ArtArt etet SportSport

«HOHROD ET ESCHBACH» UN MYSTÈRE ENFIN ÉCLAIRCI

n 1912, les compétitions fait impossible de percer à jour I’iden- par Jean Durry* artistiques et littéraires dont tité de l’un de ses deux pseudo- EPierre de Coubertin avait nymes. Encore eût-il fallu savoir posé les principes lors de la qu’en 1898.. Conférence consultative de Paris (Comédie Française) six ans aupa- «Georges Hohrod. Le roman d’un ravant mais que les organisateurs rallié» des Jeux de Londres en 1908 En 1898 en effet, la «Revue bleue» n’avaient pu mettre en place à avait publié en livraisons successives temps, prennent rang dans le pro- une oeuvre non dénuée d’intérêt inti- gramme olympique aux côtés des tulée «Le roman d’un rallié», c’est-à- disciplines sportives. Le jury de dire l’histoire d’un aristocrate français Stockholm se trouve devant une d’un français, qui doit lui apparaître rallié à la cause de la IIIe République tâche difficile pour départager les comme l’expression vivante d’un et cela malgré les nets penchants de oeuvres écrites qui lui ont été esprit olympique fraternel alors même son milieu d’origine en faveur d’un envoyées. L’une d’entre elles que la tension internationale entre les retour à la monarchie. retient son attention. deux pays constitue l’une des domi- Mieux encore, en 1902, ces livraisons Elle est courte. C’est un poème en nantes du paysage mondial de et ces épisodes avaient été repris en prose, ou plus exactement, une «Ode l’époque: le jury n’hésite pas. II un fort volume de 322 pages sous les au Sport», de neuf strophes, très décerne au double auteur la médaille mêmes intitulés «Georges Hohrod. Le curieusement présentée en une ver- d’or. roman d’un rallié» paru chez «Albert sion double et bilingue: l’allemand C’est alors que l’on apprend Lanier, imprimeur-éditeur, 42 rue de d’abord - sur trois pages -, le français qu’Hohrod et Eschbach ne forment Paris, Auxerre». Or celui-ci était éga- ensuite - avec une pagination stricte- qu’une seule et même personne... lement l’imprimeur-éditeur de cette ment identique -. Ces neuf courts qui n’est autre que Coubertin Iui- «Chronique de » qui fut publiée paragraphes exaltent les vertus du même! Celui-ci connaît donc au sous la direction de Coubertin de sport: «plaisir des Dieux, essence de cours de ces Jeux de 1912 - par 1900 à 1906 (soit sept tomes suc- vie», «Tu es la Beauté! Tu es la ailleurs tout à fait remarquables et cessifs), dressant tous les douze Justice! Tu es l‘Audace! Tu es dont la pleine réussite consacre le mois le panorama de la vie du pays, I’Honneur! Tu es la Joie! Tu es la vrai succès de l’entreprise aventu- travail d’historien s’attachant à déga- Fécondité! Tu es le Progrès!», «Tu es reuse annoncée à peine vingt ans ger les grandes lignes de l’évolution la Paix!» Par toi la jeunesse univer- plus tôt au soir du 25 novembre 1892 - contemporaine. Et sauf erreur, ce selle apprend à se respecter et ainsi le grand bonheur d’apparaître lui serait également à partir de 1906 la diversité des qualités nationales aussi au palmarès des Olympioniques, celui de la «Revue Olympique» dont la devient la source d’une généreuse et et de se voir couronné par ses pairs rédaction mensuelle reposerait - tou- pacifique émulation». alors qu’il s’était fondu parmi les jours - sur Coubertin. Sensible à l’élévation de pensée de concurrents s’alignant dans des Mais ce dernier, infatigable et curieux ce texte rapide qui cherche à conditions égales au départ du d’aborder tous les genres, n’avait pas atteindre l’essentiel - fût-ce en des concours, à l’issue duquel ils seraient voulu risquer son nom officiel dans termes évidemment fort éloignés de éventuellement distingués du fait de une tentative pouvant sembler «futile» ce que sera un jour la littérature leurs seuls mérites. au microcosme dont il était issu, de d’avant-garde -; frappé aussi, on Si le secret avait été bien gardé - et même qu’à ceux accoutumés à le peut l’imaginer, par cet étonnant d’abord par le double et unique voir évoluer dans les champs de la effort commun d’un germanique et auteur lui-même -, il n’était pas tout à pédagogie et de la propagation des

26 Pierre de Coubertin tenant sa fille Renée, à côté de sa femme Marie, de son fils Jacques et de sa belle-mère Madame Rothan. au pied de l’escalier de pierre de la propriété des Rothan à . exercices physiques et sportifs. proche de ceux de Coubertin lui- partie du récit -, l’hôtel de famille en Or, autre jeu de miroirs, ce roman même (en 1889 et 1893); que le châ- plein Faubourg Saint-Germain et le était un roman à clé. Car, sans teau breton de Kerarvro vers lequel il milieu humain nous paraissent bien détailler l’intrigue, il suffira de dire que revient est une étonnante transposi- ceux que dut connaître le jeune Pierre le personnage central Etienne de tion du manoir normand de Mirville; lorsqu’il demeurait au 20 de la Rue Crusséne, gentilhomme de 24 ans. qu’il éprouve la tentation de la poli- Oudinot; qu’Etienne de Crusséne effectue d’abord aux Etats-Unis, ce tique, et n’y cédera pas plus que ne sera reçu à l’Elysée tout comme nouveau monde, un périple très le fit Coubertin; qu’à Paris - troisième Coubenin le fut personnellement par

27 le Président de la République Sadi hors de l’agglomération pour bénéfi- sur Munster pour prendre la Carnot, qui le remerciera d’aimer la cier d’un joli point de vue. Départementale 10 afin d’atteindre France; et qu’enfin Etienne restera un La route partait à droite de l’itinéraire Lutterbach, à 2 km à peine. homme «libre», comme Coubertin le qui nous aurait conduits au col de la Déception cette fois: le château a été demeura toute sa vie. De toute Schlucht et plus loin vers Gérardmer. détruit et l’escalier de pierre au pied manière, s’il était donc possible Jaillissant hors des maisons, elle avait duquel une photo bien connue a fixé d’identifier Hohrod à Coubertin et été taillée assez abruptement et grim- Pierre, Marie, leurs enfants Jacques réciproquement, ce pseudonyme pait très vite, avec bientôt un large et Renée, ainsi que Madame Rothan, avait-il un sens, une origine? Et celui panorama sur Munster et sa vallée. mère de Marie, aussi. Seuls quelques d’Eschbach, encore plus indéchif- Quelques maisons-châlets. Et sou- beaux arbres et une fontaine donnent frable. dain, sur le côté, un panonceau, et de - je crois - une faible idée de ce 84 ans après Stockholm, au seuil de ma par-t une exclamation de surprise: qu’aura été le domaine, occupé 1996, l’année des Jeux de la XXVIe «Hohrod»! aujourd’hui par le camp de vacances Olympiade de l’ère moderne, Jeux du J’arrêtai net la voiture. Pour regarder d’une grande collectivité. Centenaire à Atlanta, aucun détective l’écriteau et consulter la carte Mais cette désillusion était pour moi n’avait élucidé l’énigme et le double Michelin et le «Guide vert» où je trou- tempérée, estompée, par l’espoir mystère demeurait entier. vais ces lignes: «Hohrodberg. Cette maintenant bien réel de pouvoir Le hasard m’a livré la réponse. Sans station estivale s’étale, dans un joli résoudre la deuxième partie de grand mérite de ma part. Car cette site, sur des pentes bien ensoleillées. l’énigme. Revenu sur Munster, je réponse était si simple, si évidente... [De là] on découvre une vue étendue stoppais pour déplier la carte. La au sud-ouest sur Munster et sa val- réponse était bien là. Elle sautait Le secret dévoilé lée, et de gauche à droite du petit même aux yeux, évidente. Ce jour d’été, depuis la maison de Ballon au Hohneck les sommets qui Quasiment symétrique d’Hohrod par famille de mon village franc-comtois, la se dressent derrière celle-ci». D’un rapport si l’on veut au clocher, sur la promenade s’annonçait charmante. coup, le voile du mystère se déchirait, Départementale 10 III, un nom: En route donc vers l’Alsace toute la lumière était faite. C’était évidem- «Eschbach-au-Val». proche - 90 km pour -, avec ment en se promenant depuis Encore quelques tours de roue, pour objectif de découvrir à Lutterbach toute proche, que Pierre 1500m peut-être, et tel Saint- Lutterbach la propriété - ou ce qu’il de Coubertin avait, comme nous le Thomas, je touchais du regard les pouvait en rester - ayant appartenu à faisions ma femme et moi, découvert panneaux indicatifs d’Eschbach. la famille Rothan, propriété dans et apprécié ce même panorama, au Nous avons effectué quelques pas laquelle Coubertin passa certains jours point que le nom d’Hohrod lui était dans les (deux) rues de cette petite heureux de son existence au cours venu à l’esprit lorsqu’il avait décidé bourgade aux maisons préservées. des années qui suivirent son mariage de choisir un pseudonyme littéraire. Puis, par cette belle fin d’après-midi, le 12 mars 1895 avec Marie, fille de Cependant le pseudonyme utilisé par nous avons gagné à travers la forêt cette famille protestante alsacienne. I’«Ode au Sport» présentée à vosgienne la «Route des Crêtes» et De Colmar, la 604 s’engagea dans la Stockholm était double. Alors! Tout ses vastes horizons dégagés. vallée de la Fecht, de plus en plus animé par le plaisir, l’excitation même Pendant une Olympiade, j’ai gardé pour jolie au fur et à mesure que l’on de cette trouvaille - aussi simple à vrai moi la jubilation de cette modeste approchait du massif des Vosges. A dire que l’oeuf de Christophe Colomb -, découverte. Désormais, nous parta- moins de 20 km plus loin, Munster. je dis à mon épouse Paule: «Tu vas voir; geons ensemble la satisfaction du mys- Dans la petite ville, une halte à la ter- je suis sûr qu’il doit exister un Eschbach tère éclairci. «Hohrod et Eschbach»? rasse d’un café fut un instant la bien- quelque part dans le secteur». Près d’un siècle après Pierre de venue, permettant de regarder à loisir Après avoir fait demi-tour à Coubertin, il suffisait d’y passer... la belle église de grès rouge et de Hohrodberg, indiquée à 750m d’alti- compter avec joie dans le ciel... dix- tude (sur la route du «Collet du *Directeur du Musée National du sept cigognes évoluant au-dessus de Linge», qui approche les 1000m), être Sport (France); membre de la leurs nids. L’après-midi commençait repassés devant la pancarte Commission du CIO pour la culture et à peine. Avant de gagner Lutterbach, «Hohrod» que je regardai une nou- l’éducation olympique; auteur du ce serait bien de s’élever un moment velle fois, nous sommes redescendus «Vrai Coubertin» (1994).

28