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ANGELIN PRELJOCAJ Un chorégraphe en apesanteur

Un film de Florence Platarets

« La danse est un art de combat. C’est un art de la rigueur et du sacrifice. Ses travers sont si multiples, qu’il semble bien qu’en explorer toutes les facettes me prendra toute une vie. »

Angelin Preljocaj 30 ANS DE CRÉATION CHOREGRAPHIQUE

Depuis trois décennies, Angelin Preljocaj donne un souffle nouveau à la danse en proposant des créations issues du répertoire classique ou des contemporains, multipliant les ponts entre ces deux courants et cassant les codes. Avec plus de 50 créations, il est aujourd’hui un chorégraphe incontournable avec une œuvre foisonnante, alternant des spectacles populaires, comme Roméo et Juliette ou Blanche Neige, et des pièces plus abstraites dans lesquelles il cisèle son langage chorégraphique. Entré dans le répertoire de l’Opéra de Paris, dès les années 90, il dirige sa propre compagnie, installée depuis 10 ans à Aix-en-Provence dans un bâtiment construit sur-mesure, le Pavillon Noir. C’est là que l’alchimie Preljocaj opère. Né en France de parents albanais, réfugiés politiques, Angelin Preljocaj grandit en banlieue parisienne où, à l’époque, la danse est inconnue, voir rejetée. Fasciné par la grâce d’un Rudolf Noureev, il se jette à corps perdu dans un cours de danse classique mené par un couple d’immigrés russes. Il rompt avec son quotidien et s’aventure dans un nouveau monde exigeant où il s’épanouit : « Élevé dans une famille de tradition catholique, l’art existe que par la transcendance, à savoir le dépassement de l’individu. Et cette extase est justement incarnée par le corps en transe du danseur qui devient la métaphore du héros par son abnégation et son abandon. » Depuis lors, Angelin Preljocaj travaille sans relâche. Il aime les limites, les marges. Il ose s’aventurer sur des terrains inexplorés, ce qui fait de lui l’un de nos chorégraphes les plus prolifiques et les plus dansés dans le monde entier. Apparu dans le sillage de la Nouvelle danse française, aux côtés de Dominique Bagouet, il est l’héritier des Ballets russes comme de Merce Cunningham. Il s’associe régulièrement à d’autres artistes dans des domaines divers tels que la musique (Goran Vejvoda, Air, Laurent Garnier, ), les arts plastiques (Claude Lévêque, Subodh Gupta), la mode (Jean Paul Gaultier, Azzedine Alaïa), le dessin (Enki Bilal) et la littérature (Pascal Quignard, Laurent Mauvignier). Ses créations sont reprises au répertoire de nombreuses compagnies, dont il reçoit également des commandes, c’est le cas notamment de La Scala de Milan, du New York City et, bien sûr, du Ballet de l’Opéra national de Paris. Passionné par les arts visuels, Angelin Preljocaj a collaboré à plusieurs réalisations cinématographiques mettant en scène ses chorégraphies. Il a aussi réalisé son premier long métrage avec Valérie Müller, en 2016 : Polina, danser sa vie. Aujourd’hui, ses créations inspirent une nouvelle génération. Au quotidien, il transmet son langage corporel aux danseurs qui l’entourent au Pavillon Noir, certains deviendront eux-mêmes chorégraphes. Il accueille aussi six jeunes danseurs-apprentis au sein du « Ballet Preljocaj junior ». L’artiste, héritiers de ses maîtres devient guide à son tour. « Je crois que les artistes communiquent à travers le temps, les âges. Il y a une sorte de filiation mystérieuse : alors que nous croyons être toujours dans les ruptures, nous sommes en réalité en relation. »

2 L’ŒUVRE

GRAVITÉ Création 2018 Pièce pour 12 à 15 danseurs

Invisible, impalpable, immanente : la gravitation selon Angelin Preljocaj est un phénomène aussi essentiel que mystérieux. Pour le questionner, sa nouvelle création puise aux fondamentaux de sa danse.

Depuis des années, les notions de poids, d’espace, de vitesse, de masse, traversent « de façon intuitive » les ballets d’Angelin Preljocaj. Même si, fidèle à sa règle, le chorégraphe alterne depuis 30 ans « des pièces de recherche pure et des ballets plus narratifs », ces thèmes immatériels sont les fils continus de son parcours.

Avec Gravité, il signe une nouvelle pièce qui explore les lois universelles de l’attraction des masses entre elles, remonte aux sources de son écriture gestuelle. Il va inventer pour chaque degré de résistance de l’air une suite de mouvements spécifiques, du plus léger au plus massif. Chaque séquence est mise en relation avec une œuvre musicale, dans un large éventail de timbres et de rythmes qui va de Gérard Grisey à Dmitri Chostakovitch en passant par Jean-Sébastien Bach. Aux théories scientifiques de Newton et d’Einstein répondent ainsi les sensations corporelles et spatiales des danseurs, dans une véritable « odyssée » charnelle et cosmique.

« Comment rendre, à travers la danse, les sensations corporelles et spatiales que pourraient générer des gravités de forces inégales ?, s’interroge le chorégraphe. Je voudrais ainsi éprouver plusieurs degrés de gravité distincts en imaginant des sensations de poids et de mobilité et ainsi inventer une gestuelle spécifique à chacune d’elle. » Afin de décliner ses différences gravitationnelles, chaque séquence du ballet correspondra à un objet céleste: du soleil, où la gravité est la plus forte, à Pluton, où elle est la plus légère avec, à chaque fois, une musique dédiée.

Cette ambitieuse création prendra forme sous nos yeux dans le creuset du Pavillon Noir. Le Ballet Preljocaj est installé, depuis 2006, dans ce bâtiment fascinant, transparent et squelettique, signé Ruddy Ricciotti. « Une architecture de fer et de béton, dont la peau de verre offrira au regard la genèse de la danse se fabriquant au jour le jour dans ses studios de répétition, mais qui, au plus profond de son ventre, saura garder le secret et l’émotion du spectacle pour son théâtre », explique le chorégraphe.

Le processus de création d’Angelin Preljocaj lui est très personnel. Chaque œuvre est tout d’abord l’objet d’une réflexion intime, de plusieurs mois. Cette phase de gestation est uniquement cérébrale. C’est ainsi qu’il réfléchit au thème de la gravitation et de ses implications sur le corps, depuis un an et demi.

3 L’œuvre prend ensuite la forme de croquis. Angelin Preljocaj ébauche la danse sur le papier, avant de la ressentir intiment dans son corps, puis de la transmettre aux danseurs de sa compagnie : « Il y a une période d’incubation, puis ça se déclare dans le studio. Le temps de la réflexion est passé, il faut agir. » C’est l’originalité de son processus de création auquel nous aurons la chance d’assister. Le chorégraphe est d’accord pour nous ouvrir les portes du Pavillon Noir, de début mai à fin septembre, afin que nous puissions filmer tous ces moments délicats de la naissance d’une œuvre. Une première pour lui.

Nous verrons comment Angelin Preljocaj incarne les mouvements qu’il enseigne à ses danseurs. Il est fascinant de le voir alterner le rôle du danseur et celui du chorégraphe, observateur attentif et exigeant.« Le processus de création vient en cheminant », souligne-t-il. Au fur et à mesure, la danse évolue, s’enrichit, se complexifie ou au contraire se simplifie. La création est toujours en mouvement, elle change jusqu’à la première représentation publique et même après…

Angelin Preljocaj a fait appel au créateur russe Igor Chapurin pour les costumes. Le designer s’est fait connaître dans le monde entier pour ses collections de prêt-à-porter et de haute couture. En 2010, il signe une première collaboration avec Angelin Preljocaj pour les costumes de Suivront mille ans de calme, créé au Bolchoï en 2010 et plus récemment, en 2016, il recrée une partie des costumes de Roméo et Juliette.

Pour les lumières, il a engagé Eric Soyer, collaborateur de longue date de l’écrivain et metteur en scène Joël Pommerat. C’est la première fois que les deux hommes travaillent ensemble. Cette association inédite laisse présager une grande force visuelle de l’œuvre.

Gravité sera créée sur le plateau du Théâtre National Populaire de Villeurbanne du 20 au 23 septembre 2018, dans le cadre de la Biennale de la danse de Lyon. La pièce partira ensuite en tournée pour une année, en France, de Mulhouse à Marseille, et dans le monde, de l’Allemagne à la Corée. Elle sera sur la scène du Théâtre de Chaillot, à Paris, en février 2019...

4 SES MAÎTRES

Rudolf Noureev

La vocation d’Angelin Preljocaj est née de la vision du corps du danseur russe Rudolph Noureev (1938-1993) suspendu dans les airs dans un saut. La photo était légendée : « Rudolf Noureev transfiguré par la danse ». Angelin Preljocaj a 12 ans, c’est une révélation : « On voyait Noureev, dans un saut, comme en plein vol ! Je me suis dit que si la danse avait ce pouvoir de transfigurer, alors c’était ce que je voulais faire ! ».

Karin Waehner

Danseuse d’origine allemande, Karin Waehner (1926-1999) enseigne, à partir de 1960, à la Schola Cantorum, première école en France à accepter la danse moderne. Toute une génération de danseurs découvre la richesse d’un enseignement où se mêlent technique et créativité. Angelin Preljocaj tente de rentrer dans sa compagnie, elle lui propose plutôt de prendre des cours gratuitement: « J’ai rencontré une artiste extraordinaire. C’est ma première mère de la danse. Pendant deux ans, j’ai suivi tous ses cours, tous ses stages. C’était une pédagogue brillante qui a formé beaucoup de danseurs de cette époque. »

Viola Farber – Merce Cunningham

Danseuse et chorégraphe, Viola Farber (1931-1998) est « la deuxième mère en danse » d’Angelin Peljocaj. Cette Américaine d’origine allemande est l’une des fondatrices de la compagnie de Merce Cunningham (1919- 2009), l’immense chorégraphe célèbre pour avoir réalisé la transition conceptuelle entre danse moderne et danse contemporaine. « C’est elle qui m’a conseillé d’aller travailler avec lui. Avec eux, je découvrais la Modern américaine et l’abstraction. C’était vraiment un choc. Je suis donc allé à New York pendant 8 mois pour étudier auprès de Merce Cunningham. » Viola Farber prend la direction du Centre national de danse contemporaine, à Angers, où Angelin Preljocaj devient stagiaire. « Le travail de Viola est très technique, ultra-virtuose, assez proche de Cunningham. Elle m’a beaucoup appris. »

5 Dominique Bagouet

Le chef de file de la Nouvelle danse française, Dominique Bagouet (1951-1992) est une influence majeure d’Angelin Preljocaj. Il entre dans sa compagnie, en 1982 : « Le choc artistique a été très fort. Avec Violaine Farber et Karine Waehner, j’ai appris les fondamentaux, la technique. Dominique m’a montré ce que signifie être un artiste et créer. » Angelin Preljocaj devient son assistant. « Il était extrêmement maniaque, minutieux, rigoureux, très attaché à l’écriture du mouvement. C’est comme s’il m’avait adoubé, il m’avait dit que je pouvais devenir chorégraphe. » Angelin Preljocaj crée alors sa première chorégraphie, un duo avec Michel Kelemenis qui est présenté à Montpellier Danse, devant les plus grands chorégraphes contemporains. Un triomphe ! « Tout cela, je peux dire, c’est grâce à Dominique, grâce à cette belle personne, qui a eu la bienveillance de nous encourager à “faire des trucs“. » Les Ballets russes

« Mon grand modèle, c’est Les Ballets russes ! » Cette compagnie, créée par Serge de Diaghilev et installée à Paris à partir de 1909, est aux yeux d’Angelin Preljocal « la première compagnie de danse contemporaine ». Sa particularité est d’avoir fait collaborer des artistes d’avant-garde : chorégraphes, danseurs, compositeurs, peintres, couturiers… Diaghilev demande ainsi à Stravinski ou Ravel d’écrire la musique, à Pablo Picasso ou Georges Braque de créer costumes et décors, à Nijinski ou Balanchine de chorégraphier. De cette constellation d’étoiles naissent des pièces exceptionnelles. « Chaque œuvre des Ballets russes avait un effet de dynamite sur le public parisien. » Dans le même esprit, Angelin Preljocaj a souvent associé de grands artistes à la création de ses œuvres, en initiant un dialogue avec eux : Karlheinz Stockhausen, Air, , Laurent Mauvignier, Enki Bilal, Jean- Paul Gaultier, Azzedine Alaïa… En hommage aux Ballets russes, qui lui tiennent tant en cœur, il recréé Noces, en 1989, sur une musique de Stravinsky. Puis, en 1993, lors de sa première collaboration avec l’Opéra de Paris, il tient le pari fou de faire revivre Parade, spectacle imaginé par Cocteau, Picasso et Satie, ainsi que Le spectacle de la rose, créé en 1911 par Nijinski. « Pour moi, la meilleure façon de rendre hommage aux Ballets russes était de faire avec leurs valeurs d’avant- garde, de radicalité et d’inventivité. »

6 SES DISCIPLES

Les disciples d’Angelin Preljocaj, ce sont avant tout les 24 danseurs permanents de sa compagnie qui l’entourent et dialoguent avec lui. Le chorégraphe les associe étroitement à son processus de création. Les mouvements prennent source dans son corps avant de les transmettre à ses interprètes. Avec ce partage créatif, il fédère et fidélise ses danseurs.

Certains de ses disciples peuvent devenir eux-mêmes de grands chorégraphes, à l’image d’Olivier Dubois et de Sylvain Groud qui vient d’être nommé à la tête du prestigieux Centre chorégraphique national de Roubaix. Après une décennie en tant que danseur auprès d’Angelin Prejlocaj, Sylvain Groud avait déjà créé sa propre compagnie.

Depuis 2015, le Pavillon Noir abrite également le Ballet Preljocaj Junior : six jeunes danseurs en apprentissage. Cette initiative d’accompagnement de jeunes artistes, pour les aider à entrer dans la vie professionnelle, est un projet inédit dans le domaine de la danse. Il prend exemple sur des systèmes déjà présents dans le secteur théâtral théâtre (JTN) et musical (Jeunes orchestres). Cette démarche montre la générosité du « maître de danse » envers la nouvelle génération.

Cette volonté de partage ne se cantonne pas aux murs du Pavillon Noir. Avec le Groupe urbain d’intervention dansée (GUID), Angelin Preljocaj emmène la danse là où elle ne va pas habituellement : des gares aux places de marché en passant par les cours d’écoles, des hôpitaux aux prisons… L’ambition est de faire découvrir la danse contemporaine au plus grand nombre, en présentant des extraits du répertoire d’Angelin Preljocaj. L’artiste a le souci de s’adresser aussi à ceux qui ne connaissent rien à la danse. « Nous sommes là pour allumer les lumières, encourager au travail, à l’émancipation. L’école a joué ce rôle pour moi, puis la danse, et je veux redonner tout ce que cela m’a apporté. »

La transmission passe aussi par la volonté d’Angelin Preljocaj de favoriser la notation des chorégraphies. Une manière, dit-il, à travers l’écriture, d’ancrer la danse dans les mémoires et de laisser une empreinte pour qui en éprouvera le désir ou l’intérêt. Depuis 20 ans, une choréologue assiste à toutes les répétitions, prend des notes… De ces notes naissent les partitions chorégraphiées de ses œuvres. « Je souhaite transmettre cette idée de notation : elle permettra, à un moment donné, si quelqu’un le désire ou souhaite remonter un ballet, de voir ce qu’un fils d’immigré albanais a fait avec la danse au 21ème siècle, tout est là. »

7 NOTE D’INTENTION de Florence Platarets

Cela fait plus de 30 ans maintenant qu’Angelin Preljocaj regarde le monde à travers la danse. En plus de 50 créations, il a embrassé toutes les formes (de l’intimité du solo à la fresque monumentale), collaboré avec les plus prestigieuses institutions (Opéra de Paris, New York City Ballet, Bolchoï, etc.), dialogué avec les plus grands interprètes et artistes venus de toutes les disciplines (Enki Bilal, Air, Jean-Paul Gaultier, Claude Lévêque, Laurent Mauvignier, Karlheinz Stockhausen…). Il s’est colleté à toute la palette d’expressions humaines, à la violence, à la haine, à l’érotisme, à l’amour fou… Il a sondé les grands mythes fondateurs, exploré sans tabou tous les états du corps et tiré de tout cela son propre langage chorégraphique. Angelin Preljocaj est un immense artiste et un chercheur infatigable. « Créer, c’est une façon d’exister pour moi », dit-il.

Angelin Preljocaj a depuis longtemps fait sienne cette phrase de Nietzsche : « Je considère comme gaspillée toute journée où je n’ai pas dansé ». Depuis l’enfance, il danse tous les jours parce que c’est d’abord là, dans son propre corps, qu’il cherche les mouvements qui composeront le spectacle à venir. C’est donc au moment où il entame sa prochaine création que nous souhaitons commencer à le suivre. Car ce film est avant tout le portrait d’un chorégraphe au travail.

Une pièce mûrit longtemps en lui, mais c’est véritablement en studio que s’écrit la danse d’Angelin Preljocaj. Là, devant et avec ses danseurs, il élabore son langage, trouve la grammaire de ses gestes, tisse une pensée du mouvement. Chez lui, cela passe toujours par le corps-à-corps. « Moins on est magistral, et plus on touche à l’essentiel ».

Le film que j’imagine tentera de s’approcher au plus près de ce processus-là, d’en saisir le cheminement créatif, de comprendre ce qui se noue pour mieux le retransmettre. Ce film sera tout autant une plongée dans la psyché créatrice du chorégraphe qu’une exploration de corps des danseurs au travail. Les répétitions seront tournées en séquences, sur la longueur, et filmées au plus près de la danse. Je tiens à ce que celles-ci se déploient et se comprennent sans aucune voix off. Pour l’avoir maintes fois éprouvé dans mon travail, voir la danse s’élaborer sous nos yeux est un émerveillement. Et ce plaisir-là ne doit pas être perturbé par l’ajout de commentaires superflus ou trop explicites. Pour moi, ces séquences relèvent du « document brut » et seront filmées avec le plus grand soin et la plus grande élégance, dans le respect du processus en cours.

La danse est aussi affaire de sensations, de ressenti. Nous avons tous un corps et voir d’autres corps danser nous renvoie à nos propres émotions. Bien filmer la danse exige à la fois sa connaissance précise et une approche sensorielle, physique. Je collabore depuis longtemps avec des chefs opérateurs qui maîtrisent parfaitement ces deux aspects et qui, par leur approche discrète et subtile, savent la magnifier.

8 Avant chaque cession de travail, je prendrai le temps de filmer seul Angelin Preljocaj, déambulant dans le Pavillon Noir jusqu’au studio. Angelin Preljocaj est un marcheur, habitué des plus hauts sommets. Et la marche chez lui est déjà un « état de danse ». J’espère capter là un peu de l’essence du travail à venir, une humeur, une disposition physique ou mentale. Proposer une sorte de préambule à la répétition qui, lui, pourra être accompagnée d’une voix off (celle d’Angelin Preljocaj ou du commentaire). Mais une fois la porte du studio refermée, elle se taira.

En studio, Angelin preljocaj a toujours questionné de manière intuitive les questions de poids, d’espace, de vitesse, d’attraction entre les masses. Cela fait sans doute écho à sa pratique du judo à haut niveau : savoir tomber, baisser son centre de gravité, faire du sol un partenaire et pas un ennemi… Tous ces enjeux traverseront, de manière consciente cette fois, Gravité, sa prochaine création.

« Je voudrais éprouver plusieurs degrés de gravité distincts en imaginant des sensations de poids et de mobilité allant du plus léger au plus massif et ainsi inventer une gestuelle spécifique à chacune d’elle ». Chaque gravité (celle de Neptune, de Mars, de la Lune…) est associée à une œuvre musicale spécifique (Double concerto pour flûte de Ligeti, Ethers de Bach…) choisie pour ses qualités de timbre, de structure, de rythme ou de texture. Aux théories scientifiques de Newton et d’Einstein répondent ainsi « les sensations corporelles et spatiales » des danseurs, dans une véritable « odyssée charnelle et cosmique ». Igor Chapurin aux costumes et Eric Soyer à la lumière accompagnent le travail de mise en scène de Gravité. Les voir à l’œuvre offrira aussi un complément essentiel au travail du chorégraphe.

Le suivi de cette création formera donc l’armature narrative du film. C’est d’elle qu’il tirera sa dramaturgie, son rythme, ses accélérations, ses aléas et ses reliefs. Chaque séquence de travail fera progresser le récit, permettra de convoquer la parole d’autres collaborateurs, de mesurer le travail accompli, de voir une œuvre prendre vie sous nos yeux. Son déroulement sera dicté par le calendrier de la création, de la première répétition, début mai, à la Première du spectacle (TNP de Villeurbanne, Biennale de la Danse de Lyon – du 20 au 23 septembre 2018). A l’unité de temps et d’action de la création répondra celle du lieu : le Pavillon Noir à Aix-en-Provence. Véritable écrin conçu par Rudy Ricciotti, ce bâtiment est bien plus qu’un décor. Par sa matière (le béton noir), son rapport à la lumière et l’espace qu’il dessine, il est un véritable partenaire de danse.

Par ailleurs, j’aimerais entremêler deux autres fils narratif à celui de la création : la question des influences et de la transmission d’une part, le portrait sensible d’un artiste majeur, d’autre part. Fidèle à sa règle, Angelin Preljocaj alterne depuis trente ans des pièces de recherche pure (dans la veine d’Empty Moves, par exemple) et des ballets plus narratifs (Roméo et Juliette ou Blanche Neige ). Avec Gravité, il signe une pièce plus «abstraite ».

9 Pour éclairer au mieux l’exigence qui est la sienne, il me semble essentiel d’avoir une approche généreuse, qui sait parler au plus grand nombre. Je suis une spectatrice et une « passeuse » de la danse depuis longtemps. Pour moi, elle est un art majeur, capital pour comprendre le monde. Mais elle reste encore trop souvent considérée comme « élitiste » ou « difficile ». C’est pourquoi, soucieuse d’en proposer une autre vision, il me semble important de mêler aux paroles d’Angelin Preljocaj des images d’archives et d’autres témoignages qui viendront illustrer son parcours, sa démarche artistique comme son héritage. Ces « pas de côté » nourriront en premier lieu son portrait, mais ils sauront aussi rendre accessible à tous son travail. Cette démarche vient d’ailleurs pleinement recouper sa propre conception de la danse : à la manière d’un Vilar pour le théâtre, faire du ballet « populaire mais exigent ».

Ces deux aspects-là du film relèveront d’un autre type de mise en images, plus posée, plus construite, plus cinégénique. Un dispositif de projection d’archives, sur les murs bruts du Pavillon Noir, et d’intégration graphique accompagnera l’interview au long cours d’Angelin Preljocaj, qui réagira et commentera ce corpus d’images. Ce dispositif sera un support pour convoquer son passé de danseur, évoquer ses maîtres ou ses influences (puisées dans la danse ou ailleurs).

Au commencement, il y a le visage de Rudolf Noureev en plein effort qui l’a fasciné au point de vouloir comprendre quel art pouvait le rendre si beau... C’est comme ça qu’Angelin Preljocaj a pris ses premiers cours de danse à côté de ses cours de judo. Des rencontres déterminantes sont ensuite venues confirmer un goût pour le travail du corps et jeter les bases de son univers chorégraphique. Sa première professeure Karin Waehner, lui a ouvert l’expressionnisme allemand, Viola Farber, la virtuosité et l’abstraction américaines. Auprès de Merce Cunningham à New York, il apprend la maîtrise totale du mouvement, l’effort surhumain. « Merce questionnait tellement les limites du corps que les danseurs n’avaient pas le loisir d’exprimer un surplus d’émotion dans la danse. Chez lui, la beauté jaillit de l’être lui-même avant qu’il n’ait décidé de rajouter quelque chose de superficiel ». En studio, on entend souvent Angelin Preljocaj dire à ses danseurs : « Ne me montre pas le mouvement. Ca ne m’intéresse pas. Je veux te voir le faire ! », comme un écho de la voix de Merce Cunningham. Enfin, c’est avec Dominique Bagouet (dont il fut l’assistant) qu’il s’autorise pleinement à devenir chorégraphe.

Une trajectoire de danseur et chorégraphe se construit sur des grandes figures tutélaires. Mais elle se détermine aussi patiemment au contact d’une constellation de références. Chez Preljocaj, elles proviennent de tous les champs artistiques. Pour lui, la beauté de la danse se lit partout, dans 2001, L’Odyssée de l’espace autant qu’aux Ballets Russes. Stravinski comme John Cage ou Air lui ont inspiré des gestes ; les mots de Laurent Mauvignier, Jean Genet ou Pascal Quignard ont ensemencé ses pièces ; Enki Bilal ou Cy Twombly ont nourri ses scénographies. Ses collaborations sont pour lui une manière de se ressourcer, de se questionner sur lui autant que sur son travail. « C’est un processus de contamination, un peu comme le parfum de l’autre qui vous reste sur la peau quand on s’y frotte ». Ceux qui l’ont connu au travail seront de fabuleux témoins pour cerner ses multiples facettes.

10 Angelin Preljocaj a aussi marqué de son empreinte l’histoire de son art. En allant à la rencontre de ceux qui ont dansé pour lui (les danseurs de sa compagnie, Marie-Agnès Gillot à l’Opéra de Paris, Benjamin Millepied au New York City Ballet, Sylvain Groud, qui après avoir passé 10 ans au sein de sa compagnie, est devenu à son tour chorégraphe et directeur du CCN de Roubaix, prenant la relève d’un autre ancien disciple d’Angelin Preljocaj : Olivier Dubois), on prendra la mesure de son apport décisif, de son enseignement, de son souci permanent de la transmission et du partage. Avec sa compagnie, Angelin Preljocaj mène de nombreuses actions pédagogiques. Au cours de notre compagnonnage, nous suivrons également ces excursions « hors les murs » auprès d’amateurs ou de danseurs occasionnels. Dans le cadre du Groupe urbain d’intervention dansée (GUID), le chorégraphe et sa compagnie parcourent la région et amènent la danse là où on ne l’attend pas. Soucieux des difficultés d’insertion des jeunes danseurs, Angelin Preljocaj a aussi créé, en 2015, le Ballet Preljocaj Junior, qui accueille des étudiants en résidence. Ce dispositif, unique en son genre, leur offre une formation et des moyens exceptionnels. Cette année par exemple, les jeunes résidents participent aux tournées du Ballet, interviennent dans les opérations « hors les murs » et se voient transmettre des pièces du répertoire. Au cours de notre compagnonnage, nous suivrons Angelin Preljocaj dans ses multiples activités pédagogiques et de transmission.

Toutes ces portes entrouvertes sur sa pratique, son parcours et son œuvre dessineront en creux un portrait sensible. Il s’agit pour nous de comprendre d’où il vient et d’où lui vient la danse. « C’est sans doute dans mes origines modestes qu’il faut chercher. Cela a à voir avec la mémoire, le langage. Je suis issu d’une famille de réfugiés albanais. Il y avait peu de livres à la maison, de la musique traditionnelle, un univers culturel avec de gros trous. J’ai eu besoin de combler ça par la danse, parce que quand on n’a pas grand chose, on a au moins un corps ». Très tôt, Angelin Preljocaj a compris que son corps était un outil pour s’exprimer. Cette force là lui a fait ignorer les railleries des garçons de son âge qui, parce qu’il dansait, le rangeaient du côté « des faibles, des délicats, des invertis ». Elle a aussi façonné sa vision de la danse comme un « art du combat ». Angelin Preljocaj est un chorégraphe politique qui, à travers une petite communauté de danseurs sur scène, vient interroger la relation à l’autre et regarder en face les assauts du monde sur les corps. « Un médium qui occulterait la violence du monde serait inutile, surtout un art lié au corps… ». Avec Gravité, Angelin Preljocaj se confronte une fois encore à un grand nombre de danseurs (entre 12 et 15). Un groupe en scène est toujours une microsociété. Le voir interagir avec lui devrait, une fois de plus, raconter beaucoup de sa vision du monde.

Derrière la carapace sombre du Pavillon Noir, dans l’intimité des studios, ce film raconte l’histoire d’une création (Gravité), regarde un artiste au travail et fait le portrait d’un des plus grands chorégraphes de son temps.

11 La réalisatrice : Florence Platarets

Florence Platarets est une fine connaisseuse de la danse et de la culture en général sur laquelle elle travaille comme auteure, réalisatrice et rédactrice en chef, depuis de nombreuses années. Elle est la conceptrice de la série évènement Let’s Dance ! (6X52’), réalisée avec Olivier Lemaire et diffusée sur Arte de 2014 à 2016. Elle vient de réaliser la collection documentaire Histoires de cinéma (4X52’), diffusée actuellement sur Arte. Depuis 2006, elle est également rédactrice en chef d’émissions culturelles : Metropolis, puis Personne ne bouge !, sur Arte.

11 NOTE DE PRODUCTION

En 10 ans d’existence, Magnéto Presse a eu à cœur de produire des contenus exigeants et originaux, mais aussi de rassembler des talents d’horizons divers, auteurs, réalisateurs, directeurs de la photographie, monteurs, dont nous avons gagné la confiance. Ambition et liberté créative ont été deux des piliers de notre développement, assis par un équilibre entre des moyens humains, techniques et financiers.

Participer à un appel d’offres tel que celui lancé par France 5, pour la collection INFLUENCES, Une histoire de l’art au présent, est une opportunité à nos yeux incontournable. Parce qu’il est passionnant, pour un producteur, de contribuer à la mise en place d’une écriture inédite, et de permettre à des talents de s’exprimer dans de nouvelles émissions. Et parce que nous nous reconnaissons dans l’éclectisme que vous défendez, dans votre envie de dresser le portrait de grands créateurs.

Avec Un jour un destin et Un jour une histoire, nous avons su développer un savoir faire dans l’écriture de portraits documentaires : nous avons appris à raconter et à mettre en valeur des histoires fortes, à la télévision et plus récemment au cinéma, permettant la rencontre d’équipes talentueuses et d’auteurs / réalisateurs qui sauront apporter leur regard personnel à un projet.

Angelin Preljocaj, parmi tous les grands artistes contemporains, nous semble être une figure incontournable. Non seulement chorégraphe de renom, il est également le directeur artistique d’un ballet composé de 24 danseurs.

Enthousiasmé par notre souhait de lui consacrer un documentaire, il est très sensible aux intentions dont lui a fait part Florence Platarets, à qui nous souhaiterions confier l’écriture et la réalisation de ce film. Auteur et conceptrice de la série Let’s Dance ! (Arte) et réalisatrice de la collection documentaire Histoires de cinéma (Arte), Florence est très investie à l’idée de pouvoir suivre un artiste au travail, et se confronter à une création aussi vivante et complexe qu’un ballet.

Le soutien de France Télévisions sera complété par notre investissement en compte de soutien et notre apport producteur. Nous envisageons également d’explorer d’autres pistes afin de compléter le financement de ces programmes. Nous souhaiterions notamment étudier un éventuel partenariat avec la région Provence Alpes Côte d’Azur, où est situé le Pavillon Noir, le Ballet Preljocaj.

Nous espérons vivement vous convaincre de notre désir de participer à cette nouvelle collection, et de permettre à des réalisateurs de talent d’apporter leur vision de grands artistes de la scène contemporaine.

12 ACCORD D’ANGELIN PRELJOCAJ

168 RUE D’AGUESSEAU 92 100 BOULOGNE-BILLANCOURT FRANCE

WWW.MAGNETOTV.COM

Florent CHEVOLLEAU Rédacteur en chef [email protected] (+33)1 78 16 47 85 (+33)6 09 66 37 68

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