Jean-Claude JUGON - Du côté du japonais ou la pensée extravertie revisitée It is just a sort of skeleton to which you have to add the flesh. C.-G. Jung (entretiens avec le Dr. Evans sur les types) Résumé : Cet article tente de donner une base linguistique via l’étude du japonais à ce que Jung nomme la pensée extravertie, la voix psychique liant pensée et langage. Après un rappel des conclusions de nos Essais de Tropologie, nous présentons les caractéristiques générales du japonais (prononciation, syntaxe, écriture). Elles montrent nettement que la logique du prédicat prédomine sur celle du sujet et que la spatialité (conditions présentes) l’emporte sur la temporalité (passé- futur). Le japonais est une langue suggestive, d’une politesse extrême, avec de nombreuses onomatopées. Son lexique est constitué d’un patchwork sémantique pluristratifié (pur japonais, chinois, anglais). Des études statistiques faites par des linguistes nippons montrent que le volume de vocabulaire utile à la vie quotidienne est de plus de 4 fois supérieur à d’autres langues, notamment occidentales. Cette inflation lexicale est causée par plusieurs facteurs qui se rejoignent au niveau psychologique dans le fait que la fonction de pensée des Japonais est nettement extravertie. Les deux principaux sont : 1. L’importation tous azimut de lexèmes étrangers qui manquaient aux Japonais se sont accumulés au fil des siècles de façon éclectique ; 2. De nombreux exemples comparatifs proposés montrent que la langue de l’Archipel est plus naturellement tournée vers la dénotation et la métonymie que vers la connotation et la métaphore, comme son lexique hybride et métissé ainsi que les éphémérides poétiques l’attestent bien. C’est pourquoi le japonais nécessite un vocabulaire quotidien bien plus volumineux que d’autres langues pour compenser ce manque. Il s’ensuit que le spectre sémantique des lexèmes du japonais (surtout les sino-japonais) est souvent moins étendu et arborescent que dans les langues occidentales, en particulier le français. Comme le japonais est une langue plutôt allocentrée, on en déduit que l’activité des symboles à l’arrière-plan de tout langage est plus perçue par la pensée dans son versant concret qu’abstrait. À l’image du japonais, on peut raisonnablement envisager que d’autres langues reflètent elles aussi l’extraversion de la pensée. Des études transculturelles fondées sur la métapsychologie de C.-G. Jung pourraient mettre ce fait en lumière dans un champ que l’on peut nommer « anthropoculturalité » puisque toute culture doit dialoguer avec l’inconscient anthropologique commun. RAPPEL DES DEUX VERSANTS DE LA PENSÉE « MISE EN TROPES » Du côté de la linguistique Dans mes Essais de Tropologie (cf. sur ce site1), j’ai émis l’idée que le langage et la fonction de pensée entretenaient d’étroites relations, l’analyse d’une langue pouvant ainsi fournir nombre d’informations sur la façon de penser d’une ethnie. Cela dit, le langage ne se limite pas uniquement à la pensée et peut être d’un ordre tout autre que verbal : gestuel, corporel, mathématique, etc. La pensée regroupe diverses fonctions cognitives, mais c’est bien via le langage que les idées liées à la pensée se partagent le mieux. J’ai aussi avancé l’idée selon la métapsychologie de C.-G. Jung décrivant l’architectonie de la psyché, c.-à-d. les deux dimensions d’introversion et d’extraversion et les quatre fonctions psychologiques, que le langage est structuré comme l’inconscient car ce dernier est de loin antérieur au conscient. Ceci va à l’encontre du fameux aphorisme de J. Lacan affirmant que l’inconscient est structuré comme un langage. De fait, le langage n’a pas toujours existé chez l’être humain. Dans la perspective de l’essor de la psyché concomitant à celui de l’encéphale, il semble s’être lentement développé. En conséquence, l’inconscient en tant que matrice du conscient existait bien avant le langage chez nos lointains ancêtres et ne peut pas résulter de lui. Quand on parle d’inconscient, le point de vue anthropologique est absolument nécessaire, a fortiori pour l’inconscient collectif qu’il vaudrait mieux nommer « fonds anthropologique commun ». Quoique les avis divergent, le début du langage humain pourrait se situer entre - 300.000 et - 2 millions d’années et il semble même que les singes émettent des voyelles depuis environ - 20 millions d’années. Mais au regard de l’âge de l’univers et de la vie, c’est juste une petite goutte d’eau dans le vaste océan. On ne sait pas bien ce qu’est l’inconscient puisqu’il est inconscient, mais on peut 1 Le lecteur s’y reportera pour comprendre notre démarche de pensée qui nous a mené de la linguistique à la pensée extravertie. © Jean-Claude JUGON – Document publié sur le site Espace Francophone Jungien (cgjung.net) – Mai 2021 – Page 1/126 Jean-Claude JUGON - Du côté du japonais ou la pensée extravertie revisitée subodorer qu’il suit l’évolution du vivant et de l’encéphale. À ce titre, le langage articulé humain est une acquisition tardive. Néanmoins, si on limite l’inconscient comme le font Freud et Lacan à son aspect personnel ou culturel (le langage véhicule la culture), l’affirmation de Lacan semble en partie vraie. Mais elle est trop partiale car elle ne tient compte que de l’effet en retour du langage sur l’inconscient, tandis que ce dernier est à la base du langage à travers les symboles (sous-tendus par les archétypes) qui le traversent de part en part et sont retrouvés sous différentes formes dans toutes les cultures. Elle méconnaît aussi la structure de l’encéphale (versant concret) qui est le soubassement de l’architectonie de la psyché (versant abstrait). De plus, à l’inverse du rapprochement établi par Lacan entre le langage et les mécanismes du rêve (selon Freud) liant la métaphore à la condensation et la métonymie au déplacement, il m’a semblé plus exact d’inverser cette proposition en reliant la métaphore au déplacement et la métonymie à la condensation. En effet, la métaphore est le trope paradigmatique du décodage (le sens) par déplacement ou glissement sémantique qui englobe d’autres tropes similaires comme la comparaison, l’allégorie, la parabole ou la symbolisation, mettant dans un rapport de sens des objets ou des idées par un effet subtil de similarité. Il y a donc un mouvement insensible translatant la réalité concrète vers une signification plus abstraite. La métaphore correspond vraiment au niveau du langage au mécanisme du déplacement fait dans le rêve. À l’inverse, la métonymie est le trope paradigmatique de l’encodage (la structure) par condensation ou concision qui englobe d’autres tropes apparentés comme la synecdoque, l’antonomase, la métalepse ou l’hypallage, mettant dans un rapport structurel des objets ou des idées par un effet palpable de contiguïté. Il y a donc un mouvement subit comprimant la réalité concrète au plus petit dénominateur commun pour l’exemplifier. La métonymie correspond au niveau du langage au mécanisme de la condensation du rêve. La tendance à la métonymie consiste à concentrer le sens dans le contenant tandis que la métaphore est une explication de texte quant au contenu le long de chaînes d’associations d’idées, deux phénomènes typiquement humains qui, lorsque l’un se replie l’autre ensuite se déplie, un peu à la façon d’un origami. On trouve ainsi d’un côté la connotation liée à la métaphore et ses substituts qui tentent de décoder plus de sens et, de l’autre, la dénotation liée à la métonymie et ses substituts, qui cherchent à mieux l’encoder. Selon la linguistique, il s’agit de l’axe paradigmatique (diachronique) le long duquel la métaphore se file via une substitution de mots par d’autres mots et, de l’autre, de l’axe syntagmatique (synchronique) qui enchaîne des éléments contigus pour les connecter ensemble par des engrammes dans la grammaire selon un certain style expressif, c.-à-d. dans une structure langagière. Le contenu (le signifié/le sens) et le contenant (le signifiant/la forme) sont ainsi indissociablement liés pour délivrer un message au sujet. Or, selon Jakobson, le procès métaphorique (sens) et le procès métonymique (structure) se dévoilent justement dans les deux types d’aphasies les plus représentatives : celle de Broca et celle de Wernicke. Il existe dans le premier cas des troubles de la contiguïté et dans le second des troubles de la similarité. Du côté du cerveau Au sujet de ces deux aires, les recherches actuelles en neurochirurgie ont remis en cause l’approche des localisations strictes pour une approche en réseaux plus complexe par des faisceaux neuroniques liés à d’autres faisceaux. Une tumeur dans l’aire de Broca n’engendre pas automatiquement une © Jean-Claude JUGON – Document publié sur le site Espace Francophone Jungien (cgjung.net) – Mai 2021 – Page 2/126 Jean-Claude JUGON - Du côté du japonais ou la pensée extravertie revisitée aphasie de ce type car l’encéphale tend à compenser le déficit jusqu’à un certain point en raison de sa grande plasticité. Il peut souvent réorganiser ses connexions neuronales pour se réparer et se reconstruire lors d’une lésion. Cela indique qu’une compensation fonctionnelle agissant de façon cybernétique existe dans le cerveau, à l’image d’ailleurs de la compensation psychique agissant dans les rêves ou les types psychologiques. Chaque cerveau est donc tout à fait unique en son genre dans ses connexions, même si son architectonie reste la même. La neurochirurgie du patient en état d’éveil permet de savoir exactement où il faut couper pour soigner sans endommager les faisceaux de connexions liées à la parole motrice ou bien réceptrice.
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