David Valence, « “Une prise en main rigoureuse de l’appareil d’État ?” Le pouvoir gaulliste face aux hauts fonctionnaires (1958-1962) », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°12, septembre- décembre 2010, www.histoire-politique.fr « Une prise en main rigoureuse de l’appareil d’État ? » Le pouvoir gaulliste face aux hauts fonctionnaires (1958-1962) David Valence Malgré son caractère polémique, le livre que publie en 1963 Jacques Duclos, numéro deux du Parti communiste français (PCF), sous le titre de Gaullisme, technocratie, corporatisme1 reprend un constat que formulaient beaucoup d’observateurs en ce début des années soixante : celui de l’identification du régime aux élites de la haute fonction publique2, dans un double mouvement de fonctionnarisation du politique et de politisation de l’administration. L’impression prévalait que la Ve République recrutait plus qu’auparavant ses hommes de pouvoir — ministres, élus ou membres de cabinets ministériels — au sein des élites administratives, tandis que le volontarisme du général de Gaulle contribuait à ouvrir un peu plus les carrières économiques, financières et de l’aménagement du territoire aux grands commis de l’État. Les premières années de la Ve continuent, aujourd’hui encore, d’être comprises comme l’âge d’or d’une certaine vision de l’action publique, fondée sur des analyses d’experts et conduite avec un souci maximal d’efficacité, fût-ce au détriment des préoccupations électorales. L’érection des hauts fonctionnaires en figure archétypale de la République gaullienne décourage apparemment tout questionnement sur les origines de cette identification. Comment les grands commis de l’État et le pouvoir politique en sont-ils venus à se confondre à ce point dans l’opinion publique de cette époque, alors que la IVe République avait, en apparence, permis à l’administration de conquérir une forme d’autonomie3 ? Les premières années de la Ve République 1 Jacques Duclos, Gaullisme, technocratie, corporatisme, Paris, Éditions sociales, 1963. 2 Les contours de la « haute fonction publique » civile sont difficiles à définir. Nous retiendrons ici la définition qu’en proposaient Bernard Gournay, Jean-François Kesler et Jeanne Pouydesseau en 1967 : on est haut fonctionnaire « soit en raison de son corps d’appartenance (les trois grands corps, le corps préfectoral, le corps diplomatique), soit en raison de son grade dans le corps (…en chef…général), soit, enfin, en raison de ses tâches et disponibilités », Administration publique, Paris, PUF, 1967, p. 429-430, cité dans Jean-Luc Bodiguel, Jean-Louis Quermonne, La Haute fonction publique sous la Ve République, Paris, PUF, 1983, p. 16. Nous concentrerons l’essentiel de notre propos aux « grands corps », à l’exclusion des corps techniques (Mines, Ponts et chaussées), des membres des cabinets ministériels, des magistrats et des universitaires. 3 « Dans un système à ossature faible [la IVe République], la haute fonction publique se trouvait être l’ossature de la République et avoir un rôle d’arbitre, plus durable que celui des gouvernements à durée de vie courte» : Michel Rocard, commentant un article de François Bloch-Lainé publié dans Le Monde au moment du référendum du 18 octobre 1962 sur l’élection du chef de l’État au suffrage universel direct, dans Alessandro Giacone, Paul Delouvrier. Un demi-siècle au service de la France et de l’Europe, Paris, Descartes et Cie, 2004, p. 106. 1 David Valence, « “Une prise en main rigoureuse de l’appareil d’État ?” Le pouvoir gaulliste face aux hauts fonctionnaires (1958-1962) », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°12, septembre- décembre 2010, www.histoire-politique.fr voient-elles « une prise en main rigoureuse de l’appareil d’État », comme a pu l’écrire récemment l’historien Marc-Olivier Baruch4 ? Les témoignages et mémoires des acteurs de cette période ont longtemps mis l’accent sur une identité de vue préalable au retour au pouvoir de De Gaulle en 1958 entre ce dernier et la majorité des hauts fonctionnaires. Alain Peyrefitte a ainsi pu écrire que le premier Président de la Ve République parlait « un langage familier » aux grands commis de l’État. Sans contester sur le fond cette explication « idéologique», la politiste Brigitte Gaïti a insisté sur les « calculs, (…) anticipations, (…) transactions qui sont au principe de conversions inattendues au “charme” gaullien » au début de la Ve République 5. Nous formerons ici l’hypothèse que les rapports — et des frontières — entre l’autorité politique et ceux qui la servent au plus haut niveau subissent une transformation dans les débuts de la Ve République et que cette transformation s’apparente à cette « désectorisation de l’espace social » dont parle le politiste Michel Dobry à propos des crises politiques6. Cette évolution des rapports entre pouvoir exécutif et hauts fonctionnaires mobilise, à la fois, des contenus idéologiques — la vision du service de l’État ; le contenu des politiques publiques — et des logiques d’intérêts — s’assurer le concours des hauts fonctionnaires pour le pouvoir ; préserver une certaine autonomie de l’administration chez les grands commis. Elle s’inscrit dans le contexte d’une guerre d’Algérie qui pousse de nombreux hauts fonctionnaires à considérer le retour au pouvoir du général de Gaulle, sinon comme un bien, du moins comme « un moindre mal7 ». On analysera successivement trois éléments de cette « proximité » entre les hauts fonctionnaires et le pouvoir gaulliste à partir de 1958, en réglant la focale sur le court et le moyen terme, dans une perspective d’« histoire politique de l’administration8 » plus que d’étude sur les contours de l’obligation de réserve9. 4 Marc-Olivier Baruch, « Fonction publique », dans Jean Garrigues (dir.), La France de la Ve République, Paris, Armand Colin, 2008, p. 504. 5 Brigitte Gaïti, De Gaulle prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998, p. 17. 6 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2009 (1ère édition : 1986). 7 Claire Andrieu a montré, en étudiant le club Jean Moulin — où elle observe, du reste, que les hauts fonctionnaires étaient beaucoup moins nombreux qu’on ne l’imagine — combien la guerre d’Algérie a pu marquer toute une génération d’intellectuels et d’experts dans leur rapport à la politique. Voir Claire Andrieu, Pour l’amour de la République : le club Jean Moulin, 1958-1970, Paris, Fayard, 2002. 8 Marc-Olivier Baruch, Vincent Duclert (dir.), « Administrer la IVe République », Revue française d’administration publique, n°108, 2003, p. 506. 9 L’obligation de réserve a été créée par la jurisprudence et, en particulier, par deux arrêts du Conseil d’État datés des 11 et 25 janvier 1935. Cette notion se présente comme un compromis entre, d’une part, la liberté d’opinion et d’expression dont les salariés de l’État doivent bénéficier à l’égal des autres citoyens et, d’autre part, les nécessités des services auxquels ils appartiennent. Absente de la loi du 19 octobre 1946 portant statut général de la fonction publique, la notion d’obligation de réserve fut re- précisée à l’occasion des arrêts Teissier (13 mars 1953), Barel (28 mai 1954) et Guille (1er octobre 1954) du Conseil d’État. En pratique, c’est la question de la compatibilité entre l’engagement communiste et le service de l’État qui fut abordée à l’occasion de ces décisions de justice en 1953-1954. Elles furent rendues dans un contexte de reviviscence des craintes d’infiltration de l’appareil d’État par le PCF. Entre 1944 et 1947, la droite et une partie de la gauche modérée avaient déjà nourri des inquiétudes au sujet d’un possible « noyautage » par les ministres communistes des administrations placées sous leur 2 David Valence, « “Une prise en main rigoureuse de l’appareil d’État ?” Le pouvoir gaulliste face aux hauts fonctionnaires (1958-1962) », Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°12, septembre- décembre 2010, www.histoire-politique.fr Le choix des ministres et la composition des cabinets ministériels à partir de juin 1958 permirent aux élites de l’État de surmonter les réticences que leur inspiraient les conditions dans lesquelles de Gaulle était revenu au pouvoir10. En accordant aux grands commis dépourvus de mandats électifs une place inédite au sein du gouvernement, de Gaulle, président du Conseil, envoyait un triple signal : il faisait la preuve de son désir d’union nationale en cherchant à dégager l’action gouvernementale de l’influence des partis politiques ; il ouvrait de nouvelles perspectives de carrière aux plus brillants des grands commis ; il manifestait son souhait de continuité contre toute tentation de chasse aux sorcières dans l’administration. Le second terme de cette « convergence » entre les hauts fonctionnaires et l’exécutif dès les débuts de la Ve République tenait, précisément, à la continuité du personnel administratif, au refus de toute pratique de dépouilles en faveur de grands commis « gaullistes » et à l’encontre des hommes les plus engagés auprès des gouvernements de la IVe République. En retour, de Gaulle et ceux qui le soutenaient croyaient pouvoir attendre des élites administratives une loyauté absolue — et plus exigeante que sous le régime précédent — dans l’application de la politique du gouvernement et n’hésitèrent pas à s’affranchir de certains usages réglementant les rapports entre le pouvoir et les hauts fonctionnaires dès lors qu’il s’agit de faire respecter la volonté de l’exécutif11. autorité. Le thème de l’« infiltration » de l’appareil d’État par les communistes réapparut dans le débat public en 1952-1953, alors que les États-Unis, le Royaume-Uni ou, dans une moindre mesure, l’Allemagne, s’efforçaient d’« éliminer » les agents aux opinions politiques peu « sûres ». Antoine Pinay puis René Mayer envisagèrent même, un temps, de soumettre au Parlement une loi portant incompatibilité entre l’exercice d’un emploi public et « l’appartenance à une organisation placée sous obédience étrangère ».
Details
-
File Typepdf
-
Upload Time-
-
Content LanguagesEnglish
-
Upload UserAnonymous/Not logged-in
-
File Pages18 Page
-
File Size-