LA RÉCEPTION DE L’ŒUVRE YOURCENARIENNE AU JAPON : TRADUCTION ET INFLUENCE LITTÉRAIRE par Osamu HAYASHI (Université de Fukushima) Nous avons déjà évoqué l’histoire de la traduction des œuvres yourcenariennes au Japon lors du colloque « Marguerite Yourcenar, citoyenne du monde » de Cluj-Napoca en 2003, par rapport à l’histoire générale de la traduction japonaise des romans français et à la difficulté de la traduction inhérente à la différence de langue1. Nous nous proposerons ici de la revoir à partir de deux hypothèses. D’une part, la publication de la traduction dépend largement d’un principe commercial, c’est-à-dire de sa rentabilité calculée par les librairies à partir de leurs prévisions de la réceptivité des lecteurs. D’autre part, la traduction, dont le travail lui-même est parfois considéré comme acte de trahison, peut influencer, sinon orienter la réception de l’œuvre dans le pays concerné. Nous tenterons ainsi d’entrevoir par le biais de la traduction l’état de réception de l’œuvre yourcenarienne par le grand public japonais, difficile à discerner directement, cela à la différence des critiques et des recherches rendues visibles sous forme de publications. Le premier livre de Yourcenar traduit en japonais est Mémoires d’Hadrien2. Sa parution date de 1964, plus de dix ans après la sortie de l’œuvre originale et relativement tard par rapport aux versions des langues occidentales. Il s’agit de l’époque où la littérature française, interdite pendant la Deuxième Guerre, a atteint le sommet de sa popularité au Japon et où une abondance de romans français classiques et 1 Osamu HAYASHI, « Traduire Yourcenar en Japonais », Marguerite Yourcenar, citoyenne du monde, Clermont-Ferrand, SIEY, 2006, p. 157-164. 2 Marguerite YOURCENAR, Hadorianusu-tei no kaïsô, Tokyo, Hakusuisha, 1964. 153 Osamu Hayashi modernes ont été traduits. Mémoires d’Hadrien est sorti dans la collection « Nouvelle littérature du monde » constituée de 82 volumes qui recueillaient les œuvres d’un bon nombre d’écrivains français. Ensuite la traduction de L’Œuvre au Noir a paru en 70, et celle du Denier du rêve en 78. En dépit de la grande popularité de la littérature française, la traduction de l’œuvre yourcenarienne était plutôt inactive dans les années 60 et 70, et il a fallu attendre la décennie suivante pour assister à un engouement autour de Yourcenar. Ce phénomène a été certes moins perceptible que le grand succès commercial et médiatique de Marguerite Duras et de Jean-Philippe Toussaint. Mais il ne faudrait pas négliger le fait que sept ouvrages de Yourcenar (Nouvelles orientales, Alexis, Mishima ou la Vision du vide, Feux, Le Coup de grâce, Le Cerveau noir de Piranèse, Anna, soror...) ont été successivement traduits dans les années 80, avec la réédition des Mémoires d’Hadrien et de L’Œuvre au Noir, phénomène qui fait preuve de la réceptivité et de la rentabilité croissantes des œuvres yourcenariennes dans le marché japonais. D’où venait alors cet engouement ? Il y a eu en 1981 la réception de l’écrivain à l’Académie française, dont la nouvelle a pourtant intéressé au Japon seulement les amateurs connaisseurs de la littérature française. Même le fait qu’il s’agisse de la toute première Académicienne n’a pas été remarqué par les critiques féministes qui, d’ailleurs, étaient extrêmement minoritaires dans le domaine des études littéraires. En 1983, Yourcenar est venue au Japon. Sa visite aurait eu plus d’impact sur le public japonais, si elle ne s’était pas autant attachée à la nature privée de son séjour et si elle avait donné plus d’une conférence publique... La plus grande raison de cet impact en est sans nul doute la publication de Mishima ou la Vision du vide en 1981, dont la version japonaise est sortie l’année suivante. Même aujourd’hui, Yourcenar est le plus souvent présentée au Japon comme l’un des rares écrivains étrangers à avoir écrit sur Mishima. Il est vrai que le nom de Mishima était beaucoup plus familier pour nous que celui de Yourcenar qui, grâce à son essai, a retenu l’attention des lecteurs non francisants. Surtout, les essais sur la vie et l’œuvre de Mishima étaient encore assez rares à l’époque. D’abord, parce que sa famille était prête à les accuser d’atteinte à la vie privée. Puis, parce que la plupart des publications s’intéressaient uniquement au côté scandaleux de sa vie sociale et politique controversée 154 La réception de l’œuvre yourcenarienne au Japon : traduction et influence littéraire et qu’elles le traitaient rarement comme Yourcenar l’a fait, c’est-à-dire, comme un « grand écrivain contemporain » (EM, p.197). Ainsi Mishima ou la Vision du vide, bien qu’il soit souvent critiqué pour ses erreurs relevant principalement de la connaissance insuffisante de la culture japonaise, a été généreusement et favorablement accepté par les lecteurs japonais qui ont félicité Yourcenar pour sa sincérité à l’égard de la littérature de Mishima ainsi que pour sa sympathie envers cet écrivain maudit et mal compris par ses compatriotes. Et il ne faut surtout pas oublier que le traducteur de l’essai a été Tatsuhiko Shibusawa (1928- 1987), célèbre spécialiste et traducteur du Marquis de Sade et grand ami de Mishima, dont le nom sur la couverture du livre servait de garantie d’authenticité de son contenu. En fait, l’image de Yourcenar au Japon a été continuellement hantée par l’ombre de Mishima qui n’a rien écrit sur elle, mais qui a été l’un des premiers écrivains japonais qui aient découvert Mémoires d’Hadrien. La fameuse anecdote date de l’année de la publication de la version japonaise. Mishima demanda à son ami poète si c’était un homme qui avait traduit Mémoires d’Hadrien3. Car, dit-il, « montrant un si grand intérêt pour l’empereur romain connu pour son amour pour un beau garçon et traduisant si bien la belle écriture de Yourcenar, le traducteur des Mémoires d’Hadrien doit être un homme ». Il s’agit d’un éloge qu’il fait de Yourcenar ainsi que de sa traductrice Chimako Tada (1930-2003). Seulement, l’écrivain japonais épris, tout comme Hadrien, du jeune Antinoüs4 ne comprenait pas pourquoi les femmes avaient pu s’intéresser à l’amour et à l’érotisme entre les hommes, ces thèmes qui, à ses yeux, devraient rester incompréhensibles pour l’autre sexe. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas le machisme de Mishima, mais le fait que la traductrice des Mémoires d’Hadrien démontre, dans la 3 Cf. Mutsuo TAKAHASHI, « Y. M. to M.Y. (Y. M. et M.Y.) », Shuppan Digest – Hakusuisha no hondana, mars-avril 2001,Tokyo, Hakusuisha. 4 Mishima a même tenté d’écrire un nô moderne, puis une nouvelle sur Antinoüs, dont les fragments sont publiés dans les notes de son journal de voyage en Italie en 1952. Dans ce journal, Mishima parle surtout des statues d’Antinoüs qu’il a vues et revues au Vatican, et de son admiration pour la beauté et la jeunesse du favori d’Hadrien, conservées et immortalisées sous forme d’œuvre d’art. (Cf. Yukio MISHIMA, Apollo no sakazuki, Tokyo, Asahi-shinbun-sha, 1952). 155 Osamu Hayashi postface qu’elle a écrite, qu’elle partage avec lui le même intérêt pour l’antiquité gréco-romaine et surtout pour le mode des amitiés masculines. Au Japon, un livre traduit est presque toujours publié avec une postface écrite par le traducteur. D’habitude, cet élément paratextuel, ajouté indépendamment de l’intention de l’auteur, dépasse les simples notes du traducteur et la présentation de l’œuvre. Parfois le traducteur y expose sa propre interprétation de l’œuvre, parfois il y raconte librement ses souvenirs personnels qui ne concernent pas directement l’œuvre traduite. Comme Yourcenar le dit à propos de sa traduction d’Henry James, il peut y avoir le « côté quasi incidental » (EM, p. 556) de la traduction, et il arrive qu’on traduise « [s]ans être le moins du monde spécialisée dans l’œuvre » (EM, p. 556). En effet, la traduction de ses trois premiers romans publiés au Japon a été confiée à des non- spécialistes : Chimako Tada poétesse, Tsutomu Iwasaki, le tout premier yourcenarien japonais qui était alors spécialiste de Proust et de Larbaud, et Shin Wakabayashi spécialiste de Gide. Dans sa postface aux Mémoires d’Hadrien 5, Tada traite principalement deux thèmes qu’elle a extraits de l’œuvre : celui du voyage et de la vie nomade, par lequel elle fait la liaison entre la vie d’Hadrien et celle de Yourcenar, et celui de l’amitié masculine – thème favori de Mishima – sur lequel elle s’attarde le plus longuement. D’abord, en contredisant les paroles de Yourcenar dans ses « Carnets de notes », Tada affirme que l’auteur ne se serait jamais intéressé à l’exploit politique d’Hadrien, si celui-ci n’avait pas eu ses bonheurs et ses malheurs personnels 6. Ensuite elle mentionne non seulement l’amour entre Hadrien et Antinoüs, mais encore l’amitié entre Hadrien et le poète Florus que Yourcenar ne suggère que brièvement dans son texte, puis l’amour fraternel exemplaire de Marc Aurèle pour Lucius Verus. Si Tada ne se trompait pas sur le génie de l’écrivain français, son point de vue personnel, tout comme celui de Mishima, a, à tort ou à raison, affecté la première image de Yourcenar au Japon. Certes, elle ne reviendra plus sur le thème de l’amitié masculine et elle poursuivra sa passion pour les civilisations méditerranéennes générales, en traduisant 5 Chimako TADA, « La postface », in Marguerite YOURCENAR, op.cit., p. 329-337.
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