Cahiers de recherches médiévales et humanistes Journal of medieval and humanistic studies 34 | 2017 Du meurtre en politique Les « chançons » de Charles d’Orléans Une énigme en mouvement Mathias Sieffert Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/crm/14544 DOI : 10.4000/crm.14544 ISSN : 2273-0893 Éditeur Classiques Garnier Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2017 Pagination : 201-220 ISSN : 2115-6360 Référence électronique Mathias Sieffert, « Les « chançons » de Charles d’Orléans », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 25 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/crm/14544 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.14544 © Cahiers de recherches médiévales et humanistes LES « CHANÇONS » DE CHARLES D’ORLÉANS Une énigme en mouvement Il est des termes dont ­­l’usage fréquent obscurcit peu à peu le sens. Ainsi en va-t-il du mot chanson, que son omniprésence dans les diction- naires de musique médiévale, les ouvrages philologiques et les éditions critiques, rend problématique : il est parfois difficile de distinguer ­­l’acception médiévale et ­­l’acception moderne. ­­L’introduction du bel inventaire des rondeaux et refrains de Nico van den Boogaard donne une idée frappante de cette ambivalence. Le critique nomme chanson « toutes les ­­compositions monodiques destinées à être chantées, et divi- sées en strophes », ­­c’est-à-dire les « chansons dites à forme fixecomme ­­ la ballade (…) », mais aussi les « chansons définies le plus souvent par leur sujet, telles que les pastourelles, les chansons d’amour,­­ les chansons religieuses (…)1 ». Le mot chanson sert à désigner, on le voit, toutes sortes de poèmes chantés ou chantables, sans prendre en ­­compte le fait que certains ­­d’entre eux sont bel bien présentés ­­comme « chansons » dans les manuscrits, quand d’autres­­ sont plus volontiers présentés par une annonce formelle ou thématique (ballade, pastourelle…)2. Certaines études prennent ­­d’ailleurs soin de préciser le sens qu’elles­­ donnent au mot chanson, tant le terme prête à ­­confusion3. On ne saurait pourtant reprocher aux philologues modernes ­­d’être ambigus : en moyen français, le mot chanson est tout aussi polysémique. 1 Nico H. J. Van den Boogaard, Rondeaux et refrains du XIIe siècle au début du XIVe, Paris, Klincksieck, 1969, p. 14. 2 P. Bec, La lyrique française au Moyen Âge (XIIe-XIIIe siècles). Contribution à une typologie des genres poétiques médiévaux. Études et Textes, vol. 1 (« Études »), Paris, A. & J. Picard, 1977, p. 38-39. 3 Jennifer Saltzstein indique ainsi dans ­­l’introduction de son ouvrage : « “Song” is a term I use to specify works transmitted in chansonniers and/or designed for a sung performance, regardless of whether or not musical notation is preserved in their surviving manus- cripts. » (J. Saltzstein, The Refrain and the Rise of the Vernacular in Medieval French Music and Poetry, Cambridge, D. S. Brewer, 2013, p. 4). 202 MATHIAS SIEFFERT Dans le « Prologue » de Guillaume de Machaut, le poète raconte comment­­ Amour et Nature l’ont­­ invité A faire dis et chansonnettes Pleines d’onneur et d’amourettes Doubles hoqués et plaisans lais, Motés, rondiaus et virelais, ­­Qu’on claimme chansons baladées […]4 Dans la première occurrence, le mot chansonnettes, associé au terme dis5, permet ­­d’énumérer, dans les vers qui suivent, tous les types de « chansons » possibles (rondeau, virelai, lai, ballade…). Dans la deuxième occurrence, le mot chanson ­­s’inscrit dans une formule figée :chanson bal- ladée qui est, chez Machaut, synonyme de « virelai » (« virelais, / ­­Qu’on claimme chansons baladées » précise le poète)6. À ces deux acceptions pourraient ­­s’en ajouter beaucoup ­­d’autres. Dans les dits de Guillaume de Machaut, il est fréquent de rencontrer le mot chanson avant et après une insertion lyrique, ­­comme pour signaler le surgissement d’une­­ voix au milieu du récit. ­­C’était déjà le cas dans Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, que le narrateur dit écrire « par remenbranche des chançons7 ». Jean Renart systématise ­­l’emploi du mot chanson avant et après les insertions. Le mot sert alors à coudre deux régimes ­­d’écriture, celui de la parole et celui du chant, au sein ­­d’une œuvre où « ­­l’en (…) chante et lit8 ». On songe également à certaines dénominations géné- riques (chanson royale, chanson de geste)9 ou même à des emplois plus 4 Guillaume de Machaut, « Prologue », Œuvres de Guillaume de Machaut, éd. E. Hœpffner, Paris, Firmin-Didot, 1908, t. 1, p. 6, v. 11-15. 5 Le substantif dis ne doit pas forcément être ­­compris ici au sens de poésie narrative mais plutôt au sens, plus large, de poésie en vers et en strophes, comme­­ l’entend­­ Eustache Deschamps lorsqu’il compose son Art de dictier (« Ci ­­commence ­­l’art de dictier et de fere chançons, balades, virelais et rondeaulx… », Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, éd. G. Raynaud, Paris, Firmin-Didot, t. 7, 1896, p. 266). 6 Ibid., v. 14-15. La formule réapparaît à la fin duRemède de Fortune, lorsque ­­l’amant chante un « virelay / ­­qu’on claimme chanson baladée / einsi doit elle estre nommee » (Guillaume de Machaut, Remède de Fortune, Œuvres de Guillaume de Machaut, t. 2, p. 126, v. 3447-3450). La formule est reprise et ­­commentée par Eustache Deschamps dans L’Art de dictier, voir Œuvres complètes d’Eustache Deschamps, éd. G. Raynaud, t. 7, p. 270. 7 Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, trad. J. Dufournet, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 2008, v. 3, p. 70. 8 Ibid., v. 19. 9 P. Zumthor, La poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 15-16. LES « CHANÇONS » DE CHARLES ­­D’ORLÉANS 203 métaphoriques : « Tant court chanson ­­qu’elle est apprise », écrit François Villon dans sa célèbre « Ballade des proverbes10 » ; « ­­N’oublye pas ceste chanson », dit ­­l’Adversaire à Franc Vouloir dans Le Champion des Dames de Martin le Franc11. Chanson est alors synonyme de leçon, de rengaine, de discours facilement mémorisable. Fait étonnant, ­­c’est le terme de chançon que choisit Charles ­­d’Orléans pour désigner une série de 72 poèmes apparentés au rondeau et dont les 62 premiers furent copiés autour de 1440 dans le fonds primitif du BnF fr. 25458 (ms. O), manuscrit destiné à devenir le fameux album de Blois12. 52 premières chançons ont ­­d’abord été copiées par un scribe français et décorées par un enlumineur anglais13, puis, la même année, dix autres pièces ont été ajoutées par un deuxième scribe. Quelques années plus tard (ca. 1441-1445) dix autres « chansons » et un quatrain vinrent ­­compléter cet ensemble14. À plus ­­d’un titre, ces pièces constituent­­ une énigme pour le lecteur. Si elles empruntent au rondeau sa forme générale (un refrain initial, un couplet, un refrain médian, un second couplet, un refrain final), elles partagent avec lui une nuance graphique frappante. Au lieu d’abréger­­ la reprise du refrain médian et final sur un seul vers,­­comme le veut ­­l’usage du rondeau, le copiste abrège le refrain médian en copiant le début des deux premiers vers (dans le cas ­­d’une chanson quatrain) ou des trois premiers (dans le cas d’une­­ chanson cinquain). Le détail est minuscule mais sa ­­constance est frappante. Deuxième énigme, celle de la mise en page : sous la rubrique « chan- çon », un espace d’une­­ demi-page est laissé vierge, la pièce étant copiée sur la moitié inférieure de la page. Cet espace blanc, sur lequel le prince 10 François Villon, « Ballade des proverbes », Lais, Testament, Poésies diverses, éd. bilingue J.-C. Mühlethaler, avec les Ballades en jargon, éd. bilingue É. Hicks, Paris, Champion, 2004, p. 306, v. 18. 11 Martin Le Franc, Le champion des dames, éd. R. Deschaux, Paris, Champion, 1999, t. 2, p. 78, DCCLVIII, v. 6064. 12 Nous renverrons toujours, dans cet article, à ­­l’édition de M.-J. Arn et J. Fox, Poetry of Charles ­­d’Orléans and His Circle. A Critical Edition of the BnF MS. Fr. 25458, Charles d’ Orléans’s personal manuscript, Tempe-Turnhout, ACMRS-Brepols, 2010. 13 F. Avril et P. Danz Stirnemann, Manuscrits enluminés ­­d’origine insulaire VIIe–XXe siècle, Paris, Bibliothèque nationale, 1987, p. 180-181. Voir aussi M.-J. Arn, The Poet’s­­ Notebook. The personal Manuscript of Charles d’Orléans­­ (Paris BnF MS fr. 25458), Turnhout, Brepols, 2008, p. 55-60. 14 Pour un tableau synthétique des différentes couchesd’écriture ­­ dans O, voir M.-J. Arn, The Poet’s Notebook, p. 189, tableau 5. 204 MATHIAS SIEFFERT a parfois fait copier des rondeaux à partir des années 1450, a inspiré de nombreuses hypothèses depuis ­­l’étude de Pierre Champion sur le « manuscrit autographe15 ». La plus récente et sans doute ­­l’une des plus stimulantes, celle de Sylvie Lefèvre16, ­­consiste à dire que le duc avait songé un temps à utiliser ces blancs pour livrer la version anglaise de ses chançons. 52 chançons en anglais sont en effetconsignées ­­ dans le Harley 682, manuscrit dont les travaux de Mary-Jo Arn ont montré ­­qu’il fonctionnait ­­comme un véritable jumeau de O17. Pourquoi le prince choisit-il de nommer chançons et non rondels cette série de pièces ? Ce choix sémantique peut-il être mis en rapport avec cette mise en page qui, sans nécessairement être le signe ­­d’un inachève- ment, permet peut-être de singulariser visuellement, dans le manuscrit, un recueil enchâssé ? ­­C’est la thèse que nous souhaitons défendre ici : le prince nomme chançons un recueil de rondeaux ­­qu’il ­­n’envisage pas ­­comme une « section » purement formelle, mais ­­comme un recueil lyrique cohérent ­­d’un point de vue poétique. Pierre Champion parlait, à son sujet, d’un­­ « roman de Beauté18 ».
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