Culture / Culture “La Maison Tavel” expose des documents et manuscrits de l’écrivaine Isabelle Eberhardt : Genevoise de naissance, Algérienne de cœur La Maison Tavel de Genève expose depuis le 7 janvier, et ce, jusqu’au 7 avril prochain, des documents, des photos et manuscrits de l’écrivaine et voyageuse, dans une salle de quelques mètres carrés où l’infatigable errante doit terriblement se sentir à l’étroit. La première grande manifestation genevoise qui a réconcilié cette Algérienne d’adoption avec sa terre natale a été organisée par des Algériens de Genève. L’association Suisse-Algérie Harmonie (SAH), dirigée par Benaouda Belghoul, a consacré un colloque international sur sa vie et ses écrits le 23 octobre 2004 à l’université de Genève. À cet effet, cette rencontre a vu la participation de feu Edmonde Charles-Roux, présidente de l'Académie Goncourt et biographe de l'écrivaine ; Denise Brahimi, professeur à l’université de Paris 8 et spécialiste de la littérature maghrébine ; Mohamed Rochd-Kempf, professeur à l’université de Béchar et spécialiste des écrits de l'auteure. En clôture, le public a eu droit au film Isabelle Eberhardt de l’Australien Ian Pringle. Après donc ce grand événement, Isabelle revient une fois de plus à Genève. Cette fois-ci, c’est la Maison Tavel de Genève qui expose, du 7 janvier au 7 avril prochain, quelques-uns de ses documents, photos et manuscrits dans une salle de quelques mètres carrés. L’infatigable errante doit terriblement se sentir à l’étroit. L’exposition est complétée par une installation sonore et une conférence sur la vie de la Genevoise qui retrouve sa ville natale qui la reconnaît tardivement. Aussi modeste que soit cette exposition, elle a le mérite de faire connaître cette amoureuse de l’Algérie dans la cité de Calvin et de donner l’occasion aux médias de reparler des polémiques qu’elles a suscitées avant et après sa mort tragique. Enfance et adolescence entre bonheur et solitude Isabelle Eberhardt est née à Genève le 17 février 1877, d'un père russe orthodoxe et d'une mère allemande convertie à l'islam. Elle est connue de son temps déjà par ses récits de voyages à travers l'Afrique du Nord publiés dans divers journaux algérois. On connaît bien sa vie si aventureuse, en début de siècle, exagérément gonflée, à telle enseigne qu'elle a pris une dimension mythique. A contrario, ses écrits ont à peine livrés leurs secrets. Les commentateurs ayant privilégié tel ou tel aspect de sa vie ont beaucoup plus contribué à réduire sa personnalité complexe, comme le montrent les titres – La vie tragique de la bonne Nomade, de René-Louis Doyon, en 1923, et Nomade j'étais (1995) d'Edmonde Charles-Roux – qui présentent une femme et non pas un écrivain. Cela dit, le contexte historique, esthétique et philosophique qui a déterminé ses choix a été escamoté. Durant son enfance et son adolescence, austères et solitaires, selon ses biographes, heureuses et choyées selon ses témoignages, elle s'est montrée anticonformiste. Isabelle est avant tout un produit de la marge comme l'a été la communauté de la Villa Neuve où elle a vécu. Les rares contacts extérieurs étaient entretenus avec d'autres immigrés, réfugiés politiques, qui étaient nombreux à trouver refuge à Genève au début du siècle. À la recherche de l’extase en Algérie Après des études en médecine, elle part pour l'Afrique du Nord, en 1897, pour s'y perdre. “J’ai voulu posséder ce pays et ce pays m'a possédée”, avait-elle écrit. Après un bref retour, suite à la mort de son demi-frère Vladimir (suicide) et de son père présumé, Alexandre Trophimowsky, elle repart, en 1899, sillonner le Sud constantinois où elle croise son futur époux, Slimène Ehni, maréchal des logis de spahis. Elle embrasse l’islam et mène une vie d’aventurière en Afrique du Nord et s’engage dans le journalisme et surtout dans une littérature résolument anti-colonialiste. Cela a fait d’elle une femme pionnière dans le journalisme et dans la littérature de la décolonisation. Un témoin encombrant pour les militaires et une initiée gênante pour les locaux Elle fréquente intimement les indigènes, s'enivre, fume du kif et pousse sa révolte jusqu'à prendre un nom masculin : Si Mahmoud. Les colonialistes français voient cette nouvelle identité d'un mauvais œil alors que les indigènes la vivent comme un outrage. En 1901, elle échappe miraculeusement, à Behima, à un attentat perpétré par Abdellah Ben Si Mohamed Ben Lakhdar, membre de la confrérie Tidjania de Guemmar, rivale de la confrérie Qadriya à laquelle elle a été initiée par le puissant marabout Si El-Hachemi. Vers la fin de la même année, elle assiste, à Constantine, au procès de son agresseur, en tant que premier témoin, durant lequel on l'a accusée d'être à la solde de son initiateur qu'on a fait passer pour son amant. Auparavant, elle publie une lettre dans la Dépêche algérienne dans laquelle elle rejette l'acte fanatique antichrétien que les militaires soutenaient. Lors du procès, elle se présente comme musulmane, en costume bédouin masculin, et pardonne à Abdellah. Mais cela n'a pas empêché les militaires d'utiliser cette affaire pour punir les deux confréries rivales (Tidjania et Qadriya) : condamnation aux travaux forcés à perpétuité pour l'agresseur, alors que le gouverneur général a signifié une interdiction de séjour en Algérie à l'agressée. C'est ce qui lui a fait dire, en guise de réponse à un général qui lui disait que la France l'a bien “vengée”, qu'elle a eu droit à un procès politique alors qu'elle espérait la justice. Aux antipodes de l’orientalisme triomphant En 1902 et 1903, elle fait la connaissance, respectivement, de son éditeur Victor Barrucand, à Annaba, ville de saint Augustin, et du maréchal Lyautey. Jusqu'au mois de mai de 1904, elle voyage à travers le Sud oranais. Terrassée par la maladie, elle est hospitalisée à l'hôpital de Aïn Sefra. Le 21 octobre, elle sort de l'hôpital pour mourir le soir même. Elle est morte très jeune, mais elle nous a laissé une œuvre importante. Yasmina (1902), Pleurs d'amandiers (1903), La Rivale (1904), Nouvelles algériennes (1905), (1922) Au pays des sables (1944), sont autant d’écrits dont la critique littéraire a souligné la position intradiégétique du narrateur, c’est-à-dire que la jeune Européenne ne regarde pas les bédouins en portraitiste mais elle s'implique et vit avec eux. De ce fait, son écriture est résolument anticolonialiste et loin de l'orientalisme triomphant de son époque. À ce sujet, elle écrit qu’il est “inutile de lutter contre des causes profondes et irréductibles” et “qu’une transposition durable de civilisation n'est pas possible”. Après son décès, ses écrits se retrouvent au cœur de la polémique. Les spécialistes accusent l’éditeur posthume Barricand d’avoir travesti les textes d’Isabelle. Autrement dit, l’authenticité des écrits est contestée. En effet, on sait que plusieurs écrits récupérés par Lyautey et confiés à Barrucand étaient abîmés et détériorés. Mohamed Rochd a consacré tout un livre sur cette question. Une approche analytique et lexicographique presque philologique montre comment la rationalité de Barricand a été substituée à la spiritualité d’Isabelle. Les deux proses se sont mêlées. Isabelle l’espionne ! Isabelle fréquente aussi les militaires dont le maréchal Lyautey. C’est ce qui a fait dire à certains qu’elle est son informatrice. Cette accusation a été renforcée par l’acharnement du maréchal à récupérer ses écrits dans la boue de l’oued après le passage de la crue. À ce sujet, la spécialiste feu Edmonde Charles-Roux explique dans le journal Liberté (édition du mardi 11 janvier 2005) : “C’est vraiment prendre les militaires comme des crétins, l’intelligent Lyautey de surcroît, de dire qu’ils ont une femme pareille pour une informatrice. On sait qu’elle n’est pas une femme de confiance. Elle était une raconteuse, on nous l’a dit, au maréchal Lyautey ; ses traversées nocturnes, ses voyages dans le désert... Cela n’a rien à voir avec les rapports de police. C’est une accusation stupide, mensongère et sans fondement. C’est une méconnaissance de tout le milieu et une injure pour les mémoires de Lyautey et d’Isabelle.” Beaucoup de choses ont été dites sans pouvoir éclairer ce personnage. Que d’encre a coulé autour de cette mystérieuse femme de lettres sans jamais la cerner. Il continuera à couler et les plumes à errer sur des feuilles blanches, comme elle a passé sa vie à parcourir les étendues de sable fin ponctuée de pauses sous l’ombre chaude des palmiers. Isabelle Eberhardt à l’écran Les tentatives de porter à l’écran la vie d’Isabelle sont nombreuses et ont presque toutes fini dans l’incertitude et l’oubli. À l’instar des projets autour de Don Quichotte, on dirait que la malédiction frappe. Pendant que certains projets n’ont pas vu le jour, d’autres films ont fini par se perdre ou devenir introuvables. Parmi ces films, figurent The Great Invisible (2002) de l’Australienne Leslie Thornton qui a signé un docu-drama expérimental, ou Isabelle Eberhardt (1991) de l’autre Australien Ian Pringle, qui a mis en scène entre autres Peter O'Toole et Mathilda May. Sur les traces d'Isabelle Eberhardt (2004) est un autre documentaire de la Tunisienne Raja Amari qui est resté introuvable. On retrouve aussi Eden miseria (1988) du Portugais Christine Laurent et surtout Errances de l’Algérien Djafar Damardji (1993). Au sujet de ce dernier, personne n’a pu nous dire ce qui est advenu de ce film.
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