MAESTRIPIERI Nicolas, LAFITTE Jérôme

MAESTRIPIERI Nicolas, LAFITTE Jérôme

La version auteur diffusée dans le Dictionnaire Critique de l’Anthropocène a été acceptée par le comité éditorial. La présente version est une version intermédiaire (post referring) contenant des éléments de réflexion n’ayant pas été retenus par le comité éditorial. Végétarisme et véganisme Les mouvements végans et la mouvance du végétarisme sont de nos jours en pleine expansion, plus spécifiquement dans les sociétés occidentales et leurs métropoles, même si la proportion des personnes se déclarant végétariennes reste modeste et encore élitiste. Une étude récente de l’Université de Dalhousie au Canada (Charlebois, 2018), montre qu’environ 10% de la population serait végétarienne, avec des nuances régionales (moins de 5% en France à titre de comparaison). Or, sur les quelque 6,4 millions de Canadien.nes qui limitent délibérément la quantité de protéines animales qu'ils consomment, 63% ont 38 ans ou moins, jeunesse d’une telle dynamique confirmée par les travaux de Geneviève Cazes-Valette pour la France (2015). Bien qu’encore minoritaires, ces pratiques alimentaires en rupture avec le carnisme 1 sont donc amenées à se développer, d’autant que les institutions de certains pays occidentaux encouragent désormais la consommation des protéines végétales sur les protéines animales, à l’exemple du dernier « guide alimentaire canadien » (Charlebois, 2019). Les personnes adhérant à ces mouvements le font en France pour une diversité d’arguments : le budget et la santé d’abord puis la protection de l’environnement, la maîtrise de son poids, la pitié pour les animaux d’élevage et enfin les scandales impliquant la relation alimentation carnée- animal du type « horsegate » (Cazes-Valette, 2015). Afin de limiter leur impact sur la planète et de respecter la sensibilité des animaux (sentience, concept développé par Peter Singer traduisant la faculté de penser et d'avoir une vie mentale subjective), les végétariens rejettent de leur alimentation tout élément carné, tel que la viande, le poisson et les crustacés, tandis que les personnes végétaliennes retirent tout produit d’origine animale comme les produits laitiers, les œufs et le miel. Le véganisme adopte le régime végétalien et – en cohérence avec sa dénonciation de toute forme d’exploitation animale – bannit tous les produits qui en sont issus (cuirs, fourrures, ornements, cosmétiques, tests sur cobayes, spectacles mettant en scène des animaux, etc.). Une des limites de cet argument réside dans le principe de sentience accordé uniquement à certains animaux, excluant par exemple les insectes et les végétaux. Ces arguments campés principalement dans la philosophie morale sont porteurs de questionnements radicaux en termes éthiques (éthique de la vertu, éthique animale, éthique anthropocentrique, écocentrique, entre autres) (Gibert, 2015), croisant les préceptes religieux, par le lien anthropologique à l’alimentaire ou à la souffrance d’êtres sensibles. Les prises de position de la mouvance végétarienne interrogent donc certains fondements anthropologiques structurant les sociétés, à plus forte raison la société française largement marquée par une longue tradition gastronomique carnée (Cazes-Valette, 2015; Fumey, 2007; Gibert, 2015). En 2011, un Français mangeait 88,7 kg de produit carné, contre une moyenne mondiale de 42 kg. Près de 24 % des personnes françaises disent manger de la viande au moins une fois par jour en 2015 (Cazes-Valette, 2015). De telles prises de position ne sont pas sans conséquence spatiales avec la baisse de la demande en produits carnés (impact sur les espaces de 1 Melanie Joy (2011) définit le carnisme comme l’idéologie omniprésente et invisible qui contrarie notre souci primordial du bien-être des animaux (voir aussi, Giroux et Larue, 2017). production) ou encore la sensibilité plus grande aux violences impliquées par la mise à mort des animaux (mise à distance des abattoirs, réflexions sur les camions de transport des animaux). Mais l’argument environnemental, bien que n’étant par le premier à expliquer l’engagement pour des pratiques alimentaires végétariennes ou véganes, semble voué à prendre de plus en plus de poids. En effet, définir notre ère comme l’âge de l’Humain c’est, d’après Paul Crutzen, acter que « notre espèce transforme de manière irréversible et sur le long terme la Terre, ses procédés biogéochimiques et donc les bases de son existence. […] Pour la première fois dans l’histoire de la Terre, le futur est marqué de façon substantielle par des actes conscients et inconscients de l’Homo sapiens » (2012, p.8). Dans le grand récit uniformisant que constitue l’Anthropocène, la rupture que les scientifiques cherchent à mettre en lumière est principalement d’ordre quantitatif. En effet, les mouvements du végétarisme (vegetarianism) et surtout du véganisme (veganism) ont leurs racines au 19e siècle pour l’Occident, avec notamment le projet abolitionniste de la Vegan Society qui émerge dans les années 1950, donc bien avant la formulation de la notion d’Anthropocène. Par ailleurs, Renan Larrue (2015) montre que ces préoccupations sont très anciennes pour la civilisation judéo-chrétienne par exemple, sans parler d’autres espaces civilisationnels (pratiques du jaïnisme, légendes dans les cultures). Une période cruciale identifiée par Renan Larue (2015) est la « Renaissance végétarienne » qui émerge à la fin du 18e-début 19e siècle. Dès 1731, paraît à Rouen un Traité historique et moral de l’abstinence de la viande. Grégoire Berthelet, membre d’une congrégation monastique y stigmatise le relâchement de la pratique du maigre et ce faisant, promeut l’éthique d’un végétarisme ascétique à des fins de purification spirituelle. Mais la question animale est également soulevée par des moralistes et jurisconsultes, influencés par le courant de la philosophie empiriste. Celle-ci défend l’idée d’une continuité entre les espèces notamment en termes de sensibilités. Se pose alors la question de l’âme des animaux et in fine, de leurs droits, dont le plus fondamental, celui de ne pas être tué et mangé, ou plus largement, celui de faire partie de la communauté juridique en vertu d’une cohabitation et continuité dans l’existence. Le « procès de civilisation » de Norbert Élias est souvent mobilisé pour expliquer cette modification du seuil des sensibilités avec le déplacement des animaux hors des murs de la ville qui pourrait être à l’origine du refoulement de l’abattage. À la fin du 19e siècle, la protection animale, prend de l’ampleur notamment par la création d’associations et de mouvements organisés telles que la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals en Angleterre et la Société Protectrice des Animaux en France. Issus de la gentry et de la haute bourgeoisie, ces mouvements défendent une conception moralisante de la cause animale et condamnent la cruauté de certains jeux et coutumes propres aux classes populaires. Dès lors, la défense de la cause animale devient un mode d’intégration morale des dominés, par apprentissage des normes et des valeurs propres à l’élite sociale (Carrié 2015). Mais le végétarisme est également mobilisé à l’autre bout du spectre sociopolitique avec par exemple dans l’ouvrage À propos du végétarisme du géographe anarchiste Élysée Reclus, ou avec « la cité végétalienne », une colonie libertaire créée en 1923 par l’anarchiste Louis Rimbault. On notera que les raisons sont sommes toutes différentes aux extrémités du spectre sociopolitique. Les anarchistes, qui ne récusent pas l’acte de tuer et ne militent pas pour l’égalité de traitement humains/animaux, remettent notamment en question la cruauté et les raisons pour lesquelles les animaux sont tués (Pelletier et al. 2016). À cette période et notamment en Angleterre, l’approche morale de la cause animale organisée par le discours établi de la protection des animaux va s’étendre à d’autres pratiques. Les interventions militantes remettent alors en question l’ensemble des catégories et classifications constitutives du règne animal. Elles vont contester l’expérimentation animale en laboratoire, les pratiques cynégétiques populaires, jusqu’aux usages et aux codes de la mode féminine (fourrures, plumages). Rappelons qu’au nom de la cause animale, les sociétés de protection des animaux remettent pour une part fermement en question la chasse aux oiseaux pratiquée par les plus pauvres, ainsi que la cruauté des enfants, qu’il convient d’éduquer. Ces sociétés ferment cependant les yeux pour des chasses commerciales : « on considère que l’on peut priver les uns de ce que l’argent permet aux autres » (Chansigaud 2012, p. 45). Paradoxalement, d’autres militant.e.s réaffirment la corrélation de cette lutte avec la cause féministe et le mouvement suffragiste, avec les revendications pacifistes, avec les mouvements de réforme des prisons, voire de protection de l’enfance (Carrié 2015). C’est dans ce contexte que naît en 1950 le projet abolitionniste de la Vegan Society. Le véganisme y est défini comme le principe d’émancipation des animaux de l’exploitation humaine afin de remplacer une telle domination par « quelque chose qui convient mieux avec la grandeur de l’être humain » (Cross 1951, p. 2-3, cité dans Giroux et Larue 2017, p. 50). Le veg(etarisme)anisme au-delà du régime alimentaire Avec l’augmentation de la consommation de viande de 50% dans le monde prévue pour 2050 par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) en raison de la forte croissance de la demande émanant de pays se rapprochant désormais des standards occidentaux (Parmentier, 2014), la question de la consommation de viande et de la domestication animale devient une question cruciale de l’Anthropocène. Le végétarisme et véganisme ne caractérisent pas les mêmes mouvements socioculturels, et présentent des différences dans leurs positionnements politiques et moraux. Le parti-pris de cette notice s’attache néanmoins à leur convergence, notamment par la substance politique au sens large, parfois reléguée dans l’arrière- cour des questions socioécologiques construites autour de l’Anthropocène. Le mouvement végan s’attache à dénoncer l’intensification des pratiques agricoles et la généralisation de l’élevage industriel sous-tendu par un système capitaliste mondialisé et néolibéral.

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