De notre correspondant à Jérusalem du même auteur

Shamir Une biographie Olivier Orban, 1991

Paix ou Guerres Les secrets des négociations israélo-arabes, 1917‑1995 Stock, 1997 ; Fayard 2004

Le Rêve brisé Histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient, 1995‑2002 Fayard, 2002

Les Années perdues Intifada et guerres au Proche-Orient, 2001‑2006 Fayard, 2006

Par le feu et par le sang Le combat clandestin pour l’Indépendance d’Israël, 1936‑1948 Albin Michel, 2008

Le Grand Aveuglement Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical Albin Michel, 2009

Un enfant est mort Netzarim, 30 septembre 2000 Éditions Don Quichotte, 2010

Au nom du Temple Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif, 1967‑2013 Seuil, 2013

Les Juifs de France entre République et sionisme Seuil, 2020 Charles Enderlin

De notre correspondant à Jérusalem

Le journalisme comme identité

57, rue Gaston-Tessier, XIXe isbn 978‑2-02‑147340‑7

© Éditions du Seuil, avril 2021

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www.seuil.com À Danièle

Préface de Michel Wieviorka

Au départ, ce livre devait être la simple retranscription d’une série de trois conférences données par Charles Enderlin à Paris en mai 2018, à l’invitation de la Fon- dation Maison des sciences de l’homme que je présidais alors. Il s’agissait pour lui de traiter du journalisme à partir de son expérience. À l’arrivée, c’est plus. Beaucoup plus. Charles Enderlin, bien sûr, respecte le contrat initial, et de belle manière. Il nous propose une formidable leçon sur ce qui fait le journalisme de qualité lorsqu’il s’exerce pour la télévision, depuis ce lieu exceptionnel qu’est Israël à l’échelle de la planète – un pays sur lequel les regards sont braqués en permanence. Il donne à voir ce qu’est en acte un professionnalisme à toute épreuve, transcendant d’autres identités, en l’occurrence celle de citoyen français et israélien, Juif laïc. Un profession- nalisme s’imposant face à tous les interlocuteurs. Qui inspire la confiance – celle qui passe par le respect des sources et la qualité des relations humaines ; et par

9 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM l’intransigeance de la rigueur, la même avec tous, qu’il s’agisse de chefs d’État ou de Yasser Arafat, du tech- nicien d’une chaîne concurrente ou du patron de la sienne propre, du dirigeant du Hamas ou d’un leader de ­l’extrême droite israélienne. Le tout, lâchons le mot, avec le souci permanent de la vérité. Celle-ci n’est pas donnée, comme s’il suffi- sait de voir et d’entendre. C’est une construction, qui exige de multiplier et recouper les sources, d’accéder à toutes celles qui importent, et d’avoir les catégories pour comprendre, analyser, avant de proposer, mon- tage oblige, une synthèse qui, de surcroît, devra géné- ralement être singulièrement ramassée – le premier apprentissage du métier, dit Enderlin, consiste à faire des « brèves ». Le bon journalisme, ici, consiste à déployer un effort permanent pour mettre au service de la compréhension de l’actualité un matelas dense et épais de connais- sances, accumulées au fil du temps, et sans lesquelles les situations concrètes sont peu intelligibles. Il y faut pour cela un esprit à la fois critique et alerte, la capacité de prendre la bonne décision au bon moment sans avoir nécessairement le temps de réfléchir, il faut savoir saisir les opportunités quand elles se présentent.

Voici pour les qualités du journaliste, et ici, il ne s’agit assurément pas d’un catalogue de recommandations, mais d’une expérience vécue, et illustrée avec bonheur, page après page.

10 PRÉFACE DE MICHEL WIEVIORKA

Le talent du journaliste en poste à l’étranger, pour se déployer, a besoin du soutien de la direction de sa rédac- tion, en l’occurrence, de sa compréhension et, là encore, de sa confiance. On le verra, cela n’a pas tou- jours été un long fleuve tranquille pour Enderlin, car les hommes ne sont pas tous de grande qualité, n’ont pas tou- jours la clairvoyance, le sens de la portée d’un événement, ni par ailleurs l’élégance ou l’amitié. Mais, dans l’ensemble, il a pu bénéficier de l’appui de son employeur, y compris et surtout lorsqu’une campagne violente a mis en cause son intégrité professionnelle – son coup de chapeau à Arlette Chabot, courageuse et juste, est à l’évidence mérité.

Charles Enderlin a suivi au quotidien une actualité souvent brûlante jusqu’à enflammer la planète tout entière. Mais, au-delà, il laisse une véritable œuvre. Films documentaires, ouvrages, articles de fond : il est égale- ment un grand témoin et un historien, incontournable pour quiconque veut connaître et comprendre l’ensemble immense et indémêlable de problèmes qui se sont noués et se nouent encore à partir d’Israël. Il les aborde par le bas, depuis la société, sur le terrain, avec humanité, et par le haut – son expérience politique, intellectuelle et humaine des acteurs politiques, militaires, diploma- tiques, religieux qui ont contribué à cette histoire est unique, en Israël et dans le monde.

Tout ce qui touche à Israël suscite des passions qui confinent souvent à l’amour et à la haine ; l’idéologie,

11 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM l’utopie et le drame voisinent. Le journaliste, ici, aussi professionnel et sérieux qu’il soit, n’est pas à l’abri de ces passions, et on verra dans ce livre comment Charles Enderlin a dû affronter la mauvaise foi et la calomnie émanant d’esprits faux et toxiques relayés par des médias mensongers – « l’affaire du petit Mohammed » est un véritable cas d’école, qui n’est certainement à la gloire ni des moralisateurs et autres intellectuels français qui ont tout fait pour le salir, ni des médias qui ont cru bon de relayer leurs affirmations toxiques. Les fakes news, ici, sont au service d’orientations droitières qui se croient activement en lutte contre l’antisémitisme – triste para- doxe ! C’est un autre mérite du livre de Charles Enderlin d’en démonter pas à pas les mécanismes.

Il y a décidément bien des raisons d’entrer dans cet ouvrage, qui se lit d’une traite. introduction

De Nancy à Jérusalem

Le 15 août 2015, après avoir remis les clés du bureau de France 2 à Jérusalem à mon successeur, Franck Genauzeau, j’ai fait un rapide bilan. En comptant mes années à la radio israélienne, j’ai couvert, en près d’un demi-siècle, deux traités de paix, cinq guerres, deux Inti- fadas, le processus de paix d’Oslo, deux révolutions égyp- tiennes. Selon un compte approximatif, cela représente, rien que pour la télévision, cinq mille sujets et duplex, quatre documentaires télé. Sans parler de la dizaine de livres que j’ai publiés.

C’est pour moi un privilège et une chance d’avoir été accueilli par cette profession dans laquelle je suis entré par hasard. À l’origine, pour la rédaction d’Antenne 2, il n’y avait guère de raison d’embaucher un Franco-Israélien vivant à Jérusalem. Je me souviens du jour où un rédac- teur en chef m’a appelé pour me demander si cela allait me gêner de faire un sujet sur la torture dans les prisons israéliennes. Ou alors, aux débuts de la première Intifada, cette question : « Charles peut-il couvrir le soulèvement ? »

13 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM

À ce stade, je dois me présenter au lecteur. J’ai découvert mon appartenance au judaïsme vers l’âge de 8 ans. Je revenais de deux années passées en Suisse alémanique, où j’avais été soigné pour une primo- infection tuberculeuse. Ma mère avait divorcé de mon père, un officier démobilisé en 1940 de l’armée française, et dont j’ai peu de souvenirs. Après le divorce, et à mon retour de Suisse, nous habitions à Nancy, avec Caro- line, ma jeune sœur, chez mes grands-parents maternels, Yetta et Benjamin Brunner, des Juifs autrichiens. Ils s’étaient enfuis de Vienne peu après l’Anschluss avec leurs trois enfants. L’aîné, mon oncle Walter, ma mère Trudy, et Charles, le plus jeune. La police des étrangers de Nancy, protecteurs de nombreux Juifs étrangers, leur a fourni des faux papiers. Ces policiers, courageux résis- tants, seront reconnus « Justes parmi les Nations » par Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem. La famille n’était pas observante et se contentait de marquer quelques fêtes. Kippour, sans jeûner, Pessah, la Pâque juive, et Rosh Hashana, le nouvel an, le tout avec les plats traditionnels juifs. Mon grand-père allait, parfois, retrouver sa place réservée dans la synagogue de la rue du Grand-Rabbin-Haguenauer, marquant ainsi notre appartenance à la communauté. J’y ai fait ma bar- mitsva dans les règles. De temps à autre, l’antisémitisme montrait le bout de son nez. C’étaient quelques accrochages avec des gamins au lycée Henri-Poincaré, à Nancy. Le jour du Kippour, avec d’autres gosses juifs, nous devions parfois renvoyer

14 DE NANCY À JÉRUSALEM les pierres que des voyous du quartier venaient jeter sur la synagogue. Je me souviens aussi des hurlements « Chapeau ! Cha- peau ! » et des jets d’aliments sur un Juif religieux coiffé d’une casquette qui pénétrait dans le restaurant universi- taire de Nancy. Des faits qui, aujourd’hui, seraient comp- tabilisés par les instances nationales de la communauté juive et susciteraient condamnations et plaintes formelles. Rien de tout cela à l’époque. La judaïcité se voulait discrète. Les Juifs religieux ne portaient pas ostensible- ment les signes de leur foi. Dans l’espace public, la kippa était, en général, recouverte d’un chapeau ou d’une cas- quette. Du moins jusqu’au début du mois de juin 1967. À Nancy et à , comme dans la plupart des grandes villes françaises, par milliers, des Juifs sont allés mani- fester pour la défense d’Israël, menacé de destruction par Gamal Abdel Nasser et sa coalition arabe. Après l’échec de mes études médicales pour les- quelles je n’étais, de toute évidence, pas fait, j’ai quitté la France pour Israël. Je voulais aussi couper les ponts, à la recherche d’un nouveau début au pays des kibbout- zim et du socialisme. Étais-je sioniste ? Oui, mais avec les éléments glanés au cours de quelques séjours au Hachomer Hatzaïr, le mouvement de jeunesse sioniste socialiste, qui prônait l’amitié entre les peuples. C’est donc avec cette identité de citoyen français, Juif laïc imprégné des droits de l’homme enseignés par un lycée républicain, que je suis arrivé en Israël, dont j’ai ensuite pris la nationalité.

15 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM

Dès mes premières années de rédacteur-reporter à la radio israélienne, j’ai découvert qu’une partie de mes auditeurs voulait que je fasse preuve d’un patriotisme badigeonné de nationalisme. En tant que Juif et Israé- lien, je ne devais pas diffuser de critique d’Israël, et, surtout, ne pas utiliser le vocabulaire d’un Français républicain. Cela ne me convenait pas. Mentalement, j’ai adopté ma quatrième identité : journaliste. Ce n’est qu’en tant que journaliste que j’ai pu me trou- ver sans broncher, face à un dirigeant islamiste auteur d’attentats sanglants, devant un ancien terroriste juif m’expliquant qu’il faudra que le judaïsme fasse la guerre à l’islam, ou filmer une patrouille de l’armée israélienne en opération, puis un commando armé palestinien… Durant les périodes d’extrême violence, cela signifiait aussi serrer les dents devant le spectacle des victimes, des blessés, des morts israéliens et palestiniens. Déjà, dans les années 1990, des personnalités de la droite juive m’avaient décerné le titre de « Juif qui a la haine de soi ». Ou « alterjuif », selon la définition de Shmuel Trigano1. Considérant la liste prestigieuse des autres récipiendaires de ce « diplôme », j’en étais assez fier. On y trouve notamment Gisèle Halimi, Edgar Morin, Jean Daniel, Tony Judt, etc. Leur ton a considérablement monté à partir de la seconde Intifada, à la fin de l’année 2000. Le CRIF et

1. Voir, par exemple, la revue Controverses, n° 4, février 2007.

16 DE NANCY À JÉRUSALEM les institutions juives ont repris tous les arguments de la communication israélienne : Arafat était seul respon- sable de l’échec du processus de paix et avait déclenché le soulèvement palestinien. Les critiques et les attaques à l’encontre des médias se sont durcies. En 2002, je suis devenu une de leurs principales cibles. Le 10 mai de cette même année, j’ai publié Le Rêve brisé qui battait en brèche la propagande israélienne. La théorie de la mise en scène de la mort de Mohammed al-Dura, un enfant palestinien, a alors émergé. Filmée par Talal Abou Rahmeh, j’avais diffusé cette séquence le 30 septembre 2000. Le 26 juin 2002, au cours d’une conférence de presse, Alain Finkielkraut, Jacques Tar- nero et Shmuel Trigano ont accusé la presse française de « palestinophilie » et exigé la diffusion d’un film réa- lisé par une journaliste allemande. Celle-ci remettait en question mon reportage, en tentant de prouver que les balles qui avaient tué al-Dura n’étaient pas israéliennes. Les promoteurs de cette campagne savaient que j’allais diffuser à l’automne 2002 le documentaire Le Rêve brisé avec les interviews filmées en temps réel des acteurs de l’échec des négociations. Je présentais les preuves irréfutables de la réalité, à savoir la responsabilité israé- lienne de ce naufrage, que la droite juive française ne voulait pas montrer. Dès le 2 octobre, elle m’a attribué le « prix Goebbels » de la désinformation au cours d’une manifestation devant l’immeuble de France Télévisions. En 2004, après l’intervention de deux critiques de mon travail, Denis Jeambar, patron de L’Express, et Daniel

17 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM

Leconte, producteur de documentaires, les accusations de bidonnage ont pris de l’ampleur. Pour tenter d’y mettre un terme, Arlette Chabot, la directrice de l’infor- mation de France 2, a décidé d’attaquer en diffamation toute personne qui nous accuserait d’avoir diffusé une mise en scène. En novembre, nous avons porté plainte contre Philippe Karsenty, le fondateur de Média ratings – La première agence de notation des médias. La procé- dure, dont je raconte les diverses péripéties dans ce livre, s’est terminée en 2013 avec, finalement, sa condam­ nation. Pendant toutes ces années, les attaques de ce person- nage, de Finkielkraut, de Luc Rosenzweig, ancien rédac- teur du Monde, et de bien d’autres, m’ont suivi en bruit de fond. Il fallait que, régulièrement, souvent tard le soir, rentré de reportage, je prenne le temps de répondre à des accusateurs, rédige un droit de réponse, envoie des éléments explicatifs à mon avocate. Mais cela ne m’a pas gêné dans mon travail, mes sources ne m’ont lâché à aucun moment, que ce soit au sein du système sécuritaire israélien ou parmi le mou- vement sioniste religieux messianique. Au niveau per- sonnel, je dois mentionner le harcèlement subi par ma famille de la part de francophones israéliens. Danièle, mon épouse, est ma relectrice et ma critique. Ses encou- ragements, sa résistance aux attaques de la meute m’ont accompagné sans faille durant ces années. Nos enfants, Raphaëlle et David-Benjamin, ont compris pourquoi leur père était attaqué et ont appris à faire face.

18 DE NANCY À JÉRUSALEM

Après une si longue procédure judiciaire – elle a duré neuf ans – je crois qu’il faut poser la question suivante : n’est-il pas vain de se tourner vers la justice pour com- battre une campagne de diffamation fondée sur la théo- rie du complot ? N’est-ce pas faire le jeu du diffamateur ? La direction de France 2, les directeurs de l’infor- mation, les présidents de France Télévisions, le comité d’entre­prise, les syndicats, surtout le Syndicat national des journalistes dirigé par Dominique Pradalié, m’ont tous accordé un soutien indéfectible. Sans cela je ­n’aurais probablement pas pu me détacher mentalement de la campagne menée contre moi par cette police juive de la pensée et faire mon travail de journaliste indépendant. En dehors de ce milieu professionnel, bien peu de per- sonnalités juives – en dehors de la petite gauche juive – ont affronté la meute. En 2005, maître Guillaume Weill-Raynal a publié Une haine imaginaire. Contre-enquête sur le nou- vel antisémitisme1. Dans ce livre, il analyse l’utilisation de la théorie du complot dans « l’affaire al-Dura ». Deux ans plus tard, dans Les Nouveaux Désinformateurs2, il criti- quera les thèses développées par Pierre-André Taguieff dans La Nouvelle Judéophobie3. Clément, le frère jumeau de Guillaume Weill-Raynal s’est déclaré mon ennemi. Denis Sieffert et sa revue Politis ont participé à ce combat contre la désinformation israélienne. Je dois

1. Armand Colin, avril 2005. 2. Armand Colin, mars 2007. 3. Fayard-Les Mille et Une Nuits, janvier 2002.

19 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM citer également Bernard-Henri Lévy, qui a toujours refusé de me condamner, ce qui lui a valu de nom- breuses critiques. Mais, je ne me fais pas d’illusions. La police juive de la pensée est toujours au travail. Les responsables de la production de documentaires deviennent extrêmement frileux lorsqu’il s’agit de lancer un projet sur Israël et les Palestiniens. Ils ont suivi les divers épisodes de « ­l’affaire al-Dura ». Ils savent ce qu’Étienne Leenhardt de France 2 a enduré en 2011 après la diffusion de Un œil sur la pla- nète. Un État palestinien est-il encore possible ? Ils ont pris note de la campagne lancée en 2018 par l’ambas- sade d’Israël à Paris, appuyée par le Consistoire central israélite et le CRIF, contre le reportage d’Envoyé spécial sur les « estropiés de Gaza ». Ils sont persuadés qu’un film signé Charles Enderlin leur vaudra une avalanche d’attaques, de critiques et de mails. Ces dernières années plusieurs de mes projets ont été poliment refusés avec l’explication : « Cela n’entre pas dans notre ligne édi- toriale » ! Si c’est le prix que je dois payer pour avoir appelé un chat un chat, utilisé les termes d’occupation, de colonisation… et suscité l’ire des institutions juives, je m’en acquitte sans hésiter. J’ai tissé des liens de profonde amitié avec Dan Setton et Paul Rozenberg. Dan a été le réalisateur des films Le Rêve brisé, Les Années de sang, Terre promise. Paul a également été le producteur de Au nom du Temple que j’ai réalisé seul.

20 DE NANCY À JÉRUSALEM

J’ai eu la chance de travailler avec d’excellents collabo- rateurs au bureau de Jérusalem. Les journalistes repor- ters d’images1 : Ouri Sharon, Mossi Armon, Alon Grego, Hovsep Nalbandian. Les preneurs de son : Meni Matok et Naor Lévy. Le monteur Élie Kenner. Les assistantes Cécile Berecz, Carole et Laurence Gozlan, Josy Alfassi. À Gaza, Talal Abou Rahmeh, qui, dès 1988, nous a per- mis de réaliser des tournages souvent exclusifs, tout en assurant ma sécurité et celles des équipes venues tourner dans des conditions parfois dangereuses. Grâce à Olivier Bétourné, mon éditeur et fidèle ami, j’ai publié huit ouvrages, le dernier, Les Juifs de France entre République et sionisme, avec le concours de Muriel Brami du Seuil. Un enfant est mort. Netzarim 30 juil- let 2000 est paru aux Éditions Don Quichotte dirigées par Stéphanie Chevrier qui fut mon éditrice. Jean-Christophe Brochier en a repris le flambeau. Et c’est avec lui que j’ai eu le plaisir de faire ce livre.

1. Ou JRI. La France est un des rares pays à reconnaître cette spécialité journalistique.

L’apprentissage

Je suis arrivé en Israël le 28 décembre 1968. C’était la première fois que je mettais les pieds dans ce pays dont je n’avais qu’une vague idée. Après l’apprentissage de l’hébreu, j’ai tenté de me lancer dans des études à l’uni- versité hébraïque de Jérusalem mais ma connaissance de la langue était encore insuffisante pour suivre des cours de chimie ou de statistiques. Surtout, la bourse que je devais recevoir du ministère de l’Intégration des immi- grants n’arrivait jamais à temps et rarement complète. Mes premières années à Jérusalem ont été difficiles, et c’est par hasard, en 1971, que j’ai trouvé un emploi à Kol Israël (la voix d’Israël), la radio publique israélienne. Ce fut le début de ma carrière de journaliste avec, comme seul bagage professionnel, la langue et les prin- cipes inculqués par le lycée républicain français, c’est- à-dire la laïcité et l’égalité. Sur le modèle des radios françaises et de la BBC, ces émissions devaient être pro- fessionnelles et « neutres », ne pas ressembler à de la

23 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM propagande. Le département des nouvelles était dirigé par Bernard Bar Nir. Un ancien officier de paras. En juin 1967, commandant le secteur du mont Sion, il avait participé aux combats de la conquête de la vieille ville de Jérusalem. C’était un rescapé de la Shoah. Lors de l’occupation de la Belgique par la Wehrmacht, sa famille s’était réfugiée en France. Séparé de ses parents à l’âge de 9 ans, une organisation de secours aux enfants juifs l’avait fait passer en Suisse où il avait été accueilli par une famille chrétienne. Les autres membres de sa famille ont disparu dans les camps de la mort nazis. Bernard parlait le yiddish, l’allemand, et aussi le suisse-allemand, ce qui nous faisait un point commun. Enfant, j’avais appris cette langue dans un kinderheim, une maison pour enfants, dans les Grisons, le canton suisse aléma- nique où j’avais été soigné pendant quelques années pour une primo-infection tuberculeuse. Célibataire endurci, la vie de Bernard tournait autour du département des nouvelles en français, qu’il commandait d’une main de fer, armé de son dictionnaire. Avec lui, j’ai appris le métier de la nouvelle brève, qui ne doit pas faire plus de cinq lignes et comporter les réponses aux cinq « W » : When ? Where ? Who ? What ? Why ? Aujourd’hui encore, je reste persuadé que, pour bien maîtriser les règles du journalisme de base, il faut rédiger des brèves pendant au moins un an. Parmi les membres de la rédaction, se trouvaient des étudiants venus compléter leur maigre bourse : Michel Abitbol terminait sa thèse de doctorat et deviendra professeur

24 L’APPRENTISSAGE d’histoire, Michel Bidlowski, qui rejoindra l’émission Panorama à France Culture. D’autres ont fait leur car- rière dans ce département des nouvelles. Didier Epel- baum, arrivé en Israël peu avant moi, finira par le diriger après le départ de Bernard, et deviendra, des années plus tard, le médiateur de l’information de France 2. Raphaël Cidor était un journaliste brillant. C’était pour moi un environnement professionnel de grande qualité.

Les rédactions en français et en anglais étaient indé- pendantes du service des programmes vers l’étranger qui émettaient dans les diverses langues. Ce service des programmes était financé par l’Agence juive et dirigé par Wiktor Grajewski dont on n’évoquait le passé qu’en chuchotant. Il fut, en effet, le principal espion du Mos- sad (le renseignement israélien) en Pologne, et c’est lui qui avait réussi l’exploit de faire passer à l’Ouest le fameux rapport secret de Nikita Khrouchtchev devant le XXe congrès du PC de l’URSS, réuni à huis clos le 25 janvier 1956. Il accusait son prédécesseur, Joseph Staline, de crimes liés à son culte de la personnalité, de la mise à mort de généraux et de dirigeants historiques du bolchevisme.

Une de mes fonctions dans le département des pro- grammes en français était d’enregistrer et de préparer à la diffusion le commentaire talmudique hebdomadaire du rabbin Léon Ashkenazi, plus connu sous son totem scout « Manitou ». Fils du dernier grand rabbin d’Algérie,

25 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM ancien combattant dans l’armée d’Afrique, blessé à Stras- bourg, directeur de l’École de cadres juifs d’Orsay près de Paris, cette personnalité du judaïsme français s’était installée en Israël en 1968. Manitou arrivait au studio à l’heure convenue, s’ins- tallait devant le micro, et dépassait largement les dix minutes qui lui étaient imparties. En sortant, il me lançait : « Oh ! J’ai été trop long ! Charles, je te fais confiance ! Coupe ce qui est en trop. » Là débutait le casse-tête. Je devais réduire de deux, trois minutes, par- fois plus, le commentaire de Manitou tout en respectant sa cohérence. Un beau jour, excédé, j’ai réalisé la coupe au hasard, le rendant incompréhensible. Persuadé que j’allais être licencié, j’ai attendu le coup de téléphone de mes chefs, annonçant ma mise au chômage. Mais, rien, la diffusion s’est passée sans réaction aucune. J’ai « traité » ainsi le commentaire de Manitou sans qu’un seul auditeur en découvre l’incohérence. Finalement je lui ai révélé mon « crime ». Il a réagi en éclatant de rire : « Tu vois, on est peu de chose ! » Au fil des ans, j’ai constaté son virage vers un messia- nisme de plus en plus extrême, allant jusqu’à remettre en question la citoyenneté des Arabes israéliens. S’il connais- sait mes opinions, nos relations sont toujours restées bonnes. Un jour, après une discussion un peu chaude, il m’a lancé : « Finalement, Charles, tu es un bon Juif ! » Moi : « Mais, Manitou, je ne mange pas cachère. Tu ne sais pas ce que je mets dans mon assiette. Tu ne sais pas ce que je fais à Kippour et durant les autres fêtes ! »

26 TERRORISME

Il me répond : « Tu vois, tu connais tous les interdits ! Tu es un bon Juif ! »

Terrorisme

Le soir du 30 mai 1972, je suis seul à la rédaction. Bernard Bar Nir, grippé, est parti et m’a laissé terminer l’émission de 23 h 30. De la salle des nouvelles en hébreu parvient subitement l’annonce d’un attentat à l’aéroport de Lod. Je diffuse le bulletin et demande à la rédaction en chef de m’envoyer sur place avec un technicien. Le chaos règne dans le terminal. On y rentre sans problème. Quelques corps n’ont pas encore été évacués. Partout des flaques de sang. Trois terroristes japonais venus par le vol d’Air France de Rome ont perpétré l’attentat. Une hôtesse me raconte comment, devant le tapis à bagages, elle a vu un homme de type asiatique en costume noir lui sourire, ouvrir ce qui ressemblait à une valise, en sortir une arme automatique et tirer dans sa direction. Elle s’est évanouie, juste avant la rafale, dont les impacts sont visibles sur le mur. Un des terro- ristes a été tué par son camarade qui a mal manipulé son pistolet-mitrailleur. Un autre s’est donné la mort en dégoupillant une grenade. Le haut de son crâne se trouve encore au plafond de la salle. Le troisième tueur a été capturé. Ils ont assassiné dix-sept pèlerins chrétiens venus de Porto Rico, un Canadien et huit Israéliens, parmi lesquels le professeur Aharon Katzir, un scien- tifique de renom. Un employé de l’aéroport raconte à

27 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM mon micro comment il a réussi à maîtriser le terroriste survivant. Le ministre des Transports, Shimon Pérès, donne une conférence de presse. On me dit qu’il parle aussi le français. J’y vais. Il répond aux questions en hébreu pendant une bonne demi-heure. Puis après qu’il est passé à l’anglais, je me lève et lance : « Votre réaction, s’il vous plaît, Monsieur le Ministre ? » Pérès : « Le piracy de l’aérien il a pris avion… » Le reste est incompréhensible. Un collègue me répète la blague qui court sur Pérès : « Il parle cinq langues et toutes en yiddish ! » En fait, il comprend parfaitement le français, mais ne le parle pas couramment. Il fera toutefois des progrès au fil des ans.

Meurtres à Munich

Le 5 septembre 1972, les Israéliens ont l’oreille col- lée au transistor. À Munich, plusieurs sportifs et des entraîneurs israéliens sont les otages d’un commando palestinien dans le village olympique. Il y aurait eu au moins un mort. Les terroristes exigent la libération de centaines de prisonniers palestiniens détenus en Israël. D’après ce que l’on sait, les autorités allemandes négo- cient avec les terroristes pendant que les compétitions sportives se poursuivent comme si de rien n’était. Je suis de service à Kol Israël pour l’émission du soir et de la nuit. Le desk central en hébreu avertit les autres rédac- tions : la nouvelle de la présence du chef du Mossad à Munich est censurée. Les Allemands semblent accepter

28 MEURTRES À MUNICH les exigences des terroristes. Avec leurs otages, ils ont pris place dans un autobus, pour les conduire à deux hélicoptères qui vont les déposer à l’aéroport de la base militaire de l’OTAN à Fürstenfeldbruck. Là, un Boeing les attend pour, en principe, les emmener en Égypte. Je termine mes émissions en français et vais voir ce que diffusent mes collègues de la chaîne principale en hébreu. Ils sont persuadés qu’en Allemagne tout se passe bien. Un correspondant leur a dit que c’était terminé. Les otages devraient être libérés. Il est 2 h 30 du matin. Les rédacteurs en chef décident de changer le fond musical. Durant toute la journée, ils n’avaient permis que la diffu- sion de musique douce. Là, ils autorisent un peu de rock. Avant de rentrer chez moi, je jette un coup d’œil sur le fil des agences. Les Anglo-Saxons semblent confirmer la fin de la prise d’otages. Mais l’AFP diffuse une dépêche urgente de son correspondant qui se trouve à l’entrée de l’aéroport. Il y a eu de longs échanges de tirs et les otages n’ont pas été libérés. Je retourne dans le studio avertir les responsables de l’antenne. D’emblée, ils ne me croient pas mais décident de tenter une vérification. Ils sont en contact permanent avec un opérateur des PTT israéliens qui assure les communications interna- tionales et lui demandent s’il a entendu quelque chose. Oui. Leur dit-il. Cela se passe mal1. Immédiatement, la chaîne revient à un fond musical plus doux, pour très

1. En fait, l’opérateur écoutait la communication entre Golda Meir et le chef du Mossad qui était sur place à Furstenfeldbruck. Il sera licencié.

29 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM tôt le matin passer à du classique. Les nouvelles sont mauvaises. Tous les otages, onze membres de l’équipe olympique israélienne sont morts. Cinq terroristes ont été tués, trois sont capturés. Le lendemain, la télévision israélienne diffuse en direct, la cérémonie commémorative organisée par le Comité international olympique dans le stade de Munich devant quatre-vingt mille personnes. Shmouel Lalkin, le chef de l’équipe olympique israélienne, prend la parole. Il exprime la profonde douleur qu’Israël éprouve face au deuil de ses sportifs assassinés dont il lit les noms, l’un après l’autre. La foule écoute debout, en silence. Il annonce ensuite qu’en dépit de la tragédie, Israël espère que les Jeux vont continuer. Toute l’assistance l’acclame. Avery Brundage, le président du CIO, prononce un dis- cours dans lequel il mentionne à peine les victimes israé- liennes. Les commentateurs de la télévision israélienne le qualifient d’antisémite. Président du comité améri- cain, il avait fait campagne pour empêcher le boycott des JO de 1936, à Berlin, dans l’Allemagne nazie.

Guerre et vérité

La couverture par Kol Israël et d’autres médias israé- liens de la guerre d’Octobre 73 a contribué à former ma vision de ce métier et m’a immunisé contre l’information officielle. La scène qui reste gravée dans mon esprit s’est déroulée dans la salle de rédaction des nouvelles diffu- sées en hébreu. Après la mobilisation des réservistes qui

30 GUERRE ET VÉRITÉ avait suivi l’annonce de l’offensive surprise des Syriens sur le Golan et des Égyptiens le long du canal de Suez, l’opinion communément admise était que, comme lors des conflits précédents, Tsahal, l’armée israélienne, allait mettre bon ordre à ce chaos en infligeant une lourde défaite aux agresseurs. De toute manière, nous ne dif- fusions que les informations autorisées par la censure militaire. Trois jours après le début des combats, le 9, au cours d’une conférence de presse, le chef d’état-major, le général David – « Dado » – Éléazar, avait confirmé que la contre-attaque avait commencé. En hébreu, il avait ajouté : « Nous allons leur briser les os ! » Cela m’avait paru bizarre ; les officiers supérieurs ne s’exprimaient pas aussi crûment devant des journalistes. Un soir, alerté par des applaudissements dans la salle de rédaction des nouvelles en hébreu, j’y découvre Yitzhak Golan, patron de la rédaction, agitant une dépêche d’Itim, l’agence de presse israélienne : « Les forces de Tsahal sont arrivées dans les faubourgs de Damas. » C’était faux. En fait, et il ne l’apprendra que plus tard, son fils, soldat, avait perdu la vie ce même jour sur le front du Golan. Le ton a changé lorsque les premiers correspondants militaires mobilisés sont arrivés à Jérusalem et ont révélé aux rédactions que les choses se passaient mal. Yirmyahu Yovel, jeune professeur de philo mobilisé, venu du front sud, a raconté aux responsables de Kol Israël comment de nombreuses positions de Tsahal sur le canal de Suez avaient été conquises par les Égyptiens

31 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM dont les blindés avaient réussi leur percée. Les com- bats étaient très durs et les pertes importantes. Nous diffusions donc de la désinformation. La confirmation m’est venue, peu de temps après, lorsque, en reportage en Haute Galilée, j’ai vu des appareils de l’armée de l’air bombarder le versant occidental du Golan, alors que selon Kol Israël les forces syriennes en avaient déjà été repoussées. Depuis, j’ai toujours accueilli avec méfiance les informations provenant de sources officielles.

Malgré tout, notre petite rédaction francophone parviendra à diffuser des bulletins de bonne qualité. Meir Rosenne, le conseiller juridique du ministère des Affaires étrangères, venait régulièrement diffuser un éditorial. Rescapé de la Shoah, immigrant en Palestine mandataire en 1944, il avait fait ses études de droit à la Sorbonne, couronnées par un doctorat. Le 28 octobre, il conseillera les généraux israéliens lors des négociations sur le cessez-le-feu avec les chefs militaires égyptiens, au kilomètre 101 de la route entre Le Caire et Suez. De là il parviendra à nous envoyer son commentaire exclusif1. Le général Haïm Herzog, qui avait repris du service durant la guerre en qualité de porte-parole officiel, viendra lui aussi à notre micro en faisant un gros effort en français. « Je parle français comme une vache espagnole », me disait-il avec un lourd accent britannique.

1. Meir Rosenne sera ambassadeur d’Israël à Paris puis à Washington.

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Les combats cessent. Plus de 3 000 Israéliens sont morts, 8 000 blessés. On connaîtra, plus tard, le bilan côté arabe : 9 500 morts, 20 000 blessés.

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Les travaillistes menés par Golda Meir remportent les élections législatives du 31 décembre 1973, avec cin- quante et un députés. L’opposition est conduite par le Likoud de Menahem Begin avec trente-neuf députés. Deux nouveaux députés entrent à la Knesset. Yitzhak Rabin, l’ancien chef d’état-major de la guerre des Six Jours, sur la liste travailliste. Et Yitzhak Shamir dont on sait peu de choses, si ce n’est qu’il est un ancien du Mossad et fut un des chefs du groupe Stern avant l’indé- pendance de l’État. Il est membre du Likoud. Le secrétaire d’État américain, Henry Kissinger, effec- tue des navettes dans la région et finit par conclure, le 18 janvier, un accord de désengagement entre les forces israéliennes et égyptiennes. L’actualité ne manque pas. La commission d’enquête judiciaire présidée par le juge Shimon Agranat, le président de la Cour suprême, pour- suit ses audiences. Elle doit examiner les circonstances dans lesquelles s’est déroulée la guerre de Kippour et déterminer les responsabilités de l’échec des services de renseignements. Ses premières recommandations sont publiées le 1er avril. David Elazar, le chef d’état-major, doit démissionner. Le général Eliahu Zeira, qui dirige les

33 DE NOTRE CORRESPONDANT À JÉRUSALEM renseignements militaires, est limogé, ainsi que plusieurs officiers supérieurs. L’opinion publique n’admet pas l’absence de critiques envers l’échelon politique. Depuis le début de l’année, les manifestations contre le gou- vernement et surtout contre Moshé Dayan, le ministre de la Défense, ont pris de l’ampleur. Le 28 mai 1974, Kol Israël m’envoie au palais de la Nation à Jérusalem couvrir la réunion du Comité central du Parti travail- liste qui doit élire le successeur de Golda Meir. Elle a démissionné de ses fonctions de Premier ministre six semaines plus tôt. Il y a deux candidats. Yitzhak Rabin et Shimon Pérès. Soutenu par les principaux caciques du parti, l’ancien général l’emporte. Mais plusieurs personnalités étrangères ont été invitées, notamment Bruno Kreisky, le chancelier autrichien qui est socialiste, et Nahoum Goldmann, le mythique président du Congrès juif mondial, très criti- qué par les dirigeants travaillistes pour ses positions. Il m’accorde une interview à son domicile à Jérusalem. « Le temps travaille contre Israël, me dit-il, les dirigeants du pays ont tort de miser exclusivement sur la force mili- taire. Ils doivent régler le problème palestinien. » J’aurai du mal à faire passer ses déclarations sur les ondes de la radio. Mais, finalement elles seront diffusées.

Yitzhak Rabin présente son gouvernement à la Knes- set le 3 juin. Son principal ennemi n’est autre que Goush Emounim (le bloc de la foi), l’organisation sioniste reli- gieuse qui a pour but de développer la colonisation en

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Cisjordanie. À plusieurs reprises, des centaines de mili- tants tenteront de s’implanter à Sebastia, une ancienne gare datant de l’époque ottomane. Rabin ordonnera leur évacuation manu militari. Mais, le 25 novembre 1975, il finira par céder sous la pression de Shimon Pérès, le ministre de la Défense, et permettra l’installation de plusieurs dizaines de colons dans une base militaire en attendant la construction de la première colonie en Cisjordanie. Rabin gardera de cet affrontement un profond rejet du sionisme religieux. Il écrira dans ses mémoires, publiées quatre ans plus tard : « Pour moi, Goush Emounim était un phénomène des plus graves, un cancer au sein de la démocratie israélienne, opposé aux fondements démocratiques de l’État1. »

Tôt le matin du 4 juillet 1976, je suis réveillé par un appel de la rédaction. Un commando de Tsahal a libéré les otages israéliens et français détenus à Entebbe en Ouganda. C’est sensationnel. Il s’agit des passagers et des membres de l’équipage du vol Air France Tel Aviv-Paris qui avait été détourné le 27 juin par quatre terroristes montés à bord pendant une escale à Athènes. L’avion avait fini par atterrir la nuit suivante sur l’aéroport inter- national d’Entebbe, proche de la capitale ougandaise. Les pirates de l’air exigeaient la libération de cinquante-trois prisonniers palestiniens, détenus en Israël, et des pro- Palestiniens condamnés dans plusieurs pays européens.

1. Yitzhak Rabin, Pinkas Sherout, Tel Aviv, Éd. Sifriat Maariv, 1979.

35 PANIQUE À L’AMBASSADE D’ISRAËL la solution à deux États, la paix telle que Saeb Erakat, et moi-même, l’avions rêvée. À présent, il appartient à d’autres de décrire et raconter, sans concessions, vers quels horizons ces deux peuples se dirigent. J’avais mis en exergue de mon livre Un enfant est mort cette citation de Jean Jaurès : « Le courage, c’est de chercher la vérité, et de la dire : c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains, aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. » C’était dans son discours à la jeunesse en 1903. Tout était dit.