Ironies Entre Dualité Et Duplicité

Ironies Entre Dualité Et Duplicité

Ironies entre dualité et duplicité sous la direction de Joëlle Gardes Tamine, Christine Marcandier & Vincent Vivès Avant propos ’est sans doute lors de la journée consacrée à l’allégorie, en 2001, à l’Université de Provence, suivie par la publication du Cvolume L’allégorie corps et âme que ces journées organisées pour tenter d’éclairer la question de l’ironie ont trouvé leur source. Allégorie et ironie sont en effet deux cas particuliers d’un même phénomène, celui du double sens. Comment, à partir d’un premier sens, le sens littéral, que ce soit celui du proverbe (Une hirondelle ne fait pas le printemps) ou celui de la caractérisation (C’est une lumière), comment soupçonner que celui qui parle avait en vue un autre sens, et comment le reconstruire dans l’interprétation ? C’est tout le problème du rapport entre ce que dit explicitement un énoncé et les inférences qu’on en tire qui se trouve posé, mais, alors que dans des tropes comme la synecdoque ou la métonymie, ce sont ces incohérences apparentes qui conduisent à imaginer un sens, qui est le seul possible, l’allégorie comme l’ironie n’offrent aucune incohérence, aucune difficulté à appréhender un sens immédiat dont il faut s’extraire pour construire l’autre, le « second degré », qui est le plus important. Dans la tradition rhétorique, l’allégorie, le discours qui dit autre chose, est d’ailleurs la catégorie générale dont ce que nous appelons ironie n’est qu’un cas particulier. L’une comme l’autre exigent qu’on soupçonne que le sens qui s’offre n’est là que pour être dépassé, pour conduire par des voies indirectes à l’autre. Entre le conseil (À bon entendeur salut !) et le repli (Qu’est-ce que tu vas imaginer !) se déploient des stratégies de détour qui masquent l’essentiel sous une apparente simplicité. Pour déceler cette duplicité à l’œuvre, l’étude des textes est indispensable, et l’examen des faits linguistiques ne saurait suffire. La journée sur l’allégorie avait montré la fécondité des regards croisés de participants venus d’horizons différents : nous avons voulu renouveler la tentative pour l’ironie, en associant linguistes, littéraires, philosophes, théoriciens de l’art, psychanalystes, et le résultat de nos débats a montré que nous avions raison de vouloir créer les conditions d’une véritable interdisciplinarité. 1 Si la première journée de novembre 2004 était relativement ouverte à des communications portant sur diverses problématiques et des périodes de l’histoire, en particulier le XXe siècle, le colloque de mai 2005 a été volontairement recentré autour de l’ironie romantique. La notion, née dans le cadre du romantisme allemand, ne saurait s’appliquer telle quelle au romantisme français, qui relève d’autres mécanismes, ou en tout cas ne la manifeste qu’indirectement. Mais loin de décourager les recherches, le constat de la diversité des positions a tout de même montré quelques constantes : le lien de l’ironie avec une conscience divisée ou, à tout le moins, avec une forme de distanciation, le rôle du rire, ou du sourire, qui permet de restaurer un équilibre menacé par les fêlures intérieures, la violence de la société ou celle du destin. Ce sont aussi des constantes linguistiques et stylistiques, parmi lesquelles l’antiphrase, que les traités de rhétorique donnent un peu vite pour caractéristique de la figure, n’est en définitive guère représentée. Parce qu’elle implique toujours une appréciation, l’ironie a souvent à voir avec l’hyperbole (C’est un Adonis) ou au contraire la litote (une femme de petite vertu), bref avec les échelles axiologiques à l’œuvre dans la langue elle-même ; parce qu’elle implique une distance, elle emprunte souvent la forme de la synecdoque qui réduit à la fragmentation les objets et les êtres dont on ne reconnaît plus l’unité. Cependant, ces caractéristiques sont loin d’être simplement « rhétoriques », si l’on prend le mot péjorativement pour désigner seulement un fonctionnement formel ou un jeu de l’esprit. De la rhétorique, qui est toujours profonde, à une vision du monde, il n’y a pas solution de continuité. Le langage n’est jamais innocent, n’est jamais pure virtuosité ou masque derrière lequel on se protège et l’ironie moins que tout autre phénomène, elle qui manifeste la distance du langage au monde et aux êtres, ainsi que celle qui existe d’être à être. L’ironie dit l’impossible adéquation des mots et des choses, mais aussi la difficulté et le danger qu’il y a à s’exprimer sans détour et, de ce lien de la rhétorique à ce qui constitue l’humain, toutes les communications de ces journées ont porté témoignage. Joëlle Gardes-Tamine 2 Préface ’ironie est de ces mots « trompettes », « cymbales », « grosse caisse » qu’évoque Balzac dans Illusions perdues1, se suffisant à eux-mêmes tant ils en imposent... Mais, contrairement à ceux Ldes termes « beauté, gloire, poésie », les « sortilèges » de l’ironie attirent, nous l’espérons, moins les « esprits grossiers » qu’un public – de chercheurs comme de lecteurs – avide de se confronter à sa labilité, sa polysémie, sa complexité, son hyperonymie, même. En effet, essais et réflexions sur l’ironie ne manquent pas. Leur hétérogénéité montre, s’il était besoin, que l’objet ironique, tel Protée, ne cesse de se métamorphoser pour se refuser à répondre précisément de sa propre nature. C’est que l’ironie est à la fois objet et méthode d’appréhension, posture critique, distance et soupçon, acte d’énonciation, processus sémantique créatif, pratique existentielle ou encore, entre autres, exercice philosophique qui joue l’aventure du sens « entre centre et absence »… L'enjeu et l’originalité de la journée d’étude et du colloque organisés à l’Université de Provence, les 10 novembre 2004 et 26 et 27 mai 2005, résidaient dans une approche transhistorique, transgénérique et transdisciplinaire (littérature, peinture, musique, philosophie, linguistique, psychanalyse) de la notion d’ironie. Mais aussi dans une étude des liens du procès linguistique et du projet poétique, interrogeant de possibles relations, des continuités éventuelles, des divergences voire oppositions, à partir des notions de dualité et de duplicité, qu’elles portent sur l’ethos de l’ironiste ou sur le double sens qu’implique l’ironie, à l’égal de l’allégorie, comme le souligne Joëlle Gardes-Tamine dans son Avant-Propos. 1 « Il est des mots qui, semblables aux trompettes, aux cymbales, à la grosse caisse des saltimbanques attirent toujours le public. Les mots beauté, gloire, poésie ont des sortilèges qui séduisent les esprits les plus grossiers », Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », t. V, 1977, p. 199. Même idée chez Aragon, dans Le Paysan de Paris, « il y a des mots qui sont des miroirs, des lacs optiques vers lesquels les mains se tendent en vain », Gallimard, Folio, 1953, p. 111. 3 L’ironie a généralement été définie comme une interrogation2, pensons ne serait-ce qu’à Jankélévitch3… Elle est davantage, peut- être, une réponse, au sens latin – réplique, réfutation mais aussi reflet, image spéculaire – comme musical du terme (reprise d’un sujet dans une fugue). En effet, qu’elle soit paradoxale, oblique ou plus directe, que sa dimension soit métaphysique, ontologique, historique et sociale, sémantique et/ou linguistique, l’ironie ne peut se définir que dans et par un contexte, en réponse, donc, à une norme, un état des choses ou du langage, une œuvre ou un ensemble de textes4. Elle est réponse jusque dans ses formes graphiques et typographiques : soulignement, effet de relief, de mise à l’écart, de retrait, par les italiques, la citation entre guillemets, – plus hypocritement, masquée – la référence implicite, ou le déport spatial5. L’ironiste répond en interrogeant, en mettant à distance, en créant une béance du sens, un infini procès d’inachèvement, de réponses ouvertes, un « paradoxe » ou un « chaos6 », pour reprendre les définitions bien connues de Friedrich Schlegel. Dialogue des siècles, des arts et des disciplines, ce que les actes de ce colloque souhaitaient particulièrement mettre en évidence – juxtaposant, dans leur principe de composition, approches chronologiques et mélanges – l’ironie ouvre à un dialogue « toujours recommencé », avec une histoire littéraire, un siècle ou avec soi- même (comme l’illustre l’élégie lamartienne analysée par Pierre Loubier7). Principe d’écriture, elle est aussi indissociable d’un horizon 2 C’est là, pour une part, le sens étymologique d’eirôneia, l’eirôn étant celui « qui interroge, demande ». Cf. l’essai de Bernard Sichère, « Socrate "ironique" : l’atopie, la feinte, l’échappée », aux pages x à x. 3 « L’ironie socratique est une ironie interrogeante ; Socrate désagrège par ses questions les cosmogonies massives des Ioniens et le monisme étouffant de Parménide », », V. Jankélévitch, L’Ironie, Flammarion, « Champs », 1964, p. 10. 4 Ce qu’illustrent aussi bien les pratiques de parabase que l’intertextualité, voire d’interlexicalité, lorsque la réponse distanciée se loge dans une étymologie ou une définition biaisées. 5 Cf. Marie-Eve Thérenty, « La case ironique : Delphine de Girardin et Théophile Gautier feuilletonistes », p. x à x. 6 « Une synthèse absolue d’absolues antithèses, l’échange constant, et s’engendrant lui-même, de deux pensées contraires » (Athenaeum, 121), « L’ironie, c’est la conscience claire de la mobilité éternelle, d’un chaos grouillant à l’infini » (Ideen, 69) 7 « Fêlures ironiques dans l’élégie romantique (sur Lamartine) », p. x à x. 4 réceptif. Dans sa dimension ontologique et réflexive, elle est la forme prise par un narcissisme spéculaire et non complaisant. En réponse à son siècle, elle permet de penser les grandes fractures de l’Histoire (Révolution et Terreur, Holocauste, cause des Noirs chez Jean Genet8) en appariant plainte et violence, dénonciation et enjeux ludiques.

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