R. HOLT - Département d'Histoire, Université de Stirling, Ecosse. Institut d'Education Physique K.U. Leuven, Belgique. Traduit par Michel Raspaud LES SPORTS DE MONTAGNE UNE INVENTION BRITANNIQUE SIR ARNOLD LUNN ET L'ORIGINE DES COMPETITIONS DE SKI ALPIN *

* Une version longue a été publiée sous le titre : "'An Englishman in the Alps : Arnold Lunn, Amateurism and the Invention of Alpine Ski Racing", The International Journal of the History of Sport, Volume 9, December 1992, Number 3, p, 421-432 (Frank Cass, ).

Le proverbe selon lequel nul n'est prophète en son pays s'applique au fondateur de la compétition de ski alpin: Arnold Lunn. En dépit d'un titre honorifique, en tant que pionnier d'un sport d'importance mondiale, il fut (et reste) inconnu du grand public britannique. Les Européens discutaient moins ses mérites et étaient moins ignorants de ses réalisations. «Il a été à la fois le prophète, l'animateur et l'historiographe de sorte qu'après lui plus rien ne restait à créer» peut-on lire dans l'Encyclopédie des Sports française (Dauven, 1961, p. 406-407). Les Suisses l'appelaient «le père» et même «le pape» du ski alpin. Les Britanniques le décorèrent en 1953, mais moins pour les services rendus au ski, que pour sa large contribution aux relations anglo-suisses. Qu'a-t-il réalisé et comment ? Quelles valeurs du sport britannique amateur a-t-il apportées au ski alpin ? Pour répondre à ces questions, je me suis basé principalement sur les propres travaux de Lunn. Celui-ci fut un écrivain prolifique, auteur de plus de cinquante livres sur les questions d'actualité, s'étendant de la politique à la religion, du voyage à l'histoire de l'alpinisme et du ski. Plutôt que d'essayer une histoire générale des débuts du ski alpin, j'ai brièvement visé à recréer l'histoire de Lunn et son environnement à l'aide de ses propres livres comme source principale. Inévitablement, une telle approche risque d'être partiale; le danger de cette sorte d'hagiographie sportive consistant à croire la propre propagande de l'auteur à son égard. Aux autres de juger mon évaluation de sa place dans l'histoire du ski. Personnellement, en tant qu'historien social du sport britannique, la signification de Lunn ne se réduit pas à la question de savoir s'il a fait quelque chose avant quelqu'un d'autre. C'est son milieu, ses manières, ses relations, son idéologie tout autant que ses valeurs sportives qui rendent son étude intéressante. Lunn commença sa vie sportive en tant qu'alpiniste, lorsqu'un sévère accident, en 1909, le laissa, à l'âge de 21 ans, avec une jambe de deux pouces plus courte que l'autre et une attelle d'acier enserrant son genou. Il avait été attiré par les montagnes en partie à cause du dégoût romantique pour les étendues urbaines industrielles de l'Angleterre victorienne, lequel inspirait une jeune génération. « Ceux qui sont sous pression dix mois par an dans une foule de trois millions de Cockneys aiment nos terrains de jeu qui restent faits d'air frais et de pâturages non clos » ainsi que le dit en 1872 , universitaire, critique littéraire et alpiniste (Stephen, 1872, p. 27- 68). Même Stephen, pourtant agnostique, était transporté par la qualité spirituelle des scènes de montagne. Cette attirance spirituelle, marquée dans une phrase de Ruskin à propos des montagnes comme «cathédrales du monde», inspira de jeunes hommes comme Lunn, né en 1888 en Inde, où son père fut un temps missionnaire. « Je lèverai les yeux vers les monts d'où vient mon salut» retiendra-t-il de l'Ancien Testament et, tout comme , il avait « trouvé sa religion» en contemplant les hautes Alpes (Lunn, 1957, p. 26-27). Le sport et l'introspection de l'âme, les deux en même temps ci de préférence dans les Alpes, furent les deux passions de la vie de Lunn.

Durant la fin du XIXe siècle, la Suisse devint une destination favorite d'un nombre grandissant de touristes de la classe moyenne britannique. Ce fut le talent d'Henry Lunn pour l'exploitation du tourisme qui donna à son fils, Arnold, l'occasion de son premier contact avec les Alpes. Quand la pratique sérieuse de l'alpinisme devint impossible, après son accident de 1909, ce furent les voyages d'affaire en Suisse qui lui permirent de récupérer la santé, et de skier à Mürren. Ce qu'il fit avec le Public Schools Alpine Sports Club, club très fermé fondé par son père en 1902 pour encourager la participation aux sports d'hiver des gens des classes élevées, lesquels, en aucun cas, ne voulaient être confondus avec ceux partant avec un organisme de tourisme du type Thomas Cook.

En mettant sur pied un club privé, restreint à ceux ayant appartenu aux Public Schools et à leurs familles, il fut capable de recréer, sur les pentes suisses, quelque chose de cette atmosphère de « fête » dans un château. Ce fut dans ce cadre, convenable et exclusif, que Lunn découvrit le ski. Là, il fut capable de combiner les affaires et le plaisir, aidant à organiser des « fêtes » de ski, tout en nourrissant son âme de la vue de l'Oberland bernois. Lunn lui-même, en pratique, ne laissa pas passer les opportunités que les affaires de son père lui offrirent, bien qu'il semble que, sans cela, il fut quand même devenu la figure de proue du ski mondial. Au tournant du siècle, le ski était encore une nouveauté dans les Alpes, restant confiné dans les vallées; il était considéré comme une activité nordique trans-campagnarde égayée par la ressemblance avec l'étrange coutume norvégienne du saut à ski. Les skis ont été considérés, tout d'abord, comme un ajout à l'exploration alpine. En 1894, Sir Arthur Conan Doyle donna, dans le Strand Magazine, un aperçu de ce que pouvait avoir été la première utilisation du ski pour la montagne1 ; trois ans plus tard, en 1897, une expédition allemande dirigée par Paulke, traversa l'Oberland bernois à ski. Ce fut un an plus tard, en 1898, qu'Arnold Lunn, alors âgé de dix ans, essaya sa première paire de ski à Chamonix. Henry Lunn, qui avait organisé des voyages dans les Alpes durant l'été, voulait les étendre à l'hiver afin de maintenir l'activité de son personnel. En conséquence, il loua six paires de ski et un guide : 1. Cf. traduction et présentation par Sylvain Jouty, AlpiRando, n° 160, décembre 1992, p. 44-49,

« Quelques-uns d'entre nous, très peu, armés de skis étions sur une pente voisine... un petit groupe d'hommes avec des luges faisait une halte sur un sentier voisin et regardait avec curiosité. Notre instructeur, un guide, menait. Il glissa le long de la pente, s'appuyant lourdement sur une longue perche, et quand il fut en bas sans tomber, nous applaudîmes tous. Les rares visiteurs qui fraternisaient avec le ski à Chamonix étaient regardés comme de capricieux téméraires. J'étais un jeune garçon, et j'appréciais le ski comme un piètre sport. J'abandonnais après cela. La luge était bien plus simple et tranquille, autant qu'amusante... Ce ne fut que plusieurs années après, durant l'hiver 1902-1903, que j'allais à Adelboden et grimpais ma première montagne à ski » (P. Lunn, 1983, p. 22). 1903 fut un tournant pour le ski britannique. Ce fut cette année-là que E.C. Richardson monta le Ski Club of Great-Britain. Alors qu'encore à Cambridge, il avait skié en Norvège en 1895 avec son frère, il ramena des skis nordiques en Suisse, où il monta un ski club à Davos en 1902, qui lui éleva un monument. Adapter les techniques nordiques aux pentes alpines plus escarpées occupa les années suivantes. Il est important de souligner que Lunn ne revendiquait pas de place spéciale dans cela, et reconnaissait spécifiquement Richardson comme « le père du ski britannique » (Lunn, 1963, p. 11). Lunn était un bon skieur, pas un virtuose. Il ne revendiqua jamais l'invention des techniques alpines, et considéra Vivian Caulfield comme le premier formalisateur de la nouvelle approche, tandis qu'il était attentif à ne pas ignorer les revendications de Zdarsky, comme le fondateur du moderne virage stem2, et plus tard de Hannes Schneider qui le perfectionna (Lunn, 1963, p. 22 ; Lytton, 1930, p. 30-32).

Fondateur, en 1902, du Public Schools Alpine Sports Club, Henry Lunn le dota d'un trophée, remis annuellement à la meilleure performance combinée en patinage, ski et luge. C'était l'âge héroïque, antérieur à la spécialisation, où les sportifs s'essayaient à une variété de disciplines hivernales. Cependant, après 1911, l'enthousiasme pour les différents sports et les avancées de la technique furent tels que des trophées séparés furent attribués à chaque activité. Un nouveau trophée de descente à ski fut créé, et appelé Roberts of Kandahar Challenge Club. L'utilisation d'un nom exotique d'Asie, pour une course de ski suisse, est significative. «Kandahar» était un mot idéologiquement chargé. En 1880, Lord Roberts conduisit une célèbre marche en Afghanistan, de Kaboul à Kandahar, laquelle fit partie de la plus vaste défense du Raj indien que l'on appelait «the Great Game in Asia », guerre continuelle avec les tribus de la frontière du Nord-Ouest, ainsi qu'avec l'expansif Empire russe.

2. Virage stem : « évolution dans laquelle un ski est écarté en position convergente par rapport à l'autre qui garde une direction parallèle au déplacement du skieur". Mémento de l’enseignement du ski français, édition de 1987, p, 145. Cette marche alimenta le folklore du patriotisme victorien. Le fait que le Public Schools Alpine Sports Club appela son trophée d'après un vieux général, qui ne visita jamais les Alpes en hiver, constitue un indice de l'étendue de l'harmonie des esprits avec les valeurs impériales, militaires et patriotiques de l'époque. Quoique d'une tournure d'esprit indépendante, Arnold Lunn observait en lui-même «l'évolution instinctive du patriotisme» au travers duquel la race et la tradition triomphaient du radicalisme intellectuel (Lunn, 1940, p. 46-47). Puis, durant le début des années 20, il assuma un rôle de leader dans l'organisation du Roberts of Kandahar, la première compétition de descente à ski spécialisée. L'Empire britannique était vivant et se portait bien dans les Alpes suisses. C'est ainsi que le 6 janvier 1911, dix compétiteurs quittaient Montana, grimpant plus de 4000 pieds (1200 mètres) pour passer la nuit au refuge de Wildstrübel, attendant le matin suivant pour un départ collectif, courant à travers le glacier de la Plaine Morte et descendant de 5000 pieds (1500 mètres). L'année suivante, le Roberts of Kandahar fut déplacé à Mürren et y demeura. Quand la guerre survint, la blessure d'Arnold Lunn le dispensa de service militaire. Il passa celle-ci à Mürren, visitant les hommes du service britannique capturés, et détenus en Suisse pour la durée de la guerre. Certains de ces officiers skièrent avec Lunn sur les monts alentours, leur attribuant des noms militaires comme «Kitchener's Crash» et «Regulars Ramble »; coins éloignés d'une terre étrangère qui demeurait «pour toujours l'Angleterre» (Lunn, 1969, p. 13-14). Ce fut durant cette période qu'Arnold Lunn devint un réel expert des conditions de neige et du ski, publiant un travail faisant autorité sur le sujet sous le titre « Le ski alpin à toutes les altitudes et en toutes saisons », qu'un expert suisse francophone, Marcel Kurz, décrivit comme « le meilleur travail sur le sujet » (Lunn, 1957, p. 151). L'étude de Lunn demeura la référence jusqu'à ce que Seligman, un scientifique, et skieur, de Cambridge, publia ce qui devint, en 1936, l'étude définitive de la neige.

Le début des années 20 fut trépidant. Le soulagement de la fin de la guerre ramena les sportifs des hautes classes sur les pentes suisses. Ils vinrent en famille et avec des amis, principalement de jeunes hommes et femmes. Lunn lui-même se jeta dans ce Brave New World3 de l'aventure salutaire et du bon amusement. Il était dans une position unique pour combiner affaires et plaisir. En 1921, en tant que président du Comité fédéral des skis clubs, il organisa le championnat de ski britannique. Ce fut le premier championnat national de descente (les Autrichiens attendirent encore huit ans, et les Suisses neuf, avant d'instituer les leurs).

3 . Brave New World (1932) est le titre original du livre d'Aldous Huxley traduit par Le meilleur des mondes. Celui-là fait référence à un vers de Shakespeare tiré de la pièce La Tempête (1612): Miranda « Oh Brave New World, that has such creatures in it » (note de l'auteur). Le vainqueur fut Leonard Dobbs, qui vint avec une partie de sa famille, dont son père, un des premiers pionniers du ski, et plusieurs frères et soeurs. Dobbs joua le jeu de l'amateur, champion fortuit, à la perfection ; arrivant tard pour le départ, empruntant des skis à un spectateur. Quand il eut terminé, il voulut attendre, « surveillant l'arrivée des autres compétiteurs avec un intérêt mélancolique ». C'était la manière de faire du sport dans les Public Schools. Les champions n'étaient pas supposés prendre les choses trop au sérieux. «Pas un, voyant Leonard Dobbs monter prendre le départ de la course, écrivit Lunn avec approbation, ne put supposer qu'il skiait génialement» (Lunn, 1943, p, 105).

Arnold Lunn pouvait se concentrer sur le ski d'une manière dont peu d'autres étaient capables, Il le fit de façon positive, en transformant les innovations des autres dans la technique du ski alpin, par la création d'un sport nouvellement organisé avec clubs, règlements, trophées et corps d'organisateurs. Ensuite, vint ce qui est peut-être sa plus grande contribution individuelle. Non content de la descente, jl commença à expérimenter des tests d'habileté et de technique, dont le point culminant fut la mise en place d'une course de slalom sur une pente aménagée, à Mürren, le 21 janvier 1922. Les Norvégiens, Suisses et Autrichiens avaient tenu les épreuves de slalom comme des éléments de concours de style avant l'initiative de Lunn; mais il lut le premier à en faire une course spécialement balisée et chronométrée. Il fut le premier à concevoir le ski alpin comme un sport de compétition, où les épreuves de slalom et descente pouvaient se courir séparément ou en combiné. En ce sens, le ski alpin est inconcevable sans lui. Moins évidents, peut-être, quoique aussi importants, furent ses encouragements au ski féminin ou comme il aimait à le dire, au « ski de dames ». Pour quelqu'un ayant passé un déjeuner douloureux avec Virginia Woolf, louant les pouvoirs athlétiques de son intimidant père, Sir Leslie Stephen, Amold Lunn était un féministe improbable. Malgré cela, il fut un défenseur enthousiaste des courses de ski féminin, encourageant la mise sur pied du premier club féminin en 1923, et organisant le premier trophée féminin. Les skieuses britanniques se constituèrent comme les meilleures de l'époque.

C'était le féminisme des soeurs, copiant frères et pères, refusant d'être exclues de l'amusement. Au cours de la première grande descente, en 1929 en Pologne, les femmes britanniques concoururent contre les hommes, Doreen Elliot et Audrey Sale- Baker finissant treizième et quatorzième, en en dominant quarante-cinq. Audrey Sale- Baker (par la suite comtesse de Selkirk) remporta deux fois le Arlberg, Kandahar féminin. Voici la description qu'en fit Arnold Lunn : « très grande, extrêmement élancée, avec des cheveux couleur miel pâle.., elle se tenait très droite, avec les deux bras levés devant elle, elle n'avait presque plus de force, ayant donné tout ce qu'elle avait, elle s'écroulait et défaillait souvent après la fin de la course.., à Dengert, à la fin du Arlberg- Kandahar de 1929, elle prit la dernière pente à pic, absolument rectiligne, avec les bras levés comme quelqu'un en transe. » Elle fit ensuite de l'avion, comme beaucoup d'autres bons skieurs, et vola, avec un seul compagnon féminin, de Londres au Cap, se «crashant» dans l'Afrique sauvage, et envoyant un message écrit avec un bâton de rouge à lèvre au groupe de colons le plus proche (Lunn, 1943, p, 111-112). Tous leurs actes avaient une nonchalance héroïque; méprisant la prévoyance et le sens commun bourgeois, les skieurs, hommes et femmes, se jetaient dans les pentes de montagnes escarpées, apparemment sans soucis.

Lunn appela l'année 1924, l'«annus mirabilis » du ski moderne. Partie prenante de son action pour établir les nouvelles formes du ski, Lunn fonda le à Mürren en janvier 1924; le même mois naissait, à Oslo, la Fédération internationale de ski, et cette année le ski nordique fut inclus dans les premiers Jeux olympiques d'hiver de Chamonix. Il n'apparaît pas que Lunn ait eu de contact personnel avec de Coubertin : du moins, ses écrits ne le mentionnent pas, Il était trop impliqué, durant ces années, dans l'invention de la compétition de ski alpin pour vraiment tenir compte de ce qui se passait aux Jeux d'hiver à Chamonix. Ni on ne lui prêtait attention. Il commenta plus tard que «les fondateurs de la Fédération internationale pour le contrôle du ski ne savaient rien de ce qui se déroulait dans une autre partie des Alpes, des événements destinés, de façon lointaine, à exercer plus d'influence sur le cours du ski que les Jeux olympiques d'hiver» (Lunn, 1943, p. 88). La récente et importante histoire des Jeux de Chamonix, par Pierre Arnaud et Thierry Terret, ne fait aucune référence à des contacts entre les skieurs alpins britanniques et la nouvelle fédération fondée aux Jeux d'hiver de 1924 (Arnaud et Terret, 1993, p. 80- 84). Le Kandahar Club, le premier club exclusivement consacré à la course de ski, fut toujours cher au coeur de Lunn. Il prit comme emblème un audacieux «K» d'or qui devint rapidement d'un prix d'achat élevé. Puis, Lunn s'attacha à user de sa position au sein du Ski Club of Great Britain pour promouvoir la course alpine, rencontrant les associations nationales et leur proposant des événements alpins internationaux. Presque dès le début, il eut une forte alliée avec la Suisse qui créa lc Swveizerischer Akademische Ski Club (SAS ) en novembre 1924, et organisa une compétition annuelle à partir de 1925, concurrençant désormais les universités britanniques. La fête «bruyante», qui suivit la victoire britannique lors de la première de ces compétitions, donne un parfum de gaieté athlétique à l'âge héroïque.

Pour régler un différend entre un Ecossais, Christopher Mackintosh, et Tony («Viscount») Knebworth à propos de la manière correcte de «lancer le tronc écossais4», Lunn ôta obligeamment sa genouillère d'acier, laquelle fut ensuite jetée convenablement à travers la vitre d'une fenêtre, et retrouvée dans la neige le matin suivant. A ce moment-là, Lunn décida qu'il n'en avait plus besoin ci ne la porta plus ensuite. Ce genre de fêtes semblait plaire aux Suisses, avec lesquels Lunn prenait soin de traiter amicalement et d'égal à égal. Ses bonnes manières et son sens de l'équité entre sportifs, ou tout au moins entre skieurs, furent des éléments importants de son succès. Descentes et courses de slalom se multiplièrent vers le milieu des années 20, et d'autres clubs furent créés, quelques-uns britanniques, comme le «Downhill Only» à , lequel concouru dans la Sunday Times Cup à partir de 1927. 4. Tossing the Scottish caber : «sport écossais qui consiste à lancer le tronc (tenu verticalement par le petit bout) de manière à le faire retomber aussi loin que possible sur le gros bout", in Harrap's New Shorter, French and English Dictionary, by J.E. Mansion, Bordas, Paris, 1974, Part Two, English-French, p. C1.

Mais la véritable percée des compétitions alpines se fit quand Lunn accepta de joindre ses forces avec la figure dominante du ski autrichien, Hannes Schneider, lequel perfectionna le virage stem, et un des plus célèbres noms du ski de ce siècle, pour mettre sur pied la descente de l'Arlberg-Kandahar en 1928. L'association avec Schneider rameuta les Autrichiens et attira les meilleurs skieurs du monde (Lunn, 1969, p. 29-34). Aussi, quand Lunn se présenta au congrès de la Fédération internationale de ski de Saint-Moritz, qui se tenait dans les Alpes pour coïncider avec les Jeux olympiques de 1928, il n'était pas le seul à partager l'enthousiasme pour les nouvelles manières de skier. Néanmoins, il dut faire face à une opposition déterminée à la reconnaissance officielle du ski alpin. Les Scandinaves étaient les maîtres du ski. Quand le ski de fond et le saut furent introduits aux Jeux olympiques de Chamonix en 1924, les Norvégiens gagnèrent tout, sauf une médaille de bronze qui revint à un Finlandais. Les Scandinaves remportèrent toutes les compétitions de ski en 1928 également, et ce ne fut pas une surprise de les voir peu réceptifs à l'idée que de nouvelles formes pouvaient être rajoutées à leurs disciplines traditionnelles, spécialement sur la proposition d'un Anglais. « Que diriez-vous si je suggérais de remanier les règles du cricket ? » remarqua le capitaine Oestergaard de la délégation norvégienne. « J'en serais réjoui, répondit Lunn, nous aurions moins de matchs nuls» (Lunn, 1943, p, 131- 135). Le sens de l'humour de Lunn fit bon effet. Le problème était en partie que les Scandinaves voulaient voir la descente et le slalom comme parties intégrantes des longues courses de ski de fond; c'était une erreur de les écarter pour créer ce qui ressemblait à des compétitions artificielles. « Quel est cet Anglais qui prétend réformer le ski ? Nous, Norvégiens, sommes nés les skis aux pieds », était la manière dont le nouveau monde du ski alpin était perçu par les traditionalistes.

Mais Lunn était un bon diplomate, avec de forts appuis en Europe centrale. Il n'essaya pas d'aller trop loin trop vite. Tout ce qu'il demandait était la permission, pour les associations nationales constitutives de la FIS, d'essayer vraiment le ski alpin et d'en faire un rapport au prochain congrès de 1930. Ce fut une démarche adroite et Lunn se fit un allié puissant chez une autorité inattendue. Le comte Hamilton, président suédois de la FIS, se rendit à Mürren immédiatement après le congrès de 1928 de Saint-Moritz, et fut très impressionné. « L'incroyable habileté que j'ai admirée à Mürren éveilla en moi un grand intérêt pour les courses de descente», écrivit Hamilton à un ami, lequel transmit la bonne nouvelle à Lunn (Lunn, 1969, p. 37).

En 1929, l'association polonaise organisa un essai de course de descente qui fut un succès international, et avec le second Arlberg-Kandahar la même année, l'élan ainsi pris conduisit à la reconnaissance du ski alpin lors de la conférence de la FIS de 1930. Lunn s'assura le soutien du capitaine Krefting, un ancien champion norvégien, qui se rendit à Mürren et repartit favorablement impressionné par «ces crânes anglais descendant ces pentes raides à une vitesse incroyable» lors du Roberts of Kandahar (Lunn, 1963, p. 26).

Krefting rédigea un article influent dans la presse norvégienne, soutenant le ski alpin peu de temps avant la conférence décisive de 1930. A Oslo, Lunn resta calme et laissa aux Suisses le soin de faire la proposition formelle d'adoption du ski alpin. En définitive, il n'y eut pas d'opposition, et Lunn reçut l'honneur d'organiser les premiers championnats de la FIS de ski alpin, à Mürren, en 1931. Les observateurs norvégiens de cette compétition furent bienveillants, parfois même enthousiastes, et les disciplines alpines furent incluses dans les Jeux olympiques de 1936 à Garmisch Partenkirchen. La forme en était stabilisée. Le ski alpin avait atteint sa majorité. Lunn avait triomphé mais n'était pas triomphant. Il savait trop bien que, plus que le ski lui-même, l'atmosphère qui commençait à l'entourer était détestable. A certains égards, sociaux et idéologiques, Lunn ressemblait à Coubertin. Il était patriote plutôt que chauvin, admirateur de l'idéal de la « nationalité » plutôt que partisan du féroce nationalisme populaire; il aimait son propre pays sans détester les autres nations; il partageait avec Coubertin les vues largement impérialistes, paternalistes et hiérarchiques d'une élite sociale qui finissait par s'accommoder de la démocratie, il croyait au rôle des privilégiés comme gardiens de la tradition comprise en tant que barrière contre l'invasion des idéologies populistes de droite comme de gauche.

De surcroît, avec le succès olympique et sa politisation, et la professionnalisation du ski, il se tourna vers l'organisation de courses pour jeunes amateurs telle que la Duke of Kent Cup en 1937 pour les bons skieurs de loisir, ce qu'étaient les Britanniques, rapidement distancés dans les compétitions sérieuses. Lunn put accepter les moniteurs de ski, mais pas les soldats ou skieurs employés d'Etat (comme occupation à plein temps) pour la gloire de la mère-patrie. En 1933, Lunn se convertit au catholicisme romain. Mürren eut la réputation d'être la seule station de ski où l'on discutait de saint Thomas d'Aquin après dîner, et le zèle du nouveau converti rendit celui-ci sensible à la coercition nazie envers les catholiques. Il ne semble pas, pour son crédit, qu'il fût antisémite. Tout ceci eut un impact certain sur la position britannique et le ski international, particulièrement à l'occasion des Jeux de 1936. « Dans les pays civilisés, les partis politiques ne sont pas divisés en ceux qui approuvent ci ceux qui n'approuvent pas la persécution raciale ou religieuse. La question de savoir si un homme peut être matraqué à mort ou torturé simplement parce que vous désapprouvez ses vues religieuses ou n'aimez pas la forme de son nez, n'est pas une question politique» (Lunn, 1940, p. 268). Il combinait la vision puriste du « sport au-dessus de la politique » avec une hostilité acharnée à l'égard d'Hitler. Toutefois, son engagement envers le catholicisme et une amitié, à travers le ski, avec la famille royale d'Espagne, le conduisit à soutenir Franco, qu'il perçut comme le défenseur de la foi contre les communistes et les athées se masquant en démocrates. Pour Lunn, Franco était un catholique traditionaliste; Hitler un révolutionnaire païen - une vue qui, bien que simpliste, n'était pas si absente dans les cercles catholiques et conservateurs britanniques. Maintenant dans la quarantaine, il diffusa ses vues, connues par le public, soit en tant qu'écrivain de livres politiques et religieux et de pamphlets, soit en tant que conférencier aux Etats-Unis où il devint une petite célébrité catholique. Tout ceci eut un impact sur le ski international qui fut entraîné peu à peu dans le conflit idéologique de la fin des années 30. Tout le monde, bien entendu, ne partageait pas ces considérations. Quand Lunn demanda à une jeune skieuse « Comment Franco progressait», elle répondit: « Je pense qu'il a fini troisième hier. » Toutefois, pour l'équipe britannique, sous la, direction de , son fils, la scène internationale ne pouvait être quittée si facilement. Dans la mesure où les Jeux olympiques de 1936 étaient concernés, les membres de l'équipe britannique étaient face à un dilemme. Ils devaient loyauté au Comité olympique, particulièrement depuis que la discipline venait d'être incluse dans les J.O., mais s'élevaient avec force contre le fait qu'« en Allemagne Nazie, le sport était une branche de la politique » (Lunn, 1940, p. 269). Un compromis fut trouvé, par lequel les skieurs britanniques se retranchaient prudemment derrière le salut olympique pour éviter de donner le salut nazi, et Lunn lui- même ne se chargea d'aucune fonction officielle. La querelle avec les nazis s'amplifia, culminant lorsque Lunn écarta l'Autriche du Arlberg-Kandahar après l'Anschluss, lorsque son co-organisateur, le « roi du ski » de Saint-Anton, Hannes Schneider, un anti-nazi, fut emprisonné. L'activité de Lunn se poursuivit longtemps. Il était encore actif dans les années 50 et 60, en tant que grand homme du ski moderne, plus célèbre en Europe que dans son propre pays. Il fut toujours sensible au fait que le sport était là pour être aimé et ne jamais vraiment devenir un enjeu du fanatisme de la compétition mondiale. Lorsqu'on lui demanda de faire un commentaire pour les médias allemands sur les Jeux d'hiver de 36, il répondit seulement « Allemands, puis-je vous dire un petit secret. Il y a encore quelques personnes qui skient pour le plaisir » (Lunn, 1969, p, 45-M). Dans ces premiers jours, le mot plaisir (fun) revenait souvent sur les lèvres de cette secte allègre des « Mürrenites » l'aristocratie sportive du ski anglais; il ne perdit jamais l'esprit amateur des public schools pour qui « le jeu devait être joué pour son propre intérêt », pour qui « participer » était finalement plus important que gagner. Risquer de se rompre le cou dans une furieuse descente, indifférent au résultat, en aimant chaque minute, même effrayé d'être à moitié mort - ce fut l'esprit du sport de Lunn, du ski et du Kandahar Club. Il sentit fortement que la « sportivité » (sportsmanship) n'était en fait rien de plus qu'une façon moderne de prolonger l'idée de « chevalerie » et avait un sens aristocratique de l'importance de l'« honneur» ; il tenait sa parole ; à tel point que dans les premiers jours des courses de descente, les compétiteurs se chronométraient parfois eux-mêmes avec leurs propres montres. Lorsque Lord Lytton vint à Mürren il nota que Lunn avait «créé une athlétocratie du ski» (Lunn, 1940, p. 45). L'« éthique sportive » était très importante pour lui, mais l'aspect spirituel l'était tout autant. Lunn était un « chrétien musclé », bien qu'aussi un intellectuel; un inhabituel mais cependant authentique produit de la philosophie de l'éducation victorienne qui plaçait un certain idéal du sport au centre même de la vie5. 5 L'auteur est des plus reconnaissants à Pierre Arnaud qui suggéra ce thème pour une lecture inaugurale lors du Congrès scientifique des Jeux d'hiver 1992 de Grenoble; au Ski Club de Grande-Bretagne, particulièrement Elizabeth Hussey ; à John Allen pour ses observations sur Lunn et Coubertin, et plus particulièrement à Michel Raspaud qui fut responsable de l'édition et de la traduction. Sans lui cet article ne serait pas. BIBLIOGRAPHIE

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