Quelle majorité parlementaire pour un président nouvellement élu ? et la petite histoire des « majorités présidentielles » au Parlement sous la Ve République…

Luc BENTZ (29 mai 2017)1

Sommaire

INTRODUCTION ...... 3

I. MAJORITÉ PARLEMENTAIRE : DES DÉSIRS AUX RÉALITÉS INCERTAINES ...... 4 A) La volonté de construire une majorité parlementaire absolue ...... 5 B) Les majorités généralement composites de la Ve République ...... 5 C) 2017 : quelles hypothèses et quelles évolutions ? ...... 9

II. L'EXPÉRIENCE 1958-1962: UN ÉCLAIRAGE RAISONNÉ ...... 12 A) 1962 : la majorité de 1958 en crise ...... 14 B) 1962 : rupture et recomposition du champ politique ...... 16 C) 1962, 1963 : une période de possibles non advenus ...... 18

Ce document est placé sous licence Creative Commons BY- NC-ND (attribution, pas d’usage commercial, pas de travaux dérivés). Les illustrations créditées Wikimedia Commons, reprises ou adaptées, sont sous licence CC-BY-SA (attribution, partage à l’identique)

1 Ce texte, initialement antérieur au premier tour de l’élection présidentielle (23 avril 2017), a été révisé et complété depuis. Cette version du 29 mai 2017 est en constitue la mouture définitive. On peut la télécharger sur le blog Étudiant sur le tard : http://blogs.lexpress.fr/etudiant-sur-le-tard/?p=2959. QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ?

RÉSUMÉ

En début de mandat, éventuellement n’est pas certaine. Que donnerait une après dissolution, chaque président de la majorité composite ? Quels risques pour- Ve République a disposé du soutien rait courir l’unité même d’un « groupe d'une majorité parlementaire. Mais jus- présidentiel » moins homogène que les qu'à présent, ces présidents, de de Gaulle groupes politiques « traditionnels » en à François Hollande étaient soutenus ou raison de la présence de tout nouveaux issus d'un parti politique de Gouverne- élus entrant dans le champ politique et ment inscrit dans une coalition politique parlementaire ? Si même ce groupe dis- cohérente. Soit cette majorité parlemen- posait de la majorité absolue à l’Assem- taire préexistait, soit elle fut obtenue blée nationale, sa composition — entre après une dissolution suivant l’élection néophytes et transfuges — ne connaîtra- présidentielle. t-il pas des tensions voire des scissions ? Jusqu’en 2002 (application du quin- On peut penser — et c'est aussi fort quennat présidentiel), les cohabitations possible — qu'un groupe parlementaire sont nées d’alternances législatives au «macroniste» puisse développer une co- terme du mandat normal (1986, 1993) ou hésion. Après tout, une fois la séparation d’une dissolution malheureuse par un faite d'avec les activistes «Algérie fran- Gouvernement espérant renouveler pour çaise», l'UNR de 1958 en avait été ca- cinq ans sa majorité (Chirac, 1997). pable. Mais il n'en est pas moins vrai que On peut considérer que, pour les candi- des scénarios de recomposition en cours dats issus de partis avec groupe parle- de route apparaissent possibles. Une dis- mentaire préexistant (PS, UMP), on au- solution n’effacerait pas ce risque, mais rait vérifié sans doute le schéma qui s'est la dissolution, toujours possible juridi- répété, quelle que soit la coloration, sous quement, peut n'être pas possible pour la Ve République (même si 2017 est une un président en fonction de la conjonc- année de surprises). En sera-t-il de ture politique. même en 2017 pour des candidats qui ne À dire vrai, il n'y aurait sans doute pas s'appuient pas — ou plus — sur une orga- d'autre risque que de voir la Ve Répu- nisation politique préexistante disposant blique retrouver davantage la nature par- déjà d’un groupe parlementaire identifié lementaire que voulait afficher son père comme tel ? C’est le cas pour Emmanuel spirituel, Michel Debré, en 1958. Macron, mais aussi (au moins partielle- Nous proposons, pour compléter, un ment) pour Jean-Luc Mélenchon. retour à l’histoire et, plus particulière- À la lumière de l’histoire de la Ve Ré- ment, à l’année 1962, sans doute celle publique, quelle pourrait être la plasti- d’une évolution manquée ou, plutôt, d’un cité des institutions ? futur non abouti. Un Gouvernement doit en effet béné- Plusieurs signes montraient en effet ficier d’un appui parlementaire. Dans le l’affaiblissement politique du parti gaul- cas d’ comme dans ce- liste un an avant les législatives (prévues lui où Jean-Luc Mélenchon aurait été en 1963). En raison de contingences par- qualifié pour le second tour, l’hypothèse ticulières (l’attentat du Petit-Clamart d’une majorité parlementaire « absolue » suivi du référendum sur l’élection du

2 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? président de la République au suffrage observateurs pour expliquer après coup universel direct), le conflit entre de pourquoi les choses se seront déroulées Gaulle et l’Assemblée s’est soldé, par un ainsi et, le cas échéant, comment leurs renforcement du présidentialisme et prévisions n’ont pas été vérifiées alors l’amorce de la bipolarisation. que les choses auraient dû se dérouler Sans cet attentat qui a ouvert une op- autrement. portunité référendaire au général de Pour notre part, nous espérons que la Gaulle, une autre issue aurait été pos- réflexion à laquelle nous invitons lectrice sible, avec le retour vers un régime par- ou lecteur lui permettra de suivre l’évo- lementaire. Peut-être ! lution de la vie politique et parlemen- taire de la période qui s’ouvrira s pro- Une fois connus les résultats com- chains mois et des prochaines années plets des élections législatives de juin avec un regard plus distancié et, surtout, 2017, il y aura suffisamment d'éminents plus largement ouvert.

Introduction

De la première élection du président de la République au suffrage universel (1965) à la der- nière élection d’un chef de l’État pour sept ans (1995), tous les présidents de la République ont bénéficié de l'appui d'une majorité parlementaire favorable à leur action en début de mandat. Les deux fois où François Mitterrand a été élu ou réélu (1981, 1988), l’Assemblée nationale à majorité de droite préexistante fut dissoute et remplacée par une Assemblée « majorité prési- dentielle ».La question ne se pose plus depuis la révision constitutionnelle de 2000, appliquée pour la première fois en 2002: le président de la République est élu pour cinq ans, comme les députés, mais juste avant eux : la présidentielle est l’élection mère. Jusqu’à présent, la logique de légitimation a joué et la coloration de l'Assemblée nationale a correspondu à celle du prési- dent élu. Pour les candidats de partis de Gouvernement déjà établis (François Fillon avec l’UMP, Be- noît Hamon avec le Parti socialiste), on pouvait considérer comme vraisemblable que cette con- figuration se reproduisît… même si cette année électorale est celle des incertitudes et des sur- prises2. L’incertitude et la surprise pourraient être a fortiori accrues en cas de victoire d’un « nouvel entrant » dans le jeu politique. Dans l’hypothèse où Emmanuel Macron serait élu, quelle serait la nature de la majorité par- lementaire qui soutiendrait le Gouvernement qu’il a nommé ? Quelle serait aussi son éventuelle fragilité ? Telles sont les questions qu’on peut se pose de prime abord et dont les réponses peu- vent se traduire par une stabilité Gouvernementale (une majorité, même composite, trouvant ses assises) ou, au contraire, par une possibilité de rupture pouvant aboutir à un renversement de majorité parlementaire, la menace de dissolution n’étant pas forcément opératoire (qu’elle soit mise en œuvre ou qu’elle ne puisse l’être).

2 Et même si le groupe parlementaire socialiste s’est singulièrement fracturé au cours de la législature 2012-2017. Les tensions avec les « frondeurs », dont Benoît Hamon était un leader, expliquent certains ralliements précoces ou avant le premier tour à Emmanuel Macron.

3 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ?

La présidentialisation du régime est aujourd’hui un constat de l’histoire, une évolution qu’on a pu penser logique, notamment depuis 1962. Mais l’exemple même de la législature 1958-1962 montre que la Ve République aurait pu évoluer vers des voies différentes. Rien ne serait plus erroné que d’imaginer que la Constitution — totémisée — de 1958 était le point de départ d’une évolution téléologique. L’intérêt du retour sur le passé, et du poids des contingences, est d’offrir mutatis mutandis un cadre utile à la réflexion présente et peut-être future.

I. Majorité parlementaire : des désirs aux réalités incertaines

Emmanuel Macron, en considérant que les Français, s'ils l'élisent, lui donneront une majorité parlementaire cohérente peut donc se prévaloir d'une réalité confirmée par l'histoire politique de la Ve République comme nous le montrerons. Pour autant, il se trouverait dans une situation particulière sans parti organisé préalablement et donc sans base parlementaire préexistante. D'une certaine manière, c'est le même cas pour Jean-Luc Mélenchon, dont le parti ne compte plus de député depuis que Marc Dolez en a démissionné3. Même si Jean-Luc Mélenchon affichait, cette fois-ci, une candidature personnelle en mettant son propre parti entre parenthèses, il dis- posait et dispose encore d'un réseau militant4 et de l'appui — parfois critique, parfois conflictuel — du Parti communiste5. Pour prendre un cas moins complexe, examinons donc, comme une hypothèse d'école ni plus, ni moins, le scénario possible après une victoire d'Emmanuel Macron. Emmanuel Macron veut être un président de la République disposant d’une majorité parle- mentaire dont la loyauté lui soit acquise et dont le caractère « absolu » (plus de la moitié des députés) lui évite toute mauvaise surprise (A). L’histoire de la Ve République montre que, sauf exception, ces majorités ont été composites (B), sauf depuis 2002 mais au prix d’une fusion for- cée des partis de droite et du centre qu’on ne peut encore regarder comme définitive. Il restera à formuler sous ce que seraient, à l’heure où nous écrivons, les scénarios parlementaires d’une « présidence Macron » en 2017 (C).

3 Marc Dolez, comme Jean-Luc Mélenchon, est un des fondateurs du Parti de gauche (PG) dont il a démissionné en décembre 2012. C’était le seul député de ce parti. Il est resté inscrit au groupe parlementaire de la « gauche démocrate et républicaine » qui comprend sept députés communistes, deux de la Fédération pour une alternative sociale et écologique (FASE : il s’agit d’anciens communistes) et cinq députés issus de partis propres aux départements d’outre-mer. 4 Si le Parti de gauche (PG) est mis entre parenthèses, le « premier cercle » du candidat Mélenchon comprend de nombreux anciens responsables de ce parti. En revanche — c’est ce qui fait la différence avec le PCF et certaines divergences —, il n’a pas réellement de réseau d’élus locaux, notamment municipaux. Sans plaquer une situation historique passé sur la situation présente, l’effacement (affiché ?) du Parti de gauche peut faire penser à la mise en sommeil du RPF (Rassemblement du peuple français) décidé en 1955 par le général de Gaulle.. et dont les réseaux furent de fait réactivés en 1958 lors de son retour au pouvoir. Il sera intéressant d’examiner comment s’intègrera — ou pas — le flux des 450 000 personnes engagées pendant la campagne présidentielle dans les comités En Marche et, au bout du bout, de savoir si ce mouvement connaît un débouché parlementaire et, si oui, quel sera le profil des élus. 5 On rappellera également — sans s'y attarder plus avant — que si Marine Le Pen s'appuie sur un parti structuré, le Front national, elle ne dispose pas actuellement du relais d'un groupe parlementaire : il n'y a que deux députés « Bleu Maine », nouveaux élus de 2012, dont une nièce turbulente tentée de jouer sa propre carte en jouant sur sa propre ligne. Il n’est en revanche pas impossible qu’en juin 2017 l’ancrage parlementaire du Front national soit sensiblement plus important, sans doute corrélativement à un affaiblissement du parti Les Républicains dans la tourmente après la non-qualification au 2e tour de son candidat dans une élection réputée « imperdable » pour lui il y a quelques mois encore.

4 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ?

A) La volonté de construire une majorité parlementaire absolue

Emmanuel Macron a réussi sa conversion en entrepreneur politique individuel. Il se présente en homme nouveau capable d’être le recours dont le pays a besoin contre un système paralysé, avec la volonté de dépasser les blocages. Le ni-ni (ni de droite, ni de gauche) qui peut être parc conséquent un et-et (et de droite, et de gauche) diffère donc de l’« ailleurs » de feu Michel Jobert. Le mouvement qu’il a fondé à ses initiales, En Marche, distribuera donc ses propres investi- tures. Il y aurait déjà, nous disait Le Monde (28/3/17), près de 14000 candidatures sur lesquelles Emmanuel Macron et son entourage rapproché gardent la maîtrise. Il est clair que les personnes investies devraient clairement s’engager à rejoindre un groupe En Marche à l’Assemblée natio- nale. C’est notamment le cas des socialistes ralliés à En Marche. Le candidat à la Présidence a été tout à fait clair sur ce point (ibid.) : Chacun de nos candidats sera investi sous la bannière de la majorité présidentielle et non d’une étiquette ancienne, et devra se rattacher politiquement et administrativement à cette majorité. La manière dont a été reçu, avant le premier tour, le ralliement de Manuel Valls — exclu par avance de tout Gouvernement à venir — montre clairement que le futur président Macron (dans notre hypothèse de travail) entend disposer de sa majorité pour pouvoir composer le Gouverne- ment de son choix, même s'il y a un Premier ministre6. Or, s'il peut souhaiter que les futurs députés labellisés En Marche soient des parlementaires fidèles et dévoués à l'instar des godillots gaullistes des années 1960, constitueront-ils non seulement la majorité mais la majorité absolue des élus à l'Assemblée nationale? La problématique n'était pas si différente, au fond, pour Jean-Luc Mélenchon. La in- soumise attribue ses propres investitures, ce qui ne va pas sans friction avec le PCF. On est sorti de la logique d'alliance entre partis «de la gauche de la gauche». En profitant de l’élan d’un succès espéré à la présidentielle, En Marche ou la France insoumise pensaient pouvoir d'obtenir seuls la majorité absolue à l'Assemblée nationale. L'idée d'un nouveau groupe emportant la majorité absolue, si elle est souhaitée par les inté- ressés (candidat président et candidats députés), correspond-elle à la réalité politique observée ? C’est là qu’il est utile de commence à regarder en arrière, autrement dit de considérer ce qu’on été les configurations parlementaires depuis l'élection du président de la Ve République au suf- frage universel en 1962.

B) Les majorités généralement composites de la Ve République

Il y a nécessairement deux périodes à distinguer : 1º la période 1958-2002, pendant laquelle les mandats présidentiel (7 ans) et parlementaires (5 ans, sauf dissolution) ne concordaient pas « naturellement » ; 2º la période commençant en 2002 avec le « quinquennat unifié » (élection pour cinq ans du président de la République suivie par l’élection pour la même durée de l’As- semblée nationale)7.

6 Aux termes de l’article 8 de la Constitution, « Le Président de la République nomme le Premier Ministre. Il met fin à ses fonctions sur la présentation par celui-ci de la démission du Gouvernement. Sur la proposition du Premier ministre, il nomme les autres membres du Gouvernement et met fin à leurs fonctions. » 7 Pour autant, le droit de dissolution n’a pas été remis en cause. Le président de la République dispose donc toujours d’un moyen de pression unilatéral. Cette révision constitutionnelle de 2000 a été portée par Lionel Jospin, alors

5 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ?

1) La période 1958-2002 (septennat présidentiel) Considérons d'abord les majorités de droite : elles ont été et les premières, et les plus nom- breuses. Dans notre tableau, la colonne «gaullistes» renvoie aux membres des groupes du parti gaulliste sous ses diverses appellations8. La colonne «centristes et libéraux de la majorité parle- mentaire» correspond aux Républicains indépendants dans les Assemblées élues en 1962 et 1968, puis ensuite à ce qui deviendra l'UDF9. Nous avons regroupé à part les «apparentés» des deux familles, soumis à une discipline de parti moins stricte; il s'agit majoritairement d'apparen- tés aux groupes gaullistes. Dans les deux législatures (1973, 1978) ayant siégé pendant la présidence de Valéry Giscard d'Estaing (1974-1981), ce sont les députés gaullistes (UDR puis RPR) qui étaient «majoritaires dans la majorité». Pour autant le Gouvernement a pu fonctionner… même à coups de 49,3 sous le Gouvernement Barre (1976-1981). Face au bloc de gauche, même fissuré à partir de 1974, la rupture de solidarité parlementaire minimale à droite, en votant par exemple une motion de censure « de gauche » était non seulement suicidaire, mais surtout impensable.

Lecture: en 1962 les 216 députés gaullistes (hors "apparentés")10 représentaient 44,81% des 482 députés que comptait l'Assemblée nationale.

Comme on le voit, à l'exception du cas très particulier de la législature élue en 1968 («élec- tions de la peur» après les évènements de mai) il a fallu à chaque fois des majorités de coalition regroupant des formations gaullistes (ou issues du mouvement gaulliste) et des formations cen- tristes ou libérales. À partir de 2002, le regroupement de l’essentiel des forces « de droite et du

Premier ministre de cohabitation, et acceptée par Jacques Chirac, alors dans son premier mandat présidentiel. Elle a été adoptée en suivant les règles de l’article 89 de la Constitution (vote d’un même texte par l’Assemblée nationale et le Sénat) puis (c’est le seul cas jusqu’à présent pour cette procédure) soumise à référendum en le 24 septembre 2000. L’abstention est considérable (près de 70%), mais le projet est adopté à la majorité de 73%. La réforme de 2000 a été appliquée pour la première fois aux élections de 2002. 8 UNR (Union pour la Nouvelle République) en 1958 ; UNR-UDT en 1962 (l’UDT ou Union démocratique du travail regroupait initialement les « gaullistes de gauche ») ; UD Ve (Union des démocrates pour la Ve République) en 1967 ; UDR (Union pour la défense de la République) en 1968 et 1973; RPR (Rassemblement pour la République) de 1976 à 2002. La création de l’UMP en 2002 (Union pour la majorité présidentielle, aujourd’hui Les Républicains) a été le regroupement, voulu par Jacques Chirac dans la logique du « double quinquennat », du RPR qui en constitue l’ossature et de la majeure partie de l’ancienne UDF giscardienne, libérale et centriste. 9 Il y avait encore des « centristes d'opposition » (aux Gouvernements gaullistes) en 1973 mais qui ont soutenu Valéry Giscard d'Estaing en 1974 et dès lors ont rejoint la majorité. Certains d’entre eux avaient amorcé le mouvement en 1969, lors de l’élection de Georges Pompidou. 10 Nous présentons dans une colonne distincte les apparentés — ici regroupés — des différents groupes majoritaires.

6 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? centre » dans un seul parti (l’UMP d’hier, Les Républicains d’aujourd’hui) a changé la donne de ce côté de l’échiquier politique. Si l'on raisonne du côté gauche, le pendant de l'élection de 1968 pour la droite a été la «vague rose» qui, après la dissolution de 1981, a suivi l'élection de François Mitterrand. Le groupe so- cialiste, sans les apparentés, représentait à lui seul 54% des députés. Mais par la suite, lors de l'élection ou réélection d'un président socialiste (François Mitterrand 1988, François Hollande 2012), il n'a pas disposé à lui seul de la majorité même s'il a pu l'approcher11. Le parti gaulliste (avec ses différents avatars), les Républicains indépendants (puis, dans une certaine mesure, l'UDF) sous Giscard d'Estaing, le Parti socialiste (jusqu'à l'élection incluse de François Hollande en 2012) sont ou étaient des partis structurés, avec un réseau militant et au moins un réseau d'élus locaux, disposant d'une représentation parlementaire et, surtout, au-delà de l'identification — ou non — à un chef charismatique, d'un corps de doctrine avec au moins des références identitaires. 2) La période 2002-2017 La volonté du double quinquennat (Présidence, députés) résulte d’un présupposé partagé dans le champ politique selon lequel la cohabitation est mauvaise en soi. Au reste, alors qu’on estimait la cohabitation impossible avant 1986, la suite prouva que non. Les deux expériences suivantes à front renversé de 1993 et 1997 (la dissolution malheureuse de Chirac et l'arrivée de Lionel Jospin à Matignon) ont démontré que le dispositif était parfaitement rodé, même en tenant compte des compétences partagées par la Constitution (défense et relations extérieures) entre le président de la République et le Gouvernement (et donc son chef). Le souci des deux principaux acteurs était, dans un régime qui s’était fortement présidentia- lisé, de permettre au chef de l’État de gouverner sans incertitude. Les deux chefs de l’État et du Gouvernement, cohabitant(s) de 1997 à 2002, se sont d’ailleurs frontalement opposés à l’élection présidentielle de 2002. Dans ce schéma, il s’agissait de conforter la maîtrise de l’Exécutif sur les institutions, avec une Assemblée élue à la suite du Président grâce à une inversion de calendrier. C’est là qu’on voit, par exemple, la différence entre les États-Unis (où Trump n’est pas cer- tain, même sur des projets importants, d’être suivi par un Congrès à majorité républicaine) et la France, où le Gouvernement dispose de moyens de contrainte, et pas seulement de pression sur le Parlement : maîtrise de l’ordre du jour, vote bloqué sur les projets ou propositions de loi et les seuls amendements acceptés par le Gouvernement, « 49,3 », même si son usage est aujourd’hui moins absolu qu’avant 2008… De 1958 à 1995, les majorités de droite ont été, comme nous l’avons vu, des majorités de coalition plus ou moins asymétrique (comme en 1968 où les députés gaullistes disposaient seuls de la majorité absolue). Le double quinquennat instauré en 2000 et appliqué à partir de 2002 a fait de l’élection présidentielle l’élection mère. Jacques Chirac et son entourage ont donc forte- ment poussé à la création d’un parti politique unifié, un « parti du Président ». Il s’agissait de faire fusionner le RPR, ultime avatar des partis gaullistes, et les partis ou personnalités issus de la droite ou du centre historiquement non gaullistes qui avaient soutenu sa candidature et issus de l’autre bloc confédéral qu’était l’Union pour la Démocratie française (UDF) : ce fut l’Union

11 À l’installation de l’Assemblée nationale élue les 10 et 17 juin 2012, le groupe « socialiste, républicain et citoyen » comptait 279 membres, pas tous socialistes, soit 48,35% des députés, auxquels il est vrai s’ajoutaient 18 apparentés. S’ajoutaient alors à la majorité parlementaire les groupes écologiste (17 députés) et « radical, républicain, démocrate et progressiste » (16 élus, dont une majorité de membre du Parti radical de gauche).

7 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? pour un mouvement populaire (UMP), ultérieurement rebaptisée Les Républicains (LR) en 2015. Le président de l’UDF, François Bayrou, resta à part avec le MoDem (Mouvement démocrate). Par la suite, des formations qui avaient accepté de s’associer à l’UMP, comme le Parti radical de Jean-Louis Borloo12 ou le Nouveau Centre ont repris leur indépendance et fondé l’UDI. Mais ces formations n’ont joué, de fait, qu’un rôle à la marge : l’UMP est restée la force dominante à droite et au centre. Certains anciens giscardiens de l’UDF comme Jean-Pierre Raffarin (Premier ministre de Jacques Chirac de 2002 à 2005) y ont occupé ou y occupent encore d’importantes positions13. De fait, en 2002 comme en 2007, l’UMP disposait de la majorité absolue à l’Assemblée natio- nale. En 2002 (présidence Chirac), l’effet amplificateur de l’élection présidentielle, même dans les conditions très particulière de celle-ci14, avait lui avait donné à358 députés sur 577 (62% des sièges). L’UDF, qui avait compté auparavant 112 sièges (1997, avec une législative anticipée gagnée par la gauche) et près de 200 en 1993, n’avait plus que 27 élus. On mesure l’ampleur du siphonnage. En 2012, l’UMP obtenait 313 sièges (54% des sièges) auxquels s’ajoutaient 22 sièges UDI. Quant au MoDem (ex-UDF), il n’avait plus que 3 députés (dont alors François Bayrou et Jean Lassalle)15. Si d’un point de vue parlementaire, la création d’un parti unique a été un succès, elle n’a pas fait disparaître, sans doute comme espéré les conflits internes (1995 et le combat fratricide Chi- rac/Balladur étaient dans les têtes, notamment celle de Chirac). Il n’y avait plus d’arbitrage entre deux formations rivales, chacune étant susceptible en théorie de faire émerger un présiden- tiable) et le président ex-RPR (Chirac) nomma un Premier ministre ex-UDF (Raffarin). Mais les enjeux de position dans les configurations de pouvoir trouvent toujours à s’exercer ou, comme le disait Frédéric Dard : « L’hypothèse la mieux élaborée ne saurait remplacer la réalité la plus bancale »16. On sait comment la présidence de l’UMP a été un objet de conflit entre Jacques Chirac et , et comment on est passé du chiraquien « Je décide, il exécute »17 au cumul sarkozyen (2005-200718 de la présidence du parti, d’un poste de ministre d’État, premier dans l’ordre protocolaire après le Premier ministre, et, surtout, de la position de « candidat naturel » à l’élection présidentielle. À gauche, depuis l’instauration du quinquennat unifié, nous ne disposons que d’une seule expérience, celle de 2012. Après les élections, avec 280 sièges sur 577, le groupe socialiste frôlait la majorité absolue sans l’atteindre (48% des députés). La majorité présidentielle, avec notamment des élus écologistes, radicaux, divers gauche dépassait nettement la majorité abso- lue des députés mais restait composite. On sait pourtant qu’un conflit aigu a fini par opposer des

12 À ne pas confondre avec le Parti radical de gauche (PRG), électoralement associé au Parti socialiste d puis 1972. 13 On ne peut ici entrer dans les détails des évolutions de ces formations, d’autant plus complexes que leur surface réelle de représentation, sans être inexistante, est cependant limitée. 14 Le candidat socialiste, Lionel Jospin, n’avait pas été qualifié pour le second tour qui avait opposé le président sortant, Jacques Chirac, au leader du Front national, Jean-Marie Le Pen. La gauche, sans barguigner, avait appelé à faire barrage à l’extrême droite : Jacques Chirac avait donc été élu avec près de 80% des voix. 15 En 2012, seul Jean Lassalle a été réélu député, mais il a quitté le MoDem en 2016 pour suivre l’aventure personnelle qu’on sait. 16 San-Antonio, Mon Culte sur la commode, Fleuve noir. 17 Entretien du président Chirac avec la presse le 14 juillet 2004. 18 L’échec du CPE (Contrat première embauche) était passé par là.

8 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? membres du groupe socialiste (« frondeurs ») au Gouvernement qui sont allés, sans y parvenir, jusqu’à essayer de déposer une motion de censure à l’occasion de la loi dite « El Khomry », adoptée selon la procédure du « 49,3 ». Le fait que le « parti du Président » soit, en toute hypothèse, très bien positionné à l’Assem- blée nationale en début de mandat, ne garantit donc pas qu’il demeure discipliné jusqu’à l’obéis- sance passive. On notera d’ailleurs que la concentration des pouvoirs qui caractérise aujourd’hui un régime présidentialiste fragilise le chef de l’État. C’est la malédiction du quinquennat que nous avons évoquée dans un autre article. Mais avant de vivre la totalité de son quinquennat, sur quelle majorité parlementaire un homo novus (au sens de non issu d’un parti préexistant installé) tel qu’Emmanuel Macron pourrait-il s’appuyer ?

C) 2017 : quelles hypothèses et quelles évolutions ?

Le premier tour de l'élection présidentielle n'a pas encore eu lieu, et moins encore les élec- tions législatives, mais nous savons maintenant que, sauf dans des circonstances très particu- lières (1968, 1981), les présidents élus ne se sont pas imposés avec un groupe parlementaire majoritaire « absolu »à lui seul. En 2017, deux entreprises de subversion du système — autrement dit de remise en cause de la configuration politique préexistante — semblent connaître un certain succès voire un succès certain : celle d’Emmanuel Macron, nouvelle personnalité avec un nouveau mouvement (l’anti- système ne saurait fonder un parti) ; celle de Jean-Luc Mélenchon, leader charismatique dans un mouvement (là aussi), inspiré plus ou moins par les indignés espagnols et l’entreprise poli- tique Podemos qui en est issue. La subversion du système par un acteur, si elle réussit totalement, peut en théorie s'accom- pagner d'une submersion. Autrement dit, il est possible en théorie que le président élu puisse, à l'Assemblée nationale, voir élu sur son nom un groupe parlementaire non seulement dominant mais encore majoritaire « absolu ». En théorie, mais en pratique ? Si un groupe parlementaire attaché au président élu est le plus important (la cohérence qu’évoquait Emmanuel Macron est un constat historique), il ne suffira peut-être pas à obtenir la majorité nécessaire à un Gouvernement. Les «Gouvernementaux» peuvent être minoritaires: il suffit que les «anti-Gouvernementaux» soient suffisamment opposés pour se neutraliser ou en- core que quelques abstentions bienvenues ne privent opportunément les censeurs des quelques voix nécessaires à la réussite19. De fait, la seule motion de censure adoptée sous la Ve République fut celle de 1962. Encore toute la classe politique, sauf le parti inconditionnel du Gouvernement, était-elle vent debout contre le président de la République et le Gouvernement. Toutefois, on n'a pas connu à partir de 1962 de Gouvernement nommé qui n'engageât pas sa responsabilité sur

19 La IIIe République avait connu des interpellations surprises. La IVe République avait tenté, mais vainement, de mettre fin à l’instabilité Gouvernementale. Dans la Constitution de 1959, l’article 49, 2e alinéa est particulièrement contraignant : « L'Assemblée nationale met en cause la responsabilité du Gouvernement par le vote d'une motion de censure. Une telle motion n'est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des membres de l'Assemblée nationale. Le vote ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure qui ne peut être adoptée qu'à la majorité des membres composant l'Assemblée. » Autrement dit, si la majorité absolue des députés (et non pas seulement des députés votants) n’est pas atteinte, la censure n’est pas adoptée : être absent ou s’abstenir permet d’afficher une posture, mais revient en pratique à ne pas approuver une motion de censure.

9 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? une déclaration de politique générale20. Il lui faut dans ce cas obtenir la majorité absolue des voix exprimées (les abstentions étant décomptées). Ce n’est pas nécessairement disposer de la majorité absolue des membres composant l’Assemblée nationale, mais on conviendra que comp- ter sur les abstentions ou la passivité de députés « non-inscrits » (dans un groupe) présente un risque. En outre dans une majorité composite, les ambiguïtés peuvent conduire à des déconvenues politiques, les ambitions insatisfaites à des rancœurs ici, les incompréhensions ou aveuglements de départ à des renversements de situation en cours de mandature. On a connu ces tensions dans l'Assemblée nationale élue en 2012. Le groupe majoritaire (celui du PS) s'est fracturé au point que certains de ses membres ont tenté de déposer une motion de censure contre le Gou- vernement à l’occasion de la loi El Khomry21. Pendant la même mandature, la «guerre de la présidence de l'UMP» entre Jean-François Copé et François Fillon s'est traduite par une scission du groupe UMP entre copéistes et fillonistes Elle ne fut que temporaire parce qu’un arrangement politique fut trouvé, mais si tel n’avait pas été le cas ? Il s’agissait pourtant là aussi d’un parti organisé avec des routiers de la vie politique et parlementaire Or, quel est, hors la référence à la candidature d'Emmanuel Macron, le ciment idéologique structurant En Marche. Que met chacun de ses adeptes derrière le slogan ni droite ni gauche? Au-delà du lien avec le leader charismatique, comment, au lendemain d'une campagne électorale où, naturellement, tous les supporters voient l'avenir positivement, réagiraient ou réagiront les élus à telle ou telle mesure particulière, à telle ou telle difficulté sérieuse qui ne manquera pas de surgir à un moment ou à un autre ? Sans même parler de conflits liés aux positions person- nelles des différents acteurs dans une configuration donnée, ce groupe parlementaire, composite (entre anciens «de gauche», «de droite», «des centres», d'«ailleurs» pour les nouveaux engagés) pourrait connaître en cinq ans des tensions internes ou des tentations centrifuges si fortes qu'elles conduisent à la rupture. Bien entendu, on peut imaginer qu’un groupe parlementaire «macroniste», porté par une dynamique politique, puisse développer sa cohésion interne. Après tout, l’UNR de 1958 a fait de même, une fois passée la période 1958-1960 et la séparation d’avec ses éléments « Algérie fran- çaise » les plus activistes comme Jacques Soustelle ou Léon Delbecque. Dans l'hypothèse où Jean-Luc Mélenchon l'aurait emporté, la situation eût été de même na- ture, avec la nécessité de disposer d'une majorité parlementaire, et donc la constituer (le cas où les élus de la France insoumise auraient absolument majoritaires reste un cas très théorique à la lumière, nous l’avons montré, de l’histoire de la Ve République). Jean-Luc Mélenchon aurait difficilement pu trouver des appuis parlementaires sur sa gauche ; il lui aurait fallu en trouver à gauche. Si l’on peut imaginer une césure «gauche/droite» chez En Marche, dans le cas de la France insoumise; une coupure entre «fidèles» et «jusqu'au-boutistes» pourrait se produire. Dans les deux cas (Macron/Mélenchon), les profanes nouvellement admis dans l'arène parlementaire, pourraient faire montre d'un spontanéisme que ne réfrène pas un long habitus fait d'adhésion à

20 L’article 49,1 de la Constitution dispose que « le Premier ministre, après délibération du Conseil des ministres, engage devant l'Assemblée nationale la responsabilité du Gouvernement sur son programme ou éventuellement sur une déclaration de politique générale. » On note que, là encore, il ne peut y avoir d’engagement « surprise ». 21 Dans le cadre, cette fois, du 3e alinéa de l’article 49 de la Constitution (dit « 49,3 ») qui permet au Gouvernement de faire passer sans vote un projet ou une proposition de loi sauf dépôt puis vote d’une motion de censure.

10 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? des croyances communes, des représentations identiques, une incorporation des règles, bref tout ce qui fait l'esprit, et surtout la discipline de parti22. Avec une majorité parlementaire rela- tive, un président de la République ne serait pas désarmé pour autant. En premier lieu, sa res- ponsabilité ne peut être mise en cause par le Parlement pour des raisons politiques23. En second lieu, face à une Assemblée nationale qui deviendrait rétive, il dispose d’une arme dissuasive à son entière discrétion : le droit de dissolution24. Sans en arriver là, le Gouvernement a, du reste, des moyens constitutionnels de contrainte vis-à-vis du Parlement, ne serait-ce qu'en contrôlant très largement la procédure parlementaire. Emmanuel Macron, contrairement à d'autres, n'en- tend ni se priver de l'arme du 49,3, ni de la législation par ordonnances. En revanche, le président de la République et le Gouvernement sont eux-mêmes soumis à d'autres contraintes. D'abord, Ensuite, si une dissolution peut frapper une Assemblée nationale ayant censuré le ministère, l'Assemblée élue ensuite ne peut être dissoute pendant un délai d'un an (on reste dans la logique républicaine, depuis Gambetta, de se soumettre ou se démettre). Si l’on n’a connu dans le passé que des cohabitations résultant de votes politiques d'alternance lors d'élections générales, rien n'interdit de penser qu’un renversement de majorité parlementaire non suivi de dissolution puisse y conduire (si la dissolution est juridiquement toujours possible, la faiblesse politique du président de la République et du Gouvernement peut y faire obstacle pratiquement). Une majorité alternative n'est pas forcément un grand péril ; elle peut d’ailleurs marquer une inflexion plutôt qu’un grand chambardement. Que le changement de majorité parlementaire, et donc de Gouvernement, se produise en cours de route, sans élection intermédiaire ni dissolution, serait une nouveauté sous la Ve République ; c’était un processus courant sous les IIIe et IVe Républiques. Après tout, ce serait une inflexion de la Ve République vers ce régime parlemen- taire qui, assurait Michel Debré en août 1958, la caractérisait.

Au-delà du scrutin présidentiel (23 et 7 mai 2017), il faudra tirer — dans la vraie vie — les leçons des élections législatives (11 et 18 juin 2017)... et suivre l'évolution de la configuration politique de notre pays. Il n'y a pas d'automaticité dans la reproduction d'une certaine homogé- néité à l'Élysée et au Palais-Bourbon — et surtout dans sa persistance. C'est possible et même

22 Si l’on évoque, horresco referens, l’hypothèse d’une élection de Marine Le Pen. Il est possible qu'une vague Bleu marine puisse, au Parlement, s'adjoindre le concours « pragmatique » de quelques élus Les Républicains. Il y eut jadis (dans l'autre sens) de telles alliances dans les conseils régionaux (Picardie, Rhône-Alpes, Languedoc-Roussillon), du temps de la proportionnelle sans prime majoritaire. Encore le FN servait-il de force d’appoint. La situation serait cependant compliquée aujourd’hui en raison des tensions existant déjà dans certaines régions où le Front national se serait bien vu supplanter Les Républicains (Hauts-de-France, Provence-Alpes-Côte-d'Azur). Les incertitudes économiques, sociales et financières rendent, nous semble-t-il, cette hypothèque très fragile dans la durée. 23 L'article 68, alinéa 1er, de la Constitution, dans sa rédaction applicable de 1958 à 2007, disposait que «Le Président de la République n'est responsable des actes accomplis dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison. » Depuis la révision de 2007, la rédaction est la suivante: «Le Président de la République ne peut être destitué qu'en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l'exercice de son mandat.» Cela implique que chacune des assemblées adopte la résolution à la majorité des deux tiers de ses membres et que la Haute Cour fasse de même... ce qui rend le cas très improbable. 24 La dissolution, depuis le coup du 16 mai 1877, avait été exclue du répertoire d’action politique sous la IIIe République. La IVe République avait instauré une dissolution conditionnelle. La Ve République a rendu au président de la République un droit absolu qui s’exerce sans contreseing, et donc ne nécessite pas l’accord du Premier ministre ou du Gouvernement (art. 12 et 19 de la Constitution). Il doit consulter le Premier ministre et les présidents des assemblées parlementaires (Assemblée nationale et Sénat), mais cette consultation ne le lie pas. La seule limite est qu’une nouvelle dissolution ne peut intervenir avant un an.

11 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? probable en début de mandat, mais ce n'est pas prédéterminé par les astres ou un fétiche que serait devenues les institutions politiques nationales. C’est aussi en quoi et pourquoi — paradoxe apparent — il est intéressant de considérer ré- trospectivement la première législature de l’actuel régime (1958-1962). Pendant toute la Ve Ré- publique, on n’a pas connu de changement de majorité de gouvernement en cours de mandat : ou l’Assemblée nationale avait la bonne orientation (celle du président de la République), ou, après dissolution, une Assemblée conforme avait été élue, Même la censure de 1962 n’est pas un contre-exemple : l’Assemblée nationale avait été immédiatement dissoute et une Assemblée « conforme » avait été élue ensuite.

Mais cette législature est un exemple de ces possibles non aboutis qu’il faut avoir en tête en écartant toute vision téléologique. Les évènements tels qu’ils se sont déroulés ont influé sur la suite, mais le déroulement des évènements aurait pu être tout autre en fonction des « fenêtres de tir » possibles comme des contingences qu’impose ou que permet l’histoire. En 1962, de Gaulle a su en jouer, or l’histoire n’était pas écrite…

II. L'expérience 1958-1962: un éclairage raisonné

En 1958, de Gaulle s’est inscrit en rupture contre le régime antérieur. Depuis 2016, Emma- nuel Macron est engagé dans une entreprise de subversion du champ politique. Dans la mesure où nous nous intéressons aux perspectives, le retour sur l'histoire ne peut ni ne doit servir à tenter de plaquer artificiellement une situation passée et réalisée sur une hypothèse à venir. Emmanuel Macron n’est pas davantage que 2017 n’est 1958. Mais, dans les deux cas, cela correspond à une volonté de changer de configuration. Commençons par les rappels nécessaires pour marquer ce que sont les différences sensibles qui font que, entre 1958 et 2017. C’est d’abord le contexte. En 1958, le retour aux affaires du général de Gaulle s'opère sous la menace d'un putsch après le «coup du 13 mai» à Alger. De Gaulle fait un choix réfléchi, celui d'un accès au pouvoir en respectant les formes républicaines25. Du 1er juin 1958 au 4 octobre 1958 (date de promulgation de la nouvelle Constitution), réguliè- rement investi par l’Assemblée nationale le 1er juin 195826, il est le dernier président du Conseil (on dirait Premier ministre aujourd'hui) de la IVe République, investi des pleins pouvoirs27. Il le

25 Ce choix garantit son in/dépendance par rapport aux factieux d’Alger. Le danger d’un lâcher de parachutistes sur est réel. De Gaulle représente alors, pour la plupart des partis, « le moindre mal » (Guy Mollet, secrétaire général du Parti socialiste SFIO). Lors du débat d’investiture, François Mitterrand, alors député UDSR, s’y oppose et déclare notamment : « En droit, le général de Gaulle tiendra ce soir ses pouvoirs de la représentation nationale ; en fait, il les détient déjà du coup de force. ». 26 Tous les partis sauf le PCF sont favorables à l’investiture de de Gaulle, même si, à gauche, le groupe SFIO est divisé (Guy Mollet vote pour l’investiture, Gaston Defferre contre, avant de se rallier ensuite au soutien à de Gaulle). Quelques rares personnalités isolées (Mitterrand, Mendès-France) résistent au mouvement d’ensemble. Le vote est acquis à une large majorité : 329 pour la confiance, 224 contre (dont 150 communistes). Ne sont décomptés dans un vote de confiance que les « pour » et les « contre ». 27 L'Assemblée nationale de la IVe République s'est «ajournée» le 3 juin 1958 et est effacée le 28 septembre par l'adoption de la nouvelle Constitution. Entretemps, le Gouvernement a légiféré ordonnance. C'est ce Gouvernement qui arrête le projet de nouvelle constitution, adopté par référendum le 28 septembre et promulguée le 4 octobre. Les dispositions transitoires de la question permettent au Gouvernement de décider par ordonnances des mesures législatives nécessaires à la mise en œuvre des nouvelles institutions. C’est ainsi que le Gouvernement adopte le dispositif électoral et supprime la proportionnelle aux Législatives pour la remplacer par le scrutin majoritaire uninominal à deux tours.

12 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? reste même jusqu'au 8 janvier 1959, date à laquelle il devient officiellement le premier président de la Ve République. C’est ensuite la différence de désignation. En 1958, fruit d'un compromis, le président de la République n'est pas élu au suffrage universel direct mais par un collège d'un peu moins de 80 000 grands électeurs28. Le scrutin a lieu le 21 décembre 1958 mais n'est proclamé, en raison des délais de transmission des votes exprimés dans les territoires de l'ex-Union française, que le 8 janvier 1959 date à laquelle intervient l'investiture du général de Gaulle qui a obtenu plus de 63000 voix (78,5% des exprimés), loin devant ses deux concurrents (Georges Marrane, PCF : 10 355 voix; Albert Châtelet, «Union des forces démocratiques »29 : 6721 voix). De Gaulle a été élu à la présidence de la République avec le soutien des grands partis (y compris la SFIO) à l'excep- tion du PCF et de quelques voix discordantes, mais minoritaires, dans la gauche non communiste. Les premières élections législatives de la Ve République ont lieu les 23 et 30 novembre 1958 (les nouveaux députés doivent faire partie du collège électoral présidentiel). En 1958 apparaît (souvent avec d’anciens cadres du RPF, en sommeil depuis 1955) l'Union pour la nouvelle Répu- blique (UNR), parti des « gaullistes inconditionnels30 ». De Gaulle a été plébiscité, bien avant d'être élu, par le référendum sur la nouvelle Constitution du 28 septembre 1958: le «oui» à la Constitution est un «oui» à de Gaulle adopté à plus de 82% des voix. Au reste, les partis qui ont approuvé la nouvelle Constitution appellent à voter de Gaulle le 21 décembre. Le vote des Français en faveur de de Gaulle s'étend-il de la même manière aux candidats que présente le mouvement gaulliste? Il y a un effet de Gaulle, mais pas un raz-de-marée gaulliste au Parlement. Un acteur politique individuel nouveau s'affirme, et avec lui un parti qui le sou- tient. Le nouveau mode de scrutin favorise le «vote utile» au second tour (ce n'est pas une idée nouvelle, on le voit!). C'est l'UNR, souvent en tête au premier tour face au PC, qui bénéficie le plus souvent des désistements et des votes utiles. La nouvelle Assemblée compte ainsi 199 dé- putés UNR (non compris les 7 apparentés au groupe) sur un total de 576, soit 34,5% des membres de l'Assemblée (35,6% avec les apparentés). C'est beaucoup, cela en fait même la pre- mière force politique : cela ne donne pas une majorité absolue pour autant. La leçon (apparente) de l'histoire est que la majorité parlementaire peut s'appuyer sur un nouveau groupe «pro-présidentiel», mais que, même en réussissant une percée sensible, voire remarquable, ce groupe doit compter, dans la compétition électorale,

28 Dans le schéma de 1958, il est président de la République et président de la Communauté. La loi-cadre Defferre de 1956 a entamé un processus de large autonomie qui aboutira en 1960 aux indépendances d’Afrique subsaharienne. En 1958, on ne sait pas encore comment évoluera l’ex-Union française de 1946. Le Gouvernement de Gaulle de 1958 comprend Félix Houphouët-Boigny (futur président de Côte-d’Ivoire), alors parlementaire, plusieurs fois ministres sous la IVe République. Houphouët-Boigny restera ministre d’État dans le Gouvernement Debré puis, avec Tsiranana (Madagascar), Gabriel Lisette (Tchad), Senghor (Sénégal) jusqu’au 19 mai 1961, à l’époque (mais on ne pouvait le prévoir en 1958) où Communauté disparaît de fait. 29 L’UFD était un cartel électoral de la gauche non communiste opposée à de Gaulle avec quelques organisations politiques : Parti socialiste autonome (créé par scission de la SFIO à l’automne 1958), Union de la gauche socialiste (une future composant du PSU), Jeune République. Son Bureau national comprenait également des personnalités comme Pierre Mendès-France, François Mitterrand et Daniel Mayer (alors président de la Ligue des droits de l’Homme). 30 Parce qu’ils votent sans discuter les projets du Gouvernement, le Canard enchaîné ne tarde pas à appeler ses parlementaires les «godillots». Cette appellation familière des souliers militaires symbolise la relation entre Mongénéral, comme l’appelle le Canard et ses hommes de troupes disciplinés.

13 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? avec les candidats de formation plus anciennes avec leurs élus, leurs cadres, leurs no- tables, leur militants et ces électeurs qui conservent, au moins un temps, une préfé- rence politique partisane affirmée. En 1958, le spectre du soutien à de Gaulle était large. Si la SFIO, après les élections législa- tives qui l’avaient laminée, quitta la majorité parlementaire en raison d'un désaccord sur les mesures financières, le Gouvernement Debré pouvait, outre l’UNR, au moins s'appuyer sur les Indépendants et Paysans (droite, environ 20% des sièges) d' (ministre des Fi- nances) et une cinquantaine d'élus MRP et Centre démocratique (environ 10% des sièges). La majorité de 1958 recouvrait ainsi les deux tiers des députés. Pourtant, cette Assemblée nationale qui adopte, le 4 octobre 1962, la seule motion de censure jamais votée à ce jour sous la Ve République par 280 voix favorables quand 241 étaient requises.

A) 1962 : la majorité de 1958 en crise

L'Assemblée nationale d'octobre 1962 n'est pas tout à fait la même31 que celle de 1958 bien que les députés des départements métropolitains et d’outre-mer soient les mêmes. Les États des ex-colonies d’AOF et AEF32 étaient devenus indépendants. On ne parlait pas encore de néo-colo- nialisme, mais le dossier colonial semblait soldé. La question algérienne semblait réglée et l'ul- time tentative de putsch (le «putsch des généraux»), commencée le 21 avril 1961 s'était achevée le 26, en raison notamment de la résistance du contingent. Ce putsch avait été provoqué par l’approbation d’un premier référendum, en janvier 1961, qui avait autorisé le Gouvernement à s'engager sur l'autodétermination en Algérie. Les accords d'Évian avaient ensuite été approuvés à 90% par le référendum du 8 avril 1962. Il semblait qu’on pût revenir à un jeu politique plus classique.

Composition de l'Assemblée nationale en avril 1962 (Source: Wikimedia Commons/«@lankazame» licence CC-BY-SA)

31 Le 3 juillet 1959 s'était achevé le maintien en fonction des députés des territoires d’Afrique subsaharienne qui avaient été maintenus en fonction : le temps des indépendances africaines était venu. Le 3 juillet 1962, il fut de même mis un terme au mandat de la soixantaine de députés des départements d'Algérie et du Sahara le 3 juillet 1962, date d'entrée en vigueur de l'indépendance de l'Algérie. En 1958, ils avaient constitué un groupe spécifique d’inspiration très « Algérie française ». 32 AOF : Afrique occidentale française. AEF : Afrique équatoriale française.

14 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ?

Entretemps, Michel Debré démissionne le 14 avril 1962. En avril 1962, de Gaulle place à Matignon son homme de confiance, Georges Pompidou. Georges Pompidou n'a ni expérience parlementaire ni a fortioi d’expérience ministérielle même s’il a fréquenté les lieux de pouvoir33. Il n'est pas opposé à l'évolution du régime. Exécutant fidèle, , dont de Gaulle, en 1958,. Il a été maître des requêtes au Conseil d'État avant d'être banquier chez Rothschild. On connaît la suite... À droite, les Indépendants et Paysans avaient été très largement favorables à l'Algérie fran- çaise (Jean-Marie Le Pen est élu sous cette étiquette en 1958 dans le 5e arrondissement de Paris). Mais ce groupe comptait aussi qui, comme avant-dernier président du Con- seil de la IIIe République avant Pétain, avait fait de de Gaulle un sous-secrétaire d'État à la défense nationale le 6 juin 1940. À l’été 1958, Paul Reynaud avait présidé le Comité consultatif constitutionnel qui avait examiné l'avant-projet de Constitution qu'il avait appouvé. Le groupe des Indépendants et Paysans comptait aussi Antoine Pinay, ministre des finances en 1958 et, comme tel, auteur d'un plan de stabilisation et de la création du «nouveau franc». Mais Pinay avait quitté le Gouvernement Debré dès janvier 1960, en désaccord avec les inflexions de la politique algérienne mais aussi au dirigisme économique de de Gaulle et de Michel Debré. Au centre, ce n'allait pas mieux. Le Mouvement républicain populaire (MRP) avait soutenu le retour au pouvoir du général de Gaulle, approuvé la nouvelle Constitution et participé à la ma- jorité parlementaire postérieure aux élections de novembre 1958. Mais la philippique anti-euro- péenne du chef de l'État lors de sa conférence de presse du 15 mai 1962 avait entraîné la démis- sion immédiate des cinq ministres MRP34. Autant dire que la base parlementaire du Gouvernement était, en mai 1962, singulièrement fragilisée. Si la gauche n'était pas un danger (le PC, avec 10 députés, n'avait même plus de groupe), un reversement était possible par la conjonction des non-gaullistes. Les principaux ac- teurs concernés avaient une expérience parlementaire ou ministérielle remontant à la IVe, voire à la IIIe République. En 1962 encore, seuls les députés bénéficiaient de la légitimité que confère le suffrage universel. En s’en tenant à la lettre de la Constitution, la Ve République est un régime parlementaire, même rationalisé. De Gaulle, on le sait, craignait qu'on ne se débarrassât de lui (presser l’orange et jeter l’écorce, aurait dit Voltaire). Le personnage historique revenant définitivement à l'his- toire et quittant donc définitivement le pouvoir, la Ve République aurait pu reprendre le cours parlementaire qui était celui de la Constitution imaginaire de Michel Debré, voir s’abîmer encore dans le « régime des partis » où la IVe République avait sombré35.

33 Georges Pompidou ne fut candidat — et élu — à son premier mandat de député qu’en 1962, alors qu’il était Premier ministre. Agrégé de lettres et diplômé de Sciences po Paris, il est chargé de mission au cabinet de de Gaulle, président du Gouvernement provisoire, entre 1944 et 1946. Restant en contact avec de Gaulle, il est successivement maître des requêtes au Conseil d’État, puis entre à la banque Rothschild. Il avait dirigé le cabinet du Général jusqu’en 1953 ; c’est à ce même poste qu’il est appelé lorsque de Gaulle devient président du Conseil en 1958. En 1959 il est nommé au Conseil constitutionnel, cet outil conçu pour contraindre le Parlement de la Ve République à se contenir à ses attributions réduites. Il joue un rôle, discret mais réel, dans les accords d'Évian Le 14 avril 1962, il remplace Michel Debré comme Premier ministre et le restera jusqu’en juin 1968. En 1969, après la démission du général de gaulle, il est élu à la présidence de la République mais décède en cours de mandat le 2 avril 1974. 34 Ces cinq ministres étaient Pierre Pfimlin, éphémère avant-dernier président du Conseil de la IVe République, Paul Bacon, Joseph Fontanet, Robert Buron (celui-ci évoluera vers la gauche jusqu'à rejoindre le PS d'Épinay) et Maurice Schumann, ancien speaker de Radio-Londres qui restera ensuite dans la majorité. 35 Les élections cantonales de juin 1961 avaient montré que le soufflé électoral UNR de 1958 avait tendance à se dégonfler, quand bien même la nature des deux scrutins diverge. Le PCF arriva premier avec 18,5 % des voix (18,9%

15 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ?

B) 1962 : rupture et recomposition du champ politique

La vie politique est faite aussi de contingences. En l'occurrence, ce fut l'attentat du Petit- Clamart, perpétré le 22 août 1962 contre le général de Gaulle. Le président de la République échappe au mitraillage qui suscite une intense émotion dans l'opinion publique. Dès lors les choses s'enchaînent. Le 20 septembre 1962, Charles de Gaulle annonce dans une allocution té- lévisée un prochain référendum sur l'élection au suffrage direct du président de la République. À l'ouverture de la session parlementaire le 2 octobre suivant36, il officialise son intention dans un message au Parlement, lu à l'Assemblée nationale par son président, Jacques Chaban- Delmas. Le général de Gaulle y indiquait notamment : J'estime en conscience que le moment est venu de prévoir dans notre Constitution que le président de la République sera dorénavant élu au suffrage universel. En décidant, sur la proposition du Gouvernement, de soumettre dans ce but au référendum un projet de loi constitutionnelle, j'ai jugé qu'il n'est pas de voie meilleure pour apporter au texte adopté en 1958 par le peuple français la modification qui s'impose et qui touche chacun des citoyens. D'autre part, la nation, qui vient d'être placée soudain devant une alarmante perspective [allusion au Petit-Clamart], trouvera ainsi l'occasion de conférer à nos institutions une garantie nouvelle et solennelle. Le 1er octobre, saisie pour avis, du projet de décret convoquant les électeurs, l'assemblée générale du Conseil d'État avait estimé la procédure retenue inconstitutionnelle37. Une motion de censure est déposée dès le 2 octobre, puis, eu égard aux délais prévus par la Constitution, discutée le 4 octobre et adoptée en fin de séance de nuit38. Ses quatre premiers signataires sont Paul Reynaud (Indépendants et Paysans), Guy Mollet (SFIO), Simonnet (MRP), Maurice Faure (groupe de l'Entente démocratique qui comprend notamment les radicaux). La suite est connue: le Gouvernement censuré, l'Assemblée nationale est dissoute. Aux électeurs d'arbitrer. Le 28 octobre, 62% des électeurs approuvent le projet soumis à référendum: c'est moins que les scores

des suffrages au 1er tour des législatives de 1958), la SFIO deuxième avec 16,5 % (15,5%), l’UNR 13% (17,6%), le MRP 10 % (9,1%). De là peut-être aussi le désaccord de 1962 entre Debré et de Gaulle sur des élections législative anticipées : le futur législatif devait avoir lieu en 1963. Au mieux, les « vieux partis » attendraient jusque là. Au mieux…car on pouvait craindre que l’UNR, comme feu le RPF, s’affaiblisse constamment après ses premiers succès. 36 Dans sa rédaction antérieure à la révision de 1995, l’article 11, alinéa 1er de la Constitution disposait que « Le président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant la durée des sessions ou sur proposition conjointe des deux assemblées, publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi portant sur l'organisation des pouvoirs publics, comportant approbation d'un accord de Communauté ou tendant à autoriser la ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des incidences sur le fonctionnement des institutions. » Même si l’annonce radio-télévisée était antérieure, il fallait formellement que le Gouvernement eût proposé le référendum et que cette proposition fût officiellement présentée au chef de l’État par le Gouvernement pendant la session parlementaire. Nul ne fut pourtant trompé sur l’identité de l’initiateur réel du projet. 37 C'est toujours une opinion très répandue chez les constitutionnalistes. La Constitution contient un titre intitulé « de la révision » qui contient un article unique : l’article 89. Il prévoit, avant que le président de la République ne soumette un projet de révision au Congrès (réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat statuant à la majorité des deux tiers) ou au référendum, que chacune des deux Assemblée devra approuver séparément le projet dans les mêmes termes. Le général de Gaulle et le Gouvernement ont joué sur l’ambiguïté de « loi sur l’organisation des pouvoirs publics » de l’article 11 qui offrait l’avantage de ne pas être subordonné à l’accord préalable d’un Parlement vraisemblablement hostile. Georges Pompidou se montra brillant dans la réponse à la motion de censure en faisant référence à la loi constitutionnelle de , La même procédure sera utilisée en 1969 mais, le référendum ayant été rejeté, de Gaulle démissionna. 38 L’adoption de la censure est proclamée le 5 octobre à 4 h 40 à la toute fin de la séance ouverte le 4 à 21h30 (Journal officiel des débats — Assemblée nationale, nº 80, 5 octobre 1962.

16 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ? unanimistes des référendums précédents, mais c'est une nette victoire pour un scrutin très po- litique sur un sujet clivant. De surcroît, comme pour chaque référendum, le chef de l’État avait annoncé son départ si le «non» était majoritaire. De Gaulle reste et emporte la première manche, après un baroud d’honneur du président du Sénat, Gaston Monnerville (il avait parlé de « forfaiture »). Gaston Monnerville saisit en vain le Conseil constitutionnel de la loi référendaire qui se déclare incompétent39. La loi référendaire — qui modifie à la fois les articles 6 et 7 de la Constitution et la loi organique relative à l’élection du président de la République — est promulguée le 6 novembre 1962. La seconde manche se joue aux élections législatives anticipées des 18 et 25 novembre 1962. L'UNR-UDT, parti gaulliste (regroupant l'UNR et les «gaullistes de gauche» de l'Union démocra- tique du travail), est rejointe par Valéry Giscard d'Estaing et ses amis qui, rompant avec Antoine Pinay, créent les Républicains indépendants. Ils sont opposés, d'une part, au Parti communiste et, d'autre part, au «cartel des non» regroupant, à l'exception du PSU, tous les partis hostiles au référendum, du Parti socialiste SFIO aux Indépendants et Paysans. La SFIO et le PC, instruits par leur débâcle électorale de 1958, ont conclu des accords de désistement. Le scrutin majoritaire à deux tours qui avantage les partis pro-gouvernementaux en raison de la dynamique du référendum. Au premier tour, l'UNR a progressé de 14 points. Elle devient le premier parti de France avec 5,88 millions de voix devant le PC (4,01 millions). Avec 40% des voix, scrutin majoritaire oblige, l'UNR-UDT obtient, avec ses apparentés, 233 sièges sur 482 (48% des sièges, la majorité absolue étant à 242 voix). Les Républicains indépendants, dont les candidats sont concentrés sur un nombre réduit de circonscriptions négociées, gagnent les 35 sièges (dont 3 apparentés) qui permettent à la majorité d'atteindre 268 élus.

Assemblée nationale élue en 1962. (D’après : Wikimedia Commons/Alankazame. Licence CC-BY-SA)

39 La décision du Conseil constitutionnel (décision nº 62-20 DC du 6/11/1962) repose sur cet argument de fond : « il résulte de l'esprit de la Constitution qui a fait du Conseil constitutionnel un organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics que les lois que la Constitution a entendu viser dans son article 61 sont uniquement les lois votées par le Parlement et non point celles qui, adoptées par le Peuple à la suite d'un référendum, constituent l'expression directe de la souveraineté nationale ».

17 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ?

La rupture d’octobre-novembre 1962 a été arbitrée par les électeurs. Le champ po- litique se recompose. L’Assemblée de 1958 portait encore la marque des grands partis de la IVe République ; la bipolarisation s’amorce, d’autant plus que la gauche, laminée en 1958, retrouve un élan certain (Mitterrand, battu en 1958, est durablement élu dans la Nièvre, contrairement au centre qui régresse. À droite, un bloc UNR-UDT/Républicains indépendants se forme : malgré des conflits parfois violents, il va rester lié. À gauche, pour éviter le retour à la débâcle de 1958, des accords de désistement sont négociés. Quant aux Indépendants et Paysans, ils disparaissent de fait comme grande formation. En 1962, Paul Reynaud, premier signataire de la motion de censure et prési- dent du « cartel du non » perd son mandat de député40. Les gaullistes et leurs alliés giscardiens ont supplanté ou absorbé la droite classique. Pompidou reste Premier ministre d'un chef de l'État qui expose en 1964 une vue présidentialiste des institutions qui a pu dériver jusqu’à l’hyperpré- sidence. La potentialité d’un changement de majorité parlementaire en 1962-1963 a été effacée par l’usage très politique qu’a fait de Gaulle, pour renforcer sa propre position, de l’émotion profonde suscitée par l’attentat du Petit-Clamart, vaine tentative des der- niers desperados de l’Algérie française qui aura eu ce résultat paradoxal de conforter leur en- nemi juré. Quand on vous dit contingences…

C) 1962, 1963 : une période de possibles non advenus

1962 ou 1963 sont des années de possibles non advenus. Explorons l’hypothèse dans laquelle, sans attentat du Petit-Clamart, la vie politique « normale » aurait suivi son cours. Le retrait des ministres MRP du Gouvernement Pompidou affaiblissait celui-ci. L’idée d’une censure du Gou- vernement aurait pu surgir dans le courant de la session d’automne 1962 (entre octobre et dé- cembre) ou de celle de printemps. Mais c’étaient les derniers mois de la Législature. Les partis auraient donc pu attendre en embuscade. PCF excepté, Ils avaient su s’unir derrière de Gaulle en 1958, ils auraient pu le faire contre lui (un « cartel des non » qui aurait réussi). Or les élections de 1963, avec une UNR en baisse, l’auraient affaiblie. Le scrutin majoritaire l’avait favorisée aux législatives de 1958. Perdant des positions (voir la note 35, p. 15), elle aurait été victime de son recul. Il faut rappeler que, dans l’hypothèse ici évoquée, seule l’Assemblée nationale disposait de l’onction du suffrage universel direct ! De Gaulle savait « les partis » prêts à se débarrasser de lui maintenant qu’il avait accompli le travail d’urgence (fin de la guerre d’Algérie et, concomitamment, retour de l’Armée dans ses casernes). Il n’ignorait pas non plus comment feu le RPF s’était dissous dans le « système ». Il n’ignorait pas davantage qu’un projet d’élection du président de la République au suffrage uni- versel direct (avec la légitimité que cela suppose) se heurterait d’autant plus aux assemblées parlementaires que cette solution avait été écartée en 1958. Son génie tactique fut de savoir profiter de l’émotion provoquée dans l’opinion par l’attentat du Petit-Clamart pour utiliser une voie biaisée de réforme constitutionnelle et de savoir jouer sur le calendrier. La censure était inévitable, mais les délais constitutionnels permettaient de procéder au référendum avant. Celui- ci adopté confirmait de Gaulle qui s’était engagé sur le résultat et les législatives suivantes per- mirent cette mise en cohérence que nous avons évoquée tout au long de ce document.

40 Il soutiendra en 1965 le centriste Jean Lecanuet au premier tour, puis François Mitterand au second.

18 | 19 QUELLE MAJORITÉ PARLEMENTAIRE POUR MACRON OU MÉLENCHON ?

On ne réécrit pas l’histoire, mais l’histoire aurait pu différemment être écrite. Supposons de Gaulle démissionnaire en 1962 ou effectivement victime de l’attentat d’août 1962 : Pompidou n’était qu’un technocrate sans mandat parlementaire, nommé quelques mois avant par le caprice du prince… et le successeur de de Gaulle aurait été élu par un collège de grands électeurs, comme en 1958, mais des grands électeurs davantage soumis au tropisme des partis politiques quand de Gaulle en 1958 avait bénéficié pour l’élection présidentielle au suffrage indirect de l’appui de tous les partis parlementaires, sauf le Parti communiste, du Parti socialiste SFIO aux Indépendants & Paysans en passant par les radicaux et les démocrates-chrétiens du MRP. La donne aurait changé, et bien changé ! Ce conditionnel passé n’est pourtant pas advenu… L’histoire a pris un autre cours, et les institutions — durablement — aussi. Ces évolutions ne sont pas la seule résultante d’une modification des textes juridiques mais un construit social et historique que ces mêmes textes traduisent en cristallisant des évolutions de règles ou de pra- tiques. Nous espérons donc que ce petit voyage dans le temps aura permis de mesurer combien les aléas de la vie politique ou de la vie tout court peuvent influer sur le cours des choses.

19 | 19