la charge de gouverneurs des places (Paris, 1639) avec une dédicace au cardinal de Richelieu. Ce dernier ouvrage, bien que consacré à la logistique militaire, est accompagné d’un abrégé de la fortification. Il sera réédité en 1640, 1656 et 1666, puis revu et corrigé à Amsterdam, chez Abraham Wolfgang, en 1674, et enfin traduit en néerlandais à Amsterdam, en 1676. La réputation d’Antoine de Ville est encore vive en 1685, notamment chez ses homologues d’autres pays européens, comme Johann Jacob Werdmüller qui traduit l’ouvrage en allemand13. Ce dernier est ingénieur, auteur du Der Ingenieure Probierstein (Georg Schiede, 1685) et déjà traducteur du traité de fortifications de l’ingénieur français Blaise Pagan, en 168414. De même, la traduction portugaise du Gouverneur des places est due à l’officier ingénieur Antonio Pedrozo Galram, en 1708, en pleine guerre de succession d’Espagne15. La traduction est assurée par un ingénieur qui maîtrise les termes techniques et est capable de comprendre les démonstrations et les nouveautés d’un ouvrage de fortifications, compétence qui est susceptible d’assurer un plus grand succès à la traduction.

13 La mobilité des ingénieurs est une clef de compréhension des lieux d’édition de leurs ouvrages et des traductions quasi simultanées dans la langue du pays dans lequel ils sont employés. Certains sont toutefois contraints de publier en plusieurs langues, tels les Espagnols qui servent dans les Pays-Bas espagnols. Ainsi, le grand ingénieur espagnol, directeur de l’Académie royale et militaire des Pays-Bas, Sebastian Fernandez de Medrano, a publié à Bruxelles El Ingeniero (L. Marchant, 1687). Quelques années plus tard en 1696, il donne des précisions intéressantes dans la préface de l’édition française, L’ingénieur pratique ou l’architecture militaire et moderne, contenant la fortification régulière et irrégulière […] la manière d’attaquer et défendre une place […] qu’il dédie à Joseph Ferdinand, prince électoral de Bavière : « Quantité de personnes tant de ses sujets que d’autres qui ignorent la langue espagnolle, ayant trouvé beaucoup de difficulté à bien comprendre tout le fort des différents livres que j’ay mis au jour… je n’ay pû refuser aux pressentes solicitations qu’ils m’ont faites, pourque du moins je voulusse permettre qu’on traduise en langue Françoise, le Traité de ma Fortification et de ma Geometrie ; mais après avoir commis ce soin à deux ou trois personnes intelligentes dans l’une ou l’autre langue, j’ai trouvé que dans ce qu’ils avaient commencé à traduire, la doctrine et les maximes contenues dans l’original espagnol n’y etoient pas expliquées assez clairement etc c’est ce qui a été cause que je n’ai pas voulu que l’on poursuivit la traduction ; mais mes disciples s’étant opiniatrés de nouveau à m’en solliciter, j’ai à la fin résolu de la faire moy-même et d’y ajouter quantité de choses dont il n’est pas parlé dans l’espagnol. Je me suis dépouillé de tout amour propre, et j’ai entrepris cet ouvrage, moy qui suis espagnol de naissance et peu versé dans la manière d’écrire des François16. »

14 Publier dans la langue de son protecteur et patron est aussi une stratégie fréquente de la part d’ingénieurs qui savent que leur emploi dépend du bon vouloir du prince. C’est pourquoi il est intéressant de suivre les différentes éditions d’un même ouvrage et les épîtres dédicaces qui les introduisent.

15 Les libraires des Provinces-Unies sont toujours à la recherche de manuscrits traitant de sujets demandés par un lectorat éclairé et intéressé par les écrits des ingénieurs. Les ouvrages en bas allemand ou en hollandais sont souvent rapidement traduits en français, en raison de l’intérêt pour ces techniques en France, mais aussi parce que les lecteurs peuvent être plus nombreux dans le pays le plus peuplé d’Europe. La présence de huguenots réfugiés dans les villes de Leyde, Amsterdam ou La Haye permet une traduction rapide en français ou a contrario en néerlandais17.

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16 L’un des traités de fortifications les plus répandus dans l’Europe du début du XVIIe siècle est la Fortification ou architecture militaire tant offensive que defensive, de Samuel Marolois, mathématicien et ingénieur (c. 1572-1627), descendant de huguenots français établis en Hollande. L’ouvrage est publié, en 1614, à La Haye, chez H. Hondius, comme une partie de Opera mathematica ou Œuvres de mathématiques traictans de Geometrie, perspective, architecture et fortification par l’éditeur amstellodamois Jan Janssen. Il a été corrigé et augmenté en français par Albert Girard, mathématicien et ingénieur des armées de Frédéric de Nassau. Albert Girard en a assuré les traductions en néerlandais en 1627-1628, puis en latin en 163818.

17 Il est possible de mettre en évidence les liens entre la publication et la traduction d’un ouvrage et les stratégies de carrière d’un ingénieur, en s’intéressant, par exemple, à Mathias Dögen, dont le cas n’est pas singulier et reflète la nécessité pour un ingénieur d’intégrer la clientèle d’un puissant commanditaire. L’ingénieur Matthias Dögen (1605/1606-1672) est originaire de Drambourg, en Haute-Saxe. Peu d’informations sur sa famille et sur sa formation subsistent, mais on sait qu’il a suivi les cours de la fameuse école de mathématique de Leyde, la Duytsche Mathematique, fondée en 1600 par Maurice de Nassau pour la formation des mathématiciens, des ingénieurs militaires et des arpenteurs-géographes, et dont les cours ont été organisés par Simon Stevin19. Il entre rapidement au service des Provinces-Unies comme quartier-maître dans l’amirauté, ce qui le rapproche du Stathouder Frédéric-Henri de Nassau, prince d’Orange, qui l’encourage à publier son ouvrage Architectvra militaris moderna en 164720.

18 Cette première édition en latin est réalisée chez le célèbre imprimeur d’Amsterdam, Louis Elzevier, et l’épître dédicatoire est adressée au prince. La mort de ce dernier, le 14 mars 1647, contraint Mathias Dögen à se placer sous la protection de son fils et successeur, Guillaume II d’Orange, auquel il dédie l’édition française de 1648, assurée aussi par L. Elzevier. Toutefois, Matthias Dögen est resté fidèle à son « souverain naturel », l’électeur de Brandebourg Georges Guillaume I Hohenzollern, qui l’emploie comme agent diplomatique et auquel il adresse chaque semaine des informations sur les événements survenus à Amsterdam. En 1640, il renouvelle sa fidélité à son fils et successeur, Frédéric-Guillaume, qui renforce ses liens avec les Provinces-Unies en épousant, en 1646, Louise d’Orange-Nassau, fille de Frédéric-Henri de Nassau. À l’occasion de la venue, pour une mission diplomatique, de l’électeur à La Haye en 1648, Matthias Dögen lui remet et lui dédicace la partie de son ouvrage en latin consacrée à l’attaque et à la défense des places, puis la traduction allemande, sa langue maternelle, éditée par Elzevier la même année.

19 L’important rayonnement de l’ouvrage de Matthias Dögen tout au long de la seconde moitié du XVIIe siècle s’explique en grande partie par la politique de traduction suivie par l’éditeur Louis Elzevier qui a demandé, en 1648, une traduction à l’écrivain huguenot vivant en Hollande, Helie Poirier, connu pour ses poèmes. L’ouvrage circulant en français et en allemand était assuré d’un large lectorat et l’auteur, bien qu’allemand, faisait honneur à la formation dispensée par l’école mathématique de Leyde21. La fidélité de Dögen à Frédéric-Guillaume, surnommé le Grand, est récompensée. L’électeur, décidé à entreprendre de grands travaux, fait appel à l’ingénieur qui revient ainsi en Brandebourg au début des années 1650, avec le titre de conseiller grand-ducal pour les fortifications. Il participe en 1658 et 1659, aux travaux de fortification de Berlin sous la direction de l’architecte autrichien Johan Gregor Memhardt et à la création de la flotte de Brandebourg décidée par le prince électeur.

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20 Les exemples de Marolois et de Dögen attestent du maintien du latin dans certaines éditions d’ouvrages d’ingénieurs de la première moitié du XVIIe siècle, tandis que les éditions en flamand (ou bas allemand) et français tendent à devenir progressivement la règle au milieu du siècle.

Les politiques de traduction et leurs limites

21 Les stratégies personnelles d’édition et de traduction ont été possibles grâce à certains éditeurs qui en ont assuré les publications et ont compris l’intérêt des éditions simultanées en plusieurs langues.

22 La politique de publication des Elzevier, illustre famille de typographes néerlandais d’origine brabançonne (de Louvain), très actifs au XVIIe siècle à Leyde (ils sont imprimeurs-jurés de l’université de Leyde) et à Amsterdam, servira d’exemple pour mettre en évidence quelques traits caractéristiques des politiques de traduction des ouvrages d’ingénieurs.

23 Les Provinces-Unies, carrefour de l’Europe occidentale, premier pays à développer une formation pour les ingénieurs et terre d’accueil pour les huguenots français, sont favorables aux ingénieurs ambitieux. Une famille d’imprimeurs-libraires émerge au XVIIe siècle, les Elzevier. Spécialisés dans les éditions des classiques latins dans le format in-12, ils impriment aussi des ouvrages en français, soit des copies d’ouvrages régulièrement publiés en France avec privilège, soit des éditions originales de textes considérés comme subversifs ou licencieux (les petits in-12 peuvent aisément circuler en contrebande, en feuilles, dans des tonneaux, par exemple), ou dont les auteurs souhaitent tester l’accueil de leurs écrits par le public avant de les faire éditer en France. Proches de l’école mathématique de Leyde, ils y éditent en français les ouvrages scientifiques de Simon Stevin ou encore de Galilée, par exemple les Discours concernant deux sciences nouvelles, en 163822.

24 Bonaventura Elzevier et Abraham Elzevier publient plusieurs écrits d’ingénieurs à l’image de ceux déjà mentionnés d’Antoine de Ville en 1640, le traité en plusieurs langues de Matthias Dögen en 1648, mais aussi, déjà en 1643, l’ouvrage Elementorum architecturae militaris Libri I, dédié à Frédéric III, futur roi de Danemark et de Norvège, du silésien Nicolaus Goldman (1611-1665), professeur à l’école de Leyde. Deux ans plus tard, Elzevier édite la traduction française, La nouvelle fortification, que l’auteur dédicace au Stadhouder Frédéric-Henri de Nassau23.

25 Le latin est progressivement abandonné dans les ouvrages techniques dès le début du XVIIe siècle, notamment dans les Provinces-Unies, les Pays-Bas espagnols et la France, alors qu’il se maintient plus nettement pour les ouvrages scientifiques, notamment en Angleterre et dans l’Empire24. Les Elzevier s’adaptent et assurent dans la seconde moitié du siècle les publications et traductions du hollandais, de l’allemand et du français, mais ils ne dominent plus le marché du livre technique.

26 La notoriété des ingénieurs français assure le succès de leurs publications dans une Europe qui craint et admire le royaume de France. Contrepartie parfois regrettable, les lecteurs qui veulent percer les secrets et les faiblesses éventuelles de ces ingénieurs sont les clients assurés d’éditeurs parfois peu scrupuleux sur l’exactitude du texte ou son attribution.

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27 Témoigne de cette notoriété François Blondel, architecte puis ingénieur du roi, nommé, en 1656, lecteur de mathématiques et de fortification au Collège Royal et, en 1673, précepteur du Grand Dauphin pour les mathématiques. Il a fait circuler une forme manuscrite de sa théorie sur les fortifications, publiée sous le titre de Nouvelle manière de fortifier les places, à Paris, chez Nicolas Langlois, en 1683. La publication est rapidement suivie d’autres éditions en français à La Haye (1684, 1686, 1688, 1711), Londres (1684), Paris (1693, 1699) et Amsterdam (1699)25. Deux traductions seulement ont été effectuées alors que le livre est présent dans de nombreuses bibliothèques d’Europe en français : une traduction allemande, à Nuremberg, chez Johann Hoffmann, en 1686, puis une traduction russe par Ivan Zotov, à Moscou, en 171126. Il est remarquable que le livre circule essentiellement en français, signe possible de la domination des théoriciens français de la fortification.

28 Le deuxième auteur très prisé est Alain Manesson-Mallet, ingénieur français qui a servi au Portugal avant d’être nommé maître de mathématiques des pages de la petite Écurie du roi de France. Une première publication vraisemblablement pirate d’un traité, Les travaux de Mars, ou la fortification nouvelle, est faite à Paris, Jean Hénault & Claude Garbin, 1671-1672, et à Amsterdam, chez Jacob von Meurs qui publie la même année une traduction allemande et une autre hollandaise27. Devant le succès, l’auteur revoit son texte et le publie simultanément sous le titre des Travaux de Mars ou l’art de la guerre […] à Paris (D. Thierry, 1684-1685) et Amsterdam (Jan et Gillis Janson, à Waesbergue & Compagnie), dans une impression moins soignée mais qui a servi à la traduction russe par Zotov sur les presses du tsar Pierre Le Grand en 172028. L’ouvrage a été deux autres fois traduit en hollandais (Amsterdam, Wolfgang Waasbergeb, Boom, von Someren und Goethals, 1687, et Leyde, Pieter van der Aa, 1695) et réédité en français à Amsterdam, Henri Desbordes, 1696, et à La Haye, Adrin Moetjens, 1696.

29 Cependant, la notoriété d’un ingénieur peut conduire les libraires-imprimeurs qui sont à la recherche de ventes lucratives, à publier des textes faussement attribués ou approximatifs. Un exemple permettra de saisir les difficultés d’attribution des textes et le succès d’auteurs qui se font une spécialité de faire connaître la méthode du célèbre ingénieur français, Vauban.

30 En l’absence de publication de Vauban sur la fortification, ce sont d’autres auteurs qui ont repris à leur compte son savoir-faire en architecture militaire. En Angleterre, la connaissance dans ce domaine et dans celui de la guerre de siège est considérée par l’aristocratie anglaise de la fin du XVIIe siècle comme nécessaire à la formation de sa jeunesse. Les ouvrages anglais portant sur le savoir des ingénieurs militaires consacrent à Vauban un chapitre29 et les auteurs qui sont traduits en anglais se présentent toujours comme ses élèves ou comme connaisseurs de sa méthode de fortification. C’est le cas de l’abbé Du Fay, Manière de fortifier selon la méthode de Mr de Vauban, Paris, Coignard, 1681, ou du chevalier de Cambray, Manière de fortifier de M. de Vauban, Amsterdam, Pierre Mortier, 1689, réédités sous leurs deux noms à Paris (Vve Cramoisy, 1694)30. L’ouvrage du chevalier de Cambray est traduit par Abel Swall, à Londres, dès 1691, avec des éditions progressivement enrichies en 1693, 1702, 1748 et 176231, puis c’est le tour de La manière de fortifier d’après Vauban de l’abbé du Fay, associée à un traité de fortification de Jacques Ozanam revu par Jacques Desaguliers, en 171132. Toujours de seconde main, les écrits d’un autre huguenot exilé, Abel Boyer, accordent une place prépondérante à Vauban. Il écrit, en 1701, The Draughts of the Most Remarkable Fortified Towns of Europe, avec une dédicace à Henry, Earl of Galloway,

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« protecteur des refugiés religieux français33 ». Ainsi, Vauban est connu en Angleterre par la traduction ou l’édition de ces traités de deuxième main34, comme il l’est en Allemagne, en Espagne et en Italie35.

31 Quand l’enseignement de la fortification est régulièrement assuré à l’Académie royale de Woolwich créée en 1741, le texte de Charles Goulon (ou le Goulon ou Goullon), un des élèves de Vauban, comprenant Mémoires pour la défense et l’attaque des places, augmenté de deux mémoires de Vauban, « La relation du siège d’Ath » et le « Directeur des fortifications36 », édition de 1730, est traduit à Londres en 1745. Charles Goulon, huguenot originaire de Metz, capitaine des mineurs, a quitté la France en novembre 1685 et est passé au service de Guillaume d’Orange, puis à celui de l’empereur Habsbourg. Lorsque son texte est publié, en 1706, à Wesel, dans la Nouvelle fortification, tant pour un terrain bas et humide, du baron van Coehoorn, il possède le titre d’ingénieur et généralissime de l’empereur. Outre de nombreuses éditions à Amsterdam et à La Haye, les traductions allemandes se sont succédées et une traduction en suédois de 1728 atteste du crédit accordé à l’auteur dans la détention des savoir-faire de Vauban37.

32 Il est instructif de constater que le traité Architectura civili-militaris (Nuremberg, 1702) du grand ingénieur allemand L. C. Sturm, qui a eu de très nombreuses rééditions allemandes jusqu’en 1755, puis deux traductions suédoises en 1794 et 1795, n’a pas été traduit en français. En revanche, son Der wahre Vauban oder der von den Deutschen und Holländer verbesserte franzoösische Ingenieur (1703) a été traduit à La Haye (N. Wilt, 1708 et 1710) sous le titre Le véritable Vauban se montrant au lieu du faux Vauban. La mention du nom de Vauban dans le titre impose la nécessité d’une traduction, même si Sturm y développe ses propres idées. Les ouvrages de fortification allemands n’étant pas traduits en français, Sturm utilise cette forme de supercherie.

33 Comment comprendre la publication à La Haye, en 1685, chez Van Bulderen, du Directeur des fortifications de Vauban ? Ce dernier n’a jamais voulu publier l’ouvrage, mais le manuscrit a probablement été remis au libraire par un ingénieur huguenot, l’année de la révocation de l’édit de Nantes. C’est à La Haye aussi qu’en 1737, trente ans après le décès de Vauban, sera publié, avec beaucoup d’erreurs, un Traité de l’attaque et de la défense des places par le maréchal de Vauban. Le libraire hollandais Pierre de Hondt qui avait obtenu une (mauvaise) copie du manuscrit du « Traité de l’attaque des places » rédigé en 1704 pour le duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, a publié, à la suite, un mémoire sur la Défense des places qu’il attribue sans vérification à Vauban. On sait que le maréchal a composé, en 1706, de sa propre initiative, un mémoire sur la défense des places resté inachevé en raison de son décès. La « Défense des places » n’a pas circulé sous forme de copies, aussi le libraire a-t-il pris (en toute bonne foi ?) le manuscrit portant le même titre et rédigé par l’ingénieur Guillaume de Lafon de Boisguérin, seigneur des Houlières (1621-1694), pour celui de Vauban. Ce dernier connaissait l’écrit de l’ingénieur qui avait travaillé sous sa direction à la citadelle de Lille et à celle de Tournai38, mais il en récusait le contenu, comme l’atteste le jugement sans appel en marge du manuscrit conservé dans ses archives : « Cet écrit est de quelqu’un qui a de l’esprit et ne s’explique pas mal et qui a vu quelques sièges, soit pour attaquer ou pour défendre, mais qui n’a nul principe, et qui, en un mot, n’est pas ingénieur39. »

34 L’erreur d’attribution du texte se poursuit dans l’édition suivante par Jean et Herman Verbeeck, à Leyde, en 174040. Le nom de Vauban assurant un succès de vente pour les libraires, ceux-ci publient sans vérification des écrits qui lui sont attribués41. Le Traité de

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la Défense des places qui n’est pas de Vauban, a été traduit en une quinzaine de langues dont l’espagnol, en 1743, par l’ingénieur Ignacio Sala qui a fait confiance aux libraires de La Haye et a commenté de manière critique le mémoire, y ajoutant même des nouveautés aux paragraphes 4, 5 et 642. Il faudra attendre l’édition critique du baron Valazé, en 1829, pour que le véritable Traité de défense des places de Vauban soit connu43.

35 La rivalité entre les ingénieurs emblématiques de techniques « nationales » à la fin du XVIIe siècle encourage les libraires sans scrupules à faire circuler des ouvrages erronés. L’ingénieur hollandais Menno Van Coehorn en est un exemple. Un article récent de Philippe Bragard permet de mieux connaître celui qu’on a surnommé le Vauban hollandais44. Il a dirigé les sièges pour Guillaume d’Orange, Stathouder des Provinces- Unies puis roi d’Angleterre, lors de la guerre de la Ligue d’Augsbourg puis de Succession d’Espagne, et a publié Nieuwe vestingbouw op een natte of lage horisont […] à Louvain, en 168545. La traduction française, Nouvelle fortification, tant pour un terrain bas et humide que sec et élevé, La Haye, 1706, est dénoncée par l’abbé Deidier, en 1742, comme mauvaise, tout comme le texte original « écrit dans un néerlandais parfois obscur » : « À peine s’est-on engagé dans cette lecture qu’on y trouve tant de manières obscures de parler, qui viennent peut-être de la part du traducteur peu versé dans la langue, si peu d’éclaircissemens touchant les constructions que l’auteur ne se donne pas la peine de détailler, tant d’affectation de cacher sa manière de faire les revêtemens, et les chicanes qu’il pourroit ajouter dans ses ouvrages, un détail si ennuyeux de la défense qu’on peut opposer, selon les différentes attaques qu’on y feroit à ses places, et enfin des parallèles si longs de ses systèmes avec ceux de M. de Vauban, qu’on n’a ni le courage ni la patience de parcourir cet ouvrage jusqu’au bout46. »

36 Philippe Bragard ajoute47 : « Et force est de constater que même le titre français trahit l’original dans lequel il n’est pas question de terrain “sec et élevé”. » Malgré ces difficultés de compréhension, l’ouvrage est publié par J. V. Wesel en français, en 1705, puis en allemand, en 1708 (et 1718), de nouveau en allemand à Düsseldorf, en 1709, mais aussi en anglais, à Londres, en 1705 et 1725, et enfin en russe, à Moscou, en 1709.

37 Nous avons vu que les imprimeurs-libraires hollandais ont souvent assuré les traductions en français des ouvrages hollandais et même allemands grâce aux huguenots, alors que les imprimeurs-libraires français n’avaient pas publié d’ouvrages étrangers, certainement à cause du plus grand nombre et de la réputation des ingénieurs français. Ainsi, les ouvrages allemands les plus connus, comme ceux de Georg Rimpler qui publie, dès 1671, Kriegs-Bau-Kunst, à Frankfurt, réédité en 1674, 1678, 1719, ceux de L. N Sturm vus précédemment ou ceux des ingénieurs anglais, de Paul Ive (1689) à John Muller (1746, avec huit éditions de 1755 à 1807) ne sont pas traduits en français, alors que ce dernier, par exemple, est traduit en espagnol par D. M. Sanchez Taramas (T. Piferrer, 1769)48.

38 Cependant, la politique d’édition et de traduction de certains souverains peut attester de la pénurie d’ingénieurs dans leur royaume et de l’aire d’influence des autres pays. C’est le cas de la Russie du tsar Pierre Ier49. Si nous prenons l’exemple de la fortification, cinq auteurs sont traduits entre 1708 et 1711, reflet de l’influence des Hollandais et des Allemands sur le tsar50, alors que la méthode de Vauban d’après l’abbé du Fay ne sera traduite qu’en 1724, à Saint-Pétersbourg, par Vasilij Suvorov (1705-1775), ordonnance et traducteur du tsar, sous un titre que l’on peut traduire par Bonne manière de fortifier les villes51.

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39 Les traductions ont été difficiles en raison des lacunes en vocabulaire technique de la langue russe. Les premières traductions comportent beaucoup de termes allemands, impossibles à traduire, et par la suite les termes de la fortification, de l’artillerie et de l’hydraulique sont empruntés au français, autre signe de la prééminence des ingénieurs français.

Conclusion

40 Les traductions des ouvrages de certains ingénieurs militaires reflètent la réputation de ces derniers comme poliorcètes, théoriciens de la guerre, architectes ou techniciens hydrauliques. Le latin qui a été la langue commune des ingénieurs du XVIe siècle, se maintient jusqu’à la première moitié du XVIIe siècle dans l’aire germanique, mais le français est très souvent la langue de traduction de ces ouvrages. Le pays le plus peuplé d’Europe acquiert, sous Louis XIV, une suprématie dans l’art des sièges et de la fortification au cours d’un long règne marqué par l’omniprésence de la guerre et par un programme de construction de places fortes inégalé. Plusieurs centaines d’ingénieurs ont été recrutés et ont servi en France, faisant de ce royaume un pôle attractif pour ceux qui souhaitent publier. Les éditeurs savent qu’il existe un lectorat francophone conséquent, puisque le français devient la langue des élites, d’où leur stratégie de traduction. A contrario, les éditeurs de traités français n’ont pas jugé nécessaire de les traduire en d’autres langues.

NOTES

1. C’est ce qui apparaît à Paris pour les livres scientifiques, voir notamment Sabine JURATIC, « Publier les sciences au 18e siècle : la librairie parisienne et la diffusion des savoirs scientifiques », Revue du XVIIIe siècle, La République des sciences. Réseaux des correspondances, des académies et des livres scientifiques, n° 40, 2008, p. 301-313. Les Elzevier à Leyde et Amsterdam, les Jombert à Paris ou Z. de Zetter à Francfort sont des exemples de ces libraires. 2. Les études qui traitent de la traduction à la période moderne ne se sont pas intéressées à ces livres techniques avant la publication dirigée par Yves CHEVREL, Annie COINTRE et Yen-Maï TRAN- GERVAT, Histoire des traductions en langue française, XVIIe et XVIIIe siècles (1610-1815), Lagrasse, Éditions Verdier, 2014 ; voir Patrice BRET et Ellen MOERMAN, « Sciences et arts », notamment p. 595-722. 3. Sur l’interaction entre auteurs et éditeurs, Roger CHARTIER, La main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, Collection Folio histoire (n° 243), 2015. 4. L’exemplaire de la bibliothèque Mazarine, 2° 4816 D, est au chiffre du cardinal de Richelieu, l’exemplaire de la Bnf est à celui de Gaston d’Orléans. Notons que le Raggiomento sopra le fortezze della Francia (Venise, 1588), de Girolamo Castriotto, a été traduit en allemand : Raisonnement über die französischen Festungen, Giessen, 1620. 5. Difesa, o vero Riposta ad alcune obbiettioni fatte alla forticatione italiana da diversi, de Silvio Maggieri d’Urbino, all’ illustriss. Ed eccellentiss. Signor, e padron moi colendissimo il sig. Principe D. Tadeo Barberini prefetto di Roma, e Generalissimo di S. Chiesa, Roma, per Antonio Landini, 1639, 111 p.

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in-12°, sans dessins ni plans ; le traité d’escrime de Hyeronime Caluacabo, de Bologne, est traduit par le seigneur de Villamont, chevalier de l’ordre de Jérusalem, à Paris, chez Claude Montr’œil et Jean Richer, 1595. Dédicace au comte de Brisac, maréchal de France, 27 p. ; l’Instruction sur le fait d’artillerie, circonstances et dépendances d’icelle et sur quoy les officiers sont ordinairement interrogés par un grand maître, avec privilège, Paris, 1636. 6. Le capitaine de Jerosme Cataneo contenant la manière de fortifier les places assailir et défendre, tout revue, corrigée et augmentée par l’auteur, Lyon, de Tournes, 1574 ; Lyon, 1589 ; Lyon, Jacques Roussin, 1593. À Lyon, Jean de Tornes publie, en 1600, en latin Hier. Cataneus de arte bellica, et en français. En allemand, Herrn Cataneos Neu Gespräch…, Eisenach, 1606. 7. Couronne impériale de l’architecture militaire, c’est-à-dire Vraye et artificieuse introduction à la fortification pour tous lieux et contre tous les efforts de l’assaillant, par Pierre Sardi, […] traduit en langue françoise. Sur la fin sont adjouttez quelques principes de la géométrie pris des escripts d’Euclyde servans à l’architecture militaire, Francfort, impr. par H. Paltheni, 1623, aux frais de J. de Zetter, éditeur et traducteur., in-fol., pièces limin., 83 p., pl., BnF V 2283. 8. Les raisons des forces mouvantes auec diverses machines tant utilles que plaisantes ausquelles sont adjoints plusieurs desseings de grotes et fontaines, par Salomon de Caus, ingenieur et architecte de son altesse Palatine electorale, par W. Richter, à Francfort en la boutique de Jan Norton, 1615, traduit en allemand Von gewaltsamen Bewegungen : Beschreibung etlicher, so wol nützlichen alß lustigen Machiner […] Durch Salomon de Caus…, Francfort, Abraham Pacquart, 1615. 9. On trouve l’ouvrage dans la plupart des grandes bibliothèques de l’époque et il est également exporté dans les colonies. Il demeurera un grand classique du genre jusqu’au XVIIIe siècle ; Leblond l’étudie longuement dans l’article « Fortification » de l’Encyclopédie. 10. Klaus JORDAN, Bibliographie zur Geschichte des Festungsbaues von den Anfängen bis 1914, Marburg, 2003, p. 281. 11. Antonii Deville […] Portus et urbis Polae antiquitatum, et Thynnorum piscationis descriptio curiosa, figuris aeneis […] illustrata, Venetiis, Pinelliana, 1633. Ces deux textes ont été réédités en 1722 dans un recueil : Thesaurus antiquitatum et historiarum Italiae, Lugduni Batavum, P. Vander Aa., t. 6 ; en 1634, il publie, à Venise, Pyctomachia veneta seu Pugnorum certamen Venetum, exposé savant sur les origines et les traditions de ces pugilats et combats organisés au cours de fêtes à Venise. 12. Obsidio Corbiensis dicata Regi. Ab Antonio de Ville […] cum figuris a Michaële van Lochom, Parisiis, apud viduam N. Buon, via Jacobea sub signo sancti Claudii juxta Mathurinenses, M.DC.XXXVII [1637]. 13. Des Commandantenspiegels, oder gründlicher Unterrichtung, wie ein Commandant seinen Platz wider alle feindliche Anschläg und Surprises, wie auch wider die […] Belägerungen defendiren solle, anderer Theil, Johann Jacob Werdmüller, Éditeur Schiele ou Schiede, 1685. 14. Blaise-François de PAGAN, DeßGrafen von Pagan Neuer Vestungs-Bau. Übersetzt von Werdmüller, Frankfurt a. M. u. Leipzig, J. G. Drullmann, 1684. Quelques années plus tard, il publie aussi une synthèse de l’art de la fortification : Johann J. WERDMÜLLER, Apologia Fortificatoria oder Schutzrede […] Schauplatz der alten und neuen Fortifications maximes, Frankfurt/Main, Görlien, 1691. 15. O governador de praça, éd. Na officina de Antonio Pedrozo Galram Galrão, 1708. 16. Préface de l’édition française, L’ingénieur pratique ou l’architecture militaire et moderne, contenant la fortification régulière et irrégulière… la manière d’attaquer et défendre une place…, Bruxelles, L. Marchant, 1696. Les plans dessinés par l’ingénieur flamand Verboom dans l’édition espagnole sont repris dans l’édition française. 17. Notons qu’avant même la création de l’école de Leyde, un opuscule de Stevin, De Havenvinding, écrit en bas allemand, avait été traduit en français, à Leyde, en l’imprimerie de Plantin, par C. de Ravelengien, 1599, in-4°, 30 p., sous le titre Le Trouve-port. 18. S. MAROLOIS, Fortification vermehret, gebessert und erlaütert durch, Albert Gerhart [sic], Amsterdam, J. Janssen, 1627. Les éditions française de 1628 et latine de 1638 sont faites chez le même éditeur.

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19. Sur cet établissement créé par Maurice de Nassau et Simon Stevin, C. VAN DEN HEUVEL, Le traité incomplet de l’art militaire et l’instruction pour une école des ingénieurs de Simon Stevin, dans Bibliothèque royale de Belgique, Simon Stevin (1548-1620). L’émergence de la nouvelle science, Turnhout, Brepols, 2004, p. 109-113. 20. M. DÖGEN, Architectvra militaris moderna./Varijs Historijs, tam veteribus quam novis/confirmata, et praecipuis totius Europae mu/nimentis, ad exemplum adductis exornata, Amstelodami, apud Ludovicum Elzevirium, 1647. 21. K. Jordan signale une nouvelle édition française à Amsterdam, en 1658, Bibliographie zur Geschichte des Festungsbaues…, op. cit., p. 69. 22. Le texte a été écrit à Arcetri, près de Florence, sous la surveillance de l’Inquisition, avec interdiction de toute publication. C’est par l’intermédiaire de Fulgensio Micanzio, ami de Galilée, que le manuscrit est transmis à l’éditeur hollandais Elvezier qui le publie en 1638, Hélène VÉRIN, « Galilée et Antoine de Ville, un courrier sur l’idée de matière », in J. MONTESINOS et C. SOLIS (dir.), Largo campo di philosophare, Eurosymposium Galileo 2001, Madrid, Orotavia, 2001, p. 307-322. 23. Nouvelle édition de l’ouvrage en français à Amsterdam en 1668. 24. Le passage du latin aux langues vernaculaires se fait progressivement et plus tardivement pour les ouvrages scientifiques que pour les ouvrages des ingénieurs ; P. Bret et E. Moerman notent : « à l’instar des littéraires, les auteurs scientifiques délaissent de plus en plus souvent le latin pour écrire dans la langue de leur nation, objet d’un intérêt croissant qui donnera naissance à la linguistique. Non seulement ils rédigent de moins en moins en latin, mais ils le lisent moins », puis « de fait, à partir du milieu du XVIIIe siècle, la maîtrise du latin est si peu assurée que la plupart des lecteurs attendent une traduction, condition nécessaire à l’ouverture d’un espace public de la science », in P. Bret et E. Moerman, « Sciences et arts », op. cit., p. 597-598. 25. François BLONDEL, Sa nouvelle manière de fortifier les places, à Paris, chez Nicolas Langlois en 1683 ; à La Haye par Arnout Leers en 1684 et en 1686 ; à Londres par Abel Swall, en 1684 ; puis La Haye par Henry van Bulderen, en 1688. On recense d’autres éditons à Paris, Chez l’auteur et N. Langlois, 1693, et Chez l’auteur, 1699, à Amsterdam, Pierre Mortier, 1699, enfin à La Haye, G. De Voys, 1711. 26. Neue Manier Vestungen zu bauen erfunden durch Monsieur Blondel […], Nuremberg, Johann Hoffmann, 1686 ; Novaia manera ukriepleniiu gorodov, trans. I. Zotov, Moscou, Pechatnyi dvor, 1711. 27. A. MANESSON-MALLET, Kriegsarbeit oder neuer Festungsbau, trad. allemande de von Filip Zesen, 1672 et trad. hollandaise par von M. Smallegange, Amsterdam, J. Janssonius van Waesberge en J. van Meurs, 1672. 28. L’édition hollandaise peu soignée de 1684 a servi à la traduction russe qui a été réduite au tome premier, livres premier et second, par Ivan Zotov, d’après les annotations de l’exemplaire conservé dans la bibliothèque de Pierre le Grand communiquées par Irina Melevsky à Émilie d’Orgeix qui me les a transmises, ce dont je la remercie. 29. Par exemple, Sir Jonas More, Modern Fortification, or Elements of Military Architecture, Londres, Obadiah Blagrave, 1689, ou William Allingham, maître à l’École de mathématiques de Westminster (Channel Row), qui, en 1702, dans la troisième édition de son Traité, puis en 1722 dans la quatrième édition, expose la « Nouvelle méthode de fortification de Vauban », A Treatise of Military Orders and the Art of Gunnery, etc., Londres, W. Freeman, 1702, p. 187-213. 30. À Amsterdam, Pierre Mortier publie Véritable manière de bien fortifier de M. de Vauban signée par Du Fay et Cambrai en 1702, avec une traduction la même année en espagnol et une version bilingue français et allemand l’année suivante. 31. The New Method of Fortification, as practised by Monsieur de Vauban […] with an explication of all terms appertaining to that art : made English. [A translation by Abel Swall of « Manière de fortifier de M. de Vauban », by the Chevalier de Cambray. With plates. Printed for Abel Swall, London, 1691 puis Second edition 1693 ; third edition by W. Allingham, 1702. The fifth edition… To which is

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now added, A treatise of military orders, and the art of gunnery, etc.] The translator’s dedication signed : A. S., i. e. Abel Swall.], London, S. & E. Ballard, 1748. 32. Jacques OZANAM, A Treatise de la fortification, contenant la méthode ancienne et moderne de la construction et la défense des lieux, écrit en français, fait en anglais et modifié […] par J. T. Desaguliers, avec une annexe concernant cette « manière de fortifier ce qui est vraiment de M. de Vauban », tiré d’un livre français, publié par l’abbé Du Fay, Oxford, L. Lichfeld, 1711. 33. Abel BOYER, The Draughts of the most remarkable Fortified Towns of Europe in 44 Copper Plates with a Geographical Description of the Said Places And the History of the Sieges […] A Work very Useful to all Gentlemen and Officers, Londres, Isaac Cleave, 1701. 34. L’enrôlement par Guillaume d’Orange, roi d’Angleterre, des ingénieurs huguenots a largement contribué à la connaissance des plans des places-fortes de Vauban et de ses techniques de fortification. 35. La traduction allemande du livre du chevalier de Cambray, Teutsch-Redender Vauban anjetzo der Teutschen Nation zu lieb in das Hoch-Teutsche gegeben, Mainz, Ludwig Bourgeat, de 1695, connaît un grand succès (rééd. en 1696, 1702, 1707, 1711). La traduction italienne Fortificatione del Signor de Voban […] transportato dal francese, Parma, Giuseppe Rosetti, 1695, puis 1705, est celle du texte de Du Fay. 36. Memoirs of Monsieur Goulon. Being a treatise on the attack and defence of a place. To which is added, a Journal of the seige of Ath, in the year 1697, under the conduct of Monsieur de Vauban. For the use of the young gentlemen of the Royal Academy at Woolwich, Londres, C. Bathurst, 1745. 37. C. GOULON, Mémoires pour l’attaque et la défense d’une place […], Wesel, J. van Wesel, 1706 ; La Haye, Henry van Bulderen, 1706 ; Amsterdam, D. de la Feuille, 1706 ; Amsterdam u La Haye, 1711. Trad. allemandes : Bericht von der Nürnberg, J. Hofmann et E. Strecken, 1709 ; Nürnberg, Peter Conrad Monath, 1737 et Peter Monath, 1761, Breslau et Leipzig, D. Pietsch, 1754. Trad. suédoise, Stockholm, H. Ch. Merckell, 1728. L’édition augmentée du « Journal du siège d’Ath » et du « Directeur des fortifications », La Haye, Paris, P. Gosse et Claude Jombert, 1730, 1736, Francfort 1743, Amsterdam 1750 ; traductions en allemand Breslau 1754, Amsterdam, 1754 puis 1764. 38. A. ALLENT, Histoire du corps impérial du Génie, des sièges et des travaux qu’il a dirigés, et des changements que l’attaque, la défense, la construction et l’administration des forteresses ont reçus en France, Paris, Charles-Lavauzelle, 1805, reprint 2002, et le baron de VALAZÉ dans son introduction au Traité de la défense des places par Monsieur le Maréchal de Vauban. Nouvelle édition augmentée des agendas du maréchal sur l’attaque et la défense et de ses notes critiques sur le discours de Deshoulières, relatif à la défense, Paris, Anselin, 1829, ont clairement signalé l’erreur et identifié l’auteur Deshoulières. 39. Baron de VALAZÉ, Traité de la défense des places par Monsieur le Maréchal de Vauban, op. cit., introduction. 40. Mémoire pour servir d’instruction dans la conduite des sièges et dans la défense des places, dressé par M. le maréchal de Vauban et présenté au roi Louis XIV en 1704, Leyde, Jean et Herman Verbeeck, 1740, in-4°. 41. L’édition de 1740 à Leyde est doublement erronée, puisqu’elle publie dans une première partie le mémoire sur la conduite des sièges de Vauban composé et adressé à Louvois pour son instruction en 1672, et non celui de 1704 dédié au duc de Bourgogne, et dans une deuxième partie l’écrit de Deshoulières en l’attribuant à Vauban. 42. Pour connaître la version initiale du mémoire de Deshoulières, il est aisé de se référer à la publication du Discours de Deshoulières sur la défense, de l’édition du Traité de la défense des places par le baron de VALAZÉ, op. cit. 43. De fait, le Traité sur la défense des places de Vauban ne sera connu qu’en 1769 par une publication parisienne (imparfaite) de Charles-Antoine Jombert, rééd. en 1781 et 1795. Il faudra attendre 1829 pour qu’une édition conforme au manuscrit original voie le jour, assurée par le

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baron de Valazé, maréchal de camp du Génie, pour le compte du ministère de la Guerre, à partir du traité conservé au dépôt des fortifications. 44. Philippe BRAGARD, « Menno van Coehoorn (1641-1704), contemporain et rival hollandais de Vauban », in Michèle VIROL et Philippe BRAGARD (éd.), Actes des congrès de Gravelines et d’Arras, Paris, Association Vauban, 2012, p. 103-144. 45. M. VAN COEHORN, Nieuwe vestingbouw op een natte of lage horisont, Leeuwarden, Rintjes, 1685, rééd. en 1702. Avant même qu’une traduction française ne soit publiée, un officier français installé dans les Provinces-Unies faisait connaître en français la fortification de Coehorn : Louis F. D’AUBIGNÉ DE TIGNÉ, La défense droite, qui est fortification défensive établie sur les principes fixes, et, nouveaux, de monsieur de Coehoorn, Breda, 1705, in-8°. 46. Abbé DEIDIER, Le parfait ingénieur, 1742, p. 103-104, cité par P. Bragard, op. cit., p. 119. Les éditions inchangées en français sont nombreuses : 1706, 1711, 1741, 1743. 47. P. BRAGARD, op. cit. 48. À Barcelone, chez Tomas Piferrer, 1769. 49. Irina GOUZEVITCH, « De la Moscovie à l’Empire russe : le transfert du savoir technique et scientifique et la construction de l’État russe », SABIX : Bulletin de la Société des Amis de la Bibliothèque de l’École polytechnique, n° 33, numéro spécial, mai 2003, p. 1-154. 50. Il n’est pas surprenant que L’Architecture militaire de Leonhard C. Sturm, qui a servi d’expert auprès des Russes lors de la prise d’Azov, ait été traduit à Moscou, en 1709, par A. G. Golovkin. Le traité de l’Allemand RIMPLER, La manière de Rimpler de fortifier les villes, 1708,1709, connaîtra deux éditions successives en 1708 et 1709, et surtout l’ouvrage de Menno von Coehorn, Nieuwe vestingbouw, traduit et publié en 1709 puis 1710. Le seul Français à être traduit sera François Blondel, Nouvelle manière de fortifier les places, en 1711. 51. L’identification du texte de du Fay a été faite par Philippe BRAGARD que je remercie pour cette information. Voltaire signale cette traduction : Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre le Grand, in Les œuvres complètes de Voltaire, Oxford, Voltaire foundation, 1999, t. 47, p. 795-796.

RÉSUMÉS

Les ingénieurs militaires ont fait connaître leurs savoirs en rédigeant des traités précis sur les techniques qu’ils maîtrisaient. Dans un contexte de guerre, ces traités ont été parfois édités et traduits, donnant à leurs auteurs une reconnaissance souvent européenne. Soit qu’il s’agisse d’une politique volontaire de l’auteur, de la demande d’un prince ou d’une stratégie d’imprimeurs-libraires voulant profiter de la demande d’un lectorat curieux, de connaître les secrets des ingénieurs réputés, les traductions sont nombreuses, notamment celles des ouvrages français.

Military engineers spread their knowledge by writing treatises on technologies they were mastering. These works often were manuscript but they seldom were published and translated, confering fame to their authors. These translations were numerous, especially in French. They either followed authors’ aims to publish, or answered the requests of monarchs or matched printers-booksellers’ strategies who wanted to benefit from an interested audience, in a context of warship.

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INDEX

Keywords : engineers, fortification, mobility, printers-booksellers, translation Mots-clés : fortification, imprimeurs-libraires, ingénieurs, mobilité, traduction

AUTEUR

MICHÈLE VIROL Michèle Virol, professeur d’histoire moderne à l’université de Normandie-Rouen, travaille sur la guerre, le politique et les techniques au XVIIe siècle, en privilégiant les ingénieurs, leurs réalisations et leurs écrits. Elle a récemment publié Au cœur des querelles politiques et religieuses sous Louis XIV. Vincent Ragot de Beaumont (Rouen, PURH, 2013) et Louis XIV et Vauban. Édition critique de leur correspondance (Seyssel, Champ Vallon, à paraître fin 2016).

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Études de cas

Les techniques du corps

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Inventer une technique scripturaire au XVIIIe siècle : la « Chorégraphie ou l’art de décrire la dance » Inventing a scriptural technique in the 18th century: the « Chorégraphie ou l’art de décrire la dance »

Marie Glon

1 En mars 1700, le Mercure Galant se fait l’écho d’un livre récemment paru : « Je vous ay déja parlé du Livre de Mr Feüillet touchant la Danse. Vous ne serez pas fachée de lire la Lettre que Mr du Perron a écrite à Madame la Comtesse d’Yarville, en luy envoyant ce Livre. Je sçay, Madame, que vous avez refusé un Maistre à danser des mains de Mr de la Sale, mais je suis persuadé que vous ne refuserez point des miennes celuy que je vous envoye. Il vous paroistra trop utile pour ne le trouver pas agreable. J’avouë avec vous que les Maistres du bel air, qui l’apprennent à de jeunes Demoiselles, sont un peu dangereux, & que plusieurs avantures, qu’on n’ignore pas dans le monde, autorisent votre crainte ; mais fussiez vous encore plus scrupuleuse que vous ne l’estes, Mr Feüillet ne vous paroistra point redoutable. Vous luy donnerez une libre entrée dans l’appartement de Mesdemoiselles vos Filles, & vous ne serez point scandalizée qu’elles passent avec luy le jour & la nuit pour s’instruire des nouvelles Danses qu’elles souhaitent apprendre avec tant de passion. Auriez vous peur d’un livre qui ne parle point de galanterie & dont la merveilleuse invention façonne le corps, & perfectionne les dispositions de toutes les personnes qui aiment à danser ? Vous aimez trop vos enfants, & je suis sûr qu’à present vous serez la premiere à les presser de cultiver les agrémens que la nature leur a donnez. Ne refusez donc pas ce Maitre, Son sublime sçavoir doit vous interesser ; Vos Filles peuvent le connoître, Sans craindre qu’il leur puisse apprendre qu’à danser. Si vous sçaviez, Madame, combien de personnes m’ont demandé ce livre, vous me sçauriez gré du present que je vous en fais. Les Maistres de l’Art l’estiment, & j’en connois un des plus habiles de nostre Province, qui se croit heureux de l’avoir, parce qu’il y apprendra, sans aller à Paris, toutes les danses nouvelles. En verité, on ne sçauroit trop loüer cet Auteur, ny sa methode si facile à comprendre. On n’a qu’à

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lire son ouvrage, les moindres genies le conçoivent & le peuvent réduire en pratique. Cette facilité, à mon avis, en fait le grand & le merveilleux. Je ne doute point même que les Sçavans ne l’admirent, qu’ils ne luy donnent la gloire attachée aux premieres inventions, & dont les Auteurs sont consacrez à la Posterité. Je n’ay pû le lire sans me ressouvenir de beaux Vers de feu Mr de Brebeuf, à la loüange de cette Nation qui inventa l’écriture, & sans les appliquer à Mr Feüillet en y changeant peu de chose. C’est de luy que nous vient cet Art ingenieux De nous peindre la Danse & de parler aux yeux, D’apprendre le bon air par des lignes tracées, Qui montrent qu’elles ont du corps & des pensées. J’espère, Madame, que vous me permettrez d’aller admirer Mesdemoiselles vos Filles1… »

2 Déjà évoqué dans les colonnes du périodique deux mois plus tôt, le livre dont il est question, signé par le maître de danse Raoul Auger Feuillet et publié au tout début de l’année 1700, est aisément identifiable : de nombreuses bibliothèques aujourd’hui en conservent un exemplaire. Il s’agit d’un in-quarto intitulé Chorégraphie ou l’art de décrire la dance (voir la reproduction de la page de titre, figure 1). Ce traité de 106 pages livre les règles de lecture de la « Chorégraphie » – nouveau mot, que cet ouvrage instaure sur la base de deux termes grecs désignant la danse, choré, et l’écriture, graphie.

FIG. 1. – R. A. Feuillet, Chorégraphie ou l’art de décrire la dance, Paris, l’auteur et Brunet, 1700, page de titre

3 Si l’on en croit le texte publié dans le Mercure Galant, cette méthode de transcription doit remplir une fonction cruciale dans une société où la danse joue un rôle bien plus important qu’aujourd’hui. Cette dernière est présentée comme une véritable « passion » – encouragée en tant que pratique utile, par laquelle les filles de la destinataire de la lettre pourraient « cultiver les agrémens que la nature leur a

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donnez ». Cette image de la danse utile est la reprise d’un lieu commun de l’époque, extrêmement répandu depuis le XVIe siècle (et qui reprend des discours de l’Antiquité) : l’art de la danse forme le corps, amoindrit ses défauts, développe ses qualités et le prépare aux autres exercices physiques (notamment, pour les hommes, l’art de la guerre2). La danse, souligne Georges Vigarello, est alors « la propédeutique à un art de la représentation contrôlé, développé, privilégié3 ». Apprendre à se tenir, à adopter un usage mesuré de ses bras, à faire la révérence : l’art de la danse façonne aussi les manières et les relations avec les autres. Si la danse est ainsi un art de la représentation qui concerne une grande partie de la société à l’époque, alors la Chorégraphie est l’instrument de diffusion de cet art, voire une partie de cet art. Le texte du Mercure, par un raccourci ou un amalgame entre la Chorégraphie et la danse qu’elle transcrit, présente le livre lui-même comme une « invention qui façonne le corps » et qui « perfectionne les dispositions de toutes les personnes qui aiment à danser ».

4 L’intérêt de la Chorégraphie, selon le texte du Mercure, réside surtout dans les nouvelles possibilités de circulation qu’elle ouvre pour la danse : les « danses nouvelles » voyageront entre Paris et province sans que les maîtres de danse aient à se déplacer, suggère-t-il. À l’en croire, il semble même qu’un seul livre, celui dans lequel Feuillet expose les principes de son écriture et présente une première série de danses transcrites par ce moyen, permette, par un effet quasi magique, de se tenir au courant des nouveautés au fur et à mesure qu’elles seront créées – le rédacteur omettant de mentionner la nécessité, pour ce faire, de se procurer régulièrement d’autres ouvrages transcrivant ces « danses nouvelles ». De fait, de telles publications voient rapidement le jour. Elles transcrivent des « danses de bal » ou « entrées de ballet », généralement pour un ou deux danseurs, susceptibles d’être apprises par des lecteurs et interprétées dans le cadre de leçons de danse ou de bals4. Sont ainsi parvenues jusqu’à nous plus de trois cents « danses » (figure 2), faisant de cet « art de décrire la dance » une véritable technique scripturaire, intensément pratiquée au XVIIIe siècle. Le présent article voudrait en cerner les ressorts : comment cette technique est-elle inventée ? Et quels sont les effets de cette invention, en termes de nouvelles pratiques et de reconfigurations sociales, chez ceux qui l’utilisent et la diffusent ?

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FIG. 2. – R. A. Feuillet, Pavanne des saisons, Paris, l’auteur, M. Brunet, 1700, p. 1

Inscrire la danse dans un univers technique : entre texte et figures

5 La Chorégraphie signe l’entrée de la danse dans le monde des sciences et des techniques. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir l’Encyclopédie ou d’autres dictionnaires des arts et métiers au XVIIIe siècle : entre les techniques de la charpenterie et l’art de faire du cidre, on trouvera une entrée « Chorégraphie » détaillant ses principes. Mais, sans même attendre la parution de ces dictionnaires, dès 1700, il est clair que Chorégraphie ou l’art de décrire la dance se rattache aux codes du livre scientifique et technique.

6 À la mort de Feuillet, son successeur évoque l’importance des connaissances mathématiques de son prédécesseur, soulignant leur importance dans l’élaboration de la Chorégraphie. De fait, on peut remarquer la ressemblance entre Chorégraphie ou l’art de décrire la dance et les traités de géométrie de l’époque moderne : non seulement la représentation de l’espace proposée par la Chorégraphie et les élégants graphismes qu’elle permet de composer doivent beaucoup aux figures de la géométrie et au maniement de la symétrie, mais le cheminement intellectuel proposé au lecteur est remarquablement similaire. La définition de la ligne est suivie de la présentation des différents types de ligne (droites, courbes, mixtes), puis de leurs propriétés (horizontale, oblique, diamétrale, diagonale) ; progressivement sont introduites les figures, « régulières » ou « irrégulières ». On retrouve, dans les explications verbales, la même attention au fait de transmettre des définitions claires et précises, en classant les différentes variantes d’un objet et en leur donnant un nom. Quant aux procédures de lecture, avec la résolution des problèmes de déchiffrage, elles pourraient être tirées de

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certains manuels scientifiques et tout particulièrement de géométrie, qui proposent généralement des « pétitions » ou « demandes », c’est-à-dire des exercices proposés au lecteur. Feuillet est en outre conduit à recourir aux modes de mise en page et, notamment, à l’articulation entre textes et figures, qui caractérisent les ouvrages de géométrie et, plus largement, les ouvrages scientifiques et techniques. On pourrait en effet souligner le fait que la Chorégraphie entretient sans doute aussi des liens avec les ouvrages consacrés à la cartographie, à l’art des jardins, à l’architecture5.

7 Cet ancrage dans le monde visuel des schémas et des plans ne permet pas seulement d’éclairer la façon dont, probablement, la Chorégraphie a été inventée, à partir de références fournies par les sciences et techniques préexistantes. Il permet aussi d’approcher la nature hybride de cet « art de décrire » – et, partant, les usages auxquels il pourra donner lieu. Ainsi, on peut remarquer que plusieurs expressions (« danses en Chorégraphie », « danses gravées »…) désignent ces objets d’un genre nouveau que sont les publications « en Chorégraphie ». Cette difficulté de nommer est perceptible dans le texte du Mercure cité plus haut, qui désigne à plusieurs reprises le livre de Monsieur Feuillet, une invention ou une méthode, mais pas une écriture ou un art de décrire. Quant aux textes créés à partir de cette méthode, ils ne sont pas désignés comme tels ; ils sont présentés, dans la partie versifiée de la lettre, comme des « lignes tracées ». Peut-être faut-il voir dans cette difficulté à trouver le mot adéquat pour désigner les danses gravées, ou dans cette réticence à les assimiler à un texte ou au domaine de l’écriture, un effet de la nature singulière de la Chorégraphie : alors que l’écriture est pensée, au XVIIIe siècle comme aujourd’hui, à partir du paradigme de l’écriture alphabétique6, la Chorégraphie ne repose pas sur un alphabet. C’est à bon droit qu’elle est présentée comme des « lignes tracées », ce qui renvoie plutôt au dessin : nous sommes face à un art scripturaire, ou une graphie, qui échappe à ce que l’on entend habituellement par « écriture », parce qu’il ne correspond pas à des sons vocaux comme l’écriture alphabétique, mais aussi parce qu’il porte une dimension figurative7, comme le révèle son insistance sur les « figures » géométriques. En choisissant de parler d’un « art de décrire la danse », Feuillet lui-même révèle cette ambiguïté : si « décrire » peut renvoyer à une production intellectuelle, de type verbal, cela désigne aussi l’acte matériel de tracer une forme sur le papier. Ainsi, l’on « décrit » un cercle au moyen d’un compas, nous apprend le dictionnaire de Richelet8. Mais, dans la Chorégraphie, la dimension figurative n’exclut pas la présence d’un code qu’il faut connaître pour parvenir à déchiffrer les danses gravées – ce qui différencie notamment la Chorégraphie des manuels d’escrime de l’époque9.

8 La nature hybride de cette graphie entre texte et image, écriture et dessin, symbole et icône, doit nous conduire à considérer que son usage ne répondra pas aux mêmes partages, à la même distribution des compétences que ceux qui gouvernent l’usage de la lecture et de l’écriture alphabétiques. La Chorégraphie sera au contraire l’objet d’appropriations diverses, y compris en dehors du monde « savant ». Témoin ce contrat d’apprentissage de 1741, conservé aux Archives nationales, par lequel un jeune homme, Étienne Domart, s’engage comme apprenti auprès d’un maître de danse, Martin, qui va lui enseigner, outre le violon et le « violon chelle », la « Coregraphie ou danse par écrit ». Or le dénommé Martin ne signe pas le contrat – et la fin du document nous en livre l’explication, soulignant qu’il a déclaré ne pas savoir écrire10. Peut-être Martin savait-il lire et avait-il pu déchiffrer Chorégraphie ou l’art de décrire la dance et, de même que l’on peut savoir dessiner sans savoir écrire, avait-il appris à utiliser les figures et les signes de la Chorégraphie11 ? Ou peut-être se contentait-il de déchiffrer des danses, sans

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en écrire ou en « tracer » lui-même ? Quoi qu’il en soit, un tel exemple souligne combien la Chorégraphie pouvait déborder les frontières du monde des « savants » maîtrisant l’écrit et combien des maîtres modestes pouvaient s’en saisir et en faire un outil : la Chorégraphie nous guide ainsi vers un pan méconnu des cultures graphiques à l’époque moderne12.

Qui est l’inventeur d’une technique ?

9 Au-delà de la géométrie ou du dessin, les sources de l’invention de la Chorégraphie sont à chercher dans l’histoire des ouvrages de danse : si la Chorégraphie est le premier système de transcription des danses à susciter des utilisations par des acteurs nombreux, elle ne surgit pas sans antécédents. Les partitions musicales des country dances anglaises, au XVIIe siècle, étaient déjà accompagnées de petits schémas indiquant le positionnement des danseurs au début de la danse et de signes représentant leurs déplacements. Dès le XVIe siècle, les manuels de danse explorent différentes façons de représenter la danse par des mots, des figures et des schémas : en France, l’ Orchésographie de Thoinot Arbeau (anagramme de Jean Tabourot), publiée à la fin du XVIe siècle, que mentionne Raoul Auger Feuillet dans son ouvrage et à laquelle son titre fait clairement référence ; en Italie, bien d’autres ouvrages encore, notamment celui de Caroso13.

10 Ces ouvrages sont cités dans les pièces d’un procès conservées aux Archives nationales comme devant éclairer la genèse de la Chorégraphie. Ils sont présentés au conseil du roi par un maître de danse, Beauchamps, qui accuse Feuillet et Lorin (autre auteur d’ouvrages de danse) d’une « espèce de larcin » : le roi lui avait demandé, dit-il, de « trouver moyen de faire comprendre l’art de la danse sur le papier », mais, après avoir développé cet art : « [Beauchamps] a appris que les nommez Feuillet et Lorin qui ont supposé14 estre les inventeurs de ces Caracteres ont surpris au grand Sceau des Lettres de privilege par lesquelles il leur a esté permis de les faire graver et imprimer et de les vendre et debiter au public, ce qu’ils font effectivement au desavantage du supliant qui par ce Moyen se voit ravir non seulement l’honneur et le fruit de son travail, mais encore la gloire d’avoir executé en cela les ordres de sa Majesté, ce que l’on ne croiroit pas dans le public si cet ouvrage cy estoit receu sous le nom d’un autre autheur15. »

11 Il semble bien que Beauchamps revendique à bon droit la paternité de la Chorégraphie : il produit des danses écrites antérieurement à la parution de l’ouvrage de Feuillet et bénéficie du soutien de vingt-cinq maîtres de danse attestant la précocité de ses recherches. Le document présentant la décision rendue par le conseil du roi aboutit cependant à une conclusion qui, aujourd’hui, ne manque pas de nous étonner : Beauchamps est reconnu comme fondé à se présenter comme « l’auteur et inventeur » de la méthode imprimée par Feuillet et le conseil du roi l’invite, s’il le souhaite, à solliciter un privilège à ce titre pour pouvoir en imprimer les caractères ; néanmoins – et sans que cela apparaisse comme une contradiction – Beauchamps est débouté de sa demande concernant l’annulation des lettres de privilège de Feuillet16. Ce dernier est donc confirmé dans sa légitimité à publier des ouvrages sur et au moyen de la Chorégraphie. Un homme ayant « volé » l’invention d’un autre, publiquement reconnu comme ayant fait imprimer sous son nom une méthode dont il n’est pas l’auteur, se retrouve protégé dans cette activité d’édition dont il a même obtenu l’exclusivité, l’inventeur étant invité à faire une demande spéciale pour avoir l’autorisation de

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recourir à sa propre invention. Cette situation, étrange à nos yeux, ne paraît pas nécessairement problématique à l’époque. De fait, ce qui est en jeu dans le conflit qui oppose Beauchamps à Feuillet est une question qui traverse le XVIIIe siècle et qui déborde largement le champ de la danse : celle du droit d’auteur et de la possibilité d’être non seulement l’inventeur, mais le propriétaire d’une idée. Carla Hesse a montré que le XVIIIe siècle voyait apparaître une tension entre la conception, ancienne, de l’auteur comme médiateur (transmettant des « vérités » qui ne sauraient lui appartenir, qui sont un don de Dieu, révélé par l’écrivain) et une autre conception de l’auteur, celle que revendiquera Diderot dans sa « Lettre sur le commerce de la librairie » (1763-1764), qui le considère au contraire comme créateur originel, propriétaire de son œuvre17. En France, avant les décrets royaux de 1777, qui peuvent être considérés comme la première reconnaissance légale de l’auteur, c’est un tout autre régime qui prévaut : le privilège est initialement destiné à protéger l’activité de l’imprimeur et/ou du libraire qui engageait une somme d’argent et de labeur importante pour l’édition de l’ouvrage18.

12 Si une telle conception des idées comme appartenant à tous ceux qui peuvent se les approprier est aussi contredite par d’autres points de vue19, il n’en reste pas moins qu’elle est l’un des topoi sur l’activité intellectuelle au siècle des Lumières et qu’elle est extrêmement utile pour comprendre comment Feuillet put revendiquer le droit de se servir de l’invention d’un autre et même faire considérer que son propre travail – la conception et la publication d’un livre à partir de cette invention – pouvait être protégé par l’exclusivité : il est protégé à juste titre dans la mesure où c’est lui qui a pris en charge le rôle d’éditeur et qui a fait imprimer les ouvrages. Cette conception de l’auteur peut être rattachée à des réflexions plus récentes sur l’invention intellectuelle, comme celles de Judith Schlanger qui fait remarquer qu’on pense trop souvent l’invention comme un moment ponctuel et/ou muet, alors qu’elle ne jouera de rôle dans la connaissance que si elle est communiquée, c’est-à-dire construite, énoncée, introduite dans un circuit de communication20. C’est précisément ce rôle que Feuillet prend en charge. On pourrait rapprocher son travail de celui que Fichte, en 1791, établit comme le fondement même de la propriété de l’auteur sur son œuvre : si les idées ne peuvent être la propriété d’un individu et appartiennent à tous ceux qui les étudient, les comprennent et se les approprient, en revanche, la forme spécifique dans laquelle ces idées se trouvent présentées est la propriété exclusive de leur auteur21. Bien que Feuillet ne soit pas l’auteur des idées qu’il expose dans son livre, il est en revanche l’auteur d’une forme spécifique de ces idées. À ce titre également, c’est-à-dire non seulement en tant qu’éditeur, mais en tant qu’auteur d’une certaine présentation de vérités appartenant à tous, le privilège de Feuillet peut donc apparaître comme pleinement légitime au regard des critères qui permettent, à cette époque, d’apprécier le droit d’un éditeur et d’un auteur sur une œuvre écrite. On peut enfin noter que les débats sur l’auteur de la Chorégraphie semblent aussi relever d’une relative difficulté à distinguer ce qui, dans un livre, est du ressort du matériel et ce qui est du ressort des idées. Cette distinction, qui fonde les réflexions de Kant dans son article de 1785 intitulé « Illégitimité de la contrefaçon des livres22 », n’est manifestement pas totalement claire pour Beauchamps qui intente un procès non seulement à Feuillet, mais à Lorin. Or ce dernier a exposé un système d’écriture dont les principes sont totalement différents de ceux de la Chorégraphie. Le conseil du roi d’ailleurs ne s’y trompe pas, qui « deboute en outre ledit Beauchamps de sa demande en raport du privilege accordé à Lorin le trente janvier mil sept cent quatre attendu que la methode

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dudit Lorin est differente de celle inventée par ledit Beauchamps et imprimée par les soins dudit Feüillet23 ».

13 Ces constatations nous conduisent à reconsidérer le projet même de la Chorégraphie. Le système de signes que l’on aurait tendance aujourd’hui à considérer comme premier dans l’invention de la Chorégraphie, passe au second plan si l’on considère les enjeux et les discours de l’époque. Ce qui compte avant tout, c’est l’entreprise éditoriale et commerciale qui consiste à diffuser des danses en Chorégraphie. On pourrait même considérer que la Chorégraphie, selon ces conceptions, se définit fondamentalement comme une entreprise de publication. C’est le fait d’avoir lancé cette entreprise qui confère à Feuillet le statut d’auteur de la Chorégraphie. C’est également cette attention bien plus grande au projet de publier des danses et un manuel d’écriture qu’à celui d’ inventer un système de signes spécifique, que l’on décèle dans la façon dont Beauchamps accuse de « larcin » deux auteurs dont les publications sont si différentes.

14 Feuillet n’est donc pas l’inventeur de la Chorégraphie au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme. Mais, selon les conceptions du XVIIIe siècle – ou plutôt selon certaines de ces conceptions qui font alors l’objet d’âpres discussions juridiques, économiques et philosophiques –, il peut néanmoins en être considéré comme l’auteur. Il faut aussi concevoir, alors, que cette activité de publication et de commercialisation ne se limite pas à Feuillet. Elle inclut tous ceux qui, parallèlement à lui ou à sa suite, diffuseront la Chorégraphie et des danses en Chorégraphie. C’est en vertu de ce constat que nous évoquons, dans le titre du présent article, une invention de la Chorégraphie « au XVIIIe siècle », alors que l’on pourrait considérer que la Chorégraphie a nécessairement été inventée au siècle précédent, puisque l’ouvrage présentant les principes de ce système est publié au début de l’année 1700. En insistant sur l’invention d’une activité de publication et de commercialisation, en soulignant que si le système de signes a été conçu au XVIIe, c’est bien au XVIIIe qu’il devient une « technique » utilisée, pratiquée, améliorée, diffusée, on s’ouvre à une autre conception de l’invention, manifestement plus proche des conceptions du XVIIIe siècle, et plus proche aussi de celle de Simondon. Celui-ci souligne que l’invention est « le fait d’hommes qui peuvent ne pas se connaître, mais sont au moins reliés par des objets24 » et qu’elle se déroule dans le temps, de façon « discontinue et successive25 » : chaque nouveau moment de « concrétisation » d’une technique est une invention26.

Quand la technique réinvente le métier

15 Dans le texte du Mercure Galant cité au début de cet article, le livre est présenté comme l’objet qui pénètre jusque dans les chambres des jeunes filles et se fait le compagnon de leurs nuits blanches. Si cette aisance à s’immiscer dans des espaces intimes est valorisée, c’est parce que le livre de danse est considéré comme capable de remplacer de façon salutaire des personnages qui, quant à eux, sont considérés avec méfiance : les maîtres à danser, « un peu dangereux ». En effet, l’enseignement de l’art de la danse est pris en charge par une profession spécifique, dont le statut social est ambigu : les maîtres à danser sont des roturiers, cependant, ils sont chargés d’enseigner, à des personnes de plus haute condition qu’eux le « bon air » caractéristique des classes privilégiées.

16 Les danses en Chorégraphie remplaceraient donc avantageusement les maîtres. Mais il faut aussi remarquer que l’auteur salué dans le Mercure, de façon plus qu’élogieuse, est

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lui-même un maître à danser : Feuillet révèle par cette publication sa capacité à produire un ouvrage qui sera admiré des « sçavans ». De fait, la Chorégraphie aura bel et bien partie liée avec le statut du maître à danser, sur un mode plus complexe que l’idée de remplacer les maîtres par les livres pourrait le laisser imaginer : tout en inventant la Chorégraphie, la communauté des maîtres de danse reconfigure son activité et la donne à voir sous un jour nouveau.

17 C’est d’abord le rôle du maître de danse en tant que « compositeur » de danse qui est valorisé : les préfaces des recueils font son éloge et incitent le lecteur à se rendre attentif aux qualités de la composition. Les danses gravées apparaissent ainsi comme l’un des jalons importants dans la naissance du statut d’auteur en danse. Mais un autre auteur est mentionné sur les pages de titre des danses ou recueils de danses en Chorégraphie (figure 3) : celui qui les a transcrites en Chorégraphie (qui se verra parfois, principalement dans la seconde moitié du siècle, qualifier de « chorégraphe »). Feuillet souligne la difficulté de cette tâche : « La plus grande partie de ces dances ayant été dancées à l’Opéra en différents temps, depuis plusie. Années, et par differens danceurs et danceuses, ils m’a falu une peine et une application immense pour les recüeillir et les graver avec autant d’exactitude quelles le sont icy27. »

FIG. 3. – J. Weaver, A Collection of Ball-Dances, London, Weaver, 1706, page de titre

18 Il est tout aussi intéressant de remarquer que, dans de nombreux cas, aucun imprimeur et aucun libraire ne sont mentionnés sur ces ouvrages (figure 3). Il s’agit manifestement d’édition à compte d’auteur : un phénomène qui a toujours existé, mais qui en France se développe surtout à partir de la seconde moitié du siècle, et tout particulièrement après les édits de 1777 relatifs à l’édition28. Les maîtres de danse qui s’investissent dans l’édition à compte d’auteur dès le tout début du siècle, apparaissent comme relativement précurseurs dans ce mouvement. On en ignore la raison précise, mais il

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est possible qu’ils voient des avantages au fait de prendre en charge l’édition de leurs ouvrages : avantages financiers mais aussi intellectuels (la possibilité de contrôler les différentes étapes de la fabrication des ouvrages) et sociaux, puisqu’ils maîtrisent alors la mise en scène de leur fonction dans le livre. Ils prennent alors en charge l’ensemble du projet éditorial. Certains choisissent de publier des danses à l’unité, d’autres des recueils conséquents et déterminent leur aspect matériel : à Londres, Tomlinson imagine des planches en Chorégraphie qui peuvent prendre place dans un livre mais aussi être découpées, mises sous verre et accrochées au mur29. Feuillet propose deux prix pour les ouvrages, brochés ou reliés en veau ; il instaure surtout une publication de type périodique qui s’ouvre par une adresse au lecteur, l’informant des parutions à venir, mentionnant même parfois leur « prix raisonnable30 ». L’adresse au lecteur conseille également de s’adresser à Feuillet pour toute question concernant la Chorégraphie : il s’agit visiblement, par le biais de l’écrit, de mettre l’auteur dans la position de théoricien. La démarche des maîtres de danse se rapproche ainsi de celle des nombreux artisans qui, à la même époque, publient des traités sur leur art et cherchent ainsi à s’affirmer en tant que spécialistes. C’est le maître de danse également qui promeut son ouvrage (avec des annonces dans la presse, pour les maîtres de danse londoniens), et qui le vend à son domicile, généralement le seul lieu de vente annoncé par Feuillet ou son successeur Dezais. Il faut pourtant souligner qu’en France, vendre des livres à son domicile est une activité strictement interdite, car réservée à la corporation des imprimeurs-libraires31. Feuillet invente par ailleurs une activité de composition à la demande, sur les airs que choisiront les commanditaires. La Chorégraphie permet en effet, souligne-t-il, d’envoyer une danse « dans une lettre ainsi qu’on envoye un Air de Musique32 ». Il précise qu’il répondra par écrit à toute question sur la Chorégraphie, à la condition que les lettres qu’on lui envoie soient bien affranchies. Quelque vingt-cinq ans plus tard, Rameau propose à son tour une activité de composition à distance et indique avoir déjà travaillé de cette façon pour « plusieurs Cours dans l’Allemagne33 ».

19 Les maîtres de danse se lancent donc dans des conceptions d’ouvrages (leur trouver une forme, un plan, une périodicité, une façon spécifique de s’adresser au lecteur et de mettre en scène son auteur) et de diffusion (promouvoir les publications, créer de nouveaux lieux et réseaux de circulation et même de nouvelles pratiques commerciales). Par ces activités, ils forgent en outre un nouveau réseau professionnel. Ainsi, de nombreuses publications sur la Chorégraphie s’adressent explicitement à un public de maîtres à danser34 : leur compétence de lecture de la Chorégraphie prendra parfois même l’aspect d’un « secret de métier35 ». Ce savoir de métier suscite immédiatement de nombreux échanges entre les maîtres de danse. D’abord des échanges sur la Chorégraphie : discussions par écrits interposés, propositions d’améliorations de la Chorégraphie, traductions font de la Chorégraphie un chantier collectif, à l’échelle de l’Europe. Mais des écrits « en Chorégraphie » circulent tout autant : les danses voyagent, soit « dans une lettre », comme le proposait Feuillet, soit dans les bagages des danseurs qui sont nombreux, à cette époque, à circuler d’un pays à l’autre. Si l’on ignore dans quelle mesure la Chorégraphie a touché un public d’« amateurs » comme les jeunes filles décrites dans Le Mercure Galant, et quel usage ce public aurait effectivement fait des danses gravées, en revanche un autre type d’usage est donc manifeste : la Chorégraphie devient pour les maîtres de danse une sorte de langue commune, qui leur permet d’apprécier à distance le travail des uns et des autres. Que ce soit pour critiquer, diffuser, discuter ou prolonger l’œuvre des autres, les

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maîtres de danse publiant des danses gravées prennent visiblement plaisir à revendiquer leur appartenance à une même communauté de métier et à une histoire partagée, fondatrice d’une identité sociale36.

Conclusion

20 Dans un ouvrage publié en 1748, le maître de danse Hardouin synthétise la nouvelle représentation du maître de danse que l’usage de la Chorégraphie a fait émerger : « Le bon Maître doit sçavoir parfaitement la Chorégraphie, ou l’art d’écrire la Danse, parce qu’il est obligé d’avoir toutes les Danses, & tous les Ballets anciens & modernes, d’en composer, d’en faire venir des meilleurs Maîtres de tous les Païs, de leur en envoyer, tant pour la Chambre, que pour le Théâtre37 »

21 Il dresse ainsi le portrait d’un maître de danse comme homme de science, engagé dans un dialogue intellectuel avec ses pairs, à l’échelle européenne. On peut cependant remarquer que, dans cette activité valorisée, le savoir-faire de l’artisan continue d’être prépondérant : Hardouin insiste sur les savoir-faire liés à l’activité d’enseignement et d’animation des bals ; il décrit l’activité d’écriture en Chorégraphie dans ses aspects les plus concrets, avec écritoire, règles et papier38 ; on a vu que Feuillet n’hésitait pas à mentionner le prix de ses ouvrages et à souligner qu’il ne recevrait les demandes que si les lettres étaient bien affranchies ; et ,pour les maîtres de danse qui se lancent dans la publication, ce sont aussi des questions concrètes qui se posent, sur les modalités de publication, de gravure, de relations avec les libraires39. L’activité conceptuelle apparaît ainsi comme simultanément technique et commerciale : les inventions des maîtres de danse révèlent ce faisant la spécificité d’une pensée technique propre à la première moitié du XVIIIe siècle. C’est par cette activité combinant, de façon créative, une grande capacité d’abstraction et une culture artisanale que les maîtres de danse, dépassant la fonction sociale qui était jusqu’alors la leur, pénètrent résolument le monde de l’écrit, se façonnent de nouveaux outils et de nouvelles compétences et ouvrent de nouveaux horizons à leur pratique : inventant la Chorégraphie, ils s’inventent eux-mêmes.

NOTES

1. Mercure galant. Mars, Paris, Brunet, 1700, p. 107-113. 2. On trouve ce rappel jusque dans les lettres patentes par lesquelles Louis XIV, en 1661, fonde l’Académie royale de danse. Lettres patentes pour l’établissement de l’Académie royale de danse en la ville de Paris, Paris, P. Le Petit, 1663, p. 3-4. 3. Georges VIGARELLO, Le corps redressé : histoire d’un pouvoir pédagogique, Paris, J.-P. Delarge, 1978, p. 53. 4. La proximité qui existe encore, dans la première moitié du XVIIIe siècle, entre les danses pratiquées au bal et un pan du répertoire des danses théâtrales, permet en effet le passage d’un cadre de pratique à un autre (voir à ce sujet Francine LANCELOT, La Belle Dance, Paris, Van Dieren, 1996).

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5. Le livre manuscrit présentant une traduction de la Chorégraphie en italien, daté de 1717, est ainsi orné d’un frontispice sur lequel la mention de la « Corografia di M. Feuillet » et des signes de Chorégraphie sont insérés dans une représentation savante de monuments architecturaux. C. C. SCALETTA, Choregraphie, ó vero l’arte di scrivere i balli per caratteri, figure e segni demostrativi, 1717, manuscrit conservé à la Newberry Library (Chicago), VAULT Case MS 5310. 6. Comme le souligne Anne-Marie CHRISTIN, L’image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995, p. 11-12. 7. La Chorégraphie unit de façon originale des signes iconiques et des signes symboliques. Nous nous référons ici à la catégorisation de Peirce, lequel répartit les signes en trois catégories qu’Eco propose de traduire comme « index » (le signe qui désigne), « icône » (le signe qui renvoie à son objet en vertu d’une ressemblance avec cet objet), « symbole » (signe arbitraire, une convention régissant le rapport entre ce signe et son objet). Umberto ECO, Le signe : histoire et analyse d’un concept, trad. fra. Jean-Marie KLINKENBERG, Paris, Librairie générale française, 1992, p. 76 et suiv. 8. Pierre RICHELET, Dictionnaire françois, Genève, J.-H. Widerhold, 1680, p. 218. 9. Les manuels d’escrime font pourtant eux aussi la part belle à la géométrie et on y décèle plusieurs tentatives de s’abstraire de la représentation iconique du corps. Ces tentatives cependant ne vont pas jusqu’à s’imposer en formant un système cohérent et le modèle dominant reste la figuration du corps dans les différentes positions qu’il doit traverser : voir Pascal BRIOIST, Hervé DRÉVILLON et Pierre SERNA, Croiser le fer : violence et culture de l’épée dans la France moderne XVIe- XVIIIe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2002, notamment p. 138 et 165. 10. AN, Minutier central, MC/ET/II/486, engagement d’Étienne Domart chez Charles Martin, maître à danser, rue de la Coutellerie, pour quatre ans moyennant 500 lt., 14 octobre 1741. 11. L’enseignement de la lecture précédait celui de l’écriture et aller à l’école pendant un temps limité pouvait donc conduire exclusivement au premier de ces savoir-faire : François FURET et Jacques OZOUF, Lire et écrire : l’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Éditions de Minuit, 1977, vol. 1, p. 200 et suiv. 12. Armando Petrucci a ainsi révélé combien le rapport à l’écrit débordait les stricts cadres de l’« écriture ». Jeux de lettres : formes et usages de l’inscription en Italie, 11e-20e siècles, trad. fra. M. AYMARD, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1993. 13. Fabritio CAROSO, Il Ballarino, Venetia, F. Ziletti, 1581. 14. Supposer : « Tenir une chose pour vraye, ou la feindre telle, pour en tirer des consequences », Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel, La Haye, A. et R. Leers, 1690. 15. AN, V6 796 (n° 10). Ce document décrit la requête déposée par Beauchamps auprès du conseil du roi. 16. AN, V6 797 (n° 22). 17. Carla HESSE, « Enlightenment epistemology and the laws of authorship in revolutionary France, 1777-1793 », Representations, 1990, no 30, p. 109-137. 18. Raymond BIRN, « The Profits of Ideas: Privilèges en librairie in 18th c. France », Eighteenth century studies, 1970, vol. 4, no 2, p. 131-168. 19. Roger CHARTIER, « Écrit et cultures dans l’Europe moderne », L’annuaire du Collège de France. Cours et travaux, 2013, no 112, p. 537-549 ; Inscrire et effacer : culture écrite et littérature, XIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, Le Seuil, 2005, p. 190. 20. Judith E. SCHLANGER, L’invention intellectuelle, Paris, Fayard, 1983, p. 181-182. 21. Johann Gottlieb FICHTE, « Preuve de l’illégitimité de la reproduction des livres, un raisonnement et une parabole » (1791), cité d’après la traduction de J. BENOIST : Qu’est-ce qu’un livre ? Textes de Kant et Fichte, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 146. 22. Emmanuel KANT, « De l’illégitimité de la contrefaçon des livres (1785) », dans Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, trad. fra. J. Barni, Paris, Auguste Durand, 1853, p. 271-280. 23. Nous soulignons.

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24. Gilbert SIMONDON, Invention et création (1976), dans G. SIMONDON, L’invention dans les techniques, Paris, Le Seuil, 2005, p. 329. 25. Ibid., p. 338. 26. Nous reprenons ici la synthèse de Simondon par J.-Y. CHATEAU, « L’invention dans les techniques selon Gilbert Simondon », dans G. SIMONDON, Invention et création, op. cit., p. 21. 27. Raoul Auger FEUILLET, Recüeil de dances contenant un tres grand nombres, des meillieures entrées de ballet de Mr. Pecour, Paris, chez l’auteur, 1704. 28. Marie-Claude FELTON, « Luneau de Boisjermain et l’édition à compte d’auteur à Paris de 1750 à 1791 », thèse de doctorat, EHESS, et université du Québec à Montréal, Paris, Montréal, 2011, p. 216-217. 29. Kellom TOMLINSON, The Art of Dancing, Londres, Tomlinson, 1735. 30. R. A. FEUILLET, Pavanne des saisons, Paris, chez l’auteur, M. Brunet, 1700. 31. Claude SAUGRAIN, Code de la librairie et imprimerie de Paris, Paris, 1744, p. 26. 32. R. A. FEUILLET, Chorégraphie ou l’art de décrire la dance, Paris, Brunet, 1700. 33. Pierre RAMEAU, « Avis au public », dans Abbregé de la nouvelle méthode, dans l’art d’écrire ou de traçer toutes sortes de danses de ville, Paris, Rameau, Boivin, Clerc, c. 1725, p. 4. Cet avis au public n’est pas inséré dans tous les exemplaires de l’ouvrage. Nous l’avons trouvé dans celui qui est conservé à la Newberry Library (Chicago) sous la cote Case GV1590.R33 1725. 34. Peter SIRIS, The Art of Dancing, Londres, Siris, 1706. 35. John WEAVER, Orchesography, Londres, Weaver, P. Valliant, 1706. 36. Voir notamment la préface d’Edmund PEMBERTON, An Essay for the further improvement of Dancing, Londres, Walsh, Hare, Pemberton, 1711. 37. PAH [ HARDOUIN P. A], Phénomène imprévu, ou la danse en déroute, Caen, s. n., 1748, p. 10. La mention des danses « de chambre » et « de théâtre » renvoie à la distinction, courante dans les publications en Chorégraphie comme dans les manuels de danse de l’époque, entre danses de bal et danses de scène. 38. Ibid., p. 29-31. 39. Voir notamment la préface de K. TOMLINSON, The Art of Dancing, op. cit.

RÉSUMÉS

Cet article tâche de cerner « l’invention » dans une technique scripturaire : la « Chorégraphie ou l’art de décrire la dance », dont les principes sont publiés en 1700. Il s’agit de cerner les modalités d’invention de cette nouvelle technique, mais aussi ce que ces modalités d’invention suscitent en termes d’activités et de reconfigurations sociales. Ainsi, l’influence de la géométrie conduit à développer une écriture qui inclut aussi une dimension dessinée, ce qui permet à des acteurs situés hors du champ de l’écriture de se saisir de cette activité scripturaire. Il apparaît également que l’invention de cette technique réside non seulement dans la conception d’un système de signes, mais dans une activité de publication, impliquant de nombreux maîtres de danse. Ce faisant, ces derniers s’insèrent dans le monde de l’imprimé, se revendiquent en tant qu’auteurs et reconfigurent leurs activités. Il s’agit donc de penser la façon dont s’invente une technique, mais aussi la façon dont une technique permet la réinvention d’un métier et la création d’un nouveau réseau d’échanges, à l’échelle de l’Europe.

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This article explores the notion of “invention” regarding the written technique of “Chorégraphie” (i. e. “the art of dancing by characters”), whose principles were first published in 1700. How was Chorégraphie “invented”? What types of activities and social re-organisation did this process generate? This specific way of writing dancing included design elements, and this allowed people from outside the “world of writing” (i. e., illiterate practitioners) nevertheless to participate in this form of dance writing. Inventing the technique of Chorégraphie meant not only imagining a system of signs, but also organizing a publishing activity that involved dance masters who embraced the world of print, highlighted their authorship, and redefined their professional activities. Understanding how a technique was invented sheds light on how it allowed for the reinvention of a profession, and the establishment of a new exchange network for dance masters across Europe in 18th century.

INDEX

Mots-clés : communication écrite, écriture, édition, lecture, notation du mouvement, professeurs de danse Keywords : dancing masters, movement notation, publishing, reading, writing, written communication

AUTEUR

MARIE GLON Marie Glon a terminé en 2014 une thèse d’histoire intitulée Les Lumières chorégraphiques. Les maîtres de danse européens au cœur d’un phénomène éditorial (1700-1760), sous la direction de Georges Vigarello (École des hautes études en sciences sociales), travail qui lui a valu le prix de thèse de l’EHESS. De 2003 à 2015, elle a assuré la rédaction en chef de la revue Repères, cahier de danse, publiée par la Briqueterie/Centre de développement chorégraphique du Val-de-Marne, et a conçu des programmes de médiation et de formation en culture chorégraphique pour plusieurs institutions, comme le Centre Pompidou, le Théâtre national de Chaillot ou le musée du Louvre. Depuis 2015, elle est maître de conférences en danse au département Arts de Lille 3 et membre du CEAC, où elle poursuit ses recherches sur l’histoire de la danse, dans ses aspects sociaux et esthétiques.

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Tracer le monde : outils et instruments de la Renaissance aux Lumières Trace the World: Tools and Instruments from the Renaissance to the Enlightenment

Audrey Millet

1 Deux siècles séparent les dessins de compas de Léonard de Vinci (1452-1519) de l’engouement de Samuel Pepys (1633-1703) pour le pantographe. « Il me le faut », écrit Pepys dans son journal1. À la veille de la Révolution française, cet appareil visant à réduire ou agrandir des dessins a été maintes fois amélioré. En trois siècles, les artisans, les fabricants, les savants et les élites des cours européennes ont montré un vif intérêt pour l’amélioration et le progrès des sciences et des techniques. Néanmoins, pour matérialiser une idée, une machine, un dessin ou un procédé, il faut avoir à disposition les outils adéquats. Quelle que soit la finalité envisagée par les acteurs, tous ont compris que la capacité à reproduire est un moyen essentiel de la compréhension du monde. Au centre de ce dialogue, entre la mesure et l’idée matérialisée sous la forme d’un dessin, se situent les instruments de dessin utilisés pour la navigation, la cartographie, l’architecture, l’ingénierie militaire ou encore la décoration des textiles.

2 Les chercheurs se sont particulièrement intéressés aux techniques de représentation du monde2. Les traités d’architecture et les questions de perspective ont fait l’objet d’études poussées3. Maurice Daumas et Bertrand Gille ont publié des essais précurseurs prenant en compte les objets médiateurs que sont les instruments4. Les sociologues proposent une réflexion novatrice en se rapprochant des habitudes, des gestes de l’artisan, en résumé de la « manière de faire5 ». Ces vingt dernières années, les historiens ont développé une approche complexe au carrefour des techniques, de l’art, de l’économie et du social6.

3 Établir une typologie complète des instruments est impossible dans le cadre de cet article. Je m’intéresserai donc à des catégories d’outils largement partagées par les praticiens, notamment, les stylets, compas, règles à échelles, instruments de copie,

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d’agrandissement et de réduction. Afin d’entretenir la tension entre pratique, représentation et acquisition de l’instrument, je m’appuierai sur une analyse des instruments conservés dans les musées européens, sans pour autant oublier que les outils qui nous sont parvenus sont souvent les plus beaux et les plus onéreux. Il est difficile d’approcher le stylet de l’ingénieur du XVIIe siècle. Les sources littéraires sont plus nombreuses. En effet, depuis le XVIe siècle, ont paru de nombreux ouvrages d’artisans ou de lettrés visant à faire un état de l’art des instruments disponibles. Des traités d’architecture ou d’ingénierie sont également disponibles. Enfin, les dessins des techniciens permettent de confronter les instruments utilisés aux recommandations théoriques des ouvrages. À partir de trois siècles d’instruments, je propose d’interroger les transformations des sciences et des techniques en lien avec une nouvelle vision du monde7. La mise en place de la mesure du monde par les techniciens de l’époque moderne tend à réconcilier le travail manuel et l’économie des savoirs.

4 Du XVe siècle au XVIIIe siècle, de quelles manières les instruments du dessin participent- ils à modifier et/ou fixer les savoirs ? Comment accompagnent-ils une lente et continue transformation de l’environnement scientifique et technique ?

5 Je traiterai tout d’abord l’intérêt renouvelé pour les instruments de dessin durant les XVe et XVIe siècles. Le Grand Siècle se caractérise par une dynamique de rationalisation des savoirs marquée par des améliorations constantes et une attention croissante des pouvoirs qui fera l’objet d’un deuxième point. Enfin, j’étudierai l’élargissement des gammes durant le XVIIIe siècle et les tentatives d’universalisme des instruments portent les marques de la globalisation des savoirs.

Des instruments pour décrire le monde (XVe-XVIe siècles)

6 Caractérisé par un regain d’intérêt pour l’Antiquité gréco-romaine, l’horizon scientifique et technique des praticiens de la Renaissance s’agrandit8. Toutefois, les hommes des XVe et XVIe siècles sont résolument tournés vers l’avenir. Le développement des mathématiques induit alors l’amélioration des systèmes de mesure par les astronomes, les navigateurs, les ingénieurs militaires et les topographes9. La mise en place des règles de la perspective géométrique fait figure d’apport majeur10. Durant le XVe siècle, les instruments de dessin ont déjà fait l’objet de modifications importantes, en particulier en Italie11. Nouveaux ou améliorés, ils servent le travail du dessinateur qui se fournit, comme le mathématicien, au sein de l’échoppe. Il s’agit bien d’instruments transverses.

Fabricant d’instruments : de Nuremberg aux centres européens

7 Les principes de Vitruve correspondent aux ambitions des architectes du XVe siècle qui adoptent le dessin orthogonal12. Les instruments ne changent pas du tout au tout, mais les praticiens profitent des améliorations en cours dans l’horlogerie ou l’armurerie et de l’introduction progressive de l’imprimerie13. La situation géographique des villes allemandes, au carrefour du nord et du sud de l’Europe, et l’accès facilité à l’étain et au cuivre, minerais locaux, autorisent le développement de centres de fabrication. Un nouvel artisanat naît. Le métier de fabricant de compas, non corporé, figure dans le

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Livre des métiers de Jost Amman dès 1568 (figure 1). Un siècle plus tard, Paris, Milan et Londres ont attiré une main-d’œuvre compétente14. À Paris, les fabricants de compas sont rattachés à la corporation des couteliers et fondeurs de métaux, tandis qu’à Milan, ils s’intègrent aux armuriers15. Dans le cadre de l’atelier-échoppe se met en place un savoir spécifique visant à améliorer la précision des instruments et à faciliter le tracé. L’instrument devient le meilleur médiateur entre le monde et sa représentation repoussant les limites des possibles et des pratiques. Le premier fabricant d’instruments londonien connu est Augustine Ryther (mort en 1593). Graveur de métier, il améliore et fabrique ses propres instruments pour réaliser des cartes plus précises16. En France, vers 1597, Philippe Danfrie (v. 1534-1606), fils d’un graveur sur métal, modifie son trigonomètre en outil de triangulation, appelé graphomètre17. Monté sur rotule, l’instrument autorise à prendre des angles entre objets situés dans un même plan. Danfrie, proche du pouvoir central, succède à son père comme graveur général des Monnaies en 158218. Les gens de métier, liés ou non à l’État, sont les premiers à perfectionner leurs instruments afin de faciliter leur travail et d’améliorer leurs ouvrages19. Les mécènes européens se passionnent alors pour les innovations.

FIG. 1. – Fabricant de compas dans sa boutique

Jost Amman, Le livre des métiers ou Eygentliche Beschreibung aller Stände auff Erden, hoher und nidriger, geistlicher und weltlicher, aller Künsten, Handwercken und Händeln Durch d. weitberümpten Hans Sachsen gantz fleissig beschrieben u. in teutsche Reimen gefasset. Frankfurt am Mayn : Feyerabend, 1568, p. 67.

Le mécénat des cours européennes

8 L’intérêt des Grands pour la recherche scientifique résonne largement avec leur volonté de rayonnement. À Prague, l’empereur Rodolphe II soutient le fabricant Érasme Habermel (1538-1606), dont les instruments luxueux sont offerts comme cadeaux à des

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collectionneurs20. Cent cinquante instruments de l’atelier d’Habermel sont inventoriés. Une quarantaine d’entre eux est signée. Les noms gravés de Francisco de Padoanis, médecin italien, Hermann Bulder, allemand, et Tycho Brahé, astronome danois, traduisent la diversité des origines des commanditaires et montrent l’engouement européen pour les instruments de mesure et de tracé. Les outils sont variés : cercles, sphères armillaires, cadrans solaires, astrolabes, quadrants, nécessaires de dessin, théodolites21. Les États italiens soutiennent également la production d’instruments de géométrie complexes. Les faiseurs d’instruments, métallurgistes ou orfèvres, travaillent autour des Sforza à Milan, puis des Médicis. Vers les années 1570, Cosme de Médicis est le mécène de Baldassarre Lanci. À la fois fabricant et ingénieur militaire du gonfalonier, Lanci invente un compas de triangulation pour les relevés topographiques22. En Angleterre, Thomas More (1478-1535), chancelier d’Henri VIII, invite à Hampton Court le mathématicien, astronome, horloger et fabricant allemand Nicolas Katzer (1497-1543). More veut faire progresser les connaissances anglaises en astronomie et en mathématiques. Quant aux premiers traités techniques avec illustrations, ils apparaissent dans la seconde moitié du XVIe siècle.

Theatrum instrumentorum : entre imaginaire et pratique23

9 Jacques Besson (1530-1572), mathématicien et ingénieur, rédige vers 1570 un livre de machines, dédié à Charles IX. Jacques Androuet du Cerceau et Besson publient le livre premier de Theatrum instrumentorum en 1571-1572 24. Il présente pour la première fois des machines de divers usages en séries. La réédition de 1579 contient soixante planches d’instruments. Certaines règles, des compas et des rapporteurs n’ont jamais été réalisés, relevant plus de l’imaginaire que de la pratique. L’effort de publication d’instruments, de diffusion des connaissances scientifiques et techniques, concerne aussi l’Allemagne. Le Perspectiva de Hans Lencker (1523-1585), publié à Nuremberg en 1579, montre l’utilisation en géométrie du compas à pointes sèches25. Réédité à de nombreuses reprises, l’ouvrage insiste sur l’importance des instruments pour appuyer les savoirs mathématiques et géométriques à partir des instruments.

10 Les praticiens et les savants cherchent à mesurer le monde plus précisément. La compréhension de l’univers et la description rationnelle se situent au centre de leurs intérêts. La publicisation de l’information, grâce au développement de l’imprimerie, tend à mettre en commun le savoir scientifique. Astronomes, orfèvres et ingénieurs pratiquent le savoir transverse du dessin. Connaître les instruments de dessin permet ensuite de pratiquer, de comprendre et de décrire. Ces outils deviennent alors des médiateurs du monde. La pédagogie des ouvrages, construits sous la forme de traités où les instruments sont accompagnés de légendes, en fait des manuels avant l’heure. Toutefois, cet effort de publication de l’innovation et de présentation des possibles dit peu sur les réalités et l’utilisation des instruments par les praticiens. Il s’agit donc d’observer les artefacts qui nous sont parvenus.

11 Les stylets, instruments servant à tracer, ne sont pas une invention de la Renaissance, mais la période est marquée par une transformation majeure : les tire-lignes ne nécessitent plus de second passage car l’encre, à base de seiche ou de noix de galle et de peroxyde de fer, est utilisée directement26. L’épaisseur du trait est ajustable grâce à un anneau coulissant. Enfin, la pointe pour plume à pointiller avec système de roulette intégré est une des premières plumes pour spécialistes27. Le crayon subit deux

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transformations majeures. L’exploitation du graphite, forme cristallisée du carbone, débute dans le comté de Cumberland dans le nord-ouest de l’Angleterre à partir de 154028. Tracer est désormais plus simple : l’épaisseur du trait est modifiable, un seul geste suffit et le graphite permet de nouveaux effets. Le compas retient particulièrement l’attention des fabricants.

12 Le compas ordinaire, utilisé par les charpentiers, architectes, menuisiers ou mathématiciens, est modifié à Augsbourg et à Nuremberg29. Le développement de l’artisanat lié aux métaux, horlogerie ou bijouterie, joue un rôle dans la recherche de précision. Il est désormais possible de régler l’ouverture des branches du compas disponible en différentes tailles, s’adaptant ainsi à la taille des supports travaillés. Aussi, le compas à dessin fait son apparition : il est muni d’un emplacement pour le crayon ou pour une pointe à encre30. Dans leurs ouvrages respectifs, Pomodoro et Bion destinent ces compas à un usage militaire ou maritime31. Vers 1500, l’écart entre les deux branches se règle grâce à une vis horizontale. Le compas à pointe sèche, déjà utilisé pour mesurer les distances, mettre à l’échelle ou copier des dessins, se modifie avec l’apparition d’une articulation à tenon32. La copie devient encore plus aisée lorsque le compas est muni de trois branches qui permettent de transférer trois points en même temps d’un dessin à un autre. Ce compas, dit triangulaire, sert également à prendre des mesures sur des globes. Enfin, le compas sphérique, ou de calibre, mesure des formes cylindriques ou sphériques, notamment les boulets de canon33. Les règles, instruments de mesure par excellence, sont également modifiées.

13 Les hommes de la Renaissance tentent de trouver des équivalents à des échelles locales dont les valeurs sont très différentes d’un lieu à l’autre. Les dimensions anthropomorphes compliquent les correspondances entre les systèmes. Dès 1500, on fabrique des règles à échelle en bronze aux mesures linéaires. Le but est de parvenir à une échelle aux proportions constantes utilisable en tout lieu. L’introduction des chiffres arabes facilite la mise en place des échelles déterminées. Les échelles en pied persistent, mais les règles indiquent à la fin du XVIe siècle les divisions de villes et régions différentes. Des passerelles se mettent en place afin de faciliter le passage de mesures d’un lieu à l’autre34. Les règles commencent à être faites de laiton, plutôt que de bois, et elles sont souvent pliables, ce qui facilite leur transport. La copie préoccupe les techniciens car, avec les nouvelles possibilités de mise à l’échelle, elle autorise à modifier la taille des dessins initiaux, notamment à passer d’une maquette à la grandeur nature.

14 L’architecte Palladio (1508-1580) utilise des piquoirs, instruments à pointe d’aiguilles. Les traces laissées par les pointes permettent de repérer un angle ou de tracer les contours du dessin sur un morceau de papier semblable placé en dessous. Les peintres les utilisent pour reporter les dessins sur un support puis ils repassent sur les trous35. Le report d’un dessin nécessite de faciliter son agrandissement ou sa réduction36. Léonard de Vinci dessine vers 1495 un compas de réduction fixe à pointes sèches et un autre à branches fendues37. De même, Daniel Speckle (1536-1589), ingénieur militaire allemand, représente six compas fixes dans son Architectura38. Jost Bürgi (1522-1632), horloger et fabricant d’instruments suisses, intègre les échelles géométriques et trigonométriques aux compas. Bion insère dans son livre une version fixe et une version mobile39.

15 L’élargissement de l’horizon intellectuel amène un besoin de précision chez les praticiens. Les fabricants allemands profitent d’un artisanat en plein développement et

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d’une position géographique centrale en Europe. Les élites européennes voient d’un bon œil ces avancées techniques qui accompagnent les précisions des savoirs géographiques, mathématiques ou artistiques. Les premiers états de l’art publiés peuvent être en partie imaginaires et on ne sait pas si les instruments présentés sont utilisés dans la majorité des ateliers. Toutefois, les milieux des fabricants, des élites et des savants sont déjà contaminés par un souci d’exactitude.

Le Grand Siècle des instruments : fascination et rationalisation

16 Durant le XVIIe siècle, le nombre d’échoppes augmente dans toute l’Europe. Les élites européennes continuent de se passionner pour les instruments et de nouvelles demandes émanent des topographes, ingénieurs et navigateurs.

L’affirmation de Londres et Paris

17 Les fabricants d’instruments alors installés dans le centre de Londres débutent un déplacement vers l’ouest de la ville. Après un apprentissage dans un atelier près de St Clement Danes Church, Elias Allen (1588-1653) devient maître de la corporation des horlogers. En 1616, il fabrique et vend des cadrans solaires et des instruments scientifiques sur le Strand40. Son apprenti, Ralph Greatorex (1625-1712), est mentionné dans le journal de Samuel Pepys lorsqu’il évoque ses recherches d’instruments pour l’Amirauté41. Néanmoins, on rencontre aussi des fabricants, brodeurs, tailleurs ou épiciers qui ont tous en commun la maîtrise des poids et des mesures42. Dès 1660, la Royal Society discute et échange des procédés nouveaux. Si l’institution est un instrument du pouvoir, elle admet en son sein les principaux fabricants. Savants et inventeurs s’y rencontrent. À Paris, les échoppes se situent autour du quai de l’Horloge. Daniel Chorez invente un télescope (1612), un binocle, des lunettes de précision (1680) et fabrique des compas de proportion. Jusque dans les années 1650, les fabricants peuvent être membres de la corporation des couteliers mais celle des fondeurs tend à devenir la référence. Le métier est peu à peu réglementé pour mettre en place des critères et normes de qualité. Pierre Sevin (actif entre 1662 et 1685), membre de la corporation des fondeurs, produit des graphomètres précis. Il fréquente l’académicien Joseph Sauveur mais ne fait pas officiellement partie de l’institution43. Enfin, d’origine anglaise, Michael Butterfield (1635-1724) s’installe au Faubourg Saint-Germain en 1663 et devient rapidement ingénieur du roi. Proche de l’Académie, il travaille aux niveaux du château de Versailles. Butterfield réalise des équerres pliables, des règles à échelles et des rapporteurs signés « Butterfield Paris44 ». Au XVIIe siècle, la fabrication est marquée par la conception de boîtes d’instruments très complètes et d’instruments luxueux destinés aux élites.

Les boîtes à instruments : éloge à la technique

18 Les fabricants fournissent des boîtes de grande qualité aux collectionneurs dès le début du XVIIe siècle. La fascination pour le tracé exact est à son apogée : compas triangulaire, elliptique, d’ellipse, de réduction ou de navigation s’invitent dans ces boîtes (figure 2)45. L’Anglais Roger North (1651-1734), architecte amateur, acquiert un nécessaire complet

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d’instruments mathématiques46. La boîte de North, fabriquée sur mesure vers 1680, se divise en quatre compartiments47. Le premier contient des compas et leur encre. Le deuxième tiroir accueille un porte-crayon, un tire-ligne, une ardoise, une règle coulissante en buis et une règle de calcul. Des accessoires pour le grand compas et un segment de courbe de dessin se situent dans le troisième compartiment. Enfin, le quatrième tiroir contient un cadran gravé à chiffres romains, une équerre de dessin triangulaire 60°, de la ficelle, un fil à plomb, une boîte à poncif et un cadran universel. Ces instruments sont-ils véritablement destinés au travail quotidien du dessin ? Non. La majorité des outils véritablement utilisés a disparu. Ces boîtes sont des mises en perspective du savoir. Précieuses, elles se regardent, s’admirent et fascinent. Néanmoins, le propriétaire peut aussi les toucher et utiliser les instruments pour son loisir. Cet amour de l’art de la précision se matérialise dans les collections. La boîte est un spectacle de l’ingéniosité des artisans, du travail et de l’art de la technique. Elle est un éloge au savoir-dessiner dont les outils continuent de se modifier.

FIG. 2. – Instruments de dessin dans leur boîte, 1683

Ensemble de huit instruments à dessiner en laiton doré et acier. Signé Iacobus Lusuerg et daté 1683. Ancienne collection Jacques Doucet, aujourd’hui dans une collection particulière.

« Afin de mesurer à un cheveu près »

19 L’encre de carbone est désormais utilisée couramment. L’anneau coulissant du tire- ligne devient inutile car la composition du métal permet une ouverture fixe et une ligne constante. Une des innovations du siècle réside dans la plume technique. En 1636, le mathématicien allemand Daniel Schwenter décrit un modèle primitif de plume à réservoir et portemine muni d’un ressort48. Vers 1659, Hans Baumann, charpentier de Nuremberg, fabrique et vend des crayons graphite. Son emploi se généralise grâce à l’exploitation d’une mine au Borrowdale en 1664. John Pettus décrit en 1683 un dry pencil : un graphite entouré d’une gaine de sapin ou de cèdre49. La maniabilité est

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considérablement améliorée, mais peu de praticiens l’utilisent avant le XIXe siècle. Des nouvelles améliorations concernent également les compas. Jacob Leupold propose un large éventail de compas comprenant notamment des compas à balustre, à roulette ou à pointillés50. Le compas « à cheveux » est caractéristique des ambitions du XVIIe siècle. La pointe est maintenue par un ressort et le réglage de l’ouverture à partir d’une petite vis permet « de mesurer à un cheveu près ». Représenté dès 1728 par Chambers (1680-1740), le compas à cheveux est sans doute utilisé dès le début du siècle51. Quant au compas à balustre, il autorise le dessin de petits cercles en 1700. Des versions « de poche » existent pour être insérées dans des boîtes d’instruments portatives. Les dessinateurs sont toujours préoccupés par la reproduction. Le compas triangulaire s’invite dans les encyclopédies d’instruments. La lecture des cartes est facilitée52. Le piquoir est modifié pour faciliter sa prise en main et améliorer sa précision. Joseph Moxon représente un « protracting pin53 ». Réalisé en laiton, il s’agit d’un support « deux en un » qui accueille un tire-ligne ou une aiguille, et dont les mines sont protégées par un capuchon. En 1605, le mathématicien et astronome jésuite, Christophe Scheiner (1575-1650), est reçu à la cour du duc Guillaume V à Munich. Il lui explique le fonctionnement du pantographe qu’il a inventé deux ans auparavant. En 1631, Scheiner décrit sa fabrication et son usage dans un ouvrage. L’invention fascine. Samuel Pepys (1633-1703), haut fonctionnaire de l’Amirauté anglaise, membre du Parlement et diariste anglais, se réjouit de cette nouveauté. Le 13 janvier 1668, après avoir visité le fabricant d’instruments londonien Henry Wynne, il écrit : « J’ai eu très grand plaisir, non pas à cause de son ingéniosité en général, mais en particulier, lorsqu’il me fit une démonstration de l’usage du parallélogramme, grâce auquel il dessina en un quart d’heure sous mes yeux, en petit, une carte nette d’Angleterre à partir d’une grande […]. Il me le faut, et par conséquent, je désire commander un exemplaire de ce dont je viens de parler54. »

20 Toutefois, les instruments ne sont pas adoptés par tous les dessinateurs. Les habitudes comptent. Des dessins en soierie de César Galais (1811-1891) sont intégralement piqués afin de les reproduire sur un second papier. À la fin du XIXe siècle, à Sèvres, Donzé utilise encore la technique du piquage pour reporter des décorations d’assiettes55. Le temps de l’invention ne correspond pas obligatoirement au temps de l’utilisation dans le cadre de l’atelier.

21 Londres et Paris sont devenus au XVIIe siècle les centres européens de la fabrication des instruments. Ce dynamisme stimule les artisans et les praticiens. L’intérêt des publics est de plus en plus grand. Posséder une boîte à instruments montre son appartenance à une classe privilégiée mais aussi son goût pour les innovations et les techniques. Les hommes du XVIIe siècle sont fascinés par les beaux objets et la boîte devient un cabinet de curiosité. Parallèlement, de nombreuses améliorations sont réalisées. On retiendra la justesse, la maniabilité des instruments et la mise en place de mécanismes plus complexes.

Des gammes d’instruments pour un langage universel (XVIIIe siècle)

22 Durant le XVIIIe siècle, différentes catégories professionnelles ont besoin d’outils fiables, les ingénieurs civils et militaires, les géomètres, les couturières, les modistes, les dessinateurs de fabrique, les orfèvres… et les collectionneurs riches et cultivés sont

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toujours aussi intéressés. L’instrument perfectionné forme l’alphabet d’un langage universel. Il est pensé comme un outil de communication.

Fabricant-entrepreneur ?

23 En France, des dynasties de fabricants, comme les Chapotot, les Sevin, tiennent des échoppes. Parmi eux, Claude Langlois fonde un atelier de fabrication vers 1730. Installé dans une galerie du Louvre, il conçoit un pantographe, des instruments de mathématiques et des règles56. Langlois fournit l’Observatoire de Paris. Son neveu, Canivet, perfectionne des règles, des équerres et un pantographe salué par l’Académie royale des sciences en 174357. Aucun fabricant n’est membre de l’Académie des sciences. Parallèlement, les fabricants londoniens cumulent la publication de traités, la fabrication et l’exportation d’articles. Edward Scarlett (1688-1743), opticien de George II, édite une carte commerciale caractéristique de l’application concrète des sciences et des techniques au quotidien et de la recherche de confort typique des Lumières (figure 3)58. Publicité précoce, datée de 1714-1727, elle insiste sur l’innovation principale de l’opticien : des lunettes munies de branches reposant sur les oreilles grâce à une forme en spirale. Elles fournissent une stabilité considérable au porteur. Le même texte, en anglais, français et néerlandais, est inséré dans trois formes sphériques. La carte témoigne du développement de la profession d’opticien tournée vers les innovations techniques. Ces lunettes sont à vendre en boutique lors des jours ouvrables et donc relativement accessibles59. Thomas Heath (actif entre 1720 et 1772) entre dans la corporation des épiciers et installe sa boutique d’instruments sous le nom « The Hercules & Globe in the Strand60 ». Sans suivre d’apprentissage commercial, Benjamin Martin s’installe en autodidacte au 171 Fleet Street en 1755. Il réalise des conférences scientifiques, publie une trentaine d’ouvrages sur les instruments et perfectionne un pantographe. Il est un véritable entrepreneur. Si les fabricants se comportent à la fois comme des praticiens et des entrepreneurs dont le but est de proposer de nouveaux produits aux clients, ils ne sont pas pour autant en nombre croissant dans la capitale.

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FIG. 3. – Carte commerciale de l’opticien Edward Scarlett

Bodleian Library, University of Oxford, Douce Adds 139 (766)

Une offre plus importante mais un nombre de fabricants stable (Paris, 1600-1789)

24 Une analyse du Minutier central des notaires parisiens permet de se faire une idée du petit nombre de fabricants présents dans la capitale. Néanmoins, avant 1610, aucune mention de fabricants dans un contrat de mariage, d’apprentissage ou autre minute notariale n’a été retrouvée. Entre 1611 et 1650, trois fabricants d’instruments de mathématiques sont recensés. L’un d’entre eux est dit maître horloger61. Durant les cinquante années qui suivent, cinq fabricants ont laissé une trace dans le minutier62. Quatre fabricants différents sont recensés entre 1701 et 175063. Les fabricants d’instruments de mathématiques sont à peine plus nombreux, cinq, jusqu’à la Révolution64. En dehors d’une croissance après 1600, les fabricants ne semblent pas nombreux à Paris. Bien entendu, la source utilisée ne permet de voir qu’une partie de l’iceberg. Toutefois, le métier est très spécialisé et les praticiens ne désirent pas changer des manières de faire qui donnent de bons résultats. De plus, les prix sont sans doute assez élevé pour que la demande se modifie du tout au tout. La pratique quotidienne du métier permet aussi aux exécutants de repousser les limites des possibles avec leurs propres outils. Un des fils directeurs du XVIIIe siècle réside dans la volonté de stabiliser des normes afin d’universaliser les savoirs. Les outils et instruments sont un des moyens, parmi d’autres, d’y parvenir.

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Pour des normes universelles

25 Vers la fin du siècle, le tire-ligne est désormais appelé « plume à dessiner ». L’ajout de laque dans l’encre de carbone fournit aux techniciens une encre indélébile. À cette nouveauté s’ajoutent un système d’alimentation au compte-gouttes et une lame pivotante pour faciliter le nettoyage65. La plume à dessiner est l’ancêtre du porte- plume. Un piquoir et un crayon sont souvent intégrés à la partie supérieure. En 1761, à Stein, près de Nuremberg, l’ébéniste Kapsar Faber fonde la manufacture Faber Castel dont le succès est encore d’actualité. Des tiges graphites insérées dans des gaines de bois sont réalisées en série66. Parallèlement, Edward Naine (1726-1806), fabricant d’instruments, utilise le caoutchouc, alors réservé aux semelles, pour effacer autour de 1788. Chambers en 1728 et Bion en 1758 représentent un compas aux extrémités réversibles ; l’instrument permet d’utiliser soit deux pointes sèches, deux mines ou une pointe sèche et une mine67. Néanmoins, il manque de fiabilité : le compas fait des écarts incontrôlables pendant le tracé. La règle à échelle connaît peu de changements mais, à la fin du siècle, celle de Brander & Hoeschel comporte les échelles en pouces de six villes différentes68. De plus, l’inscription sur les règles d’une division décimale en pouce est plus courante. La facilité d’un passage d’une mesure locale à l’autre et la mise en place d’une mesure universelle caractérisent les Lumières. Enfin, en 1794, le système métrique est introduit pour remplacer le « pied du roi ». Néanmoins, l’ancien système, « pied de France » est encore utilisé69.

26 Le fabricant d’instruments du siècle des Lumières a plusieurs cordes à son arc. Il publie ses résultats, pratique et interroge les limites des techniques. Le fabricant est devenu un entrepreneur et il produit désormais en série. Toutefois, le mot d’ordre du siècle est l’universalité des instruments. Ils doivent être utilisables et compris par tous pour mettre en place un langage stable.

Conclusion

27 Les modifications des instruments de dessin sont caractéristiques des changements intellectuels, économiques et sociaux de la Renaissance aux Lumières. Durant les XVe et XVIe siècles, les explorations maritimes et les développements artistiques entraînent une réflexion sur la manière de représenter le monde. Grâce au développement de l’imprimerie, les publications offrant un état de l’art des instruments se multiplient. Des centres tels que Nuremberg se retrouvent sur le devant de la scène, notamment grâce aux nouveaux secteurs de l’artisanat (horlogerie) et à la présence de minerai nécessaire à la fabrication d’instruments. Néanmoins, si les Grands perçoivent bien l’intérêt pour leur rayonnement dans la maîtrise des sciences et des techniques, ce sont les artisans-fabricants qui, au jour le jour, interrogent leur propre pratique. Durant le XVIIe siècle, la reconnaissance des scientifiques via des institutions comme les académies joue un rôle de diffuseur auprès des publics. Si les fabricants français ne sont pas intégrés aux nouvelles institutions, cela n’empêche pas certains d’avoir des liens étroits avec leurs membres. En Angleterre, la technique bénéficie d’une plus haute estime. De même, Colbert met en ordre les corporations et les métiers correspondant à chacune. Outre-Manche, le système semble plus souple. Toutefois, des deux côtés, des amateurs toujours plus nombreux stimulent la production d’instruments de luxe. Le siècle suivant est marqué par la volonté de communiquer dans toutes les situations. En

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résumé, les instruments sont transportables, pliables et régulièrement interrogés pour être améliorés par les praticiens et savants. Le siècle de l’Encyclopédie tente de mettre en place des savoirs universels, en stabilisant les mesures, et de les rendre accessibles par la mise en série. Tout au long de la période, de nombreux acteurs sont concernés : les pouvoirs au plus haut niveau de l’État, les praticiens et les savants. Néanmoins, ce n’est pas encore au XVIIIe siècle que les praticiens adoptent des nouveautés qui peuvent largement modifier leurs habitudes. À l’aube du XIXe siècle, les instruments de dessin deviennent les outils d’un langage commun soutenant ainsi la diffusion des savoirs, gommant les frontières et outils de la globalisation.

NOTES

1. 1 Léonard DE VINCI, Le compas de proportion pour les rapports de ½, ¼, et /8 comme expérience pour les transformations des figures, Victoria and Albert Museum, Londres, « Codex Forste », 3 vol. , F. 141, et Institut de France, manuscrits B, F, H et L. Robert LATHAM et William MATTEWS, The Diary of Samuel Pepys : A New and Complete Transcription, Berkeley, University of California Press, vol. 10, p. 392. 2. Monique PELLETIER, Les cartes des Cassini, la science au service de l’État et des provinces, Paris, CTHS, 2013 ; Christian GRATALOUP, Représenter le monde, Paris, La documentation française, n° 8084, 2011 ; Jean-Jacques LEVALLOIS, Mesurer la Terre, Paris, AFT, 1988. 3. Erwin PANOFSKY, La perspective comme forme symbolique (1932), trad. fra. Paris, éd. de Minuit, 1975 ; Yves PAUWELS, « Discours graphique et discours du texte dans les traités d’architecture français du XVIe siècle », Humanistica, An International Journal of Early Renaissance Studies, 2013, vol. VII, p. 235-238. Consulter notamment la base Architectura du Centre d’études supérieures de la Renaissance de l’université François Rabelais (Tours). 4. Maurice DAUMAS, Les instruments scientifiques aux XVIIe siècle et XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1953 ; Bertrand GILLE (dir.), Histoire des techniques, Paris, Gallimard, 1978. 5. Richard SENNETT, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat, trad. fra. Paris, Albin Michel, 2010 ; Matthew B. CRAWFORD, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, rééd. Paris, La Découverte, 2016. 6. Gianenrico BERNASCONI, Objets portatifs au Siècle des Lumières, Paris, CTHS, 2015 ; Liliane HILAIRE- PÉREZ, La pièce et le geste : artisans, marchands et savoir technique à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 2013 ; Pascal DUBOURG-GLATIGNY, « Mécaniser la perspective : les instruments entre pratique et spéculation », e-phaïstos, 2013, vol. II, n° 1, p. 23-33 ; id., Il disegno naturale del mondo : saggio sulla biografia di Egnatio Danti, con edizione del carteggio, Pérouse, Aguaplano, 2011 ; Pascal DUBOURG-GLATIGNY, Hélène VÉRIN (dir.), Réduire en art, la technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Presses de la Maison des sciences de l’homme, 2008 ; Hélène VÉRIN, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1993. 7. Alexandre KOYRÉ, « Du monde de l’“à-peu-près” à l’univers de la précision », Études d’histoire de la pensée philosophique, Gallimard, 1977, p. 341-362. 8. Peter BURKE, La Renaissance européenne, Paris, Le Seuil, 2000. 9. Pour un bref apercu : Stillman DRAKE et Israel E. DRABKIN, Mechanics in Sixteenth-Century Italy. Selections from Tartaglia, Benedetti, Guido Ubaldo & Galileo, Madison, Wisconsin, 1969 ; Paul IVE, The

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Practise of Fortification (1589). English Experience, Londres, Da Capo Press, 1968 ; Rodney W. SHIRLEY, The Mapping of the World. Early Printed World Maps 1472-1700, London, New Holland Press, 1993 ; Léon VOET, The Golden Compasses. A History and Evaluation of the Printing and Publishing Activities of the Officina Plantiniana at Antwerp, London, Routledge, 1969-1972. 10. P. DUBOURG-GLATIGNY, H. VÉRIN (dir.), Réduire en art…, op. cit. ; E. PANOFSKY, La perspective…, op. cit. 11. Filippo Brunelleschi (1377-144) explore à Florence les formes architecturales romaines. Leur compréhension et leur application nécessitent la réalisation de dessins à grande échelle. Les instruments de dessin, règle large et plate équerre, compas à pointe sèche et compas ordinaire, revêtent une importance capitale pour le métier. Eugenio BATTISTI, Brunelleschi : the complete work, London, Thames and Hudson, 1981. 12. En mathématiques, la projection orthogonale est une transformation de l’espace via une application linéaire. En géométrie plane, c’est une projection où les deux droites sont perpendiculaires. En géométrie dans l’espace, c’est une projection où la droite et le plan sont perpendiculaires. Le traité de Vitruve, De Architectura, est une référence pour les techniques de construction de l’Antiquité classique. 13. Michael TWYMAN, L’imprimerie : histoire et techniques, Lyon, ENS/Institut d’histoire du livre, 2007. 14. H. W. DICKINSON, « A brief history of draughtsman’s instruments », Transaction of the Newcommen Society, 1949-1950, vol. 27, p. 73-84. 15. René DE LESPINASSE et François BONNARDOT, Les métiers et corporations de la Ville de Paris, Le Livre des Métiers d’Étienne Boileau, Paris, Imprimerie nationale, 1879, p. 40 ; Maurice Daumas, « Quelques fabricants d’instruments scientifiques anciens », Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1950, vol. 3, n° 4, p. 364-370. 16. Augustine Ryther, 52 cartes à jouer, 9,5 x 5,7 cm, 1590, British Museum, 1938,0709.57.1-60; Elizabeth BAIGENT, « Ryther, Augustine », Oxford Dictionary of National Biography (online ed.), Oxford University Press, 2014 [http://dx.doi.org/10.1093/ref:odnb/24428]. 17. Philippe DANFRIE, Déclaration de l’usage du graphomètre, par la pratique…, Paris, Chez ledict Danfrie, 1597 ; M. DAUMAS, Les instruments…, op. cit., p. 24-25. 18. Philippe RENOUARD, Imprimeurs parisiens, libraires, fondeurs de caractères et correcteurs d’imprimerie, depuis l’introduction de l’imprimerie à Paris (1470) jusqu’à la fin du XVIe siècle : leurs adresses, marques, enseignes, dates d’exercice, notes sur leurs familles, leurs alliances et leur descendance, d’après les renseignements biographiques et les documents inédits, Paris, A. Claudin, 1898, p. 91. 19. Richard Sennett a proposé un examen du travail artisanal au quotidien. R. SENNETT, Ce que sait…, op. cit., 2010. 20. Henri MICHEL, Catalogue des instruments connus d’Érasme Habermel, Nationaal Centrum voor de Geschiedenis van Wetenschappen, Centre national d’histoire des Sciences, manuscrit, 1937. 21. L’Observatoire de Paris conserve quinze « instruments universels ». W. ECKHARDT, « Erasmus Habermel : Zur Biographie des Instrumentenmachers Kaiser Rudolfs II », Jahrbuch der Hamburger Kunstsammlungen, 1976, n° 21, p. 55-92. 22. Lucia NUTI, Ritratti di città. Visione e memoria tra Medievo e Settecento, Venice, Marsilio, 1996. 23. B. GILLE (dir.), Histoire des techniques, op. cit. ; Alex KELLER, « The missing years of Jacques Besson, inventor of machines, teacher of mathematics, distiller of oils, and Huguenot pastor », Technology and Culture, 1973, n° 14, p. 28-39 ; François RUSSO, « Deux ingénieurs de la Renaissance – Besson et Ramelli », Thalés, 1948, n° 5, p. 108-112. 24. Benjamin RAVIER, Voir et concevoir : les théâtres de machines (XVIe-XVIIIe siècle), thèse de doctorat, Université Paris 1, 2013. 25. Siegmund GÜNTHER, « Lencker, Hans », Allgemeine Deutsche Biographie (ADB), Leipzig, Duncker & Humblot, 1883, notice 249. 26. Monique ZERDOUN BAT-YEHOUDA, Les encres noires au Moyen Âge : jusqu’à 1600, Paris, CNRS, 1983.

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27. Nicolas BION, Traité de la construction et principaux usages des instruments de mathématique, Paris, Chez Jean Boudot, 1709, pl. 9, p. 94. 28. Alfred WAINWRIGHT, A Pictorial Guide to the Lakeland Fells, Western Fells, London, Frances Lincoln, 2005, livre 7; Conrad GESNER, De omni rerum fossilium genere, gemmis, lapidibus, metallis, et huiusmodi, libri aliquot, plerique nunc primum editi, Zurich, Naturforschende Gesellschaft, 1565. 29. Il est déjà utilisé chez les Égyptiens et les Romains. 30. Compas à brisures interchangeables ou pointes porte-crayon, Salon de Dresde, v. 1550. Ce salon n’est jamais abandonné. En 1746, la collection prend le nom de Mathematisch-Physikalischer Salon. Devenu musée, c’est à partir de ces instruments qu’est établi le temps officiel, le « Greenwich » de la Saxe. Chisholm HUGH, « Albert III (duke of Saxony) », Encyclopædia Britannica, Cambridge, Cambridge University Press, 1911. 31. Giovanni POMODORO, Geometrica prattica, Rome, S. Paolini, 1599 ; N. Bion, Traité de la construction, op. cit., pl. 8. 32. Boîte à dessin dite « Bartholomew Newsum », British Museum, Londres, 1570. 33. N. BION, Traité de la construction, op. cit., p. 86. 34. Boîte à dessin milanaise contenant une règle pliante graduée, Museum of the history of science, Oxford, début XVIe siècle. De conception allemande, boîte contenant des instruments de géomètre-ingénieur militaire, avec des règles en laiton dorées et argentées, Museo di Storia della Scienza, Florence, v. 1599. 35. Ensemble milanais, British Museum, Londres, 1570. 36. Héron d’Alexandrie, mathématicien, du Ier siècle, a travaillé sur le calcul des dimensions pour la transposition des dessins. Philippe FLEURY, « Vitruve et Héron d’Alexandrie. À propos des techniques dites “Pneumatiques” », dans Gilbert ARGOUD, Sciences et vie intellectuelle à Alexandrie (Ier-IIIe siècle après J.-C.), Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 1994, p. 67-81. Un compas de réduction a été retrouvé à Pompéi, 79 ap. J.-C. (reproduction au Science Museum de Londres). 37. Léonard de Vinci, dessin de ses carnets, v. 1493, Paris, Institut de France, manuscrit H, 1493-4. 38. Daniel SPECKLE, Architectura von Vestungen. Wie die zu vnsern zeiten mögen erbawen werden, an Stätten, Schlössern unn Clussen, zu Wasser, Land, Berg unn Thal…, Strasbourg, Bernhart Jobin, 1589. 39. Ludwig OECHSLIN, Der Bürgi-Globus: Technik und Kultur, Zurich, Schweizerisches Landesmuseum, 2000. 40. Gerard L’ESTRANGE TURNER, Elizabethan Instrument Makers: The Origins of the London Trade in Precision Instrument Making, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 31-32. 41. Arthur BRYANT, Samuel Pepys: The Saviour of the Navy, Londres, The Reprint Society, 1943, p. 140. 42. Joyce BROWN, Mathematical Instrument-Makers in the Grocers’ Company (1688-1800), London, Science Museum, 1979, p. 77. 43. Stéphane VAN DAMME, Paris, capitale philosophique : De la Fronde à la Révolution, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 131. 44. Ibid., p. 131-134. 45. Au même moment le pantographe se répand. Il offre une solution mécanique aux problèmes liés à la reproduction, la copie, l’agrandissement et la réduction des dessins. La facilité de reproduction devient une recherche centrale durant le XVIIIe siècle. 46. Hugh CHISHOLM, « North, Roger », Encyclopædia Britannica, Cambridge, Cambridge University Press, 1911, vol. 19, p. 759. 47. La boîte de North est conservée au Jesus College à Cambridge. 48. Daniel SCHWENTER, Deliciae physico-mathematicae, Nuremberg, Verlegung Jeremiae Dümlers, 1636. La planche 9 de Bion représente aussi une plume technique (op. cit.).

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49. Eric VOICE, « History of the Manufacture of Pencils », Transactions of the Newcomen Society, 1950, n° 27; John PETTUS, Fleta Minor, or the Laws of Art and Nature…, London, Thomas Dawks, 1683. Cet ouvrage est une traduction de Aula Subterranea, de Lazarus Ercker, paru à Prague en 1574. 50. Jacob LEUPOLD, Theatrum arthmetico-geometricum, Leipzig, gedruckt bey Christoph Zunkel, 1727. 51. Ephraim CHAMBERS, Cyclopædia: or An Universal Dictionary of Arts and Sciences, London, J. Knapton, 1728, vol. 1. 52. Bion en représente un compas triangulaire dans son ouvrage de 1709. Un bel exemple daté de la fin du siècle est conservé au Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg. 53. Jospeh MOXON, Mathematicks Made Easie, Or A Compleat Mathematical Dictionary, London, W. Hawes, 1701. 54. R. LATHAM et W. MATTEWS, The Diary…, op. cit., p. 392. 55. Musée des Arts décoratifs (Paris), fonds Galais, et Archives de la Manufacture de Sèvres, coll. graphique, travaux d’assiettes, Donzé, 1880. 56. M. DAUMAS, « Quelques fabricants d’instruments scientifiques anciens », op. cit., p. 364-370. 57. S. VAN DAMME, Paris, capitale…, op. cit., p. 131 ; François-Joseph-Michel NOËL et M. CARPENTIER, Nouveau dictionnaire des origines, inventions et découvertes dans les arts…, Paris, Janet et Cotelle, 1840, p. 373 ; Claude LANGLOIS, Description et usage du pantographe, autrement appelé singe : changé & perfectionné par C. Langlois, ingénieur du Roi & de l’Académie royale des sciences pour les instrumens de mathématiques, s. l., 1744. 58. Christoph HEYL, A Passion for Privacy. Untersuchungen zur Genese der bürgerlichen Privatsphäre in London, 1660-1800, Munich, Oldenbourg, 2004. 59. G. L’ESTRANGE TURNER, Nineteenth-Century…, op. cit., 1983. 60. Lewis PYENSON, Jean-François GAUVIN, L’art d’enseigner la physique : les appareils de démonstration de Jean-Antoine Nollet (1700-1770), Sillery, Septentrion, 2002. 61. AN, MC/ET/CV/783, Charbonnier Philippe, fabricant d’instruments de mathématiques, demeurant à la Porte Saint-Jacques : accord entre Nicolas Milochin l’aîné, mégissier à Paris, rue de Lourcines, et Philippe Charbonnier comme acquéreur d’une maison sise Grande rue Mouffetard, enseigne des Trois rois, 31 mai 1641. MC/ET/III/556, Blondeau Baptiste, fabricant d’instruments de mathématiques demeurant Ile du Palais : mariage de Louis de Bourlon, marchand à Pontoise, en présence de Baptiste Blondeau, neveu à cause de Marie Cossart, sa femme [et de Madeleine Parison dite de Laulnay, en présence de Marie Savaria, femme de Charles Chamoys, architecte du Roi, amie de la future épouse], 23 février 1635. MC/ET/CXXII/ 1571, fol. XLVIII, Avelot Mathieu, horloger au Greffe, fabricant les instruments mathématiques de la Marine, demeurant au coin de la rue Dauphine, du côté de l’hôtel de Nevers : bail à Gabriel Goussette, marchand quincaillier joaillier, d’une portion de boutique dépendant de la maison, 19 août 1610. 62. AN, MC/ET/XVII/463, mariage de Pierre Lemaire, fondeur et fabricant d’instruments de mathématiques, et de Marguerite Viay, fille de Louis Viay, aussi « fabricateur » d’instruments de mathématiques, 19 octobre 1698. MC/ET/CXVII/177, mariage en présence de Jean Mouton, fabricant d’instruments de mathématiques, 3 septembre 1699. MC/ET/LXII/269, mariage en présence de Pierre Sautout, fabricant d’instruments de mathématiques, 27 novembre 1699. MC/ ET/XXIV/525, alloué d’Olivier de Rouvroy, fils de Gilles de Rouvroy, maître de danse, pour deux ans, chez Henri Maccard, maître fabricant d’instruments de mathématiques, 12 décembre 1700. 63. AN, MC/ET/LXX/213, mariage de Le Roy Gilles, fondeur et fabricant d’instruments de mathématiques, quai de l’Horloge, paroisse Saint-Barthélemy, avec Marie Anne Pacot, 3 janvier 1701. MC/ET/VII/183, procuration… en présence de Jean-Baptiste Delure, ingénieur du roi et fabricant d’instruments de mathématique…, 23 septembre 1708. MC/ET/II/364, mariage entre Joseph Saugrain, libraire, quai de Gesvres, et Jeanne Thoury, fille de Jacques Thoury (décédé), fabricant d’instruments de mathématiques, quai de Gesvres, 22 décembre 1709. MC/ET/CXV/439,

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notoriété par Gaudron Pierre, horloger ordinaire du duc d’Orléans, place Dauphine, et Jacques Delamarre lapidaire joaillier, même adresse, relative au décès de Michel Butterfield, fabricant d’instruments de mathématique et de sa femme Pierrette Varnier ; héritière leur fille unique ; épouse de Pierre Faveau Desgranges joailliers, 11 juillet 1724. 64. AN, MC/ET/CXII/704/B, contrat d’apprentissage entre Tronson, Charles et Langlois, Claude, ingénieur de l’Académie des sciences, fabricant d’instruments de mathématiques, Paris, 22 juin 1751. MC/ET/LXXXII/312, contrat d’alloué entre Baradelle, Nicolas Alexandre et Manche Nicolas, fabricant d’instruments de mathématiques, 18 juillet 1751. MC/ET/XXXVIII/463, mainlevée entre Bion Jean Baptiste Nicolas, ingénieur du roi pour les instruments de mathématiques, Paris, paroisse Saint-Nicolas-du-Chardonnet, et Ferret, marchand fabricant, 16 juillet 1761. MC/ET/VII/ 336, dépôt d’acte de baptême entre Menant, Pierre Louis, maître fondeur, fabricant d’instruments de mathématiques, Paris, 10 décembre 1761. MC/ET/XXVII/367, inventaire après décès de Jean- Baptiste Oudry, fondeur et faiseur d’instruments de mathématiques, époux de Jeanne Françoise Malson, marchande d’éventails, demeurant rue de la Tannerie, quartier de la place de Grève, 8 octobre 1773. 65. Monique DE PAS et Françoise FLIEDER, « Historique et étude de la composition des encres noires manuscrites », Studies in Conservation, 1972, vol. 17, p. 943-952. 66. M. BAILLY DE MERLIEUX et A. JULLIEN, Memorial revue encyclopédique des connaissances humaines, Paris, direction du mémorial encyclopédique, 1835, « arts intellectuels », p. 669. 67. E. CHAMBERS, Cyclopædia, op. cit. ; N. BION, Traité de la construction, op. cit. 68. Alto BRACHNER, Georg Friedrich Brander, 1713-1783. Wissenschaftliche Instrumente aus seiner Werkstatt, Munich, Deutsches Museum, 1983. 69. Bureau international des poids et mesures, Le système international d’unités, Sèvres, Bureau international des poids et mesures, 2006, p. 19.

RÉSUMÉS

Du XVIe au XVIIIe siècle, les scientifiques, les techniciens et les pouvoirs veulent mesurer et représenter le monde plus précisément. Cette mise en ordre passe par l’amélioration des instruments de transcription. Les ingénieurs, astronomes, mathématiciens ont en commun le dessin et les instruments. Plumes à dessiner, compas et équerres sont constamment améliorés. Derrière le caractère pratique et technique des instruments, se cache l’ambition des élites. Elles cherchent à rayonner au sein d’une société convertie aux innovations. Elles montrent aussi leur foi en l’universalité des connaissances.

From 16th to 18th centurie, scientists, technicians and authorities want to measure and represent the world, more precisely. This happens by ordering the improvement transcription instruments. Engineers, astronomers, mathematicians have in Common the drawing and instruments. Pen drawing, compass and brackets are constantly improved. Behind the practical and technical character of instruments, hides the ambition of elites. They try to shine within a society converted to the innovations. They also show their faith in the universality of knowledge.

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INDEX

Mots-clés : fabricant, instruments, livre, sciences, techniques Keywords : book, instruments, maker, science, technology

AUTEUR

AUDREY MILLET Audrey Millet est docteure en histoire (Paris 8) et docteure ès Lettres (Neuchâtel). Son doctorat porte sur les dessinateurs de fabrique de 1750 à 1850. Elle est actuellement Max Weber Fellow à l’European University Institute à Florence. Elle a publié des articles sur le savoir-faire, les dessinateurs et l’apprentissage. Ses travaux portent désormais sur la propriété industrielle des dessins de fabrique et sur la mode entendue comme histoire totale. Elle prépare l’édition commentée d’un journal de dessinateur (1794-1862).

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Études de cas

Lieux de savoir

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Mesurer le temps en mer : instruments, voyages et échelles des mondes ibériques au XVIe siècle The measurement of time at sea: instruments, voyages and scales in Iberian worlds in the XVIth century

Leonardo Ariel Carrió Cataldi

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article a été rédigé à partir de certains des résultats et développements présentés dans un chapitre de ma thèse doctorale Temps, science et empire. Conceptions du temps au XVIe siècle dans les monarchies ibériques, SNS-EHESS, intitulé « Dom João de Castro ou le bateau comme lieu de savoir ». La perspective a été cependant modifiée.

La « mystique du sang » ou le bateau comme espace social

1 Mourir en mer était considéré, dans les sociétés chrétiennes d’Ancien Régime, comme une malemort – loin de la famille, parfois même d’un prêtre et sans avoir le temps de recevoir les derniers sacrements ou la possibilité de donner une sépulture, « topographie du souvenir », au défunt1. L’organisation sociale d’alors n’accordait pas la même importance à toutes les morts. Horizon pourtant commun à tous, une « mystique du sang2 » participait à l’instauration et à l’entretien d’un rapport asymétrique entre les différents groupes qui composent la société. Bonne ou mauvaise mort, en mer ou à terre, les élites sociales des royaumes se perpétuaient principalement par la « voix du sang3 ».

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2 Dans le cas des monarchies ibériques et plus précisément de la couronne portugaise qui retiendra notre attention dans cet article, c’est notamment par la mer que, depuis le début du XVe siècle, le royaume s’étend hors du territoire péninsulaire4. Il déploie, grâce à l’ouverture de la route maritime reliant l’Europe et l’Asie (1497-1499, voyage de Vasco da Gama – c. 1460-1524), un « empire réseau5 », l’Estado da Índia, entre le cap de Bonne- Espérance et le Japon. Presque en même temps, la couronne installe ses premières feitorias, enclaves visant à assurer l’échange commercial, au Brésil6, reproduisant ainsi une modalité de présence similaire à celle des enclaves portugaises de la côte atlantique de l’Afrique. Entre 1497 et 1570, environ 613 navires auraient quitté le Portugal en direction principalement de villes-clés d’Inde telles que Goa et Cochin. Bien qu’au long des règnes de D. Manuel I (1495-1521), de D. João III (1521-1557) et de D. Sebastião (1557-1578), le nombre de nefs baisse progressivement, leur envergure augmente. Chacun de ces bâtiments peut transporter entre 120 et 130 personnes7.

3 De la noblesse de sang aux marchands, en passant par les soldats, les marins et les différents membres du clergé, dans cet espace social flottant et en mouvement qu’est le bateau, la hiérarchie sociale qui structure et gouverne la société s’entrecroise avec celle basée sur une reconnaissance de la maîtrise des techniques nécessaires pour commander le navire. Une fois arrivés sur la terre ferme, ces groupes sociaux essaieront de trouver leur place au cœur des sociétés en transformation et qui modifient profondément, à leur tour, le microcosme social hétérogène existant à bord. Ce sera par le déploiement de cadres administratifs souvent précaires, par la négociation de leur rôle avec les autorités locales ou régionales, par le commerce, la confrontation armée, la cohabitation ou le mariage qu’ils essaieront de s’installer dans différentes régions du monde, d’exercer le pouvoir au nom d’un lointain roi et de répandre leur foi8. Mais, d’un port à l’autre, lors du voyage, le maintien et la reproduction des hiérarchies et des élites sociales, notamment de la noblesse de sang, dépendent de la bonne maîtrise de l’art de naviguer tout comme du hasard lié aux caprices, souvent imprévisibles, des vents et de la mer mortifère.

4 La « voix du sang » se perpétue, aussi en haute mer, par l’asymétrie. Les écarts que celle-ci établit et par lesquels elle survit émergent comme une réalité matérielle dès que l’on s’intéresse à ce que les différents membres de l’équipage peuvent embarquer pour conjurer la malemort. En 1509, le roi D. Manuel I (1469-1521), par un ensemble d’instructions, désigne le fonctionnement des « maisons » et « magasins » (Casas das Indias e Mina et leur armazéns), dont le but premier est le contrôle et le stockage des marchandises, où s’organisent le départ et l’arrivée des navires à Lisbonne9.

5 À titre d’exemple des inégalités dans les moyens pour affronter les difficultés du voyage, dans ces mêmes instructions, le roi réglemente également ce que les différents membres de l’équipage peuvent emporter pour faire le voyage jusqu’à São Jorge da Mina, enclave portugaise sur la côte africaine. En ce qui concerne la distribution des vivres essentiels tels que les « biscuits de mer » ou la viande, elle est inversement proportionnelle à l’effort physique que devront effectuer en mer les membres de l’équipage, du capitaine à l’apprenti marin. Seule la répartition du vin, des oignons et de l’ail est égalitaire. À chacun d’essayer de compenser les déficits d’apport nutritionnel par la pêche, le troc et le commerce pendant le voyage. La même réglementation accorde principalement au capitaine et au notaire le droit d’apporter à bord des vêtements de rechange et du linge pour se couvrir pendant la nuit. Cette distribution des vivres et des moyens pour se protéger des inclémences du climat en

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mer cherche à perpétuer la hiérarchie sociale. Depuis 1570, au moins officiellement, une ordonnance du roi D. Sebatião (1554-1578) stipule que le fournisseur responsable (provedor) de l’Armazém da Mina e Índia peut nommer les pilotes, les maîtres et les autres membres de l’équipage, mais le roi garde le droit de désigner le capitaine10. L’asymétrie sociale en haute mer peut ainsi garantir, d’un empire à l’autre, la circulation des élites11.

6 Quant à l’instruction des « gens de mer », les couronnes ibériques octroient différents titres liés à la pratique et à l’enseignement de la navigation et de la cosmographie. Ainsi, dans la documentation du début du XVIe siècle, on constate l’existence d’un « patron majeur », d’un « pilote majeur du royaume » et d’un « pilote majeur de la navigation de l’Inde et de la mer océan12 ». En 1547, Pedro Nunes (1502-1578) se voit attribuer le titre de « cosmographe majeur », comportant certaines responsabilités d’enseignement auprès des marins, peut-être déjà incluses dans les tâches à développer par le pilote majeur13. À partir des années 1560, il est certain que le cosmographe participe, avec un maître cartographe, à la validation des instruments, des cartes ainsi que des connaissances nautiques. Or, de manière générale, les fonctions des différents titres restent, cependant, peu précisées, notamment dans leur pratique. Les profils de ceux qui les obtiennent sont très hétérogènes, à l’image de la diversité des « gens de mer » que l’historiographie a peu abordés d’un point de vue social et professionnel, au- delà des noms les plus connus des « Grandes découvertes14 ».

7 C’est dans ce contexte historique d’expansion impériale de la couronne portugaise et d’organisation des savoirs nautiques, traversé par les logiques sociales et politiques décrites succinctement en amont, qu’il faut inscrire et comprendre le voyage maritime du noble portugais D. João de Castro de Lisbonne à Goa, en 1538, que nous analyserons dans cet article. Sous le prisme d’une perspective sociale de la littérature de voyage et de l’histoire des savoirs et des techniques et considérant le bateau comme un « lieu de savoir », nous étudierons les enjeux de l’utilisation, lors de ce périple, de deux instruments, l’instrument des ombres, d’abord, et l’horloge universelle, ensuite15.

Le bateau : espace social, « lieu de savoir »

8 Le 6 avril 1538, part du port de Belém, à Lisbonne, une douzaine de nefs avec environ 2 500 hommes en direction de l’Inde16. Outre l’objectif diplomatique d’escorter le nouveau vice-roi et gouverneur de l’Estado da Índia (1538-1540), D. Garcia de Noronha (1479-1540), la flotte doit apporter son soutien militaire à l’enclave de Diu. Située dans une petite île de la région indienne du Gujarât, elle est stratégique pour le contrôle du commerce du golfe de Cambay et du golfe Persique. Les Portugais parviennent à s’y installer, après de nombreuses tentatives, grâce aux relations diplomatiques avec Bahâdur Shâh (?-1537), le sultan qui domine la région du Gujarât (1526-1537). En échange, ils lui proposent leur aide contre le deuxième empereur moghol de l’Inde, Humâyûn (1508-1556) qui a envahi le Gujarât (1535-1536), en obligeant le sultan à reculer jusqu’à Diu. Il semblerait que, parallèlement au dialogue avec les Portugais, Bahâdur Shâh ait fait appel au Grand Turc afin d’expulser ces derniers. Le grand amiral ottoman, Hadim Süleyman Pacha (ca. 1468-1548), à la tête d’une flotte, descend la mer Rouge vers l’Inde17. Dans une situation complexe de tensions entre les différents pouvoirs présents dans la région, les Portugais s’emparent de la forteresse de Diu où ils résistent au siège de la flotte turque18. Celle-ci renonce finalement à l’offensive, le

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5 novembre 1538, probablement à cause de rumeurs sur l’arrivée de la flotte de Noronha à Goa, le 11 septembre 153819.

9 C’est à bord d’une de ces nefs, le Grifo, que D. João de Castro (1500-1548) embarque en tant que capitaine. Issu d’une famille noble liée à l’administration du royaume, beau- frère de Noronha, formé à l’art de la guerre et de la navigation dans les enclaves africaines de la monarchie portugaise et dans la lutte aux côtés de Charles Quint, contre Barberousse20, Castro devient gouverneur (1545-1548) et vice-roi de l’Estado da Índia à la fin de sa vie (1548).

10 Parmi les nombreux écrits et la documentation que Castro a laissés, nous retiendrons ici son premier roteiro, livre de bord où il retrace la route maritime suivie de Lisbonne à Goa en 153821 et que Castro aurait, par ailleurs, retravaillé et complété lorsqu’il refait la même route en 1545. À bord de son bateau, le capitaine note minutieusement, jour après jour, les opérations des expériences menées pour se repérer en mer, la direction des vents ou la hauteur du soleil, ainsi que d’autres observations sur la météorologie et les peuples qu’il rencontre lors du périple. Cette structure temporelle scande et organise les informations d’un parcours qui nous amène du port portugais aux côtes indiennes. Le Grifo, espace social en mouvement, peut être ainsi analysé comme un « lieu de savoir22 ». Autrement dit, un « système de relation23 » social au sein duquel s’opèrent des logiques de validation des techniques et des savoirs mobilisés par les différents acteurs dont Castro rend compte par l’écriture de son roteiro. Il est certain que le manuscrit se retrouve dans la péninsule avant la fin du XVIe siècle. Nous ne connaissons que deux copies manuscrites incomplètes, alors conservées par les jésuites de la nouvelle université d’Évora, fondée en 1559. Une d’entre elles aurait appartenu au cardinal infant Henrique (1512-1580)24.

11 À Lisbonne, Castro correspond avec la cour de l’infant D. Luís (1506-1555)25. Frère du roi João III, D. Luís lui a offert, note Castro le 13 avril dans son roteiro26, l’instrument des ombres (estormento de sombras)27, conçu par le cosmographe majeur du royaume, Pedro Nunes. Il en explique le fonctionnement dans un ouvrage réunissant plusieurs traités, publié un an avant le départ de Castro28. L’instrument sert à déterminer la latitude à des heures extra-méridiennes à partir de la hauteur du soleil et la variation de l’aiguille, c’est-à-dire l’écart entre le nord magnétique signalé par la boussole et le nord géographique. Ces deux données sont essentielles à la navigation hauturière. Alors que la première permet d’estimer la position nord-sud de la nef sans nécessairement dépendre de la hauteur du soleil à midi – comme c’est le cas lorsque l’on utilise la méthode traditionnelle29, la deuxième représente un problème majeur pour la navigation hauturière qu’il faut prendre en compte pour l’orientation correcte du navire. Dans ses rudiments les plus basiques, la navigation dite à l’estime repose fondamentalement sur la direction et la distance parcourue par le navire. Le portulan, composé d’une carte et d’un livre descriptif, peut venir à l’aide de ces deux paramètres d’orientation. Le calcul de la longitude, comme nous le verrons, reste un des grands problèmes de la navigation du XVIe siècle30.

12 Cherchant à atteindre le cap de Bonne-Espérance, Castro prend note des opérations réalisées avec l’outil conçu par Nunes et d’autres instruments à l’appui, tel que l’astrolabe. En transférant les données obtenues sur une sphère graduée (poma), il parvient à obtenir la latitude à des heures extra-méridiennes. Suivant une procédure plus traditionnelle et en n’utilisant que l’astrolabe ou le quadrant, le reste de l’équipage ne peut quant à lui calculer la latitude qu’à partir de la hauteur du soleil à midi.

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13 Sur le pont du navire, l’utilisation des instruments matérialise une scission sociale. D’un côté, D. João de Castro, noble et capitaine, ou capitaine parce que noble, emploie le quadrant et l’astrolabe, certes, mais reste vraisemblablement le seul à manipuler l’instrument des ombres. Conçu par le cosmographe royal et fabriqué par les mains d’un artisan de renommée européenne, l’instrument a été approuvé par l’infant D. Luis. C’est pour cette raison qu’« il sera pertinent d’accorder foi à un instrument de si grande autorité, et ce que l’on trouve par lui doit être correct31 ». De l’asymétrie sociale découle ainsi l’autorité d’un instrument de mesure auquel on doit croire car il s’agit, le mot n’a rien d’anodin, de foi.

14 De l’autre côté, entre les lignes du roteiro de Castro, on entrevoit le reste de l’équipage et les tensions au sein d’une entreprise qui est, à vrai dire, collective et plurielle. Tout au long du voyage, Castro et les membres de l’équipage comparent les résultats obtenus avec les différentes méthodes. Les tensions émergent principalement avec le pilote à bord, Manuel Álvares. Quelques jours après le départ, le 13 avril, Castro utilise l’instrument de Nunes. Le capitaine écrit les résultats obtenus le matin et dit les avoir donnés dans un « écrit fermé » (escrito çarrado), pour qu’il n’y ait pas de suspicions, au pilote qui réalisera les calculs le midi32. Magistrale façon de prétendre garantir les résultats face à un éventuel lecteur lointain, sur le pont du navire, le geste érige Castro comme celui qui dicte et organise la communication par laquelle les résultats s’établissent. Si, le 13 avril, la différence entre les résultats obtenus par le capitaine et le pilote sont très faibles, les écarts ne feront que s’accroître à mesure que le nombre de personnages qui déterminent la hauteur du soleil augmente. Castro hésite, pour un moment, sur la fiabilité de l’instrument, voire même sur la qualité des matériaux avec lesquels il a été fabriqué. En effet, le 17 juin, en considérant les différences entre les résultats obtenus, il critique notamment la poma. Pour Castro, les écarts sont dus à la rotondité inexacte de cette sphère graduée, au fait que son méridien, construit en laiton, soit mal gradué et que son « horizon », c’est-à-dire l’équateur, soit également peu précis. En général, écrit-il, « toutes ces choses » [les instruments] « sont fabriquées en toute hâte et sans prendre soin33 ». Mais les différences sont finalement attribuées au pilote et aux horloges employées, comme nous le verrons.

La difficile mesure du temps en mer et les échelles des mondes ibériques

15 Le 17 avril 1538, Castro désespère des résultats obtenus. Il craint particulièrement que la « règle » pour trouver la hauteur du pôle en utilisant l’instrument de Nunes, expliquée dans le traité du cosmographe paru en 1537, ne soit pas « générale », autrement dit, valable partout et tout le temps. Le 2 juin, Castro obtient en effet des résultats qu’il considère « impossibles » et « insupportables » (insoufrible)34. Il décide donc de mesurer la hauteur méridionale du soleil avec le reste de l’équipage. Sur le pont, un maître et deux marins se rassemblent et observent le soleil monter avec l’astrolabe jusqu’à ce que le pilote annonce que le soleil a atteint sa hauteur maximale. Sans trop de considérations et en lui faisant confiance, écrit Castro, tous prennent cette mesure comme référence et partent après avoir fini le relevé. Seuls Castro, le « docteur Luis Nunes », le pilote et le docteur, qu’il décrit comme un homme pratique et expérimenté, restent sur le pont. Ces derniers savent, explique le capitaine dans son roteiro, que c’est le pilote qui se trompe. Une heure plus tard, le soleil continue en effet

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à monter : les marins partis doivent refaire le calcul, le docteur interpelle le maître, le pilote doit donner raison à Castro.

16 « Les pilotes et hommes de mer », écrit Castro, ne prennent pas en compte le fait que les horloges – probablement des cadrans solaires dont l’angle du style doit être réglé en fonction de la latitude de l’endroit où il est utilisé – sont « faites en différentes régions et chacune sert à mesurer la hauteur du pôle de l’endroit où elle a été faite35 ». C’est la raison pour laquelle, poursuit-il, ils ne savent pas déterminer qu’il est vraiment midi et que le soleil atteint sa hauteur maximale. Ce midi-là, Castro dit avoir vérifié l’heure grâce à quatre horloges, dont deux marquaient des heures différentes. Par ailleurs, un autre facteur a une incidence sur les résultats. Les aiguilles ou boussoles que portent les horloges afin de les orienter selon les points cardinaux sont aimantées avec des pierres de différentes provenances, ce qui, selon Castro, associé à la composition du fer, produit des divergences dans la bonne indication du pôle magnétique. En effet, ce n’est que dans son voyage de Goa à Diu (1538-1539) que Castro pourra vérifier qu’une aiguille, qu’elle soit aimantée en Allemagne ou avec un aimant de la côte indienne, indique toujours le même nord. « Malgré le fait que les régions sont si différentes, la propriété de la pierre semble être la même36 », écrira-t-il.

17 Castro est bien conscient du caractère local ou régional des outils de mesure. Un dernier exemple ne fait que conforter cette idée. Lors de son périple à Goa, toujours à la recherche impossible des coordonnées géographiques pour se repérer en mer, le 20 mai, le capitaine du Grifo prétend déterminer la longitude. Il veut le faire en suivant une procédure dont le principe est bien connu mais difficile à mettre en pratique, encore plus en haute mer. Il s’agit de mesurer le décalage horaire d’un phénomène, en l’occurrence d’une éclipse, observé en deux points distants et éloignés de la terre et de transformer la différence horaire en degrés de distance (une heure équivaut à 15 degrés). Pour ce faire, il a besoin d’une table avec le pronostic des éclipses ou d’un almanach, d’un calendrier pour confronter la date de la prédiction avec l’almanach et des horloges qui serviront à chronométrer l’heure de début et de fin de l’éclipse ainsi que sa durée37. Castro dit utiliser deux sabliers et un cadran solaire. Mais l’expérience échoue dès les préliminaires : après avoir mis, dans la mesure de ses possibilités, une table à niveau pour tenir le cadran solaire à l’horizontale, Castro confirme encore une fois qu’aucun des instruments ne mesure la même heure. Le capitaine indique que le problème réside dans le fait que les horloges qu’il utilise ont été fabriquées en Flandre et en Allemagne, et qu’il ne dispose pas d’« horloge universelle » à ce moment-là38.

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FIG. 1. – Martín Cortés, « Horloge Universelle », Breve compendio de la sphera…, Séville, 1551, fol. XLVII.1551, BnE

18 En effet, nous retrouvons une explication et une description de cette horloge universelle dans la littérature nautique des empires ibériques du XVIe siècle, notamment dans un des best-sellers de l’époque, Breve compendio de la sphera y de la arte de navegar de Martín Cortés, publié à Séville en 1551. Il s’agit d’une horloge solaire placée sur un pied. Sur celui-ci est fixée une boussole – dont Castro avait indiqué le fonctionnement approximatif – permettant d’orienter l’horloge. Par un axe horizontal, appelé axe « du monde », il est possible d’ajuster son degré d’inclinaison par rapport au soleil et de mesurer ainsi la latitude sur un demi-cercle gradué placé verticalement derrière l’horloge39. C’est à travers ce type de technique de calibration que les utilisateurs d’instruments de mesure élaborés localement peuvent envisager l’idée que la mesure et l’instrument seront valables « ailleurs » et « partout40 ». Le choix de la variable qui servira d’étalon de mesure est un principe ou une « régulation sociale » à construire, « en ce qu’il constitue une convention partagée qui gouverne les mesures collectives et la manière dont elles offrent de nouvelles prises sur le monde41 ». Il faut remarquer qu’il en va de même pour les échelles permettant de saisir ce monde et leurs multiples articulations en fonction des diverses trajectoires individuelles et sociales des acteurs qui les expérimentent dans des contextes historiques précis.

Lire l’empire par la mesure

19 Que ce soit dans le cas du projet impérial castillan ou portugais, les acteurs participant à la fabrique des savoirs cherchent à mesurer un monde qui semble se décomposer en différentes échelles dont les instruments portent les traces. Ou plutôt, le monde porte les traces des moyens que les acteurs se donnent pour le scruter.

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20 Cortés l’exprime ainsi dans la dédicace de son traité à l’empereur Charles Quint : « Et ainsi verront les vivants et comprendront ceux qui nous succéderont que le monde doit plus à Votre Majesté que l’Égypte à Isis. Elle leur a donné des lettres pour lire leurs cartes [« cartas »]. Votre Majesté leur donne des règles et la manière pour naviguer les mers. Le profit d’Isis était pour une seule province, l’utilité qui résulte d’ici est pour tout l’univers, pour toutes les provinces, pour toutes les mers, pour aller vers le découvert et pour découvrir ce qui est couvert42. »

21 Lire et naviguer par les langues et les instruments : les acteurs du XVIe siècle des couronnes espagnole et portugaise cherchent à rendre intelligible et mesurable un monde ouvert désormais aux quatre vents, pensé comme universel dans le cadre impérial et religieux des monarchies ibériques à l’époque moderne. Au caractère « provincial » de la langue comme technique pour explorer et se rapporter au monde, Cortés oppose les « règles » nautiques et la navigation comme étant d’une utilité universelle. Le geste d’arpentage sur lequel elles reposent permettrait un décloisonnement des échelles d’un empire de savoir qui se place entre ce qui est découvert et ce qui est encore à découvrir. Au sein de cette entreprise de mesure, présentée par opposition aux « lettres » données par Isis comme une sorte de langue universelle, la figure du traducteur, au sens large, semble perdre toute sa valeur face aux auteurs, qui, comme Cortés, établissent des manuels de l’art de naviguer et les instruments nécessaires.

22 À bord du Grifo, Castro se serait montré, très probablement, moins confiant dans les prétentions visées par Cortés, ou tout au moins il les nuancerait. Médiateur entre la cour et le bateau comme entre différentes techniques de mesure, c’est avant tout par l’écriture de son roteiro qu’il construit cette position d’intermédiaire. Dans quel but, finalement, écrire et décrire le monde depuis la mer, si ce n’est pas pour garder les traces de ce que les vagues vont aussitôt effacer ?

23 Point de repère au milieu de l’immensité de l’océan, en écrivant les expériences réalisées au sein de ce microcosme social en mouvement, Castro fait du bateau un « lieu de savoir » dont l’existence survivra à la fin du voyage et au-delà du bastingage du Grifo grâce à son roteiro. Pour les lecteurs de ce texte, le Grifo devient ainsi observable, lisible. Comme Adir Ophir et Steven Shapin l’ont souligné pour le XVIIe siècle, l’insistance sur l’observation et l’expérimentation est une fonction des « espaces de savoir » : commençant à se « ségréguer » de l’ordinaire, on y force l’invisible à se manifester. Le Grifo et Castro, chargé d’expérimenter avec l’instrument des ombres, un instrument investi d’une très grande autorité sociale, peuvent être saisis sous cet angle d’analyse.

24 Comme le capitaine l’écrit en introduction de son roteiro, ce sont les muses, protectrices des savoirs, mais aussi celles qui révèlent aux yeux du poète le mystère pour pouvoir voir au-delà du présent43, qui devront aider les cosmographes à comprendre son roteiro. De même, la déviation de l’aiguille est un « secret » que le pilote souhaite comprendre44 et les résultats des mesures circulent entre les membres de l’équipage du Grifo dans des « écrits fermés ». L’invisible « apparaît seulement aux yeux de ceux qui sont autorisés à l’observer45 ». Participant actif de la constitution et de l’entretien de l’asymétrie sociale qui structure les sociétés d’Ancien Régime, Castro est le maître de cette « cérémonie de la mesure46 » en haute mer et l’auteur du scénario au sein duquel elle trouve son sens premier.

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NOTES

1. Alain CABANTOUS, Le Ciel dans la mer. Christianisme et civilisation maritime, XVIe-XIXe siècle, Paris, Fayard, 1990, p. 114 ; Romain BERTRAND, « Puisque ton navire n’est pas fait de planches… Métrologies nautiques et conjuration du péril spirituel en situation de “premiers contacts” (Hollande- Insulinde, XVIe-XVIIe siècle) », Ethnologie française, 1, vol. 45, 2015, p. 19-29. Sur la vie quotidienne à bord d’un bateau au XVIe siècle, voir également Pablo Emilio PÉREZ-MALLAÍNA BUENO, Los hombres del oceano. Vida cotidiana de los tripulantes de las flotas de Indias. Siglo XVI, Séville, Sociedad estatal para la Exposición universal Sevilla 92, Diputación de Sevilla, 1992 ; Francisco CONTENTE DOMINGUES et Inácio GUERREIRO, « A vida a bordo na carreira da Índia (século XVI) », Separata da Revista da Universidade de Coimbra, vol. 34, 1988, p. 185-225 ; idem, « Viver a Bordo », Oceanos, 2, 1989, p. 37-63 ; Inácio GUERREIRO, « Particularidades da vida no mar », Revista Oceanos, 38, 1999, p. 149-157. 2. Lucien FEBVRE, « La voix du sang. Fin d’une mystique ? », Annales. ESC, 2, vol. 4, 1949, p. 149-151. 3. Ibid. 4. L’historiographie s’accorde à considérer la date de la conquête de la ville de Ceuta, en 1415, comme le début de l’expansion maritime du royaume de Portugal. 5. 1505, date de désignation du premier vice-roi (visorey das Índias), D. Francisco de Almeida, est considérée comme le moment constitutif de l’Estado da Índia en tant qu’entité politique. Cette entité est définie, par Luís Filipe Thomaz, comme un réseau plutôt que comme un espace. L. F. THOMAZ, « Estrutura politica e administrativa do Estado da Índia no século XVI », dans id., De ceuta a Timor, Lisbonne, Difel, 1994 [1985], p. 517 ; id., « L’idée impériale manuéline », dans Jean AUBIN (éd.), La découverte, le Portugal et l’Europe : actes du colloque, Paris, Centre Culturel Portugais, Fondation Calouste Gulbenkian, 1990, p. 35-103. 6. Pour un travail de synthèse sur l’expansion portugaise, voir, par exemple, Francisco BETHENCOURT et Kirti CHAUDHURI (dir.), História da expansão portuguesa, 5 vol., Lisbonne, Círculo de leitores, 1998. Pour des approches plus spécifiques, mais toujours dans une perspective de synthèse, consulter Charles BOXER, The Portuguese Seaborne Empire, 1415-1825, Londres, Hutchinson, 1969 ; Sanjay SUBRAHMANYAM, The Portuguese Empire in Asia, 1500-1700, 2e éd., Chichester, Wiley- Blackwell, 2012 [1993] ; Donald F. LACH, Asia in the Making of Europe, v. 1, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1965 ; Michael Naylon PEARSON, The New Cambridge History of India, vol. 1, The Portuguese in India, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 1987. 7. F. BETHENCOURT et K. CHAUDHURI (dir.), op. cit., vol. 1, A formação do Império (1415-1570), Lisbonne, Círculo de leitores, 1998, p. 229. 8. Pour des glossaires non exhaustifs des différents groupes sociaux en circulation à l’intérieur de l’empire portugais, voir S. SUBRAHMANYAM, op. cit., p. 230-231 et C. BOXER, op. cit., « Glossary ». Pour une approche sociale de l’Estado da Índia, voir les nombreux travaux de Dejanirah COUTO, entre autres, « Quelques observations, sur les renégats portugais en Asie au XVIe siècle », Mare Liberum, 16, 1998, p. 57-85. 9. L’ensemble d’instructions, dont la chronologie s’étale au-delà du royaume de D. Manuel I, est connu sous le nom de Regimento das cazas. Cette documentation a été publiée par Damião PERES, Regimento das cazas das Índias e Mina, Coimbra, Faculdade de Letras da Universidade de Coimbra, 1947. Pour une étude plus détaillée des différents « lieux de savoirs » nautiques et cosmographiques dans la péninsule Ibérique au XVIe siècle, je me permets de renvoyer ici à ma thèse de doctorat, op. cit., et à la bibliographié citée dans ce travail. 10. Ce document est cité par Joel SERRÃO, « India, armazém de », Dicionário de história de Portugal, vol. III, Lisbonne, Iniciativas editorais, 1965, p. 504-505.

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11. Sur la circulation des élites comme mécanisme d’articulation des réseaux impériaux hispaniques et quelques exemples du monde portugais, voir Bartolomé YUN-CASALILLA, La redes del imperio : élites sociales en la articulación de la Monarquía Hispánica, 1492-1714, Madrid, Pons, Séville, Universidad Pablo de Olavide, 2009. Pour un aperçu synthétique du monde asiatique, voir S. SUBRAHMANYAM, op. cit., p. 22-26. 12. Avelino TEIXEIRA DA MOTA, « Os regimentos do cosmógrafo-mor de 1559 e 1592 e as origens do ensino náutico em Portugal », Junta de Investigações do Ultramar, 1969, p. 5-69. 13. Ibid., p. 8. 14. Voir notamment Amélia POLÓNIA DA SILVA, « Os náuticos das carreiras ultramarinas », Oceanos, 38, 1999, p. 113-128, et « L’historiographie portugaise sur les gens de mer et les communautés littorales. Une approche de synthèse », dans Revue d’histoire maritime, 10-11, 2010, ainsi que la littérature à laquelle elle renvoie. 15. Les liens entre instruments de mesure et littérature de voyage ont été explorés, pour une époque postérieure à celle abordée ici, par Marie-Noëlle BOURGUET et Christian LICOPPE : « Voyages, mesures et instruments. Une nouvelle expérience du monde au Siècle des lumières », Annales HSS, 52-5, 1997, p. 1115-1151, et Marie-Noëlle BOURGUET, Christian LICOPPE et H. Otto SIBUM (éd.), Instruments, travel and science : itineraries of precision from the seventeenth to the twentieth century, Londres/New York, Routledge, 2002. 16. José Manuel GARCIA, « D. João de Castro : um homem de guerra e ciência », dans Francisco FARIA PAULINO (coord.), Tapeçarias de D. João de Castro, [Lisbonne], Comissão Nacional para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, Instituto Português de Museus, 1995, p. 15 ; Sylvie DESWARTE-ROSA, « Espoirs et désespoir de l’infant D. Luís », Mare Liberum, 3, Lisbonne, 1991, p. 241-298, suggère que deux mille hommes ont participé à cette entreprise. 17. Voir Stephan MICHAELSEN, « The Ottoman Expedition to Diu in 1538 », Mare liberum, 9, 1995, p. 209-215. 18. La situation géostratégique se complexifie lorsque Humâyûn doit replier ses forces à cause de la pression militaire de Sher Shâh Sûri, qui est en train de regrouper les Afghâns dans le Bihâr, au nord-est du continent. Voir sur ce passage Louis FRÉDÉRIC, Akbar, le Grand Moghol, Paris, Denoël, 1986, p. 22. Par ailleurs, en 1537, le sultan Bahâdur Shâh meurt dans des circonstances obscures alors qu’il débarquait d’un bateau portugais. Voir F. BETHENCOURT et K. CHAUDHURI (dir.), op. cit., p. 179. 19. C’est J.-B. AQUARONE, dans D. João de Castro, gouverneur et vice-roi des Indes orientales, 1500-1548…, t. 2, Montpellier, Déhan, 1967, p. 163, qui propose cette hypothèse. Voir également S. MICHAELSEN, art. cité, p. 214, et Dejanirah COUTO, « Em torno da concessão e da fortaleza de Baçam (1529-1546) », Mare liberum, 9, 1995, p. 117-132. 20. On sait que Castro est nommé chevalier à Tanger (où il aurait habité entre 1518-1527), et qu’il est capitaine d’un navire qui amène des hommes, vivres et munitions à Safi, en 1534. L. ALBUQUERQUE, Navegadores, viajantes e aventureiros portugueses, vol. II, Lisbonne, Caminho, 1987, p. 106 ; voir J.-B. AQUARONE, op. cit., p. 36-42 sur Tanger et p. 53-54 sur Safi. Selon ce dernier, le séjour à Tanger a lieu entre 1518 et 1524. Castro participe en 1535 comme capitaine d’une des 35 nefs avec lesquelles João III de Portugal prétend aider Charles Quint à récupérer la Tunisie, royaume de la dynastie berbère des Hafsides tombé entre les mains de Barberousse à peine un an auparavant. Les pages écrites par Fernand Braudel sur ce sujet sont encore d’une grande utilité. F. BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, t. 3, 9e éd., Paris, Armand Colin, 1990 [1949]. 21. Nous utiliserons ici l’édition de João DE ANDRADE CORVO (éd.), Roteiro de Lisboa a Goa por D. João de Castro, Lisbonne, Academia Real das Sciencias de Lisboa, 1882. Il est toujours intéressant de consulter l’édition d’Armando CORTESÃO et Luís DE ALBUQUERQUE (éd.), Obras completas de D. João, 4 vol., Coimbra, Academia Internacional da Cultura Portuguesa, 1968-1971, où sont réunis les

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autres roteiros de Castro : De Goa a Diu (1539) et Do mar Roxo (1540-1541). Ces textes nautiques méritaient d’être analysés et contextualisés dans l’ensemble de roteiros publiés par Abel FONTOURA DA COSTA, Roteiros portugueses inéditos da carreira da Índia do século XVI, Lisbonne, Agência Geral das Cólonias, 1940, notamment par rapport au Roteiro para a Índia e oriente, anonyme (1530, ca.) et les roteiros de Manuel Álvares (avec celui de Diogo Afonso, 1545 ca.). Nous remercions Dejanirah Couto d’avoir attiré notre attention sur cette référence. Sur la correspondance de D. João de Castro, Elaine SANCEAU (éd.), Cartas de D. João de Castro, Lisbonne, Agência Geral do Ultramar, 1954, et Luís DE ALBUQUERQUE (éd.), Cartas trocadas entre D. João de Castro e os filhos (1546-1548), Lisbonne, Comissão Nacional para as Comemorações dos Descobrimentos Portugueses, Ministério da Educação, 1989. Pour une discussion sur les roteiros en tant que « genre », Avelino TEIXEIRA DA MOTA, « Evolução dos roteiros portugueses durante o século XVI », Revista da Universidade de Coimbra, vol. XXIV, 1969 ; Abel FONTOURA DA COSTA, « Bibliografia náutica portuguesa até 1700 » et « Os roteiros portugueses até 1700 » dans A Marinharia dos Descobrimentos, Lisbonne, Arenada, 1933 ; Joaquim BARRADAS DE CARVALHO, À la recherche de la spécificité de la Renaissance portugaise…, Paris, Fondation Calouste Gulbenkian, 1983 ; João ROCHA PINTO, « A viagem, memória e espaço. A literatura portuguesa de viagens. Os primitivos relatos de viagem ao Índico 1497-1550 », Revista de história económica e social, 11-12, 1989 ; et, du même auteur, « Houve diários de bordo durante os séculos XV e XVI ? », Revista da Universidade de Coimbra, 34, 1987, p. 383-416. 22. L’expression « lieux de savoir » renvoie, dans le panorama historiographique français, à l’entreprise collective dirigée par Christian JACOB : Lieux de savoir, 2 vol., Paris, Albin Michel, 2007-2010. L’auteur a précisé les enjeux méthodologiques de son approche et d’une anthropologie historique des savoirs dans Qu’est-ce qu’un lieu de savoir ?, Marseille, Open Édition Press, 2014. Pour une perspective plus large sur l’importance d’une approche spatiale en histoire des sciences voir, entre autres, Adi OPHIR et Steven SHAPIN, « The Place of Knowledge : a Methodological Survey », Science in Context, 4 (1) 1991, p. 3-21 ; Jean-Marc BESSE, « Le lieu en histoire des sciences. Hypothèses pour une approche spatiale du savoir géographique au XVIe siècle », Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée, Rome, École française de Rome, 116 (2), 2004, p. 401-422 ; id., « Approches spatiales dans l’histoire des sciences et des arts », L’Espace géographique, 39 (3), 2010, p. 211-224 ; José PARDO TOMÁS, Un lugar para la ciencia : escenarios de práctica científica en la sociedad hispana del siglo XVI, La Orotava, Fundación canaria orofava de historia de las ciencias, 2006. Les possibilités analytiques de l’articulation, dans un « jeu d’échelles », de « lieux » de savoirs comme approche pour comprendre la production et circulation de ces derniers, ont été mises à l’œuvre récemment dans Antonella ROMANO et Sabina BREVAGLIERI (dir.), « Produzione di saperi. Costruzione di spazi », dossier thématique de Quaderni storici, 142 (1), 2013. Pour la distinction entre « lieu » et « espace » comme « lieu pratiqué », se reporter à Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien. 1/Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990 [1980], p. 172-175. Pour une perspective plus générale et de synthèse sur le « spatial turn », voir Barney WARF et Santa ARIAS (éd.), The Spatial Turn. Interdisciplinary perspectives, Londres, Routledge, 2009. 23. C. JACOB, Lieux de savoir, op. cit., p. 69. 24. Il s’agit des manuscrits CVX/1-24 et CVX/1-25 de la Bibliotheca publica Eborense. Le premier est composé de 106 feuilles (29 x 20,5 cm) et contient également neuf dessins dont sept sont des représentations topographiques et les deux autres des phénomènes atmosphériques. 25. Sur l’infant D. Luís, voir Sylvie DESWARTE-ROSA, art. cité, et la bibliographie que l’auteur cite en p. 244-245. 26. D. JOÃO DE CASTRO, op. cit., p. 28-30. 27. Pour une description du point de vue technique de cet instrument, voir L. DE ALBUQUERQUE, Estudos de história, vol. IV, Coimbra, Acta Universitatis Conimbrigensis, 1976. Pour plus d’information sur ce sujet, consulter Luciano PEREIRA DA SILVA, « A arte de navegar dos

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portugueses desde o Infante a D. João de Castro », dans Facultade de Ciências da Universidade de Coimbra (éd.), Obras completas de Luciano Pereira da Silva, vol. 2, Lisbonne, Agência Geral das Colónias, Lisbonne, 1943-1946, p. 224-432 ; António ESTÁCIO DOS REIS, « Os instrumentos de medida de Pedro Nunes », 49, Oceanos, 2002, p. 20-34 et, dans la même perspective internaliste, Jean WIDEMANN, Le nonius de Pedro Nunes et la mesure de la latitude au Portugal du XVIe siècle, Lille, Atelier national de reproduction des thèses, 2006. Pour une révision plus récente qui corrige certains passages de l’étude de L. de Albuquerque, voir Paulo Jorge ANTUNES NUNES, Os instrumentos náuticos na obra de Pedro Nunes, mémoire de master en histoire maritime, Lisbonne, Universidade de Lisboa, Lisbonne, 2012. 28. Pedro NUNES, Tratado da sphera com a Theorica do sol e da lua…, Lisbonne, Germão Galharde, 1537. Édition moderne : P. NUNES, Obras, vol. 1, Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian, 2002. La publication contient plusieurs traités. Les questions liées à l’utilisation de l’instrument sont développées notamment dans Tratado em defensam da carta de marear. 29. Sur les différentes méthodes pour calculer la latitude en mer, voir António ESTÁCIO DOS REIS, Medir estrelas. Measuring stars, Lisbonne, CTT Correios, 1997. 30. Sur la navigation au XVIe siècle, voir, par exemple, Abel FONTOURA DA COSTA, A marinharia dos descobrimentos, Lisbonne, Imprensa da Armada, 1933. Sur la question de la longitude, l’historiographie reste encore centrée sur le problème technique et apporte, souvent, une perspective principalement évolutive. Entre autres travaux, William GRAHAM LISTER RANDLES, « Portuguese and Spanish Attempts to Measure Longitude in the 16th Century », Separata do Boletim da Biblioteca da Universidade de Coimbra, 39, 1984, p. 143-160 ; António ESTÁCIO DOS REIS, « O problema da determinação da longitude no tratado de Tordesilhas », Mare Liberum, 8, 1994, p. 19-32 ; Jullien VINCENT (dir.), Le calcul des longitudes. Un enjeu pour les mathématiques, l’astronomie, la mesure du temps et la navigation, Rennes, PUR, 2002. 31. D. JOÃO DE CASTRO, op. cit., p. 229. 32. Ibid, p. 35-38. 33. Ibid., p. 210. 34. Ibid., p. 181. 35. Ibid., p. 182-183. 36. Cité par A. CORVO, ibid., p. 184-185, note 1. 37. Les différences entre ces types d’imprimés sont parfois, au XVIe siècle, peu claires. Il s’agit le plus souvent de sources composites. Mais, de manière générale, on peut dire que les calendriers visent l’organisation de l’année ecclésiastique. Les almanachs précisent la position des planètes et organisent le rythme des activités quotidiennes. Les pronostics, souvent annexes aux almanachs, prévoient des phénomènes atmosphériques ou de salubrité, notamment à caractère catastrophique. Sur cette littérature, voir, par exemple, Biblioteca Nacional, Os sucessores de Zacuto. O almanaque na Biblioteca Nacional do século XV ao XXI, Coordenação Rosa Maria GALVÃO, apresentação João Luís LISBOA, Lisbonne, Biblioteca Nacional, 2002. 38. Ibid., p. 147-153. 39. Nous n’avons pas pu vérifier le fonctionnement de cet instrument et, à notre connaissance, aucune étude ne l’a jusqu’à présent analysé de manière exhaustive. C’est l’angle formé par le style et le cadran qui devrait pouvoir se régler, mais Cortés semble suggérer que c’est l’inclination du cadran qui est réglée en fonction de la latitude. 40. Nous reprenons ici l’argument de Simon SCHAFFER, « Les cérémonies de la mesure. Repenser l’histoire mondiale des sciences », Annales HSS, 2, avril-juin 2015, p. 409-435. 41. Ibid. 42. « Y asi vera[n] los vivos y ente[n]dera[n] los q[ue] nos succediere[n] q[uan]to mas d[e]ve el mu[n]do a V. M. q[ue] Egipto a su ysis : ella les dio letras p[ar]a leer sus cartas V. M. les da reglas y manera p[ar]a navegar los mares. El provecho de isis fue para sola vna p[ro] vincia, la utilidad que d[e] aq[ui] resulta es

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p[ar]a todas provincias p[ar]a todos mares p[ar]a yr a lo d[e]cubierto y p[ar]a d[e]cubri lo encubierto », Martín CORTÉS, Breve compendio de la sphera y de la arte de navegar, con nuevos instrumentos y reglas, exemplificado con muy subtiles demostraciones, Séville, Antonio Álvarez, 1551, fol. III v°, BnE. 43. Jean-Pierre VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, La Découverte, 1996 [1965], p. 111-117. 44. D. JOÃO DE CASTRO, op. cit., p. 296. 45. « Seventeenth-century emphasis on observation and experimentation may mask a major function of these segregated places : forcing the invisible to manifest itself, to leave traces, to betray a hidden presence. Yet the invisible appears only to the eyes of those authorized to observe it. The heterotopic site is at one and the same time a mechanism of social exclusion and a means of epistemically constituting conditions of visibility. » A. OPHIR et S. SHAPIN, art. cité, p. 13-14. 46. S. SCHAFFER, art. cité.

RÉSUMÉS

À la croisée de l’histoire moderne des empires ibériques et de l’anthropologie des savoirs et des techniques, l’article propose une lecture sociale de l’emploi de différents instruments de mesure utilisés par D. João de Castro (1500-1548) lors de son voyage maritime de Lisbonne à Goa (1538) à bord du Grifo. Du bateau comme espace social au bateau comme « lieu de savoir », l’attention est portée sur l’utilisation d’un nouvel instrument, l’instrument des ombres, et sur la mesure du temps en mer.

Drawing upon the history of Iberian modern empires, and the anthropology of knowledge and technics, the article proposes a social analysis of the employment of different measuring instruments by D. João de Castro (1500-1548) when sailing from Lisbon to Goa (1538) aboard the Grifo. From the ship as a social space to the ship as a space of knowledge, the paper focuses on the utilisation of a new device, the shadow instrument, and on the measure of time at sea.

INDEX

Mots-clés : bateau, Castro (D. João de) (1500-1548), Empires ibériques, horloge universelle, instrument des ombres, lieu de savoir Keywords : Castro (D. João de) (1500-1548), Iberian empires, shadow instrument, ship, space of knowledge, universal clock

AUTEUR

LEONARDO ARIEL CARRIÓ CATALDI Docteur en histoire de l’EHESS de Paris et de la SNS de Pise, Leonardo Ariel Carrió Cataldi a récemment soutenu sa thèse doctorale et est actuellement membre rattaché du Centre de recherches historiques (EHESS). Ses principaux axes de recherche sont l’histoire des sciences, des techniques et des instruments à l’époque moderne ainsi que l’historiographie contemporaine.

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La Tour de Londres au XVIIe siècle, un lieu de savoir

The London Tower as a knowledge place in the XVIIth century

Aurélien Ruellet

1 Depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, les historiens se montrent particulièrement attachés à l’inscription spatiale des phénomènes qu’ils étudient. Cette tendance de fond, parfois qualifiée de spatial turn, a aussi concerné l’histoire des savoirs. Dans le sillage des études sur les sociabilités, des marges sociales ou culturelles ont été soumises à l’enquête. Les historiens ont montré ce que Galilée doit à ses visites à l’Arsenal de Venise, où les besoins des constructeurs navals et des manutentionnaires se confrontent à ses théories1. Tavernes et chantiers navals ont également été réintroduits dans le paysage du Londres savant2. Les savoirs opératoires et savoirs tacites ont quitté le purgatoire historiographique où la haute science théorique les avait relégués et sont désormais incorporés au grand récit de la révolution scientifique.

2 En cela, le tournant spatial s’accompagne en histoire des sciences d’un tournant anthropologique. Dans l’approche des « lieux de savoir » que propose Christian Jacob, il s’agit désormais d’articuler une ethnographie du geste et une compréhension des productions intellectuelles, une description des institutions et une sociologie des collectifs. En variant les échelles d’analyse, du micro-historique à l’histoire globale, ce programme ambitionne de montrer que les savoirs et les lieux sont en perpétuelle interaction, que les savoirs « font lieu » en produisant de l’institution et des routines de fonctionnement, mais aussi que les lieux, en retour, fabriquent du savoir3.

3 À ce titre, nous nous proposons d’évoquer ici la Tour de Londres, un ensemble de bâtiments qui participe encore aujourd’hui à la définition de la skyline de la capitale britannique. Depuis le Moyen Âge, ce complexe fortifié assis sur la rive gauche de la Tamise est un site aux multiples activités. C’est là que sont localisés le siège de la Monnaie et celui de l’Artillerie, mais les murs de la Tour renferment également une prison, une ménagerie, les archives gouvernementales, l’Armurerie, sans oublier les joyaux de la Couronne pour lesquels cet édifice est aujourd’hui encore fameux4. De façon incidente, ce périmètre bâti a constitué, singulièrement au XVIIe siècle, un écrin

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pour de nombreuses carrières techniciennes : ingénieurs, artilleurs, mécaniciens ou nobles cultivant les sciences peuvent s’y côtoyer et s’inspirer mutuellement. Cette coprésence, si elle n’est probablement pas recherchée par la Couronne, propriétaire du terrain, n’en offre pas moins certains avantages. Elle permet d’illustrer le rôle des effets de lieu dans la fabrication d’une culture scientifique et technique.

4 Après une présentation succincte de l’édifice et de sa situation, nous évoquons différentes fonctions de la Tour – prison, arsenal, atelier de monnayage – avant d’interroger les profits induits par cette proximité.

Une résidence royale reconvertie en complexe gouvernemental

5 Les premiers éléments de la forteresse et les plus remarquables aujourd’hui encore – la tour Blanche – ont été édifiés par Guillaume le Conquérant au XIe siècle. À la fin du XIIIe, l’ensemble subit de considérables agrandissements qui lui confèrent globalement sa physionomie actuelle, avec notamment ses deux murailles concentriques délimitant deux vastes cours. Au Moyen Âge, même si des prisonniers y sont occasionnellement détenus, la Tour est d’abord utilisée comme résidence royale. Sous les Tudor, alors que le manque d’entretien la rend impropre à cet usage, les autres fonctions de la Tour commencent à primer. Les fortifications sont renforcées et la Tour sert comme arsenal et comme siège de l’Armurerie, tandis que les ateliers de la Monnaie, installés depuis le XIIIe siècle, sont agrandis. L’ensemble, dominé par une trentaine de tours, couvre près de cinq hectares qui échappent à la juridiction de la cité de Londres, auxquels il faut ajouter l’espace environnant également privilégié.

6 L’émergence et l’épanouissement de multiples activités à la Tour doivent probablement beaucoup à sa situation géographique, en bordure de la Tamise et à l’est de la ville de Londres. On était là à proximité immédiate du Londres laborieux des marins, des chantiers navals de Deptford et des ateliers artisanaux. Derrière les murailles de la Tour s’étendent des faubourgs industrieux abritant notamment des verreries, mais aussi de vastes terrains dédiés aux tirs d’artillerie.

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FIG. 1. – Plan de la Tour de Londres pendant la première moitié du XVIIe siècle

FIG. 2. – Gravure (détail) de Wenceslas Hollar, Long View of London from Bankside, 1647

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Une prison

7 Aujourd’hui, ce sont les fonctions carcérales de la Tour qui retiennent la curiosité et l’intérêt de nombre de visiteurs, les récits du XIXe siècle empreints de romantisme ayant contribué à peupler ses murs de légendes sordides. La Tour, toutefois, n’a jamais été conçue pour être une prison et cette fonction a toujours été accessoire et circonstancielle. La proximité des palais royaux fait de la Tour un emplacement de choix pour les détenus de haut rang, mais jusqu’à la fin du XVIe siècle, aucun bâtiment n’est dédié à cette fonction au sein du complexe. Les prisonniers sont logés où l’on trouve de la place : Élisabeth Tudor est ainsi emprisonnée par sa demi-sœur Marie dans l’ancien palais royal.

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8 Il y a bien sûr quelque difficulté apparente à considérer une prison comme un lieu de sociabilité, mais il faut se rappeler que les prisons d’Ancien Régime permettent à leurs détenus, surtout les plus aisés, de poursuivre nombre de leurs activités. Certains peuvent conserver auprès d’eux leurs domestiques et leur famille, recevoir des visites, disposer d’un bout de terrain, voire même, moyennant finance, d’obtenir des permissions de sortie. Au XVIe siècle, à la prison du banc du roi, sur la rive gauche de la Tamise, le marchand Clement Draper, détenu pour dettes, rassemble ainsi une bibliothèque et se livre à des expériences chimiques. Deborah Harkness a montré de façon très convaincante que cette prison a constitué « un important site pour la production, l’évaluation et la propagation des connaissances sur la nature dans le Londres élisabéthain5 ». La chose est encore plus aiguë s’agissant des cellules de la Tour.

9 Le courtisan et corsaire Walter Raleigh, condamné pour trahison, y fait son entrée en décembre 16036. Il bénéficie de la confiance du lieutenant de la Tour, George Harvey, qui lui laisse, ainsi qu’aux autres prisonniers politiques, une liberté considérable. Raleigh est logé dans la tour sanglante et obtient un accès direct aux jardins du lieutenant où il accomplit des distillations. Les prisonniers peuvent se rendre visite les uns aux autres jusqu’à 1607, date à laquelle des restrictions sont apportées à leur liberté de mouvement. Raleigh reçoit toutefois des visites, dont celles de l’algébriste Thomas Harriot, mais aussi celles de médecins, pour lesquels il est probable qu’il compose des remèdes. En 1612, encore prisonnier à la Tour, Raleigh est par exemple sollicité par la reine-consort Anne pour concocter un remède à l’intention du prince Henri, mourant.

10 Après le procès du complot des poudres (1605-1606), Raleigh est rejoint dans son séjour forcé par Henri Percy, neuvième comte de Northumberland, l’une des plus grandes fortunes du royaume. Ils ne partagent pas les mêmes quartiers, le comte étant logé dans la tour Martin, de l’autre côté de la cour. L’arrivée de Northumberland à la Tour a beaucoup intrigué les historiens qui ont tôt fait d’imaginer un cénacle scientifique autour de l’aristocrate. L’image du « comte sorcier » doit beaucoup aux récits du polygraphe John Aubrey. Celui-ci, dans ses Vies Brèves rédigées dans la seconde moitié du XVIIe siècle, affirme que Northumberland s’est entouré à la Tour de « trois mages » qui « avaient une table à la charge du comte, et [que] le comte lui-même les conviait pour discuter, seuls ou tous ensemble7 ». Le médecin Alexander Read, en 1634, affirme également dans une conférence publique que le comte, « mécène des hommes savants », entretient de beaux esprits pendant sa détention à la Tour8. Un observateur anonyme rapporte encore dans les années 1630 que « pour passer le temps, [Henri de Northumberland] amena plusieurs savantes personnes pour vivre et converser avec lui ». Cette sociabilité carcérale est attestée par plusieurs sources et n’est donc pas une vue d’historien9.

11 Les visiteurs de Northumberland sont en effet de distingués savants. Il y a d’abord l’algébriste Thomas Harriot qu’il pensionne généreusement depuis 1598, à la hauteur des sommes considérables de 80 livres, puis 100 livres par an10. Harriot a travaillé pour Walter Raleigh en qualité de tuteur en mathématiques et a formé ses pilotes. Il a mis au point une lunette astronomique, avec laquelle il observe la lune à peu près au même moment que Galilée. Visiteur fréquent du comte sorcier, il reste employé à la demeure londonienne du comte, Syon House, où il dispose d’une maison particulière, de serviteurs et d’un laboratoire. Il y enseigne probablement les mathématiques aux enfants de la famille. À la Tour, il retrouve un autre savant pensionné par

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Northumberland, Walter Warner. Cet homme aux intérêts multiples est également proche de Raleigh. Il se livre à des expériences de chimie, s’intéresse aux mathématiques et à l’optique et aurait, selon les dires de John Aubrey, découvert la circulation sanguine avant William Harvey. Sur la liste des serviteurs de Northumberland depuis 1595, Warner est surtout rémunéré pour prendre soin de sa bibliothèque : son rôle est de l’approvisionner en nouveautés, de les faire relier aux armes du comte et d’apporter à la Tour les ouvrages que le comte souhaite consulter. Il est probable qu’après 1607, date à laquelle ses gages augmentent, il ait joui de plus de libertés. Le troisième mage de Northumberland est Robert Hues, cosmographe également associé à Raleigh, auteur d’un Traité des globes maintes fois réédité pendant la première moitié du XVIIe siècle. Du comte, il touche 40 livres, comme Warner, à partir de 1615.

12 De l’activité concrète de ce groupe, peu de chose est connu. Tout au plus sait-on par ses documents comptables que Northumberland a acheté du cristal et a entrepris l’édification d’une distillerie, dont l’objectif était surtout de produire à l’attention de ses hôtes de fortes liqueurs et des eaux-de-vie exotiques11. Le comte sorcier fait aussi apporter dans sa cellule de la Tour un squelette, des globes, des montres, des ressorts. Il est probable que le cadran solaire au sud de la tour Martin a été placé là par Thomas Harriot, peut-être à la demande de Northumberland.

13 Par le truchement d’une cellule de prison et de ses ingénieux visiteurs, la forteresse sise sur les rives de la Tamise figure donc parmi les lieux d’expérimentation du Londres savant. Mais ce rôle tient également aux autres activités abritées dans l’enceinte.

Un arsenal

14 À la fin du Moyen Âge, la Tour s’affirme comme arsenal. Au XVe siècle, deux services spécialisés, l’Armurerie et l’Artillerie s’émancipent de la Garde-Robe, chargée de l’entretien et de la réparation des armes du souverain. Ces départements administratifs sont d’autant plus importants que l’Angleterre ne dispose pas d’une armée permanente, l’Artillerie et l’Armurerie s’assurant alors de la fourniture aux troupes en cas de levée. Les locaux consacrés à ces fonctions ont connu une expansion considérable au cours du XVe siècle et, en 1545, un nouvel édifice de bois et de briques est bâti. En 1639, le « vieux hall », autrefois une partie des appartements royaux, est converti en magasin pour les fusils et les chariots. Des magasins à poudre sont également installés dans la tour Blanche et, à partir de 1610, dans un bâtiment ad hoc de la basse-cour. À proximité se trouve une « maison d’épreuve » où est testée la force de la poudre. En 1650, elle est déplacée dans la cour intérieure à proximité de la tour Blanche.

15 Au XVIIe siècle, la Tour n’est que l’un des sites de recherche appliquée du département de l’Artillerie. Depuis les années 1620, ce département administratif possède également un vaste complexe à Vauxhall, dans l’ouest de Londres, dans lequel œuvrent fondeurs de canons et ingénieurs, l’ensemble abritant probablement les activités les plus consommatrices d’espace12. À deux pas au nord de la Tour, une ancienne abbaye franciscaine, les Minories, a également été reconvertie par le gouvernement en arsenal13. C’est là que réside celui qui a la direction opérationnelle de l’Artillerie, le Lieutenant. Encore un peu plus au nord s’étendent les jardins de l’Artillerie, champ de manœuvres et de tir qui sert notamment à l’instruction des recrues sous la supervision du Maître-artilleur, lequel y possède sa maison14. Dans un périmètre de quelques

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centaines de mètres se trouvent donc concentrés un arsenal, les magasins des poudres, des espaces d’entraînement et les résidences des principaux administrateurs.

16 La Tour, à la tête de cet ensemble, abrite probablement les activités les plus techniques. Y sont notamment employés quelques ingénieurs et experts débauchés à l’étranger, comme l’inventeur hollandais Cornelis Drebbel, son gendre Abraham Kuffler et un Allemand naturalisé anglais, Arnold Rotsipen. Ils façonnent des engins de guerre en prévision de l’intervention anglaise lors du siège de La Rochelle : en 1627, ils reçoivent du lieutenant-général de l’Artillerie 100 livres pour « avoir forgé divers engins aquatiques », peut-être des sous-marins ou des torpilles dont l’historiographie attribue en général la paternité à Drebbel15. Rotsipen mène des expérimentations sur les arquebuses à répétition. Drebbel et Kuffler travaillent également à des technologies civiles : aux Minories ou à la Tour, ils fabriquent des longues-vues et mènent des recherches sur les techniques de chauffage et leurs usages pour la distillation de l’eau de mer16. Richard Delamain, qui obtient un poste d’ingénieur en 1633, est lui aussi chargé de la conception d’engins de guerre, mais il doit également instruire les recrues dans l’art de la fortification et des sapes17.

17 Aux côtés de ces ingénieurs-inventeurs dont les productions n’équipent sans doute pas quotidiennement les régiments royaux, il faut compter avec la présence plus coutumière de plusieurs dizaines d’artilleurs. Même si leur grand nombre suggère une certaine routine opérationnelle et le respect étroit de la discipline militaire, tout porte à croire que ce vivier de techniciens a constitué un foyer d’innovation. Certains de ces artilleurs ont mis sous presses des traités qui visent à mathématiser la balistique à l’aide de la trigonométrie et des logarithmes. Dédicacés au maître-artilleur ou au lieutenant-général, ces ouvrages indiquent que l’application des mathématiques au tir est encouragée par la hiérarchie18. Le poste d’artilleur peut d’ailleurs être un marchepied vers le titre d’ingénieur comme en témoignent plusieurs carrières.

Un atelier monétaire

18 Les ateliers de frappe monétaire disputent à l’Artillerie l’espace de la basse-cour. Si des services de la Monnaie sont présents dans l’enceinte de la Tour depuis le règne d’Édouard Ier (1239-1307), c’est sous le règne d’Henri VIII (1509-1547), friand de mutations monétaires, que se développe cette activité. Entre 1560 et 1562, un bâtiment de bois et de briques est construit dans la basse-cour près de la tour du sel et une maison de raffinage établie dans la haute-cour au sud de la tour Blanche. En 1585-1586, de nouveaux locaux sont établis à l’angle sud-ouest de la cour, près de la tour Byward.

19 Le monnayage y est effectué au marteau, suivant des méthodes qui ont peu évolué depuis le Moyen Âge. En 1629, le huguenot Nicolas Briot obtient du roi le droit de s’installer à la Tour pour y loger, avec sa famille et ses employés, et y expérimenter la frappe au moulin. Les monnayeurs de la Monnaie royale s’y opposent. Briot doit envoyer une supplique au roi pour se voir rétabli dans ses droits et il paraît effectivement avoir usé de sa presse au moulin pour de petites productions19. En 1649-1651, une nouvelle tentative de mécanisation du monnayage est introduite par le Français Pierre Blondeau qui propose de mécaniser le crénelage des tranches des pièces, les cannelures produites prévenant les tentatives de rognage.

20 Le monnayage connaît donc d’importantes évolutions techniques sous l’influence de donneurs d’avis et « inventeurs ». Après la politique monétaire erratique d’Henri VIII,

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la Couronne anglaise souhaite redonner du lustre à sa monnaie métallique et décrie de nombreuses pièces en circulation. Le perfectionnement du monnayage vise à la fois à limiter les contrefaçons et à relever la réputation des pièces anglaises, singulièrement affectée par les manipulations henriciennes. Il n’est dès lors pas fortuit que les postes de gardien puis de maître de la Monnaie aient été attribués à Isaac Newton respectivement en 1696 et 1699. Si ces fonctions étaient censées être des sinécures, les biographes de l’astronome ont montré qu’il occupe bel et bien l’office, se mêlant notamment d’essais métallurgiques et de lutte contre les faux-monnayeurs20. Dans le contexte de la mécanisation croissante de la production – le moulin monétaire est définitivement adopté en 1662 – le recours à un savant pour superviser l’atelier n’est d’ailleurs pas superflu.

Un petit monde ?

21 Par sa concentration de talents et de savoir-faire, probablement inédite à l’échelle de Londres, la Tour de Londres a sans nul doute constitué un lieu où se sont fécondées mutuellement diverses traditions relevant des savoirs théoriques ou opératoires. De là à en faire un « incubateur de technologie » dont le but assumé aurait été de favoriser les synergies, il y a toutefois un pas qu’il serait présomptueux de franchir. Il n’est guère probable que la Couronne ait en tête ce type de coopération lorsqu’elle décide de loger à la Tour des départements administratifs et techniques spécialisés. Ces choix trahissent davantage la gestion opportuniste et économe de ses domaines. Reste que dans les faits, ces synergies, fortuites ou recherchées, ont bel et bien eu lieu, quand bien même elles ne se laissent pas facilement appréhender par l’historien.

22 La Tour a d’abord constitué un vivier d’expertise. En 1631 et 1638, lorsque le roi Charles Ier diligente une expertise des méthodes de Briot, il la confie entre autres à William Balfour, lieutenant de la Tour, et à John Heydon, lieutenant de l’Artillerie21. Il y a entre le travail à la Monnaie et les activités à l’Artillerie d’évidentes accointances mécaniciennes.

23 La cohabitation, dans les mêmes lieux, de talents et d’aptitudes aussi variés a également pu déclencher ou nourrir des intérêts intellectuels. Il en va sans doute ainsi pour Thomas Aylesbury. Ce maître des requêtes prend la suite du comte de Northumberland dans le patronage offert à Warner et Harriot, qu’il fréquente probablement au temps de la détention du comte, à Syon House ou à la Tour. Il hérite d’une partie des manuscrits de Harriot à sa mort en 1621 et soutient la publication posthume de son ouvrage d’algèbre, l’Artis analyticae praxis. Il pensionne Walter Warner et lui commande la rédaction d’un traité sur le monnayage22. Peut-être est-ce lors de ses visites dans la cellule de Northumberland qu’il se pique de curiosité pour le monnayage. Dès le début des années 1630, en tant que maître des requêtes, il réceptionne et traite les suppliques du monnayeur français Nicolas Briot et fait également partie des experts lors de la commission de 163123. En 1632, il reçoit une lettre patente pour « la fabrication, vente et utilisation exclusives de tous les contrepoids ou poids […] et la fourniture et l’autorisation de toutes les balances pour [les] pièces et monnaies d’or », privilège renouvelé et cédé à son fils en 163724. Enfin, en 1635, il devient, en partenariat avec un collègue maître des requêtes, commissaire de la Monnaie royale25. Cette carrière à la Monnaie est peut-être initiée par la fréquentation du comte sorcier et de ses « trois mages ».

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24 Ces transferts d’expertise entre quartiers de la Tour touchent aussi l’Artillerie, comme le montre l’exemple de Robert Norton. Ce dernier est recruté comme artilleur à la Tour en 1624 après y avoir été formé26. Or, dans les décennies 1610 et 1620, il cartographie comme arpenteur les domaines du comte de Northumberland27. La coïncidence n’est peut-être pas fortuite : Northumberland a pu le recommander pour le poste, ou au contraire le repérer lors des passages que l’apprenti-artilleur effectue à la Tour. Notons aussi que le diariste et virtuoso John Evelyn, fils d’un producteur de poudre à canon et munitionnaire, fréquente également la Tour. Il fait partie de commissions parlementaires sur les munitions28. Ce n’est sans doute pas une pure coïncidence s’il consacre l’un de ses derniers ouvrages à la question des monnaies, même s’il s’agit là d’un motif fréquent des écrits antiquaires29.

25 De façon générale, la Tour, bien insérée dans le Londres laborieux et interlope des marins et des artisans, est un petit monde par lequel transitent et se fécondent les rumeurs des matelots, les propositions d’inventeurs et les initiatives diverses des hommes à projet. Deborah Harkness, dans son tableau foisonnant de la scène scientifique londonienne sous Élisabeth, fait ainsi de la Tour et de son environnement immédiat un lieu d’élection pour les entreprises des affairistes. Le maître de l’Artillerie sous Élisabeth Ière, William Winter, conduit par exemple des expériences sur la « terre noire », mystérieux minerai ramené d’Amérique du Nord par le navigateur Martin Frobisher et qui suscite l’appétit d’alchimistes et d’investisseurs30. Ce dynamisme lié à une situation d’interface subsiste à n’en pas douter au cours du XVIIe siècle.

Conclusion

26 La pépinière hétéroclite que constitue la Tour est assurément l’une des attractions de la métropole londonienne. Dès l’époque élisabéthaine, les joyaux de la Couronne et les belles armures royales suscitent la venue de curieux. Pendant le XVIIIe siècle, l’Artillerie et la Monnaie continuent de prospérer à la Tour. Au XIXe siècle, des sites dédiés, plus adaptés à leurs fonctions, concurrencent la vieille forteresse qui ne voit plus les communautés savantes et mécaniciennes nourrir ce dialogue fécond. Le lieu de savoir se mue peu à peu en lieu de mémoire.

NOTES

1. Matteo VALLERIANI, Galileo Engineer, Dordrecht, Springer, 2010. 2. Pascal BRIOIST, « Écoles, librairies, tavernes, arsenaux : les lieux de sociabilité des mathématiciens anglais aux XVIe et XVIIe siècles », Bulletin de la société d’histoire moderne et contemporaine, février 1997, p. 21-28. 3. Christian JACOB, Les Lieux de savoir, vol. 1 : Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007, « avant-propos ». 4. Sur l’histoire de la Tour, on peut consulter, au sein d’une abondante bibliographie : Ivan LAPPER, Geoffrey PARNELL, The Tower of London, A 2000-Year History, Londres, Osprey Publishing,

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2000 ; Edward IMPEY, Geoffrey PARNELL, The Tower of London. The Official Illustrated History, Londres, Merrell, 2000 ; John CHARLTON (éd.), The Tower of London, Its Buildings and Institutions, Londres, HMSO, 1978. 5. Deborah HARKNESS, The Jewel House: Elizabethan London and the Scientific Revolution, Londres, New Haven, Yale University Press, 2007, p. 184. 6. John William SHIRLEY, « The Scientific Experiments of Sir Walter Ralegh, the Wizard Earl, and the Three Magi in the Tower 1603-1617 », Ambix, vol. 4, n° 1-2, 1949, p. 52-66. 7. Traduit d’après John AUBREY, Brief Lives, Oliver L. DICK (éd.), Harmondsworth, Penguin Books, 1976, p. 281 (vie de Thomas Harriot). 8. J. W. SHIRLEY, « The Scientific Experiments », art. cité, p. 54. 9. Le texte anglais et les sources de ces citations figurent dans ibid., p. 54-55. 10. Gordon R. BATHO, « Thomas Harriot and the Northumberland Household », dans Robert FOX (dir.), Thomas Harriot : an Elizabethan Man of Science, Aldershot, Ashgate, 2000, p. 33. 11. J. W. SHIRLEY, « The Scientific Experiments », art. cité, p. 61. 12. Arthur MACGREGOR, « “A Magazin of All Manner of Inventions”. Museums in the Quest for “Salomon’s House” in Seventeenth-Century England », Journal of the History of Collections, I, n° 2, 1989, p. 207-212 ; W. H. THORPE, « The Marquis of Worcester and Vauxhall », Transactions of the Newcomen Society, 13, 1932, p. 75-88. 13. Edward M. TOMLINSON, A History of the Minories, London, Londres, Smith, 1907, spécialement p. 120-160. 14. Stephen BULL, « The Furie of the Ordnance ». Artillery in the English Civil Wars, Woodbridge, the Boydell Press, 2008, p. 16-17 ; Steven A. WALTON, « The Tower Gunners and the Artillery Company in the Artillery Garden before 1630 », Journal of the Ordnance Society, 18, 2006, p. 53-66. 15. Traduit d’après The National Archives (TNA dans la suite du texte), Richmond, SO3/8, juin 1627. 16. Pour les longues-vues et les arquebuses : British Library, Harley ms 429, fol. 72 v°, 84 r°. Pour les techniques de chauffage : Gerrit TIERIE, Cornelis Drebbel (1572-1633), Amsterdam, Paris, 1932, p. 44-45. Les inventions de four de Drebbel font l’objet d’une demande de privilège par ses enfants et ses gendres en 1634 : TNA, C66/2675/3, lettres patentes du 19 novembre 1634. 17. TNA, C66/2631/19, 23 mai 1633, lettres patentes à Richard Delamain. 18. John BABINGTON, Pyrotechnia, Londres, Thomas Harper pour Ralph Mab, 1635, fol. 2 ; id., A Short Treatise of Geometry, Londres, Thomas Harper pour Ralph Mab, 1635, dédicacés respectivement au grand- maître et au lieutenant de l’Artillerie; Robert NORTON, Of the Art of the Great Artillery, Londres, Edward Allde pour John Tap, 1624, fol. A2 dédicacé au maître-artilleur John Reynolds. 19. TNA, SP 16/174/4; Christopher E. CHALLIS., A New History of the Royal Mint, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 300-302. 20. Richard S. WESTFALL, Never at Rest: A Biography of Isaac Newton, Cambridge, Cambridge University Press, 1981. 21. 1631 : Thomas RYMER, Robert SANDERSON (éd.), Foedera, conventiones, literae… inter reges angliae, tome XIX, Londres, J. Tonson, 1732, p. 287-289 ; 1638 : TNA, SP 16/392/37. 22. Traduit d’après Wood ANTHONY, Athenae Oxionenses, Londres, Thomas Bennett, 1691, vol. 1, p. 792. Voir aussi ibid., p. 391. 23. TNA, SP16/174, pièces 4, 5, 6. Les placets sont reçus le 2 octobre 1630. 24. TNA, C66/2592, 20 octobre 1632 (numéro pris dans la reliure). L’office est confirmé et cédé à son fils William en 1637, avec l’office d’inspecteur de la marine : C66/2795, 12. 25. C. E. CHALLIS, A New History, op. cit., p. 279-284. 26. TNA, SP14/160/60, 11 mars 1624 ; R. Norton, Of the Art, op. cit., fol. A2 r°. 27. Gordon R. BATHO, « Two Newly Discovered Manuscript Maps by Christopher Saxton », The Geographical Journal, vol. 125, n° 1, 1959, p. 72.

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28. Stephen BULL, « The Furie of the Ordnance ». Artillery in the English Civil Wars, Woodbridge, the Boydell Press, 2008, p. 55. 29. John EVELYN, Numismata, a discourse of medals, ancient and modern, Londres, B. Tooke, 1697. 30. D. HARKNESS, op. cit., p. 160-180.

RÉSUMÉS

La Tour de Londres, complexe fortifié situé sur la rive nord de la Tamise, abrite depuis la fin du Moyen Âge une prison, mais aussi des services techniques comme l’Artillerie ou la Monnaie. Au XVIIe siècle, la forteresse constitue un « lieu de savoir » où dialoguent différentes traditions intellectuelles et techniciennes et où circulent les individus qui les portent.

The Tower of London is a castle located on the north bank of the river Thames which is the home, since the late middle-ages, of a prison and of several specialized services, such as the Ordnance office or the Royal mint. During the 17th century, the fortress appears to the historian as “a place of knowledge” where various intellectual traditions, as well as the individuals who embodied them, interacted and circulated.

INDEX

Keywords : engineers, ordnance office, place of knowledge, Northumberland, Royal Mint Mots-clés : artillerie, ingénieurs, lieu de savoir, monnaie, Northumberland

AUTEUR

AURÉLIEN RUELLET Aurélien Ruellet est maître de conférences en histoire moderne à l’université du Maine et membre du CERHIO UMR 6258. Il est l’auteur de La Maison de Salomon : histoire du patronage scientifique et technique en France et en Angleterre au XVIIe siècle, Rennes, PUR, 2016.

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Les fontainiers français des jardins de la Granja de San Ildefonso (1721-1772) French fountain-makers in the gardens of the Granja de San Ildefonso (1721-1772)

Sophie Omère

1 Le 16 novembre 1700, le duc d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, est proclamé roi d’Espagne sous le nom de Philippe V. La cérémonie d’intronisation au château de Versailles marque un tournant dans l’histoire politique espagnole avec l’instauration de la dynastie des Bourbons après presque deux siècles de règne de la maison de Habsbourg. Cette accession au pouvoir, rendue possible par le testament de Charles II d’Espagne qui désigne Philippe d’Anjou comme son héritier universel, est alors vivement contestée par les autres puissances européennes qui jugent que le trône devrait naturellement revenir au fils de l’empereur Léopold Ier. S’ensuit une longue guerre qui ne se conclut qu’en 1713 par la ratification du traité d’Utrecht.

2 L’histoire de l’installation au pouvoir de Philippe V est parfaitement connue. Elle a été analysée sous plusieurs angles. Les travaux qui intéressent particulièrement notre étude portent sur les réformes menées par le roi et les moyens humains sur lesquels il s’appuie pour les mettre en œuvre. Durant les premières années du règne, le jeune roi s’entoure de conseillers français qui l’accompagnent dans son voyage de Versailles à Madrid. Dans sa thèse de doctorat, Catherine Désos dresse le portrait de ces Français installés dans les hautes sphères du pouvoir au début du règne1 et analyse leur rôle, majeur dans les changements profonds de la politique espagnole2. Plusieurs secteurs sont ainsi réformés : l’administration, les finances ou encore les armées. Le champ culturel ne fait pas exception. Les historiens se sont donc penchés sur la question des mutations et évolutions touchant au domaine artistique et culturel. Yves Bottineau fournit une somme exceptionnelle, qui fait encore autorité, sur l’art de cour de Philippe V, soulignant les divers courants et influences que les arts subissent tout au long du règne3. La question des transferts culturels est donc une problématique déjà

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bien connue et étudiée par les chercheurs, celle des transferts techniques l’est cependant beaucoup moins.

3 L’analyse du contexte de création des jardins du palais de la Granja de San Ildefonso et l’étude de sa fontainerie permettent d’élargir la question des transferts à l’étude de l’histoire des techniques. Le champ de recherche des transferts technologiques dans l’hydraulique a principalement été exploré entre l’Italie et la France, mais aussi entre l’Europe du Nord et la France. Pendant la Renaissance, les Italiens sont les grands spécialistes de la fontainerie. Ils diffusent leur art et technique à travers l’Europe. Sous le règne d’Henri IV, des hydrauliciens florentins attirés à la cour de France s’y installent pour diriger les travaux afférant aux fontaines4. La période suivante est marquée par des échanges entre l’Europe du Nord et la France dans le domaine des ouvrages hydrauliques de type canaux, digues, barrages et ponts5. Ces transferts s’instaurent en France dans le cadre d’une législation spéciale pour l’assèchement des marais6, concomitante à la réalisation d’opérations de dessiccation dont la direction est confiée à des ingénieurs hollandais7.

4 Tandis que l’hydraulique versaillaise au XVIIe siècle s’appuie sur une tradition de fontainerie déjà bien ancrée en France depuis le Moyen Âge, elle est, elle aussi, le fruit de plusieurs transferts technologiques d’horizons divers : d’un côté, l’Italie, avec en particulier l’influence florentine pour son goût de la mise en scène de la composition du jardin avec ses fontaines, et, de l’autre, le monde minier wallon et germanique avec sa machinerie. Qu’en est-il de l’hydraulique espagnole à l’arrivée de Philippe V au tout début du XVIIIe siècle ?

5 Dans l’historiographie espagnole, les études menées par Nicolás García Tapia montrent qu’il existe déjà, aux XVIe et XVIIe siècles une tradition d’utilisation de la mécanique hydraulique en Espagne. L’artificio de Juanelo, une machine construite pour élever les eaux du Tage à Tolède vers 1530, ou la machine élévatoire des eaux du Pisuerga, conçue par Zubiaurre pour alimenter les jardins du palais du duc de Lerma à Valladolid au début du XVIIe siècle, sont autant de témoignages de l’existence d’inventeurs sur le territoire ibérique. Dans son analyse du manuscrit Los veintiún libros de los ingenios y de las máquinas, García Tapia, outre qu’il propose de l’attribuer à Pedro Juan de Lastanosa, aborde le thème de sa réception. Avant d’intégrer, en 1771, la Biblioteca Real, le manuscrit a appartenu à des ingénieurs et architectes, notamment à Juan Gómez de Mora et à Teodoro Ardemans qui considérait l’auteur comme l’égal des théoriciens Vitruve ou Alberti. Connu et probablement utilisé par les architectes, l’ouvrage traitait de sujets variés tels que les réservoirs, bassins, canaux, barrages, digues, moulins et machines hydrauliques incluant les ponts et les ports. García Tapia ajoute, sans plus de précision, que les architectes et fontainiers royaux mettent en application ces préceptes dans leurs travaux8. D’autres études plus récentes portent sur le système d’approvisionnement en eau de la ville de Séville et, notamment, l’analyse de l’évolution des caños de Carmona9 au XVIIIe siècle. À l’arrivée de Philippe V, l’Espagne, s’appuyant sur une base solide de connaissances, est donc prête à s’approprier les savoir-faire techniques déjà maîtrisés pour l’essentiel et à les intégrer sur le chantier de la Granja de San Ildefonso.

6 Dans le domaine de l’art de la fontainerie, rappelons qu’à l’époque, les jardins du château de Versailles imaginés par le jardinier André Le Nôtre sont érigés en modèle et ce, très tôt après leur création. L’exploit, accompli par les ingénieurs et mathématiciens français, de conduire les eaux de diverses sources (détournement des eaux de la Bièvre,

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pompage des eaux de la Seine, captage et création d’étangs, etc.) au domaine royal de Versailles, émerveille toute l’Europe10. Les maîtres fontainiers n’ont probablement jamais bénéficié de la renommée des jardiniers, ingénieurs hydrauliciens ou architectes œuvrant à leurs côtés dans les jardins. Cependant, leur rôle ne se limitait pas au simple entretien des infrastructures d’adduction. Ils prenaient sans doute également part à la conception de la fontainerie. Il convient donc d’apporter des précisions sur ce métier peu connu et son rôle dans l’histoire des techniques au XVIIIe siècle11.

7 Les descriptions littéraires des jardins de Versailles et leur diffusion renforcent la renommée de cette compétence spécifiquement française qui devient dès lors très recherchée. Dans le cas qui nous occupe, les sources d’inspiration de la Granja de San Ildefonso sont à rechercher du côté du domaine royal de Marly, à la fois dans son concept de création, un lieu de retraite pour le roi loin de l’étiquette de la cour, et dans sa réalisation, la plupart des sculpteurs envoyés en Espagne ayant travaillé sur le chantier de Marly12.

8 La place de choix accordée aux jeux d’eau et à leur diversité (miroirs d’eau, cascades, jets en lance, bouillons, etc.) participe de cette réputation et permet de mieux comprendre le contexte dans lequel le roi Philippe V choisit d’avoir recours à des fontainiers d’origine française pour mener à bien son grand œuvre à la Granja de San Ildefonso.

9 Pour examiner la question des transferts techniques vers l’Espagne, il nous semble important de présenter, pour commencer, le contexte de l’arrivée des artistes français à la cour de Philippe V et d’insister sur la mise en place d’une organisation hiérarchisée avec la création d’un service dédié aux fontaines. Notre analyse se concentre ensuite sur les différents savoir-faire techniques utilisés dans les jardins de la Granja et leurs origines. La partie suivante est consacrée à l’utilisation de ces techniques comme représentation du pouvoir. Il est à noter que cet article n’a pas vocation à répondre précisément à toutes les questions développées par ce sujet. Il pose des jalons et précise les pistes de réflexion à explorer, toujours en cours de recherche.

La création de la fontainerie royale de la Granja de San Ildefonso

10 Le palais et les jardins de la Granja de San Ildefonso, près de Ségovie, dans la Sierra de Guadarrama, sont construits selon le souhait du roi Philippe V. Il découvre les monts de Valsaín, situés sur le versant nord de la Sierra, lors de parties de chasse et choisit d’y implanter son palais, tant il est émerveillé par le paysage (ill. 5). L’occupation du site trouve ses origines dès le milieu du XVe siècle lorsqu’Henri IV d’Espagne décide d’y établir un ermitage dédié à saint Ildephonse, archevêque de Tolède de la première moitié du VIIe siècle, auquel il voue un culte fervent. Le site est ensuite occupé par une congrégation de moines hiéronymites du monastère du Parral installé à Ségovie. Aucune installation hydraulique ne semble exister à cette époque.

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Figure 5 - Perspective de la Carrera de los caballos, Ségovie, La Granja de San Ildefonso

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11 La construction du palais et des jardins de la Granja reflète les origines du roi et son éducation reçue à la cour versaillaise. Le projet du palais est d’abord confié à l’architecte espagnol Teodoro Ardemans, tandis que la réalisation des jardins est placée sous la direction d’une équipe française. Dans son ouvrage de référence, Yves Bottineau analyse les raisons pour lesquelles architectes, peintres et sculpteurs français sont envoyés en Espagne à la demande du souverain. Le manque de grands maîtres sur place et les coutumes esthétiques appréciées par le roi et son entourage encouragent l’arrivée d’artistes français à la cour d’Espagne dès l’installation de la nouvelle cour. Dans le domaine le mieux connu, celui de la sculpture, Jeanne Digard mène une intéressante étude sur la collection de sculptures des jardins de la Granja de San Ildefonso13 en 1933. Elle analyse l’iconographie et la symbolique du programme sculpté de ces jardins tout en évoquant le travail et le parcours de leurs auteurs, choisis par l’Académie royale de peinture et de sculpture, institution française qui avait été chargée par Philippe V de désigner des artistes pour sa cour. Des autorisations de s’établir à l’étranger sont alors signées par le duc d’Antin qui dirige l’administration des Bâtiments du roi. Les artistes, pour certains, se rendent en Espagne dans un cadre bien défini pour une durée limitée ; d’autres décident de s’y installer définitivement. Les chantiers d’envergure menés par le roi comme celui des jardins de la Granja de San Ildefonso sont des exemples éclatants de travaux dirigés par des Français. L’architecte René Carlier, élève du premier architecte de Louis XIV, Robert de Cotte, et le jardinier Étienne Boutelou sont en charge du dessin des jardins. Leurs activités et réalisations avant leur installation en Espagne sont peu documentées. Le terrassement et la direction des travaux sont conduits par l’ingénieur militaire Étienne Marchand. Une équipe de sculpteurs est spécialement missionnée pour la réalisation des groupes

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sculptés et des fontaines. La création du réseau hydraulique est, elle aussi, mise en œuvre par des fontainiers français. Le réseau se constitue progressivement au gré des achats et acquisitions de nouveaux terrains par le roi. Initié en 1721, il se poursuit jusqu’en 1743 avec la construction des jeux d’eau de la fontaine des Baños de Diana (ill. 6 ) dont l’achèvement date de 1745.

Figure 6 - Los Baños de Diana, Ségovie, La Granja de San Ildefonso

Sophie Omère

12 Le dépouillement des fonds de l’Archivo general de Palacio permet de reconstituer l’histoire de la mise en place de la fontainerie royale de la Granja de San Ildefonso et de l’arrivée des fontainiers français qui se succèdent à sa tête14. L’Archivo general de Palacio a été créé en 1814 avec pour objectif de recueillir, classer et conserver tous les documents produits par les différents départements et institutions chargés du gouvernement ou de l’administration de la Maison royale et du patrimoine de la Couronne15. Les fonds documentaires dépouillés appartiennent aux sections Administraciones patrimoniales et Personal.

13 Le principe de fonctionnement du système hydraulique des jardins de la Granja repose sur la présence d’un réservoir, el Mar, situé sur le point culminant du jardin à près de 1 250 mètres d’altitude et d’une capacité de plus de 215 000 m3. Huit autres réservoirs, disséminés aux quatre coins du jardin et installés à des hauteurs différentes, complètent l’alimentation en eau des fontaines. Leur emplacement permet d’obtenir les pressions adéquates pour bénéficier de la hauteur désirée pour chaque jet d’eau. Les jardins comptent au total une vingtaine de fontaines et un canal, la Ría, dans lequel se déversent les eaux d’une partie des fontaines. Chaque fontaine est dotée d’une chambre de vannes destinées à recevoir les clefs d’ouverture des jeux d’eau. S’ajoute à cela, pour la plupart des fontaines, l’existence de clés destinées à réguler la portée des jets d’eau

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obliques. Tant pour les réservoirs que pour les fontaines, le système de vidange est actionné par une décharge de fond, dont l’ouverture est bouchée d’une soupape (ill. 7). La circulation des eaux dans les bassins est protégée des impuretés et corps étrangers par une armature de feuilles de plomb perforées servant de filtre (ill. 8). Les conduites principales sont dotées d’un système de ventilation.

Figure 7 - Système d’évacuation des eaux de las Tazas actionné par une clef, Ségovie, La Granja de San Ildefonso

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Figure 8 - Système de distribution des eaux de la Ría, Ségovie, La Granja de San Ildefonso

Sophie Omère

14 L’ensemble de ce système hydraulique a été conçu et entretenu par la fontainerie royale. La première mention de la présence d’un fontainier sur le chantier de la Granja de San Ildefonso apparaît dans la comptabilité des « travaux des Jardins Royaux » de mars 172116. À la date du 15 mars, arrive sur le chantier un certain François Dorléans17, présenté comme « fontainier qui se doit de conduire la formation de la tuyauterie et des fontaines de ces dits travaux ». Aucun document dans les archives consultées ne nous a permis de définir ou d’émettre quelque hypothèse plus précise concernant ses origines.

15 Le chantier de fontainerie se met alors progressivement en place sous le contrôle d’un premier fontainier (fontanero mayor) et de son second (ayudante de fontanero), tous deux français. François Dorléans et Antoine Chapotto18 forment le premier tandem.

16 La comptabilité fait par ailleurs apparaître la présence de plusieurs Français dans l’équipe de fontainerie à laquelle viennent se joindre des Espagnols. Leur nombre varie sur la période. Le dépouillement effectué a permis de connaître la composition de la fontainerie sur une cinquantaine d’années et de dresser un tableau des employés sur la période étudiée. Il est complexe de déterminer avec précision les nationalités des employés de la fontainerie, certains noms étant traduits en espagnol. Jusqu’en 1760, la direction de la fontainerie est assurée par deux Français, le premier fontainier et son aide. Parmi les fontainiers « ordinaires », seulement deux sont identifiés comme Français. Le dernier d’entre eux s’éteint en 1735.

17 À la mort des premiers fontainiers « en chef », d’autres fontainiers de nationalité française sont appelés, tour à tour, à diriger le chantier. Cette situation perdure

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jusqu’au décès de François Guillaume Desjardins, qui intervient le 27 juin 177219, après trente-quatre ans à la tête de l’office.

18 L’analyse de la suppression du poste de premier fontainier à San Ildefonso donne quelques clefs pour comprendre les raisons prévalant au recrutement des Français.

19 À la mort de Desjardins, nous savons que c’est un Espagnol, le premier oficial Lorenzo Sanchez, qui obtient le titre de premier fontainier de San Ildefonso. Une note rédigée après sa mort en 1790 explique les conditions de sa nomination : « à la mort de François Desjardins en 1772, Sa Majesté avait ordonné de supprimer la place de premier fontainier puisque l’on ne pensait pas augmenter les nouveaux jeux d’eau dans les fontaines du jardin et que pour conserver en bon état celles existantes il suffisait qu’en soit chargé Lorenzo Sanchez20. » Cette note permet déjà de retenir la différence essentielle entre le processus de création (formulé sous le terme d’« augmentation » ici) des effets d’eau et les interventions d’entretien. Ce sont deux opérations nécessaires dans le jardin mais qui ne supposent pas les mêmes connaissances en matière de fontainerie. « Ces oficiales n’ont pas la capacité d’inventer de nouvelles fontaines, je les trouve capable de par leur grande expérience pratique de maintenir ce qui existe en bon état21 », comme le rappelle l’intendant Cavallero. La question de l’invention de la fontaine, qui revient à plusieurs reprises dans les archives, est un élément essentiel pour comprendre le rôle des fontainiers français en Espagne. Rappelons que la commande de la dernière fontaine créée à la Granja est passée en octobre 1737. Le gros œuvre et le système de jeux d’eau sont achevés dès 1743, mais ce n’est qu’en 1745 qu’elle est pleinement terminée et mise en fonctionnement.

20 Après avoir rapidement évoqué la composition de la fontainerie dirigée par les Français, il convient maintenant d’aborder le sujet du point de vue des techniques et des savoir-faire.

À la recherche d’une expertise : les fontainiers français en Espagne

21 L’installation des fontainiers français à la Granja de San Ildefonso a permis la mise en œuvre en Espagne de procédés techniques de fontainerie utilisés sur les chantiers royaux français. Il semblerait qu’avant leur arrivée, la fontainerie s’inspire encore en grande partie des réalisations techniques de la Renaissance22. Un bilan sur les savoir- faire hydrauliques dans les jardins espagnols avant l’arrivée de Philippe V au pouvoir est en cours d’étude. Le Jardín de la Isla à Aranjuez, dont le programme de création des fontaines réalisé sous la direction de l’architecte Juan de Herrera date de 1582, en est un bon exemple. Ce jardin est représentatif de la typologie de jardins « à l’italienne » qui se développe dans la péninsule ibérique sous l’impulsion de Philippe II. Le tracé du jardin s’organise autour d’un axe central entouré de compartiments rectangulaires, eux-mêmes divisés en carrés. Les intersections des axes centraux sont marquées par des placettes dotées de fontaines. Leur disposition en ligne droite permet de faciliter leur alimentation en eau. De petits jets d’eau disposés au sol venaient surprendre les visiteurs dans la pure tradition italienne visant à ménager des effets et surprises hydrauliques en cours de parcours. Ce jardin alliait différentes influences, l’intimité des jardins islamiques avec des fontaines basses, l’ordonnancement géométrique, les jeux

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d’eaux et l’allusion mythologique des jardins maniéristes italiens et parterres bas de fleurs à la manière flamande très appréciés par Philippe II23.

22 La fontainerie prend également ses sources dans des traditions plus anciennes dont les témoignages sont encore très présents sur le territoire (vestiges de l’époque romaine et de la période musulmane) et sur des expérimentations d’hydrauliciens espagnols durant les XVIe et XVIIe siècles.

23 L’organisation du travail, la répartition et les compétences des ouvriers œuvrant dans les jardins semblent confirmer le fait que les installations hydrauliques étaient modestes. Avant l’arrivée des Français, les employés qui s’occupent du jardin traitent également des problématiques liées à la fontainerie. Dans les comptes d’Aranjuez, jardiniers et fontainiers ne sont pas différenciés24. Plus tard, apparaît l’intitulé de jardinero fontanero : un document présente l’équipe des jardins d’Aranjuez exposant le parcours de chacun25. La plupart des jardiniers fontainiers ont débuté leur carrière comme ouvriers attachés au jardin. Parmi les soixante-quinze jardiniers, fontainiers et botanistes ordinaires comptabilisés dans les jardins d’Aranjuez le 21 mai 1742, figurent six officiers relevant de la catégorie des jardiniers-fontainiers. Avant d’obtenir la place de jardinero fontanero, ils sont quatre à avoir occupé le poste d’ouvrier de jardin pendant respectivement cinq, sept, quatre et sept ans.

24 Le « renouveau » dans les techniques hydrauliques semble ainsi coïncider avec l’arrivée des fontainiers français sur le chantier de la Granja de San Ildefonso et la mise en place d’un réel office de fontainerie doté de son propre système hiérarchisé. La première organisation réglementée de la fontainerie qui nous est parvenue est connue par le document de 173326, rédigé par le premier fontainier Maimpon de la Roche. Gouvernée par le premier fontainier et son aide, la fontainerie n’est alors composée que de cinq fontainiers. Quelques années plus tard, un document conservé dans les ordres royaux, daté de septembre 173827, donne l’image de la fontainerie en pleine expansion. Elle se compose alors d’une Plana de la Familia ou Plana mayor 28, à laquelle appartiennent le premier fontainier, son premier aide et deux oficiales. Vient ensuite la Plana menor de fontaneros y peones arreglados, qui comprend deux fontainiers oficiales, quatre fontainiers, un secrétaire, un charpentier et cinq ouvriers qualifiés (peones arreglados). La composition de la fontainerie a donc complètement évolué en cinq ans : de sept employés en 1733, elle passe à dix-sept personnes fin 1738.

25 Pourquoi faire appel à l’expertise des Français ? Quelles sont donc les connaissances techniques transmises par ces derniers ? En préambule, il convient de rappeler que les problématiques qu’ils rencontrent à la Granja sont bien différentes de celles des chantiers royaux français. L’implantation du palais de la Granja au pied d’une montagne en fait un terrain propice à la création de jeux d’eau et de fontaines. Le tracé en forte pente des jardins a été conditionné par la topographie naturelle du site. La présence de sources et d’eau en abondance est un atout majeur : les ruisseaux Morete, Carneros et Chorranca permettent l’alimentation de l’ensemble du système hydraulique. Contrairement à Versailles où l’essentiel du travail des fontainiers et des ingénieurs s’était porté sur la recherche de l’eau, son stockage dans des réservoirs et son acheminement jusqu’aux jardins, celui de la Granja va consister à tirer profit de la déclivité du terrain et de ses ressources naturelles.

26 La technique hydraulique utilisée sur l’ensemble des jardins est dite gravitaire29. Les réflexions menées par les architectes et les fontainiers reposent alors sur des calculs visant à déterminer les emplacements, l’altitude et la capacité les plus appropriés des

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réservoirs et étangs artificiels qui alimentent les fontaines, le diamètre des tuyaux et la forme des ajutages, afin d’obtenir la hauteur de jets d’eau souhaitée. Ces expérimentations sont précieusement compilées dans les divers traités d’hydraulique des XVIIe et XVIIIe siècles qui établissent des tables de référence. Parmi les fontaines de la Granja, celle de Las Ranas présente un impressionnant répertoire de jeux d’eau. Pour ce faire, elle ne possède pas moins de soixante-quatre jets d’eau dont vingt-quatre verticaux et quarante obliques permettant la tenue de trois effets d’eau différents.

27 L’utilisation de l’hydraulique gravitaire dans les jardins de la Granja ne peut être considérée comme une nouveauté. A contrario, l’introduction d’un nouveau type de canalisations dans le réseau hydraulique est capitale. Une des principales innovations du chantier versaillais résidait dans l’emploi d’un matériau inédit, la fonte. Comme l’explique Éric Soullard dans sa thèse, la mise en place de tuyaux de fonte à brides et à vis, dont les premiers tests de fabrication sont réalisés dans les années 1670, constitue une vraie révolution à Versailles. À la Granja comme à Versailles, la solidité de ces nouvelles conduites permet d’éviter les fuites et les réparations incessantes nécessitées par les traditionnels tuyaux de bois, terre cuite ou cuivre utilisés auparavant et plus sujets à la casse lorsqu’ils sont soumis à de fortes pressions (ill. 9). L’emploi du plomb se perpétue dans certaines zones stratégiques du réseau. Sa malléabilité naturelle se prête parfaitement à la conception des bifurcations ou des jonctions avec les soupapes. Il est également présent à l’intérieur des fontaines30. Les tuyaux de plomb étaient fabriqués par les fontainiers à partir de feuilles de plomb enroulées sur un cylindre et soudées entre elles par un petit filet de plomb fondu coulé le long de la jointure du tuyau afin d’obtenir son étanchéité. Cette spécialisation est à associer à la formation des fontainiers liés à la communauté des maîtres plombiers-fontainiers. Mais les tuyaux de fonte constituent l’essentiel du réseau : sur les cinquante-trois conduites de fonte et de plomb du XVIIIe siècle, de longueur et de section variées, aujourd’hui encore conservées dans les jardins, près de 87 % sont en fonte31. La récente restauration du système hydraulique a permis de préserver, consolider et conserver le maximum des matériaux d’origine.

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Figure 9 - Tuyaux de fonte de los Dragones de la media luna, Ségovie, La Granja de San Ildefonso

Sophie Omère

28 L’emploi des canalisations en fonte, généralisé sur la quasi-totalité du réseau hydraulique, est donc la nouveauté technique transmise par les Français qui comprend deux volets : celui de l’approvisionnement en matière première et celui de la transformation et fabrication des tuyaux. La question de l’approvisionnement en tuyaux de fonte des chantiers des jardins de la Granja est en cours d’étude. Certaines découvertes sur le sujet permettent dès à présent d’avancer quelques hypothèses. L’approvisionnement s’effectuait pour partie depuis la France. Des raisons techniques, à savoir les innovations expérimentées sur le chantier versaillais, expliqueraient ce choix. Les dépouillements dans les archives apportent des précisions. Des commandes sont passées pour l’importation de « 384 tuyaux de fonte, 164 de 4 pieds de large et 14 pouces de diamètre, 9 de 4 pieds et 10 pouces de diamètre “de la manufacture de France”32 ». D’autres traitent de matériaux en provenance de « manufactures de Hollande ou de France33 ».

29 Nous savons par ailleurs qu’au moins une partie du fer provient directement d’Espagne, des sites d’exploitation de Liérganes et de la Cavada, situées en Cantabrie, au nord du pays. Des ateliers de fonte, premiers de la péninsule ibérique à être dotés de hauts fourneaux, s’y installent durant le premier tiers du XVIIe siècle. Ils sont alors exclusivement destinés à la fabrication de pièces d’artillerie. Entre 1716 et 1800, ces deux manufactures connaissent une période de forte activité, due notamment à l’expansion du nombre des traversées de l’Atlantique et aux années fastes de l’Armada espagnole qui protège les bateaux en partance pour la route des Indes. Sous la direction de Nicolás Xavier de Olivares, la production atteint des sommets. C’est à cette même époque qu’y sont conçus les tuyaux des fontaines d’Aranjuez et de San Ildefonso, dont le volume de fonte occupe une part très importante de leur production. La mention de la présence d’un entrepreneur français sur le site de Liérganes « pour superviser à la fonte des conduits pour les fontaines34 » reste encore à élucider. Quel est son rôle ?

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Comment supervise-t-il les travaux ? Les Français, fontainiers et entrepreneurs, semblent avoir un rôle de passeurs, de vecteurs de transmission d’un savoir-faire technique dont la maîtrise existe en Espagne mais est davantage exploitée dans le reste de l’Europe.

30 Les découvertes réalisées au cours de dépouillements d’archives et les hypothèses qui en découlent tendent à prouver l’importance de la présence des fontainiers français en Espagne. Comme à Versailles, les sciences et techniques sont au service du pouvoir royal.

La fontainerie au service du pouvoir

31 Philippe d’Anjou naît à Versailles en 1683, il est donc totalement empreint de cette culture centrée autour de la figure du monarque. Les arts et techniques sont utilisés à son profit. Les innovations contribuent à magnifier sa puissance et son aura. En cela, il s’inscrit également dans la droite lignée de ses prédécesseurs de la Maison de Habsbourg.

32 Dès son accession au trône, le roi montre son peu de goût pour l’exercice du pouvoir. Son état de santé et son caractère dépressif le conduisent à rechercher un lieu au sein duquel il pourra se réfugier à l’abri des contraintes du pouvoir. Son choix se porte sur le site de la Granja de San Ildefonso. Il pense un temps réussir à s’y installer pour mener une vie d’ascète et abdique au profit de son fils le 15 janvier 1724. Son souhait ne sera exaucé que quelques mois : le nouveau roi Louis Ier décède 229 jours après le début de son règne et Philippe V est alors obligé de reprendre les rênes du pays.

33 À la Granja, sa volonté d’aménager des jardins aux jeux d’eau somptueux traduit ses racines françaises. Il cherche à rivaliser, voire à surpasser son aïeul, et à manifester son pouvoir. Pour arriver à ses fins, le roi est obligé de faire appel aux compétences nécessaires à la réalisation de son projet. Les fontainiers français ayant travaillé sur les chantiers du roi (Versailles, Marly) ou de son entourage (Chantilly) sont réputés posséder les secrets techniques permettant d’obtenir de somptueux effets d’eau. Philippe V cherche donc à attirer ces techniciens dans son royaume. Les différents effets d’eau des fontaines de la Granja impressionnent par leur hauteur, la variété de dessins et la durée du spectacle offert aux yeux des visiteurs avant de disparaître. Les événements créés autour de ces fontaines sont autant des démonstrations de l’immense pouvoir du roi que de son contrôle sur les éléments naturels. Les thèmes mythologiques auxquels elles font référence sont empreints de significations symboliques. Le roi est considéré comme le sauveur de la monarchie, victorieux de ses ennemis de la Guerre de Succession. C’est le cas pour la fontaine d’Andromède de la Carrera de los cabellos. Dans ce groupe sculpté, Andromède représente la monarchie espagnole sauvée par Persée (le roi Philippe V), aidée de Minerve symbolisant la monarchie française.

34 L’étude des ouvrages anciens des XVIIIe et XIXe siècles tend à prouver que le défi relevé par le roi est une belle réussite35. Plusieurs visiteurs contemporains de la création des jardins en témoignent. Saint-Simon, alors ambassadeur en Espagne, visite le site de la Granja de San Ildefonso en 1722. Les jardins qu’il décrit sont encore en grande partie en chantier, mais se dessinent déjà les grandes lignes d’un projet prometteur. Dans ses Mémoires36, l’ambassadeur critique vivement le site dans lequel le roi a choisi d’installer son palais, mais il semble apprécier la variété, la force et le nombre imposant de bassins et d’effets d’eau des premiers ouvrages déjà en place et de ceux à venir. Cette

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description ne nous permet pas de juger de la magnificence des jeux d’eau. D’autres récits plus tardifs de voyageurs étrangers (anglais, français ou italiens) et espagnols en offrent le témoignage37. Citons, par exemple, le Nouveau voyage en Espagne fait en 1777 et 1778 de Jean-François Peyron et celui de Jean-François Bourgoing, publié en 1788 à Paris en trois volumes. Peyron expose son avis sur les jardins, décrit les éléments qu’il juge médiocre et fait l’apologie des autres. À l’instar des autres voyageurs, il compare La Granja et Versailles : « Il [Philippe V] vouloit avoir le portrait de Versailles en miniature ; et pour qu’il ressemblât davantage, il choisit une assiette stérile, mais superbe par les effets naturels dont il était susceptible. Les eaux surtout, aussi claires et limpides que celles de Versailles sont troubles, ne contribuent pas peu à rendre ce jardin une des plus belles situations de la terre. […] Le bain de Diane est un chef-d’œuvre d’hydraulique ; les eaux s’échappent par cent bouches, et retombent avec un bruit terrible ; la vapeur qui s’en exhale répand à cinquante pas à la ronde une douce fraîcheur dans les allées. »

35 C’est par le biais de la peinture également que nous pouvons admirer ces ouvrages hydrauliques. En octobre 1821, le peintre Fernando Brambilla reçoit la commande royale de représenter des vues de San Ildefonso. Comme le précise José Luis Sancho, ces vues sont dominées par les jeux d’eau. Ils sont les vrais « protagonistes […] conférant toujours une valeur très secondaire à la sculpture38 ». C’est bien la prouesse technique opérée par les hydrauliciens français qui est à l’origine de cette grande réussite esthétique et artistique, parfaitement bien illustrée dans cette série de peintures des jardins de la Granja.

36 L’étude du phénomène de migration de certains fontainiers français en Espagne sous le règne de Philippe V permet d’interroger l’histoire des techniques en matière d’hydraulique princière et la circulation des savoirs entre France et Espagne à une période où des liens étroits se sont tissés entre la cour madrilène et celle de Versailles.

37 La problématique de diffusion des techniques et du savoir-faire est un thème fort dans le domaine de l’hydraulique. Cette étude permet d’ouvrir la réflexion aux transferts techniques vers l’Espagne pour lesquels il existe peu d’études. Citons pour exemple le cas de l’ingénieur espagnol aux origines françaises, Augustin Bétancourt, étudié par Irina Gouzévitch39. Cet expert, reconnu pour ses compétences techniques, est missionné aux quatre coins de l’Europe tout au long de sa carrière. Après avoir étudié à l’École des ponts et chaussées de Paris, il crée, en 1802, une école sur ce même modèle à Madrid40. Les études sur les transferts techniques dans l’aire méditerranéenne représentent un enjeu important puisqu’elles permettent d’aborder la problématique d’autres centres ou pôles d’innovation en Europe.

38 L’état de l’hydraulique espagnole à l’arrivée de Philippe V au tout début du XVIIIe siècle conjugue alors de nombreuses influences à l’image de l’hydraulique princière française du XVIIe siècle.

39 Dans l’optique des grandes réformes d’ordre administratif, économique et artistique que connaît l’Espagne au moment de l’installation à sa tête de la Maison de Bourbon, les chantiers d’hydraulique, expression de la domination politique, occupent une place importante. Leur étude permet d’approfondir les problématiques portant sur la symbolique de faste et de puissance associée aux jeux d’eau de formes variées et sur l’utilisation d’innovations technologiques et leurs transferts dans un contexte particulier impliquant l’installation d’un nouveau réseau de techniciens spécialisés, des fontainiers français. L’impact réel de leur présence en Espagne et leur rôle dans le

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renouvellement, sur le long terme, des techniques d’hydraulique dans le pays doivent encore être précisément définis.

NOTES

1. Catherine DÉSOS, Les Français de Philippe V. Un modèle nouveau pour gouverner l’Espagne (1700-1724), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg (Sciences de l’histoire), 2009. 2. Ibid., p. 462 ; C. Désos ne fait qu’une très brève mention de trois fontainiers français, éléments repris de l’ouvrage d’Yves Bottineau. 3. Yves BOTTINEAU, L’art de cour dans l’Espagne de Philippe V (1700-1746), Bordeaux, Féret, 1962 ; nouvelle édition corrigée et augmentée, Sceaux, Mémoires du musée de l’Ile-de-France, vol. n° 1, 1993. 4. Création en 1599 d’une surintendance des fontaines des Bâtiments du roi. 5. Raphaël MORERA, L’assèchement des marais en France au XVIIe siècle, Rennes, PUR, 2011. 6. Quatre édits royaux sont publiés entre 1599 et 1613. 7. L’ingénieur brabançon Humfroy Bradley, chargé de nombreux chantiers, est à l’origine de la création de l’Association pour l’assèchement des lacs et marais de France en 1605. L’assèchement des plaines d’Arles et de Tarascon est dû à l’intervention de l’ingénieur hollandais Van Ens en 1642. 8. Nicolás GARCÍA TAPIA, « Ciencia y técnica en la España de los Austrias : una visión desde la perspectiva de las investigaciones », Cuadernos de historia moderna, n° 15, 1994, p. 199-214. 9. Manuel F. FERNANDEZ CHAVES, Los caños de Carmona y el abastecimiento de agua en la Sevilla moderna, Séville, EMASESA Metropolitana, 2011. 10. Ce thème est l’objet de la thèse de doctorat d’Éric SOULLARD, Les eaux de Versailles (XVIIe-XVIIIe siècles), sous la direction de Gérard Sabatier, université Pierre Mendès France de Grenoble, 2011. 11. Sur les fontainiers à Versailles au XVIIe siècle, Chiara SANTINI, « Les artistes de l’eau. Fontainiers à Versailles au Grand Siècle », Projets de paysage [en ligne], mis en ligne le 23 décembre 2009 [http://www.projetsdepaysage.fr/fr/les_artistes_de_l_eau]. 12. María Jesús HERRERO SANZ, « Los jardines de la Granja de San Ildefonso : Felipe V entre Marly y Versalles », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [en ligne], 2012, mis en ligne le 18 décembre 2013 [http://crcv.revues.org/11940]. 13. Jeanne DIGARD, Les jardins de La Granja et leurs sculptures décoratives, La Granja, Leroux, 1934. 14. Ces informations sont tirées du rapport de la bourse Carnot 2014 de Sophie OMÈRE, La fontainerie des jardins de la Granja de San Ildefonso, décembre 2015, non publié, partie I du rapport. 15. Margarita GONZÁLEZ CRISTÓBAL, « Archivo general de Palacio », Arbor, CLXIX (665), mai 2001, p. 267-286. 16. Archivo general de Palacio [ensuite AGP], Adm. patrimoniales, Real Sitio de San Ildefonso [ensuite RSSI], caja 23129 expediente [ensuite exp.] 1 : « Nomina de los jornales de los maestros y oficiales, peones y demás personas que trabajan y asisten en la obra de los Jardines, marzo 1721 » ; cette liste indique le salaire perçu par chaque employé sur le chantier. 17. AGP, Adm. patrimoniales, RSSI, caja 23129 exp. 1 : « A M. Francisco Orleans se le debe pagar quinientos y diez reales de vellón desde el día quince de marzo hasta oydía día de la fecha inclusive a razón de diez reales en cada uno que le tengo señalados como â fontanero que ha de asistir para la formación de cañerías y fuentes en dicha obra ».

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18. Le 23 juin apparaît pour la première fois le nom d’un autre fontainier, d’origine française, Antoine Chapotto (AGP, Adm. patrimoniales, RSSI, caja 23129 exp. 1). 19. AGP, Adm. patrimoniales, RSSI, caja 23401 : acte notarié. 20. AGP, Personal, caja 16647 exp. 12 : « se informó en el año de 1777 por el Intendente Don Agustín Caballero, que a la muerte de Don francisco Desjardins en el año de 1772 había mandado SM suprimir la plaza de fontanero mayor respecto de que no se pensaba aumentar nuevos juegos de aguas en las fuentes del jardín y que para conservar en buen estado las existentes bastaba se encargase de ello Sanchez, asignándosele por este trabajo una ayuda de costa de 1 500 reales. En consecuencia de este informe se decretó en 18 de octubre de 1777 que SM concedía à Lorenzo Sanchez solo el titulo de fontanero mayor sin el empleo ni el sueldo en cuya virtud podría usar de aquel ; y que por la Pagaduría se le diese por una vez una gratificación de 800 reales ». 21. AGP, Personal, caja 16843 exp. 27, lettre du 27 juin 1772. 22. Entretien avec Luis Sala Santa Ana, ingénieur hydraulicien retraité au Departamento de arquitectura y jardines du Patrimonio nacional. 23. José Luis SANCHO GASPAR, Guía Real Sitio de Aranjuez, Madrid, Patrimonio nacional, 2014, p. 83. 24. Comptes antérieurs à 1738. 25. AGP, Adm. patrimoniales, Real Sitio de Aranjuez (RSA), caja 14154 : Relation de 1742 sur les 75 jardiniers, fontainiers et fleuristes ordinaires. 26. AGP, Adm. patrimoniales, RSSI, caja 23829 exp. 1. 27. AGP, Adm. patrimoniales, RSSI, caja 23830 exp. 2. 28. La Plana mayor comprend les principaux officiers au service de la famille royale, les hauts responsables. 29. Le fonctionnement des fontaines est basé sur la loi de la gravité. 30. Une étude historique, scientifique et technique a été menée sur le système hydraulique des jardins de la Granja de San Ildefonso ; Carlos GUZMÁN AZCÁRATE, « Estudio sobre la recirculación del agua de las fuentes del palacio de la Granja de San Ildefonso (Segovia) », Ingeniería civil, n° 122, 2001, p. 61-72. 31. Ibid. 32. AGP, Adm. patrimoniales, RSSI, caja 23832 exp. 1 : « 384 canos de hierro, 164 de 4 pies de largo y 14 pulgadas de diámetro, 9 de 4 pies y 10 pulgadas de diámetro “de la Fabrica de Francia” ». 33. AGP, Adm. patrimoniales, RSSI, caja 23040 exp. 2 : « Para la nueva dirección que se da en el sitio de Aranjuez a la cañería que pasaba debajo de la Ballestería, se necesitan doce cañones de hierro de tres pulgadas Francesas de diámetro, y tres pies y medio Franceses de largo de los de à cuatro tornillos y de las Fabricas de Holanda, o Francia ». 34. AGP, Adm. patrimoniales, RSSI, caja 23155 exp. 1 : comptabilité des années 1721- 1723. 35. Y. BOTTINEAU, L’art de cour dans l’Espagne de Philippe V…, op. cit., p. 431 : poème de l’abbé Delille. 36. T. 19, chapitre XI. 37. Parmi les voyageurs étrangers, l’italien Norberto Caimo et l’anglais Henry Swinburne décrivent les jardins de la Granja dans des ouvrages publiés dans le dernier quart du XVIIIe siècle. 38. José Luis SANCHO, Las vistas de los Reales Sitios por Brambilla : La Granja de San Ildefonso, Madrid, Patrimonio nacional, 2000, p. 30. 39. Irina G OUZÉVITCH, « Les voyages en France et en Angleterre et la naissance d’un expert technique : le cas d’Augustin Betancourt (1758-1824) », Documents pour l’histoire des techniques [en ligne], 19 | 2e sem. 2010, 10/06/2011 (consulté le 22 novembre 2015). 40. Actuelle Escuela técnica superior de ingenieros de caminos, canales y puertos de Madrid.

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RÉSUMÉS

La diffusion des techniques et du savoir-faire est un thème fort en matière d’hydraulique. Les recherches menées sur la communauté des fontainiers français au service du roi d’Espagne Philippe V permettent d’approfondir cette problématique. Installés à la Granja de San Ildefonso, dans la Sierra de Guadarrama, les fontainiers mettent en œuvre les innovations techniques déjà appliquées à Versailles et participent activement de la mise en scène du pouvoir royal. Cette étude de cas ouvre la réflexion sur les transferts techniques vers l’Espagne.

The study about the community of French fountain-makers in Spain in the service of King Philip V is to question the history of technology focusing on royal palaces hydraulics and the circulation of knowledge. The arrival of the French fountain-makers in la Granja de San Ildefonso changed the hydraulic technologies in Spain. From this perspective, hydraulics is an expression of political domination. This case study allows to investigate technological innovations and their transfers between France and Spain.

INDEX

Mots-clés : fontainier, fonte, hydraulique, transferts Keywords : cast iron, fountain-makers, hydraulics, transfers

AUTEUR

SOPHIE OMÈRE Historienne de l’art, Sophie Omère est actuellement conservatrice des monuments historiques à la DRAC Auvergne Rhône-Alpes. Elle a collaboré à trois ouvrages parus dans la collection « Patrimoines pour demain » (Éditions La passe du vent) en 2013 et 2015. Doctorante en histoire des techniques à l’EHESS depuis décembre 2013, elle s’intéresse au métier de fontainier et aux transferts techniques entre la France et l’Espagne au XVIIIe siècle.

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Études de cas

Les techniques dans la Grande Divergence : lectures

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Technology and technical knowledge in the debate about the “great divergence”

Marcus Popplow

1 Why did industrialization first emerge in Britain and thereupon in other European regions? Why not in other world regions like China, India and the Ottoman Empire? This issue is being debated in the social and historical sciences under the heading “Why Europe1?” Another label as frequently employed for this controversy is the “great divergence”, coined by one of its protagonists, Kenneth Pomeranz, historian of China2. The notion “great divergence” conveys the idea that something unprecedented happened in world history towards the end of what historians of Europe call the early modern period. Until then, history on a global scale had repeatedly seen the rise and fall of mighty empires. Periods of “efflorescence” – to use a term suggested by political scientist Jack Goldstone – were followed by economic and cultural decline3. The path into industrialisation taken by some of Europe’s core regions and subsequently by the United States is seen in this view as a deviation from such continuous ups and downs, in a development into a hitherto unparalleled continuity of economic growth. The “great divergence” thus highlights the uniqueness of European and Western industrialization, in contrast to the paths taken by all other cultures in world history.

2 But when exactly did Europe’s “special course4“, which is another concept used to describe this same phenomenon, set in? There is yet no consensus on the answer to the question, or indeed if asking this question is a productive way of engaging the past, as will be explained in more detail later. Apart from the few who advocate its beginnings already during the European Middle Ages5, most agree, however, that this diverging path appeared sometime between 1500 and 1800.

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Technology as a crucial factor for the “great divergence”

3 In whichever field one seeks the clues for the question “Why Europe?”, the reasons must be sought primarily in the early modern period. It is not the aim of this essay to present and discuss all the issues investigated by those involved in discussing this question in different subfield of history focusing on demography or economic institutions, religious beliefs or the availability of natural resources, factors such as the exploitation of colonies in the Americas and others. Economic historians, in particular, who are the most active participants in the debate, have identified a number of core issues, such as wage rates, agricultural productivity, or anthropometric measures for comparing standards of living in regions of Europe, China, and India. Their considerations, based on extensive analysis of the relevant source material, will not be summarized here either, as recent detailed studies have presented the respective data6. Within the thematic framework of the present volume, the aim of this essay is rather to take a closer look at how “technology” enters and figures in this debate.

4 When authors discuss the whole bundle of possible factors that might have set England, in particular, on its way to industrialization, none can avoid mentioning technology. In the long run, machines too clearly appear as indispensable factors for industrialization to be ignored. For the production of textiles, iron and steel, and many other goods; the steam engine as a power generator and the motor in locomotives that accelerated transportation; and the shift to an energy system based on fossil fuels, later supplemented by electricity as a new form of easily available energy.

5 It would be a gross mistake, however, to identify the factor “technology” as a special characteristic of Europe or the West in the time period considered here. It is one of the central lessons of recent research on a global scale to have provided much detailed information about technologies used in various world regions in pre-industrial times. The debate on the “great divergence” and respective cross-cultural comparisons usually focus predominantly on the seventeenth and eighteenth centuries. Somewhat implicitly, most authors thus agree that, towards the end of the European Middle Ages, Eurasian cultures were disposing over roughly comparable technological equipment and technical competences. At that point of time, it is argued, it would thus not have been possible to foresee which of them was better prepared for industrialization: Chinese regions had thriving economies and coal, ores and other resources in abundance. Zheng He had, just some decades earlier, successfully completed his famous exploratory voyages which even led him to the eastern shores of Africa. Asian coastlines were dotted with smaller and larger harbours, which served to exchange a multitude of goods, among them precious wares like silk garments or Chinese porcelain, over large distances to the Arab peninsula – in Europe, too, these luxuries were long being appreciated7. Textiles were produced all over Asia in great variety and number, and by refined techniques. In Arab regions, refined artisanship and complex hydraulic systems formed the basis of intense commercial networks across Eurasia as well as far into Africa. It fits into this picture that, up to around 1500, Europe had been an importer of a wide array of technologies and goods from Asian regions as far as China: examples range from the compass to gunpowder and complex automata, silk and paper. In early modern Europe, authors were well aware of these origins and often mentioned them in their writings8.

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Chronology and protagonists of the debate on the “great divergence”

6 Before looking in more detail at how early modern technology has been discussed in recent decades in the controversy over the “great divergence”, it might be appropriate to sketch briefly two of the central features of that debate. This section will survey how the debate unfolded over time and the academic profiles of its protagonists.

7 It is surely not new to compare differences in economic performance of diverse high cultures in world history. Contemporaries of industrialization in the nineteenth century already highlighted European or “Western” superiority as part of colonial and often racist arguments, for example, in the context of the widely discussed presentations of material culture on world fairs, starting with the famous exhibition in London in 1851. As Michael Adas has shown, references to advanced technologies became more and more frequent among the arguments offered by nineteenth-century authors for the cultural dominance of the West9. In scientific discourse, authors in the early twentieth century like the German sociologist Max Weber discussed in detail different developmental paths of various regions of the world and sought cultural explanations for Europe’s particular path to industrialization. Much later, in the 1980s and 1990s, a growing awareness of globalization processes led to renewed interest in historical explanations for different developmental paths taken by the various world regions. Since then, the centre of gravity of this debate has shifted away not unlike the swing of a pendulum. The first bestsellers included Eric Jones’ The European miracle (1981) and David Landes’ The wealth and poverty of nations (1998). Their authors supported the idea of Western dominance by often unduly clear-cut arguments10. A wealth of studies emerged in the rise of global history since the 1990s that pointed out the many blind spots in publications such as those by Jones and Landes. Now, they argued, it was urgently necessary not just to back the discussion about the “great divergence” with more solid data from economic history. In particular, the issues at stake must also be considered on the basis of well-informed research on Asian. The title of André Gunder Frank’s book, Re-Orient (1998), symbolizes this approach well 11. Particularly the “California school”, named as such because its writers taught at Californian universities, synthesized studies specifically on the economic history of pre-modern China, to enable a more nuanced comparative analyses.

8 Despite all this contention, most of these debaters shared the conviction that Europe’s “special course” into industrialization was to some extent contingent. British industrialization is not seen as a necessary outcome of some particular characteristics that had evolved over centuries, but as a result that emerged somewhat arbitrarily out of a convergence of factors, among them the availability of coal and ores, the financial means to invest in large technological projects, and advanced forms of technical expertise.

9 Most recently, this line of research followed by the “California school” is being supplemented by increasingly specialized studies of non-Western economic development, providing a more solid basis for comparative studies12. Some core arguments of the California school have be questioned, most prominently by the economic historian Peer Vries. He argues that during the early modern period Britain

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accumulated a wealth of factors on the economic level that allowed its transition to industrialization whereas those possibilities were not available to China13. At first sight this position seems to mark the pendulum’s swing back to the positions taken by Jones and Landes decades ago, albeit based on substantial amount of research results and data which became available since, in particular on Asian economies.

10 Even if the debate on the “great divergence” clearly has an interdisciplinary character, its most visible protagonists are economic historians and social scientists with a historical interest. It would be hard to over emphasise that despite the large number of publications that in one way or another are contributing to the debate, many experts, particularly those on non-Western cultures, are refraining from engaging in the debate even if tacitly, although their research experience is highly relevant to its core issues. There are surely good reasons for this choice: an inherent problem in the debate on the “great divergence” is that a presupposition of “Western” categories can hardly be avoided as its starting point – most prominently, industrialization and economic growth as the crucial events seeking explanation. Such Eurocentric presuppositions have, however, in principle long since been overcome in the large community of global historians. For many of them global history, by definition, must not presuppose “Western” categories, but must devise categories apt for the study of diverse world regions on an equal level. This position is connected with a more general suspicion concerning “comparisons” of regions or cultures as such – they have too often resulted in highlighting what “the West” had and what “the Rest” did not have. As one of the ways out of this trap, it is usually proposed to focus instead on concrete interactions and networks, shifting the attention to processes of exchange and to personalities who served as brokers between cultures.

11 As convincing as this position is, one might also regret its consequences on the debate about the “great divergence”. The puzzling issue “Why Europe?” easily stirs interest and stimulates discussion in broader audiences of historical research among the well- informed public. It is thus somewhat deplorable when historians refrain from explicitly incorporating their positions into the controversy, even if they may have good reasons for taking a fundamentally critical stance on this debate as such. Such silence quite necessarily results in a lopsided assemblage of arguments and a lack of relevant issues in historical expertise within the debate. As will be argued in what follows, a related problem also holds true for the factor of interest here, namely early modern technology.

Ways to deal with the factor “technology” in the debate on the “great divergence”

12 As has already been stressed, technology is perceived as a crucial factor by nearly all the authors in the debate on the “great divergence”. They agree that it was by far the only aspect of relevance to the development of sustained economic growth. It was, however, an indispensable one, insofar as without advanced machinery and the abundant energy resources provided by fossil fuels, the rising output of goods, increase in productivity and drop in prices would not have been possible. This focus on quantifiable factors has, however, led to a somewhat lopsided treatment of technologies in the debate. Today, the history of technology is no longer seen predominantly as a history of spectacular inventions and innovation processes.

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Historians of technology pay attention to a whole range of other factors such as the social and cultural settings in which diverse technologies are produced and used. The debate on the “great divergence” is still characterized by a much more schematic perspective on technology, however. One traditional strain compares the technologies of pre-modern Europe, China, India, and the Ottoman Empire only in terms of who first invented what, the performance of certain artefacts or simply regarding sheer size, as is the case of comparing the ship sizes of Zheng He’s fleet with those of the European colonial powers. It has to be stressed that this focus is as characteristic of proponents of European superiority as well as of proponents of the superiority of Asian civilizations in the pre-industrial era. Just as Jones and Landes, repeatedly highlighted the superiority and ingenuity of Western technology, John Hobson, a most fervent advocate of Asian technological superiority in the same period, used the same yardstick: innovation and large-scale technologies14. A second line of thought, as part of well-established approaches in economic history, stresses the role of technological artefacts in achieving productivity gains, for example as a response by entrepreneurs to the high wage rates during British industrialization15. For example, one line of inquiry recently gaining momentum seeks to examine the role of macro- or micro-inventions in the productivity gains. To be sure, this is just one way of approaching the role of technology in a society. It is only one of a multitude of issues nowadays under debate among historians with expertise in the history of technology, in particular when it comes to reflections about how societies employ and evaluate technologies.

13 The question is thus whether such a quantitative approach to the factor “technology” suffices to understand the role technology had in societies in China, India, the Ottoman Empire and European’s core regions between c. 1500 and c. 1800 and the relevance this factor thus might have had to the “great divergence”. One might well argue that a merely quantitative perception of the issue of technology rather obstructs a more substantial discussion of the qualitative aspects of this factor. Along this line of thought, the discussion about technological issues in the controversy on the “great divergence” could in the future be brought to a different level. One could, for example, explicitly turn away from comparing the mere performance of technical artefacts and from using yardsticks like efficiency and productivity gains, in order to develop non- Eurocentric categories instead which might better serve to compare technologies in different world regions. Such categories might comprise the ways technologies were adopted and adapted to local economic, social, and environmental conditions; how respective decisions were influenced by political or religious structures; and which symbolic functions such artefacts had as part of the material culture of a given place or region. So far, however, a discussion about the standards by which one might compare pre-industrial technologies in different regions of the world with such rather qualitative categories has hardly even begun16.

14 One thing quite clear is that utilization of the most intricate machinery is not an appropriate yardstick of our reflection on the ways technology is part and parcel of a change over time in any society. An often cited example of the problems connected to this frequently adopted approach is the employment of milling machinery in Europe and China. While the basic elements of this technology had been known in both cultures since about the time of Christ’s birth, and various forms of mills were being employed for various purposes in China for centuries, China did not experience a similar application density of grain mills as did Europe, where mills were found in a

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range of places throughout the early modern period. One of the basic reasons is that, in China, the milling of rice was simply not necessary or adequate. All the same, when it comes to agrarian output, Chinese rice farming produced more calories per area than European grain production. To use the number of mills employed as a yardstick for technological superiority is thus as misleading. Similarly misleading is the argument that the renunciation of carts in Arab regions since late Antiquity in favor of camels marks a technological regression in transportation. Research has shown that because the climatic and environmental circumstances in which they technical choice was made, camels were simply much more apt to fulfil transportation purposes than carts.

15 Another such doubtful comparison regards the employment of complex pumping technology for irrigation purposes as a symbol of technological progress. Hydraulic systems such as those in China or in the Islamic world and Persia, to a great extent without relying on such mechanical devices, fulfilled comparable functions and were sometimes executed on a considerably larger scale than their European counterparts.

16 To be sure, mechanical technology remains highly relevant to the study of Western industrialization. Yet the argument advanced here is that it would be productive to discuss pre-industrial technology on a global scale without necessarily presupposing Eurocentric categories. There is surely enough material to do so. In recent years a number of pioneering studies have been published that take a closer look at Ottoman artisans, cotton production in Asian regions, the employment of gunpowder weapons across Asia, or the employment of technical and scientific illustrations and technical treatises in China17. However, these path-breaking studies seem to have not been taken comprehensively into account in scholarship on the “great divergence”. An attempt to take a closer look at “technology”, below the only skin-deep quantitative approaches, could also be directed at the study of technical knowledge, along the lines discussed in the following section.

Applied science or technical knowledge?

17 Interestingly, “science” is only rarely discussed as a relevant factor in the debate over the “great divergence”. By now, there seems to be an agreement that major achievements in the natural sciences in Europe, even those by such outstanding characters as Galileo and Newton, did not directly influence technological achievements in the early stages of the industrial revolution and are thus not of relevance to Europe’s “special course”. This aspect is connected to the insight that technology in the early modern period and, as many researchers now argue, even far into the nineteenth and twentieth centuries, was definitely not some kind of “applied science”. Therefore it cannot be said that scientific reasoning was in some way “adapted” to technological needs and thus helped to realize artefacts, procedures or machines that artisanship alone would not have succeeded in producing. To be sure, many technical experts in early modern Europe increasingly attempted to analyse pressing technical problems with mathematical and geometrical tools, in particular in civil and military engineering. In the overwhelming majority of cases, however, they succeeded in describing in mathematical language what they had perceived before, rather than developing new technical solutions on the basis of scientific reasoning. For the debate on the “great divergence”, it is quite clear that it was definitely not scientific reasoning that put early modern Britain on the path toward industrialization.

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18 This, however, does not mean that far-reaching transformations of technical expertise during the early modern period were irrelevant to technological change right from the start. Much better than describing these transformations in terms of (applied) science, they might be described as a whole set of interrelated developments that resulted in the fact that technical knowledge was no longer nearly exclusively embodied in an artisan, in the form of personal expertise accumulated over the course of years or decades. Since the late Middle Ages, in addition to that common form of expertise, representational media such as technical drawings and treatises had become part of standard practice. Towards the end of the early modern period, such formalized technical knowledge was collected, discussed, and taught in institutions such as scientific academies, economic societies, and engineering schools18.

19 To what extent this development which indeed influenced technical practice in early industrialization is still a matter of debate. However, it seems evident that, it was related to practices like the usage of scaled-down models and measuring instruments in engineering, to field trials in agriculture, to learned correspondence, and to privileges for inventions, patents, and prize contests. Authors including Joel Mokyr and Margret Jacob have recently identified this cluster of media, institutions and practices, with regard to the eighteenth century, as part of an “industrial enlightenment”, to which they attach considerable relevance to the onset of British industrialization19; Other authors have questioned the top-down approach inherent in this argument and have opted for a broader analysis of technical knowledge that does more justice to a broad array of various forms of artisanal knowledge that undoubtedly produced viable economic effects in early modern Europe20.

Conclusion

20 For future studies on the “great divergence”, this shift of focus from highlighting “science” as a factor of cross-cultural comparisons to investigating instead various bodies of formalized knowledge in different parts of the world fits well into more recent developments in a global history of science. Studies that explore – even without directly contribute – to the issue of the “great divergence” tend to look at “science” from the perspective of the “natural sciences” according to European standards, to an encompassing variety of bodies of formalized knowledge21. Such approaches converge well with recent trends in studies at the intersection of early modern history of science and history of technology in Europe that increasingly tend to overcome this binary opposition with the aim rather of writing an overarching history of expertise in that period22.

21 Due to their somewhat restricted focus on technological invention alone, the protagonists of the debate on the “great divergence” thus far have not taken much note of these transformations of early modern technical knowledge. A research project headed by Patrick O’Brien at the London School of Economics mainly introduced this perspective into reflections on the “great divergence” by studying the generation and application of “useful and reliable knowledge” in various world regions before the onset of industrialization. Karel Davids, in his recent contribution to the debate, has discussed the relation between religion and technology in pre-modern Europe and China, with extensive reference to such newer methodological approaches23. He thus demonstrated that an in-depth consideration of these media, institutions and practices

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is one of many possibilities to bring the discussion of technology in this controversy to a level transcending its study as a factor exclusively for the generation of economic growth.

22 The “cultural turn” that the history of technology as a historical sub-discipline has witnessed in recent years offers many such possibilities for the study of how societies in various world regions not only employed technologies as an economically relevant factor, but also as an inherent part of their material culture within which technology served a multitude of cultural and symbolic functions. The study of technical knowledge, in this panorama, shifts the focus away from some sort of “applied science” toward studying the wealth of knowledge formations that characterized, in particular, the expertise with which artisans produced viable economic effects in all regions of the world. Historians of science and technology might profit from future insights into an extended study of these levels of the “great divergence” to the same extent as representatives of other scientific disciplines and the interested public.

NOTES

1. A useful basic introduction to this debate is Jack A. GOLDSTONE, Why Europe? The Rise of the West in World History, 1500-1850, New York, McGraw-Hill, 2009. 2. Kenneth POMERANZ, The Great Divergence. China, Europe and the Making of the Modern World Economy, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2000. 3. Jack A. GOLDSTONE, « Efflorescences and Economic Growth in World History: Rethinking the “Rise of the West” and the Industrial Revolution », Journal of World History, 13, p. 323-389. 4. Rolf Peter SIEFERLE, Der Europäische Sonderweg. Ursachen und Faktoren, Stuttgart, Breuninger Stiftung, 2003. 5. These authors comprise Joel MOKYR, The Lever of Riches. Technological Creativity and Economic Progress, Oxford, Oxford University Press, 1990; David LANDES, The Wealth and Poverty of Nations. Why Some Are So Rich and Some So Poor, New York, W. W. Norton, 1998; Michael MITTERAUER, Warum Europa? Mittelalterliche Grundlagen eines Sonderwegs, Munich, C. H. Beck, 2003. 6. See, for example, Bishnupriya GUPTA, Debin MA, « Europe in an Asian mirror: the Great Divergence », in Stephen BROADBERRY, Kevin H. O’ROURKE (eds), The Cambridge Economic History of Modern Europe, Vol. 1 (1700-1870), Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 264-285. With ample references to previous studies, Peer VRIES, Escaping Poverty. The Origins of Modern Economic Growth, Göttingen, V&R unipress, 2013; Roman STUDER, The Great Divergence Reconsidered. Europe, India, and the Rise to Global Economic Power, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. 7. Maxine BERG (ed.), Goods from the East, 1600-1800. Trading Eurasia, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015. 8. Frances GIES, Joseph GIES, Cathedral, Forge, and Waterwheel. Technology and Invention in the Middle Ages, New York, Harper Collins, 1994, p. 82-104. 9. Michael ADAS, Machines as the Measure of Men. Science, Technology, and Ideologies of Western Dominance, Ithaca/London, Cornell University Press, 1989.

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10. Eric JONES, The European Miracle. Environments, Economies and Geopolitics in the History of Europe and Asia, Cambridge/M., MIT Press, 1981; David LANDES, The Wealth and Poverty of Nations. Why Some Are So Rich and Some Are So Poor, London, Little/Brown, 1998. 11. André Gunder FRANK, Re-Orient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press, 1998. 12. One among many examples is Prasannan PARTHASARATHI, Why Europe Grew Rich and Asia Did Not. Global Economic Divergence, 1600-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2011. 13. P. VRIES, Escaping Poverty, op. cit. See also his State, Economy, and the Great Divergence. Great Britain and China 1680s-1850s, London, Bloomsbury Academic, 2015. The arguments by Pomeranz and Vries are summarized at an earlier stage in Kenneth POMERANZ, « Repenser le changement économique de longue durée: la Chine, l’Europe et l’histoire comparée », dans Jean-Claude DAUMAS (dir.), L’Histoire économique en mouvement entre héritages et renouvellements, Villeneuve- d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, p. 293-310, and Peer Vries, « Un monde de ressemblances surprenantes ? », dans id., p. 311-340. 14. John HOBSON, The Eastern Origins of Western Civilization, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. 15. For this approach see, for example: Robert C. ALLEN, The British Industrial Revolution in global perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009. 16. A good example of a more balanced treatment of the history of technology in a particular epoch of Chinese history is Francesca BRAY, Technology and Society in Ming China (1368-1644), Washington D. C., American Historical Association, 1997. For an attempt to contextualized technological developments better in various world regions during the Middle Millennium, see Dagmar SCHÄFER, Marcus POPPLOW, « Technology and Innovation within Expanding Webs of Exchange », in Benjamin Z. KEDAR and Merry E. WIESNER-HANKS (eds), Expanding Webs of Exchange and Conflict, 500 CE-1500 CE, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 309-338. 17. Surayia FAROQHI, Artisans of Empire. Crafts and Craftspeople under the Ottomans, London, Tauris, 2009; Giorgio RIELLO, Prasannan PARTHASARATHI (dir.), The Spinning World. A Global History of Cotton Textiles, Oxford, Oxford University Press, 2009; Iqtidar ALAM KHAN, Gunpowder and Firearms. Warfare in Medieval India, Oxford, Oxford University Press, 2004; Gábor ÁGOSTON, Guns for the Sultan. Military Power and the Weapons Industry in the Ottoman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2006; Peter LORGE, The Asian Military Revolution. From Gunpowder to the Bomb, Cambridge, Cambridge University Press, 2008; Francesca BRAY, Vera DOROFEEVA-LICHTMANN, Georges MÉTAILIÉ (eds), Graphics and Text in the Production of Technical Knowledge in China. The Warp and the Weft, Leiden/Boston, Brill, 2007; Dagmar SCHÄFER, The Crafting of the 10 000 Things. Knowledge and Technology in Seventeenth-Century China, Chicago, University of Chicago Press, 2011. 18. Marcus POPPLOW, « Formalization and interaction. Towards a comprehensive history of technology-related knowledge in early modern Europe », ISIS 106, 2015, p. 848-856. 19. Joel MOKYR, The Enlightened Economy. An Economic History of Britain, 1700-1850, New Haven, Yale University Press, 2009; Margaret C. JACOB, The First Knowledge Economy. Human Capital and the European Economy, 1750-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 2014. 20. Liliane HILAIRE-PÉREZ, « Technology as a public culture in the eighteenth century: The artisans’ legacy », History of Science, 45, 2007, p. 135-153. 21. See, for example, Francesca BRAY, « Science, technique, technology. Passages between matter and knowledge in imperial Chinese agriculture », British Journal for the History of Science, 41, 2008, p. 1-26. See also the « focus section » entitled « Global histories of science » in ISIS 101, 2010, p. 95-158, in particular Sujit SIVASUNDARAM, « Sciences and the global: on methods, questions, and theory », p. 146-158. For a reconsideration of the notion of « science » as employed in Joseph NEEDHAM, Science and Civilisation in China, Vol. I-VII, Cambridge, Cambridge University Press, 1954-2008, see David DE SAEGER and Erik WEBER, « Needham’s Grand question revisited: On the

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meaning and justification of causal claims in the history of Chinese science », East Asian Science, Technology, and Medicine, 33, 2011, p. 13-32. Furthermore Jürgen RENN (ed.), The globalization of knowledge in history, Berlin, Édition Open Access, 2012; Dagmar SCHÄFER, « Technology and innovation in global history and in the history of the global », in Maxine BERG (ed.), Writing the history of the global. Challenges for the 21st century, Oxford, Oxford university Press, 2013, p. 147-164. 22. Such approaches are cited and discussed, for example, in the contribution to the « focus section » entitled « Bridging concepts: Connecting and globalizing histories of science, history of technology, and economic history » in ISIS 106, 2015, edited by Karel Davids. 23. Karel Davids, Religion, Technology, and the Great and Little Divergences. China and Europe Compared, c. 700-1800, Leiden, Brill, 2013. See also his contribution in this volume.

ABSTRACTS

In the search for reasons why industrialization first emerged in Europe and not in other world regions, technology is often referred to as a crucial factor. However, related cross-cultural comparisons still often focus on spectacular inventions and quantifiable performance alone and thus perpetuate Eurocentric categories. The present essay critically discusses this tendency of research. With regard to the issue of technical knowledge, it is proposed to investigate the multitude of aspects of expertise relevant for the realization of technology in any given world region rather than to pursue the traditional focus of the application of “science” to technical problems.

À la recherche des raisons pour lesquelles l’industrialisation apparaît d’abord en Europe plutôt que dans d’autres régions du monde, la technologie est souvent considérée comme un facteur prépondérant. Pourtant, les comparaisons restent souvent centrées sur les inventions spectaculaires et les performances quantifiables, perpétuant ainsi des catégories européocentrées. Cet article critique cette perspective de la recherche. En s’intéressant au problème du savoir technique, il propose d’enquêter sur les multiples aspects de l’expertise technique quelles que soient les régions du monde, plutôt que de poursuivre dans la perspective traditionnelle de l’application de la « science » aux problèmes techniques.

INDEX

Mots-clés: expertise, européocentrisme, Grande Divergence, industrialisation, savoir technique, science appliquée, technologie Keywords: applied science, expertise, Eurocentrism, great divergence, industrialization, technical knowledge, technology

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AUTHOR

MARCUS POPPLOW Marcus Popplow is head of the History department at Karlsruhe Institute of Technology, Germany. His research activities focus on the history of technology with special emphasis on the Middle Ages and the Early Modern period. His book Technik im Mittelalter was awarded the Conrad-Matschoß-Prize of the Association of German Engineers in 2013.

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Religion and technological development in China and Europe between about 700 and 1800

Karel Davids

Comparing technology in China and Europe

1 Until the early nineteenth century, technological developments in China and Europe showed similarities in many respects. Both China and Europe saw long periods of incremental technological change, interspersed with eruptions of more intense innovative activity1. The fact that technological breakthrough eventually occurred in Europe and not in China should not lead us to exaggerate differences in the level or direction of technological change in Europe and China before 1800.

2 Take for example the variety of machines and implements used in China and Europe. In his famous Science and civilisation in China, Joseph Needham listed a wide range of wooden or bamboo devices with revolving or spinning components, powered by animals, humans or water, which were employed to carry out certain productive functions in agriculture, mining or industry in China before the nineteenth century. Among these machines were querns, animal-powered grinding mills, hand-driven chain pumps, scoop-wheels moved by humans or animals for lifting water into fields, winches for mine-shafts, human-driven winnowing-fans, water-powered bellows, water-driven multi-spindle spinning frames and vertical two-roller sugar cane crushers powered by animals2. All the different types of machines and mechanical devices described in Needham’s work could also be found in late medieval and early modern Europe, although they were not always made of the same sort of materials. China and Europe did not profoundly diverge in the orientation of technological change either. The approach is now slightly different among historians. Using a distinction introduced by Francesca Bray, Bozhong Li suggested that technologies in China were « skill- oriented », whereas technologies in Europe were « mechanical ». Mechanical technologies « favour the development of equipment and machinery as a substitute for

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human labour », skill-oriented technologies « tend towards the development and intensive use of human skills, both practical and managerial3 ». But granted that Europe in « mechanical » technologies followed a more consistent trajectory than China, the economically most advanced parts of Europe, such as the Netherlands, throughout the early modern period nevertheless also continued to make great strides in « skill- oriented » technologies4. Qing China also saw the adoption of labour-saving improvements; in other words, China did develop and used « mechanical » technologies5. Therefore, the distinction between « mechanical » and « skill-oriented » thus does not neatly map on the distinction between Europe and China.

3 Yet, despite these similarities in the level and direction of technological change, important differences between China and Europe emerged as well, especially from about 1500 onwards. Technological development in China focused on different sectors than in Europe. In contrast with Mark Elvin’s thesis that late Ming and Qing China suffered from « a relative technological standstill » due to a combination of high agricultural productivity, nearly static markets and cheapening labour (« the high- equilibrium trap »)6, historians of China recently have argued that Qing China still witnessed significant technological advance. What is striking, though, is that they lay more emphasis on changes in the agricultural sector than on innovations in urban industries or in maritime transport. To establish that Qing China did see technological change, scholars seem to overwhelmingly draw attention to the diffusion of new crops (such as sweet potatoes or maize) and of new varieties of rice, to the spread of new ways of tilling the soil and to the dissemination of various improvements in cropping systems, fertilizer use or sugar processing techniques7. In industry, silk production and porcelain manufacture are highlighted as sectors in which China for a long time was more advanced than Europe8. On the other hand, the demand for skills of Jesuit missionaries at the Qing court in the eighteenth century suggests that the Chinese could learn something from Europeans as well. Qing emperors valued Jesuits not only for their knowledge of astronomy and mathematics and their expertise in building machines and in making clocks, automata and scientific instruments, but also for their abilities in a wide range of other specialties: they supervised, notably, the founding of cannon, they participated in surveys of the empire, they produced maps, they made oil paintings, they led operations in glass making, they designed fountains, gardens and palaces and they introduced new plants and medicines9.

4 Moreover, the potential of specific techniques and artefacts that were known both in China and in Europe was not always as fully realized in the former region as in the latter10. Clocks, cannon, the magnetic compass and printing by movable type are perhaps the best-known cases in point, but they are by no means the only ones. Other examples are the multi-spindle spinning machine, which was known in China as early as the fourteenth century but in contrast with Europe was not adopted in cotton spinning11, or the vertical two-roller sugar cane crusher, powered by animals, which entered China in the seventeenth century at about the same time as European plantation colonies in the Americas, but did not evolve into the even more productive animal-driven or water-driven three-roller type12. Technology in use in China and Europe thus could differ more than a survey of technological potential may suggest.

5 At the end of the day, it was Europe, not China, where the transition to a modern industrial economy began and sustained economic growth took off. The beginning of modern economic growth is nowadays widely seen as a result of a dramatic shift in

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energy basis, which allowed an unprecedented rise in energy consumption and a huge increase in productivity. This change in energy basis, which essentially revolved on a large-scale transition from the use of energy from sources above the surface of the earth (such as timber) to energy derived from sources stocked below the surface of the earth (such as fossil fuels) implied a fundamental transformation in the relation between human societies and the natural environment13. By shifting to this new energy regime from the late eighteenth century onwards, Europe set out on an entirely different path of economic and technological development than China and the rest of the world.

Explaining variations in technological change

6 Where did these variations in technological change between China and Europe come from? Some historians seek an explanation in proximate causes, such as relative factor prices. Robert Allen, for example, argues that whereas in eighteenth-century Britain the high cost of labour compared to energy was a powerful incentive to substitute fuel for labour, no such stimulus worked in China, because access to fuel was expensive relative to labour14. However, explanations based on proximate causes do not make clear why technological change in China and Europe differed by sector, or even more importantly, how knowledge was created and where it came from. To answer such questions, we have to probe into more fundamental factors that affect technological development. One of the underlying factors that needs further scrutiny is the relationship between technology and religion.

7 David Landes noted that various scholars have sought the explanation for the European’ « invention of invention » in a particular set of religious values, such as the « Judeo-Christian’ « respect for manual labor », « the subordination of nature to man » and « sense of linear time », although he himself preferred to seek the ultimate cause in market forces15. Rolf Sieferle likewise included religious factors among the relevant circumstances that made the eventual industrial transformation in Europe possible16. Joel Mokyr observed that « religion, technology and society were often intertwined in ways that defy easy generalization but that had an evident effect on technological creativity17 ».

8 When Western scholars rediscovered the full scale of past Chinese achievements in technology, the issue of the religious context of technological development also became an issue in the historiography on China18. Joseph Needham suggested that especially Daoism, and to a lesser extent Buddhism, offered a highly favourable environment for the development of particular techniques, notably in chemistry, medicine and dietetics. Confucianism, in contrast, showed a much more reserved attitude towards technological innovation; and it was Confucianism, reshaped as « Neo-Confucianism » under the Southern Song period (960-1279) that eventually became the dominant value-system in the Chinese State19.

9 Regarding Europe, R. J. Forbes, Lynn White, Carl Amery, Ernest Benz and other historians of technology, historians of religion, and theologians have insisted that the beliefs and values of Christianity, especially in Latin Christendom, exerted a significant influence on the development of technology20. In its general form, the argument runs that Christianity and/or the organized Church paved the way for technological advance by creating a sharp distinction between man and nature. Because Christianity is said to

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place man above the rest of physical creation, while denying rivers, trees or hills their own « spirits » and refusing to accept the view of the cosmos as a living organism, it is supposed to have laid the basis for a more domineering and conquering attitude on the part of humans towards the natural world. It was easier to manipulate nature once nature supposedly had lost its soul.

10 To assess the merits of such claims about the relation between religious contexts and technological change, it is necessary to start by recognising that religion is a multi- faceted phenomenon, which finds expression in people’s beliefs, practices and experiences, in institutions and in media, as well as in rituals, images and doctrines. Sociologist of religion Steve Bruce offers the following definition that, in his view, « fits with broad contemporary common-sense reflection on the matter »: « Religion… consists of beliefs, actions, and institutions, which assume the existence of supernatural entities with powers of action, or impersonal powers or processes possessed of moral purpose21. » Charles Taylor concurs, provided one keeps in mind that the line of demarcation between the natural and the supernatural is drawn less sharply in non-Western cultures and can change in the course of time22.

11 Using this broad concept of religion as guidance, let us to examine to what extent disparities in the evolution of technical knowledge between Europe and China can be explained by differences in religious context? Starting with beliefs and values about relations between man and nature, I will next move via the domains of institutions, patterns of communication and movements of people to the field of practices and experiences where the actual technological innovation occurs.

Religious traditions and visions of nature

12 Contrary to what many authors have claimed, differences in religious beliefs and values cannot explain differences in technological development. Religious traditions do not consistently offer a particular vision of nature that may explain why humans are more, or less, prepared to exploit the natural environment for their own uses. Latin Christianity in fact did not always and everywhere condone the ruthless domination of nature. The Bible allows a variety of interpretations concerning the way humans should treat the natural world. Both exploitation and stewardship can be justified with a reference to Holy Scripture. There is no evidence that the Latin Church, or Christians in Western Europe in general, from the Middle Ages onwards only adhered to an interpretation that vindicated an exploitative attitude to nature23.

13 Religious traditions in China did not show a consistent bias in one direction or another either. Robert Weller observed that most visions of nature in China are « perfectly comfortable with manipulating natural forces for human benefit », even though the forms taken by these visions could vary widely.24 In this respect, Confucian, Daoist or Buddhist traditions differed less than Needham supposed. Derek Bodde distinguished seven approaches to nature in the history of China, ranging from rejection via exploitation, analysis and animistic and moralistic views to a total, mystical union with the natural world. These approaches were neither mutually exclusive nor solely linked to particular religious traditions25. The idea that in Chinese thought, « man » and « nature » have always been viewed as a seamless whole and that harmony with nature has invariably been seen as the ultimate ideal, turns out to be largely a construction of twentieth-century scholars26. Seeking explanations for differences in technological

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development in variations in religious beliefs and values thus seems to lead to a dead end.

The impact of differences in religious context in China and Europa

14 Still, variations in religious context did matter for the divergence in technology between China and Europe, but in other ways than many a historian or theologian has imagined. Differences in religious institutions and in patterns of communications and movements of people related to religious traditions were much more important than differences in beliefs and values. These very factors in the course of time contributed to disparities in human capital formation, circulation of knowledge and technical innovation.

15 The relations between governments, markets and religious institutions in China and Europe developed along different paths. In China, the balance between these three forces in the field of technology from the Song period (960-1279) onwards tilted heavily towards the central government. The reduction of the weight of religious institutions was only partly compensated by the expanding share of the role played by markets. While in Europe, the weight of governments and markets in human capital formation, circulation of knowledge and the creation of new technologies had substantially increased from the High Middle Ages (fith-tenth centuries) onwards, too, religious organizations, in particular those of the Catholic Church, continued to have a strong impact in all three areas as well.

16 Religious institutions in China from the Song period onwards were increasingly relegated to a subordinate position both in informal and formal learning. « Informal » learning includes learning by using and learning by doing, formal learning comprises learning by schooling or by institutions for research and development. Under the Song, Buddhist monasteries for example gradually lost the importance as leading centres of education and printing which they enjoyed during much of the Tang period (618-907)27. In Latin Christendom, by contrast, monasteries and church building sites, especially between c.1100 and 1500, offered craftsmen plenty of opportunities for informal and formal learning and thus aided human capital formation. Before 1500, religious institutions in Europe did not only make a much larger contribution to the supply of formal education than state governments, but they continued to be significant suppliers of educational facilities even after secular governments and commercial entrepreneurs entered the field. From the sixteenth century onwards, religious institutions, especially in Spain, Italy, France and other Catholic regions, made a remarkable comeback in elementary, secondary and higher education. In many places in Europe, they were at the forefront of the development of vocational and technical training.

17 For example, Colbert’s grand scheme to endow France with royal chairs in navigation in Le Havre (1660) and Nantes (1672) and the establishment of training colleges for naval officers in Brest, Rochefort and Toulon (1682) could only be realized thanks to the new religious organizations that arose during the Catholic Reformation. Many teaching posts at the newly-created schools were filled by members of the Society of Jesus. Some of the posts were even established in Jesuit colleges, although the courses could also be attended by external pupils. Jesuits were very active in the spread of nautical knowledge in France28.

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18 Religious organizations in France also became involved in technical education at an intermediate level29. The most active organization in this field was the congregation of the Brothers of the Christian Schools, which was founded by Jean-Baptiste de la Salle in 1680. In the eighteenth century, the Frères des Écoles Chrétiennes set up navigation schools in Vannes and Nantes and a school of commerce at Boulogne, offered courses in drawing and geometry in inland towns such as Cahors and Castres, and established boarding schools combining instruction in applied sciences with vocational training for careers in surveying, accounting, navigation and government service in a dozen cities and towns in various parts of France. There was never a shortage of applicants. At the level of primary schooling, charity companies within parishes, founded under the impulse of the Catholic Reformation after 1650, and the Frères des Écoles Chrétiennes provided free education in reading, writing, arithmetic and other skills for children from poor families, as preparation for their guild-supervised period of apprenticeship30.

19 Moreover, circulation of technical knowledge was in Europe to a greater extent bound up with religious institutions, rituals and practices than in China. Religious travelling served as a channel for flows of technical knowledge from the High Middle Ages onwards. Aside from the widespread practice of pilgrimage, which had a counterpart in journeys to temple fairs or birthday celebrations of local deities in China, the rise of networks between monastic houses in Europe was especially important. Filiation relationships between monasteries in the Cluniac and in the Cistercian networks and institutional arrangements for visitation and mutual consultation, facilitated for example the diffusion of innovations in hydraulic technology. As demonstrated by Roberta Magnusson, the Cistercians even « seem to have had something of a policy of sending out architects to help instruct the members of new foundations31 ». In 1133, Saint Bernard of Clairvaux sent a senior monk from his monastery to a new community in Fountains to instruct its members not only in Cistercian customs, but also in architecture and the craft of plumbing32. Religious houses, in their turn, « functioned as vital communication channels of the diffusion of awareness » of innovations in hydraulic technology to medieval townsmen33. Similar institutionalized patterns of knowledge circulation between Buddhist or Daoist monasteries in China does not seem to have existed.

20 Reform movements in the Catholic Church further stimulated the accumulation and circulation of technical knowledge from the sixteenth century onwards. Organizations that battled in the forefront of the educational and missionary campaigns of the Catholic Reformation, such as the Society of Jesus, often were also very active in creating sites for the collection and storage of technical information, such as libraries, gardens, curiosity cabinets, model collections and museums. Missionary fervour moreover gave a powerful boost to long-distance travel by Europeans, which added massively to the flows of knowledge between Asia, the Americas and Europe. Jesuits transmitted precious information on Chinese technologies (such as porcelain-making) to Europe and even continued to do so after their Society, under pressure from Catholic states, had been dissolved by the Pope in 177334.

21 Technical innovation, too, was influenced by religious contexts. Before about 1500, religious institutions both in China and in Europe formed a friendly environment for innovations. The rise of woodblock printing in China from the eighth century onwards, for example, was closely connected with Buddhist monasteries and the reproduction and diffusion of sacred images and texts.

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22 The boom in temple construction from the Tang dynasty to the Yuan dynasty (1279-1368) made a major contribution to the perfection of a system of building large structures with standardized parts. Temples were repeatedly rebuilt, refurbished or adorned with pagodas. While newly-built temples under the Song or Yuan were sometimes affiliated with a Buddhist or Daoist school or movement, they were often devoted to the cult of some local or supra-local deity, in which « ritual masters » from different traditions could be involved. These temples were affiliated to a senior temple according to a specific hierarchy. Peasants from several villages joined in worshiping societies that built a common temple, devoted to a local deity. Small, rural temples were in turn subordinated to a major temple in a nearby market town, which was often erected by a rich landowner or a merchant. Richard von Glahn had drawn a direct parallel between what happened in China and Europe: « Rising market towns of the Yangzi Delta bore a close resemblance to the cathedral towns of contemporary Europe. In both cases, the towns’ affluence was inseparable from the magnificence of their religious monuments35. »

23 In Europe, building sites of cathedrals during the Middle Ages effectively functioned as laboratories of innovation in construction techniques. Temples in China and monasteries in Europe moreover pioneered the development of new techniques in water supply36. But were these booms in church and temple building in Europe and China of equal importance for informal learning? The great age of temple-building in China did not last as long as the boom in church-building in Europe. The Chinese building boom by and large came to an end in the middle of the fourteenth century, when the empire was severely shaken by internal conflicts and when the newly established Ming dynasty prevailed and began to clamp down on all manifestations of religious life that did not conform with the newly-propagated cult of the state. As a result of this stringent unifying policy, the number of Buddhist and Daoist temples and shrines dramatically declined. The building drive of great churches in Europe, by contrast, continued right into the mid-eighteenth century. St Peter’s Basilica in Rome and St Paul’s Cathedral in London, to mention just two examples, were not completed until the second half of the seventeenth century37.

24 Thus the relation between innovation and religious contexts in China and Europe began to diverge after 1500. The crucial difference was that in China technical innovation to a much greater extent than in Europe took place outside the context of religious institutions. Technological change under the Ming and Qing (1644-1912) became increasingly dependent on the support from the state. Technological development in silk manufacture, salt production in Sichuan, porcelain making in Jingdezhen or water management in the Yangzi Delta, for example, largely took place under the impetus and supervision of public officials and the central government38. Although great inventors could be honoured with a shrine or a biography, material incentives for individuals to invent new things did not exist. A market demand for the services of technical experts like architects or engineers hardly emerged. China knew a large number of engineers, but they were mainly active as government employees39.

25 In Europe, secular actors and institutions became progressively more important in technological innovation from the Late Middle Ages onwards. The expansion of the market economy, the rise of urban noble courts and the growth of patronage by secular governments created a range of opportunities for resourceful technical practitioners and artisans. Governments introduced incentives for innovation, such as patents,

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which consisted both of individualized rewards and provisions to benefit the community at large. Religious organizations thus gradually lost ground to other types of actors and institutions.

26 In contrast with China, however, the context for technological innovation after 1500 did not become purely secular. This was especially the case in parts of Europe that remained predominantly Catholic, such as Italy, France, the Iberian Peninsula, Austria and Southern Germany. A variety of institutions and actors facilitated or promoted technological innovation, including not only princes, dukes, noblemen, cities, merchants and craft guilds, but also religious orders, bishops and popes. In the sixteenth and seventeenth centuries, religious institutions in Europe contributed much more to innovation than temples or monasteries in China during the same period. And the best example can be found in the heart of Latin Christendom, papal Rome.

27 After the papacy finally re-established its seat in Rome in the early fifteenth century, ecclesiastical authorities embarked on a huge, long-term project of extending, reconstructing and beautifying the city. This vast, religion-inspired urbanist programme ranged all the way from improvement of public utilities and restructuring of public space to the erection of imposing monuments and the construction of glorious residences and magnificent religious buildings. Legions of craftsmen, artists, architects and engineers, supervised by a steadily growing papal bureaucracy, provided the expanding city with a myriad of new streets, squares, fountains, fortifications, gates, bridges and river embankments40. Public spaces were adorned with statues and monuments reflecting the bonds between papal Rome, Antiquity and Eternity. Erecting these structures and artefacts often involved extraordinary and innovative feats of engineering. The removal of the Vatican obelisk to a position in the square facing the new St Peter’s Basilica in 1585-1586, under the supervision of architect-engineer Domenico Fontana and with the help of hundreds of men and horses powering dozens of winches and pulleys, was a first-rate technological achievement, publicized and studied all over Europe during the late sixteenth and seventeenth centuries41. Roman buildings like the Jesuits’ Gesù were an inspiration for the design of Catholic churches in many places in Europe, the Americas and Asia. The city of Rome attracted large numbers of pilgrims and non-religious travellers such as mathematician John Wilkins and architect Inigo Jones from England. An estimated 30.000 pilgrims visited the city in a normal year, and some 100.000 in a Jubilee Year, which from 1450 took place once every 25 years42. Many Europeans thus could see this « model city » with their own eyes. The influence of achievements in Rome extended far into the world.

Epilogue

28 The technological trajectories of China and Europe increasingly diverged after about 1500. This divergence in technological development cannot only be explained by economic variables such as relative prices of fuel and labour. Variations in religious contexts in China and Europe mattered as well. Contrary to ingrained convictions among many historians and theologians, however, the key factor cannot be found in differences in beliefs and values in religious traditions. Both in China and in Europe, visions of nature in religious traditions in fact covered the entire spectrum from exploitation to harmony with the natural environment. What proved to be more relevant, were differences in the impact of religious institutions and in the role of

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communications and movements of people related to religious traditions. It were these aspects of religion rather than beliefs and values, which contributed to the disparities in human capital formation, circulation of knowledge and technical innovation between China and Europe that became manifest after 1500.

NOTES

1. Joel MOKYR, The lever of riches. Technological creativity and economic progress, Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 7, 57-58, 209-219. 2. Joseph NEEDHAM, Science and civilisation in China, vol. IV Physics and physical technology, part 2, Mechanical engineering, Cambridge, Cambridge University Press, 1965, esp. table 56. 3. BOZHONG Li, Agricultural development in Jiangnan 1620-1850, New York, St. Martin’s Press, 1998, p. 167-168; Francesca BRAY, The rice economies. Technology and development in Asian societies, Oxford, Oxford University Press 1986, p. 115, 156. 4. Karel DAVIDS, The rise and decline of Dutch technological leadership. Technology, economy and culture in the Netherlands, Leiden, Brill, 2008, chapter 3. 5. L. BOZHONG, Agricultural development, op. cit., p. 54; Sucheta MAZUMDAR, Sugar and society. Peasants, technology, and the world market, Cambridge Mass., Harvard University Press 1998, p. 188, 190; Françoise SABBAN, « L’industrie sucrière, le moulin à sucre et les relations sino-portugaises aux XVIe-XVIIIe siècles », Annales. Histoire, Sciences sociales, 49, 1994, p. 857. 6. Mark ELVIN, The pattern of the Chinese past. A social and economic interpretation, Stanford, Stanford University Press, 1973, p. 301, 312-315. 7. L. BOZHONG, Agricultural development, op. cit., p. 39-54; S. MAZUMDAR, Sugar and society, op. cit., p. 138-191; Kent DENG, « A critical survey of recent research in Chinese economic history », Economic History Review, 53, 2000, p. 15. 8. Benjamin A. ELMAN, On their own terms. Science in China, 1550-1900, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1995, p. XXXI. 9. Joanna WALEY-COHEN, The sextants of Beijing. Global currents in Chinese history, New York, W. W. Norton, 1999, p. 105-121; Emily BYRNE CURTIS, Glass exchange between Europa and China, 1550-1800. Diplomatic, mercatntile and technological interactions, Aldershot, Ashgate, 2009, p. 36-37, 41-53, 60-61, 113-117; Marco MUSILLO, « Reconciling two careers. The Jesuit memoir of Giuseppe Castiglione lay brother and Qing imperial painter », Eighteenth-Century Studies, 42, 2008, p. 45-59. 10. J. Mokyr, Lever of riches, op. cit., p. 218. 11. Kang CHAO, The development of cotton textile production in China, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1977, p. 59, 63. 12. S. MAZUMDAR, Sugar and society, op. cit., p. 138-159, 178-180; F. SABBAN, art. cit., p. 824-831; Joseph NEEDHAM et al., Science and civilisation, VI, Biology and biological technology, part 3, Agro- industries: Sugarcane technology, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 335. 13. Rolf Peter SIEFERLE, Das unterirdische Walt. Energiekrise und Industrielle Revolution, Beck, Munich, 1982, p. 144-171; id., Der Europäische Sonderweg. Ursachen und Faktoren, Stuttgart, Breuninger, 2003, p. 30, 33, 38; E. A. WRIGLEY, Continuity, chance and change. The character of the Industrial Revolution in England, Cambridge, Cambridge University press, 1988, p. 17-33; Paolo MALANIMA, « Energy crisis

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and growth 1650-1850: The European deviation in a comparative perspective », Journal of Global History, 1, 2006, p. 101-121. 14. Robert C. ALLEN, The British Industrial Revolution in global perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 140. 15. David S. LANDES, The wealth and poverty of nations, London, Abacus, 1999, 58-59; Patrick K. O’BRIEN, « The Needham question updated: A historiographical survey and elaboration », History of Technology, 29, 2009, p. 7-28, likewise draws attention to the differences in « cultures and cosmologies for innovation », including religious traditions, p. 10, 13-22. 16. R. P. SIEFERLE, Der Europäische Sonderweg. Ursachen und Faktoren, op. cit., p. 50. 17. J. MOKYR, Lever of riches, op. cit., p. 172. 18. See the classic study by M. ELVIN, The pattern of the Chinese past, op. cit., parts two and three. 19. J. NEEDHAM, Science and civilization, vol. II, History of scientific thought, Cambridge, Cambridge University press, 1956, p. 33, 131, 76-77, 496, 504-505; id., Science in traditional China, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1981, p. 15, 25, 29. 20. Their arguments are summarized in Karel DAVIDS, Religion, technology and the Great and Little Divergences. China and Europe compared, c. 700-1800, Leiden, Brill, 2013, p. 18-21. 21. Steve BRUCE, Religion in the modern world. From cathedrals to cults, Oxford, Oxford University Press, p. 7. 22. Charles TAYLOR, A secular age, Cambridge Mass., The Belknap Press, 2007, p. 429. 23. K. Davids, Religion, technologie, op. cit., p. 34-39. 24. Robert P. WELLER, Discovering nature. Globalization and environmental culture in China and Taiwan, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 40. 25. Derek BODDE, Chinese thought, society and science. The intellectual and social background of science and technology in pre-modern China, Honolulu, University of Hawaii Press, 1991, p. 309-332. 26. Heiner ROETZ, Mensch und Natur in alten China, Frankfurt am Main, Peter Lang, 1984, part I, p. 30-49. 27. K. DAVIDS, Religion, technologie, op. cit., p. 77-79. 28. A. ANTHIAUME, Évolution et enseignement de la science nautique en France et principalement chez les Normands, Paris, Ernest Dumont, 1920, vol. II; Roger CHARTIER, Marie-Madeleine COMPÈRE and Dominique JULIA, L’Éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Société d’éducation d’enseignement supérieur, 1976, p. 228. 29. Laurence BROCKLISS, French higher education in the seventeenth and eighteenth centuries. A cultural history, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 26-27. 30. André PRÉVOT, L’enseignement technique chez les Frères des Écoles chrétiennes au XVIIIe et au XIXe siècles, Paris, Faculté des Lettres et des Sciences humaines, doctorat, 1963, p. 15-19, 42-60; R. CHARTIER, M.-M. COMPÈRE and D. JULIA, L’Éducation, op. cit., p. 225-227; John MCMANNERS, Church and society in eighteenth century France, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 529-532; Clare CROWSTON, « From school to workshop: Pre-training and apprenticeship in Old Regime France », in Bert DE MUNCK, Steven L. KAPLAN and Hugo SOLY (eds.), Learning on the shop floor, New York, Berghahn Books, 2007, p. 46-62. 31. Roberta J. MAGNUSSON, Water technology in the Middle Ages. Cities, monasteries and waterworks after the Roman Empire, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2001, p. 13. 32. Ibid., p. 11-13, 17. 33. Ibid., p. 18-19. 34. K. DAVIDS, Religion, technologie, op. cit., p. 155-158, 164-169; Frasie HERTROIJS, Hoe kennis van China naar Europa kwam. De rol van jezuïeten en VOC-dienaren, circa 1680-1795, thèse de l’université d’Amsterdam, 2014, p. 48-62, 196-224. 35. Richard VON GLAHN, « Towns and temples: Urban growth and decline in the Yangzi Delta, 1100-1400 », in Paul J. SMITH and Richard VON GLAHN (eds.), The Song-Yuan-Ming transition in Chinese

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history, Cambridge, Cambridge University Press 2003, p. 176-211, 189-196; Valerie HANSEN, Changing gods in medieval China, 1127-1276, Princeton, Princeton University Press 1990, p. 9-10, 57, K. DAVIDS, Religion, technologie, op. cit., p. 104-105. 36. K. DAVIDS, Religion, technologie, op. cit., p. 175-177. 37. R. Von Glahn, « Towns and temples », art. cit., p. 208-211; K. DAVIDS, Religion, technologie, op. cit. , p. 105-108. 38. K. DAVIDS, Religion, technologie, op. cit., p. 183-184; Dagmar SCHAEFER (ed.), Cultures of knowledge: technology in Chinese history, Leiden, Brill, 2012, Hans-Ulrich VOGEL, « Technische Entwicklungen und ihre Grenzen im Salzgewerbe von Furong, Sichuan, 17.-19.Jahrhundert », Orientierungen, 2, 1991, p. 89-119. 39. K. DAVIDS, Religion, technologie, op. cit., p. 183, 187-188. 40. Loren PARTRIDGE, The Renaissance in Rome 1400-1600, London, Calmann & King, 1996, p. 20-26; Pamela O. LONG, « Hydraulic engineering and the study of Antiquity: Rome, 1557-1570 », Renaissance Quarterly, 61, 2008, p. 1098-1138; Antonella ROMANO (ed.), Rome et la science moderne entre Renaissance et Lumières, Rome, École française de Rome, 2008. 41. Jonathan SAWDAY, Engines of the imagination. Renaissance culture and the rise of the machine, London, Routledge, 2007, p. 59-68. 42. L. PARTRIDGE, The Renaissance Rome, op. cit., p 16; J. SAWDAY, Engines of the imagination, op. cit., p. 67-68.

ABSTRACTS

The development of technology in China and Europe increasingly diverged after about 1500. This article argues that this divergence can not only be explained by economic variables such as relative prices of fuel and labour. Variations in religious contexts in China and Europe mattered too. Contrary to views of many historians and theologians, however, the key factor cannot be found in differences in beliefs and values in religious traditions. More relevant were differences in the impact of religious institutions and in the role of communications and movements of people related to religious traditions. It is argued that these aspects of religion contributed to disparities in human capital formation and circulation of knowledge as well as technical innovation between China and Europe that became manifest after 1500.

Le développement technique a de plus en plus divergé entre Chine et Europe après 1500. Cet article soutient qu’on ne peut pas seulement expliquer cette divergence par des variables économiques comme les prix du combustible et de la main-d’œuvre. Sont également intervenues des variations dans les contextes religieux en Chine et en Europe. Mais, contrairement aux considérations de nombreux historiens et théologiens, le facteur-clé ne peut pas être trouvé dans les différences de croyances et de valeurs dans les traditions religieuses. Plus pertinentes ont été les différences dans l’influence des institutions religieuses et dans le rôle des communications et des mouvements de personnes imputables aux traditions religieuses. Ces aspects de la religion ont contribué à des disparités dans la formation des hommes, la circulation des connaissances et l’innovation technique entre Chine et Europe qui se sont manifestées après 1500.

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INDEX

Mots-clés: circulation des connaissances, formation, innovation technique, institutions religieuses, traditions religieuses Keywords: circulation of knowledge, human capital formation, religious institutions, religious traditions, technological innovation

AUTHOR

KAREL DAVIDS Karel Davids is Professor of Economic and Social History at the Vrije Universiteit Amsterdam, The Netherlands. His main fields of interest are global history, history of technology, history of knowledge and maritime history. Recent major publication: Religion, Technology and the Great and Little Divergences. China and Europe Compared, c. 700-1800, Leiden/Boston, Brill, 2013.

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Collections techniques et patrimoines

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Collections techniques et patrimoines

Actualités des collections

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Collections techniques et patrimoines

Actualités des collections

D'Azincourt à Marignan Chevaliers et bombardes, 1415-1515

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Regard sur l’exposition

Catherine Cardinal

1 Au musée de l’Armée, l’exposition D’Azincourt à Marignan. Chevaliers et bombardes, 1415-1515 a révélé, entre octobre 2015 et janvier 2016, des pièces exceptionnelles conservées aux Invalides mais aussi en France et à l’étranger.

2 Le parcours se déployait sur un siècle correspondant à la double commémoration de la défaite d’Azincourt et de la victoire de Marignan. Antoine Leduc, co-commissaire de l’exposition, souligne : « Entre la terrible défaite d’Azincourt, en pleine guerre de Cent Ans, et la victoire de Marignan, épisode célèbre des guerres d’Italie, cette manifestation avait pour ambition de mettre en lumière les mutations profondes qui, un siècle durant, ont marqué la société militaire et l’art de la guerre ». Il s’agissait de « la première grande exposition du musée sur une période aussi reculée », précise A. Leduc, mettant en valeur les collections les plus anciennes du musée de l’Armée dont plusieurs pièces n’avaient jamais été présentées. Mais la manifestation offrait plus en adjoignant des pièces, rares et même uniques, provenant d’autres collections françaises et étrangères. Au total, plus d’une centaine d’objets – d’une égale qualité – permettait au public de découvrir les innovations techniques marquant le domaine militaire à une époque dont il connaît généralement mieux les créations artistiques et littéraires.

3 S’appuyant sur une présentation sobre et attractive, le discours était précis, alternant informations chronologiques, politiques et techniques. L’intérêt était soutenu par la variété des objets, allant du plus petit au plus gros, du plus massif au plus précieux. Des œuvres d’un grand raffinement artistique, comme le collier de la Toison d’or du musée du Louvre ou le manuscrit de Froissart de la Bibliothèque nationale de France, voisinaient ainsi avec des machines d’une redoutable efficacité (ill. 10). Des pièces spectaculaires ponctuaient la déambulation des visiteurs comme l’armure du comte palatin Frédéric Ier, datée vers 1450, la plus ancienne armure complète conservée (Vienne, Kunsthistorisches Museum), ou l’armure réalisée pour François Ier en 1539-1540 dont la hauteur – 2 m 04 – laissait voir la stature impressionnante du roi (musée de l’Armée). Notons aussi l’apport pédagogique de réalisations multimédias qui présentaient les plans des deux batailles et le fonctionnement de la bombarde.

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Figure 10 - Scénographie de l’exposition Chevaliers et bombardes

La bombarde dite de « Bâle », fer forgé, L. 275 cm, 2000-2500 kg, musée historique de Bâle ; Chroniques de Jean Froissart, département des manuscrits de la BnF. Catherine Cardinal

4 Au-delà de son temps de présentation, l’exposition fera date par son apport scientifique. Sa préparation a été notamment l’occasion d’un travail de fond sur les collections du musée de l’Armée. Ainsi, une épée royale a été rendue à Louis XII par A. Leduc, un orgue composé de douze canons en bronze, caractéristique de l’artillerie du duc de Bourgogne, a surgi des réserves. Le voisinage inédit de pièces militaires et d’œuvres graphiques, tel le manuscrit de Maximilien Ier figurant ses arsenaux, a permis des comparaisons riches d’enseignement. Par cette réalisation commémorative, le musée de l’Armée a eu le mérite d’attirer l’attention non seulement sur ses collections mais aussi sur de nombreux objets, parfois méconnus, appartenant à diverses institutions.

AUTEUR

CATHERINE CARDINAL Professeur en histoire de l’art moderne, à l’université Blaise-Pascal, Catherine Cardinal est membre du Centre d’histoire Espaces et Cultures (CHEC, Clermont II). Sous sa direction, viennent d’être publiés Les peintres aux prises avec le décor et, en co-direction avec Laurence Riviale, Décors de peintres. Invention et savoir-faire, XVIe-XXIe siècles (Presses universitaires Blaise-Pascal).

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Une mise en lumière des mutations militaires de la fin du Moyen Âge

Antoine Leduc

1 Le 25 octobre 1415, la chevalerie française est décimée au cours de la bataille d’Azincourt. Le bilan est terrible et les conséquences désastreuses pour le royaume de France. L’armée française, l’ost féodal composé en grande partie par les vassaux du roi Charles VI, est écrasée par l’infanterie anglaise : les chevaliers sont cloués au sol par une intense pluie de flèches2. Les archives conservées ne permettent pas d’avancer des chiffres exacts, mais on estime les pertes à environ 6 000 hommes du côté français, contre 600 du côté anglais. Un siècle plus tard, le jeune roi François Ier tient tête à une redoutable armée suisse au sud de Milan et remporte la victoire le 14 septembre 1515, après deux jours de bataille, la plus longue que la France ait eue à mener jusqu’alors. L’artillerie française y joue un rôle déterminant.

Constat d’échecs et réformes militaires sous Charles VII

2 Entre ces deux dates, l’armée française a été transformée en profondeur3. En 1415, le constat est sans appel : l’ost, auquel on participe en vertu d’un service féodal, n’est plus adapté pour faire face à des armées plus modernes dans leur organisation et leur mode de combat. Des réformes s’imposent, mais le traumatisme est tel à l’issue de la bataille d’Azincourt et la situation politique intérieure tellement troublée qu’il faut attendre une trentaine d’années avant que Charles VII puisse réorganiser l’armée (ill. 11). Prélude à cette refonte, une réforme fiscale permet au roi de disposer d’importantes rentrées d’argent. Alors que Charles VII devait auparavant obtenir l’approbation des États généraux de langue d’oc et de langue d’oïl pour lever un impôt extraordinaire lui permettant de financer une campagne militaire, il obtient à partir de 1438-1439 que l’impôt militaire, la taille, devienne un prélèvement automatique et annuel.

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Figure 11 - Buste de Charles VII, entre 1463-1465, provenant du gisant de son tombeau

Marbre, H. 46 cm, Saint-Denis, basilique (dépôt du musée du Louvre). Catherine Cardinal

3 En 1445, la Grande Ordonnance de Louppy-le-Châtel réorganise les troupes. Le roi garde à son service quinze capitaines chargés de recruter chacun une compagnie de cent lances – la lance qui était l’unité tactique de base, comportait six hommes à cheval. Charles VII dispose alors d’une armée de 9 000 hommes, soldés en temps de paix et en temps de guerre, au service exclusif du roi et de l’État. Il s’agit de la première armée permanente et professionnelle dans l’histoire de France. C’est avec cette armée, au sein de laquelle les chevaliers laissent place aux « hommes d’armes », que Charles VII met fin à la guerre de Cent Ans, marquée à son terme par deux grandes batailles, celle de Formigny en 1450, qui met fin à l’occupation anglaise en Normandie, et celle de Castillon, le 17 juillet 1453, jour anniversaire du sacre du roi, où les derniers contingents anglais de Guyenne sont taillés en pièces par l’artillerie qui obtient ainsi sa première victoire4.

La naissance d’une nouvelle arme : l’artillerie

4 Apparue en Occident vers la fin du XIIIe siècle ou le début du XIVe, l’artillerie à poudre était surtout employée pour la défense des châteaux forts. À partir des années 1370, les premières bombardes sont construites à la demande du roi de France et du duc de Bourgogne. Ces bouches à feu de gros calibres sont dès lors utilisées pour l’attaque des forteresses, aux côtés des engins mécaniques (trébuchets, couillards et autres mangonneaux) qu’elles vont progressivement remplacer. L’artillerie à poudre était conçue comme un nouvel outil de démolition et perçue comme telle. Lorsqu’elles étaient réalisées en fer forgé (mais elles pouvaient aussi être coulées en bronze), ces

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pièces étaient assemblées à la manière des tonneaux : des douves de fer formant la paroi interne du canon sont maintenues par des bagues en fer forgé assurant la cohésion de l’ensemble. Cette subtile technologie repose sur un équilibre entre la pression engendrée par l’explosion (que la pièce absorbe dans une certaine mesure en se déformant) et le coefficient de résistance des matériaux. Des études récentes ont montré que le secret de fabrication de ces pièces est en partie lié à la pression de serrage qu’exercent les bagues sur les douves. À partir des années 1430, ce mode de fabrication est parfaitement maîtrisé : des pièces monumentales sont produites, à l’image de la célèbre Dulle Griet, qui existe encore sur la place du marché de la ville de Gand : elle mesure plus de 8 mètres de long et pèse plus de 16 tonnes.

5 À la même période, on découvrait avec horreur les dégâts causés par de petites armes à feu portatives, les couleuvrines. Ancêtres de nos fusils, les couleuvrines tiraient de petites balles de plomb dont les chroniques rapportent que « qui en étoit frappé à peine povoit-il eschapper sans mort ». Pour créer une artillerie de campagne, il fallait donc augmenter la taille de ces armes portatives pour les rendre efficaces à l’échelle d’un champ de bataille. Mais les bouches à feu en fer forgé ne résistaient pas à la pression exercée par un boulet métallique deux à trois fois plus dense qu’un boulet de pierre. Il fallait donc modifier à nouveau le procédé du montage en tonoille pour les pièces en fer ou, mieux, utiliser des canons en bronze. Entre 1450 et 1460, les serpentines constituent la première artillerie de campagne (ill. 12) : il s’agit de pièces légères, montées sur des affûts à roues spécialement conçus pour leur transport, et tirant des boulets de calibre moyen, en fer ou en plomb. L’artillerie de campagne (tube en bronze à chargement par la bouche, poudre noire et boulet métallique) ne connaît plus d’innovation technique avant le milieu du XIXe siècle.

Figure 12 - Scénographie de l’exposition Chevaliers et bombardes

Vue d’une serpentine bourguignonne, perdue après la défaite de Granson, le 2 mars 1476 (La Neuveville, musée d’Art et d’Histoire). © Paris - musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais/Émilie Cambier

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6 Cette armée nouvellement organisée et équipée d’une redoutable artillerie permet de mettre un terme à la guerre de Cent Ans et assure les premières victoires françaises au début des guerres d’Italie5.

Un rassemblement de pièces majeures

7 La plupart des pièces d’armement réunies dans l’exposition provenait des collections anciennes du musée de l’Armée, des Royal Armouries et du Mary Rose Trust. L’exposition a bénéficié de prêts prestigieux, fruits d’une collaboration enrichissante avec plusieurs institutions françaises et étrangères6.

8 La Bibliothèque nationale de France s’est montrée particulièrement généreuse. Une dizaine de manuscrits enluminés et incunables sont sortis spécialement des réserves : chroniques illustrant les épisodes de la guerre de Cent Ans, traités d’ingénieurs militaires italiens ou encore partition des chansons glorifiant la victoire de Marignan. On pouvait aussi admirer les Statuts de l’ordre de saint Michel, exemplaire personnel du roi Charles VIII, seul manuscrit connu enluminé par Jean Hey.

9 Pour célébrer la fin de la guerre de Cent Ans et sa victoire sur les Anglais, le roi Charles VII a fait frapper jusqu’à la fin de son règne des médailles commémoratives qu’il offrait en étrennes. Trois exemplaires de ces Calaisiennes, en or, étaient prêtés par le département des Monnaies, Médailles et Antiques.

10 Parmi les pièces majeures de cette exposition se trouvait également le chapel doré de Charles VI, conservé au musée du Louvre. Réalisé vers 1400, il s’agit de la plus ancienne pièce d’armure royale française conservée de nos jours. Plusieurs pièces d’artillerie issues des collections suisses ou de celle du musée de l’Armée permettaient d’évoquer la naissance de cette arme nouvelle ainsi que les grandes phases de mutation qui l’ont affectée au cours du XVe siècle. La plus impressionnante d’entre elles était sans nul doute la bombarde prêtée par le musée historique de Bâle : elle pèse plus de deux tonnes.

11 Parmi les œuvres d’art, la présence tout à fait exceptionnelle de l’ange en bronze, venu tout spécialement de la collection Frick à New York, révélait l’étendue du savoir-faire des canonniers royaux (ill. 13). Daté de 1475, il a été coulé par Jean Barbet, un canonnier de Louis XI, originaire de Lyon. Il s’agit en outre de la plus grande sculpture française en bronze conservée pour cette période. Les canonniers royaux étaient des fonctionnaires chargés de la fabrication des pièces d’artillerie pour l’armée, mais ils pouvaient aussi répondre à des commandes de mobilier civil ou religieux.

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Figure 13 - Scénographie de l’exposition Chevaliers et bombardes

L’ange de Jean Barbet, 1475, H. 113 cm (Frick Collection) et le canon dit de « Charles le Téméraire », fait par Jean de Malines en 1474 (Musée historique de Bâle). © Paris - musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais/Émilie Cambier

Un nouveau regard sur d’anciennes collections

12 Cette manifestation a été l’occasion de découvrir certaines œuvres méconnues du public, comme cet orgue à douze canons (ill. 14). Ancêtre de la mitrailleuse, cette pièce d’artillerie datant de la fin du XVe siècle permettait de tirer une salve de douze balles de plomb. Il semble que ce soit le seul orgue médiéval conservé aujourd’hui. Il a été redécouvert à la faveur d’un travail d’inventaire de la collection de bouches à feu du Moyen Âge du musée de l’Armée. Pour l’exposition, un affût a été spécialement reconstitué d’après une enluminure du début du XVIe siècle : il permettait aux visiteurs de visualiser la pièce dans son ensemble.

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Figure 14 - Orgue à douze canons

Bronze, L. 64 cm, affût reconstitué pour l’exposition, chêne et fer forgé, Paris, musée de l’Armée (N 913). © Paris - musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais/Pascal Segrette

13 Le rassemblement des œuvres présentées dans l’exposition a également permis un travail de comparaison. La Relation du voyage de Gènes, rédigée par Jean Marot, relate l’action répressive de Louis XII à l’encontre de la révolte de Gênes en 1507. Les enluminures, réalisées par Jean Bourdichon en 1507-1508, représentent un armement conforme à celui utilisé par les troupes françaises au début du XVIe siècle. Les hommes d’armes sont revêtus de harnois milanais bien identifiables. Au premier plan d’une autre composition, deux canons en bronze sont inspectés par des canonniers ; leur décor est identique en tout point à celui d’une pièce d’artillerie française coulée à Lyon en 1507 et conservée au musée de l’Armée. La confrontation des pièces conservées et de leur représentation montre que le travail de l’enlumineur se veut résolument figuratif et réaliste.

14 Parmi les pièces révélées par l’exposition, une armure de cavalier germanique tenait une place de choix (ill. 15). Prise à l’armurerie de Neuburg par les troupes françaises en 1800, elle a ensuite été envoyée au musée des Beaux-Arts de Rennes où elle était conservée en réserve depuis 1802. Réalisée vers 1535 par l’armurier Valentin Siebenbürger, elle était destinée à un proche de l’électeur palatin Otto Henri. Remarquable par le soin apporté à sa réalisation (bordures gravées à l’eau-forte et dorées), cette armure était présentée sur un cheval équipé d’une barde provenant du même arsenal. L’ensemble, présenté sur le côté d’un carré de piquiers suisses, permettait d’évoquer la gendarmerie cuirassée du début du XVIe siècle. L’armure, mise en dépôt au musée de l’Armée, a intégré les salles d’exposition permanente à la fin de cette manifestation.

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Figure 15 - Armure de cavalier

Valentin Siebenbürger, Nuremberg, vers 1535, H. 176 cm, fer forgé gravé et doré, Rennes, musée des Beaux-Arts, en dépôt au musée de l’Armée (4851 DEP). © Paris - musée de l’Armée, Dist. RMN-Grand Palais/Émilie Cambier

NOTES

2. Valérie TOUREILLE, Le drame d’Azincourt. Histoire d’une étrange défaite, Paris, Albin Michel, 2015. 3. Philippe CONTAMINE, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge. Études sur les armées des rois de France. 1337-1494, Paris, Mouton, 1972. 4. Nicolas LE ROUX, Le crépuscule de la chevalerie. Noblesse et guerre au siècle de la Renaissance, Seyssel, Champ Vallon, 2015. 5. Cédric MICHON (dir.), Les conseillers de François Ier, Rennes, PUR, 2011. 6. Antoine LEDUC, Sylvie LELUC, Olivier RENAUDEAU (dir.), D’Azincourt à Marignan, Chevaliers & bombardes, 1415-1515, Paris, Gallimard, Musée de l’Armée, 2015.

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AUTEUR

ANTOINE LEDUC Doctorant en histoire médiévale sous la direction de Bertrand Schnerb (université de Lille 3). Assistant de conservation puis adjoint du conservateur au département artillerie du musée de l’Armée (2007-2015). Ses axes de recherches concernent l’artillerie ancienne, l’histoire des collections d’armes, les faux et pastiches dans les collections d’armes anciennes.

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Collections techniques et patrimoines

Actualités des collections

L’éventail. Matières d’excellence

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Le musée de la Nacre et de la Tabletterie, un conservatoire du savoir-faire

Catherine Cardinal

1 La ville de Méru (Oise) trouve une expression de son passé technique et de son originalité économique dans un musée consacré à l’histoire de la tabletterie. Cette activité, débutée dans la seconde moitié du XVIe siècle, se développe considérablement jusque dans les années 1920. Le musée la met en lumière non seulement à travers la présentation de collections permanentes et d’expositions, mais aussi par des démonstrations faites sur des machines provenant des anciens ateliers1.

2 Comme la plupart des « écomusées », l’idée du musée est née dans le milieu des fabricants qui ont souhaité, dès les années 1960, garder des traces d’une production qui réunit plus de 10 000 personnes vers 1910. Le projet s’affermit alors que la fermeture de la dernière usine, en 1972, accentuait la nécessité de prendre des mesures de sauvegarde. L’Écomusée des pays de l’Oise, créé à Beauvais en 1978, apporta son soutien en réunissant les premières archives orales et photographiques, tandis que diverses associations, comme celle des Amis du Musée, formée en 1986, récupéraient du matériel. Dans la dernière décennie du XXe siècle, avec des financements des collectivités locales, le musée est créé dans une usine datant de 1857 pour ses parties les plus anciennes. Caractéristique des industries du Nord, avec ses murs en brique et ses verrières, elle est inscrite à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques depuis 1994 (ill. 16).

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Figure 16 - Vue du musée de la Nacre et de la Tabletterie (Méru) aménagé dans une usine édifiée dans la seconde moitié du XIXe siècle

Daniel Lengaigne

3 Ouvert en 1999, le musée2 occupe le bâtiment central qui accueillait une centaine d’ouvriers et qui, aujourd’hui, restitue une évocation de leur travail, nonobstant le bruit assourdissant et la poussière étouffante auxquels ils étaient soumis dix heures par jour. Une machine à vapeur (ill. 17) fonctionne pour permettre l’activité de l’atelier des boutonniers qui ouvre, au rez-de-chaussée, le parcours muséographique. Reconstitué comme à l’origine, il témoigne de la principale production de Méru entre les années 1880 et 1920, la boutonnerie de nacre, qui lui valut d’être désignée comme la « capitale mondiale de la nacre3 » (ill. 18).

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Figure 17 - Machine à vapeur, Albaret, 1902, actionnant les machines de l’atelier

Aujourd’hui, elle fonctionne avec de l’air comprimé. Daniel Lengaigne

Figure 18 - Atelier des boutonniers, au rez-de-chaussée du musée

Catherine Cardinal

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4 La réussite du musée est d’immerger le public dans la fabrication des boutons, en lui montrant ses phases successives (la taille, le meulage, le perçage, le polissage, la gravure, la teinture) et en le conduisant finalement devant le bureau du contremaître qui pesait et payait le travail de la journée avant d’expédier les lots dans le bourg où l’encartage des boutons était fait par les femmes (ill. 19). La division du travail, la précision des gestes coordonnés de poste en poste, les procédés de mécanisation sont rendus visibles, ainsi que le souhaitaient les concepteurs.

Figure 19 - Boutons en nacre gravés

Collection du musée de la Nacre et de la Tabletterie Daniel Lengaigne

5 Une autre spécialité a fait la gloire de la localité, celle des dominos. Le musée l’évoque dans un autre atelier où un dominotier offre de suivre les opérations de leur fabrication, de la préparation de l’os de bœuf ou de l’ébène jusqu’au perçage et au mouchetage.

6 Entraînés au premier étage, les visiteurs découvrent le raffinement des objets fabriqués par les tabletiers dans des matières naturelles dures, nacre, os, bois, corne, écaille, ivoire. Sont exposés des éventails, des pommeaux de cannes, des jumelles de théâtre, des carnets de bal, des jeux d’échecs et de dominos, des couverts de table, des brosses de toilette. Des documents d’archives, des bornes multimédias, des machines et outils accompagnent la présentation des pièces.

7 Labellisé « musée de France », le musée de la Nacre et de la Tabletterie bénéficie depuis 2010 de salles aménagées dans une aile de l’usine, raccordée par une passerelle, afin de compléter ses offres d’expositions, d’activité pédagogiques et de conférences.

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L’exposition L’éventail. Matières d’excellence

8 Le musée proposait jusqu’en août 2016, une exposition consacrée à une troisième spécialité de Méru et de ses environs, depuis le XVIIIe siècle : la fabrication des montures d’éventails principalement en nacre, en corne et en bois.

9 Les commissaires, Georgina Letourmy-Bordier, historienne de l’art, et Sylvain Le Guen, éventailliste, ont privilégié comme thématique « l’usage des matières et leur variété » et tenté de mettre en lumière les innovations techniques qui marquent l’histoire de cet accessoire de luxe. S’appuyant sur de nouvelles recherches dans les archives et leur connaissance des objets, ils ont réalisé une exposition séduisante par l’élégance et la préciosité des pièces et contribuant à une meilleure connaissance des procédés de fabrication. Les vitrines furent aménagées pour montrer la mise en œuvre des différentes matières utilisées (bois, os, corne, ivoire, écaille, nacre) et permettre l’observation des techniques de décoration des brins et des panaches, telles le découpage, le reperçage, la gravure, la ciselure, l’incrustation, la dorure, la teinture (ill. 20). Comme les éventails choisis le prouvent, les innovations sont nombreuses au XIXe siècle : utilisation de matières nouvelles, mise au point d’« éventails à nécessaires », d’éventails à ouverture automatique. D’exceptionnelles pièces signées témoignent des inventions techniques de plusieurs tabletiers de l’Oise récompensés dans les expositions internationales. Citons Louis-Isidore Bastard (1829-1884), propriétaire d’un brevet pour « une sculpture par application dans la fabrication des panaches d’éventails », Jules Vaillant (1836-1900), sculpteur sur ivoire, Georges Bastard (1881-1939), le « rénovateur de l’éventail », spécialiste du travail de la nacre et de la corne. Une centaine d’œuvres, sorties de collections privées, firent apprécier la créativité artistique des éventaillistes, inséparable de la dextérité technique qui la rend possible.

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Figure 20 - Scénographie de l’exposition « L’éventail. Matières d’excellence »

Catherine Cardinal

10 La pertinence de l’exposition et son attrait ont permis à ses commissaires d’obtenir suffisamment de prêts pour renouveler trois fois le choix des pièces entre septembre 2015 et août 2016 (ill. 21). Gageons qu’une telle manifestation favorisera le développement du musée en attirant les donateurs et les visiteurs. Dans l’avancement de la recherche sur l’histoire de l’éventail, elle marque une étape en se focalisant sur la fabrication de sa monture et non sur la décoration de ses feuilles qui retient généralement l’attention des chercheurs. Le catalogue restera un ouvrage de référence, offrant des études inédites en plus d’une abondante illustration4.

Figure 21 - Vitrine présentant un éventail brisé en corne repercée, peinte et dorée, vers 1820, et une corne de bovidé

Catherine Cardinal

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NOTES

1. Mes remerciements s’adressent à Véronique Portier, responsable du musée, Céline Louvet, Georgina Letourmy-Bordier, Sylvain Le Guen pour leur aimable accueil et leurs précieuses informations. 2. 51 Rue Roger Salengro, 60110 Méru, site [http://musee-nacre.com/]. 3. Sur la tabletterie à Méru, Laurence BONNET, La nacre. La tabletterie, le bouton, l’éventail, Méru, Édition District des Sablons, 1998. Plus généralement, sur les boutons, on rappellera la très riche exposition Déboutonner la mode, présentée au musée des Arts décoratifs (Paris), 10 février-19 juillet 2015 (commissaire : Véronique Belloir, historienne de la mode, chargée des collections XXe siècle au Palais Galliera), présentation en ligne sur [http://www.lesartsdecoratifs.fr/francais/ musees/musee-des-arts-decoratifs/actualites/expositions-terminees/mode-et-textile/ deboutonner-la-mode]. 4. Georgina LETOURMY-BORDIER, Sylvain LE GUEN, L’éventail. Matières d’excellence : la nature sublimée par les mains de l’artisan [catalogue d’exposition], Villeneuve-les-Sablons, Communauté de communes des Sablons, 2015.

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La tabletterie sous l’Ancien Régime, entre Paris et Méru

François Keen

1 Le musée de la Nacre et de la Tabletterie de Méru met à l’honneur un artisanat, la tabletterie, qui a longtemps occupé de nombreux bras dans cette région de l’Oise. On y suggère l’ancienneté de cette activité à Méru, mais ses collections, son esprit général et jusqu’au bâtiment qui l’abrite nous parlent surtout des XIXe et XXe siècles. À cela deux raisons : les objets d’Ancien Régime parvenus jusqu’à nous en bon état de conservation sont plutôt rares – c’est un euphémisme –, mais surtout on se perd en conjectures sur ce qu’a pu être la tabletterie à Méru avant la Révolution, sur le pourquoi et la date de son implantation en ce lieu. Les explications avancées jusqu’à présent ne sont pas toujours très convaincantes et, d’une façon plus générale, la tabletterie d’Ancien Régime n’a fait l’objet d’aucune étude sérieuse.

2 Une recherche en cours, dont ce texte n’est qu’un bref aperçu, tentera d’apporter quelques éclaircissements sur ces questions, en rappelant d’abord ce qu’est la tabletterie : un artisanat consistant dans la fabrication de petits objets qu’on pourrait sommairement classer en trois catégories, objets de piété, jeux et divertissement, objets domestiques ou liés à la mode. Ils sont fabriqués avec des matières naturelles dures telles que l’ivoire, les fanons de baleine, l’os, la corne, l’écaille, la nacre, toutes sortes de « bois des Indes », comme on les appelait alors.

Diversité des objets, des matières et des techniques

3 L’examen de près de trois cents inventaires après décès dressés à Paris entre 1533 et 17892 permet de préciser les choses et d’énumérer non pas tous les objets, beaucoup trop nombreux, mais les plus courants dans les boutiques, ceux qui constituent en quelque sorte l’ordinaire du métier.

4 Les objets de piété sont surtout les crucifix, persistants jusqu’à la Révolution, toutes sortes de statuettes de saints et divers objets tels que chapelets, patenôtres, pour

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lesquels on utilisait essentiellement l’ivoire et dont la fabrication diminuera considérablement à partir du milieu du XVIIe siècle.

5 Les jeux et divertissements sont avant tout les plateaux et leurs pièces (échiquiers, damiers, trictrac), puis viennent les dés, queues et boules de billard, trou-madame, totons et jonchets (ancêtres respectivement de la toupie et du mikado), jetons, cornets pour lancer les dés, etc.

6 Les objets domestiques sont les peignes, les buscs pour faire tenir les robes et les corsets, incontournables et presque toujours en fanons de baleine, canons de seringue, chandeliers, dés à coudre, cure-oreilles et cure-dents très fréquents tous les deux, écritoires et tablettes à écrire, toutes sortes d’étuis, boîtes, coffrets et plus tard tabatières, très nombreuses dès le milieu du XVIIe siècle et dans lesquelles certains tabletiers se spécialisent au XVIIIe siècle, au plus fort de leur vogue.

7 La fabrication des cadrans était presque incontournable jusqu’au milieu du XVIIe siècle, et l’appellation « tabletier-cadrannier » se rencontre assez couramment dans les documents de l’époque. Il s’agissait de petits cadrans solaires portatifs, le plus souvent en ivoire, qui servaient d’instruments à mesurer le temps. Les cannes ont toujours constitué une partie importante de la tabletterie, comme ce sera le cas plus tard des montures d’éventails.

8 C’est donc un artisanat placé sous le signe d’une grande diversité, non seulement des objets fabriqués mais aussi des matières utilisées, et surtout des techniques employées. Quoi de commun en effet entre le travail de marqueterie sur un damier, le pressage de la corne pour faire une feuille de lanterne, la confection patiente et délicate d’un peigne de buis ou d’écaille, la taille d’un christ en ivoire, le travail du tour sur une boule de billard, la fabrication d’une canne en ébène, celle d’un cadran avec les notions de gnomonique qu’elle implique, la sculpture d’une monture d’éventail en nacre ?

Le développement de la tabletterie

9 Cette diversité est le résultat d’une histoire complexe. Au début, pourtant tout était simple : d’après le fameux Livre des métiers du prévôt Étienne Boileau, rédigé vers 1268, les tabletiers ne fabriquaient que des tablettes à écrire, d’où ils tirent leur nom. C’était des sortes de petits carnets en buis ou en ivoire, recouverts d’une cire sur laquelle on écrivait avec un « style ». Puis, par des étapes qu’il est difficile de connaître faute de sources, le métier en a absorbé d’autres, notamment ceux qui utilisaient l’ivoire, qui deviendra un peu la matière emblématique de la tabletterie. Citons les imagiers, les peigniers-lanterniers, les couteliers faiseurs de manches, les déiciers3, les patenôtriers en partie.

10 Les comptes royaux et princiers qui sont une des rares sources dont on dispose pour le Moyen Âge, montrent une porosité permanente entre les peigniers et les tabletiers depuis au moins le XIVe siècle et, vers la fin du XVe siècle, les deux communautés se fondent en une seule et donnent naissance à l’appellation « peignier-tabletier4 » qui prévaut désormais et qu’on retrouve presque sans exception dans tous les documents jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.

11 Cette association n’avait d’ailleurs pas du tout la faveur des peigniers qui iront, en 1579, jusqu’au procès en séparation, au motif qu’ils sont en nombre suffisant pour constituer un corps de métier indépendant et que leur chef-d’œuvre est différent. Officiellement,

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ils n’obtiendront pas gain de cause puisque l’appellation « peignier-tabletier » sera définitivement validée, mais, dans les faits, il y aura toujours des tabletiers d’une part, qui fabriquent toute la gamme d’objets de tabletterie y compris des peignes, et des peigniers d’autre part, qui se voient un peu comme une petite aristocratie et fabriquent exclusivement des peignes. D’ailleurs la communauté élit ses jurés en respectant cette division : en 1689, elle observe qu’« il se praticque et s’observe dans les elections de tous temps immemorial de mettre un juré peignier et l’autre tabletier et non point deux tabletiers ensemble5 ».

12 En 1776, les tabletiers seront réunis aux éventaillistes et aux luthiers, dernière étape d’une histoire décidément sinueuse, l’histoire d’un agrégat de petits artisanats au périmètre mal délimité et à l’identité professionnelle mal définie. C’est peut-être une des raisons qui expliquent le peu de travaux de recherche consacrés à la tabletterie, contrairement à des disciplines voisines mais mieux identifiées, plus simples à appréhender, comme l’ébénisterie ou l’orfèvrerie.

13 Pour des raisons évidentes de clientèle, de dynamique commerciale, d’approvisionnement, la tabletterie était essentiellement parisienne et on trouvait dans le quartier des Halles une rue de la Tabletterie qui ne disparaît qu’en 1854. Mais il existait d’autres centres tabletiers importants, notamment Rouen, Saint-Claude dans le Jura, Dieppe un peu plus tard, qui constitue un cas un peu à part.

14 Et donc Méru. Mais pourquoi Méru ? Pour Rouen et Dieppe, il y a une logique : dans ces ports arrivaient les matières premières nécessaires ; Saint-Claude était depuis longtemps un lieu de pèlerinage où étaient d’abord fabriqués des objets de piété destinés aux pèlerins, bientôt élargis à toute la gamme de la tabletterie traditionnelle. Mais Méru ? Quand et comment la tabletterie y est-elle arrivée ?

L’implantation à Méru

15 Il serait présomptueux de prétendre apporter une réponse définitive à ces questions, mais les sources suggèrent tout de même une hypothèse qui semble plausible. C’est par la fabrication de damiers que tout aurait commencé dans la seconde moitié du XVIe siècle, avec un « marchand hostellyer » qui, dans un aveu et dénombrement de 15776, est justement qualifié de « damyer ». C’est probablement lui, Claude Hadancourt, le pionnier de la tabletterie à Méru. Deux raisons le laissent penser : à trois reprises, il est appelé « le damyer de méru », y compris dans un acte notarié parisien7, ce qui suggère qu’il était alors le seul, et surtout on note l’absence totale d’allusion à une quelconque activité tabletière dans une série de sources couvrant la première moitié du XVIe siècle à Méru8.

16 Il est impossible ici de développer toutes les interrogations que suscite cette appellation de « damyer », mais il faut vraiment insister sur son caractère exceptionnel. Dans la division et la sémantique codifiées des métiers sous l’Ancien Régime, elle n’existe absolument nulle part, du moins nulle part ailleurs qu’à Méru où elle restera en vigueur jusqu’au XVIIIe siècle.

17 Pour nous c’est une chance, puisqu’en faisant référence à un objet précis, le plateau de soixante-quatre cases sur lequel on jouait alors aux échecs et de plus en plus, semble-t- il, aux dames, le mot « damyer » nous renseigne sur les débuts de la tabletterie méruvienne, mais aussi peut-être sur le jeu de dames dont l’histoire demeure mal

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connue. En effet, on ignore les origines exactes du jeu et la date de son apparition en France. Certains le pensent très ancien à l’instar des échecs9, mais un historien du jeu a pu s’étonner d’un « vide documentaire10 » jusqu’au XVIe siècle. Les inventaires après décès le montrent clairement, le jeu de dames semble en plein développement dans ce dernier tiers du siècle et les mots « damier » et « dames » gagnent du terrain au détriment de « tablier » et « tables ». À partir des années 1570, le « damier » est incontournable dans la boutique du tabletier. C’est un peu l’objet phare du métier, comme l’ivoire en est la matière emblématique. Il ornait d’ailleurs le blason de la communauté des maîtres peigniers-tabletiers parisiens, surmontant un peigne.

18 Ce développement du jeu de dames peut aider à comprendre pourquoi un habitant de la campagne, méruvien en l’occurrence, s’est mis à en fabriquer, mais il faut bien dire que sur ce point il reste bien des questions sans réponse. A-t-il fait un apprentissage ? Si oui, pourquoi cette appellation de « damier » et non celle de « peignier-tabletier », comme lui-même l’aurait certainement revendiquée s’il avait appris le métier à Paris ? Quelle était sa « clientèle » ?

19 À la fin du XVIe siècle, Claude Hadancourt envoie trois de ses fils apprendre la tabletterie à Paris, tandis que son cousin germain, laboureur méruvien également appelé Claude Hadancourt, y envoie également trois des siens, dont deux deviendront des membres éminents de la communauté des peigniers-tabletiers parisiens. Trois de ces six Hadancourt ont par la suite une influence importante sur la tabletterie méruvienne, transmettant leur savoir-faire et fournissant du travail à leurs compatriotes restés au pays, mais aussi sur la tabletterie parisienne puisqu’ils prennent à leur tour nombre d’apprentis, souvent venus de Méru et des environs11. Car, après qu’ils aient en quelque sorte donné l’impulsion, un flux continu de Méruviens suit leur exemple et on peut estimer à une centaine le nombre d’habitants de Méru et dans une moindre mesure des environs qui vont grossir le contingent des tabletiers parisiens au cours du XVIIe siècle12. Il en est de même pour le XVIIIe siècle, sans augmentation toutefois. Beaucoup seront élus jurés, certains deviendront des figures importantes de la communauté et on peut affirmer que, sans les Méruviens, la tabletterie parisienne n’aurait pas été tout à fait ce qu’elle a été.

La production méruvienne

20 Ces relations intensifiées avec Paris, via les placements en apprentissage, sont une des clés du développement de la tabletterie à Méru. Par ailleurs, sur place, Claude Hadancourt a pu prendre un ou plusieurs apprentis qui en ont pris à leur tour, etc. Le contrat d’apprentissage était la règle à Méru comme à Paris. L’absence d’archives est presque totale pour les deux premiers tiers du XVIIe siècle, mais on sait qu’à la charnière des XVIe et XVIIe siècles, la ville comptait quatre tabletiers avérés, qui ont pu bénéficier de l’expertise du « damyer ».

21 Tous fabriquaient probablement des damiers et/ou des dames, même s’il est impossible de savoir si cette activité était exclusive. Ils utilisaient l’ébène et l’ivoire, matières les plus communément utilisées pour cette fabrication.

22 Pour la seconde moitié du XVIIe siècle, les très rares indices que donnent les sources suggèrent une évolution progressive vers une tabletterie plus variée, presque « normale ». Les registres paroissiaux de la ville mentionnent en 1626 « la femme du

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cadrannier13 » ; au milieu du siècle, André Thomas est dit « peignier » et, de fait, en guise de signature, il dessine un peigne, ce qui laisse peu de doutes sur la pertinence de l’appellation. En 1677, l’inventaire d’un tabletier parisien14 fait apparaître qu’il a livré de l’ivoire à Gilles Boubled, « demeurant proche Méru », pour fabriquer des jetons.

23 Deux inventaires détaillés15 dans les années 1680-1690 confirment cette impression d’une tabletterie conforme à celle de Paris : canons d’ivoire, écritoire d’ivoire et de corne, cornets à trictrac, cannes et leurs pommeaux en os, manche de cachet en corne de cerf et ivoire, boîtes, jeux d’oie, jetons en ivoire, etc. le tout en très faible quantité – c’est la différence majeure avec Paris. On travaille l’os, l’alisier, l’ivoire qui est acheté principalement à des marchands de Rouen. On fournit des marchands parisiens mais peut-être pas exclusivement : en 1685, Antoine Fache déplore de travailler « mesme maintenant pour les marchands parce qu’il n’a plus le moien de faire commerce et trafic de son chef16 ».

24 À partir du dernier tiers du XVIIe siècle, c’est la fabrication des montures d’éventail qui va dominer l’activité, et ce de façon écrasante pendant plus d’un siècle. C’est une des conséquences de la création, en 1678, de la communauté des éventaillistes, dont les statuts précisent que la fabrication des montures sera désormais réservée aux seuls tabletiers (sauf pour l’or et l’argent qui restent le monopole des orfèvres). Ce cadre légal va clarifier les choses et donner du travail à nombre de tabletiers parisiens qui seront de plus en plus nombreux à se spécialiser dans cette activité. La majorité de ces derniers seront d’ailleurs natifs de Méru ou des environs et, là encore, ils mettront leur « pays » à contribution.

25 L’os, essentiellement de pied de bœuf, devient alors la matière principale. Il est acheté en grande quantité aux tripiers parisiens, puisqu’un arrêt du Parlement stipulait l’interdiction aux cuiseurs de tripes « de faire aucun marché de tous les ergots & os de boeufs & vaches, qu’en présence des jurés de la communauté des peigniers-tabletiers », puis acheminé à Méru par le voiturier de la ville qui l’apporte à un commissionnaire chargé de le distribuer aux tabletiers pour le sciage, et il repart pour Paris façonné en brins et panaches. Pendant une grosse première moitié du XVIIIe siècle, Méru devient ainsi simple atelier de dégrossissage pour les maîtres peigniers-tabletiers parisiens. Dans les inventaires, les montures sont invariablement comptées sans précisions ni détails, par grosses (douze douzaines), ce qui suggère un travail en gros et des produits de qualité très commune.

26 C’est à partir des années 1760, et encore très progressivement, que des matières plus riches et diversifiées pénètrent les ateliers méruviens. Notamment, une grande variété de bois exotiques, palissandre, violette, grenadille, ébène, amourette, perdrix, coco, un peu de nacre chez Nicolas Devarenne à Andeville. Un « négociant en bois des Indes » ouvre même boutique à Méru dans les années 1770.

27 Mais ce n’est vraiment qu’après la Révolution que la tabletterie méruvienne va éclore, se libérer des contraintes liées au système corporatif, émanant de Paris : le travail fourni par les tabletiers parisiens était répétitif et monotone et sollicitait peu de créativité puisqu’il s’agissait surtout de dégrossir des montures d’éventail en os et en bois très communs. Certains artisans locaux vont désormais pouvoir donner libre cours à leur inspiration. C’est cette période que célèbre surtout le musée de Méru. Mais il y a eu un avant, plus rustique sûrement, mais pas moins passionnant, et qui conserve une partie de son mystère, notamment pour le XVIIe siècle, malgré une exploitation très intensive des archives nationales et départementales.

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NOTES

2. Tous issus des fonds du Minutier central des notaires parisiens des Archives nationales, cité ensuite AN, MC. 3. Alfred Franklin emploie les termes de « déciers » et de « déiciers » dans son Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés dans Paris depuis le xiiie siècle, Paris, Welter, 1906, p. 247 et 249 ; Henry Havard écrit « déiciers » (Henry HAVARD, Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration depuis le xiie siècle jusqu’à nos jours, t. III, Paris, Quantin, 1894, p. 63). Leurs statuts sont longuement détaillés dans le Livre des métiers d’Étienne Boileau : il les appelle « deiciers » ou « deyciers » ; selon cette source, le deycier est « feseur de dez a tables et a eschies, d’os et d’yvoire, de cor et de toute autre manière d’estoffe et de metal ». Le terme désignera dans ce texte des fabricants de dés à jouer. 4. L’expression exacte était « peigniers tabletiers tourneurs tailleurs d’images d’ivoire », mais les documents dans lesquels on la trouve sous cette forme complète sont extrêmement rares. 5. AN, MC/ET/II/299, 24 février 1689, acte d’assemblée de la communauté des peigniers-tabletiers du 24 février 1689. 6. AN, P/1464. 7. AN, MC/ET/LXXXVI/187, vente de terres de son fils Pierre Hadancourt du 20 avril 1611. 8. Voir notamment AN, Q/1/853/1-B (terrier de 1546), Q/1/853/2 (chef-cens de 1547) et ZZ/1/206 à 209 (tabellionage Méru 1509-1559). 9. Par exemple, l’historien des échecs Harold Murray fait remonter le jeu au Moyen Âge, Harold MURRAY, A history of board games other than chess, Oxford, Clarendon Press, 1952. 10. Jean-Michel MEHL, Les jeux au royaume de France, du XIIIe au début du XVIe siècle, Paris, Fayard, 1990. 11. Comme le montrent les brevets d’apprentissage conservés dans les fonds des notaires parisiens. 12. Estimation obtenue en croisant les minutes des notaires parisiens, les registres parisiens d’obtention de maîtrise (AN, Y/9306 à 9322), le notariat de Méru (AD Oise, 2E21/1 à 16, en déficit avant 1673), et les archives judiciaires de Méru (AD Oise, BP3205 à 3216). 13. AD Oise, 1MI/ECA395R1. 14. AN, MC/ET/CII/92, inventaire de Nicolas Lejeune du 30 décembre 1677. 15. AD Oise, BP3212 (inventaire de Charle Fache du 30 octobre 1687) et BP3214 (inventaire de Nicolas Crosnier du 7 novembre 1693). 16. AD Oise, 1CP881, opposition en surtaux d’Antoine Fache, novembre 1685.

AUTEUR

FRANÇOIS KEEN François Keen (EHESS) prépare un mémoire sous la direction initiale de Robert Descimon, consacré à la tabletterie sous l’Ancien Régime, entre Paris et Méru.

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Tabletiers-éventaillistes dans la région de Méru au XIXe siècle

Georgina Letourmy-Bordier

1 « C’est dans la découpure de la nacre, de l’ivoire et de l’écaille, que les habiles artisans de l’Oise se distinguent par la beauté des dessins, la finesse des détails, l’élégance de la sculpture des fleurs et des ornements2. » En cette fin du XIXe siècle, l’éloge de Lami n’est que le reflet d’une réalité familière à ses contemporains. Nombre d’habitants de cette riche région agricole sont alors tabletiers. Ils exercent leurs talents dans de multiples spécialités comme la brosserie, les coffrets à jeux, les boutons ou encore les montures d’éventails. Accessoire de mode indispensable aux élégantes, l’éventail est le fleuron de cet artisanat. Il est le fruit de plusieurs savoir-faire dont celui du tabletier-éventailliste. Son travail, à la fois laborieux et délicat, demeure peu connu. Il est cependant fondamental, conférant à l’objet son architecture et sa mécanique. Sans monture, il n’est pas d’éventail.

2 Immédiatement attiré par le volume et le décor de la feuille, bien souvent, l’œil néglige la monture. Révélateurs de cet oubli, peu de travaux ont été menés à propos des brins et de leurs artisans. Quasiment aucun, serait-on tenté d’écrire. Comment l’expliquer ? Certainement par la difficulté que représente l’absence de signatures sur les montures. Observée au XVIIIe siècle, cette pratique perdure au siècle suivant, à de rares exceptions près. Ainsi, les brins ne peuvent pas être attribués à un artisan ou même reliés à un marchand. Les datations, comme les provenances, restent par conséquent évasives. Cependant, grâce aux écrits de quelques critiques et auteurs, soucieux de faire connaître et reconnaître leur talent, le nom des plus illustres artisans exerçant au XIXe siècle est parvenu jusqu’à nous. L’Oise est leur berceau. Des villages du Déluge en passant par Méru, Sainte-Geneviève ou encore Andeville, tous ont acquis la maîtrise de leur art auprès des hommes de la région, paysans devenus artisans, parfois artistes.

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Les tabletiers-éventaillistes

3 Qu’ils soient de bois, d’ivoire ou de nacre, les brins sont façonnés, sculptés et rehaussés avant de recevoir la feuille dans l’atelier de l’éventailliste. Au XVIIIe comme au XIXe siècle, cet artisanat est partagé entre la capitale et les terres isariennes. Sous l’Ancien Régime, nombre de tabletiers exercent à Paris, dans les quartiers accueillant traditionnellement les artisans de l’éventail, aux alentours des rues Saint-Denis et Saint-Martin3. Une soixantaine d’entre eux, spécialisés dans la préparation des « bois » ou brins d’éventails, rejoint la communauté des éventaillistes de la capitale en août 1776. Simultanément, et depuis le XVIIIe siècle4, ils trouvent de nombreux auxiliaires dans les villages aux alentours de Méru notamment, où de modestes ouvriers réalisent les préparations initiales que sont le débitage et le façonnage des matières premières. De la matière brute aux brins sculptés, se succèdent devant l’établi le débiteur, le façonneur, le polisseur, le découpeur, le graveur et enfin le sculpteur. Suivant les finitions recherchées, peuvent encore intervenir un vernisseur, un pailleteur ou un bijoutier : « Chaque ouvrier a sa spécialité, [il] apporte ainsi une bien plus grande habileté au perfectionnement de son travail. Une monture ne passe pas dans moins de huit mains5. » La multiplicité des artisans intervenant aux différentes étapes de fabrication des montures se révèle peu propice à la reconnaissance d’un seul d’entre eux. Cependant, l’observation et la comparaison de certains éventails et objets permettent d’opérer quelques rapprochements. L’emploi de techniques particulières, ou de décors spécifiques, peut offrir des parallèles édifiants. Il en est ainsi pour un éventail, datant de la première moitié du XVIIIe siècle, conservé dans les collections du Musée des arts décoratifs à Paris6. La monture en ivoire présente sur chaque brin une petite composition gravée, associée à une légende. La phrase « Jay perdu ma liberté » se trouve par exemple unie à l’image d’un oiseau dans une cage. Les caractères de la gravure, comme ce jeu si particulier entre le texte et l’image, mettent en évidence une indéniable concordance avec l’œuvre du sculpteur sur ivoire Mariaval le Jeune actif à Rouen, puis à Paris, dans la première moitié du XVIIIe siècle. Sans pouvoir lui attribuer la réalisation de ces brins, il est certain que des décors similaires gravés dans l’ivoire, pour des boîtes de jeu de quadrille notamment, portent son nom. Un tel exemple n’est malheureusement pas fréquent.

4 Durant la première moitié du XIXe siècle, sans abandonner les tâches laborieuses qui leur étaient jusqu’alors confiées, les artisans de l’Oise s’exercent à la gravure et à la sculpture7 et développent une habileté nouvelle. Issus du monde paysan, ces ouvriers ont délaissé les champs pour l’établi, trouvant dans cette occupation complémentaire une certaine aisance matérielle. Des familles entières se consacrent à l’exécution des montures d’éventails : hommes, femmes et enfants travaillent ensemble, dans des espaces réduits, sur des établis dressés près de baies vitrées pour bénéficier le plus longtemps possible de la lumière du jour. Progressivement, des villages entiers saisissent l’opportunité qu’offre l’expansion de cet artisanat et se déterminent en faveur d’un savoir-faire spécifique. Ainsi, Hermes regroupe les débiteurs tandis qu’Andeville accueille graveurs et sculpteurs.

5 La seconde évolution majeure est liée aux contraintes de rentabilité. Durant la première moitié du XIXe siècle, la pauvreté des moyens mis en œuvre ne permet pas de répondre à la croissance naissante du commerce de l’éventail et aux exigences nouvelles des boutiques parisiennes. Dès les années 1850, de substantiels progrès

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techniques sont rendus nécessaires. Jusqu’alors, nombre d’auteurs soulignent d’ailleurs le caractère rudimentaire de l’outillage. La lecture des Travaux de la Commission française sur l’industrie des nations édités en 1851 se révèle instructive. Le rapporteur évoque « tous ces paysans qui ne savent rien du dessin, gravent et sculptent avec hardiesse. Au moyen de petites scies qu’ils font eux-mêmes avec des ressorts de montre, ils font des dentelles fines et variées8 ». Nécessité faisant loi, progressivement, des machines sont introduites dans les ateliers, telles que la scie circulaire, le tour à graver, la « décoreuse » ou encore la raboteuse. Parallèlement, soucieux d’offrir à leur artisanat les moyens d’un large succès, plusieurs ouvriers mettent au point de nouveaux procédés mécaniques ou techniques9. En développant une machine à découper, Alphonse Baude (actif entre 1859 et 1867) s’illustre ainsi parmi les grands bienfaiteurs du métier. Tabletier dans le village de Sainte-Geneviève, il met au point un procédé de reperçage à jour appelé également « grillage mécanique ». Son invention, aujourd’hui disparue, permettait de tailler l’ivoire pour l’affiner jusqu’à n’en conserver que des fils. L’idée première est de rivaliser avec la finesse des décors des brins d’éventails importés de Chine10 (illustration 1). Sa technique permet également de croiser les fils de matière, lui offrant alors un effet moiré à l’imitation de la soie. La mécanisation permet d’ailleurs une véritable avancée, le procédé étant applicable à l’os, connu pour sa grande friabilité. Selon l’historien de l’éventail Spire Blondel, cet outil exceptionnel est adopté par « tous les fabricants de l’Oise11 » à la fin du XIXe siècle.

ILL. 1. – Éventail de type brisé, Chine, XIXe siècle

Ivoire repercé et gravé, h. t. 21,5 cm, coll. part. Cliché Daniel Lengaigne

6 L’émulation gagne d’autres contemporains comme Frédéric Meyer qui s’intéresse à un matériau au succès croissant, la nacre. Tandis que les artisans travaillent les nacres blanches, burgau ou goldfish aux reflets d’Orient, dont l’introduction est qualifiée de véritable « révolution dans l’éventaillerie de luxe12 », il met au point des teintures à l’aniline permettant de les colorer. Cette formidable avancée est complétée quelques années plus tard par le travail de Latude-Maille qui permet de proposer les couleurs de

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l’arc-en-ciel. La matière n’est plus seulement naturelle, elle prend des teintes inattendues, chatoyantes et lumineuses comme le jaune, le violet, le vert, le bleu ou encore rouge.

7 Grâce à leurs inventions, Baude, Meyer ou Latude-Maille font figure de pionniers. Ils procurent aux tabletiers des techniques innovantes propices à l’expansion de leur métier, et participent à la mise en valeur d’un artisanat dont ils revendiquent la maîtrise. À l’occasion des expositions universelles, d’autres artisans vont se glisser dans le sillage de ces techniciens, et se voir révéler comme artistes.

Les maîtres de la sculpture en éventails

8 L’un des premiers artisans à bénéficier de cette renommée exceptionnelle est certainement Jules Vaillant (1836-1900). Né dans le petit village de Mouy, il est issu d’une lignée de tabletiers13. Nous savons peu de chose de lui avant l’Exposition universelle de 1855 où, alors âgé de dix-neuf ans, il doit affronter une terrible déconvenue14. Au regard du seul éventail qu’il présente, le jury le tance : « Jeune homme, apprenez à dessiner15 ! » Ce revers souligne à la fois la reconnaissance de son indéniable savoir-faire technique, tout en pointant de réelles lacunes. Quelques années plus tard cependant, son talent et son travail lui permettent d’être remarqué par les plus importants éventaillistes parisiens. En 1867, il figure ainsi comme sculpteur chez Duvelleroy16. Devenu « fabricant d’éventail », il reçoit de nombreuses commandes et collabore avec les artistes les plus prestigieux comme Gustave Lasellaz (1848-1910), ou avec Eugène Lami (1800-1890)17. En 1886, pour l’éventailliste Rodien, et avec Lami qui se voit confier l’exécution de la feuille, il sculpte les brins de l‘éventail célébrant le mariage d’Amélie d’Orléans et de l’héritier du Portugal18, futur Charles Ier.

9 À l’image des peintres, Vaillant signe ses montures et grave ses initiales dans la matière (illustrations 2 et 3). Il est certainement un des premiers à le faire. Parfois, il appose son nom intégralement, accompagné de la date et du lieu d’exécution de la sculpture, mais toujours de manière très discrète : de telles inscriptions n’étant visibles qu’à l’occasion du démontage de la rivure19 ! Dans le monde de la tabletterie pour éventails, il est cependant l’un des pionniers de cette pratique, ouvrant la voie à des artisans dont le talent s’épanouit durant la seconde moitié du XIXe siècle.

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ILL. 2. – Éventail plié, France, vers 1890

Monture en nacre blanche sculptée et gravée, portant les initiales de Jules Vaillant sur la gorge et les panaches, feuille en dentelle, h. t. 30 cm, musée de la Nacre et de la Tabletterie (inv. 2004.10.1). Cliché Daniel Lengaigne

ILL. 3. – Éventail plié, France, vers 1890

Monture en nacre blanche sculptée et gravée, portant les initiales de Jules Vaillant sur la gorge et les panaches, feuille en dentelle, h. t. 30 cm, musée de la Nacre et de la Tabletterie (inv. 2004.10.1). Cliché Daniel Lengaigne

10 En 1889, différents articles d’Antony Valabrègue (1844-1900), dans la Revue des arts décoratifs, éclairent cette place nouvelle reconnue aux artisans des « bois ». Son

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panorama, intitulé « L’éventail moderne », inclut bien évidemment les peintres, en relevant les plus importantes mains qui font la réputation de cette « industrie élégante et légère ». Il cite Louis Hamon (1821-1874), Eugène Lami (1800-1890) ou John Lewis Brown (1829-1890), illustre son propos de dessins de feuilles mais n’omet pas les montures. Parmi les talents qu’il distingue, celui de Louis-Honoré Henneguy (actif de 1875 à 1911) est particulièrement mis à l’honneur. Un profil de panache de sa main est ainsi représenté, comme le dessin d’une gorge d’éventail. Il n’hésite d’ailleurs pas à le qualifier « d’artiste », révélant qu’il a notamment été distingué par une médaille de troisième classe en 1884 : « M. Henneguy, dont le nom a été prononcé comme celui d’un des maîtres de la sculpture en éventail, se plaît aussi à exécuter des œuvres d’art en ivoire, bustes et statuettes20. » Il suit en cela les maîtres qui l’ont formé, dont Hippolyte Verry, « tabletier-sculpteur » à Méru et Paris, et Augustin Moreau dit Moreau-Vauthier (1831-1893). Dans le sillage de sa récompense reçue lors de l’Exposition de 1900, Henneguy ouvre sa propre boutique au 31 boulevard de Bonne-Nouvelle. Il y reçoit des clients prestigieux, collabore avec les artistes en vue comme Georges Clairin (1843-1919) et répond aux commandes des éventaillistes dont le plus fameux, Alexandre, fournisseur des cours européennes21. En 1903, sa participation à l’exposition du Palais Galliera Les maîtres de l’ivoire, Ivoiriers de Dieppe et de Paris sonne comme une ultime consécration22. À cette occasion, ses œuvres sont d’ailleurs exposées aux côtés de celles de Jules Vaillant. Comme lui, Henneguy est issu des ateliers de l’Oise. Il est d’ailleurs passé dans celui d’un important tabletier dédié à l’éventail, Louis-Isidore Bastard (1829-1884), plus connu sous le nom de Bastard-Lanoy. Selon Anatole Devarenne, avec Louis-Isidore commence « la grande période de l’éventail. Ses dessins sont plus heureux que ceux de ses prédécesseurs ». Il « fait de l’éventail une véritable pièce d’orfèvrerie, par la richesse de la matière d’abord, ensuite par la décoration délicate […] et la modération avec laquelle les ors sont employés23 ». Rares sont cependant les montures sur lesquelles il appose son nom. L’une d’elles est conservée dans les collections du Fan Museum de Londres24. Pour cette composition très recherchée et dédiée à « Isabelle », il répond sans nul doute à une commande. Datée de 1871, la monture en nacre blanche, sans rehauts de couleurs ou applications de feuilles d’or, porte la signature de « Bastard-Lanoy » gravée dans le volume d’un nuage. Sculpteur accompli, il participe également au mouvement de perfectionnement technique de son artisanat. En avril 1859, Louis-Isidore Bastard dépose ainsi un brevet pour une durée de quinze ans visant à protéger son invention, la « sculpture par application25 ». Le principe innovant permet de distinguer le façonnage de la sculpture, les motifs étant taillés indépendamment des brins avant d’être appliqués par collage. Ce procédé réduit de façon majeure la perte de matière, et accroît en même temps la rentabilité des artisans. Un accident, une cassure ou une maladresse ne conduisent plus à la destruction de la totalité du brin ou du panache26.

11 Innovants et maîtres de leur artisanat, les tabletiers-éventaillistes de l’Oise conquièrent au cours du XIXe siècle la place qu’ils convoitaient aux côtés des peintres et des éventaillistes. La présence de leurs signatures, gravées dans la nacre, l’ivoire ou l’écaille, apparaît révélatrice de l’équilibre qui tend à s’établir entre montures et feuilles. Progressivement les « bois » de l’éventail acquièrent la noblesse qui leur était jusqu’alors refusée. Progressivement, l’objet de mode devient objet d’art, l’artisan rejoint l’artiste.

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Georges Bastard, « rénovateur de l’éventail »

12 Emblématique de la vigueur des ouvriers de l’Oise, la distinction de la famille Bastard au cours des siècles témoigne de l’ambition de ces dynasties vouées à la tabletterie pour l’éventail. Le premier représentant à s’être illustré est Louis-Isidore que nous venons de mentionner. Il est un des grands artisans de cette reconnaissance, traçant la voie de son cousin issu de germain, Georges Bastard (1881-1939). Héritier d’une longue lignée de tabletiers implantée dans l’Oise et à Paris27, il fait ses premiers pas à Andeville, son village natal, en rejoignant l’atelier de son père Elphège (1860-1917) et de son grand- père Édouard (1829-1898). Comme nombre d’artisans en cette fin du XIXe siècle, leur talent s’exerce dans la reproduction des décors du XVIIIe siècle qui demeurent leurs indéfectibles modèles. Tous deux avaient suscité les mots dithyrambiques d’un de leurs contemporains, Anatole Devarenne (1880-1954). Artiste lui-même, mais aussi Andevillien, il n’hésite pas à écrire que le premier est « plus qu’un éventailliste. Le nom d’orfèvre n’est pas trop pour lui. M. Bastard est un ciseleur de nacre » ; tandis qu’il qualifie le second de « maître de la gravure28 ».

13 Décelant vraisemblablement ce talent qui caractérise les hommes de la famille, père et grand-père envoient le jeune garçon suivre les enseignements de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Sa formation achevée, très vite, Georges Bastard participe à de grands événements. Âgé de 27 ans, il figure ainsi aux côtés du sculpteur- éventailliste Alfred Jorel (1860-1927) lors de l’exposition organisée au Palais Galliera en 190829. Déjà, sa main se libère de l’enseignement de ses pairs pour insuffler un esprit nouveau à l’éventail. Le dialogue subtil des matières, comme la pureté des lignes, signent ses œuvres et suscitent l’enthousiasme. Corne et nacre s’unissent, la « matière est […] asservie au langage de l’artiste et magnifiée, glorifiée par lui » (illustration 4). Il sculpte, modèle et joue avec la matière, l’atout principal de ses créations. Sous ses doigts, la répétition servile de décors d’un autre âge cède à l’influence des courants à la mode comme le japonisme. En 1917, cette inspiration inédite conduit Auguste Conte à le qualifier de « rénovateur de l’éventail30 ». Dix ans plus tard, René Chavance (1879-1961) suit cette analyse : « Ses premiers éventails, ses premières boîtes, ses premières montures de brosses s’ornent de fleurs, de feuillages et d’insectes. Mais déjà on perçoit un souci de sobriété, un sens de l’équilibre fort rare en ce temps-là31 ».

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ILL. 4. – Georges Bastard, Loïe Fuller, vers 1910

Corne repercée et nacre gravée, signé « G. Bastard », h. t. 20 cm, coll. Maryse Volet (inv. C. 440). Cliché Daniel Lengaigne

14 « Rénovateur de l’éventail », Georges Bastard l’est certainement. Exceptionnels sont en effet les artisans qui, comme lui, ont compris la nécessité d’abandonner les modèles du passé. La répétition des décors dans le goût du XVIIIe siècle, qui a fait les grandes heures de la tabletterie de l’Oise, va en effet la conduire à sa perte. En 1889 déjà, Antony Valabrègue s’inquiète de la faiblesse créative des tabletiers-éventaillistes. Il écrit : « la supériorité industrielle se mesure avant tout par des créations originales ; il serait oiseux de se borner à des copies, même quand ces reproductions seraient rigoureusement admirables ». Plus tard dans son article qu’il intitule « Une industrie qui se meurt, la monture d’éventail », Henri Clouzot s’élève contre cette absence d’innovation. Selon lui, elle engendre la désaffection des éventaillistes, et des femmes, envers les montures aux sculptures raffinées. Le savoir-faire des artisans n’est pas en cause, leur maîtrise technique est indéniable, mais la copie de modèles anciens n’est plus en vogue. Dès la fin du XIXe siècle, le succès des éventails de plumes ou de dentelles consacre les montures simples, bien souvent dénuées de motifs ou rehauts. La mode change entraînant le déclin d’une industrie d’art qui a fait la gloire des villages de Méru, Sainte-Geneviève ou d’Andeville.

15 A contrario Georges Bastard a compris la nécessité de s’affranchir des maîtres de l’Ancien Régime. Sous ses doigts, l’éventail devenu œuvre d’art rejoint les collections réunies par le musée du Luxembourg qui acquiert « Les épis d’orge32 ». Dans son entourage gravitent de nombreux artistes comme Lucien Gaillard (1861-1942), René Lalique (1860-1945) ou Edgar Brandt (1880-1960). Familier du sculpteur Charles Despiau (1874-1960) ou du peintre Jean-Louis Forain (1852-1931), il s’épanouit à la frontière de l’art et de l’artisanat. Alors qu’il prend la présidence de la section des Arts précieux de la chambre syndicale des artistes décorateurs modernes, il est d’ailleurs désigné comme « artiste-décorateur ». Quelques années plus tard, Georges Bastard prend la direction de l’École des arts décoratifs de Limoges avant d’être nommé à la tête des prestigieux ateliers de Sèvres. Il renoue ainsi avec l’histoire, nombre de peintres en éventails ayant en effet rejoint la manufacture au XVIIIe siècle.

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Conclusion

16 En faisant appel aux tabletiers-éventaillistes de la région de Méru au XIXe siècle, les grands éventaillistes parisiens confient l’exécution des montures aux ouvriers les plus réputés d’Europe. Longtemps cette suprématie, acquise année après année, ne leur est pas contestée. Des salons élégants de la haute société aux marchés sud-américains, les « bois » d’éventails de l’Oise sont appréciés et recherchés. Au fil du temps, les tabletiers bénéficient de la reconnaissance de leurs pairs. Paysans devenus ouvriers, puis artistes pour certains d’entre eux, ils font la force et la renommée de cette région pendant plus d’un siècle. Abandonnant l’anonymat d’un métier partagé entre plusieurs spécialités, quelques hommes se distinguent durant la seconde moitié du XIXe siècle, mais la plupart des montures restent encore aujourd’hui anonymes. Acteurs de ce second âge d’or de l’éventail en France, Isidore Bastard-Lanoy, Jules Vaillant, Louis-Honoré Henneguy ou Georges Bastard témoignent de l’excellence de leur savoir-faire comme de l’exigence de leurs talents à l’origine de cette ascension.

17 Le raffinement des sculptures dans le goût du XVIIIe siècle qui a fait la réputation de leurs ateliers est un atout que le temps mue en handicap. L’incapacité à renouveler les décors, ou à s’inspirer des courants artistiques en vogue, conduit nombre d’entre eux vers la difficulté. Au début du XXe siècle, l’éventail ne demande plus de nobles matières ni de riches décors. Supplantée par les dentelles ou les plumes aux volumes majestueux, la monture disparaît entre les mains des femmes. Simultanément, des matières innovantes font leur apparition comme la galalithe, et plus tard le rhodoïd, tandis que le goût exotique met à la mode les importations des pays du Soleil Levant. Dans les pas de Georges Bastard, quelques tabletiers-éventaillistes saisissent l’impérieuse nécessité du renouvellement de l’éventail, non plus accessoire de mode mais objet d’art.

NOTES

2. Eugène-Oscar Lami, Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’industrie et des arts industriels, t. IV, Paris, Librairie des dictionnaires, 1884, p. 1000. 3. Thierry DEPAULIS, Daniel CRÉPIN, Georgina LETOURMY, « Les tabletiers et les éventaillistes à Paris au XVIIIe siècle avant la Révolution », Le Vieux-Papier, n° 395 et n° 396, 2010. 4. Nous remercions François Keen pour cette information communiquée lors de sa conférence au musée de la Nacre et de la Tabletterie, le 5 mars 2016. 5. Jean-Jacques ARNOUX (dir.), Le travail universel, revue complète des œuvres de l’art et de l’industrie exposées à Paris en 1855, t. 2, Paris, aux bureaux de « La patrie », 1856, p. 509. 6. École française, éventail plié, vers 1730-1740. Feuille en papier, encre, gouache, dorure. Monture en ivoire, et nacre, H. t. 29,2 cm, H. f. 17 cm, Paris, musée des Arts décoratifs (inv. 21704) ; Georgina LETOURMY-BORDIER, José de LOS LLANOS, Le siècle d’or de l’éventail : du Roi-Soleil à Marie-Antoinette, Dijon, Faton, 2013, p. 125.

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7. Natalis RONDOT, « Objets de parure, de fantaisie, et de goût », dans Exposition universelle de 1851. Travaux de la commission française sur l’industrie des nations publiés par ordre de l’Empereur, t. VII, Paris, Imprimerie impériale, 1856, p. 79. 8. Ibid, p. 81. 9. « Entre 1842 et 1868, vingt-quatre brevets d’invention sont déposés pour des perfectionnements techniques aux machines », d’après Maryse VOLET, « Innovations et créativité, de l’insolite au brevet », in Georgina LETOURMY-BORDIER, Sylvain LE GUEN (dir.), L’éventail. Matières d’excellence : la nature sublimée par les mains de l’artisan, Méru, Musée de la Nacre et la Tabletterie, 2015, p. 100. 10. De manière récurrente dans les écrits des contemporains, les éventails chinois sont en effet cités comme étant les exemples à copier. Ils constituent des modèles tant par le raffinement des détails que par la finesse du travail de l’ivoire. Voir notamment Édouard PETIT, Étude, souvenirs et considérations sur la fabrication de l’éventail, Versailles, Beau imprimeur, 1859, p. 26 et 31 ; ou Spire BLONDEL, Histoire des éventails chez tous les peuples et à toutes les époques, Paris, Renouard, 1875, p. 297. 11. S. BLONDEL, Histoire des éventails chez tous les peuples et à toutes les époques, op. cit, p. 297. 12. E.-O. LAMI, Dictionnaire encyclopédique et biographique de l’industrie et des arts industriels…, op. cit., t. 6, 1886, p. 734. 13. Vaillant père est signalé comme fabricant de bois d’éventails en bois des îles à Méru, dans l’ Annuaire Almanach du commerce, de l’industrie, Paris, Firmin-Didot, 1862, p. 2172. 14. Selon Anatole Devarenne, il est un des élèves de Louis-Isidore Bastard ; Anatole DEVARENNE, « Les éventails et les éventaillistes à Andeville », Le Journal de Méru, n° 33, 1904. 15. É. PETIT, Étude, souvenirs et considérations sur la fabrication de l’éventail, op. cit., p. 30. 16. Exposition universelle de 1867 à Paris. Catalogue officiel des exposants récompensés par le jury international, Paris, E. Dentu, 1867, p. 86. 17. Eugène Lami est un familier de la famille d’Orléans dont il réalise les portraits. Il a laissé son nom sur quelques éventails, certains répertoriés par P. A. Lemoisne dont un éventail pour le mariage du comte de Vogüe en 1882, ou un éventail pour la baronne de Rothschild en 1871 ; Paul- André LEMOISNE, L’œuvre d’Eugène Lami […]. Essai de catalogue raisonné, Paris, H. Champion, 1914 ; et id., Eugène Lami (1800-1890), Paris, Goupil et Cie éditeurs, 1912, p. 180 et 191. 18. L’éventail présente une feuille peinte d’un départ en carrosse avec, en arrière-plan, le château d’Eu. La monture est sculptée des armes de France et des Bragance et porte la date « mai 1886 ». Les panaches sont ornés de pierres précieuses (localisation actuelle inconnue) ; La revue des arts décoratifs, 10e année, 1889-1890, pl. 24 (non paginée, entre les p. 24 et 25). 19. Une exceptionnelle opération de démontage a pu être réalisée dans les réserves du musée de la Mode de la Ville de Paris, Palais Galliera, sur l’éventail dénommé « Les Océanides » (inv. 66.44.14). La rivure dévissée a laissé apparaître l’inscription suivante, brin après brin : « » Jules », « Vaillant », « Sculpt. », « Andeville/Oise » et « Sculpt. » 1891). Nous tenons à remercier Mlle Marie-Laure Gutton, responsable du département Accessoires du musée de la Mode de la Ville de Paris. 20. Antony VALABRÈGUE, « Exposition universelle de 1889. L’éventail moderne », Revue des arts décoratifs, p. 386. 21. Hélène ALEXANDER, Alexandre, fan-maker to the courts of Europe, Greenwich, The Fan Museum, 2012. 22. Pierre ICKOWICZ, Philipe MALGOUYRES (dir.), Ivoires du musée du Louvre 1480-1850, une collection inédite, Dieppe-Paris, Château-Musée de Dieppe-Somogy, 2005. 23. Anatole DEVARENNE, « Les éventails et les éventaillistes à Andeville », Le Journal de Méru, 1904, n° 33.

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24. Le château de Fresneaux-Montchevreuil, éventail, vers 1871, feuille en papier peint à la gouache signée et datée « A. Chaignon 71 », monture en nacre blanche sculptée, gravée et burgautée, datée 1871, signée Bastard-Lanoy, H. t. 27,5 cm, H. f. 14 cm, coll. The Fan Museum (inv. Alexander 1442). Je remercie vivement M. Philippe Choppin de Janvry pour m’avoir fourni cette indentification. 25. Bastard-Lanoy, brevet d’invention de quinze ans, « Sculpture par application dans la fabrication des panaches d’éventails », INPI, dépôt n° 40801, 2 avril 1859 (dossier 1BB40801). 26. Le panache est le brin extérieur qui permet de maintenir aussi bien la feuille que la monture. Au nombre de deux, ils protègent l’éventail lorsqu’il est fermé. 27. En ligne directe, le premier tabletier identifié est Lucien Bastard (1734-1770) ; né à Esches (Oise) et mort à Andeville, il est répertorié comme tabletier, marchand d’éventail et éventailliste. 28. Anatole DEVARENNE, « Les éventails et les éventaillistes à Andeville », Le Journal de Méru, n° 34, 1904. 29. Georgina LETOURMY-BORDIER, « Le panthéon des tabletiers », dans G. LETOURMY-BORDIER, S. LE GUEN (dir.), L’éventail. Matières d’excellence…, op. cit., p. 124-129. 30. Édouard CONTE, « Georges Bastard », Le carnet des artistes, art moderne, art ancien, arts appliqués, 1917, p. 17. 31. René CHAVANCE, « Georges Bastard », Art et décoration, juillet 1927, p. 9. 32. Georges Bastard, « Épis d’orge », 1911, éventail brisé, corne et nacre, h. t. 21,4 cm, musée d’Orsay (inv. DO 77.3).

AUTEUR

GEORGINA LETOURMY-BORDIER Docteur en histoire de l’art, Georgina Letourmy-Bordier a soutenu en 2006 la première thèse consacrée en France à la feuille d’éventail. En 2013, elle a présenté l’exposition Le siècle d’or de l’éventail. Du Roi-Soleil à Marie-Antoinette, au musée Cognacq-Jay à Paris, et en 2015, L’éventail. Matières d’excellence : la nature sublimée par les mains de l’artisan au musée de la Nacre et de la Tabletterie de Méru (Oise). Elle publie régulièrement des recherches sur cet objet d’art.

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Collections techniques et patrimoines

Découvrir des objets, des collections et des sites

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Les livres de fête (XVIe-XIXe siècles) dans les collections Jacques-Doucet : représentations et artifices du pouvoir

Lucie Fléjou

1 Les livres et estampes de fête sont des documents produits et diffusés à l’occasion des manifestations festives et cérémonielles organisées par les pouvoirs royaux, princiers et municipaux entre la fin du XVe et le milieu du XIXe siècle. Ces événements, de types divers – entrées, sacres, réjouissances publiques en l’honneur de naissances, mariages, traités de paix, divertissements de cour, pompes funèbres – accompagnent l’affirmation politique de l’État moderne. Ces publications spécifiques, souvent richement illustrées, naissent avec les débuts de l’imprimerie, connaissent un âge d’or entre le XVIe et le XVIIIe siècle, avant de disparaître progressivement au XIXe siècle, supplantées par de nouveaux médias (photographie, presse).

Les livres de fête de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA)

2 La bibliothèque de l’INHA – collections Jacques-Doucet conserve un exceptionnel ensemble de plus de mille deux cents livres et estampes de fête : rassemblés au début du XXe siècle pour la Bibliothèque d’art et d’archéologie créée par le couturier, collectionneur et mécène Jacques Doucet (1853-1929), ces documents permettent d’étudier sous des angles variés – historiques, artistiques, littéraires – les divertissements organisés par les autorités politiques. Objets composites, les livres annoncent, représentent et commémorent des événements par définition éphémères. Leurs auteurs y présentent le déroulement de la fête ou de la cérémonie, en énumèrent les participants, retranscrivent les discours, harangues et devises, décrivent les monuments, décors et architectures construits à ces occasions. Des estampes

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complètent souvent le texte, proposant des représentations d’architectures éphémères, de cortèges, de feux d’artifice.

3 La collection de l’INHA propose un échantillon représentatif de ce type de publications. La plus ancienne est un incunable, publié en 1498 à l’occasion du sacre de Louis XII ; les plus récentes pourraient être des albums photographiques publiés sous le Second Empire2, même si l’on connaît des exemples de livres commémoratifs diffusés par la Ville de Paris jusque dans les années 1890. La collection reflète aussi la géographie politique de l’Europe moderne : les nombreuses principautés et villes italiennes représentent ainsi un tiers de l’ensemble ; en particulier, les fêtes romaines et florentines de la Renaissance, modèles pour les autres pays, sont remarquablement illustrées. Les publications françaises viennent ensuite : entrées royales du XVIe siècle, grands divertissements, sacres et pompes funèbres sont représentés par des livres toujours plus volumineux et somptueux. Suivent les publications des principautés et municipalités allemandes, puis l’aire géographique sous influence des Habsbourg (Espagne, Autriche, Pays-Bas). Hors d’Europe, l’Amérique latine est représentée par trois livrets publiés au XVIIIe siècle.

4 Parmi les trésors de la collection, citons un rare exemplaire enluminé de la pompe funèbre de Charles Quint qui eut lieu en 1558 à Bruxelles, ou celui des Balletti d’invenzione nella Finta Pazza, organisés en 1645 par Anne d’Autriche pour le jeune Louis XIV, relié au chiffre de la reine et imprimé sur papier au chiffre de Mazarin3 ! Mais, au-delà de ces exemplaires exceptionnels, ce sont surtout la couverture géographique et la variété des cérémonies qui font de la collection de l’INHA un objet d’étude remarquable, d’autant plus que l’état de conservation de ces documents, des estampes en particulier, peu connus des historiens jusqu’à une date récente, est généralement excellent.

Les feux d’artifice : pratique et théorie

5 Les représentations de feux d’artifice comptent parmi les plus spectaculaires et constituent une source incontournable sur l’histoire de la pyrotechnie, technique qui s’épanouit à l’époque moderne. Employée en Europe depuis le XIVe siècle, la poudre noire avait d’abord révolutionné les pratiques militaires4. Mélange de charbon, de soufre et de salpêtre, elle est aussi l’ingrédient principal des feux d’artifice, apparus en Europe au XVe siècle. Développé d’abord en Italie dans le cadre de représentations théâtrales à « machines », l’art des feux d’artifice gagne la France dans le sillage des reines florentines, Catherine et Marie de Médicis5.

6 Signe de l’origine guerrière des divertissements pyrotechniques, les artificiers au service des fêtes sont souvent des ingénieurs militaires et des artilleurs. C’est le cas, parmi les artificiers de Marie de Médicis et de Louis XIII, de Francis Malthus, officier d’origine anglaise, et d’Horace Morel, « chevau-léger et commissaire de l’artillerie royale », sans doute à l’origine d’une dynastie animant les fêtes royales jusqu’au XIXe siècle6.

7 Parmi ces praticiens, les ingénieurs Amédée François Frézier et Jean Charles Perrinet d’Orval écrivent au XVIIIe siècle des manuels de référence7. Outre ces manuels, la bibliothèque de l’INHA conserve un remarquable manuscrit anonyme du XVIIIe siècle, qui illustre de manière très précise la manière de construire des machines complexes à

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partir des éléments de base décrits par les traités (lances de feu, pots à feu, fusées, serpenteaux, soleils, girandoles8…) (figure 1). En effet, le déroulement du feu d’artifice suit un ordre précis, faisant s’embrasser alternativement les différents types de feux, en tenant compte aussi des jeux d’eau souhaités, du bruit et de la fumée dégagée par le dispositif. Parfois, sur le modèle italien, le feu s’achève par l’embrasement général de la « Machine » d’où partent les fusées « dans un grand fracas9 ».

FIG. 1. – Représentation d’une composition pyrique

Dessin à la plume, lavis et aquarelle, dans La pirotechnie, vers 1750. Bibliothèque de l’INHA, MS 150, fol. 9, cliché INHA.

8 Au-delà des aspects techniques, le feu d’artifice, comme la fête dont il fait partie, est au service d’une pensée politique. Dans le contexte de la Contre-réforme, c’est un jésuite, le père Claude-François Ménestrier (1631-1705), qui propose la réflexion savante la plus aboutie sur les divertissements organisés par le pouvoir pour ses sujets : les feux d’artifice, tout comme les tournois, joutes et carrousels, ballets et pompes funèbres, sont destinés à fournir « des images sçavantes pour l’instruction et le divertissement des yeux ». En frappant les imaginations de manière théâtrale, c’est un message érudit au service de la glorification du prince ou de l’Église qu’il s’agit de transmettre10. Concluant la fête publique, le feu d’artifice est particulièrement approprié, selon le jésuite, pour susciter un émerveillement joyeux du public : « [La joie] préside à toutes les cérémonies publiques, elle en fait la magnificence, elle en règle la conduite ; & la majesté qui l’accompagne dans ces actions de pompes luy laisse la meilleure part de leur succez. Elle se sert de divers artifices pour s’insinuer dans les esprits, & renverse souvent l’ordre de la nature en faisant nager des oyseaux, voler des poissons &, danser des montagnes & des rochers. […] Elle est neantmoins plus heureuse à se servir du feu que du reste des elémens ; & c’est la cause pourquoy elle a coustume de l’employer dans toutes les festes publiques11. »

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9 Le message politique de la fête s’exprime à travers le décor éphémère construit pour le feu d’artifice. Celui-ci s’inspire d’un thème issu de la mythologie, de l’histoire ou d’emblèmes. En 1629, par exemple, Horace Morel choisit le sujet d’Andromède pour fêter la prise de La Rochelle et l’entrée triomphante du roi à Paris. La délivrance d’Andromède par Persée illustre bien sûr la victoire royale12. De la même manière, le « Temple de l’honneur », décor du feu d’artifice organisé en 1689 à l’occasion de l’érection d’une statue de Louis XIV à Paris, construit par le fontainier de la ville de Paris Jean Beausire sur un programme de Jean Bérain inspiré par Ménestrier13, exalte la majesté royale en usant de nombreux symboles et devises latines (figure 2). À partir du XVIIIe siècle, même si la mythologie et les aspects savants des fêtes tendent à s’estomper au profit du spectacle pur, cette tradition se poursuit : divertissement populaire, apprécié du grand public, le feu d’artifice reste également un jeu savant.

FIG. 2. – Pierre Lepautre d’après Jean Bérain, « Dessein du feu d’artifice dressé devant l’hôtel de ville de Paris »

Eau-forte, dans La Statue de Louis le Grand placée dans le Temple de l’Honneur…, Paris, N. et C. Caillou, 1689. Bibliothèque de l’INHA, 8 Res 579, cliché INHA.

Des représentations idéales au service du pouvoir

10 Pour l’historien, les livres de fête fournissent des images précieuses des décors et machines construits pour les événements. Cependant, représenter un feu d’artifice est un défi de taille pour les graveurs. Les plus talentueux jouent avec brio des forts contrastes de noir et de blanc que permet l’estampe, comme le montrent, par exemple, les gravures des feux d’artifice organisés à Nuremberg, en 1650, pour la signature des

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traités de Westphalie (figure 3). L’un des chefs-d’œuvre du genre est certainement le feu d’artifice gravé en 1676 par Jean Lepautre14. Cette planche commémore la cinquième journée des Divertissements de Versailles, conçus en 1674 pour Louis XIV par Charles Le Brun (1619-1690) afin de fêter la conquête de la Franche-Comté, et il s’agit d’une véritable démonstration technique ; la richesse des arcs des fusées et serpenteaux se reflétant dans le Grand Canal traduit le caractère grandiose du spectacle, pour lequel cinq mille fusées furent tirées.

11 Cependant, l’estampe de fête est aussi sujette à caution. D’abord, la gravure condense souvent en une image des événements successifs qui se sont parfois déroulés sur plusieurs journées. Dans le cas d’un feu d’artifice, c’est ainsi toute l’ampleur du dispositif qui est magnifiée. C’est, par exemple, le cas des spectaculaires représentations des feux d’artifice tirés sur la Seine en 1613 pour la fête de la Saint- Louis : le Suisse Matthäus Merian grave alors sur une seule et même planche les magnifiques feux qui eurent lieu entre les 25 et 29 août : le 25 août, l’embarcation de Neptune apparaissait sous le Pont-Neuf. Le 29 août, un automate, petit Jupiter tonnant, traversa la Seine sur un cordage depuis la tour de la Grande Galerie jusqu’à la tour de Nesle pour y embraser des feux d’artifice. On alluma un autre feu d’artifice à côté du Louvre.

FIG. 3. – Feux d’artifice tirés à Nuremberg le 4 juin 1650 et le 14 juillet 1650, à l’occasion des fêtes ayant eu lieu après la signature des traités de Westphalie

Eau-forte et burin. Bibliothèque de l’INHA, OC 74 (2), cliché INHA.

12 Plus largement, le livre de fête dans son ensemble peut donner une image trompeuse de l’événement. Il s’agit en effet d’un genre « où les textes sont conventionnels et les images entièrement reconstituées15 », d’autant plus que les livres les plus somptueux, richement illustrés, paraissent souvent des années après l’événement auquel ils se rapportent : plus qu’une description exacte, ils proposent une commémoration officielle et la glorification de la figure du prince. Publiés par l’instance organisatrice de la fête, les livres sont d’ailleurs destinés aux acteurs principaux de l’événement : le prince, les notables et grands seigneurs. Dans le cas de grandes fêtes royales, ces livres servent de présents diplomatiques, diffusant au-delà des frontières le prestige du

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pouvoir. Aussi, la vision de l’événement que donne le livre est bien sûr idéale. En particulier, on sait que les feux d’artifice n’étaient pas sans risques : parfois, les feux pouvaient ne pas exploser comme souhaité, voire causer des victimes. Ces accidents sont absents des relations imprimées et gravées.

13 À travers ces exemples tirés des collections de la bibliothèque de l’INHA, ce sont des pistes de recherches que l’on suggère : elles relèvent autant de l’histoire politique que de la littérature, des arts et des techniques, le tout dans une perspective européenne. Espérons que la numérisation et la mise en ligne progressive de ces exceptionnels documents sur le site de la bibliothèque numérique de l’INHA permettront la poursuite de travaux interdisciplinaires féconds.

NOTES

2. Par exemple, un album publié à l’occasion du baptême du prince impérial en 1860 : Ambroise RICHEBOURG, Fêtes et cérémonies à l’occasion de la naissance et du baptême de Son Altesse le Prince Impérial, Hôtel de Ville de Paris, Paris, Mourgues, 1860, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 662. 3. Balletti d’invenzione nella Finta pazza di Giovanbatta Balbi, [1645], bibliothèque de l’INHA, 12 Res 333 ; La magnifique et sumtueuse pompe funèbre faite en la ville de Bruxelles, le XXIX. jour du mois de décembre, MDLVIII. aux obsèques de l’empereur Charles V […], Anvers, C. Plantin, 1559, bibliothèque de l’INHA, 4 Est 252. 4. Émilie D’ORGEIX, « De la guerre à la fête », in Dominique MORELON (dir.), Chroniques de l’éphémère : le livre de fête dans la collection Jacques Doucet, Paris, INHA, 2010, p. 29-34. 5. Marie-Claude CANOVA-GREEN, « Fireworks and bonfires in Paris and La Rochelle », in James R. MULRYNE (dir.), Europa Triumphans : court and civic festivals in early modern Europe, Aldershot, Ashgate, Londres, MHRA, 2004, p. 145. 6. Marc BAYARD, « Horace Morel, un artificier de l’artifice à Paris sous Louis XIII », in Thomas LECONTE (dir.), Les Fées des forêts de Saint-Germain, 1625 : un ballet royal de « bouffonesque humeur », Turnhout, Brepols, 2012, p. 123-140. 7. Amédée François FRÉZIER, Traité des feux d’artifice pour le spectacle, Paris, Nyon, 1747 ; Jean Charles PERRINET D’ORVAL, Essay sur les feux d’artifice pour le spectacle et pour la guerre, Paris, Coustelier, 1745. 8. La pirotechnie, bibliothèque de l’INHA, MS 150. 9. Claude-François MÉNESTRIER, « Advis nécessaires pour la conduite des feux d’artifice », in Les réjouissances de la paix, avec un recueil de diverses pièces sur ce sujet […], Lyon, B. Coral, 1660, p. 20. 10. Marie BAUDIÈRE, « Catalogue des œuvres : troisième partie », in D. MORELON (dir.), Chroniques de l’éphémère…, op. cit., p. 71-74. 11. C.-F. MÉNESTRIER, « Advis nécessaires pour la conduite des feux d’artifice », op. cit., p. 5. 12. Sujet du feu d’artifice, sur la prise de La Rochelle, que Morel doit faire pour l’arrivée du Roy, sur la Seine, devant le Louvre, Lyon, J. Roussin, 1629. 13. Maxime PRÉAUD, Inventaire du fonds français, graveurs du XVIIe siècle. Pierre Lepautre, t. XIII, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2008, n° 76. Jérôme de LA GORCE, « De Paris à Versailles : les grandes Fêtes et les cérémonies de la ville et de la cour aux XVIIe et XVIIIe siècles » in D. MORELON (dir.), Chroniques de l’éphémère…, op. cit., p. 5-14.

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14. Gaëlle LAFFAGE, Charles Le Brun, décorateur de fêtes, Rennes, PUR, 2015, p. 132-134, ill. 33. 15. Michel MELOT, « Préface », in Pascal LARDELLIER, Les miroirs du paon : rites et rhétoriques politiques dans la France de l’Ancien Régime, Paris, H. Champion, 2003, p. 13.

AUTEUR

LUCIE FLÉJOU Lucie Fléjou, ancienne élève de l’École normale supérieure de Cachan et archiviste paléographe, est conservateur des bibliothèques à l’INHA depuis 2009. Après avoir co-organisé en 2010 l’exposition Chroniques de l’éphémère sur les livres de fête de la collection Doucet, elle a co-dirigé l’ouvrage collectif Ornements : chefs-d’œuvre de la bibliothèque de l’INHA – Collections Jacques-Doucet (INHA, 2014).

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Les marbres : noblesse de la matière, heureuses « curiosités » de la nature

Sophie Mouquin

NOTE DE L'AUTEUR

Cet article est tiré d’une conférence donnée dans le cadre du Festival d’histoire de l’art de Fontainebleau, en mai 2015. La partie « géologique », qui avait été réalisée par Francis Tourneur, ne sera pas développée, tandis que la partie historique, relevant de l’histoire du goût, est ici reprise en partie. Elle sera plus amplement exposée dans notre ouvrage à paraître chez Arthéna en 2017, Versailles en ses marbres, politique royale et marbriers du Roi.

1 De toutes les matières que l’art puise dans la nature, le marbre, entendu dans son acception artistique, c’est-à-dire celle d’une « pierre dure qui reçoit un beau poli » est l’une de celles qui suscite les dialogues les plus féconds entre sciences dures et sciences humaines, entre géologie et histoire de l’art. Matière reine de la statuaire et matière très appréciée pour l’architecture et les décors, elle fut pendant longtemps délaissée des historiens de l’art, à l’exception des spécialistes de sculpture. L’étude de son approvisionnement et de sa mise en œuvre, notamment dans les grands décors et les collections de la période moderne, est relativement récente. Alors que de nombreux travaux sur la typologie des marbres et l’histoire de leur extraction et de leur utilisation existent pour la période antique3, il faut attendre la fin du XXe siècle pour que des connaisseurs comme Jacques Dubarry de Lassale4 et des historiens de l’art de la période moderne envisagent ce champ de la recherche, notamment dans ses applications françaises. L’histoire du marbre, de la carrière à sa mise en œuvre retient l’attention d’ouvrages récents, sans cependant que les aspects techniques, notamment ceux de l’extraction, ne soient véritablement étudiés hormis dans la connaissance, lacunaire, que livrent les archives. À la suite de ceux de célèbres historiens ou historiens de l’art italiens, les travaux de Geneviève Bresc-Bautier et Hélène Du Mesnil qui révélèrent l’histoire de l’approvisionnement sous l’Ancien Régime, envisageant

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notamment les réseaux marchands5, ou encore ceux de Jean-Louis Bonnet et de Pascal Julien qui s’intéressèrent à l’histoire des carrières pyrénéennes et languedociennes6, démontrèrent la pertinence de ce champ d’études pour l’histoire de l’art. Nos propres travaux, dans les mêmes années, s’intéressèrent aux marbriers qui travaillaient pour la couronne de France, et à l’administration des marbres qui favorisa la fourniture en marbre notamment sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV7. Ces approches, historiques, fondées sur des documents d’archives, ont permis d’identifier les carrières, de révéler les difficultés matérielles d’extraction ou d’acheminement, de mettre à jour les réseaux marchands et le système administratif et économique, de découvrir la personnalité des principaux acteurs et de raconter une « histoire du marbre », celle de l’extraordinaire aventure de l’approvisionnement en marbre en France sous l’Ancien Régime. Plus qu’en termes techniques, l’étude du marbre par les historiens de l’art est donc envisagée dans ses aspects économiques et pratiques, sans cependant que l’analyse de sa mise en œuvre ne soit oubliée : les études d’Alexandre Cojannot pour les débuts du règne de Louis XIV ou encore celles de Muriel Barbier pour les règnes de Louis XV et de Louis XVI, ont renouvelé la connaissance de l’utilisation du marbre dans l’architecture et le décor intérieur8.

2 Mais l’histoire de l’art est aussi histoire du goût et en ce domaine, les marbres et les pierres « dures » tiennent une place particulière. La terminologie est d’une savoureuse imprécision. L’amateur et le curieux considèrent en effet, sans les différencier, des pierres « ornementales » ou « marbres » qui relèvent cependant de typologies géologiques bien différentes. L’histoire de l’art et l’histoire du goût n’ont pas la précision scientifique de l’histoire des techniques. Ainsi, parmi les marbres ou « pierres dures », les amateurs rangent le jaspe, la serpentine, le porphyre, les agates, les cornalines et autres pierres fines (mais non précieuses) et non uniquement les « calcaires ou dolomies métamorphiques », seuls marbres des géologues9. L’appréciation de ces marbres, pierres dures ou pierres fines, n’est pas nouvelle. Depuis l’Antiquité, les amateurs goûtent la beauté de ces créations de la nature que l’homme se plaît à graver, monter ou enchâsser. À la Renaissance, les pierres dures apparaissent dans les cabinets de curiosités, comme objet de délectation du curieux, mais aussi dans l’architecture et le mobilier, disposées en cabochons, telles des pierres précieuses qu’elles ne sont pourtant pas10. Cette apparition des pierres dures dans le décor architectural et mobilier prépare d’une certaine manière, le goût, en France, pour une architecture et un décor où le marbre tient une place que jusqu’à présent seule l’Italie lui avait donnée. Les grands décors de Louis XIV favorisent le développement d’une véritable « politique royale du marbre » pour reprendre l’heureuse expression de Geneviève Bresc-Bautier.

3 Il est impossible d’envisager, en quelques pages, toute cette histoire du marbre. Considérant les « marbres » dans leur acception esthétique des XVIIe et XVIIIe siècles, sans les restreindre aux seuls marbres géologiques, nous n’envisagerons ici, ni l’histoire des techniques, ni l’histoire de leur approvisionnement, ni celle de leur mise en œuvre, mais celle de leur appréciation par les amateurs et les savants à un moment où le dialogue entre science et curiosité devint d’une remarquable fécondité.

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Les figures du marbre

4 « Pierre dure qui reçoit un beau poli, qui est difficile et longue à tailler11 » le marbre fut, dès l’Antiquité, apprécié pour les veines qui le composent et dessinent parfois d’élégantes figures. Le pavé du Tibur de Vopiscus, composé de « mosaïques animées par de nouvelles figures », c’est-à-dire sans doute de marbres veinés, faisait les délices de Stace12. Ce goût pour les dessins que l’amateur peut se plaire à reconnaître dans les replis de la matière se double d’une croyance, développée notamment par Pline, en la vie même du marbre qui cacherait en son sein une figure que l’artiste libère. Le récit relaté dans l’Histoire naturelle du « grand prodige » survenu dans les carrières de Paros où « les mineurs ayant détaché de la carrière, par le moyen des coins, un grand bloc de marbre, y trouvèrent une empreinte naturelle représentant Silène13 », traverse toute l’histoire de la pensée et se retrouve notamment chez Plotin ou Michel-Ange. Fénelon se réapproprie également la pensée plinienne dans sa Démonstration de l’existence et des attributs de Dieu : « Qui trouveroit dans une île déserte et inconnue à tous les hommes une belle statue de marbre, diroit aussitôt : sans doute il y a eu ici autrefois des hommes : je reconnois la main d’un habile sculpteur : j’admire avec quelle délicatesse il a su proportionner tous les membres de ce corps, pour leur donner tant de beauté, de grâce, de majesté, de vie, de tendresse, de mouvement et d’action. Que répondroit cet homme si quelqu’un s’avisoit de lui dire : non, un sculpteur ne fit jamais cette statue. Elle est faite, il est vrai, selon le goût le plus exquis, et dans les règles de la perfection ; mais c’est le hasard tout seul qui l’a faite. Parmi tant de morceaux de marbre, il y en a eu un qui s’est formé ainsi de lui-même ; les pluies et les vents l’ont détaché de la montagne ; un orage très violent l’a jeté tout droit sur ce piédestal, qui s’étoit préparé de lui-même dans cette place. C’est un Apollon parfait comme celui du Belvédère : c’est une Vénus qui égale celle de Médicis : c’est un Hercule qui ressemble à celui de Farnèse. Vous croiriez, il est vrai, que cette figure marche, qu’elle vit, qu’elle pense, et qu’elle va parler : mais elle ne doit rien à l’art ; et c’est un coup aveugle du hasard, qui l’a si bien finie et placée14. »

5 Au début du XVIIIe siècle, Gottfried Wilhelm Leibniz, dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, qu’il rédige en 1703 mais qui ne paraissent qu’en 1765, fait référence à la même idée : « Je me suis servi aussi de la comparaison d’une pierre de marbre qui a des veines, plutôt que d’une pierre de marbre toute unie, ou des tablettes vides, c’est-à-dire de ce qui s’appelle tabula rasa chez les philosophes. Car si l’âme ressemblait à ces tablettes vides, les vérités seraient en nous comme la figure d’Hercule est dans un marbre, quand ce marbre est tout à fait indifférent à recevoir ou cette figure ou quelque autre. Mais s’il y avait des veines dans la pierre qui marquassent la figure d’Hercule préférablement à d’autres figures, cette pierre y serait plus déterminée, et Hercule y serait comme inné en quelque façon, quoi qu’il faudrait du travail pour découvrir ces veines, et pour les nettoyer par la polissure, en retranchant ce qui les empêche de paraître15. »

6 D’après Gilles Deleuze l’image des veines du marbre s’applique chez Leibniz sous deux conditions différentes : « tantôt les veines sont les replis de la matière qui entourent les vivants pris dans la masse, si bien que le carreau de marbre est comme un lac ondoyant plein de poissons. Tantôt les veines sont les idées innées de l’âme, comme les figures pliées ou les statues en puissance prises dans le bloc de marbre16 ». Ce lac ondoyant plein de poissons, cette métaphore maritime ou aqueuse pour le marbre, a fait l’objet de plusieurs études, notamment par Fabio Barry, dans un article qui a fait date et qui

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démontrait que certains décors antiques ou médiévaux avaient habilement utilisé les veines du marbre pour transformer sols ou parois en mers, vagues, en espaces animés et vibrants17.

7 Les veines du marbre peuvent ainsi constituer des figures, naturelles ou humaines, des paysages et des personnages, soit naturellement, soit parce que l’artisan travaille habilement la matière. Raniero Gnoli, auteur bien connu des spécialistes du marbre, considérait que « les veines et les taches naturelles du marbre peuvent être combinées de manière à simuler ou à suggérer des images variées. C’est surtout vrai dans les décorations pariétales constituées de plaques de marbre découpées dans un même bloc et disposées en livre ouvert18 ». Mais plus encore que la capacité de l’homme à savamment disposer les veines du marbre pour suggérer des images, ce sont les marbres qui dessinent naturellement des paysages ou des figures qui font les délices des amateurs. Les pietre paesine, ces « marbres » des environs de Florence, sont particulièrement appréciés aux XVIIe et XVIIIe siècles, et font, encore aujourd’hui, le bonheur de certains curieux et de certains hommes de lettres qui célèbrent ces « pierres-paysages où la fantaisie de la nature imite et invente des ports, des maisons, des flottes en bataille et des visions de Giotto, percent tout à coup, sous le désordre minéral, la main de l’homme et son effort, et surgit lentement un dessin : un reste de porte, un arc, une tour effondrée, un rempart19 ». Ce goût pour la fantaisie naturelle que Roger Caillois et André Beton considéraient comme une langue ou une écriture20, cette célébration de l’inventivité de la création se retrouve en Orient dans l’appréciation par les lettrés chinois des « pierres de rêve », ces « rochers » qu’ils interprètent comme des paysages et des poèmes, ces « os du ciel et de la terre », microcosmes et macrocosmes de l’univers qui garnissent leurs cabinets21. Ces « images » naturelles, ces « bizarreries de la nature » expliquent l’emploi du marbre dans le domaine de l’architecture et du décor, mais également l’engouement pour la collection d’échantillons les plus rares, ces naturalia qui garnissaient les cabinets de curiosités des plus grands amateurs notamment à la Renaissance, mais aussi aux XVIIe et XVIIIe siècles22. Le sujet mériterait un ouvrage et fut d’ailleurs plusieurs fois étudié : il est évident que l’appréciation des veines du marbre, au XVIIIe siècle, est héritière d’un goût pour les pierres dures et fines qui « jouent l’art et la nature » pour reprendre l’heureuse expression employée par Léopold d’Autriche pour décrire, en 1628, un cabinet recouvert « d’agates, de cornalines, de calcédoines et de jaspes agencées avec des tableautins peints à l’huile23 ». Les « images » que contiennent les marbres, les paysages que dessinent les veines des pierres dures, résultent, comme le résume Jurgis Baltrušaitis dans ses célèbres Essais sur la légende des formes, « d’une même spéculation sur l’art de la Nature et la nature de l’Art, où pierre et vie se superposent et se confondent dans le débordement des fantaisies baroques24 ».

8 Si l’intérêt pour les figures du marbre apparaît dès l’Antiquité, c’est surtout au XVIIe siècle que l’appréciation esthétique se double d’une recherche scientifique. La formation des images naturelles que contiennent les pierres fait l’objet de plusieurs théories. Dans son Dictionnaire raisonné universel d’Histoire naturelle, Jacques Christophe Valmont de Bomare rappelait que plusieurs « physiciens » éminents, comme « Pline, Aldrovande, Kircher, Boccone, Agricola, Ferrante Imperati », s’étaient intéressé aux « jeux de la nature » que constituent les marbres veinés et les pierres figurées25. En 1665, Athanasius Kircher, dans son Mundus Subterraneus, donnait quatre hypothèses : « 1) le hasard ; 2) une disposition de la substance terrestre à recevoir une empreinte,

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qui est ensuite pétrifiée ; 3) la pétrification accidentelle d’un corps ou d’un objet ; 4) une disposition divine particulière, réalisée par les influences angéliques et naturelles26 ». Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles l’explication de la formation des « figures » des marbres reste approximative. Les scientifiques ne parviennent pas à comprendre l’origine des « singularités » naturelles que constituent « les tortuosités de certaines racines, les nœuds de quelques bois, les figures d’autres pierres, les desseins que présentent les marbres de Florence & les Agathes de divers lieux, où les différentes figures qu’offre la glace27 ». Benoît de Maillet, Dezallier d’Argenville, Buffon ont des explications divergentes : en ce milieu du XVIIIe siècle la rigueur scientifique, si elle s’affirme peu à peu, n’en reste pas moins approximative. Pour Benoît de Maillet (1636-1738), dont le Telliamed, publié seulement en 1748, influença la génération des naturalistes de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les « bigarrures » des marbres étaient de deux sortes : la première « est l’effet de certaines ondes, qui se rencontrent principalement dans les marbres de couleurs d’agathe, dans les rougeâtres, dans les verds et dans ceux qui approchent de ces couleurs » ; tandis que la bigarrure « accidentelle » consiste en « certaines rayes, ordinairement blanches ou jaunes, qui se trouvent dans ces mêmes marbres, & dans plusieurs carrières de pierres28 ». Pour le comte de Buffon (1707-1788), qui commence à composer son Histoire naturelle dès 1749, il faut distinguer « la partie du fond qui d’ordinaire est de couleur uniforme, d’avec les autres parties qui sont par taches ou par veines, souvent de couleur différentes ; les veines traversent le fond et sont rarement coupées par d’autres veines, parce qu’elles sont d’une formation plus nouvelles que le fond et qu’elles n’ont fait que remplir les fentes occasionnées par le dessèchement de cette matière du fond29 ».

9 Buffon, chez qui la description l’emporte, est l’un des rares à distinguer veines et taches : « toutes les taches sont irrégulièrement terminées et comme frangées à leur circonférence, tandis que les veines sont au contraire sans dentelures ni franges et simplement tranchées des deux côtés dans leur longueur30 ». En 1755, Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville (1680-1755), plus téméraire, se risque à expliquer la genèse des veines : « Ces égouts en tombant sur les matrices, devraient former des taches rondes de la même manière que font ordinairement les gouttes d’eau : les élévations de matière déjà congelée qu’elles trouvent dans les matrices les font agir autrement, elles les obligent de couler en long dans les parties basses, & de former chacune en serpentant des veines de la couleur qu’elles apportent : elles tracent ainsi en se mêlant ensemble des figures confuses, entremêlées les unes avec les autres, & des espèces de compartiments tels qu’on les remarque dans la bigarrure des marbres31. »

Le nuancier de la nature

10 Si les veines et figures des marbres sont une ode à la nature et à la création et expliquent que les « pierres dures », aient fasciné les amateurs et intéressé les savants – même si ces derniers ne parvinrent pas véritablement à percer les mystères de leur formation –, au XVIIIe siècle, le goût pour les marbres est aussi la célébration de l’heureuse diversité du nuancier polychrome de la nature (ill. 22 et 23). Pour Antoine- Joseph Dezallier d’Argenville comme pour l’auteur de l’article sur les Marbres dans le Journal économique de juin 175932, la couleur des marbres est le résultat d’un hasard plus ou moins heureux :

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« Les marbres sont formés, suivant un auteur [Célapin] d’une matière pure, concrète, amassée par coagulation, c’est la même que celle des pierres, mais elle est plus épurée. Divers égouts tombent du ciel d’une carrière sur les matrices des pierres, apportent avec eux différents sels, les uns passant contre une mine de cuivre ou de vitriol, dont des taches vertes sur la pierre ; les autres venant d’une mine de fer forment la couleur jaune ; il en est de même des autres couleurs33. »

11 Cette idée d’une « pénétration » se retrouve chez de nombreux savants comme Benoît de Maillet selon lequel les couleurs des marbres étaient liées à la terre sur laquelle ils avaient été formés. Si le « rouge du marbre de Savaresse [Seravezza] est si beau », c’est, affirme-t-il, parce que « sur les montagnes des environs il se rencontre une terre d’un rouge si vif, que les canaux par où les eaux des pluies coulent de ces montagnes à la mer, semblent teints de sang34 ». Sont ainsi expliquées « toutes les autres couleurs, dont les carrières de cette nature sont variées dans tous les pays différents du globe35 ». De même, il considère que les marbres « bigarrés », sont « formés d’une matière boueuse & aisée à se déjeter », mais « frappés de l’air, du soleil & de la gelée, ils s’étaient entr’ouverts, & que recevant dans leurs fentes les eaux des pluies, & celles de la mer qui les surmontait encore, ils avaient contracté ces bigarrures, suivant les terres et les limons dont ces eaux étaient chargées, cette matière qu’on peut regarder comme une espèce de colle ou de ciment, ayant servi à réunir différentes pièces ou écailles, dans lesquelles leur superficie s’était déjà partagée36 ». Comme pour les veines dont les dessins étaient appréciés des amateurs, les savants ne parvinrent pas à donner d’explication véritablement satisfaisante à la formation de la couleur des marbres.

Figure 22 - Table (détail), échantillons de marbre, 1780-1790

Rome, Palazzo Corsini Cliché Sophie Mouquin

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Figure 23 - Échantillons de jaspes de Sicile

Collection Simone et Peter Huber Simone et Peter Huber

12 Pourtant l’intérêt pour la polychromie des pierres constitue un élément clé de la définition même du marbre. En 1698, Nicolas Lémery considérait qu’il existait « trois espèces générales de marbre, un blanc, un noir & un de diverses couleurs37 ». Ce type de classification resta longtemps en vigueur chez les naturalistes. Le comte de Borch distinguait, dans sa Minéralogie sicilienne publiée en 1780, les marbres à une couleur, des panachés et des brèches, c’est-à-dire relativement « à la nature et à la formation de chacun d’eux », mais en réalité aussi de leur élément coloré38. Même Georges- Louis Leclerc de Buffon accordait à la couleur une place décisive dans sa classification, considérant même qu’il « y a de ces pierres qui sont presque aussi dures, aussi denses et d’un grain aussi fin que les marbres, et auxquelles néanmoins on ne donne pas le nom de marbres parce qu’elles sont sans couleur décidée ou plutôt sans diversité de couleur39 ». Le célèbre naturaliste reprenait aussi l’idée, désormais communément admise, d’un suc pétrifiant comme élément indispensable à la solidification des madrépores et coquilles, qui, « fortement imprégné des couleurs du fer ou d’autres minéraux », donne leurs teintes aux marbres. Buffon prenait cependant le soin de préciser que très peu de marbres sont monochromes, à l’exception du noir et du blanc, et que « du mélange de ces diverses couleurs, il résulte une infinité de nuances différentes ». Mais le savant apportait une précision très intéressante : la possibilité « d’augmenter par l’art la vivacité et l’intensité des couleurs que les marbres ont reçues [sic] de la nature ; il suffit pour cela de les chauffer […] en les polissant à chaud, et ces nouvelles nuances de couleur, acquises par un moyen si simple, ne laissent pas d’être permanentes et ne s’altèrent ni ne changent par le refroidissement ni par le temps : elles sont durables parce qu’elles sont profondes, et que la masse entière du marbre prend par cette grande chaleur ce surcroît de couleurs qu’elle conserve toujours40 ».

13 Les premiers essais de coloration artificielle des marbres étaient vraisemblablement anciens. Les spécialistes d’art antique, grec surtout, et les restaurateurs connaissent et étudient depuis longtemps ce phénomène, y compris dans des aspects très techniques qui ne sont pas de notre sujet, pas plus que la création, encore relativement méconnue

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pour la période moderne, de la production de marbres factices, nous attachant à ce que les ouvrages du XVIIIe siècle révèlent de la connaissance de la coloration des marbres41. Pline s’en fait l’écho dans son Histoire Naturelle (livre XXXV), précisant que l’invention remontait au temps de l’empereur Claude et que « sous Néron, on imagina de mélanger les marbres simples » et que l’on parvint ainsi à enrichir « de taches de pourpre » le Synnadique, suppléant ainsi à la nature et créant « des marbres tels que les désiraient nos caprices42 ». Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Athanase Kircher43 et Nicolas Lémery44 livrèrent des recettes qui permettaient d’obtenir des effets colorés. En 1730, l’ Académie royale des sciences publia un « Mémoire sur la teinture & la dissolution de plusieurs espèces de pierres » dans lequel M. du Fay [de la Faye] retraçait diverses expériences sur les « moyens de faire pénétrer dans l’agathe, dans le marbre & dans plusieurs autres pierres dures, différentes espèces de couleurs45 ». De toutes les pierres dures, le marbre, blanc surtout, y était présenté comme l’une des plus faciles à colorer. L’auteur du mémoire donne maints détails sur les différentes colorations artificielles et se vantait d’avoir obtenu un bleu pur, tout en reconnaissant qu’il était impossible d’obtenir un noir parfait. D’après Michel-Jean de Borch, la coloration des marbres, grâce à des teintes végétales, était couramment employée en Sicile par les marbriers pour « corriger les défauts des marbres du pays » ou pour « tromper les étrangers peu connaisseurs en leur vendant un marbre coloré pour un marbre naturel46 ». Ce type d’artifice semble avoir été assez largement employé : Alex-Frederik Cronstedt, chimiste averti, dénonçait la pratique, visiblement répandue en Italie, selon laquelle « à défaut d’originaux, on prend des espèces semblables à leur place & on colore aussi des sortes de marbres blancs47 ».

14 Il est certain que les marbriers et les lapidaires savaient réaliser des mastics colorés susceptibles de cacher les imperfections d’un marbre ou encore les cassures qui pouvaient survenir lors de la taille ou la pose. Les veines tant appréciées des amateurs et des savants sont autant de fragilités de ces pierres dures, mais néanmoins délicates. Mais certains allèrent visiblement plus loin, colorant véritablement le marbre, soit par fourberie, soit pour apporter à un marbre blanc notamment une touche de polychromie. Piganiol de La Force atteste ainsi que les joues de la figure de Pudicita, placée dans la galerie des Glaces, furent colorées en vermillon48. L’artifice est ici justifié par l’iconographie et la référence antique : « rien ne marque mieux la pudeur que le voile & le vermillon. Ce dernier prouve même que c’était une divinité. Les anciens avaient accoutumé de peindre avec cette couleur le visage de leurs dieux49 ». L’auteur livre ensuite la recette employée : « Au reste, on voit par ce que je viens de dire, que je ne suis pas du sentiment de ceux qui croient que le vermillon des joues de cette statue est naturel au marbre, très certainement, il est ajouté. Le Père Kirker [sic] a parlé fort au long dans un de ses ouvrages (Mundus subterraneus), de l’art de faire pénétrer le marbre par la couleur, & depuis lui, le Père Baldigiani a découvert une manière encore plus facile & plus simple que la sienne. On prend du sang de dragon en larmes pour la couleur rouge, de la gomme gutte pour le jaune, & de la gomme dont les Momies sont remplies, pour le noir. On réduit séparément ces gommes en poudre très subtile, on les détrempe ensuite sur le marbre avec d’excellente eau de vie, & avant que d’appliquer la couleur, on fait chauffer le marbre autant qu’il est possible afin qu’elle ait plus de facilité à pénétrer toute la substance50. »

15 Quelque véridique que soit cet « art de faire pénétrer le marbre par la couleur », plusieurs sources et de caractères très divers, l’une scientifique et l’autre littéraire, attestent de techniques permettant de colorer le marbre. Le Journal économique d’avril

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1758 livrait ainsi la Méthode pour préparer une liqueur qui pénètre dans l’intérieur du marbre, de manière qu’on puisse peindre sur la surface des choses qui paraitront aussi en dedans, précisant que cet art avait été pratiqué avec succès par un tailleur de pierres d’Oxford, M. Birde, avant 166051. Quant aux Mémoires de l’Académie royale, ils relataient que le comte de Caylus s’était, lui aussi, intéressé au « moyen d’incorporer la couleur dans le marbre & de fixer le trait ». Il avait assisté aux expériences de M. de La Faye chez « Dropsy, marbrier de Paris », et constaté que ces dernières « consistaient en deux tranches de marbre blanc, taillées pour servir de tables ; & sur lesquelles on a peint des taches, pour imiter une brèche dont la Nature n’a jamais montré d’exemple ; elles représentent alternativement des couleurs d’un gris tirant sur le fer ou l’ardoise, & d’un jaune foncé & sourd : les traits qui séparent ces deux couleurs sont d’un rouge brun ». Un autre marbrier, rapporte le même Mémoire, « qui loge sur le rempart », employait de « fausses couleurs » pour « fabriquer des tables chargées de fleurs52 ». Ces essais ne semblèrent cependant pas satisfaisants à Caylus qui conclut que « toutes les opérations de ce genre qui ont été citées & rapportées n’ont été qu’une incorporation vague53 ».

Conclusion

16 Ainsi donc, les « marbres » du XVIIIe siècle, qui n’en sont pas toujours pour les géologues, sont-ils appréciés avant tout en raison de l’heureuse diversité, qui célèbre la beauté de la matière, de leurs veinages, de leurs « figures », et de leurs couleurs. Jaspes, agates, cornalines, brèches, poudingues, coquilliers, marbres composent un nuancier qui fait le bonheur du géologue comme celui de l’amateur (ill. 24). Nous n’avons envisagé ici ces « heureuses curiosités de la nature » que sont les pierres dures et les marbres que pour leurs veines et leurs couleurs. Bien des aspects mériteraient encore d’être développés et les champs de la recherche sont, en ce domaine, importants. L’étude du goût pour les pierres « susceptibles de prendre un beau poli » trouverait sans doute des prolongements savoureux dans celle de leur imitation. Mais même très incomplet, ce bref aperçu du goût pour les marbres colorés et veinés démontre que leur appréciation esthétique, qui se conjugue parfois avec une véritable recherche scientifique sur la compréhension de leur formation, relève de la « curiosité », phénomène que historiens des sciences comme Lorraine Daston et Katharine Park et des historiens ou historiens de l’art comme Francis Haskell, Krzysztof Pomian, Antoine Schnapper, Arthur MacGregor, Robert John Weston Evans, Alexander Marr et Neil Kenny54 étudièrent brillamment pour la période moderne, à un moment où, comme le résume Stéphane Van Damme, « un travail de distinction voit ainsi le jour entre une conception ancienne de la curiosité, portée par le merveilleux et la démarche scientifique55 ».

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Figure 24 - Agates d’Idar-Oberstein

Collection Simone et Peter Huber Simone et Peter Huber

17 Le nuancier de la nature n’est jamais si beau que lorsqu’il est mis en valeur, accompagné, magnifié par le talent des artistes qui osent s’en emparer ; les marbriers qui coupent, tracent, et composent de vastes tableaux colorés, les orfèvres et les bronziers qui montent, comme des pierres précieuses, ces « heureuses curiosités de la nature ». Comme le résume Roger Caillois, poète des pierres, « Nulle régularité en effet dans le dessin des agates. Il semble contenir le répertoire entier, le vacarme et l’opulence des formes libres, telles qu’un jour l’ingéniosité et la fantaisie des hommes inventeront, non sans complaisance, de les multiplier56 ».

NOTES

3. À ce sujet, voir entre autres Raniero GNOLI, Marmora romana, Rome, Edizioni dell’Elefante, 1971 ; Marilda de NUCCIO et Lucrezia UNGARO (dir.), I marmi colorati della Roma imperiale, Rome, Marsilio, 2002 ; Dario DEL BUFALO, Marbres de couleur, pierres et architecture de l’Antiquité au XVIIIe siècle, Arles, Actes Sud, 2004 ; Lorenzo LAZZARINI, Pietre e marmi antichi. Natura, caratterizzazione, origine, storia d’uso, diffusione, collezionismo, Padoue, Cedam, 2004 ; Patrizio PENSABENE, I marmi nella Roma antica, Rome, Carocci, 2014 ; Henry William PULLEN, Manuale dei marmi romani antichi, tradotto, curato, illustrato e aggiornato da Francesco Crocenzi, Rome, Gangemi editore, 2015. 4. Jacques DUBARRY DE LASSALE, Identification des marbres, Turin, H. Vial, 2000 ; id., Utilisation des marbres, Turin, H. Vial, 2005.

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5. Geneviève BRESC-BAUTIER et Hélène DU MESNIL, « La politique royale du marbre français (1700-1789) », Colloque international tenu dans le cadre du 108e congrès national des sociétés savantes, Grenoble, 5-9 avril 1983, Paris, CTHS, 1986, p. 425-442 ; Geneviève BRESC-BAUTIER, « Le marbre du Roi : L’Approvisionnement en marbre des bâtiments du Roi, 1660-1715 », Eighteenth Century Life, vol. 17, n° 2, mai 1993, p. 36-54 ; id., « Les marbres des Pyrénées sous Louis XIV », Les Marbres blancs des Pyrénées approches scientifiques et historiques, Entretiens d’archéologie et d’histoire, Saint- Bertrand-de-Cominges, Toulouse, 1995, p. 261-273 ; id., « L’importation du marbre de Carrare à la cour de Louis XIV, rivalités des marchands et échecs des compagnies », dans Pascal JULIEN (dir.), Marbres de Rois, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2013, p. 123-150. 6. Jean-Louis Bonnet, « Des carrières aux marbriers de Caunes-Minervois (XVIIe siècle) », Bulletin de la Société d’Études Scientifiques de l’Aude, XCVIII, 1998, p. 89-102 ; Pascal JULIEN, « Le flottage des marbres royaux des Pyrénées à l’Océan », Forêts et transport. Les modes traditionnels, Paris, ENS, Cahiers d’Études, 14, 2004, p. 25-29 ; id., « Le Mémoire sur les marbres de Marc-François de Lassus description inédite des Pyrénées au XVIIIe siècle », Revue de Comminges et des Pyrénées centrales, CXX, avril juin 2004, p. 197-234 ; id., Marbres, de carrières en Palais, Manosque, Le Bec en l’Air, 2006 ; Jean-Louis BONNET et Pascal JULIEN, « Un temporel de marbre : les carrières de l’abbaye de Caunes- Minervois, aux XVIIe et XVIIIe siècles », Le village et l’abbaye de Caunes-Minervois, Caunes, novembre 2003, Archéologie du Midi Médiéval, 6, 2010, p. 143-151 ; Pascal JULIEN, « Des “plaies infligées aux montagnes” : carrières de marbre des Pyrénées, Minervois et Provence, XVIe-XIXe siècles », Une longue histoire. La construction des paysages méridionaux, 2012, p. 43-55 ; id. (dir.), Marbres de Rois, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2013. 7. Notamment : Sophie MOUQUIN, « La dynastie Derbais : des marbriers brabançonnais au service du roi de France », Pouvoir(s) de marbres, Liège, 2004, p. 96-108 ; id., « Lorsque les marbriers de Versailles venaient du Bas-Hainaut », Société d’Histoire régionale de Rance, 2005, p. 147-178 ; id., « Versailles en ses marbres, étude d’un décor marmoréen du Grand siècle : l’appartement des Bains », Revue de l’Art, 2006, n° 151, p. 51-64 ; id., « Versailles, un édifice de marbre : le rouge de Rance et les harmonies colorées versaillaises », Les Wallons à Versailles, Liège, La Renaissance du Livre, 2007, p. 355-388 ; id., « Deux projets marbriers abandonnés : la cinquième chapelle de Versailles et l’église royale des Invalides », Livraisons d’histoire de l’architecture, « Grands chantiers et matériaux », n° 16, 2008, p. 47-57 ; id., « Marbres et marbriers de la Galerie des Glaces », La galerie des Glaces après sa restauration : contexte et restitution, École du Louvre, Paris, 2013, p. 74-96 ; id., « Les marbriers du Roi, organisation et réalisations », dans Pascal JULIEN (dir.), Marbres de Rois, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 2013, p. 203-213 ; id., Versailles en ses marbres, politique royale et marbriers du Roi, Paris, Arthéna, à paraître (2017). 8. Alexandre COJANNOT, « Mazarin et le “grand dessein” du Louvre, projets et réalisations de 1662 à 1664 », Bibliothèque de l’École des chartes, n° 161, 2003, p. 133-219 ; id., « À l’origine de l’architecture de marbre sous Louis XIV : les projets de Louis Le Vau pour le collège Mazarin, le Louvre et Versailles (1662-1663) », Revue de l’art, n° 169, 2010-3, p. 11-23 ; Muriel BARBIER, « L’architecte, le sculpteur, le marbrier et quelques cheminées bellifontaines des années 1730-1740 », Histoire de l’art, n° 57, 2005, p. 67-77. 9. Voir, en plus des ouvrages concernant l’Italie, précédemment cités, entre autres : Nicoletta MORELLO, La machina della terra, Teorie geologiche dal Seicento all’Ottocento, Turin, Loescher, 1979 ; Valentina GAGLIARDO BRUCCIA et Giuseppe MONTANA, I marmi e i diaspri del barocco siciliano, Palerme, Flaccovio, 1998 ; Monica T. PRICE, Decorative stones, the complete sourcebook, Londres, Thames & Hudson, 2007 ; Sophie MOUQUIN, « D’agate, de jaspe et de sardoine : pierres fines dans les collections minéralogiques françaises au XVIIIe siècle », Le luxe, le goût, la science, Neuber, orfèvre minéralogiste à la cour de Saxe, Saint-Rémy-en-l’eau, Monelle Hayot, 2012, p. 45-90 ; id., « Pour Dieu et pour le Roi : l’élaboration d’une symbolique du marbre sous l’Ancien Régime », Marbres jaspés de Saint-Rémy et de la région de Rochefort, Namur, TreMa, 2012, p. 205-231.

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10. Voir notamment Geneviève BRESC-BAUTIER, « Catherine de Médicis : la passion du marbre », dans Sabine FROMMEL et Gerhard WOLF (dir.), Il Mecenatismo di Caterina de’Medici, Padoue, Marsilio, 2008, p. 251-277 ; Francis TOURNEUR, « La polychromie des châteaux renaissants : le cas du pavillon d’Anet », dans Jacques TOUSSAINT (éd.) Rouges et noirs, Rubis, grenat, onyx, obsidienne et autres minéraux rouges & noirs dans l’art et l’archéologie, Namur, coll. Monographie du TreM.a, 2014, p. 59-63 ; id., « “La nature admirable des pierres sous diverses couleurs et qualitez” : de l’emploi du marbre dans l’architecture de Philibert De l’Orme », dans Frédérique LEMERLE et Yves PAUWELS (dir.), Philibert De l’Orme. Un architecte dans l’histoire, Arts. Sciences. Techniques, Turnhout, Brepols, 2016, p. 137-150. 11. Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel : contenant generalement tous les mots françois, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et des arts…, 3 vol., La Haye et Rotterdam, A. et R. Leers, 1690, II, p. 552. 12. Œuvres complètes de Stace, traduites par MM. Rinn et Achaintre, 4 vol., Paris, Panckoucke, 1829-1832, I, 1829, note n° 12, p. 64-65 ; II, 1829, p. 57. 13. PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle de Pline traduite en François avec le texte latin rétabli d’après les meilleures leçons manuscrites, 12 vol., Paris, veuve Desaint, 1771-1782, XI, 1778, p. 379. 14. François DE SALIGNAC DE LA MOTHE, Démonstration de l’existence de Dieu, tirée de la connoissance de la nature et proportionnée à la faible intelligence des plus simples, Paris, Jacques Estienne, 1713, p. 12-13. 15. Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, Paris, 1765, rééd., Paris, Flammarion, 2002, p. 36-37. 16. Gilles DELEUZE, Le Pli, Leibniz et le Baroque, Paris, Éditions de Minuit, 1988, p. 5-6, cité par Mireille BUYDENS, « La forme dévorée, pour une approche Deleuzienne d’Internet », dans Thierry LENAIN (dir.), Deleuze, Foucault, Lyotard, Paris, Vrin, 1997, p. 46. 17. Fabio BARRY « Walking on water: cosmic floors in antiquity and in the middle ages », The Art Bulletin, vol. LXXXIX, n° 4, décembre 2007, p. 627-656. 18. Traduction de l’auteur « Le naturali vene e macchie del marmo possono no di rado combinarsi in modo da simulare o suggerire immagini di varia specie. Questo succede in special modo nella decorazione parietale costituita da lastroni di marmo segati dallo stesso blocco e quindi, come di dice, messi in opera ad apertura ». R. GNOLI, Marmora romana, op. cit., p. 53. 19. Jean D’ORMESSON, La gloire de l’Empire, Paris, Gallimard, 1971, p. 25. 20. André BRETON, « Langue des pierres », Le surréalisme, n° 3, automne 1957, p. 64-68 ; id., Perspective cavalière, Paris, Gallimard, 1970 ; Roger CAILLOIS, Pierres, suivi d’autres textes, Paris, Gallimard, 1966, rééd., 2013 ; id., L’écriture des pierres, Paris, Skira, 1971, rééd., Paris, Flammarion, 1981 ; Jurgis BALTRUŠAITIS, Aberrations, quatre essais sur la légende des formes, Paris, Perrin, 1957. 21. Sur ce sujet, récemment célébré dans une exposition au musée Guimet (Catherine DELACOUR (dir.), Rochers de lettrés, itinéraires de l’art en Chine, Paris, RMN, 2012), voir notamment R. CAILLOIS, Pierres, op. cit., 1971, rééd., 1981 ; Olivier SCHEFER, « Les pierres de rêve : minéralogie visionnaire », dans Vincent GILLE (dir.), Trajectoires du rêve, du romantisme au surréalisme, Paris, Pavillon des arts, 2003, p. 203-210 ; Victoria CIRLOT, « Langue des pierres : expérience mystique et nature », dans Dominique DE COURCELLES (dir.), Les enjeux philosophiques de la mystique, Jérôme Grenoble, Millon, 2007, p. 71-90. 22. La bibliographie, sur ce sujet, est abondante. Voir notamment Annamaria GIUSTI, Tesori di pietre dure : Palazzo Pitti, Uffizi e altri luoghi d’arte a Firenze, Milan, Electa, 1989 ; id., Pietre Dure. Hardstone in furniture and decorations, Londres, Ph. Wilson, 1992 ; Adalgisa LUGLI, Naturalia et mirabilia : les cabinets de curiosités en Europe, Paris, Adam Biro, 1998 ; Daniel ALCOUFFE, La collection de gemmes de Louis XIV, Paris, RMN, 2001 ; Lorraine DASTON et Katharine PARK, Wonders and the Order of Nature (1150-1750), New York, Zone Books, 1998, rééd. 2001 ; Stéphane CASTELLUCCIO, Les collections royales d’objets d’art, de François Ier à la Révolution, Paris, L’Amateur, 2002 ; Annamaria GIUSTI, Eternità

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e nobiltà di materia : itinerario artistico fra le pietre policrome, Florence, Polistampa, 2003 ; Robert John WESTON EVANS et Alexander MARR, Curiosity and Wonder from the Renaissance to the Enlightenment, Ashgate, Aldershot, 2006 ; Wolfram KOEPPE et Annamaria GIUSTI, Art of the Royal Court : Treasures in Pietre Dure from the Palaces of Europe, New Haven, Yale University Press, 2008 ; Paola GRANATA (dir.), Dal libro di natura al teatro del mondo : studi in onore di Adalgisa Lugli, Bologne, Fausto Lupetti, 2012. Sophie MOUQUIN, « Entre curiosité et science : lithothèques et marmothèques sous l’Ancien Régime », Studiolo, n° 9, L’œuvre et sa présentation, 2012, p. 74-98. Sophie MOUQUIN, « D’agate, de jaspe et de sardoine », op. cit., p. 45-90. 23. Cité dans V. Cirlot, « Langue des pierres », op. cit., 2007, p. 75. 24. Jurgis BALTRUŠAITIS, Aberrations, quatre essais sur la légende des formes, Paris, Perrin, 1957, p. 57. 25. Jacques-Christophe VALMONT DE BOMARE, Dictionnaire raisonné universel d’Histoire naturelle, 6 vol., Paris, Brunet, 1767-1768, II, p. 23. 26. Joscelyn GODWIN, Athanasius Kircher, Le Théâtre du Monde, trad. fr. par Charles Moysan, Paris, Imprimerie nationale, 2009, p. 148. 27. Élie BERTRAND, Mémoires sur la structure intérieure de la terre, Zurich, Heidegguer et compagnie, 1752, p. 46. 28. Benoît DE MAILLET, Telliamed ou entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer, la formation de la terre, l’origine de l’homme, &c, 2 vol., Amsterdam, L’Honoré & Fils, 1748, I, p. 53. 29. Georges-Louis LECLERC DE BUFFON, Histoire naturelle des minéraux, 5 vol., Paris, Imprimerie royale, 1783-1788, I, 1783, p. 310. 30. Ibid., p. 311. 31. Antoine-Joseph DEZALLIER D’ARGENVILLE, Histoire naturelle éclaircie dans une de ses parties principales, l’oryctologie qui traite des terres, des pierres, des métaux, des minéraux et autres fossiles, ouvrage dans lequel on trouve une nouvelle méthode latine et française de les diviser, & une notice critique des principaux ouvrages qui ont paru sur ces matières, Paris, De Bure l’aîné, 1755, p. 205. 32. Journal économique, juin 1759, p. 241. 33. Antoine-Joseph DEZALLIER D’ARGENVILLE, L’Histoire naturelle éclaircie dans deux de ses parties principales. La lithologie et la conchyliologie dont l’une traite des pierres et l’autre des coquillages, Paris, 1742, p. 59 et id., Histoire naturelle, op. cit., 1755, p. 205. Il reprenait vraisemblablement Bernard Palissy (voir Bernard PALISSY, Discours admirables de la nature des eaux et fontaines, tant naturelles qu’artificielles, des métaux, des sels et salines, des pierres, des terres du feu et des émaux, Paris, Martin le jeune, 1580, p. 242 et id., Œuvres de Bernard Palissy, revues sur les exemplaires de la bibliothèque du Roi, avec des notes, par M. Fauvas de Saint-Fond, et des additions par M. Gobert, Paris, Ruault, 1777, p. 124). 34. B. DE MAILLET, Telliamed, op. cit., p. 45-46. 35. Ibid., I, p. 46. 36. Ibid., p. 56. 37. Nicolas LÉMERY, Traité universel des drogues simples mises en ordre alphabétiques, Paris, Laurent d’Houry, 1698, 2e éd., Paris, Laurent d’Houry, 1714, p. 528. 38. Michel-Jean DE BORCH, Minéralogie sicilienne docimastique et métallurgique ou connaissance de tous les minéraux que produit l’ile de Sicile, avec les détails des mines et des carrières et l’histoire des travaux anciens et actuels de ce pays, Turin, frères Reycends, 1780, p. 100-106. 39. Georges-Louis LECLERC DE BUFFON, Histoire naturelle des minéraux, 5 vol., Paris, Imprimerie royale, 1783-1788, I, 1783, p. 301. 40. Ibid., p. 309. 41. Pour la période antique, voir notamment : Max SCHVOERER, Archéomatériaux. Marbres et autres roches, 4e Conférence internationale de l’Association pour l’étude des marbres et autres roches utilisés dans le passé, ASMOSIA 4, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1995 ; Brigitte BOURGEOIS et Philippe JOCKEY, « Approches nouvelles de la polychromie des sculptures hellénistiques de

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Délos », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2001, vol. 145, n° 1, p. 629-665 ; Michales A. TIVERIOS et Despoina S. TSIAFAKIS (dir.), Color in Ancient Greece. The Role of Color in Ancient Greek Art and Architecture 700-31 B. C., Thessalonique, 2002 ; Sandrine DUBEL, Valérie NAAS et Agnès ROUVERET, (dir.), Couleurs et matières dans l’Antiquité, textes, techniques et pratiques, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2006 ; Sophie DESCAMPS-LEQUIME (dir.), Peinture et couleur dans le monde grec antique, Paris, Musée du Louvre, 2007 ; Roberta PANZANELLI (dir.), The Color of Life : Polychromy in Sculpture from Antiquity to the Present, Los Angeles, The J. Paul Getty Museum, 2008 ; Adeline GRAND-CLÉMENT, « Les marbres antiques retrouvent des couleurs : apport des recherches récentes et débats en cours », Anabases, 10 (2009), p. 243-250. 42. PLINE L’ANCIEN, op. cit., p. 161. 43. À ce sujet, voir notamment les publications de Joscelyn GODWIN et Paula FINDLEN : J. GODWIN, Athanasius Kircher, un homme de la Renaissance à la quête du savoir perdu (1979), trad. fr. Paris, B. Diffusion, 1980 ; id., Athanasius Kircher, Le Théâtre du Monde , trad. fr. Paris, Imprimerie Nationale, 2009 ; P. FINDLEN, Athanasius Kircher: the last man who knew everything, New York, Routledge, 2004. 44. Nicolas LÉMERY, Recueil de curiositez rares et nouvelles dans les plus admirables effets de la Nature, Lausanne, David Gentil, 1681, p. 57-58. 45. Histoire l’Académie royale des sciences, 1730, p. 50. 46. M.-J. DE BORCH, Minéralogie sicilienne, op. cit., p. 230. 47. Alexis-Frederik CRONSTEDT, Essai d’une nouvelle minéralogie. Tr. du suédois & de l’allemand de M. Wiedman &c. &c., par M. Dreux fils, Paris, Didot, 1771, p. 56. 48. La Pudicité, marbre, 198 x 59 x 49 cm, Versailles, châteaux de Versailles et Trianon, Grands Appartements, galerie des Glaces, inv. MR245. Statue antique provenant de Benghazi, placée dans la galerie des Glaces en 1695 (remise à son emplacement d’origine en 1948, dépôt du Musée du Louvre). 49. Jean-Aymar PIGANIOL DE LA FORCE, Nouvelle Description des châteaux et parcs de Versailles et de Marly contenant une explication historique de toutes les Peintures, Tableaux, Statues, Vases & Ornemens qui s’y voyent, leurs dimensions, & les noms des Peintres, des Sculpteurs & des Graveurs qui les ont faits, Paris, F. et P. Delaulne, 1701, 9e éd., 2 vol., Paris, Hocherau, 1764, p. 218. 50. Ibid., p. 220-221. 51. Journal économique, avril 1758, p. 169. 52. Histoire de l’Académie royale des Inscriptions & Belles Lettres, XIV, 1772, p. 304. 53. Ibid., p. 297-298. 54. L. DASTON et K. PARK, Wonders, op. cit., 1998, rééd. 2001 ; Lorraine DASTON, Natural Law and Laws of Nature in Early Modern Europe, Ashgate, Aldershot, 2008 ; Francis HASKELL, De l’art et du goût, jadis et naguère, Paris, Gallimard, 1989 ; Krzysztof POMIAN, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Venise, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1987 ; Antoine SCHNAPPER, Le Géant, la licorne et la tulipe, collections et collectionneurs dans la France du XVIIIe, I, Histoire et histoire naturelle, Paris, Flammarion, 1988 ; id., Curieux du grand siècle, collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, II, Œuvres d’art, Paris, Flammarion, 1994 ; Arthur MACGREGOR, Curiosity and Enlightenment, Collectors and Collections from the Sixteenth to the Nineteenth Century, New Haven, Yale University Press, 2007 ; R. J. WESTON EVANS et A. MARR, Curiosity, op. cit., 2006 ; Neil KENNY, Curiosity in Early Modern Europe : Word Histories, Harrassowitz Verlag, Wolfenbütteler Forschungen, 1998 ; id., The Uses of Curiosity in Early Modern France and Germany, Oxford, Oxford University Press, 2004. 55. Stéphane VAN DAMME, « La curiosité histoire d’un mot », dans Dominique PESTRE (dir.), Histoire des sciences et des savoirs, 1 ; De la Renaissance aux Lumières, Paris, Le Seuil, 2015, p. 136-137. 56. R. CAILLOIS, Pierres, op. cit., 1966, rééd. 2013, p. 41.

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AUTEUR

SOPHIE MOUQUIN Maître de conférences à l’université de Lille 3, membre du centre de recherche de l’IRHIS et directrice des études à l’École du Louvre, Sophie Mouquin travaille sur les arts décoratifs et sur l’histoire du goût pour le marbre aux XVIIe et XVIIIe siècles. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages (dont Pierre IV Migeon, 2001 ; Le style Louis XV, 2003 ; Écrire la sculpture, 2011 ; Versailles en ses marbres, politique royale et marbriers du Roi, à paraître en 2017).

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James Cox’s Silver Swan An eighteenth century automaton in the Bowes Museum

Roger Smith

1 The Silver Swan (ill. 25) is a life-sized automaton that has been in the Bowes Museum in the northern English town of Barnard Castle since 18722. It was first exhibited in 1773 by the jeweller and entrepreneur James Cox (c. 1723-1800), as part of his « museum » of musical clocks and automata in Spring Gardens, London3. Before considering the Swan itself, it is important to understand the unusual circumstances which led to its creation.

Figure 25 - Silver Swan, c. 1773

H. 80 cm © Bowes Museum, Barnard Castle

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2 Modern interest in early automata often focuses on their place in the development of advanced technologies like computing and robotics. In the eighteenth century, automata posed other scientific and philosophical questions, such as the difference between machines and living creatures, and what that meant for orthodox religion4. Cox himself was referring to such profound questions when he claimed that « the use made of natural and mechanic powers in several of [his museum’s exhibits], offer[s] surely ideas useful and even philosophical enough to defend them from the reproach of being only glittering gewgaws5 ». However, such objects also appealed more widely to an older popular fascination with magic and the marvellous.

3 Most of Cox’s exhibits had been designed to satisfy the demand for mechanical curiosities by Asian élites, following in the tradition of mechanical music and automata that had developed in Renaissance Europe and spread eastwards through missionary activity and global trade from the late sixteenth century. From the beginning, such objects had been designed to delight the eyes as well as the ears of their wealthy owners; and although some European élites later developed a more « scientific » interest in clockwork technology, with greater emphasis on astronomical information and accurate timekeeping, lavishly ornamented musical clocks and automata retained their popular appeal. In Asia and especially China, where such objects were largely exotic imports available only to the rich and powerful, they were also coveted as expensive status symbols. This led to a growing export trade from Europe, while the articles themselves became increasingly costly, so that by the mid eighteenth century they were making a valuable contribution to reducing the trade gap caused by European demand for Asian products like textiles, porcelain and tea6.

4 James Cox became involved in this trade as a manufacturer and exporter in the 1760s, and it was a sudden collapse in the trade which led him to open his museum in 1772, intending to make money from the high entry charge of 10s 6d until the market recovered or he could dispose of his goods in some other way. (The eventual solution was a lottery, held in 1775.) Most of the museum’s exhibits (56 by late 1773) were therefore typical of the export trade, including many musical clocks in lavishly gilded and « jewelled » cases, with automated features of varying sophistication. Some of these automations were visually striking but mechanically simple, like processions of painted figures; but others were more advanced, displaying « jewelled » stars and spirals which rotated and counter-rotated like miniature versions of the firework displays popular at that time. In marked contrast to such dazzling displays was the sophisticated simplicity of the Perpetual Motion clock (piece 47)7, which utilised the variation in atmospheric pressure to power the movement. Its lengthy development and construction had been financed by Cox and it had probably been made for him by the immigrant mechanician Samuel Rehe. Since this clock was meant to appeal to an educated minority, its scientific credentials were underlined by its simple mahogany case, with large glass panels revealing the mechanism8.

5 Between these two extremes were a smaller number of automata which combined both popular and philosophical appeal by imitating the movements of animals and people. Some were of a type familiar in Europe since the Renaissance, like mechanical carriages and elephants which moved their trunk, eyes and tail. There were also a few automata that, while still highly ornamented, were technically advanced, with mechanisms simulating more complicated natural movements. These included a flute-player (piece 43) which was perhaps similar to that made by Jacques Vaucanson (1709-1782) thirty

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years earlier; and a cage of singing birds (piece 42) which was more elaborate (but probably cruder) than those which Cox later obtained from Henry-Louis Jaquet-Droz (1752-1791). Neither of these pieces has survived, but another of Cox’s automata is now in St Petersburg: this is the famous Peacock in the Hermitage Museum, which was originally one of a pair included in a smaller exhibition which Cox staged in Dublin in 17749. After he became bankrupt in 1778, one of the Peacocks was exported to China and subsequently disappeared. The other was taken to St Petersburg in 1781 by Friedrich Jury, the German craftsman who had made it, and was bought by Prince Grigori Potemkin for 11,000 roubles (about £ 1,800 sterling). It was reassembled by the Russian clockmaker Ivan Petrovich Kulibin (1735-1818), and passed to the empress Catherine II on Potemkin’s death in 1791. Although some elements, like the domed « pavilion » which originally enclosed it, have been lost, much of the Peacock’s elaborate setting has survived and shows how a grand automaton would have looked in the eighteenth century.

6 Finally, there was the Silver Swan (piece 45 in Cox’s museum), which is the subject of the remainder of this brief essay. In its current form, the Swan sits in a « pond » of spiral glass rods which turn to simulate moving water, in which small fish are swimming8. (The leaves around the pond were added in the nineteenth century.) This simple setting focuses attention on the highly realistic movements of the Swan’s neck and beak, as it preens its feathers and seems to pick a jumping fish out of the water and (improbably) swallow it. However, the visual impact of this piece would originally have been much greater, since it now lacks both the elaborate stand in the form of a crystal « rock » simulating falling water in which the pond was once placed, and the domed pavilion which enclosed it. The dome also supported an automated « rising sun » measuring three feet in diameter, and together these elements constituted a structure nearly 18 feet high (about 5,5 metres). This was considerably higher than the museum’s other exhibits and made the Swan a very striking object indeed10.

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Figure 26 - Plumage (silver)

Roger Smith

7 The body of the Swan is realistically modelled in silver, with the details of the feathers superbly engraved (ill. 26) Unfortunately, there are no maker’s marks on the silver. This body is essentially an empty shell, with the machinery driving the various automations and music being placed below the surface of the pond. The automaton’s success in reproducing the natural movements of a swan is due to the extremely clever way in which the neck and beak are constructed. As can be seen (ill. 27 and 28), the silver outer rings of the neck conceal 24 brass rings which provide lateral rigidity with vertical flexibility. Fixed within the brass rings are a series of flat brass links, under which is a long tapered spring which helps to restore the neck to a vertical position when at rest. On the brass links are mounted roller-wheels carrying five chains controlled by cams below the base of the neck, which operate the movement of the neck, the opening of the beak and the action of the fish within it. The whole neck is also counterpoised with sliding weights. As Matthew Read has observed, the entire mechanism is not only well-finished but is finely balanced in design and action11. Although unlike the mechanisms in other automata of this period, including the Peacock, it shows no signs of being a prototype, so we are left wondering what inspired it. Nor is there any firm information about the identity of the designer and maker. Some scholars have plausibly attributed the mechanism to Cox’s chief workman up to 1773, John Joseph Merlin (1735-1803), an immigrant mechanician from near Liège12. However, no similar work by him around this date has yet been found, and although he later worked on two small automata of walking and dancing « Silver Ladies » for his own mechanical exhibition, these were unfinished when he died and are now lost13.

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Figure 27 - Neck Rings

Matthew Read

Figure 28 - Neck, international mechanism

Matthew Read

8 This ignorance about the maker of the Swan reflects the commercial context within which Cox obtained his articles for export. Cox himself was not technically trained: having started his career as a « toyman », he became an entrepreneur and merchant in the 1760s, concentrating on identifying markets, specifying the goods required, and providing the finance needed for production and export to the Far East. As was customary in the horological trades, he often placed his name on the dials of clocks and watches that he sold, and he sometimes placed it more prominently as « maker » on a major piece with which he had been directly involved. However, those who saw his exhibition in London or ultimately bought such objects in India or China were not interested in the artists and craftsmen who had made them, so they remain largely

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anonymous: it is only by accident that the Perpetual Motion clock can be attributed to Rehe and the Peacock to Jury.

9 Cox obtained articles in various ways. Until hit by falling demand in 1772, he employed his own huge workforce of 800-1000 workers. Of course, only a small minority of these would have been located in the workshop in Shoe Lane, supervised by Merlin and paid by Cox directly. These directly employed journeymen, who included several highly skilled immigrants14, probably worked on the more exceptional pieces, as well as producing those smaller articles with distinctive ornaments that suggest the use of patterns owned by Cox himself. Otherwise, most of his employees were independent subcontractors and suppliers, with their own workshops and journeymen – a system of « outworking » traditional in the luxury trades, that permitted a flexible subdivision of labour while also spreading the financial risk. In addition, Cox evidently bought some articles in a finished or semi-finished state from leading London clock and watch makers like James Upjohn; and this became his usual practice in later years when, after his bankruptcy in 1778, access to finance became difficult. He then had to rely on trade credit from independent suppliers with their own sources of capital, like the Swiss clock and automata maker Henry-Louis Jaquet-Droz, who worked in London from late 1775 but did not become a major supplier to Cox until the early 1780s, retaining a London workshop for this purpose after he returned to Switzerland in 1783.

10 How Cox obtained the Swan is not known, but the possibilities are limited by the high cost of development and manufacture, which few independent makers could have undertaken simply as a speculation. The cost of making the two Peacocks is known to have been about £2,000 each (c. 50 000 livres tournois), and the cost of the Swan in its original state was probably similar15. Given this high cost, if Merlin was indeed the designer, it was probably made in Cox’s own workshop, with independent specialists supplying parts like the silver body and the musical movement, though the lack of ornament makes it difficult to identify any standard Cox features. On the other hand, if it was designed and made by an independent maker, he probably had a prior agreement with Cox and perhaps an arrangement for interim financial support, which may be how Friedrich Jury could make the two Peacocks.

11 It will be evident that much about the making of the Swan remains unknown, but the general circumstances behind its creation are clearer. Such sophisticated automata might inspire philosophical thoughts among some contemporary European observers, but most of these pieces were produced as objects of trade, and especially for export to Asia. And like their counterparts in Renaissance Europe, what their new Chinese and Indian owners wanted from this advanced technology was not scientific or economic utility, but an ability to astonish and delight – an ability that automata like the Swan and the Peacock possess to this day.

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NOTES

2. I am greatly indebted to Matthew Read, now head of the clock conservation course at West Dean College, for advice on the Swan’s mechanism based on his conservation work in 2008. I am also grateful to Dr Jane Whittaker, head of collections, Bowes Museum, for permission to use images of the Swan. Information about the Swan is on the Bowes Museum website [http:// www.thebowesmuseum.org.uk/Collections/ExploreTheCollection/TheSilverSwan.aspx]. It can be seen performing on YouTube: [https://www.youtube.com/watch?v=p9dcg-o4efg]. 3. There is a short biography of James Cox by the present author in The Oxford Dictionary of National Biography, Oxford 2004 (available online). 4. For example, the arguments for and against « materialism » by the scientist and theologian Dr Joseph Priestley, in London Review of English and Foreign Literature, London, 1775. Eighteenth century approaches to automata are discussed in Simon Schaffer, « Enlightened Automata », in William Clark, Jan Golinski and Simon Schaffer (éd.), The Sciences in Enlightened Europe, (Chicago & London 1999), p. 126-165. 5. From the « Advertisement » prefaced to editions of the Descriptive Catalogues of Cox’s Museum, London 1772-1773. Le terme « gewgaws » peut se traduire par « babioles ». 6. Roger Smith, « The sing-song trade: exporting clocks to China in the eighteenth century », Antiquarian Horology, 30/5, March 2008, p. 629-658. 7. Piece numbers for exhibits are from the Descriptive Inventory (etc), London, 1774, which covers the museum at its largest. 8. Now in the Victoria & Albert Museum, London [http://collections.vam.ac.uk/item/O297335/ longcase-clock-cox-james/]. 9. Yuna ZEK and Roger SMITH, « The Hermitage Peacock », Antiquarian Horology, 28/6, June 2005, p. 699-715. 10. For an artist’s impression of the original structure, based on the catalogue description with advice from the present author, see Country Life, 13 May 2008, p. 85. 11. Personal communication to the author. 12. See Michael Wright’s catalogue entry and detailed technical description of the Swan in Anne FRENCH (ed.), John Joseph Merlin. The Ingenious Mechanick, exhibition catalogue, London, 1985, E5, p. 125-126. 13. The Silver Ladies were unfinished c. 1800, when Charles Babbage (1792-1871) saw them in Merlin’s workshop. Babbage, who became a famous mathematician and developed an advanced calculating machine, later bought the Dancer and completed it. Ibid., A13, p. 46. 14. For Cox’s use of foreign workers, see the present author’s paper to a conference organised by the university of Neuchâtel 30.3.2012 (publication of conference proceedings forthcoming). 15. Contemporaries placed much higher values on some of Cox’s exhibits – up to £ 100,000! That seems absurd unless the jewels in their decoration were real – and large. (Those that survive are usually made of glass or merely small chips of precious stones.) Of course, when demand was high in Asia, the selling price could be much higher.

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AUTHOR

ROGER SMITH Roger Smith is an independent historian studying the organisation of horological and related trades (including automata) in the eighteenth century. He has acted as historical adviser to museums in the UK and elsewhere, and has published extensively—most recently, the autobiography of a London watchmaker: The Life and Travels of James Upjohn, London, Antiquarian Horological Society, 2016, co-edited with John Leopold.

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Le banc d’orfèvre du prince électeur Auguste de Saxe (1526-1586) au Musée national de la Renaissance

Catherine Cardinal

1 En 1565, le mécanicien et inventeur Leonhard Danner (1507?-1585) fabriquait, dans son atelier de Nuremberg, une machine-outil servant à tréfiler les fils de métal, commandée par Auguste de Saxe (ill. 29 et 30). Après avoir été une œuvre maîtresse de la kunstkammer de l’électeur, le banc à tréfiler passa dans le commerce de l’art puis successivement au musée Carnavalet, au musée de Cluny et, finalement, au musée national de la Renaissance, à Écouen, où il a retrouvé tout son prestige dans une salle qui lui est dédiée1. Imposant par son poids de 600 kg et sa longueur de 4,40 m, il est le seul parvenu jusqu’à nous pour cette époque. Objet d’apparat par son riche décor de marqueterie et de gravures, il est aussi une étonnante machine dont la conception est révolutionnaire. Ses caractéristiques techniques ont été nouvellement mises en lumière grâce à une recherche menée en partenariat par le musée et l’École nationale d’ingénieurs de Metz. L’étude a abouti à une modélisation en trois dimensions qui le montre en fonctionnement. Cette présentation numérique, à la fois technique et historique, est visible sur un site internet qui lui est consacré et sur une borne multimedia interactive dans le musée2.

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Figure 29 - Banc d’orfèvre, Leonhard Danner, 1565, Nuremberg

Bois, acier, dorure, L. 4,40 m, H. 0,42 m, inv. E. Cl. 16880, musée national de la Renaissance, Ecouen. © Musée national de la Renaissance

Figure 30 - Détail de la boîte à pignons, cartouche portant la date de 1565

Cliché Catherine Cardinal

Les usages du banc

2 Le banc permet, grâce à l’adaptation d’accessoires spéciaux, d’obtenir des fils d’or et d’argent très fins comme des fils en fer de fortes sections. Son mécanisme novateur inclut un dispositif de démultiplication de l’énergie engendrée par le mouvement des artisans ; Werner Gunther souligne que « deux hommes agissant sur les deux manivelles de concert arrivent à développer, après pertes dans le mécanisme, un effort de traction correspondant à neuf tonnes3 ». Des outils amovibles et de nombreuses filières de divers profils complètent le système principal (ill. 31). La présentation virtuelle du banc permet de comprendre ses divers modes de fonctionnement et d’observer notamment que le travail peut se faire en continu de part et d’autre de la crémaillère. « Cette conception de la machine consistant à permettre d’éviter un retour

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à vide de la crémaillère est représentative d’une vision productiviste tout à fait moderne » ajoute W. Gunther4.

Figure 31 - Ensemble de filières à pertuis décoratifs

Musée national de la Renaissance, Ecouen

L’inventeur du banc et sa destination

3 Leonhard Danner est un mécanicien réputé, bourgeois de Nuremberg, travaillant au service de sa ville et de divers commanditaires. Dès les années 1550 et jusqu’à sa mort, il livre de nombreuses commandes à Auguste de Saxe qui apprécie ses inventions dans le domaine de l’outillage et de l’armement5 ; comme le remarque Michèle Bimbenet- Privat, le banc est « le résultat de la relation fructueuse d’un commanditaire exceptionnel, un prince passionné de mécanique, et d’un formidable inventeur6 ». La machine est installée dans une des sept salles, la kunstkammer, aménagée sous les toits du château de Dresde. Le premier inventaire de ces « salles d’art », daté de 1587, mentionne plus de 7 000 outils pour menuisiers, serruriers, armuriers, orfèvres et 400 horloges, automates et instruments de géodésie, d’optique, d’astronomie, représentant les trois-quarts des collections7. Auguste manifeste un véritable intérêt envers les techniques, attirant à la cour de Dresde des artisans et des ingénieurs réputés, pouvant perfectionner les métiers. Ils sont chargés de travailler avec les outils collectés par le prince, répartis dans des ateliers spécialisés comme celui dédié au tournage où se trouvait un tour également acquis auprès de Danner en 1561. Auguste lui-même s’adonne en leur compagnie à des travaux de menuiserie et d’orfèvrerie. Sa kunstkammer répond donc avant tout à ses goûts personnels plutôt qu’à une fonction de représentation officielle ou à une fonction décorative ; elle n’est pas seulement une collection d’outils ingénieux et d’instruments sophistiqués mais aussi un lieu de production.

Le décor du banc

4 À l’instar de nombreux objets techniques de la Renaissance, le banc d’orfèvre est également une œuvre d’art, représentative de la dextérité des marqueteurs allemands du XVIe siècle. Leonhard Danner a collaboré avec un maître-menuisier, resté anonyme, dont l’on note le monogramme AM, répété trois fois sur le banc, ainsi que son autoportrait le représentant au travail dans son atelier (ill. 32). Le programme

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iconographique se révèle en lien avec la personnalité d’Auguste de Saxe, prince humaniste et partisan de la Réforme. Un tournoi ayant des accents de parodie donne la victoire au chevalier affilié à Auguste contre le représentant du pape. Une frise met en opposition des hommes drapés à l’antique, occupés à saccager une ville, et des hommes sauvages pleins de dignité, couronnés de laurier ou chevauchant majestueusement des animaux féroces.

Figure 32 - L’atelier du marqueteur et son monogramme AM

En dessous, le monogramme de Leonhard Danner : ses initiales LD séparées par un sapin (Tanne en allemand). Cliché Catherine Cardinal

5 « L’iconographie du banc combine ainsi satire des catholiques en contexte de guerres de religion et réflexion sur la place de l’homme dans la nature. Tous ces éléments, joints aux armoiries, concourent à célébrer Auguste, champion de la cause luthérienne légitimé par Dieu et par l’Histoire », comme le remarque Stéphanie Deprouw-Augustin8. La présence de ses armoiries sur un petit côté atteste l’importance qu’il a donnée à sa commande, suivant sans doute de près la conception des frises narratives dont les modèles pourraient avoir été fournis par le peintre et graveur suisse Jost Amman, établi à Nuremberg depuis 1560 environ (ill. 33).

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Figure 33 – Les armoiries d’Auguste de Saxe sur un petit côté du banc

Cliché Catherine Cardinal

6 La marqueterie n’est pas la seule technique utilisée dans la décoration du banc9. Les éléments métalliques, comme les outils en fer attenant, sont soigneusement gravés de saynètes, d’allégories, de rinceaux peuplés dans la manière des petits maîtres de la Renaissance. Observons que de tels décors caractérisent aussi, par exemple, les armes et les horloges de table fabriquées à la même époque.

7 La pièce, fastueuse par son décor et ingénieuse par ses capacités techniques, est bien représentative des ouvrages commandés par les princes du temps comme les sphères et les horloges à complications astronomiques10. Grâce à la restauration effectuée en 2010 et au projet numérique dont elle a bénéficié un an plus tard, le public peut pleinement en mesurer l’intérêt11. Des présentations virtuelles de ce genre seraient souvent souhaitables pour comprendre le mécanisme et la fonction d’objets exposés dans les musées qui, faute d’explications et de démonstrations, apparaissent tels des témoins muets de l’avancement des techniques.

NOTES

1. Le banc d’orfèvre, vendu par l’État de Saxe dans le deuxième tiers du XIXesiècle, fut acquis par la ville de Paris, présenté au musée Carnavalet à une date indéterminée puis conservé au musée

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de Cluny dès 1886. En 1981, il prend place au Musée national de la Renaissance, nouvellement ouvert dans le château d’Écouen. 2. [http://www.musée-renaissance.fr/files/complement/bancdorfevre/index2.html]. La présentation compte onze séquences permettant notamment de comprendre le fonctionnement du banc (travail du fil précieux, travail du gros fil, laminage des barres de fer) et de découvrir les détails de la marqueterie. 3. Werner GUNTHER, « Le banc à tréfiler ; une expérience de modélisation », in Michèle BIMBENET- PRIVAT (dir.), Le banc d’orfèvre de l’électeur de Saxe, Paris, Réunion des musées nationaux, 2012, p. 60. 4. Ibid., p. 61. 5. Ibid., se référer à l’article de Bertrand BERGBAUER, « Lenohard Danner, concepteur du banc », in M. BIMBENET-PRIVAT (dir.), Le banc d’orfèvre, op. cit., p. 47-53. 6. M. BIMBENET-PRIVAT, « Les bancs à tirer et la mécanisation dans les ateliers d’orfèvres », in M. BIMBENET-PRIVAT (dir.), Le banc d’orfèvre, op. cit., p. 67. 7. Martina MINNING, « Les outils de la Kunstkammer de Dresde et leur histoire », in M. BIMBENET- PRIVAT (dir.), Le banc d’orfèvre, op. cit., p. 31-45. 8. Stéphanie DEPROUW-AUGUSTIN, « Le décor du banc d’orfèvre : marqueterie, gravure et dorure », in M. BIMBENET-PRIVAT (dir.), Le banc d’orfèvre, op. cit., p. 86. 9. Ibid., p. 84. 10. Se référer par exemple au catalogue d’exposition : Catherine CARDINAL et Dominique VINGTAIN (dir.), Le temps et sa mesure du Moyen Âge à la Renaissance. Trésors d’horlogerie, Avignon, Palais des papes, 1998. 11. L’auteur remercie vivement de leur accueil et de leur aide Monsieur Thierry Crépin-Leblond, directeur du Musée national de la Renaissance et Monsieur Guillaume Fonkenell, conservateur.

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Le patrimoine technique de l’époque moderne, aperçu d’un monde en transition

Michel Cotte

1 Entre la Renaissance italienne qui mobilisa ses « ingénieurs », à compter des XIVe et XVe siècles2, et la « révolution industrielle » anglaise3, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, les mises en œuvre techniques réalisées par les entreprises civiles ou militaires fournissent des images matérielles assez précises des différentes sociétés européennes, pour autant qu’un patrimoine de ces réalisations subsiste. Ces grands événements sociotechniques bornent donc notre étude, mais la définition de limites chronologiques précises est plus difficile, car les phénomènes qui les illustrent sont nombreux et ont des temporalités propres ; leur apparition varie d’une région à l’autre, suivant des modèles de diffusion en eux-mêmes complexes4. Dans le domaine de la technique, la fin de cette longue période est marquée par une série d’innovations de rupture qui conduiront à un changement radical de système sociotechnique ; un mouvement initié dans les îles britanniques dans les années 1760-1770, et que l’on appelle volontiers la « révolution industrielle », mais dont les dates de démarrage ou « take-off » varient sensiblement suivant les pays et suivant les objets considérés, par exemple guère avant la fin de l’Empire en France avec la fin du blocus continental5. Le patrimoine technique de l’époque moderne montre d’incontestables continuités, dont celle d’une histoire matérielle du temps long, telle que l’école des Annales l’a préconisée dès les années 19306. Il montre également les changements intervenus par le rôle croissant de l’innovation technique et de la pensée scientifique. Celle-ci participe, notamment au contact de la mise en chantier, à la « réduction en art » du savoir-faire technique, c’est- à-dire la progression d’une pensée abstraite de la technique que l’on nommera plus tard « technologie7 ». À cette époque, l’extension de la connaissance de la nature conduit aussi à son exploitation de plus en plus systématique et à son contrôle au profit des hommes. Le patrimoine de cette époque illustre une forme d’apogée des pratiques artisanales, telles que les décrit l’Encyclopédie où les évolutions techniques sont encore pour l’essentiel de type incrémental par le perfectionnement et la rationalisation de

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l’existant. Toutefois, par le développement de la pensée mécanique et les progrès de l’expérimentation8, le caractère de beaucoup de ces activités tend à devenir « proto- industriel », si l’on veut bien étendre la validité de ce terme initialement proposé pour décrire les modes de fabrication des textiles qui précèdent l’étape du machinisme productif et sa concentration en usine9. Les données monumentales, archéologiques ou paysagères qui nous occupent ici sont enfin à compléter et à mettre en perspective par l’information donnée par les archives et les études historiques qui en résultent, la documentation iconographique et, bien entendu, les collections de machines, d’outils et d’objets que l’on trouve dans les musées des techniques et les écomusées industriels. Cela constitue les limites de cette brève étude et en même temps ses articulations avec les champs associés qui la prolongent et la contextualisent.

2 Le patrimoine technique se situe à l’intersection de différentes problématiques tant technologiques que scientifiques, tant sociales et économiques que politiques. En premier lieu, il apporte la notion d’échelle des mises en œuvre techniques faites par l’homme dans sa relation à la nature ; échelle des moyens matériels et des processus d’intervention qu’il est capable de réunir pour parvenir à ses objectifs d’acquisition et de gestion des matières premières, de production d’objets matériels, de transport et de génie civil, ou encore de génie militaire. Cette échelle des sites conservés de l’organisation des productions et des territoires va de quelques centaines de mètres carrés à des dizaines d’hectares parfois, et à des dizaines de kilomètres linéaires pour les canaux. Les sites de patrimoine et d’archéologie, par nature des biens immobiliers, sont étroitement complémentaires des objets mobiliers qui les habitaient autrefois, et qui sont aujourd’hui dans les collections techniques des musées dédiées aux produits, instruments, outils et machines alors naissantes. Par ailleurs, les processus techniques décrits par les croquis des ingénieurs et les planches des ouvrages imprimés, dont le raffinement constant est une caractéristique importante de l’époque moderne, se trouvent confrontés à l’archéologie des techniques en situation, à un patrimoine témoin de la réalité physique d’ensemble d’une activité du passé. Ensuite, le patrimoine évoque l’organisation sociale du travail et les enjeux de pouvoir qu’incarnent la maîtrise du monde matériel et sa captation progressive au profit des États modernes naissants comme des premières grandes dynasties négociantes et industrieuses. Nous pensons par exemple aux Fugger en Allemagne et en Europe centrale et à leur contrôle monopolistique de l’extraction et du commerce des métaux non ferreux (fin XVe-XVIe siècles). Le projet technique de production ou de service est souvent l’incarnation d’un projet de pouvoir, pouvoir de l’argent, pouvoir des réseaux du négoce et pouvoir politique souvent mêlés. La mobilisation des hommes et des femmes pour la mise en œuvre pratique de tels objectifs matériels subit des évolutions essentielles au cours de cette période, mais complexes, se défaisant du servage pour se prêter au salariat tout en réinventant l’esclavage pour ses colonies, allant du contrôle technique et social étroit des corporations vers des formes évoluées de capitalisme marchand10. Les grands projets techniques sont également le reflet des représentations et des symboles des différents moments de cette période ainsi que des ambitions nouvelles du monde moderne. Certains projets apparaissent même comme des réalisations idéologiques, preuve incontestable que le pensable technique et l’imaginaire social et économique sont devenus une réalité, comme à Arc-et-Senans ; nous y reviendrons. Enfin, les techniques et leur diffusion appartiennent très tôt à des « économies-mondes », cela dès avant l’époque moderne, mais celle-ci renforce considérablement les échanges en multipliant les nouvelles routes et les capacités de transport, grâce aux progrès de la

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navigation, aux découvertes maritimes et à l’intensification sans précédent du commerce international.

3 Le patrimoine technique a été considérablement transformé, et souvent à plusieurs reprises, par le renouvellement des techniques permis par la révolution industrielle initiée en Angleterre. Beaucoup de lieux pionniers de la technique et de l’industrie ont été totalement modifiés par les évolutions des XIXe et XXe siècles, et la strate originelle a disparu ou elle est réduite à peu de choses. La confusion n’est pas rare entre des bâtiments, des constructions industrielles annoncées par les documents comme remontant au XVIIIe siècle par exemple, et des édifices plus récents qui les remplacent, pour le moins les modifient de manière importante et irréversible11. Nous essayons ici d’éviter au mieux cet écueil d’un patrimoine de dernière strate, souvent assez récente, ce qui est tout de même possible dans un certain nombre de cas ; ensuite de choisir quelques exemples représentatifs de l’époque moderne, via notamment les reconnaissances patrimoniales effectuées dans le cadre de la Convention du patrimoine mondial de l’UNESCO12 ; enfin de ne pas se limiter à une approche purement française, d’échelle et de signification trop limitées, dans cette diffusion rapide et permanente des idées techniques qui s’instaure résolument à l’époque moderne. Arrêtons-nous sur quelques exemples marquants du patrimoine technique et industriel de cette période, à une échelle volontairement internationale. Ils illustrent un rapport au monde naturel qui s’ancre dans les nouvelles idées et les moyens techniques de la Renaissance, puis ils témoignent d’une forme d’apogée du système sociotechnique classique aux XVIIe et XVIIIe siècles, enfin ils annoncent la révolution par l’industrie du monde occidental.

L’acquisition d’une matière première : la production du sel

4 La technique d’acquisition du sel (chlorure de sodium) par l’homme, à des fins de conservation de la nourriture et de condiment culinaire, remonte très certainement à la protohistoire, formant une étape de la progression de ses compétences dans ces domaines13. Le sel se rencontre sous forme de dépôts naturels sur les bords de marais en bord de mer, de sources salines ou parfois d’un filon de sel gemme, c’est-à-dire du sel cristallisé au sein de couches géologiques. Deux directions majeures d’amélioration de l’acquisition à partir des eaux salines ou saumures apparaissent à compter de l’Antiquité et parfois avant, pour parvenir au sel cristallisé : leur chauffage dans des récipients et l’évaporation organisée de plein air. La première technique s’installe durablement dans les régions continentales disposant de sources salines et riches en bois de chauffe ; la seconde plutôt en bord de mer, mais pas uniquement. Là où existent de tels gisements, l’extraction en galeries des filons de sel gemme forme la troisième voie de développement des productions. Le sel constitue une matière vitale pour l’alimentation dans la durée des populations, qui se traduit par un usage permanent et généralisé. Sa production est difficile et elle reste localisée aux zones maritimes favorables et à quelques régions intérieures privilégiées, comme le Jura en France ; de nombreuses régions fortement peuplées n’en disposent pas dans leur environnement, impliquant un commerce saunier à longue distance. Le sel est donc un produit stratégique. Le contrôle de l’exploitation du sel comme son transport et sa commercialisation deviennent un enjeu majeur de puissance économique et politique à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne en Europe14. Les princes, le roi lui-même en

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établissent alors le contrôle puis le monopole, tant au niveau de l’exploitation que de son transport et de sa distribution. L’impôt de la gabelle du sel est bien connu, étroitement associé à l’histoire du pouvoir royal et à la constitution de l’État moderne en France15. Des situations similaires se retrouvent dans toute l’Europe et dans d’autres civilisations, comme dans la Chine impériale pour son transport et son commerce par le Grand Canal16, via le régime du Caoyun17.

5 De leur côté, les techniques de production n’évoluent que très lentement et c’est surtout l’extension des zones d’exploitation, avec les aménagements hydrauliques associés, qui accompagne la montée des besoins à l’époque moderne et jusqu’au XIXe siècle. Si la période révolutionnaire, en France, abolit la gabelle comme un privilège d’Ancien régime, rendant au sel un statut de simple matière première, la véritable rupture technique interviendra avec le chemin de fer qui rapproche producteurs et consommateurs, provoquant un effondrement des prix. Les installations saunières témoignent généralement de la longue durée historique de l’extraction de ce produit, quel qu’en soit le mode technique d’acquisition : mine de sel gemme, évaporation naturelle ou évaporation par chauffage. Comme les procédés n’ont guère changé au long des siècles, sur un plan technique, ils traversent en quelque sorte l’époque moderne, où les exploitations atteignent des dimensions importantes. Ces témoignages illustrent une forme de permanence tant de la ressource que des conditions naturelles de son exploitation, et ils n’ont été que peu affectés par les techniques des XIXe et XXe siècles, offrant ainsi des témoignages antérieurs à la révolution industrielle précieux18.

6 La permanence de l’exploitation du sel de mer peut par exemple, en France, être donnée par les marais salants de Guérande (Loire Atlantique), dont l’origine remonte à la période gallo-romaine (ill. 34). L’époque moderne est marquée par l’extension régulière du marais, accompagnée de la construction de digues et d’aménagements hydrauliques, jusqu’au XVIIIe siècle19. Par ailleurs, la source saline continentale française la plus fameuse est à Salins-les-Bains (Jura), où subsistent des vestiges importants de puits d’exploitation, de bâtiments et de dispositifs techniques d’évaporation par chauffage. Elle fut exploitée sans doute dès la préhistoire, et de manière certaine et continue à compter des XIIIe-XIVe siècles20. L’histoire du site exprime bien les mutations techniques et sociales intervenues au XVIIIe siècle. L’extension des besoins en sel et la déforestation croissante compromettent l’avenir de la source de Salins, suggérant une délocalisation de la chauffe de la saumure en direction de la forêt de Chaux. Ce sera le vaste projet de la saline royale d’Arc-et-Senans, cité industrielle idéale réalisée en partie par l’architecte visionnaire Claude Nicolas Ledoux, entre 1776 et 1779. Il en reste aujourd’hui de magnifiques témoignages architecturaux et d’urbanisme industriel, à peu près intacts, tout en sachant que les innovations techniques associées ont aujourd’hui disparu, comme l’immense bâtiment intermédiaire des gradations21, destiné à augmenter la teneur en sel de la saumure, ou le saumoduc, longue conduite en bois de 21 kilomètres pour acheminer la saumure (ill. 35).

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Figure 34 — Le marais salant traditionnel de Guérande-Batz-sur-mer (France)

Un paysage culturel d’une technique d’acquisition bien conservé depuis l’époque moderne Cliché Catherine Cardinal

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Figure 35 — La saline royale d’Arc-et-Senans (France)

Un projet industriel et urbain de Claude-Nicolas Ledoux (1736-1806) caractéristique des utopies urbaines et industrielles du Siècle des Lumières. Cliché Michel Baubet

7 Citons d’autres témoignages du développement séculaire de l’exploitation du sel en Europe, qui ont une histoire similaire au cours de l’époque moderne : appropriation par les princes, extension des exploitations et des productions, relative stabilité des techniques de productions qui bénéficient d’améliorations incrémentales, ou encore l’organisation sociale très contrôlée de l’exploitation et le monopole du commerce avec une fonction d’imposition des populations. L’extraction du sel gemme est bien illustrée par les Mines royales de sel de Wieliczka et Bochnia, en Pologne22, en usage continu depuis le Moyen Âge jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle. Nous pouvons aussi indiquer un exemple particulièrement spectaculaire d’évaporation naturelle par le vent et le soleil de saumures issues de sources en altitude. Elles s’écoulent sur des terrasses successives dans une vallée intérieure du Pays basque espagnol : le Val Salado23. Ce site de production privé, longtemps sous contrôle princier, connut un apogée d’exploitation de l’époque moderne au milieu du XIXe siècle, sans changement technique majeur. Ensuite, soumis à la rude concurrence des nouveaux marais salants et du transport ferroviaire, il fut victime d’un lent déclin puis d’un quasi-abandon. Le patrimoine actuel est une restitution volontariste sur une portion du site ancien, avec le respect des techniques traditionnelles.

Le patrimoine des mines à l’époque moderne

8 Un autre domaine d’acquisition de matières premières peut être évoqué, avec des similitudes notables dans le rapport de l’homme à son environnement et par la production de témoignages patrimoniaux de grande ampleur : les activités minières.

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Les sites et les paysages miniers ont déjà bien été mis en avant, notamment par la liste du patrimoine mondial ; mais la grande différence est que la période industrielle les a beaucoup plus touchés que les sites salins, car l’énergie du charbon et les métaux sont au cœur du processus de la révolution industrielle, dont seule la phase pionnière anglaise peut raisonnablement être associée à la fin de l’époque moderne européenne. Par exemple, le paysage industriel de Blaenavon24 illustre pour partie la naissance des activités minières charbonnières à but industriel, au Pays de Galles à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, apportant l’un des représentants les plus sûrs de cette transition. Les autres sites reconnus par l’UNESCO témoignent surtout de l’apogée et plus encore la fin de l’industrie lourde en Europe, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle25. Sinon, il faut soit des situations minières très exceptionnelles soit sortir de l’histoire européenne pour observer l’état des techniques antérieures à la révolution industrielle dans ce domaine. C’est par exemple, en grande partie, le cas du massif du Harz en Allemagne. Ce site de collines était fort bien pourvu en énergie hydraulique, par des aménagements remarquables réalisés du Moyen Âge aux XVIIe et XVIIIe siècles. Le Harz fut longtemps l’un des pionniers européens de l’extraction des métaux non ferreux avec la région voisine des Monts métallifères26, lieux de prédilection des observations d’Agricola pour la rédaction de son célèbre traité De re metallica, l’encyclopédie minière de la Renaissance27. La qualité de l’équipement hydraulique du massif du Harz, tant pour son drainage que son réseau de stockage et ses dispositifs d’utilisation de l’énergie, lui permit de retarder l’introduction de la vapeur et de considérer celle-ci comme un appoint et non comme un substitut. Cela conserva une part significative du patrimoine technique, mais reste exceptionnel. Son système hydraulique est toujours en usage, surtout pour la gestion des eaux, et les témoignages des paysages et des souterrains illustrent bien les périodes antérieures à la révolution industrielle, tout en montrant l’ampleur atteinte par ces réalisations qui n’ont pas fait appel au machinisme.

9 Un autre exemple peut être évoqué hors d’Europe, au Japon, avec les mines d’or de la petite île de Sado. Le site est ancien et complexe, comprenant une succession de périodes d’exploitation et de systèmes sociotechniques différents. Il comprend une part importante d’exploitation industrielle contemporaine, c’est-à-dire développée après l’instauration de l’ère Meïji (1868) ; mais des éléments notables d’exploitations minières plus anciennes ont été conservés, notamment de la période du Shogunat d’Edo (1603-1868). Bien entendu, il est excessif d’assimiler sans précaution cette période de l’histoire japonaise à l’époque moderne européenne, mais elle représente bien, comme elle, une phase bien caractéristique des techniques antérieures à la révolution industrielle, avec des témoignages de transfert technique comme l’usage de la vis d’Archimède pour l’exhaure de l’eau. Mais ce qui nous intéresse le plus ici est le système d’administration de la mine et de contrôle de la production de l’or, directement par le pouvoir du shogun. Cette situation exprime une forte similitude avec la production du sel en Europe à ce moment-là, mais avec une présence physique de l’administration centrale sur le site très marquée et une conception intégrée de l’activité minière, allant de l’extraction à la préparation du minerai, de la fonte du métal précieux à la frappe de monnaie.

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L’hydraulique et les canaux

10 Si les techniques hydrauliques existent à une échelle parfois notable durant le Moyen Âge européen, les plus importantes mises en œuvre concernent généralement le drainage de zones humides précises28. De manière plus large, on rencontre fréquemment des aménagements hydrauliques sous forme de biefs locaux ou urbains pour les moulins et l’artisanat29. Une très grande continuité des pratiques techniques existe à nouveau avec l’époque moderne, qui systématise le drainage et améliore le pompage des eaux, et qui amplifie l’usage de l’énergie hydraulique à des fins productives. Dans le domaine du drainage à grande échelle, une région se distingue particulièrement : la Hollande, devenant le chef de file durable du savoir-faire des techniques hydrauliques en Europe. Cette zone maritime basse comprend d’importants deltas fluviaux au contact de la mer du Nord. Elle se distingue par l’établissement de polders à partir de la fin du Moyen Âge, qui deviennent aux XVIe et XVIIe siècles un trait marquant de l’aménagement et de l’extension du territoire de la Hollande. Des terres sont alors durablement conquises sur l’eau, par une gestion hydraulique quotidienne stricte, à partir d’infrastructures de plus en plus vastes gérées par les « districts de l’eau », l’une des racines un peu méconnue des pratiques démocratiques de l’Europe moderne. Plusieurs biens néerlandais inscrits au Patrimoine mondial illustrent ce savoir-faire exceptionnel, constituant autant de témoignages importants : Schokland et ses environs, les moulins de Kinderdijk-Elshout, le polder de Beemster et la zone urbaine des canaux du Singelgracht à Amsterdam30. Ce sont autant d’illustrations de cette période, indiquant la maîtrise progressive d’un territoire et l’innovation technique qui la sous-tend, comme la série des grands moulins à vent de pompage des eaux de Kinderdijk (XVIIe-XVIIIe siècles) accompagnés par un système de digues, de biefs et de vannes pour le contrôle des eaux. Ces biens illustrent tant l’aménagement urbain très remarquable d’Amsterdam tout au long du XVIIe siècle, à partir de voies d’eau artificielles, que l’échec de l’homme devant la nature pour le village de Schokland, finalement abandonné en 1859 suite à la montée des eaux. Ils ont été justement reconnus par l’UNESCO comme autant de sites de « valeur universelle exceptionnelle » pour l’humanité31. Dès la Renaissance, un dynamisme incontestable se manifeste dans ces domaines, provenant bien entendu du savoir-faire issu des périodes précédentes, mais aussi de l’assimilation de l’héritage arabo-musulman de la gestion de l’eau, notamment en Espagne, et du mouvement propre d’innovation représenté par les ingénieurs italiens des XVe et XVIe siècles32.

11 Ce dynamisme des techniques hydrauliques se traduit en particulier par l’idée de compléter les réseaux fluviaux de navigation, qui n’ont jamais cessé d’être utilisés, par des canaux de jonction afin de réaliser des réseaux plus complets, plus efficaces en termes de navigation et d’interconnections sans rupture de charge. Des projets voient le jour, notamment dans le Milanais aux XVe et XVIe siècles, et la porte busquée permet la mise au point définitive de l’écluse – sas à deux portes, indispensable à la navigation moderne33. Dans le Bassin parisien, le projet très novateur du Canal de Briare, qui relie le bassin de la Seine à celui de la Loire, est achevé en 1642. Dans le dernier tiers du XVIIe siècle, la conception puis la mise en chantier du Canal du Midi correspond à une période de synthèse des compétences multiples apparues dans l’hydraulique et la construction des canaux. Pierre-Paul Riquet, ses assistants et successeurs, conçoivent tout d’abord un vaste système de collecte et de stockage des eaux de la Montagne Noire

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(rigole de la montagne, barrage de Saint-Ferréol, percée des Cammazes) puis d’alimentation du canal (rigole de la plaine) à son bief de partage, c’est-à-dire le point le plus élevé du tracé du canal de navigation (seuil de Naurouze). Le canal de transport, d’environ 180 km de long pour une largeur moyenne de 20 mètres, nécessite des travaux très importants et une organisation remarquable des chantiers successifs. De nombreuses réalisations techniques retiennent l’attention : les ponts-canaux, de grands déversoirs pour les crues, les écluses multiples (Fonserannes, Saint-Roch à Castelnaudary), le tunnel du Malepas, etc.34. Il s’agit très certainement du plus grand chantier de génie civil de l’époque moderne, que le mathématicien des Lumières Lalande qualifia de « merveille de l’Europe35 ».

12 Le système hydraulique de l’aqueduc de Padre-Tembleque a été construit entre 1555 et 1572, dans une région sèche du plateau central du Mexique. Long de près de 50 km, il illustre une réalisation d’aménagement du territoire à l’époque coloniale espagnole, à des fins de développement agricole et d’implantation urbaine. Il a été réalisé grâce à une synthèse originale de savoir-faire européens, arabo-andalous et autochtones, dans les techniques hydrauliques et la gestion de l’eau à grande échelle. Il comprend en particulier un remarquable aqueduc fait d’élégantes arches maçonnées36.

Les ponts et l’histoire des matériaux de construction

13 La construction des ouvrages d’art et leurs améliorations techniques forment un sujet particulièrement intéressant pour illustrer l’époque moderne, autant peut-être que l’architecture, si importante durant les XIVe et XVe siècles aux origines de la Renaissance en Italie. C’est un domaine qui annonce très tôt le renouveau des techniques de l’Occident, par comparaison à l’Antiquité romaine. Tout d’abord, depuis le XIe siècle, la construction de ponts permanents en pierre, par imitation des réalisations romaines encore debout37, est à l’ordre du jour, puis de manière plus autonome et plus innovante à la fin du Moyen Âge38. Les ponts urbains sont alors de véritables lieux socioéconomiques très polyvalents, mêlant boutiques, pompes, moulins, constructions immobilières, etc., comme l’illustre encore aujourd’hui le Ponte Vecchio à Florence. Justement, dans cette ville emblématique de la Renaissance italienne et à côté de lui, un autre ouvrage affiche les valeurs nouvelles de la Renaissance, tant architecturales qu’esthétiques : le pont de la Trinité (fin XVIe siècle). Avec ses trois arches fines surbaissées et son absence totale d’autre fonction que la voie de passage, c’est une réalisation remarquablement aboutie39, image forte de la maturité d’une époque, non loin du célèbre dôme de la cathédrale dû à Brunelleschi (1436), qui lui symbolise ses débuts. En la matière, l’héritage italien est double et on le retrouve très bien en France. Il s’agit tout d’abord, au sein du mouvement général de la diffusion des valeurs de la Renaissance, des « ponts neufs », à la fin du XVIe siècle et au début du suivant, avec ceux bien connus de Paris, de Toulouse ou de Châtellerault (ill. 36). Comme le pont de la Trinité, ils offrent un passage large et dégagé de tout obstacle, complété de magnifiques perspectives sur le fleuve et ses rives urbanisées dont on redécouvre la valeur paysagère. La seconde part est le souci de l’amélioration technique par le surbaissement des arcs de pierre et l’affinement des piles, qui connaîtront un apogée remarquable en France au XVIIIe siècle. Le promoteur de ce programme est l’ingénieur Perronnet, également à l’origine de l’École des ponts et chaussées (1747)40. Divers ouvrages d’art réalisés au XVIIIe siècle par cette école de pensée technique demeurent en

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France, dont celui de la Concorde, au cœur de Paris. Les caractéristiques techniques parfaitement maîtrisées de ces ouvrages, jointes à la qualité de la construction et à un remarquable sens esthétique de l’édifice dans son environnement, forment l’une des plus belles signatures patrimoniales de l’époque moderne.

Figure 36 — Le Pont-neuf de Toulouse (France)

Un ouvrage d’art remarquable pleinement représentatif des conceptions techniques et architecturales nouvelles de la Renaissance (fin XVIe-début XVIIe siècle). Cliché Michel Cotte

14 Si la pierre, avec toute sa noblesse, est un matériau essentiel au geste technique de construction des ouvrages d’arts majeurs en France et en Europe, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et au début du suivant41, c’est aussi un matériau cher à mettre en œuvre et qui n’est pas sans difficultés intrinsèques42. Pour les grands ponts, les chantiers sont donc longs et onéreux et les moyens financiers des princes ou du roi se concentrent sur des ouvrages emblématiques, notamment pour les capitales et les grandes villes. S’il est moins difficile d’équiper le franchissement des petites rivières, notamment au XVIIIe siècle en France, très actif dans le domaine, l’établissement d’un réseau routier suffisamment dense bute sur de nombreuses difficultés. D’autres types de franchissement des rivières existent donc, comme les bacs à traille ou les ponts de bois parfois établis sur des piles maçonnées. Les derniers ponts de bois de l’époque moderne ont disparu depuis longtemps en France, mais nous trouvons un excellent exemple de ce type de technique préindustrielle à Iwakuni, au Japon, avec le Kintai Kyo (1673)43. Cet ouvrage illustre un savoir-faire très élaboré de l’usage du bois dans la construction d’arches, qui sont sans conteste différentes de l’arche de bois européenne à la même époque, beaucoup plus sommaire. Dans le Japon du XVIIe siècle et jusqu’à aujourd’hui, le bois est un matériau de construction noble. Son usage technique et architectural au Kintai Kyo est très élaboré, et l’ouvrage d’art en bois est l’objet de recherches poussées, notamment pour un surbaissement des arches tout en maintenant des ouvertures importantes (plus de 30 mètres chacune pour les trois arches centrales du Kintai Kyo), exactement comme en Europe à la même période pour l’arche de pierre.

15 À la fin du XVIIIe siècle, un matériau nouveau de construction viendra d’Angleterre, avec la fonte au coke puis son dérivé le fer puddlé. Bien entendu, la fonte de fer est connue

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de longue date, mais les Britanniques apportent une nouvelle manière de la produire par l’usage du coke dans le haut-fourneau, ce qui permet une production de bonne qualité et en grande quantité, ouvrant la possibilité de son usage dans la construction. C’est la dynastie pionnière des maîtres de forge des Darby qui mit au point le procédé de la fonte au coke, après de nombreuses tentatives et améliorations successives tout au long du XVIIIe siècle, dans leur usine sidérurgique de Coalbrookdale44. Envisagé puis conçu dès 1775 pour enjamber la Severn à proximité de leur site industriel, Iron Bridge fut achevée en 1779, soutenu par la première grande arche en fonte symboliquement de « 100 pieds ». Elle est formée de pièces moulées et assemblées, suivant une architecture générale qui pour l’instant reproduit le modèle du bois, mais en beaucoup plus fin. C’est une preuve éclatante tant des possibilités du nouveau matériau que de la capacité de la firme des Darby à le produire en quantité, des arguments commerciaux typiques du monde libéral promu par les Lumières en Angleterre. On peut dire qu’Iron Bridge marque symboliquement la fin de l’époque moderne en Angleterre, affirmant le succès de ses recherches techniques inédites et ouvrant la voie à la révolution industrielle dans les îles britanniques puis en Europe. D’une manière complémentaire, le pont des Arts à Paris, achevé en 1804, symbolise du moins pour les Français une entrée dans l’ère industrielle45.

16 Nous venons de parcourir rapidement quelques grands exemples de patrimoine technique de l’époque moderne. Ceux-ci sont insuffisants pour témoigner de toute la richesse de cette période. Ils sont essentiellement destinés à donner quelques repères, des pistes d’observation et de compréhension en complément des connaissances historiques classiques. Leur force, et la raison du choix, est qu’ils sont des exemples généralement intègres, c’est-à-dire assez complets et compréhensibles dans leur fonction technique par le visiteur, et ensuite suffisamment authentiques, c’est-à-dire peu ou pas compliqués par des reprises ou des ajouts plus tardifs.

17 Bien d’autres grands domaines techniques pourraient être présentés. Pour répondre assez simplement aux critères d’intégrité et d’authenticité des patrimoines, également aux notions d’échelle des mises en œuvre, nous avons privilégié les techniques d’acquisition et les infrastructures. On pourrait aussi évoquer les activités de production d’objets finis ou de produits intermédiaires, comme les peaux, les colorants ou les fils textiles. En effet, ces activités se développent remarquablement tout au long de l’époque moderne ; elles se diversifient et s’intensifient dans des proportions considérables. De nombreux témoignages existent, par exemple d’anciens moulins, mus généralement par la force hydraulique, et destinés au traitement des grains, bien entendu, mais aussi les moulins à papier, pour la tannerie, la poudre, etc. Le mot en anglais « mill » a donné un terme générique pour désigner un lieu de production, en français celui de moulinage pour la préparation du fil textile, de soie notamment. Ce sont bien entendu des patrimoines techniques à part entière, et leur regroupement dans certaines vallées donne parfois de véritables paysages industriels, témoins d’une industrie de production antérieure à la « révolution » du même nom. Il en va de même des manufactures qui regroupent les forces de travail et les compétences complémentaires, et qui prennent leur essor notamment au XVIIIe siècle, parfois avant. Il peut s’agir de constructions relativement banales, d’ateliers artisanaux peu commodes à dater, mais certaines sont vastes et parfois même somptueuses, comme nous l’avons vu pour Arc-et-Senans. Nous avons également vu, dans ce dernier cas, la faiblesse intrinsèque de ces patrimoines, en tant que patrimoine technique, et qui est

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quasiment récurrente : c’est l’absence des témoignages techniques directs de la période moderne. Une confusion apparaît parfois à ce niveau, entre le patrimoine technique et industriel et le patrimoine de son architecture, ce qui n’est pas exactement la même chose, un peu comme la distinction entre le contenant et son contenu… Bien entendu, des restitutions justifiées, des maquettes numériques sérieusement documentées, des bases de données archivistiques et les études historiques peuvent combler ces lacunes.

18 Un autre élément de conclusion est là : l’importance d’une approche croisée avec les domaines associés de l’histoire, de l’archéologie, par l’étude indispensable d’autres sources, notamment les archives et l’iconographie, les plans et croquis techniques, enfin par les collections d’objets, d’outils et de machines rassemblées dans les musées. L’approche documentée et contextualisée du patrimoine est essentielle ; inversement, une approche d’histoire des techniques totalement privée de son patrimoine est sans doute incomplète, pour le moins désincarnée.

NOTES

2. Bertrand GILLE, Les ingénieurs de la Renaissance, Paris, Hermann, 1964. 3. La bibliographie de cette question est très importante, comme ouvrage d’introduction : David S. LANDES, L’Europe technicienne ou le Prométhée libéré, Paris, NRF Gallimard, 1975 (1969). 4. Michel COTTE, De l’espionnage industriel à la veille technologique, essai sur la circulation des idées techniques durant la révolution industrielle, Belfort-Besançon, UTBM-Presses universitaires de Franche-Comté, 2005. 5. À nouveau un très vaste domaine, voir par exemple : Serge CHASSAGNE, Le coton et ses patrons, France, 1760-1840, Paris, Éditions de l’EHESS, 1991 ; Denis WORONOFF, Histoire industrielle de la France, du XVIe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil, 1994. 6. Lucien FEBVRE et Marc BLOCH, « Les techniques, l’histoire et la vie », Annales d’histoire économique et sociale, n° 36, novembre 1935. 7. Hélène VÉRIN, La gloire des ingénieurs, l’intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Albin Michel, Paris, 1993 ; Pascal DUBOURG-GLATIGNY et Hélène V ÉRIN (dir.), Réduire en art, la technologie de la Renaissance aux Lumières, Paris, Éditions de la MSH, 2008. 8. Liliane HILAIRE-PEREZ, L’invention technique au siècle des Lumières, Paris, Albin Michel, 2000. 9. Franklin MENDELS, « Proto-industrialization, the First Phase of the Industrial Process », Journal of Economic History, 1972, vol. 32, p. 241-261. 10. Fernand BRAUDEL, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XVe ‑ XVIIIe siècle), 3 vol. , Paris, Armand Colin, 1979. 11. Voir par exemple la revue L’Archéologie industrielle en France, éditée par le CILAC, devenue en décembre 2014 : Patrimoine industriel, archéologie, technique, mémoire, toujours éditée par le CILAC, l’association de référence en France pour le patrimoine industriel. 12. La documentation sur tous les biens inscrits sur la Liste du Patrimoine mondial est consultable sur le site du Centre du patrimoine mondial [http://whc.unesco.org/fr/list/], consulté le 26 juin 2016. 13. Jean-Claude HOCQUET, Hommes et paysages du sel, une aventure millénaire, Arles, Actes Sud 2001 ; Denis MORIN, Sel, eau et forêt d’hier à aujourd’hui, Besançon, PU Franche-Comté, 2008.

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14. Jean-Claude HOCQUET, Le sel et le pouvoir. De l’an mil à la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1985, réed. 2012. 15. Bernard BARBICHE, Les institutions de la monarchie française à l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, 2012. 16. Le Grand Canal, Dossier de candidature du au Patrimoine mondial, inscrit en 2012. 17. Le régime du Caoyun est le contrôle par l’administration impériale du transport et du négoce du riz notamment par la voie d’eau. Établi dès la dynastie Qin (221-206 av. J.-C.), il est étendu au sel et au fer le long du Grand Canal lors des dynasties Sui (589-618) et Tang (618-907) ; la prospérité d’une ville comme Yangzhou (province actuelle du Jiangsu), où séjourna Marco Polo, est venue en grande partie du commerce du sel. 18. Ce point mériterait d’importantes nuances suivant les sites, avec par exemple les grands marais salants industriels du XIXe siècle, comme sur les bords de la Méditerranée en France, ou l’approfondissement des mines de sel comme en Pologne par l’exploitation de filons profonds. 19. La surface actuelle du marais salant de Guérande et Batz-sur-Mer est d’un peu plus de 2 000 hectares. 20. La « grande saline » de Salins-les-Bains a été inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2009, en tant qu’extension de la Saline royale d’Arc-et-Senans, inscrite elle en 1982. 21. Cette construction technique en bois avait près de 500 mètres de long et sept mètres de haut, elle permettait un ruissellement aéré de la saumure qui renforçait son degré de salinité, ou « grade », économisant ainsi le bois de chauffe. 22. Bien inscrit au Patrimoine mondial en 1978. 23. Ce bien proposé au Patrimoine mondial en 2012 n’a pour l’instant pas été inscrit en raison de son manque d’intégrité et d’authenticité, c’est-à-dire son caractère partiel et reconstruit. 24. Inscrit en 2000 sur la Liste du Patrimoine mondial. 25. Par exemple le Bassin minier du Nord-Pas-de-Calais en France ou les sites miniers wallons en Belgique, inscrits tous deux au Patrimoine mondial en 2012. 26. Aujourd’hui partagés entre l’Allemagne et la République Tchèque. 27. Première édition en 1556 à Bâle, un an après la mort de l’auteur, nombreuses rééditions et traductions. 28. On peut citer en France l’étang de Montady, à proximité de Béziers, ou les débuts de l’aménagement du marais poitevin par le creusement de canaux. 29. André GUILLERME, Les temps de l’eau, Seyssel, Champ Vallon, 1983. 30. Ces biens ont été respectivement inscrits sur la Liste du patrimoine mondial en 1995, 1997, 1999 et 2010. 31. Il s’agit de la terminologie officielle de l’UNESCO pour l’inscription d’un bien sur la Liste du Patrimoine mondial. 32. B. GILLE, Les ingénieurs, op. cit. 33. Le dessin connu le plus ancien d’une telle porte est dû à Léonard de Vinci, à qui l’on attribue généralement cette invention, mais il pourrait s’agir du croquis d’une réalisation existante. C’est toutefois une idée propre à la Renaissance européenne car elle n’existe pas en Chine à cette époque. Ces derniers utilisent des plans d’eau inclinés contrôlés avec un système de halage par treuils. 34. Une partie de ces travaux a été parachevée après la mort de Riquet (1680) et une première ouverture commerciale du canal (1683) réalisée par ses successeurs, dont Vauban. 35. Michel COTTE, Le Canal du Midi « Merveille de l’Europe », Paris, Belin, 2003 ; ce bien a été inscrit sur la Liste du Patrimoine mondial en 1996. 36. Ce bien a été inscrit sur la liste du Patrimoine mondial en 2015. 37. L’équipement de l’Empire romain en ouvrages d’art permanents en pierre fut tout à fait exceptionnel, par la maîtrise remarquable de la voûte de pierre en plein cintre comme au Pont du

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Gard. Plusieurs ouvrages romains demeurent encore en service à l’époque moderne, comme le pont de Vienne sur le Rhône. 38. Jean MESQUI, Le pont en France avant le temps des ingénieurs, Paris, Picard 1986. 39. Fritz L EONHARDT, Ponts : l’esthétique des ponts, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1996. 40. Antoine PICON, L’invention de l’ingénieur moderne, Paris, Presses de l’ENPC, 1992. 41. Le dernier grand pont de pierre classique en France est celui de Bordeaux, commencé sous l’Empire et achevé sous la Restauration. 42. La pierre de taille bien choisie a un excellent comportement en compression, mais elle s’avère assez médiocre pour résister aux autres types d’efforts mécaniques comme le cisaillement ou l’extension. 43. [ http://www.japantimes.co.jp/life/2014/08/30/travel/kintaikyo-bridge-reincarnated- troubled-waters/], consulté le 26 juin 2016. 44. Arthur RAISTRICK, Dynasty of Iron Founders, Coalbrookdale, Iron Gorge Museum Trust, 1989. 45. Le pont actuel est une reconstruction (1984) se voulant respectueuse des techniques d’origine, mais le nombre d’arches a été réduit à sept pour faciliter la navigation.

AUTEUR

MICHEL COTTE Professeur émérite d’histoire des techniques, université de Nantes.

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Actualités de la recherche

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L’exploitation des aluns méditerranéens dans l’Europe de la Renaissance

Didier Boisseuil

1 Les aluns sont des sulfates, essentiellement le sulfate double d’aluminium et de potassium, qui ont joué un rôle important dans l’essor industriel et économique européen à partir de la fin du Moyen Âge, notamment parce qu’ils ont servi de mordant en teinturerie, avant de compter parmi les premiers produits chimiques étudiés et analysés au XVIIIe siècle2. Une équipe internationale réunissant depuis plus de deux années, dans le cadre d’un Groupe de recherche international du CNRS3, des chercheurs italiens, espagnols, belges et français, se propose d’analyser la production, la circulation, les usages de ce produit entre le XIIIe et le XVIe siècle. Il s’agit, à partir de données très diverses (archivistiques, archéologiques, etc.) rassemblées à l’échelle européenne, dans le bassin méditerranéen comme en Flandre, de réfléchir à la fois sur les modalités de réalisation de l’alun au moment où prend son essor une véritable industrie de ce produit dans le bassin méditerranéen, d’abord oriental puis occidental, sur les acteurs de son commerce, notamment les hommes d’affaires italiens qui le commercialisèrent dans toute l’Europe, et sur son rôle dans la fabrication de très nombreux produits manufacturés. Plus largement, il s’agit d’analyser le rôle d’une matière première dans l’essor économique et technique européen à l’aube des temps modernes.

Production d’aluns

2 Les aluns ont été employés dans différents cycles de production depuis au moins l’Antiquité. Dans le monde romain, ils proviennent essentiellement des îles Éoliennes (de Lipari)4. Il s’agit alors d’un alun natif, issu des manifestations hydrothermales. À partir du XIIIe siècle, il est produit en Anatolie à l’aide de roches alunifères (alunite) et selon un procédé technique relativement simple. Plusieurs sites de production – que l’on qualifie parfois d’alunières – sont attestés, mais le plus connu est celui de Phocée,

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dans le golfe de Smyrne. Cet alun est largement commercialisé en Occident sous le nom « d’alun de roche », comme l’atteste la Pratica della Mercatura de Balduccio Pegolotti5. Toutefois, manuels commerciaux, registres de douanes ou contrats commerciaux révèlent une plus ample variété d’aluns circulant sous des noms différents en Méditerranée. À partir du milieu du XVe siècle, l’acheminement de l’alun oriental diminue en raison de la présence ottomane en Anatolie. Les alunières tombent sous domination turque, contraignant leurs exploitants à payer tribut6. Parallèlement, sous la contrainte du pape, les Occidentaux sont amenés à renoncer à leurs importations alors que leurs stocks diminuent7. Néanmoins, la production orientale demeure, notamment à Mytilène (Lesbos) où les Gattilusio possèdent une puissante seigneurie8, et une partie continue à rejoindre l’Occident via Venise, malgré l’interdit pontifical9.

3 L’essor de nouveaux sites de production en Occident permet avantageusement de compenser les approvisionnements orientaux. Le centre le plus important prend essor, peu après 1460, dans le Patrimoine de Saint-Pierre, sur un immense gisement d’alunite situé au cœur des monts de Tolfa, à proximité de la cité médiévale de Corneto, actuelle Tarquinia ; le pape Pie II, dans ses Commentaires, en attribue la découverte à Giovanni di Paolo da Castro, le fils d’un important juriste. L’activité est très rapidement contrôlée par la Chambre apostolique qui reconnaît à trois associés, Bartolomeo Framura, Alfonso Gaetani et Giovanni da Castro, l’exclusivité de la production sous le contrôle technique d’un Génois, Biagio di Centurione Spinola10. Les vicissitudes de cette entreprise exceptionnelle, qui marqua l’histoire économique de l’Occident par son ampleur et son organisation verticale, sont établies, pour l’époque moderne, par Jean Delumeau11. La production atteint très rapidement plusieurs milliers de cantares, l’unité de poids alors couramment utilisée pour certains pondéreux qui équivaut une cinquantaine de kilogrammes.

4 L’ampleur de la production de Tolfa a longtemps occulté l’existence d’autres foyers de production dans le bassin méditerranéen occidental, à partir du milieu du XVe siècle (figure 1). Des enquêtes récentes ont, en effet, révélé ou approfondi l’étude de plusieurs sites : en Italie, d’abord, dans le royaume de Naples, à Agnano et à Ischia12 ; dans le sud de la Toscane, en Maremme, autour de Massa Maritima près de l’Accesa et Castel di Pietra, à Monterotondo Marittimo, Campiglia Marittima, Sasso [Pisano] et à Montioni, près de Piombino13 ; dans la péninsule ibérique, à Mazarròn, puis à Rodalquilar14. Bien que nous connaissions mal leur existence, d’autres sites ont été prospectés et peut-être exploités comme en Sicile15.

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FIG. 1. – Les principaux sites de production d’alun dans seconde moitié du XVe siècle

1. Phocée. 2. Lesbos. 3. Agnano. 4. Ischia. 5. Lipari. 6. Caltanisetta. 7. Castrogiovanni (act. Enna). 8. Paternò. 9. Tolfa. 10. Sasso [Pisano]. 11. Montioni. 12. Monterotondo Marittimo. 13. Massa Marittima. 14. Accesa. 15. Campiglia Marittima. 16. Pietra. 17. Mazarrón.

5 Les procédés techniques mobilisés pour cette industrie sont partiellement connus. Ils sont décrits, assez longuement, pour la première fois, dans l’œuvre du Siennois Vannoccio Biringucci, De la Pirotechnia, puis repris par Agricola dans son De re metallica (figure 2). Ce procédé, que l’on peut qualifier d’industriel16, comprend quatre étapes principales (figure 3)17 et permet d’obtenir en quantité, de façon régulière, un alun de qualité constante (du sulfate double d’aluminium et de potassium). Il a été montré qu’il correspond parfaitement au fonctionnement d’une alunière récemment fouillée par une équipe d’archéologues de l’université de Sienne, sur le site de Monteleo, à Monterotondo Marittimo, une commune de la Maremme, dans l’actuelle province de Grosseto18. Les principales structures de production – une batterie de fours de calcination – datent de l’extrême fin du XVe siècle ou du début du XVIe. Elles sont très vraisemblablement à mettre en relation avec une entreprise industrielle dirigée par un aristocrate siennois, Rinaldo Tolomei, dont la comptabilité laisse voir la régularité de la production19. Néanmoins, les structures de production dans leur ensemble, à l’échelle de la Méditerranée, demeurent encore mal connues. De même, les débuts de la puissante industrie pontificale sont encore à préciser. Si le rôle des associés et leur relation avec la Chambre apostolique sont désormais mieux établis20, en revanche, les modalités techniques de la production (la forme des ateliers) restent encore à étudier.

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FIG. 2. – La production d’alun d’alunite

D’après Agricola, De re metallica libri XII, « quibus officia, instrumenta, machinae ac omnia… ad metallicam spectantia non modo… describuntur, sed et per effigies… ob oculos ponuntur… Ejusdem de animantibus subterraneis liber… », 1621, p. 460.

FIG. 3. – Le cycle de production d’alun d’alunite, d’après Biringucci

Copyright Luisa Dallai

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6 Plus à l’est, notre connaissance des sites est encore plus imparfaite, alors que le procédé semble avoir pris essor en Anatolie au XIIIe siècle. Il conviendrait pourtant d’éclaircir les processus techniques dans la mesure où ils peuvent, même marginalement, différer de ceux proposés par Biringucci – comme cela est vraisemblablement le cas à Mazarròn21 – et qu’ils nous permettraient, en ouvrant éventuellement la voie à des recherches expérimentales, de mieux saisir la nature et, le cas échéant, les particularités des produits réalisés. Cette perspective est fondamentale, car elle doit aider à mieux saisir le rôle des aluns dans des cycles de production artisanaux ou industriels.

Les usages des aluns

7 Assurément, c’est dans les cycles de production des textiles que les aluns, et notamment l’alun d’alunite, paraissent avoir été régulièrement employés et avec le plus de profit. Leur usage est attesté dès l’Antiquité, mais surtout à la fin de l’époque médiévale. Les aluns servent principalement de mordants en teinturerie : Vannoccio Biringucci affirme avec emphase « qu’ils étaient aussi nécessaires au teinturier que le pain à l’homme22 ». Néanmoins, ils ne servent pas systématiquement pour teindre tous les draps. Ainsi, n’apparaissent-ils pas parmi les matières premières utilisées dans les ateliers florentins de la fin XIVe siècle23. Les teintures employant les colorants de la famille de l’indigo (indigo, pastel et pourpres animales) et ceux contenant des tanins ne nécessitent pas l’emploi de mordants24. Les aluns semblent avoir été utilisés de façon privilégiée pour réaliser des produits de luxe : des draps de soie et certains draps de laine, comme l’atteste un bel échantillonnage d’un atelier de teinturerie du XVIIIe siècle. Ils ont aussi été employés dans l’industrie drapière flamande à la fin du Moyen Âge, mais il convient de rester très attentif à leur usage selon les lieux (villes ou ateliers) (ill. 37).

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Figure 37 - Page d’échantillons de drap Londrin Second de la Manufacture royale de Bize en Minervois

Teints en rouges de garance et couleurs de Roy (sur pied de bleu de pastel) après mordançage à l’alun de Rome et au tartre rouge, p. 53 des Mémoires de Teinture, c. 1763. Photo Pierre-Normann Granier, © Dominique Cardon.

8 Ils ne sont pas seulement employés dans l’artisanat ou l’industrie textile, mais aussi dans d’autres cycles de production qui nous sont partiellement connus, comme l’attestent toute une littérature technique ou bien même de multiples recettes25. Ils servent dans la tannerie, en particulier à traiter les peaux les plus fines pour obtenir une blancheur appréciée26. Leur usage est aussi attesté en métallurgie. Les aluns permettent, dans la phase finale du processus de frappe monétaire, de blanchir les pièces de monnaie d’argent pour leur donner de l’éclat27. Ils ont joué aussi un rôle important dans la fixation des pigments colorés et servi à l’élaboration de peinture, d’encres colorées, notamment pour les enluminures. Ils entrent dans la composition de médicaments et peut-être aussi dans la fabrication du papier ou du verre28. Cette polyvalence des usages interroge sur la qualité reconnue, attendue des aluns. Pour quels effets les hommes de la fin du Moyen Âge et, par la suite, ceux de l’époque moderne les employaient-ils29 ?

9 Ces usages diversifiés obligent aussi à considérer ceux qui employaient ou manipulaient les aluns. Étaient-ils tous des artisans, des techniciens ? À côté des teinturiers comme Joanot Valero de Valence, quels ouvriers savent-ils vraiment utiliser l’alun30 ? De quelles compétences exactement disposent les aluinzieders de Bruges qui, au XVe siècle, servent d’intermédiaires spécialisés entre les commerçants importateurs et les fabricants de draps ou les ouvriers de leurs ateliers31 ? Cela amène à réfléchir davantage sur les chaînes opératoires et les structures de production, sur le rôle de quelques acteurs essentiels comme les métiers urbains, les donneurs d’ouvrages. Sur près de

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trois siècles, ces structures ont-elles été stables ou bien ont-elles connu des évolutions ? Ont-elles suscité une demande qui aurait structuré les échanges ? Ces questions invitent à être particulièrement attentifs aux flux (quantité, qualité) et aux acteurs du commerce des aluns.

La circulation de l’alun

10 Afin de saisir l’origine des aluns, il convient d’étudier précisément leur circulation, ce qui présente quelques difficultés. Jusqu’ici, l’activité exemplaire de quelques marchands prestigieux a conduit à considérer le commerce de l’alun comme une pratique monopolistique32. Il faut convenir que l’activité de Benedetto Zaccaria qui, dès la fin du XIIIe siècle, parvient à commercialiser la totalité de l’alun produit à Phocée33, ou celle d’Agostino Chigi qui, très vraisemblablement au début du XVIe siècle, réussit à contrôler la totalité des sites méditerranéens et à imposer sa production34, constituent des entreprises exemplaires qui fascinent encore de nos jours35. Toutefois, combien d’autres acteurs furent-ils les intermédiaires discrets et plus concurrentiels de son commerce ? Combien sont-ils ceux qui, s’efforçant de contrôler un ou plusieurs marchés urbains, échouèrent ? Ainsi, la banque Médicis chercha-t-elle à imposer en Flandre l’alun qu’exportait sa filiale de Rome, « appaltatrice » de l’alun de Tolfa36. L’abondante correspondance échangée entre Laurent le Magnifique et Tommaso Portinari, son facteur installé à Bruges, révèle les nombreuses et périlleuses tractations entreprises par les Florentins pour convaincre Charles le Téméraire d’imposer l’alun de Rome dans ses États37. Ces tentatives furent un échec car de puissants industriels réunis en métiers s’opposèrent à la mise en place de ce monopole. Raymond de Roover a jugé sévèrement cette politique qu’il considérait comme en partie responsable de la faillite de la banque Médicis38, car, pour obtenir ce potentiel avantage, Portinari avait dû prêter beaucoup au prince. Marc Boone a récemment cherché à minimiser les responsabilités du Florentin, en soulignant qu’il lui était bien difficile de résister aux sollicitations pressantes du duc de Bourgogne39. Ces vicissitudes, néanmoins, occultent l’essentiel. Il a existé pendant plusieurs siècles un véritable trafic de l’alun méditerranéen, un trafic relativement ample, probablement régulier et plutôt diffus qui unissait les quelques sites de production à de très nombreux ports européens et, par capillarité, aux villes ou campagnes proches, un trafic qui paraît plus simple à suivre que celui d’autres produits, pourtant essentiels au développement européen, comme le fer. C’est d’ailleurs cette relative « traçabilité » qui nous a incité à étudier le commerce comme une « commodity chain40 ». Cette notion est directement empruntée aux travaux d’Immanuel Wallerstein et s’inscrit dans le cadre de ses analyses sur le système-monde41. Toutefois, il ne s’agit pas d’illustrer d’une quelconque façon les inégalités d’échanges entre le Nord et le Sud, mais de se donner les moyens d’observer méthodiquement, scrupuleusement, les réseaux qui soutiennent la circulation d’alun42. Il s’agit d’analyser les transactions dont l’alun faisait l’objet, en considérant non seulement les acteurs et la dénomination des produits, mais aussi les lieux d’échange (places, marchés), de stockage (entrepôts), de taxation (péages), les moyens de leur circulation (bateaux, train de mules, etc.). Cette entreprise, délicate, est fondée sur l’exploitation de fonds documentaires variés (actes notariés, registres de fiscalité indirecte, comptabilités d’entreprises). Elle passe par la mise en œuvre d’une base de données susceptible de mettre en correspondance des informations disparates. Cette enquête ne cherche pas à être exhaustive, mais à révéler une structure, une

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architecture dans ses principaux traits et dans ses évolutions, à l’échelle de l’Europe. Elle doit permettre de mieux illustrer les conditions de formation des marchés d’un produit qui est parvenu à s’imposer dans plusieurs secteurs industriels européens, sans être indispensable toutefois.

11 Ainsi, l’étude de l’alun offre les moyens d’éclairer le rôle d’une matière première dans l’essor économique européen, au moment où prend son essor la consommation de produits manufacturés.

NOTES

2. Charles SINGER, The earliest chemical industry : an essay in the historical relations of economics and technology illustrated from the alum trade, préf. Derek Spence, Londres, The Folio Society, 1948. 3. Exploitation of Mediterranean alums in Europe [https://aluns.hypotheses.org/]. 4. Philippe BORGARD, Jean-Pierre BRUN, Maurice PICON (dir.), L’alun de Méditerranée, Naples, Centre Jean Bérard - Aix-en-Provence, Centre Camille Jullian, Collection du Centre Jean Bérard, 23, 2005. 5. Francesco Balducci PEGOLOTTI, La pratica della mercatura, éd. Allan Evans, Cambridge (Massachusetts), Mediaeval Academy of America, 1936. Le manuscrit qui a servi à l’édition du texte n’est pas autographe, c’est une version recopiée par Filippo di Niccolaio Frescobaldi, achevée le 19 mars 1472, actuellement conservée à la Biblioteca Riccardiana de Florence. 6. Suraiya FAROQHI, « Alum production and alum trade in the Ottoman Empire », Wiener Zeitschrift für Kunde des Morgenlandes, 71, 1979, p. 153-175. 7. Michele MONACO, « Il monopolio dell’allume dello Stato della Chiesa nel primo decennio del secolo XVI », Archivi e Cultura, 17, 1983, p. 96 ; Jules FINOT, « Le commerce de l’alun dans les Pays Bas et la bulle encyclique du pape Jules II en 1506 », Bulletin du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1902, p. 418-431. 8. Guistina OLGIATI, « Il commercio dell’allume nei domini dei Gattilusio nel XV secolo », Πράκτικα Σύνεδριου “Όι Γατελούζοι τής Λέσβου”, 9-11 σεπτεµßpíou 1994, Mυτιλήνη, A. MAZARAKIS (éd.), “Mεσαιονικά Tετράδια”, 1 (1996), p. 373-398. 9. Enrico BASSO, « Prima di Tolfa : i mercanti genovesi e l’allume orientale », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge [en ligne], 126-1 | 2014, consulté le 30 mai 2016. [ http:// mefrm.revues.org/1612]. 10. Giuseppe ZIPPEL, « L’allume di Tolfa e il suo commercio », Archivio della Società Romana di Storia Patria, 30, 1907, p. 5-51, 389-462, précisément p. 16. 11. Jean DELUMEAU, L’alun de Rome, XVe-XIXe siècles, Paris, SEVPEN, 1962. 12. Amedeo FENIELLO, Les campagnes napolitaines à la fin du Moyen Âge. Mutations d’un paysage rural, Rome, École française de Rome, 2005. 13. Didier BOISSEUIL, « L’alun en Toscane à la fin du Moyen Âge », in Ph. BORGARD, J.-P. BRUN et M. PICON (dir.) L’alun de Méditerranée, op. cit., p. 105-117. 14. David Igual LUIS, « La producción y el comercio del alumbre en los reinos hispánicos del siglo XV », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge [en ligne], 126-1 | 2014, consulté le 1 er juin 2016 [http://mefrm.revues.org/1681] ; Felipe Ruiz MARTÍN, Los alumbres españoles : un índice de la coyuntura económica europea en el siglo XVI, Madrid, Bornova, 2005.

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15. David JACOBY, « Production et commerce de l’alun oriental en Méditerranée, XIe-XVe siècles », in Ph. BORGARD, J.-P. BRUN et M. PICON (dir.), L’alun de Méditerranée, op. cit., p. 219-267. 16. Sur la notion d’industrie au Moyen Âge, Philippe BRAUNSTEIN, « L’industrie à la fin du Moyen Âge : un objet historique nouveau ? », in Louis BERGERON et Patrice BOURDELAIS (dir.), La France n’est- elle pas douée pour l’industrie ?, Paris, Belin, 1998, p. 25-40. 17. Maurice PICON, « La préparation de l’alun à partir de l’alunite aux époques antiques et médiévales », in Pierre PÉTREQUIN, Philippe FLUZIN, Jacques THIRIOT, Paul BENOÎT (éd.), Arts du feu et productions artisanales. XXe rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes, Antibes, éditions APDCA, 2000, p. 519-530. 18. Luisa DALLAI, « L’allumiera di Monteleo nel territorio di Monterotondo Marittimo », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge [en ligne], 126-1, 2014, consulté le 14 août 2015 [http:// mefrm.revues.org/1962]. 19. Didier BOISSEUIL, Pascal CHAREILLE, « L’exploitation de l’alun en Toscane au début du XVIe siècle : l’alunière de Monterotondo et la société de Rinaldo Tolomei », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 121-1, 2009, p. 9-28. 20. Ivana AIT, « I Margani e le miniere di allume di Tolfa : dinamiche familiari e interessi mercantili fra XVI e XVI secolo », Archivio Storico Italiano, 168, 2010, p. 231-262. 21. Maria MARTÍNEZ ALCALDE, « El exercicio del hazer lalum. El proceso de fabricación del alumbre en una fábrica del siglo XVI », in Maria MARTÍNEZ ALCALDE et Magdalena CAMPILLO MÉNDEZ (dir.), El Siglo del Milagro. Casas y villa de los alumbres de Almazarrón. “El exercicio del hazer lalum”, Murcie, Ayuntamiento de Mazarrón, 2006, p. 48-58. 22. « Anchor li tintori di panni et lane, alli quali non le altrimenti necessario chel pane a l’homo […] », Vannoccio BIRINGUCCI, De la Pirotechnia, Venise, 1540, fol. 31. 23. Franco FRANCESCHI, « Più necessario ai tintori del pane all’uomo’. L’allume e la manifattura tessile toscana del tardo Medioevo », in Massimo BAIONI, Patrizia GABRIELLI, Camillo BREZZI (éd.), Non solo storia. Saggi per Camillo Brezzi, Cesena, Il Ponte Vecchio, 2012, p. 127-136. 24. Dominique CARDON, Le monde des teintures naturelles, Paris, 2003. Pour un aperçu de recettes, Francesco AMMANNATI, « Gli opifici lanieri di Francesco di Marco Datini », in Giampiero NIGRO (éd.), Francesco di Marco Datini. L’uomo il mercante, Florence, 2010, p. 497-524. 25. Un inventaire des recettes est actuellement réalisé par [ http://www.ulg.ac.be/cms/ c_5359988/fr/colour-context-recree-les-couleurs-anciennes]. 26. Claire CHAHINE, « L’utilisation de l’alun dans la transformation de la peau en cuir », in Ph. BORGARD, J.-P. BRUN et M. PICON (dir.), L’alun de Méditerranée, op. cit., p. 299-309 ; Riccardo CÓRDOBA DE LA LLAVE, « Late medieval Italian recipes for leather tanning », in Riccardo CÓRDOBA DE LA LLAVE (éd.), Craft treatises and handbooks. The dissemination of technical knowledge in the Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2013, p. 271-298. 27. Florian TEYREGEOL, Adrien ARLES, « Le procédé de blanchiment dans les ateliers monétaires français aux XVe-XVIe siècles : approche archéométrique et expérimentale », Anuario des estudios medievales, 41/2, 2011, p. 123-146. 28. Guy TURNER, « Allume catina and the aesthetics of Venetian “Cristallo” », Journal of design history, 12-2, 1999, p. 111-122. 29. C’est d’ailleurs dans cette perspective que Chaptal a étudié les aluns, J.-A. CHAPTAL, « Analyse comparée de quatre sortes d’alun connues dans le commerce avec observations sur leur nature et leur usage », Annales de chimie, XXII, 1799. 30. Lluìs CIFUENTES I COMAMALA, Ricardo CÓRDOBA DE LA LLAVE, Tintorería y medicina en la Valencia del siglo XV. El manual de Joanot Valero, Barcelone, Consejo superior de investigaciones cientificas, 2011. 31. Alfons K. L. THIJS, Van « werkwinkel » tot « fabriek ». De textielnijverheid te Antwerpen (einde 15de- begin 19de eeuw), Bruxelles, Gemeentekrediet, 1987, p. 84.

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32. Armando SAPORI, « Monopoli e pratiche capitalistiche : l’allume nel Quattrocento », Studi di toria economica, III, 1967, p. 331-335. 33. Roberto SABATINO LOPEZ, Genova marinara nel Duecento. Benedetto Zaccaria ammiraglio e mercante, Messine/Milan, G. Principato, 1933. 34. Voir les travaux en cours de Ivana Ait ; pour un aperçu des pratiques commerciales d’Agostino Chigi, Felix GILBERT, The Pope, his banker and Venice, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1980. 35. Comme dans le livre récent de Pierre-Noël GIRAUD, Le commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne, Paris, Le Seuil, 2001, qui débute par une présentation idéalisée des stratégies de Benedetto Zaccaria. 36. Le scénario est décrit par Enrico FIUMI, L’impresa di Lorenzo de’ Medici contro Volterra (1472), Florence, L. S. Olschki, 1948. 37. Armand GRUNZWEIG, Correspondance de la filiale de Bruges des Médicis, Bruxelles, M. Lamertin, 1931. 38. Raymond DE ROOVER, The rise and decline of the Medici bank, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1963. 39. Marc BOONE, « Apologie d’un banquier médiéval : Tommaso Portinari et l’État bourguignon », Le Moyen Âge, 105, 1999, p. 31-54. 40. Ivana AIT, Enrico BASSO, Didier BOISSEUIL, Luisa DALLAI, Jan DUMOLYN, David Igual LUIS, Bart LAMBERT et Francesca Romana STASOLLA, « A chemical compound in a commodity chain: the production, distribution and industrial use of alum in the Mediterranean and the textile centers of Northwestern Europe (Thirteenth-Sixteenth Centuries) », Early Modern History (à paraître). 41. Michael L. DOUGHERTY, « Theorizing theory: origins and orientations of commodity chain analysis », The global studies Journal, 1-3, 2008, p. 29-38. 42. Selon une perspective esquissée notamment dans Damien COULON, Christophe PICARD, Dominique VALÉRIAN (dir.), Espaces et réseaux en Méditerranée médiévale, II, La formation des réseaux, Paris, Bouchene, 2010 ; Andrea CARACAUSI, Christof JEGGLE (éd.), Commercial networks and European cities, 1400-1800, Londres, Pickering & Chatto, 2014.

AUTEUR

DIDIER BOISSEUIL Maître de conférences à l’université François Rabelais de Tours, Centre d’études supérieures de la Renaissance. Responsable du Groupe de recherche international du CNRS Exploitation of Meditarranean Alums in Europe (2013-2017).

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Comptes rendus de lecture

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Aurélia Gaillard, Jean-Yves Goffi, Bernard Roukhomovsky, Sophie Roux (dir.), L’Automate. Modèle Métaphore Machine Merveille | Adelheid Voskuhl, Androids in the Enlightenment. Mechanics, Artisans and the Cultures of the Self Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2013 | Chicago, London, University of Chicago Press, 2013

Rossella Baldi

RÉFÉRENCE

Aurélia Gaillard, Jean-Yves Goffi, Bernard Roukhomovsky, Sophie Roux (dir.), L’Automate. Modèle Métaphore Machine Merveille, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2013, 505 p. Adelheid Voskuhl, Androids in the Enlightenment. Mechanics, Artisans and the Cultures of the Self, Chicago, London, University of Chicago Press, 2013, 296 p.

1 À l’occasion du tricentenaire de la naissance de Jacques Vaucanson (1709-1782), la ville de Grenoble lui a consacré une riche série de manifestations. Mécanicien, inspecteur des manufactures de soie et académicien, Vaucanson est indéniablement une des figures emblématiques du savoir mécanique des Lumières. Il doit sa gloire aux automates qu’il présente au public parisien dès 1738, le Flûteur automate et le Joueur de Tambourin auxquels viendra se joindre peu après le Canard. La disparition de ces pièces que Vaucanson définissait comme des « anatomies mouvantes » – leurs traces se

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perdent au XIXe siècle – a certainement contribué à entretenir leur statut exceptionnel et un certain mystère à l’égard de leur fonctionnement. Par chance, le Cygne d’argent (Bowes Museum, Barnard Castle) et l’Horloge du Paon (Musée de l’Ermitage de Saint- Pétersbourg) des ateliers de James Cox ou les trois androïdes Jaquet-Droz du Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel – pour ne citer que quelques exemples connus d’automates qui nous sont parvenus – permettent encore au public et aux spécialistes de saisir la fascination et la complexité d’artefacts inspirés par les créations de Vaucanson. En effet, celles-ci inaugurent une saison florissante pour les automates en tout genre, et pour les androïdes en particulier : situé au carrefour des savoirs, des usages et des représentations, l’automate des Lumières est un objet hautement polysémique. Si, dans sa forme la plus simple, il décore objets de vertu, montres et pendules, il s’illustre à la fois en tant qu’instrument d’expérimentation sur le vivant, prouesse technique et agent d’une culture industrielle naissante. Alors que la science mondaine lui fait une place d’honneur, sa gloire n’est cependant pas sanctionnée de manière unilatérale. Au sein d’une réflexion politique sur le despotisme qui culmine dans les débats de la Révolution, les rouages de l’automate incarnent la passivité et le manque d’indépendance, à l’opposé de l’individu vivant. En parallèle, le travail des « faiseurs » d’automates se voit stigmatisé en raison de leur inutilité « publique ». Ainsi, les critiques portées à l’égard du talent mécanique gaspillé de ces constructeurs se déploient avec force notamment dans le dernier tiers du XVIIIe siècle.

2 C’est donc sur l’automate en tant qu’objet « vaucansonien » par excellence qu’a souhaité revenir un colloque international et pluridisciplinaire organisé par l’université de Grenoble en mars 2009. La rencontre intégrait par ailleurs un plus large éventail de colloques et de journées d’études, programmés entre Grenoble, Paris et Lyon. Sous la direction conjointe d’Aurélia Gaillard, Jean-Yves Goffi, Bernard Roukhomovsky et Sophie Roux, ses actes ont vu le jour en 2013 sous le titre L’Automate. Modèle Métaphore Machine Merveille aux Presses universitaires de Bordeaux, dont ils ont enrichi à très juste titre la collection « Mirabilia ». Relevons, au passage, que le tome fait suite à la publication collective Vaucanson & l’homme artificiel. Des automates aux robots également issus du tricentenaire grenoblois et parue en marge de l’exposition homonyme réalisée au Musée Dauphinois1. Celle-ci se lit aisément comme un pendant aux actes L’Automate, qu’elle complète par un double parcours focalisé sur l’œuvre et la vie de Vaucanson d’une part et, d’autre part, sur son héritage dans l’avènement de la robotique.

3 L’Automate réunit dix-huit contributions en français et en anglais réparties en quatre sections qui font écho au titre : modèle-métaphore-machine-merveille. Par ces quatre volets prend forme une approche globale de l’automate, dont l’introduction de Sophie Roux justifie le choix et évoque les enjeux. Elle insiste notamment sur le fait que le propos du recueil n’est pas celui de reconstituer les artefacts de Vaucanson, bien que l’ouvrage en évoque ouvertement la figure : il s’agit plutôt de placer le questionnement de l’automate sous l’égide des anatomies mouvantes du mécanicien et sur une période longue, allant du XVIe au XVIIIe siècle, afin de montrer la pluralité des champs du savoir et des discours auxquels l’automate fait appel. Dès lors, le volume se positionne manifestement dans le champ de l’étude des représentations. Il inspecte l’automate à la lumière de la perméabilité des discours qu’il génère et démontre de la sorte la nécessité d’une analyse transdisciplinaire de cet objet composite.

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4 À titre liminaire, la contribution de Jean-Yves Goffi fait suite aux propos de Sophie Roux et pose l’importante question de l’utilisation des catégories de nature et d’artifice, en rappelant que l’idée même de nature n’est pas exempte d’intentionnalité humaine. Vient ensuite le premier volet du livre, qui interroge l’automate comme modèle et comme outil d’enquête sur le vivant ; les visées anatomiques des machines de Vaucanson nous étant connues, il n’est pas étonnant que le mécanicien soit évoqué dans presque tous les textes de cette partie. Sophie Roux explique l’hétérogénéité du recours aux explications mécanistes dans les théories des philosophes naturels du XVIIe siècle et propose de les penser à travers la dichotomie mécaniste/machinique. L’article de Domenico Bertoloni Meli montre, sur la base de l’analyse du De formatione pulli in ovo (1673) de l’anatomiste Marcello Malpighi, comment la médecine du XVIIe siècle a eu recours au modèle machiniste pour appréhender les phénomènes physiologiques et en soigner les dysfonctionnements. Le texte d’Alain Mercier se penche, quant à lui, sur les questions anatomiques sous-jacentes à la construction du Flûteur et sur les débats autour du mécanisme de la digestion animale aux seins desquels s’inscrit le Canard. Toujours dans la même perspective, Sarah Carvalho nous éclaire sur les travaux du médecin Claude-Nicolas Le Cat qui concurrence Vaucanson en présentant un projet d’homme artificiel à l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Rouen en novembre 1744. Carvalho inspecte les convergences entre le projet de Le Cat et celui que Vaucanson développe en 1741. Charles T. Wolfe livre un exposé rapprochant les catégories de vitalisme et de mécanisme au XVIIIe siècle. Enfin, B. Landes clôt le volet en appliquant à l’étude des automates de Vaucanson la notion de « simulacre », plus efficace à ses yeux pour rendre compte du jeu imitatif des automates en raison de sa forte valeur normative.

5 Le deuxième chapitre de l’ouvrage se consacre à l’automate en tant que métaphore morale et politique. Ainsi, Bernard Roukhomosvky s’attache à l’archéologie de cette métaphore, à travers laquelle l’automate exemplifie depuis le XVIIe siècle le manque de volonté morale et d’indépendance. L’auteur explore la présence de l’automate dans les Caractères de La Bruyère, notamment dans le portrait du sot en automate que le moraliste insère dans la cinquième édition de son livre (1690). Pour sa part, Sarah Bennarech montre comment, un siècle plus tard, Marivaux fait de l’automate un outil d’investigation morale : par l’étude détaillée d’un passage des Journaux, elle dévoile la manière dont le dramaturge recourt au dispositif du miroir pour sonder le côté « automate » du spectateur et questionner de la sorte la relation à autrui. Enfin, Caroline Jacot Grapa se penche sur l’automate comme métaphore de l’aliénation politique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle à travers les textes d’Hélvetius, du baron d’Holbach et de Diderot.

6 Comme la précédente, la section machine recueille aussi trois articles. Paolo Quintili retrace la présence discrète de Vaucanson et de son travail dans les tomes de l’ Encyclopédie ; à son texte fait écho la contribution de Jean-Christophe Abramovici qui questionne, au contraire, les raisons de l’étonnante absence de l’automate dans l’œuvre du marquis de Sade. Entre les deux écrits, le papier de Grégoire Chamayou se concentre sur la révolte des ouvriers de la soie, survenue à Lyon en 1744 ; il déconstruit la légende qui a façonné une représentation de Vaucanson persécuté par des ouvriers hostiles à la machine et au progrès pour mettre en exergue le rôle que ce récit « estropié » de la révolte a tenu dans l’émergence d’une idéologie du progrès au XVIIIe siècle.

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7 Enfin, place à l’automate merveille. Elly R. Truitt décline la thématique en revenant sur l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg et sur ses automates. Patricia Radelet-de Grave s’intéresse à la figure du jésuite flamand Grégoire de Saint-Vincent et à ses interprétations des théories d’Héron d’Alexandrie. Aurélia Gaillard adopte, quant à elle, une approche littéraire et psychanalytique pour l’analyse du récit qu’Helvétius fait dans De l’Homme (1773) de la naissance de la vocation mécanique de Vaucanson. Son article est suivi par la contribution de Noémie Courtès, qui porte sur la place de l’automate dans les spectacles forains et sur celle des machines dans les mises en scène théâtrales. Enfin, Gilles Bertrand et Gilles Montègre questionnent l’automate en tant qu’objet de merveille tel qu’il est présenté par les récits des voyageurs européens parcourant l’Italie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

8 L’ouvrage est complété par une bibliographie fort exhaustive qui reflète remarquablement l’ambition pluridisciplinaire du volume et l’adoption d’une tranche chronologique large. Plus qu’une ambition, l’interdisciplinarité assure à L’Automate. Modèle Métaphore Machine et Merveille sa cohérence, qui lui est également garantie par l’évocation récurrente de Vaucanson et de ses machines. Le lecteur ne peinera donc pas à remarquer que le volume s’articule de manière à considérer l’automate des Lumières, du moins dans son résultat « vaucansonien », comme un moment central. Ainsi, malgré son titre volontairement général, nous tenons à souligner que le recueil représente un instrument de réflexion indispensable à la compréhension de la culture de l’automate des Lumières, une culture dont la variété et la quantité de sources mentionnées tout au long du volume prouvent la complexité et le besoin d’une approche à géométrie variable. Cependant, relevons que ce n’est pas l’automate dans sa dimension matérielle que le lecteur trouvera analysé, mais un automate consommé en tant qu’objet de discours. Il s’agit probablement du prix à payer pour un volume placé sous l’égide d’artefacts disparus qu’une longue tradition historiographique s’est habituée à inscrire dans le champ de l’étude des représentations. Nous regrettons donc l’absence d’une mise en perspective avec des androïdes du XVIIIe siècle toujours existants qui, à l’instar des mécanismes Cox ou Jaquet-Droz cités plus haut, auraient permis d’élargir la réflexion aux savoirs de la matière sollicités dans le processus de création de ces machines. Car l’automate reste avant tout un artefact faisant appel à des compétences et des savoirs autant transversaux que les discours qu’il génère. Il nous aurait paru intéressant d’évoquer, du moins dans la section machine, la dimension artisanale du geste à l’origine des automates, ses réseaux et ses circulations, ainsi que, à côté de ses enjeux sociaux et intellectuels, ses enjeux techniques et commerciaux.

9 Dans cette optique, une tentative d’intégrer à l’étude historique de l’automate des considérations d’ordre matériel a été effectuée lors du colloque L’Automate : enjeux historiques, techniques et culturels organisé par l’université de Neuchâtel (Suisse) en septembre 2012, dont les actes n’ont pas vu le jour. Véritable pendant du colloque grenoblois, il s’est tenu à l’issue d’un projet de recherche triennal consacré aux horlogers Pierre (1721-1790) et Henry-Louis Jacquet-Droz (1751-1791) et en marge de l’exposition multisite Automates & Merveilles (mai-septembre 2012). Cette dernière a rendu hommage aux trois androïdes Jaquet-Droz – l’Écrivain, le Dessinateur et la Musicienne – conservés depuis 1909 au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. Si l’automate a été construit pour que ses mouvements charment le spectateur, il est en effet nécessaire aujourd’hui de réfléchir aux stratégies permettant de conserver à la fois l’objet et la fascination qu’il dégage.

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10 C’est dans le contexte de cette actualité dense que s’inscrit également la publication en 2013 d’un autre ouvrage qui ouvre une troisième perspective sur l’étude des automates : Androids in the Enlightenment. Mechanics, Artisans and the Cultures of the Self d’Adelheid Voskhul. L’auteur part d’une intuition stimulante : associer l’automate à une dimension bien connue du siècle des Lumières, la sensibilité. À l’opposé du volume grenoblois, cette étude ne se focalise pas sur Vaucanson ; avec les outils des études de genre, elle interroge l’androïde des Lumières à travers une catégorie précise d’automates, celle des femmes musiciennes. Plus précisément, deux pièces célèbres sont l’objet du propos : la Musicienne de Henry-Louis Jaquet-Droz et la Joueuse de Tympanon fabriquée par l’horloger allemand Pierre Kintzing et par l’ébéniste David Roetgen. La première est réalisée entre 1772 et 1774. De la taille d’une enfant et, cependant, plus grande que ses « frères » le Dessinateur et l’Écrivain à côté desquels elle est exhibée dans les années 1770 et 1780, l’androïde joue six airs sur un clavier qu’elle actionne de ses propres doigts ; elle possède également un mécanisme lui permettant de reproduire l’impression de la respiration pendant une heure. Le second automate, quant à lui, est vraisemblablement conçu en 1784 et acquis par Marie-Antoinette qui, l’année suivante, l’offre au cabinet de l’Académie des sciences. De plus petite dimension que la Musicienne, la Joueuse doit son nom à l’instrument à cordes dont elle frappe les quarante-six cordes avec deux petits marteaux ; elle dispose d’un répertoire de huit airs. Après une introduction historique, Voskhul résume les conditions économiques et sociales de la conception des deux pièces. Ensuite, elle en compare les caractéristiques mécaniques, s’appuyant sur des études antérieures, et les inscrit au croisement de trois données : la féminité, la pratique musicale et la sensibilité. Enfin, elle propose un aperçu de la réception littéraire allemande de ces objets, telle qu’elle évolue entre les années 1750 et les années 1820. Quelque peu décousues, ces analyses tendent à montrer que les automates sont le produit de deux cultures, l’émergence d’une sensibilité « bourgeoise » et l’élan mécanique d’une société proto-industrielle, dont ils incarnent pour ainsi dire les tensions.

11 Pour autant, du point de vue méthodologique, la focalisation sur les deux femmes musiciennes pose plusieurs problèmes. L’exclusion des nombreux automates de l’époque, y compris ceux des Jaquet-Droz eux-mêmes, élude une question importante : est-ce que la double inscription de ces objets dans une culture sensible et proto- industrielle doit être élargie à l’ensemble de la production d’automates, ou concerne-t- elle seulement les deux sujets très particuliers de l’étude ? Et dans la seconde hypothèse, les deux musiciennes forment-elles un corpus suffisamment cohérent pour soutenir la comparaison ? En effet, comme le remarque d’ailleurs Voskhul, de nombreuses différences techniques distinguent la composition et le fonctionnement des deux machines, ainsi que le résultat offert au spectateur. Mais surtout, ces pièces ne répondent pas à la même logique de production. La Joueuse, vite achetée, est restée une création relativement confidentielle, au contraire de la Musicienne qui circule pendant une quinzaine d’années dans toute l’Europe pour exhiber le savoir-faire mécanique des Jaquet-Droz. En outre, si la Joueuse a bien le statut d’unicum que lui attribue Voskhul, la Musicienne s’inscrit clairement dans deux ensembles. D’une part, elle est la troisième fille d’une véritable famille d’automates, qui comprend l’Écrivain et le Dessinateur, et paraît toujours avec ses deux petits frères dans les spectacles où ils se complètent en proposant trois déclinaisons d’une même efficacité mimétique. D’autre part, on connaît les traces d’autres mécanismes de musiciennes dans les sources manuscrites relatives à l’atelier Jaquet-Droz. Cependant, la Musicienne parvenue jusqu’à nous a bien une

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originalité qui aurait pu être questionnée. Le mouvement des bras, du torse qui mime la respiration, et surtout des doigts sur les touches n’est pas réductible à un effet esthétique, mais il constitue encore un des plus beaux exemples de l’époque de traduction dans la machine de compétences physiologiques pointues, les Jaquet-Droz étant aussi des fabricants de prothèses.

12 Reste que la Joueuse de Tympanon et la Musicienne méritent sans aucun doute l’attention aiguë que Voskhul leur accorde successivement. Regardés comme de petites monographies, les chapitres consacrés aux deux pièces rassemblent et organisent les principales connaissances qu’on a d’elles. On soulignera toutefois une certaine imprécision qui nuit parfois à cette vertu informative, du moins en ce qui regarde l’œuvre des horlogers suisses. Victime des mythes historiques et historiographiques qui, depuis le XVIIIe siècle, entourent les Jaquet-Droz et plus généralement la figure de l’horloger jurassien, Voskhul situe les concepteurs de l’automate au sein d’une élite savante et même sociale dont l’appartenance est à ce jour discutée. À l’égard de l’histoire des pratiques horlogères et artisanales, elle attribue au contexte de La Chaux- de-Fonds certaines données qui caractérisent justement cette région par leur absence, comme le système corporatif. Si beaucoup de sources ont été repérées et consignées dans une bibliographie détaillée, elles n’ont été finalement que peu exploitées tandis que la bibliographie sur les Jaquet-Droz se réfère à des études anciennes que des recherches plus récentes, non citées, ont permis d’enrichir.

13 Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage, ainsi que le volume de Grenoble, ont été en 2013 l’occasion d’une utile mise au point sur cet artefact particulièrement complexe qu’est l’automate des Lumières. L’un comme l’autre, ils ouvrent des voies stimulantes pour progresser dans sa compréhension.

NOTES

1. Chantal SPILLEMAECKER (dir.), Vaucanson & l’homme artificiel. Des automates aux robots, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2011.

AUTEURS

ROSSELLA BALDI Université de Neuchâtel

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Liliane Hilaire-Pérez, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoir technique à Londres au XVIIIe siècle Paris, Éditions Albin Michel, « L’Évolution de l’humanité », 2013

Francesca Bray

REFERENCES

Liliane Hilaire-Pérez, La pièce et le geste. Artisans, marchands et savoir technique à Londres au XVIIIe siècle, Paris, Éditions Albin Michel, « L’Évolution de l’humanité », 2013, 459 p.

1 In her magnificent new study Liliane Hilaire-Pérez propounds the paradoxical argument that a Smithian, qualitative, organic and product-oriented rationality was the keystone of eighteenth-century British success in manufacturing. Finely argued and richly documented, La pièce et le geste will be welcomed by historians of Europe and global historians as a stimulating and convincing contribution to rethinking the genealogies of industrial society. Historians of technology will further welcome La pièce et le geste as a significant step forward in conceptualising articulations and transitions between modes of production.

2 The recent turn to global history has reinstated Smithian growth as a living force in the emergence of the modern industrial world. Investigating the entanglements, convergences and co-constitution of Chinese, Indian and European technical skills, systems of production and regimes of consumption through the early modern period and into the nineteenth century, the new global history of manufactures and commodities prompts us to think afresh about the foundations and genealogies of industrial technical thinking and values, as well as the multiple paths, seldom linear, which different societies followed towards lesser or greater industrialisation in the modern era.

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3 The challenge is particularly daunting and rewarding in the domain of history of technology, whether taken in the anglophone sense of the history of making and doing (histoire des techniques), or in the francophone meaning of the history of conceptualising skills and techniques (histoire de la technologie). It is challenging for several reasons. One is the heavy weight of common sense and scholarly traditions which insist that artisanal and industrial ways of working are distinct and incompatible. If we are interested in analysing entanglements and transitions rather than ruptures, where do we look for sources, what terminology or practices do we trace, and how do we frame the enquiry?

4 For me it is at this conceptual-analytical level that Hilaire-Pérez’s study makes its most significant contribution. There is indeed a clear distinction to be drawn between the technological rationality based on an industrial economic logic, a quantitative logic which translates human work and material product into the abstractions of labour and commodity, on the one hand, and on the other a technological rationality based upon what Hilaire-Pérez calls an economy of the product, a qualitative vision in which the geste cannot be separated from its skill, nor the pièce from its design and execution. It was the latter technological philosophy that led Adam Smith and other eighteenth- century British thinkers to identify the production of goods as a source not only of monetary wealth but also of social cohesion and aesthetic value, recognising the pleasure of producing or possessing an object that fits the hand or delights by its action, a finely designed and finely wrought piece that represents the concerted skills of many workers. In this logic a finished piece, whether it be a musical clock or a brass hinge, constitutes a microcosm of the social machine.

5 As early as the 1830s, however, British political economists, engineers and businessmen began to expound and promote a new science and philosophy of mechanisation. Among the foundational figures in establishing industrial rationality as practical common sense were Charles Babbage (On the Economy of Machinese and Manufactures, 1832), Andrew Ure (The Philosophy of Manufactures: an Exposition of the Scientific, Moral and Commercial Economy of the Factory System of Great-Britain, 1835), and William Rankine, professor of Engineering at the University of Glasgow, a pioneer in promoting technology as a scientific discipline. Babbage, Ure, Rankine and their colleagues formulated a rationality of technical efficiency based upon the disaggregation of work processes into a sequence of component units, replacing as many manual tasks as possible by machines and thus accelerating and standardising production. In presenting this project as the reduction of human drudgery, the new technologie attributed both material and moral benefits to the displacement of skills and strength from a network of craft-workers to the machine and the assembly-line.

6 As the mantra of industrial efficiency1 was consolidated through the nineteenth century by the expansion of factories, the rise of the engineering profession and the introduction of training programmes to educate « intelligent workmen », it became common sense to think of the shift from trades to industrial production not as a transition but as a revolution, a rupture in ways of seeing, thinking and doing that ushered in a new world. From Heidegger and Ellul’s techno-despair to Landes and Mokyr’s techno-triumphalism, philosophers and historians, including specialists of the history of technology and of technological thought, have typically treated the rationalities and aesthetics of craft and mechanisation as dichotomous and incompatible. Whether as historians of technology or of technologie, we have signally

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failed in bridging this analytical chasm and in disentangling how a new mode of making and thinking might gradually take root as the established mode evolves and diversifies to meet new demands. This is the task that Liliane Hilaire-Pérez sets herself in La pièce et le geste.

7 Liliane Hilaire-Pérez’s choice of London as her case study allows her to investigate her paradox in minute detail, and to test her findings across a variety of trades and materials. There are few historical sites where the making and purchasing of commodities are more richly documented than in the great European capitals of the eighteenth century. Eighteenth-century London offered an increasing profusion of complex assembled goods, ranging from luxuries for wealthy connoisseurs to ready- mades for ordinary citizens. Carriage-makers and clocksmiths, and the smiths or later the ironmongers who supplied them with components and tools in the form of springs, hinges and brackets, files and bolts – all these firms kept accounts and order-books with lists of clients and workmen. They took out insurance policies, applied for patents, registered designs, sent models of components out to suppliers or registered inventories as they filed for bankruptcy. An abundance of these sources is archived for London firms. What is particularly useful is that such sources are descriptive of actual material and social practice, not prescriptive models or abstractions – they tell us what worked and what did not, who worked with whom, and how inventories, materials, designs, components and the terms for working practices changed over time.

8 Given the recent resurgence of interest among historians of science and technology in automata and other mechanical toys2, readers will appreciate the attention that Liliane Hilaire-Pérez gives to firms producting « toy-wares », a category understood by eighteenth-century commentators as curious objects that stimulated scientific reflection and technical ingenuity, bridging the worlds of philosophy and everyday life. George Willdey’s firm offered slides for magic-lanterns and spy-glasses but earned its way by selling ordinary reading-glasses, while also supplying scientists with lenses for their instruments. Over the years the Vulliamy family not only sold fantastical clocks to the aristocracy but made a regular income by checking, adjusting and maintaining their customers’ clocks and watches, ordinary or extraordinary. New trades came into being to supply the ever-diversifying needs of famous workshops and more mundane purveyors of everyday goods. People felt the need of a term for ironmonger for several decades before the word caught on. While the term ironmonger hardly acknowledged the new importance of different types of brass in that tradesman’s repertory, it does perfectly capture the advances in iron and steel manufacturing that now provided the almost infinite repertory of tools, materials, surfaces and designs that the ironmonger stocked and supplied for assembling, mending and adapting such valuable, cunningly assembled pieces as a carriage or a carriage-clock, or such routine bourgeois needs as a candlestick or door-knobs.

9 As the trades and the goods they fabricated became increasingly diverse, so too did the terminology, not only of components, materials and finishes, but also of specialised skills and actions (see for example the Jobbing List reproduced on p. 418). Meanwhile, over the eighteenth century the price of skilled work rose against that of materials, reversing the earlier calculus for pricing a job or a piece. While the new terminology and calculations of value were hardly systematic, and certainly remained far from the standardised quantifications of Taylorism, they nevertheless conveyed a new concern with the analysis and classification of operations, and a new sophistication in the

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terminology for and pricing of gestures. Yet although we might be tempted to think of these complex eighteenth-century processes of assembling diverse components into a single finished object as a prototype of the industrial assembly line, there was a fundamental difference at the core of the organisation of production. When it came to adjusting the mechanism, each clock had, in a sense, its own life-history and personality; when a carriage was brought in for overhaul, it might need rebalancing or be judged to benefit from a newly developed type of spring. As long as a single firm offered the building, checking, maintainance and repair of such items as clocks or carriages under the same roof, work, judgement and assembly by analogy remained the rule.

10 As the account and order books dissected in La pièce et le geste make clear, London’s success in the late eighteenth century in producing such an enviable range of high- quality assembled goods, ranging from luxuries to affordable everyday goods, depended increasingly upon the availability of new industrial materials and components supplied by Birmingham and Sheffield. Conversely, industrialisation in Birmingham and Sheffield fed off the growing London market. Liliane Hilaire-Pérez thus shows us the gradual and mutually qualified processes through which both the industrialisation of manufacturing processes and operational thinking of the industrial type began to take shape, catalysed by the diversification and specialisation of the London world of « bespoke » trades.

11 Knowing how few of my colleagues read French, I sincerely hope that La pièce et le geste will be translated in order to reach the audience it deserves among young historians of technology, and indeed among STS scholars. In addition to the invaluable insights Liliane Hilaire-Pérez brings to our understanding of the historical genealogy of industrial logic, her study offers a salutory reminder that even the automated industrial processes of contemporary society still depend on gestural skills, social coordination and qualitative judgement.

NOTES

1. See Jennifer KARNS ALEXANDER, The Mantra of Efficiency : From Waterwheel to Social Control, Johns Hopkins University Press. 2010. 2. As an example, Adelheid VOSKUHL’s Androids in the Enlightenment : Mechanics, Artisans, and Cultures of the Self (University of Chicago Press, 2013) won the Jacques Barzun Prize in Cultural History of the American Philosophical Society for 2014.

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AUTHORS

FRANCESCA BRAY Social Anthropology, University of Edinburgh

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Karel Davids, Bert De Munck (dir.), Innovation and Creativity in Late Medieval and Early Modern European Cities Ashgate, Farnham, 2014

Michael Bycroft

RÉFÉRENCE

Karel Davids, Bert De Munck (dir.), Innovation and Creativity in Late Medieval and Early Modern European Cities, Ashgate, Farnham, 2014, 438 p.

1 Quel rôle a joué l’encadrement réglementaire dans l’innovation technique en Europe entre le début du XVe et la fin du XVIIIe siècle ? Telle est la question principale posée par Karel Davids et Bert De Munck et par les quatorze autres contributeurs de cet ouvrage riche et bien conçu. Comme son titre l’indique, les articles portent surtout sur les règlements créés et contrôlés par des institutions urbaines, et principalement par le monde des guildes. Cependant la nouveauté de cet ouvrage réside dans la volonté « d’aller au-delà des guildes » (move beyond the guilds).

2 Le livre commence par une « introduction » qui constitue bien plus qu’un simple résumé des thématiques abordées et du contenu des chapitres. Karel Davids et Bert De Munck rappellent que certains sociologues et économistes ont valorisé le rôle des villes modernes dans des études aux titres évocateurs comme celui d’Edward Glaser : Triumph of the City : How Our Greatest Invention Makes Us Richer, Smarter, Greener, Healthier and Happier (2011). Les qualités généralement attribuées aux villes sont à la fois idéologiques, géographiques et institutionnelles. Ces études mettent en lumière les valeurs de tolérance et de diversité des villes qui leur permettent d’attirer les meilleurs techniciens étrangers et de laisser une libre expression aux talents de tous les citadins.

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Leur densité humaine et matérielle serait propice aux rencontres inattendues et aux collaborations fructueuses. Le tout serait soutenu par des lois assurant aux inventeurs la qualité de leurs réalisations et la rentabilité sur plusieurs années de leurs recherches.

3 Qu’en disent les historiens de l’Europe préindustrielle ? Davids et Munck soulignent que si les villes n’ont pas été opposées à l’innovation, comme on le croyait il y a quelques décennies, il n’existe pas néanmoins d’explication systématique de l’innovation en milieu urbain. Il y a bien sûr des théories générales sur le sujet, comme celle de Larry Epstein (le système d’apprentissage au sein des guildes a favorisé l’innovation), d’Ulrich Pfister (certaines guildes ont favorisé les économies de main-d’œuvre car cela était dans l’intérêt des puissants entrepreneurs à leur tête) ou de Sheilagh Ogilvie (les guildes servaient surtout à distribuer et monopoliser des ressources précieuses comme le travail et les matières primaires).

4 Mais ces théories ont donné lieu à la mise en évidence de contre-exemples, d’évolutions et de variations régionales spécifiques, ainsi qu’à des approches plus nuancées. Ainsi l’innovation n’est pas absente des espaces contrôlés par des régimes oligarchiques ou plus libéraux, des petites guildes ou des grandes, des villes possédant des guildes puissantes ou de celles où elles sont placées sous la domination des élites locales, des villes autonomes ou des villes sous tutelle étatique. Comme l’écrivent Davids et De Munck : « Après les apports des modèles théoriques vient l’exploration de l’épaisseur de l’histoire1. »

5 Explorons donc la richesse des quatorze études qui suivent l’introduction de ce livre. Leur ordre est organisé de manière chronologique et géographique. Le livre débute avec sept chapitres sur l’Italie centrés sur le XVe et le XVIe siècle. Le chapitre de Corine Maitte donne le ton du livre. Elle y présente l’innovation en milieu artisanal autour du cas de la verrerie, une comparaison entre deux corps d’artisans (à Venise et à Altare), et un résumé des règles auxquelles ces artisans étaient soumis (il s’agit surtout de règles encadrant la mobilité des ouvriers). On y trouve des conclusions nuancées et inattendues. Par exemple, si la mobilité a favorisé l’innovation, celle-ci a moins résulté de l’offre par les autorités urbaines de privilèges pour les artisans étrangers que d’une demande des artisans eux-mêmes ; elle a assez peu reposé également sur l’obligation faite aux artisans étrangers de transmettre leurs techniques aux ouvriers locaux (les verriers ont eu tendance à ignorer ou rejeter ces obligations).

6 Passons en revue les autres chapitres sur la péninsule italienne. Francesco Ammannati montre que les règlements des ouvriers de laine en Florence n’ont pas nui à leur capacité à améliorer leur manière de produire de la laine et de proposer de produits nouveaux aux consommateurs. Edoardo Demo constate que l’industrie de la soie à Vicence, contrairement à celle à Venise, a évolué sans l’appui d’une guilde, en partie parce qu’une guilde puissante n’était pas dans l’intérêt des nobles vincentines qui investissaient des sommes importantes dans la commerce de la soie. Alberto Grandi réunit deux thématiques des chapitres précédents – la migration et l’imitation – et conclut que la pratique de l’imitation – il s’agit ici de la fabrication du savon avec des matières de moindre qualité que celles employées à Venise – a nui à la diffusion de l’industrie du savon dans des villes au Nord de l’Italie. Enfin Andrea Caracausi montre que les études de cas peuvent soutenir des théories générales et non pas seulement les démanteler : selon Caracausi, le cas des textiles de Padoue s’accorde bien avec les théories d’Ogilvie et de Pfister mais pas avec celle d’Epstein.

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7 Après l’Italie, les Pays-Bas. Jan De Meester nous rappelle pourquoi les historiens se sont tant intéressés aux guildes, en particulier pour l’histoire du travail et l’histoire sociale : à Amsterdam, à la fin du XVIIe siècle, au moins 70 % des hommes employés dans la ville faisaient partie d’une guilde. Cela suggère qu’il fallait une main d’œuvre abondante, qu’elle soit ou non habile, afin de subvenir aux besoins ordinaires de l’espace urbain. C’est parce que les guildes visaient d’abord à y répondre et non à susciter des innovations extraordinaires, que la ville d’Anvers a accordé une citoyenneté gratuite à presque 20 % de ses nouveaux citoyens au XVIe siècle.

8 Les chapitres suivants permettent d’envisager, après l’accès aux villes, celui de l’accès aux guildes. Dans un tableau de quinze pages, Davids et De Munck donnent un aperçu d’une importante base de données compilant les frais d’enregistrement pour l’apprentissage et pour l’admission à la maîtrise imposés par un large éventail de guildes aux Pays-Bas entre 1450 et 1800. Ces données mettent en évidence que les guildes ont utilisé ces frais pour payer leurs dettes et former de nouveaux apprentis, mais qu’elles n’avaient pas pour finalité d’exclure les étrangers ni de contrôler le rapport entre le nombre d’apprentis et celui des maîtres. Yanneke Tump tire une conclusion similaire de son étude des guildes des tonneliers à Haarlem et Rotterdam. Ces guildes ont rarement changé leur frais d’entrée ; dans ce domaine au moins elles ont choisi de suivre le marché du travail au lieu de le manipuler. Pourtant les tonneliers étaient soucieux de leur monopole sur la fabrication des tonneaux, comme Raoul De Kerf le montre dans son chapitre sur la guilde d’Anvers. Quand ce monopole fut menacé à la fin du XVIIe siècle, les règles d’apprentissage ont servi à protéger ce monopole et non pas à obliger les apprentis à honorer leurs contrats avec leurs maîtres.

9 Les trois autres chapitres sur les Pays-Bas traitent plus directement de l’innovation. Annelies De Bie décrit comment la guilde des tailleurs de diamants à Anvers a géré l’introduction du diamant taillé « à la mode rose », c’est-à-dire en forme de rose avec douze facettes. La guilde a vite assimilé cette innovation mais en a mal géré les conséquences, dont a résulté une forte hausse du chômage en son sein. Dries Lyna nous apprend comment une nouvelle forme d’apprentissage a aidé les artisans à gérer le goût des nouveautés qui ont pénétré les Pays-Bas au XVIIIe siècle. Durant le troisième quart du siècle, l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers, établie en 1663, a connu un grand succès auprès de toutes sortes d’artisans, lesquels assistaient à des leçons de dessin pour mieux concevoir des produits à l’allure novatrice. Le chapitre de Claartje Rasterhoff sort du cadre général de l’ouvrage en abordant l’innovation esthétique et intellectuelle, à travers les tableaux et les livres provenant d’ateliers hollandais. Rasterhoff explique la distribution géographique de ces ateliers en fonction de la population des villes, de la présence d’activités complémentaires (comme le commerce à Amsterdam) et des spécialités propre à chaque ville (comme les livres universitaires à Leyde).

10 Les deux derniers chapitres reviennent au cas de l’Italie en quittant le monde des guildes. Alida Clemente explique comment les rois de Naples ont introduit la manufacture de la porcelaine à pâte dure dans la capitale de leur royaume. Les rois ont fourni les investissements nécessaires pour initier ce projet dans une ville abritant un important marché de luxe et une concentration de main-d’œuvre et de marchands étrangers. Enfin Daniele Andreozzi examine la tentative de l’Empereur Charles VI de transformer la ville de Trieste en centre de la manufacture et du commerce maritime. Andreozzi met l’accent sur les marchands de Trieste qui ont profité du soutien de

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Vienne tout en adaptant les politiques de l’État central aux exigences de la vie complexe de la ville.

11 Quel est le bilan de ces études nombreuses et variées ? Quelles leçons peut-on tirer de « l’épaisseur de l’histoire » ? Davids et De Munck consacrent la deuxième partie de leur introduction à ces questions. Il en résulte un questionnement subtil sur le rôle des guildes dans l’innovation. Ils soutiennent qu’il n’était pas négligeable mais que les guildes ont souvent agi de manière indirecte ou involontaire pour plusieurs raisons : parce qu’elles dépendaient de rapports plus ou moins harmonieux avec les autres institutions urbaines mais aussi de phénomènes plus larges comme la croissance des États ou les fluctuations du marché du travail ; enfin parce que d’autres lieux ou institutions ont soutenu l’innovation dans les villes européennes, tels que les académies, les manufactures impériales, les ateliers illégaux comme ceux des diamantaires et des tonneliers d’Anvers, en particulier dans les villes où la production artisanale était dominée non par des guildes mais par des nobles-marchands. Si on ne peut guère comprendre l’innovation sans les guildes, on ne la comprend pas non plus sans replacer celles-ci dans l’écosystème urbain.

12 Si cet ouvrage collectif voyage au-delà des guildes, il suit néanmoins les pistes ouvertes par l’historiographie de celles-ci. D’une part, les études se focalisent sur une forme d’invention qui leur sont traditionnellement associées, c’est-à-dire celles qui concernent les produits finis et les processus par lesquels ces produits sont fabriqués. Mais on ne trouve pas mention d’autres dimensions telles que les innovations dans les domaines du crédit, du financement, de la vente et de la distribution, des sciences politiques et naturelles, ni des innovations techniques concernant le contrôle de qualité, étant donné la centralité (soulignée plusieurs fois dans ce livre) de cette question dans les règlements corporatifs.

13 D’autre part, l’ouvrage met l’accent sur les institutions comme source d’innovation urbaine, alors que la géographie et l’idéologie sont tout aussi centrales dans les théories des défenseurs des villes modernes. Dans le cadre des études proposées dans ce livre, la « géographie » d’une ville semble se limiter surtout à sa population et à la variété des institutions qui s’y trouvent. Peu de chose est dit de l’architecture interne des villes, des distances et des problématiques de transports pour les hommes et pour les biens à différentes échelles. La tolérance religieuse ou le mercantilisme en tant qu’idéologies n’interviennent que peu dans l’ouvrage.

14 Enfin, bien que les études comparent des villes d’Italie avec celles du Pays-Bas, elles ne mettent pas en avant de connexions concrètes entre les villes de ces deux pays. Plusieurs chapitres traitent de la migration comme un problème administratif, seul celui de Corine Maitte suit de près la migration d’artisans d’un pays à un autre.

15 Chercher véritablement à envisager l’innovation au-delà des guildes nécessite non seulement d’explorer les pistes qui sont liées à leur relation mais aussi celles qui les ignorent. Ce livre se borne à envisager les premières, mais il a le mérite de nous guider vers de nouvelles perspectives.

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NOTES

1. « While starting with models, we end up with the thickness of history ».

AUTEURS

MICHAEL BYCROFT University of Warwick

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Pascal Brioist, Léonard de Vinci, homme de guerre Paris, Alma éditeur, 2013

Pascal Dubourg-Glatigny

RÉFÉRENCE

Pascal Brioist, Léonard de Vinci, homme de guerre, Paris, Alma éditeur, 2013, 357 p.

1 « La guerre est le seul art, pour qui commande avec compétence, capable non seulement de maintenir les princes dans leur condition mais aussi d’élever les hommes de petite extraction et de fortune privée à des niveaux supérieurs et à de grands honneurs1. » Si Niccolò Mutoni reprenait à Machiavel l’idée de l’ascension sociale par le métier des armes, il y ajoutait cependant l’idée que la guerre était le seul art pouvant y conduire. Aurions-nous oublié l’importance de la guerre dans l’histoire de la Renaissance ? Que ces perpétuels conflits constituèrent le quotidien d’une grande partie de l’Europe ? Que la violence physique fut le fondement des rapports humains et sociaux ? Certes, l’idée de l’humanisme l’emporte dans notre imaginaire sur un « ensauvagement » des esprits, pour reprendre le mot de Pascal Brioist, qui réduirait à néant une opération culturelle d’un extraordinaire raffinement et d’une grande complexité. La figure historique de Léonard même n’a-t-elle pas été victime de cette opération de gommage de la réalité ? Ainsi, l’ouvrage Léonard de Vinci, homme de guerre s’oppose-t-il à l’image artificielle mais confortable d’un savant et peintre quintessencié, désincarné de la réalité sanguinaire et frénétique qui l’entourait et l’accompagnait.

2 Le modèle choisi par Pascal Brioist relève du segment biographique lui permettant de suivre chronologiquement les interactions entre le phénomène militaire et les autres activités de Léonard. S’il déclare se situer dans le sillage de Paul Strathern, qui avait esquissé des portraits parfois un peu chétifs des grands hommes que Léonard avait côtoyés et servis2, et de Patrick Boucheron, qui avait étudié avec une plus grande précision le segment politique de la carrière léonardienne3, Brioist construit en revanche une figure historique qui n’est pas celle d’un stratège et encore moins d’un

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guerrier, mais plutôt celle d’un ingénieur capable de faire de l’expérience inéluctable des armes et des forteresses une ressource pour nourrir ses intérêts intellectuels plus personnels. C’est peu dire que le privilège de cette biographie est de parvenir à se détacher de l’action immédiate et de l’anecdote. Elle met en lumière les perspectives d’une carrière d’inventeur qui s’ouvrent constamment dans une multitude de directions, lui conférant la richesse exceptionnelle qu’on lui connaît. L’auteur n’en tente pas moins avec prudence de nombreux micro-rapprochements entre les événements édifiants vécus par Léonard et les instructions qu’il consigne dans ses cahiers de manière plus théorique.

3 Ce livre nous montre combien le métier des armes, comme tant d’autres arts mécaniques sans doute, peut se révéler le creuset d’une infinité d’expériences, pourvu que l’ingegno y pourvoie : la mécanique spéculative et pratique, la qualité des métaux et leur fusion, les formes des instruments de combat… Mais l’arme y est décrite dans son contexte, ce que les musées nous cachent aujourd’hui et que peu d’historiens, souvent plus attachés à une lecture patrimoniale, parviennent à montrer : l’arme n’est que l’un des instruments d’une tactique de conquête fulgurante ou de défense de position. La stratégie rejoint alors la géographie et l’architecture. Elle déploie dans l’espace l’artefact si ingénieusement élaboré. C’est bien cette conception, peut-être propre à Léonard ou plus marquée dans son approche, que ce livre nous dévoile : la capacité à envisager la moindre opération mécanique dans les conséquences – parfois difficilement prévisibles – de son usage. Il n’y a pas de limite à cette sorte de prévoyance : lorsque Léonard projette une architecture civile, il prend en considération les conséquences militaires de ses actes.

4 L’esprit d’ingénieur est ici bien développé et s’oppose à la notion, assez anachronique, « d’art technologique », récemment proposée dans un ouvrage collectif4. La capacité pratique à passer de l’idée à l’objet est proche des positions développées par Romano Nanni, rassemblées dans son dernier ouvrage5. La mission de l’ingénieur correspond certes à des compétences mais met en exergue une disposition d’esprit, une disponibilité à la mobilité intellectuelle et une indifférence pour le caractère disciplinaire des activités humaines. Cette fonction, car il s’agit là plus d’une fonction que d’une profession, induit des circulations entre le savoir issu de l’expérience et différents types d’applications. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un passage entre théorie et pratique. Le mode d’élaboration intellectuel de Léonard – des notes à l’apparence parfois morcelée – en est une preuve ultérieure.

5 Si l’ouvrage ne succombe pas à l’image éculée du courtisan, il n’en pose pas moins la question de l’allégeance politique versatile des artistes et savants. La carrière de Léonard évolue depuis ses débuts, très marqués par des activités liées à la guerre, en particulier au service de César Borgia, à une époque où la connotation plus civile prévaut, alors que Louis XII le désigne comme « peintre et ingénieur ordinaire ». Cette narration traditionnelle est ici modulée par la continuité des préoccupations. Léonard aurait-il intégré son rapport à la guerre dans une représentation qui cristallise un vécu personnel et une longue carrière d’expérimentation ? Pascal Brioist défend cette position dans une analyse des conditions d’élaboration de la fresque perdue de la bataille d’Anghiari. Ces pages substituent l’impossible description par une contextualisation serrée. Une proposition assez différente de celle suivie par Carlo Vecce dans sa lecture vincienne de 2011 qui s’en tenait à un commentaire textuel6.

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6 Si la littérature sur Léonard ne tarit pas et qu’il devient malaisé de se distinguer dans un panorama désormais foisonnant, l’approche spécifique choisie par l’auteur se nourrit d’une maturité certaine des sources. Les manuscrits de Léonard sont accessibles sur le réseau et le chercheur peut y explorer les chemins privilégiés par le truchement d’outils sophistiqués et efficaces, y compris la transcription des textes. L’entreprise du glossario leonardiano se poursuit, offrant les meilleurs instruments lexicographiques dans le domaine habituellement négligé de la langue technique de la Renaissance7. Nul doute que l’ouvrage de Pascal Brioist, offrant un cadrage nouveau sur cette figure, en adéquation avec le quotidien hoplomachique de la Renaissance, nous aide à mieux comprendre la complexité et l’originalité du parcours d’un ingénieur au sens le plus puissant du terme.

NOTES

1. POLYEN (IIe après J.-C.), Stratagemi dell’arte della guerra, traduit du grec en italien par N. Muttoni, Venise, 1551, épître dédicatoire. 2. Paul STRATHERN, The Artist, the Philosopher and the Warrior, New York, London, Jonathan Cape, 2009. 3. Patrick BOUCHERON, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2013. 4. Agostino CATALANO, Rossano PAZZAGLI (éd.), Arte e tecnica in Leonardo ingegnere, Ariccia, Aracne, 2014. 5. Romano NANNI, Leonardo e le arti meccaniche, Milan, Skira, 2013. 6. Carlo VECCE, Le Battaglie di Leonardo, Florence, Giunti, 2012. 7. La seconde et dernière en date de ces publications est le très utile ouvrage de Margherita QUAGLINO, Glossario leonardiano. Nomenclatura dell’ottica e della prospettiva nei Codici di Francia, Florence, Olschki, 2014.

AUTEURS

PASCAL DUBOURG-GLATIGNY CNRS-Centre Alexandre Koyré

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François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences Paris, La Découverte, 2016

Stéphane Lembré

RÉFÉRENCE

François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2016, 434 p.

1 La publication augmentée d’une postface inédite du livre de François Jarrige, initialement paru en 2014, donne l’occasion d’en rendre compte. Cet essai rappelle la parole de « vaincus de l’histoire », restitue sur une trame chronologique les « critiques oubliées des mutations techniques de l’ère industrielle » (p. 11).

2 L’ère industrielle inaugure un rapport nouveau aux artefacts techniques : un « grand basculement » fait du changement technique le moteur de l’histoire. À l’ère préindustrielle, la technique reste indissociable des croyances et le changement technique n’est pas considéré comme un levier de changement social. La mécanisation et l’inventivité technique sont anciennes, et la confiance de plus en plus grande « dans la capacité humaine à s’extraire des contingences naturelles grâce au pouvoir des techniques » (p. 33) s’exprime des XVIe et XVIIe siècles à nos jours. Ce n’est pas la mécanisation qui provoque les résistances, mais la place nouvelle de la technique comme force de changement social qui transforme les rapports sociaux, les environnements naturels et les représentations sociales et culturelles.

3 Le processus complexe de l’industrialisation, à partir de la fin du XVIIIe siècle, est un premier moment, spectaculaire, de surgissement des technocritiques par le phénomène des bris de machines, ces conflits et protestations collectives violentes suscités par l’usage de nouveaux procédés techniques de production. Dans diverses régions

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d’Europe, contre le récit triomphant de l’industrialisation, les machines « mettent donc du temps à s’imposer ». Ce phénomène n’oppose pas simplement ouvriers et fabricants – ces derniers étant parfois réticents à la mécanisation –, sous l’effet des « incertitudes technologiques » et des « bricolages ordinaires » (p. 48) qui se caractérisent par des rythmes propres aux secteurs et groupes professionnels. De ces oppositions populaires, il faudrait donc induire l’existence de tentatives de négociation pour la préservation de modes de vie et de qualifications établies. Les technologies « flexibles et souples » sont préférées aux machines nouvelles de la grande industrie (p. 54). Malgré la rareté des témoignages, l’analyse s’étend au monde paysan, concerné sans doute plus tardivement par les contestations des machines.

4 La notion de « risque » émerge avec l’avènement de l’ère industrielle (chapitre 3). La pénibilité et la dangerosité sont accrues par les machines. La sensibilité à cette situation est contrastée. Les chemins de fer, symboles de puissance et de modernité mais aussi agents de perturbation des repères temporels et spatiaux, suscitent des oppositions loin d’être l’apanage d’esprits conservateurs. Dans les milieux scientifiques comme parmi les populations rurales, chez les propriétaires fonciers comme pour les romantiques hostiles à la modernité, les tensions autour du chemin de fer sont fréquentes et entretenues par des accidents dramatiques. Les critiques s’affaiblissent à partir du milieu du siècle. Si les rejets violents disparaissent, des œuvres continuent à nourrir la critique de l’industrialisation, en recourant souvent aux ressources de la fiction. Elles renvoient à l’évolution des sensibilités à l’égard de la nature : la démonstration des « limites et impasses du développement technologique » se distingue de « la vision d’une technique au service du bonheur humain grâce à l’exploitation de la nature » (p. 93).

5 Les machines deviennent un objet de débats dans lesquels interviennent théoriciens et praticiens (chapitre 4). L’assimilation des techniques et du progrès suscite de multiples réactions : la métaphore du monstre, appliquée aux machines, en est une bonne illustration. L’économie politique britannique se saisit de la question des machines, comme l’a montré Maxine Berg, tandis que se fixent peu à peu les termes. La notion de machine gagne en clarté et la technologie, d’abord définie au XVIIIe siècle comme la « science qui enseigne le traitement des produits naturels ou la connaissance des métiers », s’intègre ensuite dans une « conception industrialisatrice, rationalisatrice et productiviste [qui] s’est imposée lentement » (p. 108). La place croissante des ingénieurs s’appuie sur la maîtrise des machines au moment où les radicaux et socialistes s’affirment comme des penseurs critiques des techniques. Beaucoup investissent les machines d’une croyance dans le progrès qui doit mettre celles-ci au service des conquêtes démocratiques et sociales.

6 L’« âge des machines », titre de la deuxième partie du livre, se manifeste d’abord par la puissance des imaginaires du progrès technique (chapitre 5). De nombreuses études montrent combien le discours du progrès par la technique relève d’une vision évolutionniste et progressiste de l’histoire, de l’identification croissante du progrès technique au progrès social et moral, et de la dissociation entre les changements techniques et leurs effets, ces derniers ne remettant pas en cause de tels changements (p. 124). Ainsi, les expositions et fêtes industrielles forment le théâtre de l’invasion des machines dans les espaces sociaux, et plus largement d’une célébration de la technique. À la suite de David Edgerton, l’auteur fait le lien entre cette exaltation des machines et

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le triomphe des nationalismes à l’« âge des extrêmes ». La technique devient « le destin du monde » et doit dépasser toute limite.

7 Si les voix discordantes peinent à se faire entendre, F. Jarrige tente de relire la « Belle Époque des techniques » en identifiant la persistance des doutes et de la contestation de l’exaltation du progrès technique (chapitre 6). La lecture politique est ici fort suggestive. L’essor des lois et des dispositifs destinés à solutionner la « question sociale » inclut les techniques, de même que les nébuleuses réformatrices s’abstiennent de toute remise en cause du machinisme et privilégient l’intérêt pour les conditions sociales de son utilisation. Du côté du mouvement ouvrier, l’enjeu consiste à mettre les machines au service du prolétariat plutôt que de les critiquer. L’analyse de la technique par Marx n’envisageait-elle pas celle-ci comme un facteur décisif de transformation sociale et de progrès (p. 155) ? L’histoire complexe selon les secteurs professionnels des négociations et accommodements avec la technique reste difficile à documenter, à la différence d’un « pessimisme culturel » à l’égard de la modernité qui atteint l’industrie et les techniques et qu’incarnent William Morris, Max Weber ou Thorstein Veblen dans des contextes différents.

8 Le chapitre suivant, « Machines impérialistes », mobilise des travaux novateurs qui dévoilent la diversité des situations. F. Jarrige prend acte du dépassement de l’ancien modèle diffusionniste, selon lequel les techniques avaient simplement été transférées de l’Europe vers les périphéries, au profit d’une attention portée à « la pluralité des échanges et aux hybrides incessants nés des rencontres coloniales » (p. 179). Les rythmes de l’industrialisation sont très contrastés, mais les résultats sont dans l’ensemble très négatifs pour les colonies. Les réseaux ferrés sont ici synonymes d’exploitation, d’exactions et de misère, et leur développement reste limité. On notera le regard porté sur Gandhi, envisagé comme un emblème de l’ambivalence du rapport à la technique.

9 La Grande Guerre produit une rupture dans les représentations des techniques et de la science (chapitre 8). Les interprétations se font plus pessimistes. C’est pourtant alors que s’accélère l’adoption de techniques de contrôle du temps et de l’espace, ou rationalisation : les réactions contre le machinisme sont d’abord peu nombreuses, mais la crise des années 1930 les intensifie, dans une perspective économique et selon une lecture morale dénonçant la « civilisation des machines ». Le rejet de la société technicienne s’exprime dans les films de Fritz Lang ou Charlie Chaplin, tandis que les sciences humaines naissantes s’emparent de cette question. La Seconde Guerre mondiale clôt cet âge ; paradoxalement, cette guerre éminemment industrielle « contribue à renforcer une exaltation unilatérale de la technique comme instrument de paix, de liberté et de lutte contre la barbarie » (p. 224).

10 Modernisations et catastrophes sont les deux faces d’une dynamique retracée dans la troisième partie. Après 1945, l’élan modernisateur assimile plus que jamais les techniques au développement (chapitre 9). Le modèle de développement porté par des États et des institutions alimente la foi dans les bienfaits de la technique. Pourtant, les inquiétudes sont fortes : avec Lewis Mumford, Jacques Ellul, Günther Anders, Hannah Arendt ou Gilbert Simondon, des œuvres importantes sont conçues, qui analysent sévèrement le règne de la technique. Le nucléaire vient reconfigurer les rapports entre technique et société : s’il nourrit des critiques multiples, il contribue aussi à les marginaliser sous couvert d’intérêt national et d’impératif de progrès. De manière plus sourde, le monde agricole est gagné par une modernisation qui ne suscite que

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localement des résistances collectives aux projets techniques. Le dogme productiviste et ses effets amplifient les critiques des mutations techniques de l’appareil de production et des réactions souvent confidentielles, mais de nature à réviser le discours unanimiste sur « l’âge d’or » des « Trente Glorieuses ».

11 La visibilité et la portée des critiques sont bien plus grandes à la fin des années 1960 et dans les années 1980 (chapitre 10). La jonction entre des traditions intellectuelles distinctes conduit à identifier « les menaces et apories des techniques contemporaines » (p. 267) et à faire émerger les préoccupations environnementales quant aux « technosciences ». La politisation des choix technoscientifiques sous l’impulsion de mouvements écologistes et alternatifs s’épuise toutefois face à l’affirmation de l’ère néolibérale dans les années 1980. Celle-ci triomphe en même temps qu’une nouvelle utopie technologique : l’informatique. Les technologies de l’information et de la communication bouleversent les technologies industrielles (chapitre 11). Au déferlement d’objets, d’écrans et de gadgets s’ajoute un appareil idéologique puissant, qui fait l’objet quasi immédiatement d’analyses critiques. Le spectre du chômage technologique réapparaît et, plus largement, les relations entre nouvelles technologies, travail et emploi sont un objet central pour les économistes et les sociologues (p. 300). Loin d’un outil neutre, ses opposants voient dans l’informatique un outil de contrôle et de surveillance : cette informatisation du monde, toujours en cours, a des répercussions dans tous les domaines.

12 La conscience plus aiguë des risques encourage les contestations (chapitre 12). Les sciences de l’environnement connaissent un essor mondial et appellent à réagir pour encadrer les grands systèmes techniques et les produits industriels. L’insistance sur le risque et les appels à la « démocratie technique » ne vont pas sans ambiguïté quand une activité intense est déployée pour faire accepter les produits et les techniques « en construisant l’illusion du dialogue et de la concertation » (p. 330). F. Jarrige s’inquiète de la modestie des répercussions politiques et sociales des multiples travaux consacrés à l’omniprésence technologique. Il relève aussi les mobilisations et les conflits sociaux destinés à freiner, localement, de grands projets technoscientifiques portés par des alliances entre capitalisme industriel, science et politique. Sa postface confirme le constat de « course à l’abîme du fatalisme technologique » (p. 352), que la démarche suivie dans ce livre contribue à historiciser.

13 Ni récit d’un mouvement linéaire et ascendant, ni description d’une parfaite similarité entre des contestations très différentes selon les époques et irréductibles à tout archaïsme, cet essai tire les fils de contestations polymorphes mais toujours porteuses de sens, quel que soit leur retentissement. Sa force réside dans la mise en relation d’actions et de discours disséminés dans le temps et dans l’espace. L’histoire politique des techniques ainsi proposée ambitionne d’« offrir des voies pour renouveler la critique sociale et décoloniser nos imaginaires » (p. 347).

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AUTEURS

STÉPHANE LEMBRÉ Université Lille Nord de France – ESPE

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Geneviève Deblock, Le Bâtiment des recettes. Présentation et annotation de l’édition Jean Ruelle (1560) Rennes, PUR, Collection « Textes Rares », 2015

Julia Gruman Martins

RÉFÉRENCE

Geneviève Deblock, Le Bâtiment des recettes. Présentation et annotation de l’édition Jean Ruelle (1560), Rennes, PUR, Collection « Textes Rares », 2015, 303 p.

1 Le Bâtiment des recettes est l’un des premiers livres de secrets imprimés du début de l’époque moderne, et il demeure un « best-seller » encore XIXe siècle. Le genre des secrets existe depuis l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, mais c’est au XVIe siècle que les livres de secrets connaissent l’apogée de leur succès, et le Bâtiment des recettes est sans aucun doute l’un des recueils à avoir eu le plus de rééditions. Ce recueil anonyme d’origine italienne a beaucoup circulé dans plusieurs pays européens, y compris la France, grâce à plusieurs traductions. Publié originellement en italien, en 1525 (sous le titre Dificio di ricette) il a connu un énorme succès. Entre 1524 et 1562, 28 éditions de l’ouvrage ont été publiées. Entre le XVIe et le XIXe siècle, 60 éditions en français de l’ouvrage paraissent, attestant de son succès en France. La présente édition critique de Geneviève Deblock du Bâtiment des recettes se fonde sur l’édition française de Jean Ruelle, publiée en 1560. Il s’agit de la réédition (certes, avec des modifications) de la traduction française de 1539, parue à l’atelier de Jean III Du Pré, qui est la traduction du Dificio di ricette de 1525, à laquelle sont adjoints d’autres traités.

2 Ce livre de secrets italien comptait 187 recettes, et il a été augmenté en France du recueil d’obstétrique « Autres secrets médicinaux, outre ceux que l’exemplaire italien a ci- dessus proposés, expressément pour les femmes », composé de 26 recettes, ainsi que du « Plaisant jardin », un troisième recueil de 202 recettes. Ces deux derniers recueils ont été

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ajoutés par l’imprimeur-libraire à la version originale italienne, et ces modifications sont maintenues dans la plupart des éditions suivantes. G. Deblock observe avec précision que le Bâtiment des recettes a eu deux phases principales de constitution. Plusieurs recueils sont insérés et supprimés, plusieurs modifications apparaissent et disparaissent au long des quatre siècles de circulation de l’ouvrage. Pourtant, l’esprit de la traduction de 1539 et de l’édition de 1560 peut être perçu dans les éditions suivantes de cette compilation de recettes tellement intéressante et hétérogène. Le Bâtiment de recettes est donc une compilation de compilations anonymes, c’est-à-dire un livre de secrets qui englobe des recettes de plusieurs ordres : savoirs médicaux, conservation de fruits, divertissements, secrets pour garder la jeunesse et rehausser la beauté, vérifier la virginité des jeunes etc. La publication de l’édition de 1560 annotée par G. Deblock rend donc ce texte non seulement accessible aux lecteurs (et surtout aux historiens) contemporains, mais aussi plus compréhensible grâce à la riche analyse de l’auteure.

3 Plusieurs aspects de cette édition critique méritent ainsi d’être mentionnés (nous n’en donnons ici que quelques exemples parmi d’autres). La construction et l’évolution de l’ouvrage, sa réception, l’organisation des recettes, les interventions des lecteurs, les paratextes, la nature de chaque recueil, le vocabulaire, le style de l’ouvrage, ainsi que le rôle qu’ont pu jouer les traducteurs et libraires sont des éléments importants de l’analyse que fait G. Deblock de ce livre de secrets. Effectivement, le Bâtiment des recettes est décrit comme un recueil de recettes souvent brèves, liées aux mondes domestique, artisanal, médical et donc utiles au lecteur. On pourrait citer plusieurs exemples de ces recettes, comme « Pour la douleur des dents, à garder que jamais plus ne retourne », « Pour faire savon qui degresse et oste toute tache que ce soit », « Pour faire avoir abondance de lait aux nourrices » ou bien « Pour prendre connils1. » Pourtant, on y trouve aussi des recettes ludiques, qui peuvent être une source de divertissements pour le lecteur. C’est le cas de « Pour mettre un œuf de geline dedens une fiole ou boccal de verre qui ayt le col estroit » ou de « Pour faire que une chandelle puisse ardoir souz l’eaue2 ». Le caractère double de ce recueil, qui combine l’utilité au plaisir des divertissements, peut être inscrit dans le cadre de ces savoirs hétérogènes, provenant souvent du domaine de la magie naturelle. Ce sont des savoir-faire liés au geste, c’est-à-dire, des savoirs pratiques. Grâce à l’imprimerie, louée dans les épîtres au lecteur du Bâtiment des recettes et du Plaisant jardin, ces secrets sont désormais accessibles à un public élargi et diversifie. Selon G. Deblock, le Bâtiment des recettes fait de ses lecteurs des « expérimentateurs », qui agissent sur les recettes et opèrent sur la nature (p. 36). Ces secrets publiés pour l’utilité et le plaisir du lecteur peuvent certes être modifiés et même améliorés par le lecteur. Mais même s’il les modifie, l’efficacité des secrets est assurée par l’exécution correcte de la recette. Le lecteur est donc le responsable du succès de la recette : si le résultat n’est pas celui attendu, c’est la procédure qui a été mal suivie, soulignent les traducteurs et imprimeurs de l’ouvrage (p. 26).

4 L’analyse de l’ouvrage par G. Deblock prend ainsi en considération la réception des recettes par le public, traçant un panorama des éditions trouvées dans diverses collections, en divers états de conservation et imprimées en plusieurs formats et sur divers supports matériels. Les annotations des lecteurs et les recueils manuscrits font partie du réseau de textes liés à l’histoire du Bâtiment des recettes. Le lecteur opère directement sur les savoirs décrits dans le recueil – et c’est par ce processus que les secrets de la nature et de la technique sont dévoilés. L’approche de G. Deblock, entre histoire du livre et histoire des techniques, est ainsi tout à fait appropriée pour l’étude d’un livre de secrets comme le Bâtiment des recettes, car ce qui est au centre de son

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analyse est le faire et les gestes, l’opération elle-même par laquelle le lecteur accède aux savoirs décrits dans le livre. Les livres de secrets rendent des mystères de la nature et de la technique accessibles au lecteur, justement par l’opération que celui-ci exécute – cela est surtout vrai en ce qui concerne la médecine et la magie naturelle. La magie dans le Bâtiment des recettes est donc opératrice : le but du recueil est d’aider le lecteur à mieux comprendre la nature, l’imiter et même la surmonter, ambition souvent présente dans le genre des secrets (p. 22).

5 Effectivement, le Bâtiment des recettes transmet un savoir empirique, et son rôle (ainsi que celui des livres de secrets en général) dans la diffusion des savoirs scientifiques et techniques au début de l’époque moderne ne peut être déconsidéré. L’étude de G. Deblock prend en considération le rôle de ce recueil dans l’histoire de la littérature technique moderne : l’ambition de réduire en art, pour employer l’expression d’Hélène Vérin, ainsi que le dialogue avec la littérature technique et médicale savante sont des éléments importants de l’analyse du Bâtiment des recettes au long de ses quatre siècles d’existence. L’évolution de l’ouvrage est accompagnée aussi d’un changement de public ainsi que de support matériel, rendus plus compréhensibles ici grâce à cette édition critique.

6 C’est ainsi une lecture riche, une source utile et un outil accessible pour la recherche. Le livre de secrets est bien situé dans son contexte historique (prenant en considération les aspects technique, scientifique et culturel du recueil) et l’analyse de la vaste historiographie sur les livres de secrets est une partie importante de ce travail (avec, parmi bien d’autres, les travaux de William Eamon notamment). En outre, les recettes sont mises en rapport les unes avec les autres, créant ainsi un réseau de relations complexe et utile pour la compréhension du recueil. Et nous n’oublions pas les annexes très profitables aussi au lecteur : l’évolution de l’ouvrage peut être mieux perçue grâce aux tableaux qui illustrent les changements de l’emplacement des paratextes, ainsi que l’ajout ou la disparition de différents recueils. D’autres tableaux classifiant les ingrédients des recettes, les diverses affections et soins du corps, ainsi qu’un glossaire, rendent cette édition d’autant plus utile. Le caractère hétérogène de ce livre de secrets et l’approche interdisciplinaire de G. Deblock rendent cette excellente édition critique utile et enrichissante pour tous ceux qui s’intéressent entre autres à l’histoire des savoirs à l’époque moderne, à l’histoire des techniques et de la science, comme à l’histoire culturelle des traductions.

NOTES

1. Respectivement, B. 19, B. 32, F. 5, P. 184. 2. B. 13 et B. 113.

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AUTEURS

JULIA GRUMAN MARTINS Université Paris 7 – Paris Diderot

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Paula Findlen (dir.), Early Modern Things Objects and their Histories, 1500-1800 London and New York, Routledge, 2012

Audrey Millet

RÉFÉRENCE

Paula Findlen (dir.), Early Modern Things Objects and their Histories, 1500-1800, London and New York, Routledge, 2012, 392 p.

1 Les objets ont une histoire. C’est ce que nous dit le volume collectif édité par Paula Findlen. En six parties, les auteurs donnent la parole aux « choses ». Le terme employé par tout un chacun pourrait sembler, au premier abord, relativement simple, creux et vide. Pourtant, les diverses approches de l’ouvrage, qualitativement égales, permettent de discuter avec des morceaux de culture matérielle, du ginseng à l’horloge, en passant par des oiseaux. Loin d’être immobiles, ces histoires insistent sur l’évolution constante des choses entre 1500 et 1800. L’intérêt est évident : nous croyons connaître les objets qui nous entourent. Néanmoins, cette familiarité est un leurre. Les choses doivent être comprises, non pas selon un mode contemplatif, mais à partir de l’expérience. Dès l’introduction, Paula Findlen montre brillamment qu’un tambour a de multiples vies (p. 6). Il faut saisir son corps, sa construction, les divers essais des fabricants pour parvenir à un son clair, le jeu de baguettes du musicien et les choix réalisés dans une visée esthétique. Entendons-nous le tambour ? Oui, mais surtout nous en entendons plusieurs. En effet, tout au long de l’ouvrage l’accent est mis sur la variété temporelle et culturelle des objets inscrits dans une géographie large prenant en compte aussi bien un vêtement de l’empire ottoman qu’une nature morte du siècle d’or hollandais. La diversité des objets examinés entraîne des croisements de récits, des comparaisons, des discussions mondiales, transnationales, interculturelles. Au final, les objets parlent au lecteur et discutent aussi entre eux. Ils leur apprennent la vie sociale et quotidienne,

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tout comme les envies du consommateur et les ambitions du fabricant de l’époque. La croissance de la consommation, de la circulation et de l’utilisation des objets, tendance mondiale, forme le carrefour des discussions entre les produits modernes.

2 Selon Findlen, l’ouvrage n’est pas destiné à être un guide méthodologique. Il présente des échantillons historiques visant à écrire des histoires à partir des objets ou l’histoire des objets. Néanmoins, les auteurs nous apprennent à regarder, comprendre, déconstruire, reconstruire et mettre en valeur les mille et une vies des produits. Il s’agit bien d’un exemple méthodologique à suivre. Chaque auteur oriente son analyse selon une perspective propre : économique, culturelle, sociale, technique, ou encore médicale. Les sources mobilisées par les auteurs sont particulièrement diversifiées. Pour comprendre la représentation des oiseaux par rapport à l’homme, Marcy Norton utilise des traités de fauconnerie espagnols, des récits de voyages ou des représentations des Amérindiens. Giorgio Riello réévalue l’intérêt des inventaires pour analyser la consommation. Produit des conventions sociales et juridiques, l’inventaire est statique et fixé dans le temps. Or, les produits se modifient physiquement dans le temps, tout comme la valeur qui leur est assignée (p. 127 et 144). Rapidement, le lecteur comprend qu’il faut activer les objets et les replacer dans les expériences quotidiennes ; en bref, il faut les recharger de leur vie – oubliée jusqu’ici malgré les appels de Fernand Braudel et Arjun Appadurai.

3 La première partie de l’ouvrage insiste sur l’ambiguïté des choses et en particulier sur leur instabilité. Carla Nappi explique la difficulté d’une biographie du ginseng en Chine. Espèce végétale stable, son identité et son sens évoluent au fil du temps selon des contextes historiques, géographiques et philosophiques variables (p. 45-46). Jessika Riskin montre le parallèle établi entre horlogerie, cosmos, animal et corps humain à partir d’une vision des « flux corporels » liée à l’agitation. Or, depuis cette époque, l’horloge est devenue un symbole de régularité et de précision (p. 84 et 97).

4 Dans une seconde section, les mécanismes de représentations visuelles ou écrites des objets sont mis au jour. Les natures mortes hollandaises sont présentées comme des invitations à prendre conscience de soi face à une vision de la matérialité au XVIIe siècle. Selon Julie Hochstrasser, les mêmes natures mortes interrogent le « moi » du spectateur à cinq siècles de distance. Giorgio Riello insiste sur la subjectivité des inventaires domestiques. Ils deviennent alors les images d’un instant « T » révélant les intentions des compilateurs. Les inventaires sont alors des morceaux de pensée plus que de réalité (p. 125-127 et 144). À partir d’un livre de voyage français du XVIe siècle et de l’analyse des vêtements ottomans, Chandra Mukerji montre le rapprochement entre culture européenne et culture ottomane.

5 Dans la troisième section portant sur la fabrication, Pamela Smith démontre que l’écriture d’un traité de techniques du XVIe siècle se réalise sous un mode créatif. La description des actions entre en symbiose avec l’acte d’écrire. La fabrication est à la fois plastique (coulée du métal) et intellectuelle (rédaction des étapes techniques). C’est par la reconstruction – voire la reconstitution – que Smith met au jour l’effort de créativité du rédacteur. Corey Tazzara étudie les journaux et inventaires d’artisans florentins du XVIIe siècle, comme les vitriers, afin de montrer le fil des transformations de la matière première aux produits finis.

6 Dans « L’empire des choses », Erika Monahan montre la trajectoire de la rhubarbe, racine négligée devenu produit médicinal précieux (p. 244-245). Du désintérêt à l’enthousiasme, elle présente les modifications de la valeur d’une plante. Mark A.

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Peterson s’intéresse aux liens entre la politique économique dans le monde atlantique et les pièces d’argent. Il met ainsi en valeur une transformation matérielle et politique de l’argent espagnol jusqu’au shilling de la Nouvelle Angleterre, preuve de la réussite de la politique économique du Massachusetts (p. 268-270). Alan Mikhail examine le trajet d’un bois d’Anatolie, devenu coque de navire à Suez pour finalement transporter du grain en Arabie Saoudite. Le bois et le grain participent au façonnage de l’histoire de l’empire ottoman (p. 285-286 et 366).

7 Le chapitre sur la consommation a pour ambition d’explorer les objets consommés comme indicateurs d’identité des personnes qui les possèdent et les utilisent. Morgan Pitelka étudie trois objets de l’entrepôt Tokugawa, un bol de thé bleu et blanc, une épée et une arquebuse (p. 297). Les deux derniers sont associés à la guerre, tandis que le thé est un élément de la civilité masculine des hommes japonais. Les trois objets peuvent être instrumentalisés politiquement, en faisant l’objet d’échanges afin de renforcer ces relations. Ce chapitre trouve parfaitement sa place à côté de celui d’Amanda Vickery. Elle examine la construction de la féminité et de la masculinité à partir de la création et de la commercialisation de meubles « solides et délicats » dans l’Angleterre géorgienne (p. 342).

8 Le dernier chapitre, « Le pouvoir des choses », discute des contributions des auteurs. Les objets peuvent être saisis dans leur mobilité, créant ainsi des flux de choses, ou comme marqueurs d’une identité genrée, ou encore construction d’un imaginaire ou d’une pensée.

9 Il faut recommander cette lecture aux étudiants et aux chercheurs qui s’intéresseraient à une approche multidisciplinaire et connectée. Cet ouvrage stimulant ouvre de nombreuses perspectives portant sur la culture matérielle. Parmi les orientations possibles, j’insisterais sur une approche sensorielle et émotionnelle des objets située au carrefour d’une recherche complexe relevant à la fois des sciences et des techniques, du politique et de l’histoire économique et sociale. Cet ouvrage prouve que ce type d’histoire totale, ou d’histoire profonde pénétrant les débuts du matériau au façonnage, statiques et mobiles à la fois, sans omettre d’intégrer les acteurs sociaux, économiques et politiques qui s’y intéressent, est envisageable lorsque les sources, la géographie et l’engagement des acteurs sont pleinement considérés. Après L’œil écoute de Paul Claudel (1946) et Ce que sait la main de Richard Sennett (2008), à quand « Le souffle des objets » ?

AUTEURS

AUDREY MILLET European University Institute

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Sébastien Martin, Rochefort arsenal des colonies au XVIIIe siècle Rennes, PUR, 2015

David Plouviez

RÉFÉRENCE

Sébastien Martin, Rochefort arsenal des colonies au XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2015, 398 p.

1 Rochefort arsenal des colonies est la version remaniée de la thèse de Sébastien Martin soutenue en 2012 à l’université de Nantes. Cet ouvrage se donne pour objectif de lever le voile sur le service des colonies de l’arsenal charentais au XVIIIe siècle, une activité méconnue, largement éclipsée par la construction et l’entretien de la flotte de guerre, la mission principale de ce type d’infrastructure à l’époque moderne. Rochefort avait donc la charge d’approvisionner régulièrement les possessions françaises d’outre-mer – essentiellement atlantiques – en divers produits destinés à l’administration et aux colons tout en étant le principal port de départ et d’arrivée de passagers pour l’Amérique. Pour mener à bien sa démonstration, l’auteur s’appuie sur les riches fonds du Service historique de la défense, particulièrement sur ceux de Rochefort, et sur les séries anciennes des Archives nationales. Ces sources récurrentes pour l’histoire de la Marine française bénéficient d’une nouvelle lecture qui permet de donner corps à des circulations entre la métropole et les colonies longtemps peu considérées tout en donnant à voir une administration au travail, du passage des marchés d’approvisionnement au rassemblement des cargaisons et des passagers dans le port avant leur embarquement pour les colonies. Le texte est accompagné de très nombreux graphiques et cartes ainsi que d’une iconographie de qualité qui vient incontestablement renforcer la démonstration.

2 Dans une première partie, l’auteur analyse le rôle de Rochefort dans le soutien des comptoirs et des colonies atlantiques en démontrant leur étroite dépendance matérielle à l’égard de l’arsenal. L’inventaire des produits envoyés – 1 567 références –

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et les détails concernant les navires de transport permettent au lecteur de prendre d’emblée la mesure de cette logistique coloniale tout en l’invitant, en creux, à envisager la faillite à plus ou moins longue échéance de la politique outre-mer française, même si ce dernier aspect n’est pas développé directement par l’auteur. Matériaux de construction, outils et ustensiles divers – notamment métalliques –, drogues et remèdes constituent des cargaisons vitales pour la survie des colonies. Si la dépendance des comptoirs africains s’explique aisément, ces points d’appui n’ayant pas vocation à être développés par la monarchie, comment ne pas être frappé par l’absence d’infrastructures permettant aux colonies antillaises et de Nouvelle-France de fabriquer elles-mêmes leurs outils et de travailler une partie de leurs matériaux ? L’exclusif ne peut tenir lieu d’explication et on est tenté d’interpréter l’efficacité du service des colonies de Rochefort à l’aune des déficiences de la politique coloniale française. L’arsenal charentais semble avoir compensé autant que faire se peut l’absence d’une stratégie de développement outre-mer à long terme. Ici, on regrette qu’une comparaison plus poussée avec le port-arsenal de la Compagnie des Indes à Lorient ou avec les autres puissances maritimes et coloniales européennes (le couple Portsmouth/Plymouth pour la logistique coloniale anglaise) n’ait pas été davantage menée afin de situer davantage la singularité de Rochefort et de remettre en perspective son fonctionnement.

3 Quoi qu’il en soit, Rochefort assuma une tâche originale en approvisionnant les colonies et c’est ce qu’entend développer S. Martin dans sa deuxième partie. Le passage des différents marchés et le choix des fournisseurs et des affréteurs constituent alors l’essentiel du travail de l’administration de Rochefort, le pivot de cette logistique coloniale. À juste raison, l’auteur passe très vite sur la mécanique administrative et juridique des marchés pour jeter les bases d’une typologie socio-économiques des partenaires de la Marine. Pour cet approvisionnement de détail et de matériel ouvré, on découvre un vivier d’entrepreneurs et d’artisans locaux, souvent fidèle à l’arsenal sur l’ensemble du siècle, mobilisable en toutes circonstances et répondant à des commandes variées et atypiques. Même si les réseaux d’approvisionnement deviennent très rapidement nationaux au XVIIIe siècle, il n’en demeure pas moins que l’arrière-pays immédiat a été sollicité régulièrement et qu’il a été l’une des clés dans la réussite globale de la mobilisation de Rochefort. La phase concernant le rassemblement de l’ensemble des produits, leur embarquement et leur envoi constitue également l’un des apports les plus neufs de cet ouvrage dans la mesure où S. Martin décrit avec minutie le travail quotidien de l’arsenal. Le lecteur a la possibilité d’approcher au plus près cette logistique coloniale qui suppose une planification rigoureuse et une attention particulière aux questions d’entreposage et de manutention, le tout impliquant une gestion contrainte de l’espace, entre les magasins de l’arsenal et la rade d’Aix à l’embouchure de la Charente. En outre, confronté à des périodes de guerre ou à une recomposition de l’espace colonial, particulièrement après la guerre de Sept Ans, l’arsenal fait preuve d’une exceptionnelle capacité d’adaptation.

4 La dernière partie de l’ouvrage, trop brève, a pour objectif d’observer les retombées de l’activité coloniale de Rochefort sur deux plans puisqu’il s’agit de mesurer « l’américanisation » de l’arsenal et de la ville tout en tentant une pesée globale de la profitabilité du service des colonies sur l’économie locale. Porte d’entrée de l’Amérique, Rochefort est le lieu de transit de nombreux passagers, de migrants et d’administrateurs qui reviennent des colonies avec des produits exotiques, de façon licite ou non. Sucre, café et cacao évidemment, mais également du bois, des plantes et

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des animaux – renards, castors, ours, etc. – sont débarqués sur les quais de l’arsenal, contribuant à donner une ambiance américaine à la ville et aux alentours. Si la plupart de ces produits alimente le jardin de l’arsenal ou est envoyée à Paris et à Versailles, une part non négligeable se retrouve chez les Rochefortais, des familles négociantes aux modestes marins. L’arrivée de ces produits outre-mer a-t-elle contribué à développer un intérêt savant à Rochefort ? Pour S. Martin, il ne fait pas de doute que l’arsenal, avec l’arrivée des plantes notamment, développa une propension à l’étude et à l’expérimentation botanique. Il est vrai que la ville devient un centre majeur de la médecine navale au XIXe siècle, à la différence de Brest ou de Toulon par exemple, et que ce statut a été préparé en amont. Le bénéfice que tirent les acteurs économiques de l’activité coloniale est d’emblée plus complexe à évaluer avec les seules sources de l’administration de la Marine. Sébastien Martin a conscience de cette difficulté mais ne renonce pas à poser quelques jalons, notamment concernant les profits des affréteurs et de quelques négociants, les Gradis par exemple. Pour apprécier l’américanisation de la ville comme les profits des acteurs économiques, une exploitation des sources fiscales et notariales aurait été nécessaire : autant de grain à moudre pour des recherches futures.

AUTEURS

DAVID PLOUVIEZ Université de Nantes – CRHIA

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Éric Szulman, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique Rennes, PUR, 2014

Stéphane Blond

RÉFÉRENCE

Éric Szulman, La navigation intérieure sous l’Ancien Régime. Naissance d’une politique publique, Rennes, PUR, 2014, 378 p.

1 À travers l’ouvrage issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2011, Éric Szulman donne à lire l’histoire de la navigation intérieure au cours des deux derniers siècles de l’Ancien Régime. Souvent abordée de manière indirecte, via les multiples études qui s’intéressent aux projets et aux travaux de canaux, cette question historique est peu abordée par le haut, autour de la réflexion des grands administrateurs et des multiples relais décisionnels.

2 Comme l’indique le sous-titre, la démarche de l’auteur insiste sur la « naissance d’une politique publique », les administrateurs de la monarchie française faisant de la navigation un champ incontournable de l’intervention régalienne. L’originalité de l’étude procède de la description de l’émergence d’une notion de réseau, souvent plus tardive qu’avec les voies terrestres, même si les liens entre ces deux modes de transport sont forts. Si le mot « réseau » n’existe pas pendant l’Ancien Régime, souvent remplacé par l’expression systémique de « navigation intérieure », la notion et l’idée d’un réseau sont bien là.

3 Grâce à une méthode consistant à historiciser l’action publique, Éric Szulman se focalise sur les démarches opérées. Il s’intéresse à la multiplicité des actions qui fusionnent lentement en une action globale. En outre, contrairement à son postulat de départ, il ne néglige pas les acteurs. En effet, la définition du rôle du prince dans la

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politique de navigation passe constamment par l’examen des philosophies administratives, des rouages politiques, des cercles d’experts et de techniciens, mais aussi des sphères d’influence et de clientèle. S’appuyant sur la gigantesque correspondance encore conservée dans les archives et entretenue par de multiples intervenants, cette histoire s’appuie sur autant d’études de cas parfaitement maîtrisées qui permettent de saisir la politique globale.

4 L’ouvrage se structure autour de huit chapitres, avec un découpage chronologique auquel répondent des évolutions dans l’approche administrative. Le chapitre premier traite ainsi de l’émergence à la fin du XVIIe siècle d’une histoire intellectuelle de la navigation intérieure. Colbert et Vauban font partie de ceux qui approchent l’idée d’un système et le principe d’interventions coordonnées, se voulant plus efficaces et utiles aux pouvoirs publics. En effet, le rôle central revient à l’État, avec des enjeux commerciaux et militaires évoqués à travers des projets emblématiques et leurs nombreux avatars, comme le canal du Midi et le canal de Bourgogne.

5 Le chapitre 2 aborde la multiplication des projets et des initiatives privées à partir des années 1740. Cette inflexion sensible induit la mise en place d’un circuit administratif d’expertise au sein duquel l’enquête administrative constitue souvent un élément déclencheur, pour ne pas dire incitateur. Les théoriciens en appellent quant à eux à l’État, mais les moyens de celui-ci restent faibles. Les réseaux scientifiques et marchands tiennent aussi une place centrale, avec l’apparition concomitante d’une « science du commerce ».

6 Avec l’œuvre de Bertin décortiquée dans le chapitre 3, Éric Szulman décrit un moment singulier en matière d’intervention publique en faveur des voies navigables. De 1763 à 1773, en lien avec Parent, le ministre échafaude un système élaboré, construit autour d’un cercle vertueux pour le développement de l’économie du royaume. Pour autant, système ne veut pas dire réseau et pour concrétiser celui-ci la question du financement reste au cœur des débats. Le libéral Bertin pourfend à la fois le système des concessions et des péages, mais l’enquête de 1764 dégage peu de marges de manœuvre à l’État pour le lancement de travaux de construction, mais aussi l’entretien des voies navigables existantes.

7 Finalement, c’est au ministre Turgot que revient la mise en application et le développement du « plan Bertin » (chapitre 4). Avec Turgot, la question du financement aboutit, grâce à la conception d’une imposition unique qui rejoint sa réforme de la corvée pour les routes. Le ministre s’intéresse également à la police de la navigation, un aspect essentiel à l’efficacité du système, mais peu réformé depuis l’ordonnance « Colbert » de 1669. Le moment Turgot est aussi celui de tentatives innovantes, avec des commissions savantes omniprésentes, comme l’expérience autour de Condorcet qui bouleverse fondamentalement, voire s’oppose, aux procédures précédemment établies par les Ponts et Chaussées. La chute du ministère libéral emporte avec elle la plupart de ces démarches novatrices.

8 Le chapitre 5 insiste sur le foisonnement intellectuel né de la multiplication des écrits consacrés à la navigation au cours des trois décennies précédant la Révolution française. Cette fulgurante reprise des débats passe souvent par la promotion des canaux, plus que par l’aménagement des voies naturelles. Le but non dissimulé de ces écrits est d’inciter le gouvernement à agir. Avec d’autres acteurs, l’Académie royale des Sciences et les académies provinciales servent de relais au débat d’idées qui porte sur la gouvernance des infrastructures.

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9 Le chapitre suivant rappelle qu’à la fin de l’Ancien Régime, le réseau reste une idée et non une politique. La multiplication des projets se traduit toutefois par le perfectionnement des circuits décisionnels. Un passionnant travail de coordination des dossiers est opéré de concert par les administrateurs et les spécialistes. Les procédures d’expertise progressent, se normalisent, voire se ritualisent. Elles marquent notamment le retour en force des ingénieurs des Ponts et Chaussées pour l’évaluation technique des projets. Pour autant, les conflits sont nombreux : entre les bureaux ministériels, entre Paris et la province, entre les techniciens et les commerçants. En outre, l’instabilité ministérielle caractéristique de la fin du régime perturbe les travaux dédiés à la navigation, tout comme ceux des routes, même si l’incidence est moins marquée dans le second cas.

10 Les deux derniers chapitres abordent la naissance – tardive – d’une politique publique en faveur des navigations naturelles et artificielles. L’auteur décrit une à une les arcanes de cette politique, avec ses modalités de financement, les modes d’entretien, la police de la navigation, comme le bilan des travaux. Si les progrès sont indéniables, ils interviennent sur le tard, alors que l’édifice administratif se délite. En outre, ils restent bien en-deçà de l’effort fourni outre-Manche. Dans ce domaine, la France n’a donc pas la place de modèle qu’elle occupe pour le fait routier.

11 En forme d’épilogue, l’auteur insiste sur la rupture introduite par la Révolution française. La période des troubles balaye la majeure partie des procédures administratives mises en place en matière de navigation, une fois de plus à l’inverse de la route dont les démarches déjà en place font presque objet de consensus. La Révolution marque le retour du débat séculaire entre le régime de concession et la prise en charge directe par l’État. Elle marque aussi l’arrêt des chantiers ou des projets en cours, ainsi qu’une remise à plat du droit des voies navigables.

12 Au total, le travail d’Éric Szulman comble un important fossé historiographique qui faisait la part belle à la politique routière. Dans le domaine de la navigation, les réalisations, certes moins nombreuses, attirent moins l’attention des historiens. Pourtant, comme le démontre cette étude, cela se fait au détriment d’une histoire intellectuelle féconde qui met en jeu tous les cercles décisionnels de la seconde modernité. C’est une histoire beaucoup plus large qui est offerte, largement dédiée à l’organisation de l’État et à la bureaucratisation de ses services. Ainsi, cette plongée passionnante dans l’histoire de la navigation intérieure explore la façon dont l’État se structure et se transforme pour répondre aux multiples nécessités du moment. L’ensemble est complété par une impressionnante série de sources, une bibliographie actualisée, plus une série de précieux tableaux, schémas récapitulant les connexions administratifs ou cartes dont on regretterait presque qu’ils ne tiennent pas une place encore plus importante.

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AUTEURS

STÉPHANE BLOND Université d’Evry-Val d’Essonne-IDHE.S

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