Giorgio Gaber, I Borghesi (1971)

Giorgio Gaber, I Borghesi (1971)

04,1 I 2019 Archiv für Textmusikforschung Au-delà de la traduction. Chanter Jacques Brel en italien : Giorgio Gaber, I borghesi (1971) Fabien COLETTI (Bologna)1 Summary This article analyses Jacques Brel’s influence on Giorgio Gaber’s LPI borghesi, published in 1971. After defining Gaber’s role in the earlycantautori movement and his stance in the political debate of the late sixties and seventies, this paper mainly focuses on the songs adapted from Brel’s “Ces gens- là”, “Les bourgeois” and “Jef”. The fact that neither Gaber nor his co-author Sandro Luporini spoke French fluently allows us to investigate the fact that (and the ways in which) the adaptation of a song can draw inspiration from music and interpretation rather than the mere translation of the lyrics. Dans le cadre désormais largement exploré de la traduction de chansons d’auteur du fran- çais vers l’italien (cf. Abbrugiati 2017 ; Pruvost/Radin 2017), les adaptations de chansons de Jacques Brel par Giorgio Gaber et son co-auteur, le peintre et parolier Sandro Lupo- rini, constituent un cas particulier. Elles s’éloignent notablement des traductions les plus connues et les plus classiques, comme celles de chansons de Brassens par Fabrizio De André, fidèles au texte jusqu’à l’obsession, ou tout simplement d’une chanson de Brel comme « Ne me quitte pas », qui est devenue en 1962 « Non andare via » sous la plume de Gino Paoli. En effet, nous ne pourrons guère ici aborder ce corpus du point de vue de la précision lexi- cale de la traduction, ou encore des variations dans la métrique dans le passage d’une langue à l’autre en fonction de la mélodie originelle. Car comme l’a affirmé Gaber lui-même : « [C]onosco poco il francese. »2 (Gaber 2004, 30) Ce pourrait donc être Sandro Luporini, collaborateur systématique de Gaber à partir de 1970, qui revêt le costume du traducteur, mais celui-ci, dans le récit de son parcours avec Gaber paru en 2013, avoue : « Io non cono- scevo Brel. Fu Giorgio a parlarmene per primo e ne rimasi impressionato. […] I limiti della lingua mi hanno impedito di approfondire l’opera di Brel. »3 (Luporini 2013, 17) Nous nous retrouvons donc devant un exemple de transmission paradoxal qui voit deux traducteurs affirmant ne pas être en mesure de comprendre pleinement l’œuvre qu’ils adap- tent ; le français n’est ici une langue ni parlée ni, a fortiori, chantée, ceci suggérant que 2019 I innsbruck university press, Innsbruck ATeM I ISSN 2707-4102 I www.atem-journal.com OPEN ACCESS Nr. 4,1, 2019 I DOI 10.15203/ATeM_2019_1.03 Fabien COLETTI Au-delà de la traduction. Chanter Jacques Brel en italien : Giorgio Gaber l’adaptation d’une chanson peut, dans un cas extrême, presque faire abstraction du texte original. Les chansons dont il est question, dans ce passage de Brel à Gaber, sont toutes réunies dans un seul album, I borghesi, enregistré en studio en 1971. Mais avant d’arriver à ce disque qui, dès son titre, rend un hommage explicite à Brel, il convient de retracer brièvement le parcours artistique de Gaber de ses débuts en 1958 à la rupture de 1970. Giorgio Gaber cantautore Giorgio Gaber aurait eu 80 ans cette année. Né en 1939, un an après Celentano, un an avant De André, il appartient à la première génération de cantautori. Guitariste de jazz influencé par le be-bop, puis rockeur des bals milanais par la force des choses, quand il est plus facile de gagner quelques sous en imitant Bill Haley que Charlie Parker, Giorgio Gaber fait partie des premiers chanteurs qui signent chez Nanni Ricordi en 1958. Sur scène, il joue avec un saxophoniste du nom de Luigi Tenco, un pianiste comme Enzo Jannacci et accom- pagne les premiers excès d’un jeune Adriano Celentano. Son large sourire photogénique, sa présence brillante font rapidement de lui une star. De 1963 à 1968 il présente chaque année une émission de chansons sur la Rai et c’est à lui que doivent leur première apparition télé- visuelle Francesco Guccini ou Franco Battiato (cf. Emanuelli 2003, 42). Autant dire que la chanson d’auteur italienne naît avec lui. Il est de tous les sous-genres. Il co-écrit avec Luigi Tenco « Ciao ti dirò », le premier rock original en italien4 ; avec sa « Ballata del Cerutti » il imite les ballades américaines mais aussi les canzoni della mala de Giorgio Strehler et Ornella Vanoni, qui narrent les aventures des bas-fonds milanais ; il n’évite pas pour autant les chansons intimistes comme « Non arrossire », l’un de ses premiers succès. Mais sur son interprétation plane toujours une ironie plus ou moins prononcée, qui laisse deviner une inquiétude, une rébellion qui couve en ces années de « miracle économique » proclamé.5 Dès cette première période, la chanson française est un point de référence, pour Gaber comme pour ses confrères et consœurs. C’est à travers l’influence transalpine que s’effectue le passage du rock à la Celentano vers une dimension plus intime. La découverte est d’im- portance, comme le rappelle Gaber : « [S]coprimmo il mondo della canzone francese, e non solo il Brel che tanto amava Paoli. »6 (Gaber 2004, 22) Alors que Gino Paoli chante « Non andare via », dans un premier temps ce sont plutôt les atmosphères d’un Henri Salvador qui avaient inspiré Gaber (cf. Emanueli 2003, 28). Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que se fait pleinement la rencontre avec Brel. En 1968 Gaber enregistre l’album L’asse di equilibrio, écrit en collaboration avec Herbert Pagani. Pagani, chanteur aujourd’hui injustement oublié, avait chanté dès 1965 plusieurs magis- trales traductions de chansons de Brel, dont « Lombardia » qui adaptait « Le plat pays », ou « Le moribond » devenu « Testamento all’italiana » (cf. Coletti 2016). C’est à cette occasion, selon Luporini, que Gaber est gagné à son tour par la fascination du chanteur belge, une découverte qui accompagne son insatisfaction croissante envers le monde des paillettes et le ATeM 4,1 (2019) 2 Fabien COLETTI Au-delà de la traduction. Chanter Jacques Brel en italien : Giorgio Gaber rapproche peu à peu du théâtre (cf. Luporini 2013, 17). À propos de ces années-là, il déclare ainsi : « [M]i piaceva Dario Fo, ma volevo essere diverso da lui. E poi il mio maestro, sa anch’io ho dei maestri, è stato Jacques Brel. »7 (Gaber 2004, 27) En 1982, dans une décla- ration que nous avons déjà citée partiellement, il précise : Brel mi ha molto influenzato. Non a caso, tra l’altro, è l’interprete che più di ogni altro ha cercato di fare teatro con le sue canzoni. [...] Non tanto per i testi – tra l’altro cono- sco poco il francese – quanto per i suoni, le atmosfere gonfie di sentimento, straordina- rie, appassionanti. Mi affascinano le sue sfuriate anarcoidi, la sua indignazione, dietro le quali si intuisce tutto intero l’ideale dell’uomo autentico, dell’individuo ribelle ma positivo.8 (Gaber 2004, 30) Cette citation essentielle met en relief la nature même de l’influence brélienne sur Gaber. Nous ne sommes pas ici dans une fascination qui passe avant tout par le texte, comme celle exercée par Brassens sur De André. En écoutant des chansons dans une langue, le français, qu’il comprend mal, Gaber est surtout attentif au style, au déroulement théâtral de la nar- ration, à une rébellion qui passe par le cri, par l’hyperbole vocale, et non par l’humour dis- crètement subversif d’un Brassens. Peu importe ce contre quoi Brel s’indigne : le chanteur belge fournit un modèle stylistique de colère. C’est ce que Gaber importe petit à petit dans ses chansons. Il est par exemple évident que « Com’è bella la città » calque précisément la structure de la « Valse à mille temps » (cf. Pruvost 2017, 162), tandis que la présence de Gaber sur scène – costume cravate, station debout devant un micro fixe, interprétation déléguée au jeu des bras et des mains pour être expressif même vu de loin – reproduit celle de Brel. C’est également cet exemple qui va guider Gaber vers la plus importante rupture de sa carrière, celle qui l’amène à passer de l’industrie du disque et de la télévision au récital, en proposant en 1970 son spectacle Il Signor G. C’était un pari, une réédition du risque qu’avait pris en 1958 Nanni Ricordi en lançant les premiers cantautori : le risque de ne pas trouver de public. Mais la tension éthique croissante dans l’œuvre de Gaber, certainement exacerbée par le suicide de Luigi Tenco à Sanremo en 1967 qui avait acté le divorce entre les cantautori et l’industrie du divertissement (cf. Santoro 2010), l’amène en 1970 à monter sur les planches. De la rupture du Signor G au « reflux » Afin de mieux éclairer les premiers spectacles de Gaber, il est nécessaire de prendre quelques minutes pour parler de son positionnement politique de 1968 au début des années 1980, afin d’éviter les équivoques. Alors qu’aujourd’hui, pour entendre chanter en Italie des chan- sons de Fabrizio De André ou de Francesco Guccini, n’importe quel bar à concert voire n’importe quelle place tard la nuit peut faire l’affaire, si l’on veut entendre des reprises de Gaber il faut aller aux fêtes du Parti Démocrate. L’image d’un Gaber centriste, voire qua- ATeM 4,1 (2019) 3 Fabien COLETTI Au-delà de la traduction. Chanter Jacques Brel en italien : Giorgio Gaber lunquista, épithète qui lui a été attribuée dès la fin des années 1970,9 est désormais enracinée.

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