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L’exil intérieur des Québécois dans le Canada de la Charte

Guy Laforest*

Introduction Je vais commencer cet article par une note J’utilise ce ton pour montrer un certain sens personnelle. Il y a vingt-cinq ans, au temps de des proportions dans les analyses que je vais l’entrée en vigueur de la Charte canadienne des développer sur l’exil intérieur des Québécois dans droits et libertés1, je vivais à Montréal et j’étudiais le Canada de la Charte. Comme pas mal d’autres à l’Université McGill. Parmi mes professeurs, il y personnes au Québec, sur les plans de l’identité avait deux grands intellectuels qui étaient aussi politique et de l’appartenance, je ne suis pas un 4 deux grands idéalistes, Charles Taylor et James citoyen heureux dans le Canada de la Charte . Tully2. J’ai beaucoup appris d’eux et avec le temps, Au-delà de mes sentiments personnels, je crois ils sont devenus des amis. J’avais d’autres profes- que cela s’explique par le fait que le Québec n’est seurs qui m’ont in#uencé, peut-être moins directe- pas intégré correctement dans le nouveau Canada ment, mais tout aussi durablement, notamment qui a surgi depuis la réforme constitutionnelle de les Blema Steinberg, Daniel Latouche, James Mal- 1982. Paradoxalement, cette réforme a vu le jour, lory et Harold Waller. Leur approche était teintée pour une bonne part, à cause du dynamisme et de réalisme, et elle contrebalançait à merveille des pressions exercées par le Québec sur le Cana- celle que je trouvais chez Taylor et Tully. En phi- da dans la foulée de la Révolution tranquille. Au losophie, l’approche réaliste est celle du libéral- lieu d’améliorer la situation, la réforme de 1982 isme sans illusions que l’on trouve chez les Judith l’a aggravée. Telle est la thèse que je promouvrai Shklar, Raymond Aron, Isaiah Berlin et Karl Pop- dans cet article. L’expression « exil intérieur » per, selon laquelle en politique, il faut d’abord et décrit très bien le fondement de ma pensée. Car avant tout éviter le pire. Il faut entendre par là la un exilé de l’intérieur, c’est quelqu’un qui se sent cruauté, l’e$roi, la terreur, la violence, tout ce qui inconfortable, qui vit comme un étranger au sein peut broyer la personne humaine, l’atteindre dans de son propre pays. sa dignité et dans son intimité. A ce titre je part- age le jugement d’Irvin Studin qui écrivait récem- , l’exil des Québécois ment que le Canada est un formidable succès à l’échelle de l’humanité, l’un des pays parmi les et la Charte 3 plus « paci%ques, justes et civilisés » . Un pays où, Mais c’est encore une fois la tendance tou- pour ajouter ma propre voix, les forts comme les jours accentuée, c’est le poids dans la balance faibles peuvent dormir tranquilles dans un milieu du côté du provincialisme aux dépens d’une social humain, décent, confortable, sans crain- institution fédérale, ou d’une législation, qui, dre le pire. Tout cela compte pour beaucoup dans jusqu’à présent, donnait aux Canadiens un l’histoire de l’humanité. sens d’appartenance nationale, un peu comme la Charte des droits et libertés était impor-

Constitutional Forum constitutionnel !" tante pour l’unité canadienne, un peu comme an attack on provincialism. It was a way of try- le rapatriement de la Constitution, un peu ing to get Canadians to think of themselves as comme le drapeau canadien. Tout cela, c’est possessors of a common body of rights inde- important en ce sens que ça fait comprendre pendent of geographical location, which would aux Canadiens qu’ils partagent avec TOUS les constitute a lens through which they would Canadiens, de TOUT le pays, un MÊME en- then view what all governments were doing. semble de valeurs fondamentales5. So it was really a de-provincializing strategy, primarily aimed at nationalism, but La question de l’exil intérieur des Québé- also at the general centrifugal pressures that cois est rendue immensément plus complexe were developing across the federal system10. si l’on y ajoute le rôle prépondérant qu’y a joué Pierre Elliott Trudeau, sans conteste l’une des Dans son livre de 2005, André Burelle ex- plus grandes personnalités politiques du Qué- plique lucidement les péripéties politiques qui bec et du Canada au XXe siècle. Sur les plans ont amené M. Trudeau en 1980 à rompre le dé- de l’appartenance et de l’identité, les Québécois licat équilibre qui prévalait jusqu’alors dans son ont été en quelque sorte mis en exil par l’un des esprit entre le personnalisme communautaire leurs. Le fédéralisme a occupé une place impor- de l’époque citélibriste - la pensée des Jacques tante dans la vie de M. Trudeau. Sauf qu’un exa- Maritain et Emmanuel Mounier - réconciliable men de ses actions et de ses écrits dans les années avec le fédéralisme de 1867 et une certaine ac- quatre-vingt, replacé sur l’horizon d’ensemble ceptation de la di$érence nationale québécoise, de sa vie politico-intellectuelle, révèle en lui un et un libéralisme ultra-individualiste et symé- nationaliste et un souverainiste canadien bien trique faisant l’a$aire du « nation-building » 11 plus qu’un fédéraliste. C’est très clairement ce canadien . Dans l’esprit de Burelle, le fédéral- qui ressort du très important livre qu’André isme « one nation » de la Loi constitutionnelle 12 Burelle, philosophe et ancien rédacteur des dis- de 1982 s’appuie sur l’unitarisme républicain cours de M. Trudeau, vient de consacrer à son et part des prémisses d’un libéralisme individ- œuvre6. J’y reviendrai dans un moment. Au ualiste et anti-communautaire. Selon lui, cela soir de sa carrière, M. Trudeau rêvait d’établir s’opérationnalise de la manière suivante : une fois pour toutes la souveraineté de la nation a) Tous les individus y sont fondus en une canadienne et celle du gouvernement central. seule nation civique qui délègue au Par- Dans le débat sur l’Accord du lac Meech7, il se lement fédéral la totalité de sa souveraineté demanda souvent « comment peut-on rendre nationale; un pays plus fort en a$aiblissant le seul gouver- nement capable d’exprimer le point de vue de b) Investi de cette souveraineté, le Parlement tous les Canadiens »8. Plutôt que de chercher à central con%e aux provinces les pouvoirs trouver dans le fédéralisme et ses institutions un fonctionnellement mieux exercés par équilibre entre un projet national canadien et elles13. un projet national québécois, il résolut après le référendum de 1980 à recourir au nationalisme Quelle sorte de fédéralisme découle d’une canadien pour changer le pays et l’emporter telle logique? Selon Burelle, c’est un fédéralisme dé%nitivement contre les souverainistes québé- qui ne respecte plus la di$érence québécoise, qui cois9. La Charte fut l’instrument d’un tel des- fait % du principe de non-subordination entre sein, comme le politologue Alan Cairns l’a rap- deux ordres de gouvernement souverains dans pelé dans un entretien avec l’historien Robert leurs compétences respectives, qui s’éloigne au- Bothwell : trement dit de ce que les fondateurs de la fédéra- tion canadienne avaient voulu faire en 1867. 'e prime one, the obvious one, is what the Selon Burelle, l’esprit de 1982 bafoue celui de Charter appears to be on its face, a way of pro- 1867 par l’opération entrecroisée des principes tecting citizen rights against the state. From suivants : Trudeau’s perspective, however, the much more important goal was the attempt to gener- a) la pratique d’une subsidiarité dévoyée i.e. ate a national identity, and this really meant d’une dévolution de souveraineté descen-

!& Volume 16, Number 2, 2007 dante (top down) qui part de l’État central; le transfert entre les mains des tribunaux du pouvoir de mise en œuvre de ces droits et lib- b) l’existence d’un gouvernement senior « na- ertés et le développement de normes nation- tional » et de gouvernements juniors « pro- ales positives et négatives qui en découleraient vinciaux »; joueraient dans un sens centralisateur16. c) l’attribution à Ottawa d’un droit d’ingérence Dans la mesure où la protection des droits par pour garantir « l’intérêt national » dans les un instrument constitutionnel est un dispositif champs de compétence provinciale; antimajoritaire, elle vient limiter l’autonomie politique des minorités qui disposent d’une ou d) l’identité de droit et de traitement des indi- de plusieurs entités territoriales. La minorité vidus et des provinces vu leur fusion au sein qui contrôle une telle entité voit son pouvoir d’une seule et même nation républicaine14. politique limité au pro%t de ses propres mi- norités et de ses propres membres… La ma- Dans l’ensemble, l’interprétation de Burelle jorité au niveau national peut alors céder à la me semble assez juste. Il avait dit cela autrement tentation d’utiliser son pouvoir pour imposer dans son livre de 1994, en parlant d’un gouver- à sa minorité le respect de garanties excessives nement par les juges via une « Charte nationale » au pro%t de « la minorité dans la minorité ». On a l’impression, parfois, que le groupe ma- et d’un gouvernement par le « peuple canadien » joritaire au niveau national défend ses propres permettant à Ottawa de contourner le partage 15 intérêts sous le prétexte des droits de la per- des compétences. J’y apporterais toutefois une sonne et des droits des minorités17. nuance : il faut faire une distinction entre la vi- sion de la Charte promue par M. Trudeau lui- même et le contenu réel de celle-ci. Je pense que Pour mettre !n à l’exil Burelle comprend bien Pierre Trudeau. Toute- fois, comme la juge-en-chef de la Cour suprême, La situation politique est en #ux au Canada et Beverley McLachlin, le fait bien ressortir dans au Québec à l’automne 2007, avec la présence de un discours que je citerai plus loin dans cet ar- deux gouvernements minoritaires, et tout porte ticle, les catégories de la Charte ne sont pas re- à croire qu’elle continuera de l’être au cours des streintes aux seuls droits individuels. Il y a de la prochains mois. C’est ce que j’appelle une équa- place dans la Charte pour le patrimoine multi- tion du deuxième degré à plusieurs inconnues, in- culturel des Canadiens et pour les droits collec- stallant du brouillard dans la tête de la plupart des tifs des peuples autochtones. Toutefois, il n’y en experts. Il faut par ailleurs clairement reconnaître a pas pour l’idée de la di$érence québécoise et plusieurs développements positifs des dernières pour le principe que devraient en découler des années : l’entente asymétrique Canada-Québec sur la santé signée en 2004 par les gouvernements conséquences juridiques. Avant d’explorer dans 18 la prochaine section des moyens qui pourraient Martin et Charest , la formulation de la doctrine mettre %n à l’exil intérieur des Québécois dans du fédéralisme d’ouverture par Stephen Harp- le Canada de la Charte, je vais parachever celle- er lors de la campagne électorale qui a mené à ci avec deux analyses de l’esprit de 1982 que l’on l’élection d’un gouvernement conservateur à Ot- doit à Eugénie Brouillet et José Woehrling, deux tawa en janvier 2006, l’entente Harper-Charest de des meilleurs professeurs de droit public dans le mai 2006 acceptant le principe d’un rôle interna- Québec d’aujourd’hui : tional particulier pour le Québec et intégrant un représentant du gouvernement du Québec dans la c’est précisément en raison du potentiel inté- délégation canadienne à l’Unesco19, la résolution grateur de la charte canadienne que le gou- de la Chambre des communes de novembre 2006 vernement fédéral en a fait la pierre angulaire stipulant que les Québécois forment une nation de la réforme constitutionnelle de 1982. Sur le au sein d’un Canada uni - malgré les ambiguïtés plan politique, la reconnaissance de droits et qui perdurent entre les versions française et an- libertés supralégislatifs à chacun des citoyens glaise du texte20, en%n la prise en compte du prob- canadiens constituerait le fondement de leur lème du déséquilibre %scal dans le budget fédéral identité commune et renforcerait ainsi l’unité 21 de la nation canadienne. Sur le plan juridique, en février 2007 . Par ailleurs, il se pourrait que

Constitutional Forum constitutionnel !( le gouvernement Harper bouge dans la direction manière de se dé%nir dans un texte qui compte d’un certain encadrement du pouvoir fédéral de vraiment pour les Canadiens. Et ce texte, c’est la dépenser dans le discours du Trône prévu pour le Charte canadienne des droits et libertés. On pour- 16 octobre 200722. Dans ma perspective, il est in- rait ainsi ajouter la sous-section I.A à la Charte, contestable que ces développements contribuent reconnaissant que le Québec forme au Canada à atténuer le malaise, à changer le climat dans une société nationale distincte, stipulant aussi lequel opère notre vie politique. Ils ne réussissent que le gouvernement et l’Assemblée Nationale du cependant pas à prendre en compte le problème Québec ont l’obligation de protéger et promou- de la place du Québec dans l’architecture con- voir une telle société. C’était l’expression préférée stitutionnelle du Canada. Pour progresser dans par Claude Ryan et par André Laurendeau il y a cette direction, il faudra un jour amender la Loi quarante ans, au temps de la Commission royale constitutionnelle de 1982 et la Charte canadienne d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. des droits et libertés. Certains y devineront le fantôme de la clause de la société distincte au temps de l’Accord du lac L’article premier de la Charte stipule que les Meech. Ils ne s’y tromperont pas. Beaucoup de droits inclus dans le texte « ne peuvent être re- Québécois ont vu dans la réforme constitution- streints que par une règle de droit, dans des lim- nelle de 1982, non sans raisons sur la base de la ites qui soient raisonnables et dont la justi%ca- section précédente de ce texte, une tentative pour tion puisse se démontrer dans une société libre et créer une seule et grande nation canadienne sub- 23 démocratique » . Dans la mesure où, comme la sumant toutes les autres appartenances et en par- Cour suprême l’a d’ailleurs reconnu en en faisant ticulier celle découlant du nationalisme québécois le premier des piliers normatifs de notre édi%ce moderne. L’adoption de l’Accord du lac Meech au- constitutionnel dans le Renvoi sur la sécession rait corrigé le tir à cet égard. Un jour ou l’autre, du Québec, le fédéralisme est un principe struc- cette question va resurgir et elle fera partie de la turant de la communauté politique canadienne, doctrine constitutionnelle d’un parti politique l’article premier de la Charte devrait référer à une gouvernant le Québec. Il est intéressant de rap- « fédération libre et démocratique » plutôt qu’à peler, sur cette question, les propos de l’actuel chef une « société libre et démocratique ». Ce tout pe- du Parti libéral du Canada, M. Stéphane Dion, tit changement aurait deux e$ets majeurs : tout revenant alors qu’il était ministre dans le gouver- d’abord, il instruirait les juges de la nécessité de nement Chrétien en 1996 sur l’enjeu de la société prendre en compte le caractère névralgique du distincte et de sa reconnaissance : principe fédéral dans leur compréhension des règles juridiques de notre régime; ensuite, cela Quelle est l’essence de la disposition sur la aurait une valeur pédagogique, dans la mesure société distincte ? Cette disposition serait un où on inviterait les citoyens à mieux comprendre article d’interprétation, semblable à l’article 27 l’importance du fédéralisme dans l’identité poli- de la Charte des droits et libertés, qui recon- tique canadienne. En prime, comme conséquence, naît le multiculturalisme. Elle garantit que, dans les zones grises de la Constitution, dans les Québécois se sentiraient moins seuls à prendre les domaines où il faut interpréter les règles, au sérieux le fédéralisme dans la compréhension la Cour suprême tiendra compte du caractère du Canada! distinct du Québec dans des domaines comme la langue, la culture et le droit civil. Ce sera Le deuxième changement que j’ai en tête dé- une clari%cation utile, mais qui ne modi%era coule logiquement du débat qui a marqué la vie en rien le partage des pouvoirs prévu par la publique canadienne à l’automne 2006 à propos Constitution. Il ne s’agit pas d’une demande de de l’opportunité de reconnaître le fait national statut spécial ni de privilèges particuliers24. québécois. Lancé par Michael Ignatie$ lors de la course à la direction du Parti libéral du Canada, Dès l’époque du régime britannique, à la %n le débat s’est achevé par la motion de reconnais- du XVIIIe siècle, on s’est refusé à appliquer la sance présentée par le Premier Ministre Harper politique d’assimilation et d’homogénéisation à la Chambre des Communes. Pour mettre %n à qui a dominé assez généralement la période de l’exil intérieur des Québécois, il faut placer leur la consolidation de l’État-nation moderne en Eu-

!! Volume 16, Number 2, 2007 rope. L’Acte de Québec de 1774 garantissait aux confronter ce monde tourmenté qui est le nôtre. nouveaux sujets d’origine française de sa Majesté Mais j’estime aussi que dans son portrait des des libertés religieuses et le maintien de leur droit droits et obligations qui découlent de son article civil25. Quand le Canada est devenu un Dominion 27 sur le patrimoine multiculturel des Canadiens, fédéral en 1867, un tel esprit d’ouverture, de recon- la Charte omet de préciser une réalité fondamen- naissance de la diversité et de respect des droits tale : ce patrimoine s’incarne au Canada dans les des minorités s’est exprimé dans l’attribution aux réseaux institutionnels de deux sociétés d’accueil, provinces (c’était clairement une revendication dont l’une au Québec décline sa vie sociale dans du Canada-Est, l’ancienne appellation du Québec, le respect du principe de la prépondérance de la mais pas uniquement de lui) de la juridiction sur langue française. Une telle précision m’apparaît la propriété et les droits civils, ainsi que dans les essentielle pour l’intégration à la fois juste et sta- dispositions protégeant les minorités religieuses. ble du Québec dans le Canada d’aujourd’hui. On peut d’ailleurs retrouver les origines histo- riques et juridiques du fédéralisme asymétrique Le Canada est une fédération libre et démocra- au Canada dans la formulation de l’article 94 de tique intégrant la société nationale distincte du la Loi constitutionnelle de 186726, lequel omet le Québec et un patrimoine multiculturel incarné Québec du périmètre de validité des pratiques dans deux sociétés d’accueil, dont l’une vit la mo- d’homogénéisation en matière de propriété et de dernité principalement en français. C’est ce qui droits civils entre le gouvernement fédéral et les manque à la Charte canadienne des droits et 27 provinces de common law . Cette originalité ca- libertés, si je comprends bien la situation, pour nadienne dans l’histoire de l’Etat-nation moderne aller au-delà de l’aliénation politique des Québé- s’est notamment exprimée en 1982 dans la rédac- cois. De telles transformations ne mettraient pas tion de l’article 27 de la Charte, lequel stipule que %n pour toujours aux con#its politiques dans le « Toute interprétation de la présente charte doit régime fédéral canadien, y compris entre le Qué- concorder avec l’objectif de promouvoir le main- bec et ses partenaires. Celles et ceux qui veulent tien et la valorisation du patrimoine multiculturel mettre %n une fois pour toutes aux « chicanes des Canadiens ». Le troisième changement que politico-constitutionnelles » négligent le fait que j’estime nécessaire pour mettre un terme à l’exil la vie politique sera toujours a$aire de dialogues intérieur des Québécois dans le Canada de la et de débats pouvant déboucher sur des a$ronte- Charte porte sur cet article. ments. Toutefois, ces changements auraient pour Si le débat sur la nation québécoise a soulevé e$et de guérir une blessure et de redonner con%- pas mal d’intérêt dans les médias aussi bien anglo- ance dans le droit et dans les institutions cana- phones que francophones du pays en 2006, on peut diennes. Par ailleurs, l’angle d’analyse choisi dans en dire autant, dans le Québec de l’automne 2007, cet article est bien loin d’épuiser la totalité du réel, pour les travaux de la Commission de consultation je l’admets bien volontiers. Comme les Catalans et sur les pratiques d’accommodement reliées aux comme plusieurs États fédérés dans le monde, les di$érences culturelles (Commission co-dirigée Québécois pourraient faire preuve aussi d’audace par Gérard Bouchard et Charles Taylor). Bien que et d’imagination en se dotant, d’une manière au- l’on ne puisse préjuger de l’orientation générale tonome, d’une constitution interne renforçant 29 du rapport, le document préliminaire de consul- l’épine dorsale des institutions de leur société. tation publié par la Commission laisse clairement En%n, des Québécois plus con%ants dans leur entendre que celle-ci a choisi de donner une in- avenir et mieux intégrés devraient se montrer terprétation large à son mandat, acceptant donc plus ouverts aux propres désirs de changement de se pencher sur la question des rapports entre des autres Canadiens, lesquels sont certainement majorité et minorités28. Le Canada et le Québec aussi légitimes que les leurs. Des Québécois qui sont des terres d’immigration. Cette histoire s’est ne seraient plus des exilés de l’intérieur devraient accélérée dans la deuxième moitié du vingtième être capables de proclamer, à leur manière, leur siècle et cela ne va pas changer. J’estime que ce allégeance envers le Canada, et de s’engager dans phénomène social est un bien et que cela honore des projets communs pour le XXIe siècle. tous les gens qui vivent au Canada et qui ont à

Constitutional Forum constitutionnel !) Conclusion de l’école idéaliste canadienne, de Charles Taylor à James Tully, en passant par Will Kymlicka, John Dans le contexte de la commémoration du Ralston Saul et Michael Ignatie$. La juge-en-chef 25e anniversaire de l’adoption de la Charte ca- de la Cour suprême du Canada, Beverley Mclach- nadienne des droits et libertés, je chercherai une lin, s’inscrivait dans cette tradition dans un dis- dernière fois à faire comprendre cette notion cours prononcé le 17 avril 2002, à l’occasion du 20e d’exil intérieur des Québécois en rappelant un anniversaire de l’entrée en vigueur de la Charte : autre événement ramené à notre mémoire en 2007, le célèbre cri du général Charles de Gaulle Nous avons une Charte qui re#ète nos val- au balcon de l’hôtel-de-ville de Montréal en juil- eurs les plus fondamentales et nous dit qui nous sommes comme peuple et ce à quoi nous let 1967 « Vive le Québec libre! ». Il y a lieu d’être tenons. Nous avons une Charte qui suscite un peu nostalgique lorsque l’on se remémore l’admiration du monde entier. En%n, fait plus l’année 1967. C’était l’ère du Centenaire de la important encore, nous avons une Charte que Confédération canadienne et celle de l’Exposition les Canadiens et les Canadiennes ont fait leur universelle de Montréal, une époque où les gens au cours des deux dernières décennies. La d’ici et d’ailleurs étaient invités à vivre d’espoir et Charte, c’est à nous. La Charte : c’est nous30. d’idéalisme à la hauteur du lyrisme de la « Terre des Hommes » de St-Exupéry. Il me semble que, si On peut comprendre alors que la Charte le discours du général de Gaulle a eu un tel reten- soit un motif de grande %erté au Canada, que tissement à Montréal en 1967, c’est qu’il répondait beaucoup de gens aient le goût de dire, comme à trois aspirations profondes de la société québé- la juge-en-chef en 2002, la Charte c’est à nous coise : il a+rmait solennellement le droit à la dif- et la Charte c’est nous. Sauf que, vu du Qué- férence du Québec au Canada et en Amérique, il bec, cette Charte a été adoptée de façon anti- donnait fortement le goût d’une liberté politique démocratique sans notre consentement, au mé- qui peut prendre plusieurs formes dans la moder- pris de l’opposition de notre gouvernement et de nité, et en%n, il répondait à une soif d’universel, l’Assemblée Nationale, atteignant ainsi le peuple à un immense désir de reconnaissance. En 1967, du Québec lui-même pour reprendre les paroles 31 Charles de Gaulle a donné une dimension plané- de Claude Ryan à l’époque . L’autonomie lég- taire à la question du Québec. Quand on se met à islative du Québec en matières linguistiques a cerner la signi%cation profonde de la Charte des été réduite, le principe fédéral a été a$aibli dans droits et libertés pour le Canada, on s’aperçoit nos institutions et dans notre culture politique, qu’elle a conforté des aspirations semblables pour le droit à la di$érence du Québec n’a pas été in- le nationalisme majoritaire des Canadiens vivant tégré à la Charte. Plus précisément, le Canada à l’extérieur du Québec, de même que pour une de 1982 et de la Charte ne reconnaît explicite- minorité importante à l’intérieur du Québec. En ment ni la di$érence québécoise, ni le fait que proposant un équilibre intelligent entre des droits cette di$érence devrait entraîner des con- individuels, des droits collectifs et des droits pour séquences politiques et juridiques. L’idéalisme des personnes rattachées à des communautés mi- canadien, qui voit dans notre système politique noritaires, et en faisant cela de manière originale et surtout dans la Charte un exemple porteur par rapport au modèle du Bill of Rights améric- pour l’humanité dans son ensemble, me semble ain, la Charte a représenté une forte a+rmation condamné à rester profondément inauthen- de la di$érence canadienne parmi les démocraties tique tant que l’on n’aura pas trouvé une façon libérales occidentales. Deuxièmement, la Charte juste et raisonnable de reconnaître la di$érence a contribué à parachever sur l’axe de la liberté québécoise, dans le droit aussi bien que dans les 32 politique l’indépendance complète de l’État-na- symboles . Sans pouvoir traiter ici de tous les tion canadien. Finalement, la Charte et son ray- aspects de cette question, il me semble évident onnement dans le monde ont nourri le désir de que les Québécois ont choisi de vivre leur quête reconnaissance des Canadiens, en faisant de leur d’identité et de liberté dans le Canada. Le Qué- pays l’avant-garde d’une civilisation de la dif- bec est dans le Canada pour y rester, sauf qu’il férence pour le XXIe siècle. C’est ce que l’on peut s’y reconnaît trop imparfaitement dans ses in- deviner en lisant la prose des meilleurs penseurs stitutions.

!* Volume 16, Number 2, 2007 Un grand esprit de McGill et du Québec, 1SEC861644>. Charles Taylor, soulignait naguère, dans une 8 Pierre-Elliott Trudeau, « Nous, le peuple du Can- ré#exion sur le nationalisme québécois, qu’il ada », dans Donald Johnston, dir., Lac Meech : faut être impitoyable envers nos mythes essen- Trudeau parle, Montréal, Hurtubise HMH, 1988 tialistes. Le nationalisme majoritaire canadien à la p. 104. 9 J’ai beaucoup écrit sur ces questions. Voir notam- s’enferme dans un mythe essentialiste semblable ment Guy Laforest, Trudeau et la !n d’un rêve lorsqu’il s’imagine que l’on peut en ce pays oc- canadien, Québec, Septentrion, 1992; voir aussi culter la profonde aliénation politique, l’exil in- un chapitre intitulé « La vraie nature de la sou- térieur des Québécois. Un autre grand esprit de veraineté : réponse à mes critiques à propos de l’humanisme occidental, Paul Ricoeur, a écrit Trudeau et la %n d’un rêve canadien », dans Guy que la mémoire historique des peuples doit être Laforest, Pour la liberté d’une société distincte, juste et heureuse. L’exil intérieur des Québécois Québec, Presses de l’Université Laval, 2004 aux est un obstacle fondamental au développement pp. 219-36. d’une mémoire historique juste et heureuse au 10 Robert Bothwell, Canada and Quebec : One Canada. Country, Two Histories, Vancouver, UBC Press, 1995 à la p. 180. 11 Supra note 6 aux pp. 68-70. Notes 12 Constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c.11 (LLJCan). * Guy Laforest, Département de science politique, 13 Supra note 6 à la p. 459. Université Laval, Québec, Québec, G1K 7P4, 14 Ibid. à la p. 459. [email protected]. 15 André Burelle, Le mal canadien, Montréal, Fides, 1994 à la p. 64. 1 Charte canadienne des droits et libertés, partie 16 Eugénie Brouillet, La négation de la nation : I de la Loi constitutionelle de 1982, constituant l’identité culturelle québécoise et le fédéralisme l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.- canadien, Québec, Septentrion, 2005 à la p. 325. U.), 1982, c.11 (LLJCan). 17 José Woehrling, « La Charte canadienne des 2 On trouvera des analyses de la situation cana- droits et libertés et ses répercussions sur la vie dienne actuelle inspirées par les travaux de Tay- politique », dans Réjean Pelletier et Manon lor et Tully dans Alain-G. Gagnon, Au-delà de la Tremblay, dirs., Le parlementarisme canadien, nation uni!catrice : plaidoyer pour le fédéralisme troisième édition revue et augmentée, Québec, multinational, Barcelone et Montréal, Insti- Presses de l’Université Laval, 2005 à la p. 115. tut d’estudis autonomics et Boréal, 2007; voir 18 (2004) Entente Canada-Québec sur la santé : aussi Guy Laforest, Pour la liberté d’une société Fédéralisme asymétrique qui respecte les compé- distincte, Québec, Presses de l’Université Laval, tences du Québec. 2004. 19 (2006) Accord Canada-Québec relatif à l'orga- 3 Irvin Studin, ed., What is a Canadian? Forty- nisation des Nations Unies pour l'éducation, la "ree "ought-Provoking Responses, Toronto, science et la culture (UNESCO). McClelland & Stewart, 2006 à la p. 184. 20 Débats de la Chambre des communes, 086 (24 4 Ma thèse est aussi celle d’André Burelle, Le mal novembre 2006). canadien, Montréal, Fides, 1994; voir aussi Chris- 21 Guy Laforest et Eric Montigny, dirs., « Le fédéral- tian Dufour, Lettre aux souverainistes québécois isme exécutif : problèmes et actualité », dans et aux fédéralistes canadiens qui sont restés !dèles Réjean Pelletier et Manon Tremblay, Le par- au Québec, Montréal, Stanké, 2000. lementarisme canadien, troisième édition revue et 5 Pierre-Elliott Trudeau, « Où est notre patrio- augmentée, Québec, Presses de l’Université Laval, tisme national? » dans Donald Johnston, dir., 2005 aux pp. 364-68; voir aussi Keith Banting Lac Meech : Trudeau parle, Montréal, Hurtubise et al., Open Federalism : Interpretations, Signi!- HMH, 1988 à la p. 41. cance, Kingston, Institute of Intergovernmental 6 André Burelle, Pierre-Elliott Trudeau : Relations, Queen’s University, 2006 (voir en l’intellectuel et le politique, Montréal, Fides, 2005. particulier le chapitre signé par Alain Noël, « Il 7 (3 juin 1987) Consulté en ligne le 27 novembre su+sait de presque rien : promises and pitfalls of 2007 à l’adresse suivante en ligne : L’Encyclopé- open federalism, aux pp. 25-37); pour un portrait die canadienne

Constitutional Forum constitutionnel !, in the New Century : New Dynamics, New Paroles d’un discours de Claude Ryan lors d’un Opportunities, Montréal et Kingston, McGill- débat à l’Assemblée nationale le 30 septembre Queen’s University Press, 2007; et en%n voir 1981 dans : Réal Bélanger, Richard Jones et Marc Alain-G. Gagnon, dir., Le fédéralisme canadien Vallières, Les grands débats parlementaires 1792- contemporain : fondements, traditions, institu- 1992, Québec, Presses de l’Université Laval, 1994 tions, Montréal, Presses de l’Université de Mon- à la p. 39. tréal, 2006. 32 Christian Dufour, Lettre aux souverainistes 22 Débats de la Sénats, 1 (16 octobre 2007) aux pp. québécois et aux fédéralistes qui sont restés !dèles 1-7 (Son Excellence la Gouverneure générale). au Québec, Montréal, Stanké, 2000 à la p. 114. 23 Charte supra note 1, art. 1. 24 Stéphane Dion, « Notre pays est en danger », La Presse [de Montréal] (8 mars 1996) B7. 25 Pour une interprétation philosophique de cela, voir James Tully, Une étrange multiplicité : le constitutionnalisme à une époque de diversité, Québec, Presses de l’Université Laval, 1999 aux pp. 142-45. 26 (R.-U.), 30 & 31 Vict., c. 3, reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5 (LLJCan). 27 Voir et al, Débats sur la fonda- tion du Canada, trad. par Stéphane Kelly et Guy Laforest, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004 aux pp. 336-37 et 378. On y trouve les dis- cours de deux députés à l’Assemblée législative du Canada-Uni, M.C. Cameron et Christopher Dunkin, établissant clairement un lien entre l’article 94 et un statut asymétrique fort pour le Québec, tout cela ayant été négligé par plusieurs générations de constitutionnalistes québécois! 28 Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux di$érences cul- turelles, Accommodements et di#érences : vers un terrain d’entente, la parole aux citoyens; Docu- ment de consultation, Gouvernement du Québec, 2007 à la p. v. 29 Guy Laforest, Pour la liberté d’une société dis- tincte, Québec, Presses de L’Université Laval à la p. 256. 30 Beverley McLachlin, « En pleine maturité : l’identité nationale canadienne et la Charte des droits », discours prononcé lors d’un colloque à Ottawa sur Les droits et les libertés au Canada, vingt ans après l’adoption de la Charte. Consulté en ligne le 27 novembre 2007 à l’adresse suiv- ante : Cœur suprême du Canada < http://www. scc-csc.gc.ca/aboutcourt/judges/speeches/char- ter_f.asp >. 31 « Nous devons conclure avec beaucoup de fer- meté que chaque fois que l’Assemblée nationale est atteinte dans ses prérogatives essentielles, c’est le peuple du Québec lui-même qui est atteint. Être indi$érent à une atteinte faite aux pouvoirs de l’Assemblée nationale, c’est être indi$érent ou traiter à la légère les aspirations et la réalité fondamentale du peuple québécois lui-même ».

)- Volume 16, Number 2, 2007