C’est l’histoire d’une exception. sportiliade et odyssée du cyclisme colombien (1/5) La Colombie est le seul pays de l’hémisphère sud à entretenir une passion aussi ancienne que fiévreuse pour le vélo, dans sa version compétitive. Une passion qui épouse l’histoire nationale. Retour CENT ANS DE FIÈVRE aux origines du mystère.

PAR FRANÇOIS BRABANT

ls sont sept, nés sur l’autre rive de l’océan Atlan- tique, dans les plis des Andes. Ils sont sept, enfants d’un pays que n’a jamais épargné la sauvagerie des chefs de guerre. Ils sont sept Colombiens réunis dans le peloton du 2017. Trois se- maines de combat et de douleur. Et, au bout, peut- être, quelques paillettes de gloire, la fierté d’avoir perpétué une odyssée – celle d’un cyclisme à nul au- Itre pareil, car en Colombie, rien n’est jamais banal, ni logique, ni tiède. Ils sont sept, missionnés pour contester sur les pentes de l’Izoard et du Galibier l’hégémonie des puissances européennes. est leur meneur. Fils de petits agriculteurs, ce surdoué austère veut être le premier Sud-Américain à gagner la course la plus prestigieuse au monde. Il a l’orgueil et les watts pour y arriver. Ses frères d’armes se nomment , Jarlinson Pantano, , Rigoberto Uran, et . Rédiger l’histoire du cyclisme colombien, c’est évoquer une exception. Depuis trois décennies au moins, les so- ciologues de bistrot alignent les hypothèses pour élucider le mystère. Par quelle astuce de la géopolitique sportive la Colombie est-elle devenue l’unique contrée du tiers- monde, comme on disait jadis, à s’affoler quand passe une course cycliste ? Remontons aux sources du phénomène. Dès 1898, ren- seignent les almanachs locaux, des compétitions cyclistes ont lieu chaque week-end dans la capitale, Bogota. Il faut parfois les annuler à la dernière minute, comme à l’automne 1899, quand éclate la guerre des Mille Jours, énième mêlée sanglante entre factions libérales et conser- vatrices. Les décennies passent, la Colombie oscille entre guerre et paix, la flamme du vélo persiste, fragile. A la fin des années 1940, une poignée d’enthousiastes se pi- quent de créer une course par étapes, sur le modèle du En Colombie, le cyclisme, sport Tour de France. Les mécènes sollicités jugent l’idée sym- d’endurance, est à l’image du pays : pathique, mais impraticable : le territoire national ne un long chemin de souffrance. compte quasi pas de routes, il est strié par la cordillère

MAXIMILIANO BLANCOMAXIMILIANO des Andes, autrement plus infranchissable que les ➜

52 LE VIF • NUMÉRO 27 • 07.07.2017 LE VIF • NUMÉRO 27 • 07.07.2017 53 sportiliade et odyssée du cyclisme colombien (1/5)

CHRISTOPHE ENA/ISOPIXCHRISTOPHE prodigue ses conseils. Le lieu est un pè- nanes. La traversée de l’océan dure douze lance le Belge. Qui déboîte au dernier lerinage permanent d’admirateurs qui jours, « dont six passés à vomir », confiera moment et empoche la cagnotte. De veulent voir ses trophées. A la moindre l’intéressé. Débarqué à Hambourg, il se rage, le Colombien grugé sabote la photo distraction, dans le tumulte des in- fixe à Cologne. Où il enchaîne les courses protocolaire en jetant son thermos de connus qui circulent à l’intérieur de la tout en gagnant sa vie comme ouvrier café sur le vainqueur. maison, une coupe ou une médaille est dans une usine de câbles sous-marins. Dans son salon de Leeuw-Saint-Pierre, dérobée. Ramon Hoyos ne peut contrôler « Je voulais me frotter aux coureurs un carton renferme les carnets de ses la situation qu’en fermant à clé toutes belges, les meilleurs du monde. C’était treize saisons professionnelles. Mais son les armoires. » comme me jeter dans la gueule du loup, principal fait d’armes est d’une autre na- La biographie est publiée en quatorze mais je devais essayer pour ne pas avoir ture. Il a ouvert la voie : deux autres Co- épisodes, depuis les débuts de Ramon de regrets. » La suite, Giovanni Jimenez, lombiens tentent le saut vers l’Europe – comme livreur à vélo pour une boucherie aujourd’hui âgé de 75 ans, la raconte de- Martin Rodriguez en 1972, Rafael Niño jusqu’aux lauriers d’une gloire presque puis son petit appartement de Leeuw- en 1974. En 1983, une première équipe inquiétante, tant elle est démesurée. A Saint-Pierre, en Brabant flamand. Il n’a colombienne est alignée au Tour de Medellin, le champion ne peut arrêter plus quitté le plat pays depuis son arrivée France. Le mouvement est lancé. Il donnera à la Grande Boucle quelques DR moments de grâce, signés , Nairo Quintana (au centre), ou Oliverio Rincon, jusqu’à à Verviers, le 3 juin. Le plus grand l’avènement du prodige Quintana. sportif colombien de tous les temps ?

Tant de guerres et un peu de paix ➜ Alpes ou les Pyrénées. Pour vaincre course, des bienfaiteurs, contaminés par certain Gabriel Garcia Marquez, pour ré- Demeure cette question : pourquoi la les réticences, le dénommé Efrain Forero l’enthousiasme général, envoyèrent de diger la biographie du champion, lauréat Colombie ? « La réponse réside dans une propose une édition zéro qu’il parcourra toute la Colombie des vélos neufs, des des trois derniers Tours de Colombie. combinaison de la géographie et de la seul, à vélo, de manière à prouver que pièces de rechange, et même des voitures L’interview dure cinq jours, à raison de pauvreté », théorise l’écrivain et journa- l’entreprise est possible. L’intrépide suiveuses. » cinq heures quotidiennes. « Cet exercice liste Sinar Alvarado. Les reliefs andins s’élance en 1950, dans un contexte de En 1952, la seconde édition est rehaus- fatigue plus que le Tour de Colombie », auraient forgé au fil des siècles une gé- troubles. L’assassinat du tribun libéral sée par la présence du coureur français note le cycliste, qui a avalé vingt-neuf nétique avantageuse. Le dénuement a, Jorge Gaitan, deux ans plus tôt, a ouvert José Beyaert, champion olympique à tasses de café au cours de l’opération, de son côté, obligé les Colombiens à se une période connue en Colombie sous Londres en 1948. L’année d’après, le Tour déplacer à vélo – moins cher que la voi- le simple nom de La Violencia– 300 000 de Colombie connaît son premier mar- Giovanni Jimenez, au côté ture, et même que le cheval. morts de 1948 à 1958. tyr, lorsque l’espoir Tito Gallo chute d’ : « Je devais Mais l’alchimie s’explique peut-être par Mais l’audace d’Efrain Forero paie. Le mortellement dans la descente de l’alto me mesurer aux coureurs belges, une raison, plus inconsciente. « Le cy- 5 janvier 1951, à Bogota, trente-cinq cou- de Minas. Le drame accroît l’aura tra- les meilleurs du monde. » clisme est un sport d’endurance, énonce reurs prennent le départ du premier Tour gique de la course. Impressionné par la Sinar Alvarado. Au bout de la course, il y de Colombie. En dix étapes, l’épreuve ferveur que suscite la petite reine, l’am- sa voiture au feu rouge sans que des un matin de 1968. L’année de ses débuts a peut-être un instant de gloire, mais serpente entre les plantations de café, bassadeur de France à Bogota invite dizaines de cyclistes l’entourent instan- en Belgique, il décroche six victoires, tou- avant, c’est un long chemin de souffrance, franchit le sommet brumeux de l’alto de une sélection colombienne à participer IMAGES/GETTY HERITAGE IMAGES tanément, l’empêchant de redémarrer. jours en amateurs. « Remporter des cri- de mort parfois. La Colombie, c’est ça : Letras, à 3 700 mètres d’altitude, longe à la Grande Boucle. Mais, à leur arrivée La nuit, des fans chantent des sérénades tériums, c’est pas rien, crois-moi. Mais cinquante ans de souffrance, de guerre, En 1955, Gabriel Garcia Marquez, les champs de canne à sucre, sur la côte dans l’Hexagone, ils font face à d’inex- alors jeune reporter, signe la biographie sous sa fenêtre. t’embrasser sur le podium, là, c’est tout de mort, pour espérer à la fin un peu de Pacifique, s’enfonce dans la vallée du tricables déboires administratifs. Les du champion colombien Ramon Hoyos. pour moi. » Comme dans la chanson de paix. Peut-être est-ce pour ça que les Co- fleuve Magdalena, où la chaleur se fait sept Colombiens ne peuvent courir le L’autarcie brisée Miossec, l’idylle s’invite au pied du po- lombiens sont si forts en cyclisme, car suffocante… A chaque escale, l’arrivée Tour. Rendez-vous manqué. comme le consigne avec minutie son in- Mais le cyclisme colombien est dé- dium. Giovanni en pince pour Yolande, c’est le sport qui nous ressemble le plus. » de la caravane donne lieu à d’exubé- terlocuteur. Pour soustraire Hoyos à la connecté du reste du monde. Un homme la fille de son directeur sportif. C’est ré- A Bogota, on dit que si Nairo Quintana, rantes festivités, comme le relate le jour- Signé Garcia Marquez dévotion de ses fans, il a fallu que les en- va briser cet isolement, Giovanni Jime- ciproque. Ils se marient. lointain héritier de Giovanni Jimenez, naliste anglais Matt Rendell dans son li- Parmi les membres de l’expédition, se tretiens se déroulent dans le bureau nez. Bon coureur amateur, il rencontre Puis, Jimenez passe en professionnels. s’impose cet été comme le nouveau mo- vre Kings of the mountains : « La ville de trouve un coureur originaire de Medellin, discret de l’entreprise textile Coltejer. à Medellin un ingénieur allemand de la Où les ruses de ses adversaires lui coû- narque de juillet, il détrônera le légen- Girardot fut témoin de scènes de liesse Ramon Hoyos. En lui, le cyclisme co- « Durant toute la journée, écrit le futur firme Siemens. De leurs échanges naît tent des bouquets. Comme à Ploegsteert, daire boxeur Kid Pambele et s’arrimera comme la localité n’en avait jamais lombien va trouver sa première figure prix Nobel de littérature, des apprentis un rêve. Jimenez, 20 ans, se rend au port où il s’échappe avec Walter Planckaert. pour toujours au cœur de ses compa- connues, à en croire les habitants eux- légendaire. En 1955, le quotidien El Es- cyclistes rôdent autour de sa maison, de Santa Marta, où il embarque à bord « T’as l’air drôlement costaud, on roule triotes. Pour devenir le plus grand sportif mêmes. Pendant les dix jours de la pectador sollicite un jeune reporter, un dans l’espoir que Ramon Hoyos leur du Fort-Carillon, un cargo chargé de ba- ensemble, je te laisse la victoire », lui colombien de tous les temps. ◆

54 LE VIF • NUMÉRO 27 • 07.07.2017 LE VIF • NUMÉRO 27 • 07.07.2017 55 ASCENSIONS CYCLISTES, sportiliade et odyssée du cyclisme colombien (2/5) ASCENSION SOCIALE

En Colombie, le vélo n’est pas qu’un sport. C’est aussi une planche de salut, un moyen d’échapper à la pauvreté, dans un pays parmi les plus inégalitaires au monde. Mais avant de rivaliser avec l’idole Nairo Quintana, les embûches sont nombreuses.

PAR FRANÇOIS BRABANT

l s’appelle Ullrich. Prénom en trompe-l’œil : le garçon n’a pas grandi sur les bords du Rhin, mais en Amé- rique latine, à Cali, l’un des foyers les plus ardents de la salsa. Ullrich Quintero a 19 ans, la peau brune et les yeux légèrement en amande. Ses parents l’ont baptisé de la sorte car, quelques semaines avant sa naissance, un rouquin de Rostock venait de remporter le Tour de France, imposant sa force brute aux poids plumes IVirenque et Pantani. C’était en 1997. Le colosse s’ap- pelait . Depuis, de l’érythropoïétine a coulé dans les veines du peloton. La star allemande est devenue paria et son nom évoque la période noire du do- page à grande échelle. Quant à son homonyme colom- bien, il a mûri. Le nourrisson de 1997 s’est affranchi de son encombrant tuteur, mais pas des promesses que charriait son baptême. Il rêve aujourd’hui de devenir, à son tour, cycliste professionnel. Ullrich Quintero esquisse sa biographie tout en enfilant un maillot bleu ciel. Il est sept heures, ce mercredi, et c’est jour de course à Palmira, dans l’est de la Colombie Jarlinson Pantano – ici à l’entraînement – un pays qui se lève tôt. Dans soixante minutes sera à Medellin, en avril dernier – est l’un des donné le départ de la première étape du Tour du Valle, sept Colombiens du Tour de France 2017.

l’une des rares épreuves du calendrier colombien ➜ BLANCOMAXIMILIANO

58 LE VIF • NUMÉROS 28-29 • 14.07.2017 LE VIF • NUMÉROS 28-29 • 14.07.2017 59 sportiliade et odyssée du cyclisme colombien (2/5) FRANÇOIS BRABANT FRANÇOIS

➜ disputées sur terrain plane, à basse cimes du cyclisme mondial, l’ascension sprint dans la fleur de l’âge, incapable de 23 ans, se mue en porte-parole. « On paie altitude, loin des vertigineux sommets est donc possible. retenir ses larmes. Si sa détresse est si nos vélos nous-mêmes, à la différence andins. Ullrich entend saisir sa chance, Huit heures. Départ rapide, sur des forte, peut-être est-ce en raison d’une in- des grandes équipes, expose-t-il. Nos lui qui s’est forgé un corps de rouleur- routes rectilignes. Le peloton file à 50 tuition : ce n’est pas un top 10 qui lui a roues bas de gamme, certains coureurs sprinteur, les épaules larges, le torse km/h parmi les plantations de canne à échappé ce matin, dans le fracas d’une n’en voudraient même pas à l’entraîne- musclé. Il joue à domicile : le parcours sucre. Il traverse des villages isolés, peu- chute collective, mais la chance d’une vie. ment. Dans ces conditions, c’est très dif- des cinq étapes a été tracé en étoile au- plés de descendants d’esclaves africains. ficile de rivaliser avec nos adversaires. tour de Cali. Son club appartient aux La course se déroule selon un scénario Vieille oligarchie Mais on peut y arriver ! » quelques formations locales invitées par linéaire, jusqu’au premier imprévu. A la Jarlinson Pantano, lui, a su déjouer les Ce qui frappe, à les entendre en chœur, l’organisateur, comme faire-valoir des sortie d’un virage, une flaque d’huile a coups du sort. On le rencontre mi-avril c’est leur foi inébranlable. Aucun d’entre neuf équipes professionnelles engagées. transformé la chaussée en patinoire, pro- dernier, en Belgique, dans le confort eux ne semble douter de sa bonne étoile. L’enjeu n’effraie pas Ullrich. Le jeune jetant au sol une quinzaine de concur- ouaté d’un hôtel 4-étoiles, à l’avant-veille Ils se réfèrent à Darwin Atapuma, unique coureur s’est fixé pour objectif de s’im- rents. C’est un tableau chaotique de cou- de Liège-Bastogne-Liège. Que de chemin coureur du Nariño à avoir atteint le haut miscer parmi les dix premiers d’une reurs grimaçant de douleur, de maillots parcouru depuis l’époque où il se levait niveau internationalet présent, lui aussi, Robinson Lopez (à dr.), avec Adrian Bustamante : aux aurores pour égrener les kilomètres, sur la Grande Boucle, cette année. « Si coureur mais aussi travailleur agricole chez ses parents. dans la périphérie de Cali, seul gamin lui participe au Tour de France, pourquoi de son quartier, infesté par le trafic de sociale exige d’emprunter des chemins champion de Colombie espoirs. Origi- pas nous ? » s’interroge ingénument Ru- drogue, à pratiquer un loisir aussi ver- détournés. D’où la fascination ambiva- naire des montagnes du Boyaca, comme ben Quiroz. Ce dernier, à l’instar de ses tueux. « Parfois, je regarde ma vie ac- lente que suscite Pablo Escobar. Honni l’idole Nairo Quintana, Robinson partage coéquipiers, attend avec impatience le FRANÇOIS BRABANT FRANÇOIS tuelle, je repense à d’où je viens, et je me pour ses délires meurtriers, le narcotra- sa vie entre entraînements intensifs et prochain Tour de la Jeunesse, principale dis : le temps passe vite. » Jarlinson a été fiquant le plus célèbre de la planète reste travail de la terre, dans la modeste exploi- course colombienne réservée aux moins élevé par sa mère, Olga, et sa grand-mère, néanmoins, aux yeux de certains com- tation agricole de ses parents. La vidéo de 23 ans. « Un tremplin pour se faire Rosa. « Vers 16 ans, après le collège, j’ai patriotes, l’homme qui a défié – un temps diffusée sur le site du quotidienEl Tiempo, connaître d’équipes nationales et inter- dû prendre une décision : soit je com- – le système figé des castes à la colom- où on le voit à genoux récolter les oignons, nationales », indique Jesus Portillo. mençais des études, soit je me consacrais bienne. Aujourd’hui encore, pour qui a fait 32 000 vues en une semaine. Signe En aparté, Alex Atapuma, leur directeur à 100 % au cyclisme. Les études, c’était réprouve le banditisme, les voies de l’as- qu’elle touche un point sensible dans le sportif, frère de Darwin, avoue son dé- compliqué, car ma famille n’avait pas cension sociale sont étroites. Il y a le foot- corps endolori de la Colombie. sarroi. « Je ne peux même pas diriger les d’argent. J’ai opté pour le cyclisme, mais ball, la boxe. Et le cyclisme, bien sûr. meilleurs espoirs du Nariño. Dès que en me donnant à fond. » En Colombie, Le récit sans cesse renouvelé des Rasti- Narcotrafiquants et guérilleros j’en ai un qui devient bon, une équipe de nombreux témoins se souviennent gnac du vélo, qui montent les cols comme Retour au Tour du Valle. Au soir de la mieux argentée le débauche aussitôt. » d’un adolescent résolu, tout entier voué on monte à Paris, pour se construire un première étape, on rend visite aux huit Atapuma, visage de seigneur inca, la voix Trois des coureurs alignés par la ligue du Nariño au Tour de Valle. à son rêve, qui multipliait les stages destin, berce l’inconscient collectif. Der- coureurs alignés par la ligue du Nariño, toujours douce, évoque son meilleur élé- « On paie nos vélos nous-mêmes… » en altitude, seul, du côté de Medellin, nièrement, le pays s’est entiché pour l’his- une région déshéritée, à la frontière de ment, le grimpeur Dylber Cabrera, 18 hébergé par de vagues connaissances. toire de Robinson Lopez, 21 ans, récent l’Equateur, longtemps le terrain de jeu ans. « Lui, je crois qu’il peut aller loin. étape. Il veut profiter de cette vitrine déchirés, de vélos enchâssés les uns dans « A Cali, je vivais dans un quartier dan- des narcotrafiquants et Quand il s’en ira, comme d’autres, ça me pour attirer l’attention de l’un ou l’autre les autres. gereux, mais les habitants me connais- des guérilleros. Dans le laissera un sentiment doux-amer. Mais agent. « Décrocher un contrat pro en Eu- Le détail de l’incident, Ullrich Quintero saient, ils savaient que je poursuivais un patio d’un hôtel som- ces jeunes proviennent de familles pau- rope, c’est le rêve de tout le monde ici », le raconte trois heures plus tard, en sur- but, que je voulais aller de l’avant, et per- maire, ils se sont assis vres. Je ne peux pas me montrer égoïste confie-t-il. La probabilité qu’il se donne vêtement, le regard vide. « Quand la chute sonne ne me cherchait d’ennuis. » Loin en cercle, comme les gi- à leur égard, en les empêchant de pour- d’y arriver ? « J’en suis certain », répond- s’est produite, un autre vélo m’a percuté de le saboter, les potes se cotisent, le petit tans de Carmen. L’un suivre leur chemin. S’ils ont une oppor- il crânement, avec l’assurance échevelée de biais, et avec la violence de l’impact, peuple de La Independencia lui glisse d’eux, rétif aux confi- tunité, qu’ils la saisissent ! » qui caractérise les spécialistes du sprint. mon dérailleur a été littéralement sec- des billets, pour permettre à Jarlinson LENNON/GETTY BRYN IMAGES dences, ne quitte pas Quelques semaines plus tard, la nou- Pour étayer son ambition, il cite en exem- tionné. » Le temps d’évaluer les dégâts, de se rendre aux courses. Le dividende son hamac, suspendu velle tombera, six lignes sur un site spé- ple Jarlinson Pantano, de neuf ans son la voiture de dépannage neutre avait déjà se matérialisera en 2016 sous la forme dans un coin de la pièce. cialisé : faute de financement, l’équipe aîné. Ce dernier, parmi les sept Colom- poursuivi sa route, et celle de son équipe d’une victoire d’étape au Tour de France. Un autre se présente les du Nariño est forfait pour le Tour de la biens au départ du Tour de France 2017, ne disposait pas d’un vélo de rechange. La Colombie n’est pas le domaine des bras tamponnés de ban- Jeunesse. Six lignes pour dire toute la roule pour la formation Trek, comme « Quatre mois d’entraînement pour self-made-men. Dans ce pays, le deuxième dages, séquelles de la fragilité d’un rêve anéanti. ◆ lieutenant de l’Espagnol Alberto Conta- rien », ressasse Ullrich. La frustration le plus inégalitaire d’Amérique latine, la chute matinale. « Sim- dor, après avoir passé son enfance dans étrangle le reste de ses mots, laissant vieille oligarchie contrôle d’une main ple caresse du bitume », Avec le soutien du Fonds pour un barrio mal famé de Cali, La Indepen- l’impression déchirante d’un jeune ferme tous les secteurs de l’économie Darwin Atapuma, seul coureur du Nariño dédramatise-t-il. Le le journalisme en Fédération dencia. De la Colombie d’en bas jusqu’aux adulte que l’on avait cru intrépide, as du traditionnelle. Progresser dans l’échelle à avoir atteint un haut niveau international. plus âgé, Jesus Portillo, Wallonie-Bruxelles.

60 LE VIF • NUMÉROS 28-29 • 14.07.2017 LE VIF • NUMÉROS 28-29 • 14.07.2017 61 D’un côté, la mystique doloriste sport d’un sport qui exalte la souffrance comme une vertu. De l’autre, l’âme torturée d’un pays où la foi catholique se donne en spectacle. En Colombie, les champions cyclistes manient avec la même ferveur les gros braquets et les scapulaires.

PAR FRANÇOIS BRABANT

e directeur sportif vient d’achever son briefing, et le départ doit être donné dans quarante minutes. Alors, le dossard 44 profite du répit qu’autorise la vie de coureur cycliste dans les instants qui précè- dent une course. Il s’éloigne du minibus de l’équipe pour se diriger vers l’église, sur la place principale de la petite ville de Roldanillo. Inutile de pousser la lourde porte en bois, le lieu est grand L ouvert, comme chaque matin, offrant sa pénom- bre au regard des passants. Après avoir posé son vélo contre une colonne de pierre, le cycliste retire son casque. Il s’agenouille sur l’avant-dernier banc, en maillot et cuissard. Il joint les mains, et se met à prier, adressant au ciel des louanges connues de lui seul, dans l’intimité d’un dialogue avec le Très-Haut. Au dehors, le speaker énumère les forces en présence. Certains concurrents s’échauffent sur des rouleaux, pré- parant leurs corps à la déflagration d’un départ rapide. Ce jeudi d’avril, la crème du cyclisme colombien est ras- semblée pour la deuxième étape du Tour du Valle, dans le sud-ouest du pays. Jaime Castañeda sortira de l’église peu avant le coup de feu du starter, libéré de ses doutes, lui qui revient à la compétition après un arrêt prolongé, conséquence d’un problème cardiaque détecté au milieu de la saison 2016. « Ce furent des mois d’angoisse, raconte-t-il. Mais grâce à Dieu, j’ai pu reprendre le vélo. » LA VIERGE Castañeda, 30 ans, dix saisons chez les pros, n’a pas at- tendu le spectre d’une fin de carrière prématurée pour découvrir la piété. « Dieu est celui qui nous aide en tout, déclame-t-il. Si la course s’est bien passée, je lui rends grâce. Si elle s’est mal passée, je lui rends grâce également. Avant, quand j’échouais à la deuxième place sur un sprint, je me révoltais. Puis, je suis arrivé à la conclusion que tout arrive à son moment. » Moment de trève et de recueillement pour Castañeda connaît le prix de la vie et de la mort. Il est DES COUREURS les coureurs colombiens qui maintiennent le seul cycliste professionnel originaire de la région vivace une foi parfois démonstrative. d’Uraba, à la frontière avec le Panama. Ce pedigree aty-

MAXIMILIANO BLANCOMAXIMILIANO pique lui a valu un surnom, el bananero, référence ➜

62 LE VIF • NUMÉRO 30 • 28.07.2017 LE VIF • NUMÉRO 30 • 28.07.2017 63 sportiliade et odyssée du cyclisme colombien (3/5) MAXIMILIANO BLANCOMAXIMILIANO ➜ aux bananeraies de sa terre natale. les voir pénétrer dans l’immense basi- homme taiseux, pétri d’humilité, aux ma- Adolescent, pour échapper au soleil ra- lique, avec leurs corps si fins, la marque nières frustes. L’intéressé surprend au vageur des Caraïbes, il partait s’entraîner des lunettes de soleil imprimées sur leurs contraire par son assurance. Il arbore un à quatre heures du matin, guidé seule- visages, on perçoit en surimpression une beau visage aux traits fins, au regard af- ment par la ligne blanche au milieu de autre image : celle de , age- firmé. Son âge, 18 ans, est celui où, sous la route. Uraba était alors une « zone nouillé dans la basilique de Lourdes, lors d’autres latitudes, en d’autres décennies, rouge », théâtre d’opération de la guérilla du Tour de France 1958. L’évêque Pierre- on se rebelle contre la religion, l’ordre et marxiste, puis territoire aux mains Marie Théas s’était alors adressé au la morale. Mais le garçon trouve dans sa des milices paramilitaires armées par Toscan et à ses acolytes en ces termes : foi intense une exaltation qui lui sied l’ultra-droite. « Un jour, des individus « Messieurs les coureurs, dans la course mieux. « J’aime aller à la messe tous les sont venus au village, se souvient Cas- comme dans la vie, songez à vous élever dimanches, s’enthousiasme-t-il. Avant tañeda. J’avais 8 ans, je me trouvais dans toujours plus haut. » chaque course, je me confie à Dieu, je lui le petit magasin de fleurs de ma maman. Mais l’époque de « Gino le pieux » est parle. » Sans le savoir, Adrian rejoue une Ils se sont dirigés droit vers un homme, révolue. Suivant le mouvement général nouvelle de Marcel Aymé, Le Dernier, qui ils l’ont tué sous mes yeux. Chaque jour, de la société, le cyclisme s’est sécularisé. met en scène un coureur cycliste. Un pas- des innocents mouraient. Une amie de Seuls ses représentants sud-américains sage, en particulier, s’attarde sur la spiri- tualité du héros : « Avant de s’endormir, Martin faisait sa prière à Dieu et lui parlait Buga, le Lourdes colombien, de l’étape qu’il avait courue dans la jour- est une ville étape habituelle des courses nationales. Ici, née, sans songer qu’il put abuser de sa pa- au Tour de Colombie 2016. tience. Il croyait que Dieu s’intéressait FRANÇOIS BRABANT FRANÇOIS aux courses de bicyclette et il avait bien raison. » petite course de village. » S’il révère la course, il les convertissait en donations jeune Italien dans la descente du Portet Un monde sépare pourtant Martin et puissance divine, Bustamante sait tou- pour l’entretien de cette église perchée d’Aspet, parmi lesquels les Colombiens Adrián, et il ne s’agit pas seulement de tefois que son avenir sportif dépendra dans les montagnes du Boyaca, au nord Julio Cesar Aguirre et Angel Yesid Ca- la frontière entre fiction et réalité. Le d’abord de ses propres jambes, de leur de Bogota, la capitale colombienne. margo. Depuis, ce dernier ressasse un personnage de Marcel Aymé stagnait capacité à le propulser très vite, très haut. étrange présage : « Le matin de l’accident, dans les tréfonds du classement. Son « Je crois que personne ne mesure quel Le médaillon de Quintana Casartelli, Aguirre et moi, on était par lointain héritier colombien collectionne degré de souffrance on endure sur notre Le cyclisme est un sport de combat qui hasard ensemble chez le coiffeur, au vil- les performances estimables. En octobre vélo », insiste-t-il. ne dit pas son nom, une pratique à risque. lage départ. On avait plaisanté tous les 2016, au Qatar, il a achevé en onzième Alternant le sublime et le supplice, le D’où la tentation pour ses « officiants », trois, sans imaginer la suite. » En juin 2011, Briefing au départ du Tour du Valle. Quelques minutes avant la course, position les championnats du monde cyclisme de haut niveau s’apparente à comme les appelait Jacques Goddet, an- un autre Colombien, , vain- Jaime Castañeda (à g.) ira prier dans l'église de Roldanillo. juniors. « Le matin de la course, j’ai de- une torture consentie. Il est tentant, dès cien directeur du Tour de France, d’in- queur d’une étape et du classement de la mandé à mi diosito, mon petit dieu, qu’il lors, d’y déceler une accointance avec voquer la protection céleste. « Je constate montagne au Tour de France 2007, s’était ma maman a été accusée de collaborer maintiennent vivace une foi parfois me donne ce qu’il devait me donner. Sur l’imagerie catholique empreinte de do- à ce sujet une différence avec mes co- fracassé contre le bitume dans une des- avec la guérilla, on lui a donné huit démonstrative, à l’image d’Adrián Bus- la ligne de départ, je voyais mes adver- lorisme, si présente en Amérique latine. équipiers européens, note Jarlinson Pan- cente du . Plusieurs jours heures pour quitter le village. Trois ans tamante, qui a trouvé dans la basilique saires tendus, nerveux. Moi, je me sentais « Le goût des Colombiens pour les Christs tano, engagé sur le Tour de France 2017 durant, le pronostic vital avait été engagé. plus tard, elle est revenue. Le soir même, de Buga un refuge, une trêve, loin des tranquille, comme si j’allais disputer une à l’agonie et les cœurs ensanglantés les au sein de la formation Trek. Eux sont Finalement sorti du coma, Soler n’est plus on l’a tuée. » corps-à-corps sans merci qui régissent prédisposent à percevoir, dans les efforts très détachés de la religion. Moi, tous les jamais remonté sur un vélo. Aujourd’hui, les compétitions cyclistes. « J’ai demandé des coureurs cyclistes, les signes du salut », jours, quand je me lève, quand je me il continue de souffrir d’insomnie chro- Bidon d’eau bénite au Seigneur qu’il me permette de faire soutient l’auteur britannique Matt Ren- couche, je remercie Dieu d’être en vie. nique. Comme une invitation à poursui- Le lendemain, la troisième étape du une bonne course, qu’il me protège des dell, dans son essaiKings of the Mountains. Je lui demande de protéger tout le pelo- vre la route à sa place, il a offert à Nairo Tour du Valle est un contre-la-montre chutes, rapporte le coureur. Je mets tout De multiples anecdotes tendent à accré- ton. Il y a beaucoup de pères de famille Quintana, nouveau messie du cyclisme en côte disputé sur les hauteurs de Buga. entre ses mains. S’il veut faire de moi un diter l’hypothèse. Lors de ses premières parmi les coureurs, et des enfants qui latino, un médaillon de la Vierge de Chi- MAXIMILIANO BLANCOMAXIMILIANO La ville, principal centre de pèlerinage nouveau Quintana, qu’il en soit ainsi. » courses en juniors, Chepe González – vain- les attendent à la maison. Or, en course, quinquira, objet d’une dévotion particu- de Colombie, aimante chaque mois des Bustamante a grandi à El Espigon, ha- queur d’étape sur le Tour de France 1996 le danger est permanent. » lière en Colombie. En course, le leader milliers de fidèles, et les miracles y sont meau perdu au centre de la Colombie. Ses – s’élançait toujours avec deux bidons, La mémoire du Tour reste hantée par de la Movistar ne s’en sépare jamais. ◆ réputés nombreux. Plusieurs concur- parents, de petits agriculteurs, cultivent dont l’un rempli d’eau bénite, auquel il une image insoutenable, celle du corps rents saisissent l’aubaine. Après l’étape, la papaye et la tomate. « Travailler aux ne touchait pas. Fabio Parra, troisième du sans vie de Fabio Casartelli, recroquevillé Avec le soutien du Fonds pour au lieu de regagner leur hôtel, ils s’of- champs dès l’enfance m’a rendu plus fort », De nombreux cyclistes colombiens Tour 1988, portait un scapulaire dédié à dans une mare de sang. Le 18 juillet 1995, le journalisme en Fédération frent un moment de recueillement. A assure-t-il. Le cliché voudrait un jeune invoquent la protection céleste. Notre-Dame de Morca. Ses primes de quatre coureurs avaient chuté avec le Wallonie-Bruxelles.

64 LE VIF • NUMÉRO 30 • 28.07.2017 LE VIF • NUMÉRO 30 • 28.07.2017 65 EN DANSEUSE sportiliade et odyssée du cyclisme colombien (4/5) PARMI LES MORTS

En Colombie comme ailleurs, les itinéraires des courses cyclistes sont les meilleurs des manuels d’histoire- géo. Sauf qu’ici, le peloton sillonne des paysages meurtris, à peine sortis de l’enfer de la guerre.

PAR FRANÇOIS BRABANT

e soir-là, les coureurs et le staff de l’équipe Arroz Sonora pouvaient se croire en vacances. A la veille de la première étape du Clasico RCN, l’une des épreuves majeures du calendrier colom- bien, ils avaient été logés dans un hôtel au charme singulier – une demi-dizaine de bunga- lows disséminés dans la forêt tropicale. Ils n’avaient qu’à marcher quelques pas pour re- Cjoindre la plage, d’où ils pouvaient observer les grands voiliers qui assuraient, cap à l’ouest, la liaison vers le Panama. La frontière se trouvait à moins de cinquante kilomètres, mais elle était infranchissable par voie terrestre. La jungle du Darien, dense, sauvage, hu- mide, décourageait toute velléité de percée routière. Pour Victor Hugo Peña, l’instant avait un goût parti- culier. L’ancien coéquipier de Lance Armstrong, époque US Postal, était un novice dans le rôle de directeur sportif. En ce mois de septembre 2016, il s’apprêtait à vivre sa première course d’envergure aux commandes d’une équipe professionnelle, certes modeste, dont le budget avait été bouclé en cours de saison. Le Clasico RCN devait s’élancer le lendemain de Turbo, ville déshéritée, à la langueur émolliente, peuplée de descendants d’esclaves africains. Peña avait décapsulé une bière pour dédra- matiser l’enjeu. Il l’avait bue, le regard tourné vers le golfe d’Uraba déjà obscurci par le crépuscule. Tout autour, Des militaires placés tout au long d’un les derniers feux d’une lumière orangée laissaient deviner tronçon dangereux du Tour de Colombie les contours du littoral caraïbe, cette terre de sortilèges assurent la sécurité des coureurs, symboles qui avait fourni au grand écrivain Gabriel Garcia Márquez d’une paix, en principe, retrouvée.

l’inépuisable terreau de ses romans. ➜ BLANCOMAXIMILIANO

54 LE VIF • NUMÉRO 31 • 04.08.2017 LE VIF • NUMÉRO 31 • 04.08.2017 55 sportiliade et odyssée du cyclisme colombien (4/5)

➜ A peine s’était-il glissé dans son lit, Le sang de la victoire choix la Vespa ou l’hélicoptère pour se Peña s’était senti aspiré. Ce n’était pas L’année précédente, au moment même rendre aux points stratégiques de la le classique appel du sommeil, mais une où le gouvernement colombien menait grande course nationale, afin d’applau- force puissante, qui tentait brutalement à La Havane des pourparlers de paix avec dir les héros de la route. En 1984, alors de l’anesthésier. Au prix d’un effort in- les leaders de la guérilla, les organisateurs que l’argent de la cocaïne lui autorisait tense, il était parvenu à s’arracher à son du Tour de Colombie avaient dessiné un toutes les excentricités, le hors-la-loi magnétisme. Il avait alors fait quelques itinéraire s’aventurant aux confins de ce avait invité à dîner Martin Ramirez, ré- pas dans la chambre de sa cabaña, puis qui était, jusqu’à un passé proche, une cent vainqueur du Critérium du Dau- s’était recouché. Et à nouveau, s’était zone de guerre. Le message se voulait lim- phiné Libéré, dans son hacienda Napoli. senti happé. « Exactement comme les pide : le vélo devait témoigner d’une paix Est-ce parce qu’il reste associé à cette Détraqueurs dans Harry Potter, ces spec- retrouvée, mieux, la fortifier. Une arrivée période douloureuse ? De tous les ex- tres qui vident l’énergie d’autrui », té- d’étape était prévue à Ituango, commune ploits cyclistes colombiens, le plus in- moigne aujourd’hui l’ancien porteur du sinistrée, recluse, de la région d’Anti- tensément ancré dans l’inconscient col- maillot jaune, trois jours sur le Tour 2003 oquia, d’où était originaire un célèbre lectif demeure la victoire d’étape de Luis qui furent l’apogée d’une vie. avocat défenseur des paysans spoliés, Herrera à Saint-Etienne, sur le Tour de Le lendemain, Victor Hugo Peña s’en abattu en 1998. Durant toute la durée de France 1985. Visage chafouin, corps frêle e était ouvert à la médecin de l’équipe. DR la course, le peloton avait été survolé par Rigoberto Uran, 2 du Tour et tenace d’un oisillon à peine sorti du Celle-ci ne s’était guère montrée étonnée. Le président colombien Andres Pastrana des hélicoptères de combat. Des soldats de France 2017, a pris le nid, le grimpeur avait franchi la ligne (avec le coureur Oscar Vargas, en 1989) fut dessus sur Nairo Quintana. « Victor, nous sommes dans un lieu où des forces spéciales avaient été disposés d’arrivée le visage maculé de sang, consé-

un temps séquestré par le cartel de Medellin. NEWS VOS/PHOTO COR il y a eu beaucoup de morts. Combien le long du parcours. Le soir, toute la ca- quence d’une chute dans la descente du de massacres, combien d’assassinats ravane avait dormi sur place, dans un larges pans de la Colombie rurale vit tou- réseau de sicaires qui imposaient aux col de la Croix de Chaubouret. « Pour dans les environs depuis cinquante ans ? confort rudimentaire. « Sur le plan sym- jours dans le traumatisme des assassinats habitants de la ville le concert glaçant nous, Colombiens, le sang, c’est la guerre. Il doit y avoir ici beaucoup d’énergie. » et j’ai senti qu’on me pressait le thorax, bolique, l’impact avait été énorme, retrace impunis, des viols, des extorsions, il n’est des mini-Uzi, dont les rafales retentis- Ce fut la seule fois de notre histoire En entendant l’échange, Jose Serpa avait avait-il certifié. J’ai cru à un mauvais rêve, Paulo Forastero, animateur d’un site de pas rare de rencontrer, dans les centres saient à toute heure du jour et de la nuit. où le sang a été synonyme de victoire », tendu l’oreille. Coureur facétieux et je me suis levé, j’ai été aux toilettes puis référence dédié au cyclisme colombien, urbains de Bogota ou de Medellin, des Rayon vélo, le narcotrafiquant n’était médite Karina Velez. moustachu, Serpa terminait sa carrière je me suis rendormi. Et là, j’ai à nouveau La ruta del escarabajo. A ce moment-là, jeunes qui vous demandent : « La guerre ? pas un ignare. Son frère Roberto, l’un Cet été, toute la Colombie espérait une au pays après avoir disputé trois Tours senti qu’on m’étouffait, je me suis débattu en 2015, le processus de paix était en Quelle guerre ?» « Nous, les Colombiens, des meilleurs coureurs de la région d’An- victoire de Nairo Quintana au Tour de de France. Lui aussi venait de vivre une mais j’étais comme incapable de me re- bonne voie mais il avait encore énormé- sommes devenus un peu insensibles, ad- tioquia, avait participé dans sa jeunesse France. L’enfant du Boyaca était attendu, nuit étrange. « J’étais en train de dormir dresser. » Peu avant le départ de l’étape, ment d’ennemis – il en en a toujours, d’ail- met Alvaro Baracaldo, juge à la retraite et à trois Tours de Colombie. Des années presque sommé d’apporter à son pays le gardien de l’hôtel avait encore accru le leurs… Ce tour de force était une façon collaborateur du site La ruta del escara- plus tard, Pablo lui-même sortait au meurtri une victoire de prestige, la trouble, concédant que, oui, des clients d’asseoir sa légitimité. » bajo. Nous avons vécu avec le conflit, mais consolation ultime. C’est finalement racontaient parfois qu’une dame, ou une Curieusement, si le geste en faveur de dans les grandes villes, on ne le ressentait Rigoberto Uran qui a pris le dessus. petite fille, se glissait la nuit dans leur la réconciliation nationale était specta- pas. Pour une bonne part d’entre nous, Classé deuxième à Paris, à la surprise gé- chambre, et ne les laissait pas dormir. culaire, l’hommage aux victimes du on regardait la violence qui touchait notre nérale, le leader de la Cannondale est un Etaient-ce les âmes vagabondes des conflit était resté subliminal. Karina pays, dix morts ici, quinze morts là, garçon calme, « d’une dignité presque innocents torturés qui venaient troubler Velez, cycliste urbaine, responsable de comme on voyait celle du Moyen-Orient. surnaturelle », selon les mots d’un ancien le repos des voyageurs ? Peña et les siens la communication pour le géant des On ne se sentait pas concernés. » coéquipier australien. Un garçon sans avaient prudemment laissé la question télécoms Movistar, brosse le contexte : haine, malgré ce jour d’août 2001 qui lui en suspens. La course réclamait toute « J’ai vu Gand-Wevelgem à la télévision, Dignité surnaturelle a enlevé son père, assassiné dans des cir- leur attention. Disputée entre Turbo et la course longeait des cimetières mili- Il y eut pourtant une époque où la terreur constances troubles par des paramili- Apartado, à l’extrême nord-est de la taires, le présentateur évoquait le sou- fit irruption au cœur des métropoles. La taires. Orphelin à 14 ans, « Rigo » avait Colombie, celle-ci allait sillonner un ter- venir de 1914-1918. Pendant la retrans- mémoire colombienne reste marquée alors repris le boulot paternel, vendeur ritoire martyr. Au cours des années 1990 mission du Tour de Colombie, il serait par l’assaut du palais de justice de Bogota de billets de loterie, pour assurer la sub- et 2000, tout ce que le pays comptait inconcevable qu’on mentionne telle par les guérilleros du M-19, en novembre sistance de sa mère et de sa petite sœur. comme groupes armés s’y était dé- fosse commune, tel massacre. Ici, cette 1985. Au bout de douze heures, l’inter- Cinq ans plus tard, le natif d’Urrao tentait chaîné : guérilleros marxistes des Farc, douleur est encore vive. Ce n’est pas du vention de l’armée avait brutalement le grand saut vers l’Europe, pour devenir guévaristes de l’ELN, milices paramili- passé. » soldé l’audace du commando, laissant cycliste professionnel, engagé désormais taires, narcotrafiquants… Le sang a tant Embrouillamini sinistre mettant aux près de cent morts, parmi lesquels plu- dans un contre-la-mort éperdu. ◆ AFP/BELGAIMAGE

DR coulé que les poissons des rivières se prises une multitude de belligérants, la sieurs magistrats. Au cours de la même Luis Herrera, vainqueur à Saint-Etienne, Avec le soutien du Fonds sont accoutumés, dit-on, à se nourrir toile de la violence colombienne est aussi Pablo Escobar (ici, en 1977) : rayon vélo, le décennie, Pablo Escobar maintenait Me- sur le Tour de France 1985 : le sang comme pour le journalisme en Fédération narcotrafiquant n’était pas un ignare. des cadavres. une réalité en trompe-l’œil. Alors que de dellin sous son emprise, épaulé par un synonyme de victoire. Wallonie-Bruxelles.

56 LE VIF • NUMÉRO 31 • 04.08.2017 LE VIF • NUMÉRO 31 • 04.08.2017 57 Pour étoffer son palmarès, quand sport on est cycliste né au pied des Andes, il ne suffit pas de décrocher un contrat pro en Europe. Encore faut-il supporter le froid, l’exil, la solitude. Beaucoup n’y arrivent jamais.

PAR FRANÇOIS BRABANT

’histoire du cyclisme s’écrit selon un mouvement dialectique. Depuis ses origines, elle a progressé au rythme des antagonismes, Coppi - Bartali, anquetil - Poulidor, merckx - De vlaeminck… en Colombie, à la charnière des décennies 1960 et 1970, un duo de pédaleurs impérieux, plus com - plices que rivaux, maintenait sous sa coupe le reste du peloton. rafael niño était un individu fa - rouche, mutique, élevé dans le silence des haut- plateaux andins du Boyaca, où les nuits sont si Lfroides. Cochise rodriguez incarnait son contraire, un personnage hâbleur, enclin à l’exagération, pur produit de l’extravertie medellin. a travers leurs deux destinées, c’est une parabole qui allait s’écrire, appelée à devenir la matrice de toutes les oscillations, de toutes les hésitations du cyclisme colombien. aujourd’hui, à 75 ans, Cochise rodriguez n’a rien perdu de sa faconde. on le rencontre dans un quartier arboré de medellin, à la cafétéria du vélodrome qui porte dé- sormais son nom. Des palmiers dominent la piste à ciel ouvert. La lumière du jour finissant enduit d’une teinte rosée les immeubles à flanc de montagne. Pendant qu’une vingtaine de cyclistes à peine sortis de l’enfance tournent sur l’anneau ovale, le vieux coureur déroule son histoire. a commencer par ce curieux prénom, qu’il a fait officialiser par l’état civil, pour effacer le martin emilio donné par ses parents. il a 9 ans, en 1951, quand il assiste à une projection du western La Flèche brisée . Le garçon s’identifie tant au rebelle apache incarné par Jeff Chandler qu’il décide qu’à l’avenir, il ne répondra plus que sous cette identité. Très tôt orphelin de père, Cochise travaille comme LE SPLEEN livreur à vélo pour une pharmacie, afin d’assurer la sub - sistance de sa mère, de ses deux frères et de ses trois sœurs. La rapidité avec laquelle il enchaîne les courses atteste d’un talent qui demande à s’épanouir sur d’autres terrains. en 1972, le jeune cycliste signe pour l’équipe italienne Salvarani, où il est chargé d’épauler le leader Fernando Gaviria à l'entraînement, , qu’il suit bientôt à la mythique Bianchi. L

chez lui, à La Ceja, non loin de L C’est sous le maillot bleu céleste de la firme milanaise e

w que Cochise devient, en 1973, le premier Colombien à Medellin. Un acrobate également o P

D

rompu à l’équitation et à la moto. i remporter une étape du Tour d’italie, à forte dei marmi. v a

DES DÉRACINÉS D § encore fier de son coup, l’intéressé récite les détails

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sport iliade et odyssée du cyclisme colombien (5/5) n a i L i m i x a m § de l’exploit : « Je m’étais glissé dans pas pourquoi son expérience euro - Les années ont passé, Jaime Castañeda une échappée de quinze coureurs. Parmi péenne s’est soldée par un fiasco. La vé - a poursuivi sa carrière sous le maillot de eux, se trouvait deux bons sprinters, Gua - rité, lui seul la connaît. il avait toutes les modestes formations colombiennes. en lazzini et Gavazzi. alors, à cinq kilomè - cartes en main pour devenir le premier avril dernier, depuis la terrasse d’un hôtel tres de l’arrivée, je me suis extirpé du grand champion colombien en europe. » en briques située dans la grande péri - groupe. » phérie de Cali, le long de la route Pana - en 1974, rafael niño tente à son tour Pâte de goyave méricaine, il avait accepté d’exhumer le l’aventure italienne, enrôlé comme gre - Dans le sillage des pionniers niño et ro - souvenir douloureux de sa campagne gario du réputé au driguez, s’engouffrent bientôt une nuée d’italie. « en ce temps-là, facebook exis - sein de l’équipe Jollj Ceramica. « Les cou - de disciples, tous désireux de toucher tait à peine. Seul le téléphone me reliait reurs européens nous regardaient comme sur le continent européen les dividendes à la Colombie. avec une carte de cinq

T d’un talent révélé en amérique du Sud. euros, je tenais trente minutes. J’en dé - n a

B Pour cela, il leur faut se soumettre à une pensais trois par jour. Les marocains qui a r B implacable roue de la fortune, qui éli - tenaient la boutique de téléphonie au S i o

ç mine les uns, adoube les autres. Jaime coin de ma rue me connaissaient bien. n a r Castañeda en sait quelque chose, lui qui a la fin du mois, il m’arrivait de leur de - f décroche en 2006 un contrat de deux mander une avance de vingt euros pour ans avec l’équipe italienne Lampre. agé appeler ma famille. » a travers ses mots, de 18 ans, il atterrit dans un studio au on avait senti affluer l’amertume. « Par Robinson Chalapud. à l'arrivée confort minimal, à Ghedi, non loin du la suite, j’ai beaucoup regretté d’avoir d'une étape du Tour de Colombie, lac de Garde. il lui faut apprendre à vivre pris en 2007 une décision aussi impul - en 2015. Il portait alors le maillot seul, à cuisiner, à se débrouiller en italien, sive. a l’époque, je croyais qu’une se - de champion de Colombie. à gérer la pluie, le froid. au printemps conde chance de courir les grandes 2007, il contracte une bronchite. L’équipe courses européennes se présenterait for - Giro, je voulais déjà rentrer chez moi. » plus haut niveau. Lui est resté à quai. alors, renou velée. récemment, ce sont les l’aligne malgré tout au critérium du Dau - cément à moi. elle n’est jamais venue. » Lors de notre rencontre avec « Chala », il se console comme il peut. « eux, ils sont jeunes rodrigo Contreras et fernando phiné libéré. Son état de santé empire. a recueillir par dizaines les témoi - en avril dern ier, on lui avait remis une célibataires, tout le temps en voyage. moi, Gaviria qui ont endossé les rôles de cette Cochise Rodriguez, devant le vélodrome Le staff de la Lampre l’envoie se rétablir gnages de coureurs colombiens passés photo prise lors de l’édition 2014 de Liège- j’ai une épouse, une petite fille. » pièce éternelle. avec les mêmes profils de Medellin, qui porte désormais son nom. au pays. « il était prévu que je revienne par la case europe, on est frappé par leur Bastogne-Liège, sur laquelle il apparaissait contrastés que leurs aînés. L’introverti en août pour disputer la fin de saison en similitude. reviennent en boucle les his - en plein effort, dans les derniers hecto - Besoin d’affection... et de fête Contreras a grandi dans un village lé - des curiosités exotiques, se souvient Co - europe, mon billet d’avion était déjà ré - toires de jeunes gars reclus dans des ap - mètres de la côte de la roche-aux-faucon s. « en 2015, quand j’ai vu “Chala” revenir thargique, villapinzon, à 3 000 mètres chise rodriguez. rafael et moi, on portait servé, relate le coureur. mais c’était trop partements sans âme, où ils vivent te - « elle est chouette, cette photo », avait-il courir en Colombie, j’ai pensé : que fait- d’altitude. Gaviria est à l’inverse un acro - des cheveux mi-longs, les italiens trou - dur pour moi de repartir. Je me sentais naillés par le vague à l’âme, les stores murmuré, esquissant un sourire un peu il ici ? » avoue alex atapuma, le frère de bate rompu à l’équitation et à la moto, vaient ça bizarre. Pour beaucoup, c’était plus heureux en Colombie, où j’avais ma perpétuellement baissés. Des exilés qui triste. Depuis cette époque déjà lointaine, Darwin, également originaire du nariño. issu d’une famille plutôt aisée, installée la première fois qu’ils voyaient un Sud - fiancée. J’ai décidé de rester ici. » combattent le mal du pays en stockant « Chala » a vu trois de ses anciens coéqui - mais ce dernier se garde bien de juger. à La Ceja, bourgade proche de medellin. américain. ils croyaient qu’à la maison, dans leur iPhone la salsa de Carlos vives, piers – esteban Chaves, Jarlinson il a vu chez son propre frère le désarroi en 2015, ces deux espoirs, 21 ans l’un et r je m’habillais en pagne, comme les in - D en emportant de la terre mère une pleine Pan tano, Darwin atapuma – percer au quand les résultats tardaient à venir et l’autre, se sont vus offrir un contrat pro

diens. » Pour expliquer l’aisance avec la - cargaison de bocadillos , ces petits carrés T que la solitude, là-bas, le taraudait. « main - dans l’armada Quick Step, celle de la star n a

quelle il s’est plié aux standards euro - de pâte de goyave enveloppés dans des B tenant que Darwin a fait ses preuves, il Tom Boonen. a r B

péens, Cochise sort de sa manche un feuilles de cachibou, très prisés par les est mieux entouré par son équipe. nous, Bien vite, fernando Gaviria a imposé S i o

néologisme. « J’ai toujours été un adap - sportifs colombiens. ç les Latinos, on a besoin d’affection. et sa classe, auteur en octobre 2016 d’un n a

teur . Je me conforme à n’importe quel originaire d’ipiales, ville-frontière r puis, on aime la fête, la rumba… C’est dif - succès de prestige à Paris-Tours. Pour f climat, n’importe quelle langue, n’im - adossée à l’equateur, dans le départe - ficile pour les garçons de renoncer à ce rodrigo Contreras, en revanche, l’aven - porte quelle cuisine. » Ce ne sera pas le ment oublié du nariño, le talentueux style de vie, de supporter des relations ture belge n’aura été qu’une parenthèse. cas de rafael niño, qui bat très vite en robinson Chalapud a couru de 2012 à humaines plus distantes, de s’imposer incapable de conquérir sa part d’eldo - retraite vers sa Colombie natale, après 2014 pour une équipe italo-colom - la discipline d es entraînements à l’euro - rado, le coureur est retourné en Colom - une seule saison en europe. Quatre dé - bienne. il a terminé le Tour d’italie, la péenne. Beaucoup ne s’adaptent jamais, bie, où il poursuit dans l’anonymat une cennies plus tard, Hector urrego, la voix flèche wallonne, le Tour de Lombardie… non pas parce qu’ils sont de mauvais existence dédiée au vélo. N du cyclisme sur la chaîne privée rCn, Jusqu’à ce que la mélancolie s’empare sportifs, mais parce que le choc culturel s’interroge encore. « Je pense qu’en 1974, de lui. « La dernière année, je n’avais plus est trop violent. » Rafael Niño, tout le contraire Avec le soutien du Fonds rafael niño était le meilleur grimpeur de Cochise Rodriguez. l’envie. a peine assis dans l’avion pour Alex Atapuma (au centre), lors du Tour Génération après génération, la para - pour le journalisme en Fédération du monde. Je ne m’explique toujours aller disputer les classiques belges et le du Valle, où il coachait l'équipe du Nariño. bole de niño-rodriguez voit sa vérité Wallonie-Bruxelles.

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