Les Filles De La Mémoire : Souvenirs

Les Filles De La Mémoire : Souvenirs

LES FILLES DE LA MÉMOIRE GEORGES MOUSTAKI LES FILLES DE LA MÉMOIRE Souvenirs CALMANN-LÉVY ISBN 2-7021-1770-8 © CALMANN-LÉVY 1989 Imprimé en France Aux filles de la mémoire et à celles de l'oubli A Nicole Chardaire A Max Dumas A Pina « Je donnerais tous les paysages du monde pour celui de mon enfance. » E.M. CIORAN, Histoire et utopie. « N'est malheureux que celui qui ne sait pas chanter. » Aphorisme populaire égyptien. « La patrie n'est qu'un campe- ment dans le désert. » Texte tibétain. Chantre de la liberté et de l'amour * N ami, écrivain français connu dont les héros sont u des mouches, des orchidées, des escargots, me télé- phone. Je lui dis que je suis en train de lire le manuscrit d'un livre de Georges Moustaki. « Moustaki? Un poète. Et quel poète! » Au terme de ma lecture, je mesure combien cette définition est exacte : un poète comme le furent François Villon, Jacques Prévert, Georges Brassens. Un trouvère : la musique et la poésie. Voix des vagabonds des quatre continents et des sept mers, voix de la liberté, n'est-il pas né à Alexandrie, « ville de la sieste et des nuits interminables » ? Il faut lire les pages pleines de lyrisme et de sensualité qu'il consacre à Alexandrie, « l'Arabe, la Grecque, cosmopolite et polyglotte, refuge des nomades », pour se rendre compte que ce poète est un pur produit de la Méditerranée, confluent de Juifs, d'Arabes, de Turcs, de Grecs, d'Européens et d'Africains, un tout dont l'unité est faite de la fusion de cultures si nombreuses et si fortes, de leurs aspirations, de leurs nostalgies, de leurs présences, de leurs visages. Il y a dans ce livre deux présences d'un poids parti- * Traduit du portugais par Alice Raillard. culier. Deux faces inoubliables qui, parmi tant d'autres, retiennent notre attention, s'imposent à nous, admirables et émouvantes. L'une est la ville d'Alexandrie où Georges est né et où il a grandi, « beau jeune homme de dix- sept ans », avant de partir pour l'aventure unique de Paris - unique parce que définitive, toutes les autres n'étant que des options passagères. La seconde est Sarah, « ma petite mère ». Sarah, je l'ai connue dans l'île Saint-Louis : elle préparait des gourmandises pour son fils, se préoccupait de sa santé, faisait revivre les jours d'Alexandrie et la « tribu des cousins ». La beauté du monde et une richesse humaine infinie commencent à s'affirmer au sein de cette extraordinaire famille où se bousculent les personnages les plus divers, tous passionnants : le grand-père Giuseppe, les oncles Avroum et Théophile, l'autre grand-père, bigame avec le consentement de sa première épouse: plutôt le voir bigame que mort assassiné! Ce ne sont pas là des récits pittoresques d'un auteur qui chercherait des effets faciles, mais des histoires où des figures vivantes, de chair et de sang, marquent ces pages dans lesquelles Georges nous dévoile les énigmes de son monde originel. Alexandrie, Paris, et ensuite les patries et les pays innombrables où le trouvère, le vagabond errant chante sa chanson d'amour et de liberté. Citoyen du monde, il l'a parcouru les pieds nus, en simple compagnon, exempt de préjugés et de dogmes, fort dans la lutte contre l'oppression, l'injustice, la faim, contre la guerre. Tendre poète des ébats amoureux, des rencontres et des « désen- contres », de l'imprévu et de l'imprévisible, de l'éternité d'un temps éphémère - parfois les quelques heures d'un jour, et le souvenir indestructible. Plus que les faits, les émotions sont le matériau de ces pages simples, insoucieuses de chronologie ou d'une ordonnance qui ne serait pas celle des sentiments ou du partage. Je ne connais personne comme Georges Mous- taki, sachant donner, prendre, aimer, sans les mesqui- neries usuelles engendrées par les obligations et les compromis. Les émotions et les personnages. Nous entrons dans un univers riche et complexe d'hommes et de femmes qui, avec plus ou moins de relief, ont fait partie de la vie quotidienne - vie quotidienne presque toujours magique - du poète, et, d'une façon ou d'une autre, ont influencé son œuvre. Ici, une parenthèse pour rappeler que la création, chez lui, n'a pas reçu seulement l'in- fluence des êtres: également suggestive et puissante a été celle des villes et des lieux. Parmi les personnages des pages de ce livre, certains portent des noms célèbres. Nous les rencontrons ici dégagés des apparences que donne la gloire pour ne garder d'eux que la mesure juste et le poids réel de leur valeur d'individus. Que ce soit Piaf, Jeanne Moreau, Brassens, Coluche - silhouette inoubliable -, Henry Miller, Albert Cossery, Vinicius de Moraes, Alexandra Stewart ou tant d'autres, certes, j'ai été heureux de mieux les connaître, mais j'avouerai avoir été encore plus profondément touché par certaines figures, ano- nymes ou oubliées, dont l'humanité m'a enchanté et m'a ému. Je fais allusion au fabuleux Eugène, de l'île Saint- Louis, « vedette incontestée », et à Simone ou Jeannine, ses compagnes. Simone qui, au sortir de la vie d'Eugène, « l'infidèle qui ne la méritait pas », dans un geste théâtral, ouvre son corsage « pour montrer qu'avec une telle poitrine elle avait tous les hommes à ses pieds ». Jeannine qui l'enterra, vécut avec lui quinze ans « sans avoir connu un seul jour d'ennui » durant leur longue liaison. Je pense à la directrice de la prison de femmes de Ramleh. Ou à l'énigmatique Jeanne et à Germaine, sa gouvernante - ces pages saisissantes sur la visite de Georges à Jeanne, accompagné de Claire. Les femmes peuplent ce livre et lui donnent une dimension poétique incomparable. Ce n'est pas par hasard que Catherine trace, avec esprit et justesse, le portrait du trouvère : « Tu es une institution publique », en un passage qui a les inflexions d'un poème libertin, ou épicurien. Comment ne pas citer aussi la rencontre de Georges avec Ange Bastiani, alors que celui-ci n'était encore que Maurice Raphaël? Des souvenirs aussi bouillonnants de vie font de ce livre un petit chef-d'œuvre de sympathie et d'amour. J'ai mentionné l'importance que certains lieux ont eue dans la vie et l'œuvre du compositeur (sur sa création musicale, il est extrêmement discret dans ces pages du souvenir, sans doute pour que sa gloire de vedette ne vienne pas recouvrir le simple trouvère) : je pense à Alexandrie, à l'Espagne, au Japon, à Venise, à San Francisco, à la ville de Bahia-de-Tous-les-Saints, à l'île Saint-Louis. Pour ce qui est de Bahia, je désire ajouter que, parmi les hommes les plus éminents et les plus populaires de notre ville, il en est qui arrivaient d'autres horizons et qui sont devenus bahianais dans l'âme - comme Pierre Verger, comme Carybé : Georges Moustaki est de ceux-là. En deux chansons de tendresse et de force, il a proclamé de par le monde les charmes et la magie de la ville de Bahia-de-Tous-les-Saints, elle aussi une de ses terres d'amour. J'ai rencontré Georges Moustaki en diverses et loin- taines escales de nos incessantes pérégrinations d'hommes sans repos : « Quelquefois, pour m'endormir, je compte les pays que j'ai visités. » Mais c'est à Pedra do S al que j'aime me le rappeler, sur la plage d'Itapuan, à Bahia, dans une maison que Zélia et moi nous avons fait construire près de la mer, non loin de celle de Vinicius de Moraes - Georges, drapé dans une toile de bédouin, environné d'amis, apprenant à jouer de l'ac- cordéon. Les musiciens de Bahia venaient le voir. Les jeunes filles aussi. Vêtu de blanc, comme un bon fils d'Oxalâ, le soir venu, le poète Georges Moustaki allait rendre visite à la mère de saint Menininha de Gantois, mère de bonté et de mystère. Jorge AMADO Variations sur mon nom u lycée français d'Alexandrie mes condisciples me A surnommaient « moustache », francisant involontai- rement mon nom. Moustaki, nom commun devenu nom propre, très répandu à Corfou, était probablement un sobriquet dési- gnant quelque ancêtre moustachu. Au temps où les îles Ioniennes faisaient partie du comté vénitien, on l'écrivait à l'italienne : Mustacchi. Il se pourrait aussi qu'il dérive de moustos - le moût du raisin - avec le suffixe diminutif aki. En Turquie, on retrouve également Moustaki parmi les dérivés de Mustapha (Mistiq', Mastiq, Mustaq'...). Au Japon, les noms et les mots commencent ou finissent très souvent par aki, l'automne, ou ta-ki, l'abondance et l'énergie. Mous'taki dans sa consonance nippone serait un plat à base d'eau de riz, de poulet bouilli et de légumes, généreux et revigorant. En arabe, moustaqui'm signifie celui qui est droit, au propre et au figuré. A Asilah (Maroc) un groupe de musiciens gnaoua m'a appris que moustaqui est le nom d'un « royaume » - un mode - musical dont la couleur est le jaune. A Québec, Max Gros-Louis, chef de la tribu des Hurons, qui revenait de Laponie me rapporta qu'en esquimau moustaki veut dire « l'homme qui a du poil sur la figure ». Mustacchi, Moustacchi, Moustachi, Mustaki, Mous- taqui, Moustaki... Peut-être est-ce aussi la raison que tant de pays où je suis accueilli, reconnaissant mon nom, je me retrouve chez moi lorsque je viens leur rendre visite. En grec où l'on décline les noms propres, Moustaki est le génitif de Moustakis. Récemment, en établissant mon nouveau passeport le fonctionnaire du consulat de Grèce a transformé une fois de plus mon patronyme en y ajoutant l'« s » manquant.

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