Article Buonaparte, lecteur de Rousseau et la Suisse MONNIER, Victor Reference MONNIER, Victor. Buonaparte, lecteur de Rousseau et la Suisse. Commentationes Historiae Iuris Helveticae, 2013, vol. 10, p. 91-110 Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:45577 Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. 1 / 1 Victor Monnier ∗ Buonaparte, lecteur de Rousseau et la Suisse 1 Etudiant depuis nombre d’années l’influence exercée par Napoléon Bonaparte 2 sur la Suisse, nous sommes surpris par la profonde connaissance qu’il avait des affaires de ce pays en 1802-1803. Certes, cela peut s’expliquer par toutes les informations qu’il recevait de Suisse et des Suisses, mais peut- être avait-il déjà acquis une certaine perception du Corps helvétique, ce que nous nous proposons d’étudier en nous penchant sur les œuvres de Rousseau, dont nous savons qu’il les a lues durant sa jeunesse. Rappelons préalablement que c’est en 1796, alors qu’il vient d’être nommé général commandant l’armée d’Italie, que Bonaparte est confronté à ∗ Professeur à l’Université de Genève 1 Les pages de cette contribution sont extraites d’une étude générale sur l’Acte de Mé- diation de 1803, en cours d’élaboration, qui a bénéficié des subsides du Fonds natio- nal suisse de la recherche scientifique (n° 1114-068123; 101311-103703). Voir sur cette question les différentes études que nous lui avons consacrées: «Conceptions et rédaction des Constitutions cantonales de la Suisse lors de la Médiation de Bonaparte en 1802-1803» in Ecrire la Constitution . Aix-en-Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2011, pp. 113-123; «Napoléon Bonaparte et le régime mixte: les Constitutions des Cantons-villes dans l’Acte de Médiation de 1803» in Lectures du régime mixte. Aix-en-Provence. Presses universitaires d’Aix-Marseille. 2011, pp. 143- 154; «Comment réussir une médiation: l’action de Bonaparte dans les affaires suisses» in Commentationes Historiae Iuris Helveticae . Bernae, vol. VII, 2011, pp. 37-47; «L’Acte de Médiation de 1803 et sa dimension contractuelle» in L’idée con- tractuelle dans l’histoire de la pensée politique . Aix-en Provence, Presses universi- taires d’Aix-Marseille, 2008, pp. 393-417; «Les préambules de l’Acte de Médiation d’après les papiers Rœderer» in Genève, la Suisse dans la pensée politique. Aix-en- Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2007, pp. 441-460; «Švýcarská me- diace» in Jakou Evropu ohlašovala bitva u Slavkova ? Praha, Historický ústav AV ČR, 2006, pp. 41-57; «L’histoire et son utilisation dans la formation de la Suisse moderne (1802-1803). De la Suisse de l’ancien régime à l’Acte de Médiation» in L’histoire ins- titutionnelle et juridique dans la pensée politique . Aix-en Provence, Presses universi- taires d’Aix-Marseille, 2006, pp. 235-245; «Les travaux préparatoires de la Consulta et l’Acte fédéral de 1803» in Bonaparte, la Suisse et l’Europe . Zurich/Genève/ Bruxelles/Berlin, Schulthess; Bruylant; Berlin Wissenschafts-Verlag, 2003, pp. 63-72; «Bonaparte et les Constitutions de la Suisse (1797-1803)» in Histoire et théorie des sciences sociales . Mélanges en l’honneur de Giovanni Busino. Genève/Paris, Droz, 2003, pp. 67-81; Bonaparte et la Suisse . Travaux préparatoires de l’Acte de Médiation (1803). Genève/Bâle, Helbing & Lichtenhahn, Faculté de droit, Slatkine, 2002, 143 p. 2 C’est au cours de sa jeunesse que Buonaparte, qui n’a pas encore francisé son nom, se plonge dans la lecture de Rousseau. Alors qu’il vient d’être nommé général en chef de l’armée d’Italie en 1796, il signe désormais Bonaparte. Albert Schuermans, Itinéraire général de Napoléon Ier . Paris, Jouve, 1911, 2e éd, p. 38. © Stämpfli Editions SA Bern 91 Umbruch_Commentationes_Band_X.pdf 100 21.01.2019 12:59:00 Victor Monnier la réalité complexe de ce Corps helvétique. En octobre 1797, il participe di- rectement à son démembrement par l’annexion des territoires sujets des Ligues grisonnes à la République cisalpine 3. C’est aussi lui qui encourage la Révolution helvétique et contribue indirectement à l’invasion de la Suisse au début de l’année 1798, mettant ainsi fin à l’Ancien Régime 4. Au pouvoir en France depuis novembre 1799, le Consul doit faire face aux troubles inces- sants de cette République helvétique, satellite de la Grande Nation, ce qui l’oblige, en 1803, à intervenir personnellement et de manière officielle pour y restaurer la structure confédérale héritée de l’Ancien Régime, tout en y main- tenant l’égalité, principe acquis de la Révolution 5. C’est le fameux Acte de Médiation de 1803, élaboré de concert avec les Suisses, qui rétablit durable- ment la concorde entre eux. En 1802, le premier Consul avait tenté, mais sans succès, d’annexer le Valais et il faudra attendre 1810 pour que sa volonté se réalise par l’incorporation de ce pays à la France comme département du Simplon 6. Il est piquant de relever qu’en novembre 1797, alors qu’il passait pour la première fois par Genève, le général victorieux avait proclamé que la France n’avait pas l’intention d’annexer Genève mais aspirait au contraire à être entourée d’une ceinture de républiques telles que celle de Genève 7. D’ailleurs ni le premier Consul, ni l’Empereur ne donneront satisfaction aux doléances des Genevois qui réclamaient justice et dénonçaient la contrainte qui avait présidé à l’annexion de Genève à la France en 1798. Cette cité, qui subit de plein fouet les mesures économiques et militaires du Consulat et de l’Empire, deviendra chaque jour plus hostile au régime napoléonien. Le pre- mier Consul saura se rappeler que Genève était, bien sûr, la patrie de Rous- seau, mais également celle du banquier Jaques Necker (1732-1804) 8, person- 3 Victor Monnier, «Le général Bonaparte et le Corps helvétique en 1796-1797: l’échec de la médiation grisonne» à paraître. 4 Johannes Dierauer, Histoire de la Confédération suisse , ouvrage trad. de l’allemand par Aug. Reymond. Lausanne/Genève, Payot, 1913, t IV, pp. 544-642. 5 Bonaparte et la Suisse, op. cit., pp. 9-19. 6 Dictionnaire historique et biographique de la Suisse. Sous la dir. de Marcel Godet, Henri Türler et Victor Attinger. Neuchâtel, Administration du Dictionnaire historique et biographique de la Suisse, 1933, vol. 7, p. 20. 7 Rudolf Emanuel Berthold von Mülinen-Gurowski, Bonapartes, des Général en chef der italienischen Armee, Reise von Mailand nach Rastadt durch die Schweiz und die bernischen Lande im November 1797 . Berne, Staempfli, 1857, pp. 12-13 8 Jaques Necker (1732-1804). Issu d’une famille originaire du Brandebourg, reçue à la citoyenneté genevoise en 1726. Après des études à l’Académie de Genève, il est à Pa- ris en 1748 comme commis auprès d’un banquier genevois, Isaac Vernet. A la suite d’opérations financières avantageuses, il devient associé des banquiers Vernet et Thellusson, de 1756 à 1770 et acquiert une fortune considérable. Suzanne Curchod, qu’il épouse en 1764, tient à Paris un Salon réputé où se retrouvent plusieurs person- nalités du monde des Lumières. De 1768 à 1776, comme Résident de Genève, il re- présente les intérêts de la République auprès de la Cour de France. Remarqué par ses 92 © Stämpfli Editions SA Bern Umbruch_Commentationes_Band_X.pdf 101 21.01.2019 12:59:00 Buonaparte, lecteur de Rousseau et la Suisse nalité qui dans sa jeunesse l’avait fasciné 9 et également de sa fille Germaine de Staël (1766-1817) 10 , devenue son ennemie 11 . écrits politiques et économiques, notamment son Eloge de Colbert en 1773, bien que genevois et protestant, il est nommé en 1776 directeur du Trésor royal et en 1777 di- recteur général des Finances. Après l’échec des réformes fiscales de Turgot, Necker s’efforce de soulager le Trésor par l’emprunt, par des mesures d’économie et par des réformes, ces dernières échouant en raison de l’opposition qu’elles suscitent au sein des Parlements. En 1781, il rend public le Compte rendu au roi sur l’état des finances du Royaume, qui obtient un très vif succès. Il y affirme que le déficit de l’Etat est comblé par des recettes, mais sans démontrer avec exactitude ce résultat et pointe du doigt les sommes impressionnantes dépensées par la Cour dans l’octroi de pensions. Ces révélations suscitent l’indignation des courtisans, ce qui le détermine à donner sa démission. Il publie en 1784 une justification de sa politique, De l’administration des finances de la France qui renforce encore sa popularité. Louis XVI le rappelle en 1788 pour éviter la banqueroute. Donnant des gages à toutes les oppositions, le finan- cier n’est pas l’homme de la situation. Il reprend une politique d’emprunt et conseille mal le roi Louis XVI, notamment en abrogeant la réforme de Lamoignon face à l’opposition qu’elle suscite au sein des Parlements ou en faisant attribuer au Tiers Etats le même nombre de députés qu’aux deux autres ordres. Cette dernière mesure lui vaut une grande notoriété que vient encore renforcer sa passivité face aux événe- ments qui ébranlent la royauté en cet été 1789. La Cour réussit à obtenir son renvoi, le 11 juillet 1789, ce qui est alors considéré comme l’annonce d’une contre-offensive an- ti-révolutionnaire et qui déclenche la prise de la Bastille par le peuple de Paris en co- lère. Rappelé par Louis XVI, le 16 juillet, il revient triomphalement à Paris, mais le ministre des finances se trouve vite éclipsé par des personnalités comme la Fayette ou Mirabeau. Il ne réussit pas à améliorer la situation financière du pays et les différentes mesures qu’il prend provoquent des sarcasmes et le rendent toujours plus impopulaire.
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