Questions d’histoire, d’y voir et de pouvoir Historia, visión y poder History, vision and power Marion LE CORRE-CARRASCO Marion LE CORRE-CARRASCO, agrégée d’espagnol, Maître de conférences à l’Université Lumière-Lyon 2, laboratoire PASSAGES XXe- XXie. Auteure d’une thèse de doctorat intitulée Le sacré espagnol aux prises avec la Modernité (1868-1923), étude d’un motif iconographique et littéraire, au carrefour de l’identité nationale et de la création artistique. [email protected] Université Lumière-Lyon 2 - Maître de conférences La réflexion s’oriente dans une perspective proche de l’utilité, mais teintée d’une résonance politique, un chemin de traverse emprunté pour sonder les paradigmes du masculin et du féminin dans les créations en tant qu’« espaces de contestation », plus ou moins conscients d’ailleurs, révélateurs d’engagements qui cristallisent « les réalités politiques et sociétales ». Quelques œuvres de l’artiste d’origine mexicaine Frida Kahlo (1907-1954) permettent une lecture plurielle, éclairée par le triptyque annonciateur de notre titre. Tout d’abord, quels rapports entretiennent les peintures de Frida Kahlo avec l’Histoire du Mexique ainsi qu’avec sa propre histoire personnelle ; puis quelle vision, singulière et féminine, offrent-elles des « réalités politiques et sociétales » dans lesquelles l’artiste se meut ; enfin, comment l’art de Frida Kahlo s’affirme-t-il en tant que pouvoir de revendication à la fois collectif, individuel et féministe ? La présence, physique et artistique, de Diego Rivera (1886-1957) a marqué l’art de cette artiste. Pour autant, la citation du paradigme féminin dans l’œuvre de Frida Kahlo s’affranchit d’une binarité sexuée archétypale ; celui-ci surgit au contraire dans une symbiose paradoxalement chaotique dans laquelle les paradigmes Masculin/Féminin déconstruisent et fondent tour à tour l’originale cosmogonie de Frida Kahlo. Ainsi, sous son regard scrutateur s’enchaînent « bouleversements, mutations [et] avancées » artistiques. La investigación se orienta hacia una perspectiva que tiene que ver con la utilidad, pero matizada por una resonancia política, una trocha por la que vamos andando para sondear los paradigmas de lo masculino y de lo femenino en las creaciones en tanto que «espacios de protesta», más o menos conscientes por cierto, reveladores de compromiso que cuajan «las realidades políticas y societales». En este sentido, unas obras de la artista de origen mexicano Frida Kahlo (1907-1954) permiten una lectura plural, guiada por el tríptico anunciador de nuestro título. Antes que nada, ¿qué relaciones unen las pinturas de Frida Kahlo tanto con la Historia de México como con su propia historia personal? Luego, ¿qué visión, singular y femenina, ofrecen de las “realidades políticas y societales» entre las cuales evoluciona la artista? Y por fin, ¿cómo se afirma el arte de Frida Kahlo en tanto que poder de protesta colectivo a la par que individual y feminista? La presencia física y artística de Diego Rivera (1886-1957) impactó el arte de aquella artista. Con todo, la cita del paradigma femenino en la obra de Frida Kahlo se libra de una binaridad sexuada arquetípica; al contrario ésta surge en medio de una simbiosis paradójicamente caótica en la cual los paradigmas Masculino/Femenino a veces deshacen y otras veces fundan la original cosmogonía de Frida Kahlo. Así es como, mediante su escudriñadora mirada, se enlazan «trastornos, mutaciones [y] avances» artísticos. Frida Kahlo, Diego Rivera, histoire, regard, revendication, genre Frida Kahlo, Diego Rivera, historia, mirada, reivindicación, género 1 Frida Kahlo, Diego Rivera, history, vision, claim, gender peinture XXe siècle Mexique CC-BY-NC-ND-4.0: Attribution-NonCommercial-NoDerivs 4.0 International 11 Les paradigmes Masculin/Féminin sont-ils encore utiles aujourd’hui ? À l’image de Balthazar Claës dans La recherche de l’absolu1, nous poursuivons là sans relâche notre quête conceptuelle et passionnelle, testant de nouvelles approches, mettant à l’épreuve des supports pluriels, éprouvant d’insondables contradictions, expérimentant enfin d’audacieuses hypothèses. L’interrogation posée ici d’une utilité des paradigmes du masculin et du féminin semble avancer sur le devant de la scène artistique une problématique incongrue : la création n’échappe-t-elle pas, par essence, à cet impératif pragmatique ? Et pourtant, c’est de ce décalage notionnel lui- même que peut surgir une nouvelle lecture de ce double paradigme diffracté. Nos réflexions s’orientent aujourd’hui dans une perspective toujours proche de l’utilité, mais teintée d’une résonance politique, un chemin de traverse en somme que nous empruntons pour sonder les paradigmes du masculin et du féminin dans les créations en tant qu’« espaces de contestation », plus ou moins conscients d’ailleurs, révélateurs d’engagement qui cristallisent « les réalités politiques et sociétales »2. Pour joindre ma contribution à cette nouvelle matière, je suis restée fidèle à mon champ d’étude de prédilection : la peinture, mais, pour la première fois, c’est l’œuvre d’une femme que je voudrais parcourir. Je tenterai de ne pas répéter des commentaires communs, servis abondamment sur Frida Kahlo, l’intérêt étant de débusquer plutôt ce qui n’est pas vu, ce qui n’est pas dit, et d’interroger la ductilité de l’expression artistique plutôt que de s’arrêter aux formes figées. Mes analyses suivront logiquement le triptyque énoncé dans le titre. J’envisagerai quelques tableaux de Frida Kahlo dans leurs rapports avec l’histoire avec et sans majuscule (« question d’histoire »); puis en tant que vision singulière et en tant que vision féminine (« question d’y voir ») ; et finalement en tant que pouvoir, l’art de Frida Kahlo – pour reprendre les termes employés par Nadia Mékouar-Hertzberg au moment de définir cette orientation politique –, étant un « espace de contestation ». Contestation collective, contestation personnelle, mais aussi contestation féminine. La première approche proposée est donc celle de l’histoire. Comment et pourquoi, tout en portant, détournant, révolutionnant, déniant les paradigmes du masculin et du féminin, l’art de Frida Kahlo nous renvoie-t-il aux réalités politiques et sociétales de son quotidien et du nôtre ? Toute l’œuvre de cette artiste est fondamentalement liée, tout d’abord, à l’histoire du Mexique où elle est née en 1907. Frida Kahlo elle-même scelle son existence avec 1Roman d’Honoré de Balzac publié pour la première fois en 1834. 2Pour reprendre les termes de l’appel à contribution. 2 les bouleversements politiques de son pays puisqu’elle falsifie sa date de naissance pour la faire correspondre avec celle du début de la révolution mexicaine en 1910. Comme si son propre avènement était inhérent à cet événement, ou vice-versa. L’Histoire, avec une majuscule, a influencé son art, car après la période coloniale et la dictature du général Porfirio Díaz, le Mexique aspire à de profonds changements. Lorsqu’en 1920 Álvaro Obregón arrive au pouvoir, un certain renouveau culturel voit le jour. Un ministère des affaires culturelles est créé, sous la direction de José Vasconcelos et ces années marquent une véritable révolution sociétale : l’héritage et l’identité du Mexique indien ressurgissent avec force et sont intégrés, plus ou moins naturellement, à la culture nationale. D’un point de vue artistique, ce revirement signifie l’abandon progressif des canons étrangers, principalement européens, et la célébration des origines populaires séculaires. Une œuvre de jeunesse, l’Autoportrait à la robe rouge de 1926, souligne notamment cette influence occidentale que Frida Kahlo abandonnera peu à peu. « Le portrait [est] plein de dignité et de noblesse [et il] reflète l’intérêt que Frida Kahlo portait à la peinture de la Renaissance italienne. Le cou maniériste démesurément long rappelle les représentations du Parmesan »3. Comme certains artistes de son époque, tels Miguel Covarrubias ou Roberto Montenegro, Frida Kahlo tournera donc le dos à ces canons pour puiser plutôt son inspiration dans sa culture nationale, voire patrimoniale. Au-delà de l’influence de l’Histoire politique sur son évolution stylistique, il faut également remarquer que son engagement politique a été réel, militant et utile. Réel, dès sa jeunesse puisqu’elle adhère au groupe des « cachuchas » actif au sein de l’école supérieure où elle suit ses études, la Escuela Nacional Preparatoria. Les « cachuchas » sont des partisans socio-nationalistes qui soutiennent les réformes et la politique éducative de José Vasconcelos, ministre des Affaires culturelles. L’engagement de Frida Kahlo est également militant, marqué symboliquement par son adhésion au parti communiste mexicain en 1928. Enfin, elle désire elle-même que cet engagement soit « utile ». En effet, Frida Kahlo écrit à la fin de sa vie dans son journal, alors que sa santé est déjà très altérée : « je veux transformer [ma peinture] en quelque chose d’utile, car jusqu’ici, j’ai uniquement créé avec une expression sincère de moi-même qui est malheureusement très loin de servir le parti. Je dois lutter de toutes mes forces pour que le peu de positif que me permet mon état physique serve aussi la révolution, la seule vraie raison de vivre »4. Cette citation est éclairante à plus d’un titre. D’abord elle insiste sur la notion de mutation, avec « je veux transformer [ma peinture] », ensuite elle revendique l’idée d’un art utile, ici instrument de la propagande politique, radicalement posé comme « seule raison de vivre » de l’artiste. Toutefois, les œuvres politiques de Frida Kahlo ne sont pas les plus abouties esthétiquement, comme le montre par exemple Le marxisme guérira les malades de 1954. Frida Kahlo évoque ici « l’idée utopique que la conviction politique pourrait la délivrer – et avec elle l’humanité entière – de ses souffrances [physiques]. Soutenue par son idéologie, elle peut renoncer à ses béquilles »5. Le visage et le buste de Frida Kahlo sont protégés par une forme circulaire qui se dessine tout autour d’eux.
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