LA MALACOFAUNE FRANÇAISE : ENDÉMISME, PATRIMOINE NATUREL ET PROTECTION Philippe BOUCHET Muséum National d'Histoire naturelle, Paris* Un décret en Conseil d'Etat du 25 novembre 1977 a défini les modalités d'application de la Loi du 10 juillet 1976 sur la protection de la Nature, et un arrêté ministériel (Ministère de l'Agriculture, Ministère de l'Environnement et du Cadre de Vie) du 24 avril 1979 (Journal Offi ciel du 12 mai 1979) a arrêté une liste de 9 espèces de Mollusques intégralement protégés sur l'ensemble du territoire. Un deuxième arrêté concerne les espèces comestibles dont le ramassage et la cession à titre gratuit ou onéreux peuvent être interdits ou autorisés. L'objet du présent travail est d'examiner la pertinence de ces arrêtés face aux besoins réels de protection de la malacofaune de notre pays. La liste de 1979 des espèces protégées a été apparemment établie en partant du postulat selon lequel il était illusoire de protéger des espèces petites ou très petites, dont la détermination est bien souvent une affaire de spécialiste. Ce faisant, le législateur a protégé 9 espèces de taille très largement supérieure au centimètre, dont la répartition en France est restreinte à une fraction seulement du territoire. La répartition géographique totale de l'espèce, au-delà de nos frontières, paraît avoir été négligée. Depuis 10 ans, les réflexions théoriques sur la bio-diversité et la philosophie de la conservation ont progressé. Il est maintenant largement admis que la priorité de la protection doit se faire en direction des espèces à distribution très restreinte, dont l'extinction locale signifierait l'extinction tout court. La malacofaune française comprend environ 400 espèces de Mollusques terrestres et fluviatiles, dont 80 environ sont endémiques ou quasi-endémiques au territoire français. C'est-à-dire que, pour ces 80 espèces, l'extinction des populations françaises équivaudrait à la disparition totale de l'espèce. Ce sont ces dernières que nous devons donc par priorité protéger. Le fait que la plupart de ces espèces soient de dimension subcentimétrique ne change rien à la finalité de la Loi sur la protection de la Nature ; ce fait change seulement les moyens d'aboutir à cette protection, en protégeant non pas les espèces par elles-mêmes, mais en protégeant les biotopes où elles vivent. C'est ce que rend possible l'arrêté de biotope pour les ZNIEFF (Zones Naturelles d'Intérêt Ecologique, Faunistique et Floristique). L'usage de l'arrêté de biotope est assez récent et paraît assez efficace, en raison de sa souplesse administrative, la décision * Laboratoire de Biologie des Invertébrés Marins et Malacologie, 55, rue de Buffon, F-75005. Rev. Eco/. (Terre Vie), vol. 45, 1990 - 259 - n'ayant pas besoin de «remonter » jusqu'au ministère. Ces arrêtés peuvent être pris à l'initiative des autorités départementales ou à la demande d'un particulier, d'une association ou d'une collectivité locale (Vadrot, 1984). Cet article s'adresse donc avant tout aux associations locales de protection de la nature, pour attirer leur attention sur des espèces jusqu'ici négligées dans les actions de conservation. La majeure partie de l'information faunistique sur la faune de France paraissant en anglais ou en allemand dans des périodiques scientifiquesspécialisés (références de 1758 à 1980 compilées par Bouchet et Heros, 198 1), l'objectif de cet article est aussi de rendre les données pertinentes accessibles à un non-spécialiste. Cet article concerne uniquement les espèces terrestres et fluviatiles de France métropolitaine. La faune des Départements et Territoires d'Outre-Mer fera l'objet d'un autre article. Je ne considère aucune des espèces marines de notre faune comme menacée en tant qu'espèce. Dans ce travail, j'examinerai d'abord le statut démographique des espèces actuellement protégées ; puis je passerai en revue les espèces françaises à haut degré d'endémisme ; et je concluerai chacune de ces deux parties par un jugement sur l'adéquation de l'arrêté de 1979 et de nouvelles propositions de protection. l. EXA MEN CRITIQ UE DES ESPÈCES ACTUELLEMENT PROTÉGÉES Celles-ci sont au nombre de neuf, à savoir : Margaritifera margaritifera (Linné, 1758) Jungbluth et al. (1985) ont rassemblé une bibliographie de 1 447 titres concernant, de près ou de loin, M. margaritifera. Il s'agit d'une espèce à distribution holarctique, présente de l'Europe non méditerranéenne jusqu'en Sibérie et dans le nord-est de l'Amérique du Nord, de Pennsylvanie au Labrador. Elle vit dans les cours d'eau claire, dans le courant, principalement dans les régions non calcaires. M. margaritifera est en déclin général dans la partie européenne de son aire de distribution. Par contre, sa situation est stable en Amérique du Nord, où elle ne paraît menacée qu'aux limites de son aire ; M. margaritifera ne figure pas sur la Federal list of endangered species et ne figure pas non plus parmi les espèces susceptibles de figurer sur cette liste (Bogan, comm. pers.). Il n'y a pas de données sur le statut des populations dans la partie asiatique de l'aire de répartition. Le déclin de l'espèce en Europe est dû à une dégradation générale de la qualité des eaux courantes. La biologie de ce bivalve le rend en effet particulièrement sensible aux pollutions et à l'accumulation des pollutions même légères. Après la fécondation, l'œuf évolue en une larve glochidium, incubée dans le marsupium de la femelle pendant 4 semaines ; le glochidium devient ensuite parasite sur, puis dans les branchies de la Truite fario Sa/mo trutta fa ria pendant un temps pouvant aller jusqu'à 10 mois. Après ce stade, la larve quitte l'hôte et croît enfoncée dans le sédiment pendant 2 ou 3 ans jusqu'à une taille de 15-20 mm, puis poursuit sa croissance à la surface du sédiment. La maturité sexuelle n'est atteinte qu'à l'âge de 20 ans, et les grands adultes dépassent 100 ans. Kerney (1976) a compilé une carte de la partie européenne de l'aire de distribution : la France n'y est représentée que par une seule population moderne (post-1950) dans le Finistère, peut-être celle étudiée par Foulquier (1966, 1967), alors que Germain (193 1) la disait répandue dans les rivières des «régions montagneuses ou submontagneuses, principalement les Vosges, l'Auvergne et les Pyrénées, où elle est parfois commune ». D'autres populations, non localisées, ont servi de matériel expérimental (Chaisemartin, 1968). D'après ce document, la très grande majorité des populations européennes encore en vie est localisée dans les Iles Britanniques et en Scandinavie. L'unique station française compilée par Kerney (1976) est une sous-évaluation manifeste de la situation dans notre pays et traduit bien le besoin de données actualisées. Il est cependant plus que probable que M. margaritifera est, en France comme dans les pays limitrophes, une espèce menacée. Certes, son avenir en tant qu'espèce n'est pas encore en danger, compte tenu de la bonne tenue des populations nord-américaines (et probablement des populations sibériennes). Toutefois, compte tenu de l'effort considérable de protection déployé en République Fédérale Allemande, il serait mal venu de retirer en France à Margaritifera margaritifera son statut d'espèce protégée : son maintien sur la liste des espèces protégées paraît donc défendable. 260 Helix melanostoma Draparnaud, 1801 Espèce d'Afrique du Nord, vivant du Sud de la Tunisie à la région d'Oran, à l'Ouest ; introduit à Malte (Kobelt, 1903). Germain (1930) résumait ainsi sa distribution française : «elle vit dans le département des Alpes maritimes, mais surtout dans ceux du Var et des Bouches du Rhône, ainsi que dans quelques localités des Basses Alpes (le long de la Durance) ; elle se retrouve dans l'Hérault et le Gard où elle est d'introduction récente ». Bien que Germain cite sa présence dans une formation quaternaire des Bouches du Rhône sur la foi de Thieux (sans référence), Kobelt (1903) supposait déjà que sa présence en France résultait d'une introduction. En effet, le caractère disjoint de l'aire de répartition, et son absence totale d'Italie continentale et insulaire et de la péninsule ibérique sont sans équivalent dans le reste des malacofaunes française et nord-africaines. L'espèce étant réputée « édule, très estimée » (Germain, 1930), l'introduction paraît effectivement plus que probable. Réal et Réal-Testud (1983) ont publié une carte de répartition ; le petit nombre de stations post-1950 traduit plus, à mon avis, la régression de l'information disponible que la régression des populations. Le maintien sur la liste des espèces protégées d'une espèce introduite, habitant «les vignes, les plantations d'oliviers, les champs, les terres cultivées » (Germain, 1930), paraît donc totalement injustifié et en parfaite contradiction avec les objectifs d'une telle liste. Helix aperta Born, 1778 Espèce à très large distribution méditerranéenne : en Afrique du Nord depuis la Cyrénaïque jusqu'à l'Oranais en Algérie ; puis Sicile, Sardaigne, Italie méridionale jusqu'en Toscane et en Ligurie ; absent d'Italie du Nord et du littoral dalmate, mais présent en Grèce continentale et sporadiquement dans les archipels grecs et en Crête ; absent en Espagne (Caziot, 1904 ; Kobelt, 1906 ; Cesari, 1978). La France représente la bordure nord-ouest de son aire de répartition, où elle occupe une bande littorale allant de Toulon à Menton, et en Corse (Caziot, 1904 ; Germain, 1930). La carte de répartition publiée par Réal et Réal-Testud (1983) ne fait pas apparaître de recul appréciable de sa distribution au cours des dernières décennies. Il s'agit là encore d'une espèce s'accommodant fort bien des milieux secondaires, habitant «les vignes, les terres cultivées et souvent remuées, les haies » (Germain, 1930) ; c'est une espèce comestible, «très estimée » (Germain, 1930).
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