REVUE FORESTIÈRE FRANÇAISE 585

LE CURIEUX RÉGIME FORESTIER DE LA COMMUNE DE ET LES BANDITES DANS LES ALPES MARITIMES

Sous l'écriture hirsute d'un vieux parchemin se découvre parfois une fleur qui encourage le lecteur à poursuivre son cheminement à travers le passé. Puisse de même la charte communale des bois de Beuil paraître plus attrayante sous la coiffe bien forestière qui lui sert de préam­ bule : « Parfois ce qui est coupé repousse, ce qui est assoupi s'éveille et enseveli ressuscite ; la sagacité humaine, réfléchissant combien la mémoire des hommes est fugitive, afin que ce qui est clair au­ jourd'hui ne devînt obscur à la postérité, a trouvé le moyen d'en l>erpétuer le souvenir par cette écriture publique qui est une garan­ tie très sage ». Tel est le préambule cle la charte accordée le 5 mai 1467 sous le vocable de la Sainte Trinité par « l'illustre, le magnifique, très haut et puissant seigneur Pierre de Grimaldi homme de guerre », baron de Beuil et autres lieux, aux habitants présents et à venir du village de Beuil. Le notaire public du comte de Beuil ne pouvait espérer que son parchemin résiste comme une stèle de granite aux bouleversements économiques et sociaux, aux changements de régime et de souverai­ neté. Pourtant. 500 ans après, ce texte continue à régler le régime forestier clans la commune de Beuil et ce village n'est pas en lé­ thargie, car il a enfanté, parmi ses mélèzes, une agréable station de ski. Stipulant que le seigneur avait dans le territoire de Beuil tous les droits sur les biens et beaucoup sur les gens, la transaction ac­ cordait aux habitants de la commune, dans un territoire délimité comme territoire de la communauté, le droit de couper du bois pour en faire ce que bon leur semblerait. Il leur accordait aussi à per­ pétuité le droit d'utiliser directement ou de louer le pâturage des montagnes incluses dans les mêmes limites de la fête de la Vierge (8 septembre) à celle de Saint Pons (11 mai). Les commentateurs actuels admettent, bien que la transaction soit muette sur ce point, 586 REVUE FORESTIÈRE FRANÇAISE

que la propriété du fonds était transférée à la communauté, d'ail­ leurs redevable au seigneur d'une rente annuelle de 150 florins d'or et 30 rubs de fromage. En fait, le seigneur s'était réservé avec le pâturage d'été, le seul fruit ayant une valeur fiscale en 1467, car le bois par suite des difficultés de communication (Beuil à cheval sur les gorges du et celles de n'a été débloquée que vers 1900). était in­ vendable, et le pâturage d'hiver ne pouvait avoir quelque intérêt d'ailleurs aléatoire que pour des usagers du pays prêts à profiter

Le village de Beuil. (Cliché FLEKCHER.)

au cours du long hiver de toute zone ou période privilégiées, si lotîtes soient-elles. La propriété foncière n'était pas même évoquée dans le texte. Les terrains boisés étaient d'ailleurs tellement imbri­ qués dans la vie de tous les éléments de la population que leur ina­ li énabilité devait être instinctive et aussi évidente que nous appa­ raît maintenant la règle de l'inaliénabilité du domaine public. Le transfert à la communauté de la propriété du fonds, maintenant admis, ne correspondait pas semble-t-il à la volonté des rédac­ teurs de la transaction. Mais la vie parvient à se libérer des liens qui l'enchaînent aux parchemins les plus rigides, grâce à l'évolution de la matière qui modifie leur objet et à la complicité de l'esprit qui change leur inter­ prétation. LE CURIEUX RÉGIME FORESTIER DE LA COMMUNE DE BEUIL 587

S'il y a eu des variations sur ses sous entendus, le texte même règle très clairement le partage des fruits entre les ayants droit. Le régime est en général le suivant. Les successeurs du seigneur exercent souverainement et exclusivement le pâturage d'été (de la Saint? Pons à la Nativité de la Vierge). La communauté jouit du pâturage d'hiver. Elle a en outre un droit exclusif aux bois pré­ sents et à venir, si bien que ce droit s'étend ou se rétracte suivant le flux et le reflux des boisements. N'est-il pas singulier qu'un régime qui nous paraît aussi bancal ait résisté à tant de siècles et d'avatars de la souveraineté. En 1388, après la mort tragique de la Reine Jeanne de Provence, et profitant du conflit ouvert pour sa succession entre sa famille, les Durazzo de Naples et la Maison d'Anjou, le baron Jean Gri­ maldi de Beuil avait offert la suzeraineté de , alors proven­ çale, au comte de Savoie, le Comte Rouge, Amédée VII le batail­ leur. La charte de Saint Pons (Abbaye des environs de Nice) qui la consacre prévoit déjà en termes très forts le maintien de tous les droits dont jouissaient les habitants. Après la mort du roi René, l'annexion de la Provence sous Louis XI en 1481, en application du testament de Charles III d'An­ jou, ne touche pas le comté de Nice. Plus tard, un événement local ébranle le pays de Beuil. Les Comtes de Beuil c|ui avaient joué un rôle important dans le rattache­ ment du comté de Nice à la Savoie, cherchaient à faire payer cher le service rendu et à jouer, en cette zone frontière d'un pays contre l'autre. En 1622, l'un d'eux prit les armes contre son suzerain le dud de Savoie et, la révolte écrasée, fut pris, jugé, condamné à mort par le Sénat de Nice et pendu (plaque commémorative à ). Le duc de Savoie confisque tous les biens, en investit le comte Casale, en se réservant la faculté de faire couper et trans­ porter durant trois années à partir de 1624 tous les bois existants dans la partie inféodée. A part cette ponction qui peut être assimi­ lée à une indemnité de guerre, les ducs de Savoie obligent le nou­ veau titulaire du fief à respecter toutes les obligations leur incom­ bant de par la transaction de 1467. Nice et sa région furent occupés par les Français sous Fran­ çois Ier et sous Louis XIV de 1691 à 1696. Les droits des habitants furent d'ailleurs maintenus et à la fin de l'occupation les Princes de la Maison de Savoie confirment les anciens privilèges et redon­ nent tout son effet à la charte de 1388. La stèle est remise debout. Une menace plus grave surgit pendant la tempête révolution­ naire. En 1792, le Général d'Anselme, aidé de Barras, envahit le pays et fait table rase au nom de la révolution, des anciennes insti­ tutions qui doivent être- rebâties de fond en comble. Cette évolution politique et législative est en bonne voie quand les traités de 1814, 588 REVUE FORESTIÈRE FRANÇAISE sous la pression des alliés, rendirent Nice à la Savoie. Une fois de plus le roi de Sardaigne proclame le statu quo «, Tut coma dinans » tout en s'efforçant d'italianiser le pays et d'annuler quelques fran­ chises. La ville de Nice retrouva ses consuls et les consuls leur ancien costume pisan, rouge et noir. Mais Nice opte pour la en i860 et son évolution va re­ prendre non sous le signe de la table rase comme en 1792 ni du « Tut coma dinans » comme en 1814, mais d'une extension pro­ gressive de la législation française sous réserve du maintien des droits acquis, garantis par le traité d'annexion. La « stèle » de Beuil se trouvait de nouveau ébranlée, mais elle a résisté jusqu'ici à tous les assauts et l'anomalie d'un régime ju­ ridique qui laisse dans l'ombre la propriété du sol et divise à per­ pétuité la jouissance au pâturage risque de se maintenir encore longtemps malgré ses graves inconvénients d'ordre économique et social.

Ce régime est d'ailleurs un cas particulier ou un cas très \^oisin de celui des « bandite s » qui a malheureusement une application assez fréquente dans le département, notamment dans la région côtière. Les banclites (de bannum = ban ou réserve) sont des terrains d'un seul tenant, communaux et particuliers ou seulement commu­ naux, où le pâturage (d'hiver dans le cas le plus fréquent) est pos­ sédé, à l'exclusion du fonds par des communes et particuliers. L'ori­ gine peut être féodale et remonter à un seigneur ayant imposé le fait du prince ou bien encore ayant capté à son profit d'anciens courants de transhumance parfois antérieurs même à la conquête romaine. D'autres bandites ont été constituées par les communes à leurs dépens pour se tirer d'une passe financière difficile. Les trois sources du droit, coutume, loi et convention peuvent donc avoir été à l'origine des bandites, de caractère pourtant si exceptionnel. Les bandites sont absolument exorbitantes du droit commun dans la législation française où elles constituent un corps étranger. Et elles ont subi de très nombreux assauts sur les points suivants : — Origine impure, féodale. En 1899, un propriétaire de Beuil, pour se soustraire aux bandites, enclôt son terrain, et invoque que les droits de banclites, d'origine et de caractère féodaux, ont été abolis par la loi. Il est débouté par jugement du Tribunal de Nice du 28 décembre 1899, l'acte originel ayant valablement lié commune et particuliers. — Contradiction avec des lois spéciales. Sur requête de l'Admi­ nistration des Eaux et Forêts contre des bergers ayant fait paca­ ger des chèvres en forêt en vertu d'un droit de bandite, le tribunal de Nice a rendu un jugement d'acquittement le 2 mars 1888. Ce jugement est d'autant plus extraordinaire que les dispositions con- LE CURIEUX REGIME FORESTIER DE LA COMMUNE DE BEÜIL 589

La Commune de. Beuil

sa sapinière

ses mélèzes i

(Clichés FLEKCHER.) 590 REVUE FORESTIERE FRANÇAISE cernant l'introduction des chèvres en forêt sont considérées par la jurisprudence comme d'ordre public. — Incompatibilité des bandites avec l'évolution historique et so­ ciale. Après l'abolition des droits féodaux, la plupart des biens sei­ gneuriaux sont passés aux communes et le citoyen se trouve sou­ vent vis-à-vis de celle-ci dans la situation mutadis mutandis où s'étaient trouvés ses ancêtres sous la coupe du seigneur. Les bandi­ tes renversent les rôles et confèrent à un particulier des droits féo­ daux sur une commune ou ses habitants. — Blocage complet d'une institution en porte à faux. Les ban­ dites se trouvaient, avant même l'annexion, très menacées par le régime sarde. La garantie par le traité d'annexion des droits acquis devait donner à leurs titulaires un simple appui pour leur éviter un brusque sabordage, mais non leur assurer un régime plus favo­ rable que sous l'administration antérieure. Or, l'Etat sarde a pour­ suivi après i860 l'extinction des bandites, notamment par rachat. Nous nous montrons, en maintenant par souci de continuité le ré­ gime des bandites, plus royalistes que le roi. Encore s'agit-il du roi d'Italie, et d'un roi déchu. — Contradiction avec les principes du Droit français. L'analyse juridique du droit de bandite montre que ce n'est : ni un usufruit: sa durée est perpétuelle, ni un droit d'usage: il n'est pas limité à l'usage personnel, sa cession est possible, ni une servitude : pas de fonds dominant. Il correspond donc à un véritable démembrement du droit de pro­ priété, non prévu par la loi française. Or, la matière est considérée comme d'ordre public, tant en raison de l'importance attribuée à la défense de la propriété que du souci du législateur de limiter les sources de conflits entre particuliers. Les bandites auraient dû en mourir; elles ont survécu, sans même avoir pu être baptisées. Enfin, et c'est de beaucoup le plus important: les bandites cons­ tituent une anomalie économique dont les conséquences sont graves. Vestiges du temps où le pâturage, principale ressource du pays, était monopolisé par le plus fort, les droits de bandite s'exercent en violation constante des droits du propriétaire, lui causent beaucoup plus de dommages qu'ils ne rapportent à leurs titulaires, s'opposent à un sain équilibre agro-sylvo-pastoral, ruinent chez ceux qui les supportent l'esprit d'initiative et suscitent les chicanes. Citons seu­ lement sans pouvoir les relater les innombrables procès faits par les ayants droit des comtes de Beuil à cette commune, soit pour reven­ diquer la propriété des terrains communaux, ou même pour récla­ mer des dommages-intérêts après exploitation d'une coupe dont la vidange avait abîmé leur pâturage d'été. Les autorités politique, administrative, forestière du pays n'ont cessé de lutter pour obtenir l'extinction ou le rachat de ces ban- LE CURIEUX REGIME FORESTIER DE LA COMMUNE DE BEUIL Spî dites. Un de nos grands anciens, Leonide Guiot, avait dès 1884 alerté l'opinion par une monographie très complète sur ces droits de ban- dite dans le comté de Nice. Tout récemment, M. le Conservateur des Eaux et Forêts DUGELAY, dans une étude sur les Boisements et Reboisements dans les Alpes-Maritimes, s'exprimait ainsi : « Les inconvénients et les conséquences économiques qui en ont été si­ gnalés sont multiples : dépopulation locale, insuffisance des revenus communaux, épuisement progressif et dégradation du sol que ne cherchent à épargner ni les bandites ni les propriétaires, obstacle à toute amélioration des terrains pâturés, dommages incessants aux terrains de culture soulevant parfois des hostilités et provoquant des procès, ruine de forêts, impossibilité de tous travaux de reboise­ ment, cependant indispensables ». Et il conclut à la nécessité urgen­ te de supprimer les bandites. Ces efforts ont abouti au rachat par les communes d'une partie des bandites qui grevaient leurs territoires. Sur 17806 ha de ter­ rains communaux bandites au commencement du siècle dans le dé­ partement, il en reste actuellement 9 000 environ. Chez les particu­ liers, 12 000 ha sont encore frappés de bandites. Leur extinction moyennant indemnité a fait l'objet d'un récent projet de loi.

Dans cette lutte pluriséculaire entre les parchemins et la vie, le forestier ne se contente pas de marquer les points, mais il travaille activement à débarrasser le pays de reliques fossiles, dont l'inté­ rêt humain et historique ne peut balancer l'influence pernicieuse sur la nature et sur le progrès social. B. HURE.